Title: Les vrais mystères de Paris
Author: Eugène François Vidocq
Release date: June 5, 2012 [eBook #39921]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
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Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. |
TABLE |
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME PREMIER.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Du château construit à Choisy-le-Roi, en 1682, sur les dessins de l'architecte François Mansard, et successivement possédé par madame de Louvois, le grand dauphin, fils de Louis XIV, et la princesse de Condé; et du petit château construit en 1739, à peu de distance du premier, dont le roi Louis XV venait de faire l'acquisition, par l'architecte Gabriel, pour madame de Pompadour; il ne reste plus maintenant que quelques bâtiments accessoires, et les restes d'une belle terrasse, contre laquelle viennent se briser les flots de la Seine, et d'où l'œil découvre une campagne éminemment romantique.
Le temps et les révolutions ont cependant respecté l'ancien pavillon des gardes, placé jadis à l'entrée de la cour d'honneur. Le style coquet des ornements de ce pavillon, qui sont dus aux ciseaux des sculpteurs les plus distingués de l'époque à laquelle il fut construit, est d'autant plus remarquable, que l'édifice se trouve placé au centre d'un site dont les habitants du pays ne paraissent guère apprécier l'aspect pittoresque.
La route de Versailles passe sous les fenêtres de ce petit édifice; mais cette route, tracée en cet endroit au milieu d'un bouquet d'arbres de haute futaie, est très-peu fréquentée. On peut donc, lorsque le ciel est pur, aller de ce côté, s'asseoir au pied d'un vieux marronnier ou d'un chêne séculaire, sans craindre que les chants discordants de quelque rustre, ou les clameurs avinées de quelques bons drilles en goguettes, ne viennent interrompre les douces rêveries auxquelles on s'est livré.
De la cour d'honneur devant laquelle se trouvait placé ce pavillon, on a fait un jardin potager; de succulents légumes croissent paisiblement sur le sol foulé anciennement par les spirituels gentilshommes, les belles et nobles dames et les jolis petits pages du temps de Louis le Bien-Aimé; hélas! on file la laine, on teint des étoffes, on fabrique des allumettes chimiques, que savons-nous, dans ce qui reste des bâtiments du château de madame de Pompadour. Celui qui serait venu dire à l'orgueilleuse marquise, que moins d'un siècle après sa mort, il ne resterait plus de sa noble demeure, que quelques bâtiments ruinés et un pauvre petit pavillon, qui, bientôt, sans doute, disparaîtra à son tour, celui-là, certes, aurait été accueilli par un immense éclat de rire. Etait-il en effet possible de croire que ce beau château, si solidement bâti, durerait moins que les gravures qu'on a faites au temps de sa splendeur, et dont nous avons vu un exemplaire, entouré d'un modeste cadre de bois noir, chez un habitant de Choisy-le-Roi, qui le conserve comme une précieuse relique.
Le chemin de fer de Paris à Orléans a pris une partie notable de la magnifique terrasse qui existait autrefois devant le château, du côté de la Seine. Ce qui en reste est encore aujourd'hui le point le plus élevé de Choisy-le-Roi; rien de plus riant, de plus animé, de plus attrayant, que le paysage qui frappe les regards du spectateur qui s'y trouve placé par une belle journée d'été.
Les bords de la Seine, à cet endroit, sont couverts d'une végétation luxuriante et semés de jolies habitations qui se détachent blanches sur le fond vert du paysage, et se mirent dans le fleuve dont les ondes argentées coulent entre deux rives fleuries; souvent le clapotement de l'eau et une colonne de fumée qui se détache en capricieuses spirales sur le fond bleu du ciel, annonce l'arrivée d'un bateau à vapeur, qui conduit à Corbeil, à Ris, ou à Soisy-sous-Etiolles, les bons citadins, qui vont oublier sous de frais ombrages, les soucis de la veille et ceux du lendemain.
Le pavillon dont nous venons de parler avait été réparé et décoré avec goût, par les soins d'un propriétaire spéculateur; et peu de temps avant le jour où commence cette histoire, une élégante calèche y avait amené les personnes qui venaient de le louer.
C'étaient deux hommes dont le costume et les manières annonçaient des gens distingués; le plus jeune portait à la boutonnière de son frac le ruban rouge de la Légion d'honneur; le plus âgé était porteur d'une de ces bonnes et joviales physionomies qui annoncent que celui auquel elles appartiennent est parfaitement content de son sort. La rotondité de toute sa personne, l'ampleur calculée de ses habits, coupés sans prétention, la magnifique épingle qui attachait sa cravate à une chemise de fine toile de Hollande, et la chaîne d'or dont les nombreux anneaux brillaient sur son gilet de piqué blanc, lui donnaient l'aspect d'un riche financier. Ces deux hommes, après avoir examiné avec la plus scrupuleuse attention l'habitation dont le propriétaire leur faisait les honneurs avec cette politesse obséquieuse qui caractérise le spéculateur qui vient de terminer une excellente affaire, parurent assez contents de ce qu'ils venaient de voir, et le plus jeune donna l'ordre au chasseur doré sur toutes les coutures qui le suivait à distance, de faire décharger des voitures de déménagement qui venaient d'arriver, amenant tout un monde de domestiques et de tapissiers-décorateurs.
Le propriétaire attendait avec une certaine impatience l'ouverture des caisses qui contenaient les meubles qui devaient garnir les lieux; il était persuadé d'avance qu'ils étaient d'une valeur plus que suffisante pour répondre des loyers; cependant il était bien aise de les voir; son attente ne fut pas trompée, tous les meubles étaient neufs et du meilleur goût. D'autres caisses renfermaient de magnifiques cristaux, des porcelaines peintes et dorées, de l'argenterie et bien d'autres choses encore. Les tapissiers-décorateurs, aidés par les domestiques du nouveau locataire, eurent bientôt mis tout en place. Cela fait, les étrangers, après avoir donné à tout le coup d'œil du maître et fait rectifier ce qui ne leur parut pas convenable, se retirèrent emportés par le brillant véhicule qui les avait amenés.
Tant que dura la belle saison, ils reçurent à leur pavillon belle et nombreuse compagnie; mais au commencement de l'automne qui suivit, tous les services furent emballés et remportés à Paris; les étrangers ne firent plus à Choisy-le-Roi que de rares apparitions, et les volets et les portes du pavillon restèrent constamment fermés.
Cette histoire commence vers la fin d'une sombre journée du mois de février. L'aspect du paysage dont nous avons esquissé les traits principaux est bien changé; le loriot au plumage doré ne siffle plus sous la ramée; les bateaux à vapeur ne glissent plus joyeusement sur les ondes unies de la Seine; le soleil n'éclaire plus les habitations qui couronnent les deux rives du fleuve. Le ciel d'un gris terne ressemble à une immense nappe de plomb; une pluie fine qui tombe depuis le matin avec un bruit monotone a détrempé le sol qui est couvert de larges flaques d'eau; le vent gémit à travers les vieux arbres; les eaux du fleuve, si limpides lorsqu'elles réfléchissaient l'azur d'un beau ciel, sont devenues ternes et limoneuses.
Deux hommes, misérablement vêtus, rôdaient depuis quelques instants autour du pavillon des gardes. Avec la nuit, le froid était devenu plus vif et avait converti en brillants stalactites chaque goutte de pluie qui s'était arrêtée sur les rameaux dépouillés.
Il n'apparaissait pas de lumière à l'intérieur. Les deux hommes qui marchaient près l'un de l'autre s'arrêtèrent au même instant, comme s'ils avaient obéi à la même pensée. Tout était calme autour d'eux; seulement à de rares intervalles, on entendait retentir le son aigu du sifflet des conducteurs de wagons, ou les aboiements du chien de garde de quelque ferme isolée.
—Tu le vois, je ne me suis pas trompé, dit à voix basse à son compagnon l'un de ces deux hommes, la taule[1] n'est pas habitée.
—C'est bien, il ne s'agit plus que d'enquiller[2]. Tu as les halènes[3]?
—Comme tu dis, Fifi.
L'homme releva un vieux bourgeron de toile bleue qui composait, avec un mauvais pantalon de treillis, un costume très-peu capable de le défendre contre les rigueurs de la saison, et fit voir à son camarade que son buste était entouré d'une corde de grosseur moyenne.
—V'là la tourtousse[4]! dit-il.
—C'est tout ce qu'il faut. J'ai une vanterne sans loches, des bûches plombantes et des caroubles dans les valades de ma pelure[5].
—Tu es bien heureux d'avoir une pelure[6], car il fait diablement vert[7].
En effet, le givre tombait sur les membres presque nus du misérable qui s'était débarrassé de la corde qui ceignait son corps; des petits glaçons pendaient après les poils incultes qui ombrageaient sa lèvre supérieure; ses dents claquaient avec force. Il se tenait courbé et il se battait les flancs sans pouvoir parvenir à se réchauffer.
—Allons, de l'atou[8], lui dit son compagnon, si le chopin[9] est bon, tu pourras demain au matois[10] abloquir des frusquins à la forêt Noire[11].
—Oh! qu'oui, qu'j'irai à la forêt Noire, et que je m'collerai[12] une castorine toute batifonne[13] et doublée en lyonnaise[14], dans les bons numéros.
Tout en parlant, l'homme avait cherché sur le sol et il avait ramassé une pierre d'une certaine grosseur.
—Voilà je crois ce qu'il nous faut, dit-il.
L'autre individu, qui avait fait plusieurs nœuds à la corde, attacha la pierre à une de ses extrémités et la lança sur le chaperon du mur. La pierre tomba de l'autre côté. Il tira la corde à lui, il s'y cramponna avec force, et, lorsqu'il se fut assuré qu'elle était bien assujetie:
—A gaye, dit-il[15].
Il se suspendit à la corde, et, en un instant, il eut atteint la crête du mur sur lequel il se mit à cheval. Son camarade l'imita.
Ils n'eurent besoin pour descendre, que de répéter la même manœuvre.
Après avoir traversé la cour, ils se trouvèrent sous un élégant péristyle devant une porte en chêne qui paraissait solide. De chaque côté de cette porte, il y avait des fenêtres à hauteur d'appui qu'ils examinèrent d'abord. Ces fenêtres étaient fermées de fortes persiennes assujetties par de larges barres de fermeture en fer méplat et à clavettes, et fermées à l'intérieur par des cadenas à secrets.
—Il y a des crapauds aux vanternes[16] impossible d'enquiller[17] par là, voyons la lourde[18].
—Tiens, c'est une entrée tourmentée.
—Forée?
—Non, bénarde.
—C'est bon, nous pourrons peut-être bien débrider[19].
Les deux larrons avaient essayé presque toutes les fausses clés de leur trousseau lorsque la porte roula sur ses gonds. Ils s'arrêtèrent quelques instants.
—Prêtons loches[20], dit l'un d'eux avant de se déterminer à entrer.
—Je n'entends que nibergue[21] répondit l'autre, coque la camoufle[22] et au petit bonheur.
—La piole est rupine[23], il doit y avoir gras[24].
Ils venaient de fermer la porte du vestibule, et ils se croyaient chez eux, lorsqu'ils entendirent le bruit des pas de deux personnes qui marchaient sur le gravier de la route et qui s'arrêtèrent devant la grille qui défendait l'entrée de la cour; une clé tourna dans la serrure, la grille fut ouverte, et deux hommes enveloppés de larges manteaux, entrèrent dans la cour et se dirigèrent vers la maison, après avoir fermé avec soin.
Les premiers arrivés avaient vu à travers deux guichets à claire-voie pratiqués dans les panneaux de la porte tout ce qui venait de se passer.
—Merci, nous sommes marrons[25], dit le plus misérable des deux, planquons-nous[26].
—Il tremble toujours ce Délicat, n'avons-nous pas des lingres[27] bien affilés.
—Oui, mais ces deux chênes[28] paraissent de taille à se défendre, le plus sûr est de nous esgarer[29], nous trouverons peut-être notre belle lorsqu'ils seront dans le pieu[30] et s'il faut les refroidir[31], ma foi alors comme alors.
Après ces quelques paroles échangées rapidement et à voix basse, ils se blottirent derrière la porte d'un petit dégagement, après avoir éteint la bougie de leur lanterne sourde.
Il était temps; les nouveaux venus entraient dans la pièce qu'ils venaient de quitter et peu d'instants après ils allumaient une lampe.
Les larrons cachés dans le petit dégagement ne pouvaient rien voir mais ils pouvaient tout entendre.
—Qui de nous ira à la cave, dit un des nouveaux venus?
—Ce sera vous, monsieur le marquis.
—Soit, pendant ce temps, monsieur mon intendant vous ferez du feu, j'ai besoin de me réchauffer un peu.
Le marquis prit une clé accrochée au mur près de la porte du dégagement et sortit de la salle.
—As-tu entendu, dit Délicat à son camarade, il paraît que c'est des messières de la haute[32], un marquis et un intendant, pus qu'ça d'monnaie.
—Veux-tu bien taire ta menteuse[33], V'là l'marquis qui rapplique[34].
Le marquis rentrait en effet dans la salle qu'il venait de quitter, le feu flambait dans l'âtre, il prit deux verres et quelques biscuits dans une armoire:
—Voilà, dit-il, une de ces vieilles bouteilles du clos Vougeot que nous ne débouchons que dans les grandes occasions, à la santé du père Loiseau.
—Ce pauvre orphelin[35] n'est pas, à l'heure qu'il est, aussi content que nos zigues[36].
—Il faut en convenir, ce vicomte de Lussan est une véritable providence, il est comme le solitaire, il sait tout, il voit tout, il est partout.
—Tu lui as coqué son fade[37]?
—Gy[38], dix mille balles en taillebins d'altèque[39], il s'est contenté de cela, le vicomte est raisonnable.
—Et prudent: les taillebins n'ont pas de centre[40].
—Allumans un peu cette camelotte[41].
—Entraves-tu[42] comme ils jaspinent bigorne[43]? dit Délicat, c'est des grinches[44].
—T'as raison, c'est des pègres[45] et de la haute[46] encore.
—Et qui viennent de faire un fameux chopin[47] les gueux.
—Rembroque[48] ces mirzalles[49], disait le marquis à son intendant, tandis que Délicat et son compagnon causaient à voix basse dans le petit dégagement, tant rondines[50] piquantes[51] cadennes[52] et durailles sur mince[53]. Il y en a pour plus de cinquante mille balles[54].
—Tu vois, mon cher marquis, que je travaille toujours assez bien, soit dit entre nous, bon cheval n'est jamais rosse.
—C'est vrai.
—Les caroubles débridaient bien[55], n'est-ce pas?
—Le père Loiseau n'aurait pas ouvert plus facilement avec ses clés.
Le marquis tira sa montre.
—Bientôt neuf heures, dit-il, il est temps de partir, nous avons beaucoup de choses à faire ce soir; va porter la camelotte[56] à la planque[57], et partons, nous attrimerons plus tard au fourgat[58].
L'intendant réunit dans la forme de son chapeau plusieurs petites boîtes de maroquin vert et rouge qu'il en avait tirées, et sortit de la pièce.
—C'est fait, dit-il en rentrant après une absence de quelques minutes, maintenant, partons.
—Qué chance, mon vieux Coco-Desbraises ils vont décaniller.
—Oui, qu'ils se la donnent[59] et nous dirons deux mots à la planque de ces rupins[60].
Après le départ du marquis et de son intendant, Délicat et Coco-Desbraises sortirent du petit dégagement dans lequel ils s'étaient tenus blottis, avec l'espérance de découvrir la cachette dont ils avaient entendu parler. Ils se disposaient à briser les meubles, mais les clés étaient sur toutes les serrures et tous les meubles étaient vides; ils cherchèrent avec un acharnement sauvage sans pouvoir rien trouver; ils voulurent enfin se venger sur la cave, dont ils ouvrirent la porte avec la clé accrochée dans la salle à manger; mais cette cave, comme tous les meubles qu'ils avaient déjà visités, était complétement vide; ils y trouvèrent seulement une bouteille de vin blanc, qu'ils vidèrent en deux coups.
—En v'là une dure, en v'là une criminelle! pas un fenin[61] chez un marquis, dit Délicat, c'est le raboin[62] qui s'en mêle.
—Tout ça n'est pas naturel, répondit Coco-Desbraises, mais ous donc qu'ils ont planqué la camelotte de l'orphelin qu'ils ont nettoyé[63]?
—J'en paume la sorbonne[64]; si tu veux, nous allons recommencer à rapioter[65] partout; la camelotte[66] est ici, c'est sûr; il faut la trouver.
De nouvelles recherches furent tout aussi infructueuses que celles qui venaient d'être faites.
—Niente[67], dit Coco-Desbraises, qui paraissait en proie à une violente colère.
—Foi de bon zigue[68], répondit Délicat; si tu veux, nous allons coquer le riffle à la piole[69], puisque nous ne pouvons rien trouver.
—Ça serait pas juste, y ne sont peut-être pas les propriétaires.
—Pourquoi que ça n'serait pas eux, puisque l'un de ces grinches[70] est marquis, et que l'autre est son intendant? C'est-y drôle que des nobles qui sont nobles soient des pègres[71], et des chouettes pègres[72] encore.
—C'est vrai que c'est drôle; car s'ils sont riflards[73], pourquoi qu'ils risquent leur peau pour poisser[74]?
—Dis donc, si c'était des railles[75]?
—En v'là une de loffitude[76]. Si c'étaient des rousses[77], est-ce qu'ils seraient marquis et intendant? Ah! que j'marronne[78] de n'avoir pas pu les remoucher[79].
—As-tu remarqué comme ils parlent? qu'on dirait des charabias ou des Gascons.
—En tout cas, y sont vicieux, les coquins, d'avoir si bien planqué[80] leur camelotte[81].
—T'as raison; mais quand on est si de la bonne[82], s'exposer à aller au pré[83], c'est pavillonner[84].
—C'est peut-être une passion; mais quand on a des chopins de cinquante mille balles à fourguer[85], on peut bien risquer quelque chose. C'est-y ça un grinchissage[86]! Sont-y heureux les scélérats!
—T'auras beau te morfiller le dardant[87], tu n'empêcheras pas que ça ne soit comme ça; l'eau va toujours à la rivière.
Tout en conversant, Délicat et Coco-Desbraises avaient parcouru la maison dans tous les sens; mais à leur grand regret, ils n'avaient rien trouvé de bon à prendre; seulement Délicat, ayant découvert dans une remise une redingote et un pantalon oubliés depuis longtemps et couverts de poussière, voulut absolument s'en vêtir.
Délicat et Coco-Desbraises employèrent, pour sortir du pavillon, le moyen qui leur avait servi pour y entrer; et, après avoir suivi quelques instants un petit sentier tracé à travers les terres labourées, ils se trouvèrent sur la route pavée qui conduit à Paris.
—Nous avons un bon ruban de queue d'ici à Pantin[88], dit Coco-Desbraises.
—C'est égal, répondit Délicat; je n'ai plus taffetas du vert[89], et je puis aller jusqu'au bout du monde, maintenant que j'ai un montant[90] et une bonne pelure[91] sur les andosses[92].
Le marquis et son intendant qui avaient pris le chemin de fer pour revenir à Paris se quittèrent à la station; l'intendant était monté dans un cabriolet, et le marquis avait continué sa route à pied, le visage à moitié couvert par un cache-nez et le corps bien enveloppé dans son manteau. Arrivé sur le boulevard de l'Hôpital, il s'arrêta quelques minutes; puis il revint sur ses pas. Après avoir recommencé plusieurs fois la même manœuvre, il entra dans une maison sans portier, dont la porte était fermée par une serrure à secret; il gravit lestement quatre étages, et entra dans une petite pièce carrée dont il ferma soigneusement la porte.
Sans perdre de temps, il quitta le costume assez élégant dont il était couvert pour se revêtir de celui que portent habituellement les patrons ou conducteurs de bateaux; cela fait, il sortit, et après avoir traversé le quai, il descendit sur la berge, puis détacha un bateau du piquet auquel il était retenu, et s'abandonna au cours de la Seine. Arrivé à la hauteur de la place de l'hôtel de ville, et après avoir solidement amarré son bateau à un des gros anneaux de fer scellés dans le parapet, il s'engagea dans l'étroite et sombre ruelle à laquelle on a donné le nom de rue des Teinturiers.
Chaque jour, Paris perd quelques-uns des traits de sa physionomie primitive; grâce aux soins de notre édilité, des voies larges et aérées, viennent à chaque instant remplacer les ruelles étroites et sombres de la vieille cité parisienne, les artistes regrettent les vieilles maisons à pignon, les fenêtres en ogive, les légères tournelles du moyen âge, dont bientôt les dernières traces seront effacées; nos nouvelles constructions, à peu près semblables entre elles, nos rues larges bordées de trottoirs et éclairées par le gaz, n'ont pas, nous devons en convenir, cette couleur fantastique qui plaît tant aux imaginations rêveuses, aussi nous comprenons les regrets des amateurs du pittoresque et des archéologues, mais nous avouerons, dût-on nous trouver quelque peu prosaïque, que nous préférons les choses d'aujourd'hui à celles d'autrefois.
La capitale, surtout depuis une dizaine d'années, s'est singulièrement embellie, cependant il existe encore çà et là, quelques constructions, quelques rues même, qui rappellent le Paris de nos bons aïeux, ces constructions, ces rues, pressées de tous les côtés par la ville nouvelle, ne tarderont pas sans doute à disparaître à leur tour.
Quel est celui de nos lecteurs qui, après avoir parcouru le soir un quartier bien bâti, populeux, éclairé par les mille rayons lumineux du gaz, ne s'est pas senti frappé d'étonnement en se trouvant tout à coup, au détour d'une rue, dans une de ces ruelles où l'on ne passe que par hasard et dont personne ne sait le nom; rues du Clos-Georgeot, des Trois-Sabres, de la Masure, de la Tuerie de la Vieille-Lanterne, Grenier-sur-l'Eau, Saint-Bon, Brise-Miche, etc., etc.
La rue de la Tannerie est une de ces rues dans lesquelles on ne peut passer sans éprouver une sensation de malaise inexplicable, qui fait que l'on presse le pas, sans que pourtant on cherche à se rendre compte du sentiment auquel on obéit, le soir elle est à peine éclairée par la flamme pâle et douteuse d'un antique réverbère, le jour elle est plus triste encore.
Toutes les maisons de cette rue paraissent si peu solides sur leurs fondements, qu'au moindre choc, au plus léger coup de vent, on est étonné de ne pas les voir tomber l'une sur l'autre, comme ces capucins de cartes sur lesquels vient de souffler un enfant.
Ces masures ne ressemblent pas à ces ruines que l'on rencontre parfois au milieu d'une belle campagne, qui, à de certaines heures, sont dorées par les rayons du soleil et sur lesquelles s'épanouissent le lierre aux larges feuilles d'un vert sombre et le liseron aux clochettes bleues qui semblent avoir été mis là par la main du Créateur, pour nous rappeler que rien de ce qui existe ici-bas ne peut périr sans être immédiatement remplacé par autre chose; les masures de la rue de la Tannerie, n'ont rien de vénérable, elles rappellent la décrépitude du vice.
On y entre par des portes basses et difformes, elles sont éclairées par des baies fermées de cette espèce de fenêtre que le peuple, pendant notre première révolution, a nommées fenêtres à guillotine, sans doute parce que leur forme lui rappelait celle du terrible instrument qui fonctionnait alors sur la place publique.
L'humidité qui décime les malheureux habitants de ces bouges, (des individus naissent, vivent, aiment et meurent dans la rue de la Tannerie et dans toutes celles qui lui ressemblent), suinte à travers des murs mal recrépis et s'écoule en gouttelettes noirâtres qui exhalent une odeur nauséabonde.
Dans la rue de la Tannerie, il n'y a pas un seul atelier, pas un seul magasin consacré à une industrie s'exerçant au grand jour. Les espèces de caves auxquelles de présomptueux propriétaires ont donné le nom de boutique, sont toutes occupées par des gens qui exercent des industries douteuses, des marchands fripiers du dernier étage, des marchands de vieilles chaussures, des chiffonniers, des ferrailleurs, des rogomistes.
Si l'on excepte celui qui occupe le coin de la rue Planche-Mibray, il n'y a pas dans la rue de la Tannerie un seul marchand de vin; on ne boit pas de vin dans la rue de la Tannerie, de l'eau-de-vie, à la bonne heure.
La rue de la Tannerie, est coupée par une ruelle assez étroite, pour que deux hommes ne puissent y passer de front; c'est la rue des Teinturiers: Cette rue commence à celle de la Vannerie et débouche sur la Seine, en passant sous le quai de Gèvres; mais depuis quelques années, l'administration a fait fermer par de fortes grilles, la partie qui de la rue de la Tannerie conduisait sur la rive du fleuve.
L'une de ces grilles est scellée d'un côté dans le gros mur de la maison qui porte le nº 31, sur la rue de la Tannerie. Cette maison est élevée de quatre étages, une porte de chêne cintrée, ferrée avec soin et dans laquelle on a pratiqué un guichet défendu par trois tringles en fer carré qui peut être fermé par une petite porte en forte tôle, laisse apercevoir, lorsqu'elle est ouverte, un escalier en spirale qui conduit aux étages supérieurs et auquel sert de rampe une corde à puits noire et luisante; cette porte et la boutique qui occupe le rez-de-chaussée sont peintes en vert.
Toutes les vitres de cette maison ont été enduites d'une couche épaisse de blanc d'Espagne; on a cependant ménagé dans une de celles de la boutique, qui forme à elle seule le rez-de-chaussée, un petit espace circulaire dans lequel apparaît souvent un œil provocateur, chargé d'indiquer aux passants inexpérimentés, l'industrie exercée rue de la Tannerie, nº 31.
Cette boutique est divisée en deux parties, séparées par une cloison jadis vitrée, dont les carreaux, depuis longtemps brisés, ont été remplacés par du papier huilé; la boutique proprement dite, est garnie seulement de quelques tables couvertes de toile cirée, qui ne sont jamais essuyées si ce n'est par les manches des consommateurs, de quelques chaises et de plusieurs grossiers tabourets. Le comptoir sur lequel se carrent quelques bouteilles, des verres ébréchés et une série de mesures d'étain, est formé d'un vieux bas de buffet en chêne vermoulu; le fauteuil de madame, placé derrière, est recouvert d'une basane, qui de noir est presque devenue rouge; ce fauteuil a perdu un de ses bras dans une des batailles qui se sont livrées en ce lieu, et des nombreuses blessures qui le couvrent, s'échappent le crin et la bourre qu'il renferme dans ses flancs.
Ce modeste trône est occupé par une femme âgée d'environ cinquante-cinq ans, grande, maigre, les yeux d'un bleu pâle; un usage immodéré du tabac a considérablement élargi les méplats de son nez long et pointu; sa bouche, d'une grandeur plus qu'ordinaire, n'est garnie que de dents noires et mal rangées; ses lèvres sont pâles et minces; quelques poils gris sont mêlés à sa chevelure rousse, elle est coiffée d'un mouchoir rouge posé en marmotte; les pendeloques qui garnissent ses oreilles, sont formés de brillants assez beaux; ses doigts maigres et peut-être un peu sales, sont tous ornés de bagues; une chaîne en jaseron, qui supporte une grosse montre d'or, fait quinze ou vingt cercles autour de son cou; à sa ceinture pend un clavier d'argent, qui enserre des clés et un couteau.
Cette femme a placé près d'elle une bouteille d'absinthe, à laquelle elle donne assez fréquemment, les accolades les plus fraternelles.
Les odalisques de son modeste harem sont diversement occupées; plusieurs boivent, quelques-unes se tirent les cartes, d'autres, faute de cigarettes, fument du caporal dans des pipes culottées.
Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous ne nous arrêterons pas auprès de ces pauvres filles, et nous entrerons dans l'arrière-salle; lorsque nos yeux auront percé le nuage épais de fumée qui charge l'atmosphère de cette pièce, nous pourrons examiner les individus qui s'y trouvent.
Leur aspect n'offre rien de bien remarquable, ils sont vêtus, à peu près, comme tout le monde, si ce n'est qu'ils paraissent avoir une prédilection singulière pour les couleurs éclatantes, la toilette de quelques-uns serait irréprochable, si de grosses chaînes d'or, des breloques très-apparentes ne venaient pas lui donner un cachet de mauvais goût tout particulier; le costume des autres est celui d'honnêtes ouvriers endimanchés, ceux qui ne sont vêtus seulement que d'un bougeron et d'un large pantalon de toile, se tiennent dans l'ombre: au reste, quel que soit le costume qu'ils portent, tous ces hommes paraissent se connaître; c'est que nous sommes dans un vrai Tapis franc, et que les hommes parmi lesquels nous avons introduit le lecteur, sont les habitués de ce lieu, dont le nom maintenant est connu de tout le monde.
Il y a des Tapis francs dans les quartiers les plus brillants de la capitale, comme dans les rues sales et tortueuses de la Cité et du quartier de l'hôtel de ville, de quelques faubourgs et de la place Maubert. Il y en a pour toutes les catégories de malfaiteurs, pour les pégriots et les blavinistes[93], et pour les voleurs titrés et décorés de la bonne compagnie.
Il ne faut pas chercher à se le dissimuler, il existe certains malfaiteurs qui se croiraient déshonorés... déshonorés! c'est le mot, s'ils allaient boire dans un lieu semblable à celui dans lequel les nécessités de notre sujet nous ont forcé d'introduire nos lecteurs.
Les Tapis francs de la grande Bohême, dont nous parlerons plus tard, sont décorés avec luxe, éclairés à giorno; on n'y rencontre que des gens portant gants jaunes et bottes vernies: est-ce pour cela qu'ils échappent à la surveillance de la police, et ne fait-elle la guerre au vice, que lorsqu'il est couvert de guenilles?
Il existe une notable différence entre les Tapis francs et ces ignobles cabarets dans lesquels vont boire, non-seulement les voleurs qui vont un peu partout, mais les ouvriers dérangés, les cochers de voitures publiques, les souteneurs de filles et les vagabonds, le nom de Tapis franc, n'est pas applicable à ces derniers établissements; il n'est pas nécessaire en effet, d'être franc ou affranchi[94], pour être à la tête d'un établissement, dans lequel on se borne à servir à boire à tous venants.
La police qui visite souvent ces cabarets, y pêche, pour ainsi dire, en eau trouble; à chaque coup d'épervier qu'elle y jette, elle ramène un voleur en recherche, un forçat ayant rompu son ban, cependant elle échoue quelquefois: lorsque cela arrive, elle établit une souricière, mais le maître du cabaret dont l'intérêt est de protéger ceux qui le font vivre, et qui sait que la police donne un peu trop d'extension au proverbe: «Ce qui est bon à prendre, est bon à rendre,» se sert d'un mot d'ordre ou d'un signal, pour avertir sa clientèle lorsque la raille[95] est chez lui: une bouteille posée d'une certaine manière, un pain de quatre livres placé contre les carreaux, etc.
Le vrai Tapis franc, (le nombre de ces établissements dangereux dans tous les grands centres de population, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement), est un lieu connu de la police, qui y exerce une surveillance continuelle, qui, cependant, demeure presque toujours sans résultat; car ceux qui tiennent ces sortes d'établissements, sont de leur côté constamment sur leurs gardes, et font tous leurs efforts pour annihiler des mesures qui doivent leur être fatales.
La profession du maître ou de la maîtresse du Tapis franc, qu'ils soient logeurs, rogomistes, ou maîtres de mauvais lieu, est destinée à voiler l'industrie qu'ils exercent en réalité, celle de recéleurs; c'est au Tapis franc que les voleurs déposent ou fabriquent leurs instruments de travail, qu'ils se déguisent, qu'ils apportent leur butin, qu'ils procèdent aux partages, qu'ils se réfugient sous de faux noms, lorsqu'ils sont trop vivement poursuivis.
Les maîtres de Tapis francs, sont pour les voleurs de profession, ce que la Mère est pour les compagnons du tour de France; le voleur évadé ou libéré, qui veut continuer l'exercice de sa profession, y trouve, sans bourse délier, s'il est connu, ou seulement s'il peut se recommander de quelque voleur fameux qu'il a laissé au bagne ou dans les prisons, un logement, des habits convenables au genre de vol qu'il pratique, des passe-ports, des certificats et les instruments nécessaires, l'homme de peine[96] est admis de droit à prendre part à la première affaire: s'il désire s'abstenir, il reçoit un bouquet[97] de vingt-cinq pour cent sur le produit de la vente du chopin[98].
—Rengraciez[99] dit un homme placé à une table du fond, en s'adressant à tous ceux qui se trouvaient dans la salle, prêtez loches[100].
Le bourdonnement des conversations particulières, cessa tout à coup et chacun se rapprocha de l'homme qui venait de parler.
Cet homme, d'une taille élevée et bien prise, paraissait âgé d'à peu près trente à trente-cinq ans, son visage encadré dans un collier de barbe noire parfaitement coupé, avait un caractère particulier de distinction, et il aurait fallu toute la perspicacité d'un observateur attentif, pour découvrir, sur sa physionomie, une certaine expression de dureté, qui devait échapper aux yeux du vulgaire. Son costume se composait d'une veste bleue à boutons noirs en os, d'un large pantalon de coutil à raies rouges, retenu sur les hanches par une ceinture en escot de même couleur; sa chemise de cotonnade à carreaux, était fermée sur sa poitrine par une petite ancre d'argent à facettes, et de dessous son chapeau de cuir verni, de forme très-basse et à larges bords, s'échappaient de grosses boucles de cheveux d'un noir d'ébène.
Cet homme qui portait le costume des conducteurs de bateaux, n'était pas cependant un de ces laborieux ouvriers, car ses mains n'accusaient pas les rudes travaux auxquels ils se livrent.
—Douze plombes crossent à la vergne, l'instant de la décarade[101] est arrivé, continua-t-il, avancez à l'ordre, et que chacun tâche de faire son profit de ce que je vais lui dire; à vous, messieurs les fourlineurs[102].
Deux hommes parfaitement costumés, habit à la française, chapeau Gibus, bottes vernies et le reste, s'avancèrent près de lui.
—Messieurs Mimi et Lenain, c'est vous qui sonderez les valades[103] au foyer de l'Opéra; Dejean la Main d'or et Petit Crépine, seront à l'encarrade[104]; Maladetta et Lion le Taffeur, à la décarrade[105]; vous pouvez sans taffetas vous esbatre dans la trêpe[106], toutes les mesures sont prises en conséquence, de tous les rousses[107] que la police a envoyés au bal de l'Opéra, un seul est à craindre, c'est le coup de deux[108]; au reste, c'est le seul qui vous connaisse; mais le grand Richard est chargé de ne pas le quitter, et lorsqu'il le verra se diriger de votre côté, il vous fera le saint Jean[109] et vous rengracierez, il faudra que ce rousse ait bien du vice, s'il vous paume marron[110] voilà vos taillebins d'encarrade, camoufflez-vous avec des doubles vanternes[111], et bonne chance.
Vous, Robert et Cadet Vincent, mettez une blouse par-dessus vos vêtements, allez à la flan[112] et ne passez pas sans vous arrêter devant les boucards bons à esquinter[113]. Voilà un jeu de carouble et une ripe[114] dont vous me direz des nouvelles.
Les charrieurs à la mécanique[115] ne sortiront que vers deux ou trois heures pour épouffer[116] les panés qui quitteront le bal sans roulotte[117].
Les Goupineurs de poivriers[118] et les saute-dessus peuvent se donner de l'air; Délicat et Coco-Desbraises exploiteront les boulevards et le quartier du Temple, Biscuit et Cornet tape Dur les rues environnant les halles.
Les deux mômes[119] et Lasaline iront à la chasse aux bleus[120], surtout, mes amis, pas d'esgard[121] et que chacun respecte notre devise: probité quand même.
Ce discours de l'homme au costume de marinier que nous n'avons rapporté que parce qu'il nous fournissait l'occasion de nommer quelques-uns des personnages qui doivent figurer dans cette histoire, fut débité tout d'une haleine, d'une voix brève et avec un accent qui ne permettait pas à l'observation le droit de se faire place, il fut écouté avec la plus sérieuse attention, et lorsqu'il fut achevé, chacun se disposa à se rendre au poste qui lui avait été indiqué.
Le marinier sortit après avoir dit quelques mots à la vieille femme placée au comptoir.
—C'est bien Rupin[122], c'est bien, lui répondit-elle on exécutera tes ordres, mon garçon, voilà un carouble[123], allons, mes poulettes, continua-t-elle en s'adressant à ses odalisques, il y aura gras pendant la sorgue[124] au dodo.
Les femme allèrent se coucher, et il ne resta dans la salle où nous avons introduit le lecteur que ceux qui ne devaient sortir que beaucoup plus tard.
La maîtresse du lieu n'avait pas quitté la place qu'elle occupait et continuait à caresser sa bouteille. La sourde rumeur qui partait de l'arrière-salle n'inquiétait pas la vieille femme qui connaissait par expérience la turbulence de ses habitués.
Un individu dont la physionomie décelait l'odieux caractère, prit la parole après le départ de Rupin, c'était Délicat qui venait d'échanger quelques paroles avec Coco-Desbraises.
—Sommes-nous les larbins[125] de Rupin pour qu'il se donne le genre de nous envoyer au vague[126], dit-il, allez, qu'il nous dit, esquintez les boucards et les cambriolles[127] escarpez les messières et balancez-les à la lance, mais aboulez icigo le pèze, les bogues les bêtes à cornes la blanquette et toute la camelotte; je solirai le tout et je prendrai double fade pour mézigue[128], est-ce juste ça?
—Non, non, ça n'est pas juste, dirent tous ceux qui avaient écouté Délicat.
—Mais ça n'est pas tout, continua ce dernier, il faut coquer leur fade à ces batteurs d'entifles qui ne goupinent que du chiffon rouge, ils nous coquent, c'est vrai, des affaires qui ne sont pas mouchiques, mais pour notre truc cela n'est pas nécessaire; nous trouvons en baladant tout ce qu'il nous faut[129].
—C'est vrai tout de même, reprit un homme que les autres nommaient Mauvais gueux, surnom que du reste il méritait à tous égards. C'est donc pour les regarder faire les mecs[130] que nous courons le risque de nous faire gerber à vioque ou à la passe[131], c'est être par trop melon que de flouer si grand flouant[132] pour des particuliers qui nous nazent[133] lorsqu'ils nous rencontrent dans la rue.
—Et qui vous disent: Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, si vous leur offrez un petit canon, ajouta Coco-Desbraises.
—Si vous aviez autant de toupet[134] que moi, vous ne coqueriez quelpoique à ces épateurs[135].
—Il ne faut plus risquer notre viande pour ces frileux[136].
—Des frileux! s'écria un individu qui n'avait pas encore parlé, des frileux, vous ne bonniriez pas de pareilles loffitudes si vous les aviez vus à l'ouvrage[137]; des frileux eux qui escarperaient[138] le Père éternel plutôt que de se laisser agrafer[139], au surplus ce n'est pas pendant qu'ils sont absents qu'il faut les écorner[140], quand ils seront là à la bonne heure.
—Ecoutez, Vernier les bas bleus, si vous voulez vous faire esquinter[141], reprit Délicat, allez-vous y faire mordre, Rupin et ce brigand de Provençal vous arrangeront comme ils ont arrangé le grand Louis et Charles la belle cravate.
—Vous me faites tous suer avec vos boniments[142], dit Mauvais gueux, c'est-y donc si difficile que de se débarrasser de ces messieurs, si vous voulez me faire none[143], je me charge de régler leur compte.
—C'est-ty du flan[144], dit Coco-Desbraises, si c'en est, je vais vous communiquer une idée lumineuse.
—Voyons ton idée, ton idée, s'écrièrent-ils tous.
—Eh bien! si vous êtes tous d'accord il y aura un bon chopin[145] et sans morasse[146]. On filera[147] ces deux particuliers de sorte qu'on saura où ils perchent[148], on restera à la planque[149] très-tard et le lendemain on sera à leur porte à six heures du matin pour les voir décarrer[150], à la première occasion, on les estourbira[151], et lorsqu'ils seront refroidis[152], on enquillera[153] chez eux.
—Bravo! bravo! s'écria toute la bande.
—Que ceux qui veulent qu'on refroidisse les Rupins lèvent la main, dit Délicat.
Tous, hormis Vernier les bas bleus, imitèrent Délicat; cette opposition au désir général suscita une tempête contre cet homme.
—Ah! vous voulez escarper[154] vos camarades pour les grinchir[155], dit-il à ces brigands; ils vous commandent, dites-vous, et cela ne vous convient pas, alors travaillez[156] seuls, mais escarper des hommes qui vous donnent chaque jour des leçons à l'aide desquelles vous pouvez grinchir presque impunément. C'est de la reconnaissance à la Capahut[157], mais votre projet ne s'accomplira pas, j'avertirai Rupin.
—Si nous t'en laissons le temps, s'écria Coco-Desbraises.
Durant le temps qu'avait duré cette discussion plusieurs litres avaient été vidés, aussi les cerveaux étaient-ils très-échauffés, l'opposition de Vernier les bas bleus fut donc on ne peut plus mal accueillie.
—Non! nous ne te laisserons pas le temps de prévenir les rupins, dit Délicat.
—C'est cela, ajouta Mauvais gueux, il faut le buter[158].
Vernier les bas bleus n'était pas homme à se laisser intimider; cependant, tous les bandits s'étant armés de couteaux, allaient, excités par Délicat, Mauvais gueux et Coco-Desbraises, se précipiter sur lui, il comprit que ce serait folie qu'essayer de résister seul à une dizaine d'hommes animés par le vin et la colère: il recula jusqu'à la porte de la boutique, qu'il ouvrit précipitamment, et se sauva par la petite rue des Teinturiers.
Les agresseurs, qui ne voulaient pas engager dans la rue une lutte qui aurait infailliblement attiré du monde sur le lieu de la scène, n'avaient point songé à poursuivre Vernier les bas bleus; cependant celui-ci qui croyait les avoir tous à ses trousses, courait avec tant de vélocité, qu'il renversa deux femmes en traversant la rue de la Tannerie.
La surprise, la douleur et la crainte firent jeter des cris perçants à ces deux femmes; elles demandaient du secours, mais le plus profond silence régnait dans cette rue déserte et mal éclairée, dont l'aspect sinistre augmentait encore leur anxiété: l'une d'elles étant parvenue à se relever, faisait de vains efforts pour aider sa compagne à l'imiter, sans pouvoir y parvenir, celle-ci qui sentait ses forces l'abandonner, dit à son amie:
—Hâte-toi, ma chère Laure, frappe à la porte la plus voisine, je meurs si je ne suis bientôt secourue. Eperdue, Laure courut d'abord à l'extrémité de la rue afin de chercher le cocher de la voiture qui les avait amenées. Malheureusement elle ne le trouva pas; elle revint de suite à la place où était restée son amie, à laquelle la douleur et la crainte arrachaient des larmes. Laure, en regardant autour d'elle, crut remarquer une faible lumière à l'intérieur de la maison d'où était sorti l'homme qui les avait renversées; elle frappa à la porte avec ses poings, personne ne répondit; impatientée, elle ramassa par terre un morceau de platras et frappa de nouveau à coups redoublés.
—Sainte mère de Dieu qué qui cogne si tard? répondit de l'intérieur une voix dont toutes les cordes paraissaient cassées. Quoiqu'vous voulez?
—Du secours pour une dame qui vient d'être blessée! répondit Laure d'une voix suppliante.
—Pas si cher on aquige à la lourde[159]! dit la même voix.
La porte fut ouverte et la femme que nous connaissons déjà parut sur le seuil; elle tenait à la main une espèce de lampion, dont la flamme tremblotante semblait prête à s'éteindre. Un mouvement de surprise et d'intérêt, tout à la fois, se peignit sur la physionomie de la mère Sans-Refus (la tavernière avait reçu de ses habitués ce surnom qui indiquait sa constante bonne volonté), à la vue de la jeune fille dont la gracieuse physionomie, éclairée par les pâles rayons que projetait le lampion, rappelait les délicieuses créations qui se détachent sur les fonds obscurs d'Esteban Murillo.
Laure, avait été sur le point de fuir à l'aspect ignoble et repoussant de cette femme, mais elle se rappela que son amie attendait des secours et elle surmonta la répugnance qu'elle éprouvait.
—Ous donc qu'elle est vot'dame que j'lui porte queuque chose pour la ravigoter, j'sommes heureuse, ma petite chatte, d'pouvoir être utile à des jolies jeunesses comme vous.
En achevant ces mots la mère Sans-Refus prit une bouteille, versa de l'eau-de-vie dans un verre, prit son lampion de l'autre main et dit à Laure:
—A c't'heure, allons voir c'te dame, que je la soulage.
Laure la conduisit près de son amie qui s'était enveloppée de sa pelisse et attendait avec résignation qu'on vînt la secourir.
La vieille femme posa son lampion sur les gravois, dont une partie servait de siége à la comtesse Lucie de Neuville (ainsi se nommait la femme blessée); puis elle lui offrit le breuvage qu'elle avait apporté.
—Merci! merci! bonne dame, je n'ai besoin de rien, dit-elle en repoussant le verre; aidez-moi, seulement, à gagner ma voiture.
La mère Sans-Refus lampa la liqueur et mit le verre dans la poche de son tablier.
—Entrez un instant chez moi, dit-elle; vous serez mieux que dans la rue.
Laure et la mère Sans-Refus, soulevèrent la comtesse, qui fut introduite dans la boutique, éclairée seulement alors par la faible lueur qui se faisait jour à travers les carreaux de papier huilé de la cloison.
La mère Sans-Refus, qui avait replacé son lampion dans la niche pratiquée dans un mur de refend pour le recevoir, examinait avec intérêt les traits de la comtesse.
—Doux Jésus! se disait-elle... Est-elle giroffle la rupine[160], aussi giroffle que ma pauvre Nichon. Qué broquille[161], qué bride[162], qué chouette pelure sur ses endosses[163], qué chance qu'elle n'ait pas été rembroquée[164] par les fanandels[165], ils l'auraient grinchie d'autor[166], mais ils n'auront que nibergue[167], les scélérats.
La comtesse se trouvait un peu mieux et elle essayait de se lever; la mère Sans-Refus s'y opposa.
—N'grouillez pas, lui dit-elle, vous vous feriez du mal, vous êtes ici plus en sûreté que chez le curé de la paroisse; nous allons, votre amie et moi, chercher votre cocher, et puis après nous vous conduirons à votre voiture, ça n'sera pas long: au surplus soyez sans crainte, j'vas brider le boucart[168].
La mère Sans-Refus frappa sur la cloison et dit seulement ces deux mots: du maigre[169].
Cela fait, elle sortit, emmenant Laure avec elle.
Lucie demeura seule et attendit quelques instants avec résignation; cependant elle n'était pas tranquille, elle éprouvait un sentiment de terreur indéfinissable qu'augmentait encore l'aspect misérable de tout ce qui l'entourait, tout à coup le bruit confus de plusieurs voix venant de la pièce formée par la cloison, frappa son oreille, elle réunit toutes ses forces pour s'en approcher, puis se cachant, se blottissant, pour ainsi dire, derrière l'espèce de comptoir près duquel l'avait fait asseoir sa singulière hôtesse, et retenant son haleine, émue, tremblante, elle écouta!...
Les individus cachés par la cloison, parlaient à voix basse, Lucie ne pouvait donc saisir que quelques-unes de leurs paroles, qui, du reste, ne disaient rien à son imagination, c'était un mélange confus de mots hétéroclites, de locutions vicieuses entremêlées d'horribles blasphèmes.
De plus en plus épouvantée, Lucie comprit enfin l'affreuse position dans laquelle elle se trouvait placée, à chaque instant elle s'attendait à devenir victime des hommes qu'elle entendait dans la pièce voisine; en ce moment la porte pratiquée dans la cloison s'ouvrit; Lucie se crut perdue; elle eut cependant assez de présence d'esprit pour conserver sa position, un homme vint allumer sa pipe au lampion que la mère Sans-Refus avait replacé dans sa niche, tout en répondant à un individu resté dans l'arrière salle:
—Foi de Coco Desbraises! dit-il, si elle me fait des traits, je lui faucherai le colas[170].
Lucie, sans bien comprendre le sens de ces paroles, devina cependant, à l'accent de celui qui venait de les prononcer, qu'elles renfermaient une horrible menace, elle fit un léger mouvement, l'homme tourna la tête vers le comptoir comme s'il avait entendu quelque bruit, et, à la lueur du papier enflammé avec lequel il avait allumé sa pipe, et qu'il avait jeté sur le sol, ayant éclairé la place où se tenait Lucie, elle vit distinctement, sous le comptoir derrière lequel elle s'était accroupie, le cadavre d'un homme jeune encore, enveloppé seulement d'une mauvaise serpillière: l'homme attendit un instant, puis il entra dans la salle en disant:
—Allons, mes bijoux, un glacis d'eau d'aff[171].
Une sueur froide, dont les gouttes abondantes ruisselaient sur son visage, inonda le corps de Lucie, tout son sang reflua vers son cœur; mais puisant du courage dans l'excès même du péril, elle ne perdit pas totalement l'usage de ses sens; à chaque instant cependant elle croyait entendre sonner sa dernière heure, les minutes lui paraissaient des siècles, mille affreuses images traversaient son imagination; pourquoi l'avait-on enfermée? pourquoi avait-on emmené sa compagne? elle allait être volée, assassinée peut-être; enfin sa terreur devint si grande, qu'elle allait crier pour implorer du secours, lorsque le bruit de la clé tournant dans la serrure, la rappela à elle. Voulant savoir si enfin c'était son amie et la vieille femme, elle leva la tête, et à la faible lueur du réverbère à laquelle donnait passage la porte qui était demeurée entr'ouverte, elle aperçut un homme sur le seuil, c'était celui auquel nous avons entendu la mère Sans-Refus donner le nom de Rupin; sa main droite était appuyée sur la clé restée dans la serrure, dans l'autre il tenait un rouleau de ces petits cordages dont se servent habituellement les mariniers; il restait immobile sur le seuil, comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un.
Le son de plusieurs voix et le bruit d'une voiture vinrent fort à propos ranimer quelque peu le courage de Lucie, que tant d'émotions avaient brisée; elle fit un mouvement involontaire, l'attention de l'homme fut éveillée; il se retourna, et ses regards se dirigèrent vers la place occupée par Lucie; la blancheur de ses vêtements et le feu de ses diamants, qui brillaient dans l'ombre, la trahirent.
Rupin s'approcha d'elle vivement, il lui saisit les deux mains en s'écriant: «Tron de l'air, qu'elle est chouette la menesse[172], c'est du fruit nouveau que d'allumer une calège de la haute dans le tapis de la mère Sans-Refus[173]. N'ayez pas peur, belle étrangère, nous connaissons les manières qu'il faut employer avec les calèges[174]; vous serez traitée avec égards et politesse.
—De grâce, laissez-moi sortir d'ici, lui répondit Lucie, laissez-moi sortir, je vous en supplie.
—Oui, tu sortiras, bel ange, mais avant de sortir, il faudra payer le passage, allons, embrasse-moi. Et, joignant le geste aux paroles, il saisit Lucie par la taille.
La jeune femme jeta un cri perçant, la porte du repaire intérieur s'ouvrit et la boutique se trouva tout à coup encombrée par une foule d'individus, porteurs de sinistres physionomies, l'un d'eux, qui tenait une chandelle à la main, s'approcha de Lucie, et déjà il allongeait la main pour saisir son collier.
Rupin le repoussa brusquement, et changeant subitement de ton et de langage:
—Oh! pardonnez-moi, madame, dit-il à Lucie, mais par quel hasard une femme de votre monde se trouve-t-elle à cette heure dans un pareil lieu?
Lucie n'eut pas le temps de lui répondre; Laure et la mère Sans-Refus entraient à ce moment dans la boutique, suivies de plusieurs individus attirés par ses cris; l'un d'eux voulut saisir Rupin, mais celui-ci, doué d'une vigueur peu commune, se débarrassa facilement de son agresseur qui alla tomber sur le comptoir; le choc fut si rude, que les verres, les bouteilles et les mesures d'étain tombèrent sur le sol avec un bruit épouvantable.
La mère Sans-Refus entendit dans le lointain le bruit des pas mesurés d'une patrouille.
—Enquillez à la planque, la sime aboule icigo[175], s'écria-t-elle.
Rupin et les autres malfaiteurs disparurent par l'arrière-salle, et il ne restait plus dans la boutique, lorsque la patrouille arriva, que les curieux attirés par le bruit.
Lucie, soutenue et guidée par Laure, avait profité du trouble pour s'esquiver et rejoindre la voiture qui les avait amenées, elle donna cependant sa bourse à la mère Sans-Refus, dont l'étrange et dangereuse hospitalité fut généreusement payée.
Une demi-heure après, cette scène, qui avait duré moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour essayer de la décrire, Lucie et Laure rentraient chez elles.
La haute pègre[176] est une association d'hommes qui, dans la guerre qu'ils font à la société, se sont donné l'un à l'autre des preuves de dévouement et de capacité, qui exercent depuis déjà longtemps, qui ont inventé ou pratiqué avec succès un genre quelconque de vol; le pègre de la haute[177] fera voler, mais il ne volera pas lui-même un objet d'une importance minime, il croirait compromette sa dignité d'homme capable; il ne fait que des affaires importantes, et méprise ceux qui volent des bagatelles; ceux-là, il les domine.
A une époque qui n'est pas éloignée, les pègres de la haute avaient leurs lois, lois qui n'étaient écrites dans aucun code, mais qui, cependant, étaient plus exactement observées que la plupart de celles qui régissent notre ordre social; ces lois sont maintenant tombées en désuétude, mais encore aujourd'hui le pègre de la haute, qui n'a pas trahi ses camarades au moment du danger, n'est pas abandonné par eux lorsqu'à son tour il se trouve dans la peine[178]; il reçoit des secours en prison, au bagne, et quelquefois même au pied de l'échafaud.
On rencontre partout le pègre de la haute, au Coq hardi[179] et à la Maison dorée, au bal Chicard[180] et au balcon du théâtre italien; qu'il soit vêtu d'un costume élégant, d'une veste ronde, ou seulement d'une blouse, il porte convenablement le costume que les nécessités du moment l'ont forcé d'adopter; il sait prendre toutes les formes et parler tous les langages; celui de la bonne compagnie lui est aussi familier que celui des bagnes et des prisons.
Le pègre de la haute aime son métier et les émotions qu'il procure, et une qualité qu'on ne peut lui refuser est celle d'excellent jurisconsulte; aussi il ne procède pour ainsi dire que le code à la main, et s'il a adopté un genre particulier de vol, il acquiert bientôt une telle habileté, qu'il peut en quelque sorte exercer impunément; cela est si vrai que ce n'est qu'à des circonstances imprévues on des délations qu'on a dû l'arrestation de ceux d'entre eux qui ont comparu devant les tribunaux.
Plusieurs nuances distinguent entre eux les pègres de la haute: la plus facile à saisir est celle qui sépare les voleurs parisiens des voleurs provinciaux; les premiers n'adoptent guère que les genres qui demandent de l'adresse et de la subtilité, la tire[181], la détourne[182]; les seconds, au contraire, moins adroits, mais plus audacieux, seront caroubleurs[183], vanterniers[184] ou roulottiers[185]. Mais il existe des organisations encyclopédiques, aussi les grands hommes de la corporation exercent-ils indifféremment tous les genres, rien ne leur paraît difficile; ils ne reculent devant quoi que ce soit. Souvent même leur tête est l'enjeu de la partie qu'ils jouent contre la société.
Introduisons maintenant le lecteur dans un cabinet de travail qui fait partie d'un joli petit hôtel du faubourg Saint-Honoré; les tentures et les rideaux sont de couleur sombre, mais ornés d'embrasses et de crépines d'argent; sur les murs sont attachés quelques tableaux de nos premiers maîtres, la cheminée en marbre griotte d'Italie, sur laquelle on a placé une pendule formée d'un seul bloc de marbre noir et deux coupes délicieusement ciselées, est surmontée d'une immense glace, encadrée seulement d'une étroite baguette de cuivre argenté. Les meubles en palissandre sont ornés d'incrustations en argent; sur les rayons d'une élégante bibliothèque sont rangés, richement reliés, les meilleurs ouvrages de notre littérature; en un mot, le goût le plus sévère a procédé à l'ameublement et à la décoration de cette pièce.
Devant un bureau à cylindre, couvert de papiers, de journaux, de brochures et de ces mille superfluités qui sont indispensables pour constituer un luxe bien entendu, est assis un homme enveloppé dans une élégante robe de chambre; il tient entre ses mains un petit carnet d'écaille, enrichi d'incrustations en or, qu'il examine avec beaucoup d'attention.
A quelque distance, assis sur un fauteuil à la Voltaire, avec tout le laisser aller d'un ami intime, est un homme plus âgé que celui dont nous venons de parler, cependant le sans façon de ses manières peut paraître quelque peu extraordinaire, car son costume noir des pieds à la tête, sa culotte courte, ses bas de soie, ses souliers à petites boucles d'or annoncent sinon un domestique, du moins un subalterne.
L'homme placé devant le bureau est monsieur le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur. Cependant cet homme ne nous est pas inconnu, nous l'avons rencontré chez la mère Sans-Refus, donnant sous le nom de Rupin des instructions à une bande de malfaiteurs.
Un moment, lecteur; quel que soit votre étonnement, ne criez pas encore à l'invraisemblance, on ne rencontre pas, il est vrai, des grands seigneurs dans les bouges infâmes du Paris moderne, à moins qu'ils n'y soient allés pour y étudier des mœurs exceptionnelles; mais souvent il arrive que les habitants de ces bouges quittent tout à coup leur place pour prendre celle des grands seigneurs sans que cependant ils renoncent à cultiver leur ancienne industrie.
C'est un fait fâcheux, mais il existe. Il y a dans le meilleur monde, dans la plus haute société, des hommes sortis des bagnes et des prisons du royaume; à chaque pas que vous faites dans un salon vous pouvez être coudoyé par un escroc, un voleur, un assassin même. Un ancien forçat, qui certes avait bien mérité la peine à laquelle il avait été condamné, Guy de Chambreuil, était, en 1815, directeur général des haras de France et chef de la police du château. Qui ne se rappelle le fameux Cognard, qui sous le nom du comte de Pontis de Sainte-Hélène, était parvenu à se faire nommer colonel de la légion de la Seine[186].
M. le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de la Légion d'honneur, malgré son hôtel, ses équipages sortis des ateliers du carrossier à la mode, ses magnifiques attelages, son nom, sa place et ses décorations qui lui faisaient ouvrir à deux battants les plus aristocratiques demeures, n'était rien autre chose qu'un des membres les plus distingués de la haute pègre.
Il tenait toujours à la main le petit carnet d'écaille.
—Comprends-tu cela, toi, dit-il à son compagnon; rencontrer une comtesse chez la mère Sans-Refus, une vraie comtesse, vrai Dieu!
—Une vraie comtesse! une vraie comtesse! c'est possible, mais le contraire aussi est possible, tout ce qui reluit n'est pas or, nous sommes nous-mêmes une preuve de la vérité de ce vieux proverbe.
—Mais butor! ne t'ai-je pas fait connaître l'événement qui avait amené là cette femme.
—Tu viens de me parler d'une chute, c'est vrai, mais peux-tu me dire ce que cette comtesse était venue chercher à plus de minuit dans la rue de la Tannerie?
—Non, je sais seulement que cette femme est très-capable d'inspirer une violente passion à un honnête homme; au reste, je me suis trouvé là à propos pour empêcher Délicat de lui faire un mauvais parti, l'éclat de ses diamants avait ébloui le misérable.
—Mais ce que tu as fait n'est pas très-adroit; si vraiment ces diamants étaient aussi beaux que tu le dis, c'est une bonne occasion de perdue, et tous les jours elles deviennent plus rares...
—Mais, maître sot, ne savez-vous pas que la mère Sans-Refus que nous devons ménager, car nous trouverions difficilement un tapis plus commode que le sien, ne veut pas que l'on répande du raisinet[187] chez elle; et puis la bonne femme s'était éprise de cette belle comtesse qui, à ce qu'elle prétend, ressemble à sa fille.
—Est-ce vrai?
—Il y a quelque chose.
—En ce cas, tu dois en être amoureux; c'est ce qui t'arrive chaque fois que tu rencontres une femme qui de près ou de loin ressemble à la petite Nichon.
—Tu sais, mon cher Roman, que les plaisirs ne me font jamais négliger les affaires.
—Est-ce que vraiment tu as l'intention de revoir cette femme?
—Sans doute.
—Mais elle te reconnaîtra!
—Je le crois.
—Elle jasera.
—Qu'est-ce que cela me fait; crois-tu qu'il me sera difficile de justifier à ses yeux ma présence chez la mère Sans-Refus et mon déguisement; autrefois les grands seigneurs allaient aux Porcherons et chez Ramponneau; ils peuvent bien maintenant aller dans les mauvais lieux, c'est tout simple; mais comme il faut avant tout donner à la belle comtesse une bonne opinion de ma personne, je vais lui faire remettre ce carnet dans lequel j'ai trouvé ses cartes et ces deux billets de mille francs.
Le marquis, qui tout en conversant avec Roman, avait écrit quelques mots sur une feuille de papier ambré et timbré à ses armes, mit le carnet, les deux billets de banque et sa lettre sous enveloppe, puis il sonna; un domestique vêtu d'une élégante livrée se présenta.
—Rendez-vous, lui dit-il, chez madame la comtesse de Neuville, vous lui ferez remettre ceci; si l'on vous interroge, vous ne répondrez rien, vous ne direz même pas à qui vous appartenez.
Le domestique s'inclina et sortit.
Roman soupira lorsqu'il fut dehors; la restitution de ces deux billets de mille francs lui paraissait une chose monstrueuse.
Le marquis de Pourrières et Roman continuaient la conversation dont nous venons de donner le commencement, lorsque l'on annonça le vicomte de Lussan.
—Faites entrer, s'écria le marquis, Richard ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en s'adressant à Roman.
Le vicomte de Lussan était un beau jeune homme, d'une taille de beaucoup au-dessus de la moyenne, mais que faisait excuser l'extrême aisance et la grâce parfaite de ses manières.
—Bonjour, marquis, dit-il en saluant de Pourrières avec une politesse tout à fait aristocratique: vous le voyez, je suis exact; je vous apporte votre part et celle de votre fidèle Achate, ajouta-t-il en souriant gracieusement à Roman.
—Y a-t-il gras[188]? répondit celui-ci.
—Vraiment, mon cher Roman, s'écria le vicomte de Lussan, vous êtes insupportable; ne pouvez-vous, lorsque nous sommes entre nous, employer le langage des honnêtes gens; je ne sais si vous êtes comme moi, Marquis, mais je ne puis entendre prononcer un mot d'argot sans me sentir les nerfs agacés.
—Allons, cher vicomte, ne faites pas la guerre à ce pauvre Roman et parlons d'affaires. Que nous apportez-vous?
—Deux mille francs pour vous et Roman.
—Ce n'est guère, dit celui-ci.
La moisson au bal de l'Opéra n'a pas été aussi bonne que nous l'espérions, Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste.
—Cela m'étonne, dit encore Roman, Maladetta et Lion sont ordinairement très-exacts.
—Leur absence nous a été très-préjudiciable; Robert et Cadet-Vincent ont été assez heureux; ils ont dévalisé complètement la boutique d'un petit orfévre de la rue Pastourelle; les deux enfants et Lasaline ont rapporté quelques manteaux; on a retiré du tout six mille francs, le tiers pour vous et Roman, mille francs pour moi, le reste a été partagé entre les autres.
—Les charrieurs à la mécanique et les autres ont-ils rapporté quelque chose?
—Ils ne sont pas sortis. Vraiment, marquis, vous devriez nous débarrasser de cette canaille.
—Pourquoi? ce sont des gens intrépides qui se contentent de peu et qui seront très-utiles si l'occasion de les employer se présente. Mais parlons d'autre chose. Vous connaissez sans doute, vous qui êtes reçu dans la bonne compagnie, madame la comtesse de Neuville?
—Je suis de toutes ses réunions.
—Ainsi vous pouvez me présenter chez elle.
—Non pas chez elle, cher marquis, mais chez la marquise de Villerbanne, tante de son mari; mais, permettez... pour quelles raisons désirez-vous être présenté à madame de Neuville?
—Cette comtesse ressemble à la Nichon, dit Roman... Et Pourrières qui l'a vue par hasard est devenu amoureux d'elle.
—Diable, diable, mais c'est que moi aussi je suis presque amoureux de madame de Neuville et je ne sais si je dois donner à de Pourrières des armes pour me combattre.
—Comment, vicomte, vous me craignez!
—Oh! ce n'est pas sans peine que je ferai ce que vous désirez.
—Allons donc, mon cher de Lussan, nous agirons chacun de notre côté, le plus heureux ou le plus adroit réussira; mais comme vous êtes plus jeune et beaucoup plus joli garçon que moi, toutes les chances sont en votre faveur.
—Je le souhaite, cher marquis... Au reste, ce que vous désirez sera fait.
Roman, qui depuis quelques instants lisait un journal qu'il avait pris sur le bureau du marquis, jeta tout à coup un cri de surprise:
—Qu'y a-t-il donc? demandèrent en même temps de Pourrières et de Lussan.
—Je ne suis plus étonné de ce que Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste! dit Roman... Ils sont morts.
—Morts! s'écria de Lussan.
—Oui, morts! ajouta Roman, tout ce qu'il y a de plus mort, écoutez ceci:
«Paris, 10 février 1839.
»Une jeune femme douée de la plus agréable physionomie, habitait avec un jeune homme, un modeste logement de la rue des Lions Saint-Paul. Depuis quelque temps, cette jeune femme qui s'était d'abord fait remarquer par sa pétulance et sa vive gaieté, était triste, et souvent ses voisines remarquèrent le matin l'extrême pâleur de son visage et la trace de larmes répandues, sans doute, pendant la nuit.
»Elle ne répondit jamais aux questions obligeantes qui lui furent adressées. On sut cependant bientôt, que le jeune homme avec lequel elle vivait la maltraitait d'une manière horrible.
»Hier, dans la matinée, elle eut avec lui une violente altercation durant laquelle une voisine, qui, attirée par le bruit, s'était approchée de sa porte, entendit distinctement le jeune homme prononcer ces mots: Je ne changerai pas de conduite pour te plaire.» Cette voisine ne put en entendre davantage. La porte de l'appartement dans lequel se trouvaient les deux jeunes gens, fut ouverte avec précipitation et le jeune homme sortit en disant: «Ne m'attends pas cette nuit, je vais au bal de l'Opéra.»
»Sur les neuf heures du soir, un homme que l'on croit être un ouvrier serrurier, qui portait sur l'épaule cette trousse que l'on nomme communément le sac en ville, et qui tenait à la main un marteau, vint demander dans la maison une demoiselle Elisabeth Neveux. La portière répondit que ce nom lui était inconnu, mais l'ouvrier dépeignit si exactement la physionomie, les allures, le costume habituel de la personne à laquelle il donnait le nom d'Elisabeth Neveux, que la portière l'envoya chez la jeune femme dont nous parlons, qui n'était connue dans la maison que sous le nom de madame Lion.
»L'ouvrier était chez elle depuis environ une heure et demie, lorsque le sieur Lion rentra, accompagné d'un jeune Italien nommé Maladetta, qui venait souvent le voir. Ces jeunes gens n'étaient pas ivres, mais on pouvait sans peine s'apercevoir qu'ils avaient copieusement dîné.
»Quelques instants après, on entendit dans l'appartement du sieur Lion, le bruit des sanglots de la jeune femme, puis des cris perçants. Les voisins accouraient, lorsqu'un homme, l'ouvrier qui était venu demander la dame Lion sous le nom d'Elisabeth Neveux, descendit l'escalier renversant tout ceux qui voulurent s'opposer à son passage et prit la fuite.
»Un horrible spectacle vint épouvanter les regards des premières personnes qui entrèrent dans l'appartement du sieur Lion, les deux hommes que moins d'une demi-heure auparavant, on avait vus pleins de vie et de santé, étaient étendus sur le carreau, morts tous deux et horriblement défigurés par les effroyables blessures qu'ils avaient reçues.
»La justice a été immédiatement avertie et un substitut de monsieur le procureur du roi s'est rendu sur les lieux, accompagné d'un juge d'instruction.
»La jeune femme a été mise sous la main de la justice; cependant les circonstances qui paraissent avoir accompagné cet abominable assassinat ne sont pas de nature à démontrer d'une manière positive sa culpabilité; cependant, lorsqu'on lui a demandé si elle connaissait l'auteur du crime, elle a positivement refusé de donner son nom, bien qu'il soit certain qu'il ne lui est pas inconnu.
»Une circonstance imprévue est venue augmenter les ténèbres qui enveloppaient déjà ce tragique événement. Dans une armoire cachée derrière un secrétaire, on a découvert une énorme quantité de montres, de tabatières, de bijoux de toute espèce. Faut-il conclure de cette découverte, que les deux victimes appartenaient à cette catégorie de voleurs, qu'en termes de police on nomme tireurs ou fourlineurs, ou bien étaient-ils des recéleurs? C'est ce que l'instruction décidera.
»L'assassin a laissé sur le théâtre du crime, l'instrument qui lui a servi pour le commettre; c'est un de ces forts marteaux dont se servent habituellement les ouvriers serruriers. On a aussi trouvé son sac, dans lequel sont ses outils.»
—Il ne reste plus, dit Roman, interrompant sa lecture, que de Pourrières et Lussan avaient écoutée avec beaucoup d'attention, que le commentaire obligé du journaliste.
«Ce crime commis avec tant d'audace, à dix heures et demie du soir, au centre d'un quartier populeux, est venu tout à coup jeter l'épouvante dans la population. Chacun se demande à quoi sert une police, etc., etc.»
—Ce n'est point un escarpe[189] qui a réglé le compte de nos amis, dit Roman, lorsqu'il eut achevé la lecture du journal.
—Je ne regrette pas ces deux individus, répondit de Lussan, les nécessités de notre industrie me forçaient de me trouver souvent avec eux, et je vous assure, cher marquis, que cela me faisait beaucoup souffrir, c'étaient des hommes sans éducation qui n'avaient nulle élégance dans les manières. Je m'étais cependant intéressé à Lion, je l'avais conduit chez mon tailleur, un véritable artiste, peines perdues, mon cher.
—C'étaient de braves garçons, ajouta de Pourrières. Mais, après tout, j'aime mieux les savoir morts qu'arrêtés; c'est beaucoup plus sûr. Les morts sont discrets.
La conversation continua quelques instants encore, puis de Lussan quitta de Pourrières et Roman, après avoir salué le marquis et son ami avec cette grâce et cette urbanité, apanage ordinaire d'un gentilhomme de bonne maison.
Madame de Neuville et Laure de Beaumont, son amie, habitaient rue Saint-Lazare, près celle Larochefoucault, une de ces anciennes et vastes demeures qui ne ressemblent en rien aux constructions de notre époque, auxquelles une main parcimonieuse paraît avoir mesuré l'air et l'espace. Le comte de Neuville, gentilhomme de bonne souche, était, au moment où commence cette histoire, colonel au corps royal d'état-major, et tous ses grades avaient été acquis sur le champ de bataille, toutes les décorations qui brillaient sur sa poitrine, avaient été le prix du sang ou d'une action d'éclat, ce qui n'est pas commun par le temps qui court.
Le comte de Neuville était doué de cette franchise de cœur, apanage ordinaire des hommes qui ont longtemps vécu dans les camps; et les seuls défauts qu'il eût été possible de lui reprocher avec quelque apparence de raison, étaient une extrême susceptibilité et une certaine violence de caractère qui seraient passées inaperçues chez tout autre individu, mais que faisaient remarquer son âge et sa position dans le monde.
Comme on le pense bien, Lucie, en épousant le comte de Neuville, n'avait pas contracté un mariage d'inclination; mais comme elle n'était, avant son mariage, jamais sortie du pensionnat dans lequel elle avait été élevée, elle avait accepté sans éprouver le moindre chagrin un homme que des qualités estimables et un extérieur qui, sans être séduisant, n'était pas dépourvu d'un certain charme, recommandaient suffisamment.
Grâce aux soins éclairés des personnes qui avaient fait son éducation, elle n'avait pas lu les productions échevelées des femmes incomprises de notre époque; aussi elle avait envisagé sa position sans répugnance, et les bonnes qualités de son époux aidant, elle en était venue à éprouver pour lui cet attachement calme et réfléchi qui dure souvent plus longtemps que l'amour, et presque toujours conduit au port après une vie parfaitement heureuse, lorsque des événements imprévus ne viennent pas déranger le cours ordinaire de l'existence.
La comtesse Lucie de Neuville était une très-jeune et très-jolie femme, quelque peu capricieuse, assez volontaire, mais bonne, spirituelle, douée en un mot de cette générosité grande, et de cette parfaite distinction qui paraissent n'appartenir qu'à de certaines individualités.
Lucie avait perdu son père quelques mois après son mariage; son frère aîné, élevé loin d'elle, avait été tué en Afrique lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant; son mari était donc le seul homme au monde dont la protection lui fût acquise.
Laure de Beaumont était orpheline, mais un oncle maternel qui habitait une contrée éloignée s'intéressait à elle, et à la fin de chaque semestre faisait tenir à la maîtresse du pensionnat dans lequel elle avait été élevée avec madame de Neuville, une somme assez considérable pour lui assurer tous les soins et tous les égards imaginables.
Lorsque Lucie eut épousé le comte de Neuville, désirant ne pas être séparée de Laure qu'elle aimait et dont elle était aimée, elle avait voulu qu'elle vînt habiter son hôtel et en avait fait son amie et sa compagne de tous les instants.
L'oncle de Laure, dont le comte de Neuville avait sollicité le consentement, avait approuvé cet arrangement, qui permettait à sa nièce de quitter son pensionnat et lui donnait dans le monde une position convenable.
Laure avait dix-huit ans: c'était une blonde charmante, rien n'était plus séduisant que la gracieuse désinvolture de ses mouvements; le bleu azuré de ses yeux faisait excuser la pâleur de son visage, et ses traits, empreints de cette distinction, apanage ordinaire des races privilégiées, décelaient une belle âme; on ne pouvait l'entendre sans éprouver une douce émotion; en un mot, cette jeune fille paraissait être la réalisation d'un de ces rêves qui viennent quelquefois caresser notre imagination lorsque nous avons vingt ans, rêves dorés dont nous conservons toujours le souvenir.
Voilà quelles étaient les deux femmes que nous avons rencontrées chez la mère Sans-Refus. Nous devons maintenant faire connaître à nos lecteurs l'événement qui avait conduit madame de Neuville et sa compagne dans cet ignoble lieu.
Monsieur de Neuville, que le ministre de la guerre avait nommé chef de l'état-major d'une division employée en Algérie, était parti quelques jours auparavant pour se rendre à son poste. Ce départ avait beaucoup contrarié sa jeune épouse, qui redoutait pour lui les dangers qu'il allait courir; mais le colonel, en partant, l'avait rassurée autant du moins que cela lui avait été possible, et ne voulant pas que son absence, pendant la saison des bals et des réunions, privât la jeune femme des plaisirs que sans doute elle avait espérés, il lui avait fait promettre qu'elle irait dans le monde, il lui avait surtout recommandé de ne pas négliger une de ses parentes, la marquise de Villerbanne.
Les salons de la marquise de Villerbanne, qui habitait un des hôtels de la place Royale, étaient un terrain neutre sur lequel se rencontraient tous les hommes distingués de la société parisienne; gentilshommes, artistes, militaires, littérateurs ou diplomates y étaient bien reçus, lorsque des qualités personnelles les rendaient dignes de la position qu'ils occupaient dans le monde; aussi ces réunions étaient-elles brillantes, animées, et, ce qui est rare, on ne s'y ennuyait jamais.
Madame de Neuville et Laure, belles toutes deux d'une beauté différente, toutes deux jeunes et pleines de grâces, étaient les reines de ce salon, dans lequel cependant il n'était pas rare de rencontrer de très-jeunes, très-jolies et très-aimables femmes.
Quelle est la femme; quelque dose de sagesse qu'on lui suppose, qui n'est pas flattée d'être l'objet des hommages empressés d'une foule d'hommes distingués, surtout lorsque ces hommages peuvent paraître désintéressés et provoqués seulement par une admiration vivement sentie.
On ne sera donc pas étonné lorsque nous dirons que toutes les recommandations que monsieur de Neuville avait faites à sa femme, celle de ne pas négliger madame de Villerbanne était la plus exactement observée.
Madame de Neuville et Laure, après avoir donné à leur toilette ce soin consciencieux que de jolies femmes ne négligent jamais, et qui doit ajouter une nouvelle force à la puissance de leurs attraits, attendaient dans le salon que les chevaux fussent attelés au coupé, lorsque Paolo entra.
Paolo avait trente-cinq ans, il était depuis six ans au service du baron de Noirmont, père de madame de Neuville, lors du mariage de celle-ci. C'était un savoisien dont plusieurs années de séjour à Paris n'avaient pas changé les mœurs primitives, bon, franc, loyal, plein de dévouement, type de ces domestiques que l'on ne rencontre maintenant que dans les romans ou dans les opéras-comiques, il se croyait un des membres de la famille qu'il servait, il respectait monsieur de Neuville, il aimait sa jeune maîtresse.
Il était entré dans le salon pour annoncer que les chevaux allaient être prêts dans quelques minutes, cela fait il resta, Lucie devina qu'il avait quelque chose à lui dire.
—Vous avez quelque chose à me dire, Paolo, lui dit-elle en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire.
—C'est vrai, madame la comtesse, mais je ne sais si je dois...
—Allons, ne craignez rien et expliquez-vous.
—Paolo sortit une lettre de la poche de son gilet: On m'a prié de vous remettre cette lettre, mais elle vient d'une personne à laquelle monsieur le comte a fait défendre la porte de l'hôtel, à mademoiselle de Mirbel et je n'ose...
—Une lettre d'Eugénie, dit Lucie, après ce qui s'est passé.
—Cette lettre vient de m'être remise par une vieille femme en guenilles, mademoiselle de Mirbel est, à ce qu'elle assure, très-malade et très-malheureuse, j'ai pensé que madame la comtesse... Les yeux du bon serviteur étaient pleins de larmes, madame de Neuville vit qu'il n'osait pas lui dire tout ce qu'il savait.
—Vous avez bien fait, Paolo, lui dit-elle, donnez-moi la lettre de mademoiselle de Mirbel, laissez-nous maintenant, je sonnerai si j'ai besoin de vous.
—Tu n'as pas oublié Eugénie de Mirbel, dit madame de Neuville après avoir parcouru la lettre qu'elle avait décachetée.
—Eugénie de Mirbel, répondit Laure, une jolie brune qui est entrée dans le monde quelques mois après mon arrivée au pensionnat.
—Oui, je sais maintenant pourquoi monsieur de Neuville m'a défendu de la recevoir, ah! les hommes ont bien peu d'indulgence pour les fautes qu'ils nous font commettre, écoute ceci:
«Avez-vous oublié, celle qui fut votre amie lorsqu'elle était rieuse et innocente jeune fille? je ne le crois pas. S'il en est ainsi, si vous avez conservé le souvenir de la pauvre Eugénie de Mirbel, au nom de tout ce que avez de plus cher au monde, je vous en supplie, venez à mon secours, ou plutôt venez au secours de mon enfant. Il faut, Lucie que je sois bien misérable pour oser vous écrire après ce qui s'est passé, si j'étais seule à souffrir, si je n'avais pas à côté de moi, sur le grabat que je ne dois plus quitter, une faible et innocente créature, qui elle aussi va mourir si personne ne vient la secourir, j'aurais eu assez de courage pour quitter la vie sans presser une main amie, sans rencontrer pour m'aider à mourir, un regard affectueux; mais je suis mère! Lucie, puissiez-vous ne jamais connaître les horribles souffrances d'une mère qui ne peut rien faire pour son enfant, qui va mourir à côté d'elle de froid et de faim. De froid et de faim, Lucie! Si vous craignez de désobéir à monsieur de Neuville, lisez-lui ma lettre, mettez-vous à genoux devant lui, dites-lui que l'on pardonne beaucoup à ceux qui vont mourir, et il vous laissera venir, mais au nom du ciel, au nom de votre respectable père qui était l'ami du mien, hâtez-vous; mes seins sont desséchés, ma pauvre petite fille pleure et je n'ai pas seulement un sou, un sou! pour lui acheter un peu de lait.»
—Partons de suite, Lucie, dit Laure lorsque madame de Neuville eut achevé la lecture de cette lettre; partons de suite, si M. de Neuville était ici, il viendrait avec nous, j'en suis sûre.
—Oh! oui, répondit Lucie, M. de Neuville m'a défendu de voir Eugénie, et il avait raison, mais elle n'était pas malheureuse alors.
Lucie et Laure jetèrent une pelisse sur leurs épaules puis madame de Neuville sonna, ce fut Paolo qui se présenta.
—Vous allez me chercher un fiacre sur la place la plus voisine, vous le conduirez près de la petite porte du jardin, rue Larochefoucault, où vous m'attendrez, lui dit-elle.
Bien qu'elle n'eût pas l'intention de cacher à son mari la démarche qu'elle allait faire, madame de Neuville croyait devoir se servir d'une voiture de place, afin de ne pas se trouver, pour ainsi dire, obligée de déduire à ses gens, les raisons qui l'engageaient à visiter une personne qui demeurait dans la rue de la Tannerie, au lieu d'aller passer la soirée chez madame de Villerbanne.
La soirée était déjà avancée, lorsque Lucie et Laure montèrent en voiture après avoir traversé le vaste jardin de l'hôtel.
—Cette pauvre Eugénie, disait madame de Neuville en montant en voiture, il faut qu'elle soit bien malheureuse, pour s'être déterminée à m'écrire une lettre semblable à celle que je viens de recevoir; oh! mon amie, combien nous devons nous trouver heureuses, si nous comparons notre sort à celui de la pauvre Eugénie de Mirbel.
La comtesse ne dit plus rien pendant tout le temps que le fiacre mit à franchir l'espace qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Tannerie; le sort malheureux de son ancienne amie paraissait l'affecter vivement, et Laure, sur laquelle la tristesse qui assombrissait ses traits paraissait réagir, n'osait troubler ses réflexions.
On démolissait en ce moment, dans la rue de la Tannerie, les vieilles masures qui ont fait place aux constructions nouvelles, qui avoisinent maintenant la place de l'hôtel de ville; la rue, déjà étroite, était encombrée de gravois, qui la rendait impraticable aux voitures, aussi avait-elle été barrée; les deux femmes avaient donc été forcées de laisser le fiacre qui les avait amenées au coin de la rue Planche-Mibray.
Elles trouvèrent sans difficulté la demeure d'Eugénie de Mirbel, la pauvre fille n'avait pas fait une peinture exagérée de son affreuse misère, dont l'aspect navra le cœur de madame de Neuville.
Les murs de la mansarde qu'elle habitait étaient nus, et le vent s'y frayait un passage, malgré les tampons de chiffons avec lesquels on avait essayé de remplacer les vitres absentes, du châssis d'imposte qui éclairait ce galetas, Eugénie était couchée sur un mince matelas d'étoupes, posé sur un mauvais lit de sangle, et couverte seulement d'une légère couverture de coton, jadis blanche; elle tenait entre ses bras une jolie petite fille âgée au plus de trois mois, les yeux de la pauvre mère, profondément enfoncés dans leur orbite et entourés d'un cercle noir, annonçaient qu'elle était en proie à une fièvre dévorante.
—Ah! te voilà, dit-elle lorsqu'elle vit entrer madame de Neuville suivie de Laure; je croyais que tu ne viendrais pas, je suis si malheureuse!
—Ma pauvre Eugénie! s'écria Lucie en fondant en larmes, oh! oui, tu es bien malheureuse!... Mais pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus tôt?
—Ecoute, Lucie, je vais mourir, dit Eugénie en attirant vers elle la comtesse de Neuville pour lui montrer son enfant; je vais mourir, mais tu prendras soin de ma fille; tu me le promets, n'est-ce pas?
—Non, tu ne mourras pas, ma pauvre amie, tu es jeune, la nature est forte à ton âge.
Eugénie secoua tristement la tête.
—Occupe-toi de ma fille, dit-elle en mettant son enfant entre les bras de la comtesse.
Lucie envoya chercher un médecin, une garde, fit acheter tout ce qui était nécessaire pour attendre qu'Eugénie eût repris assez de forces pour pouvoir être transportée dans une maison de santé: elle donna un peu d'argent à la vieille femme qui avait apporté la lettre de son ancienne amie; tous ces soins avaient nécessité un temps assez long, aussi était-il près de minuit lorsqu'elle quitta son amie, en lui promettant de venir la voir dans la journée du lendemain. Le lecteur sait comment elle fut, ainsi que Laure, renversée par Vernier les bas bleus, qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus à la suite d'une querelle, et quelles furent les suites de cette chute.
Une demi-heure après sa sortie de chez la mère Sans-Refus, la comtesse de Neuville, ainsi que nous l'avons dit, rentrait à son hôtel, avec Laure, par la petite porte du jardin, près de laquelle, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, Paolo était démeuré en faction.
La blessure de madame de Neuville, sans être très-grave, nécessitait cependant des soins immédiats; elle fit donc appeler de suite le docteur Matheo, médecin ordinaire de l'hôtel.
Les remèdes du docteur l'avaient beaucoup soulagée; cependant, ainsi que cela arrive souvent lorsque l'on vient d'éprouver de violentes sensations, elle passa une nuit très-agitée; des songes qui retraçaient à son esprit les événements qui venaient de se passer, vinrent troubler son sommeil; et lorsqu'elle s'éveillait le front baigné de sueur, la pensée des dangers qu'elle avait courus, et auxquels elle avait exposé sa jeune amie, venait porter le trouble dans tous ses sens.
Toutes ses inquiétudes redoublèrent lorsqu'elle s'aperçut qu'on lui avait volé un petit carnet orné d'incrustations qui contenait, outre ses cartes, deux billets de banque de mille francs.
Laure, qui avait passé la nuit près d'elle, et à laquelle elle faisait connaître cette circonstance, et les craintes qu'elle lui inspirait, cherchait à la consoler de son mieux. Nous avons commis, lui disait Lucie, une grave inconséquence en nous risquant à une heure indue dans un quartier désert...
—A-t-on le temps de penser à tout, lorsqu'il s'agit de faire une bonne action? lui répondit Laure. Au reste, c'est sans raison que tu t'inquiètes; celui qui a volé ton carnet ne s'attachera sans doute qu'à la valeur des billets.
—Mais cet homme, d'abord si brutal et qui a pris si subitement le ton, les manières et le langage d'un homme du monde, et qui a empêché l'un de ceux qui sont sortis de la salle du fond de me prendre mon collier, qui peut-il être?
—Sans doute un honnête ouvrier qui n'a pas voulu voir commettre en sa présence un vol qu'il pouvait empêcher.
—Tu te trompes, Laure, cet homme n'est pas un ouvrier, et je ne sais pourquoi, mais ce que je crains le plus, c'est que ce soit entre ses mains que soit tombé mon carnet.
—De grâce, tranquillise-toi, ma chère Lucie, il y a mille à parier contre un que ce que tu crains n'arrivera pas.
Laure parlait encore, lorsqu'une femme de chambre annonça le valet qui avait été expédié par le marquis de Pourrières, madame de Neuville brisa le cachet armorié du paquet qui lui fut remis, et en ouvrit l'enveloppe en tremblant, il contenait le carnet, les deux billets de banque, et parmi les cartes, un petit billet dont voici le contenu:
«Je bénis le ciel qui a fait tomber entre mes mains le carnet que vous avez perdu dans la maison où je vous ai rencontrée; j'espère, madame la comtesse, qu'il me sera permis de vous présenter mes hommages en un lieu plus convenable.»
La comtesse ne put rien apprendre du domestique qu'elle voulut questionner elle-même, il obéit scrupuleusement à la consigne qu'il avait reçue.
Les armes qui ornaient la lettre et la main qui l'avait tracée, étaient tout à fait inconnues à madame de Neuville.
Un marchand de nouveautés et de mercerie, et sa femme, habitaient depuis plusieurs années une jolie petite maison de la rue des Consuls à Toulouse.
Le succès avait couronné la constante activité et la loyauté bien connue de ce marchand qui, petit à petit, était devenu un négociant recommandable et avait acquis une fortune qui, chaque jour, devenait plus rondelette; le père Salvador, il se nommait ainsi, avait longtemps désiré un enfant, enfin le ciel avait exaucé ses vœux et après dix ans d'union, son alerte et intelligente ménagère avait donné le jour à un fils dont la venue ici-bas avait été célébrée par une fête à laquelle avaient été conviés tous les amis et voisins.
Un de ces repas homériques comme il ne s'en fait qu'en province, repas qui durent plusieurs heures pendant lesquelles on débouche les vieilles bouteilles réservées pour les grandes occasions, et dont on conserve le souvenir pendant plusieurs années avait couronné la fête.
Le fils du père Salvador, à quatorze ans, paraissait en avoir dix-huit, tant il était grand et bien constitué. Les jeunes filles remarquaient déjà la régularité de ses traits, ses beaux yeux bleus et ses magnifiques cheveux blonds dont les longues boucles tombaient jusque sur ses épaules.
La nature avait accordé au jeune Salvador ses plus précieuses faveurs, son intelligence n'était pas au-dessous des agréments de sa personne, aussi avait-il obtenu au collège les plus éclatants succès, à quinze ans il allait passer son examen de bachelier ès-lettres, et ses parents, dont il était l'orgueil et la joie, voulaient en faire un avocat. «Notre fils sera bien sûr un avocat distingué, et maintenant un avocat distingué peut tout espérer,» disait souvent à sa ménagère le bon père Salvador, qui lisait les journaux du temps et qui n'était pas aussi simple que le prétendaient ses voisins.
La maison du père Salvador était assez vaste pour qu'il lui restât quelques chambres sans emploi; l'honnête négociant qui savait tirer parti de tout, avait fait meubler ces chambres, qu'il louait soit à des marchands étrangers, soit à des officiers de la garnison, mais le père Salvador n'admettait pas tout le monde au nombre de ses locataires, en fait de marchands, il ne recevait que ceux qui se recommandaient d'un de ses correspondants; il ne voulait en fait d'officiers que ceux dont l'âge et le grade pouvaient garantir la conduite, une seule fois, il avait dérogé à ses habitudes; un homme qui s'était dit négociant à Marseille, et dont au reste les papiers de sûreté étaient parfaitement en règle, s'était présenté chez lui sans être porteur de la recommandation obligée, le père Salvador aurait bien voulu ne pas lui accorder sa demande, mais cet homme était doué d'une physionomie si honnête, il s'exprimait avec tant de politesse, qu'il n'avait pas osé le refuser.
Cet homme était revenu plusieurs fois, et sa conduite d'une rigidité exemplaire, qui ne s'était pas démentie depuis plusieurs années, la constante régularité de ses habitudes, lui avaient acquis enfin la confiance des époux Salvador, qui avaient pris l'habitude de le consulter lorsqu'il s'agissait pour eux d'une affaire importante.
Cet étranger, qui se faisait appeler Duchemin, paraissait aimer beaucoup le jeune Salvador, qui, de son côté, le voyait toujours arriver chez son père avec un nouveau plaisir. Il causait souvent avec lui de ses études, il lui faisait raconter les nombreux voyages qu'il disait avoir faits, et le jeune homme qui rêvait une vie aventureuse, s'enthousiasmait à ces récits combinés avec assez d'art pour éveiller son imagination sans blesser les susceptibilités des parents. Ceux-ci, charmés de ce qu'on fournissait à leur fils l'occasion de faire montre des connaissances qu'il avait acquises, accordaient à l'étranger une légère portion de l'attachement qu'ils avaient voué à leur unique enfant.
Duchemin, que les nécessités de son commerce amenaient deux ou trois fois par année à Toulouse, se trouvait chez les époux Salvador au moment où leur fils se disposait à passer son examen de bachelier ès-lettres. Duchemin, qui avait annoncé son départ, le retarda pour assister au triomphe du jeune homme, il fut reçu, cela n'étonna personne; cependant la joie de ses parents fut grande, et Duchemin fut invité à prendre part à la petite fête qui fut donnée à cette occasion.
Le lendemain, Duchemin annonça qu'il devait aller à Muret, où il resterait trois jours; il fit naître au jeune homme l'idée de demander à ses parents la permission de l'accompagner. Le père Salvador ne pouvait rien refuser à son fils après un triomphe aussi éclatant que celui qu'il venait d'obtenir, aussi s'empressa-t-il d'accorder au jeune homme la légère faveur qu'il sollicitait, et le lendemain, à sept heures du matin, une voiture de louage vint prendre les voyageurs. Le temps était superbe, et le ciel bleu, parsemé de petits nuages argentés, annonçait une belle journée, tout le monde était joyeux; cependant, en voyant son fils bien-aimé quitter pour la première fois le toit paternel, la mère ne put retenir ses larmes; une voix secrète qu'elle s'efforçait en vain d'étouffer, un pressentiment que rien n'avait pu faire naître et que rien ne justifiait, lui disait qu'elle ne reverrait plus son enfant: elle cherchait sans pouvoir y parvenir à chasser les pensées affligeantes qui traversaient son esprit et elle allait déclarer qu'elle ne pouvait consentir à se séparer de son fils, lorsque le cheval prenant le petit trot, la voiture s'éloigna.
—Que Dieu et la sainte Vierge le protègent! dit madame Salvador, lorsque la carriole d'osier, qui emportait son cher fils, disparut au milieu des tourbillons de poussière qu'elle soulevait sur la route.
Le ciel n'exauça pas les vœux de la pauvre mère, le soleil qui devait éclairer la journée du retour se leva radieux et le fils ne revint pas. Des semaines, des mois, des années se passèrent sans que ses parents entendissent parler de lui; enfin, brisés par la douleur, ils tombèrent après avoir répandu leur dernière larme.
Duchemin (nous connaîtrons plus tard le véritable nom de cet homme) appartenait à une honnête famille du midi de la France; il avait reçu une assez bonne éducation, et était doué de capacités assez éminentes pour occuper dans le monde une position honorable.
Ses parents étant morts lorsqu'il n'était encore qu'un enfant, sa tutelle avait été confiée à un homme trop égoïste pour comprendre les devoirs qu'imposent d'aussi saintes fonctions, cet homme cependant avait administré la petite fortune de son pupille avec assez d'intelligence et de probité, et lorsque celui-ci avait été majeur, il lui avait remis son compte en livres, sous et deniers; puis il s'était fait donner une décharge, avait souhaité au jeune homme toutes sortes de prospérités et ne s'était plus occupé de lui.
Duchemin s'était donc trouvé à vingt ans maître absolu de ses actions et possesseur d'une somme qu'il se hâta de dissiper.
C'est ce qui devait arriver.
Après quelques années durant lesquelles il ne trouva pas un instant pour réfléchir, Duchemin s'aperçut un matin que son coffre était vide. Il fallait dire adieu aux plaisirs, chercher l'emploi de ses facultés, et demander à un travail de tous les instants une fortune peut-être moindre que celle qu'il avait si vite dissipée. Duchemin n'eut pas assez de courage pour faire cela.
Ce n'étaient donc pas les nécessités d'un commerce honorable qui amenaient Duchemin à Toulouse; il ne venait dans cette ville que pour vendre à un joaillier juif les bijoux et les pièces d'argenterie, fruit des rapines d'une association de malfaiteurs qui infestait le bois de Cuges à laquelle il était affilié.
Voulant exercer avec sécurité sa dangereuse industrie, Duchemin avait compris que le premier de ses soins devait être celui d'éviter les soupçons qui, à tort ou à raison, atteignent toujours l'étranger dont la présence dans une ville de province ne paraît pas suffisamment justifiée, si surtout il n'a pas eu la précaution de se loger dans ce qu'on appelle une maison bien famée. Aussi échangeait-il une faible partie de la somme que lui comptait le joaillier juif contre des marchandises que souvent il vendait à perte dans une autre ville; et lors de son première voyage à Toulouse, il avait d'abord songé à se procurer un logis tel qu'il le désirait. Le juif lui avait indiqué la maison du père Salvador, dont son extérieur honnête, et l'urbanité de ses manières lui avait fait ouvrir les portes.
Duchemin, doué d'une assez grande perspicacité, avait découvert, au milieu des brillantes qualités que possédait le jeune Salvador, le germe de plusieurs vices. Cette découverte et l'espérance qu'elle lui fit concevoir de se créer un complice sur lequel il pût compter dans tous les événements de sa vie aventureuse, le déterminèrent à enlever ce jeune homme à sa famille.
—Il n'eut pas beaucoup de peine à gagner l'amitié et la confiance du jeune Salvador, qui eut bientôt oublié ses parents et qui se lança avec une ardeur toute juvénile au milieu des plaisirs faciles que Duchemin faisait en quelque sorte naître sous ses pas.
Salvador, pour échapper aux recherches actives qui avaient été faites par sa famille, avait d'abord pris le nom d'Aymard. Ce fut sous ce nom qu'il fit ses premières armes. Arrivé, après avoir parcouru une notable partie de la France, dans une des villes du nord, il fut reçu chez une jeune veuve fort riche à laquelle il avait su inspirer de l'amour; il lui vola, à l'instigation de Duchemin, un écrin d'une valeur considérable. La jeune femme ne pensa pas un seul instant à accuser celui qu'elle aimait, et ce premier succès ayant enhardi Salvador, il fabriqua plusieurs faux, au moyen desquels des sommes considérables furent enlevées à divers banquiers de la France et de la Belgique.
Un certain jour, la fortune se lassa de favoriser les entreprises du jeune homme, il fut arrêté au moment où il venait de commettre un vol chez un riche bourgeois de Valenciennes où il se trouvait alors, mais aidé par ses complices qui, plus heureux que lui, n'avaient pas été pris, il parvint à se tirer des mains de la gendarmerie.
Duchemin et le jeune homme qu'il était allé arracher au foyer paternel pour en faire son complice, étaient vivement poursuivis; on savait qu'ils étaient auteurs des faux nombreux qui venaient d'épouvanter le commerce, et le signalement de ces deux malfaiteurs avait été envoyé dans toutes les communes du royaume. Duchemin et Salvador, pour laisser aux recherches le temps de se ralentir, quittèrent la France, qu'ils traversèrent et s'embarquèrent à Marseille sur un paquebot qui faisait voile pour l'Italie.
L'argent ne leur manquait pas: ils arrivèrent donc à Turin en grand équipage. Salvador prit le nom de vicomte de Lestang, et se fit passer pour un jeune homme de noble famille qui voyageait accompagné de son gouverneur pour achever son éducation. Les maisons les plus honorables de Turin furent ouvertes au jeune gentilhomme français, dont tout le monde, et particulièrement les femmes, admiraient la beauté et les excellentes manières. Salvador avait capté les bonnes grâces de madame Carmagnola, l'une des femmes les plus distinguées de la ville, cette dame, encore très-désirable, avait cependant atteint l'âge auquel une femme peut sans se compromettre témoigner de l'intérêt à un aimable jeune homme, Salvador était devenu un des plus intimes de son petit cercle. Duchemin, en sa qualité de gouverneur, accompagnait partout son élève il examinait les lieux, prenait adroitement une empreinte, des fausses clés étaient fabriquées, et bientôt on entendait parler dans la ville d'un vol, dans les yeux peu exercés de la police turinaise ne pouvaient deviner les moyens d'exécution.
—Salvador et Duchemin avaient retrouvé à Turin plusieurs de leurs complices, auxquels ils avaient écrit de venir les joindre, ils formèrent entre eux le projet de voler la caisse de la maison Carmagnola. Tout fut préparé pour assurer la réussite de ce crime: des fausses clés furent préparées et, au moment indiqué, les complices se réunirent près du lieu où ils devaient opérer; la nuit était obscure, et grâce à une forte pluie, les rues étaient désertes: toutes les portes de la maison du riche banquier Carmagnola furent ouvertes avec une dextérité surprenante, et les malfaiteurs arrivèrent sans obstacle dans la pièce où se trouvait la caisse qu'il s'agissait de vider; c'était un coffre en bois de chêne recouvert d'une plaque de fer d'une épaisseur raisonnable, scellé dans le mur par de fortes lames de fer, et fermé par trois serrures dont Duchemin n'avait pu se procurer les empreintes, il fallait donc les forcer, ce que les malfaiteurs essayèrent, en se servant d'un cric et de coins en buis, elles allaient céder sous les efforts redoublés de quatre hommes vigoureux, qui croyaient déjà tenir l'or et les billets de banque; lorsque tout à coup une bruyante détonation se fit entendre.
Les voleurs prirent la fuite; les coups de pistolets qui les avaient si fort effrayés, et les avaient arrêtés au moment où le vol qu'ils projetaient allait être consommé, n'étaient cependant pas dirigés contre eux. Le banquier Carmagnola qui devait le lendemain faire un petit voyage, avait remis ses pistolets à son domestique, en lui ordonnant de les mettre en état, et celui-ci avait déchargé imprudemment ces armes dans le jardin, sur lequel donnait la fenêtre de la petite pièce dans laquelle se trouvaient alors les voleurs.
Ceux-ci, en se sauvant, renversèrent presque le domestique qui, étonné de rencontrer au milieu de la nuit quatre individus dans le jardin de son maître, se mit sans hésiter à leur poursuite; il allait atteindre l'un d'eux, et les cris qu'il poussait allaient infailliblement amener du monde sur le lieu de la scène: le bandit se retourna l'attendit de pied ferme et lui porta en pleine poitrine un coup de poignard qui l'étendit sur le sol.
Débarrassés du domestique, les voleurs, que rien ne vint plus contrarier dans leur fuite, purent quitter l'hôtel Carmagnola, et se disperser sans être davantage inquiétés.
—Vous allez bien, mon cher, dit Duchemin à Salvador, lorsque tous deux se trouvèrent réunis devant un bon feu dans la chambre de l'hôtel de la Bonne-femme qu'ils habitaient, vous allez bien, c'est une justice à vous rendre; un homme blessé, tué peut-être.
—Ne fallait-il pas me laisser prendre? répondit Salvador, je tuerais dix hommes plutôt que de faire connaissance avec les prisons italiennes.
—Très-bien, mon cher élève. Un jour, je l'espère, vous surpasserez votre maître. Mais quels seront les résultats de tout ceci?
—Nuls; ce domestique, s'il n'est pas mort, ne pourra reconnaître personne puisque, suivant notre coutume, nous étions masqués.
Duchemin et Salvador en étaient là de leur conversation, lorsqu'un domestique de l'hôtel vint les prévenir qu'un inconnu désirait leur parler. Salvador répondit qu'on pouvait faire entrer.
—Demandez des chevaux de poste et partez à l'instant même, leur dit celui qu'on avait introduit auprès d'eux, et qui n'était autre qu'un de ceux qui les avait aidés dans la tentative de vol qui venait d'échouer, partez, si vous ne voulez pas être arrêtés dans quelques heures. La rumeur publique, corroborée par les assertions du domestique que vous avez blessé et qui prétend avoir reconnu M. le vicomte de Lestang, vous accuse hautement.
—Mais cela est impossible, s'écria Salvador, nous étions tous masqués.
—Votre masque se sera dérangé; vous avez peut-être dit quelques mots; tout ce que je puis vous dire, c'est que vous êtes reconnus, que je suis certain de ce que j'avance, et que les gens de justice sont actuellement chez le banquier. Faites maintenant ce que vous voudrez.
Salvador voulait rester et tenir tête à l'orage, mais Duchemin crut qu'il était plus sage de partir.
—Lorsque l'on a du beurre sur la tête, dit-il à son compagnon, il ne faut pas aller au soleil; le beurre fond et tache[190].
L'avis de Duchemin l'emporta, et quelques minutes après l'entretien que nous venons de rapporter, une voiture des frères Bonnafous emportait Salvador et ses deux compagnons.
A peine rentrés en France, ils volèrent le receveur général du Var, à Draguignan, auquel ils enlevèrent une somme de près de 35,000 francs, avec des circonstances assez singulières, que nous rapporterons pour donner à nos lecteurs la mesure du caractère audacieux de Salvador et de ses complices.
Salvador, en échangeant des espèces contre des mandats au porteur, sur divers receveurs généraux, mandats qui s'escomptent partout avec facilité, avait pu prendre toutes les empreintes qui étaient nécessaires; Duchemin, de son côté, qui de gouverneur du vicomte de Lestang était devenu son valet de chambre, avait si adroitement manœuvré, qu'il était parvenu à se lier avec le domestique de confiance du receveur-général.
Ce domestique couchait dans la pièce où se trouvait la caisse. C'était un très-honnête garçon et Duchemin vit de suite qu'il ne fallait pas songer à le corrompre. L'attaquer, le mettre, non pas peut-être en quartiers, mais au moins dans l'impossibilité de s'opposer à la réussite de leur entreprise, Salvador et ses compagnons l'eussent fait volontiers, mais le domestique, semblable à ce chien dont parle le bon la Fontaine, était de taille à se vaillamment défendre. Duchemin avait donc cru devoir l'aborder très-humblement. Quelques bouteilles de vin de Jurançon, offertes à propos, délièrent la langue du domestique, qui raconta toute son histoire à Duchemin.
Cette histoire était celle de tout le monde; cependant elle renfermait l'énonciation d'un fait dont Duchemin crut qu'il pourrait tirer parti. Le valet, dans le cours de sa narration, ayant parlé d'un vieux château, situé dans son pays, dans lequel, suivant lui, il revenait des esprits, Duchemin s'était mis à rire.
—Si vous aviez vu, comme moi, ces esprits, vous n'auriez pas envie de rire, s'était écrié le domestique.
—Vraiment, lui répondit Duchemin qui venait de concevoir les moyens de mener à bien l'entreprise qu'il méditait et avait repris son sérieux. Vraiment vous avez vu des esprits?
—Comme je vous vois.
Et le domestique raconta une de ces longues et lamentables chroniques qui se disent aux veillées.
La nuit était venue, et Duchemin et le domestique qui s'étaient arrêtés dans une petite auberge des environs de Draguignan, songèrent à rentrer en ville. La journée avait été chaude, et à des certains intervalles des flammes du feu Saint-Elme, si commun dans le Midi, apparaissaient dans la campagne. Le domestique, encore sous l'impression du récit qu'il venait de faire, paraissait en proie à la plus vive frayeur.
—J'ai toujours cru, disait-il en saisissant le bras de Duchemin, que ces petites flammes bleues étaient des âmes en peine.
—Vous pourriez bien avoir raison, lui répondait celui-ci.
Arrivés en ville ils se quittèrent.
Salvador avait approuvé le projet qu'avait conçu Duchemin.
Vêtus tous deux d'un costume complet de pénitent noir, ils s'introduisirent heureusement dans la pièce où couchait le domestique qui était comme nous l'avons dit, celle dans laquelle se trouvait la caisse. Leur compagnon faisait le guet.
Le pauvre gardien dont les rêves retraçaient les images dont il s'était occupé toute la journée, s'étant éveillé fut saisi d'une telle frayeur à la vue des deux effroyables fantômes qui se trouvaient devant ses yeux, qu'il n'eut pas la force de jeter un seul cri. Salvador et Duchemin ne perdirent pas de temps; tandis que le premier ouvrait la caisse avec les fausses clés qu'ils avaient fabriquées, le second jetait de la poudre de Lycopode sur la flamme d'une petite bougie qu'il tenait à la main.
Le malheureux domestique, qui se serait défendu avec courage s'il avait su avoir affaire à deux malfaiteurs, n'avait pas de force contre des esprits. Il perdit l'usage de ses sens.
Salvador et Duchemin se retirèrent sans rencontrer d'obstacles; mais par une fatalité singulière, le lendemain du jour où fut commis ce vol, les deux amis furent arrêtés, par un gendarme intelligent, au moment où ils allaient monter en diligence.
Traduits devant la cour d'assises d'Aix, ils furent condamnés tous deux à dix années de travaux forcés, et conduits au bagne de Toulon.
Lorsqu'un voleur, qui durant le cours de sa carrière s'est fait connaître par quelques action d'éclat, arrive au bagne, il a le droit que personne ne songe à lui contester de choisir la meilleure place du banc[191]; les braves garçons[192] lui apportent tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils dégarnissent même leur serpentin[193] pour améliorer celui du nouveau venu.
Les argousins, dont depuis quelque temps on a fait des adjudants, ont pour ces hommes une sorte de respect et des égards qu'ils n'accordent pas aux forçats qui expient un crime de peu d'importance.
L'entrée de Duchemin et de Salvador dans la salle nº 3[194], fut saluée par d'unanimes acclamations; les forçats se cotisèrent, le vin coula à flots, chacun raconta son histoire, et comme on le pense bien, ce furent les plus criminels qui obtinrent les plus bruyants applaudissements.
Salvador, lorsque Duchemin eut raconté son histoire aux doyens de la salle nº 3, obtint une légère part de la considération que l'on accordait à son compagnon; on loua beaucoup surtout sa présence d'esprit et son courage dans la tentative de vol commise chez le banquier Carmagnola.
Les deux amis s'étaient procurés, aussitôt leur arrivée au bagne, tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils s'étaient, en un mot, conduits comme des hommes résignés à subir une punition qu'ils reconnaissent avoir méritée; cependant telle n'était par leur intention; Duchemin portait sur lui une assez forte somme en billets de banque qu'il avait su soustraire à tous les regards, et comme au bagne aussi bien que partout ailleurs on trouve tout ce que l'on désire, lorsqu'on est en mesure de payer, il n'avait pas eu de peine à se procurer un de ces étuis de fer-blanc ou d'ivoire de quatre pouces de long sur environ douze lignes de diamètre qui peuvent contenir un passe-port, une scie et sa monture et auquel les voleurs ont donné le nom de bastrigue.
La jeunesse de Salvador, avait intéressé en sa faveur le commissaire du bagne, qui lui avait accordé une des places de sous-payot.
Les places de payot et de sous-payot, sont les plus belles et les plus lucratives de toutes celles qui peuvent être accordées aux forçats qui, par leur conduite ou leur éducation, se montrent dignes des faveurs de l'administration. Le payot, comme tous les autres sous-officiers de galère, est déferré et ne va pas à la fatigue[195]; mais il a de plus qu'eux, la permission de circuler librement dans l'intérieur du bague.
Duchemin et Salvador avaient tout préparé pour faciliter leur évasion, et ils attendaient avec patience un moment favorable, lorsqu'à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi clairvoyants que ceux de Duchemin, ils s'aperçurent que leur projet avait été deviné par un de leurs compagnons d'infortune.
Duchemin n'avait pas obtenu les même faveurs que Salvador, il était accouplé et allait à la fatigue; son compagnon de chaîne, qui subissait une condamnation à cinq ans, était un homme de vingt-trois à vingt-cinq ans, fortement constitué, ses traits, d'une régularité parfaite, étaient empreints d'une remarquable expression de résolution: nous dirons les causes qui avaient amené au bagne de Toulon, cet homme qui doit jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.
Le voyageur qui, après avoir parcouru les contrées du nord et de l'est de la France, arrive dans une de nos cités méridionales, pourrait croire qu'il se trouve transporté sur une terre étrangère, si l'uniforme des douaniers et des gendarmes, ne venait à chaque pas qu'il fait, lui rappeler qu'il n'a pas quitté le bon royaume de France; les peuples du midi, excités sans doute par l'ardeur du soleil qui brille sur leurs têtes, se passionnent avec la plus grande facilité; leur imagination, d'une extrême mobilité, court sans cesse les champs après toutes les occasions qui peuvent se présenter de l'occuper durant quelques instants. Qu'une des célébrités de l'époque, que ce soit un brave militaire, un artiste célèbre, ou un grand écrivain, arrive dans une des cités du Languedoc, de la Provence ou de la Guienne, si l'homme célèbre est quelque peu populaire, toutes les voix se résumeront en un immense vivat, il n'y aura pas dans la ville assez d'instruments de musique, pour suffire à toutes les sérénades, et si le ciel est serein, et qu'une main rencontre par hasard celle qui se trouve près d'elle, une immense farandole est exécutée à l'instant sur la place publique.
C'est des pays méridionaux qu'est venue la mode d'accorder aux artistes dramatiques, ces ovations gigantesques, qui doivent laisser à celui qui en est l'objet, la crainte d'être enseveli vivant sous une avalanche de fleurs, mode du reste qui a fait plus de chemin que la liberté, car à l'heure qu'il est, elle a déjà fait le tour du monde.
Après cette légère esquisse du caractère de nos compatriotes du midi, nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous leur dirons que les débuts d'une jeune cantatrice qui, pour parler comme l'affiche, n'avait encore paru sur aucun théâtre, occupait toute la population de l'antique cité phocéenne: on racontait des merveilles de cette jeune femme, elle était, disait-on, plus belle que la mère des Amours, sa voix devait faire oublier celle d'Henriette Sontag, la célébrité de l'époque; elle n'avait pas encore eu l'occasion de donner les preuves de l'immense talent qu'on lui supposait, et déjà l'on craignait que la capitale, que l'on maudissait par anticipation, ne vînt enlever à la ville de Marseille, le plus beau diamant de sa couronne.
Le jour des débuts arriva, toute la ville s'était donné rendez-vous dans la rue de la Comédie; les spéculateurs qui, depuis le matin, obstruaient toutes les avenues des bureaux de location, gagnèrent des sommes énormes; on se battit aux portes du théâtre, plus d'un lion marseillais laissa, sur le champ de bataille, les parties les plus essentielles de sa parure, il y eut des épaules démises et des chapeaux enfoncés, des bras et des jambes cassés, et des habits et des redingotes transformés en vestes rondes; enfin l'on entra.
Un cri partit à la fois de toutes les poitrines, lorsque la toile se leva: la débutante! la débutante! le public ne voulut pas écouter la petite pièce qui devait commencer le spectacle. Un religieux silence s'établit, lorsque l'orchestre attaqua les premières mesures de l'ouverture de l'opéra, dans lequel devait paraître la débutante. Malgré l'expression paterne que l'on pouvait remarquer sur la physionomie de la plupart des individus qui se trouvaient dans la salle, on eut, bien certainement, très-rudement jeté à la porte celui qu'une quinte aurait surpris à l'improviste; c'est qu'il faut peu de chose pour aigrir la bile des Marseillais, braves gens, du reste, si ce n'est qu'ils paraissent être constamment en colère, et que l'on peut croire qu'ils sont prêts à se battre, lorsqu'ils parlent entre eux d'affaires ou de plaisirs.
La débutante parut enfin, c'était une très-belle personne, grande, bien faite, ses cheveux noirs et luisants comme l'aile du corbeau, dont les longues boucles tombaient sur ses épaules d'une blancheur éblouissante, encadraient un visage d'un ovale parfait; ses traits d'une régularité tout à fait artistique, rappelaient les gracieuses créations que nous a légué le ciseau des vieux sculpteurs, ses yeux bleus, à demi cachés sous des cils longs et soyeux, semblaient lancer des éclairs.
Elle chanta; les espérances qu'elle avait fait concevoir ne furent pas déçues; sa voix, d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, atteignait sans efforts les notes les plus élevées du registre, c'était un déluge de cadences perlées, d'admirables fioritures se succédant toujours nouvelles avec une rapidité merveilleuse.
Presque toujours, les passions violentes, lorsque l'événement qui doit en déterminer l'explosion agit sur une nature impressionnable, naissent spontanément dans le cœur de celui qui doit en éprouver les effets; aussi un jeune homme, que le hasard avait conduit au théâtre eut toute la nuit devant les yeux l'image de la brillante cantatrice.
Ce jeune homme que nous nommerons Servigny, avait réalisé une somme d'environ vingt mille francs, qu'il avait déposée chez un notaire de Paris qui devait la lui faire tenir à Marseille, et il attendait dans cette ville qu'un navire mît à la voile pour les Indes orientales, contrées qu'il brûlait du désir de visiter; lorsque la vue de Silvia, (ainsi se faisait nommer la jeune cantatrice dont nous venons de raconter les débuts), vint tout à coup changer la résolution qu'il avait prise.
Il n'est pas difficile de se faire présenter à une actrice de province, obligée de ménager une foule de petites autorités, elle est forcée d'ouvrir son salon à tous ceux qui, directement ou indirectement, exercent sur l'opinion du public une certaine influence. Servigny put donc facilement arriver auprès de celle qu'il n'avait vue qu'une fois et que déjà il aimait.
Silvia reçut Servigny avec beaucoup de grâce; les actrices (il est bon de rappeler qu'il n'existe pas de règle sans exception) ont ordinairement beaucoup d'indulgence pour ceux qui se montrent disposés à courber la tête devant la puissance de leurs charmes. Servigny était jeune, beau, et son introducteur autant pour se donner du relief que pour le servir, lui avait de sa propre autorité donné la fortune d'un nabab indien, aussi Silvia employa pour achever de le séduire les plus ravissantes coquetteries, les œillades les plus provocatrices. Elles voulut bien lui chanter les plus jolis airs de son répertoire, et lorsque le pauvre jeune homme eut à moitié perdu la raison, elle lui serra la main, lui accorda un de ses plus doux regards, et le congédia, cent fois plus amoureux qu'il ne l'était lorsqu'il s'était présenté chez elle.
Silvia était beaucoup plus expérimentée que ne permettait de le supposer son extrême jeunesse, et nous devons dire qu'elle était toute disposée à se faire de ses charmes un moyen de fortune. Servigny qu'elle croyait beaucoup plus riche qu'il ne l'était en réalité, lui paraissait une proie qu'elle ne devait pas négliger.
Il existe des familles dans lesquelles le crime se transmet de génération en générations, et qui ne paraissent exister que pour prouver la vérité du vieux proverbe qui dit que tout bon chien chasse de race.
La tavernière de la rue de la Tannerie; la hideuse Sans-Refus était la fille naturelle d'un voleur nommé Comtois, rompu vif en 1788, dans la cour de Bicêtre, et de la fille Marianne Lempave, qui fut un peu plus tard condamnée pour vol à plusieurs années de prison.
Deux voleurs du plus bas étage, les nommés Nifflet et Dubois l'insolpé[196], revendiquaient la paternité d'une petite fille à laquelle sa mère, la Sans-Refus, avait donné les noms de Désirée-Céleste Comtois, et que nous venons de rencontrer prima donna au théâtre de Marseille, sous le nom de Silvia.
La beauté de cette fille, à laquelle nous conserverons jusqu'à nouvel ordre le nom de Silvia, fut remarquée dès sa naissance; on admirait surtout l'extrême blancheur de sa peau et la pureté admirables de ses formes.
Elle fut mise en nourrice à Crepy en Valois, où elle resta jusqu'à l'âge de cinq ans; la nourrice était fière d'avoir élevé cette petite fille, dont l'excellente santé et la beauté étaient le témoignage vivant des soins qu'elle prodiguait à ses nourrissons.
Les bénéfices que procurait à la mère Sans-Refus l'honnête industrie qu'elle exerçait, étaient assez considérables pour lui permettre d'espérer qu'elle pourrait un jour se retirer des affaires avec une jolie fortune.
La mère Sans-Refus n'aimait rien au monde que sa fille, et nous l'avons vue prodiguer les soins que les plus empressés et les plus désintéressés à la comtesse de Neuville, seulement parce que les traits de cette dame lui rappelaient ceux de sa fille qui lui avait été enlevée dans les circonstances que nous allons rapporter.
Un certain monsieur de Préval, rencontra un jour aux Tuileries, une jeune fille de quinze à seize ans au plus, dont il admira l'extrême beauté; cette jeune fille était accompagnée d'une dame d'un âge et d'une physionomie respectables. Préval, qui ce jour-là ne savait que faire, suivit ces deux femmes pour passer le temps.
Sur la terrasse du bord de l'eau elles abordèrent un homme décoré qui paraissait les attendre, elles prirent des chaises, Préval fit comme elles, et, protégé par le piédestal de la statue contre lequel étaient les chaises occupées par les trois individus qu'il épiait; il put, sans être aperçu, écouter toute leur conversation; il apprit que l'homme décoré était le père de la jeune personne, et que cette dernière était élevée à l'institution de Saint-Denis en sa qualité de fille d'un officier de la Légion d'honneur; Préval fut énormément surpris de ce qu'il entendait; il connaissait beaucoup l'homme décoré qui causait avec les deux femmes qu'il avait suivies; il savait que cet homme était veuf et que l'unique fille qu'il avait eue de son mariage était de longtemps en apprentissage chez une marchande lingère de Rambouillet.
Préval, qui savait où retrouver l'homme décoré lorsqu'il en aurait besoin, le laissa donc partir sans s'en inquiéter davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir.
Le soir même, Préval abordait cet officier de la Légion d'honneur, dans un salon ouvert clandestinement aux amateurs de la roulette et du trente et quarante, et avait avec lui la conversation suivante:
—Eh bien, monsieur Fontaine, la fortune vous favorise-t-elle ce soir?
—Je ne suis pas mécontent, mon cher de Préval, répondit Fontaine en ramenant à lui une certaine quantité de pièces d'or.
—Si vous continuez ainsi, vous pourrez octroyer une très-belle dot à mademoiselle Fontaine.
—Les destins et les flots sont changeants! reprit Fontaine, auquel un refait de trente et un venait d'enlever une petite partie de ce qu'il avait gagné. Si ma fille attend pour se marier la dot que je lui donnerai, je crois qu'elle sera forcée de mourir fille.
—Sainte Catherine ne tresse pas des couronnes pour celles qui sont aussi jolies que mademoiselle Fontaine.
—Catherine Fontaine jolie, s'écria le vieil officier de la Légion d'honneur profondément étonné, je suis bien fâché pour elle d'être forcé de vous démentir, mais Catherine ressemble à son père, et il prit la position du soldat qui doit subir l'inspection d'un officier supérieur.
Fontaine n'était pas beau, et si ce qu'il venait de dire était vrai, la pauvre Catherine ne devait pas rencontrer beaucoup d'adorateurs.
—Si votre fille est aussi laide... que vous le dites, ajouta de Préval, quelle est donc la charmante personne qui ce matin aux Tuileries vous appelait son père.
—L'étonnement de Fontaine fut si grand, qu'il oublia de pointer sur la carte qu'il tenait à la main la couleur qui venait de passer.
—Ah! vous avez vu ma fille ce matin, dit-il en balbutiant.
—Oui, monsieur Fontaine, j'ai vu aussi votre nouvelle épouse, je ne croyais pas que vous vous seriez remarié sans me prier d'assister à vos noces.
Fontaine se mit à rire aux éclats.
—Monsieur de Préval, dit-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, je devine vos intentions, la petite que vous avez vue ce matin vous plaît, et vous désirez vous en faire aimer; rien de plus facile, mon très-cher, je vais, si vous voulez me promettre le secret, vous raconter tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez afin de réussir dans ce que vous projetez.
De Préval fit toutes les promesses imaginables, et Fontaine lui raconta ce qui suit:
—J'avais demandé à l'institution de Saint-Denis, pour ma fille, une place, à laquelle lui donnait droit ma qualité d'officier de la Légion d'honneur; lorsque l'on m'eut accordé ma demande, je pensai que ma fille serait beaucoup plus heureuse si au lieu de la faire élever à Saint-Denis, je la plaçais dans une maison de manière à ce qu'il ne fût plus nécessaire que je m'occupasse d'elle; cette détermination prise je ne savais plus que faire de l'ordre d'admission que j'avais obtenu pour ma fille, lorsqu'une respectable dame qui désirait faire donner à sa fille une éducation soignée...
—Sans doute celle qui ce matin accompagnait la jeune fille.
—Non, mon cher de Préval, la dame de ce matin est seulement une de celles qui sont attachées à l'institution. La mère de la jeune fille en question tient un de ses établissements qui n'ont pas de nom dans la bonne compagnie; elle demeure rue de la Tannerie, nº 31, et les habitués de sa maison l'ont surnommée la mère Sans-Refus.
—Mais je connais cette femme, s'écria de Préval.
—Ah! vous connaissez cette femme, ajouta Fontaine profondément étonné; j'en suis bien aise. Cette femme donc me proposa de m'acheter pour sa fille la place qui devait être occupée par la mienne; elle veut absolument faire une femme du monde de sa fille, qu'elle ne voit jamais, dans la crainte de la compromettre.
—Elle est assez riche pour se passer cette fantaisie.
—J'avais besoin d'argent, j'acceptai; et maintenant la jeune Désirée-Céleste Comtois est élevée à Saint-Denis sous les noms de Catherine Fontaine.
Vous désirez sans doute maintenant que je vous donne quelques détails sur le caractère de cette jeune fille? Elle est belle, vous le savez puisque vous l'avez vue; elle a beaucoup d'esprit, elle est excellente musicienne, elle chante à ravir: voilà ses qualités; elle est dissimulée, vindicative, jalouse: voilà ses défauts. Si maintenant vous désirez en faire votre maîtresse, je ne m'y oppose pas.
—Vous ne voulez pas me servir?
—Je ne le puis pas.
—En ce cas, j'agirai seul. Une seule question: avez-vous déjà écrit à Saint-Denis?
—Jamais.
—En ce cas, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
De Préval laissa Fontaine à ses combinaisons aléatoires, et se rendit chez lui afin d'y mûrir le plan qu'il avait conçu pour se rendre maître de la jeune Céleste. Le lendemain, après avoir fait la plus brillante toilette, et s'être procuré une voiture élégante et des gens de bonne mine, il se rendit à Saint-Denis et demanda à parler à la directrice de l'institution.
On reçoit toujours bien celui qui arrive en équipage et dont l'extérieur annonce un homme bien placé dans le monde. De Préval, qui avait cru devoir orner la boutonnière de son habit d'une brochette de décorations, fut admis sans difficulté dans le cabinet de madame la directrice; il lui dit que Fontaine venait d'obtenir la protection du général dont lui, Préval, était l'aide de camp, et que ce général, qui désirait présenter à sa femme la fille de son protégé, l'avait chargé de venir chercher à Saint-Denis la jeune Catherine. Les règlements s'opposaient à la demande qu'il venait de faire; elle lui fut cependant accordée, mais la directrice qui voulait satisfaire le grand personnage au nom duquel Préval s'était présenté, sans manquer aux convenances, ne consentit à laisser sortir Céleste qu'accompagnée d'une institutrice.
—Est-ce qu'il faudra que j'enlève aussi la vieille? se dit de Préval lorsqu'il vit la respectable matrone qui devait l'accompagner.
De Préval, fit monter les deux femmes dans sa voiture et se plaça modestement sur le devant; il se montra, du reste, si réservé dans ses discours, si rempli de petites prévenances et de délicates attentions, que la vieille dame, qui d'abord l'avait regardé comme un ennemi qu'elle devait surveiller, finit par lui accorder les plus gracieux sourires. La voiture s'étant arrêtée devant un riche magasin de nouveautés, de Préval dit à l'institutrice que son général l'avait chargé de faire quelques acquisitions qu'il désirait offrir à Catherine, et il pria les dames de vouloir bien descendre afin de l'éclairer de leurs conseils.
Des femmes auxquelles on propose d'aller examiner les riches étoffes et les mille futilités qui servent à leur toilette, qu'elles soient jeunes ou vieilles, laides ou jolies, acceptent sans se faire beaucoup prier. Les dames entrèrent avec de Préval dans le magasin; des commis portaient dans la voiture tout ce qui plaisait à ces dames, qui jamais ne s'étaient vues à pareille fête, Préval paya sans marchander tout ce qu'elles avaient choisi. Les acquisitions étaient faites, Céleste, aussi joyeuse qu'un pinson, avait repris sa place dans la voiture, lorsqu'un commis, auquel de Préval avait donné le mot, appela l'institutrice en lui disant qu'elle oubliait quelque chose et l'entraîna au fond du magasin, de Préval se plaça promptement auprès de Céleste, et, sur un signe qu'il fit au cocher, les chevaux partirent au galop.
—Vous ne me conduisez donc pas chez le général dont vous me parliez il n'y a qu'un instant, dit Céleste après quelques instants de silence.
De Préval voulut protester.
—Vous cherchez en vain à me tromper, dit Céleste; si vous me conduisiez auprès de mon père, vous ne laisseriez pas ici ma conductrice; au reste, je vous ai reconnu de suite, c'est vous qui, hier, me suiviez aux Tuileries.
—Ah! vous m'avez reconnu, dit de Préval, que la parole brève et le ton décidé de la jeune fille étonnaient singulièrement.
—Oui, et maintenant, au lieu de me conduire chez un général qui ne sait seulement pas si j'existe, vous me conduisez probablement dans quelque lieu écarté, dans une petite maison peut-être; c'est ainsi que cela se pratique dans les romans que j'ai lus en cachette.
Céleste, se mit à rire aux éclats; l'étonnement de de Préval était si complet qu'il ne savait plus ce qu'il devait dire.
—Au reste, continua la jeune fille, cela m'est égal, je ne crains rien, et vous ne me ferez faire que ce qui me conviendra.
—Ah! c'est comme cela, se dit de Préval, je crois que j'ai fait une conquête plus précieuse que je ne l'espérais. Faut-il, continua-t-il en s'adressant à Céleste, donner l'ordre au cocher de nous ramener à Saint-Denis.
—Laissez ce brave homme continuer son chemin, je ne veux plus retourner à Saint-Denis, je verrai plus tard ce qu'il me sera possible de faire pour vous.
De Préval conduisit Céleste dans le logement qu'il avait fait préparer pour elle, et la quitta après l'y avoir installée.
—Peste, disait-il quelques jours après à Fontaine qui lui demandait si son entreprise avait réussi, quelle gaillarde que cette petite fille, elle a plus d'énergie que beaucoup d'hommes, et si elle était tombée entre les mains de mon ami de Lussan, elle serait allée loin si on ne l'avait pas arrêtée; mais c'est égal, elle est admirablement belle, et je crois qu'il me sera possible d'en tirer un excellent parti.
M. de Préval, l'élégant jeune homme aux manières gracieuses, voulait exploiter à son profit la beauté d'une femme. Il ne faut pas que cela vous étonne, cher lecteur. On rencontre dans toutes les classes de la société des hommes de cette trempe. La fille des rues est exploitée par ces hommes dont on trouve le nom dans la Pucelle de Voltaire; la lorette, par l'amant de cœur, qu'il ne faut pas confondre avec l'Arthur; l'actrice prête de l'argent aux artistes incompris et aux journalistes inconnus; la femme du monde fait distribuer, à ses protégés, des places et des décorations; ainsi va le monde.
De Préval qui supportait, non sans le savoir (il était trop expérimenté pour qu'il en fût ainsi), le joug que devaient porter tous ceux qui connaîtraient Céleste, et qui voulait cacher à tous les yeux la précieuse conquête qu'il avait faite, l'emmena aux îles d'Hyères.
La jeune fille s'était laissée vaincre sans se défendre; mais le Préval n'était pas satisfait de sa victoire, Céleste avait cédé sans hésitation, de propos délibéré, parce qu'elle ne pouvait faire autrement. De Préval avait compris que ce n'était pas l'amour qu'il inspirait qui avait amené la chute de sa maîtresse, aussi il cherchait par tous les moyens en son pouvoir à conquérir le cœur de celle dont il possédait déjà le corps.
—Mais tu ne m'aimes donc pas, lui dit-il un jour.
—Je ne t'aime pas comme je puis aimer, lui répondit Céleste; si tu me quittais, je ne te ferais pas de mal.
De Préval jouait parfaitement tous les jeux, il savait même, lorsque cela était nécessaire, corriger la fortune; mais il n'avait pas, ainsi qu'il l'espérait, trouvé aux îles d'Hyères, l'occasion d'exercer ses talents; aussi, sa bourse étant presque vide, il ordonna à Céleste de se tenir prête à partir pour Paris.
—Vous voulez retourner à Paris? lui dit-elle... A votre aise, mon ami, quant à moi je reste ici.
—Vous voulez rester ici?
—Sans doute ne suis-je pas libre?...
—Mais que ferez-vous?
—Que cela ne vous inquiète pas, je ne suis pas embarrassée de ma personne.
—Vous ne savez ce que vous dites, vous me suivrez à Paris, je le veux; nous verrons qui de nous deux cédera.
—Ce ne sera pas moi.
Une violente querelle s'engagea et de Préval, qui tenait à la main une petite cravache, en porta un coup à Céleste.
Elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot; mais ses yeux lancèrent des éclairs, ses joues devinrent affreusement pâles, de Préval comprit qu'il avait été trop loin et voulut s'excuser.
—C'est bien! lui dit Céleste, c'est bien, si vous partez je partirai avec vous.
Quelques heures après cette scène, de Préval sortait du cercle où il passait toutes les soirées. Au détour d'une petite rue qu'il devait suivre pour se rendre à l'hôtel qu'il habitait, il fut abordé par un homme enveloppé dans un de ces cabans que portent les pêcheurs provençaux.
—Si tu pars, elle partira avec toi, lui dit cet homme. Et sans laisser à Préval le temps de se reconnaître, il lui porta un violent coup de couteau qui l'étendit par terre.
Des passants relevèrent de Préval et le portèrent à son hôtel, la blessure qu'il avait reçue, quoique très-grave, n'était pas mortelle. Céleste était partie. De Préval qui craignait, par-dessus tout, d'être forcé de mettre la justice dans la confidence de ses affaires, ne dit rien de nature à la compromettre, et lorsqu'il fut rétabli, il retourna à Paris.
Nous connaîtrons plus tard les événements qui, à partir de ce moment, précédèrent les débuts de Céleste au grand théâtre de Marseille, où, sous le nom de Silvia, nous l'avons vue obtenir les plus brillants succès.
Supposons un instant que plusieurs jours se sont écoulés durant le temps que nous avons mis à vous raconter les événements qui précèdent, et nous entendrons Servigny, que nous retrouverons dans le boudoir de Silvia, lui adresser cette question:
—Mais tu ne m'aimes donc pas?
—Silvia ne répondit pas à Servigny avec autant de franchise qu'elle l'avait fait lorsque Préval lui avait adressé la même question, elle avait devant les yeux, au moment où nous sommes arrivés, un but qu'elle voulait atteindre.
—Si je ne vous aimais pas, seriez-vous ici, lorsque j'ai fait défendre ma porte à tout le monde.
—Mais si vous m'aimez, Silvia, pourquoi ne me confiez-vous pas toutes vos pensées.
—Mais je n'ai vraiment rien à vous confier, dit Silvia, en adressant à Servigny un de ses plus gracieux sourires.
—Vous me trompez, Silvia, depuis quelques jours vous êtes triste, préoccupée; je vous en prie, ne me laissez pas ignorer plus longtemps le sujet de vos peines.
—Puisque vous l'exigez, je vais vous satisfaire; mais, songez-y bien, je vous défends de vous moquer de moi.
—Je vous écoute avec la plus sérieuse attention.
Silvia était aussi bonne comédienne dans son boudoir que sur les planches de son théâtre; elle baissa modestement ses beaux yeux.
—C'est une bien heureuse vie, n'est-ce pas, que celle d'une comédienne à laquelle le public veut bien accorder un peu de talent, dit-elle après quelques instants d'hésitation. Une actrice fait tout ce qu'elle veut, elle peut écouter tous les compliments qu'on lui adresse; les hommes les plus distingués s'empressent autour d'elle, c'est fort agréable sans doute: c'est le beau côté de la médaille dont voici le revers: Si prenant le temps comme il vient, nous cherchons dans une affection réelle une distraction aux ennuis incessants de notre profession, on nous méprise; si nous restons sages, on nous calomnie; nous sommes forcées, surtout en province, d'obéir à mille petites influences; il faut que nous recevions une foule de gens qui nous déplaisent, parce qu'ils iraient nous siffler au théâtre si nous ne les recevions pas dans notre salon; mais trouverons-nous parmi nos camarades ce que nous ne pouvons pas rencontrer dans le monde?... Ah! n'allez pas le croire; ceux de nos camarades qui ont moins de talent que nous, nous jalousent; ceux qui en on plus, nous méprisent; et tous cherchent à nous nuire: les hommes en faisant manquer nos entrées et les effets sur lesquels nous comptions, les femmes soit en ameutant contre nous ceux qui sont leur amants et ceux qui cherchent à le devenir, soit en cherchant à nous écraser par un luxe auquel nous ne pouvons atteindre.
Silvia pleura en achevant ce petit discours dont Servigny ne devinait pas la conclusion; ses larmes qui paraissaient sincères, touchèrent le pauvre jeune homme.
Silvia appréciant l'effet qu'elle avait produit, vit qu'elle pouvait continuer, ce qu'elle fit en ses termes:
—J'ai une parure d'opales et d'émeraudes assez belle, je tiens à cette parure, non pas à cause de sa valeur qui n'est pas considérable, mais parce qu'elle a appartenu à ma pauvre mère (ici une pause, puis quelques nouvelles larmes), cependant, lors de mes débuts, n'ayant pas assez d'argent pour acheter les costumes qui m'étaient indispensables, je la confiai à un juif qui me prêta la somme dont j'avais besoin, il fut stipulé que si je ne lui rendais pas cette somme à une époque indiquée, la parure deviendrait sa propriété. J'espérais être en mesure à l'époque convenue, je ne savais pas alors qu'au commencement de notre carrière nous devons être exploitée par nos directeurs. Ce matin, le juif est venu chez moi, il ne veut plus attendre, et ce soir, si aujourd'hui je ne lui paye pas une assez forte somme, ma parure sera vendue.
—Calmez-vous, ma chère Silvia; calmez-vous. Je vais aller voir ce juif, et il faudra bien qu'il attende quelques jours encore.
—Il ne voudra rien entendre. Je sais que le marquis de Roselli, que je n'ai pas voulu recevoir, parce que je vous aime, Servigny, veut acheter cette parure pour la donner à la seconde chanteuse.
Si Servigny avait eu à sa disposition la petite fortune qu'il possédait, il eut séché de suite les larmes qui coulaient le long des joues de la femme qu'il aimait; mais ne voulant pas lui laisser concevoir une espérance que, peut être, il ne pourrait pas réaliser, il sortit se bornant à l'engager à souffrir avec résignation ce qu'elle ne pouvait empêcher. Silvia qui avait remarqué la préoccupation à laquelle il paraissait en proie, et qui devinait que c'était d'elle qu'il allait s'occuper, se mit à rire aussitôt qu'il fut sorti.
—C'est bien! se dit-elle, c'est bien! Je crois que je puis sans me compromettre prier Dieu qu'il te fasse réussir dans tout ce que tu vas entreprendre.
Le juif qui servait de compère à Silvia, car la parure d'opales et d'émeraudes n'avait été engagée que pour la mise en scène de la comédie qu'elle voulait jouer, possédait tous les défauts qui constituent les qualités des enfants d'Israël. Il était laid, sale, rusé et fripon; et toutes les fois qu'il rencontrait l'occasion de jouer, tout en gagnant quelques écus, un bon tour à un goï[197], il la saisissait avec le plus vif empressement.
Ce moderne Schilock, qui était cependant la providence de toute la fashion marseillaise, habitait la plus vieille masure de la plus sale rue du triste quartier Saint-Jean. Il reçut Servigny avec un empressement qui parut de bon augure à celui-ci.
—Vous voulez dégager la parure de mademoiselle Silvia, dit-il, lorsque le jeune homme lui eût fait connaître l'objet de sa visite; vous avez bien raison, mon jeune monsieur; c'est une bien jolie femme que mademoiselle Silvia, et qui vous aime bien, à ce que l'on dit.
—Ah! on dit cela, répondit Servigny, intérieurement flatté, de ce qu'on savait qu'il était aimé d'une aussi jolie femme que Silvia.
—Voici la parure, ajouta le juif posant sur une petite table, devant laquelle il était assis, une petite boîte de maroquin qu'il avait prise dans un tiroir; voilà une parure, dit-il, qui ne serait pas restée longtemps entre mes mains, si mademoiselle Silvia l'avait voulu. Monsieur le marquis de Roselli, une jeune seigneur italien, était disposé à faire pour elle tous les sacrifices possibles.
Il ouvrit la petite boîte, Servigny se dit que Silvia devait être bien belle lorsqu'elle était parée de ces pierres qui reflétaient toutes les brillantes couleurs de l'iris, il fit un pas, et son corps obéissant machinalement à sa pensée, il tendit la main pour les recevoir, le juif couvrit la petite boîte de ces deux mains longues et osseuses.
—Il faut me compter cinq mille francs, dit-il.
—Je n'ai pas d'argent, dit Servigny, mais...
Le juif ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, il remit la petite boîte dans le tiroir qu'il ferma et dont il mit la clé dans sa poche.
—Il faut me compter cinq mille francs dit-il encore.
—Voulez-vous prendre la peine de m'écouter, monsieur, lui dit Servigny. Les manières, la voix, le regard du juif, étaient changés depuis que Servigny avait laissé s'échapper de ses lèvres ces fatales paroles: «Je n'ai pas d'argent!» D'obséquieux, ils étaient devenus à peu près insolents, il fit cependant signe qu'il était disposé à l'écouter.
—Servigny lui fit alors comprendre que s'il n'avait pas à sa disposition immédiate la somme nécessaire pour le satisfaire, il n'était cependant pas dépourvu de ressources; il lui apprit qu'il possédait une somme considérable déposée chez un notaire de Paris, et qu'il pouvait disposer de cette somme.
—Je comprends bien, répondit le juif, je comprends bien; mais puisque je puis aujourd'hui même recevoir mon argent en vendant, au marquis de Roselli cette parure, qui m'appartiendra ce soir, pourquoi attendrais-je encore huit jours au moins? Si cependant vous m'offriez des sûretés et un intérêt raisonnable, nous pourrions peut-être nous entendre. Le juif avait examiné avec la plus sérieuse attention les pièces qui attestaient la vérité de ce qu'avançait Servigny.
—Qu'à cela ne tienne! si vous voulez vous contenter d'une lettre de change à quinze jours de date de 5,500 fr...
—Vous n'y pensez pas, je puis recevoir mon argent ce soir et gagner plus que vous ne m'offrez en vendant cette parure au marquis de Roselli.
—Alors dites-moi ce que vous exigez.
—Voilà: les pièces que vous me présentez sont en règle, et attestent, il est vrai, que Me Bénard, notaire à Paris, tient entre ses mains un somme de 20,000 francs qui vous appartient, et qu'il doit vous remettre, lorsque vous la demanderez; c'est très-bien. Voilà vos pièces; je veux bien m'en rapporter à votre parole! Vous me ferez seulement une lettre de change à quinze jours de 7,125 fr., capital 7 mille fr., intérêts du capital à cinq pour cent pendant six mois, cent vingt-cinq francs, bénéfice que j'aurais fait en vendant la parure au marquis de Roselli deux mille francs, je ne puis pas perdre cette somme pour vous obliger, quel que soit l'intérêt que je vous porte.
—Que maudit soit cet infâme usurier, pensa Servigny, mais je ne puis faire autrement, j'accepte, dit-il.
—Vous êtes bien sûr de me payer à l'échéance, répondit le Juif.
—Très-sûr! parbleu! Je vais écrire ce soir même à mon notaire de m'envoyer mes fonds.
—Il doit alors vous être indifférent d'ajouter un autre nom au vôtre, celui de M. Mathieu Durand, par exemple, le juif nommait un des négociants recommandables de Marseille, dont vous imiterez tant bien que mal la signature sur les billets que vous allez passer à mon ordre.
—Mais c'est un faux que vous voulez que je fasse, misérable que vous êtes, s'écria Servigny, qui ne put écouter sans éprouver une vive colère une aussi étrange proposition.
—Vous refusez? admettons alors que nous n'avons rien dit, et le juif retira du tiroir la petite boîte, et fit scintiller les pierres dans le rayon de soleil qui passait à grand peine à travers les énormes barreaux de fer qui garnissaient l'étroite fenêtre de sa tanière. Très-souvent, cependant, j'ai fait de semblables affaires, et puis ce que vous regardez comme une mauvaise action, ne fait en réalité de tort à personne, en prenant votre billet je sais que c'est un faux, vous, vous êtes certain de payer à l'échéance; il ne sortira pas de mes mains: nous sommes au 25 juin, je vous le remettrai le 10 juillet en échange de la somme de 7,125 fr., il est du reste bien entendu que vous allez me remettre de suite cent francs, que coûteraient les actes, et enregistrement que nécessiterait une délégation à non profit sur la somme déposée chez votre notaire, si nous traitions d'une autre manière.
Servigny hésita longtemps, cependant comme en faisant ce que le juif exigeait, il ne croyait pas blesser les lois de la probité, et qu'il était bien certain de payer, avant même son échéance, la lettre de change, sur laquelle il allait apposer le nom du négociant Mathieu Durand; il signa.
Servigny emportant la parure d'émeraudes et d'opales, était à peine sorti de chez lui, que le juif s'empressa de se rendre chez Silvia, à laquelle il raconta ce qui venait de se passer: Je crois bien, lui dit-il, que vous ne pourrez arracher que cette aile à l'oiseau qui est venu se prendre dans vos filets; le jeune homme n'est pas aussi riche que vous le supposiez, il ne possède maintenant qu'une dixaine de mille francs, au plus.
—Cela pourra durer à peu près un mois, répondit Silvia.
—Je crois que vous feriez bien de laisser à ce jeune homme ce qui lui reste, et de vous occuper du marquis de Roselli, que vos rigueurs commencent à lasser.
—Vous êtes la sagesse même, digne enfant d'Abraham, vos avis seront peut-être pris en considération.
—Eh! eh! dit le juif en riant en dedans, comme le Nathaniel Bunppo de Fenimore Cooper, nous pourrions, à nous deux, faire d'excellentes affaires, mais il faudrait pour cela jouer cartes sur table.
Silvia jeta sur lui un regard si incisif, qu'il baissa presque les yeux.
—Lequel de nous deux tromperait l'autre, honnête Josué? dit-elle.
—Vraiment, je ne sais, répondit Josué en donnant cours à l'hilarité qu'il comprimait à peine, ah! si vous étiez une fille de Jacob.
—Restons comme nous sommes, vous m'apprendriez, sans doute, beaucoup de choses utiles, mais j'ai remarqué que les instituteurs veulent exploiter leurs élèves, et cela ne me convient pas. J'ai parcouru, à peu près, toute l'Europe, en la compagnie d'un homme avec lequel je me serais peut-être entendue, s'il avait voulu prendre sa part et me laisser la mienne. Si j'en trouve un qui soit plus juste et aussi habile que le duc de Modène, nous pourrons peut-être nous entendre.
—Le duc de Modène est un grand homme, dit le juif, il a trouvé le moyen de me mettre dedans.
Le soir même, Servigny, qui dans la journée avait fait remettre à Silvia la parure, rencontra dans sa loge le marquis de Roselli, cependant il n'osa se plaindre. Silvia, lorsque le marquis fut parti, lui témoigna tant de reconnaissance, de ce qu'il avait fait pour elle, elle se montra si gracieuse, si enjouée, qu'il craignit lui faire injure en la soupçonnant.
Le lendemain matin, le marquis de Roselli sortait de chez Silvia, lorsqu'il y entrait il essaya de faire comprendre à sa maîtresse, qu'elle ne devait pas recevoir cet homme, dont les prétentions étaient connues de toute la ville. Silvia lui répondit qu'elle se souciait peu de ce que pouvaient penser les oisifs; puis elle se mit à rire, et ajouta qu'elle était charmée de pouvoir enlever un adorateur à sa rivale, la seconde chanteuse.
—Ainsi vous recevrez de nouveau ce marquis italien?
—Si cela me plaît, mon très-cher, ne suis-je pas libre?
—Non, tu n'es pas libre de faire ce qui me déplaît, ce qui me blesse.
—Ah! déjà de la tyrannie! je vous en avertis, je n'aime pas les jaloux.
—Vous croyez donc, que vous pourrez recevoir chez vous tous les beaux fils de la ville, et qu'il ne me sera pas permis de m'y opposer? cela ne sera pas, vrai Dieu!
—Ah! ah! vous voulez déjà que je vous paye l'intérêt de votre argent. Et Silvia lança à Servigny un regard de dédain indéfinissable.
Le jeune homme bondit sous ce regard comme s'il eût été frappé d'une étincelle électrique, un éclair lumineux qui traversa sa pensée, lui fit durant un instant, voir tels qu'étaient en réalité tous les faits qui venaient de se passer; il sortit pour ne pas éclater. Silvia ne fit pas un pas pour le retenir, cependant il n'attribua d'abord qu'à un caprice, à une de ces idées fantasques, qui traversent si souvent l'imagination des femmes, la conduite de sa maîtresse.
«En payant ce que je devais au juif Josué, vous m'avez rendu un très-grand service, soyez donc assuré de ma reconnaissance, mais vous connaissez trop bien les usages de la bonne compagnie, pour vous faire un titre de ce service; je vous ai aimé, je vous l'ai prouvé aussi bien que cela m'a été possible, hier je vous aimais encore: aujourd'hui je ne vous aime plus, et je vous l'écris, afin de m'éviter la peine de vous le dire; ne venez plus chez moi, vous pourriez y rencontrer le marquis de Roselli.»
Silvia avait signé cette lettre, qui fut remise à Servigny lorsqu'il rentra chez lui. Il aurait dû sans doute considérer ce qui lui arrivait comme une leçon dont il devait faire son profit et ne plus s'occuper de Silvia. Mais, si l'on veut bien considérer qu'il ne possédait pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années, et surtout qu'il aimait véritablement Silvia, on pourra peut-être trouver sa conduite toute naturelle. Sa raison, il est vrai, condamnait cette femme, mais son cœur, vivement épris, cherchait à l'excuser; il ne pouvait croire qu'elle eût agi de son propre mouvement, elle devait, suivant lui, avoir obéi à des influences étrangères. Il voulait la voir encore, elle n'oserait lui avouer qu'elle était l'auteur d'une lettre aussi odieuse que celle qu'il venait de recevoir? «Il n'est pas possible, se disait-il, que si jeune, si belle, elle ait déjà atteint ce degré de corruption.» Puis, relisant la lettre qu'il venait de recevoir, il la commentait avec la plus scrupuleuse attention, et cet examen venait corroborer son opinion.
Il se rendit de suite chez Silvia; la cantatrice le reçut dans son boudoir, elle était étendue sur un divan, et seulement vêtue d'un peignoir de satin noir, qui faisait admirablement ressortir l'éclatante blancheur de sa carnation; en la voyant si belle, le premier désir qu'il éprouva fut celui de tomber à ses genoux. Il se contraignit cependant.
—Ce n'est pas vous sans doute, Silvia, qui avez écrit cette lettre? lui dit-il.
Lorsque Servigny adressait cette question à celle qui avait été sa maîtresse, il n'espérait plus une dénégation; la froide ironie qui étincelait dans les yeux de Silvia, lui faisait pressentir sa réponse, ses prévisions ne furent pas trompées; cependant, elle ne répondit pas d'une manière directe.
—Je n'espérais plus vous revoir, lui dit-elle, je croyais que vous auriez bien voulu me comprendre.
—Ainsi vous pensez tout ce qui est écrit sur cette feuille de papier?
—Sans doute: je vous aimais, je le crois du moins, je ne vous aime plus, j'en suis sûre. Y a-t-il là quelque chose qui doive vous étonner?
Servigny avait le cœur trop bien placé et trop d'énergie dans le caractère pour essayer de répondre à des paroles qui accusaient chez celle qui venait de les prononcer une sécheresse d'âme et un cynisme véritablement inexplicables, il allait quitter le boudoir de Silvia, lorsque celle-ci, qui sans doute espérait une scène de désespoir et de larmes, et qui semblait trouver du plaisir à remuer le poignard dans la blessure qu'elle avait faite, lui dit:
—C'est cela, mon très-cher, partez, mais hâtez-vous, j'attends le marquis de Roselli.
C'en était trop; l'infernale méchanceté de Silvia méritait une punition exemplaire: Servigny la frappa au visage, puis il s'enfuit, effrayé de l'odieuse action qu'il venait de commettre.
—Et de deux, dit Silvia.
—Il paraît que c'est comme cela qu'on vous quitte, dit un homme qui s'était tenu caché derrière les rideaux du boudoir, pendant tout le temps qu'avait duré la scène que nous venons de décrire, faut-il encore aller tuer celui-là.
Cet homme portait le costume des pêcheurs provençaux.
—Que me voulez-vous, s'écria Silvia, qui malgré l'audace de son caractère, ne put s'empêcher de trembler sous le regard implacable de l'homme qui se trouvait devant elle.
—J'étais venu pour vous tuer, répondit le pêcheur en lui montrant un couteau bien affilé.
Silvia saisit le cordon d'une sonnette qui se trouvait à sa portée.
—Ne craignez rien, lui dit le pêcheur, je ne vous tuerai pas aujourd'hui, puis il disparut par la fenêtre avec l'agilité d'un chat sauvage.
Restée seule, Silvia écrivait une petite lettre qu'elle ne signa pas et qu'elle fit porter chez le substitut du procureur du roi.
Le lendemain, à six heures du matin, Servigny était arrêté à son domicile comme prévenu de faux en écriture de commerce.
Il répondit avec franchise à toutes les questions qui lui furent adressées, il dit dans quelles circonstances il avait remis au juif Josué la lettre de change sur laquelle il avait opposé la signature du négociant Mathieu Durand, qu'il avait ensuite endossée; mais le juif qui ne voulait pas faire connaître à la justice les petits secrets de son commerce, soutint qu'il avait escompté la lettre de change, croyant de bonne foi qu'elle avait été souscrite par celui dont elle portait la signature.
Servigny, bien certain d'être sous peu de jours en mesure de payer, ne redoutait pas les résultats de la faute qu'il avait commise, mais un événement qu'il était bien loin de prévoir, vint tout à coup le plonger dans le plus profond désespoir, au lieu de l'argent sur lequel il comptait, il reçut une lettre qui lui apprit que le notaire auquel il avait confié sa petite fortune, venait de prendre la fuite, emportant tous les fonds que lui avaient confiés ses clients.
Servigny comparut devant la cour d'assises d'Aix; sa jeunesse et la franchise de ses aveux intéressèrent tout le monde, il fut cependant, ainsi que nous l'avons dit, condamné à cinq années de travaux forcés, sans exposition.
Les hommes doués d'une certaine dose d'énergie, puisent assez souvent du calme, dans l'excès même de leur malheur; Servigny était un de ces hommes: il envisagea sans sourciller le sombre avenir qui se déroulait devant ses yeux, et, lorsqu'il fut seul dans la chambre qu'il occupait en prison, il s'écria:
Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner, mais je ne subirai pas la peine à laquelle je viens d'être condamné.
Ainsi que nous l'avons dit, Duchemin, à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi exercés que les siens, s'était aperçu que les projets qu'il méditait étaient connus de son compagnon de chaîne, il pouvait donc craindre que cet homme ne les dévoilât, pour se ménager quelques faveurs; il fit part à Salvador des craintes qu'il éprouvait, craintes que celui-ci partagea.
—Il y a cependant un moyen, lui dit Duchemin: cet homme paraît fort et résolu, ne pourrions-nous pas lui confier entièrement notre projet, et lui faire partager nos moyens d'évasion? Si par la suite il nous gêne, nous saurons bien nous en débarrasser.
Salvador, beaucoup plus prudent cette fois que Duchemin, lui fit observer que celui dont ils redoutaient l'indiscrétion ne savait, après tout, rien de bien positif, et qu'il était beaucoup plus sage d'attendre encore. Duchemin se rendit à ces raisons.
Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il arrivât rien qui pût leur faire supposer qu'ils avaient été trahis.
Il survint pendant ce temps un événement qui non-seulement les détermina à faire partager à Servigny les moyens d'évasion qu'ils s'étaient ménagés, mais encore leur donna le désir de se l'attacher.
Un vieux forçat, que sa force prodigieuse et la férocité de son caractère avaient rendu la terreur de tous les malheureux habitants du bagne, voulut un jour que Servigny et Duchemin l'aidassent à commettre un vol dans l'arsenal. Duchemin, qui craignait que si ce vol venait à être découvert, on ne le resserrât plus complétement, ne se souciait pas de le commettre; Servigny refusa positivement son assistance, et ne daigna même pas alléguer quelques raisons pour justifier son refus. Toute la fureur du vieux forçat se tourna contre lui.
—Ah! tu veux pas m'aider! lui dit-il, eh bien, mauvais fagot[198], tu n'aideras jamais personne, il faut que je te refroidisse[199].
Et, joignant l'effet aux menaces, il se précipita sur lui. Servigny l'attendit de pied ferme, et, sans paraître employer toutes ses forces, il le terrassa; puis, lui serrant le cou entre ses deux mains, il le força de demander grâce.
Les hommes disposés à abuser de leurs forces, éprouvent toujours un certain respect pour ceux qui paraissent organisés de manière à pouvoir leur tenir tête. Duchemin, qui venait de voir Servigny vaincre avec facilité un homme qu'il n'aurait peut-être pas attaqué sans éprouver un léger sentiment de crainte, bien qu'il se sentît doué d'une force peu commune, devait donc plus que tout autre obéir à cette loi générale.
—Tudieu! quel gaillard vous êtes, dit-il à Servigny.
Puis, s'adressant au vieux forçat qui râlait étendu sur le sol:
—Tu n'espérais pas, lui dit-il, recevoir aujourd'hui une pareille floppée?
—Je le buterai[200]; répondit celui-ci.
—C'est ce qu'il faudra voir, reprit Servigny, en quittant avec Duchemin le théâtre de la lutte.
Duchemin put avant la fin de la journée causer quelques instants avec Salvador, auquel il raconta ce qui s'était passé.
—Je t'assure, lui dit-il, que c'est un niert[201] qui n'est pas frileux[202], et que s'il reste avec nous, il pourra dans l'occasion nous donner plus d'un bon coup de main.
—Mais restera-t-il avec nous? voilà ce qu'il faudrait savoir.
—Que veux-tu qu'il fasse en sortant d'ici? Il ne me paraît pas chargé d'argent, et comme probablement il n'a pas été envoyé à Toulon pour ses bonnes actions, il sera trop content de trouver avec nous l'occasion de s'en procurer.
—Je vois que tu ne veux pas laisser échapper cette occasion de former un nouvel élève; mais, puisque maintenant nous sommes trois au lieu de deux, il faut que nous cherchions un nouveau plan.
—Pas aujourd'hui.
—Tu ne le verras sans doute qu'après demain; d'ici-là, je te dirai ce qu'il faudra lui demander.
—Es-tu bien sûr de cet homme, Duchemin?
—Sûr comme de moi-même; il est intéressé, je lui donne de l'argent; il est poltron, je puis lui faire couper le cou.
Cette conversation entre Salvador et Duchemin avait eu lieu à voix basse, de manière à ce que Servigny, qui, par discrétion, s'était éloigné de toute la longueur de sa chaîne, ne pût rien entendre. Lorsque Duchemin rejoignit son compagnon après avoir quitté Salvador, les forçats rentraient dans leurs salles respectives.
Après la distribution du vin, Duchemin et Servigny eurent ensemble la conversation suivante:
—Vous avez deviné, dit Duchemin, que j'ai l'intention de m'évader avec le payot Salvador?
—Oui, répondit Servigny, mais c'est le hasard seul qui m'a appris quels étaient vos projets.
—Je le sais; vous auriez pu, en nous dénonçant, obtenir quelques faveurs, être déferré par exemple.
—Je ne vous ai pas dénoncé, parce que je ne puis vouloir vous empêcher de faire ce que je voudrais pouvoir faire moi-même.
—Quelle est la cause de votre condamnation?
Servigny, auquel la mine honnête de Duchemin inspirait de la confiance, lui raconta toute son histoire.
—Ah! vous êtes un homme de lettres[203], il y en a beaucoup ici, ce sont tous de très-honnêtes gens, dit Duchemin, avec une certaine expression de dédain, qui n'échappa pas à Servigny.
—Quelle que soit l'opinion que vous ayez de moi, répondit-il, vous pouvez agir sans crainte, je ne vous trahirai pas.
—Ecoutez-moi, reprit Duchemin, après quelques instants de réflexion, nous pouvons aussi bien faire notre cavale (fuite) à trois, vous avez du courage, de la résolution, si vous le voulez, vous partirez avec nous, lorsque nous serons en liberté, nous verrons s'il y a moyen de nous entendre...
Servigny, nous l'avons déjà dit, était bien déterminé à ne point subir la peine à laquelle il avait été condamné, il accepta donc la proposition qui lui était faite, se réservant in petto le droit de quitter ses compagnons, si, comme il avait tout lieu de le supposer, leur compagnie ne lui paraissait pas convenable.
Le forçat qui, pour une raison quelconque, désire entrer à l'hôpital du bagne, arrivera tôt ou tard à son but, il saura si bien simuler tous les diagnostics d'une maladie grave que les médecins les plus experts s'y laisseront prendre.
Servigny, Duchemin et Salvador étaient protégés par un des chirurgiens aides-major, attaché à l'hôpital, que les événements de sa vie passée forçaient d'obéir à Duchemin (ce chirurgien était né dans l'île de Malte, et se nommait Mathéo); ils purent donc très-facilement obtenir leur admission.
Cependant, comme ils ne voulaient pas compromettre leur protecteur, ils firent tout ce qui était nécessaire pour ne rien laisser soupçonner.
Servigny, qui avait reçu de Duchemin les instructions nécessaires, entra le premier à l'hôpital pour se faire traiter du scorbut; c'est de toutes les maladies celle que les forçats savent le mieux simuler; Duchemin qui paraissait en proie à la plus effroyable fièvre, le suivit; deux jours après, Salvador, atteint en apparence d'une hémorragie compliquée, venait rejoindre ses deux compagnons.
Les forçats qui remplissent l'office d'infirmiers, sont déferrés et peuvent circuler librement dans toute l'enceinte du bagne, ce sont ordinairement des doyens qui se sont faits du bagne une patrie d'adoption et qui savent manœuvrer avec assez d'adresse pour ménager à la fois et la chèvre et le chou, c'est-à-dire pour ne rien voir de ce que les malades, ou prétendus tels, qu'ils doivent soigner, désirent cacher, tout en ayant l'air de regarder beaucoup; il est donc fort rare qu'un de ces hommes tortille une cavale[204].
Ce sont presque tous de vieux renards qui connaissent toutes les ruses du métier, et qui comprennent à demi-mot, sans qu'il soit nécessaire de les mettre dans la confidence; ils savent, moyennant finance bien entendu, procurer à leurs malades tout ce qu'ils désirent pour améliorer tant soit peu le régime assez maigre de l'hôpital; cela fait ils ne s'occupent plus de rien.
Mathéo, qui faisait le service de la salle dans laquelle se trouvaient Servigny, Duchemin et Salvador, avait le soin de formuler les ordonnances de manière à faire croire qu'ils étaient réellement malades. Les argousins ne se doutaient de rien, les gardes-chiourmes n'avaient pas reçu l'ordre de se montrer plus sévères que de coutume; tout allait donc à merveille, et Duchemin faisait passer tous les jours une lettre à Mathéo, qui, de son côté, lui faisait tenir la réponse, enfin celle qu'il attendait arriva, Mathéo lui apprenait que tout était prêt.
Il existe, à l'extrémité de la plus grande salle de l'hôpital, celle dans laquelle se trouvaient nos trois forçats, une petite pièce qui sert de salle des morts. L'infirmier était le dépositaire de la clé de cette salle que l'on n'ouvrait que lorsqu'il fallait y déposer momentanément de nouveaux hôtes. Duchemin parvint à prendre l'empreinte de cette clé; cela fait, il n'était plus difficile de s'en faire fabriquer une semblable.
Pourvus de cette clé, Servigny, Duchemin et Salvador pouvaient, chaque fois qu'ils trouvaient le moment favorable, entrer dans la petite salle. Sous une des tables de marbre noir destinées à recevoir les cadavres, ils creusèrent un trou par lequel, à l'aide des draps de leurs lits roulés en corde et attachés les uns au bout des autres, ils descendirent au moment propice dans les magasins de la marine qui sont situés au rez-de-chaussée du bâtiment dont l'hôpital du bagne occupe le premier étage.
Lorsqu'ils furent tous les trois arrivés à bon port, Duchemin alluma une petite bougie dont la pâle lueur était à peine suffisante pour dissiper les ténèbres autour d'eux, et, à l'aide des instructions qu'il avait reçues de Mathéo, il se mit à chercher la malle qui devait contenir tout ce qui leur était nécessaire pour se déguiser; il la trouva dans un des coins les plus reculés du magasin, il s'empressa de l'ouvrir; elle contenait deux uniformes complets de gendarmes, armement et équipement, des perruques, des cordes et une pince pour forcer une des portes du magasin qui donnait entrée sur l'arsenal.
Salvador et Duchemin endossèrent chacun un des deux uniformes de gendarme et Servigny conserva ses vêtements de forçat auquel il ajouta une espèce de bissac qu'il devait porter sur son dos; on lui lia les mains, et à la naissance du jour, lorsque le coup de canon qui annonçait l'ouverture du port se fit entendre, la porte du magasin, la plus voisine de la grille de l'arsenal fut forcée.
—Maintenant, chargeons nos armes! dit Duchemin qui avait trouvé dans la malle plusieurs paquets de cartouches, on ne sait pas ce qui peut arriver.
Salvador et Duchemin, vêtus de leurs uniformes de gendarmes et conduisant Servigny qui semblait un forçat extrait du bagne pour aller en témoignage, devant quelque cour d'assises, favorisés, par la foule d'ouvriers de la marine, qui se rendaient à leurs travaux, passèrent sans rencontrer d'obstacles la grille de l'arsenal.
Ils étaient dans la ville, qu'ils traversèrent avec la plus grande rapidité; puis ils prirent la route du Beausset. A quelque distance de Toulon, ils prirent un chemin tracé au milieu d'un bois assez épais, dans lequel ils voulaient se reposer quelques instants; ils y étaient à peine arrivés, lorsque trois coups de canon, répétés trois fois à des intervalles égaux, annoncèrent aux habitants des environs de Toulon, que trois forçats venaient de s'évader, et qu'une somme de cent francs serait la récompense de celui d'entre eux qui ramènerait au bagne un des fugitifs.
—Nous ferons bien, dit Duchemin, de rester dans ce bois jusqu'à la fin de la journée, afin de ne traverser qu'à la nuit le bourg du Beausset.
—Mais si nous sommes rencontrés ici, par quelques-uns de ces chasseurs d'hommes! répondit Salvador, et il montrait à ses compagnons plusieurs paysans armés de carabines rouillées et de mauvais fusils de munition, qui gravissaient une petite colline dominant le bouquet d'arbres au milieu desquels ils étaient cachés.
—Ils n'auront pas l'esprit de deviner que l'uniforme de la gendarmerie royale couvre le gibier qu'ils chassent; ce qu'il faut surtout éviter, c'est la rencontre de nos frères d'armes de la brigade du Beausset, dès que nous aurons atteint la forêt de Cuges, nous serons sauvés.
Lorsqu'il ne fait ni trop chaud ni trop froid, messieurs les gendarmes, si cependant ils n'ont rien de mieux à faire, montent à cheval vers le soir et parcourent les environs de leur résidence.
Duchemin, parfaitement au courant des habitudes de ces messieurs, croyait ne devoir rien redouter, attendu qu'il tombait, lorsqu'il quitta le bois avec ses deux compagnons, une de ces pluies continues, qui, dans les contrées méridionales, paraissent plus froides et plus désagréables que partout ailleurs.
Malheureusement pour les fugitifs, le brigadier de la gendarmerie du Beausset, venait de se disputer avec sa ménagère, cela l'avait mis de très-mauvaise humeur, et comme il fallait nécessairement qu'il en fît supporter les effets à quelqu'un, il choisit de préférence ses gendarmes qui se trouvaient sous sa main, il les fit donc monter à cheval et les emmena faire patrouille.
Les fugitifs sortis du bois dans lequel ils avaient passé une partie de la journée, suivirent, tant que cela leur fut possible, des sentiers et des chemins de traverse; enfin la nuit étant tout à fait venue et ne se trouvant plus qu'à un quart de lieue de Beausset, ils crurent devoir rejoindre la grande route; ils y arrivaient lorsqu'ils rencontrèrent la patrouille commandée par le brigadier dont nous venons de parler; la surprise leur fit faire un mouvement; cependant, ils ne perdirent pas contenance et continuèrent leur route en hâtant le pas, après un bonjour, camarades, prononcé par Duchemin avec un accent qui n'accusait pas la plus légère émotion.
Ils croyaient avoir esquivé ce mauvais pas, mais ils furent bientôt cruellement détrompés, le brigadier s'était tout à coup rappelé les coups de canon qui avaient retenti dans la journée, et comme il ne trouvait dans sa mémoire aucun nom à appliquer sur les physionomies des gendarmes qu'ils venaient de rencontrer, lesquels devaient cependant appartenir à la résidence de Toulon, il lui vint dans l'esprit une foule de soupçons qu'il voulut éclaircir.
—Camarades! cria-t-il aux prétendus gendarmes qui avaient déjà fait assez de chemin, camarades, arrêtez-vous un instant, nous désirons vous parler.
—Faut-il courir, demanda Salvador à Duchemin, faut-il nous arrêter?
—Il faut continuer à marcher du même pas, ils croiront que nous ne les avons pas entendus et peut-être qu'ils nous laisseront tranquille.
—Regardez dit Servigny.
—Salvador et Duchemin, tournèrent la tête en arrière, les gendarmes sur l'ordre de leur brigadier avaient tourné bride, et ils arrivaient au galop en manœuvrant de manière à couper la retraite à ceux qu'ils soupçonnaient, si cela devenait nécessaire.
—De l'atout et rif sur la cogne, s'écria Salvador ou nous sommes paumés[205]; à moi le brigadier. Il fit feu et le pauvre vieux soldat tomba frappé d'une balle dans la poitrine; Duchemin avait imité Salvador et un gendarme avait éprouvé le même sort que le brigadier.
Servigny s'étant débarrassé des liens qui ne l'attachaient qu'en apparence, se sauvait d'un côté, Duchemin et Salvador qui, tout en courant rechargeaient leurs armes, et qui savaient où se retrouver s'ils échappaient au danger qui les menaçait, avaient pris chacun une direction opposée. Les deux gendarmes échangèrent quelques coups de carabine avec ces deux bandits, mais l'un d'eux ayant été blessé légèrement, et ceux qu'ils poursuivaient s'étant engagés au milieu des terres labourées, dans lesquelles ils ne pouvaient les suivre sans abandonner leurs chevaux, et renoncer à secourir les blessés, ils cessèrent de poursuivre les fugitifs, et retournèrent sur la grande route relever leurs camarades.
Salvador et Duchemin purent donc arriver à une auberge isolée, située à peu de distance au delà du Beausset, dans laquelle Mathéo avait déposé pour eux tout ce qui leur était nécessaire pour changer de costume.
Il y a dans toutes les provinces, et surtout aux environs des villes où se trouvent des bagnes et des maisons centrales, des auberges tenues par un hôtelier franc du collier, et prêt à tout faire pourvu qu'il y trouve son compte. L'homme qui tenait celle où Salvador et Duchemin trouvèrent ce qui avait été déposé pour eux, était affilié à la bande qui en ce moment infestait depuis plusieurs année la forêt de Cuges et il lui rendait, parce qu'il y trouvait son compte, les plus importants services.
Duchemin et Salvador, après une nuit de repos se remirent en route, lestés d'un excellent déjeuner, pourvus de deux bonnes montures, et vêtus convenablement; ils gagnèrent la forêt de Cuges sans rencontrer plus d'obstacles.
Duchemin qui connaissait les lieux puisque, ainsi que nous l'avons dit précédemment, c'était lui qui était chargé de vendre à Toulouse et dans d'autres villes, le butin de la bande, rencontra facilement ceux qu'il désirait revoir.
On lui fit l'accueil le plus amical, et pendant plusieurs mois il partagea, ainsi que Salvador, les nobles travaux de ses anciens amis.
La bande était composée en grande partie d'habitants du pays, les uns meuniers, les autres cultivateurs ou tisserands, ceux qui comme Duchemin et Salvador n'étaient pas établis dans le pays, se cachaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le chef de la bande, (qui formait un effectif de dix hommes y compris les nouveaux venus) réunissait souvent chez lui, ses subordonnés soit pour procéder aux partages du butin, soit pour leur donner connaissance des faits qui pouvaient intéresser leur sûreté.
L'aubergiste du Beausset l'ayant fait prévenir un jour qu'une battue générale devait être faite dans la forêt de Cuges par plusieurs brigades de gendarmerie, le chef convoqua toute la bande afin de lui faire part de cette nouvelle; Salvador et Duchemin, n'arrivèrent que très-tard à la maison du chef, ils frappèrent, personne ne leur répondit, cependant la pièce dans laquelle devaient avoir soupé leurs camarades, paraissait éclairée. La maison avait une seconde porte, connue seulement des affidés, et qui avait été pratiquée afin qu'ils pussent se sauver dans la campagne en cas d'alerte; cette porte était ouverte, ce qui surprit étrangement Duchemin.
—Entrons, lui dit Salvador, il doit s'être passé ici quelque chose d'extraordinaire.
—Entrons répondit Duchemin, après avoir examiné si ses pistolets étaient en bon état.
—Ils entrèrent dans la maison, et arrivèrent sans rencontrer d'obstacles dans la pièce éclairée.
—Le chef, sa femme, ses deux filles et leurs sept camarades, étaient étendus pêle-mêle sur le sol.
—Ils sont morts ivres dit Salvador et il s'approcha de l'un d'eux. Mort! s'écria-t-il; puis regardant successivement tous les autres:
—Morts! ils sont tous morts! que veut dire ceci.
—Cela veut dire, répondit Duchemin, qui avait à son tour examiné les cadavres, que notre ami Mathéo vient de faire la besogne du Taule[206].
—Salvador et Duchemin ne pouvaient plus rester dans ce pays: après avoir pris le peu d'argent qu'ils trouvèrent dans la ferme, ils dirent adieu à la Provence et se dirigèrent vers Paris où nous allons les retrouver.
Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny.
Les lieux où se dessinent d'une manière plus franche et plus décidée que partout ailleurs les innombrables variétés des mœurs nationales, sont sans contredit les cafés. Chacun de ces établissements, à part cette masse d'individus qui n'ont point de physionomie et que l'on rencontre partout, a ses habitués, ses mœurs et ses usages. Un Anglais qui voyageait en France en véritable gentleman, fut un jour forcé, par suite d'un accident arrivé à sa chaise de poste, de s'arrêter dans la plus mauvaise auberge d'un pauvre village des Pyrénées; une ignoble maritorne lui servit un détestable dîner et il fut injurié par un hôte à moitié ivre en remontant dans sa voiture. Cet Anglais écrivit ces mots sur ses tablettes: On ne sait pas faire la cuisine en France, toutes les femmes y sont laides et sales, tous les hommes ivrognes et grossiers; cet Anglais, comme beaucoup d'autres hommes qu'il est facile de rencontrer, sans être forcé de traverser le détroit qui nous sépare du Royaume-Uni, jugeait sur l'étiquette du sac. Eh bien! conduisez le même jour un homme de ce caractère, au café Tortoni, à l'estaminet Hollandais, au café de la Régence, et il vous dira gravement: que la population parisienne est composée de spéculateurs, de militaires en retraite qui rêvent la venue d'un autre Napoléon et de joueurs d'échecs.
Nous avons à Paris le café des Variétés, rendez-vous ordinaire des gens qui font, qui vendent ou qui achètent des vaudevilles ou des drames entiers, des moitiés, des quarts de vaudevilles ou de drames; le café du Cirque, où l'on peut être sûr de rencontrer, à toute heure, de petits auteurs, de petits comédiens ou de petits musiciens; le café Desmares, qui ouvre chaque jour ses portes à nos modernes Solons, le café des Epiciers, celui des Comédiens, même celui des... Nous n'osons pas imprimer le mot, qui sert de titre à un roman de M. Paul de Kock.
Il existe encore dans ce vaste pandémonium que l'on nomme Paris, des établissements décorés avec autant et plus de luxe que ceux que nous venons de nommer, qui sont situés dans les quartiers les plus brillants de la capitale, et qui ne sont guère fréquentés que par la grande bohême parisienne: si nous n'avions pas la crainte de nous voir faire un procès en diffamation, rien ne nous serait plus facile que de nommer ces établissements.
La bohême parisienne (faisons observer en passant que cette dénomination, ainsi que celle de lorette, que nous devons au spirituel auteur des nouvelles à la main, est de création toute récente), est naturellement divisée en grande et en petite Bohême; nous ne parlerons, quant à présent, que de la grande Bohême.
Il existe à Paris une foule de gens qui habitent de magnifiques appartements, qui ont de beaux chevaux, et qui entretiennent des danseuses, et auxquels cependant on ne connaît ni rentes, ni propriétés; ces gens-là, escrocs, grecs[207], ou chevaliers d'industrie, composent cette société dans la société à laquelle on a donné, depuis quelque temps, le nom de grande bohême. Ces gens-là, cependant, sont moins mal vus dans le monde que ceux qui se bornent à être franchement et ouvertement voleurs. On reçoit dans son salon, on admet à sa table, on salue dans la rue, tel ou tel individu dont la profession n'est peut-être un secret pour personne, et qui ne doit ni à son travail ni à sa fortune, l'or qui brille à travers les réseaux de sa bourse, et l'on honnit, l'on conspue, l'on vilipende celui qui a dérobé à l'étalage d'une boutique un objet de peu de valeur, un petit pain, par exemple. Est-ce parce que messieurs les membres de la grande bohême ont des manières plus douces, un langage plus fleuri, un costume plus élégant que le commun des martyrs que l'on agit ainsi? non sans doute; c'est parce que, égoïstes que nous sommes, nous croyons tous être doués d'assez d'esprit et de perspicacité pour pouvoir facilement défendre notre bourse contre ceux dont nous n'avons pas à redouter les violences.
Les chevaliers d'industrie, les grecs, les escrocs, quelque soit le nom que l'on donne aux membres de le grande bohême parisienne, sont, nous le croyons, plus dangereux et plus coupables que les autre exploiteurs de la société, plus dangereux parce qu'ils échappent presque toujours aux lois répressives du pays; plus coupables, parce que la plupart d'entre eux, hommes instruits et doués d'une certaine capacité, pourraient certainement ne devoir qu'au travail ce qu'ils demandent à la fraude et à l'indélicatesse.
C'est presque toujours la nécessité (si l'on excepte quelque individualités semblables à celles dont nous essayons dans ce livre de tracer les portraits), c'est presque toujours la nécessité, disons-nous, qui conduit la main du voleur à ses débuts dans la carrière du crime, et souvent, lorsque cette nécessité n'est plus flagrante, il se corrige et revient à la vertu. Les bohémiens, au contraire, sont presque tous des jeunes gens de bonne famille qui après avoir follement dissipé une fortune péniblement acquise par leurs pères n'ont pas voulu renoncer aux aisances de la vie fashionnable et aux habitudes de luxe qu'ils avaient contractées. Ils ne s'amendent jamais, par la raison toute simple qu'ils peuvent facilement et presque toujours impunément exercer leur pitoyable industrie.
Quelles que soient au reste les qualités qui distinguent les bohémiens du dix-neuvième siècle, ils n'atteignent pas à la cheville de leurs devanciers. Les Cagliostro, les Casanova, les chevaliers de Saint-Georges et de la Morlière, les comtes de Saint-Germain, et cent autres dont les noms échappent n'ont pas laissé après eux de dignes successeurs.
Le bohémien qui veut marcher de loin seulement sur les traces de ces grands hommes de la corporation, doit posséder un esprit vif et cultivé, une bravoure à toute épreuve, une présence d'esprit inaltérable, une physionomie à la fois agréable et imposante, une taille élevée et bien prise.
Le bohémien qui possède toutes ces qualités n'est encore qu'un pauvre sire, s'il ne sait pas les faire valoir. Ainsi il devra, avant de se lancer sur la scène, s'être pourvu d'un nom convenable; un bohémien ne peut se nommer ni Pierre Lelong, ni Eustache Lecourt.
Sa carrière sera manquée s'il est assez sot pour se donner un nom de saint, le saint de nos jours est usé jusqu'à la corde.
Pourvu d'un nom, il doit, s'il ne l'est déjà, se pourvoir d'un tailleur à la mode, ses habits, coupés dans le dernier goût, sortiront des ateliers de Roolf ou de Chevreuil, il prendra ses gants chez Boivin, son chapeau chez Gausseran, ses bottes chez Clerx, sa canne chez Thomassin; il ne se servira que de mouchoirs sortis de chez Chapron, il conservera ses cigares dans un étui de paille de manille.
Il se logera dans une des rues nouvelles de la chaussée d'Antin; des meubles de palissandre, des draperies élégantes, des bronzes, des glaces magnifiques, des tapis de Sallandrouze garniront ses appartements.
Ses chevaux seront anglais, son tilbury du carrossier à la mode.
Son domestique ne sera ni trop jeune, ni trop vieux; perspicace, prévoyant, audacieux et fluet, il saura à propos parler des propriétés de monsieur et de ses riches et vieux parents.
Un portier complaisant est la première nécessité du bohémien de la haute, aussi le sien sera choyé, adulé et surtout généreusement payé.
Ce qui précède n'est qu'une légère esquisse des traits généraux qui constituent la physionomie du bohémien de la haute, quels que soient les moyens qu'il emploie pour se procurer de l'argent qui doit servir à entretenir le luxe dont il est entouré et à payer les plaisirs qui ne s'achètent qu'au comptant.
Les bohémiens n'ont pas d'âge, il y a parmi eux de très-jeunes gens, des hommes mûrs et des vieillards à cheveux blancs; beaucoup ont été dupes avant de devenir fripons, et ceux-là sont les plus dangereux, ceux qu'il est le moins facile de reconnaître, car ils ont conservé les manières et le langage des hommes du monde, quant aux autres, quels que soient les titres qu'ils se donnent, et malgré le costume, et les décorations dont ils se parent, il y a toujours dans leurs manières, dans leurs habitudes, quelque chose qui rappelle le fameux baron de Wormspire; quelquefois, des liaisons dangereuses se glisseront dans leurs discours, et souvent, bien qu'ils se tiennent sur la défensive, ils emploieront des expressions qui ne sont pas empruntées au vocabulaire de la bonne compagnie: au reste, si les diagnostics propres à les faire reconnaître ne sont pas aussi faciles à saisir que ceux qui sont propres aux diverses catégories de voleurs, ils n'en sont pas moins visibles, et il devient très-facile de les apercevoir, si l'on veut bien observer ces hommes avec quelque attention.
Il y a beaucoup d'anciens militaires dans la grande bohême, seulement celui qui, sous les drapeaux n'était que sous-officier, se fait appeler capitaine, le capitaine est au moins colonel, le colonel est toujours général divisionnaire, il serait maréchal de France si le gouvernement lui avait rendu justice.
Ce serait tenter une entreprise à peu près inexécutable que de vouloir dévoiler toutes les ruses, ou seulement essayer l'esquisse des principaux traits de la physionomie des bohémiens des diverses catégories, car alors il faudrait parler...
Des journalistes qui exploitent les artistes dramatiques auxquels ils accordent ou refusent des talents, suivant que le chiffre de leurs abonnements est plus ou moins élevé, de ceux qui vous menacent, si vous ne leur donnez pas une certaine somme, d'imprimer dans leur feuille, une notice biographique sur vous, votre père, votre mère ou votre sœur, ou qui vous offrent à un prix raisonnable, l'oraison funèbre de celui de vos grands parents qui vient de rendre l'âme: bohémiens?
Du vaudevilliste qui a des flons-flons pour tous les baptêmes: Bohémien?
Du poëte qui a des dithyrambes pour toutes les naissances, et des élégies pour toutes les morts: Bohémien!
Des chanteurs[208] par métier ou par occasion, qui vendent leur silence ou leur témoignage; l'honneur de la femme qu'ils ont séduite; une lettre tombée par hasard entre leurs mains et de mille autres encore: Bohémiens!
De cet homme qui, lorsqu'il se dispose à jouer, choisit d'abord la chaise la plus haute afin de dominer son adversaire; qui approche toujours les cartes le plus près possible de la personne contre laquelle il joue lorsqu'il donne à couper, afin qu'elle ne remarque pas le pont qu'il vient de faire, et qui file la carte avec une si merveilleuse adresse: Bohémien!
De ces directeurs de compagnies en commandites et par actions, dont la caisse, semblable à celle de Robert Macaire, est toujours ouverte pour recevoir les fonds des nouveaux actionnaires, et toujours fermée lorsqu'il s'agit de payer les dividendes échus: Bohémiens!
De ces directeurs d'agences d'affaires ténébreuses, de mariages, de placement ou d'enterrement, oui d'enterrement, il ne faut pas que cela vous étonne: bohémiens ou plutôt fripons; mais fripons musqués, gantés, éperonnés, décorés, tirés à quatre épingles, auxquels le procureur du roi donne la main et qui sont salués par le commissaire de police.
Dans un des passages ouverts sur le boulevard, au centre d'un des plus riches et des plus brillants quartiers de la bonne ville de Paris, tout près d'un théâtre où les rôles de père nobles, de jeunes amoureux, et de grandes coquettes, sont remplis par des bambins de huit à dix ans, est un établissement dans lequel, à toutes les heures du jour et de la soirée, on peut être certain de rencontrer quelques-uns des membres de la grande bohême parisienne: cet établissement, situé dans la partie la plus obscure du passage en question, échappe aux regards des passants. L'honnête homme, qui par hasard, entre là pour y prendre sa demi-tasse ou sa canette de bière, s'y trouve dépaysé; il y est gêné sans savoir pourquoi. Il prend pour des diplomates, tous ces gens si superbement vêtus; les rubans rouges qui brillent à toutes les boutonnières l'éblouissent, et lorsqu'il sort, il est tout prêt de demander à la dame du comptoir pardon de la liberté grande.
L'établissement dont nous venons de parler, ne ressemble pas, on le voit de reste, à celui de la rue de la Tannerie. D'élégants guéridons de marbre blanc, remplacent les tables couvertes de toile cirée; des divans tiennent la place des mauvais tabourets; le comptoir est resplendissant de dorures, et derrière, sur un siége qui ressemble beaucoup à un trône, se carre une jeune et jolie femme. Le maître de céans ne ressemble pas à un limonadier ordinaire. Il ne porte pas le gilet piqué blanc, et la cravate de mousseline que ses confrères paraissent avoir adopté. Il n'a jamais sous le bras l'indispensable serviette; sa tournure, toutes les habitudes de son corps, ses moustaches grisonnantes taillée en brosse, le font ressembler plutôt à un ex-officier de grosse cavalerie. Il donne des poignées de main à ceux de ses habitués dont la bourse paraît pour le moment bien garnie; sa voix est brève, rude même, lorsqu'il s'adresse à ceux d'entre eux qui paraissent éprouver une gêne momentanée.
Le débit des canettes de bière, des demi-tasses et des verres d'absinthe est la moindre branche du commerce de ce limonadier. Si un jeune homme de famille, disposé à manger son bien en herbe, est conduit dans son guêpier, il y sera adulé, choyé, fêté de toutes les manières: Monsieur lui racontera les campagnes qu'il n'a pas faites; madame qui ne veut pas oublier qu'elle a été jolie, lui octroiera ses plus gracieux sourires, si le jeune homme a besoin d'argent, eh bon Dieu, monsieur, lui dira-t-on, pourquoi n'avez-vous pas parlé plus tôt, je vous aurais prêté sans intérêt la somme dont vous avez besoin, mais adressez-vous à monsieur un tel, si vous voulez je vous conduirai chez lui, et le jeune homme est circonvenu de tous les côtés, on ne lui laisse pas le temps de réfléchir, il souscrit enfin des lettres de change à l'usurier qui lui donne en échange une faible somme d'argent et une collection de tableaux apocryphes; le limonadier partage le profit et le jeune homme est dépouillé du reste par les compères.
—Monsieur *** est de première force au billard, monsieur *** joue supérieurement bien à l'écarté; et il a toujours sous la main des compères prêts à le servir de toutes les manières, pourvu qu'ils aient leur part du gâteau, aussi est-il toujours prêt à jouer tout ce qu'on désire.
Monsieur *** avance de l'argent à ceux de ses habitués qui en ont besoin pour terminer une affaire, et partage avec eux les bénéfices; il donne ou fait donner sur leur compte de bons renseignements moyennant finance, etc. Enfin, il a plusieurs cordes à son arc et ces cordes sont constamment tendues.
Il était un peu plus de six heures du soir, les garçons allumaient le gaz dans l'établissement en question, et les habitués venaient de sortir pour aller dîner; il ne restait dans la salle que ceux qui étaient intéressés dans une partie engagée entre le maître de la maison et un très-beau jeune homme, et deux étrangers, placés à une table voisine de celle occupée par les joueurs, qui suivaient avec beaucoup d'intérêt toutes les phases de la partie.
La présence de ces deux hommes paraissait importuner les joueurs, qui auraient probablement manifesté le mécontentement qu'ils éprouvaient si la mine résolue et la tournure tout à fait dégagée de ces profanes, ne leur avait pas imposé une certaine retenue.
—Nous sommes dans un étouffe[209], dit à voix basse à son compagnon celui des deux qui paraissait le plus âgé, et le plus jeune des deux joueurs est un pigeon que les autres sont en train de plumer.
—Cela me fait cet effet-là.
—Il n'y a pas de doute, ce petit qu'ils ont nommé de Préval, fait le sert[210] à celui qui tient les cartes.
La partie était terminée, le jeune homme avait perdu, il tira pour payer son adversaire un portefeuille gonflé de billets de banque.
—Le sinve a le sac[211], dit le plus jeune des deux étrangers, si nous pouvions lui hisser le gandin[212], cela nous remettrait à flot.
—Laisse-moi faire et tout ira bien, répondit l'autre, puis il s'approcha du limonadier à moustaches grises et lui dit quelques mots à l'oreille, celui-ci le regarda d'un air courroucé.
—C'est comme cela, lui dit à voix basse l'étranger, sans paraître beaucoup ému de ses regards menaçants; c'est comme cela, encore cette partie, mais qu'elle soit la dernière, je ne veux pas laisser dépouiller devant moi un compatriote.
Monsieur veut peut-être le dépouiller lui-même? dit Préval, qui avait entendu les quelques paroles que nous venons de rapporter.
—Peut-être bien, mon jeune monsieur!... répondit Duchemin... Nos lecteurs, sans doute, l'ont déjà reconnu, ainsi que son compagnon Salvador. Est-ce que cela vous déplairait?
De Préval ne releva pas cette provocation indirecte et le jeune homme ayant perdu la partie avec autant de bonne grâce que la première fois. Le combat finit faute de combattants.
Quelques instants après, le jeune homme, Salvador et Duchemin, étaient à peu près seuls dans le café.
—Je crois, dit ce dernier, que nous sommes compatriotes.
—Nous sommes, au moins, de la même province! répondit gracieusement le jeune homme... Je suis du village de Pourrières en Provence.
—Et moi je suis de Trets, à moins de deux lieues de chez vous; mais vous connaissez peut-être ma famille, je me nomme Roman.
Salvador poussa le coude de son ami.
—Quelle imprudence! lui dit-il.
—Laisse donc, répondit Roman; mon centre d'altèque n'est pas plus mouchique que mon centre à l'estorgue[213].
—J'ai quitté fort jeune le pays, répondit le jeune homme; cependant je crois me rappeler qu'un notaire de ce nom habitait Pourrières.
—C'était mon oncle et mon tuteur.
Roman disait vrai.
—Je me nomme de Courtivon! dit à son tour le jeune homme qui ne pouvait, sans manquer aux convenances, cacher plus longtemps son nom à son compatriote.
—Ce jeune homme nous cache son véritable nom! dit Roman à son ami... Personne à Pourrières ne porte le nom de Courtivon.
—Qu'il se nomme Pierre, Paul ou Jean, lui répondit Salvador, l'important pour nous est de nous emparer du portefeuille.
—Tout vient à point à qui sait attendre, reprit Roman, qui continua de causer avec le jeune homme qui s'était donné le nom de Courtivon: il lui parlait des beaux sites de leur pays, de son beau ciel des jolies filles d'Arles et des beaux garçons de Tarascon. Salvador prit part à la conversation; de Courtivon charmé d'avoir rencontré d'aussi aimables compatriotes les pria de venir dîner avec lui. Salvador et Roman firent quelques façons pour la forme, mais de Courtivon ayant renouvelé ses instances, ils le suivirent au café Anglais.
De Courtivon fit très-honorablement les choses. Il fit servir à ses convives les mets les plus succulents et les vins les plus généreux, de sorte qu'au dessert la plus parfaite harmonie régnait entre ces trois personnages. Salvador et Roman, qui voulaient provoquer la confiance de leur Amphytrion, lui avaient chacun raconté une histoire, qu'ils avaient inventée pour les besoins du moment. De Courtivon ne voulant pas se montrer moins communicatif que ses nouveaux amis, prit à son tour la parole.
—Je me nomme Alexis de Pourrières, dit le jeune homme.
—J'avais deviné que de Courtivon n'était pas votre nom, dit Roman.
—C'est par habitude que je vous ai donné ce nom que je porte déjà depuis longtemps; je n'ai plus, aujourd'hui, hélas! de raisons pour cacher celui de ma famille. Pourrières, vous le savez aussi bien que moi, est un village assez considérable du département du Var, entre Brignoles et Saint-Maximin, on remarque aux environs de ce village les ruines d'un monument élevé par Marius pour perpétuer le souvenir de la grande victoire qu'il remporta sur plus de trois cents mille barbares qui étaient sortis des sombres forêts de la Germanie, pour entreprendre la conquête de l'Espagne, et le vieux château des anciens seigneurs du village, les réparations qu'il a fallu faire à cette ancienne demeure ont beaucoup altéré sa physionomie primitive, les fossés ont été comblés, le pont-levis a été remplacé par une grille qui est surmontée de l'écusson de la famille, et dont le style rococo rappelle le règne de Louis XV, des fenêtres tiennent la place des meurtrières; les vieux portraits de famille, les trophées qui garnissaient la salle d'armes, qui n'est plus aujourd'hui qu'une vaste antichambre, ont été dispersés pendant la période révolutionnaire; cependant, tel qu'il est aujourd'hui, le château de Pourrières n'est pas indigne de l'attention des touristes; on peut encore admirer les gracieuses tourelles qui flanquent les grosses tours, les sveltes colonnettes, l'architecture denticulée et les magnifiques vitraux coloriés de la chapelle du vieux manoir féodal.
Ce vieux château, échappé par miracle au marteau démolisseur de la bande noire, fut rendu à ma famille avec tous ceux de ses biens qui n'avaient pas été vendus pendant la première révolution, lors de la première rentrée des émigrés en France; quoiqu'il eût perdu la plus grande partie de sa fortune, mon père, le marquis de Pourrières, possédait encore au moins 80,000 francs de rente lorsque je vins au monde. Cette fortune était plus que suffisante pour lui permettre de tenir à la cour un rang distingué, et les services qu'il avait rendus aux princes de la branche aînée pendant l'émigration, lui donnaient le droit de solliciter un emploi honorable. Mon père était un de ces gentilshommes que leurs princes rencontrent sur les champs de bataille et qu'ils cherchent en vain au milieu de la foule de leurs courtisans lorsque des jours sereins ont remplacé les jours d'orage; il fit cependant un voyage à Paris en 1816, mais ses manières étaient peut-être un peu rudes, il ne savait pas arrondir ses discours en périodes élégantes, en un mot il faisait une assez triste figure parmi les courtisans du nouvel Œil-de-Bœuf. Il revint chez lui sans avoir obtenu l'emploi qu'il avait sollicité, et se détermina, sans éprouver beaucoup de peine, à mener la vie de gentilhomme campagnard.
Mon père avait confié le soin de faire mon éducation à un prêtre sécularisé qui lui avait été recommandé par un de ses frères d'armes de l'armée de Condé; c'était un excellent homme; ses mœurs étaient pures, et il avait acquis une vaste érudition; en un mot, il possédait toutes les qualités hormis celles que doit posséder un instituteur. Il ne savait du monde que ce qu'il en avait appris dans ses livres, la timidité de son caractère était si grande qu'il n'osait me faire les réprimandes ou m'infliger les punitions que je méritais trop souvent, et la crainte que lui inspirait mon père était telle, qu'il ne pouvait se résoudre à solliciter son intervention.
Les enfants, comme tous les êtres faibles, sont toujours disposés à abuser de l'indulgence que l'on a pour eux. Comme vous devez bien le penser, je faisais très-peu de cas des exhortations et des réprimandes de mon digne précepteur dont je connaissais la faiblesse; au lieu d'étudier, je passais toutes mes journées à parcourir, avec les jeunes garçons de mon âge, les vastes dépendances du château. Aussi, à l'âge de douze ans, si j'étais aussi fort qu'il est possible de l'être à cet âge et doué d'une santé très-florissante, j'étais en revanche le plus ignorant polisson qu'il fût possible de rencontrer. Je savais lire, un peu écrire; j'avais retenu quelques bribes de latin, c'était tout. Mon père, qui savait mieux manier une épée qu'une plume, et qui connaissait mieux La curne de Sainte Palaye, le Miroir du vrai Gentilhomme français et le parfait Ecuyer, que le de Viris illustribus, ayant remarqué que je pratiquais avec assez de succès tous les exercices du corps, avait félicité plusieurs fois mon précepteur qui, je dois le croire, s'était à la fin persuadé que, grâce à ses bons conseils, j'étais devenu un jeune gentilhomme très-distingué.
J'avais un peu plus de dix-huit ans, lorsque mon père et mon professeur (ma mère était morte peu d'années après ma naissance), persuadés que ce n'est qu'après avoir voyagé que l'on devient un gentilhomme accompli, résolurent de me faire visiter les principales contrées de l'Europe. Mon père se serait fait volontiers mon compagnon de voyage, mais les fatigues qu'il avait supportées pendant l'émigration, l'avaient rendu valétudinaire et les blessures qu'il avait reçues l'enchaînaient au seuil du foyer patrimonial. Il fut donc décidé entre mon père et mon précepteur que ce dernier continuerait auprès de moi ses fonctions de Mentor. Mentor bien incapable, hélas! et qui avait formé un pauvre Télémaque.
Lorsque mon père, m'ayant fait appeler dans son cabinet, me fit connaître la décision qui venait d'être prise, j'éprouvai tout d'abord, je dois en convenir, un vif sentiment de joie; j'étais charmé de quitter pour quelque temps le vieux château de mes pères, que je savais par cœur, les bois que j'avais parcouru en tous sens, les collines si souvent gravies par moi. Les rêves de ma jeune imagination allaient enfin se réaliser; j'allais visiter des contrées qui devaient selon moi renfermer plus de merveilles que celles parcourues par Sinbad, le marin. J'allais voir le monde!
Cependant quelque grande que fût la joie que j'éprouvais, lorsque mon père, après m'avoir tenu longtemps serré sur sa poitrine, m'eût enfin dit adieu; je sentis mes yeux se mouiller de larmes, je ne pouvais me résoudre à le quitter. Etait-ce une voix intérieure que j'entendais sans pouvoir la comprendre, qui me disait que je ne devais plus le revoir?
Avant de commencer ma tournée en Europe, je devais habiter quelques mois Marseille, chez des parents de ma mère, qui devaient guider mes premiers pas dans le monde; ces bons parents me reçurent à merveille, et l'amitié qu'ils me portaient les ayant sans doute aveuglés sur mon compte, ils eurent l'extrême bonté de me trouver charmant, tout en convenant toutefois que les voyages que j'allais entreprendre devaient me faire gagner beaucoup.
Ma mère appartenait à une ancienne famille parlementaire, dont tous les membres avaient conservé les mœurs sévères, les manières dignes et froides des anciens conseillers au parlement de Provence; mon grand-oncle et mon oncle, les seuls parents qui me restassent (je ne compte pas une foule de cousins des deux sexes et à divers degrés que je ne fis qu'entrevoir), m'aimaient beaucoup, sans doute; ils m'inspiraient infiniment de respect, mais je ne me plaisais pas chez eux, j'avais froid dans leur salon; lorsque je les voyais marcher ou parler avec une gravité composée, je me figurais avoir devant les yeux deux portraits famille, auxquels la baguette d'une fée aurait donné l'existence.
Je ne trouvais donc pas chez mes grands parents des distractions en harmonie avec mon âge et la manière dont j'avais été élevé.
J'étais possédé d'un extrême besoin de mouvement, d'une soif de voir des choses nouvelles qui ne trouvaient pas chez eux, de quoi se satisfaire; j'allai donc chercher ailleurs les distractions qui me manquaient.
Lorsque mon précepteur voulut me faire des remontrances, je lui dis, avec beaucoup de tranquillité, que je ne faisais rien que ne fissent tous les jeunes gens de mon âge et de ma condition, qu'il ne devait pas se montrer plus sévère que ne le serait mon père en pareille occasion; que je savais assez ce que je devais à la dignité de mon nom pour ne jamais le compromettre; que, du reste, j'étais assez âgé pour ne plus avoir besoin de mentor. Le brave homme se le tint pour dit; ce qu'il craignait par-dessus tout, c'étaient les discussions et pour n'en plus avoir avec moi, il me mit la bride sur le cou. Me voilà donc à dix-huit ans maître absolu ou à peu près de mes actions (mes oncles, qui comptaient sur mon précepteur, ne s'occupaient de moi que pour me donner des conseils que j'écoutais avec toutes les apparences du plus parfait recueillement).
Voulant profiter de cette douce liberté, je me mis à fréquenter les cafés et le théâtre. Je me liai avec tous les jeunes habitués de ces lieux de plaisir. Mon nom, très-estimé dans toute la Provence, la fortune que je devais posséder un jour, me donnaient une certaine autorité sur mes jeunes compagnons de plaisir, qui formaient autour de moi une petite cour toujours prête à me flatter. J'étais de toutes les parties, de toutes les fêtes et comme je ne me montrais pas très-sévère sur le choix de mes compagnons, on trouvait généralement que j'étais un très-bon garçon. Je crois vous avoir dit déjà que j'étais assez adroit à tous les exercices du corps; celui que j'affectionnais particulièrement était l'escrime; mes compagnons me parlaient sans cesse d'un maître, nommé Louiset dit Belle-Pointe, dont la salle était fréquentée par tout ce que la ville renfermait de jeunes gens riches et désœuvrés, et auquel on accordait beaucoup de talent. Je n'eus pas plutôt manifesté le désir de le connaître que mes amis me menèrent chez lui.
Louiset Belle-Pointe était maître d'armes dans toute l'acception du terme, il ne parlait que de tierces, de quartes, de coups fourrés. Il était bavard et il aimait à boire, ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi rusé qu'un singe, d'aimer passionnément l'argent (il ne buvait que le vin qu'on lui payait), et de trouver bons tous les moyens qui pouvaient lui en procurer. Louiset reçut très-bien le jeune comte de Pourrières; il m'apprit toutes les finesses de son art, et quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que j'étais devenu le commensal le plus assidu, l'ami le plus intime du maître d'armes.
Ce n'étaient, je vous l'assure, ni ma passion pour l'escrime, ni l'envie d'écouter les discours un peu décolletés du maître d'armes qui m'attiraient chez lui.
J'avais remarqué sa fille, et j'en étais devenu passionnément amoureux.
C'était véritablement une très-jolie fille que mademoiselle Jazetta Louiset; elle avait une de ces physionomies spirituelles et piquantes qui plaisent au premier coup d'œil, et de beaux yeux noirs admirables, des cheveux de la même couleur; ses pieds et ses mains étaient d'une forme tout à fait aristocratique; c'était, en un mot, la plus délicieuse créature qui se puisse imaginer, gaie, vive, toujours prête à chanter les plus jolis airs de notre joyeuse Provence, et dix-sept ans à peine.
Jazetta avait été élevée par une sœur de sa mère, aussi laide et disgracieuse que sa nièce était aimable et jolie, cette femme était Italienne; les amis de Louiset disaient tout bas: (le maître d'armes avait la main malheureuse), qu'elle avait exercé à Gênes, sa patrie, le plus ignoble métier, et que c'était pour se soustraire aux poursuites de la justice qu'elle s'était réfugiée à Marseille. Que ce fut ou non calomnie, toujours est-il que cette femme était la plus immorale de toutes les créatures; elle avait inculqué à sa nièce les plus détestables principes; grâce à ses leçons, Jazetta était aussi rouée à dix-sept ans que l'est ordinairement à trente une femme qui a beaucoup vécu. Ce que je vous dis là, je ne l'ai su que plus tard; je ne voyais alors les choses de la vie qu'à travers le prisme que nous avons tous devant les yeux lorsque nous avons vingt ans. J'aimais Jazetta comme on n'aime qu'une fois dans la vie, je l'aimais pauvre, je l'eusse aimée riche; je croyais qu'elle était comme moi, et vraiment il était difficile de croire que des promesses menteuses pouvaient sortir de cette bouche si rose et si fraîche, et qu'il n'y avait dans cette jeune poitrine qu'une vieille éponge raccornie à la place du cœur.
Louiset, sa fille et la vieille Génoise m'exploitaient de concert; Jazetta désirait qu'une brillante toilette ajoutât de nouveau charmes à tous ceux qu'elle possédait déjà; elle voulait, disait-elle, être toujours belle pour me plaire toujours. Je trouvais cela tout naturel, et je la mettais à même de choisir, parmi les plus-riches tissus et les bijoux les plus élégants, les objets, de sa parure. Je prêtais de l'argent à Louiset, dont je voulais conserver les bonnes grâces, et la tante, qui favorisait mes entrevues avec sa nièce, et qui me paraissait alors une très-estimable femme, trouvait tous les jours un moyen nouveau de faire de rudes saignées à ma bourse.
Ma pauvre bourse, elle était devenue étique à force d'être pressurée; j'avais emprunté à mes nouveaux amis tout ce qu'ils avaient voulu me prêter; mon précepteur, qui n'avait plus d'argent, n'osait pas en demander à mon père; il était en effet assez difficile de justifier à ses yeux la dissipation totale de la somme assez forte qu'il nous avait remise lors de notre départ de Pourrières. Jazetta, qui me demandait depuis plusieurs jours un objet d'une valeur assez considérable que je n'avais pu lui donner, me faisait la moue; Louiset, à qui l'on réclamait, (il me l'avait dit du moins), le payement d'un billet, me rudoyait; la tante avait des scrupules, j'étais désespéré.
Un certain matin, à la suite d'une légère altercation avec Jazetta, j'étais plus morose encore que d'habitude; Louiset, qui paraissait avoir bu quelques verres de vin de trop, s'approcha de moi. «Ne soyez donc pas aussi triste, me dit-il; il faut bien souffrir ce qu'on ne peut empêcher; faites comme moi, au premier jour, je vais être jeté en prison...»
—Mon pauvre Louiset, dis-je à mon tour au maître d'armes qui venait de me porter une botte secrète sans lui laisser le temps d'achever sa phrase, si j'étais le maître de ma fortune, vous n'iriez pas en prison.
—Je sais bien, je sais bien, répondit Louiset; mais si c'est que vous n'avez pas d'argent que vous êtes aussi triste, pourquoi ne cherchez-vous pas à vous en procurer?
—Et quels moyens voulez-vous que j'emploie? En demander à mon père, il ne m'en donnera pas; j'en ai emprunté à tous mes amis...
—Si j'étais le comte de Pourrières, je mettrais ma signature au bas d'une feuille de papier timbré, et j'irais trouver Josué qui m'obligerait avec infiniment de plaisir.
—Est-ce que vraiment vous croyez que ce juif...
—Le métier de Josué est d'obliger les jeunes gens de famille qui se trouvent momentanément gênés.
Les paroles de Louiset n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd; aussi le même jour il me conduisait chez le juif Josué qui voulut bien me prêter une assez forte somme à raison de 5 pour 100 d'intérêt... par mois.
Lorsque cette somme fut dans ma poche, Jazetta redevint aimable, Louiset, dont je payais les dettes réelles ou prétendues, me démontra un coup de seconde qu'il n'avait encore démontré à personne, la tante n'eut plus de scrupules. Tout alla donc au gré de mes désirs pendant un certain temps. Lorsque ma bourse fut de nouveau vide, les visages redevinrent sombres autour de moi. Je fis une nouvelle visite au juif.
Comme vous devez bien le penser, tout entier à l'amour que j'éprouvais, je négligeais beaucoup mes grands parents, j'étais plus souvent dans la salle d'armes de Louiset que dans le salon de mes oncles; ils interrogèrent mon précepteur qui ne sut que leur répondre, par l'excellente raison qu'il ne savait rien; ils me firent des remontrances, et je leur promis pour avoir la paix, de faire tout ce qu'ils exigeraient de moi.
Le meilleur moyen de me faire oublier Jazetta était de me faire quitter Marseille, ce fut aussi celui que l'on adopta, mais lorsque vint l'instant de me mettre en route pour commencer mes voyages en Europe, je refusai positivement de partir, mes oncles ne s'attendaient pas à une pareille résistance, ils s'emportèrent, je les envoyai se promener, et n'ayant plus dès-lors de ménagements à garder, je me livrai sans scrupules à tous les débordements. Les amis de Louiset devinrent mes amis les plus intimes, on me voyait partout avec eux dans les cafés, au théâtre, à la promenade; ma liaison avec Jazetta était devenue un scandale public. Tous les honnêtes gens étaient indignés de rencontrer à la fois l'amant, la fille et le père; un pareil état de choses ne pouvait être toléré plus longtemps; mon père qui avait été averti et qu'une maladie grave tenait cloué sur son lit, sollicita un ordre pour me faire enfermer quelque temps dans une maison de correction; cet ordre aurait été sans doute exécuté, mais Josué qui avait appris, je ne sais par quelle voie, ce que l'on projetait contre moi, me fit prévenir et me fournit les moyens de passer en Italie.
Louiset, à qui je comptai une somme assez ronde, voulût bien me laisser emmener sa fille dont je ne voulais pas absolument me séparer. Il est vrai qu'il me fit promettre de la lui ramener et de l'épouser aussitôt que mon père serait mort.
Jazetta, qui n'était pas fâchée de parcourir le monde, me suivit avec plaisir, l'argent ne me manquait pas; nous parcourûmes successivement l'Italie et la Suisse.
Nous courions le monde depuis environ deux ans, nous arrêtant dans tous les lieux qui nous plaisaient, nous remettant en route lorsque nous éprouvions les premières atteintes de l'ennui, lorsque Jazetta m'annonça qu'elle était enceinte.
Cette nouvelle me causa le plus vif plaisir, j'aimais si sincèrement ma maîtresse, que si je n'avais pas connu le caractère inflexible de mon père, je serais allé avec elle me jeter à ses genoux pour le prier de me la laisser prendre pour épouse.
Lorsque Jazetta m'avait annoncée qu'elle était enceinte, nous étions à Bâle, nous voyageâmes quelques mois encore; lorsqu'elle fut près de son terme, nous nous arrêtâmes à Genève, où elle accoucha très-heureusement d'un garçon, que je reconnus et auquel je donnai le nom de Fortuné.
Je confiai cet enfant à une femme estimable qui me fut indiquée par des personnes dignes de confiance. Cette femme se chargea de l'élever avec le plus grand soin et de le placer dans un pensionnat aussitôt qu'il aurait atteint l'âge de quatre ans.
Je n'ai pas cessé depuis cette époque de m'occuper de mon fils qui est maintenant âgé de quinze ans, et la personne à laquelle j'ai confié son éducation m'informe à la fin de chaque année de tout ce qui le concerne.
Josué connaissait mieux que personne l'état de la fortune qui devait me revenir après la mort de mon père, aussi il fournissait abondamment à tous mes besoins, mais l'expérience m'étant venue avec les années, j'avais établi sur de nouvelles bases mes relations avec lui; je ne lui empruntais plus à raison de 1 pour 100 par mois, il avait été convenu qu'il me fournirait 12,000 fr. par an et que je m'engagerais pour 15,000, qui devaient produire intérêt à 5 et qui seraient remboursés aussitôt après la mort de mon père.
Je m'étais lié pendant l'indisposition qui avait suivi les couches de Jazetta avec un jeune Anglais qui habitait le même hôtel que nous; cet homme m'enleva ma maîtresse qu'il emmena, je crois, à Calcutta ou à Madras.
On n'aime bien qu'une fois dans la vie, voyez-vous, et lorsque c'est à vingt ans, que nous rencontrons la femme qui doit nous inspirer ce sentiment dont nous devons toujours conserver le souvenir, les déceptions qui suivent tous les événements de la vie doivent nous paraître beaucoup plus cruelles. J'aurais dû sans doute lorsque j'appris la fuite de Jazetta me dire que sa conduite la rendait indigne de l'amour que j'avais pour elle, et chercher à l'oublier; mais fait-on toujours ce que l'on devrait faire? Je dois en convenir, je n'éprouvais qu'un regret, celui de l'avoir perdue, et au moment où je vous parle, je crois que si elle était là et qu'elle me priât de lui pardonner, je crois que j'oublierais tout ce qui s'est passé.
—Je ne sais si je dois, dit à ce moment de Pourrières en interrompant le récit qu'il faisait à Salvador et à Roman, vous raconter les événements de ma vie jusqu'au moment où nous sommes arrivés.
—Et pourquoi vous arrêteriez-vous en aussi beau chemin, répondit Roman en accompagnant ces mots d'un juron provençal, qui fit naître un sourire sur les lèvres du comte, votre récit nous intéresse beaucoup, n'est-ce pas Salvador?
Salvador fit un signe d'assentiment.
—C'est que je crains que le récit de ce qui me reste à vous raconter, ne me fasse perdre l'estime que vous êtes naturellement disposé à accorder à un compatriote.
—Ne craignez rien, dit Salvador, nous sommes indulgents.
—Et nous buvons à votre santé, monsieur le comte, ajouta Roman.
—Le chagrin que j'éprouvai en me voyant abandonné de Jazetta, me causa une maladie très-grave qui dura plusieurs mois; pendant longtemps je fus à deux doigts de la mort, que je voyais, je vous l'assure, s'approcher de moi sans éprouver beaucoup de regret; mais enfin la jeunesse fut plus forte que le mal, je recouvrai la santé.
—Pour me distraire de mes chagrins, je me rendis aux eaux de Bade; je me liai dans cette ville avec un homme qui se faisait appeler le duc de Modène.
—Je connais cet homme, s'écria Roman, son véritable nom est Ronquetti.
—C'est bien cela, répondit de Pourrières.
—Le duc de Modène possédait entre autres talents celui de se rendre la fortune favorable, après m'avoir gagné tout ce que j'avais d'argent comptant, il crut ne pouvoir mieux me témoigner l'amitié qu'il me portait, qu'en me montrant tout ce qu'il savait.
Il n'eut pas à se plaindre de son élève, qui après quelques leçons se trouva de force à lutter contre son maître: je ne voulais pas cependant faire usage des talents que je possédais, je le dis au duc de Modène:
—Laissez faire, me répondit-il, si jamais vous vous trouvez sur le point d'être vaincu, vous ne vous laisserez pas jeter à terre sans vous servir des armes que vous avez en votre possession: Ronquetti avait raison.
—Mais dit Roman en interrompant encore de Pourrières, vous vous laissiez tout à l'heure plumer bel et bien par ce limonadier à moustaches grises.
—Je voulais lui donner le courage de jouer contre moi une somme considérable, afin de le punir par où il a péché.
—Je vois maintenant que je suis venu déranger vos combinaisons.
—J'apprécie, soyez-en convaincu, mon cher compatriote, l'intention qui vous faisait agir.
Quinze années s'étaient écoulées depuis que j'avais quitté le château de Pourrières, et je n'avais pas une seule fois écrit à mon père. Ronquetti, qui avait été longtemps mon compagnon de voyage, venait de me quitter. Lassé à la fin de la vie désordonnée que je menais, je me disposais à écrire à mon père, afin de solliciter de son indulgence le pardon de mes fautes et l'oubli du passé, lorsque je reçus à Bruxelles, que j'habitais depuis quelque temps, une lettre de Josué qui m'apprit qu'il venait de mourir, et qu'il fallait absolument que je revinsse pour me faire mettre en possession de l'héritage que j'étais appelé a recueillir; le Juif m'envoyait 20,000 francs pour faire mon voyage et me mettre à même de faire une figure honorable en arrivant dans mon pays; il me disait aussi que le choléra avait enlevé mes oncles, et que j'étais le seul et le dernier rejeton de l'ancienne famille des Pourrières.
Je quittai de suite Bruxelles et je m'arrêtai à Paris, j'avais l'intention de séjourner quelques mois dans cette ville, que je n'avais pas encore vue, avant de me retirer du monde; je suis à Paris depuis moins de deux mois et dans quelques jours je quitterai cette ville sans éprouver le moindre regret, si jamais vous retournez à Trets, arrêtez-vous en passant au château de Pourrières, vous m'y trouverez menant la vie d'un gentilhomme campagnard, et m'occupant de l'éducation de mon fils, que je vais faire venir auprès de moi et qui sera, j'ose l'espérer, plus raisonnable et plus heureux que son père.
Je suis las de courir le monde: j'ai vu l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, la Hollande, l'Espagne et le Portugal, et j'ai rencontré partout les mêmes vices et les mêmes travers. Au ciel brumeux de la vieille Angleterre, à ses vaisseaux, ses docks et son tunnel, aux glaciers de la Suisse, à l'hospitalité si vantée, et aux vertus champêtres des paysans helvétiques, aux lazzarone de Naples, aux palais de marbre de Florence, aux gondoles et aux barcarolles vénitiennes, aux brigands de la campagne de Rome et aux merveilles de la cité éternelle, aux canaux et aux tulipes de la Hollande, aux révolutions de l'Espagne et aux oranges du Portugal, je préfère maintenant le ciel bleu et les oliviers de notre belle Provence.
Je donne dans quelques jours un grand dîner d'adieux à toutes les personnes dont j'ai fait la connaissance depuis que j'habite Paris; si vous voulez y assister, vous me ferez plaisir; et si vous êtes observateurs, vous pourrez y étudier des physionomies assez curieuses.
Salvador et Roman acceptèrent avec empressement l'invitation du marquis.
La soirée était déjà avancée lorsqu'ils quittèrent le cabinet dans lequel ils avaient dîné. Le marquis, ayant manifesté l'intention de rentrer de suite chez lui, ses nouveaux amis l'accompagnèrent jusque dans l'appartement qu'il occupait seul dans une assez jolie maison de la rue Joubert, et ne le quittèrent que lorsqu'il se fut mis au lit, et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.
—Ceci peut nous être utile, dit Salvador à Roman lorsqu'ils furent dans la rue, en lui présentant un morceau de cire jaune.
—Ah! tu as pris l'empreinte, c'est fort bien; mais nous n'aurons pas besoin, je crois, de nous en servir, j'ai une idée que je te ferai connaître tout à l'heure.
Roman et Salvador venaient d'arriver dans la chambre garnie du modeste hôtel que le mauvais état de leur bourse les avait forcé de choisir. Salvador avait pris un siége pour se reposer quelques instants en fumant un cigare; Roman qui était resté debout, se découvrit, et fit plusieurs profondes et respectueuses révérences à son compagnon, qui le regardait avec étonnement.
—J'ai bien l'honneur, lui dit-il, de présenter mes civilités à monsieur le marquis de Pourrières, et je le prie de vouloir bien agréer mes très-sincères compliments de condoléance.
Un éclair brilla dans les yeux de Salvador; il avait compris son maître.
—A quand l'exécution de ton plan? lui dit-il.
—Il faut que je le mûrisse et que je fasse naître une occasion favorable; mais ce sera facile.
Salvador se jeta au cou de son digne camarade, qu'il tint longtemps embrassé.—C'est charmant, ajouta-t-il, c'est charmant, mon ami Roman; vous êtes un grand homme.
Si des députés patriotes veulent chercher à table les moyens de rendre à la France son influence en Europe, si des hommes de lettres veulent se brûler de l'encens sous le nez entre la poire et le fromage, si des barbistes[214] désirent, lorsque commence une nouvelle année, causer en trinquant des beaux jours de leur jeunesse, si des philanthropes veulent aviser aux moyens de soulager les misères du peuple, c'est chez le restaurateur Lemardelay qu'ils se réuniront; ce digne successeur des Baleine et des Lejay possède en effet le monopole des banquets qui doivent réunir autour de la même table un grand nombre de convives.
Le festin offert par le marquis Alexis de Pourrières à tous ceux qu'il connaissait à Paris, et auquel devaient assister Salvador et Roman, avait été commandé, plusieurs jours à l'avance, à cet aimable artiste culinaire, et ne devait, dit-on, rien laisser à désirer.
Au jour et à l'heure indiqués, le couvert était mis dans un salon élégamment décoré et éclairé par une quantité raisonnable de bougies parfumées. Brillat-Savarin, Grimod, de la Reynière, Berchoux, d'Aigrefeuille, tous les doctes en gastronomie, prétendent, et nous sommes de cet avis, qu'un excellent repas ne doit être savouré qu'aux lumières.
La table était couverte de linge damassé d'une blancheur éblouissante; de magnifiques cristaux, d'admirables porcelaines réfléchissaient mille jets lumineux; des surtouts de bronze doré, véritables chefs-d'œuvre artistiques sortis des ateliers de Denière, étaient chargés de fleurs exotiques les plus rares; les vins rafraîchissaient dans des seaux en maillechort remplis de glace; le chef et ses aides, le sommelier et les garçons de service étaient à leur poste, les convives pouvaient arriver, tout était disposé pour les recevoir.
De Pourrières, qui ne voulait pas laisser à Lemardelay le soin de recevoir ses convives, arriva le premier; Salvador et Roman le suivaient de près; il s'empressa d'aller au-devant de ses nouveaux amis, dont il serra les mains dans les siennes.
De Pourrières n'avait voulu d'abord réunir autour de lui qu'un petit nombre d'amis; mais chacun d'eux, lorsque l'on avait su qu'il ne donnait ce festin que pour adresser des adieux solennels au monde dans lequel il avait vécu jusqu'alors, avait voulu amener un ami; puis on s'était dit ensuite qu'il n'y a point de fête complète si elle n'est embellie par la présence de quelques jolies femmes; de sorte que le nombre des convives s'était insensiblement augmenté, et que la table qui, primitivement, devait être dressée dans un salon de médiocre grandeur, se carrait majestueusement dans le plus vaste et le plus orné des salons de Lemardelay.
Salvador et Roman admiraient le luxe et la parfaite ordonnance du couvert, et adressaient à l'Amphytrion des félicitations qui paraissaient le flatter, lorsque les convives les plus pressés arrivèrent; il y en avait de jeunes et de vieux; beaucoup portaient à leur boutonnière le signe révéré de l'honneur. Salvador remarqua parmi eux un beau jeune homme, doué d'une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et d'une physionomie gracieuse, sur laquelle cependant on pouvait remarquer l'expression d'une fierté dédaigneuse. Quel est, dit-il au marquis, ce jeune homme qui ne vous a adressé qu'un très-léger salut, et auquel tous ceux qui sont ici paraissent adresser des hommages?
—Ce monsieur, répondit de Pourrières avec un léger sourire, est une des plus curieuses physionomies de la société parisienne; on ne lui connaît ni rentes, ni propriétés de ville ou de campagne, ni places, ni pensions; il n'est ni artiste, ni commerçant, ni homme de lettres; cependant il donne le ton aux lions les plus distingués de la capitale, il a sa place dans la loge infernale, il renouvelle souvent ses équipages et ses attelages, il joue et perd, sans froncer le sourcil, des sommes considérables; il habite un des hôtels les plus confortables du nouveau quartier de l'Europe; et lorsqu'il sort de chez lui il demande à son valet de chambre, qui lui répond toujours oui, s'il a mis de l'or dans ses poches. Aussi, monsieur le vicomte Achille de Lussan voit-il s'ouvrir devant lui les portes des plus nobles demeures; il est de tous les clubs de la bonne compagnie, de toutes les sociétés philanthropiques; les plus jeunes et les plus jolies duchesses en raffolent; et, si elles l'osaient, elles se disputeraient son cœur à la danseuse qu'il entretient, une très-jolie créature qui nous fera peut-être l'honneur d'assister à ce banquet.
—Ce monsieur de Lussan, dit Roman, me paraît un solide gaillard.
—Vous ne vous trompez pas, répondit de Pourrières; il se sert des armes qu'il a reçues de la nature avec autant d'adresse que de l'épée que lui ont léguée ses nobles aïeux; il a déjà tué quelques curieux qui avaient cherché à connaître les sources de sa fortune. Aussi a-t-on pour lui maintenant infiniment de respect.
Pendant le temps qu'avait duré la courte conversation que nous venons de rapporter, plusieurs nouveaux convives étaient arrivés, et après avoir salué l'Amphytrion, s'étaient mêlés aux divers groupes qui attendaient en causant l'heure à laquelle on devait se mettre à table.
De Pourrières continuait la conversation commencée avec Salvador et Roman.
—Si tous ces gens-là, disait-il, voulaient être sincères et raconter leur histoire, vous entendriez de singuliers aveux, et en une heure vous apprendriez plus de choses que ne peuvent vous en apprendre en dix ans tous les romans intimes que l'on a fabriqués depuis quelque temps; il y a, voyez-vous, dans les replis du cœur humain des passions mauvaises, des vices ignobles que l'œil de Dieu peut seul apercevoir, et qui ne seront jamais mis en œuvre par les romanciers.
—Oh! oh! monsieur le marquis, savez-vous que vous prêchez à ravir, dit Salvador, qui n'était que médiocrement prévenu en faveur du discours que de Pourrières venait de commencer.
—Vous avez raison, le moment est mal choisi pour faire de la morale; puisque nous sommes ici pour nous amuser, amusons-nous; mais évitez surtout de me donner mon nom; tous ceux qui sont ici ne me connaissent que sous celui de Courtivon.
Roman lança à Salvador un coup d'œil significatif.
—En attendant qu'il nous soit permis de faire honneur au festin, dit-il en s'adressant au marquis, continuez, autant du moins que cela vous sera possible, de nous faire connaître les convives.
—Avec plaisir. Ce petit monsieur qui se fait appeler de Préval, est un satellite qui gravite autour de l'astre que l'on nomme de Lussan; mais comme on connaît à peu près les moyens qu'il emploie pour soutenir le luxe qu'il affiche, on ne lui accorde pas la considération qu'on n'ose refuser au vicomte de Lussan. Les femmes qui se laissent séduire par la jolie figure, les gracieuses manières et les tirades sentimentales de M. de Préval, qu'elles soient duchesses, actrices ou femmes entretenues, sont la mine qu'il exploite; une vieille princesse russe fait les frais de son tilbury, une actrice ceux de son appartement, une fille entretenue lui fournit son argent de poche. M. de Préval, pour parer aux éventualités de sa position, a une seconde corde à son arc; il est, dit-on, plus qu'heureux au jeu...
»Cet homme qui paraît âgé d'environ soixante ans, qui est doué d'une si respectable physionomie, et qui porte à sa boutonnière la croix de la Légion d'honneur, est un des aigles du barreau et un des puritains de la chambre élective. Le bienheureux saint Yves advocatus et non latro res miranda, fut canonisé, quoique avocat; c'est peut-être jusqu'ici le seul de sa robe qui ait été admis dans le royaume des cieux, et c'est pour cela sans doute que la béatitude y est si grande; car s'il y en avait un second, le père Eternel ne serait pas sûr de finir tranquillement son bail.
»Quoi qu'il en soit, je vais vous raconter une petite anecdote très-édifiante, à l'endroit de cet avocat député qui pourrait bien, tôt ou tard, prendre place à côté de saint Yves, son digne patron, et lui enlever une partie de sa clientèle céleste.
»Voici ce que c'est. Pour me rendre plus intelligible j'adopterai, si vous voulez bien me le permettre, la forme du dialogue. Remarquez, je vous prie, que la scène se passe dans le cabinet de l'avocat en question, cabinet meublé avec tout le luxe possible. L'avocat est assis devant un bureau à cylindre; il est enveloppé dans une magnifique robe de chambre à ramages, et ses pieds sont fourrés dans des babouches orientales de maroquin rouge; une dame déjà sur le retour, mais dont la toilette est très-élégante, vient d'entrer et lui dit:
—Eh! bonjour, cher maître; comment se portent les cinq codes et leurs honorables commentaires?
Puis elle s'assied.
—Ah! belle dame, répondit l'avocat, toute ma jurisprudence est à vos genoux. D'honneur, vous êtes plus belle tous les jours.
—Toujours galant, cher maître; mais trêve d'aimables propos aujourd'hui, c'est une affaire sérieuse qui me conduit chez vous.
—De quoi s'agit-il? je suis tout oreilles.
—J'ai besoin de reprendre les choses d'un peu loin; excusez-moi si vous me trouvez prolixe, c'est un peu le défaut de mon sexe.
Vous vous rappelez, cher maître, cette époque à jamais déplorable de 1814, où une nuée de barbares vint fondre sur la France accablée; ils ramenaient dans leurs bagages ce roi fameux qui, grâce à une figure de rhétorique qui n'est pas encore bien définie, nous persuada un beau jour que nos ennemis étaient nos meilleurs amis.
—Ah! madame, dit ici l'avocat en soupirant, quels souvenirs vous évoquez, il suffit de me rappeler les maux de ma patrie pour me voir fondre en larmes.
—Cela se conçoit, pensa la dame, c'est un si grand patriote, j'aurais bien dû ne pas mettre sa sensibilité à une aussi rude épreuve; permettez-moi de continuer, dit-elle après avoir fait cette réflexion.
Parmi cette foule de barbares dont je viens de vous parler, se trouvait un grand seigneur, véritable ours mal léché, mais qui rachetait ce petit désagrément par une foule de millions de roubles. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il voulut s'initier aux mœurs françaises, et pour cela il eut besoin de dépouiller le vieil homme; après avoir pourvu aux nécessités de sa toilette, il songea à ces aimables riens dont les philosophes font si peu de cas, mais dont les jolies femmes sont folles; je veux parler des bijoux.
C'est ici, cher maître, qu'à mon tour je vais mettre ma sensibilité à une bien rude épreuve, rien que le souvenir de ces malheurs me fait fondre en larmes... j'aimais tant mon mari.
Vous vous rappelez sans doute que j'étais bijoutière au Palais-Royal; le barbare vint, il me vit et vainquit. Quelques mois plus tard j'étais à l'étranger; au moyen d'un pacte fait entre mon mari et le barbare, j'étais devenue la propriété de ce dernier. Hélas! il usa de sa propriété comme de chose à lui appartenant.
Or on sait ce que l'usage produit en pareil cas; vous avez deviné que je devins mère.
Le barbare avait des sentiments, il voulut récompenser dignement ma fidélité; à ses derniers moments il fit appeler un notaire, et, dans un testament en bonne forme, il légua au fruit de nos amours une somme considérable à prendre sur les millions en question.
Peu de temps après, le bonhomme mourut! Dieu veuille avoir son âme.
—Amen. Ah! belle dame, combien ce récit m'a ému et combien je suis sensible à vos peines.
—Baste! il faut penser à autre chose! il s'agit maintenant de recueillir la succession laissée à mon fils par le vieux magot; mais cette succession est en Russie, et l'empereur Nicolas n'aime pas que les millions passent les frontières de ses Etats; il ne faut donc pas moins qu'un avocat de votre mérite pour lever toutes les difficultés qui vont surgir. Pouvez-vous vous charger de cette mission.
—Quoi! aller en Russie?
—Oui en Russie.
—Hum! c'est bien loin... et pendant ce temps, que deviendront la patrie et mon cabinet.
—Oh! ce n'est pas mon affaire, mais si je vous donne des honoraires équivalents a ceux que votre cabinet vous aurait procurés, ne voudrez-vous pas à ce prix me rendre service.
—Vous savez bien, belle dame, que je ne puis rien vous refuser.
—Eh bien! voyons, qu'exigez-vous pour vous charger de cette affaire et du voyage qu'elle nécessite.
—Ah! madame, que me demandez-vous là? Est-ce que je tiens à l'argent! mais que deviendra la France pendant mon absence! ô mon pays!...
La dame pensa quelle devait tenir compte, à un aussi grand patriote, du sacrifice qu'il allait faire en s'exilant pour elle.
—Eh bien, cher maître, dit-elle, vingt-cinq mille francs, est-ce assez?
—Que me dites-vous là? oh! France, que vas-tu devenir.
—Mais il me semble que vingt-cinq mille francs...
Bref, l'avocat accepta et la dame lui apportait le lendemain matin, les vingt-cinq mille francs en beaux billets de banque; après les avoir palpés, l'avocat reconduisit poliment sa cliente, en lui assurant que sous huit jours il serait parti.
Mais un mois s'était écoulé que notre avocat n'avait pas encore songé à prendre son passe-port; la dame, informée de cette circonstance, va le trouver et lui témoigne son étonnement; mais, en homme qui n'est jamais court, il lui donne mille raisons pour justifier son retard; la dame accorde un nouveau délai à l'expiration duquel, nouvelle visite, nouveau moyen dilatoire de la part de l'avocat.
La dame, à la fin mécontente, consulta; on lui dit que si l'avocat ne se met pas en route, c'est que sans doute des besoins d'argent le forcent à rester.
Eclairée par ce trait de lumière, elle retourne près de son cher conseil, elle lui demande si, par hasard, ce ne seraient pas quelques besoins d'argent qui l'empêchent de partir. A ce mot d'argent, la physionomie de l'avocat s'illumine.
—Oui, dit-il, c'est cela. J'ai des signatures dehors, et je ne puis m'absenter avant d'y avoir fait honneur.
—Combien vous faut-il? Lâchez le mot franchement.
—Franchement, soixante-quinze mille francs; mais à titre de prêt.
—Vous les aurez.
Le lendemain, la dame apporta les soixante-quinze bien heureux mille francs. L'avocat fait deux billets, l'un de quarante-deux mille francs, et l'autre de trente-trois mille francs. Il faut lui rendre cette justice, il faisait parfaitement les billets.
Ainsi payé, nettoyé, allégé, vous allez croire que notre avocat va se mettre en quatre pour satisfaire sa cliente?...
Erreur!
Notre avocat est député, c'est un des meilleurs orateurs de la chambre; il ne peut donc voyager comme un pékin d'avocat.
Il commence donc sa tournée par Goritz; il se fait présenter au roi de France (l'excellent roi! il est, quant à présent, d'un très-facile accès...), le roi lui demande s'il veut manger un morceau. Notre avocat quitte alors son rôle et devient homme politique, il accepte le déjeuner du roi Henri V, puis il prend sa volée vers Saint-Pétersbourg. A peine arrivé, une réclame adroitement lancée dans les journaux russes, annonça l'arrivée de l'illustre personnage. L'empereur Nicolas informé du déjeuner de Goritz, lui permit de se présenter à la cour. Voilà donc notre homme admis aux soirées, aux cavalcades, aux revues, aux parades, aux parties d'eau, aux déjeuners, aux dîners, aux petits soupers, aux concerts de l'empereur Nicolas. Un avocat dans de semblables circonstances, pouvait-il trouver le temps de s'occuper des affaires de sa cliente, lorsque l'empereur, à lui seul, dérobait tous ses instants, lui donnait tant et de si agréables occupations? C'était bien là chose impossible! Aussi, après avoir passé deux ou trois mois à Saint-Pétersbourg, et y avoir dissipé et les honoraires destinés à éclaircir l'affaire de la succession, et les soixante-quinze mille francs que l'on n'a pas oubliés, notre héros reprit le chemin de sa chère patrie.
Vous devinez qu'il ne s'empressa pas de faire appeler sa cliente pour lui rendre compte de sa mission: il voulait éviter le quart d'heure de Rabelais. La dame fut cependant informée de son retour et prit l'initiative des visites.
—Eh quoi! de retour! et vous n'êtes pas venu me voir?
—Ah! madame quel voyage, quel pays! Je suis abîmé, brisé, rompu.
—Cependant vous n'aviez pas, il me semble, cette mine fraîche et ce vernis de santé avant votre départ.
—Ah! madame, c'est l'effet des climats froids, cependant vous pouvez affirmer que je suis ruiné... de santé.
—Allons, allons, du courage! trois mois de notre excellent air français, et il n'y paraîtra plus.
—Ouf! l'affreux rhumatisme!!!
—Parlons un peu d'autre chose. Et l'affaire de mon fils?
—Oh! la, la! au diable soient les douleurs d'intestins!
—Remettez-vous; je reviendrai causer de cela une autre fois. Buvez frais et tenez-vous chaudement.
La dame revint vingt fois afin de savoir ce qu'elle devait espérer du voyage en Russie; mais vingt fois la même scène fut répétée: «Oh! la, la, mes nerfs! aïe! mon rhumatisme! ouf! mes douleurs d'intestins!»
Cependant l'échéance des billets allait arriver, l'impitoyable calendrier allait marquer la date fatale...
La dame se présenta!... Personne. Son débiteur qui faisait depuis longtemps des châteaux en Espagne, était allé faire ses dévotions en Galice, puis ensuite à Notre-Dame d'Atocha.
Revenu de ce dernier pays, le pauvre cher homme oublie et les billets faits à sa cliente et une foule d'autres engagements du même genre, le moyen, en effet, qu'un aussi bon patriote pense à payer ses dettes[215].
Ce petit homme rabougri, qui cause en ce moment avec le vicomte de Lussan, à la tournure grotesque, aux jambes torses, au gros ventre dont la tête est encaissée dans des épaules d'une largeur peu commune, dont les bras sont d'une longueur démesurée, au visage couvert d'une barbe épaisse et noire, dont toute la personne enfin rappelle l'illustre Sancho Pança fut jadis le curé d'un village des environs de Paris. Dieu, il est vrai,
Cependant, monsieur l'abbé, vous pouvez le voir, affecte un maintien grave et vénérable, ce n'est pourtant qu'un de ces prêtres hautains, qui se croient le droit de primer partout où l'on veut bien les admettre, un de ces prêtres sans esprit et sans usage qui ne voient que le mauvais côté des choses, et qui, soit bêtise, soit orgueil, prétendent tout assujettir au ton de leurs hypocrites momeries, de ces prêtres enfin qui s'insinuent partout, dans la seule vue de tout blâmer, et qui deviennent le fléau de tous ceux qui sont assez bons ou assez faibles pour tolérer leurs révoltantes impertinences, quant à la religion, ce personnage l'exploite en véritable disciple d'Escobar; aussi ceux qui le connaissent bien assurent qu'il ne récite jamais d'autre prière que celle-ci:
Notez que cet homme s'est lancé dans de grandes entreprises, qu'il est criblé de dettes, et que, pour faire diversion à ses embarras, il rend un culte assidu à la dive bouteille.
Lorsqu'il était curé de *** il devait des sommes considérables au banquier P***, il fallait les payer ou du moins donner au banquier des signatures qui le rassurassent sur le sort de sa créance. Payer n'était pas chose facile, l'élément principal manquait: donner de bonnes signatures, autre difficulté; car, qui aurait consenti à cautionner un ecclésiastique qui n'avait d'autre fortune que le produit de sa cure? il fallait donc, pour que monsieur le curé pût arriver à son but, qu'il recourût à un de ces tours inédits, à un de ces tours que maître Lucifer inspire à ses amés et féaux pour les sortir momentanément d'affaires, sauf à les leur faire expier plus tard. Voici donc celui que monsieur le curé joua au plus honnête de ses paroissiens, nommé je crois M. François.
C'était entre Oculi et Latere de l'année 18...[217]. Le digne M. François présidait, avec toute la grâce dont il était capable, à l'enlèvement du fimum de sa basse-cour.
Cependant son éducation et sa fortune le mettaient au-dessus des soins si vulgaires; mais encouragé par l'exemple d'Hercule, qui jadis n'avait pas dédaigné de nettoyer les étables d'Augias, il croyait que tout ce qui se rattache à l'agriculture était chose respectable.
Au reste, le digne M. François n'était pas un de ces paysans incultes et grossiers dont le vocabulaire est à l'unisson des bêtes qu'ils conduisent. M. François avait fait des études dans sa jeunesse, le rudiment ne lui était pas étranger, et si la révolution n'était pas survenue, il serait aujourd'hui curé d'une paroisse ou chanoine de quelque gros chapitre; mais arrêté dans sa vocation par ce grand cataclysme, il n'avait jamais pu aller au delà des ordres mineurs, aussi en mémoire du petit collet et du rabat, qu'il avait portés jadis, l'appelle-t-on encore dans le pays l'abbé François, bien qu'il soit marié depuis longtems et père d'une assez nombreuse famille. Il justifie du reste ce titre d'abbé par la manie qu'il a de faire à propos ou hors de propos toutes les citations latines qui se sont incrustées dans sa mémoire, ce qui fait dire qu'il est aussi savant que monsieur le curé. Les ouvriers de sa ferme lui accordent la priorité.
Pour en revenir à ce que je vous disais en commençant, M. François, suivant un de ses domestiques qui conduisait aux champs une voiture du fimum susdit, rencontra au détour d'une rue fort étroite l'abbé en question, curé de la commune, celui-ci profitait du soleil printanier pour faire sa promenade dans le village, il avait tricorne en tête et le bréviaire à la main, enfin le costume rigoureusement exigé par les saints canons.
M. François était, au dire de M. le curé, une de ses brebis les plus chères, mais la chronique ajoute que la susdite brebis s'était quelque peu égarée; aussi M. le curé avait-il fait de nombreuses tentatives pour la ramener au bercail. En ce moment, et bien qu'il eût d'autres vues sur son honnête paroissien, il ne manqua pas de le prendre par son faible; élevant donc sa dextre avec solennité, il lui donna sa sainte bénédiction en l'accompagnant de ces mots:
Domine sit in animâ tuâ.
M. François, qui possédait comme je vous l'ai dit une véritable érudition, s'empressa de répondre en se découvrant et en se signant:
Ave Domine, gratias ago. Amen!
Les préliminaires ainsi terminés entre le curé et son ouaille, et tous deux satisfaits sans doute d'avoir montré le fruit de leurs études, le curé continua en ces termes:
—Il y a bien longtemps, mon bon M. François, que je n'ai eu le plaisir de vous voir au presbytère: aurais-je eu le malheur d'encourir votre disgrâce?
—Pas le moins du monde, M. le curé, répondit M. François, je n'ai jamais eu qu'à me louer de vos procédés envers moi, vous avez l'estime de tous vos paroissiens et la mienne; mais vous l'avouerai-je? plus le temps de Pâques approche, et plus je fuis le presbytère; il me semble que je ne saurais y aller sans régler certains comptes fort arriérés... vous savez...
—Allons donc, mon bon M. François, croyez-vous que je fasse de la religion dans la rue, et que je sois assez intolérant pour vous relancer jusque dans vos travaux? Combien c'est mal me connaître; si je me plains de la rareté de vos visites, mon bon M. François, c'est parce que vous êtes un aimable convive, et que depuis longtemps je n'ai eu le plaisir de me trouver avec vous; il faut pour m'en dédommager, que vous veniez sans cérémonie un de ces matins me demander à déjeuner; je vous ferai goûter d'un certain vin vieux de derrière les fagots, dont vous me direz votre sentiment, surtout ayez soin de ne pas venir un jour maigre, vous savez que le carême n'a déjà que trop de rigueurs, il faut donc que nous nous indemnisions ensemble.
M. François, flatté d'une invitation aussi polie, et certain d'ailleurs que M. le curé ne voulait pas l'entreprendre sur le chapitre de la confession générale, s'empressa d'accepter le déjeuner offert: on prit jour pour le jeudi suivant.
Le jour indiqué étant venu, le bon M. François fait un pouce de toilette et se rend au presbytère, les signes précurseurs sont du plus favorable augure. En effet, l'atmosphère environnante est agréablement parfumée de l'odeur des viandes que l'on prépare pour les estomacs pieux de nos deux personnages.
On s'assied, la table est mise avec propreté et même avec élégance, deux couverts seulement y figurent, mais les bouteilles y sont en bien plus grand nombre. Le curé qui sait le moyen de mettre son convive de bonne humeur, ne manque pas de lui dire en montrant les bouteilles: Album an atrum pota?
Aut interlibet, aut alternis vicibus, réplique M. François; là-dessus, nos gens satisfaits d'eux-mêmes, engagent la partie à fond: les morceaux se succèdent avec rapidité, on mouille d'autant, les gais propos viennent à la suite; bref, Rabelais n'a rien de mieux dans son chapitre des propos de table.
Le second service a disparu: monsieur François paraît légèrement absorbé par la digestion, son œil indécis n'a plus la même netteté, monsieur le curé, pour le remercier, le salue d'un Nunc est bibendum, pulsanda tellus pede libero?
—Dulce est desipere in loco, riposte bravement monsieur François.
Nos gens ayant ainsi prouvé qu'ils n'avaient pas oublié leur Horace, se mettent à trinquer de plus belle; les couleurs se confondent, on verse alternativement le blanc et le rouge, puis le rouge et le blanc, puis vient le café avec ses éternels accompagnements; le vieux cognac, le kirsch de la Forêt-Noire et l'anisette de Bordeaux; mais depuis longtemps monsieur le curé s'était aperçu que les yeux de son convive papillotaient, que ses jambes étaient titubantes, enfin que sa raison était ensevelie au fond des bouteilles, c'était l'état où il voulait l'amener; quant à lui, plus jeune, plus fort, plus aguerri et surtout plus maître de lui, c'était à peine si les nombreuses rasades qu'il avait absorbées lui faisaient impression. D'ailleurs, il lui fallait toute sa présence d'esprit pour arriver à ses fins.
S'étant assuré de nouveau que la langue de monsieur François, épaississait de plus en plus, que sa vue était presque à l'état d'éclipse, et sa raison dans les limbes....
—Monsieur François, dit-il, avant de nous séparer, j'espère que vous voudrez bien me rendre un petit service.
—Comment donc, monsieur le curé, mais tout ce que vous voudrez, disposez de moi, ne suis-je pas votre ami?
—Oh! je le sais, mais il s'agit de peu de chose. Vous saurez donc que monseigneur l'évêque m'a demandé quelques renseignements sur l'état moral de la paroisse, sur l'instruction primaire, etc.; ces renseignements sont rédigés, mais il faut, outre mon témoignage, qu'ils soient revêtus de la signature d'un des plus notables de la commune; or, qui est plus compétent que vous en pareille matière, vous qui venez de me parler latin comme feu Cicéron, et que tout le monde cite comme le plus érudit du pays, voici les papiers, veuillez les signer.
En achevant ce petit discours, monsieur le curé place divers papiers sur la table, monsieur François encore sous l'influence des paroles flatteuses qu'il vient d'entendre, et des nombreuses rasades qui lui ont été versées, s'arme d'une plume, et par cinq fois entoure son nom de son plus beau parafe.
Le tour était joué.
—Il faut que je dise mes offices et que j'aille visiter mes malades, dit alors monsieur le curé: adieu, mon bon monsieur François, excusez-moi si je vous quitte si vite, mais vous connaissez l'exigence de nos devoirs, principalement en ce saint temps de carême; mes civilités respectueuses à votre digne épouse et à toute votre respectable famille.
On se quitte les meilleurs amis du monde.
A six mois de là, le digne monsieur François entouré de sa famille et de ses domestiques, dînait patriarcalement, heureux du bonheur de tous ceux qui l'entouraient, lorsqu'un homme à mine rébarbative se présente, c'était une de ces figures sinistres connues de tout un arrondissement, comme l'épouvantail des grands et des petits; à cet aspect de funeste présage, toutes les mâchoires cessent de fonctionner, la foudre tombant au milieu de la famille réunie, ne l'aurait pas autant impressionnée, terrifiée!
Cependant monsieur François se lève:
—Qu'y a-t-il, maître Tenantbon? (c'était le nom du personnage, honnête huissier de son état), dit-il.
—Une misère, mon bon monsieur François, c'est une petite visite intéressée que je viens vous rendre, pour et à cette fin de recevoir de vous une somme de dix mille francs, plus les frais montant de cinq effets créés par monsieur le curé de votre commune, endossés par vous et protestés faute de payement.
—Comment? quoi? qu'est-ce? que dites-vous?
—Mais! dit maître Tenantbon, de sa voix la plus mielleuse; ceux qui m'envoient ne sont pas des fous. Tenez, voyez, n'est-ce pas là votre signature.
—Ah! mon Dieu! qu'ai-je fait? s'écria monsieur François, moi qui ai cru signer des papiers pour l'évêché... malédiction! Oui, dit-il enfin à maître Tenantbon, c'est bien ma signature; mais il y a des juges à Berlin et je serai vengé!
A un mois de là, l'abbé en question, était condamné à un an de prison comme coupable d'escroquerie et d'abus de confiance; mais la Belgique est une terre hospitalière, où l'on fait collection d'hommes de bien, l'abbé alla pendant quelque temps en augmenter le nombre[218].
Deux hommes se sont retirés dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer plus à leur aise; l'un est grand, maigre, son teint est bilieux, ses yeux d'un gris douteux sont surmontés d'épais sourcils noirs qui se joignent à la naissance du nez; c'est un de messieurs les avoués de première instance de la bonne ville de Paris; l'autre est un gros et court, aux yeux à fleur de tête, au nez couvert de légers bourgeons, c'est un des membres de la corporation des avocats. Ces deux hommes mitonnent, sans doute, quelques sales affaires, ils n'en font pas d'un autre genre.
Maître Ruinard, ainsi se nomme l'avoué, vivait, lorsqu'il était encore étudiant en droit avec une jeune femme qui devint enceinte de ses œuvres; cette malheureuse, de concert avec son amant, se fit avorter.
Lorsque l'étudiant en droit prit femme, il quitta sa maîtresse, qui s'empressa de former d'autres liens.
Devenue enceinte de nouveau, elle voulut mettre à profit les leçons qu'elle avait reçues de son premier amant; en conséquence, elle se fit avorter; mais cette fois le crime fut découvert, et elle fut traduite devant la cour d'assises de la Seine.
Par un hasard singulier, son ancien amant, celui qui avait été son complice lorsqu'elle avait commis son premier crime, faisait partie du jury qui devait décider de son sort. La femme, vous devez bien le penser, se garda bien d'user de son droit de récusation contre un homme sur l'indulgence duquel elle croyait pouvoir compter.
Lorsqu'après les débats, les jurés étaient réunis dans la chambre des délibération, l'avoué se trouva appelé le dernier à émettre son vote; cinq voix déjà étaient favorables à l'accusée; vous croyez sans doute que celle de son amant va partager les votes et qu'elle sera acquittée? eh bien! vous vous trompez; il se réunit aux jurés qui avaient voté contre l'accusée, qui fut condamnée à six ans de réclusion.
—Oh! quel homme abominable! s'écrièrent en même temps Salvador et Roman.
Après le prononcé du jugement, continua de Pourrières, l'avoué qui sortait de la cour d'assises, fut accosté par un avocat très-connu et très-recommandable, qui savait tout ce qui s'était passé jadis, entre lui et la femme qui venait d'être condamnée.
—Vous avez dû bien souffrir pendant tout le temps qu'ont duré les débats et la délibération du jury? lui dit-il.
—Que voulez-vous, mon ami, répondit l'avoué avec le plus grand calme; elle était coupable.
—Vraiment j'admire votre sang-froid, il ne vous manquerait plus que d'avoir voté contre elle.
—Mais c'est ce que j'ai fait.
—Comment, vous avez voté contre celle qui a été votre maîtresse, et après ce qui s'est passé entre elle et vous?
—Que voulez-vous, mon ami, j'étais d'autant plus convaincu de sa culpabilité, qu'elle s'est fait avorter pendant le temps qu'elle était ma maîtresse; au reste, mon cher ami, j'ai obéi à ma conscience.
L'avocat indigné, tourna le dos sans répondre un seul mot à ce Brutus d'un nouveau genre, qui se console en faisant fortune du mépris que les honnêtes gens lui témoignent[219].
Celui qui cause avec l'avoué, dont je viens de vous parler, n'est pas encore arrivé aussi haut que le député patriote. Il existe entre celui-ci et celui-là la même distance qu'entre le vicomte de Lussan et de Préval; cet avocat entretient dans les prisons, des courtiers qui sont chargés de lui procurer des affaires. On lui proposa, il y a peu de temps, de défendre un jeune voleur, accusé d'avoir soustrait une somme d'argent considérable; le jeune fripon pouvait espérer qu'il serait acquitté, s'il était habilement défendu; car aucun fait positif ne venait justifier l'accusation. L'avocat vit l'accusé, et, après l'avoir écouté, il lui donna bon espoir et lui demanda le solde de ses honoraires; l'accusé lui dit qu'il ne pourrait le payer qu'après sa mise en liberté; l'avocat crut devoir lui faire observer qu'il ne serait pas plus riche lorsqu'il serait libre, qu'il ne l'était en prison.
—Oh! que si, répondit le détenu qui connaissait de réputation le particulier auquel il avait affaire; lorsque je serai libre, je pourrai vous payer généreusement.
L'avocat qui avait dressé l'oreille au coup d'œil significatif du voleur, pressa son client, qui enfin lui avoua qu'il était réellement l'auteur du vol dont il était accusé, et que le sac qui contenait les espèces, était enterré sous le lit de sa mère. L'avocat feignit de ne pas croire le voleur; celui-ci, voulant lui donner une preuve de sa bonne foi, l'invite à retirer le sac du lieu où il se trouve caché. Prenez le magot, lui dit-il, et gardez le quart de ce qu'il contient, vous me remettrez le reste lorsque je serai libre. L'avocat se rendit à Charentonneau, petit hameau de Maisons-Alfort. Comme la mère ignorait la culpabilité de son fils, et le lieu où était caché le sac volé, il fallait pour que notre héros pût procéder à son aise, qu'il se débarrassât de la présence de cette honnête femme, ce qu'il fît en l'envoyant à Maisons-Alfort, chercher une feuille de papier timbré. Pendant son absence, la cachette fut aisément découverte, et le sac en fut tiré. L'avocat défendit le jeune voleur qui fut acquitté. Mais lorsqu'il réclama les trois quarts de la somme volée, l'avocat lui réclama ses honoraires. Le voleur aussi honteux qu'un renard qui se serait laissé prendre par une poule, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus[220].
—Si jamais je suis accusé, dit Roman, je ne confierai pas à ce monsieur, le soin de me défendre.
—Vous ferez bien, répondit de Pourrières; mais si, pour des raisons à vous connues, vous désirez vendre ou louer la jolie petite maison ornée de pampres verts que vous possédez à Trets, ne vous adressez pas non plus à l'individu, porteur d'un nez pyramidal, qui se dandine sur ce sofa. Les ruses du métier qu'il exerce sont nombreuses, et vous pourriez bien vous y laisser prendre. Mais comme cet individu ne dépense pas en folies l'argent qu'il escroque, il aura bientôt acquis une brillante fortune; il achètera alors des propriétés, il sera capitaine de la milice citoyenne, chevalier de la Légion d'honneur, électeur, juré, et il condamnera impitoyablement tous ceux qui comparaîtront devant lui.
Trouvant un jour que son commerce ne lui rapportait pas d'assez beaux bénéfices, un marchand de bas et de bonnets de coton, fit annoncer dans tous les journaux qu'il livrerait moyennant la modique somme de un franc, une graine qui, plantée dans un bon terrain, devait donner naissance à un chou d'une dimension merveilleuse; malheureusement pour les horticulteurs, l'usage leur prouva que la graine du chou colossal n'était que de la graine de niais.
La physionomie colorée, les cheveux du plus beau rouge carotte qu'il soit possible de rencontrer, et l'habit noir à queue de morue de l'individu qui cause en ce moment avec l'inventeur du chou colossal, vous annonce un naturel des îles Britanniques. Celui-ci vend aux bons Parisiens un spécifique unique, propre à guérir les maux passés, présents et à venir. La panacée de cet honnête insulaire est tout simplement de la farine de lentilles que l'on achète parce qu'il la vend sous son nom scientifique, d'Ervelenta.
Voici deux hommes, que je suis très-étonné de rencontrer ensemble, quoiqu'ils soient compatriotes. Le midi de la France les a vus naître. Le premier est âgé d'environ cinquante-cinq ans; il est corpulent et de belle taille; il est doué d'une physionomie agréable, bien qu'elle soit légèrement marquée de petite vérole; ses manières sont nobles et gracieuses; on dit tout bas, bien bas, qu'il a achevé ses études au bagne, où ses camarades l'avaient surnommé le philosophe et l'avocat, et qu'il porte, sur l'épaule droite, le témoignage de ses anciens services. Depuis sa libération, trois décorations, qu'il n'avait pas au bagne, brillent sur sa poitrine.
La mise de cet homme est toujours recherchée; il joue l'aristocrate à ravir; ou peut dire sans craindre d'être démenti, que c'est un coquin de bonne compagnie.
Le second est aussi bel homme que son compatriote, mais il n'est pas comme lui, doué d'une physionomie propre au métier qu'ils exercent tous deux. La petite vérole qui n'a laissé que de légères traces sur le visage de son ami, a fait sur le sien de notables ravages. Sa barbe est blonde et épaisse; il la fait couper après une première affaire, et il la laisse croître lorsqu'il vient d'en terminer une seconde. Il dit dans les tripots, dont il est le plus fidèle habitué, qu'il est de noble origine, ancien officier de cavalerie, comte palatin du saint-empire romain; prétentions démenties par l'expression commune de son visage et sa tournure assez semblable à celle d'un souteneur de filles; il n'est en réalité, que chevalier de l'ordre énigmatique de l'Eperon d'or, dont il a acheté le brevet cinquante écus à Sartorius Corté; il donnerait, à ce qu'il assure, son brevet pour quatre cigares; je le crois; lorsqu'il acheta ce malencontreux brevet, il croyait qu'il lui donnait le droit d'attacher à sa boutonnière, le ruban de l'ordre qui est de la même couleur que celui de la Légion d'honneur, hélas! il n'en est rien.
Ces deux individus qui ne marchent jamais l'un sans l'autre, se trouvèrent un jour très-sanglés (c'est l'expression dont ils se servent), tous les deux, c'est-à-dire qu'ils avaient un très-pressant besoin d'argent. Le plus âgé dit alors au plus jeune:
—Ecoute j'ai trouvé cette nuit une mine d'or, ou plutôt, ce qui vaut mieux, une mine de billets de banque.
—Comment, lui répondit son ami, tu veux fabriquer de faux billets de banque? Cela ne me va pas. Je me moque de la police correctionnelle, mais je respecte beaucoup la cour d'Assises.
—Et qui diable te parle de fabriquer quoi que ce soit? n'est-il donc plus possible de se procurer de bons véritables billets de banque?
—Pour s'en procurer un nombre raisonnable, je ne connais que deux moyens: les faire soi-même ou voler la banque de France; et je te l'avoue, l'une ou l'autre de ces deux actions m'épouvante; tu sais que je suis honnête homme, et que l'idée seule de commettre une mauvaise action me donne des crispations.
—Mais il ne s'agit, je te l'assure, ni de voler ni de rien de semblable; il ne faut que savoir saisir adroitement un portefeuille bien plein de cet agréable et soyeux papier.
—S'il ne s'agit que de s'emparer avec adresse d'un portefeuille, je consens à t'aider; mais avant tout je désire que tu m'expliques ton plan.
—Mon plan est simple, et si demain il fait aussi beau temps qu'aujourd'hui, je suis certain du succès.
—Tu me fais mourir d'impatience avec tes réticences! dis-moi de suite de quoi il s'agit, je suis tout oreilles: parle!
—Tu as remarqué l'autre jour l'embonpoint du portefeuille de mon banquier?
—Oui, je l'ai vu et convoité. Mais ce portefeuille est comme l'arche sainte, personne ne peut y toucher.
—Cependant si demain le soleil se lève radieux, et si tu veux me seconder, demain nous en serons propriétaires.
—Je crois, mon cher, que tu es devenu fou. Il nous serait plus facile de prendre la lune avec nos dents que de nous approprier le portefeuille de ce brave usurier.
—Demain, s'il fait beau (c'est la condition sine quâ non), tu te promèneras sous les fenêtres de l'usurier en question, et si le portefeuille tombe à tes pieds, tu le ramasseras et tu disparaîtras: voilà tout ce que j'exige de toi, entends-tu?
—Oui, j'entends, mais je ne comprends pas.
—Consens-tu, oui ou non, à faire ce que j'exige de toi?
—Eh bien! oui!
—C'est bien. Alors prie Dieu que la journée de demain soit belle, et s'il exauce tes prières, avant qu'il soit midi nous serons tous deux de la fête.
—En ce cas nous nous retrouverons demain matin à sept heures au Palais-Royal, vis-à-vis de la Rotonde.
Le lendemain les deux amis se rencontrèrent au lieu et à l'heure indiqués. Le ciel était pur, le soleil brillait, tout annonçait un jour exempt d'orage. L'empressement était égal de part et d'autre, ils se dirigèrent ensemble vers le domicile de l'usurier, et le plus âgé dit à son ami:
—Avant d'entrer dans la maison, sois attentif et la fortune te tombera sur la tête.
Le comte palatin du saint-empire romain, se promenait sur le trottoir, attendant avec impatience le bienheureux aérolithe qui devait lui tomber dessus. Enfin, après une heure d'attente qui lui parut aussi longue qu'une journée passée au violon, sans argent, le portefeuille qu'il attendait tomba; il le ramassa et disparut: personne n'avait remarqué ce qui venait de se passer.
Voici ce qui était arrivé dans le cabinet de l'usurier dont, ainsi que l'avait prévu notre escroc, une des fenêtres était ouverte à cause du beau temps. Le plus âgé des deux, qui lui faisait escompter souvent certains billets qui étaient toujours bien payés à leur échéance, lui en avait présenté deux de mille francs chaque, à quatre mois de date. Le compte fait, il revenait à notre homme quinze cent et soixante francs: le brave usurier ne donnait pas ses coquilles. Le portefeuille fut retiré de la caisse, et trois billets de cinq cents francs en furent extraits, tournés et retournés dix fois et remis enfin, accompagnés d'un long soupir; cela fait, l'usurier comme il en avait l'habitude, plaça le portefeuille à côté de lui enfin de puiser dans sa caisse les soixante francs qui devaient compléter la somme qu'il devait remettre à son client, à ce moment l'escroc saisit le portefeuille qu'il jeta par la fenêtre, qui fut fermée aussitôt.
L'usurier avait été si surpris, qu'il resta au moins une minute sans pouvoir dire un mot; enfin il reprit ses sens et poussa des cris perçants, on accourut; l'escroc était assis dans un des coins de la pièce, son bordereau d'escompte et les trois billets de banque qu'il avait reçus, à la main. «Je crois, dit-il aux personnes accourues aux cris de l'usurier, que ce respectable monsieur est subitement devenu fou». Le commissaire de police, mandé d'après les ordres du banquier, arriva enfin; notre héros est fouillé, on ne trouve rien sur lui, il explique par A plus B sa présence chez l'usurier, qui, seulement alors, se rappelle que le portefeuille a été jeté par la fenêtre; tout le monde remarque qu'elle est hermétiquement fermée et que celui qu'on accuse, est placé à une extrémité opposée; de son côté, il assure qu'elle était dans cet état lorsqu'il est entré. Le malheureux usurier qui devine que son argent, ce qu'il a de plus cher au monde, est à jamais, perdu pour lui, se livre à tous les transports du plus furieux désespoir; ses excès font croire qu'il a perdu l'esprit. Cependant, on interroge celui qu'il inculpe. Son air patelin, la vue de ses décorations convainquirent tout le monde de son innocence. On fut chez lui, où il obtint d'excellents renseignements, il fut enfin relaxé.
Comme vous le pensez bien, il craignait d'être suivi, aussi il prit des précautions pour aller rejoindre son ami, enfin, vers six heures du soir, ils se rencontrèrent au café qui fait le coin du boulevard et de la rue Montmartre; ils se saluèrent comme des connaissances qui ont été quelque temps sans se voir, puis ils allèrent dîner chez Véfour.
Entre la poire et le fromage; le plus vieux dit à son ami:
—Eh bien! combien as-tu trouvé? l'usurier prétend qu'il contenait 50,000 francs.
—Que dis-tu? 50,000 francs, comment, où?
—Mais dans le portefeuille de ce matin.
—De quoi me parles-tu, ma parole d'honneur je ne te comprends pas.
—C'est assez plaisanter, combien y avait-il, voilà le principal?
—Mais tu es donc devenu imbécile?
—Tu es un brave camarade, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Eh bien, ne me tiens pas plus longtemps dans l'incertitude, partageons et que tout soit dit.
—Eh! de par tous les diables, est-ce pour me faire tourner en bourrique que tu me payes à dîner, explique-toi, de grâce.
Il s'expliqua. Lorsqu'il eut achevé son discours, le comte palatin, après de nombreux éclats de rire, lui répondit qu'il ne savait ce qu'il voulait dire, alors, mais alors seulement, le plus âgé des deux larrons vit que son camarade voulait s'approprier le contenu du portefeuille, il se leva et lui dit d'une voix solennelle: J'avais cru jusqu'à ce jour que tu étais un honnête homme, je me suis trompé. Adieu; Dieu te punira[221].
Une petite actrice assez gentille d'un petit théâtre du boulevard du Temple, avait un amant. Il n'y a rien là qui doive vous étonner; mais ce qu'il y a d'extraordinaire c'est que cette jeune actrice aimait son amant. Un beau matin l'actrice et son amant furent arrêtés au saut du lit. Le jeune homme était accusé d'un crime assez grave et l'on était assez peu galant pour accuser la jeune prêtresse de Thalie d'être sa complice; mais dame Thémis ayant reconnu son erreur, elle fut rendue aux habitués de son théâtre. La jeune actrice n'était pas de ces gens qui oublient leurs amis lorsqu'ils sont dans l'infortune. Son amant était resté sous les verroux, il fallait essayer de le tirer d'embarras; elle alla trouver l'homme qui est assis à côté des deux larrons dont je viens de vous parler. Cet homme, qui fut longtemps l'une des colonnes du parti légitimiste, exerçait en province la profession d'avocat lorsqu'il fut envoyé à la chambre élective. Il tranquillisa la jeune beauté qui venait de s'adresser à lui, et empocha une somme de 1,500 francs; cela fait, l'avocat député ne s'occupa pas plus de son client que s'il n'avait jamais existé; il avait vraiment bien d'autres choses à faire en ce moment; mais la jeune femme, qui ne voulait pas supporter plus longtemps les cruels tourments de l'absence, se plaignit à la chambre des avocats; des explications furent demandées par le bâtonnier de l'ordre. Le député légitimiste, ne pouvant pas, à ce qu'il faut croire, les donner satisfaisantes, pria ses collègues de l'une et de l'autre chambre de vouloir bien accepter sa démission pure et simple.
Il cause en ce moment avec un de ces littérateurs auxquels on peut appliquer les vers de Voltaire contre l'abbé Desfontaines:
Voulez-vous l'histoire de n'importe quelle nation ou de n'importe quel grand homme; voulez-vous un roman de mœurs, un roman maritime ou un roman intime, des contes bruns, roses, noirs, de toutes les couleurs; la physiologie de n'importe quoi, la biographie de n'importe qui, un traité de physique, d'histoire naturelle ou de métaphysique, demandez et vous serez servis, cet illustre inconnu s'armera des grands ciseaux qui sont en permanence sur son bureau, et au jour et à l'heure indiqués, il vous livrera ce que vous lui aurez commandé, à moins cependant que vous ne l'ayez payé d'avance.
—Je vois que nous allons dîner avec tout ce que Paris renferme d'hommes tarés, ajouta Salvador.
—Détrompez-vous, mon cher compatriote; à part quelques rares exceptions, tous les hommes qui sont ici sont des personnages très-recommandables; les uns sont riches ou paraissent l'être, les autres exercent des professions honorables, quelques-uns occupent des places qui ne sont ordinairement accordées qu'à des hommes vertueux, ce n'est que tout bas que l'on dit ce que je viens de raconter et lorsque l'on rencontre ces gens-là dans un salon, on leur fait bon visage.
—Eh! bonjour donc, monsieur de Courtivon, dit un beau jeune homme qui tendait à de Pourrières une main parfaitement gantée que celui-ci serra dans la sienne. Le jeune homme, après avoir échangé quelques paroles avec l'Amphytrion, alla se mêler aux groupes déjà nombreux qui se formaient dans la salle.
—Est-il possible de refuser la main qui vous est tendue lorsqu'elle est aussi bien gantée que celle de ce beau jeune homme? dit de Pourrières en souriant.
—Cela serait en effet difficile, lui répondit Salvador, si surtout cet individu est un peu moins coquin que tous ceux dont vous venez de nous raconter l'histoire.
—Ce jeune homme est un assez habile médecin, mais quelle que soit la science qu'il ait acquise sur les bancs de l'école, son savoir sera toujours au-dessous de son savoir-faire, aussi sa clientèle est-elle une des plus distinguées et des plus lucratives.
Une femme dont le mari est absent, et qui redoute les suites d'une conversation quelque peu criminelle avec le neveu, le caissier ou l'intendant de son mari, fait venir le docteur Delamarre, qui se charge de dissiper ses craintes. Les jeunes personnes de nobles familles qui ne veulent pas que leur écusson soit taché; les lorettes, qui veulent esquiver les conséquences d'un souper à la Maison-d'Or, les grisettes qui ne veulent pas laisser de traces d'une soirée orageuse à l'Ile d'Amour, trouvent chez lui assistance et délivrance lorsqu'elles ont de l'argent.
Voulez-vous un héritier, cet habile docteur saura vous en procurer un; si vous en avez un de trop il vous en débarrassera; en un mot ce galant homme est la providence de toutes les vertus douteuses et de toutes les ambitions. Pour achever de vous faire connaître ce personnage, je vais vous raconter un des traits les moins saillants de sa vie.
Un septuagénaire de ses amis, qui voulait mystifier ses neveux et qui probablement avait oublié le refrain de la romance populaire,
se leva un matin avec l'idée de prendre femme. Il jeta alors les yeux sur une jeune fille aussi belle qu'elle était innocente, et ce n'est pas peu dire, car elle est bien belle; jugez-en, sa taille est svelte et bien prise, ses yeux bleus fendus en amande et ombragés de longs cils promettaient de lancer des éclairs, ses cheveux, du plus beau blond cendré et légèrement ondulés, rappellent les vierges de Léonard de Vinci; sa peau, légèrement rosée, est d'une blancheur éblouissante; sa bouche est peut-être un peu grande, mais lorsqu'elle s'ouvre pour sourire, elle laisse apercevoir trente-deux petites dents bien rangées, qui font naître l'envie de se laisser mordre par elles.
Cette jeune fille avait été élevée par des religieuses, et depuis six mois elle avait quitté le village pour venir habiter près d'une tante qui cachait sous les apparences d'une sévérité exagérée, l'espérance qu'elle avait conçue depuis longtemps d'exploiter à son profit les attraits de sa nièce; aussi lorsque le vieux podagre demanda la main de la jeune houri en question, elle lui répondit que sa recherche lui faisait beaucoup d'honneur, et que sa nièce serait charmée d'épouser un aussi galant homme.
Le mariage fut conclu, mais il ne fut pas consommé. Le lendemain des noces, le malheureux septuagénaire vint trouver son ami; sa mine allongée et son regard terne annonçaient un homme dont les espérances ont été déçues.
—Eh bien? lui dit le docteur.
—Impossible! mon cher, impossible!
—Diable! mais je ne puis augmenter la dose sans risquer de vous envoyer dans l'autre monde.
—Mais je ne veux pas laisser ma fortune à mes neveux, s'écria le vieillard.
—Il y a bien un moyen, répondit le complaisant docteur.
Il dit quelques mots à l'oreille du vieillard.
—Cela me va, et vous aurez les 5,000 fr. que vous me demandez si la chose réussit, mais vous m'assurez qu'après ce sera plus facile.
—Sans doute.
—Eh bien, mon cher, essayez.
—Donnez-moi carte blanche et tout ira bien, je vous réponds du succès.
Le médecin communiqua son plan à la vieille tante, qui, moyennant finance, voulut bien prêter les mains à la plus infâme de toutes les immoralités; elle fit croire à sa nièce que dans le cas où elle se trouvait, le médecin avait mission de consommer le mariage par procuration.
La jeune fille, il est permis de le croire, trouva le fondé de pouvoir plus agréable que son mari, le docteur, de son côté, était charmé d'avoir rencontré une aussi bonne aubaine; enfin il est né de ce joli commerce deux beaux enfants, qui font la joie du bonhomme en question et le désespoir de ses neveux.
L'air respectable et les manières distinguées quoique sans prétentions de ce monsieur, vous l'ont sans doute fait prendre pour un négociant de premier ordre, c'est un faiseur. Savez-vous ce que c'est qu'un faiseur?
—Non, répondirent en même temps Salvador et Roman.
Eh bien! les faiseurs sont des individus qui se donnent la qualité de banquiers, de négociants ou de commissionnaires en marchandises, pour usurper la confiance des véritables commerçants.
Les faiseurs peuvent être divisés en deux classes: la première n'est composée que des hommes capables de la corporation, de ceux qui opèrent en grand; ces pauvres diables que vous pourrez voir dans l'allée du Palais-Royal qui fait face au café de Foi composent la seconde. A chaque renouvellement d'année, on les voit reparaître sur l'horizon, pâles et décharnés, les yeux mornes et vitreux; cassés quoique jeunes encore, toujours vêtus du même costume, toujours tristes et soucieux, ils ne font que peu ou point d'affaires; leur unique métier est de vendre leur signature à leurs confrères du grand genre.
Ceux-là, et monsieur Roulin est un des plus distingués de la corporation, procèdent à peu près de cette manière:
Ils louent dans un beau quartier un vaste local qu'ils ont soin de meubler avec un luxe propre à inspirer de la confiance aux plus défiants; leur caissier porte souvent un ruban rouge à sa boutonnière, et les allants et venants peuvent remarquer dans leurs bureaux des commis qui paraissent ne pas manquer de besogne, et des ballots de marchandises qui semblent prêts à être expédiés dans toutes les villes du monde.
Après quelques jours d'établissement, la maison adresse des lettres et des circulaires à tous ceux avec lesquels elle désire se mettre en relation. Jamais le nombre de ces lettres n'épouvante un de ces prétendus négociants. M. Roulin, notamment, mit le même jour six cents lettres à la poste.
En réponse aux offres de service du faiseur, on lui adresse des valeurs à recouvrer; à son tour aussi, il en envoie sur de bonnes maisons parmi lesquelles il glisse quelques billets de bricole, les bons font passer les mauvais, et comme ces derniers aussi bien que les premiers sont payés à l'échéance par des confrères, apostés ad hoc, des noms inconnus acquièrent bientôt une certaine valeur dans le monde commercial.
Le faiseur qui ne veut point paraître avoir besoin d'argent, ne demande point ses fonds de suite, il les laisse quelque temps entre les mains de ses correspondants.
Lorsque le faiseur a reçu une certaine quantité de valeurs, il les encaisse ou les négocie, et, en échange, il retourne des lettres de change tirées souvent sur des êtres imaginaires, des individus qui jamais n'ont entendu parler de lui, et des billets sans valeur.
L'unique industrie d'autres faiseurs qui ne sont pas encore arrivés à la hauteur de M. Roulin, est d'acheter des marchandises qu'ils ne payeront jamais, ceux-là s'associent trois ou quatre, placent quelques fonds chez un banquier, et fondent plusieurs maisons de commerce sous diverses raison sociales. L'une sera la maison Pierre et compagnie; l'autre, la maison Jacques et compagnie, et ainsi de suite; de sorte qu'il en existe bientôt sur la place quatre ou cinq qui agissent de concert, et se renseignent l'une et l'autre.
Lorsqu'ils ne peuvent plus marcher, les plus adroits déposent leur bilan et s'arrangent avec leurs créanciers, qui souvent s'estiment très-heureux de recevoir dix ou quinze pour cent; les autres disparaissent en laissant la clé sur la porte d'un appartement vide.
Vous nommer toutes les sociétés en commandites qui sont mortes entre les mains de cet individu, continua de Pourrières en montrant à Salvador et à Roman un homme gros et court, à la physionomie joyeuse, qui cachait sous des besicles d'or, des petits yeux clignotants, et qu'il était facile de reconnaître pour un enfant d'Israël, ce serait vouloir faire une chose impossible; cet homme aurait inventé la commandite si elle n'avait pas existé; entre ses mains l'actionnaire devient une pâte molle qu'il pétrit à son gré, à laquelle il fait prendre toutes les formes et toutes les couleurs; cet homme est un grand génie, il a inventé les intérêts garantis, les primes mirobolantes et les dividendes prélevés sur le capital. Il a tout exploité, mines de houille, mines de fer, d'or et d'argent, bitumes de toutes les espèces et de toutes les couleurs; chemins de fer et bateaux remorqueurs; journaux catholiques, politiques, commerciaux, artistiques, littéraires, des femmes et de la jeunesse: la caisse de chacune des entreprises n'est que rarement ouverte pour payer les intérêts et les dividendes échus; mais en revanche, le caissier est toujours à son poste lorsqu'il s'agit de recevoir les fonds des nouveaux actionnaires; les bénéfices d'une affaire servent à réparer les pertes de l'autre; lorsque toutes les caisses sont vides, ce qui arrive plus souvent que ne le voudrait cet honnête industriel; des annonces, et qu'elles annonces! sont lancées dans tous les journaux, et de tous les coins de la France surgissent de nouveaux actionnaires empressés de prendre leur place au banquet de la commandite; somme toute, cet homme est un très-grand homme.
Tout ceux qui devaient prendre part au festin étaient arrivés; de Pourrières allait faire connaître à ses amis un petit vieillard assez pauvrement vêtu, que tout le monde saluait avec les marques du plus profond respect; lorsque le vicomte de Lussan s'approcha de lui:
—Je crois, dit-il, après avoir salué Salvador et Roman, que tous vos convives sont arrivés; ne ferions-nous pas bien en attendant les dames, qui sans doute ne se feront pas attendre longtemps, de passer dans un petit salon dans lequel nous trouverons, à ce que vient de m'assurer Lemardelay, toutes les liqueurs apéritives possibles.
—C'est une excellente idée que vous avez là, monsieur le vicomte, répondit le marquis.
Toute la compagnie, conduite par de Pourrières, entra dans un petit salon, voisin de celui où avait été dressé le couvert. Sur une table ronde d'acajou, on avait placé plusieurs flacons et des verres à pattes en cristal taillé; l'absinthe aux reflets d'émeraude, le vermout, le stougthon-madère, furent servis aux convives avec une généreuse profusion.
Les femmes arrivèrent.
La première se nommait Mina, c'était une belle et forte femme, ses cheveux noirs et luisants, se déroulaient en longs anneaux sur des épaules d'une blancheur éblouissante, ses grands yeux noirs brillaient d'un vif éclat, ses lèvres un peu épaisses peut-être, mais d'un rouge aussi vif que celui d'une grenade, laissaient apercevoir des dents blanches et bien rangées; bien que cette femme fût douée d'une taille élevée, tous ses mouvements étaient souples et harmonieux et elle avait adopté des ajustements qui ajoutaient de nouveaux charmes à sa merveilleuse beauté. Un robe de pou-de-soie cerise garnie de dentelles en points d'Angleterre, emprisonnait des formes aussi pures que celles de la Diane chasseresse, ses cheveux étaient tenus par un cercle d'or, et un collier formé d'une magnifique opale et d'un triple rang de perles de moyenne grosseur, ornait son cou dont les muscles saillants annonçaient une grande force.
Elle était accompagnée d'une femme qui formait avec elle le plus parfait contraste, celle-ci qui se faisait appeler Félicité Beaupertuis, était aussi frêle, aussi mignonne que son amie était forte et puissante; envisagés séparément, ses traits n'étaient pas irréprochables; mais ils composaient un ensemble qui plaisait au premier coup d'œil. L'expression sereine de sa physionomie, la placidité de ses regards indiquaient un excellent naturel, ses mains et ses pieds étaient d'une élégance et d'une petitesse vraiment remarquables; son costume était simple, mais élégant; Mina était admirable, Félicité était jolie; laissons à nos lectrices le soin de décider de la valeur respective de ces deux éminentes qualités.
L'entrée de ces deux femmes dans le petit salon où se trouvaient réunis les convives de Pourrières, fut saluée par d'unanimes acclamations. Tous, jeunes et vieux, s'empressaient autour d'elles, et elles recevaient les hommages avec autant d'aisance qu'une belle reine reçoit ceux de ses plus dévoués courtisans; cependant une légère rougeur venait animer les joues un peu pâles de Félicité. Lorsque l'admiration qu'on lui témoignait s'exprimait en termes trop énergiques.
—Voilà, dit Salvador à de Pourrières, une petite personne très-séduisante.
—N'est-ce pas? répondit-il, eh bien, cette jeune fille est aussi bonne quelle est jolie, et peut-être que si elle s'était trouvée placée dans d'autres circonstances, elle serait l'ornement des salons du meilleur monde..... Mais quelle est la nouvelle divinité qui nous arrive? eh! parbleu, c'est la danseuse de monsieur le vicomte de Lussan.
Le vicomte en effet était allé au-devant d'une jeune femme d'une parfaite beauté; ses traits fatigués, le léger cercle noir qui entourait ses yeux bruns, la nonchalance des habitudes de son corps, la faisaient ressembler à un beau lis qui s'incline vers la terre après avoir supporté longtemps les efforts de l'orage.
D'autre femmes suivirent, toutes jeunes, jolies et richement parées; chacune en entrant, était abordée par ceux de convives qu'elle connaissait. Une seule demeurait solitaire dans le coin le plus obscur du salon sans que personne songeât à s'occuper d'elle; cette femme, il est vrai, était vieille, laide, et plus que modestement vêtue; l'isolement dans lequel on la laissait, paraissait contrarier beaucoup le petit vieillard dont de Pourrières allait parler à ses deux amis lorsque de Lussan l'avait abordé; il se remuait en tous sens, il ôtait et remettait le tricorne qui se balançait sur son chef dénudé.
Une si bonne femme! disait-il entre ses dents, ils n'ont des yeux que pour ces poupées bien habillées, enfin il alla prendre par la main dans le coin qu'elle occupait, la vieille femme dont nous venons de parler, et il l'amena au milieu du cercle:
—Messieurs et mesdames, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter mon épouse, madame Juste.
Salvador et Roman croyaient que l'aspect hétéroclite de ce couple allait exciter des éclats de rire universels; leur attente fut trompée, à leur grand surprise, la plupart de ceux qui s'empressaient autour des femmes jeunes et jolies dont nous venons de parler, les quittèrent pour venir offrir leurs hommages à la vieille madame Juste.
—Il ne faut pas que cela vous étonne, leur dit de Pourrières, monsieur Juste est un très-riche usurier, et il prête de l'argent à la plupart des jeunes gens de famille qui sont ici.
—Nous avons donc ici des jeunes gens de famille?
—Sans doute, croyez-vous par hasard que c'est par moi qu'ont été invités les fripons dont je viens de vous parler?
—S'il n'en est pas ainsi, comment donc se trouvent-ils ici?
—Tous ces gens-là tripotent des affaires, aussi ils cherchent à se lier avec tous les jeunes gens qui débutent dans la vie, et ils réussissent souvent; car on n'est pas ordinairement très-difficile sur le choix de ses liaisons, lorsque l'on ne possède pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années; je suis moi-même une preuve vivante de la vérité de ce que j'avance, ne vous ai-je pas dit que durant les premières années de ma vie, je m'étais lié avec Ronquetti?
Huit heures sonnèrent à la magnifique pendule de bronze doré qui ornait la cheminée du salon.
—A table! s'écrièrent tout d'une voix les convives... à table!...
De Pourrières prit la main de Félicité Beaupertuis, l'avocat député franco-russe offrit la sienne à madame Juste, et l'on passa dans la salle du festin.
Lemardelay avait mis à contribution toutes les contrées de la France et de l'étranger. L'air, la mer, les fleuves, les forêts, et les jardins avaient fourni tout ce qu'ils produisent de plus beau et de plus recherché, le pluvier, au plumage doré, le noble faisan, les cailles en caisse, le rouget de la Méditerranée, le saumon de la Loire, l'éperlan délicat, l'esturgeon, le sterlet du Volga, le chevreuil, le lièvre, la hure du sanglier des Ardennes, les pattes de l'ours blanc du Groenland, devaient figurer sur la table.
FIN DU PREMIER VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME DEUXIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Le premier service d'un grand repas est habituellement très-silencieux, les convives charmés de pouvoir enfin satisfaire un vigoureux appétit, sont trop agréablement occupés pour perdre le temps en discours inutiles; c'est à peine si quelques paroles sont échangées pour louer la saveur d'un excellent potage aux bisques d'écrevisses ou à la Crécy, ou le fumet odorant d'un délicieux rosbif. Au second service, comme ce n'est plus tout à fait pour satisfaire le plus impérieux des besoins de la nature que l'on mange, chacun alors commence à s'occuper de son voisin, et des digressions politiques et littéraires, des lamentations sur le dernier cours des fonds publics, l'éloge de la danseuse à la mode, viennent se mêler aux acclamations admiratives arrachées aux convives par l'apparition inattendue d'une respectable poularde du Mans, raisonnablement bourrée de ces précieux tubercules récoltés dans le Périgord, ou d'une succulente carpe du Rhin. Mais au dessert, lorsque les vins généreux de la Bourgogne et du Bordelais n'ont pas été épargnés pendant les deux premiers services, la conversation devient générale, alors si les convives sont des gens de joyeuse humeur et pas trop collets montés, c'est un feu roulant d'épigrammes et de gais propos, d'éclats de rire et de refrains recommencés sans cesse et jamais achevés, auquel se mêle la détonation des bouchons qui vont frapper le plafond et le pétillement dans ces verres de cristal de si gracieuse forme de la divine liqueur champenoise.
Le banquet offert par de Pourrières devait se passer comme toutes les fêtes de semblable nature. Le premier et le second services se passèrent très-convenablement, et si durant le temps que l'on mit à les faire disparaître, un étranger était entré dans le salon, la physionomie respectable de quelques-uns des convives, l'air de bonne compagnie et la tenue parfaite de tous, auraient pu lui faire croire qu'il se trouvait au milieu d'une réunion de pairs de France ou de députés. Faisons cependant observer en passant que quelques physionomies, notamment celle de l'usurier, de sa femme et du comte palatin du saint empire romain, faisaient ombre au tableau.
L'apport sur la table du plus beau dessert qui se puisse imaginer, excita de la part des convives des cris unanimes d'admiration. En effet, Lemardelay s'était surpassé, et ce n'est pas peu dire, il avait voulu satisfaire à la fois presque tous les sens des convives; l'odeur parfumée des limons de Barbarie, des oranges de Sétubal et de l'ananas des tropiques, saisissait agréablement l'odorat; les vives couleurs de la cerise de Montmorency, et de la fraise des bois, flattaient les regards. On devait certainement éprouver un bien vif plaisir à enlever aux magnifiques pêches de Montreuil et aux chasselas de Fontainebleau, le duvet velouté qu'ils n'avaient pas encore perdu. Des pâtisseries, petits chefs-d'œuvre de l'illustre Félix, des conserves et des fruits secs de toutes les espèces, des confitures de Bar, des fromages de tous les pays, parmi lesquels le vénérable fromage de Brie, qui, grâce à monsieur de Talleyrand, fit triompher la France au congrès de Vienne, occupait la place d'honneur; des pièces montées, si brillantes d'aspect, si élégantes de formes, que ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de regret que l'on se détermine à les détruire, furent en même temps déposés sur la table.
Des flacons couverts d'une vénérable poussière; les uns, assez allongés, au col légèrement renflé, d'un verre mince, de teinte presque jaune, annonçaient le Joannisberg venu directement du clos de monsieur de Metternich, accompagné de son certificat d'origine; d'autres, délicatement enveloppés de petits joncs tressés avec art qui devaient, lorsque l'on aurait brisé le cachet de cire verte sur lequel on pouvait lire en caractères persans une sentence de l'Alcoran, laisser s'échapper cette liqueur si chère aux sectateurs du prophète, connue sous le nom de vin de Schiras, accompagnaient ce mirifique dessert.
—Messieurs, dit de Préval, je propose la santé de notre Amphytrion, à monsieur de Courtivon!
—A monsieur de Courtivon! s'écrièrent tous les convives en levant leurs verres; à monsieur de Courtivon!
—Nous ne serons pas assez injustes pour oublier l'habile traducteur de ses intentions, ajouta le vicomte de Lussan. Messieurs, je bois à Lemardelay!
Ce toast comme le premier, fut accueilli par d'unanimes acclamations, et l'estimable artiste fut forcé de venir dans le salon recevoir les hommages de ces chaleureux admirateurs de ses talents culinaires.
Jusque-là, tout s'était passé très-convenablement; mais à ce moment, le fumet des vins capiteux servis avec profusion aux convives, leur étant monté à la tête, et le café et les liqueurs françaises et des îles ayant achevé une besogne si bien commencée, la conversation prit tout à coup des allures très-décolletées. Ainsi que cela arrive presque toujours, ce furent les femmes qui donnèrent le signal des propos hasardés et des épigrammes licencieuses.
—Eh bien! M. de Courtivon, dit la danseuse, vous êtes donc déterminé à quitter le monde?
—Hélas! oui, madame, répondit de Pourrières, je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
—C'est très-édifiant, reprit Mina.
—Et tout à fait pastoral, ajouta la danseuse.
—Tiendrez-vous à la main, lorsque vous serez aux champs, une houlette enjolivée de petits rubans roses?
—Mais certainement, j'aurai une houlette, une pannetière, un troupeau de jolis moutons, et peut-être bien une Philis, si j'en puis trouver une.
—Oh! M. de Courtivon, emmenez-moi, je vous prie, dit une femme qui n'avait pas encore parlé; je vous assure que je vous serai fidèle, et que je ne me laisserai pas séduire par les bergers d'alentour.
—Je ne veux pas priver le quartier Notre-Dame-de-Lorette de son plus bel ornement.
—Vous n'êtes pas très-galant, mon cher.
—Assez de phébus comme cela, dit le docteur Delamarre... A boire!
—A boire! s'écrièrent tous les convives, et que l'on nous apporte d'autres verres que ceux-ci.
Des verres d'une capacité monstrueuse furent apportés, remplis jusqu'aux bords de vin de Champagne, et religieusement vidés. Le docteur remplit son verre une seconde fois, et avala d'un trait, sans en laisser une seule goutte, la liqueur qu'il contenait; sa face était horriblement injectée, ses yeux paraissaient hagards, il ne sortait plus de sa poitrine que des sons rauques et inarticulés.
—Ce pauvre Delamarre est déjà ivre, dit le vicomte de Lussan, il n'en fait jamais d'autres. Delamarre, lui cria-t-il aux oreilles, est-ce parce que les fantômes de tous ceux que tu as envoyés dans les limbes viennent de t'apparaître, que tu es si triste et si morose?
—A boire, répondit le docteur qui tomba la tête sur la table.
—Cela commence bien, dit Salvador à de Pourrières.
—Ce n'est rien, répondit celui-ci; puis il fit un signe aux garçons de service qui quittèrent discrètement le salon.
L'ivresse prématurée du docteur avait produit sur les convives un effet à peu près semblable à celui que produisait sur les jeunes Lacédémoniens, la vue des malheureux Ilotes, que l'on exposait à leurs yeux après leur avoir fait boire outre mesure; du vin de Syracuse; personne ne paraissait disposé à achever dignement une fête si bien commencée.
—Est-ce parce que ce pauvre diable qui ne sait pas ménager le peu de force qu'il possède, est tombé avant d'avoir combattu, que nous paraissons redouter le combat? dit le vicomte de Lussan. De Préval, viens m'aider à transporter dans un coin ce malappris dont la vue nous attriste.
De Préval s'empressa de faire ce que désirait le vicomte de Lussan; le docteur fut transporté dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'on laissa retomber sur lui les draperies de lampas rouge dont elle était ornée.
—Maintenant que nous sommes chez nous, dit l'abbé, et que monsieur le vicomte a bien voulu nous débarrasser de la vue de cet ivrogne, j'aurai l'honneur, messieurs, de vous proposer la santé des dames.
—Vive monsieur l'abbé! et buvons à ces dames, répondit le député patriote; je vois avec plaisir, mon cher monsieur, que votre dévotion n'est pas intolérante.
—Monsieur l'abbé est un très-aimable homme, reprit la danseuse, et ce n'est jamais à lui, je vous l'assure, que l'on chantera la fameuse chanson:
—Monsieur l'abbé est très-indulgent.
—Il est tolérant.
—Il excuse, parce qu'il les pratique, toutes les faiblesses de la pauvre humanité.
—L'esprit est prompt et la chair est faible.
—Hé l'abbé! quand serez-vous nommé curé de l'une des paroisses de Paris? dit le député patriote.
—Quand vous reprendrez votre place à la chambre élective, répondit l'abbé, qui venait de s'apercevoir que l'on se moquait de lui.
—Bien répondu, s'écrièrent tous les convives, bien répondu; à boire!
De nouvelles rasades furent versées et vidées à la ronde.
—Pas de personnalités, messieurs, ou notre festin finira aussi tristement que celui des Lapithes, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Monsieur le comte a raison; ne nous cherchons pas des poux à la tête.
—Ah! quelle ignoble comparaison, s'écria la majestueuse Mina. On voit bien, mon cher, que vous êtes devenu tout à fait limonadier! Ne pouviez-vous employer une expression plus convenable!
—Garçon, une demi-tasse.
—Une bouteille de bière.
—Un petit verre.
Le limonadier à moustaches grises qui se trouvait au nombre des convives, paraissait en proie à une violente colère; son visage ordinairement très-pâle, était successivement passé du blanc au rouge, du rouge au bleu, et du bleu au vert.
—Eh! eh! monsieur, si vous vous mettez en colère, je vais raconter à ces messieurs l'anecdote du lingot, dit le vicomte de Lussan.
—C'est ça, racontez-nous l'anecdote du lingot; cela nous aidera à passer le temps.
—Faut-il? demanda Lussan au malheureux limonadier.
Celui-ci fit un signe négatif.
—Prions plutôt ces dames de nous raconter leur histoire, dit un jeune homme dont les regards langoureux, les longs cheveux blonds, toutes les allures annonçaient un poëte incompris.
—Ce monsieur a besoin d'un sujet de vaudeville, répondit la lorette.
—De roman, ajouta la danseuse.
—Vous brûlez toutes du désir de nous raconter votre histoire, dit l'avocat; et de notre coté, nous brûlons du désir de vous entendre; n'est-il pas vrai, messieurs.
—Sans doute, répondirent en même temps de Pourrières, Salvador et Roman.
—Qu'entendrons-nous d'abord, continua l'avocat, le vaudeville ou le roman?
—Le vaudeville, dit l'abbé.
—Le roman, dit Salvador.
—Les avis sont partagés, ajouta Mina; si, pour mettre tout le monde d'accord, nous écoutions un drame?
—Va pour le drame; mais qui nous le racontera? dit Roman.
—Eh parbleu! Félicité Beaupertuis, répondit Mina; son histoire, j'en suis sûre, est très-attendrissante.
—Voyons! Félicité, exécute-toi, ma chère, ajouta la danseuse.
Félicité hésita quelques minutes avant de se déterminer à prendre la parole; mais Salvador lui ayant versé un verre de vin de Champagne qu'elle but lentement:
—C'est une bien bonne chose que le vin de Champagne, dit-elle; lorsque l'on a bu quelques rasades de ce vin généreux, tous les événements de la vie nous apparaissent couleur de rose.
—Vide encore un verre et commence ton histoire, dit la danseuse.
Félicité repoussa de la main le verre qu'on lui présentait.
—Je n'ai plus soif, dit-elle.
Puis s'étant affermie sur son siége, elle commença ainsi:
—Vous voulez que je vous raconte mon histoire, je vais vous satisfaire; ne faut-il pas que je paye le dîner que vous venez de me donner?
—Félicité, vous êtes méchante ce soir, dit le vicomte de Lussan.
—C'est vrai, j'ai tort.
—On te pardonne, ma fille; mais l'histoire, l'histoire.
—Je suis née à Dijon...
—Ville renommée pour son excellente moutarde, dit un jeune homme qui paraissait très-fier de ses joues colorées, de ses belles dents, de ses deux gros yeux bêtes à fleur de tête, et qui parut très-étonné de ne pas voir ce qu'il regardait comme une excellente plaisanterie exciter des éclats de rire universels.
Félicité, tout interdite, s'était arrêtée:
—Continue, lui dit Mina; si ce jeune monsieur recommence ses facéties, nous le prierons d'aller jouer au loto.
«Je suis née à Dijon, reprit Félicité, sur la place de l'hôtel de ville, en face de l'ancien palais des ducs de Bourgogne; il y a une jolie petite maison, dont les contrevents sont peints en vert et dont les murailles sont cachées par des touffes épaisses de capucines, et de pois de senteur qui courent sur un treillage de fil d'archal; cette maison est celle de ma famille; j'ai passé là les plus belles années de ma vie. A quinze ans j'étais aussi heureuse que peut l'être une innocente jeune fille, que les événements de la vie ne sont pas encore venus désillusionner; lorsque j'allais me coucher, après une journée bien employée et que mon père avait déposé sur mon front un bon gros baiser, presque toujours des songes couleur de rose venaient caresser mon sommeil.
»J'avais atteint ma seizième année, lorsqu'un jour mon bon père, après m'avoir embrassée encore plus tendrement que de coutume, me demanda si je serais bien aise de me marier.
»Ce mot de mariage, qui cause ordinairement tant et de si douces émotions aux jeunes filles, je dois vous l'avouer, ne me causa que de l'épouvante. La première pensée qui me vint à l'esprit fut, que lorsque je serais mariée, je serais forcée de quitter mon père que j'aimais tant, les jolis oiseaux de ma volière dont les chants joyeux m'éveillaient chaque matin, et les belles fleurs de mon petit parterre que je cultivais avec tant de plaisir. Aussi je fondis en larmes et je me jetai sur le sein de mon père, en le priant de me garder auprès de lui.
»Le bon vieillard m'embrassa en souriant:
—»Il ne faut pas, me dit-il, que ce que je te dis te cause le plus léger chagrin, tu ne seras peut-être pas forcée de me quitter, et ce n'est que de ton plein gré que tu épouseras celui que je te destine. Je voulais que mon père me promît de ne plus me parler de mariage; mais il me fit observer qu'il était déjà vieux, que les blessures qu'il avait reçues et ses nombreuses infirmités, ne lui permettaient pas d'espérer une bien longue existence; que mon frère (j'avais un frère alors), forcé de suivre partout le régiment auquel il appartenait, en qualité de lieutenant, ne pouvait pas me servir de protecteur, et que lui, ne mourrait pas tranquille s'il devait quitter la vie en me laissant seule au monde.
»Celui qui avait demandé ma main, me fut enfin présenté par mon père; c'était le chirurgien-major d'un régiment, alors en garnison dans notre ville; c'était un beau jeune homme, de trente ans environ, les manières et le langage d'un homme de bonne compagnie; son père avait été l'ami du mien; quoique jeune il avait déjà fait plusieurs campagnes, et le signe de l'honneur brillait sur sa poitrine. Après qu'il m'eût parlé trois ou quatre fois, je commençai à croire que je l'épouserais sans peine. Un mois ne s'était pas écoulé que je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, toutes ses paroles trouvaient un écho dans mon cœur, lorsqu'il n'était pas auprès de moi je désirais son retour, lorsque j'entendais le bruit de ses pas retentir sur le seuil de notre porte, une sueur froide inondait tout mon corps et mon front devenait brûlant. Eh bien! savez-vous ce qui arriva? cet homme, que ses camarades estimaient, car il est brave, à ce qu'ils assurent; cet homme, auquel mon père avait accordé une place à son foyer, parce qu'il avait cru, le pauvre vieux soldat, que la croix qu'il portait sur sa poitrine était la meilleure garantie de probité qu'il pût exiger; cet homme dont il serrait chaque matin la main dans les siennes, eh bien! cet homme employa tout ce qu'il possédait de facultés pour égarer le cœur et les sens d'une pauvre jeune fille; il l'entraîna loin du foyer paternel, et lorsqu'il en eut obtenu tout ce qu'elle pouvait lui donner, il la quitta sans s'inquiéter de ce qu'elle allait devenir.
»J'avais donc suivi mon amant, et je dois l'avouer, ce ne fut que lorsqu'il m'eût quittée, que je pensai à mon père, que la disparition de sa fille chérie, devait avoir plongé dans le désespoir.
»Mon amant m'avait abandonnée dans un hôtel garni, au moment où j'allais devenir mère. A partir de cette époque, huit jours, pendant lesquels je ne sais ce qui m'arriva, doivent être retranchés de ma vie. Lorsque je repris mes sens j'étais couchée dans une des salles de l'hospice de la maternité; les faits qui venaient de se passer étaient confus dans ma mémoire. Je voulus absolument qu'on me les rappelât. Ce fut alors seulement que j'appris qu'après avoir lu la lettre de mon amant, par laquelle il m'annonçait son départ et m'engageait à former, pour me distraire, disait-il, une autre liaison, j'étais tombée sur le carreau, froide et inanimée; pendant deux jours on m'avait gardée à l'hôtel que j'habitais; mais le médecin qui me soignait, voyant que je ne reprenais pas mes sens et que je manquais de tout, avait voulu qu'on me transportât à l'hospice. Tout à coup un souvenir me revint à l'esprit... «Et mon enfant?» m'écriai-je. Je compris au silence que l'on garda, et aux tristes regards que l'on jeta sur moi qu'il était mort avant d'avoir vu le jour.»
—Pauvre fille! dit la lorette.
—Oh! ce n'est rien, reprit Félicité; donnez-moi à boire, ajouta-t-elle en tendant son verre au vicomte de Lussan.
«La jeunesse et une excellente constitution furent plus forts que le mal; je guéris; et avec la santé je recouvrai la paix de l'âme. Je ne regrettais plus, je n'aimais plus celui qui m'avait séduite; je n'éprouvais plus pour lui que le mépris que devait inspirer son indigne conduite.
»Lorsque l'on me mit à la porte de l'hospice, j'étais encore un peu pâle, je n'avais pas recouvré toutes mes forces, et je fus contrainte de m'arrêter plus d'une fois pour me reposer avant d'arriver à l'hôtel garni que j'habitais avant mon entrée à l'hôpital. La maîtresse de cette maison parut charmée de me voir rétablie. Je la priai de me conduire à la petite chambre qui avait été la mienne, elle me demanda de l'argent, et me fit clairement comprendre qu'elle ne me remettrait le peu de hardes que j'avais laissées chez elle que lorsque je lui aurais payé la petite somme qu'elle me réclamait. Comme je versais des larmes amères, elle me fit observer que j'avais tort de me désoler, et qu'à Paris une jeune et jolie fille ne devait pas être embarrassée de sa personne.
»Je sortis de chez mon hôtesse sans savoir où j'allais porter mes pas; j'errai toute la journée dans les rues de Paris; la nuit vint. Il faisait froid, mes dents claquaient les unes contre les autres, je n'avais rien pris depuis la veille. Je m'arrêtai près d'une borne, dans une rue que je ne connaissais pas, et je pleurai; la pluie tombait sur moi sans que j'y fisse attention. Une vieille femme, abritée sous un mauvais parapluie vert, s'approcha de moi.
»Elle me demanda le sujet qui faisait couler mes larmes, et pourquoi je restais exposée à la pluie. Je ne sais ce que je lui répondis, mais elle m'emmena chez un marchand de vin et me fit asseoir près d'un poêle dans lequel brûlait un bon feu. Lorsque, grâce à une douce chaleur, le sang circula de nouveau dans mes veines, elle se fit apporter une tasse de vin chaud sucré et quelques biscuits. Un demi-verre de vin et un biscuit me ranimèrent un peu, et je pus raconter à la vieille tout ce qui m'était arrivé. Lorsque je lui eus dit que je ne savais où passer la nuit, elle me répondit de ne pas m'inquiéter, qu'elle allait me conduire dans son domicile, et que le lendemain elle me placerait comme ouvrière dans une maison où je me trouverais très-bien.
»Le lendemain en effet, elle me conduisit dans une maison d'assez belle apparence, et me présenta à une dame qui, après m'avoir examinée avec la plus scrupuleuse attention, lui dit qu'elle m'acceptait, puis elle donna quelques pièces d'argent à la vieille, qui me recommanda de faire tout ce que l'on exigerait, si je voulais que l'on continuât de s'intéresser à moi. Je lui promis tout ce qu'elle voulut. La vieille et la dame à laquelle elle venait de me présenter, parurent charmées de ma docilité, la vieille, avant de me quitter, voulut absolument m'embrasser.
—»Vous êtes bien jeune, me dit-elle, mais soyez tranquille, on vous formera: vous êtes ici à bonne école.
»Je ne comprenais pas alors l'horrible sens qu'elle attachait à ses paroles.
»J'étais en effet à bonne école. Cependant durant les quelques premiers jours que je passai dans la maison de madame Dinville, je me trouvais assez heureuse. Cette femme m'avait retiré les vêtements plus que simples que je portais lorsque j'étais entrée dans sa maison, et elle m'avait donné en place des ajustements qui me paraissaient au-dessus de la condition d'une pauvre ouvrière. Elle me faisait servir dans ma chambre les mets les plus délicats et les vins les plus exquis, et elle me prodiguait les soins les plus empressés.
»Presque toujours elle me tenait compagnie, lorsque je prenais mes repas; alors, elle m'excitait à boire, et lorsque les fumées du vin commençaient à me monter au cerveau, elle me tenait les discours les plus singuliers.
»J'étais depuis huit jours chez cette femme, lorsqu'un matin, elle me dit de m'habiller et de la suivre; je m'empressai de lui obéir.
»Une voiture nous attendait à la porte. Madame Dinville me conduisit dans plusieurs magasins où elle fit quelques acquisitions; elle n'achetait pas un bijou, on une pièce d'étoffe, sans me consulter; et elle me fit observer qu'elle me destinait plusieurs des objets qu'elle venait de choisir; et comme je me récriais, elle me dit en m'embrassant: taisez-vous, petite friponne, vous, êtes jolie comme un ange, vous me ferez regagner tout cela.
»La voiture nous déposa dans une petite rue sombre et étroite, devant une maison d'assez pauvre apparence, dans laquelle on entrait par une longue allée. Lorsque je m'y engageai, à la suite de ma conductrice, des hommes de mauvaise mine étaient arrêtés devant la porte d'un marchand de vin voisin; l'un d'eux dit à un de ses camarades:
—»Elle n'est pas mouche[222], la débutante. C'est ça qui ferait une chouette marmitte[223].
»Et cet homme me lança un regard qui me fit baisser les yeux.
»Quelques secondes après ce petit événement, j'étais avec madame Dinville dans une assez grande salle où se trouvaient déjà plusieurs femmes qui paraissaient attendre qu'on les introduisit dans une autre pièce, où elles restaient quelques instants; après quoi, elles se hâtaient de quitter celle dans laquelle nous faisions antichambre. Ces femmes étaient aussi différentes de physionomies que de costumes. Les unes étaient jeunes et jolies; les autres déjà sur le retour, étaient aussi laides qu'il est possible de l'être. Les unes étaient couvertes de soie et de velours, coiffées d'élégants chapeaux et drapées dans de magnifiques cachemires. Les autres étaient à peine vêtues de quelques mauvaises guenilles; cependant, elles paraissaient toutes se connaître, et causaient entre elles du ton le plus amical. Quelquefois, une de ces femmes, qui était entrée en riant dans la mystérieuse petite pièce, en sortait tout en larmes, accompagnée d'un garde municipal.
»Je n'étais pas à mon aise dans ce lieu; j'éprouvais de la crainte sans savoir pourquoi; je le dis à madame Dinville, qui me répondit que j'étais une enfant, et qu'il ne fallait pas que je m'épouvantasse de ce que je voyais.
»Un vieillard, assez ignoble d'aspect, auquel madame Dinville en entrant avait donné son nom et le mien, nous appela; introduites à notre tour, dans la petite pièce, nous y trouvâmes un homme, assis devant un bureau de bois noir, et courbé sur un gros registre; il ne leva pas seulement les yeux pour nous regarder. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance. Je lui répondis machinalement. J'étais tellement étonnée de tout ce que je voyais, que je n'avais plus la conscience de mes actions;
»Numéro 3797, murmura l'homme qui achevait de transcrire sur son gros registre, mes réponses à ses questions.
»Ce ne fut pas tout: on me conduisit dans un cabinet où je trouvai plusieurs hommes dont l'aspect et la physionomie annonçaient d'honnêtes gens, c'étaient des médecins. Comme je restais devant eux les yeux baissés et la contenance embarrassée, l'un d'eux fit observer à ma conductrice qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre mon bon plaisir. Lorsqu'elle m'eut expliqué ce que l'on exigeait, je m'évanouis, le voile qui couvrait mes yeux venait enfin de se déchirer.
»Lorsque je repris mes sens, j'étais dans la voiture qui nous avait amenées; madame Dinville était auprès de moi. Elle ne me dit pas un mot, elle comprenait, l'infâme mégère, qu'elle devait laisser à la douleur si vive que j'éprouvais le temps de se calmer. Lorsque nous fûmes arrivées chez elle, je voulais qu'elle me rendit mes pauvres vêtements et qu'elle me laissât sortir de la maison.
»Elle me dit que j'étais une folle, que je refusais mon bonheur; elle me fit une peinture effroyable de la misère qui allait me saisir aussitôt que j'aurais passé le seuil de sa porte. Comme je ne voulais absolument rien entendre, elle m'apprit enfin que je ne m'appartenais plus, que j'étais devenue, sous le numéro 3797, la propriété de la police, qu'il fallait, en un mot, mourir d'inanition ou rester attachée à la glèbe de la prostitution.
»Madame Dinville parut sensible aux reproches amers que je lui fis; elle me dit qu'elle n'aurait pas agi ainsi si la vieille qui m'avait amenée ne l'avait pas trompée. Enfin, elle me proposa de rester, mais seulement en qualité d'ouvrière. Que pouvais-je faire, quel parti pouvais-je prendre, si ce n'est celui de mourir? Et mourir lorsque l'on est aussi jeune que je l'étais alors, cela paraît bien dur, je restai.
»Les pensionnaires de madame Dinville n'étaient plus alors cachées à mes yeux, et ces femmes, sans doute pour plaire à leur maîtresse, ne cessaient de me vanter les charmes de leur métier. Madame Dinville, de son côté, n'avait pas cessé de m'accabler de petits soins.
»Elle m'avait mis entre les mains des livres infâmes que j'avais d'abord jetés loin de moi avec horreur, et qu'ensuite j'avais lus, poussée par cette irrésistible envie de tout savoir qui tourmente toutes les jeunes filles. Ces lectures, les propos de mes compagnes, le régime alimentaire auquel m'avait soumise madame Dinville, produisirent enfin l'effet qu'elle en attendait; un mois ne s'était pas écoulé, que je n'étais plus reconnaissable; je riais et je pleurais sans sujet, toutes mes nuits étaient remplies par des songes érotiques; j'étais à moitié folle. Enfin, un soir madame Dinville me fit boire je ne sais quelle infernale drogue, elle me couvrit de riches ajustements, et, au lieu de m'enfermer dans ma chambre, ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle me fit rester dans le salon, où se tenaient, tant que durait la soirée, celles qui étaient devenues mes compagnes. Des hommes vinrent, qui nous firent boire du vin de Champagne, et le lendemain j'étais tout à fait perdue.
»A partir de ce moment, ma vie ne fut plus qu'une suite continuelle de folles journées, suivies de nuits plus folles encore.
»Un soir madame Dinville introduisit plusieurs officiers dans le salon où nous nous tenions; il fut convenu que chacun de ces officiers passerait la nuit avec l'une de nous. Comme j'étais la plus jeune de toutes les pensionnaires de madame Dinville, je fus choisie par le plus jeune de ces officiers, c'était un capitaine des chasseurs d'Afrique. Il était doué de la plus aimable physionomie; ses grands yeux noirs, qui laissaient tomber sur moi des regards de commisération, étaient empreints d'une remarquable expression de mélancolie. Sans pouvoir me rendre compte du sentiment auquel j'obéissais, moi qui n'acceptais jamais sans me faire violence les amants du hasard auxquels j'étais condamnée, j'attendais avec une certaine impatience le moment où il me serait permis de me retirer avec ce jeune officier. Et cependant, j'en atteste le ciel, aucune des pensées que vous me supposez sans doute, ne m'étaient venues à l'esprit.
»Enfin, après avoir bu beaucoup de vin de Champagne et vidé une quantité raisonnable de bols de punch glacé, l'heure de la retraite arriva; toutes mes compagnes étaient plus ou moins émues, et ce n'était pas sans peine que leurs cavaliers pouvaient se tenir sur leurs jambes; contre mon habitude, je n'avais pas voulu prendre part à ces libations, j'avais remarqué que le jeune officier trempait seulement ses lèvres dans son verre chaque fois que ses camarades avalaient de copieuses rasades, et j'avais voulu l'imiter.
»Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, le jeune officier qui avait passé la nuit auprès de moi, l'était sans doute depuis longtemps, car le cigare qu'il fumait était plus d'à moitié consumé; il me regardait avec le même regard mélancolique que j'avais remarqué la veille, je ne sais comment cela se fit, mais je devinai ses pensées, je cachai mon visage sur sa poitrine et je versai des larmes amères.
»Il m'embrassa sur le front:—Pauvre, pauvre fille, dit-il.
»J'avais enfin trouvé quelqu'un qui me plaignait, j'appartenais donc encore à l'humanité. Cette pensée me fit du bien; je continuai de pleurer, mais les larmes que je répandais étaient douces, elles ne ressemblaient pas à celles que j'avais déjà répandues et qui me retombaient sur le cœur après avoir brûlé mes paupières.
»Le jeune officier qui n'avait pas cessé de me regarder, employait toutes ses forces pour se contenir; cependant une larme s'échappa de ses paupières, elle s'arrêta une seconde dans le profond sillon que le yatagan d'un arabe avait tracé sur son visage, puis elle glissa le long de sa joue et resta suspendue comme une brillante goutte de rosée à l'extrémité de ses moustaches. Oh! j'aurais bien voulu sécher, sous un chaste baiser, cette précieuse larme; je ne l'osai pas.
»Comment s'établit entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, cette mystérieuse communauté de sensations qui fait qu'ils se comprennent sans avoir besoin de se parler: c'est une énigme dont nous ne trouverons jamais le mot.
»J'éprouvais un irrésistible désir de raconter à cet homme les événements qui m'avaient amenée dans le lieu où je me trouvais; je ne voulais pas qu'il me quittât en emportant l'idée que je me plaisais chez madame Dinville, je lui dis tout ce que je viens de vous dire.
»A mesure que j'avançais dans mon récit, les traits de l'officier se couvraient d'une affreuse pâleur.
—»Où êtes-vous née? quel est votre nom? me dit-il lorsque j'eus terminé; et comme j'hésitais:
—»Répondez-moi, s'écria-t-il, il faut que vous me répondiez!
»Je lui dis le nom de mon père; un sourd gémissement sortit de sa poitrine, il se cacha le visage dans ses deux mains et il demeura quelques instants sans me répondre.
—»C'était mon frère!!...
»Elevé dans une école militaire, il avait quitté la maison paternelle lorsque je n'étais encore qu'une enfant, et depuis, les nécessités de sa profession l'en avaient toujours tenu éloigné; mais les lettres qu'il avait reçues de notre père, lui avaient appris les circonstances de ma fuite avec le chirurgien-major que je devais épouser, et c'était la similitude de faits qu'il avait remarquée entre ce qui était arrivé à sa sœur et à la fille publique qui lui racontait son histoire, qui l'avait engagé à me demander mon nom.
»Je n'essayerai pas de vous peindre l'affreux désespoir qui me saisit lorsque je fis cette horrible découverte; mes sanglots éclatèrent avec une telle force, qu'ils attirèrent dans ma chambre mes compagnes et les camarades de mon frère; nous fûmes alors forcés de jouer une ignoble comédie, il nous fallut supposer une brouille provoquée par une de ces vulgaires circonstances, de nature à être comprise de ceux qui nous interrogeaient.
»Ils nous laissèrent seuls afin que nous puissions faire la paix.»
Après quelques instants de silence, Félicité Beauperthuis continua le récit qu'elle avait commencé:
«Lorsque nous fûmes seuls, dit-elle, mon frère me fit observer que nous ne pouvions rien contre des faits accomplis, et que nous avions le droit d'espérer que Dieu nous pardonnerait le crime que nous venions de commettre, car nous étions, en réalité, plus malheureux que coupables. Il ne faut pas, ajouta-t-il, nous laisser abattre par le désespoir; il faut d'abord que vous puissiez quitter cette infâme maison, et je vais de suite m'occuper de vous en procurer les moyens.
»Mon frère sortit avec ses camarades après m'avoir promis de revenir avant la fin de la journée. J'eus beaucoup à souffrir pendant son absence; madame Dinville et ses pensionnaires, qui avaient remarqué sur mon visage les traces des larmes que j'avais versées, ne cessaient de m'interroger, et comme je refusais de leur répondre, elles se mirent à faire des conjectures à perte de vue sur ce qui s'était passé entre moi et le jeune capitaine. Chacune de leurs suppositions, chacune de leurs paroles me paraissait, je ne sais pourquoi, une sanglante insulte; et je devais tout entendre sans me plaindre!...
»Mon frère revint; enfin il manifesta à madame Dinville le désir de me conduire au théâtre; comme il offrait de lui payer très-généreusement le droit de m'emmener, elle ne crut pas devoir le refuser.
»Il me conduisit dans une petite chambre de l'hôtel qu'il habitait, et, à partir de ce moment, il employa toutes ses journées à chercher pour moi une honnête maison dans laquelle on voulût bien me recevoir; le sort qui n'était pas las de me poursuivre ne voulut pas que ses démarches fussent couronnées de succès.
»La permission qu'il avait obtenue était sur le point d'expirer, il allait donc être forcé de partir avant d'avoir pu assurer mon sort d'une manière convenable; cette pensée le désolait, et tous les jours son front devenait plus sombre.
»J'avais beaucoup réfléchi, depuis environ un mois, que je vivais presque seule, et j'avais pris une détermination que je voulus communiquer à mon frère. Je le fis donc un soir prier d'entrer chez moi (il n'y venait que lorsque la nécessité l'y forçait); je lui dis alors qu'après ce qui s'était passé, je ne devais plus vouloir rentrer dans le monde, et que le parti le plus sage que je pouvais prendre était celui d'aller achever ma vie dans un couvent. Mon frère n'essaya pas de me faire changer de résolution, il comprenait qu'elle ne m'était inspirée que par les nécessités de ma position; aussi sans perdre de temps, il fit toutes les démarches nécessaires, et la veille de son départ pour l'Afrique, il put me conduire au couvent des sœurs de Saint-Vincent de Paul.
»J'étais employée depuis environ huit mois dans un des hôpitaux de Paris, et je m'étais toujours acquittée de tous les devoirs qui m'étaient imposés avec assez de soin et d'exactitude pour mériter les éloges de mes supérieures. Les lettres que je recevais de mon frère me permettaient d'espérer qu'à une époque très-rapprochée, il me serait permis d'aller embrasser mon père; enfin, si je n'étais pas complétement heureuse, j'avais du moins recouvré la paix de l'âme.
»Toutes mes espérances furent détruites en un moment, et je me trouvai tout à coup replongée dans une plus affreuse position que celle où je me trouvais lorsque je fis la rencontre de la femme à laquelle je devais tous mes malheurs. Une des pensionnaires de la Dinville, qui était affligée d'une affreuse maladie, fut placée dans une des salles de mon service. Cette femme, malgré le costume que je portais et les changements qu'avait fait subir à ma physionomie une vie à la fois calme et active, me reconnut; je la suppliai de ne pas me trahir, elle me le promit; mais deux jours ne s'étaient pas écoulés que tout le monde savait qu'avant d'appartenir à Dieu j'avais appartenu à la police. Un matin, la mère supérieure me fit demander dans son cabinet, et lorsque nous fûmes seules, elle me dit qu'elle devait reconnaître que depuis que j'étais placée sous ses ordres, elle n'avait pas trouvé l'occasion de m'adresser un reproche, mais que mes antécédents s'opposaient à ce que je restasse plus longtemps parmi les saintes filles dont je portais l'habit.
»Je n'essayai pas d'attendrir cette religieuse; ses regards ternes et froids, sa parole brève et sèche, me disaient trop que toutes les supplications seraient inutiles, je me résignai.
»Je quittai mes habits de religieuse qui furent remplacés par des vêtements simples, mais propres, que me fit donner la mère supérieure.
»Comme je passais pour me retirer devant le lit occupé par la femme qui m'avait trahie: Au revoir, me dit-elle. Ces paroles et le sourire sardonique qui les accompagna m'affectèrent plus que l'affront que je venais de subir; elles venaient de m'apprendre que le malheur avait tracé autour de moi un cercle infranchissable, et qu'il n'existe pas ici-bas de voies ouvertes au repentir.
»Je pris à ce moment la résolution de faire mentir cet oracle.
»Au moment où j'allais franchir le seuil de l'hospice, le concierge me remit deux lettres; cet homme, auquel j'avais prodigué les soins les plus affectueux pendant tout le temps qu'avait duré une maladie qu'il venait de faire, trouva le moyen de rendre encore plus douloureuse la blessure qui me faisait souffrir. Donnez-moi votre adresse, ma sœur, me dit-il, j'irai peut-être vous voir. Et il accompagna ces ignobles paroles d'un sourire plus ignoble encore.
»Arrivée sur le quai, je m'arrêtai afin de lire les deux lettres que je venais de recevoir; alors seulement je remarquai qu'elles étaient toutes deux cachetées de noir. Je fus saisie d'un tremblement convulsif: l'une de ces lettres m'apprit que mon père était mort après une longue et douloureuse maladie, l'autre que mon frère avait été tué en Afrique en chargeant à la tête de sa compagnie un goum de Bédouins; je ne jetai pas un cri, je ne versai pas une larme, je regardai tristement la Seine, dont les eaux coulaient calmes et limpides, je me dis que j'avais assez souffert pour qu'il me fût permis de chercher un refuge dans la mort, et je restai longtemps appuyée sur le parapet.
»Je fus arrachée aux sombres réflexions qui m'accablaient par la voix d'une vieille femme qui me demandait ce que je faisais là. J'attends, répondis-je, que la nuit soit venue afin de me jeter dans la rivière; cette réponse était la continuation des pensées qui occupaient mon esprit.
»La vieille me saisit le bras, alors seulement je reconnus une femme de ménage que j'avais eue à mon service peu de temps auparavant.
—»Etes-vous folle, ma sœur, me dit-elle, et que vous est-il donc arrivé?
»En m'adressant cette question, elle me regardait d'un air affectueux. Toutes les glaces dont j'avais cuirassé mon cœur se fondirent devant les doux regards de cette pauvre femme. Je pleurai. Déjà les oisifs s'arrêtaient autour de nous:
—»Venez chez moi, me dit la vieille, nous serons plus à notre aise pour causer.
»Elle n'avait pas quitté mon bras qu'elle avait passé sous le sien, je la suivis sans opposer de résistance dans la plus pauvre mansarde d'une pauvre maison de la rue des Rats.
—»Restez là, me dit-elle, remettez-vous; j'ai besoin de sortir, mais je ne resterai pas longtemps dehors. Lorsque je serai de retour, vous me raconterez ce qui vous est arrivé, et peut-être que je pourrai vous être utile; je suis bien pauvre, c'est vrai, mais quand on a de la bonne volonté il est toujours possible de faire un peu de bien.
»La vieille rentra après une heure environ d'absence, elle prépara avec une activité au-dessus de son âge, un léger repas dont elle m'engagea à prendre ma part. J'avais le cœur trop gros pour essayer de la satisfaire, cependant pour ne pas la désobliger, j'acceptai une tasse de bouillon dont j'avalai quelques gorgées.
»La vieille avait achevé son modeste repas.
—»Eh bien? mon enfant, me dit-elle.
»Je lui dis tout ce qui m'était arrivé, et je lui fis lire les deux lettres que je venais de recevoir.
—»Vous êtes bien malheureuse, me dit-elle; vous avez déjà supporté de bien cruelles épreuves, et peut-être que l'avenir vous en réserve de plus cruelles encore; mais cela-ne vous donne pas le droit de disposer de votre vie; c'est de Dieu que vous tenez l'existence, mon enfant, et vous devez attendre pour mourir, l'instant où il lui plaira de vous reprendre ce qu'il vous a donné. En quittant la maison de votre père pour suivre votre amant, vous avez commis une grande faute, acceptez donc comme une expiation toutes les souffrances qui vous sont envoyées.
»Je regardais avec étonnement cette pauvre femme, qui appartenait évidemment aux dernières classes de la société, et qui trouvait, pour consoler une affligée, des paroles éloquentes.
—»Mais il faudra donc, m'écriai-je, que je retourne dans l'abominable maison de madame Dinville.
—»Non, mon enfant, me répondit la bonne vieille, vous ne retournerez pas dans la maison de cette femme; ce n'est pas en vain que Dieu m'a conduite sur votre chemin au moment où vous alliez commettre un crime. Je vous l'ai déjà dit, avec de la bonne volonté, on peut faire beaucoup de choses. Ainsi, ne vous désespérez pas, je chercherai, et il est probable que je trouverai ce qui vous convient; en attendant, restez ici, et priez Dieu de vous donner assez de courage pour supporter les peines de cette vie.
»Ainsi qu'elle me l'avait promis, ma respectable hôtesse se mit en campagne, et, après quelques jours, elle m'annonça qu'elle avait enfin trouvé une place pour moi, et elle me mena chez un vieillard et sa femme, qui voulurent bien, sur sa recommandation, me recevoir chez eux.
»J'étais depuis environ un mois dans cette maison, lorsqu'un jour je fus accostée dans la rue par deux individus d'assez mauvaise mine, qui m'abordèrent en me demandant si je ne me nommais pas Louise Durand. Comme ces noms ne m'appartenaient pas, je leur répondis qu'ils se trompaient; ils insistèrent. Impatientée à la fin, de ce qu'ils ne voulaient pas me laisser tranquille, je finis par leur dire mon véritable nom. Je ne m'étais donc pas trompé, dit l'un d'eux, en changeant subitement de ton et de langage; eh bien, puisque vous êtes la demoiselle ***, vous allez avoir la bonté de venir avec nous; vous pouvez, ma princesse, vous vanter de nous avoir joliment fait trimer. Ces deux hommes étaient deux agents de cette division de la police à laquelle on a donné le nom d'attribution des mœurs. Ils me conduisirent dans un corps de garde, où ils rédigèrent le procès-verbal de mon arrestation. Cela fait, ils me menèrent à la préfecture de police, et je fus jetée au milieu d'une cinquantaine de femmes qui ne paraissaient pas très affligées de leur sort.
»Les vêtements noirs que je portais, à cause de la mort de mon père et de mon frère, et que j'avais achetés avec le peu d'argent que la supérieure m'avait remis avant de me congédier, m'attirèrent d'abord quelques brocards; mais, voyant que je ne répondais rien à leurs sottes plaisanteries, et que je ne bougeais pas du coin dans lequel je m'étais réfugiée en entrant dans la salle, ces femmes finirent par me laisser tranquille.
»Le lendemain matin, mon nom retentit dans les couloirs de la prison et un geôlier me remit entre les mains du garde municipal chargé de me conduire devant mon juge. Je fus forcée de traverser toutes les cours de la préfecture, accompagnée de mon guide, pour arriver à la maison où j'étais déjà venue avec madame Dinville. Les passants s'arrêtaient pour me regarder, et ils paraissaient étonnés, de ce que je cachais mon visage sous mon mouchoir.
»Je fus introduite dans le cabinet d'un commissaire interrogateur; je n'essayai pas de l'apitoyer sur mon sort; je savais trop bien que cela serait inutile; je me bornai seulement à répondre, par oui, et par non, aux questions qu'il m'adressa, et je l'attendis, sans éprouver beaucoup d'émotion, me condamner à trois mois de prison.
»On me conduisit à la prison de Saint-Lazare. Je retrouvai dans cette maison, qui doit ressembler à toutes les autres prisons, plusieurs femmes que j'avais eu occasion de connaître pendant le temps que j'avais passé chez madame Dinville. Ces femmes me plaignirent, elles blâmèrent beaucoup celle qui, en me trahissant, m'avait fait perdre la position que j'occupais à l'hospice.
»—Si seulement, me dit l'une d'elles, tu n'avais été rencontrée par les agents qu'un mois plus tard, tu aurais pu rester chez les braves gens où t'avait placée cette bonne vieille femme! car après un an, tu aurais été rayée d'office.
»Cette femme disait vrai: un mois de plus, et la police à laquelle j'appartenais encore corps et âme, consentait à lâcher sa proie.
»—Que veux-tu ma pauvre amie? c'est comme cela, me disait souvent cette femme avec laquelle je m'étais liée parce qu'elle me paraissait un peu moins dévergondée que toutes mes autre compagnes de captivé, une fois que notre nom est inscrit sur le Livre rouge[224], il faut qu'il y reste, et le parti le plus sage que nous puissions prendre, c'est de bien employer notre jeunesse, et d'attendre, pour nous désoler, que nous soyons vieilles et laides.
»Je commençais à croire qu'elle pouvait bien avoir raison. J'avais en effet usé toutes mes forces dans la terrible lutte que je soutenais depuis si longtemps, et tous mes efforts avaient été inutiles; j'étais lasse de souffrir, et je ne voulais plus mourir: je jetai, comme on dit, le manche après la cognée, et comme je ne recevais de secours de personne, j'écrivis à madame Dinville de m'en envoyer, et je lui promis de rentrer chez elle aussitôt que serais en liberté. Sa réponse ne se fit pas attendre; elle était plus affectueuse que je ne l'espérais, et accompagnée d'argent et de toutes les bagatelles qui pouvaient adoucir ma captivité.
»Ma vie, à partir du jour où je fus mise en liberté, a été celle de toutes les femmes de ma sorte; mais je puis le dire parce que c'est la vérité, souvent, pendant les ignobles orgies au milieu desquelles je jouais quelquefois le rôle le plus actif, je regrettais les jours que j'avais passés à soigner les malades de l'hospice; mais lorsque cela m'arrivait, je cherchais des consolations au fond d'un verre de vin de Champagne.»
—Verse-moi à boire, superbe vicomte de Lussan! dit ici Félicité Beauperthuis, en interrompant son récit.
Le vicomte s'empressa d'obéir.
—C'est vraiment une chose curieuse, continua-t-elle en élevant son verre au-dessus de sa tête, que de voir le dernier rejeton, à ce qu'on dit, d'une des plus illustres familles de la Bretagne, servir d'échanson à une courtisane. Messieurs, je bois à votre santé, vous ne valez pas mieux que moi.
—Bravo! Félicité, s'écrièrent toutes les femmes, c'est très bien! Mais achève ton histoire.
Félicité chancelait sur sa chaise, ses yeux regardaient sans voir, la pauvre fille commençait à ressentir les premières atteintes de l'ivresse.
—Ah! oui, dit-elle, il faut que j'achève mon histoire. Eh bien! moi aussi j'ai eu du bonheur, comme toi, Mina, comme vous toutes, mesdames ou mesdemoiselles, j'ai trouvé un homme qui paye ma marchande de modes, mon bijoutier et mes laquais; mais cet homme qui est vieux et laid, il ne m'aime pas, il m'a achetée comme il aurait acheté un cheval ou un chien de prix; je suis pour lui un objet de luxe, et il me quitterait demain si je cessais d'être à la mode... mais je suis à la mode! aussi je suis bien parée, j'ai des diamants et des laquais, et je dors sur la plume. Cela durera tant que dureront ma jeunesse et mes attraits... tant que je serai drôle, comme dit monsieur chose,... après, l'hôpital; c'est ce qui nous attend toutes... Lorsque j'y serai pour y mourir, on ne m'en chassera peut-être pas...
Félicité Beauperthuis prit le verre placé à côté d'elle, et, bien qu'il fût vide, elle essaya de le porter à ses lèvres, mais elle n'eut pas la force de le soutenir, elle le laissa tomber, et il se brisa sur le parquet; puis elle promena autour d'elle des regards étonnés, sa tête tomba sur sa poitrine, et elle s'endormit profondément.
Le récit qu'elle venait de faire avait diversement impressionné les convives; de Pourrières, quelques jeunes gens et les femmes étaient tous disposés à la croire et à la plaindre, les autres pensaient qu'elle avait voulu seulement se rendre intéressante.
—Je n'aime ni les romans ni les drames, dit le limonadier à moustaches grises, et si ces dames ne peuvent nous raconter que des histoires à peu près semblables à celle que nous venons d'écouter, elles feront mieux de se taire; c'était très-ennuyeux.
—Vous vous exprimez avec bien de la rudesse, mon cher, lui répondit la danseuse.
—Ce n'est pas de la rudesse mais de la bonne franchise militaire.
—Allons, allons, vous calomniez les militaires, ils sont en général très-polis, même ceux qui servent dans la grosse cavalerie.
—De Lussan, l'histoire du lingot, dit Mina?
—Je crains de mettre notre ami en colère, répondit le vicomte.
—Allons donc, il n'est pas aussi méchant que l'animal dont parle la chanson, quand on l'attaque, il ne se défend pas.
Le limonadier à moustaches grises quitta sans dire un mot le siége qu'il occupait, et sortit du salon en se glissant le long des murs, afin de ne pas être aperçu.
—Un individu d'une probité plus que douteuse, dit de Lussan lorsqu'il fut dehors, se dit un jour, que ce serait faire quelque chose de très-drôle, et qui ferait bien rire messire Satan, que de trouver les moyens de mettre dedans notre estimable ami; après avoir longtemps réfléchi, voici comment il s'y prit pour arriver à son but.
Il alla trouver cet honorable négociant, qu'il pria de lui accorder un entretien secret, et auquel, lorsqu'ils furent seuls, il tint à peu près ce langage:
—J'exerçais en province la profession de marchand bijoutier; par suite d'affaires malheureuses, j'ai été forcé de quitter le commerce; et il ne me reste plus de tout ce que j'ai possédé, qu'un lingot d'or qui peut valoir environ dix mille francs; la position dans laquelle je me trouve m'interdit la faculté de vendre ouvertement ce lingot, formé de bijoux que j'ai trouvé le moyen de soustraire à mes créanciers à l'époque de ma faillite; si vous voulez me l'acheter, je serai assez raisonnable pour vous laisser la possibilité de réaliser un joli bénéfice.»
Une semblable proposition devait être accueillie par notre ami, on prit jour pour conclure le marché.
Le propriétaire du lingot fit observer au limonadier à moustaches grises, qu'ils ne devaient pas traiter coram populo une affaire aussi délicate; notre ami comprit la justesse de cette observation et il s'empressa de louer une petite mansarde au sixième étage d'un très-modeste hôtel garni, dans laquelle il se trouva au moment indiqué.
—Avez-vous apporté tout ce qu'il faut pour essayer le titre de l'or, lui dit le possesseur du lingot.
—Ma foi, non.
—Comment faire, alors.
—C'est très-embarrassant.
—Eh! mais j'y pense, j'ai justement sur moi une petite scie, nous allons en détacher un morceau que vous irez faire essayer chez le premier bijoutier.
Le lingot fut tiré de son enveloppe et posé sur une table; notre ami se chargea de le tenir pendant que l'autre sciait, un morceau enlevé en quelques traits de scie, tomba à terre; le fripon se baissa, le ramassa, et le remit à notre digne ami qui l'examina quelques instants avant de sortir pour le faire essayer.
—C'est de l'or, et du meilleur, lui dit le bijoutier auquel il s'adressa.
Rien ne s'opposant plus à la conclusion du marché, notre ami compta six beaux billets de mille francs au fripon en question, qui se retira, aussi satisfait qu'un juif qui vient de tromper un chrétien.
Quelques jours après, le lingot était devenu la propriété d'un honnête banquier qui l'avait acheté de confiance; mais lorsqu'on voulut en faire usage, on s'aperçut que ce n'était que du cuivre première qualité; de là, procès: avoués et huissiers d'entrer en campagne, de sorte qu'en définitive notre ami fut forcé de restituer au banquier la somme qu'il en avait reçue et qu'il se trouva avoir payé six mille francs un morceau de cuivre pesant quelques livres.
Le malheureux marchand d'eau chaude ne s'était pas aperçu que le fripon, lorsqu'il s'était baissé, avait adroitement substitué un morceau de l'or le plus pur à celui qui avait été détaché du lingot.
—Ce limonadier se plaignit sans doute, et le voleur fut puni, dit le jeune poëte incompris.
Vous êtes dans l'erreur, mon cher monsieur, lui répondit de Préval, il ne se plaignit pas et le voleur ne fut pas puni; des gens qui se respectent ne mettent jamais la justice dans la confidence de leurs affaires. Si chaque fois que l'on a sujet de se plaindre d'un ami, on allait trouver le procureur du roi, nous ne verrions pas aujourd'hui Oreste et Pylade assis à la même table, l'un à côté de l'autre; Préval désignait le comte palatin du saint-empire romain et son inséparable ami.
—Le passé est un songe, répondit ce dernier.
—C'est vrai! dit Mina; occupons-nous seulement du présent, et prions cet ex-légitimiste de nous raconter l'histoire de sa conversion.
—Il est défendu de parler politique dans une réunion de plus de vingt personnes; répondit celui auquel Mina s'était adressée.
—Dites donc, mon honorable ami, reprit le député patriote, ne serez-vous pas un peu embarrassé, lorsqu'il faudra que vous rendiez vos comptes à vos commettants?
—Pas plus que vous, mon très-cher; car on dit dans le monde que depuis que l'on ne voit, chez vous, que des boiteux et des louches, tout y va de travers.
—Vous êtes un paltoquet.
—Vous en êtes un autre.
—La! la! messieurs! avez-vous oublié que ce n'est qu'en famille qu'il faut laver son linge sale? dit Roman.
—Vous nous devez une histoire, ajouta de Préval, en s'adressant à la danseuse; vous exécuterez-vous avec autant de bonne grâce que notre amie Félicité?
—Certainement, je suis toute prête à vous obéir, mais si vous le vouliez, monsieur de Préval, vous pourriez nous raconter une histoire beaucoup plus intéressante que tout ce que je pourrais vous dire.
—Et laquelle, bon Dieu?
—Mais la vôtre, parbleu! Croyez-vous, par hasard, que nous ne savons pas ce qui s'est passé aux îles d'Hyères, entre vous et cette jeune fille de la Légion d'honneur?
—Dis donc, de Préval, il paraît que c'était une maîtresse femme? dit de Lussan.
—Souffrez-vous encore du coup de couteau qu'elle vous a fait donner par un pêcheur provençal? reprit la danseuse.
—Non, je suis maintenant tout à fait guéri; mais ne parlons plus de cela, je vous prie.
—Est-il vrai que cette petite fille est devenue une admirable cantatrice, et que, sous le nom de Silvia, elle a obtenu à Marseille un succès colossal?
—Est-il vrai qu'elle soit la fille d'une femme nommée ou surnommée la mère Sans-Refus, qui tient une maison suspecte dans la rue de la Tannerie?
Ces nombreuses questions contrariaient infiniment le pauvre de Préval, qui essaya plusieurs fois, sans pouvoir y parvenir, de changer le sujet de cette conversation: cependant, lorsqu'on fut las de le taquiner, on rappela à la danseuse la promesse qu'elle venait de faire.
—Quels sont ceux d'entre vous qui se rappellent le bal de la Grande chaumière? dit-elle.
—Moi, moi, s'écrièrent tous ceux de la compagnie, qui appartenaient au barreau ou à la médecine.
—Eh bien! leur répondit la danseuse, convenez avec moi que c'est un lieu charmant. La Grande chaumière! A l'audition de ces mots, semblables au vieux coursier qui vient de sentir l'aiguillon, le grave magistrat qui allait s'endormir sur son siége, l'avocat, studieux qui lisait attentivement les pièces poudreuses d'un volumineux dossier, le docteur émérite qui cherchait la solution d'un problème médical, lèvent la tête et un sourire vient éclairer leurs physionomies si soucieuses il n'y a qu'un instant, et tous les événements de leur vie passée se déroulent devant eux; ce sont les luttes orageuses du parterre de l'Odéon, les rencontres sous les vieux marronniers du Luxembourg, les pipes culottées et la mansarde où l'on se trouvait si bien avec une jolie grisette.
«Nous avons le bonheur de posséder parmi nous deux des célébrités du barreau moderne et un honnête médecin dont le sommeil paraît très-agité. Eh bien! je suis certaine que ces graves personnages donneraient beaucoup de choses pour qu'il leur fût permis de boire encore quelques gouttes à la coupe qu'ils ont vidée tant de fois.
»La Grande chaumière, voyez-vous, c'est l'Eldorado des disciple de Cujas, de Barthole et d'Hippocrate, et de ces jolis oiseaux du quartier latin dont le nid est partout où il y a du vin de Chablis, des huîtres, des filets sautés et des cigarettes de Maryland. Chacun trouve là ce qui lui convient; les étudiants de jolies grisettes qui ne sont pas des Lucrèces, les grisettes des soins empressés, de la bière mousseuse et des échaudés tous les jours; des glaces et des soupers fins durant les premiers jours de chaque mois.
»J'étais une modeste petite ouvrière lorsque je fus conduite dans ce lieu de délices par une de mes compagnes d'atelier; je n'avais jamais rien vu de si beau, les sons mélodieux du flageolet et du cornet à piston, les soins empressés d'un beau jeune homme, qui me dit entre une valse et une contredanse qu'il mourrait si je ne consentais à prendre pitié de ses peines, me firent oublier l'heure à laquelle je devais rentrer chez nous. Mon père était un pauvre ouvrier dont l'éducation n'avait pas corrigé les défauts qu'il avait reçus de dame nature; aussi était-il rude, brutal même. Au lieu de me faire des observations que j'aurais écoutées avec respect, il me maltraita d'une manière horrible et me mit à la porte de la maison paternelle, en me disant de retourner d'où je venais. Ma mère, qui trop souvent déjà avait éprouvé les cruels effets des colères de mon père, pleurait dans un coin, sans oser me défendre.
»Outrée du châtiment que je venais de recevoir pour une faute en réalité assez légère, je quittai notre maison sans éprouver de bien vifs regrets, et j'allai passer la nuit chez l'amie qui m'avait menée à la Grande chaumière; elle me reçut bien et me dit que je pouvais demeurer avec elle tant que cela me ferait plaisir.
»L'amant de cette jeune fille était le plus intime ami de celui qui m'avait si vivement courtisée à la Grande chaumière; je revis ce jeune homme, il recommença ses poursuites; j'étais jeune, inexpérimentée, il ne me déplaisait pas: vous avez déjà deviné qu'il devint mon amant.
»J'apportai dans cette liaison une délicatesse de cœur et une pureté de sentiments que mon amant n'était pas capable de comprendre; aussi trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsqu'il me quitta pour s'atteler au char d'un nouvel astre qui venait de se lever sur l'horizon du quartier latin.
Cet abandon que rien ne justifiait me blessa, mais comme je suis, Dieu merci, douée d'une dose de philosophie assez raisonnable, je ne pensai pas un seul instant à mourir; je jetai un coup d'œil en arrière afin d'examiner toute ma vie jusqu'au moment où j'étais arrivée, et voici ce que je me dis: Jusqu'à l'âge de dix-huit ans ma conduite a été irréprochable; j'étais douce, modeste, je travaillais avec ardeur et j'apportais religieusement mon salaire à la maison paternelle; cependant mes parents au lieu de m'aider à suivre la voie dans laquelle je paraissais vouloir m'engager, semblaient chercher tous les moyens possibles de m'ôter l'envie de bien faire, et parce qu'un jour j'ai passé quelques heures de plus que je ne le devais dans un bal public, mon père, au lieu des sages remontrances et des conseils affectueux que j'avais le droit d'attendre, m'a frappée et jetée hors de sa maison, au milieu de la nuit, sans s'inquiéter de ce que j'allais devenir. Il n'avait cependant pas le droit de se montrer aussi sévère, lui qui passe au cabaret la plus grande partie de ses journées et qui ne répond que par des mauvais traitements aux justes reproches que lui adresse sa compagne; un homme est venu, et m'a dit qu'il m'aimait, je l'ai cru, et cette homme, après avoir obtenu de moi tout ce que je pouvais lui donner, m'a quittée avec autant d'indifférence que l'on se débarrasse d'un vêtement dont on ne veut plus se servir. Serais-je toujours la dupe de mes bonnes qualités? non! je suis pauvre, il n'existe pas une personne au monde sur l'amitié de laquelle je puisse compter, mais je suis jeune, je suis belle, très-belle même, l'avenir est à moi; je ferai comme font toutes ces femmes qui, parce que je suis modestement vêtue, me regardent d'un air si dédaigneux lorsque je passe près d'elles; tant que dureront ma jeunesse et ma beauté, je mènerai bonne et joyeuse vie: lorsque mes beaux cheveux noirs seront devenus blancs, lorsque ma taille, à l'heure qu'il est si svelte si bien prise sera courbée, par l'âge, lorsque les trente-deux perles qui garnissent ma bouche seront devenues de misérables petits os jaunes tremblotants dans leurs alvéoles, je ne serai pas malheureuse, car je veux avoir le soin de faire chaque jour la part de l'avenir.
»Cette résolution prise au moment où je venais d'être lâchement abandonnée par celui que j'aimais, a été depuis lors la règle constante de toutes les actions de ma vie; j'ai senti que si je voulais réussir dans la carrière que j'ai choisie, je devais me laisser aimer par tous ceux à qui cela pourrait faire plaisir, et ne jamais aimer personne; je me suis rappelée les courtisanes célèbres qui sont mortes à l'hôpital après s'être roulée sur des monceaux d'or; aussi je n'ai jamais aimé personne, pas même vous, monsieur le vicomte de Lussan, qui êtes en ce moment l'heureux possesseur de mes charmes, et j'ai converti en bonnes inscriptions sur le trésor la plus grande partie de ce que m'ont rapporté mes sourires, mes œillades et mes douces paroles.
»Vous allez peut-être trouver que je suis une créature bien ignoble, bien égoïste; qu'est-ce que cela me fait? n'avez-vous pas dit tous avec je ne sais plus quel poëte, que la vertu sans argent était un meuble inutile, et toutes vos actions ne sont elles pas la conséquence de cette maxime; pourquoi donc ne me serait-il pas permis de faire ce que vous faites.
«On dit que des ministres vendent leur pays, que des députés vendent leur conscience, que les électeurs vendent leurs votes, que des généraux vendent leurs armées à l'ennemi; le pape, à ce que l'on assure, vend des indulgences, des dispenses et la croix de l'Eperon d'or; monsieur l'abbé vendait l'absolution à ses ouailles; on dit que des juges vénals, vendent des acquittements et des condamnations, que des hommes influents vendent les places, les grades et les priviléges dont ils peuvent disposer; des avocats, des avoués et des huissiers vendent leurs clients; les portiers et les domestiques vendent leurs maîtres, j'ai acheté des éloges à cet illustre littérateur; j'achèterais des sonnets à ce jeune poëte chevelu si ses vers valaient quelque chose; le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt ou tard devant la cour d'assises, cet Anglais, qui tout à l'heure va tomber sous la table, et cet ex-marchand de bonnets de coton, vendent de la graine de niais aux badauds; cet honnête gérant de commandite, vend à ses actionnaires la poudre qu'il leur jette aux yeux; des maris vendent leurs femmes, des mères vendent leurs filles; monsieur Juste vend au poids de l'or de l'argent aux jeunes gens de famille; il paraît enfin que dans notre moderne Babylone, la moitié du monde vend l'autre moité. Je vends des sourires, des œillades et des doux propos, que ceux d'entre vous qui ne trouvent pas la marchandise de bonne qualité le disent, et on leur rendra leur argent.»
—Bravo! Coralie, s'écria M. Roulin lorsque la danseuse eut achevé cette longue tirade, bravo! à chacun son compte, le diable n'y perdra rien.
—Vous êtes bien prompt à m'applaudir, est-ce parce que je vous ai oublié?...
—M. Roulin ne vend rien, il achète au contraire tout ce qui se présente, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Excepté votre croix de chevalier de l'Eperon d'or.
—Messieurs, dit Salvador, qu'elle est la conclusion qu'il faut tirer de tout ce que nous venons d'entendre.
—Voulez-vous que je vous réponde avec franchise? dit le député franco-russe.
—Vous me ferez plaisir.
—Eh bien! celui qui a dit que les sots étaient ici-bas pour nous menus plaisirs, celui-là a mis au jour une vérité qui est de tous les temps et de tous les pays.
—Amen, dit l'ex-curé.
Il était tard, et les convives éprouvaient tous le besoin d'aller prendre quelques instants de repos. De Pourrières fit apporter un énorme bol de punch; chacun en prit sa part, et l'on se sépara.
—Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, dirent en même temps Mina et la lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis.
Le surlendemain Salvador et Roman se rendirent chez leur Amphytrion. Bien qu'il fut déjà tard, de Pourrières qui avait fêté l'avant-veille Bacchus et Comus avec beaucoup d'ardeur, était encore couché, et se plaignait d'avoir la tête lourde et l'estomac embarrassé.
—Je suis tellement malade, dit-il à ses nouveaux amis, que je crois bien qu'il me sera impossible de me mettre en route demain, ainsi que j'en avais l'intention.
—C'est que vous nous avez donné un véritable festin de Balthazar, répondit Roman, et vous avez un peu prêché d'exemple pour encourager les convives.
—Je suis étonné, dit Salvador, de n'avoir pas vu apparaître sur les murs de la salle du festin, les trois mots qui annoncèrent aux convives de Balthazar la ruine de Babylone.
—Ce qui n'est pas arrivé hier, arrivera peut-être demain, ajouta Roman; mais occupons-nous d'autre chose: le ciel est serein, le soleil brille, si vous le voulez, monsieur le marquis, nous irons tous ensemble déjeuner à la provençale chez un de nos compatriotes qui habite Villemomble, un joli petit village à deux lieues de Paris.
De Pourrières qui était véritablement indisposé, ne voulait pas d'abord accepter l'invitation qui lui était faite, mais Salvador et Roman ayant redoublé leurs instances, et lui ayant fait observer qu'une promenade à la campagne dissiperait les nuages qui obscurcissaient son cerveau et lui rendrait toute sa vigueur, il se détermina à les suivre.
Salvador et Roman, depuis qu'ils avaient fait la rencontre du marquis de Pourrières, n'avaient pas laissé se passer un seul jour sans aller lui rendre visite, et de simples connaissances ils étaient devenus ses plus intimes amis; Roman surtout que sa qualité de compatriote rendait cher au jeune homme, avait conquis toute sa confiance, et ce dernier avait pris l'habitude de le consulter sur tout ce qu'il voulait faire.
Il lui avait fait lire toute sa correspondance avec le juif Josué et la femme de Genève qui était chargée d'élever son fils, ainsi que la copie du testament de son père, et les divers codicilles qui l'accompagnaient. La lecture de ces pièces avait prouvé à Roman que l'idée de substituer Salvador au marquis de Pourrières, en faisant disparaître ce dernier, était très-réalisable. En effet, le choléra avait enlevé les plus proches parents du marquis et tous les vieux serviteurs de la famille, à l'exception d'un seul que son grand âge devait rendre facile à tromper.
Roman et Salvador avaient amené avec eux un cabriolet de louage, qu'un commissionnaire avait été chargé de garder pendant le temps qu'ils avaient passé chez leur ami.
—Nous serons peut-être un peu gênés, dit Roman à de Pourrières avant de monter en voiture, mais à la guerre comme à la guerre, le cabriolet nous mènera bien jusqu'à Bondy où nous le laisserons, et nous traverserons à pied le parc du Raincy. Cette course nous donnera de l'appétit, en même temps qu'elle vous fera connaître une des plus agréables promenades des environs de Paris, un beau château et une superbe avenue.
Salvador, le marquis et Roman prirent place dans le cabriolet qui se trouva assez grand pour les recevoir tous trois sans qu'ils éprouvassent trop de gêne. Salvador qui s'était placé au milieu, prit les rênes et l'on partit.
Le cheval qui paraissait assez vigoureux pour fournir une course beaucoup plus longue que celle que l'on exigeait de lui, trottait à ravir, et l'espace qui sépare la rue Joubert du joli village de Bondy, fut franchi avec rapidité.
Après avoir traversé ce village, les voyageurs, ainsi que cela avait été convenu, descendirent de voiture, et après avoir pris chacun un verre de genièvre chez l'aubergiste du Cheval rouge, auquel ils confièrent le cheval et le cabriolet, ils se mirent en route pour Villemomble.
C'était par une belle matinée de juillet, le ciel était bleu et semé de petits nuages argentés, le soleil qui s'était levé radieux dorait la cime des arbres sur lesquels tremblotaient encore les perles étincelantes de la rosée du matin; les pinsons, les linots gazouillaient sous la feuillée en voltigeant de branche en branche, et chaque bouffée de vent apportait avec elle les senteurs parfumées des fleurs des champs.
Lorsque l'on vient de quitter une ville aussi tumultueuse que Paris, l'aspect de la campagne quand elle est revêtue de sa belle parure et que tout semble sourire dans la nature, impressionne toujours vivement: on se sent plus léger qu'on ne l'était un instant auparavant, on hume l'air de toute la force de ses poumons, et l'on est tout disposé à croire que l'on vient de faire un nouveau bail avec la vie.
Telle était la disposition d'esprit d'Alexis de Pourrières qui marchait devant Salvador et Roman, en fumant un cigare de la Havane.
Il s'arrêta tout à coup.
—Vraiment, dit-il, je vous suis obligé d'être venus me chercher ce matin, et surtout d'avoir insisté pour m'emmener; si je ne vous avais pas suivi, je serais encore dans mon lit, aussi malade qu'il est possible de l'être après une forte débauche, tandis que maintenant je suis gai, dispos, et tout prêt à trouver excellents les mets simples que notre compatriote va nous servir.
—J'aimerais mieux être forcé de combattre seul dix gendarmes pour reconquérir ma liberté, dit Salvador à voix basse, que d'assassiner cet homme aussi lâchement que nous l'allons faire.
—Des scrupules! lui répondit Roman sur le même ton; vraiment, le moment est bien choisi; as-tu donc oublié que nous n'avons plus d'argent, et qu'il faut absolument que nous nous tenions tranquilles pendant quelque temps si nous ne voulons pas retourner là-bas.
—Notre position est embarrassante, c'est vrai; mais cet homme nous témoigne tant de confiance...
—Eh! qui diable te prie de mettre la main à la pâte. Lorsque arrivera le moment d'agir, tu tourneras la tête, ce sera absolument comme si tu n'étais pas là.
—De quoi parlez-vous donc, dit de Pourrières qui marchait toujours en avant.
—Oh! de choses très-peu intéressantes, répondit Roman, de la pluie et du beau temps. Tu peux, si tu le veux, rester en arrière, continua-t-il en s'adressant à son compagnon, dans cinq minutes l'affaire sera faite.
Ils étaient arrivés dans la partie la plus obscure et la moins fréquentée du parc.
—Par ici, monsieur le marquis, dit Roman à de Pourrières qui avait traversé la route pour courir après un papillon dont les ailes diaprées étincelaient au soleil comme une mosaïque de pierres précieuses, par ici, en suivant ce sentier, nous arrivons un quart d'heure plus tôt à Villemomble.
De Pourrières revint sur ses pas, et Roman le laissa passer le premier dans l'étroit sentier qu'il lui désignait.
—J'ai une faim de diable, dit-il après avoir fait quelques pas.
Roman avait promené ses regards autour de lui. Tout était calme, le ciel était serein; la fauvette et le chardonneret chantaient leurs amours sous le feuillage des vieux chênes.
Sa main caressait, dans une des poches de son paletot, un instrument de mort de dix à onze pouces de long, formé de cinq à six brins de baleine réunies ensemble, et terminé aux extrémités par deux boules de plomb de la grosseur d'un œuf, pesant chacune une livre et recouvertes ainsi que la branche qui les unissait l'une à l'autre par un tissu de cuir tressé avec art.
Il s'était rapproché du marquis.
—Va déjeuner chez Satan, dit-il.
De Pourrières tomba comme s'il avait été frappé de la foudre.
A ce moment, le cri d'un oiseau de proie, qui fendait les airs pour s'abattre sur deux innocents ramiers, retentit aux oreilles de l'assassin; et par un de ces changements de temps si communs pendant les jours caniculaires, le ciel devint sombre et gris, l'éclair sillonna la nue, le tonnerre gronda dans le lointain, et une pluie battante et continue eut bientôt changé en une scène de désolation le paysage, il n'y a qu'un instant si riant et si animé.
Salvador s'était rapproché de Roman et regardait avec des yeux effrayés le cadavre du marquis de Pourrières étendu sur le sol.
—Cet orage si subit ne nous présage rien de bon, dit-il après quelques minutes de silence.
—Cet orage est au contraire un événement très-heureux pour nous, répondit Roman qui avait repris tout son sang-froid; il nous donne la certitude que nous ne serons pas interrompus; mais hâtons-nous, il ne nous reste pas trop de temps pour tout ce que nous avons à faire.
Roman tira de dessous un amas de branches mortes et de feuilles sèches amoncelées au pied d'un vieil orme, une de ces grosses cruches de grès, auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; et lorsque Salvador eut pris le portefeuille et tout ce qui se trouvait dans les poches du marquis de Pourrières, il en vida le contenu sur le cadavre, en ayant soin d'en bien imbiber tous les vêtements.
—C'est de l'essence de térébenthine, dit-il. Cinq minutes après que nous y aurons mis le feu, il ne restera plus de ce cadavre que des lambeaux informes, auxquels il sera impossible de donner un nom.
Que l'on ne nous accuse pas de broyer du noir dans le seul but d'effrayer nos lecteurs; nous l'avons déjà dit et nous le répétons, la plupart des événements que nous rapportons dans ce livre sont vrais, rigoureusement vrais, et si nous n'avions pas la crainte d'augmenter les notes déjà si nombreuses de notre ouvrage, nous pourrions presque toujours citer une autorité à l'appui de ce que nous avançons[225].
Salvador et Roman, après que ce dernier eut mis le feu au tas de ramées qu'il avait réunies autour et au-dessus du cadavre se hâtèrent de quitter le théâtre du crime qu'ils venaient de commettre et regagnèrent à pas pressés l'auberge de Bondy dans laquelle ils avaient laissé leur voiture.
Salvador était toujours extrêmement pâle, Roman le laissa sur le seuil de l'auberge et alla seul reprendre le cabriolet auquel, suivant l'ordre qu'il avait donné, le cheval était encore attelé.
—Vous avez été surpris par l'orage, et cela a dérangé votre promenade, lui dit l'hôtelier du Cheval rouge.
—C'est un malheur dont nous nous consolerons facilement, répondit Roman.—Il avait amené la voiture devant la porte charretière sous laquelle Salvador s'était tenu.—Allons, messieurs, dit-il de manière à être entendu, montez. Adieu, notre hôte.
—Bon voyage, messieurs, répondit l'aubergiste sans seulement tourner la tête.
—Si nous devons un jour rendre compte aux hommes de la mort du marquis de Pourrières, dit-il à son complice, celui-là ne pourra pas déposer contre nous, il n'a pas remarqué que nous sommes arrivés trois, et que nous ne sommes que deux au départ.
La maison dans laquelle se trouvait l'appartement habité par de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait; l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge était à l'entre-sol du deuxième; il était donc très-facile de s'introduire, sans être vu, dans cet appartement.
Salvador et Roman qui, ainsi que nous l'avons dit, avaient pris dans les poches du marquis son portefeuille et ses clés, s'introduisirent chez lui à la tombée de la nuit, après avoir ramené la voiture chez le loueur de carrosse de la rue Basse-du-Rempart où ils l'avaient prise.
Ils s'emparèrent de tout l'argent et des billets de banque, des divers bijoux, et de tous les papiers, lettres et passe-ports qu'ils trouvèrent, et ils furent assez heureux pour ne rencontrer personne lorsqu'ils se retirèrent.
Après cette expédition, les deux complices qui étaient brisés de fatigue, se hâtèrent de rentrer chez eux. Salvador était aussi pâle qu'un cadavre, et des mouvements convulsifs qu'il ne pouvait comprimer, annonçaient qu'il était en proie à une fièvre ardente, Roman, au contraire, était aussi tranquille et aussi gai que de coutume.
—Mon cher élève, dit-il à Salvador lorsqu'ils furent rentrés dans leur petite chambre, il faut tâcher de changer de physionomie; si les sergents de ville devant lesquels nous sommes passés pour nous rendre ici avaient remarqué ta figure, ils auraient sans doute deviné que tu venais de faire un mauvais coup.
—Oh! répondit Salvador, j'aurais toujours devant les yeux l'image de ce malheureux.
—Si c'était ton premier coup d'escarpe[226], je comprendrais que tu ne fus pas très à ton aise, ces sortes d'affaires chiffonnent toujours un peu la première fois; mais il n'en est pas ainsi. As-tu donc oublié le domestique du banquier Carmagnola, et le brigadier de la gendarmerie du Beausset?
—Oh! ce n'est pas la même chose! ceux-là, si je les ai frappés c'était pour me défendre; mais cet homme, Roman, cet homme que nous avons tué lorsqu'il nous croyait ses amis!...
—N'en parlons plus, ce sera beaucoup plus sage, et occupons-nous de nos petites affaires. Te voilà maintenant, à peu près certain d'hériter du nom et de la fortune du marquis de Pourrières, auras-tu assez de courage et de présence d'esprit pour marcher en avant.
—J'espère que tu n'en doutes pas?
—Tu es plus jeune que le défunt, mais cela n'y fait rien: tu as toujours paru un peu plus âgé que tu ne l'étais; tu ne lui ressembles pas positivement, mais tes traits et ta taille, ont de l'analogie avec les siens: tu es blond, mais grâce aux prodiges récents de la chimie, il sera facile de faire de toi le plus beau brun du monde. Tes yeux sont bleus et les siens étaient noirs; mais cette différence échappera d'autant plus facilement à tous les regards, que personne ne songera à contester ton identité.
—Mais il reste à ce qu'il paraît un vieux domestique de la famille.
—C'est vrai, mais l'âge doit avoir affaibli toutes les facultés de cet homme que nous ferons disparaître, si cela devient absolument nécessaire.
—Nous serons aussi forcés de voir le juif Josué.
—Je me présenterai chez lui comme ton fondé de pouvoirs, je ne me montrerai pas trop sévère lorsqu'il s'agira de régler le chapitre des intérêts et ce juif n'en demandera pas davantage; l'enfant du défunt et de Jazetta n'est pas un obstacle sérieux, il devient ton fils à dater d'aujourd'hui; nous verrons plus tard ce que nous pourrons en faire.
—Allons, allons, tout est pour le mieux, me voilà marquis de Pourrières et possesseur d'au moins soixante mille francs de rente, s'écria Salvador qui avait repris toute sa gaieté.
—Tu veux dire, reprit Roman, que nous voilà marquis de Pourrières et possesseurs de soixante mille francs de rente.
—Cela coule de source; nous ne pouvons plus nous séparer maintenant.
Le premier soin de Roman et de Salvador, fut de quitter, pour se loger plus convenablement, l'hôtel qu'ils habitaient sous des noms d'emprunt depuis leur arrivée à Paris. Ils ne craignaient pas du reste le résultat des recherches provoquées par la découverte que l'on avait faite du cadavre de leur victime, certains qu'ils étaient qu'on ne pourrait appliquer un nom à ces restes informes.
Ils étaient retournés souvent au café dans lequel ils avaient rencontré pour la première fois l'infortuné de Pourrières, personne ne s'enquit auprès d'eux de celui qui n'était connu que sous le nom de Courtivon, et qui du reste avait annoncé son prochain départ à tous ceux qui le connaissaient.
Après avoir bien étudié leur rôle et lorsque Salvador, qui possédait un très-grand talent de faussaire, fut parvenu à imiter parfaitement l'écriture du défunt, ils partirent pour Aix.
Ils avaient pris la poste pour arriver dans cette ville, Salvador avait tous les papiers du marquis de Pourrières qui étaient parfaitement en règle, il avait fait teindre ses cheveux avec le plus grand soin, et cette opération avait tout à fait changé l'expression de sa physionomie; Roman avait pris le nom de Lebrun et se faisait passer pour son intendant.
Il fut décidé que Salvador resterait à Aix, et que Roman, chargé d'une lettre dont l'écriture imitait à s'y méprendre celle du marquis, se rendrait seul chez le notaire dépositaire du testament, afin de prendre connaissance des affaires de la succession; il devait trouver bien et donner son approbation à tout ce qui avait été fait, tout en ayant soin de se montrer défenseur soigneux des intérêts de son maître.
Le notaire qui du reste était un très-honnête homme, le reçut très-bien, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'il avait accordé toute son estime à M. Lebrun; il était en effet difficile de rencontrer un intendant à la fois plus honnête homme et moins méticuleux.
Le notaire, oncle et tuteur de Roman, était mort depuis longtemps, et comme le compagnon de Salvador n'était venu quinze ans auparavant que deux ou trois fois au village de Pourrières, il ne craignait pas d'être reconnu, il était donc parfaitement tranquille et il employait tous les instants qu'il ne passait pas avec le notaire, à recueillir à Pourrières et dans les environs, tous les renseignements de nature à faciliter l'entrée de son compagnon sur la scène; il apprit avec plaisir que le choléra avait fait dans cette partie de la Provence de tels ravages, que la moitié au moins de la population était descendue dans la tombe.
Lors de sa première visite au château de Pourrières, il était accompagné du notaire; c'était en quelque sorte une démarche officielle, mais voulant, à ce qu'il disait, faire plus ample connaissance avec ceux qui allaient devenir ses camarades; il y revint seul plusieurs fois. Les domestiques, tous nouveaux serviteurs, craignaient que le jeune marquis ne les gardât pas à son service, encouragés par l'air bonhomme et la jovialité de M. l'intendant, ils osèrent lui faire part de leurs craintes; Roman les rassura: son maître, disait-il, ne voulait causer de peine à personne, il saurait au contraire récompenser les services de ceux que le défunt marquis aurait oubliés dans son testament; quant à vous, disait-il souvent au vieil Ambroise, vous n'aurez pas à vous plaindre; M. le marquis m'a fait part de ses intentions à votre égard, et comme vous n'êtes pas de ce pays, si vous désirez vous retirer dans votre village, il ajoutera douze cents francs de rente à ce que vous a laissé feu monsieur son père.
—Mon jeune maître est bien bon, M. Lebrun, répondait toujours Ambroise à cette insinuation qu'il ne considérait cependant que comme un témoignage d'intérêt, mais j'habite la Provence depuis mon enfance et j'ai l'intention d'y terminer mes jours; à mon âge, voyez-vous, on a besoin de soleil.
—S'il t'arrive malheur, c'est que tu l'auras voulu, vieux belître, se disait alors Roman.
Roman puisait dans les longs entretiens qu'il avait souvent avec Ambroise, une foule de renseignements utiles qu'il transmettait journellement à Salvador, afin de lui donner le temps de les graver dans sa mémoire; Ambroise qui avait voué à la maison de Pourrières un attachement semblable à celui qu'éprouvait le vieux Caleb pour la maison des Rawensvood, aimait beaucoup à raconter; aussi était-il charmé lorsque M. l'intendant l'ayant fait demander dans sa chambre, dans laquelle il était toujours sûr de trouver une vieille bouteille de vin cuit, le mettait sur le chapitre de la famille; c'était en éprouvant le plus vif plaisir qu'il racontait les prouesses de son vieux maître à l'armée des princes et les premières fredaines du jeune marquis, et ses yeux étaient humides lorsqu'il parlait des chagrins qu'avait causé au vieux gentilhomme qu'il avait servi si longtemps l'absence prolongée de son fils.
Ambroise, tout vieux qu'il était, paraissait avoir une excellente mémoire; il se rappelait très-bien son jeune maître, qu'il avait, disait-il souvent, fait sauter plus d'une fois sur ses genoux.
—Je crois bien que je le reconnaîtrai; cependant il doit être bien changé: cette phrase terminait ordinairement ses discours.
Ambroise était un obstacle sans doute, mais cet obstacle n'était pas de nature à faire renoncer à leur entreprise des hommes aussi audacieux que l'étaient Salvador et Roman; il fut donc décidé que le premier qui avait eu le temps de bien étudier le rôle qu'il devait jouer, ne ferait pas attendre plus longtemps à ses vassaux, le marquis Alexis de Pourrières.
Salvador partit d'Aix, assez tard pour n'arriver à Pourrières qu'à la naissance de la nuit. Il se rendit de suite chez le notaire, et lorsqu'il se fut nommé, l'officier ministériel qui cependant avait vu souvent Alexis de Pourrières lorsqu'il était déjà âgé de plus de dix ans, s'empressa de le reconnaître, afin de faire preuve de perspicacité.
Rassuré par l'heureux résultat de cette première démarche, Salvador, qui d'abord avait été quelque peu embarrassé, se sentit assez d'aplomb pour ne plus rien craindre. Après avoir approuvé à son tour tout ce que Roman avait trouvé bien, il parla au notaire de ses voyages, des égarements de sa jeunesse, et des regrets que lui inspirait la mort de son père, dont il aurait voulu fermer les yeux; puis il lui demanda des nouvelles d'Ambroise, de ce vieux et loyal serviteur de la famille, qu'il espérait, disait-il, retrouver encore plein de verdeur malgré son âge avancé.
Le notaire, pour faire sa cour au nouveau seigneur de Pourrières, lui proposa d'envoyer chercher ce vieux domestique, et comme Salvador s'était empressé d'acquiescer à la proposition qui lui était faite, un clerc fut dépêché à l'instant même, après avoir reçu l'ordre de ne point revenir sans amener Ambroise avec lui.
Le premier soin de ce jeune homme, qui avait entendu tout ce que venaient de dire le notaire et Salvador, fut de rapporter au vieux domestique, que son patron qui n'avait vu le marquis de Pourrières que lorsqu'il était âgé de dix ans, l'avait cependant reconnu de suite et que cela avait paru singulièrement flatter monsieur le marquis.
Ambroise parut charmé du retour de son jeune maître.
—Si votre patron l'a reconnu de suite, dit-il au jeune clerc, je suis bien sûr de le reconnaître aussi.
Ambroise, aussitôt son arrivée, fut introduit dans le cabinet du notaire.
—Te voilà donc, mon vieil ami? lui dit Salvador; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus; allons, viens m'embrasser!...
Salvador qui était vêtu d'un costume complet de deuil, paraissait vivement ému. Ambroise à qui sa présence rappelait une foule de vieux souvenirs, se jeta dans les bras de son jeune maître, qui le tint longtemps serré contre sa poitrine.
A ce moment on annonça M. Lebrun. Roman, après avoir salué son maître avec beaucoup de respect, prit part à la conversation et fit un éloge pompeux du vieux domestique, qui paraissait charmé de l'accueil qui lui était fait, et dont la satisfaction fut portée è son comble, lorsque le notaire ayant prié le marquis de partager le souper impromptu qu'il venait de faire servir: il accepta, à la condition qu'Ambroise prendrait à table sa part de ce repas.
Pendant tout le temps que dura le souper, Salvador ne cessa de prodiguer à Ambroise les témoignages de son attachement, et lorsque l'heure de la retraite étant arrivée, il se retira avec Roman, le vieux domestique était aussi satisfait qu'il est possible de l'être.
Les affaires de la succession n'étaient pas difficiles à régler; on devait au juif à peu près six cent mille francs; mais le vieux marquis qui dépensait au plus la moitié de son revenu, avait laissé, en argent comptant une somme très-considérable. Roman se chargea d'aller régler avec ce juif, qu'il trouva dans sa masure du quartier Saint-Jean, occupé, comme toujours, à compter l'or qu'il avait extorqué à quelques malheureuses dupes, de sorte que Josué désintéressé, il devait rester au marquis de Pourrières, environ cinquante mille francs de rentes en biens-fonds.
Je croyais, dit Josué, lorsque Roman eut décliné son nom et sa qualité, que j'aurais l'honneur de voir M. le marquis de Pourrières; au reste, puisque vous êtes son intendant, nous pourrons probablement nous entendre, ajouta-t-il en souriant.
Les prévisions du juif ne furent pas trompées; monsieur l'intendant se montra si coulant en affaires, que Josué, qui ne pouvait deviner le motif qui le faisait agir, en conclut qu'il ne savait pas son métier.
—Dites bien à M. de Pourrières que je suis tout à son service, dit le juif lorsqu'il reçut la somme qui lui était due; mon plus vif plaisir est celui d'obliger les jeunes gens de noble famille.
—Je vous crois, répondit Roman en prenant congé de lui, si vous obligez toujours au même prix, vous ne devez pas laisser échapper les occasions qui se présentent de vous procurer ce plaisir.
Salvador qui, après sa visite au notaire, était retourné à Aix pour y terminer, à ce qu'il disait, quelques affaires importantes, vint habiter le château de Pourrières, aussitôt que son ami lui eut fait savoir qu'il avait terminé avec Josué.
—Ce vieux coquin, disait Roman dans la lettre qu'il envoyait à son compagnon, nous a tiré une fameuse plume de l'aile, mais il n'a pas conçu le plus léger soupçon.
Le vieux manoir habité par un jeune et brillant cavalier prit tout à coup un aspect plus riant et plus animé, les vieilles tapisseries furent remplacées par des tentures à la mode; des meubles du plus nouveau goût vinrent prendre la place des lourdes chaises et des gothiques bahuts qui furent relégués au grenier, de beaux chevaux, une calèche et des livrées élégantes complétèrent un ensemble tout à fait confortable.
Des gentilshommes du voisinage avaient invité plusieurs fois Salvador à des parties de chasse et à des réunions qu'il s'était empressé de rendre, et toujours il avait obtenu les succès les plus flatteurs.
On a naturellement beaucoup d'indulgence pour les gens chez lesquels on s'amuse; aussi les voisins du château de Pourrières, qui était devenu le centre de tous les plaisirs de la contrée, ressentaient beaucoup d'amitié pour son propriétaire: les hommes trouvaient que c'était un joyeux compagnon, les femmes admiraient la grâce aristocratique et la parfaite élégance de ses manières.
Quelques-uns des petits-cousins qu'Alexis de Pourrières n'avait fait qu'entrevoir lors du séjour qu'il avait fait à Marseille avant de commencer ses voyages en Europe, vinrent le visiter. Salvador les reçut si gracieusement, il leur fit avec tant de politesse les honneurs de sa demeure, qu'il parvint à leur faire oublier qu'ils avaient espéré se partager la fortune qu'il possédait.
Salvador et Roman auraient été parfaitement tranquilles s'ils n'avaient pas remarqué que depuis quelque temps le caractère d'Ambroise était totalement changé; le vieux domestique, d'ordinaire dispos et toujours prêt à rire, était devenu sombre et taciturne, il paraissait dominé par quelques pensées importunes, et souvent on l'avait surpris hochant la tête négativement après avoir regardé son maître.
Roman, qui possédait toute la confiance d'Ambroise, l'avait plusieurs fois interrogé avec adresse: Faites-moi connaître, lui disait-il, les causes de la tristesse qui vous accable, et si cela est possible, monsieur le marquis fera tout pour les faire cesser. Ambroise avait longtemps évité de répondre à ces questions, mais un jour Roman ayant été beaucoup plus pressant que de coutume, Ambroise se détermina à le prendre pour confident.
«Je suis peut-être fou, mon cher monsieur Lebrun, mais je souffre tant, que vous aurez pitié de moi. Figurez-vous qu'il y a un mois j'ai fait un rêve dont je ne puis chasser le souvenir de ma mémoire. Je rêvais que je m'étais assis au pied du vieux mûrier que défunt monsieur le marquis a fait planter dans le parc le jour de la naissance de son fils. J'étais là depuis quelques instants, lorsque tout à coup j'entendis des cris de détresse; je me levai précipitamment et je vis mon jeune maître tel qu'il était lorsqu'il quitta le château pour commencer ses voyages, étendu sur le sol; le sang sortait à gros bouillons d'une profonde blessure qu'il avait à la poitrine. J'allais courir à lui pour le secourir, mais je fus arrêté par un homme qui me dit en posant sa main sur mon épaule: arrête, c'est moi qui suis ton maître. Les traits de cet homme sont sortis de ma mémoire; je me rappelle seulement qu'il avait de grands yeux bleus.»
J'aurais certainement oublié ce songe, si je n'avais pas remarqué par hasard, que les yeux de M. le marquis sont bleus, tandis que je me rappelle fort bien qu'il les avait du plus beau noir lorsqu'il a quitté le château. Je suis bien malheureux, M. Lebrun; ce songe me poursuit partout, et quelquefois il fait naître dans mon esprit de singulières pensées.
Ambroise se pencha vers Roman et lui dit à voix basse:
—Etes-vous bien sûr que notre maître est réellement le marquis Alexis de Pourrières?
—Vous me faites là une singulière question, répondit Roman. Depuis cinq ans que je suis au service de M. le marquis, je l'ai toujours entendu nommer ainsi par les personnes recommandables avec lesquelles il était en relation, et je dois croire que le nom qu'il porte lui appartient, puisque vous-même, ainsi que le notaire, vous l'avez reconnu lors de son arrivée ici.
—C'est vrai, c'est vrai, répondit Ambroise en secouant tristement la tête; je suis fou; il ne faut pas croire aux songes; quelquefois, cependant, les songes sont des avertissements donnés par la Providence.
Roman employa toute sa rhétorique pour rassurer Ambroise, qu'il ne quitta pour aller trouver Salvador que lorsqu'il le vit un peu plus calmé.
—Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous défaire de cet homme, dit Salvador, lorsque Roman lui eut rapporté la conversation qu'il venait d'avoir avec Ambroise.
—Ah! si Mathéo n'avait pas envoyé dans l'autre monde nos amis de la forêt de Cuges...
—Nous ne nous servirions pas d'eux, répondit Salvador, pourquoi laisser faire par d'autres l'ouvrage que l'on peut faire soi-même?
—Sans doute; mais il faut, pour éviter de donner naissance à des soupçons, dont les résultats pourraient être désagréables, que la mort d'Ambroise paraisse naturelle.
—Le poison!
—Le poison laisse des traces.
Les deux amis cherchèrent longtemps un moyen d'arriver au but qu'ils voulaient atteindre, sans pouvoir rien trouver qui leur parût convenable.
—Mais il faut absolument que cet homme périsse, dit Salvador; s'il ne meurt pas, nous sommes perdus.
Roman, depuis quelques instants, paraissait réfléchir.
—C'est cela, s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front, c'est cela. Mon ami, dans trois ou quatre jours au plus tard, nous n'aurons plus rien à redouter.
—Quel est ton projet?
—Tu le connaîtras lorsqu'il sera réalisé.
—Mais encore faut-il que je sache?
—Eh bon Dieu! monsieur le marquis, laissez, je vous en prie, agir à sa guise, votre dévoué serviteur; vous savez qu'il est homme de ressources et qu'il n'a pas froid aux yeux.
Roman, à quelques jours de là, invitait au nom de son maître, les châtelains les plus voisins et le notaire que nous connaissons déjà, à passer la journée au manoir de Pourrières. Tous les invités se montrèrent exacts; on savait que le marquis savait faire les honneurs de sa table.
—Je vous ai réunis, messieurs, dit Salvador à ses convives au moment où l'on allait se mettre à table, pour déguster quelques flacons d'excellent Tokay, et quelques nouveautés gastronomiques que je viens de recevoir de Paris.
Le déjeuner fut servi avec ce luxe et ce confort qui ajoutent une nouvelle saveur à la délicatesse des mets et à l'excellence des vins. Comme toujours, Salvador se montra aimable et gracieux. Cependant un examen attentif eût permis de saisir sur sa physionomie l'expression d'une vive préoccupation. On resta longtemps à table, Salvador après avoir fait servir à ses convives le café et les liqueurs, leur proposa une partie de boules; on joue beaucoup aux boules dans les contrées méridionales de la France, et particulièrement en Provence. La proposition fut acceptée avec enthousiasme, et les convives s'empressèrent de se rendre sur une pelouse située devant l'entrée principale du château.
On allait engager les parties, lorsque Ambroise botté et éperonné, et conduisant une jument par la bride, s'approcha de Salvador et lui demanda s'il avait quelques commissions pour Aix. Celui-ci qui avait reçu de Roman les instructions nécessaires, lui remit un bon de cent francs qu'il le chargea de remettre au libraire Aubin, qui faisait ses abonnements aux journaux et aux Revues de la capitale.
—Le père Ambroise est encore fort et vigoureux, dit le marquis en s'adressant à ses convives, et malgré son grand âge, il est aussi bon cavalier que le premier postillon du pays. Mais c'est égal, je défendrai à Lebrun de vous faire faire d'aussi longues courses.
—Monsieur le marquis est bien bon, répondit Ambroise; mais comme j'ai encore bon pied, bon œil, il faut que je me rende utile.
—C'est bien, Ambroise, c'est bien, partez, mon ami, et que Dieu vous conduise.
Ambroise était en selle, il piqua légèrement sa bête et partit au petit trot.
—Il est bien bon pour moi, se disait-il en laissant flotter les rênes sur le col de sa monture, tout le monde le reconnaît: le notaire; qui causait avec lui tout à l'heure; les neveux de feu madame la marquise; mais ses yeux sont bleus, dit-il à haute voix, et j'en suis bien sûr, ceux d'Alexis étaient noirs... Oh! mon songe, mon songe!...
Tandis que la monture d'Ambroise trottait dans un petit sentier qui conduisait à la route d'Aix, les parties de boules continuaient devant l'entrée du château.
Elles se prolongèrent jusqu'à l'heure du dîner, auquel assistèrent toutes les personnes qui avaient pris part au repas du matin. Vers huit heures du soir, Salvador ayant demandé une clé dont il prétendait avoir besoin, Roman lui répondit devant ses convives qu'Ambroise avait emporté cette clé et qu'il n'était pas encore rentré. On pensa naturellement que le vieillard s'étant trouvé fatigué, s'était déterminé à coucher à Aix, et qu'il ne reviendrait que le lendemain.
Le château de Pourrières était entouré de vastes dépendances en terres labourées, bois, vignes, plantations de mûriers et d'oliviers, qu'il fallait traverser pour gagner le village où se trouvait un embranchement qui conduisait à la route d'Aix; ce chemin était celui que prenaient toutes les personnes qui venaient de la ville; mais les habitants du château que leurs affaires appelaient à Aix, en avaient adopté un autre qui diminuait le trajet d'au moins une demi-lieue.
Le parc du château de Pourrières, d'une très-vaste étendue et planté d'arbres de haute futaie, est traversé à son extrémité par un ruisseau qui prend sa source dans les montagnes qui couronnent la vallée où est bâti ce château. Ce ruisseau coule lentement entre deux rochers d'une hauteur d'environ trente-cinq mètres, au sommet desquels on arrive par deux pentes douces ménagées exprès des deux côtés du parc; ces deux rochers et le ruisseau qu'ils enserrent dans leur sein forment à la partie du parc qui avoisine le manoir une ceinture naturelle qui deviendrait impossible de franchir si un pont n'avait pas été établi sur les deux crêtes les moins élevées des rochers.
La largeur du ruisseau n'étant pas très-considérable, on a tout simplement, pour établir ce pont, jeté de forts madriers sur les rochers, et sur ces madriers qui sont tenus en place par de forts crampons en fer, on a fixé des planches assez épaisses. Lorsqu'on a traversé ce pont primitif, on suit un petit sentier qui conduit, après quelques détours, sur la grand'route d'Aix à Marseille.
Salvador et ses convives allaient se lever de table, lorsqu'un domestique, dont la physionomie renversée et les yeux hagards annonçaient qu'il était porteur d'une mauvaise nouvelle, entra dans la salle à manger.
—Oh! monsieur le marquis! s'écria-t-il, quel malheur! quel affreux malheur!... Ambroise! le pauvre Ambroise!
—Eh bien! dit Salvador, qu'est-il donc arrivé à Ambroise.
—Il est mort! monsieur le marquis; je viens de retrouver son corps dans le ruisseau du parc. Le pont s'est rompu, sans doute au moment où il passait dessus avec sa jument.
Et le domestique, sans attendre la réponse de son maître, le quitta pour aller apprendre la triste nouvelle aux autres habitants du château.
Tous les convives s'étaient levés de table lorsque le domestique était venu annoncer le fatal événement qui avait causé la mort du pauvre Ambroise, et Salvador s'était élancé sur ses traces en affectant tous les signes d'une profonde douleur. Les convives avaient suivi ses pas, et lorsqu'on arriva au lieu où gisait le cadavre, Roman, qui s'était mêlé parmi les amis de son maître, affichait une douleur que tout le monde s'empressa de consoler.
Le cadavre du vieux serviteur fut relevé avec toutes les marques du plus profond respect et transporté au château. Les convives de Salvador, respectant la douleur qu'il paraissait éprouver, se retirèrent après lui avoir témoigné toute la part qu'ils prenaient au triste événement qui venait d'arriver.
Le lendemain matin, Salvador et Roman se promenaient dans la partie réservée du parc. Roman, qui paraissait très-satisfait, se frottait joyeusement les mains.
Le hasard nous a servis, dit Salvador, que Roman n'avait pas tout à fait mis dans la confidence de son projet, et qui depuis la veille n'avait pas trouvé un instant pour interroger son digne ami.
—Oui, dit Roman, mais c'est moi qui ai fait naître ce hasard.
—Comment cela?
—Je savais que chaque fois qu'Ambroise se rendait à Aix, il prenait la route du parc qui abrége beaucoup le chemin. Hier, je lui ordonnai de se rendre dans la ville, et je l'envoyai te demander tes commissions devant tes convives qui avaient été invités à dessein, afin qu'il fût bien établi qu'il partait de son plein gré.
—Mais cela ne me dit pas comment il se fait que le pont se soit rompu, justement au moment où il passait dessus.
—Eh! mon cher, rien de plus simple. Depuis quelques jours, je versais chaque matin de l'acide sulfurique sur les parties des madriers qui avaient le plus souffert des outrages du temps, de sorte qu'ils devaient nécessairement se rompre et emporter avec eux tout l'édifice au moment où ils auraient à supporter le poids d'un homme et d'un cheval; et les parties de rochers sur lesquelles était établi ce pont formant l'entonnoir, il était certain qu'Ambroise serait mort avant d'être arrivé au fond du précipice.
—Roman, je suis content de vous, dit Salvador en tendant la main à son digne compagnon; vous vous êtes acquis des droits éternels à ma reconnaissance et à la moitié de la fortune de la famille de Pourrières. A propos, quand partageons-nous?
—A quoi bon partager? tu le sais, j'ai de l'amitié pour toi; aussi, je désire que nous ne nous séparions jamais. Je suis ennemi du faste et des grandeurs, la position que j'occupe ici ne me déplaît pas; je ne parais être, il est vrai, que le premier de tes domestiques, mais cela ne me fait rien; cette comédie perpétuelle m'amuse.
Roman, en sa qualité d'intendant, fit faire des funérailles magnifiques à Ambroise. Salvador assista au service funèbre et au convoi, et tous les habitants du village de Pourrières remarquèrent son air affligé lorsque l'on couvrit de terre la dépouille mortelle du vieux serviteur. Par ses soins, un modeste monument, surmonté d'une croix de fer, fut élevé à sa mémoire, près du caveau destiné à servir de sépulture aux membres de la famille de Pourrières.
Roman recevait le prix des fermages et tous les autres revenus. Lorsque Salvador avait besoin d'argent, il en demandait à son compagnon qui lui en donnait sans compter. Un jour, désirant envoyer à Paris une somme assez forte à son carrossier, il la demanda comme de coutume à Roman.
—Je suis bien fâché de ne pouvoir te satisfaire, mais il faut que tu attendes les prochaines rentrées; ma caisse est vide.
Salvador, qui savait que Roman avait touché, deux jours auparavant, environ quinze mille francs de divers fermiers en retard, lui en fit l'observation.
—Les quinze mille francs? s'écria Roman, ils sont loin s'ils courent toujours. J'ai joué au baccarat, et je les ai perdus; mais je les regagnerai.
—Tu ferais beaucoup mieux de ne plus jouer, lui répondit Salvador, que ce contre-temps paraissait vivement contrarier.
—Eh! pourquoi me priverais-je de jouer, si j'y trouve du plaisir? est-ce que je trouve mauvais que tu achètes des chevaux et des équipages?
—On se ruine vite lorsque l'on a la passion du jeu.
—Lorsque nous serons ruinés, nous reprendrons notre ancien métier; nous sommes encore trop jeunes pour nous retirer des affaires.
Cette petite altercation n'eut pas de suite; la chaîne qui attachait ces deux hommes l'un à l'autre était beaucoup trop forte pour se rompre au premier choc.
Le récit des faits qui précèdent l'époque à laquelle nous sommes arrivés n'a pas dû donner à nos lecteurs une opinion exacte du caractère de Salvador. En effet, ils ne l'ont vu jusqu'à présent agir qu'à la suite de Roman; ils ont donc pu croire que c'était une de ces natures sans individualité, bonnes tout au plus à suivre l'impulsion qui leur est donnée: il n'en était rien cependant. Salvador, au contraire, possédait autant si ce n'est plus de résolution que son compagnon, il savait examiner les choses de haut, qualité qui manquait à Roman; et il n'eût pas été impossible à un habile phrénologiste de trouver sur son crâne les bosses de l'organisation et de la prévision. Nous avons déjà dit quels étaient les agréments extérieurs de sa personne et de son esprit. Roman, qui avait guidé les premiers pas de Salvador dans la carrière du crime, devait exercer et exerçait en effet une certaine influence sur son esprit; mais son pouvoir devait cesser le jour où son élève s'apercevrait qu'il était assez fort pour voler de ses propres ailes.
Salvador se dit un jour que, porteur d'un beau nom, possesseur d'une belle fortune, et doué d'assez de capacités pour occuper une place importante dans la société, il devait tout faire pour conquérir cette place. Le voleur voulait voir le signe de l'honneur briller sur sa poitrine; l'assassin ne se serait pas trouvé déplacé sur le siége du législateur: l'ambition venait de le mordre au cœur.
—Tu veux devenir quelque chose, lui disait souvent Roman, auquel il avait confié ses rêves d'avenir; à ton aise, chacun prend son plaisir où il le trouve; mais, prends garde, c'est en voulant monter trop haut que l'on tombe.
—Tomber de haut ou de bas, répondait Salvador, lorsque la mort doit être le résultat de la chute, qu'importe!
—Que tu sois député ou pair de France, ou que tu restes tout simplement le marquis de Pourrières, cela m'est égal, pourvu que nous puissions avoir bonne table, bons vins et de quoi jouer au baccarat.
—Sois raisonnable, ne perds pas plus de la moitié de notre revenu.
—Sois tranquille, je suis en veine maintenant.
Le marquis de Pourrières, qui, jusqu'à ce jour avait fréquenté seulement les gentilshommes de son bord, rendit des visites aux fonctionnaires publics de son arrondissement. Ces avances furent accueillies avec le plus vif empressement, on était flatté de voir se rallier au nouvel ordre de choses un gentilhomme du nom le plus ancien et le plus vénéré de la province. Salvador fit entendre qu'il ne serait pas fâché d'obtenir un emploi en harmonie avec son nom et sa fortune; on lui répondit que le désir qu'il éprouvait de servir l'Etat était trop digne de louange pour qu'on ne s'empressât pas de le satisfaire à la première occasion.
Sur ces entrefaites, l'époque de l'élection des officiers de la garde nationale étant arrivée, monsieur le marquis de Pourrières se mit sur les rangs. Il fut nommé sans opposition commandant du bataillon de son canton. Roman, pour faire plaisir à son ami, avait bien voulu accepter le modeste grade de sergent.
Bientôt on remarqua dans les rangs de la garde nationale de l'arrondissement de Brignoles, la bonne tenue du bataillon commandé par monsieur le marquis de Pourrières, les hommes qui le composaient étaient tous vêtus uniformément, leurs armes étaient en bon état, il savaient même emboîter le pas. Monsieur le marquis avait fait habiller à ses frais les plus nécessiteux, et il avait doté son bataillon d'une musique dont l'harmonie aurait pu paraître satisfaisante à des oreilles plus difficiles que celles des bons habitants du village de Pourrières et des lieux circonvoisins.
Lorsque arriva l'époque des élections, monsieur le marquis qui avait trop de tact pour se mettre lui-même sur les rangs, intrigua tant et si bien qu'il fit nommer d'emblée le candidat du gouvernement.
De semblables services devaient être récompensés, aussi le premier jour de mai, après les élections, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.
Parmi les nombreux papiers dont s'étaient emparés Salvador et Roman, après l'assassinat du marquis, se trouvait une volumineuse correspondance entre la victime et la dame Moulin de Genève, qui avait été chargée d'élever l'enfant naturel d'Alexis et de Jazatta, toutes les lettres de cette femme portaient seulement pour suscription ces deux initiales A de P., et étaient toutes adressées, poste restante, dans les différentes villes où le marquis avait séjourné.
La lettre la plus récente remontait déjà à un peu plus d'un an lors de la mort de celui à qui elle était adressée, et accusait réception d'une somme de quatre mille deux cents francs qui devaient servir au payement, pendant trois ans, de la pension allouée par son père au jeune Fortuné.
Salvador habitait le château depuis environ deux années et il se disposait à faire un voyage à Lyon, lorsqu'il se rappela qu'il était temps qu'il envoyât une nouvelle somme à Genève.
—Dans quelques années, dit-il à Roman, en pliant la lettre qu'il venait d'écrire et dans laquelle il avait placé trois billets de banque de mille francs, dans quelques années cet adolescent qui est âgé de dix-sept ans sera tout à fait un homme, que ferons-nous alors?
—Nous lui donnerons une petite somme et nous l'enverrons dans une de ces colonies d'où l'on ne revient pas.
—Mais voudra-t-il partir?
—Nous le verrons bien. Au reste nous avons encore trois ans au moins devant nous, et j'ai pour habitude de ne m'occuper d'une affaire qu'au moment de la terminer.
Peu de jours après, Salvador reçut, au lieu de la réponse de la femme Moulin, une lettre du premier magistrat municipal de la ville de Genève, lettre à peu près conçue en ces termes:
«La femme Moulin ayant quitté notre ville depuis déjà plus de trois ans sans laisser d'indication du lieu qu'elle a choisi pour y fixer sa résidence, la lettre que vous lui avez écrite nous a été remise; espérant y trouver des renseignements de nature à nous mettre sur les traces de cette femme qui a trompé plusieurs personnes recommandables de notre ville, nous avons cru devoir la décacheter.
»Nous avons vu avec peine que vous aussi vous aviez été trompé par cette intrigante, et nous regrettons bien sincèrement d'être forcé de vous apprendre des faits qui doivent nécessairement vous causer un grand chagrin.
»La femme Moulin habitait Genève depuis environ cinq ans, lorsque vous fûtes forcé de lui confier votre fils; et les personnes qui vous ont donné sur son compte les plus favorables renseignements étaient de bonne foi: elle jouissait à cette époque de la meilleure réputation.
»Cette malheureuse fit croire à tout le monde que votre fils appartenait à une de ses nièces qui venait de mourir sans laisser de fortune, et qu'elle s'était chargée d'élever cet enfant afin d'éviter qu'il ne fût placé dans un hospice. Cette intrigante qui recevait de vous plus d'argent qu'il n'en fallait pour élever et faire instruire convenablement le jeune Fortuné, gardait, à ce qu'il paraît, pour elle l'argent destiné à l'éducation de votre fils; car elle se contenta de l'envoyer à l'école primaire, de sorte qu'à plus de neuf ans il n'était pas plus instruit que celui d'un ouvrier de notre ville, et puisque d'après la lettre que nous avons sous les yeux, vous paraissez satisfait de ses progrès, il faut croire que les lettres qui vous ont été adressées comme provenant de lui ont été fabriquées dans le seul but de vous tromper.
»Le jeune Fortuné était doux, complaisant; il paraissait doué d'une certaine intelligence, aussi était-il très-aimé de tous les voisins de sa prétendue tante, et l'on regrettait généralement que la fortune de madame Moulin ne lui permît pas de faire donner à son neveu une éducation plus complète que celle qu'il recevait.
»Votre fils venait d'atteindre sa quinzième année, lorsqu'un jour la femme Moulin le chargea d'aller à Versoix, village situé à deux lieues de Genève, remettre au sieur G. Piachaut, entrepreneur de roulage, une lettre dont il devait rapporter la réponse. Lorsqu'il arriva, M. G. Piachaut était absent; il fut donc forcé d'attendre, de sorte qu'il ne fut de retour à Genève que vers sept heures du soir. La porte de la maison habitée par la femme Moulin était fermée, il attendit jusqu'à neuf heures celle qu'il nommait sa tante, elle ne revint pas; enfin il s'en alla tout en larmes trouver le père Humbert, brave homme qui occupait depuis plus de vingt-cinq ans la place de commissionnaire à l'hôtel de l'Ecu de Genève. Cet homme lui apprit que sa tante était venue le chercher afin de lui faire porter ses malles chez Vissel, entrepreneur de voitures, et qu'elle était partie pour Paris.—Comme je m'étonnais de ne pas te voir avec elle, continua le père Humbert, en s'adressant à Fortuné, elle me dit que tu devais l'attendre hors de la ville avec un de tes parents.—Les pleurs de Fortuné redoublèrent lorsqu'il eut entendu le père Humbert. Le bonhomme, touché de ses larmes, l'accompagna à la demeure de la femme Moulin, espérant qu'il pourrait y recueillir quelques renseignements utiles. Les voisins lui apprirent que la femme Moulin avait vendu tous ses meubles quelques heures seulement avant celle de son départ, qu'elle n'avait du reste annoncé à personne. Il devenait donc évident que c'était de son plein gré qu'elle avait abandonné son neveu, que la commission dont elle l'avait chargé n'était qu'un prétexte pour se débarrasser de lui, et que le pauvre enfant ne devait plus compter sur elle.
»Nous n'essayerons pas de vous dépeindre la douleur de ce malheureux enfant qui venait de perdre son unique parente, et qui se trouvait, tout à coup et à un âge aussi tendre, sans asile et sans pain. Le père Humbert eut pitié de lui. Ecoute, lui dit-il, reste avec moi, il y a de l'ouvrage et du pain pour deux, à l'hôtel de l'Ecu de Genève; tu seras logé, nourri et habillé comme moi, et quand je serai trop vieux pour travailler, tu me succéderas. Fortuné accepta avec empressement et reconnaissance l'offre qui lui était faite, et, dès le lendemain, le pauvre jeune homme était en fonctions.
»Le père Humbert, pour obliger son jeune protégé, fit toutes les démarches possibles pour arriver à découvrir la retraite de la femme Moulin; mais elles demeurèrent sans résultats satisfaisants; on sut, seulement, que cette femme était d'origine française et qu'elle avait quitté notre ville, probablement, pour se soustraire aux poursuites qu'allaient exercer contre elle plusieurs négociants auxquels elle avait escroqué des sommes assez considérables.
»Votre fils, monsieur le marquis, dut se résigner; il était laborieux, attentif; il secondait, autant que ses forces le lui permettaient, le généreux vieillard qui l'avait accueilli et qui lui témoignait beaucoup d'intérêt.
»Une année se passa ainsi, et Fortuné, qui se faisait toujours remarquer par sa bonne conduite, avait déjà mis quelques centaines de francs en réserve, et sa petite garde-robe était assez bien montée. Enfin, il était à peu près heureux, et aujourd'hui il aurait trouvé son père, si un événement, que nous vous rapporterons sans l'accompagner de commentaires, n'était pas venu tout à coup le précipiter dans un abîme sans fond et jeter l'épouvante dans notre cité, ordinairement si paisible.
»Fortuné, arrivait toujours le premier à l'hôtel de l'Ecu de Genève, le père Humbert ne se rendait à son poste que plus tard. Le 20 mai de l'année dernière, jour de la naissance de son père adoptif, Fortuné, après lui avoir fait agréer ses hommages à cette occasion, sortit à l'heure ordinaire.
»A dix heures et demie, Humbert, qui devait venir le prendre pour l'emmener déjeuner à Carouges, n'était pas encore arrivé.
»A onze heures, le jeune homme, impatient d'attendre, envoya un de ses camarades chez le vieillard, afin de l'inviter à se presser.
»Quelques minutes après, le messager revenait, pâle et hors de lui, annoncer aux habitants de l'hôtel de l'Ecu, que le père Humbert venait d'être assassiné.
»Fortuné ne voulut pas d'abord croire à un aussi effroyable malheur; mais lorsqu'il ne lui fut plus permis de douter, il tomba dans un abattement voisin de la folie; la justice informa sur-le-champ et Fortuné, amené sur le théâtre du crime, ne put supporter la vue du cadavre; il s'évanouit et demeura longtemps privé de l'usage de ses sens.
»On savait que deux jours auparavant, le père Humbert avait retiré de chez M. Lombard Odier, banquier, une somme de dix-sept mille cinq cents francs, qu'il devait remettre à M. Fazy Pasteur, président du tribunal de commerce et propriétaire d'une petite ferme qu'il venait d'acquérir.
»Cette somme avait été enlevée d'un mauvais meuble dans lequel elle avait été déposée. Ce meuble cependant était beaucoup moins remarquable que plusieurs autres qui garnissaient l'appartement et qui avaient été respectés. Cette circonstance dut faire croire que l'assassin connaissait parfaitement les lieux, et les habitudes de la victime. Les voisins entendus déclarèrent tous qu'aucune personne étrangère n'était sortie de la maison.
»On retrouva l'instrument qui avait servi à commettre le crime. C'était un couteau qui fut reconnu pour appartenir à Fortuné. On trouva encore, dans le modeste logement, une paire de gros souliers à l'usage de ce dernier. Ces objets étaient couverts de sang. Les semelles des souliers en étaient imprégnées et elles avaient laissé des empreintes très-visibles sur la mare de sang coagulé qui entourait le cadavre. Toutes ces circonstances firent planer sur Fortuné les plus graves soupçons. Tout semblait se réunir pour accuser ce jeune homme. Il fut arrêté et mis en secret le plus absolu.
»Une maladie très-grave dont il fut subitement attaqué et qui dura trois mois, retarda l'instruction de son affaire; mais grâce au soins qui lui furent prodigués par notre estimable M. Prunier, médecin en chef des hôpitaux de cette ville, il recouvra la santé.
»Il possédait toute sa raison, qu'il avait été sur le point de perdre à la suite de la maladie à laquelle il venait d'échapper, lorsque l'instruction de son affaire fut reprise.
»Il fut interrogé avec la plus grande sévérité. On lui représenta le couteau et les souliers. On lui fit observer qu'il était au moins extraordinaire que ce couteau, qu'il portait habituellement attaché à sa veste par une lanière en cuir de Hongrie, eût servi à la perpétration du crime. Sa réponse, à toutes les questions qui lui furent adressées, fut constamment la même. «Tout semble, disait-il, prouver que je suis coupable; cependant, je suis innocent; et plus affligé que qui que ce soit, de la mort de celui qui me servait de père.
»Fortuné, après une longue détention préventive, fut traduit devant le tribunal criminel extraordinaire; il aurait infailliblement été condamné, si l'avocat chargé d'office de présenter sa défense, n'eût pas invoqué en sa faveur un alibi qui fut prouvé jusqu'à l'évidence. Il fut donc acquitté; mais à sa sortie de prison, il se trouva sans pain, sans asile, et presque nu; et malheureusement par suite du sentiment de répulsion qu'inspirent aux personnes honnêtes tous ceux qui à tort ou à raison ont eu quelque démêlé avec la justice, toutes les portes se fermèrent devant lui. Il prit alors le parti de quitter notre ville, et depuis lors, nous n'en avons plus entendu parler.
»Nous sommes d'autant plus fâché, M. le marquis, de ce qui est arrivé à votre infortuné fils, que depuis son départ, nous avons acquis la preuve convaincante de son innocence, puisque nous tenons sous les verroux de la prison de notre ville, le véritable auteur de l'assassinat commis sur la personne du bon père Humbert.»
—Eh bien! dit Roman, lorsque Salvador eût achevé la lecture de la lettre qu'il venait de recevoir, un seul individu dans le monde pouvait nous demander compte de la fortune que nous avons acquise, et le ciel, ou plutôt le diable nous en débarrasse; nous sommes vraiment des coquins bien heureux.
—Dis-moi, Roman, te souviens-tu de l'histoire de ce roi de l'Asie Mineure, nommé, je crois, Crésus?
—Sais-tu, ce qu'un plaisant du parterre cria à une jeune actrice qui venait de manquer de mémoire au moment où son interlocuteur lui adressait cette question:
—Vraiment! non.
—Eh bien, voici ce que répondit ce plaisant, et sa réponse pourra me servir:
Et qu'est-il arrivé à ce Crésus?
—«Ce monarque avait été constamment heureux dans toutes ses entreprises; il se promenait un jour sur le bord de la mer, accompagné de ses courtisans, qui disaient tous, que leur souverain était le mortel le plus chéri des dieux, et que jamais la fortune ne se lasserait de l'accabler de ses dons. Crésus tira de son doigt une bague magnifique et la jeta à la mer.—Si je retrouve cette bague, dit-il, je croirai tout ce que vous venez de me dire.
»A quelques jours de là, on servit, sur la table du roi Crésus, un admirable esturgeon, et dans le ventre de ce poisson, il retrouva sa bague.—Vous ne vous trompiez pas, dit-il alors à ses courtisans; je suis véritablement le plus heureux des mortels. Un sage, qui par hasard, se trouvait parmi les convives, lui fit observer que l'on n'était jamais aussi prêt de tomber dans l'abîme, que lorsque l'on était arrivé au comble de la prospérité, tout le monde se moqua de ce sage.»
—Et tout le monde eut raison; pourquoi cet oiseau de mauvais augure, venait-il mêler ses croassements, aux joyeux propos qui, sans doute, assaisonnaient le banquet.
—Tout le monde eut tort, mon cher Roman; car voici ce qui arriva:
«—Quelque temps après, le grand Cyrus vint attaquer les Etats du roi Crésus; celui-ci essaya vainement de résister au vainqueur; il perdit toutes les batailles qu'il livra. Enfin, il tomba entre les mains de son ennemi, qui après l'avoir abreuvé d'outrages, le fit écorcher vif.»
—Et quelle est la moralité de cette histoire, ou plutôt de cette fable?
—C'est qu'il ne faut pas trop compter sur notre destinée, et que le plus petit événement peut survenir et renverser tout à coup l'échafaudage sur lequel nous sommes montés.
—Vous êtes fou, monsieur le marquis; notre édifice est trop solide pour tomber au premier souffle de l'orage; et s'il plaît au diable, nous mourrons dans notre lit, et marquis de Pourrières.
—Je le souhaite et je l'espère; mais pouvons-nous savoir ce que l'avenir nous réserve.
La conversation finit là.
Peu de jours après, Salvador quitta le château, où il laissa Roman, pour aller à Lyon, opérer le recouvrement de quelques sommes importantes, dues à la succession du vieux marquis de Pourrières, et déposées en l'étude de maître Coste, notaire. Les démarches qu'il fut forcé de faire, le mirent en relations avec les personnes qui composaient, à cette époque, la société la plus distinguée de la ville.
A la suite d'un dîner, auquel il avait été invité, quelques jeunes gens, qu'il voyait assez habituellement, lui firent la proposition de les accompagner au grand théâtre. Salvador, après s'être fait un peu prier, pour satisfaire aux exigences du bon ton, se détermina à les suivre. Ces messieurs, en entrant dans leur loge, firent assez de bruit pour troubler le spectacle; et grâce au sans-gêne de leurs manières et à l'excentricité de leur toilette, ils étaient devenus après quelques minutes le point de mire toutes les lorgnettes. Les lions de la province imitent, hélas! tous les travers des lions parisiens.
Ces messieurs étaient tous armés d'un de ces télescopes, auxquels on a conservé le nom de lorgnettes. Après avoir mis en état ces formidables instruments, ils examinèrent à leur tour, et lorsqu'ils rencontraient une physionomie originale, ou un joli minois derrière leur objectif, des observations pleines de malignité, ou des exclamations admiratives, partaient de leur loge avec la rapidité des fusées d'un feu d'artifice, et souvent elles allaient frapper les oreilles de ceux qu'elles intéressaient.
Salvador, depuis quelques minutes, ne pouvait détacher ses yeux d'une femme qui venait d'entrer dans une loge, située en face de celle qu'il occupait avec ses amis, et dont la brillante toilette et la merveilleuse beauté attiraient tous les regards.
L'attention soutenue de Salvador, parut à la fin blesser cette femme, qui à son tour, regarda notre héros avec tant d'assurance et de fixité, qu'elle lui fit presque baisser les yeux.
—Tron de l'air, dit-il à un de ses amis en lui désignant l'objet de son admiration; cette femme est au moins aussi effrontée qu'elle est belle; quel regard, il est aussi acéré que la pointe d'un poignard malais.
—Ah! vous avez remarqué cette belle personne; lui dit le jeune homme auquel il s'était adressé; elle est très-désirable, n'est-ce pas.
—Certes, répondit Salvador, et si je n'avais pas la crainte de vous rencontrer tous sur mon chemin, je tâcherais de conquérir ses bonnes grâces.
—Si ce n'est que la crainte d'avoir l'un de nous pour rival, vous pouvez, sans crainte, tenter l'aventure; mais je crois que vous ne réussirez pas.
—Vous m'étonnez; cette femme est-elle donc douée d'une vertu à toute épreuve?
—Vous êtes quelque peu présomptueux, monsieur le marquis; n'accordez-vous qu'aux Lucrèces le pouvoir de vous résister?
—Oh! vous ne m'avez pas compris, mais répondez-moi sérieusement, je vous en prie, cette femme est-elle si vertueuse que ce soit faire une folie que d'essayer de s'en faire aimer?
—Avez-vous lu, monsieur le marquis, un excellent roman du plus fécond de nos romanciers: la Peau de chagrin?
—Sans doute.
—Vous vous rappelez alors une certaine comtesse Fœdora?
—Quel rapport...?
—Eh bien! si cette femme était un peu plus âgée, nous croirions tous qu'elle servait de modèle à M. de Balzac lorsqu'il traçait le portrait de la comtesse Fœdora.
—Ainsi, selon vous, cette femme est?...
—Une femme sans cœur, cher marquis, et nous sommes trop de vos amis pour ne pas chercher à vous détourner du défilé dans lequel vous paraissez vouloir vous engager.
—Merci de vos bons avis, messieurs, mais, en vérité, il est bien difficile de les suivre lorsque l'on a devant les yeux une créature aussi séduisante que celle-ci.
—Il faudrait avoir la puissance du dieu qui anima la Galathée du sculpteur Pygmalion si l'on devait devenir amoureux de toutes les belles statues que l'on peut rencontrer sur son chemin.
—Si j'étais un palatin moins aventureux, je quitterais la lice avant d'avoir combattu, car vos discours ne sont pas de nature à m'encourager; mais ne me direz-vous pas le nom de cette femme et ce qui vous autorise à parler d'elle en des termes si défavorables?
—Nous vous apprendrons volontiers tout ce que vous désirez savoir.
—Je vous écoute.
—Madame la marquise de Roselly n'a pas probablement l'intention de se fixer dans notre ville, car elle n'a pas monté sa maison et se contente depuis qu'elle est ici du plus bel appartement de l'hôtel des Ambassadeurs: cependant ses équipages, qu'elle a fait venir de Paris, excitent à la fois l'admiration et l'envie de toutes nos merveilleuses.
Le caractère assez extraordinaire, les habitudes originales de cette marquise (elle fume, fait des armes comme le meilleur élève de Mathieu Coulon, et est aussi bonne écuyère que Baucher) auraient suffi pour que toutes les portes se fermassent devant elle, si la renommée aux cent voix n'avait pas pris le soin de nous apprendre son histoire.
La marquise de Roselly venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille sous le nom de Silvia.
—Silvia! s'écria Salvador en interrompant le narrateur; Silvia!
—Vous connaissez la marquise de Roselly?
—Pas précisément, mais j'ai beaucoup entendu parler de la cantatrice Silvia.—C'est singulier, se disait Salvador qui se rappelait ce que lui avait raconté Servigny pendant son séjour au bagne de Toulon, et ce qu'il avait entendu au dîner donné à Paris par le marquis Alexis de Pourrières.
—Continuez, je vous en prie, dit-il après quelques instants de silence.
—«Je vous disais donc, continua le narrateur, que Silvia venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille. Comme elle est douée d'un talent incontestable et d'une beauté que vous êtes à même de juger, elle obtint les plus brillants succès, et bientôt elle compta autant d'adorateurs qu'il y avait à Marseille de jeunes gens riches et bien tournés. Après une liaison avec un jeune homme de Paris dont le nom m'échappe, liaison dont les suites furent fatales à ce malheureux, qui paya de sa liberté et de son honneur le bonheur bien fugitif d'avoir serré une femme jolie entre ses bras, elle fit la connaissance du marquis de Roselly, noble seigneur vénitien; cet Italien, à ce qu'il paraît, n'avait point de cervelle, car trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'au grand étonnement de tous les oisifs de Marseille, Silvia, après avoir payé un énorme dédit à son directeur, quitta le théâtre et annonça à tout le monde qu'elle allait épouser son adorateur.
»On crut d'abord que les espérances de la jeune actrice ne se réaliseraient pas; on ne pouvait croire qu'un aussi noble gentilhomme que le marquis de Roselly se déterminerait à épouser une fille de théâtre dont la réputation était plus qu'équivoque, cependant au jour indiqué, le mariage fut célébré avec beaucoup de pompe.
»Silvia, devenue marquise, ne changea ni de caractère, ni de conduite, et son mari s'étant noyé à la suite d'une promenade sur l'eau, elle ne parut pas trop affligée de la perte qu'elle venait de faire, et après un voyage qu'elle fit en Italie pour recueillir ce qui lui revenait des biens du marquis de Roselly, elle reparut à Marseille, et, sans attendre que l'année de son deuil fût expirée, elle remonta sur les planches du grand théâtre; une insensibilité si ouvertement affichée révolta tout le monde, et au lieu des bravos et des transports d'admiration qui avaient accueilli ses débuts, elle ne récolta cette fois que des huées et des sifflets. Les quelques amis qui lui restaient, une femme jolie, quels que soient ses vices, en a toujours quelques-uns, affirmèrent, que la succession de son mari étant composée en grande partie de biens domaniaux qui, suivant les lois qui régissent le royaume Lombard-Vénitien, retournant à l'Etat à défaut d'héritier du sang, c'était la nécessité qui la forçait à suivre de nouveau la carrière dramatique, mais ce fut en vain, elle fut forcée de quitter Marseille. Ce fut alors qu'elle vint ici.
—Mais si vraiment elle n'a pas de fortune, dit Salvador à celui de ses nouveaux amis qui venait de lui apprendre ce qui précède, quels moyens emploie-t-elle pour suffire à l'entretien du luxe dont elle s'environne?
—Vous me demandez là, cher marquis, la solution d'un problème bien facile à résoudre: une femme ne trouve-t-elle pas tous les jours des ressources nouvelles?
—Ainsi, vous croyez?...
—Je crois que la belle marquise de Roselly serait à l'heure qu'il est, toute disposée à vous vendre très-cher ce que vous pouvez vous procurer à beaucoup meilleur compte, en vous adressant ailleurs.
—Oh! vous êtes véritablement trop méchant.
—Je suis de l'avis du philosophe de Genève; vous savez ce qu'il a dit de la courtisane du roi?...
—Assez, assez, ménagez un peu plus, cette pauvre marquise.
Silvia, on plutôt la marquise de Roselly, paraissait avoir deviné que Salvador et les jeunes merveilleux placés près de lui s'occupaient d'elle, car elle n'avait pas cessé de regarder la loge dans laquelle ils se trouvaient, en balançant nonchalamment le bouquet de violettes de Parme et de camélias qu'elle tenait à la main.
Après la seconde pièce elle sortit, non sans avoir jeté sur Salvador un de ces regards qui enveloppent de la tête aux pieds celui auquel ils sont adressés.
Salvador, pendant les quelques jours qui suivirent cette soirée, pensa plus d'une fois à Silvia; il n'était pas encore positivement amoureux de cette femme, dont la beauté avait impressionné vivement ses sens, mais il se sentait entraîné vers elle par un sentiment inexplicable et une curiosité irrésistible.
Salvador, comme tous les gens qui ont à se reprocher quelque grand crime, était excessivement superstitieux[227]. Il se figura que ce n'était pas le hasard qui avait amené devant lui cette femme dont plusieurs fois déjà il avait entendu prononcer le nom, et qu'il existait entre sa destinée et la sienne une mystérieuse relation.—Réussir à fixer cette femme qui ne s'est encore attachée à personne, et qui se débarrasse d'une manière si expéditive des gens qui lui déplaisent, se dit-il un jour, est une entreprise beaucoup plus difficile que de conquérir lorsque l'on ne recule pas devant l'emploi de certains moyens, un nom et une fortune! Eh bien! je tenterai l'aventure, et, si je réussis, ce sera un certain signe qu'aucun événement fâcheux ne doit plus m'arriver. Cette idée, accueillie d'abord comme une folie, germa cependant dans l'esprit de Salvador, qu'elle domina bientôt.
Salvador se présenta plusieurs fois à l'hôtel des Ambassadeurs sans pouvoir obtenir la faveur d'être admis auprès de Silvia; et, ainsi que cela arrive toujours, les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin ne firent qu'ajouter de nouvelles forces au désir qu'il éprouvait.
Un valet de place assez intelligent était attaché depuis plusieurs années à l'hôtel des Ambassadeurs. Cet homme, que Salvador payait très-généreusement, lui avait appris que la marquise de Roselly se rendait presque tous les soirs sur la place Bellecourt, où la musique d'un régiment de ligne, alors en garnison dans la ville, attirait l'élite de la société lyonnaise.
Salvador alla donc un soir augmenter la foule, déjà si nombreuse, des adorateurs que la belle Silvia traînait partout après elle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à conquérir un siége à ses côtés. Silvia, qui connaissait déjà son nom, et qui savait qu'il occupait dans le monde une assez belle position, voulut bien se départir en sa faveur des rigueurs dont assez ordinairement elle accablait ceux qui portaient ses chaînes.
—Je crois, lui dit Salvador, après les préliminaires obligés de toute conversation que l'un des deux interlocuteurs veut amener sur un terrain plus intéressant que celui sur lequel elle s'agite, que j'ai eu le plaisir, il y a quelques jours déjà, de vous rencontrer au grand théâtre.
—C'est vrai, lui répondit Silvia, et vraiment, je dois vous le dire, vous n'auriez pas, je le crois, examiné avec plus d'attention un cheval de luxe que vous auriez en l'envie d'acheter.
—Ah! madame, vous punissez bien sévèrement une faute que tout le monde aurait commise à ma place. Lorsqu'une fois les yeux se sont fixés sur vous, croyez-vous qu'il soit possible qu'ils se détournent?
—Ecoutez, monsieur le marquis, dit Silvia après quelques instants de silence, si je suis sincère, me promettez-vous de répondre avec franchise aux quelques questions que je vais vous adresser?
—Oui, répondit Salvador.
Silvia jeta sur lui un regard qui semblait interroger les plus secrètes pensées de son âme.
—M'aimez-vous? dit-elle.
Salvador était venu sur le terrain avec le dessein d'attaquer, et c'était l'ennemi qui lui présentait la bataille. Cette interversion des rôles, qu'il n'avait pas prévue, le dérouta siége; aussi il hésita quelques instants avant de se déterminer à répondre.
—Eh! bien, reprit Silvia, m'aimez-vous?
—Je le crois, répondit Salvador.
—Je ne serai pas moins franche que vous, je n'ai encore aimé personne, pas même mon mari, ajouta-t-elle en souriant, et j'ai cru jusqu'à ce jour que ce serait toujours ainsi: il paraît que je me suis trompée.
—Ah! madame, est-ce un aveu et dois-je l'interpréter en ma faveur?
—Vous faites beaucoup trop de chemin en peu de temps, monsieur le marquis, je ne veux pas dire que je vous aime, mais seulement qu'il est possible que je finisse par vous aimer; mais si vous voulez me croire, nous en resterons là.
—Ah! madame, ce que vous me demandez est impossible.
—Je ne sais si je me trompe, monsieur le marquis, mais quelque chose me dit que d'une liaison entre vous et moi il ne doit rien résulter de bon.
—Croyez, madame, que si mes espérances se réalisent, de mon côté du moins, vos prévisions seront trompées.
La conversation continua quelques instants encore sur ce ton, et Salvador ne quitta la belle marquise de Roselly qu'après avoir obtenu la permission d'aller chez elle lui présenter ses hommages.
L'amour, ce sentiment si pur, par lequel deux âmes se fondent en une seule, peut-il donc être éprouvé par des créatures aussi perverses que celles qui nous occupent en ce moment; et le sentiment qui les engage à se rapprocher l'une de l'autre, est-il bien le même que celui dont nous avons tous plus ou moins ressenti les atteintes; hélas! oui, les tigres aussi bien que les colombes recherchent les individus de leur espèce, lorsqu'arrive la saison des amours.
L'amour, lorsqu'il a lié l'un à l'autre deux individus dont la vie a été une suite continuelle de débordements et de crimes, est peut-être plus violent, plus constant, plus capable de dévouement que celui qui a pris naissance dans le cœur d'un individu de trempe ordinaire; cette vérité une fois admise, les événements qui doivent être le résultat de la rencontre de Salvador et de Silvia, ne seront plus que les effets naturels d'une cause prévue.
Il nous eût été facile, pour justifier ceux des événements de ce livre qui peuvent au premier aspect paraître extraordinaire, de rapporter une foule de faits empruntés à la vie réelle; nous n'avons usé de cette faculté qu'avec une extrême réserve, car nous savions que ce n'est pas sans courir le risque d'ennuyer ses lecteurs, qu'un auteur étale les trésors de son érudition; cependant le nouvel aspect sous lequel nous sommes forcé de présenter Salvador et la fille de la mère Sans-Refus, nous engage à rappeler au souvenir de nos lecteurs, quelques faits récents qui se rattachent à un célèbre criminel.
Les malfaiteurs, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, voleurs ou assassins de profession (il existe des assassins de profession et nous aurons occasion de peindre quelques-unes de ces hideuses individualités), sont comme tous les autres hommes, plus peut-être que tous les autres hommes, dominés par l'amour-propre; mais comme ils ne peuvent se glorifier des vertus qu'ils ne possèdent pas, ils se glorifient de leurs crimes: ainsi que nous l'avons déjà dit, ils méprisent ceux d'entre eux qui ne volent que des bagatelles ou qui, après avoir volé, manifestent l'intention de se repentir; la publicité que les journaux donnent à leurs méfaits les flatte au lieu de les chagriner, et bien souvent ils arrivent au bagne ou dans la prison ayant dans leur poche le numéro de la feuille dans laquelle se trouve le compte-rendu des débats qui ont amené leur condamnation. Aussi, depuis que les journaux judiciaires élèvent un piédestal à chaque grand criminel, et que les dames du meilleur monde assistent parées comme pour le bal aux audiences de la cour d'assises, lorsque l'acte d'accusation promet des détails sanglants ou érotiques, tous ceux que l'on amène sur le banc des accusés, cherchent à prendre une attitude dramatique et pour eux, l'instant du triomphe est celui où l'auditoire paraît glacé d'épouvante.
Poulmann est peut-être de tous les assassins qui depuis quelques années ont comparu devant la cour d'assises de la Seine, celui qui a affiché le plus révoltant cynisme et la plus effroyable immoralité: Eh bien! cet homme qui énumérait avec une certaine complaisance toutes les phases de son crime, qui décrivait sans sourciller l'horrible agonie de sa victime, se rattachait cependant à l'humanité par l'affection qu'il portait à la femme Simonnet, surnommée Louise aux yeux de chat, qui, de son côté était folle de lui. Ces deux individus, pendant leur détention à la Conciergerie, se donnaient à chaque instant les preuves d'un attachement sans bornes. Poulmann, auquel Louise avait donné toute sa chevelure, la contemplait avec ravissement, à tous les instants du jour, et la portait constamment sur son cœur; il adressait à sa maîtresse des lettres dans lesquelles il lui peignait son amour en traits de feu, et lorsqu'il la rencontrait à l'avant-greffe, il la serrait entre ses bras avec une force extraordinaire. Louise aux yeux de chat, de son côté, avait renfermé dans on petit sachet qu'elle portait sur sa poitrine toutes les lettres qu'elle avait reçues de Poulmann. Elle les lisait dix fois par jour, et souvent l'auteur de ce livre lui entendit adresser à ses compagnes de captivité, ces singulières paroles: «Que je suis malheureuse: mon mari était un homme de mauvaises mœurs, qui me rendit la vie insupportable et me battait sans cesse; je le quitte, j'ai la chance de tomber entre les mains d'un honnête homme qui me rend le bonheur et la tranquillité, et il faut que l'on vienne l'arrêter: quelle fatalité!»
Ce qui précède a surabondamment prouvé, que les femmes les plus criminelles sont, aussi bien que les personnes les plus vertueuses, susceptibles d'attachement. Aussi nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous dirons que, moins d'un mois après s'être rencontrés pour la première fois, Salvador et Silvia éprouvaient l'un pour l'autre un amour (doit-il être permis de conserver ce nom à un sentiment éprouvé par des individus de semblable nature?) aussi violent que celui qui unissait Poulmann à la femme Simonnet.
Nous devons, avant d'aller plus loin, donner à ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu nous suivre jusqu'ici quelques explications qu'ils voudront bien, nous l'espérons, accueillir avec indulgence.
Ce n'est point seulement pour satisfaire la vaine curiosité des gens du monde et des oisifs que nous nous sommes déterminé à écrire ce livre. Bien que nous ne soyons pas très-expert en matière littéraire, nous savons cependant qu'il ne suffit pas de grouper un certain nombre de personnages plus ou moins excentriques autour d'une donnée plus ou moins originale, et de saupoudrer le tout de quelques tableaux de mœurs plus ou moins exacts, pour avoir fait un livre utile; nous savons aussi que les livres utiles sont les seuls qui soient destinés à fournir une longue carrière.
Nous avons voulu faire un livre utile.
Nos forces ne sont peut-être pas en harmonie avec la tâche que nous nous sommes imposée; mais à défaut d'autre mérite, il nous restera celui de l'intention, mérite dont bien certainement les lecteurs de bonne foi voudront bien nous tenir compte.
On va peut-être nous demander pourquoi, de toutes les formes littéraires, nous avons adopté la plus frivole, celle du roman. A cette question nous ferons une réponse bien ingénue.
Nous avons voulu être lu.
Le public liseur (que l'on nous pardonne cette comparaison), ressemble un peu à ces enfants qui ne se déterminent à boire la potion qui doit leur sauver la vie que lorsque les bords du vase qui contient ont été préalablement enduits de miel... Cherchez d'abord les moyens de l'intéresser ou de l'amuser, vous pourrez ensuite l'instruire et le moraliser tout à votre aise.
Prouver que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables; qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui est due. Que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre. Que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu sont toujours déplorables. Qu'il n'est pas de chute dont on ne puisse se relever lorsque l'on a du courage. Qu'il est toujours possible de faire le bien lorsque l'on a de la bonne volonté. Telles sont les vérités morales que ce livre est destiné à mettre en relief. Nous croyons qu'elles résulteront suffisamment des faits qui doivent amener le dénoûment de notre ouvrage; aussi serons-nous aussi sobre que possible de réflexions.
Jusqu'à ce moment les personnages que nous avons mis en scène, Salvador, Céleste, Comtois et sa mère, Roman et tous les autres, à l'exception de la comtesse de Neuville, de son amie et de Servigny, qui ne sont restés qu'un instant sous les yeux du lecteur, sont des êtres essentiellement vicieux. Mais que l'on se rassure, nous aurons aussi quelques nobles caractères à peindre, et plus d'une belle action à raconter.
On a beaucoup écrit sur les mœurs des malfaiteurs, et ces mœurs cependant n'ont pas encore été décrites avec fidélité. La plupart des écrivains qui se sont occupés de cette matière ont voulu, avant tout, dramatiser leur sujet; aussi, les uns ont chargé leurs palettes de couleurs ou trop sombres ou trop riantes; les autres, dominés par leurs idées politiques, ont cherché à expliquer, par l'organisation de la société, tous les vices de la classe qu'ils ont voulu peindre; d'autres ne les ont vus que du haut de leur position officielle, et ne les ont observés que sous l'influence des préventions que la nature même de leurs fonctions devait nécessairement leur inspirer.
On viendra peut-être nous dire que des philanthropes ont visité dans leurs plus petits détails les lieux de détention, et qu'ils n'ont pris la plume qu'après avoir tout examiné consciencieusement; l'auteur de ce livre veut croire tout le bien possible de ces messieurs, quoique de nos jours on ait fait de la philanthropie un métier auquel on gagne de bonnes rentes et de beaux biens au soleil; mais en admettant que ces philanthropes se soient acquittés de leur mission avec toute la conscience possible, toujours est-il qu'ils n'ont jamais vu qu'en toilette les bagnes et les maisons centrales. Au jour de la visite, annoncée longtemps à l'avance, la soupe était presque passable, les gardiens étaient à peu près polis, et tous les prisonniers désireux d'obtenir, soit leur grâce, soit une commutation de peine, des agneaux purs et sans tache, et puis ce n'est pas tout, il existe toujours chez la plupart des condamnés une sorte de crainte mêlée d'espérance, et un respect humain qui les empêche de se montrer tels qu'ils sont devant ceux auxquels est dévolue une certaine autorité, ou qui ne sont pas descendus à leur niveau; ce n'est que lorsqu'ils sont seuls entre eux, qu'ils peuvent être jugés comme ils le méritent, et dût-on trouver mon opinion plus que hasardée, je soutiens que s'il s'agissait de faire un livre dans lequel fussent décrits avec détails et exactitude le caractère et les mœurs des malfaiteurs, ce livre devrait être fait par l'un d'eux.
Par le fait de circonstances qu'il est inutile de rappeler ici, puisque des publications précédentes les ont fait suffisamment connaître, l'auteur de cet ouvrage se trouve placé dans les circonstances les plus favorables à l'exécution du travail qu'il s'est imposé; aussi, pour écrire les peintures de mœurs qui se trouvent dans son livre, il lui a suffi de rappeler ses souvenirs, et il peut dire qu'à défaut d'autre mérite, elles auront du moins celui de l'exactitude.
Il fallait pour être exact, conserver aux individus que nous avons mis en scène, le langage qu'ils parlent habituellement, aussi on trouve dans ce qui précède, et on trouvera dans ce qui va suivre, une grande quantité de mots d'argot, on nous fera peut-être observer qu'il était au moins inutile d'initier les gens du monde à la connaissance du jargon des voleurs et des assassins. Nous comprendrions jusqu'à un certain point cette observation, si nous étions les premiers à faire ce que nous avons fait; mais comme depuis déjà longtemps nous avons été devancé dans la carrière, le seul soin dont à ce sujet nous ayons dû nous inquiéter, a été celui de veiller à ce que notre plume restât constamment chaste. C'est ce que nous avons fait.
Nous devions à nos lecteurs les quelques explications qui précèdent, dont il voudra bien, nous l'espérons, excuser la longueur.
Après quelques mois de séjour à Lyon, Silvia et Salvador se disposèrent à partir pour le château de Pourrières, que ce dernier voulait faire visiter à sa maîtresse avant de se mettre en route pour Paris, où il avait l'intention de se fixer.
Les premiers temps de leur liaison n'avaient pas été exempts d'orages, Salvador que la sensualité seule avait d'abord attiré près de Silvia, avait primitivement tenté de rompre les nœuds qui l'attachaient à cette femme; Silvia, de son côté, avait cherché par tous les moyens possibles à faire de son amant ce que jusqu'à ce moment elle avait fait de tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un hochet, une sorte de mannequin toujours prêt à accepter tous ses caprices, à se courber devant toutes ses volontés. Ils n'avaient ni l'un ni l'autre réussi dans leur entreprise; un sourire, quelques douces paroles, quelques regards plus tendres que de coutume ramenaient Salvador aux pieds de Silvia, lorsqu'il venait de manifester l'intention de briser ses chaînes; mais lorsqu'elle voulait lui faire trop sentir le joug qu'il portait, l'amant si tendre, si soumis quelques minutes auparavant, changeait totalement d'aspect, et les éclats de sa colère épouvantaient Silvia, toute résolue qu'elle était.
—Ecoutez, lui dit un jour Salvador après une scène plus violente que toutes celles qui l'avaient précédée, voulez-vous que nous restions ensemble?
Silvia eût été désolée si son amant lui eût manifesté le désir de rompre avec elle, mais les mauvais instincts qui la dominaient à son insu lui empêchèrent la réponse qu'elle avait dans le cœur de venir se placer sur ses lèvres; elle répondit le contraire de ce qu'elle pensait.
—Non, dit-elle.
—Vous êtes bien déterminée?
Silvia hésita quelques instants avant de répondre, mais elle ne put se résoudre à démentir son caractère.
—Oui, ajouta-t-elle.
Salvador était sur le point de remporter une victoire complète, mais il ne put se contenir plus longtemps.
—Ah! vous voulez me quitter, je devais m'attendre à cela de votre part, mais n'y comptez pas.
Silvia venait de reconquérir d'un seul coup les avantages qu'elle avait perdus dans les luttes précédentes.
—Je vous trouve plaisant, dit-elle, et vous affichez de singulières prétentions; parce que probablement je n'ai pas cessé de vous plaire, vous voulez me garder auprès de vous, malgré moi; cela ne sera pas, monsieur le marquis de Pourrières.
—Cela sera, madame la marquise de Roselly.
—Je suis curieuse de connaître le moyen que vous comptez employer pour me forcer à faire votre volonté.
—Tenez, Silvia, vous vous êtes grossièrement trompée si vous avez cru qu'il vous serait possible de faire de moi ce que vous avez fait de tous ceux que vous avez rencontrés; je ne suis ni un Préval ni un Servigny; de ma poitrine au poignard d'un assassin, il y a, sachez-le bien, un espace que vous ne pourrez pas franchir, et ce n'est pas moi que vous enverrez au bagne de Toulon.
—Ah! vous savez ce qui m'est arrivé avec ces deux messieurs, dit Silvia profondément étonnée.
—Je sais bien d'autres choses encore, et je puis, lorsque cela me plaira, renverser l'échafaudage sur lequel vous êtes montée. Monsieur de Préval a-t-il pris la peine de vous apprendre que le nom que vous portiez à l'institution de la Légion d'honneur n'était pas le vôtre?
—Je ne possède pas le talent de deviner les charades. Je ne vous comprends plus.
—Je vais me faire comprendre.
Salvador raconta à sa maîtresse tout ce qu'il savait de sa vie passée, comment elle avait été admise à l'institution de la Légion d'honneur, sous le nom de Catherine Fontaine, qui n'était pas le sien, et comment elle se trouvait être la fille d'une femme qui tenait un mauvais lieu. Vous le voyez, ajouta-t-il, je puis, si cela me plaît, faire déclarer nul votre mariage avec le marquis de Roselly, qui a été contracté sous des noms supposés; vous serez alors forcée de rendre compte à ses héritiers de ce que vous avez recueilli de sa succession. Vous le voyez, Silvia, vous êtes entièrement à ma discrétion, ne me forcez pas à user de mon pouvoir.
—Ce que vous dites, répondit Silvia, doit être vrai; car vous connaissez assez mon caractère pour être certain qu'avant d'accorder une créance entière à vos paroles, j'aurais soin de m'assurer de leur valeur, je suis donc, jusqu'à un certain point, à votre discrétion, mais cela ne m'inquiète guère; quoique vous fassiez, il me restera quelque chose que vous ne pourrez pas m'enlever.
—Eh quoi? s'il vous plaît.
—Les talents que je possède, de la jeunesse et peut-être quelques attraits, ajouta Silvia, en adressant à Salvador le plus gracieux des sourires.
—Vous êtes une infernale coquette, lui répondit son amant, tout à fait désarmé, mais croyez-moi, Silvia, tâchons de marcher d'accord sur le chemin que nous devons suivre ensemble, plus de ces luttes dont les suites nous seraient fatales à tous deux.
—Vous vous trompez de moitié, mon cher.
—Comment l'entendez-vous?
—Je veux dire que si la bataille s'engage de nouveau, toutes les chances seront en votre faveur; car vous possédez tous les secrets de l'ennemi, qui de son côté, ne sait absolument rien de ce qui vous regarde.
—Oh! je vous assure, que vous savez de ma vie, tout ce qu'il est possible d'en savoir.
—Peut-être; mais si vous avez des secrets que vous ayez intérêt à cacher, faites en sorte que je ne puisse pas les découvrir, si jamais vous veniez à me tromper, j'en ferais peut-être un usage qui ne vous conviendrait pas.
—A bon entendeur, salut.
—Et il demeure constant?...
—Que je vous adore, et que vous voulez bien ne pas me détester; et que si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger.
—Convenu! dit Silvia, en tendant sa main à Salvador, qui y déposa le plus ardent des baisers.
—Et vous me suivrez à Pourrières, et de là à Paris, dit-il sans quitter la main de sa maîtresse qu'il tenait serrée dans les siennes, et en attachant sur ses yeux un regard qui cherchait à deviner sa pensée.
—Partout où vous voudrez, répondit-elle et cette fois le sourire sardonique qui venait toujours se placer sur ses lèvres lorsqu'elle répondait à ses adorateurs, ne vint pas démentir l'expression de sa voix et de son regard.
Elle était sincère.
Salvador fit de suite les préparatifs de son départ, et après avoir cent fois recommandé à Silvia que la crainte de blesser les convenances l'empêchait d'emmener avec lui, de ne pas trop se faire attendre, il quitta Lyon.
Roman était absent lorsqu'il arriva au château de Pourrières; et lorsqu'il demanda aux domestiques où il était allé, on lui répondit que M. l'intendant était parti depuis environ huit jours, pour aller rejoindre, à Lyon, M. le marquis, et que, depuis lors, on n'avait pas reçu de ses nouvelles.
L'absence de son complice aurait inquiété Salvador dans tout autre moment; mais l'impatience avec laquelle il attendait sa maîtresse, et les préparatifs qu'il faisait faire pour la recevoir, occupaient tous ses instants et ne lui laissaient pas le temps de penser à autre chose.
Il savait qu'il ne pouvait, sans blesser les convenances, recevoir chez lui une femme, qu'il avait l'intention de faire admettre dans le monde qu'il fréquentait. Aussi, son premier soin en arrivant au château de Pourrières, avait été d'aller trouver un châtelain de ses voisins, que les honneurs qu'il avait obtenus depuis qu'il s'était rallié au nouveau gouvernement n'avaient pas éloigné de lui, afin de prier son épouse de vouloir bien recevoir chez elle, pendant quelques jours, la noble marquise de Roselly, qu'il avait annoncée comme la veuve d'un gentilhomme italien avec lequel il s'était lié pendant ses voyages.
De semblables services ne se refusent jamais; aussi Silvia, lors de son arrivée à Pourrières, fut accueillie dans la famille du voisin de Salvador avec l'empressement et la cordialité que l'on croyait devoir témoigner à une femme que sa jeunesse, sa beauté, son esprit et sa position de veuve rendait très-intéressante.
Salvador avait laissé entrevoir à ses voisins qu'il désirait captiver les bonnes grâces de la marquise de Roselly qu'il avait l'intention de prendre pour épouse si elle voulait bien y consentir; aussi les fréquentes visites qu'il lui faisait, paraissaient toutes naturelles au brave gentilhomme et à son épouse, qui sans y mettre d'affectation, saisissaient toutes les occasions de les laisser seuls.
Salvador avait terminé toutes les affaires qui le retenaient à Pourrières, et Silvia avait annoncé à ses hôtes son prochain départ: ils devaient se mettre en route à un jour d'intervalle et se rejoindre à Valence, où le premier arrivé devait attendre l'autre à l'hôtel de la Poste, après une fête d'adieu qui allait être donnée au château de Pourrières, et à laquelle avaient été invités tous les voisins du marquis. Celui-ci autant pour plaire à sa maîtresse que pour laisser à ses amis des souvenirs agréables, avait voulu que rien ne manquât à cette fête. Un festin magnifique devait être servi aux invités, les meilleurs musiciens d'Aix avaient été mis en réquisition afin de composer un orchestre digne des nobles danseurs auxquels il était destiné, le parc tout entier devait être illuminé en verres de couleurs, enfin un admirable feu d'artifice devait la terminer.
La fête était arrivée à son apogée et Salvador allait prier Silvia de donner le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, lorsqu'un domestique vint le trouver dans la partie du parc où l'orchestre avait été établi, afin de lui annoncer que monsieur Lebrun venait d'arriver, et qu'après s'être retiré dans son appartement, il faisait prier monsieur le marquis de venir lui parler.
Le domestique s'était acquitté de sa mission devant Silvia, que Salvador tenait sous le bras et à laquelle il faisait les honneurs de la fête; il parut singulier à cette dernière, qu'un intendant fît prier son maître de venir le trouver dans sa chambre, et elle ne pût s'empêcher de témoigner son étonnement.
—Oh! mon intendant est un ancien serviteur de la famille, répondit Salvador à ses observations, et je lui permets des petites licences que je ne tolérerais chez aucun autre.
Et comme le domestique attendait la réponse de son maître:
—Dites à mon intendant, ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot, de venir me trouver ici.
Le domestique alla transmettre à Roman, l'ordre qu'il avait reçu, et celui-ci, qui s'était déjà débarrassé de son costume de voyage, fut assez vivement contrarié d'être forcé de se déranger pour aller se mêler à la foule des invités.
—Il paraît, se dit-il, qu'il y a quelque chose de nouveau, puisqu'il ne peut pas disposer d'un instant; nous allons voir cela.
Après avoir fait un peu de toilette, il se rendit dans le parc; lorsqu'il aborda Salvador, celui-ci lui fit un signe qui, tout imperceptible qu'il était, n'échappa pas aux regards clairvoyants de Silvia.
—Ne pouviez-vous, dit Salvador, prendre quelques instants sur votre repos, afin de venir me communiquer ce que vous avez de si pressé à me dire?
—Je prie monsieur le marquis, de vouloir bien m'excuser, répondit Roman, qui avait compris le signe de son ami: mais ce que j'ai à lui dire ne souffrant aucun retard et ne regardant que lui, et tous les appartements du château étant envahis par la foule, j'ai pensé que nous serions plus commodément chez moi.
—C'est bien; maintenant vous pouvez vous expliquer.
Et comme Roman ne répondait pas.
—Vous pouvez parler devant madame, ajouta Salvador.
—Je demande bien pardon à monsieur le marquis, mais ce que j'ai à lui dire m'étant à peu près personnel, il est nécessaire que je ne m'explique que devant lui.
Salvador devina aux regards de Roman, que lui seul devait entendre ce que son complice voulait lui dire, il conduisit Silvia dans la partie du parc réservée pour le bal, et il revint joindre son ami.
—Puis-je savoir, dit-il, lorsqu'ils se trouvèrent dans une partie écartée du parc, d'où tu sors et ce que tu as fait depuis quinze jours que tu as quitté le château?
—Ah! mon ami, je n'ose te dire ce qui m'est arrivé.
—Je le devine, tu es resté à Aix pendant ces quinze jours?
—Oui.
—Tu as joué?
—Oui.
—Et tu as sans doute beaucoup perdu?
—C'est ta faute autant que la mienne, pourquoi m'as-tu quitté? Lorsque je suis seul je m'ennuie et alors je joue pour me distraire, mais ce qui vient de m'arriver me servira de leçon.
—Voilà plusieurs fois déjà, que tu me tiens le même langage... Voyons, combien as-tu perdu?
—Vingt-deux mille francs.
—Vingt-deux mille francs! s'écria Salvador; mais bourreau, ajouta-t-il, tu as donc promis au diable de nous ruiner?
—J'en conviens, la saignée est un peu forte; mais tu le sais, mon ami, au jeu comme à la guerre, on peut en un instant, réparer les pertes d'une année.
—Ainsi, tu ne veux pas cesser de jouer?
—Pourquoi n'essayerais-je pas de regagner ce que j'ai perdu?
—Ah! je voudrais que tous les joueurs fussent au fond des enfers!
—Le souhait est charitable, mais veux-tu me permettre une petite observation?
—Je t'écoute.
—Il a été dit, si je m'en souviens bien, que la fortune du marquis de Pourrières nous appartiendrait à tous deux?
—Sans doute.
—Depuis que nous sommes ici, j'ai perdu deux cents mille francs environ... Eh! bien, crois-tu que tu n'as pas dépensé davantage en objets de luxe, en chevaux, en équipages, sans compter ce que t'a coûté l'organisation et la musique de ton bataillon de garde nationale.
—Mais, mon ami, ce n'est pas tant l'argent que tu as perdu que je regrette, que le mauvais effet que ta conduite peut produire dans le monde, on doit difficilement comprendre qu'un intendant puisse perdre des sommes considérables; et l'on peut penser que tu es un fripon et que je suis un imbécile.
—Ce que tu dis est vrai; mais indique-moi, je t'en prie, le moyen de vaincre une passion aussi impérieuse que la passion du jeu?
—Ecoute! Roman, notre position est délicate, le plus léger accident peut déchirer le voile épais qui couvre nos crimes. Les lieux que tu fréquentes sont le rendez-vous de tout ce que la société renferme de plus vicieux, et tu peux y rencontrer quelqu'un qui te reconnaisse.
—Tu parles aussi bien que feu saint Jean bouche d'or, et je te promets de suivre à l'avenir tous tes conseils.
—Je désire que cette fois tu tiennes tes promesses. Ainsi c'est convenu tu ne joueras plus?
—Laisse-moi seulement regagner ce que je viens de perdre, et après je dis un éternel adieu aux tapis verts, aux cartes et aux dés.
—Mon cher ami, ne nourris pas plus longtemps une espérance qui conduit au suicide tous les joueurs qui ne veulent pas mourir de faim.
Silvia, que Salvador avait menée près de la noble châtelaine chez laquelle elle habitait lorsque Roman l'avait abordé, avait quitté cette dame après une conversation de quelques minutes, et ayant suivi une assez longue avenue en se cachant derrière chaque arbre, elle était arrivée dans le fourré épais où se trouvaient Salvador et Roman.
Elle venait à ce moment de se placer assez près d'eux pour pouvoir entendre tout ce qu'ils disaient.
—Mon cher Roman, ajouta Salvador après quelques instants de silence, cela ne peut durer. Depuis que nous sommes ici, voilà plus de deux cent mille francs que tu perds; encore quelques années de cette vie et nous serons ruinés, et forcés peut-être de reprendre, notre ancien métier. Séparons-nous, c'est le parti le plus sage que nous puissions prendre.
—Ingrat! répondit Roman, tu veux me quitter?
—C'est de ma part un parti pris, si tu ne veux pas changer de conduite. Comme, ainsi que je te l'ai dit, j'ai l'intention de me fixer à Paris, je vais emprunter sur toutes les propriétés de la seigneurie de Pourrières la somme qu'il me faut pour monter maison dans la capitale: si tu le veux, je te remettrai une somme équivalente à celle qui te revient sur ce qui nous reste.
—Ne me remets rien et restons comme nous sommes: tu sais bien que je ne puis pas me séparer de toi.
—Restons ensemble puisque cela te plaît; mais je prends, à partir de ce jour, la clé du coffre, et lorsque tu voudras jouer ne viens pas me demander de l'argent, car je te le jure, je ne t'en donnerai pas.
—Eh! qu'est-ce que cela me fait? Crois-tu par hasard, que si j'en voulais absolument il ne me serait plus possible de m'en procurer?
—Ne va pas au moins remettre la main à la pâte!
—C'est bon, c'est bon, le temps est un grand maître! Du reste je suis décidé à ne plus jouer.
—S'il en est ainsi, tout est oublié. Mais il faut que je te quitte pour m'occuper un peu de mes invités, tu m'attendras dans mon appartement, n'est-ce pas?
Silvia cachée derrière un arbre avait écouté la fin de la conversation du marquis de Pourrières et de son intendant, et cette conversation venait de lui apprendre qu'il existait un secret entre ces deux hommes; mais de quelle nature était ce secret? C'était là ce qu'elle aurait voulu savoir, et ce que peut-être elle aurait appris si un de ces éternuements, que malgré les plus violents efforts il est impossible de comprimer, n'était pas venu tout à coup, révéler aux deux amis la présence d'un tiers.
—Quelqu'un nous écoute dit Roman à voix basse en montrant du doigt la place où se tenait Silvia.
—Nous n'avons heureusement rien dit qui puisse nous compromettre, répondit de même Salvador.
Silvia, aux mouvements du marquis et de son intendant, qui depuis son malencontreux éternuement ne parlaient plus qu'à voix basse, avait deviné qu'elle venait d'être découverte, craignant d'avoir été reconnue et ne voulant pas laisser supposer à son amant qu'elle n'était venue que pour l'épier dans cette partie du parc, elle quitta la place qu'elle occupait et se dirigea vers lui.
Hé quoi! c'est vous, monsieur le marquis? dit-elle en l'abordant, je n'espérais pas, je vous l'assure, avoir le bonheur de vous rencontrer dans cette partie déserte du parc.
—Ah! vipère, pensa Salvador, en se mordant les lèvres, tu nous épiais! Croyez, madame la marquise, dit-il en offrant son bras à Silvia, que le bonheur est tout de mon côté. C'est bien, continua-t-il d'un ton bref et impératif en s'adressant à Roman qui, ignorant encore la liaison qui existait entre son complice et la femme qu'il avait devant les yeux, était redevenu le plus humble et le plus poli des intendants, c'est bien, vous pouvez vous retirer.
Roman s'inclina et laissa seuls Silvia et Salvador.
—Vous nous écoutiez! dit ce dernier à sa maîtresse.
—Je crois que vous vous trompez, répondit-elle.
—Pourquoi dissimuler? Je vous ai vue, vous étiez là.
Et Salvador montrait à Silvia l'arbre derrière lequel elle s'était tenue cachée.
—Et, quand cela serait! répondit-elle, quels reproches auriez-vous le droit de me faire? Grâce à l'emploi de je ne sais quels moyens, vous êtes parvenu à savoir plus de choses qui me concernent que je n'en sais moi-même. Pourquoi ne me serait-il pas permis de faire, pour savoir ce qui vous regarde, l'équivalent de ce que vous avez fait vous-même? Du reste ne soyez pas inquiet, je ne sais rien, je n'ai rien entendu.
Salvador regarda fixement Silvia; il voulait deviner sa pensée dans ses yeux: elle soutint sans changer de visage les regards qu'il attachait sur elle, puis elle lui dit en souriant avec grâce:
—Et quand bien même je saurais quelque chose! Quel mal pourrait-il en résulter pour vous? n'avons-nous pas fait ensemble une espèce de pacte? observez-en les conditions avec autant de fidélité que moi, et quoiqu'il arrive je ne vous trahirai pas.
—C'est bien! répondit Salvador; mais rejoignons la compagnie, notre absence pourrait être remarquée.
L'heure à laquelle le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, devait être donné, était arrivée, et les invités attendaient leur hôte avec une certaine impatience, lorsque Salvador rejoignit la compagnie. Après s'être excusé du petit retard dont il s'était rendu coupable, et lorsque tout le monde se fut placé commodément, Silvia donna le signal et tout à coup mille gerbes de feu, de toutes les couleurs, s'élancèrent dans les airs et éclairèrent les parties les plus sombres du parc, et lorsque les dernières étincelles de la dernière fusée se furent éteintes sur le fond brun du ciel, on se rendit dans la salle à manger, où un magnifique ambigu attendait tous ceux que les plaisirs de la soirée avaient disposé à y faire honneur.
Après avoir témoigné au marquis de Pourrières, la reconnaissance que leur inspirait sa généreuse hospitalité, et l'avoir prié d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour son prochain retour, les convives se séparèrent au moment où les premiers feux du jour commençaient à dorer l'horizon.
Silvia avait été forcée de se retirer avec la noble dame chez laquelle elle avait été reçue.
Salvador, en rentrant dans son appartement y trouva Roman, ainsi que cela avait été convenu; ce dernier était réellement fâché d'avoir perdu des sommes aussi considérables; il regrettait surtout d'avoir pu, par sa conduite, exciter quelques soupçons; il tendit la main à son ami qui la serra dans la sienne.
La paix étant faite, Salvador raconta à son complice ce qui lui était arrivé avec Silvia, et lui apprit que la marquise de Roselly et la cantatrice, dont leur compagnon d'évasion, Servigny, leur avait parlé au bagne de Toulon, étaient une seule et même femme, et que cette femme était devenue sa maîtresse. Roman engagea son ami à apporter la plus grande prudence dans ses relations avec cette syrène, et il ajouta, qu'il craignait que l'amour ne fît du tort à l'amitié; Salvador rassura son complice, et ils se séparèrent pour aller prendre quelques heures de repos.
Les démarches que Salvador fut obligé de faire pour se procurer la somme nécessaire à ses frais de voyage et d'installation à Paris, furent couronnées de succès, mais elles le retinrent à Pourrières quelques jours de plus qu'il ne l'avait pensé. Enfin, il se mit en route, accompagné de son ami, et après qu'il eût rejoint Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, l'attendait à Valence, à l'hôtel de la Poste; une bonne berline attelée de quatre vigoureux chevaux, les conduisit rapidement à Paris.
Le premier soin de Salvador, en arrivant à Paris, fut de chercher une maison en harmonie avec le rang, qu'il voulait occuper dans le monde; après en avoir visité plusieurs, il choisit le petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, dans lequel nous avons introduit le lecteur en commençant cette histoire.
Le local trouvé, il ne s'agissait plus que de le faire garnir de tous les objets qui doivent constituer une existence aristocratique, ce qui fut promptement exécuté, grâce à l'or que Salvador répandait avec profusion.
Sa maison complétement montée, il s'occupa de celle de Silvia; il loua pour elle, aux Champs-Elysées, une charmante petite villa du style le plus coquet, qu'il fit meubler avec tout le luxe et tout le confort qui devaient nécessairement entourer une aussi jolie femme.
Après avoir fait choix de domestiques rompus au service de gens de bonne compagnie, renouvelé leurs équipages et mis dans leurs écuries d'excellents chevaux, Salvador et sa maîtresse vinrent prendre possession de leurs nouvelles habitations; Roman, qui voulait, disait-il à son ami, faire pendant quelques jours encore le grand seigneur, avait conservé le petit appartement qu'il occupait à l'hôtel des Princes, où il était descendu avec Salvador et Silvia, lors de son arrivée à Paris.
Silvia, qui avait eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer Roman chez Salvador, et qui n'avait pas oublié la conversation dont elle avait entendu quelques fragments dans le parc de Pourrières, lui avait plusieurs fois adressé des questions adroitement insidieuses; mais le vieux renard qui, lui aussi, avait de la mémoire, sut dissimuler tout en conservant son air bonhomme. Les obstacles que Silvia rencontra ne firent qu'augmenter l'envie qu'elle éprouvait d'être instruite et la rendre plus entreprenante; elle renouvela près de Salvador les tentatives qui avaient échoué près de Roman; mais ce fut en vain, elle dut se résigner à attendre un moment plus opportun, moment qui, dans sa conviction, ne devait pas être très-éloigné.
Salvador avant de quitter le château de Pourrières, avait eu le soin de se munir de lettres d'introduction de toutes les notabilités nobiliaires de la Provence; grâce à ces lettres qu'on n'avait pas cru devoir refuser au denier rejeton d'une très-illustre famille, et aux chaleureuses recommandations faites en haut lieu par les autorités de son département, toutes les portes s'ouvrirent devant lui, et il se trouva reçu à la fois avec le plus vif empressement dans les salons du noble faubourg Saint-Germain, et dans ceux des puissances du jour; il fit la cour à une vieille duchesse à laquelle il eut le bonheur de plaire, et cette noble dame voulant récompenser un dévouement véritablement digne des plus grands éloges, voulut bien se charger d'introduire dans la bonne compagnie, la jolie marquise de Roselly, que sa beauté, son esprit et ses grâces firent du reste accueillir avec le plus vif empressement.
Ce fut à cette époque que Salvador fut nommé auditeur au conseil d'Etat.
Roman, après quelques semaines de séjour à Paris, et lorsque Salvador qu'il avait secondé dans les démarches qu'avait nécessité l'organisation de sa maison, n'eut plus besoin de lui, se laissa conduire un jour qu'il ne savait que faire, dans un de ces établissements connus sous la dénomination de tables d'hôtes, et qui sont cent fois plus dangereux que les tripots de la défunte administration de M. Bénazet.
La police fait une rude guerre à ces sortes d'établissements, mais tous ses efforts, à ce qu'il paraît, demeurent sans résultats, car à peine a-t-elle fait fermer un de ces tripots au nº 4 de la rue Richelieu, par exemple, qu'il s'en ouvre un autre à l'instant même au nº 6.
Un excellent dîner est servi tous les jours à heure fixe, aux personnes qui fréquentent ces maisons, c'est le prétexte honnête de la réunion; mais lorsque les convives passent dans le salon pour y prendre le café, les tables d'écarté, de trente et quarante et même de roulette sont déjà dressées.
Ces maisons sont ordinairement tenues par des vétérantes de l'île de Cythère qui ne manquent pas d'esprit, et qui par leur ton et leurs manières, paraissent appartenir à la bonne compagnie; toutes ces femmes, s'il faut les croire, sont veuves d'un officier général, ou tout au moins d'un officier supérieur, mais ce serait en vain que l'on chercherait les titres et les états de services des défunts époux qu'elles se donnent, dans les cartons du ministère de la guerre.
Nous venons de dire que ces sortes de maisons étaient plus dangereuses que les tripots jadis autorisés; en effet, ces derniers n'étaient tolérés qu'à la condition qu'il serait permis à l'autorité d'y exercer un contrôle de tous les instants; les gens qui les fréquentaient pouvaient donc facilement être tenus à l'index, et si toutes les chances du jeu étaient calculées de manière à assurer au banquier des avantages considérables, lorsque la fortune paraissait vouloir favoriser un ponte, on lui laissait le champ libre. Dans les maisons dont nous parlons, au contraire, ce n'est pas seulement contre les chances fatales du jeu que l'on est forcé de combattre, on doit encore se tenir constamment en garde contre les ruses d'une infinité de fripons de toutes les espèces et de tous les sexes auxquels elles servent de lieux de réunion.
Beaucoup de gens qui jamais n'auraient mis les pieds dans un des antres de l'administration Bénazet, fréquentent cependant ces maisons auxquelles les fripons connus sous le nom de grecs[228], ont donné le nom d'étouffes ou d'étouffoirs[229]. C'est que pour les y attirer, la veuve du général ou du colonel a ouvert les portes de son salon à une foule de femmes charmantes: ce n'est point il est vrai, par la vertu que ces dames brillent; mais elles sont pour la plupart jeunes, jolies et bien parées, la maîtresse du lieu ne leur demande pas autre chose.
Des chevaliers d'industrie, des grecs, des faiseurs, forment avec ces dames, le noyau de la société de ces établissements, que dans le langage ordinaire, on nomme des tables d'hôtes, société polie, mais assurément très-peu honnête.
Il y a peut-être à Paris des réunions de ce genre, composées principalement de personnes recommandables, mais ce sont justement celles-là que recherchent les flibustiers en tous genres, car là où il y a des honnêtes gens, il y a nécessairement des dupes à exploiter.
Les tables d'hôtes dans lesquelles on joue, ne sont pas seulement fréquentées par des escrocs, des grecs et des chevaliers d'industrie, on y rencontre aussi des donneurs d'affaires[230]; ces derniers chercheront à connaître la position, les habitudes de l'individu qu'ils veulent prendre pour dupe, les heures durant lesquelles il est absent de chez lui, et lorsqu'ils auront appris tout ce qu'il leur importe de savoir, ils donneront à celui qu'ils nomment un ouvrier[231] et qui n'est autre qu'un adroit cambrioleur[232], le résultat de leurs observations, cela fait, l'ouvrier prend l'empreinte de la serrure, une fausse clé est fabriquée, et au moment favorable, l'affaire[233] se trouve faite. Il n'est pas nécessaire d'ajouter, que le donneur d'affaires sait toujours se ménager un alibi incontestable, ce qui le met à l'abri des résultats que pourraient amener ses questions hardies et ses visites indiscrètes.
Viennent ensuite les emporteurs[234], qui sont chargés de lever[235], ce sont ces derniers qui amènent dans les tables d'hôtes où l'on joue, cette foule de jeunes gens sans expérience, qui trouvant là tout ce qui peut les corrompre: le jeu, des vins exquis, une chaire délicate, des amis empressés, des femmes agréables et d'une complaisance extrême, lorsque leur bourse paraît bien garnie, viennent y dépenser leurs plus belles années en folles orgies et en débordements de toute nature.
La plus suivie et la plus luxueuse de toutes les maisons de ce genre, fut patronnée par un vieux général (un général pour de vrai), mort depuis peu d'années, et dont le nom est souvent cité dans le recueil des Victoires et conquêtes, elle est tenue par une femme que les liens du sang attachent à une comédienne, qui fut, sous l'empire, la plus sémillante, la plus jolie et la moins cruelle de toutes les prêtresses de Thalie. Ce fut dans cette maison que Roman fut conduit. Deux individus que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, par Alexis de Pourrières, le comte palatin du saint-empire romain, et son digne ami qu'il avait rencontrés par hasard, furent ses introducteurs.
Roman était assez expérimenté pour apprécier au premier coup d'œil, la valeur morale des individus qui composaient la masse des habitués de cette maison; mais ses introducteurs qui croyaient avoir mis la main sur un oiseau qu'il serait facile de plumer, lui firent tant de politesses, qu'il ne put se dispenser d'accepter un souper fin à la Maison dorée.
Le bon vin, le café et les liqueurs ayant mis les convives en belle humeur, le comte palatin du saint-empire romain lui demanda ce qu'il pensait de la maison dans laquelle il avait été conduit.
—Voulez-vous que je vous parle avec franchise? répondit-il.
—Vous nous ferez plaisir.
—Défunt mon pauvre père m'a dit souvent qu'il y avait dans Paris, une foule d'individus qui conduisaient les riches étrangers dans des maisons de jeux tenues par des femmes galantes, afin de pouvoir les dépouiller à leur aise. Je suis bien loin de croire que vous êtes des individus de ce genre; mais je crois que la maison dans laquelle vous m'avez mené, n'est pas très-catholique.
—Cependant le général...
—Le général me fait l'effet d'un vieux voltigeur du camp de la Lune.
—Mais les dames de la compagnie ne vous ont-elles pas paru aimables, jolies et spirituelles?
—Oh! vous leur accordez beaucoup trop de qualités, elles ne sont aimables que lorsqu'elles gagnent; jolies, elles l'ont été peut-être; quant à leur esprit, il ne m'a pas été permis d'en juger.
—Ainsi, mon cher monsieur, cette maison ne vous convient pas.
—Non, cher comte, et si vous ne pouvez m'indiquer quelque chose de beaucoup mieux, je serai forcé de garder dans mon portefeuille les quelques billets de mille francs que j'étais déterminé à perdre.
—Le gouvernement en faisant fermer les anciennes maisons de jeu, a commis un abus de pouvoir intolérable, dit le comte palatin qui avait renoncé à l'espoir de tirer quelque chose de sa nouvelle connaissance; mais puisque vous êtes si fort tourmenté de l'envie de jouer, pourquoi n'allez-vous pas chercher le remède de vos maux dans le lieu où il existe?
—Vous voulez sans doute m'envoyer bien loin, dit Roman.
—Comment! vous ne savez pas, répondit le comte palatin, que le digne monsieur Bénazet a transporté sur le territoire hospitalier du grand-duché de Bade ses tapis verts, ses râteaux et ses croupiers, et que l'impôt qu'il paye au souverain de ce pays, forme la partie la plus claire du revenu du prince Léopold.
—Je le savais, mais je n'y pensais pas, s'écria Roman qui partit avec la rapidité d'une flèche, après avoir souhaité le bonsoir à ses deux compagnons.
Roman, lorsqu'il quitta le comte palatin et son ami, était déterminé à aller tenter la fortune à Baden. Comme tous ceux qui se laissent dominer par la passion du jeu, il n'attribuait pas à un hasard qui pouvait bien ne pas changer, les nombreuses pertes qu'il venait de faire, il n'accusait que sa maladresse, et il était aussi persuadé qu'il est possible de l'être, qu'une martingale qu'il venait de combiner amènerait la ruine de la banque. Après avoir fait les préparatifs de son départ, préparatifs qui ne lui prirent pas un temps considérable; car, ainsi qu'il a été facile de s'en apercevoir, il était ennemi du faste et des grandeurs, Roman alla voir Salvador qu'il trouva dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, entouré de toutes les recherches du luxe, et d'une foule de fournisseurs, marchands de chevaux, carrossiers et tapissiers, dont il soldait les mémoires.
—Ainsi tu ne renonces pas à cette funeste passion? dit Salvador à son ami, lorsque celui-ci lui eût fait part de son projet.
—Mon cher ami, l'amour du luxe et des jolies femmes, l'ambition et l'orgueil constituent une passion aussi coûteuse au moins que celle du jeu.
—Tu as peut-être raison; mais qu'y faire? Nous obéissons à notre destinée, et nous arriverons probablement au même but après avoir suivi une route différente.
—Allons, encore ces folles idées; je te quitte: je n'aime pas à entendre parler de ce que l'avenir me réserve; adieu, mon ami.
—Adieu, et fais en sorte de revenir millionnaire.
Roman, avant de quitter Salvador, lui demanda cinquante mille francs, avec lesquels il voulait, disait-il, tenter la fortune une dernière fois. Salvador, qui de son côté, avait fait d'énormes dépenses pour monter sa maison et celle de sa maîtresse, qui plus que lui, peut-être était dominée par un amour effréné du luxe, et qui ne pouvait se dissimuler, que les droits de son complice, sur l'héritage sanglant d'Alexis de Pourrières, étaient au moins égaux aux siens, lui remit cette somme, sans se permettre d'autres observations que celles qu'il lui avait déjà faites à Pourrières, et les deux amis se quittèrent en apparence satisfaits l'un de l'autre.
Il n'en était rien cependant. Salvador s'était peu à peu habitué à ne considérer son complice que comme un subalterne, et ce n'était pas sans éprouver un vif sentiment de contrariété, sentiment, dont après quelques instants de réflexion, il reconnaissait l'injustice, mais auquel il obéissait à son insu, qu'il le voyait agir avec indépendance. Roman, pour sa part, ne voyait pas avec plaisir la liaison qui existait entre son ami et Silvia, et il trouvait assez peu convenable, qu'une fortune, qui ne devait appartenir qu'à deux individus, fût devenue la proie de trois.
Salvador, après le départ de Roman, fut pendant quelques jours soucieux et taciturne. Silvia saisit cette occasion pour tâcher d'apprendre quelque chose.
—Pourquoi donc? dit-elle à son amant, ce bon monsieur Lebrun vous a-t-il quitté; vous l'avez sans doute renvoyé sans motifs; vous êtes si vif quelquefois; vous avez eu tort de le laisser partir; on ne rencontre pas tous les jours un... intendant aussi fidèle, aussi dévoué.
Elle appuyait sur ces derniers mots avec une sorte d'affectation dont Salvador saisissait parfaitement l'intention, mais dont il ne voulait pas avoir l'air de s'apercevoir; et comme il lui faisait observer que son intendant ne s'était absenté que pour terminer quelques affaires, et qu'il serait de retour dans quelques jours, Silvia fit semblant de ne pas le croire.
—Si vous voulez me dire où il s'est retiré, continua-t-elle, je me charge de le faire revenir sans blesser en rien les convenances. De grâce, mon ami, accordez-moi cette faveur. J'aime beaucoup monsieur Lebrun, et si je ne dois plus le voir près de vous, je vous assure que cela me fera beaucoup de peine.
Toute l'adresse diplomatique de Silvia, échoua contre la réserve de Salvador, et cette fois encore, elle dépensa sans obtenir de résultats, tous les trésors de son éloquence.
Une chaise de poste, attelée de deux vigoureux chevaux, attendait Roman à la porte de l'hôtel de Salvador. Le misérable se berçait de si étranges illusions; il était si bien convaincu de l'infaillibilité des calculs auxquels il avait soumis la chose la moins susceptible d'être calculée, le hasard, qu'il aurait voulu pouvoir franchir d'un seul bond, l'espace qui le séparait des tapis verts de Baden-Baden, et que la seule crainte qu'il éprouvait était celle qu'un autre, plus diligent que lui, et possesseur d'un secret semblable au sien, n'arrivât avant lui et ne fit sauter la banque de l'administration des jeux, qu'il regardait déjà comme sa propriété.
Après avoir traversé le Rhin sur un pont de bateaux, on arrive à Bischofshein, première poste sur la grande chaussée de Rastadt et de Francfort, dont un embranchement conduit à Baden-Baden.
Cette route est d'abord aussi monotone qu'un sentier tracé au milieu des guérets de la Beauce, ou des plaines crayeuses de la Champagne Pouilleuse; elle est étroite, sablonneuse, et se prolonge à travers une ligne interminable de peupliers, et la rive droite du Rhin, qu'on entrevoit de temps à autre.
Ce n'est qu'après avoir traversé Stollhofen que le paysage change d'aspect, et que la route, jusque-là monotone, change tout à coup et offre à la vue des collines couronnées à leur sommet par des villages ou de simples hameaux, dont la pierre blanche contraste avec le vert éclatant d'une végétation vigoureuse, couvertes à leur pied de vignes, de vergers, et de riches moissons, et dominées par les sommets bleus d'une chaîne de hautes montagnes qui se confondent à l'horizon avec la cime toujours verte des sapins de la Forêt-Noire; forêt dont le nom rappelle à la mémoire une foule de vieilles chroniques, d'antiques traditions de mélodrames oubliés et de refrains populaires.
Cette longue et sombre chaîne de hautes montagnes court parallèlement au Rhin depuis les frontières du nord de la Suisse jusqu'à l'Enz, près Pforzheim, et renferme dans son sein un nombre considérable de belles vallées. C'est dans la plus belle de ces belles vallées qu'est située la petite ville de Baden-Baden, à deux lieues de Rastadt, où furent assassinés les plénipotentiaires français en 1793, et à sept de Carlsrhue, capitale des Etats du grand-duc de Bade.
On arrive à Baden-Baden par une chaussée bien entretenue, tracée au milieu d'une riche prairie, bornée à droite par des champs couverts de riches moissons et de magnifiques vignobles, et les villas éparses des plus riches habitants de la ville, à gauche par des bois de sapin, de fortes masses de rochers et les ruines pittoresques du vieux Burg, berceau de l'antique maison des margraves de Bade.
Au centre, au bout de cette chaussée, est située l'ancienne Civitas Aurelia Aquensis, bains de l'empereur Aurélien, aujourd'hui Baden-Baden, nom que les Allemands lui donnèrent vers le milieu du septième siècle, et le château que les margraves, que jusqu'à cette époque, la nécessité d'être toujours en garde contre les attaques imprévues avaient forcé de résider au Burg, firent bâtir vers le commencement du treizième siècle.
Ce château a éprouvé des fortunes diverses. Il ne fut achevé qu'en 1417. Rebâti sur un meilleur plan par les soins du margrave Philippe de Bade, et complétement achevé en 1579, il fut peu de temps après incendié et complétement dévasté par les généraux français forcés d'obéir aux ordres qu'ils avaient reçus de l'impérieux Louvois; mais on le rétablit bientôt dans l'état où il existe maintenant.
Une route large et commode, construite par les soins du grand-duc actuellement régnant, conduit à ce château, qui, à part sa position, qui est magnifique puisqu'elle domine au loin toute la contrée, et ses souterrains, n'offre rien de bien remarquable.
C'est dans ces souterrains que, suivant quelques savants, se tenaient les séances d'un tribunal de francs-juges, semblable à ceux qui existaient à la même époque en Westphalie et dans plusieurs autres contrées de l'Allemagne.
Ces souterrains sont formés d'une suite de voûtes profondes sous lesquelles on entre par la tour de l'angle droit du château, après avoir descendu un escalier à vis et passé près d'un ancien bain à nager de style romain, et deux cuves de pierres incrustées l'une sur l'autre dans le mur, à l'entrée des souterrains. Après avoir descendu encore deux degrés, on entre dans une allée courbe et étroite, haute de sept pieds et longue de six, qui conduit dans un vestibule d'environ seize pieds de diamètre; après ce vestibule, on parcourt plusieurs autres allées de différentes longueurs, dont une dans les murs de laquelle on remarque, à gauche, deux lignes parallèles de trous, et à droite, six soutiens de bancs en pierre, mènent à une salle à laquelle la tradition a conservé le nom de chambre de la question, à cause sans doute de plusieurs anneaux de fer encore scellés dans le mur; après la chambre de la question est une voie étroite fermée par une porte à trappe. C'est là qu'existait le fameux cachot du baiser de la Vierge; s'il faut en croire ce que rapporte la tradition, lorsqu'un criminel s'approchait de la fatale trappe, elle s'ouvrait subitement et il tombait entre les bras garnis de lames tranchantes d'une statue mobile de la Vierge. On découvrit dans ce cachot, il y a quelques années, des débris de vêtements, des ossements, des fragments de roues garnies de lames tranchantes, et plusieurs autres objets qui avaient sans doute appartenu aux malheureuses victimes du tribunal wéimique.
A l'heure qu'il est, le cachot du baiser de la Vierge est entièrement comblé; cependant ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de crainte mystérieuse, que les gens du pays approchent du lieu où il existait autrefois.
Une partie de la ville de Baden-Baden, qui est protégée à l'est par les montagnes appelées Grosse-Stauffenberg-Mercurius et par le petit Stauffenberg, à l'ouest par le Prémersberg, et au nord par la chaîne de montagnes dont les plus hautes sont situées dans cette direction, est assise au dos de la colline qui s'élève en terrasses superposées l'une au-dessus de l'autre; l'autre partie couvre la colline et est dominée par le château dont nous venons de parler.
Le Grosse-Stauffenberg-Mercurius, le petit Stauffenberg et le Prémersberg qui forment autour de la ville une ceinture naturelle, sont couvertes des bois aciculaires qui font la richesse de la Suisse alpestre; mais leurs collines les plus avancées nourrissent les essences spéciales aux climats tempérés, le hêtre, le chêne, l'orme qui sont entremêlés de bouquets de châtaigniers, du bouleau pittoresque, du houx toujours vert et du genièvre brancheux dont les baies bleues se groupent dans les taillis.
Les vieux murs de la ville de Baden-Baden, qui depuis seize ans a été considérablement embellie, ont été abattus, les fossés des vieilles fortifications ont été comblés et convertis en boulevards bordés de belles maisons bourgeoises et de brillantes boutiques, l'ancien Stadt-Graben n'existe plus; cependant Baden-Baden, comme toutes les villes situées sur les bords du Rhin, a conservé cette couleur pittoresque particulière aux cités du moyen âge, couleur qui plaît tant aux imaginations rêveuses et aux amateurs des vieilles chroniques; elle est encore aujourd'hui irrégulière dans sa forme et ses anciennes constructions flanquées de petites tourelles, sont en général tellement enfoncées dans un sol escarpé, que dans plusieurs on peut facilement passer du grenier au jardin.
Un ruisseau couvert traverse et nettoie la partie basse de la ville, qui forme avec ses faubourgs un ensemble d'environ quatre cents maisons, dominées par les clochers de trois églises, dont la plus remarquable est celle dont la fondation est attribuée aux moines de Vissembourg.
Alte-Schloss, le vieux Burg de Bade, est situé à une demie-lieue nord de la ville, sur le revers de la montagne.
Les ruines de ce château donnent une prodigieuse idée de son importance et de son élévation primitives. Le temps a seulement épargné une partie d'une tour carrée encore accessible aux visiteurs, qui peuvent arriver à son sommet par un escalier que des réparations récentes ont rendu praticable; arrivé là, on se trouve à une telle hauteur, qu'on se sent tout à coup saisi de vertige, et pourtant ce qui reste de cette tour, ne s'élève pas, dit-on, à la moitié de sa hauteur originaire.
C'est de la plate-forme de la tour carrée du vieux Burg, qu'il faut admirer le paysage qu'offre l'ensemble des divers lieux dont nous avons essayé de donner une idée; et le moment le plus favorable au coup d'œil, est celui du soleil couchant; quand les mille ruisseaux qui sillonnent les prairies environnantes, murmurent doucement sous les vapeurs embrasées du crépuscule, et que les vitres des villas voisines sont argentées par les derniers rayons de l'astre du jour, alors une rosée dorée étincelle sur le feuillage des épais vergers qui cachent à moitié les hameaux de Scheuern, Nahscheurn et la Dolle, un doux zéphir aide à respirer plus librement le pauvre malade qui s'avance à pas lents vers les sources salutaires qui doivent lui redonner la santé, et le cœur est tout disposé à s'ouvrir aux douces impressions auxquelles l'aspect d'un magnifique paysage doit nécessairement donner naissance.
Roman n'était venu à Baden-Baden ni pour prendre des bains, ni pour admirer les côtes, les vallées, les beaux bois et les vieux monuments qui environnent la ville, il n'était tourmenté que d'un seul désir, celui de jouer. Aussi après avoir arrêté un logement à l'hôtel de la Cour de Darmstadt et avoir fait un excellent repas chez Chabert, il se rendit, dès que le soir fut venu, à la salle des jeux. Il n'eut pas à se plaindre de ses premières séances, il suivait sans s'en écarter d'un pas, la marche qu'il s'était imposée d'avance; il était prudent dans la perte, hardi dans le gain, et à la fin de chaque séance, il réalisait un bénéfice de plusieurs mille francs. On commençait à admirer le sang-froid et la science profonde de ce joueur émérite; et Roman qui avait mis à part ses bénéfices qui s'élevaient déjà à une somme assez forte, se promit bien de ne pas toucher à celle qu'il avait apportée avec lui.
«Si je ne fais pas sauter la banque ainsi que je l'espérais, se disait-il souvent, je quintuplerai au moins mes capitaux; mais quoiqu'il arrive, je n'entamerai ma réserve que l'année prochaine, ce que j'ai déjà gagné doit me suffire pour achever la saison; Baden-Baden est un charmant séjour je veux y venir souvent.»
Hélas! l'homme propose et Dieu dispose, dit un vieux proverbe.
Roman, lorsqu'il s'était vu à la tête d'un gain de soixante mille francs, avait partagé, cette somme en douze parts de cinq mille francs chacune, il en prenait une chaque soir qu'il devait perdre on gagner et lorsque l'une ou l'autre de ces hypothèses s'était réalisée, il cessa de jouer, et se livrait aux plaisirs, mais comme il gagnait plus souvent qu'il ne perdait, chaque jour son trésor prenait un embonpoint plus respectable.
Les désirs s'augmentent avec la facilité de les satisfaire; Roman s'étant dit un jour que s'il doublait les mises de sa martingale, il arriverait beaucoup plus vite au but qu'il voulait atteindre, les parts de cinq mille francs furent augmentées du double. Une série de zéros rouges emporta, avec la rapidité de l'éclair, la première qui fut risquée.
«Tron de l'air! se dit-il, ces diables de zéros rouges ne m'ont pas laissé le temps de me reconnaître; mais ce qui vient d'arriver ne peut pas compter pour une épreuve, et je puis bien pour aujourd'hui, mais pour aujourd'hui seulement, risquer une seconde masse.»
C'était une résolution fatale!
Il n'est certes pas possible de soumettre à des calculs ou à des règles, ce qu'il y a au monde de plus variable, le hasard; cependant on ne peut nier que si quelques hommes se sont fait, de la pratique des jeux de hasard, une industrie qui leur procure les moyens de vivre, assez largement même, c'est qu'ils ont adopté une marche rationnelle qu'ils ne quittent jamais, quelles que soient les sensations du gain ou les émotions de la perte; mais ces hommes-là sont rares, on peut facilement les reconnaître à leur chef dénudé, à leurs yeux ternes qui ne quittent la carte couverte d'hiéroglyhes rouges et noirs qu'ils tiennent constamment à la main, que pour suivre les révolutions capricieuses de la boule d'ivoire qui doit décider de leur sort, et l'on peut dire d'eux comme de la plupart de ceux qui se sont écartés des voies droites ouvertes devant tous les hommes, qu'ils dépensent peut-être plus d'énergie et plus d'efforts, dans l'exercice de leur pitoyable industrie, qu'il ne leur en faudrait pour se créer une position honorable.
La seconde masse de Roman éprouva le sort de la première, seulement, cette fois, ce fut en combattant une série de doubles zéros noirs qu'elle fut obligée de succomber.
Superstitieux comme le sont tous les joueurs, qui, quelque éclairés qu'ils soient dans les relations ordinaires de la vie, ont toujours la tête pleine de mille chimères, Roman se figura qu'il devait cesser de jouer pendant quelques jours, afin de laisser à la veine le temps de lui revenir.
Après les poignantes émotions du jeu, on trouve à Baden-Baden, mille autres distractions: des cercles littéraires, des concerts, des bals, des représentations théâtrales et une compagnie composée d'éléments très-divers, mais en définitive brillante, variée, et dans laquelle on est facilement admis pourvu que l'on puisse payer un peu de sa personne, et que l'on ne soit pas forcé d'interroger sa bourse à tous les instants du jour. Roman qui savait, lorsque cela était nécessaire, prendre le ton et les manières d'un homme de bonne compagnie, et que la jovialité de son caractère et l'expression presque candide de sa physionomie faisaient rechercher de tous ceux qu'il rencontrait, fut bientôt de toutes les réunions intimes et de toutes les parties qui réunissaient chaque jour l'élite des baigneurs.
Il pouvait donc très-agréablement passer les quelques jours durant lesquels il devait s'abstenir de jouer.
Il se promenait un matin devant la Conversation-hauss ou maison de conversation, magnifique édifice bâti sur un large terrain situé au sud de la ville, entre l'Ohlbach et le pied du Friesenberg, lorsque, par hasard, ses regards se portèrent sur un équipage arrêté depuis quelques instants devant l'entrée principale de la maison de conversation.
—Tiens, tiens, tiens! dit-il à haute voix au moment où cet équipage, emporté par deux vigoureux chevaux, disparaissait à ses yeux ne laissant après lui qu'un tourbillon de poussière; voilà un petit véhicule assez chouette: chevaux gris-pommelé, livrée vert tendre, groom ficelé[236] au dernier genre. Peste! à la fraîcheur de tout cela, je parierais que c'est la propriété de quelque nouvel enrichi, de quelque confident intime du télégraphe.
—Que dites-vous donc? répliqua un charitable passant qui avait entendu l'exclamation qui précède; vous n'avez donc pas vu la personne assise dans l'intérieur de la voiture?
Ce passant était l'illustre poète chevelu que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, et qui était venu à Baden-Baden afin d'offrir au grand-duc Léopold la dédicace d'un poème épique de douze fois douze cents vers.
—Mais, pas trop bien, répondit Roman, après les formules ordinaires de politesse; tout cela a été pour moi fugitif comme une synthèse, l'analyse m'a échappé: est-ce que j'aurais commis une méprise assez grossière pour mériter d'être rappelé à l'ordre?
—Pas précisément, répondit le poète chevelu; mais ce que vous avez pris pour un loup cervier n'est qu'un animal de beaucoup plus petite dimension, animal fort recherché de nos jours quoique de la famille des rongeurs et des omnivores. En un mot c'est un rat... d'autres même diraient un raton[237].
Je vous comprends. Tout vieux que je suis, le vocabulaire des lions m'est aussi familier que celui que la nouvelle littérature a mis à la mode; mais puisque vous avez bien voulu me faire apercevoir de mon erreur, vous devriez bien me faire connaître la biographie de ce rat.
—La biographie... peste! comme vous y allez! vous en entendriez de belles! Et d'ailleurs, qui pourrait jamais narrer tous les détails d'une pareille existence? l'aimable petit rat lui-même serait fort embarrassé s'il était chargé d'une pareille entreprise; si vous le voulez cependant, et puisque nous sommes ici à flâner tous deux, je vous conterai un trait passablement excentrique de son caractère.
—Volontiers: voyons.
—Un instant. Mais que vois-je? c'est comme un fait exprès!
—De qui parlez-vous donc? C'est l'histoire du rat que j'attends de votre complaisance.
—Mais non, soyez tranquille: ce qui m'occupe n'est pas du tout étranger à mon sujet.
—Voyez ce petit vieillard courbé, cassé, au regard béat, à la mise hétéroclite, il marche en se dandinant et porte sous son bras un humble bissac qu'il cherche à dissimuler le plus adroitement possible. Si vous êtes physionomiste, je vous laisse le soin de deviner quelle est sa profession.
—Ma foi, il ne faut pas avoir pâli longtemps sur les Lavater, les Gall, les Spurzheim et altri doctores ejusdem farinæ pour reconnaître de suite que c'est un vieil emb... mais quant à vous dire à l'instant même sa profession, s'il ne présente pas le goupillon à l'entrée d'une des trois églises de cette ville, je jette ma langue aux chiens.
—Vous n'y êtes pas, mon cher, c'est un artiste.
—Un artiste! ah! par exemple vous voulez rire! Je n'en ai jamais vu de taillé sur ce modèle.
—Entendons-nous, mon cher monsieur, il y a artiste, et artiste, comme il y a fagots et fagots: celui-ci est un artiste de la catégorie la plus modeste, quoique ce soit grâce à son art que nos parquets jouissent d'un certain éclat.
—Diable? c'est là un procureur du roi? Ma foi c'est bien le cas de dire avec le poëte:
—Mais je ne vous dis pas non plus que ce soit vrai ni même vraisemblable, ce vieux bonhomme est tout simplement un artiste frotteur, chargé, ainsi que plusieurs autres de ses confrères, de donner du lustre aux parquets de la Conversation-hauss.
—Eh bien! qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le rat sur le compte duquel vous m'avez promis une anecdote?
—Ce qu'il y a de commun? mille choses. Mais permettez-moi avant que j'entre en matière, de vous citer quelques jolis vers d'un de nos vieux poëtes.
—Citez, je vous écoute.
Laissez-moi encore me retrancher derrière quelque puissante autorité qui justifie mon incursion dans la vie privée de ces deux personnages. D'abord, et pour commencer par celui des deux qui paraît vous inspirer le plus d'intérêt, je vous dirai avec Démosthène, que les Grecs avaient trois sortes de femmes: les unes pour leurs plaisirs, c'étaient les courtisanes; les autres pour soigner leur personne, c'étaient les concubines; les troisièmes, les épouses, étaient destinées à perpétuer la famille et à gouverner avec sagesse l'intérieur de la maison.
Je suis trop poli pour vous dire en propres termes à laquelle de ces trois catégories appartient la jolie personne dont nous nous occupons; je puis cependant affirmer qu'elle n'appartient pas à la dernière.
Si maintenant vous voulez me permettre mes investigations à travers les profondeurs de l'histoire, je vous apprendrai si vous ne le savez déjà que chez les Grecs, les femmes de la première catégorie que je viens d'indiquer, devenaient les compagnes des hommes d'Etat, des poètes et des philosophes; qu'elles vivaient et conversaient avec ceux qui décernaient l'immortalité; qu'ainsi et tandis que l'honnête mère de famille tombait dans l'oubli, celles dont il s'agit figuraient dans l'histoire; que l'époque de leur naissance était un sujet de recherches; qu'on rapportait avec soin et détail leurs aventures; que leurs bons mots et leurs saillies étaient scrupuleusement enregistrés, et qu'après avoir porté souvent un diadème pendant leur vie, elles étaient ensevelies dans un tombeau dont la magnificence pouvait faire croire à celui qui était étranger aux mœurs d'Athènes, que c'était un monument consacré au plus grand des héros, des philosophes ou des magistrats de la Grèce.
—Bon Dieu! cher poëte, combien vous êtes fécond en précautions oratoires! Est-ce que par hasard j'aurais l'honneur de confabuler avec un professeur d'histoire ou un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres?
—Pardon de mon pédantisme, cher monsieur; je ne suis pas coutumier du fait, mais pour faire circuler certains cancans qui rappellent les mœurs d'un autre âge, il fallait bien, comme le disent les sommités politiques de notre époque, m'étayer sur des précédents. Ainsi, à cette question que vous m'avez adressée: Qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le raton que nous venons de voir passer, je puis maintenant répondre:
Que l'un est la cause et l'autre l'effet;
Ou, si vous l'aimez mieux, que l'un est l'arbre et l'autre le bouton;
Ou, si je veux être plus galant, que l'un est le rosier et l'autre la rose;
Ou bien encore, que l'un est le cocotier et l'autre le coco.
—M'avez-vous compris?
J'ajoute que c'est le vieux bonhomme qui le premier développa l'intelligence de la jeune personne; elle n'avait pas encore deux ans que déjà elle comprenait parfaitement cette phrase si célèbre: Tirez le cordon s'il vous plaît!
—Comment, c'est là le père de la jeune et brillante dame que nous venons de voir passer dans ce galant équipage, et elle est fille d'un portier devenu frotteur! Il faut donc qu'elle ait eu un grand nombre d'amants pour laisser son père à cette distance?
—Pas encore tout à fait autant que la fille de ce roi d'Egypte qui ne demandait qu'une pierre à chacun de ceux qui se mesuraient avec elle, et qui en amassa assez pour faire ériger la plus célèbre des pyramides; mais patience, elle pourra bientôt lui rendre des points!
—Diable! diable! il faut qu'elle soit bien belle pour avoir mis tant d'esclaves dans ses fers? Elle a donc bien des talents?
—Belle! vous m'adressez là une question à laquelle il est difficile de répondre. Savez-vous bien qu'il faut l'assemblage de trente choses pour qu'une femme soit belle; témoin ces vers d'un de nos vieux auteurs:
Vous seriez peut-être curieux de connaître toutes ces choses par leur nom; mais je ne puis vous les dire que dans une langue morte, car comme l'a dit Boileau:
Voici donc la description d'une belle accomplie telle que je la trouve dans une pièce de vers fort ancienne et fort rare.
Ici le poëte chevelu se pencha vers Roman, et pendant quelques minutes il lui parla à l'oreille.
—Maintenant, continua-t-il, je vois à votre œil interrogateur, que vous voulez savoir si ce portrait s'applique de point en point à la personne en question; pas absolument. Ainsi partout où l'auteur a mis nigra, il faut mettre flava, et là où il y a stricta, ampla; du reste on assure que c'est la femme la mieux faite qu'il soit possible de voir, et que le costume qui lui sied le mieux est celui que portait jadis la reine Pomaré, et qui n'était composé, dit-on, que d'un collier de grains rouges.
Quant à ses talents, il se formulent en deux mots: séduire et plaire. Comme vous le voyez son lot n'est pas trop mauvais.
J'en viens à mon histoire; car j'espère que vous n'avez plus de questions à m'adresser?
—Je n'y renonce pas, mais pour le moment trêve aux digressions.
—Je vous disais donc que Joséphine ou plutôt Maxime (car le premier de ces noms qui est le sien, lui paraissant trop commun; elle a fait choix du second), est doué du cœur le plus expansif, le plus aimant; il faut même qu'elle diminue le surabondant de sa sensibilité pour la mettre en équation parfaite avec celle de ses adorateurs. C'est ainsi qu'il y a quelque temps et pour tirer parti de ce surabondant, elle avait pris en affection une chienne épagneule d'une force et d'une taille énorme, nommée Miss. Maxime et sa chère Miss étaient inséparables, c'était à en faire crever saint Roch de dépit! En voiture, au théâtre, à table, au lit, à la promenade, Miss était partout; quand on voyait Maxime conduire en laisse cette énorme bête, on se rappelait involontairement cette question de Cicéron à son gendre qui, étant petit, affectait de porter une grande épée: «Mon Dieu! mon gendre, qui donc vous a attaché à votre épée?» De même, on pouvait demander à Maxime: «Qui donc vous a condamnée à être attachée à la chaîne de cette vilaine bête?»
Bref, on pense bien qu'une passion si extraordinaire pour un animal dut amener plus d'une scène bizarre entre Maxime et ceux de ses adorateurs qui voulaient régner sans partage dans son cœur. Il n'entre pas dans mon sujet d'en faire le récit; mais pour trancher court, je dirai que tous ceux qui déplurent à Miss furent promptement congédiés.
C'est vraiment un problème à jamais insoluble pour moi, qu'une femme qui ne connaît d'autre divinité que l'inconstance, ait placé toutes ses affections sur le symbole de la fidélité.
Quoi qu'il en soit, historien fidèle de la catastrophe qui a mis fin aux jours de l'infortunée Miss, je vous dirai que les précautions et les soins que prenait sa maîtresse pour conserver une existence si précieuse, amenèrent son trépas bien avant l'heure marquée par la fatale Parque. Gorgée de bonbons, de biscuits, de macarons, de champagne, de café, de punch, au sortir d'un petit souper fait en tiers avec sa maîtresse et une personne que par discrétion je ne nommerai pas, l'infortunée Miss fut frappée d'apoplexie et ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Nuit effroyable où retentit tout à coup et comme un éclat de tonnerre cette sinistre nouvelle: Miss se meurt! Miss est morte!!!.....
O Gresset! que n'ai-je la plume avec laquelle tu traças la mort de Vert-Vert! Ou plutôt, Muse de l'épopée, redis-moi les douleurs, les larmes et les cris de la triste Maxime! Non, jamais Andromaque ne versa tant de larmes sur son Hector; non, jamais la sensible Didon ne regretta tant le fils d'Anchise!
Hélas! Cet objet de tant d'amour, de tant de larmes, n'est plus en ce moment qu'un froid et insensible cadavre! La voix, les caresses de l'inconsolable Maxime resteront désormais sans écho, dans ce cœur glacé par la mort.
Une sombre tristesse s'empare de ses sens. Elle veut que des signes publics et ostensibles témoignent des regrets qu'elle éprouve d'une perte aussi cruelle. Pendant trois jours! Oui, pendant trois mortels jours, elle fuit tout regard masculin, elle se plonge dans le deuil le plus profond; et pour qu'il ne soit ignoré de personne, ô infandum, elle attache le crêpe funèbre à sa jarretière!... A cet aspect, les Amours épouvantés, fuient à tire d'ailes.
Mais que va faire l'infortunée Maxime? Quelle sépulture va-t-elle donner à sa chère Miss? Celle qui régnait si puissante dans son cœur, maintenant objet infime, sera-t-elle, comme le vulgaire des êtres de son espèce, abandonnée à ces barbares qui n'aiment des chiens que leur enveloppe?...
Non! mille fois non!...
Nouvelle Mausole; il faut que le tombeau de sa chienne favorite, dépose éternellement de sa douleur et de ses larmes! Elle s'occupe donc, en sanglotant, de régler les funèbres apprêts de ses funérailles. Une boîte en cœur de chêne est ordonnée; on la garnit d'ouate, on la parfume des plus fines essences, puis on procède à la dernière toilette de Miss; on la peigne, on la bichonne, on lui met dans la gueule un mouchoir de fine batiste imprégné d'eau de Cologne et de patchouli, son corps a pour première enveloppe, une des plus belles robes de sa maîtresse, viennent ensuite une chemise, des draps, des serviettes, des nappes. Enfin, la boîte est refermée sur ces tristes restes au moyen de vis d'argent.
Ici, nouvel embarras de Maxime! Quelle terre sera digne de recevoir la dépouille mortelle de Miss, de la célèbre Miss?
Dans cette perplexité, Maxime se fait apporter l'atlas de Lapie; elle en interroge tous les feuillets; mais dans sa douleur, est-il possible qu'elle fasse un choix? Tout à coup, cependant un trait de lumière se fait jour à travers les ténèbres profondes où son âme est plongée. Miss, la fidèle Miss, ne peut-être inhumée d'une manière digne et convenable, que dans la terre classique de la fidélité! C'est donc la Picardie, qui aura la gloire de conserver ses dépouilles.
La suivante de Maxime est appelée; c'est à elle qu'est confiée la triste mission de procéder aux dernières cérémonies.
La poésie, l'éloquence, jettent à profusion des fleurs sur la tombe de Miss.
Consummatum est!...
—Dieu de Dieu! s'écria Roman, j'ai presque envie de pleurer.
Quel bon cœur! Quelle sensibilité! Quel bon caractère! Cette Maxime, est vraiment la perle des femmes; je l'aime, j'en suis fou... Eh, mais! et ce pauvre vieux qui est, dites-vous, son père; vous ne m'en avez plus reparlé? J'espère que sa fille a pour lui, des soins et des égards qui témoignent que, chez elle, le père est infiniment au-dessus de la bête?
—Avant que je ne réponde à cette question, dit le poëte chevelu, examinez, je vous prie, la femme qui descend de cette voiture dont la portière vient d'être ouverte par une espèce de commissionnaire dont les jambes vacillantes et le regard hébété, annoncent qu'il a déjà absorbé une quantité plus que raisonnable de petits verres.
L'équipage est au moins aussi élégant que celui du rat dont je viens de vous parler; cependant la femme qui vient d'en descendre n'est pas aussi attrayante que la belle Maxime, aussi elle emploie des moyens tout différents pour soutenir le luxe dont elle s'environne; ce que la première demande aux charmes de sa personne, la seconde le trouve dans les finesses de son esprit.
Cette femme a vu s'écouler son dixième lustre; elle n'a pas cependant renoncé à l'espoir de paraître jeune; mais ses manières enfantines, ses petites minauderies, s'accordent mal avec un extérieur qui n'a rien de distingué; elle est d'une taille au-dessous de la moyenne, ses formes, d'une ampleur prononcée, rappellent celles de la Vénus Hottentote; et si son visage fortement coloré n'est pas parsemé de marbrures violacées, indices certains d'un tempérament sanguin, c'est grâce à un usage souvent répété de la pommade de concombre.
Si j'étais forcé de vous énumérer toutes les friponneries, toutes les escroqueries qu'elle a commises et que vous soyez forcé de m'écouter, nous devrions nous résigner à rester ici jusqu'à demain matin; aussi je pense qu'il vous suffira de savoir qu'elle ne recule devant rien, que tous les moyens lui sont bons lorsqu'elle veut se procurer de l'argent; elle sait à propos prendre tous les masques; toutes les ruses lui sont familières. Elle trouva même le moyen de dépouiller, de tout ce qu'elle possédait, une vieille femme qui se croyait au moins aussi fine qu'elle; et qui se faisait, je ne sais pour quelle raison, appeler la reine de Hongrie.
—En vérité, cher poëte, vous êtes un singulier conteur; depuis plus d'une heure vous me tenez le bec dans l'eau; me direz-vous enfin quels rapports existent entre Maxime et le vieux frotteur, entre la femme dont vous me parlez maintenant, et ce commissionnaire à demi ivre?
Maxime et la baronne *** (je ne vous dirai pas le nom de cette femme qui, du reste, est la même que celui d'un homme qui occupe la place la plus haute dans la hiérarchie directoriale des théâtres), roulent toutes deux sur l'or et les billets de banque; elles ont toutes deux de somptueux appartements, de riches parures, et comme vous avez pu le voir, des équipages et une livrée dignes d'être enviés par une duchesse. Maxime, sans compter le fils d'un pair de France, a ruiné déjà un bon nombre de jeunes gens de famille; la baronne ***, a escroqué l'univers entier. Cependant on pourrait peut-être trouver quelques excuses à leur conduite, si elles avaient conservé quelques-uns des bons sentiments qui existent dans le cœur de presque toutes les femmes; mais Maxime laisse son vieux père mourir de faim, et le commissionnaire est le fils unique de la baronne, qui le laisse croupir dans la plus atroce misère; vous voyez, mon cher monsieur, qu'il est possible de rencontrer à Baden-Baden, quelques-uns des mystères de Paris.
—Tron de l'air! je crois que vous avez raison.
—Est-ce la première fois que vous venez à Baden-Baden?
—Oui, cher poëte; mais j'y reviendrai, car je m'y amuse beaucoup.
Il est en effet difficile de s'y ennuyer, car on rencontre ici les gens les plus nobles, les plus distingués et les plus riches de l'Europe; et des lions de tous les pays, qui sont au moins aussi ridicules et aussi amusants que nos lions parisiens. Ici, le républicain, le carliste et le milieu juste, ils vivent ensemble en bonne intelligence: chacun d'eux, en entrant dans la ville, a laissé ses opinions politiques à la porte, comme un bagage inutile; ils ont vraiment bien d'autres choses à faire et de plus importantes que de discuter! Ne faut-il pas qu'ils luttent d'excentricité les uns contre les autres; que le luxe de celui-ci fasse pâlir celui de son voisin? Et puis les bals, les réunions, les dîners princiers donnés par le fermier des jeux à l'aristocratie des baigneurs, et surtout le jeu qui occupe si bien tous les instants des habitués de Baden-Baden, qu'ils paraissent, hommes et femmes, jeunes et vieux, appliquer toutes les facultés qu'ils possèdent à l'étude des combinaisons aléatoires de la rouge et de la noire.
Parmi ces nobles et riches étrangers, bourdonne un essaim de parasites et de fripons, qui ne viennent aux eaux que pour y pêcher de nouvelles dupes...
—Vraiment, il y a ici des parasites et des fripons? dit Roman au poëte chevelu qui s'était fait si bénévolement son cicerone; je ne le crois que parce que vous me le dites.
—Il y en a autant qu'au dîner où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, et ce n'est pas peu dire. Nous sommes enfin dans une véritable forêt de Bondy.
A ce nom de la forêt de Bondy qui lui rappelait le crime dont Alexis de Pourrières avait été la victime, Roman ne put réprimer un mouvement convulsif, et il devint si affreusement pâle que son compagnon remarqua l'altération de ses traits.
—Qu'avez-vous donc? dit-il, vous êtes aussi pâle qu'un des malheureux ouvriers de la fabrique de blanc de céruse de Clichy.
Roman avait cent fois rappelé à son complice le crime qu'ils avaient commis ensemble, sans éprouver le moindre remords, et cette fois le nom seul d'un lieu voisin de celui où la victime avait rendu le dernier soupir venait d'éveiller toutes les voix de sa conscience, il faut le dire, et c'est une vérité consolante, la conscience n'est jamais muette[238].
—Rassurez-vous, continua le poëte! Nous ne sommes pas il est vrai, dans la forêt de Bondy, mais nous sommes proches voisins de la Forêt-Noire, et sa réputation n'est pas meilleure que celle de la forêt que je viens de nommer. Mais rassurez-vous, les bandits que vous rencontrerez à la Conversation-hauss, à l'Ursprung[239], à l'abbaye de Lichtental, au Geroldsane, à l'Angle-Vert, au Fremersberg et à Alte-Schloss, ne vous voleront ni votre bourse, ni votre montre; et parmi eux, il en est plusieurs qui sont de très-honnêtes gens dans toute l'acception du mot, qui apportent dans toutes leurs relations une extrême délicatesse, et qui cependant deviennent des fripons aussitôt qu'ils ont pris place devant une table de jeu.
Ces individus sont, pour la plupart, connus des habitués des eaux; mais ceux-ci, qui ont été leurs tributaires, se gardent bien de les faire connaître aux nouveaux venus; ils sont au contraire bien aise de voir ces derniers tomber entre les griffes de ces industriels qui jouent tous les jeux avec perfection. Ajoutez à cette science leur adresse, les cartes biseautées, et tout ce qui s'en suit, et vous pouvez facilement deviner ce qui arrive au nouveau débarqué.
Ce qui se passe à Baden-Baden, se passe aussi dans tous les lieux où l'on joue; les gens du grand monde ont fondé des cercles dans lesquels ils se réunissent pour se livrer aux plaisirs de la conversation, sabler des vins généreux, faire bonne chère, et jouer lorsque l'occasion s'en présente. Pour devenir membre de ces sortes d'établissements, il faut que le candidat soit présenté par plusieurs parrains et qu'il consente à ce que son nom soit affiché pendant un certain laps de temps, dans la salle principale du cercle, afin que s'il se trouvait par hasard des opposants à l'admission, ils pussent faire connaître à un comité ad hoc, les raisons qu'ils voudraient alléguer contre elle. Cette mesure est sage, et si elle était rigoureusement observée, les cercles seraient des lieux de réunion fort agréables; malheureusement il n'en est rien. Comme chacun de nous se croit toujours assez fort pour ne rien devoir craindre, et que généralement on ne se soucie pas de se faire des ennemis sans aucune utilité; presque toujours, si la réputation du candidat n'est que douteuse on se contente d'opiner du bonnet, si elle est tout à fait mauvaise, on s'abstient. Si le candidat est riche, s'il porte un nom aristocratique, s'il est viveur, joueur surtout, il est reçu avec acclamations. De ce que je viens de vous dire de la manière dont se font les admissions, vous pouvez conclure que les exploiteurs trouvent facilement les moyens de se glisser parmi les habitués des cercles les mieux famés, dans lesquels on ne devrait cependant rencontrer que des gens estimables; aussi peut-on dire, sans crainte d'être démenti, que l'on trouvera dans tous, quelle que soit l'heure à laquelle on s'y présente, des individus toujours prêts à coucher votre bourse en joue; il faut pourtant en convenir, ce n'est jamais là qu'ils travaillent; trop de regards expérimentés seraient à même d'y surveiller leurs opérations; mais lorsque arrive un débutant dans la carrière du dandysme et des belles manières, ils jettent de suite sur lui leur dévolu, et tôt ou tard il faut qu'il succombe. Ils trouveront mille moyens de le circonvenir, de capter sa bienveillance; l'un lui proposera de lui faire admirer des chevaux pur sang où des chiens de race, un autre lui vantera les charmes de tel rat à la mode et le résumé de toutes ces avances, est ordinairement une invitation à un dîner qui viendra d'être perdu, invitation qu'il ne pourra se dispenser d'accepter.
Après le repas, lorsque les fumées du vin de Champagne auront échauffé le cerveau de la victime, les parties seront engagées, et quel que soit le jeu choisi que ce soit la bouillotte, l'écarté, le creps où la roulette (ces messieurs ont des roulettes fabriquées en Angleterre, dont les cases sont si adroitement arrangées, qu'un léger mouvement fait à propos, rend celles qui seraient favorables au ponte, inaccessibles à la boule), elle perd toutes les sommes qu'elle pose sur le tapis.
Lorsque je vous disais, il n'y a qu'un instant, que de très-honnêtes gens, dans les relations ordinaires de la vie, étaient des fripons au jeu, vous avez secoué la tête d'un air de doute. Parce que vous êtes honnête, mon cher monsieur, et que vous ne connaissez pas encore toutes les misères de la vie parisienne; vous ne pouvez croire que l'homme qui vient de serrer affectueusement votre main dans les siennes, vous dépouillera sans scrupule, si vous vous asseyez devant lui à une table de jeu; cette incrédulité fait votre éloge; mais si vous voulez me croire, ne jouez jamais autre part que dans des établissements semblables à celui-ci, où plutôt ne jouez pas du tout, ce sera beaucoup plus sage.
Deux individus qui se placent l'un vis-à-vis de l'autre pour se disputer, les cartes ou les dés à la main, une somme plus ou moins forte, sont, tant que dure la partie, deux ennemis qui cherchent à se vaincre... Eh bien! supposez au plus honnête homme du monde le pouvoir de changer ses cartes au moment où il va perdre la partie, croyez-vous qu'il n'en usera pas?
—Eh! eh!
—C'est l'histoire du mandarin dont parle Rousseau dans je ne sais plus quel ouvrage. Beaucoup de gens qui, lorsqu'ils ont appris ce qu'ils savent, ne voulaient d'abord que se mettre en état de ne pas redouter les ruses des fripons, sont devenus les plus intrépides et les plus dangereux des exploiteurs, et cela se conçoit: si vous mettez une arme entre les mains d'un individu, il s'en servira lorsqu'il se trouvera dans la nécessité de se défendre.
Aussi, des hommes haut placés dans la hiérarchie sociale, des grands seigneurs fidèles à la religion du serment, des notaires dévots, des avocats patriotes, des négociants, auxquels la Bourse accorde une certaine considération, trouvent dans le jeu des ressources précieuses, une somme de bénéfices souvent plus importants que ceux que leur procure l'exercice de leur profession.
Ce sont ceux-là qui sont ordinairement chargés d'organiser les dîners, les parties, les soirées, à la suite desquels les dupes doivent être dépouillés.
Ainsi, s'ils ne veulent pas travailler eux-mêmes, ils introduiront chez des amis, un ou deux grecs, qui travailleront avec d'autant plus de facilité, que personne ne s'avisera de soupçonner ces nouveaux venus, présentés quelquefois par des amis de vingt ans.
Pour opérer avec plus de chances de réussite, les grecs ont presque toujours dans leurs poches deux ou trois sixains de cartes biseautées, qu'ils substituent adroitement à ceux qui se trouvent sur les tables, qu'ils font disparaître en les portant en certain lieu. Pleins de sécurité, les bonnes gens jouent sans défiance; ils perdent des sommes considérables et accusent le hasard qui n'en peut.
Le nombre de gens qui volent on qui font voler au jeu leurs amis et leurs parents, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement; et si j'osais vous nommer ceux que je connais, que de masques vous verriez tomber et combien de gens seraient désolés d'avoir été si longtemps les amis de monsieur le marquis un tel; de monsieur le comte un tel; de monsieur le vicomte un tel.
—N'êtes-vous pas un misanthrope, cher poëte? et n'est-ce point parce qu'elle ne fait pas à vos vers l'accueil qu'ils méritent que vous traitez si mal la société?
—Oh! mon Dieu, non... nous ne savons que faire en attendant l'ouverture des salons, et nous causons pour passer le temps: voilà tout.
—C'est vrai! et puisque sans nous en apercevoir, nous avons atteint l'heure du dîner, nous allons entrer ensemble chez Chabert.
Une brillante société était déjà réunie dans le magnifique salon, orné de peintures étrusques et de superbes glaces, du Véry de Baden-Baden, lorsque Roman et son compagnon entrèrent; ils se placèrent et les premiers instants furent consacrés à satisfaire le vigoureux appétit qu'ils devaient à la longue promenade qu'ils venaient de faire.
Après le dessert, Roman qui avait écouté avec plaisir les histoires et les longues dissertations du poëte chevelu, lui demanda, s'il ne conservait pas dans les trésors de sa mémoire, quelques anecdotes concernant les personnes qui se trouvaient en ce moment dans le salon de Chabert?
—Je ne connais, dit le poëte, après avoir promené ses regards autour de lui, parmi les personnes qui sont ici, que cet homme et ces deux jolies femmes.
—Et vous pouvez, sans doute, me raconter des histoires dont ils sont les héros?
—Pour peu que cela vous fasse plaisir.—Par qui commencerai-je?
—Débarrassons-nous d'abord de l'homme qui doit être un bien grand misérable, si Lavater n'est pas un rêveur.
—On devine, à la première vue, que cet homme qui porte la tête haute et le nez au vent, et qui cherche, sans pouvoir y parvenir, à imiter les airs, le ton et les manières des gens distingués avec lesquels il cause en ce moment, est de la plus basse extraction. Examinez, avec un peu d'attention, cette taille courte et ramassée, ces épaules de portefaix, ces cheveux noirs et gras, ces petits yeux de même couleur qui ne lancent que des regards obliques, ces mains dont la rougeur et les rugosités ont résisté à toutes les pâtes d'amande et à tous les savons de toilette imaginables et ces pieds d'une dimension fantastique. Croyez-vous que tout cela puisse appartenir à une nature aristocratique? Cependant cet individu se fait appeler le comte de Bon... de Bon...»
—Hein? dit Roman.
—Son nom m'échappe, répondit le poëte chevelu.
Ce n'est que depuis peu de temps que de sa propre autorité il s'est décoré d'une qualification nobiliaire; car si nous remontons jusqu'à l'année 1830, nous le trouverons dans la principale ville de nos départements de l'Ouest, prêchant la liberté, l'égalité et la fraternité. Comme il saupoudrait souvent ses harangues d'une infinité de liaisons dangereuses, ses auditeurs à cette époque, l'avait surnommé le cuirassier ou le tanneur... Au diable! je ne puis me rappeler ni son nom véritable, ni celui qu'il s'est donné; au reste si vous êtes désireux de le connaître, compulsez la Gazette des tribunaux: ce personnage fut pendant un temps l'ennemi politique du procureur du roi, il a eu des malheurs devant la cour d'assises.
Après une assez sale faillite consommée en 1833, ce comte de contrebande s'enfuit en Belgique; mais les négociants qu'il avait mis dedans, se plaignirent, et l'extradition du comte et de la comtesse de *** (notre homme avait emmené avec lui sa chaste épouse, à laquelle nous donnerons, si vous voulez bien le permettre, le nom de Marguerite), fut demandée et obtenue.
De Bruxelles à la cour d'assises du département où le comte avait établi sa résidence, le trajet est long; aussi le comte trouva les moyens de s'évader pendant sa durée, en laissant sa femme pour otage; heureusement pour elle, les jurés ne trouvèrent pas dans la cause assez d'éléments pour éclairer leur conscience, elle fut acquittée; mais le comte fut condamné par contumace à dix années de travaux forcés.
Le comte qui était en 1830, ainsi que je viens de vous le dire, le coryphée du parti républicain de sa ville natale, devint tout à coup un fervent royaliste. Arrivé, je ne sais comment, à Londres, il s'engagea dans la légion étrangère que formait à cette époque don Carlos pour reconquérir son royaume, dans laquelle il obtint, je ne sais par quels moyens, le grade de capitaine.
Le comte de ***, malgré l'extérieur peu gracieux qu'il a reçu de dame nature, sut capter la confiance du prince espagnol, qui bientôt, lui confia tous ses secrets. Le comte n'en demandait pas davantage. Aussi, lorsqu'il sut tout ce qu'il voulait savoir, il quitta l'armée royaliste sans tambour ni trompette, et vint trouver à Paris, l'ambassadeur de Sa Majesté Marie-Christine, auquel il vendit tous les secrets de don Carlos.
L'ambassadeur, voulant récompenser dignement les services du comte de ***, le mit en rapport avec un haut personnage, grâce aux soins duquel il fut incorporé dans une des mille polices occultes qui se heurtent et se croisent à Paris.
Le comte de ***, fut immédiatement chargé par le chef d'une de ces polices, d'aller surveiller à Bourges, son ancien maître, don Carlos; mais par suite d'un malentendu entre ceux de qui il tenait cette mission et les autorités de Bourges, il fut brûlé[240] et forcé de revenir à Paris, Gros-Jean comme devant.
A cette époque, le duc de Bordeaux devant visiter l'Italie, le comte de ***, en sa qualité d'ancien officier de l'armée de don Carlos, fut chargé d'aller lui présenter ses hommages.
Arrivé à Rome, il fut d'abord parfaitement reçu; on voulut bien se souvenir d'un précédent voyage qu'il avait fait à Goritz, à l'effet de protester de son attachement et de son dévouement aux princes de la branche aînée; mais hélas! tout ici-bas a un terme! Le duc de Levis qui accompagne partout le jeune espoir des partisans de la dynastie déchue, fit un jour prier M. le comte de ***, de passer dans son cabinet.
—Monsieur, lui dit-il, nous vous connaissons, et nous savons quel est le rôle que vous venez jouer parmi nous. Le parti le plus sage que vous puissiez prendre, c'est de quitter Rome plus vite que vous n'y êtes venu, à moins cependant, que vous vouliez qu'on ne vous y fasse un très-mauvais parti.
Le comte crut devoir suivre à la lettre l'avis charitable qu'il venait de recevoir. En effet, on le regardait déjà de travers. Il s'enfuit...
Mais, oh! malheur! il trouva en arrivant à Paris, la comtesse Marguerite et son propre neveu, dans une de ces positions à la suite desquelles un mari outragé va quérir le commissaire de police afin de le prier de constater le flagrant délit.
C'est ce que fit le comte de ***.
Maintenant que vous dirai-je? Que de 1835 à 1840, M. le comte de ***, a gagné de quoi payer ceux qu'il avait floués en 1833; qu'il a purgé sa contumace; qu'il exerce toujours le métier d'espion, et qu'on le paye très-cher; c'est l'histoire de beaucoup d'autres. Au reste, ce caméléon politique qui devrait être attaché au pilori de l'opinion publique, vendra demain les hommes qu'il sert aujourd'hui, si la caisse des fonds secrets n'était plus à leur disposition[241].
—Et sait-on ici que cet homme est un mouchard?
—C'est probable; cependant on le souffre, car si on le forçait de déguerpir, ceux qui le payent enverraient à sa place quelque autre individu de même farine, qui, moins connu, serait peut-être plus dangereux.
—Ne nous occupons plus de ce personnage, et parlez-moi, je vous prie, de ces deux jolies petites dames.
—Oh! ce sont péchés mignons que ceux de ces dames; mais je ne sais si je dois...
—Parlez sans crainte, cher poëte, personne ne saura rien de ce que vous allez me dire.
—Vous n'êtes pas marié?
C'est parce que ces deux vers du bon roi François Ier ne sont jamais sortis de ma mémoire, que je n'ai pas voulu choisir une ménagère.
—Puisque vous êtes garçon je puis sans crainte de vous blesser, vous raconter ce qui concerne ces deux dames. Je commence: Le... mari trompé, battu et...
—Content, s'écria Roman.
—Du tout; mécontent, répondit le poëte chevelu; mon histoire ne ressemble pas au conte de la Fontaine.
Depuis quelque temps on remarquait dans toutes les promenades et dans tous les lieux fréquentés habituellement par la fashion parisienne, aux Tuileries, à la messe de midi, à l'Assomption, au balcon du Théâtre-Italien, une petite femme dont les formes sveltes et gracieuses, et admirablement calculées, ont été modelées par la main des Amours; cette petite femme est douée, ainsi que vous pouvez le voir, d'une physionomie qui rappelle par la régularité de ses lignes, la parfaite harmonie de ses contours, et la fraîcheur de son coloris, les chefs-d'œuvre de Mignard. Ce joli visage est encadré par des cheveux plus noirs que l'ébène et dont les boucles longues et soyeuses caressent un cou aussi blanc que l'albâtre.
Cette gracieuse créature est l'épouse d'un comte étranger tant soit peu sauvage, despote et jaloux.
Les lions du boulevard Italien qui admiraient depuis longtemps cette pierre précieuse qu'un avare voulait enfouir, prirent la résolution de la lui enlever. Cette résolution une fois prise, ils tirèrent au sort à qui tenterait de toucher le cœur de cette belle, le hasard favorisa un gentilhomme lorrain fidèle habitué du café Anglais et du club Jockei qui est doué d'une physionomie agréable, d'une taille avantageuse, dont la lèvre supérieure est ornée d'une jolie moustache noire coupée avec soin, qui possède en un mot tout ce qui est nécessaire pour réussir dans la carrière amoureuse.
Après une cour assez longue, ce gentilhomme obtint enfin le doux prix de ses peines. Il était heureux depuis déjà assez longtemps, lorsque le mari, dont des propos indiscrets avaient éveillé l'attention, surveilla sa volage épouse, et finit par découvrir le lien où se réunissaient les deux amants. Cependant, soit qu'il manquât d'adresse ou de bonheur, toutes ses tentatives pour les surprendre en flagrant délit de conversation criminelle, demeurèrent sans résultats. Lassé à la fin de ronger son frein en silence, il pressa et menaça tant et si bien sa pauvre petite femme, qu'elle avoua sa faute; mais lorsqu'il voulut lui faire nommer son complice, cette femme qui n'avait pas osé se défendre elle-même, retrouva de l'énergie pour épargner un danger à celui qu'elle aimait, et opposa une résistance opiniâtre aux prières, aux menaces, aux promesses de pardon que lui fit son mari; celui-ci était furieux, il voulait absolument laver dans le sang de l'amant de sa femme, la tache faite à son écusson, mais toutes les démarches qu'il fit pour le découvrir furent inutiles. On dit que l'amour porte un bandeau, je crois plutôt qu'il en met un sur les yeux de ceux qui veulent troubler les plaisirs de ceux qu'il favorise.
Le mari était d'autant plus furieux, que ses malheurs, il le savait, étaient connus des habitués, de tous les cafés fashionables du boulevard Italien, et que chaque fois qu'il entrait dans un de ces établissements, son arrivée était saluée par quelques-uns de ces sourires ironiques que les maris mêmes n'épargnent pas, à ceux d'entre eux qui sont... malheureux.
Le pauvre mari était donc malheureux... depuis environ deux mois, lorsqu'un jour, ou plutôt un soir, ayant été à la suite d'un bon dîner, chercher des distractions dans une de ces maisons ouvertes à tous les amateurs des plaisirs faciles, l'odalisque à laquelle il avait jeté le mouchoir lui raconta sa propre histoire, en l'accompagnant de commentaires assez décolletés et sans oublier les noms des personnes.
Le pauvre homme était dans ses petits souliers, aussi; dès que l'aurore aux doigts de roses ouvrit les portes de l'orient, il se leva sans bruit, et après s'être muni d'une paire de pistolets, il se rendit chez le gentilhomme lorrain.
Le valet de chambre de celui-ci, devina de suite de quoi il s'agissait, et ne voulant pas éveiller son maître, afin de lui annoncer une mauvaise nouvelle, il répondit au mari que son maître qui s'était couché très-tard, ne serait visible qu'à deux heures après midi, et il se plaça devant la porte de la chambre à coucher, dans l'attitude d'un homme décidé à en défendre l'entrée envers et contre tous.
—A deux heures! s'écria le mari, à deux heures! mais il en est neuf à peine, et je ne puis attendre cinq heures le plaisir de brûler la cervelle à ce misérable.
Le valet de chambre charmé de trouver l'occasion de résister à un maître, faisait toujours la même réponse à tous les observations du pauvre comte.
—Monsieur a tort d'insister, j'ai reçu de mon maître la consigne de ne l'éveiller qu'à deux heures, et il faut que je lui obéisse; il n'est d'ailleurs pas poli d'éveiller les gens pour les tuer.
Le mari dut se résigner.
Deux heures sonnèrent enfin, il fut alors introduit dans l'appartement du gentilhomme lorrain, qui le reçut en bâillant.
L'explication fut chaude, l'amant nia: en pareil cas c'est le devoir d'un galant homme, le mari affirma; enfin il fut convenu qu'ils se rencontreraient les armes à la main.
Lorsque les amis du mari se présentèrent chez l'amant pour régler les conditions du combat, ce dernier prétendit qu'ayant été provoqué sans sujet, il devait avoir le choix des armes; il n'y avait pas moyen pour le mari de décliner sa position, il ne pouvait sans se couvrir de ridicule, invoquer le témoignage de sa femme qui l'avait si bien... il fut donc forcé de subir la loi de son adversaire qui choisit l'épée, arme dont il se servait à merveille.
La bonne cause succomba (historique).
Voici maintenant l'histoire du second mari.
Celui-ci est un duc de la vieille roche, qui a conservé des habitudes quelque peu régence, et qui aime surtout à se moquer des époux malheureux.
Ce noble duc aime beaucoup sa femme, il en est jaloux, très-jaloux même; ce qui ne l'empêche d'avoir pour maîtresse la sœur d'une célèbre tragédienne à laquelle un malencontreux coup de sonnette fit perdre les bonnes grâces du plus grand capitaine de l'époque.
Quelques petits faits qui ne pouvaient du reste avoir de l'importance qu'aux yeux d'un jaloux ayant éveillé l'attention du duc, il lui prit la fantaisie de s'assurer si ses soupçons étaient ou non fondés; il chargea donc un de ses anciens domestiques de suivre sa femme et de lui rendre compte de toutes ses démarches. Ce domestique, bavard et indiscret comme le sont presque tous les gens de cette classe, confia l'objet de sa mission à sa femme, celle-ci à une modiste qui en parla à la femme de chambre de la duchesse qui prévint sa maîtresse; ainsi prévenue, la duchesse se tint sur ses gardes et ne se rencontra plus avec son amant (car elle a un amant) qu'après avoir pris toutes les précautions possibles afin de n'être pas surprise. Le mari croyait s'être trompé, mais quelques paroles indiscrètes étant venu donner à sa jalousie un nouvel aliment, la surveillance redoubla; mais le surveillant malgré tout son zèle et toute sa perspicacité fut trompé d'une manière très-adroite, et voici comment:
La femme de chambre qui était à peu près de la même taille que sa maîtresse, se rendait les jours de rendez-vous chez une baronne amie de la duchesse: arrivée là, elle prenait un costume absolument semblable à celui que portait sa maîtresse (il est bien entendu que cette dernière avait dit à son mari, quelles étaient les visites qu'elle comptait faire), et lorsque celle-ci était arrivée, elle faisait sortir son Sosie, qui la figure couverte d'un voile épais et à mouches larges, montait dans la voiture, et le cocher dont l'itinéraire était tracé à l'avance, continuait sa course et s'arrêtait à toutes les maisons indiquées. La femme de chambre qui jouait à merveille le rôle de duchesse, remettait au chasseur les cartes de visite pour qu'il les déposât chez les concierges et pendant que tout ceci se passait, la notable dame sortait de chez sa complaisante amie et se rendait dans une petite maison où l'attendait l'heureux possesseur de ses charmes.
Le mari, qui de son côté redoutait la surveillance de sa femme, qui pour lui donner le change avait quelquefois témoigné des velléités de jalousie, profitait du temps qu'elle employait à faire ses visites, temps que du reste il ne songeait pas à trouver trop long pour aller rendre visite à sa maîtresse.
Ainsi que cela arrive souvent, l'amant de la femme était justement le plus intime ami du mari, qui ne lui cachait pas les moyens qu'il employait afin de tromper sa femme tout en s'assurant de sa vertu.
Il se trouvait enfin le plus heureux des maris, si bien qu'un jour un plaisant que l'amant avait mis dans la confidence et devant lequel il se félicitait de son bonheur, ne put s'empêcher de lui dire: «Vrai Dieu! cher duc, je crois que vous êtes né coiffé.» Cette plaisanterie fit froncer le sourcil au noble personnage; mais le plaisant ayant remarqué le mouvement fébrile qui venait d'assombrir son visage, ajouta de suite: «Lorsque je dis que vous êtes né coiffé, croyez bien que c'est dans l'acception honnête du mot.» Les maris sont toujours disposés à croire qu'ils font exception à la règle générale, cependant malgré la petite satisfaction qui venait d'être donnée à son amour-propre, il resta sur la physionomie et dans l'esprit du duc un nuage que malgré tous ses efforts et les rapports journaliers de son escogriffe, qui attestaient tous la conduite exemplaire de son épouse, il ne pouvait parvenir à chasser.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME TROISIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Cependant au bout de quelque temps le duc n'ayant rien appris de nouveau, se tranquillisa, et il en était arrivé à dormir sur ses deux oreilles, lorsque sa maîtresse, que ses petites contrariétés conjugales ne lui avaient pas fait oublier, manifesta le désir de voir Baden-Baden. Le duc qui désirait l'accompagner se plaignit de violentes douleurs de nerfs, et se fit ordonner les eaux par son médecin. L'épouse qui savait par son amant tout ce qui se passait; voulut par sa conduite justifier la bonne opinion que son mari avait d'elle, elle lui dit qu'elle ne souffrirait pas que, pendant les trois mois qu'il devait passer dans une ville étrangère, le soin de veiller à sa précieuse santé fût confié à des mains étrangères; elle voulait, disait-elle, être sa garde-malade; pouvait-il en trouver une plus dévouée? Le mari fut forcé d'accepter cette preuve de dévouement.
Les avoir à la fois auprès de lui dans un lieu comme Baden-Baden, où personne n'ayant rien à faire, aime assez à s'occuper des affaires de tout le monde, c'était bien la chose impossible; cependant l'excellent mari trouva un moyen de tout concilier: il alla prier son ami intime de venir avec lui à Baden-Baden; et comme celui-ci, pour mieux jouer son rôle, refusait, il lui dit que ce serait lui rendre un véritable service, qu'il fallait dans les relations ordinaires de la vie faire quelque chose pour ses amis, si à son tour on voulait les trouver dans l'occasion; enfin il parla tant et si bien que le beau jeune homme voulut bien se sacrifier.
Ils partirent tous à peu de jours de distance. L'amant de la duchesse accompagnait la maîtresse du duc. Je ne puis vous dire ce qui se passa entre ces deux derniers durant le voyage. Je vous ferai seulement remarquer que le jeune homme, qui apprenait à sa maîtresse tout ce que faisait son mari, ne lui avait jamais parlé de l'artiste dramatique en question, ce qui peut laisser supposer que le noble duc était à la fois trahi par l'amitié, l'hymen et les amours.
L'arrivée à Baden-Baden de ces quatre individus vient d'exciter l'étonnement général; car les deux tiers au moins des lions et des lionnes qui sont venus ici de Paris, savent tout ce que je viens de vous raconter. Le noble duc cependant n'a pas cessé de dormir sur ses deux oreilles; on dirait que la Providence se plaît à tenir un voile épais devant les yeux des maris qui sont presque tous sourds et aveugles.
—Et la conclusion de ceci? dit Roman, lorsque le poëte chevelu eut terminé le récit qui précède.
—La conclusion, la voici: c'est qu'à Baden-Baden, aussi bien qu'à Paris, on rencontre souvent des niais, des sots et des fripons;
Des observateurs par goût et par état;
Des artistes qui n'ont d'autre mérite que celui qu'ils se donnent;
Des hommes de lettres qui n'ont d'autre esprit que celui qu'ils pillent;
Des magistrats criblés de dettes;
Des députés dont la conscience est à vendre;
Des avoués, des avocats et des huissiers écorchant la pratiques;
Des banquiers usuriers;
Des soldats, héros d'antichambre, qui n'ont jamais vu d'autre feu que celui de la cuisine;
Des filous couverts de rubans de toutes les couleurs;
Des jeunes gens aimables et élégants dont toute la fortune est hypothéquée sur le tir aux pigeons, les cartes biseautées et les dés pipés;
Des faux dévots, des philanthropes inhumains, des millionnaires sans entrailles, des faux amis et des ingrats, des marchands sans probité, des femmes coquettes, jalouses et infidèles, et le reste.
Lorsque Roman et le poëte chevelu se levèrent de table, la nuit était venue, et les sons mélodieux d'un orchestre nombreux annonçaient que déjà les salons venaient d'être ouverts. Nos deux héros suivirent la foule empressée des joueurs et des amateurs de la danse, et ils se séparèrent pour se livrer chacun au plaisir qu'il préférait. Le poëte alla se mêler aux groupes de jeunes élégants et de jolies femmes qui attendaient avec impatience le moment de se livrer à la danse; Roman prit la place qu'il occupait ordinairement à la table de jeu.
La fortune était décidément lasse de le favoriser. Il perdit une première masse, puis une seconde, puis une troisième; alors le peu de raison qu'il avait conservé jusqu'alors l'abandonna tout à fait; le sang lui monta à la tête, ses artères battirent avec violence, les veines de son cou se gonflèrent; il prit sans les compter, les pièces d'or et les billets de banque pour les déposer sur le fatal tapis vert, et il ne s'arrêta que lorsqu'il ne trouva plus rien dans ses poches.
Il venait de perdre en moins d'une heure tout ce qu'il avait gagné depuis qu'il était à Baden-Baden.
Il sortit afin de respirer plus à son aise.
—C'est bien fait, se dit-il lorsqu'il fut sur la magnifique terrasse qui longe la maison de conversation, c'est bien fait, je devais, ainsi que je me l'étais promis, rester au moins huit jours sans jouer.
Roman avait recouvré tout son sang-froid au grand air, et comme après tout il ne venait de perdre que ce qu'il avait gagné précédemment, et que la somme qu'il avait apportée de Paris était encore intacte, il reprit bientôt toute sa gaieté.
Les résultats des séances qui suivirent cette dernière furent heureux; il regagna en moins de huit jours une somme à peu près équivalente à celle qu'il venait de perdre; puis vinrent des alternatives de pertes et de gains, qui furent en définitive suivies d'une débâcle générale qui, en quelques séances enleva à Roman tout ce qu'il possédait d'argent comptant.
—C'est bien, se disait-il en tâtant son portefeuille qui n'était plus gonflé de billets de banque, et en frappant sur ses poches qui ne rendaient plus ce son métallique qui résonne si agréablement aux oreilles, c'est bien, il paraît que ma martingale n'était pas infaillible. Mais pouvais-je prévoir une série de douze rouges, suivies de trois doubles zéros noirs? Allons, c'est une affaire décidée, je ne jouerai plus!
Il ne restait plus rien à Roman que sa garde-robe, qui du reste était assez bien montée, quelques bijoux et la chaise de poste qui l'avait amené à Baden-Baden. Un de ces brocanteurs, que l'on est certain de rencontrer partout où il existe des maisons de jeux, lui acheta deux mille francs des objets qui valaient au moins le double, et Roman, qui venait de se faire à lui-même le serment de ne plus jouer, s'empressa d'aller porter sur le fatal tapis vert ses dernières pièces d'or.
N'ayant plus rien à faire à Baden-Baden, qui lui paraissait une résidence très-ennuyeuse depuis qu'il n'avait plus l'espoir de ruiner l'administration des jeux, il se détermina à reprendre la route de Paris; et pour se procurer la petite somme qu'il lui fallait pour subvenir aux frais de son voyage, il fut forcé de rendre une nouvelle visite au brocanteur et de se débarrasser d'une foule de petits objets qui avaient échappé à la première vente.
Le premier soin de Roman, en arrivant à Paris, fut de se rendre chez son ami, qui devina à sa triste mine et à son piètre équipage qu'il avait été déçu dans ses espérances.
—Eh bien! lui dit-il, tu ne reviens pas millionnaire, à ce qu'il paraît?
—Il s'en faut de tout, mon cher Salvador, répondit Roman en frappant sur ses poches vides. Je reviens assez semblable au philosophe Bias, c'est-à-dire que je porte avec moi toute ma fortune.
—Tu le vois, je n'avais pas tort lorsque je te disais que cette dernière tentative ne serait pas plus heureuse que toutes les précédentes.
—Tu avais raison, je ne veux pas le nier, répondit Roman, après s'être commodément établi dans un bon fauteuil à la Voltaire; mais si tu veux bien me le permettre, nous allons causer un peu de nos petites affaires. Fais défendre ta porte.
Salvador sonna.
—Je n'y suis pour personne, dit-il au domestique qui se présenta.
—Monsieur le marquis a sans doute oublié, répondit le domestique, que madame la marquise de Roselly a fait dire qu'elle viendrait à une heure prendre monsieur le marquis pour l'accompagner au bois...
—Monsieur le marquis n'y est pour personne, dit Roman, pas même pour madame la marquise de Roselly.
Salvador fit un signe pour approuver ce que venait de dire son intendant.
Le domestique s'inclina et sortit.
—Maintenant, je t'écoute, dit Salvador lorsqu'ils furent seuls.
—Parmi les vieux proverbes qui courent le monde depuis je ne sais combien d'années, répondit Roman, il y en a un dont la vérité ne saurait être mise en doute.
—Et que dit ce proverbe?
—Il dit que nous voyons toujours la paille qui est dans l'œil de notre voisin, et que nous n'apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre. Tu me dis que j'ai tort de jouer, qu'il est probable que si je continue je perdrai une bonne partie de ce que nous possédons...
—Est-ce vrai?
—Je ne dis pas non, aussi lorsque tu me fais de la morale, il y a longtemps que je me suis dit moi-même tout ce qu'il est possible de se dire à propos d'un pareil sujet; mais te crois-tu assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?
—Si j'avais perdu au jeu deux cent cinquante mille francs en deux ans; je crois que j'irais de suite me pendre.
—Tu ne réponds pas à ma question; je te demande si tu te crois assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?
—Je ne suis certes pas un Caton, mais je ne me crois pas aussi fou que toi.
—Les proverbes auront toujours raison.
—Eh! tu me fais mourir avec tes proverbes. Voyons, où veux-tu en venir?
—A te prouver que tu es aussi fou que moi, si ce n'est plus.
—Je t'écoute.
—Le marquis de Pourrières en mourant nous a laissé environ soixante mille francs de rente, n'est-ce pas? C'était un fort joli denier, et nous pouvions mener tous deux une existence fort agréable en dépensant chacun trente mille francs chaque année.
—Mais j'ai joué, et j'ai fait à cette fortune une brèche...
—Trop considérable, morbleu! deux cent cinquante mille francs en deux ans.
—J'ai eu tort; je le sais, mais puisque mon compte est établi, examinons un peu le tien.
—Les réparations et l'ameublement du vieux manoir de Pourrières ont coûté, si je ne me trompe, quarante mille francs; l'organisation et la musique de la garde nationale, dix mille francs. Je ne parle que pour mémoire de ces deux articles. Il fallait bien réparer et meubler convenablement notre demeure, et je ne suis pas fâché de voir briller ce chiffon rouge à ta boutonnière. Les fêtes, feux d'artifices et tout ce qui s'en suit, vingt-cinq mille francs; ta maison, tes chevaux et tes équipages, cinquante mille écus; la maison des Champs-Elysées, les chevaux, les équipages, les habits prune de Monsieur galonnés d'or, les vestes et les culottes de panne rouge de la livrée de madame la marquise de Roselly, au moins autant; tout cela fait à peu près trois cent soixante-cinq mille francs. Suis-je exact?
—Que trop, malheureusement.
—Nous avons donc, outre nos revenus qu'une foule de menues dépenses ont absorbé et au delà dissipé, plus de six cent mille francs, et à l'heure qu'il est il ne nous reste plus que trente mille francs de rente, quinze mille francs à chacun; c'est peu, n'est-ce pas?
—Il faudra bien cependant que nous finissions par nous contenter de cela.
—Et le plus tôt sera le mieux; pour ma part, j'en fais le serment solennel, jamais je ne poserai une pièce d'or sur un tapis vert.
—C'est bien! Mon ami, c'est bien!
—Ainsi, nous allons retourner à Pourrières, tu vas renoncer à tes rêves d'ambition et au luxe dont tu t'es environné; tu feras comprendre à ta maîtresse qu'il ne faut à deux amants bien épris l'un de l'autre, qu'une chaumière, de frais ombrages, un clair ruisseau, des fruits et du laitage.
—Dis donc, Roman, je crois que tu te moques de moi?
—Tu te trompes, je te l'assure; ce qui vient de m'arriver m'a fait faire de très-sérieuses réflexions, et je crois maintenant qu'il n'est pas de vie plus agréable que celle que l'on peut mener à la campagne.
Roman s'était levé, et il se promenait dans le cabinet que nous avons décrit au premier volume de cet ouvrage, en chantonnant le refrain d'une romance devenue populaire:
—Es-tu devenu fou? s'écria Salvador, en se levant à son tour.
—Ainsi donc mon pauvre ami, répondit Roman, tu n'es pas soucieux d'aller t'enterrer de nouveau à Pourrières, où nous sommes restés aussi longtemps que pour laisser à ceux qui nous connaissent le temps de nous oublier, et tu crois que ta maîtresse ne quitterait pas volontiers, sa jolie maison des Champs-Elysées, ses équipages et le reste; quant à ce qui me regarde je crois bien que le serment que je viens de faire ressemblera à tous ceux que j'ai déjà faits.
—Ecoute, nous sommes, toi et moi, dominés chacun par des passions différentes, mais dont les résultats doivent être les mêmes, et tous les efforts que nous pourrions faire pour échapper à notre destinée seraient, je le crains bien, des efforts inutiles; ainsi, je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, est celui de suivre chacun l'impulsion de la nature, et d'attendre le dénoûment avec patience et résignation.
—Oh! nous n'aurons pas besoin d'attendre longtemps, le dénoûment est beaucoup plus proche que tu ne le crois peut-être. Pour me procurer de l'argent comptant, j'ai été obligé d'engager une bonne partie des revenus des terres de Pourrières; c'est tout au plus si, à l'heure qu'il est, il me reste une dizaine de mille francs, et il faut, si je ne veux pas déchoir, qu'à la fin de ce mois je paye ce que je redois à mes fournisseurs et à ceux de Silvia.
—Cette marquise de Roselly n'a donc pas de fortune?
—Eh! lorsque j'ai fait sa connaissance, elle avait déjà dissipé tout ce qu'elle possédait.
Roman et Salvador en étaient là de leur conversation lorsque le domestique, que ce dernier avait chargé de défendre sa porte, entra dans le cabinet précédant Silvia.
—M. le marquis est témoin, dit-il, que madame a forcé ma consigne.
—C'est bien, répondit Salvador, vous pouvez vous retirer.
—Vous n'êtes pas galant, M. le marquis, dit Silvia; vous me dites hier que vous m'accompagnerez au bois aujourd'hui, et lorsque je viens vous rappeler votre promesse, vous me faites répondre que vous êtes absent; cela est mal.
—Daignez croire, madame...
—Oh! je vous excuse; mais c'est parce que je vous trouve avec M. Lebrun, que je suis charmée de rencontrer ici.
—Madame la marquise est infiniment trop bonne, répondit Roman en s'inclinant avec toute l'humilité d'un serviteur de bonne maison.
—Allons! c'est décidé, se dit Silvia; je ne saurai encore rien aujourd'hui. Eh bien! partons-nous, dit elle à Salvador.
—Je suis à vos ordres, madame, répondit Salvador en se levant.
Silvia avait remis son chapeau qu'elle avait ôté en entrant, et drapé sur ses épaules l'écharpe soyeuse et légère dont elle enveloppait habituellement sa taille fine et cambrée.
—A propos dit-elle, en s'adressant à Salvador, puisque monsieur votre intendant est ici, ayez donc l'extrême obligeance de le prier de m'apporter demain une dizaine de mille francs; j'ai promis de l'argent à mes marchandes de modes, lingères, couturières, etc., et je serais désolée d'être forcée de leur manquer de parole; je vous rembourserai cette bagatelle au premier jour.
L'expression d'un vif mécontentement se peignit sur les traits de Salvador à cette demande imprévue; il allait cependant répondre par un promesse, mais Roman, auquel il venait de faire connaître l'état précaire de ses finances, ne lui en laissa pas le temps.
—Je crois, madame, qu'il ne sera pas possible à M. le marquis de vous rendre le léger service que vous lui demandez. Lorsque vous êtes entrée, j'achevais de lui rendre mes comptes; et comme il a été forcé de payer récemment de très-fortes sommes, ma caisse en ce moment et à peu près vide.
—Est-ce vrai? dit Silvia en s'adressant à Salvador.
—Que trop vrai, hélas! répondit celui-ci en laissant un long soupir s'échapper de sa poitrine.
—Seriez-vous ruiné? s'écria Silvia.
—Oh! pas tout à fait, répondit Roman en souriant; mais il faudra peut-être que M. le marquis vende une partie de ses terres.
Silvia s'était assise, et Salvador, qui avait repris sa place devant le bureau, paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.
—Il ne faut pas vous chagriner, lui dit sa maîtresse; ce n'est qu'un moment à passer; il faut diminuer le train de votre maison, supprimer une partie de vos équipages... et des miens, ajouta-t-elle à voix basse.
Salvador venait d'être piqué à l'endroit le plus sensible.
—Diminuer le train de ma maison! s'écria-t-il, supprimer une partie de mes équipages! cela est impossible! Que penserait-on de moi dans le monde? on croirait que je suis ruiné, et le ministère ne m'accorderait pas la place que je sollicite.
—Il est certain, M. le marquis, que si l'on vous voit déchoir au premier acte de votre apparition dans le monde, vos espérances dans le monde ne se réaliseront pas.
—Il faut pourtant que je sorte de cet affreux labyrinthe.
—Ah! il ne faudrait, pour vous tirer d'embarras, que la valeur de ce que je viens de voir il n'y a qu'un instant.
—Eh! qu'avez-vous donc vu, madame la marquise? dit Roman plutôt pour ne pas laisser tomber la conversation que pour satisfaire sa curiosité.
—La plus belle collection de pierres précieuses qu'il soit possible d'imaginer; des diamants, des émeraudes, des saphirs, des rubis, des améthystes, des topazes; des opales magnifiques, des perles admirables.
—Enfin, tous les trésors de Golconde et de Visapour, dit Salvador. Et quel était l'heureux possesseur de toutes ces richesses?
—Un des compatriotes de M. de Roselly, répondit Silvia, que j'ai rencontré hier chez la duchesse de Beautreillis, et qui est venu ce matin me présenter ses hommages.
—Et ces pierres étaient bien belles? reprit Roman, que la conversation commençait à intéresser.
—Admirables. Je crois voir encore briller devant mes yeux le rouge éclatant des escarboucles, le rouge plus pâle des rubis, les reflets dorés des opales, le violet mystérieux des améthystes; le bleu des saphirs, et le vert des émeraudes, qui rappellent la couleur du ciel par une belle journée d'été, et le sombre feuillage des forêts.
—Le compatriote de monsieur le marquis de Roselly est au moins le plus riche marchand joaillier de la noble ville de Venise? dit Roman.
—Vous faites erreur, ce n'est point un marchand qui possède cette riche collection de pierres précieuses, mais un gentilhomme de bonne maison. Le nom des Colorédo est écrit depuis des siècles sur le livre d'or de la noblesse vénitienne.
—Et il veut sans doute vendre ces pierreries?
—Il n'est venu à Paris que pour cela; et c'est en sortant de chez Halphen, qu'il veut charger des négociations relatives à cette vente, qu'il est venu me rendre visite.
—Je souhaite bien sincèrement que cet étranger ne se ruine pas à Paris; mais s'il monte sa maison aussi grandement que monsieur le marquis a monté la sienne, il faudra peut-être qu'après avoir vendu ses pierreries, il vende encore ses terres.
—Oh! il n'y a pas de danger, le comte de Colorédo est le plus avare de tous les mortels. Croiriez-vous qu'il se contente d'un des plus petits appartements de l'hôtel de Castiglione, et qu'il dîne à une table d'hôte à cinq francs par tête; il n'a pas d'ailleurs l'intention de se fixer à Paris. Mais nous nous amusons à parler de choses indifférentes, et nous oublions que l'heure du bois sera bientôt passée; partons-nous, monsieur le marquis?
—Je suis à vos ordres, madame.
Au moment où Salvador allait sortir, Roman le prit à part pour lui demander un billet de mille francs; et comme Salvador se récriait:
—Sois tranquille, lui dit son ami, cette fois ce n'est pas pour aller la jouer que je te demande cette somme: va t'amuser et ne t'inquiète pas de l'avenir; dans quelques jours j'aurai probablement de très-bonnes nouvelles à t'annoncer.
Roman alla de suite reprendre, à l'hôtel des Princes, ce qu'il y avait laissé avant son départ pour Baden-Baden, il fit porter le tout, qui constituait encore une garde-robe très-convenable, chez son ami; puis, lorsque cela fut fait, il sortit et prit à la porte de l'hôtel un cabriolet qui le conduisit à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans.
Il partit par le premier convoi et descendit à Orléans, à l'hôtel de la Boule d'or, d'où il écrivit à Salvador de lui envoyer, par la voie la plus prompte, ses malles et tout son bagage.
«Ce que je te demande te paraîtra peut-être extraordinaire, lui disait-il en terminant sa lettre, et tu seras peut-être surpris de ce que j'ai pris un autre nom que celui qui maintenant paraît m'appartenir; mais que cela ne t'empêche pas de faire ce que je te demande, je tiens à te prouver, et j'espère pouvoir y réussir, que si je sais perdre de l'argent, je sais aussi en gagner.»
Après avoir reçu ce qu'il attendait, Roman revint à Paris par la même voie que celle qui lui avait servi pour arriver à Orléans; et de l'embarcadère au chemin de fer, il se fit conduire à l'hôtel de Castiglione, où il n'arriva que le soir, enveloppé dans un vaste manteau, la tête couverte d'un bonnet de soie noire, et son mouchoir devant sa bouche, comme quelqu'un qui souffre d'un violent mal de dents.
Avant d'arrêter un appartement, il fit observer aux gens de l'hôtel, qu'il désirait, attendu son état maladif, savoir quels étaient ceux qu'il aurait pour voisins, et s'ils ne faisaient pas de bruit; on répondit à ces observations qui parurent toutes naturelles, que l'appartement qui portait le nº 11, était de tous ceux de la maison, celui qui convenait le mieux à sa position; le nº 12 étant occupé par un seigneur italien, qui ne rentrait habituellement que pour se coucher, et qui ne s'occupait, lorsque par hasard il restait chez lui, qu'à lire et à écrire; le nº 13, par une vieille dame sourde qui ne recevait personne, qui ne sortait que le soir pour aller dîner, et rentrait à onze heures au plus tard; et la pièce au-dessus, par le teneur de livres de la maison.
Roman arrêta le nº 11.
Lorsque le lendemain matin il sortit de sa chambre, Salvador, lui-même, en passant près de lui, ne l'aurait pas reconnu; de brun il était devenu blond, des moustaches et une barbe épaisse couvraient son visage, qui de plein et de coloré qu'il était ordinairement, était devenu maigre et pâle, ses yeux étaient en outre cachés sous des lunettes vertes d'une dimension plus qu'ordinaire; enfin, il paraissait si souffreteux, si malingre, si rachitique, que les propriétaires de l'hôtel, en le voyant gagner appuyé sur le bras d'un domestique la voiture qu'il avait fait demander, ne purent s'empêcher de le plaindre et qu'ils se dirent que ce malheureux étranger laisserait ses os en France.
Roman, cependant, ne pensait pas à mourir, les questions adroites qu'il avait faites aux serviteurs de l'hôtel lorsqu'il avait choisi son appartement, lui avaient appris, ainsi qu'on l'a vu, quel était celui occupé par le comte Colorédo; ce renseignement une fois obtenu, il ne lui avait pas été difficile de saisir un moment favorable pour prendre l'empreinte de la serrure, et il sortait pour se procurer les instruments qui lui étaient nécessaires pour opérer au moment opportun.
Roman qui avait déjà exercé à Paris, savait qu'on pouvait trouver au Temple et chez tous les ferrailleurs de la rue de Lappe, des clés de toutes les formes et de toutes les dimensions; il en acheta deux petits trousseaux celles de l'un devaient servir pour les portes extérieures, et celles de l'autre pour les meubles; puis des vrilles, un petit ciseau et une lime; il espérait bien cependant ne pas être forcé de se servir de ces derniers instruments, car il avait déjà remarqué que les serrures des portes et des meubles de l'hôtel de Castiglione, n'étaient, comme celles de presque toutes les maisons garnies, que des serrures de pacotille qui peuvent être ouvertes par presque toutes les clés.
Il n'eut pas de peine à se procurer ce qu'il désirait, et lorsqu'il se trouva seul dans son appartement, il se dit, en se frottant les mains et en jetant sa perruque et sa fausse barbe au plafond, que le plus difficile de l'affaire qu'il projetait était fait, et qu'il ne s'agissait plus que d'avoir de la patience; le hasard, du reste, le favorisa plus qu'il ne l'espérait.
Il était depuis cinq jours seulement à l'hôtel, lorsqu'un matin il entendit dans la chambre de son voisin un bruit inaccoutumé: on ouvrait et on fermait les meubles, on traînait des malles; ce remue-ménage semblait indiquer les apprêts d'un voyage précipité. Le cœur de Roman battit avec violence. Depuis plus d'une heure, chaque mouvement qu'il entendait, augmentait les transes mortelles auxquelles il était en proie, lorsqu'un domestique prononça ces mots fatals: Allez vite chercher une voiture, M. de Colorédo veut partir à l'instant même. Plus de doute, le trésor sur lequel il comptait allait lui échapper. Le son d'une nouvelle voix vint frapper son oreille; c'était celle de l'étranger qui disait au garçon d'hôtel de lui choisir la voiture la plus propre qu'il pourrait trouver et de la prendre à l'heure. Au surplus, ajouta-t-il, faites monter le cocher, je m'entendrai avec lui. Roman, l'oreille appliquée contre la cloison qui séparait son appartement de celui de l'étranger, retenait son souffle afin de ne pas perdre une syllabe. Le cocher demandé arriva.
—Je vous prends à l'heure, dit l'étranger, vous me conduirez d'abord chez Boivin le fameux gantier de la rue de la Paix, puis ensuite à l'ambassade d'Autriche, où vous m'attendrez jusqu'à quatre heures du soir. Combien me prendrez-vous pour tout cela?
Le cocher demanda vingt francs. Le noble italien qui était en réalité aussi avare que Silvia l'avait dit, ne voulait en donner que quinze, et il défendit ses intérêts avec tant de ténacité que le cocher fut obligé de céder. Dix minutes après, Roman, de sa fenêtre, voyait son voisin monter dans le char numéroté qui devait le conduire rue de Grenelle-Saint-Germain.
—C'est cela, dit-il, va danser chez madame d'Appony, je vais, pour ma part, faire danser tes pierreries[242].
Une heure s'étant écoulé, Roman sortit de son appartement, et après avoir jeté en haut et en bas de l'escalier un coup d'œil investigateur, il s'introduisit à l'aide des clés qu'il s'était procuré dans celui du malheureux propriétaire des pierres précieuses dont Silvia avait fait devant lui une si brillante description.
L'appartement était fait, et le comte devait être absent plusieurs heures; il avait donc devant lui plus de temps qu'il ne lui en fallait pour visiter sans craindre d'être dérangé, tous les meubles qui garnissaient ce logement. Il ferma donc la porte sur lui; il mit ses armes en état, car il était bien déterminé à ne point se laisser prendre vivant, si le hasard voulait qu'il fût surpris, et après avoir mis des chaussons de tresse, afin que le bruit de ses pas ne pût être entendu des locataires de l'étage au-dessous, il commença une visite exacte de tous les meubles. Il avait déjà fouillé tous les tiroirs de la commode, tous ceux du secrétaire et toutes les armoires qu'il avait ouverts avec la plus grande facilité, à l'aide des clés de ses deux trousseaux, et il désespérait presque du succès de son entreprise, lorsqu'il avisa dans un coin une espèce de petit chiffonnier qu'il n'avait pas remarqué d'abord.
—Le magot est là dedans, ou il n'est nulle part, se dit-il.
Et les tiroirs du chiffonnier éprouvèrent le sort de ceux des autres meubles. Roman ne s'était pas trompé: dans un des tiroirs de ce meuble, il trouva une petite boîte de chagrin dans laquelle étaient toutes les pierres précieuses dont avait parlé Silvia; il ne prit pas le temps de les examiner.
Après avoir remis tous les meubles en état, il sortit de l'appartement du comte aussi heureusement qu'il y était entré.
Son premier soin lorsqu'il fut rentré chez lui, fut de faire un peu de toilette; puis il sonna et commanda au domestique qui se présenta, d'aller lui chercher une voiture.
Roman serrant contre sa poitrine sa précieuse capture, et appuyé comme de coutume sur le bras d'un domestique, gagna sa voiture; et lorsque son cocher qui avait vigoureusement fouetté les deux bucéphales attelés à son carrosse, eût laissé bien loin derrière lui la rue et l'hôtel de Castiglione, un ouf! prolongé sortit de sa poitrine.
Au moment où Roman était monté en voiture, un véhicule numéroté, s'était arrêté devant la porte de cet hôtel, et une dame que dans sa préoccupation il n'avait pas remarquée, en était descendue, et avait demandé au concierge si le comte Colorédo était chez lui. Cette dame se retirait après avoir reçu une réponse négative, lorsqu'elle remarqua notre héros.
—C'est singulier, se dit-elle, cet homme qui paraît si malade, ressemble beaucoup, malgré la barbe, les moustaches et les lunettes vertes qui couvrent son visage, à l'intendant de monsieur le marquis de Pourrières.
—Cocher, dit-elle, en s'adressant à son Automédon, suivez cette voiture, mais de loin, et de manière à ce qu'on ne vous remarque; vingt francs pour vous, si vous vous acquittez de cette mission avec intelligence.
Il y a rien que ne puisse faire un cocher de voiture publique auquel une personne qui paraît en état de tenir sa promesse, vient d'offrir un napoléon, aussi celui de Silvia (le lecteur a déjà deviné que la dame qu'il conduisait n'était autre que la marquise de Roselly), employait-il tous ses soins pour se montrer digne de la magnifique récompense qu'il espérait obtenir.
Roman se fit conduire à la barrière de l'Etoile, où il quitta sa voiture.
—Suivez l'homme, dit Silvia à son cocher, mais de loin et de manière à ce qu'il ne puisse pas vous remarquer.
Roman entrait dans le bois de Boulogne par la porte Maillot.
—Vite, vite, dit Silvia, s'il s'engage dans les taillis nous allons le perdre.
Le cocher fouetta ses chevaux qui quittèrent à leur grand regret probablement leur paisible allure; mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte Maillot le vieillard cacochyme qui marchait si lentement le long de la route de Neuilly, avait disparu.
—Ce vieillard est bien leste, se dit Silvia, je suis évidemment sur les traces du secret que je veux pénétrer; mais comment retrouver cet homme? Allons, c'est une occasion perdue, mais s'il plaît à Dieu...
Silvia allait donner l'ordre à son cocher de retourner, mais par une de ces inspirations subites, auxquelles on obéit sans chercher à se rendre compte du sentiment qui les a fait naître, elle lui dit de suivre l'allée dans laquelle ils se trouvaient, et qui conduit au rond-point; arrivée à cette partie du bois de Boulogne, Silvia vit sortir d'une allée transversale, et s'engager dans celle qui conduit à la grille de Passy, l'intendant du marquis de Pourrières, vêtu d'une redingote qui lui serrait la taille, et dépouillé des moustaches, de la barbe et des lunettes qui lui cachaient le visage quelques minutes auparavant.
—Enfin! dit Silvia.
Elle fit arrêter sa voiture, remit à son cocher la récompense promise, et le quitta après lui avoir donné l'ordre d'aller l'attendre à la porte Maillot.
Roman marchait avec assez de rapidité pour que Silvia éprouvât beaucoup de peine à le suivre; mais l'envie qu'elle éprouvait de réussir lui donnait à chaque instant de nouvelles forces. Roman se retournait souvent, mais Silvia qui s'était enveloppée dans son châle, et qui avait baissé son voile, ne le suivait que de loin, et il n'était pas probable que la vue d'une femme élégante, si toutefois il la remarquait, lui inspirât la moindre inquiétude; enfin, il arriva à la station de la barrière des Bons-Hommes, où il prit un cabriolet; il était temps: Silvia, dont la longue course qu'elle venait de faire avait épuisé les forces, pouvait à peine se soutenir; elle monta en voiture et fit suivre celle de Roman qui s'arrêta à la porte de l'hôtel du marquis de Pourrières.
Roman entra; Silvia attendit quelques instants avant de le suivre, et, lorsqu'elle supposa qu'il était installé dans le cabinet du marquis, elle entra, et malgré les efforts du domestique qui voulait s'opposer à son passage, elle arriva dans la pièce où se trouvaient les deux amis. Les pierreries volées au comte Colorédo, étaient étalées sur le bureau de Salvador:
dit Silvia en enlevant un journal que Roman avait jeté sur les pierreries au moment où elle était entrée dans l'appartement.
—Que voulez-vous dire? s'écria Salvador; et que signifie, madame, cette habitude que vous avez prise de forcer la consigne de mes gens, lorsque je désire être seul.
—Vous me permettrez sans doute de m'asseoir, répondit Silvia qui s'était débarrassée de son châle et de son chapeau, et avait pris un siége qu'elle avait placé près de celui de son amant. Ces pierreries appartiennent au comte Colorédo, et elles ont été volées par votre intendant M. Lebrun.
—Madame la marquise me permettra de lui faire observer que sans doute elle a perdu l'esprit, répondit Roman.
—Laissons de côté, je vous prie, nos titres respectifs, et expliquons-nous simplement et sans formules de politesse; mais d'abord laissez-moi, mon cher monsieur Lebrun, vous prouver que je n'ai pas perdu l'esprit. Lorsque vous êtes sorti de l'hôtel de Castiglione, vous étiez enveloppé dans une houppelande de drap brun, vous aviez une perruque blonde, des moustaches et de la barbe de la même couleur; vous êtes monté dans un cabriolet à quatre roues, portant le numéro 266, qui vous a conduit jusqu'à la barrière de l'Etoile, où vous l'avez quitté; vous avez ensuite suivi la route de Neuilly, puis vous vous êtes engagé dans un des massifs de l'allée des Voleurs[243], dont vous êtes sorti vêtu du costume que vous portez maintenant, après avoir laissé sans doute dans les taillis, votre houppelande, votre perruque, votre barbe et vos moustaches; vous avez pris ensuite une autre voiture qui vous a conduit jusqu'ici. Eh bien! ai-je perdu l'esprit?
Roman, pendant que Silvia parlait avait, sans qu'elle s'en aperçût, tiré de la poche de côté de sa redingote un poignard à lame courte et triangulaire, il se leva brusquement, posa une de ses mains sur son épaule et la renversa sur le siége qu'elle occupait, il levait le bras pour la frapper, mais Salvador, qui avait remarqué ses mouvements, s'élança pour le retenir.
—As-tu perdu la tête? s'écria-t-il.
Silvia ne s'aperçut du danger qu'elle avait couru qu'au moment où elle n'avait plus rien à craindre; tous ses traits se couvrirent d'une pâleur mortelle, mais elle ne perdit pas l'usage de ses sens.
—Vous n'êtes guère prudent, mon bon M. Lebrun, dit-elle à Roman, auquel la réflexion était venue, et qui remettait dans sa poche le poignard qu'il en avait tiré.
—Remettez-vous, dit Salvador, vous n'avez rien à craindre quant à présent.
—Je suis toute remise, lui répondit Silvia, et très en état de vous écouter si toutefois vous avez quelque chose à me dire.
—J'ai en effet beaucoup de choses à vous dire. Vous saviez depuis longtemps qu'il existait un secret entre moi et Lebrun, et qu'il n'était mon intendant que pour la forme. Et bien, nous ne sommes pas seulement amis, nous sommes complices, et le crime que nous avons commis aujourd'hui n'est pas le premier; vous savez ce que vous avez à faire; quant à dénoncer le vol commis par Lebrun chez le comte Colorédo, vous ne le ferez pas, nous vous ferions passer pour notre complice. Maintenant serons-nous trois à marcher du même pas dans la même carrière, ou ne devons-nous rester que deux?
—Nous resterons trois, répondit Silvia en offrant ses deux mains à Roman et à Salvador; je tiens à avoir ma part des pierreries de ce brave comte Colorédo.
—Et vous l'aurez belle, je vous en réponds, s'écria Roman. Je vois que j'avais tort de me défier de vous, et que mon ami ne se trompait pas lorsqu'il me disait que vous étiez une femme résolue et sur laquelle on pourrait compter au besoin.
—Monsieur le marquis de Pourrières sait que je lui suis toute dévouée, répondit Silvia en appuyant sa jolie tête sur la poitrine de Salvador, qui déposa un baiser sur son front.
Si, grâce à la béquille d'un obligeant Asmodée il eut été permis à quelque nouveau don Cléophas, de voir ce qui se passait dans le cabinet du petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, un ravissant tableau se serait offert à ses yeux, et si son cicerone lui avait demandé compte de ses impressions, voici à peu près ce qu'il aurait répondu: Je vois dans un appartement, où toutes les recherches du luxe et du confortable ont été réunies par une main intelligente, deux êtres jeunes et beaux qui se regardent amoureusement et qui se prodiguent mille caresses. Un homme à la physionomie pleine et colorée et dont les cheveux noirs commencent à grisonner, sourit à leurs ébats. C'est sans doute un bon père qui est heureux du bonheur de ses enfants; c'est fort touchant et très-patriarcal. Et si le diable, après avoir jeté dans les airs le sourire sardonique qui lui est dit-on si familier, lui avait dit ce qu'étaient les individus qui se trouvaient devant lui, le pauvre don Cléophas aurait sans doute accusé Asmodée de calomnier l'humanité. Et cela eût été naturel. On ne se représente habituellement le crime que couvert de haillons et habitant des lieux dont l'aspect est sombre et désolé; on ne peut pas croire que des gens dont la physionomie n'offre rien de remarquable, qui sont vêtus comme tout le monde, et qui habitent des demeures somptueuses, ne reculent pas devant les crimes les plus épouvantables lorsqu'il s'agit de satisfaire la passion qui les domine.
La conversation continuait entre Salvador, Silvia et Roman. Ce dernier venait d'achever le récit des moyens qu'il avait employés pour s'emparer des pierreries du comte Colorédo, et ses deux auditeurs s'étaient beaucoup égayés aux dépens de la victime.
—Ainsi, dit Silvia, l'idée de vous approprier ces pierreries vous est venue au moment même où je vous en ai parlé.
—Oh! mon Dieu oui, répondit Roman. Je conçois promptement et j'exécute de même.
—Et tu es un noble ami, ajouta Salvador; me donner ma part dans une affaire à laquelle je n'ai pas participé! c'est un beau trait.
—Ainsi tu me laisseras faire ma petite partie sans trop me gronder?
—Certainement, mon ami; et la moitié de ce que produira la vente de ces admirables cailloux te sera remise en beaux et bons billets de banque.
—Cela ne presse pas, je ne suis pas en veine dans ce moment.
—Une idée! s'écria Silvia en riant aux éclats, le comte Colorédo ne perdra pas tout, puisque vous avez laissé vos malles à l'hôtel de Castiglione.
—Ah! charmant! mais ces malles sont absolument vides; un chiffon laissé dedans aurait peut-être mis la police sur mes traces.
—Vois cependant mon cher Roman, comme le plus petit événement peut annuler les combinaisons les plus savantes: si Silvia, au lieu d'être une femme selon mon cœur, avait été une créature ordinaire, nous étions perdus.
—Mon cher camarade, tu ne sais ce que tu dis; une femme ordinaire ne m'aurait pas reconnu, n'est-il pas vrai, belle marquise?
—Je crois que vous avez raison.
—Allons, allons, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et je crois qu'à nous trois nous pourrons faire des grandes choses.
—Lorsque notre bourse sera vide, dit Silvia, je vous parlerai d'une petite affaire dont les résultats, je l'espère, ne seront pas moins beaux que ceux que M. Lebrun vient d'obtenir.
—Je vous rappellerai votre promesse en temps utile, madame la marquise.
La conversation se prolongea sur ce ton quelque temps encore; puis enfin la question de savoir à qui les pierreries seraient vendues fut agitée. Salvador, Roman et Silvia, qui avaient plus vécu en province qu'à Paris, ne connaissaient pas encore toutes les ressources de la capitale.
—Nous pouvons dessertir nous-mêmes ces pierres et les mettre sur papier; mais à qui les vendre ou les engager? voilà la question à laquelle il faudrait pouvoir répondre, dit Salvador.
—C'est, en effet, embarrassant.
—Oh! une idée, ajouta Salvador en se frappant le front, je tiens notre affaire. Te souviens-tu de cet original que nous avons rencontré chez Lemardelay, qui avait amené avec lui une vieille femme d'une tournure si grotesque, et que tous le monde accablait de compliments et de salutations.
—M. Juste?
—Juste, je crois que cet homme est celui qu'il nous faut.
—Et tu sais où le trouver?
—Pas précisément, mais je sais où trouver le comte palatin du saint-empire romain. Tu sais, l'homme au portefeuille? et il est probable que ce noble personnage pourra m'indiquer la tanière de monsieur Juste.
—Je n'ai pas besoin de te recommander d'être prudent, de ne pas faire à ces gens-là d'ouvertures de nature à leur donner l'éveil.
—La recommandation est au moins inutile.
—C'est que je n'accorde pas beaucoup de confiance à ce comte palatin, qui a trompé si indignement son ami dans l'affaire du portefeuille.
—Sois tranquille, te dis-je, je n'ai pas oublié que les ouvriers[244] parisiens n'ont pas de probité.
—C'est qu'il ne serait pas très-agréable de faire naufrage au port, avec d'autant plus de raison que cette affaire sera probablement la dernière que nous ferons; car si les promesses qui m'ont été faites se réalisent, j'obtiendrai sous peu de temps un très-bel emploi.
—Si vous vouliez me permettre de voir le ministre et de solliciter pour vous, dit Silvia à Salvador, après avoir adressé à Roman un coup d'œil significatif, je suis bien sûre que vous n'attendriez pas longtemps.
—Au fait, c'est une idée, répondit Roman.
—Ne parlons pas de cela, je vous prie, je ne veux pas devoir aux beaux yeux de ma maîtresse l'emploi que je sollicite.
—Eh bien! c'est dit, je saurai demain où demeure M. Juste, et ce sera madame la marquise qui sera chargée de traiter l'affaire que nous voulons faire avec lui.
Roman savait que le comte palatin du saint-empire romain était un des plus fidèles habitués de l'établissement du limonadier à moustaches grises, et que pour rencontrer ce noble personnage, il ne fallait qu'aller passer quelques heures de l'après-midi dans cette maison où il venait tous les jours.
C'est ce que fit Roman. Il y était depuis moins d'une heure, lorsqu'il vit entrer celui qu'il attendait, il l'appela, et le comte vint avec empressement se placer près de lui. Après les politesses d'usage entre gens de bonne compagnie, le comte demanda à Roman, si les résultats de son voyage à Baden-Baden avaient été satisfaisants.
—Hélas! non, répondit celui-ci, et à l'heure qu'il est, je payerais avec bien du plaisir un excellent dîner à celui qui pourrait m'indiquer un honnête marchand d'argent disposé à escompter à un taux raisonnable du papier couvert d'excellentes signatures.
—Que ne vous adressez-vous donc au maître de céans?
—Je n'ai pas beaucoup de confiance en cet homme-là; j'ai entendu raconter, au dîner où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer pour la première fois, une certaine histoire.
—Celle du lingot?
—Précisément; et vous conviendrez avec moi...
—Je respecte vos scrupules; mais si vous le voulez, je vais vous mener chez un marchand de jouets d'enfants qui fera votre affaire.
—Il me donnerait des polichinelles et des chevaux de bois en place d'écus.
—Si ce sont des écus que vous voulez, il n'y a que monsieur Juste qui puisse faire votre affaire.
—Monsieur Juste, dites-vous? mais ce nom-là ne m'est pas inconnu, je l'ai entendu prononcer quelque part; mais où?...
—Eh! parbleu, au dîner en question, monsieur Juste y était.
—Cet homme-là me convient, et si vous voulez me donner son adresse, j'irai demain chez lui de votre part.
Le comte donna l'adresse qu'on lui demandait, se réservant in petto de voir le soir même l'usurier, afin de stipuler avec lui la commission à laquelle il aurait droit.
Roman, ainsi qu'il l'avait promis, paya un excellent dîner au comte.
Il employa toute la journée qui suivit à recueillir des renseignements sur le compte de monsieur Juste, et ce qu'il apprit lui donna la conviction que l'on pouvait sans crainte proposer les affaires les plus louches à cet usurier, dont la discrétion était, disait-on acquise à tous ceux qui lui procuraient les moyens de gagner de l'argent. Cependant lorsqu'il rapporta à Salvador et à Silvia tout ce qu'il avait appris, il recommanda à cette dernière de n'agir qu'avec une extrême prudence, et de ne faire, si elle jugeait convenable, que des demi-ouvertures à l'usurier lors de sa première visite.
—N'ayez pas d'inquiétude, lui répondit Silvia, j'irai demain voir ce monsieur, et je vous promets que vous serez content de moi.
Le lendemain, ainsi que cela avait été convenu, Silvia sortit de chez elle pour se rendre chez monsieur Juste.
Elle se fit conduire devant la grille principale du jardin du Luxembourg, où elle laissa sa voiture; et après avoir défendu à son chasseur de la suivre, elle s'enveloppa dans son châle, abattit sur ses yeux le voile de dentelle qui ornait son chapeau, et entra dans le jardin, qu'elle traversa tout entier pour sortir par la grille de la rue d'Enfer.
Arrivée dans la rue Saint-Dominique d'Enfer, elle sonna à la porte d'une maison d'assez pauvre apparence, et attendit patiemment quelques minutes avant que quelqu'un vînt lui ouvrir. Les aboiements d'un chien, auquel la plénitude de sa voix permettait de supposer une taille formidable, répondirent seuls d'abord aux premiers tintements de la sonnette. Silvia ne s'effraya pas, et sonna de nouveau; les aboiements du chien redoublèrent; mais un petit guichet, pratiqué dans la porte, et défendu par d'assez forts barreaux de fer, fut ouvert, et lui laissa voir une figure jaune et parcheminée, éclairée par deux petits yeux vert de mer, et surmontée d'un bonnet dont la couleur primitive disparaissait sous une couche épaisse de crasse.
C'était celle de M. Juste.
—Que demandez-vous? dit-il.
—M. Juste, répondit Silvia; mais abrégez, s'il vous plaît, les formalités qui doivent précéder mon admission dans la place, ajouta-t-elle en levant assez son voile pour permettre à M. Juste de jeter un coup d'œil sur ses jolis traits.
—Bien, bien, dit le digne usurier que la vue d'un aussi joli visage avait probablement attendri; je vais vous ouvrir, laissez-moi seulement le temps d'attacher mon chien.
La porte fut enfin ouverte, et Silvia, en passant dans une petite cour qu'il fallait traverser pour arriver au bâtiment habité par M. Juste, ne put s'empêcher de remarquer le compagnon de l'usurier, terre-neuvien de la plus forte race, qui grondait dans sa loge.
—Eh! eh! dit Juste, que dites-vous du compagnon de ma solitude? Croyez-vous qu'avec un gardien de cette taille, et aussi incorruptible que celui-ci, je doive beaucoup craindre messieurs les voleurs de la bonne ville de Paris?
Une baie, fermée par une forte porte en chêne garnie d'une serrure de sûreté et de plusieurs verrous, donnait entrée dans le bâtiment d'habitation, dont toutes les fenêtres étaient garnies d'énormes barreaux de fer; et avant d'arriver au cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia, il fallait traverser plusieurs pièces dont les portes, la nuit, devaient être soigneusement fermées.
Ces pièces qui servaient de magasin à M. Juste étaient pleines d'une foule d'objets hétéroclites, venus de toutes les contrées du monde et appartenant à toutes les époques, rassemblés sans ordre, les uns accrochés au plafond ou le long des murs, les autres jetés pêle-mêle sur le carreau, des objets d'histoire naturelle, des boas et des oiseaux empaillés, deux cadres, un rempli d'insectes, l'autre de papillons, des échantillons et des minéraux dans une boîte de bois blanc; des coquillages de toutes les formes et de toutes les couleurs; une collection complète de Michel-Ange, de Poussin, de Salvator Rosa, de Murillo, de Paul Porter, de Mignard, de Téniers et de Rubens apocryphes, au milieu desquels on pouvait cependant trouver quelques toiles authentiques désolées d'être forcées de rester en aussi mauvaise compagnie; des souricières et des horloges de Nuremberg, tous les ours de la librairie moderne, et quelques bons vieux livres venus on ne sait comment dans ce capharnaum, des armes offensives et défensives, antiques, modernes et du moyen âge; des morions, rondaches, salades, cuirasses, masses d'armes, hallebardes, pertuisanes, épées à deux mains, arquebuses, pistolets à mèches et à rouet, claymores écossaises, crics malais, tromblon oriental, yatagan arabe, arcs, flèches, carabines tyroliennes, fusils de chasse et de munition; des porcelaines de Saxe, de la Chine et du Japon; des vieux sèvres et des poteries de Bernard de Palissy; des vases étrusques et des urnes lacrymatoires; une tête de mort couronnée d'une guirlande de roses artificielles; le calumet des peaux rouges de l'Amérique septentrionale, la chibouque des Turcs et le narguilé des Italiens; des bouteilles de vin de Champagne à brillantes étiquettes; des pots de la pommade du lion; des coupes de bronze et d'argent ciselées par Benvenuto Cellini et des encriers siphoïdes, des fœtus et des lézards conservés dans des bocaux remplis d'esprit de vin; des scapulaires, une momie égyptienne, des Agnus Dei et un reliquaire, contenant un des morceaux de la vraie croix; des instruments de musique et des ustensiles de cuisine; des médailles romaines; des paquets de bougies et des bottes d'allumettes chimiques allemandes; la tête parfaitement tatouée d'un chef des peuplades de la mer du Sud; des boîtes de sardines, les vieilles épaulettes, le sabre d'honneur et le manteau de pair d'un illustre maréchal de France: toutes les dépouilles du riche et du pauvre, de l'homme du monde, de l'artiste et du savant, toutes couvertes de poussière et de toiles d'araignées.
Quelques chaises de paille, une petite table de bois noir, devant laquelle était placé un fauteuil de canne, une cuvette et un pot à eau placés sur la cheminée, et surmontée d'une mauvaise gravure collée sur la muraille, composaient tout l'ameublement du cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia. Les fenêtres de ce cabinet comme celles de toutes les autres pièces, étaient garnies de forts barreaux assez rapprochés l'un de l'autre pour ne laisser pénétrer dans l'appartement qu'un jour pâle et douteux.
Les murs étaient tapissés d'un mur commun à fleurs blanches sur un fond bleu déchiré en plusieurs endroits la cheminée était garnie seulement d'une paire de petits chenets en fonte, et à la voir si propre et si nette, on devinait que même pendant les jours les plus rigoureux de l'hiver, monsieur Juste n'y faisait pas de feu.
Il offrit à Silvia une des chaises de paille qui garnissaient son cabinet, et se plaça dans le fauteuil.
—Vous permettez, dit-il, après s'être enveloppé dans la vieille redingote de molleton noir, couverte de taches et percée aux coudes dont il était vêtu, vous permettez que j'achève mon repas; je déjeunais lorsque vous avez sonné à ma porte.
—Ne vous gênez pas, répondit Silvia.
Une jatte de lait et un morceau de pain bis composait le déjeuner de Juste.
—M'expliquerez-vous, dit-il en trempant une mouillette dans sa jatte de lait, ce qui me procure l'honneur de votre visite?
Silvia essaya de prendre une voie détournée pour arriver au but qu'elle voulait atteindre.
—Vous possédez des objets très-curieux et d'un grand prix dont vous seriez bien aise de vous défaire, répondit elle, et comme il est possible que je me détermine à en acheter quelques-uns, je suis venue pour les voir.
—On vous a trompé, dit Juste, en jetant sur Silvia un regard interrogateur, les objets qui garnissent mes magasins ne sont pas à vendre, je les donne quelquefois à ceux dont j'escompte le papier; mais je les rachète aussitôt qu'ils sont vendus, si cependant vous désirez jeter un coup d'œil sur mes curiosités, je suis à vos ordres.
Silvia ayant témoigné qu'elle ne serait pas fâchée d'examiner attentivement ces objets qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, monsieur Juste qui avait expédié la dernière bouchée de son modeste déjeuner se leva et précéda Silvia dans les pièces où étaient rassemblés tous ses bric-à-brac.
—Voilà, dit-il, de magnifiques toiles dues aux pinceaux des plus célèbres maîtres des écoles française, italienne, hollandaise et espagnole; les meilleurs ouvrages des littérateurs les plus distingués de l'époque: la Vierge de Meudon, de monsieur Groult de Tourlaville, la Ckristeide, une Blonde, le Mousse de madame Augusta Kernock, le Code des honnêtes gens et une multitude d'autres codes, et plusieurs autres chefs-d'œuvre: des Elzévirs, des Etienne, des Aldes et des Manuces. Dans ce bocal est renfermé l'aspic de la reine Cléopâtre; voilà du vin de Champagne de Moët et compagnie d'Epernay; la boîte à mouches de madame de Pompadour, le stylet dont se servit Dibutade lorsqu'elle traça sur la muraille le profil de son amant, la palette d'Appelles, un des ciseaux de Phidias, un autographe de Molière, le ruban avec lequel Androclès conduisait son lion dans les rues de Rome.
Monsieur Juste, pour faire l'énumération de toutes ces richesses, avait pris le ton d'un charlatan qui vante aux badauds rassemblés autour de lui les propriétés merveilleuses de son baume.
—Avez-vous parmi toutes vos curiosités, l'anneau de Gygès et le sceau du grand Salomon, dit Silvia en souriant.
—Est-ce que vous avez envie d'acheter ces deux objets? répondit M. Juste en fixant sur Silvia ses petits yeux vert de mer.
—S'ils étaient à vendre... l'anneau de Gygès surtout, me conviendrait infiniment; on a souvent besoin d'aller dans des lieux dans lesquels on ne voudrait pas être vue.
—Chez l'usurier Juste, par exemple.
—Vous l'avez dit, maître, répondit Silvia.
—Et peut-on connaître, madame, le motif qui vous amène dans ce lieu où vous ne voudriez pas être rencontrée?
—Vous êtes discret, M. Juste?
—Très-discret, belle dame, surtout lorsque j'y trouve mon compte.
—Si vous le voulez, nous ferons ensemble une affaire dont vous n'aurez pas à vous plaindre.
—Et quelle est cet affaire?
—Vous êtes bien pressé...
—Excusez mon impatience, elle est toute naturelle, l'affaire que vous voulez me proposer est, dites-vous, très-avantageuse.
—Vous allez en juger: mais procédons par ordre. Vous ne me connaissez pas, et comme je vis dans un monde où vous n'êtes pas admis, il n'est pas probable que vous puissiez me retrouver une fois que je serai sortie de votre maison; je puis donc sans me compromettre; vous dire ce qui m'amène près de vous.
—Très-vrai! aimable dame.
—Si l'on vous offrait, moyennant cent mille francs, des pierres précieuses qui valent au moins cinquante mille francs de plus, accepteriez-vous la proposition?
M. Juste regarda fixement Silvia pendant quelques minutes avant de lui répondre, puis il se rapprocha d'elle et lui souffla ces quelques mots dans l'oreille.
—Si les pierreries valent réellement cinquante mille écus, je vous compterai la somme que vous exigez, quand bien même ces pierreries seraient celles qui ont été volées, il y a deux jours, au comte Colorédo.
—Je vois que vous êtes un homme raisonnable et qu'il y a moyen de s'entendre avec vous; mais si je vous apportais dans quelques heures les pierreries en question, seriez-vous en mesure de me compter immédiatement la somme en billets de banque?
—Immédiatement; en billets de banque, ou en or: à votre choix.
—En ce cas, maître, ouvrez votre caisse, j'ai apporté les pierreries avec moi.
—J'en étais sûr! et ce sont celles du comte Colorédo?
—Que vous importe? si elles valent réellement cinquante mille écus.
—Vous avez raison; mais voulez-vous me permettre d'examiner ces pierres?
—Rien de plus juste, je n'ai pas l'intention de vous vendre chat en poche.
Silvia avait mis la main à l'aumônière attachée à sa ceinture pour en tirer le petit paquet qui contenait les pierreries, et le vieux Juste essuyait les verres de ses lunettes, lorsqu'un vigoureux coup de sonnette, accompagné de formidables aboiements du chien de garde, vint tout à coup les frapper d'épouvante; Silvia était pâle, et ses yeux, fixés sur ceux de l'usurier, semblaient lui demander l'explication de cette visite inopportune. Juste posa sur son bras une de ses mains décharnées.
—Rassurez-vous, lui dit-il, vous n'avez rien à redouter ici; je vais voir quel est celui qui a tiré la sonnette avec tant de violence; c'est sans doute un client qui vient me demander de l'argent après avoir passé la nuit au jeu.
Juste sortit en effet après avoir mis dans sa poche la clé de son bureau.
Silvia, lorsqu'elle se trouva seule dans le bazar de M. Juste, se dit, bien qu'une trahison de la part de l'usurier ne fût pas à redouter, qu'il était cependant possible que la police fût sur les traces de l'auteur du vol commis à l'hôtel de Castiglione: que peut-être elle avait été suivie, et que, dans ce cas, elle devait se débarrasser des pierreries qu'elle portait sur elle; cette résolution une fois prise, elle songea à l'exécuter; elle avisa dans un coin un vase soi-disant antique, à col très-étroit, qui était à demi caché sous un monceau de vieilles armes de toutes les espèces, et couvert d'une vénérable poussière, elle y introduisit toutes les pierreries; ce qui lui fut facile lorsqu'elle les eût retirées du papier qui les enveloppait; elle avait terminé cette opération lorsque monsieur Juste rentra: la plus complète satisfaction était peinte sur sa physionomie, il souriait presque!
—Soyez sans crainte, madame, dit-il, ce n'est rien, c'est un général de mes amis qui vient, en sortant du club, me prier de lui prêter cinquante mille francs que je vais lui remettre. Je l'ai prié de m'attendre quelques instants dans une pièce voisine, afin de vous laisser le temps de vous cacher, si, comme je le crois, vous ne voulez pas être vue.
Juste conduisit Silvia derrière une cloison treillagée, garnie de petits rideaux de toile verte, qui séparait le cabinet en deux parties égales; il lui avança un siége, et après lui avoir donné de nouveau l'assurance qu'il ne la ferait pas attendre longtemps, il introduisit le général dans le cabinet.
Silvia, de la place qu'elle occupait, pouvait entendre tout ce que disaient l'usurier et le général, et le tissu des petits rideaux verts qui couvraient le treillage était si mince qu'elle pouvait presque distinguer leurs traits.
Le général, à peine quadragénaire, était bel homme dans toute l'acception du mot, ses formes gracieuses, et le timbre flatteur de sa voix indiquaient un homme de la meilleure compagnie.
—Vraiment, mon cher Juste, dit-il en entrant dans le cabinet de l'usurier, à la difficulté que l'on éprouve avant d'arriver à votre sanctum sanctorum, on serait presque tenté de croire que vous êtes en bonne fortune.
—Eh! eh! répondit Juste, pourquoi ne me serait-il pas permis de demander quelques distractions aux amours.
—Oh! je sais que vous êtes assez riche pour acheter les bonnes grâces des plus jolies femmes.
—Acheter! acheter! mais, général, croyez-vous donc que je puisse devoir mes bonnes fortunes qu'à mon argent.
Et le petit monstre se caressait le menton et se regardait complaisamment dans un petit miroir de toilette accroché à l'espagnolette de la fenêtre.
—Pardonnez-moi, mon cher Juste, vous ne m'avez pas compris; je voulais dire seulement que les hommes les mieux faits sont quelquefois obligés de faire des sacrifices pour satisfaire les petites fantaisies d'une femme aimable et jolie.
—C'est possible, mais jusqu'à ce jour j'ai été assez heureux pour éviter les pièges des coquettes.
—Cela est facile, lorsque l'on est, comme vous, ferme dans ses résolutions; mais, hélas! je ne suis pas doué d'une semblable force de caractère, et les cinquante mille francs que vous allez me prêter, sont, vous le savez, destinés à ma maîtresse.
—Général, vous êtes un cornichon! une somme aussi considérable à une femme qui se moque de vous!
—Vous ne diriez pas cela si vous connaissiez cette adorable créature que tout le monde accable d'hommages et qui n'aime que moi.
—Et vos billets de banque!
—Vous vous trompez, vous ne rendez pas à Coralie, la justice qui lui est due.
—C'est possible; mais je crois que ce n'est pas dans les coulisses de l'Opéra qu'il faut aller chercher des femmes désintéressées.
—Permettez-moi de ne pas être de votre avis; ce n'est que depuis que je suis aimé de Coralie que je connais le véritable bonheur.
—Alors je vous félicite; mais revenons à nos moutons?
Silvia, qui ne savait pas que Juste avait retiré et mis en lieu de sûreté la clé qui servait à fermer la porte de la cloison, tremblait qu'il ne vînt au général la pensée de s'assurer si ses soupçons, à l'endroit des velléités amoureuses du marchand d'argent, étaient fondés. Juste ne lui laissa pas le temps de s'inquiéter davantage.
—Vous désirez, dit-il au général, que je vous prête cinquante mille francs? je suis, comme toujours, disposé à vous obliger.
—Très-bien, mon ami; mais cette fois, je vous en avertis, c'est de l'argent qu'il me faut; je ne veux plus de vos marchandises qui ne sortent de chez vous que pour y revenir.
—De l'argent! de l'argent! s'écria Juste, mais où diable voulez-vous que je prenne une somme aussi forte que celle que vous me demandez?
—Vous prendrez cette somme dans votre coffre-fort, mon maître, et je ne vous donnerai en échange que ces chiffons de papier.
Le général tira de son portefeuille plusieurs feuilles de papier timbré qu'il remit à l'usurier.
—Vous le voyez, dit-il, lorsque Juste après, avoir achevé la lecture d'une de ces pièces, la posa sur la petite table, l'acte est parfaitement en règle, il ne s'agit plus que d'y ajouter le nom du prêteur.
—Oh! du moment que madame la comtesse s'engage solidairement avec vous, cela change totalement la face des choses, et je suis prêt à vous compter la somme en question.
—Eh bien! alors c'est une affaire faite.
—Vous me prendrez seulement dix mille francs de curiosités et d'objets antiques.
—Je ne prendrai pas seulement le plus petit objet. Cinq mille francs de prime et dix pour cent d'intérêts c'est, je crois, très-raisonnable.
—Allons, allons, je vais vous chercher votre somme, mais vous me promettez de ne plus faire d'affaires avec mon confrère Josué?
—Je vous promets de ne m'adresser à ce juif que pour les affaires que vous refuserez.
—Très-bien! très-bien! s'écria Juste en se frottant les mains; s'il fait une affaire refusée par moi, il perdra de l'argent et ce sera bien fait.
—Vous détestez donc bien messire Josué?
—Je déteste tous les juifs; mais ne parlons plus de ce païen, dont je ne puis entendre prononcer le nom sans me mettre en colère, et terminons notre affaire.
—Je vous attends.
Juste reprit l'acte qu'il lut une seconde fois avec la plus scrupuleuse attention, s'arrêtant à la fin de chaque phrase, et en commentant mentalement tous les termes; bien convaincu qu'il était parfait en la forme, il dit au général de remplir de ses noms et prénoms les blancs laissés à dessein, et il lui rappela qu'outre cet acte, il devait lui remettre des lettres de change à trois, quatre et six mois, revêtues de l'aval de sa femme.
—Voici les lettres de change, mon cher Juste, dit le général; chose promise, chose due.
L'usurier sortit après avoir examiné les lettres de change avec autant d'attention qu'il en avait mis à examiner l'acte.
Après quelques instants d'absence, il rentra dans le cabinet, portant sous son bras un vieux portefeuille de maroquin vert dont il tira, l'un après l'autre, cinquante billets de banque qu'il remit à son client.
Le général, charmé de tenir enfin la somme qu'il désirait, sortit après avoir affectueusement serré la main de l'usurier qui le reconduisit jusqu'à la porte de la rue.
Lorsqu'il eut ouvert à Silvia la porte de la cloison, il lui montra le portefeuille vert.—Il reste encore dans ce portefeuille, dit-il en frappant dessus, de quoi vous satisfaire, et si vous voulez me permettre d'examiner ces pierreries dont les journaux ont fait un si pompeux éloge, nous aurons bientôt terminé.
Silvia prit le vase antique, et fit tomber sur la tablette du grillage qui entourait la petite table de l'usurier tout ce qu'il contenait.
—Ah! madame, s'écria Juste d'une voix profondément attendrie et les yeux pleins de larmes, vous êtes une personne bien estimable, une semblable précaution au moment où vous paraissiez si troublée, vous me rappelez, par vos traits et par votre présence d'esprit, ma pauvre défunte.
—Je suis très-flattée de ressembler à feu madame Juste, répondit Silvia en souriant.
Juste ne l'écoutait plus; les regards ardents qu'il attachait sur les pierreries du comte Colorédo résumaient toutes ses facultés. Ses petits yeux étincelaient sous le verre de ses lunettes, et il exprimait par des exclamations et des petits cris inarticulés sa vive admiration. Quels beaux diamants, disait-il; quelles magnifiques émeraudes! Tout cela vaut au moins deux cent mille francs, s'écria-t-il enfin, cédant sans y penser à la joie que lui causait la certitude d'acquérir, moyennant la moitié de leur valeur, toutes les richesses étalées devant ses yeux.
—Ah! ah! lui dit Silvia, cela vaut au moins deux cent mille francs. En ce cas maître, vous m'en donnerez bien cent cinquante mille.
Cette observation intempestive rendit à l'usurier tout le sang-froid que l'admiration lui avait fait perdre.
—Je vais vous donner, dit-il, la somme convenue et pas un liard avec. Ces pierreries sont celles du comte Colorédo, et pour en tirer parti, il faut que je les envoie en Angleterre ou en Hollande, et que je charge de les vendre un de mes confrères auquel je serai forcé d'allouer une très-forte commission, de sorte que mes bénéfices seront beaucoup moins considérables que vous ne le supposez.
—C'est bien! tenons-nous-en à ce qui a été convenu.
Juste remit à Silvia quatre-vingt-dix-neuf billets de mille francs.
—Il en manque un, dit-elle après les avoir comptés.
—Je le sais bien, répondit l'usurier. Mais comme vous avez sans doute une bibliothèque, j'ai pensé que vous voudriez bien m'acheter quelques livres.
—Vous plaisantez, mon cher! que voulez-vous que je fasse de vos bouquins?
—Des bouquins! Une blonde, la Vierge de Meudon, et le Code des honnêtes gens! ah! belle dame, vous n'appréciez pas à leur juste valeur les œuvres les plus remarquables de littérateurs distingués.
—C'est possible, mais j'aime mieux mon billet de mille francs: donnez-le-moi ou rien de fait.
—Le voilà. Vous voyez que je suis rond en affaires; ainsi, si de nouvelles occasions se présentent, c'est à moi, je l'espère, que vous vous adresserez.
—Sans nul doute.
—N'allez pas surtout trouver mon confrère Josué, c'est un misérable sans foi qui écorche ses clients.
—Vous paraissez détester cordialement cet homme.
—Pourquoi aussi, a-t-il quitté Marseille pour venir s'établir à Paris, et m'enlever une bonne partie de ma clientèle?
—Ah! messire Josué de Marseille est maintenant à Paris! dit Silvia, se parlant à elle-même.
—Vous le connaissez?
—Pas personnellement, mais une dame de mes amies a fait quelques affaires avec lui.
—Envoyez-moi cette dame, je suis beaucoup plus raisonnable et j'ai beaucoup plus d'argent que Josué.
—Plus d'argent que Josué! cela me paraît difficile: on assure que ce Juif est trois ou quatre fois millionnaire.
—Je suis plus riche que lui, dit Juste en accompagnant ces paroles d'un sourire d'orgueilleuse satisfaction.
—Oh! oh!
—Si vous ne me croyez pas, parlez de moi au général que vous rencontrez, dites-vous, dans le monde, et vous serez édifiée.
—Je vous crois. Mais dites-moi? cher M. Juste, je rencontre en effet assez souvent ce général dans le monde, et je serais bien aise de savoir tout ce qui le regarde: ne pouvez vous rien m'apprendre?
—Vous êtes mademoiselle Coralie! s'écria Juste.
Silvia se mit à rire aux éclats.
—Vous n'allez donc jamais à l'Opéra? dit-elle.
—Jamais; c'est un plaisir qui coûte trop cher.
—Alors je m'explique votre erreur, mais parlons du général.
—Oh! je ne sais si je dois: un client...
—M. Juste, il faut me témoigner de la confiance, si vous voulez qu'à l'avenir je ne m'adresse pas à votre confrère Josué. J'ai vraiment besoin de savoir tout ce qui concerne ce général, et par la nature de vos relations avec lui, vous devez connaître ses affaires aussi bien que lui-même. Parlez, je vous écoute.
—Il faut donc faire tout ce que vous voulez, on ne peut pas appliquer aux fils des grands hommes de l'époque impériale le proverbe si connu, tel père, tel fils. En effet, à part quelques rares exceptions, les fils des favoris du grand empereur ramassent la boue des ruisseaux pour en tacher leur nouvel écusson.
Le général qui vient de sortir d'ici est le fils unique d'un des plus braves généraux de l'empire, rejeton dégénéré d'une noble souche, mon client n'a rien hérité de son père si ce n'est de sa belle prestance, et de sa physionomie mâle et expressive. Au reste, je ne vous apprends rien que vous ne sachiez déjà, puisque, ainsi que vous venez de me le dire, vous l'avez rencontré plusieurs fois dans le monde.
Le chef intrépide de la demi-brigade la plus valeureuse de la république et de l'empire, laissa à son fils une fortune assez considérable et qui lui permettait de tenir dans le monde un rang distingué.
Mon client, jeune, riche et porteur d'un nom auquel se rattachaient tant et de si glorieux souvenirs, fut très-bien accueilli lors de ses débuts dans la société. Le moment, il est vrai, était favorable: c'était peu de temps après les événements de juillet 1830, et, à cette époque, tous ceux qui portaient un nom illustre dans les fastes de la période impériale, voyaient s'ouvrir devant eux toutes les avenues qui conduisent à la fortune.
A cette époque l'amour de la garde nationale avait tourné toutes les têtes; les bourgeois les plus débonnaires apprenaient la charge en douze temps, et laissaient croître leurs moustaches; les femmes habillaient leurs enfants en voltigeurs de la milice citoyenne; c'étaient en un mot une manie universelle et je crois que si l'on y cherchait bien, on trouverait chez moi un vieil uniforme de soldat citoyen tout couvert de poussière.
Mon client, grâce aux gens puissants qui le protégeaient (on ne manque jamais de protecteurs lorsque l'on n'a besoin de rien) obtint le poste qu'il occupe encore aujourd'hui de général d'une des brigades de la garde nationale parisienne.
Je vois, dit Silvia, que je me suis étrangement trompée, je croyais, moi, que ce général était l'un des héros de notre jeune armée d'Afrique, un émule des Changarnier et des Lamoricière.
Vous vous êtes en effet étrangement trompée. Mon client, tout général qu'il est, et malgré les décorations qui brillent sur sa poitrine, ne possède aucune des excellentes qualités de son père, dont la probité, la bravoure et le dévouement étaient à l'ordre du jour des armées de la république et de l'empire, et dont le nom est resté pur au milieu des souillures de notre époque.
Devenu général, mon client vit s'ouvrir devant lui les salons de toutes les sommités du jour, il fut même reçu à la cour; mais cela ne dura pas longtemps. Le grand train que menait cet honorable personnage, les dîners de Lucullus qu'il donnait aux officiers supérieurs de la brigade citoyenne placée sous ses ordres, ses jolies femmes qu'il entretenait, ses équipages qui rivalisaient, s'ils ne surpassaient pas ceux des princes, tout cela lui coûtait par année, une somme au moins triple de celle à laquelle s'élevaient ses revenus, de sorte qu'un beau jour il se trouva veuf de son dernier billet de mille francs. La position était embarrassante.
Diable, diable, se dit le général, après quelques instants de réflexions, la caisse est vide, je ne puis pourtant pas me passer d'argent, il m'en faut pour mes gens et pour mes maîtresses; mais, comment m'en procurer?
—Monsieur le comte est embarrassé! lui dit son valet de chambre, véritable Frontin de comédie, qui avait entendu le monologue de son maître. Cette interrogation intempestive n'offensa point le général, qui connaissait trop bien le caractère parfaitement convenable de son valet, pour ne pas deviner de suite que s'il se permettait d'adresser la parole à son maître dans un moment où celui-ci paraissait si vivement contrarié, c'est qu'il pouvait, ainsi que cela du reste, lui était arrivé plusieurs fois, lui donner quelques bons conseils; aussi bien loin de le rudoyer, il l'engagea à s'expliquer sans crainte, et voici à peu près ce que le valet de chambre lui dit après lui avoir demandé pardon de la liberté grande.
—Monsieur le comte est jeune, la position qu'il occupe dans le monde est excessivement honorable, et, bien que toutes les propriétés de monsieur le comte soient grevées d'hypothèques il trouverait facilement, s'il voulait se marier, une femme qui lui apporterait une dot très-considérable.
—Est-ce que vous avez une femme à me proposer monsieur Frédéric, répondit en souriant mon client qui, pour la première fois de sa vie, envisagea sans frémir la nécessité de se marier.
—Monsieur le comte veut rire, répondit le Frontin il sait bien de qui je veux parler.
Le général savait en effet quelle était la personne à laquelle son valet faisait allusion. L'un des officiers supérieurs de sa brigade était le père d'une jeune fille que tous les beaux de l'état-major accablaient d'hommages et de petits soins; étaient-ils séduits par les attraits de la demoiselle ou par les beaux yeux de la cassette du papa? je ne puis répondre à cette question d'une manière positive. Tout ce que je puis vous dire, c'est que la jeune fille était ravissante, et que la cassette du père était dit-on respectable. Quoi qu'il en soit cette jeune fille, semblable en cela à presque toutes les femmes, dédaignait tous ceux qui composaient la foule de ses adorateurs, et était toute disposée à accueillir avec beaucoup d'indulgence le seul homme qui paraissait vouloir contester la puissance de ses charmes.
Cet homme, je n'ai pas besoin de vous le dire, n'était autre que le général en question. Aussi, lorsqu'à son tour il se mit sur les rangs, tous ceux qui, jusqu'à ce moment avaient été soufferts comme en cas, furent successivement écartés, ce fut à lui désormais que le soin de porter le bouquet et l'éventail de la demoiselle, lorsqu'ils se trouvaient ensemble au bal, fut confié, et je dois en convenir, il s'acquittait avec beaucoup de grâce des fonctions de cavalier servant.
Le père de la jeune personne, la borne la plus mal taillée qu'il soit possible de rencontrer, ne voyait pas sans éprouver un certain plaisir son général faire une cour assidue à sa fille; la position élevée de mon client flattait son amour-propre, et bien qu'il sût quelque chose du mauvais état de ses affaires, son nom, ses épaulettes étoilées et son écharpe tricolore garnie de franges d'argent, excusaient, aux yeux de la borne en question, les peccadilles du passé.
Le mariage fut conclu.
Hélas! hélas! pourquoi les jours de la lune de miel sont-ils si peu nombreux? pourquoi sont-ils si courts?
Le général qui, durant les premiers mois de son mariage, avait paru enchanté, charmé de sa femme; qui vantait ses charmes, son esprit et ses grâces à tous ceux qui voulaient bien l'entendre, se refroidit insensiblement. D'abord, monsieur et madame qui, chaque soir se retiraient dans le même appartement, eurent chacun un logis séparé; puis madame fut forcée de faire ses visites et d'aller au bois sans être accompagnée de monsieur; puis enfin, monsieur, ennuyé à ce qu'il paraît d'entendre les reproches de madame, qui n'avait pas accepté sans se plaindre la position qui lui était faite, position que du reste elle ne méritait pas, car elle était jeune, jolie, spirituelle, et, ce qui est plus rare, elle aimait son mari; monsieur, dis-je, reprit tout à coup les habitudes échevelées de sa vie de garçon.
Ses dettes avaient été payées lors de son mariage, il en fit de nouvelles. J'ai eu fort souvent le plaisir de lui prêter de l'argent.
—En prenant vos sûretés, dit Silvia.
—Bien entendu, répondit Juste. Lorsqu'on ne voulut plus lui prêter d'argent, il acheta des marchandises de toutes natures afin de les revendre à vil prix. Vous dire tout ce qu'il a acheté, serait beaucoup trop long; qu'il vous suffise de savoir qu'il doit sur la place au moins seize cents mille francs.
—Tant que cela!
—Tout autant; et il est probable qu'il devrait beaucoup plus, si plusieurs de ceux qu'il a essayé de mettre dedans, n'étaient allés chercher près du chef de certain établissement que le ciel confonde, certains renseignements qui dérangèrent une bonne partie de ses combinaisons.
Il trouva cependant les moyens d'acheter à un marchand de vins des environs de Paris, cent cinquante mille francs de vins de Bordeaux; la réussite de cette opération lui fit naître l'idée d'en tenter une autre; il se dit que puisqu'il avait du vin, il devait acheter des bouteilles et des bouchons, et à cet effet il s'adressa à un honnête marchand de ces deux articles; mais celui-ci mieux avisé que le marchand de vins de Bordeaux, ne se laissa pas éblouir par le grade éminent les décorations et les belles manières du personnage, il se dit qu'il ne serait pas prudent de livrer, sans avoir pris certaines précautions, trente-deux mille francs de bouteilles et de bouchons; il alla donc à son tour demander des renseignements à l'établissement en question, et ceux qu'il obtint furent de telles nature, qu'il garda, et fit bien, ses bouteilles et ses bouchons.
Le vin fut vendu par les soins d'un de ces courtiers d'affaires ténébreuses, à cinquante cinq pour cent de perte.
Le marchand qui l'avait vendu au général, n'étant pas payé à l'échéance de ses lettres de change, et ne pouvant faire mettre son débiteur à Clichy, seul moyen de le contraindre à s'exécuter; (mon client, j'ai oublié de vous dire cela, était député, et grâce à ses fonctions législatives, il se moquait de messieurs les gardes du commerce et de ses créanciers tant que durait la session des chambres) le marchand fut donc obligé de faire contre fortune bon cœur, et de prendre son mal en patience.
Cette affaire et beaucoup d'autres, qu'il serait trop long de vous rappeler, excitèrent quelques légères rumeurs dans le monde honorable où mon client était reçu; des gens rigoristes qui ne veulent pas absolument faire à notre époque les concessions qu'elle exige ces gens-là s'en allèrent partout, disant à qui voulait les entendre, qu'un fripon bien habillé n'en était pas moins un fripon. Le général fit d'abord tête à l'orage, il traita de calomnie et de méchants propos les bruits que l'on faisait courir sur son compte, de sorte que beaucoup de gens le voyant si calme au milieu de la tempête, ne purent s'empêcher de dire:
Mais lorsque toutes les portes se fermèrent devant lui, lorsque des gens qui jusque-là avaient paru le rechercher, tournèrent la tête lorsqu'ils passaient à côté de lui, afin de n'être pas forcés de lui rendre son salut, il fut enfin forcé de s'émouvoir.
Aujourd'hui ce n'est qu'avec la signature de sa femme qu'il peut obtenir de l'argent, et vous avez pu voir qu'il ne se fait pas faute de s'en servir, et pour satisfaire les caprices les plus frivoles.
—Est-ce que vraiment il va donner à cette Coralie les cinquante mille francs que vous venez de lui prêter?
—Sans doute. Coralie, à ce qu'on assure, est une de ces femmes qui n'accordent leurs bonnes grâces qu'aux gens qui payent argent comptant, et qui sait tirer un bon parti de tous ceux qu'elle a séduits; ainsi, il est plus que certain que l'argent extorqué à la femme servira à acheter les faveurs de la maîtresse.
—Ainsi, dit Silvia qui avait écouté avec la plus sérieuse attention tout ce que venait de lui dire Juste, vous pensez sans doute que la recommandation de ce général ne serait pas d'une grande utilité à quelqu'un qui solliciterait des fonctions d'une certaine importance?
—Je crois au contraire, aimable dame, qu'elle ne pourrait que lui nuire; car je vous le dis en confidence, mon client est maintenant un astre à son déclin, et si mes prévisions ne me trompent pas, d'ici à peu de temps il sera forcé de donner sa démission de général; on dit même, tout bas, qu'il a l'intention d'aller se fixer à Rome, afin de solliciter de notre Saint-Père, le grade de généralissime des troupes papales.
Silvia, lorsque Juste eut achevé de lui raconter tout ce qu'il savait sur le compte du général qu'elle venait de rencontrer chez lui, sortit de sa maison, empressée d'aller rejoindre Salvador et Roman, qui l'attendaient sans doute avec la plus vive impatience. Elle était charmée d'être à même de leur prouver qu'ils n'avaient pas eu tort de lui confier la négociation de l'affaire si délicate qu'elle venait de terminer avec tant d'intelligence et de bonheur, et qu'elle était digne d'être en tiers dans l'association qu'ils avaient formée. Elle était encore très-satisfaite de ce que le hasard lui avait fourni les moyens d'éclairer sont amant sur le compte du général; car Salvador, lorsqu'il était arrivé à Paris, était porteur d'une lettre de recommandation adressée au général par une personne notable de son département, de laquelle, sans doute, ce dernier n'était pas connu sous son véritable jour; et il comptait beaucoup sur les promesses qui lui avaient été faites par ce noble personnage.
Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous laisserons Silvia aller retrouver ceux que maintenant nous pouvons nommer ses complices, et nous resterons quelques instants encore chez l'usurier Juste, où nous rencontrerons quelques personnages nouveaux qui doivent, ainsi que lui, jouer un certain rôle dans la suite de cet ouvrage, et qui nous fourniront l'occasion d'initier nos lecteurs à quelques nouveaux mystères de la vie parisienne.
Il s'exerce dans Paris et au grand jour, une foule de commerces et d'industries, qui, très-honnêtes en apparence, ne sont en réalité que des officines de ruses et d'escroqueries.
Au centre des plus beaux quartiers de la capitale, dans la partie la plus en vue d'une rue brillante, on est souvent étonné de rencontrer un trou noir et mal éclairé, laissé par hasard au pied d'une construction élégante, dont cependant il augmente de quelques centaines de francs les valeurs locatives; ce trou, dédaigné longtemps par tous les petits industriels, cesse un jour d'être inoccupé; ses murs humides et salpêtrés, sont garnis de rayons achetés rue Chapon; un comptoir de bois de chêne et quelques chaises viennent compléter l'ameublement du trou en question et une enseigne hissée au dessus de la porte, est chargée d'apprendre aux passants que monsieur un tel, vient de s'établir marchand d'habits, et qu'il dégage les effets du mont-de-piété afin d'en procurer la vente.
Une certaine quantité de vêtements d'homme, achetés aux ventes du mont-de-piété, quelques uniformes et deux ou trois paires de vieilles épaulettes, telles sont ordinairement les marchandises étalées aux yeux du public, par les propriétaires de ces bazars ténébreux; gouffres sans fond où tout vient s'engloutir.
Celui qui a besoin d'une petite somme vient vendre dans ces boutiques, tout ou une partie de sa garde-robe, que viendra acheter celui qui veut se procurer sans dépenser beaucoup d'argent, l'équipement d'un fashionable; c'est là, en effet, la branche connue du commerce de messieurs les fripiers; c'est aussi celle qui leur rapporte le moins de bénéfices, et l'on peut croire, lorsqu'on les connaît bien, qu'ils ne l'exercent que pour se donner une contenance et pour voiler aux yeux trop curieux, la partie occulte de leurs affaires.
Supposons un instant, qu'une personne qui vient de lire ce qui précède, et qui veut avoir le mot de ce qui, jusqu'à ce moment, lui a paru une énigme, est montée dans une voiture qu'elle a fait arrêter au coin d'une rue donnant sur le boulevard qui sert de promenade habituelle aux élégants de notre bonne ville, il verra entrer dans une petite boutique d'assez piètre apparence, des individus arrivés les uns à pied, les autres en carrosse, qui en sortiront quelques minutes après, couverts d'un riche et nouveau costume, de chaînes d'or, de bijoux et le reste.
Voici comment cela se fait:
Un individu qui a eu besoin d'argent, est venu chez ce fripier, auquel il a vendu sa malle et tout ce qu'elle contient, sa montre ses bijoux, voire même sa canne.
Mais, ne voulant ou ne pouvant pas rester couvert toujours des mêmes vêtements, il est convenu d'avance, avec le fripier usurier, que chaque fois qu'il aurait besoin de changer de costume, il en aurait la facilité, moyennant le payement d'une prime de cinq, de dix ou de vingt francs, et le dépôt préalable de la défroque ancienne et d'une somme quelconque pour rétablir l'équilibre.
On rencontre dans les galeries de l'Opéra, sur le boulevard des Italiens, au divan, à l'estaminet du Grand balcon et ailleurs, une foule de dandys, fashionables, gants jaunes, lions, comme on voudra les appeler, qui n'ont jamais changé de costume que chez le fripier en question, qui a donné à ses clients le nom de lézards.
La boutique du père des lézards, est constamment pleine d'une foule de ces sauriens; les uns vendent, les autres achètent; quelques-uns engagent, mais tous vivent en bonne intelligence avec leur père, père du reste rempli d'indulgence, et qui ne peut pas plus se passer de ses enfants, que ceux-ci ne peuvent se passer de lui.
Un jour, un cabriolet très-élégant, derrière lequel était juché un nègre, vêtu d'une magnifique livrée, chapeau à galon d'or, redingote de fin drap marron à boutons de métal armoriés, culottes de peau de daim, bottes à revers et gants blancs, s'arrête devant la porte du père des lézards, et de ce brillant véhicule descend un fort bel homme, vicomte de son métier, qui entre sans façon dans la boutique, tire une chemise de son chapeau et demande cinq francs à son père, auquel il offre pour garantie la chemise susdite. Le gage était peut-être un peu exigu; mais le père des lézards est un homme très-accommodant: il sait qu'il n'y a pas de petite opération qui, répétée souvent, ne finisse par rapporter des bénéfices importants; et que plusieurs petits ruisseaux réunis forment à la fin une grande rivière. La pièce de cinq francs fut octroyée avec une grâce tout aristocratique, et le noble vicomte, charmé, probablement du résultat de cette importante négociation, remonta dans son cabriolet de louage qui partit au galop.
Il existe, pour les femmes, des maisons semblables à celles du père des lézards; nous trouverons probablement l'occasion d'en parler dans la suite de cet ouvrage.
Silvia venait de sortir de chez M. Juste, et le vieil usurier calculait les bénéfices probables de l'affaire qu'il venait de faire avec elle, lorsque les tintements de la sonnette et les aboiements de son chien, lui annoncèrent une nouvelle visite; il se leva et courut à l'entrée de son habitation.
Après avoir, suivant sa coutume, examiné celui qui demandait à être admis dans son fort, il ouvrit sa porte; il venait de reconnaître la physionomie d'un ami, ou plutôt d'une personne de laquelle il ne devait rien craindre; car monsieur Juste, ainsi du reste que la plupart des gens de son espèce et de sa profession, n'avait ni amis, ni parents.
—Ah! ah! c'est vous, Rigobert!... dit-il au nouveau venu lorsqu'il l'eût introduit dans son cabinet. Comment vont les affaires et quel bon vent vous amène?
—Les affaires vont mal, M. Juste, et le vent qui m'amène ne souffle pas du bon côté, répondit le nouveau venu; je viens vous demander de l'argent!
—Ce que vous me dites là m'étonne; comment se fait-il qu'étant à la tête d'un commerce dont les bénéfices sont très-considérables, vous vous trouviez aujourd'hui forcé d'avoir recours à moi?
—Eh! bon Dieu! s'écria Rigobert, les jours se suivent et ne se ressemblent pas: si maintenant je suis gêné, c'est que j'ai voulu marcher sur vos traces.
—L'ambition perd l'homme, mon cher élève! j'ai commencé comme vous; mais ce n'est que lorsque je me suis trouvé possesseur d'une bonne somme, que j'ai agrandi le cercle de mes opérations. Mais je ne veux pas jouer auprès de vous le rôle de ce magister qui faisait de la morale à l'enfant qui se noyait, vous avez besoin d'argent, combien vous faut-il?
—Il me faut dix mille francs: prêtez-moi cette somme et je suis sauvé!
—Vraiment? Eh bien! mon ami, apportez-moi demain une partie de marchandises d'une valeur équivalente à la somme dont vous avez besoin, et cette somme vous sera comptée à l'instant même.
Rigobert (le lecteur sans doute a déjà deviné que cet individu n'était autre que le père des lézards), tout usurier qu'il était, ne l'était cependant pas encore assez pour s'attendre à voir M. Juste le traiter comme il aurait traité le premier individu qui se serait adressé à lui.
—Eh! eh! dit celui-ci qui avait remarqué son étonnement, vous avez donc cru que je vous prêterais de l'argent sans prendre mes sûretés? vous vous êtes trompé, mon cher enfant. Que ce qui vous arrive aujourd'hui vous serve de leçon; et rappelez-vous à l'avenir, que lorsqu'il s'agit d'affaires, et surtout d'affaires d'argent, il faut oublier les liens qui nous attachent aux gens qui s'adressent à nous. Si vous aviez toujours tenu vos lézards à distance, vous ne seriez pas obligé aujourd'hui de venir supplier le père Juste de venir à votre secours.
—Enfin, M. Juste, ce qui est fait est fait; mais comme vous le dites, ce qui m'arrive aujourd'hui me servira de leçon; si vous voulez bien prendre la peine de passer, vous choisirez dans mon magasin les marchandises qui devront vous servir de garantie. A quel taux me prêterez-vous ces dix mille francs?
—Six pour cent...
—Très-bien, s'écria Rigobert, charmé de rencontrer un aussi honnête marchand d'argent, je suis sauvé! six pour cent par an, c'est très-bien.
—Mais je n'ai pas dit cela, répondit Juste, je veux bien vous prêter dix mille francs sur nantissement, mais à raison de six pour cent par mois, c'est ce que me rapportent ordinairement mes capitaux.
—Au diable! se dit Rigobert; j'avais à ce qu'il paraît tort de croire que ce vieux podagre se rappellerait les services que j'ai pu lui rendre.—Et comme il restait sans parler:
—Une fois, deux fois, cela vous va-t-il? dit Juste.
—Vous êtes dur, père Juste, répondit-il; mais il faut bien faire tout ce que veut celui qui tient les cordons de la bourse.
—Allons, allons, mon cher élève, vous en serez quitte pour tenir à vos lézards la dragée un peu plus haute.
—Il le faudra bien ainsi. C'est convenu: vous viendrez demain chez moi.
Quelque dures que fussent les conditions qui lui étaient imposées, Rigobert, qui avait un très-pressant besoin d'argent, se trouva trop heureux de les accepter; car, en réalité, cet argent qui devait lui coûter soixante-douze pour cent, allait lui rendre un très-grand service. C'est que les ressources du métier qu'il faisait sont incalculables, et que Dieu seul et l'usurier qui la prête, peuvent savoir ce qu'une pièce de cinq francs prêtée sur gage à un lézard, est susceptible de rapporter. Hâtons-nous de dire, afin que nos lecteurs ne nous accusent de n'être pas d'accord avec nous-même, que si M. Rigobert se trouvait momentanément gêné, les causes de cette gêne lui étaient toutes personnelles, et qu'il n'en accusait pas son commerce qui jamais au contraire n'avait été plus prospère.
Juste, après lui avoir de nouveau promis d'aller le lendemain lui rendre visite, reconduisit Rigobert jusqu'à la porte de sa maison qu'il ne fit qu'entre-bâiller pour le laisser sortir, ainsi qu'il en avait l'habitude.
Lorsque Rigobert lui eut tourné le dos, il voulut fermer sa porte, mais il en fut empêché par un homme de haute taille doué d'une physionomie agréable et dont l'élégant négligé du matin annonçait un homme de très-bonne compagnie, qui passa son bras entre la porte et le chambranle et ferma vivement la porte lorsqu'il fut entré dans la petite cour.
Juste, qui ignorait le but de ce qui venait de se passer, tremblait de tous ses membres n'osait prononcer un seul mot; il était tout prêt à supposer à cet individu quelques intentions criminelles, lorsque le vicomte de Lussan (car c'était lui) le rassura quelque peu en lui disant en riant aux éclats:
—Vous voyez bien, M. Juste, que toutes vos précautions peuvent être mises en défaut: vous voici à ma discrétion.
L'usurier, que l'étonnement paraissait avoir pétrifié et qui tremblait toujours un peu, voulut cependant essayer de persuader à ce visiteur importun, qu'il n'avait pas conservé la moindre crainte du moment qu'il l'avait reconnu.
—L'entrée inopinée es assez brusque d'un individu que je croyais étranger, dit-il, m'avait, il est vrai, épouvanté; mais maintenant que je sais que j'ai l'honneur de parler à un estimable gentilhomme, j'ai recouvré tout mon sang-froid et je suis parfaitement tranquille.
—Malgré vos assertions, répondit le vicomte de Lussan en regardant l'usurier qui ne paraissait pas encore très-rassuré, je suis persuadé que vous avez conservé des soupçons, puisque vous ne me conduisez pas dans votre cabinet; savez-vous M. Juste, qu'il n'est pas très-poli de me recevoir sous ce vestibule.
—Je dois avouer à M. le vicomte, que la manière peut-être un peu brutale dont il s'est introduit chez moi, m'a causé une certaine frayeur, et avec d'autant plus de raison, que M. de Lussan est ordinairement très-poli et excessivement réservé; mais à l'heure qu'il est, je suis, je vous le répète, parfaitement tranquille.
De Lussan, dont un excellent déjeuner avait excité la gaieté, s'apercevant que l'usurier, malgré tous ses efforts, ne pouvait vaincre la peur qui le travaillait, voulut se donner le plaisir de l'épouvanter davantage.
—Vous allez donc de suite m'introduire dans votre cabinet, je veux y entrer de gré ou de force; mais daignez croire, mon cher Juste, que je n'ai pas pris la respectueuse liberté de vous arracher à vos importantes occupations, sans y être forcé par un puissant motif.
Juste aurait bien voulu pouvoir se dispenser de faire ce qu'exigeait le vicomte de Lussan, car il venait de se rappeler que son portefeuille de maroquin vert, qui contenait encore, malgré les deux fortes saignés qu'il venait de lui faire, une très-forte somme en billets de banque et autres valeurs, était resté sur la cheminée de son cabinet, et il craignait, par-dessus tout, qu'il ne vînt à frapper les regards de son noble visiteur; il essaya, par des paroles insidieuses, de le retenir dans une des pièces d'entrée où tout en causant ils étaient arrivés.
Le vicomte regarda quelques minutes l'usurier, dont la mine piteuse était vraiment comique, puis il se mit à rire aux éclats!
—Monsieur Juste, lui dit-il lorsque cet excès d'hilarité fut passé, vous êtes un vieil imbécile! suis-je donc un étranger pour vous? Je crois vous avoir donné assez de preuves de loyauté pour mériter votre confiance.
—Monsieur le vicomte a raison; je n'ai jamais eu qu'à me louer des ses bons procédés; mais il me permettra de lui faire observer que je suis seul, que j'habite un quartier presque désert, que tous les jours on entend parler d'assassinats suivis de vol, et que d'après cela, il doit m'être permis de me tenir un peu sur mes gardes. Je dois encore ajouter que votre langage et vos manières me paraissent aujourd'hui si peu en harmonie avec vos principes et vos habitudes, que j'ai dû craindre un moment pour ma fortune et pour ma vie.
—Votre franchise, mon cher, m'oblige à vous dire toute la vérité. Avant de venir ici, j'avais déjeuné chez Desmares avec des députés de ma province, nous avons fêté Bacchus avec ferveur; et lorsque je suis arrivé à votre porte, j'avais encore dans le cerveau les fumées du champagne et du chambertin. Je venais vous trouver afin de vous parler de diverses affaires, et je n'avais, je vous l'assure, nullement l'envie de vous épouvanter; mais l'occasion de vous prouver que les hommes les plus prévoyants peuvent être mis en défaut, s'est présentée, et ma foi je ne l'ai pas laissée s'échapper. J'ai voulu plaisanter un moment, voilà tout; vous avez eu peur, j'ai continué afin de vous épouvanter davantage; il paraît que j'ai réussi au delà de mes espérances. Du reste, je vous donne ma parole de noble breton, que je n'ai l'intention de nuire ni à votre personne, ni à votre fortune.
—Vous me donnez donc votre parole de gentilhomme que je n'ai rien à craindre?
Le vicomte de Lussan répondit par l'affirmative à cette question de l'usurier. Juste qui paraissait très rassuré depuis que le vicomte de Lussan lui avait donné sa foi de gentilhomme que sa personne et ses biens seraient respectés, l'introduisit enfin dans son cabinet. Il n'oublia pas cependant de jeter, en entrant, son mouchoir sur le portefeuille; et ce mouvement ayant, selon toute apparence, échappé à son compagnon, il se sentit soulagé d'un grand poids.
Il offrit un siége au vicomte et s'assit dans son vieux fauteuil de canne.
—Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une furieuse peur, monsieur le vicomte, dit Juste une fois qu'il se fut retranché derrière le grillage qui formait une espèce de rempart autour de la petite table qui lui servait de bureau.
Nous devons maintenant expliquer à nos lecteurs, quels étaient les moyens employés par Juste, pour se mettre à l'abri des tentatives de ceux de ses clients qu'il croyait capables de lui nuire.
Le chien de Terre-Neuve, animal qu'il avait élevé et dressé lui-même avec le plus grand soin, était véritablement un gardien formidable et très-capable de dévorer un homme sur un signe de son maître; aussi était-il toujours en liberté. Le père Juste qui comptait sur sa vigilance et son incorruptibilité, qualités que diverses fois il avait fait éprouver et qui jamais n'avaient été mises en défaut, était parfaitement tranquille.
Lorsqu'on sonnait, il n'ouvrait sa porte qu'après avoir reconnu à travers le petit guichet dont nous avons parlé, quelle était la personne qui sollicitait son admission. Lorsqu'il l'avait admise, il la faisait entrer dans son cabinet et lui se retirait dans son espèce de fort, dont la porte se fermait en dedans et ne pouvait être ouverte qu'à l'aide d'un cordon placé à la droite de l'usurier. Si quelqu'un avait voulu tenter de forcer le grillage, il pouvait se retirer dans la cour auprès de son fidèle gardien, qui alors l'aurait défendu jusqu'à la mort. La pièce qu'il appelait son cabinet, était ci-devant une chambre à coucher dont l'alcôve treillagée et garnie de petits rideaux verts, existait encore. C'est dans cette alcôve que Silvia s'était tenue cachée pendant tout le temps que le général était resté chez Juste.
De ce qui précède, on doit naturellement conclure que Juste pouvait, jusqu'à un certain point, recevoir chez lui, sans avoir rien à redouter de leur part, les gens suspects avec lesquels il était en relations réglées: en effet, dans sa cour il avait son gardien à sa disposition, et, à son défaut même, il pouvait demander du secours à ses voisins, dont les fenêtres en dominaient l'intérieur; il n'était pas du reste probable que l'on osât y commettre un attentat contre sa personne.
Lussan causait depuis quelques instants avec l'usurier, et n'avait pas encore abordé le sujet de sa visite, les fumées qui obscurcissaient son cerveau ne s'étaient pas encore tout à fait dissipées.
—Vous ne me rendez pas justice, disait-il sans cesse; croyez-vous qu'un gentilhomme d'aussi bonne maison que votre serviteur ait jamais manqué à sa parole?
En achevant ces mots, il enleva avec le bout de sa canne le mouchoir à petits carreaux bleus qui cachait le bienheureux portefeuille dont il s'empara.
La physionomie de Juste, en voyant son trésor à la disposition du comte de Lussan, prit tout à coup une expression de douloureuse anxiété, que toutes les paroles imaginables seraient incapables de peindre: on pouvait seulement entendre quelques sourds gémissements s'échapper de sa poitrine, et ce n'est qu'à grand peine qu'il put réunir assez de force pour articuler ces quelques paroles:
—Monsieur le vicomte!... mon portefeuille... votre parole... rendez-moi mon portefeuille!
Le vicomte avait ouvert le vieux portefeuille et examinait avec beaucoup d'attention tout ce qu'il contenait.
—Diable! dit-il enfin, sans paraître remarquer la profonde consternation empreinte sur tous les traits de Juste, des billets de banque, des bank-notes, des mandats sur les receveurs généraux, d'excellentes actions au porteur: il y a toute une fortune dans ce vieux portefeuille.
—Monsieur le vicomte répétait toujours le pauvre Juste, vous m'avez donné votre parole de gentilhomme, je suis sans inquiétude.
De Lussan, que les transes mortelles du malheureux usurier amusaient singulièrement paraissait ne pas vouloir l'entendre.
—Je disais donc, continua-t-il, qu'il y a dans ce portefeuille toute une fortune; et si je le voulais, je pourrais sortir d'ici en l'emportant sans que vous tentassiez de vous opposer à mon passage, il est même probable que vous n'iriez pas faire à la police la confidence de ce qui vous serait arrivé.
—C'est vrai, dit Juste, je vous aime trop pour avoir le courage de vous dénoncer; mais je suis ruiné... mort...
—Vous n'êtes ni mort, ni ruiné; mais vous êtes et vous serez toujours un vieil imbécile, un pince-maille, un vieux juif, tout chrétien que vous êtes; vous méritez sans aucun doute une sévère leçon, mais je n'ai pas oublié que je vous ai donné ma parole.
Et le vicomte de Lussan tendit à Juste, par le guichet pratiqué dans le grillage, le vieux portefeuille et tout ce qu'il contenait.
Il n'y a pas dans notre langue d'expression assez énergiques pour retracer fidèlement le changement qui s'opéra soudainement sur le visage de l'usurier à cette restitution si inattendue; les plus brillantes couleurs remplacèrent tout à coup l'affreuse pâleur qui couvrait son visage; il faudrait en un mot être usurier et avare afin de pouvoir peindre convenablement la vive satisfaction qu'il éprouva.
—J'ai voulu seulement continuer la plaisanterie, lui avait dit le comte en lui remettant son trésor, mais je crois bien que maintenant vous êtes corrigé, et que vous ne serez plus tenté de vous méfier d'un homme comme moi.
—Ah! monsieur le vicomte, que de reconnaissance, s'écria Juste après avoir enfoui le portefeuille dans une des vastes poches de sa vieille houppelande; si jamais vous avez besoin de quelques billets de mille francs, je vous les prêterai... Moyennant de bonnes et valables garanties, et un intérêt raisonnable, s'empressa-t-il d'ajouter, dans la crainte que celui auquel il s'adressait ne voulût de suite mettre sa bonne volonté à l'épreuve.
—Laissons toutes ces fadaises et parlons de l'objet qui m'amène, dit le comte; vous êtes maintenant, je crois, en état de m'écouter?
—Oui, monsieur le vicomte.
—J'ai rencontré il y a déjà quelques temps chez une noble dame de charité, le joaillier chez lequel elle se fournit depuis environ dix ans; j'ai causé avec cet homme, qui m'a fait, ainsi que cela se pratique, ses offres de services, et m'a instamment prié d'aller lui rendre visite si par hasard j'avais quelques acquisitions à faire. Vous avez déjà deviné, digne père Juste, que peu de jours après cette rencontre, il me prit la fantaisie d'acheter quelques bijoux et que je me rendis chez le joaillier en question, où je dépensai quelques centaines de francs.
Lors de cette première visite, que j'ai fait durer aussi longtemps que cela m'a été possible, j'ai trouvé l'occasion d'adresser quelques paroles aimables à la femme et à la fille de mon homme, qui sont du reste toutes deux de très-jolies et de très-aimables femmes.
Je suis retourné plusieurs fois faire de nouvelles emplettes chez cet honnête marchand. Grâce à mon extrême politesse, aux compliments que j'adresse sans cesse aux deux dames, qui sont un peu, comme toutes les femmes, disposées à accorder une confiance sans bornes à tous ceux qui les adulent, à quelques fleurs offertes à propos, je n'ai pas eu de peine à devenir le plus intime ami de la maison; de sorte que j'ai pu facilement prendre l'empreinte des trois serrures de sûreté qui ferment la porte de l'appartement, et que le joaillier croit invulnérables.
—C'est une affaire magnifique! Est-elle mûre?
—Pas encore tout à fait; mais je voudrais avoir sous la main, pour m'en servir en temps utile, deux hommes adroits et déterminés pour l'exécution: pouvez-vous me procurer cela?
—Mais que ne prenez-vous Lion le Taffeur et Maladetta, ou bien Robert et Cadet-Vincent?
—Lion et Maladetta sont des hommes spéciaux qui ne conviennent pas à cette affaire; et je ne veux pas avoir, vous le savez bien, de relations directes avec les deux autres, dont le ton et les manières sont de nature à compromettre le plus honnête homme du monde.
—Ah! diable! à qui donc confier l'exécution de cette affaire?
—Voyez, demandez à la Sans-Refus, il doit y avoir parmi les habitués de son établissement quelqu'un à qui il soit possible de parler sans compromettre sa réputation.
—Voulez-vous Délicat, Coco-Desbraises, Rolet le mauvais Gueux, Charles la belle Cravate, le Grand-Louis, Vernier les Bas bleus; je ferai parler par la mère Sans-Refus à ceux d'entre eux qui vous conviendraient.
—Vous êtes fou, Juste! il faut que je donne moi-même les instructions nécessaires, et je ne puis vraiment me commettre avec un seul des misérables que vous venez de nommer.
—Mais si vous les connaissez, ils ne vous connaissent pas plus qu'ils ne me connaissent moi-même, et vous pouvez sans inconvénient vous rencontrer avec les deux plus propres, Charles la belle Cravate et Vernier les Bas bleus par exemple.
Le vicomte de Lussan réfléchit quelques instants.
—Décidément, dit-il, je ne veux aucun de ces misérables; tous ces gens-là ont un langage atroce, de pitoyables costumes, et de si dégoûtantes manières qu'ils me font mal au cœur. Cherchez, père Juste, vous devez avoir parmi vos connaissances ce qui me convient: les deux que vous m'avez procurés pour l'affaire du marchand papetier.
—Ah! vous voulez parler de Fanfan la Grenouille et de Poil aux Lèvres; ces deux braves garçons viennent d'être arrêtés; par suite de révélations: ils sont là-bas.
—J'en suis désespéré. Mais vous pourrez sans doute en trouver d'autres: j'attendrai, rien ne presse.
—S'il n'y a pas péril en la demeure, je vous y engage. Je crois que si vous me laissez un peu de temps devant moi, il me sera possible de vous procurer des gens avec lesquels vous pourrez facilement vous entendre.
Juste, lorsqu'il faisait cette promesse au vicomte de Lussan, pensait à la femme à laquelle il avait, quelques heures auparavant, acheté les pierreries du comte Colorédo, il supposait, et nos lecteurs savent que ses conjectures étaient fondées, que cette femme n'était qu'un émissaire des individus qui avaient commis le vol, individus qui ne s'en tiendraient probablement pas là, et que tôt ou tard il finirait par connaître.
—Maintenant que nous sommes parfaitement bien ensemble, dit le vicomte de Lussan, il faut que je vous fasse comprendre que toutes les précautions dont vous vous entourez seraient inutiles, si un individu comme moi par exemple, voulait vous assassiner afin de vous voler ensuite. D'abord on pourrait sans peine empoisonner votre Cerbère.
Et comme l'usurier secouait la tête et faisait une grimace négative.
—Il y a de si friandes boulettes, reprit le vicomte qu'elles tentent les chiens les mieux élevés et les plus sobres. Du reste si de ce côté votre animal est invulnérable; ne connaît-on pas mille moyens de charmer les chiens, et de rendre aussi doux qu'un mouton, le plus féroce de ces animaux, et puis vous vivez seul, et, depuis la mort de madame Juste, vous ne sortez que rarement, de sorte que vous seriez mort depuis longtemps lorsqu'on commencerait à s'inquiéter de vous.
—Oui, tout cela est possible; mais quand je serais mort, qui indiquerait aux assassins le lieu qui renferme mon or et mon portefeuille? car c'est par extraordinaire que je l'avais apporté avec moi; c'est une imprudence que j'ai commise aujourd'hui pour la première fois, et qui ne se renouvellera plus, je vous l'assure: il est vrai que je n'avais eu à traiter qu'avec une femme et un général de mes amis, et que je ne devais rien craindre de ces deux personnages.
—Ainsi donc, vous êtes persuadé qu'il serait impossible de découvrir votre cachette?
—Oui, M. le vicomte.
—Quelle erreur est la vôtre, mon cher Juste! on la découvrirait, gardez-vous d'en douter. Mais tranquillisez-vous: aucun de ceux avec lesquels vous êtes en relations ne songe à vous faire le moindre mal; car admettons un moment qu'on vous enlève quelques centaines de mille francs, qui, partagés entre trois ou quatre personnes seraient bientôt dissipés, où trouverait-on après un homme comme vous! car vous êtes vraiment notre providence! Quel que soit le chiffre d'une affaire, vous payez comptant; tandis que vos confrères ne donnent que des à-compte; vous savez si bien faire disparaître les objets que vous achetez, qu'une fois qu'ils sont entrés chez vous, on n'en entend plus parler. Avec vous on termine de suite: il est vrai que vous donnez le moins possible; mais qu'est-ce que cela fait? Vous voyez que nous avons le plus grand intérêt à vous conserver. Que deviendrions-nous sans vous? vous nous êtes nécessaire, indispensable; soyez donc sans inquiétude sur votre sort, vous n'avez rien à redouter: on ménage toujours les gens dont on a besoin; et puis d'ailleurs ne vous ai-je pas prouvé la vérité de ce que je viens de vous dire en vous rendant votre portefeuille, que je pouvais garder impunément.
—C'est vrai, mais tous mes clients ne sont pas des nobles gentilshommes bretons. Si ce portefeuille était tombé entre les mains de Coco-Desbraises ou de Délicat, ils l'auraient gardé.
—Il faut convenir, mon cher Juste, que vous faisiez une piteuse grimace à la fois épouvantable et risible tandis qu'il était entre mes mains, la mort était vraiment sur vos lèvres. Vous aimez donc bien l'argent, M. Juste?
—Oh! oui, je l'aime! L'argent et Dieu, voyez-vous, sont les seuls objets de mon culte! L'argent!... mais que faire ici-bas sans argent! N'est-ce pas avec ce métal, avec ce vil métal, comme disent ceux qui n'en possèdent pas, que l'on peut se procurer tous les bonheurs et toutes les satisfactions de cette vie, et toutes les béatitudes de l'autre?
—Je sais, répondit de Lussan, que lorsque l'on possède beaucoup d'argent il devient facile d'obtenir des honneurs, des grades et des places; que pour avoir de superbes chevaux, des équipages magnifiques, de jolies maîtresses, tous les plaisirs enfin, il en faut beaucoup; mais à vous, père Juste, qui vivez comme un anachorète, qui êtes toujours mal vêtu, et qui ne déjeunez jamais au café Anglais, à quoi vous sert, dites-le-moi, tout celui que vous possédez, puisque vous ne savez pas en jouir?
—Je ne sais pas en jouir, M. de Lussan, je ne sais pas en jouir? quelle erreur est la vôtre! Je jouis beaucoup plus que vous; je savoure toutes les délices, tout le bonheur dont vous faites tant de cas; je m'enivre à la coupe que vos lèvres effleurent à peine, et mes jouissances sont d'autant plus grandes et plus délicieuses qu'elles n'entraînent pas après elles les regrets et les désillusions de la vie commune. J'ai comme vous des maîtresses, des chevaux et des équipages: des maîtresses, plus pimpantes et plus jolies, des chevaux de meilleure race, des équipages plus brillants que les vôtres, M. le vicomte de Lussan!
—Vous m'étonnez, cher Juste! Je vous avoue que je ne m'étais pas douté que vous possédiez tant et de si belles choses. Mais où sont-elles donc? je suis vraiment désireux de voir toutes ces merveilles.
Juste tira de la poche de sa houppelande le vieux portefeuille de maroquin vert, puis il en tira les billets de banque, bank-notes, mandats et actions au porteur qu'il renfermait et qu'il étala sur sa petite table de bois noir, puis il s'écria avec enthousiasme:
—Voilà mes salons dorés, mes boudoirs parfumés, mes bains de jaspe et de porphyre, mes équipages du carrossier à la mode, mes chevaux anglais, mes chiens de race et mes valets dorés sur toutes les coutures! voilà mes maîtresses! et celles-là sont douées de toutes les beautés que mon imagination leur prête! brunes et blondes, fougueuses on naïves, enjouées ou mélancoliques, fidèles même si cela me convient; car avec de l'argent, voyez-vous, on achète tout, même de la fidélité, la marchandise la plus rare.
Le vicomte de Lussan écoutait l'usurier d'un air profondément étonné; il ne s'attendait pas à trouver sous une aussi ignoble enveloppe des idées aussi poétiques que celles que venait d'exprimer le vieux Juste.
—Continuez, dit-il, je vous écoute avec beaucoup d'attention, et je vous avoue que, que jusqu'à ce jour, je ne m'étais pas douté que le père Juste, ce vieux bonhomme que très-souvent j'ai vu grelotter dans une pièce sans feu, durant les plus rudes journées de l'hiver, et souffler dans ses doigts pour se réchauffer, était susceptible d'éprouver d'aussi vives jouissances.
—Des jouissances! mais en est-il de plus vives, de plus réelles que celle de plonger dans un bain d'or, de serrer contre sa poitrine plusieurs millions en billets de banque, et de pouvoir se dire: Quand je le voudrai, je pourrai satisfaire toutes mes fantaisies et tous mes caprices: des femmes, j'en aurai de tous les pays et de toutes les conditions: des cantatrices et des danseuses, des aimées et des bayadères, si cela me convient, j'ai le moyen de les payer le prix qu'elles se vendent; quand je le voudrai la poitrine du vieil usurier de la rue Saint-Dominique-d'Enfer sera couverte de rubans de toutes les couleurs et de croix de tous les ordres; quand je voudrai, je ne serai plus le père Juste, mais M. de Saint-Juste.
—Mais, M. Juste, puisque vous comprenez si bien les jouissances de la vie, pourquoi diable, puisque vous en avez les moyens, vous contentez-vous de l'ombre lorsque vous pouvez vous procurer la réalité?
L'usurier, en proie à une surexcitation presque fébrile, avait oublié toute prudence; il attacha quelques instants ses petits yeux vert de mer, qui brillaient comme deux escarboucles, sur le vicomte de Lussan, puis il se mit à rire aux éclats.
—Ah! ah! dit-il, vous n'êtes poëtes qu'à demi, vous autres gens du monde; vous me dites que j'ai tort de me contenter de l'ombre lorsque je puis me procurer la réalité, vous avez la vue courte, M. le vicomte de Lussan. Mais vous ne savez donc pas que tous les jours mon trésor devient plus considérable; et qu'avec lui s'augmente la somme des désirs que je puis satisfaire. Il existe un plaisir, et celui-là je le possède, qui les renferme tous, c'est d'avoir beaucoup d'or, beaucoup plus que vous ne pourriez le croire, si je vous disais la somme à laquelle s'élèvent mes richesses, beaucoup plus que n'en possèdent des gens qui se croient infiniment plus riches que moi, et cet or, il n'est pas dans les caisses de l'Etat, ni dans celle d'un banquier, il est ici. Je puis chaque soir, si cela me plaît, me rouler sur un lit de pièces d'or et de billets de banque, et ce lit me paraîtra plus doux que le lit de pétales de roses de Lucullus; je puis en ramasser une certaine quantité et me dire, sans craindre que qui que ce soit vienne me démentir: «Avec cela je suis au-dessus de tous les hommes, que je puis à mon gré rendre souples et rampants; avec cela je tiens entre mes mains l'honneur des filles et des femmes, celui des pères et des maris; je puis me faire ouvrir toutes les portes, faire fléchir devant moi toutes les consciences; je puis enfin me faire rendre le culte qui n'est dû qu'à Dieu.»
La physionomie du vieil usurier, pendant tout le temps qu'il avait employé pour débiter cette longue tirade, avait exprimé tour à tour la joie la plus fanatique, et la plus délirante satisfaction. Son teint, ordinairement si pâle et si terreux, brillait de plus vives couleurs.
—Ma foi, mon cher Juste, lui dit le vicomte de Lussan, vous êtes si éloquent et si persuasif que je suis forcé d'être de votre avis, et de croire que le vrai bonheur est celui que vous savez si bien peindre; je veux à l'avenir marcher sur vos traces; mais, pour goûter le bonheur dont vous faites tant de cas, il me manque les premiers éléments. Le père Loisseau me fournira, je l'espère, les premières pierres de l'édifice que je veux bâtir.
—Il faut le croire, M. le vicomte, répondit Juste en tendant, à travers le guichet de son grillage, sa main décharnée au vicomte de Lussan, il faut le croire.
Le vicomte sortit.
Ainsi que nous l'avons dit en commençant cette histoire, la mère Sans-Refus était la fille naturelle d'un assassin rompu vif en 1787, dans une des cours de Bicêtre, et d'une fille Marianne Lempave, condamnée pour vol à plusieurs années de prison.
Après l'exécution de son père, à laquelle, par suite de circonstances que nous rapporterons en temps utile, elle avait été forcée d'assister, Marie-Madeleine Colette Comtois, ou plutôt la mère Sans-Refus (nous conserverons à cette femme le nom sous lequel, jusqu'au moment où nous sommes arrivés, elle a été connue de nos lecteurs), qui jusqu'alors avait exercé, dans la rue Grenier-sur-l'Eau un commerce qui n'a pas de nom dans la langue des honnêtes gens, prit pour son compte l'ancien établissement de la rue de la Tannerie, dans lequel nous avons plusieurs fois déjà introduit nos lecteurs.
Ce n'est pas sans raisons, que nous avons dit l'ancien établissement, car certaines maisons, certaines rues même, paraissent fatalement destinées à n'être habitées que par la partie vicieuse ou misérable de la population. Malgré les changements apportés dans nos mœurs et dans nos habitudes par la civilisation, toutes celles des rues, assignées par les anciennes ordonnances de nos rois à l'infâme commerce de la prostitution, qui n'ont pas été démolies de fond en comble, sont encore aujourd'hui habitées par des prostituées et par ceux qui vivent de leur commerce, et pour n'employer qu'un exemple entre plusieurs qui pourraient servir à prouver la vérité de ce que nous avançons: nous citerons seulement celle dans laquelle Marie Madeleine Colette Comtois fit ses premières armes, la rue Grenier-sur-l'Eau.
Cette rue vient d'être démolie en entier, des constructions élégantes ont remplacé les masures sombres et fétides qui servaient autrefois d'asile à des individus d'un aspect plus hideux encore que celui des lieux qu'ils habitaient, il y a maintenant de l'air et du soleil dans la rue Grenier-sur-l'Eau; eh bien! une des anciennes masures de cette rue, sise au coin de celle Geoffroy-l'Asnier, n'a pas subi le sort de ses compagnes, elle a échappé, par hasard, à la démolition générale qui vient d'être faite; vous croyez peut-être que, forcée de paraître au grand jour, la vieille effrontée a changé de mœurs; qu'elle essaye au moins de faire oublier les fautes de son passé, du tout; elle est aujourd'hui ce qu'elle était il y a trente ans, il y a cinquante ans, il y a plus longtemps peut-être; elle est ce qu'elle sera dans cinquante ans si elle existe encore un mauvais lieu!
L'établissement de la mère Sans-Refus fut d'abord fréquenté par tous les malfaiteurs qui avaient connu son père et sa mère; mais à mesure que les années s'écoulaient, leurs rangs s'éclaircissaient de plus en plus, et bientôt il n'en resta plus que quelques-uns dont l'âge avait blanchi la tête et courbé l'épine dorsale, trop vieux, en un mot, pour mettre de nouveau la main à la pâte[245], mais encore très-capables, à ce qu'ils disaient, et la suite prouvera qu'ils ne mentaient pas, de faire d'excellents élèves.
Ces misérables débris des luttes précédemment engagées contre la société, restèrent les seuls habitués fidèles, il est vrai, mais très-peu capables de faire la fortune d'un semblable établissement, en raison de la réserve que leur imposait l'inaction dans laquelle ils étaient forcés de vivre, aussi la mère Sans-Refus se désolait-elle à chaque instant du jour, et toutes ses lamentations trouvaient un écho dans le cœur de ses fidèles.
—Ecoute, ma fille, lui dit un jour l'un d'eux, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui avait passé les deux tiers, au moins, de cette longue existence dans les bagnes et dans les maisons centrales[246], ton boccart[247] tombera tout à fait, si tu ne veux pas joindre une nouvelle branche à ton commerce. Les fanandels[248] dépensent leur auber[249] là où ils trouvent à fourguer[250], c'est tout simple.
La mère Sans-Refus, à laquelle la terrible mort de son père, et la fin malheureuse de sa mère, qui venait à ce moment de mourir en prison, avaient inspiré une terreur salutaire, craignait d'avoir à subir tôt ou tard les conséquences du métier de recéleur; mais le vieillard la catéchisa tant et si bien, qu'il finit par vaincre, non pas ses scrupules, la fille de Comtois et de Marianne Lempave avait été trop bien élevée pour en éprouver, mais la crainte; qui jusqu'alors l'avait empêchée de franchir l'extrême limite qui sépare les gens qui, sans être honnêtes, échappent cependant à l'action de la loi, de ceux qu'elle a le droit de frapper.
Il fut donc convenu que la mère Sans-Refus ferait savoir à tous ceux que cette nouvelle pouvait intéresser, qu'elle était prête à donner un prix raisonnable de toutes les marchandises qui lui seraient proposées.
Cette résolution une fois prise, le vieil ami de la mère Sans-Refus, ce Nestor du crime, qui était doué d'une éloquence si persuasive que l'on pouvait dire de lui comme du roi de Pylos, que lorsqu'il parlait ses paroles étaient plus douces que le miel du mont Hymète, se chargea de voir la nouvelle génération de malfaiteurs qui avait remplacé ceux qui avaient connu la mère Sans-Refus lors de ses débuts dans la rue Grenier-sur-l'Eau.
Ses démarches furent tout d'abord couronnées de succès. Il fut accueilli dans tous les tapis[251] qu'il visita, avec le respect et les égards que l'on croyait devoir accorder à un brave garçon[252], éprouvé par un long séjour dans les bagnes et dans les prisons, et les ouvertures qu'il fit aux habitués des mauvais lieux qui infestent encore les rues Aubry-le-Boucher, de Bondy, de Bièvre, du Plâtre-Saint-Jacques, des Marmouzets, la place Maubert, le boulevard du Temple, furent accueillies avec le plus vif empressement, et tous lui promirent (lorsqu'il eut convenablement fait valoir les raisons qui militaient en faveur de la mère Sans-Refus) que ce ne serait jamais qu'après s'être adressés à elle qu'ils iraient rendre visite à la Tête-de-Mort[253], à la Pomme-Rouge[254], ou à Fouille-au-Pot[255].
Ils se montrèrent fidèles observateurs de la parole qu'ils avaient donnée à leur doyen et l'établissement de la mère Sans-Refus, à peu près désert quelques jours auparavant, devint tout à coup le plus florissant de tous ceux du même genre.
Semblables à ces oiseaux voyageurs qui quittent sans regret nos climats à la naissance des mauvais jours, ses odalisques avaient toutes successivement abandonné son harem, faute d'y rencontrer un sultan, elles y revinrent en foule avec le beau temps.
La mère Sans-Refus eut bientôt acheté à ceux de ses habitués que le lecteur connaît déjà, une quantité si considérable de bijoux et d'argenterie qu'elle dut songer à s'en défaire afin de réaliser une somme qui lui permit de continuer ses opérations.
Cadet Filoux, ainsi se nommait le vieillard dont nous venons de parler, fut encore cette fois la Providence de la mère Sans-Refus. Vêtu d'un costume qu'il devait à la munificence de la tavernière, et qui donnait du relief à sa physionomie respectable et à ses magnifiques cheveux blancs, il se mit en quête et après de nombreuses recherches, il finit par découvrir l'honnête M. Juste.
Celui-ci était déjà en relations avec tout ce que la capitale renferme de fripons titrés et décorés, lorsque Cadet Filoux vint lui rendre visite, et il lui était arrivé plus souvent qu'il ne voulait en convenir, d'acheter, soit à l'un, soit à l'autre, un riche bracelet, une broche de grande valeur enlevés par son cavalier à une jolie duchesse ou à quelque coquette financière, au milieu des enivrements d'une valse ou d'un galop ou d'une polka; ces objets, aussitôt qu'ils étaient achetés, étaient immédiatement expédiés secrètement en Angleterre ou en Hollande, pays dans lesquels le père Juste s'était ménagé des correspondants intelligents qu'il servait dans la capitale avec un zèle égal à celui qu'ils déployaient pour lui toutes les fois que l'occasion s'en présentait.
Lorsque Cadet Filoux, après avoir employé les précautions oratoires qui ne devaient pas être négligées en semblable occurrence, eut fait connaître à M. Juste l'objet de sa visite, ce dernier ne se montra pas d'abord très-empressé d'établir avec la mère Sans-Refus les relations que lui proposait le Nestor des bagnes; mais celui-ci lui fit tant et de si beaux discours, qu'il le détermina enfin à voir sa protégée, et que séance tenante, jour et heure furent pris pour la première entrevue.
Juste et la mère Sans-Refus s'entendirent facilement ensemble; il fut convenu que Juste achèterait et payerait comptant, mais seulement les deux tiers de leur valeur réelle tous les objets d'or et d'argent qui lui seraient offerts par la tavernière, qui traiterait à ses risques et périls avec les derniers possesseurs qui ne devraient jamais le connaître.
Toutes les clauses de ce contrat que les deux parties avaient un intérêt égal à respecter furent rigoureusement observées, seulement, la mère Sans-Refus, un peu plus communicative que le père Juste, lui fit successivement connaître tous ceux qu'elle appelait ses ouvriers, ce qui explique comment le père Juste put lorsque l'occasion se présenta, mettre en rapport avec des hommes d'exécution le vicomte de Lussan, jeune gentilhomme breton, qui après avoir été successivement chevalier d'industrie grec, était devenu ce qu'en terme du métier on nomme un donneur d'affaires.
Du récit des faits qui précèdent nos lecteurs ont dû naturellement conclure qu'à l'époque où nous sommes arrivés, il existait dans la capitale tous les éléments d'une association de malfaiteurs, et que de ces événements, une fois qu'ils seraient réunis et dirigés par une ou plusieurs mains habiles, il devait résulter une société dans la société, plus dangereuse cent fois que toutes les associations dont nous venons de voir se dérouler les fastes devant la cour d'assises de la Seine.
En effet, celle-là pouvait être nombreuse, composée d'individus résolus et de toutes les classes, et dirigée par des hommes, auxquels le nom qu'il portaient et la position qu'ils occupaient dans le monde, devaient en quelque sorte donner la certitude de l'impunité. Mais tous ces hommes dont les uns vivaient dans l'atmosphère enfumée du bouge de la rue de la Tannerie, tandis que les autres donnaient le ton dans les salons les plus aristocratiques de notre bonne ville, devaient-ils enfin se réunir et marcher tous ensemble du même pas vers un but commun? Hélas! oui.
Prenez une quantité quelconque de mercure que vous jetterez avec force sur le parquet, le métal se divisera d'abord en plusieurs milliers de molécules imperceptibles, puis peu à peu et insensiblement ces molécules se joindront l'une à l'autre et bientôt toutes ces parties éparses auront formé un tout parfaitement homogène, il en est à peu près de même des malfaiteurs de toutes les catégories, ils se rencontrent sans se chercher, sans se connaître, ils se devinent avant même de s'être parlé, est-ce à dire qu'en se rapprochant ainsi l'un de l'autre ils obéissent à une loi fatale de leur organisation? Non grâce à Dieu, mais ce qui est vrai, c'est que l'habitude de vivre continuellement en garde contre tout le monde (et telle est la loi de l'existence des malfaiteurs) donne au corps certains tics qui sont imperceptibles aux yeux du vulgaire, mais qui se laissent facilement saisir par des gens expérimentés.
Un nouveau crime, commis par Salvador, Silvia et Roman devait unir entre eux les anneaux épars de cette longue chaîne qui traînait à la fois dans les plus nobles demeures et dans le bouge infect de la mère Sans-Refus.
Les mauvais instincts de la jolie Silvia n'avaient pas attendu pour se développer l'époque à laquelle nous sommes arrivés, les événements de sa vie que nous avons déjà rapportés, ont prouvé jusqu'à l'évidence que cette femme était capable de commettre tous les crimes, lorsqu'il s'agissait de satisfaire l'un d'eux, qu'en un mot elle cachait sous une gracieuse enveloppe une âme bien digne d'appartenir au dernier rejeton des affreux scélérats auxquels elle devait le jour.
Continuellement en contact avec deux hommes aussi peu scrupuleux que l'étaient Salvador et Roman, dont elle avait été à même d'apprécier l'audace et pour l'un desquels elle ressentait une vive affection, l'orgueil qui ainsi qu'on a pu le voir était un des traits dominants de son caractère, devait lui inspirer l'envie de se montrer digne d'eux, de les surpasser même si l'occasion s'en présentait.
Au moment même où Silvia, par la découverte des pierreries volées au comte Colorédo, acquérait relativement à son amant, et à l'homme qui se faisait passer pour l'intendant de ce dernier, la certitude d'un fait que la conversation qu'elle avait entendue dans le parc du château de Pourrières lui avait permis de supposer, elle avait conçu l'idée d'un crime dont le juif Josué devait être la victime, pendant son entretien avec l'usurier Juste, elle se dit que ce dernier ne devait pas non plus être négligé et que ce serait un coup de maître que de dépouiller à la fois le chrétien et l'israélite.
Cet entretien lui ayant appris que Josué était à Paris, tandis qu'elle le supposait à Marseille, elle avait adroitement interrogé Juste, afin d'arriver à connaître sa demeure; mais cet usurier qui craignait qu'elle n'eût l'intention d'aller trouver son digne confrère, s'était constamment tenu sur la réserve: de sorte qu'il lui avait été impossible malgré toute son adresse et les questions détournées qu'elle lui avait faites, d'arriver au but qu'elle voulait atteindre.
Après avoir rendu compte à Salvador et à Roman des résultats plus que satisfaisants de la mission qu'elle venait d'accomplir, et avoir reçu avec une orgueilleuse satisfaction les louanges que méritaient son audace et son intelligence, elle leur communiqua, sans se donner la peine de prendre les précautions oratoires qu'une semblable ouverture paraissait nécessiter, les projets qu'elle avait conçus.
—Mais pour opérer de cette manière il faudrait absolument se défaire de ces deux hommes qui sont continuellement sur leurs gardes, s'écria Salvador, lorsque Silvia eût achevé d'exposer le plan qu'elle avait conçu.
Silvia ne répondit pas à cette observation qui paraissait renfermer un blâme implicite.
La contenance de Roman était embarrassée, il craignait que la proposition de Silvia, dont il appréciait l'extrême malice, ne fût une pierre de touche destinée à lui faire connaître les véritables sentiments de ses deux compagnons.
—Il paraît que ces deux opérations ne vous conviennent pas? dit Silvia, que la froideur de son amant et du bon M. Lebrun, c'est ainsi qu'elle nommait ordinairement Roman, étonnait singulièrement.
Ce dernier cependant se détermina enfin à rompre la glace, mais en évitant cependant de répondre d'une manière positive.
—On peut toujours, dit-il, se procurer l'adresse du juif Josué, examiner les lieux qu'il habite et prendre quelques renseignements sur son compte; ces démarches ne nous engageront à rien quant à présent, et leurs résultats pourront nous servir à l'avenir.
—L'avenir, l'avenir, dit Silvia, celui que nous avons devant nous n'est pas très-brillant, les cent billets de mille francs que je viens de vous apporter ne nous mèneront pas très-loin.
—C'est vrai, répondit Roman, il faut absolument que nous fassions une saignée au coffre-fort de messire Josué, qu'en dis-tu? continua-t-il en s'adressant à Salvador.
—Je suis de ton avis, mais si nous pouvions arriver à notre but sans être forcés de...
—Impossible; s'écria Silvia d'un ton qui ne permettait pas de douter de sa bonne foi; et puis d'ailleurs ce sera rendre un véritable service à la société que de débarrasser la terre d'un pareil misérable.
—Allons, allons, reprit Roman, je vois que nous sommes bien près de nous entendre, il ne s'agit plus que de découvrir le domicile de messire Josué, et c'est ce dont je vais de suite m'occuper.
Roman, en effet, se mit immédiatement en quête, mais comme il était obligé de n'agir qu'avec une extrême réserve, ce ne fut qu'après avoir employé plusieurs jours en recherches, qu'il découvrit la demeure de Josué.
Ce juif habitait dans la rue Saint-Gervais, nº 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison entourée de tous les côtés par une forte grille de fer scellée dans un mur de hauteur d'appui en pierres de taille et surmontée de fers de lance. Cette maison existe encore aujourd'hui. Toutes les fenêtres du bâtiment d'habitation situé au bout d'un jardin planté de petits arbres rabougris et de quelques fleurs étiolées, aujourd'hui converti en cour, étaient garnies, à l'intérieur, de forts volets en chêne doublés de tôle, et défendues extérieurement par des persiennes en fer. Josué se tenait habituellement dans un grand cabinet situé au rez-de-chaussée de sa maison et d'où il pouvait voir tout ceux qui se présentaient à la grille, de sorte qu'il ne faisait ouvrir qu'aux personnes qu'il avait l'intention de recevoir, sa chambre était située au premier étage, précisément au-dessus du cabinet, et l'on croyait que c'était dans cette pièce, dans laquelle il ne laissait pénétrer personne et qui était fermée par une porte épaisse, garnie de plusieurs fortes serrures, ressemblant plus à la porte d'une prison qu'à celle d'un appartement, qu'il conservait son trésor. Ce n'est pas tout: le juif Josué à ce qu'assuraient les bonnes femmes de son quartier, avait le sommeil très-léger, et au moindre bruit, au plus léger mouvement qui lui paraissait insolite, il se levait afin de regarder, soit par un judas de quinze pouces environ, qu'il avait fait pratiquer dans le plancher de sa chambre à coucher, soit par des ouvertures adroitement ménagées dans les volets et la porte, s'il ne se passait rien d'extraordinaire autour de son fort. On assurait encore que tous les soirs des fils de laiton qui correspondaient à une grosse sonnette placée au chevet de son lit étaient tendus en tous sens dans toutes les pièces de son appartement.
Une très-vieille femme que l'on disait sa sœur et un jeune israélite auquel il apprenait les premiers éléments du métier d'usurier, et qui lui servait à la fois de commis et de domestique, habitaient avec lui la maison de la rue Saint-Gervais, qui ne restait jamais seule. Du reste Josué n'accordait à ses commensaux que la confiance que lui donnait la solidité de son coffre et les nombreuses précautions dont il s'était entouré.
Roman qui avait d'abord pensé que c'était chez lui qu'il fallait attaquer le vieux juif, reconnut, lorsqu'il sut tout ce que nous venons d'apprendre à nos lecteurs, que cela n'était pas facile, pour ne pas dire impossible, et que le plan proposé par Silvia, offrait des chances de réussite beaucoup plus nombreuses, ce fut donc celui que l'on adopta, après lui avoir fait subir, à la suite de discussions nombreuses et animées, quelques légères modifications.
Comme il fallait avant tout se mettre en rapport avec Josué, et qu'on ne voulait ni se présenter chez lui ni lui écrire, attendu qu'après une visite on pouvait être reconnu et qu'une lettre pouvait, s'il survenait des événements qu'il était impossible de prévoir, compromettre les trois associés, Silvia fut chargée de guetter la victime au passage.
Silvia savait que ce juif, comme tous les gens de sa religion en général, et en particulier comme tous ceux qui exercent une industrie illicite, qu'ils soient juifs ou chrétiens, était excessivement dévot, au moins en apparence, ainsi il devait tous les samedis, si ce n'était tous les matins, se rendre à la synagogue; elle fit donc un samedi matin à l'heure convenable, arrêter une voiture de place, rue du Temple, au coin de celle Notre-Dame-de-Nazareth, où est situé le consistoire israélite; son attente ne fut pas trompée, dix heures sonnaient lorsqu'elle vit au loin celui qu'elle attendait s'avancer vers la place où elle se trouvait, elle dit alors à son cocher de marcher et au moment où sa voiture passait devant le juif, elle frappa à la glace de la portière, devant laquelle il se trouvait; Josué tourna la tête et ayant de suite reconnu la jolie cantatrice du grand théâtre de Marseille, il s'arrêta aussitôt et la voyant en si brillante toilette il lui fit une multitude de révérences. L'épine dorsale de ce digne enfant d'Abraham, était au moins aussi flexible que celle d'un solliciteur qui vient d'être admis dans le cabinet d'un ministre, ou que celle d'un candidat à la députation, qui rend visite aux électeurs de son arrondissement.
—Ah! vous voilà mon bon Josué, s'écria Silvia, qui avait donné l'ordre à son cocher d'ouvrir la portière de la voiture et de remonter sur son siége, je suis vraiment charmée de vous rencontrer, mais vous avez donc quitté Marseille pour venir vous fixer à Paris?
—Oui, madame, j'ai quitté Marseille, mais depuis quelques mois seulement.
—Montez donc près de moi, j'ai besoin de causer avec vous.
—Je suis désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation, mais c'est aujourd'hui samedi et nous ne pouvons nous permettre de monter en voiture le jour du sabbat.
—Vous êtes dévot, M. Josué, c'est bien, aussi je ne veux pas vous distraire plus longtemps de vos devoirs religieux, mais venez me voir demain de midi à une heure, j'ai à vous proposer une excellente affaire.
Silvia remit sa carte au juif.
—Lorsque vous vous présenterez chez moi, ajouta-t-elle, vous donnerez sans dire un seul mot cette carte à ma femme de chambre qui me la remettra, et de suite vous serez introduit. Vous m'avez compris?
—Parfaitement, madame, parfaitement; je serai demain chez vous à l'heure indiquée, répondit Josué, qui ne se retira qu'après avoir recommencé une nouvelle série de salutations.
Le vieux juif avait été instruit du mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, qu'il avait toujours cru très-riche; il fut donc assez surpris de rencontrer en fiacre son ancienne connaissance. Serait-elle ruinée, se disait-il en se retirant; en tous cas, je me tiendrai sur mes gardes, comme on connaît les saints on les adore.
Les quelques mots qui précèdent avaient été échangés à voix basse entre Silvia et le juif, et le cocher du coupé avait profité pour s'endormir de cette station qui avait duré environ vingt-cinq minutes. Ce ne fut pas sans peine que Silvia parvint à le réveiller.
—Conduisez-moi, lui dit-elle, après lui avoir laissé le temps de se frotter les yeux, rue Notre-Dame-de-Lorette, nº 21.
Arrivée au lien qu'elle avait indiqué, elle paya son cocher, et entra dans la maison où elle s'était fait conduire. Après avoir demandé au concierge le premier nom qui lui vint à l'esprit, elle en sortit et alla prendre à la place de la rue Fléchier, une autre voiture qui la conduisit faubourg du Roule, au coin de la rue d'Angoulême, où elle la quitta; elle voulait rentrer chez elle à pied ainsi qu'elle en était sortie quelques heures auparavant.
Son premier soin fut de rendre compte à ses deux associés des résultats qu'elle venait d'obtenir; ils en parurent charmés, Roman surtout, qui lui donna l'assurance que ses débuts avaient dépassé toutes ses prévisions.
—Vous étiez la seule femme, digne de M. le marquis de Pourrières, lui dit-il.
—C'est vrai, répondit Salvador, et nous pouvons dire sans craindre que l'on vienne nous démentir:
—C'est très-vrai, monsieur le marquis, ajouta Roman, c'est très-vrai.
Cette qualification de marquis amenait toujours un sourire sur les lèvres de Silvia, qui ne pouvait concilier la position de son noble amant avec la profession tant soit peu équivoque qu'il exerçait de concert avec celui qui se faisait passer pour son intendant; elle était persuadée qu'elle n'avait encore soulevé qu'un coin du voile qui cachait le passé de ces deux hommes, du reste, aucunes des tentatives qu'elle avait faites pour s'instruire n'ayant été couronnées de succès, elle laissait au hasard le soin de satisfaire sa curiosité.
Il fut en définitive convenu que la direction de cette affaire serait laissée à la marquise de Roselly; la confiance que lui témoignaient deux hommes aussi experts en ces matières que l'étaient Salvador et Roman la flattait singulièrement et pour prouver qu'elle en était tout à fait digne, elle leur parla de nouveau du bon M. Juste.
Il n'était pas permis d'espérer que cet usurier qui connaissait les trois associés, se laisserait ainsi que Josué (vis-à-vis duquel ils se trouvaient placés dans des circonstances tout à fait favorables à la réussite de leurs projets) entraîner dans un piége; il fallait donc, si l'on voulait absolument en tirer parti, s'introduire chez lui. Cela n'était pas facile il est vrai, le chien de Terre-Neuve était un obstacle sérieux dont il fallait absolument se débarrasser, mais comment? Et en admettant que l'on finît par trouver un moyen assez naturel pour ne pas trop éveiller les soupçons de l'usurier, était-il bien certain qu'une fois qu'on se serait introduit dans sa maison, on parviendrait à découvrir le lieu où il renfermait son trésor. Après avoir discuté assez longtemps, les associés, d'un commun accord, décidèrent qu'une entreprise contre Juste n'offrait pas assez de chances de réussite pour être immédiatement tentée; il fut donc convenu qu'il fallait l'ajourner et s'occuper exclusivement du juif Josué.
Le lendemain à l'heure indiquée le juif se présenta chez Silvia qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, habitait aux Champs-Elysées (avenue Chateaubriand nº 22), un charmant petit hôtel. Suivant les instructions qui lui avaient été données la veille, il remit la carte qu'il avait reçue de la marquise à une femme de chambre qui le fit de suite entrer dans le boudoir de sa maîtresse.
Toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies dans cette petite pièce; elle était éclairée par une fenêtre en ogive vitrée de carreaux de diverses couleurs, afin d'amortir l'éclat trop vif des rayons du soleil et qui n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour tout à fait voluptueux; les tentures et les rideaux étaient de mérinos blanc garnis d'embrasses et d'agréments de même couleur, et sans doute pour faire contraste, la portière destinée à masquer la porte d'entrée, qui roulait sur un thyrse de bois doré, était formée d'une magnifique étoffe de soie rouge, brochée d'or; le parquet était couvert d'un épais tapis à grandes fleurs, chef-d'œuvre des manufactures d'Aubusson; une jardinière garnie des fleurs les plus rares, des étagères sur lesquelles ont avait groupé avec art une foule de chinoiseries, de statuettes et de gracieuses fantaisies, un trépied de bronze qui supportait une cassolette, et quelques chaises de forme moyen âge composaient tout l'ameublement de ce boudoir, éclairé le soir par une lampe d'argent suspendue au plafond par une chaîne de même métal et qui était le sanctum sanctorum de la jolie marquise de Roselly.
Lorsque le juif entra, Silvia, dans le plus galant négligé était, ainsi qu'elle en avait l'habitude, à demi couchée sur une chaise longue; elle se leva presque pour le recevoir et lui adressa la plus coquette inclination de tête et le plus charmant sourire qui se puissent imaginer; elle savait, l'infernale créature, que si cuirassée qu'il soit permis de la supposer, il n'est pas d'organisation masculine sur laquelle les gracieusetés d'une jolie femme ne produisent une impression favorable.
Josué, après avoir jeté sur tous les objets qui composaient l'ameublement du charmant petit boudoir dans lequel il venait d'être introduit, le coup d'œil interrogateur d'un expert commissaire-priseur, s'avança vers la maîtresse du lieu qu'il salua jusqu'à terre. Silvia lui dit de prendre un fauteuil et de s'asseoir.
—Je sais trop ce que je vous dois, madame la marquise, lui répondit Josué qui se posa sur le coin d'une chaise, les pieds rapprochés l'un de l'autre, et serrant entre ses genoux un chapeau jadis noir, mais, à l'heure qu'il était, de couleur jaune et crasseux à faire lever le cœur.
Au moment où Silvia allait lui adresser la parole, il voulut se lever afin de prendre une attitude plus respectueuse; mais le mouvement fut si brusque qu'il tomba à la renverse, tandis que son vieux feutre et sa perruque roulaient chacun d'un côté opposé, laissant apercevoir le crâne le plus dénudé des quatre parties du monde.
Des éclats de rires inextinguibles, que Silvia ne put retenir, saluèrent la chute du pauvre Josué qui faisait de vains efforts pour se relever, tout en priant la marquise de vouloir bien excuser sa maladresse; enfin, l'accès d'hilarité auquel Silvia était en proie s'étant un peu calmé, elle tendit la main au malheureux enfant d'Israël. Le premier soin de Josué, lorsqu'il se retrouva sur pied, fut de courir après sa perruque, qui ressemblait assez à un vieux gazon de chiendent desséché au soleil; il la ramassa, et dans sa précipitation, il la plaça à rebours sur sa tête. Ainsi accoutré, il se trouvait porteur d'une mine si hétéroclite, d'une physionomie si grotesque, que Silvia se mit de nouveau à rire aux éclats. Le malheureux juif, pour plaire à la dame essayait de l'imiter. Est-il possible d'imaginer une bassesse que ne soit pas prêt à faire un juif à la fois usurier et avare, et désireux de plaire à une personne qui doit lui faire gagner de l'argent?
Après s'être, pendant quelques instants, amusée aux dépens de messire Josué, Silvia, qui dans ce moment ressemblait un peu à ces chats qui jouent longtemps avec une souris avant de la mettre à mort, le prit par les deux épaules et le força de s'asseoir sur une chaise longue semblable à celle sur laquelle elle était placée.
Alors la conversation commença.
Silvia voulait savoir pourquoi monsieur Josué avait quitté Marseille, qu'elles étaient les raisons qui l'avaient déterminé à venir s'établir à Paris, s'il y avait longtemps qu'il était dans cette ville, s'il y faisait de bonnes affaires et mille autres choses encore; puis elle lui rappela l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, lorsqu'ils habitaient à la même époque la bonne ville de Marseille, ce qui devait l'engager à lui témoigner la confiance et le déterminer à ne rien lui cacher.
Le digne Josué se mit à faire le récit qu'on lui demandait, récit bien digne en vérité de servir de pen-(?) à celui de la vie de Cartouche.
—Vous savez, madame, dit-il, combien j'aime à obliger mes semblables; je ne puis voir un homme dans une position fâcheuse sans de suite voler... à son secours; vous savez cela, madame la marquise; eh bien? des gens à qui j'avais déjà plusieurs fois rendu service, ont eu l'infamie de déposer au parquet de monsieur le procureur du roi une plainte contre moi, et les gens de justice ont eu la faiblesse de prendre cette plainte en considération. Hélas! madame la marquise, lorsqu'un chrétien, en parlant de quelqu'un de la religion de Moïse, dit tue, les autres de suite répondent, assomme! C'est pour cela sans doute qu'un matin les gens du roi vinrent saisir chez moi tout ce que je possédais; quand je dis tout c'est une manière de parler; il trouvèrent soixante et onze francs soixante-quinze centimes et un petit livre de dépenses, le reste heureusement, était caché. Le mauvais succès de leurs recherches ne les empêcha pas de continuer leurs poursuites: des témoins furent entendus; mais j'avais eu la précaution de les faire travailler par le rabbin (cela m'a coûté gros, madame la marquise), aussi ils vinrent tous déclarer qu'ils n'avaient jamais été usurés par moi; qu'à la vérité je leur avais souvent prêté de l'argent, mais que je m'étais toujours contenté d'un intérêt raisonnable; cela était vrai; cependant on ne voulut pas les croire, et je fus forcé de payer trente mille francs d'amende, plus les frais du procès. Cette criante injustice me fit prendre en aversion la ville de Marseille; je réunis tout ce que je possédais, et je vins m'établir à Paris. Je suis dans la capitale depuis environ huit mois, j'habite avec ma sœur et mon neveu, rue Saint-Gervais, 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison que j'ai achetée, afin de pouvoir la faire arranger à ma guise, j'ai fait d'assez bonnes affaires et si vous avez besoin de moi, je suis entièrement à votre service.
—Je vous remercie, bon Josué, répondit Silvia, qui avait écouté très-sérieusement le lamentable récit des mésaventures du juif, je vous remercie bien; je n'ai pas, quant à présent, besoin de vos services; si je vous ai prié de venir me trouver, c'était afin de vous parler d'une personne de mes amis qui désire contracter un emprunt. Cette personne est un homme qui occupe dans le monde une position éminente, et qui possède au moins un million et demi en propriétés.
—Vous le savez, madame, je ne connais pas de plus vif plaisir que de celui d'obliger. En me donnant l'adresse de la personne dont vous me parlez, et que j'irai voir de votre part, vous me rendrez un véritable service.
—Je ferais bien volontiers ce que vous paraissez désirer, bon Josué; mais vous comprendrez que je ne puis avant de lui avoir demandé si cela lui convient, vous adresser à M. le marquis de Pourrières.
—Le marquis Alexis de Pourrières! s'écria le vieux Judas en entendant prononcer ce nom, le marquis Alexis de Pourrières! Mais je le connais très-particulièrement; c'est un excellent jeune homme avec lequel j'ai déjà fait des affaires très-considérables, presque sans intérêts.
—Comment, vous connaissez M. le marquis de Pourrières? mais depuis quand donc?
—Depuis plus de quinze ans. Je lui ai prêté près de trois cent mille francs en diverses fois; il m'a bien payé, c'est un très-honnête homme. C'est son intendant qui est venu me trouver à Marseille, afin de régler. Il a approuvé mes comptes en capital et intérêts, et sans me faire une seule observation. Cet intendant est aussi un très-excellent homme.
—Comment vous connaissez aussi le bon monsieur Lebrun?
—Je ne l'ai vu qu'une fois, mais je m'en souviendrai toujours; c'est un homme probe et rond en affaires. Il est bien digne de servir un aussi digne maître.
—Ainsi vous ne serez pas fâché de faire de nouvelles affaires avec M. le marquis de Pourrières?
—J'en serais au contraire charmé. Mais comment se fait-il donc que M. Alexis ait besoin d'argent? il possède, si je ne me trompe, plus de vingt mille écus de revenu.
—Il a en effet plus de soixante mille francs de rente; mais ses places et son nom l'obligent à avoir un train de maison considérable; et puis il veut se faire nommer député de son arrondissement, ce qui lui sera facile, car il est déjà auditeur au conseil d'Etat, commandant de la garde nationale de son canton, et membre du conseil général de son département: tout cela nécessite de grandes dépenses; il lui faut de beaux équipages, recevoir, donner d'excellents dîners; et, je vous le dis entre nous, ma fortune n'est pas très considérable, et M. le Marquis de Pourrières veut bien quelquefois m'obliger.
—Je vous comprends, je vous comprends à merveille, dit Josué, auxquels les dernières paroles de Silvia avaient suffisamment expliqué la gêne momentanée du marquis de Pourrières; eh bien! que M. le marquis me fasse prévenir, et je tiendrai à sa disposition deux cent mille francs, et même plus...
—Je ferai part à M. de Pourrières de vos bonnes intentions, et je suis persuadée que vous vous arrangerez ensemble.
—Ce cher M. Alexis! j'aurais, je vous l'assure, bien du plaisir à le revoir. Il doit être bien changé depuis plus de quinze ans. Est-il toujours joli garçon? C'était un beau brun, aux sourcils bien marqués, aux yeux...
—Bleus, fendus en amande, reprit Silvia; d'une physionomie agréable, et le reste à l'avenant.
—Vous dites que ses yeux sont bleus? répondit le juif; je croyais au contraire, qu'ils étaient du plus beau noir.
—C'est drôle se dit Silvia, que l'observation de Josué avait frappée, c'est très-drôle.
—Ma mémoire est sans doute infidèle, continua le juif, qui n'avait pas remarqué la préoccupation de la marquise; il y a si longtemps que je n'ai vu M. le marquis de Pourrières. Du reste, qu'il ait des yeux noirs ou bleus, cela ne fait rien à l'affaire dont il s'agit.
—Vous avez raison; mais je dois vous prévenir d'avance qu'il ne voudra probablement pas vous accorder les intérêts que vous exigez assez ordinairement. Vous ne devez pas espérer qu'un homme comme lui veuille bien emprunter de l'argent à vingt-cinq pour cent pour six mois. Si vous désirez faire cette affaire, il faudra que vous soyez un peu moins juif que de coutume.
—C'est bien, madame la marquise, c'est bien, nous finirons par nous entendre, soyez-en persuadée, si surtout vous voulez bien parler de moi en bons termes à M. Alexis.
Silvia et Josué en étaient là de leur conversation, lorsque la femme de chambre qui avait introduit le juif dans le boudoir vint annoncer le marquis de Pourrières.
—Priez M. le marquis de se rendre dans le jardin, où je vais le rejoindre dans quelques instants, dit Silvia. Placez-vous près de cette fenêtre, ajouta-t-elle en s'adressant à Josué, vous verrez si vous reconnaissez votre client.
A ce moment, Salvador entrait dans le jardin et s'avançait en se promenant dans la direction de la fenêtre derrière laquelle Josué s'était placé.
—Eh bien! lui dit Silvia, le reconnaissez-vous.
—Parfaitement, répondit le juif; ce sont bien ses beaux cheveux noirs, sa taille élancée; mais je ne puis distinguer d'ici la couleur de ses yeux qui sont bleus à ce que vous dites.
—Enfin le reconnaissez-vous? lui demanda de nouveau Silvia, qui ne pouvait s'expliquer d'une manière satisfaisante le changement qui paraissait s'être opéré dans la couleur des yeux de son amant; est-ce bien là le marquis de Pourrières que vous connaissez?
—Oui, madame le marquise, c'est bien celui que je connais.
—En ce cas, allons le trouver, il vous parlera probablement de l'emprunt en question.
Silvia conduisit Josué dans le jardin.
—Eh! vous voilà, Josué, dit Salvador qui reconnut de suite le juif, au portrait qu'on lui en avait fait.
—C'est bien M. Alexis de Pourrières, dit Josué à voix basse en s'adressant à Silvia; il m'a tout de suite reconnu.
—Vieil imbécile! se dit Silvia, qui trouve tout naturel que des yeux noirs soient devenus bleus.
—Je suis charmé, continua Salvador, du hasard qui m'a fait vous retrouver. J'ai justement besoin en ce moment de deux cent mille francs: si vous pouvez disposer de cette somme pour six mois, nous pourrons faire une nouvelle affaire ensemble; mais il faudra que vous vous contentiez d'un intérêt raisonnable; je ne suis plus un jeune homme, mon cher monsieur Josué.
—Je me contenterai de vingt pour cent, M. le marquis, de quinze même pour vous obliger.
—C'est un peu cher; au surplus, nous discuterons en les signant les clauses de notre traité.
—Si M. le marquis le trouve bon, j'irai demain chez lui après son déjeuner, ou plus tard si cela lui convient mieux.
—Demain, impossible; j'ai beaucoup de visites à faire dans la journée, et je passe la soirée à l'ambassade d'Espagne. Venez ici après demain, à sept heures et demie du soir; apportez la somme en billets de banque, et du papier timbré, afin que nous puissions terminer de suite.
—Oui, M. le marquis.
—Eh bien! c'est entendu, et maintenant parlons d'autres choses.
Salvador, qui savait tout ce qui était arrivé à Alexis de Pourrières pendant son séjour à Marseille, et qui voulait capter la confiance du juif, lui parla de Jazetta, du père Louiset, le maîtres d'armes, de la vieille Génoise, et des divers événements de sa jeunesse.
Silvia l'écoutait avec beaucoup d'attention.
—C'est singulier, se disait-elle en regardant son amant avec beaucoup d'attention, cet homme-là n'a jamais eu les yeux noirs. Il y a dans tout ceci un mystère qu'il faut que je pénètre, mais comment?
Après une conversation qui dura environ une heure, Salvador congédia le Juif, qui ne sortit qu'après avoir renouvelé les salutations qu'il avait faites en entrant, et donné un violent exercice à son épine dorsale; il promit d'être exact au rendez-vous.
Le surlendemain, ainsi que cela avait été convenu, Josué arriva chez Silvia à sept heures et demie du soir. Il causa avec la marquise de Roselly jusqu'à près de huit heures et demie, à ce moment un domestique de Salvador vint prévenir, que son maître ayant été mandé à l'improviste au ministère de l'intérieur, ne pourrait venir, et qu'il fallait remettre au lendemain la conclusion de l'affaire. Ce retard, qui semblait indiquer que le marquis n'était pas très-pressé de terminer, ce retard, disons-nous, ne fit, tout court qu'il était, qu'augmenter l'ardente soif du gain qui tourmentait sans cesse le malheureux usurier.
—Est-ce que M. le marquis aurait changé d'idée? dit-il à Silvia qui paraissait vivement contrariée.
—Je ne le pense pas, répondit-elle, puisqu'il vient de vous faire dire de revenir; mais je sais qu'hier on lui a parlé d'un certain M. Juste.
—Dieu d'Israël! s'écria Josué, tâchez, madame la marquise, que ce bon M. de Pourrières ne tombe pas entre les mains de ce misérable; il est, quoique chrétien, cent fois plus juif que moi.
—Vous m'étonnez, messire Josué; on assure cependant que ce M. Juste est un homme probe et très-rond en affaires.
—Que le Dieu d'Abraham et de Jacob vous préserve de tomber entre ses griffes, répondit Josué en poussant un profond soupir.
Ce n'était pas sans dessein que Silvia avait parlé à Josué de l'usurier Juste, elle avait pensé que si elle laissait entrevoir au juif qu'il était possible au marquis de Pourrières, de trouver chez un autre spéculateur, la somme qu'il désirait emprunter, il se montrerait plus âpre à la curée et que l'envie d'enlever à son confrère une affaire qu'il devait en définitive considérer comme très-avantageuse, lui ferait peut-être négliger une foule de petites précautions.
Silvia qui avait étudié avec soin toutes les parties de son rôle, chercha d'abord à calmer les craintes du vieux juif, après avoir à peu près réussi en lui disant qu'il lui paraissait certain que le marquis de Pourrières ne s'adresserait à Juste, que s'il ne pouvait s'arranger avec lui, elle changea le sujet de la conversation, elle lui raconta les événements qui avaient amené et suivi son mariage avec le marquis de Roselly, enfin après mille circonlocutions, elle trouva le moyen d'amener la conversation sur la somme que l'enfant de Judas devait prêter à son amant.
—Vraiment, mon cher Josué, dit-elle au pauvre juif, si je portais sur moi une somme aussi considérable, je ne serais pas aussi tranquille que vous l'êtes, j'aurais peur de la perdre ou de me la voir enlever par des voleurs.
—Je ne perds jamais rien, s'écria Josué.
—Mais les voleurs?
—Les voleurs! dit-il à voix basse, ils ne pourraient, après m'avoir tué, trouver les deux cents billets de mille francs. Je les ai cousus dans mon scapulaire; et il tira de dessous son gilet une sorte de loque sale et de couleur douteuse que tous les juifs portent sur leur poitrine, les billets y étaient en effet cousus.—Ils ne s'aviseraient pas bien certainement, continua-t-il, de chercher quelque chose dans ce mauvais chiffon et puis d'ailleurs, j'ai plutôt l'apparence d'un pauvre vieux mendiant que celle d'un homme qui porte toute une fortune sur lui.
—Vous êtes doué d'une rare présence d'esprit, répondit Silvia qui avait appris tout ce qu'elle désirait savoir, il faut être vous pour avoir de ces idées, mais il est déjà tard et j'éprouve le besoin de me reposer, adieu, mon cher Josué, à demain.
Salvador, Roman et Silvia, employèrent une bonne partie de la journée du lendemain à se mettre en mesure de réussir, il fut convenu que Silvia emploierait toutes les ressources que lui fourniraient son adresse et son imagination pour retenir chez elle le juif jusqu'à onze heures et demie du soir, elle devait même, si cela devenait nécessaire, l'inviter à souper avec elle.
Tout se passa à merveille. Josué qui craignait par-dessus tout que le marquis de Pourrières ne s'adressât à Juste, arriva quelques minutes avant l'heure indiquée; il attendit avec patience jusqu'au moment où le domestique qui s'était présenté la veille, vint annoncer que son maître priait madame la marquise de Roselly de faire agréer ses excuses à la personne avec laquelle il devait se rencontrer et de l'inviter à revenir le lendemain.
—Plus de doute, dit Josué d'une voix dolente, lorsque Silvia lui eut transmis le message qu'elle venait de recevoir, plus de doute, il va s'adresser à M. Juste.
—Ne craignez rien, répondit Silvia, je vous promets que monsieur le marquis prendra vos deux cent mille francs; mais comme je ne veux pas que vous ayez fait pour rien une aussi longue course, vous allez me faire le plaisir de souper avec moi.
Josué voulut en vain se défendre en protestant qu'il n'était pas digne d'un pareil honneur, Silvia lui fit tant de politesse qu'il fût forcé d'avouer que d'après les lois de Moïse, il ne pouvait ni manger ni boire chez une chrétienne.
—Acceptez seulement un biscuit et un verre de vin de Tokay, lui dit Silvia, qui n'avait pas supposé que les lois de Moïse viendraient mettre des entraves à ses projets.
—Hélas! madame la marquise, répondit le malheureux juif poussé dans ses derniers retranchements, nous devons nous abstenir de vins et d'aliments qui ne seraient pas préparés par des enfants d'Israël, le lait même dont nous faisons usage doit avoir été recueilli par nos coreligionnaires.
—Eh bien, mon cher Josué, vos lois sont absurdes, et je veux qu'aujourd'hui, pour me plaire, vous leur désobéissiez; je vous promets du reste que je ne vous ferai pas servir de viandes impures.
Silvia fit servir à messire Josué le souper le plus confortable: une tranche de pâté de foie gras, des cailles en caisse, des confitures de Bar et quelques fruits magnifiques. Le digne Josué n'était pas habitué à manger d'aussi bonnes choses; aussi obéissant en même temps à l'envie de faire, sans qu'il lui en coûtât rien, un excellent repas, et à la crainte de désobliger la marquise qui avait renouvelé ses instances, il se mit à table, et une fois qu'il y fut, il s'en donna à cœur joie; il sablait sans trop faire la grimace les nombreuses rasades de vins généreux que lui versait sa perfide Hébé. Enfin il était tout guilleret lorsqu'il sortit de chez elle à plus de onze heures et demie du soir.
Salvador et Roman, vêtus tous deux d'un costume qui les rendait méconnaissables, attendaient au coin de l'avenue Fortuné, d'où ils pouvaient facilement voir sortir le juif de la maison de Silvia.
Il passa près d'eux pour gagner les Champs-Elysées, il avait posé son vieux feutre de côté et il chantonnait en marchant l'air d'une vieille ballade allemande.
—Je crois, vrai Dieu, dit à voix basse Roman à son compagnon, qu'il est à moitié gris.
—Il l'est parbleu bien tout à fait, répondit Salvador sur le même ton, voilà qu'il pleut à verse et il ne songe seulement pas à ouvrir le parapluie qu'il porte sous son bras.
—Madame la marquise de Roselly est vraiment une femme précieuse, reprit Roman, si tu n'étais pas mon ami, et si j'étais un peu plus jeune je tâcherais de te l'enlever.
Roman et Salvador avaient échangés les quelques paroles qui précèdent, en marchant de loin sur les traces de Josué, qui avait suivi la grande avenue des Champs-Elysées et traversé la place de la Concorde pour gagner le quai des Tuileries.
—Attention! dit Roman, lorsque Josué eut dépassé de quelques mètres le pont de la Concorde, attention! puis il s'élança sur le juif; il lui jeta autour du cou un foulard roulé en forme de corde, et se retournant brusquement, le pauvre Josué se trouva suspendu sur ses épaules, et à moitié étranglé avant d'avoir pu faire un mouvement pour se défendre, tandis que Roman s'avançait vers le parapet, Salvador arrachait le scapulaire suspendu au cou de la victime, et le frou-frou du papier de soie lui avait appris qu'il tenait ce qu'il ambitionnait:
—C'est fait, dit-il à son compagnon, laisse là ce malheureux qui n'est peut-être pas tout à fait mort, et qui bien certainement ne nous a pas reconnus.
—Mon cher ami, répondit Roman, il n'y a que les refroidis[256] qui ne jaspinent quelpoique[257], et sans attendre la réponse de Salvador, comme il se trouvait à ce moment au coin d'une des descentes qui conduisent à la rivière, il jeta par-dessus le parapet le malheureux Josué.
—Ah! c'était un meurtre inutile, dit Salvador, lorsqu'il entendit le bruit que fit le corps en tombant dans la rivière.
Le malheureux juif n'avait pas jeté un seul cri, n'avait pas fait un seul mouvement.
—Allons, allons, dit Roman, hâtons-nous, nous n'avons pas de temps à perdre en discours inutiles.
Roman et Salvador quittèrent à la hâte les blouses et les larges pantalons de toile qu'ils portaient par-dessus leurs vêtements; un chapeau mécanique, caché sur leur poitrine, par-dessous leur gilet, remplaça, après qu'ils lui eurent donné sa forme naturelle, les casquettes à visières dont ils étaient coiffés ils firent de toute cette défroque un paquet qu'ils remplirent de plusieurs grosses pierres, et qu'ils jetèrent à la rivière; puis ils s'éloignèrent et regagnèrent le faubourg Saint-Honoré.
Un individu, qu'un caprice, ou tout autre motif, avait amené sur le bord de l'eau, et qui remontait sur le quai par le chemin de halage qui conduit à la rivière, avait vu tout ce qui venait de se passer.
Ainsi que nous l'avons dit, lorsque le juif sortit de chez Silvia, il pleuvait à torrents et le ciel était couvert; mais pendant le temps qu'il avait mis à franchir l'espace qui sépare l'avenue Chateaubriand des Tuileries, la pluie avait cessé peu à peu, et au moment où Roman jetait le juif par-dessus le pont, le vent avait chassé les nuages qui jusqu'alors avaient voilé l'astre des nuits. De sorte que l'homme dont nous venons de parler, dont l'attention avait été éveillée par le bruit que fit en tombant dans l'eau le cadavre du malheureux Josué, avait pu facilement voir toutes les péripéties du lugubre drame qui venait de s'accomplir.
Soit crainte, soit tout autre sentiment, cet homme, pendant tout le temps que Salvador et Roman employèrent à se débarrasser de leurs déguisements, s'était tenu caché derrière une pile de gros madriers, d'où il pouvait facilement voir, sans craindre d'être aperçu tout ce qui se passait; lorsque les deux assassins se mirent en route, il les suivit de loin jusqu'à leur domicile, où ils rentrèrent à une heure et demie du matin.
L'homme qui les avait suivis ne se retira qu'après être resté plus d'une heure devant la porte.
Le lendemain dans la matinée, Silvia vint rendre visite à ses deux complices, qui lui apprirent ce qui s'était passé la veille; elle fut charmée d'apprendre qu'ils étaient nantis du précieux scapulaire, qu'ils jetèrent au feu après en avoir retiré les billets de banque, et qui fut entièrement consumé en moins de quelques minutes.
Après avoir examiné les billets de banque, qui étaient de très-bon aloi, examen assaisonné de plusieurs joyeux propos sur le compte du pauvre Josué, ces trois scélérats se mirent à table et déjeunèrent d'un grand appétit.
Pourquoi de semblables monstres ne portent-ils pas au front une marque propre à les faire reconnaître lorsqu'ils se trouvent mêlés aux autres hommes? pourquoi leur forme est-elle semblable à la nôtre? ou plutôt pourquoi Dieu a-t-il voulu que l'existence d'organisations semblables fût possible?
Silvia, qui avait quelques visites à faire, s'était retirée au moment où l'on allait servir le café et les liqueurs; il était alors onze heure et demie du matin.
Salvador et Roman, bien loin de se douter qu'ils étaient découverts, et que leurs têtes étaient à la merci d'un homme que le hasard avait rendu témoin du crime qu'ils venaient de commettre, devisaient joyeusement en fumant chacun un cigare, lorsqu'un domestique vint leur remettre la carte d'un monsieur qui demandait à être introduit près d'eux.
—Connais-tu cela, demanda Salvador, après avoir passé à son ami une carte du plus beau carton-porcelaine, sur laquelle était écrit, en caractères presque imperceptibles, ce nom surmonté d'une couronne à trois pointes:
Le vicomte de Lussan..
Le vicomte de Lussan, répondit Roman après quelques instants de réflexion, eh! oui, parbleu, je dois connaître cela, ce nom est celui de ce grand et beau jeune homme qui nous a raconté l'histoire du lingot, à ce fameux banquet, c'est singulier! il paraît que nous devons rencontrer les unes après les autres toutes les personnes qui assistaient à ce repas. J'ai déjà rencontré le comte palatin du saint-empire romain, son inséparable ami, et le poëte Chevelu, nous sommes presque en relations avec l'usurier Juste, et voici qu'aujourd'hui le vicomte de Lussan se présente chez nous, c'est singulier...
—Que peut-il nous vouloir? ajouta Salvador.
—C'est ce que nous saurons après avoir causé avec lui.
—Faites entrer, dit Salvador au domestique qui pour attendre les ordres de son maître s'était discrètement retiré près la porte de l'appartement.
Le vicomte fut immédiatement introduit.
—J'ai l'honneur de parler à M. le marquis de Pourrières, dit-il à Salvador, après l'avoir salué avec une grâce et une élégance parfaites.—Et comme Roman rentré dans son rôle d'intendant voulait se retirer.—Restez monsieur, ajouta-t-il, le motif de ma visite est aussi intéressant pour vous que pour M. le marquis, ce n'est pas du reste la première fois que j'ai l'honneur de me trouver avec vous, messieurs, j'étais, si je ne me trompe, l'un des convives d'un banquet auquel vous assistiez aussi.
—C'est vrai, monsieur, répondit Salvador, mais prenez un siége et faites-moi connaître, je vous en prie, le motif qui me procure l'honneur de vous recevoir.
Le vicomte de Lussan se plaça sans faire de façons, dans le fauteuil que Salvador lui avait offert.
—Ma visite vous étonne, elle vous inquiète peut-être; il y a de ces jours où les événements les plus simples ont le privilége de nous troubler, de nous causer une certaine inquiétude, dit le vicomte en attachant sur les deux amis des regards qui les surprenaient étrangement.
—Veuillez m'expliquer, monsieur, s'écria Salvador en se levant de son siége, ce que signifient et ce ton et ce langage.
—Ecoutons d'abord ce que M. le vicomte désire nous communiquer, dit Roman à Salvador, nous nous fâcherons ensuite, s'il y a lieu.
—Parfaitement raisonné, mon cher monsieur, répondit le vicomte de Lussan, parfaitement raisonné. Le hasard messieurs a souvent fait des merveilles, il a terni des réputations, changé des positions, détruit des avenirs; le hasard élève aujourd'hui au pinacle un homme que demain il précipitera dans un abîme, grâce au hasard bien des crimes sont ensevelis dans l'ombre, et c'est presque toujours le hasard qui amène la découverte de ces mêmes crimes; le hasard...
—De grâce, monsieur, dit Roman, laissez là tous ces hasards et arrivez à nous faire connaître le motif qui procure à M. le marquis de Pourrières, l'honneur de vous recevoir.
—C'est précisément ce que j'allais avoir l'honneur de vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Hier au soir par hasard je rendis visite à une jolie danseuse, à laquelle, je ne sais par quel hasard, je tiens infiniment, et chez laquelle je n'étais jamais allé que le matin. Je ne fus pas admis. De charitables amis que je rencontrai par hasard au club, et auxquels je confiai mes peines, m'apprirent une chose que tout le monde, excepté moi, savait depuis longtemps déjà, c'est-à-dire qu'un des généraux de brigade de la milice citoyenne, avait acheté cinquante mille francs les bonnes grâces de ma danseuse, et qu'il était probable qu'à l'heure qu'il était, on livrait au susdit général la marchandise dont il venait de faire l'acquisition. On n'apprend pas de semblables choses sans en être quelque peu contrarié, je jouai pour me distraire et je perdis une somme considérable. Trahi à la fois par l'amour et par la fortune, il me vint la fantaisie d'en finir avec la vie, et bravant les vents et la pluie, je me mis en route à pied pour me rendre chez moi. Je demeure rue de Varennes. En passant devant la rivière, les folles idées qui quelques instants auparavant avaient traversé mon esprit me revinrent de plus belle et je descendis au bord de l'eau...
Salvador et Roman se lancèrent l'un à l'autre un rapide coup d'œil, ils avaient à peu près deviné le motif qui avait amené chez eux le vicomte de Lussan. Celui-ci recula son fauteuil et continua ainsi:
—A ce moment le vent chassa au loin les nuages qui voilaient le disque argenté de l'astre des nuits, et je vis que les ondes du fleuve étaient jaunes et limoneuses, cette vue me guérit de mon envie de mourir.
J'allais rejoindre le quai par le chemin de halage, il était alors près de minuit, lorsqu'à l'extrémité de ce chemin, je vis deux hommes vêtus de blouses de toile bleue jeter à l'eau, par-dessus le parapet, un autre homme petit et grêle, après lui avoir arraché un objet dont je ne pus distinguer la forme qu'il portait sur la poitrine; l'homme jeté à l'eau avait été probablement étranglé auparavant, car il ne faisait aucun mouvement; les deux hommes en question se débarrassèrent de leurs blouses et de leurs pantalons de toile dont ils firent un paquet qu'ils envoyèrent dans la rivière tenir compagnie à l'homme qu'ils venaient d'y jeter. Pendant que les événements que je viens de vous raconter s'étaient passés, je m'étais tenu caché derrière une pile de madriers déposés par hasard sur le chemin de halage, non par peur, je vous assure, je n'ai peur de rien, mais parce que je me suis rappelé à ce moment le vieux proverbe qui dit: qu'il y a toujours quelque chose à pêcher dans l'eau trouble.
Salvador et Roman étaient presque frappés de stupeur, ils voyaient bien le but que voulait atteindre le vicomte de Lussan, mais ils craignaient que ses prétentions ne fussent exagérées.
—Maintenant, messieurs, continua le vicomte qui s'était arrêté quelques instants, afin sans doute de laisser à ses auditeurs le temps de placer quelques observations, je pense que si je vous dis que j'ai suivi les deux hommes en question lorsqu'ils se sont retirés, et que c'est ainsi que j'ai découvert que ces deux hommes n'étaient autres que vous; je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà; vous voyez bien, messieurs, que le hasard est une singulière divinité, s'il n'avait pas plu à un général de la milice citoyenne de devenir amoureux d'une danseuse de l'Opéra, le vicomte de Lussan ne serait pas venu ce matin vous prier de lui octroyer une petite part de votre butin.
—Monsieur, dit Salvador, votre démarche, en admettant que notre position soit telle qu'il vous plaît de nous la faire, ne nous autorise-t-elle pas à profiter du hasard qui vient pour ainsi dire vous mettre à notre discrétion?
—Sans doute, et si vous pouviez sans vous compromettre vous défaire de moi et que vous vous en défissiez, je vous assure que je trouverais cela tout naturel, mais je ne suis pas à votre discrétion, vous n'avez pas cru, je l'espère, que le vicomte de Lussan était venu se jeter dans la gueule du loup (pardonnez-moi la comparaison); sans avoir préalablement pris toutes les mesures qui pouvaient l'en faire sortir; je suis, je crois, de taille à me défendre, j'ai bon courage et de bonnes armes.
Le vicomte de Lussan tira de la poche de côté de son habit un pistolet richement damasquiné, dont il fit négligemment jouer la batterie.
—Ils sont deux, dit-il, et je vous donne ma parole de gentilhomme, qu'au besoin, ils ne me feraient pas défaut, ce sont de véritables Kukenreiter. Ce n'est pas tout, j'ai laissé à votre porte dans mon tilbury, un jeune gentilhomme parisien de mes amis, M. de Préval, qui, s'il ne me voyait pas revenir viendrait infailliblement vous demander de mes nouvelles, vous voyez donc que je suis en règle sur tous les points; que voulez-vous faire?...
—Vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui, dit Salvador en tendant au vicomte de Lussan une main, que celui-ci serra affectueusement dans les siennes.
—Je suis vraiment désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation; mais j'ai donné parole à un vénérable ecclésiastique avec lequel je dois dîner aujourd'hui.
—Celui qui était au banquet en question, dit Roman.
—Celui-là même, vous vous le rappelez?
—Très-bien, c'était un joyeux convive.
—Chut, dit le vicomte, il ne faut pas dire cela, il vient d'être nommé évêque.
—Ah! bah!
—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Je suis, je le répète, extrêmement fâché, monsieur le marquis, de ne pouvoir, pour aujourd'hui du moins, accepter votre aimable invitation; je vais donc me retirer...
—Attendez je vous en prie quelques instants encore, dit Salvador, nous avons quelque chose à vous remettre.
—Ah! c'est vrai! d'honneur je n'y pensais plus.
—Voyons, ajouta Roman, qu'exigez-vous?
—Oh! je suis raisonnable, remettez-moi seulement le huitième de ce que vous a rapporté cette affaire; je m'en rapporte du reste à votre loyauté.
Salvador fit un signe à Roman, qui sortit de l'appartement, il rentra quelques minutes après, tenant à la main vingt-cinq billets de banque de mille francs chaque, qu'il remit au vicomte de Lussan.
Celui-ci les serra dans son portefeuille après les avoir comptés.
—Ceci vient à point pour réparer les brèches faites par la bouillotte à ma caisse, et je suis vraiment charmé d'avoir fait votre connaissance, mais puisque vous vous êtes exécuté d'aussi bonne grâce, je veux vous faire regagner et au delà le petit emprunt forcé que je viens de vous faire.
Le vicomte de Lussan raconta alors à ceux qu'il considérait déjà comme des nouveaux amis, tout ce que le lecteur lui a entendu raconter à Juste, relativement au vol qu'il voulait faire commettre chez le joaillier Loiseau, puis il leur parla de la mère Sans-Refus, des hommes qui se réunissaient chez elle, de la possibilité de les utiliser, puis enfin de l'usurier Juste, Roman lui ayant demandé s'il n'était pas possible de tirer pied on aile de ce vieil arabe.
—On pourrait sans doute, répondit le vicomte, arracher quelques bonnes plumes à ce vieil oiseau de proie, mais je crois que ce serait impolitique, il serait en effet difficile de retrouver un homme toujours prêt comme lui à acheter de suite et à payer comptant tout ce qu'on lui présenterait; si vous voulez me croire nous conserverons le père Juste, qui, si mes prévisions se réalisent, nous sera très-utile.
Salvador et Roman avaient écouté le vicomte de Lussan avec beaucoup d'attention, et ils lui donnèrent l'assurance qu'il pouvait compter sur eux pour l'affaire Loiseau (ce furent les termes dont ils se servirent) lorsque le moment serait arrivé; enfin ils se quittèrent en parfaite intelligence, après s'être promis mutuellement de se revoir.
—Eh bien? dit-Roman à son ami, lorsqu'ils se trouvèrent seuls.
—Eh! eh! répondit Salvador, sais-tu que l'on pourrait faire de beaux coups si l'on avait à sa disposition les hommes qui fréquentent l'établissement de la mère de mon amante; j'ai bien envie d'essayer de donner une direction commune à tous ces éléments épars.
—Ainsi, tu n'es pas fâché d'avoir fait la connaissance de ce vicomte de Lussan.
—Puisque nous avons tant fait que de reprendre notre ancien métier, je ne vois pas pourquoi nous nous arrêterions en aussi beau chemin, et je crois que cet homme nous sera très-utile.
—Je le crois aussi, mais c'est un gaillard qui ne me paraît pas disposer à donner ses coquilles, du reste, je ne regretterai pas les vingt-cinq mille francs que nous coûte sa connaissance si l'affaire du joaillier Loiseau réussit.
—Je le crois parbleu bien: cinquante mille francs au moins de pierreries, et le vicomte de Lussan n'en demande que dix mille pour sa part.
Quelques jours après les événements que nous venons de rapporter, les journaux annoncèrent à leurs lecteurs qu'on avait trouvé au pont de Neuilly, engagé dans les hautes herbes qui croissent sur les îlots du roi, le cadavre d'un vieillard qui s'était sans doute jeté volontairement à la rivière, puisqu'il était encore porteur de sa montre d'or et de dix-sept francs en petite monnaie.
—O! Providence! s'écria Roman après avoir lu l'article dont nous venons de donner la substance.
Le lecteur n'a pas oublié, sans doute, qu'au moment où Silvia venait de rompre avec Servigny, un homme, vêtu du costume des pêcheurs provençaux, s'était introduit dans le boudoir de la cantatrice à laquelle il avait demandé si elle voulait qu'il allât tuer l'homme qui venait de la quitter.
Nous devons maintenant nous occuper de cet homme, que des liens, dont les événements qui vont suivre expliqueront suffisamment la nature, attachaient à Silvia, et qui doit jouer un rôle très-important dans la suite de cette histoire.
Beppo (ainsi se nommait cet homme) quitta Marseille, qu'il habitait ordinairement, aussitôt après le mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, pour aller à Fréjus vendre quelques propriétés que son père lui avait laissées.
Lorsque après avoir terminé ses affaires, qui l'avaient retenu à Fréjus beaucoup plus de temps qu'il ne l'espérait, il revint à Marseille, le marquis de Roselly, était mort et Silvia était partie on ne savait pour quel pays. (Nos lecteurs savent qu'elle était alors à Venise où elle s'était rendue pour recueillir ce qui lui revenait de la succession de son mari.)
Beppo, dont la disparition de la cantatrice contrariait singulièrement les projets, prit de suite la résolution de parcourir, l'Italie et la France afin de la retrouver. Il avait déjà visité, sans obtenir de résultats, la plus grande partie des villes de l'Italie, lorsqu'il arriva dans la capitale du royaume lombard-vénitien; apprit sans peine dans cette ville que celle qu'il cherchait y avait séjourné quelque temps et qu'elle en était partie pour se rendre à Lyon.
Beppo dont l'amour sauvage (nos lecteurs ont déjà deviné sans doute que c'était ce sentiment qui l'entraînait sur les traces de Silvia) paraissait s'augmenter avec les obstacles qu'il rencontrait, ne se découragea pas, il se mit immédiatement en route, mais lorsqu'il arriva dans cette dernière ville, Silvia venait de partir avec Salvador, et personne ne put lui dire dans quel lieu elle s'était retirée.
Beppo qui connaissait l'esprit aventureux et l'orgueil démesuré de la femme qu'il aimait, était convaincu que puisque toutes les recherches qu'il avait faites en France et en Italie avaient été inutiles, ce n'était qu'à Paris qu'il pourrait la retrouver, il prit donc la résolution de se rendre de suite dans cette ville.
La mère de Beppo, semblable en cela à presque toutes les provinciales, se faisait de Paris une idée monstrueuse, elle craignait qu'il n'arrivât malheur à son fils, dans cette immense cité, elle le pria donc de renoncer à son projet, mais ses remontrances, ses prières, ses larmes mêmes, furent inutiles; convaincue alors qu'elle ne pourrait le faire changer de résolution, cette bonne femme qui avait pour son fils un de ces attachements sans bornes qui ne sont éprouvé que par les natures agrestes, lui dit que puisqu'il voulait absolument partir elle partirait avec lui, cette résolution combla de joie Beppo, qui de son côté aimait sa mère de toutes les puissances de son âme.
La mère de Beppo n'avait que cinquante-deux ans, sa taille était moyenne mais assez fortement charpentée, ses traits étaient réguliers mais fortement prononcés, des cheveux noirs dans lesquels commençaient à paraître quelques fils argentés, des dents blanches et bien rangées, un teint bruni, par l'habitude de vivre au grand air, composaient un ensemble qu'un artiste aurait aimé à reproduire, mais qui cependant devait paraître un peu rude au premier aspect; la mère de Beppo était l'un des types parfaits de cette race d'hommes connus à Marseille sous le nom des Catalans, qui bien que nés en France, de pères nés en France, ont conservé le langage, les mœurs et le costume d'une autre patrie, qui, depuis des siècles, exercent la même industrie et qui ne s'allient jamais qu'entre eux.
Il y a déjà longtemps que l'on a dit pour la première fois qu'il n'y avait pas de règles qui ne souffrît d'exception; c'est pour cela sans doute que la mère de Beppo se détermina à épouser un assez beau garçon, bien qu'il ne fut pas Catalan, ce beau garçon qui pour obtenir la main de celle qu'il aimait, avait été forcé d'adopter les mœurs de sa nouvelle famille, avait cependant voulu que son fils apprît à lire et à écrire, ce qui du reste avait paru aux doctes du quartier des Catalans une anomalie monstrueuse, de sorte que si Beppo n'était pas tout à fait civilisé, il était un peu moins sauvage que les gens au milieu desquels il avait été élevé.
Le voyage une fois résolu, Beppo et sa mère se mirent en route pour Paris, ils avaient avec eux une petite voiture attelée d'une mule; destinés à porter le bagage et dans laquelle montait la vieille mère lorsqu'elle se trouvait fatiguée; quant à Beppo, il était doué d'une si robuste constitution que la fatigue n'avait pas de prise sur ses muscles d'acier.
Le premier soin de Beppo en arrivant à Paris fut de loger convenablement sa mère, puis il prévint qu'il serait absent quelques jours.
Il se mit de suite en quête, mais ce fut en vain qu'il visita tous les marchands de musique et d'instruments qu'il s'adressa au conservatoire et à tous les théâtres.
Un jour, qu'il se promenait dans les environs de l'Opéra, n'attendant plus que du hasard la réalisation de ses désirs, un homme lui frappa sur l'épaule et lui dit:
—C'est vous Beppo.
Beppo se retourna, et dans celui qui venait de l'aborder, il reconnut un de ses compatriotes qui avait occupé un emploi subalterne au grand théâtre de Marseille, à l'époque où Silvia y était attachée.
Beppo, après lui avoir donné la main, lui demanda des nouvelles de la cantatrice.
—J'ai bien souvenance de cette femme, lui répondit son compatriote, et je crois qu'elle est en ce moment à Paris.
—Où est-elle? s'écria Beppo; conduis-moi chez elle.
Et il adressa à son compatriote une multitude de questions qui se succédaient l'une à l'autre avec une rapidité électrique.
Lorsque Beppo eut fini de le questionner, cet homme lui répondit qu'il ne pouvait le satisfaire; tout ce que je puis vous dire, ajouta-t-il, c'est que cette dame est actuellement à Paris, que je l'ai rencontrée deux ou trois fois dans un brillant équipage, accompagnée d'un homme jeune, beau et décoré, qui paraît être son mari.
—Mariée! mariée une seconde fois! s'écria Beppo après avoir écouté son compatriote.
Et tour à tour, les expressions de la colère, du ressentiment, du désir de la vengeance se peignaient sur sa physionomie. Après avoir recouvré un peu de calme, il adressa de nouvelles questions à son ancien ami, qu'il ne pouvait se résoudre à quitter, et qui ne put lui répondre autre chose que ce qu'il lui avait déjà dit; il ajouta seulement que c'était sur les boulevards, et au bois de Boulogne, qu'il avait rencontré Silvia; et que, s'il voulait la rencontrer à son tour, il fallait qu'il fréquentât ces parages.
Ces paroles furent un trait de lumière pour Beppo, qui prit de suite la résolution de parcourir les lieux qu'on venait de lui désigner jusqu'à ce qu'il eût retrouvé Silvia; aussi, dès le lendemain, après avoir, durant toute la matinée, parcouru toutes les rues de la Chaussée-d'Antin, car c'était suivant lui dans ce quartier qu'il devait espérer de la rencontrer. Il se posta sur le boulevard des Italiens, vers l'heure à laquelle les équipages commencent à se rendre au bois.
Il y était depuis environ une heure, lorsqu'il remarqua qu'il était devenu le point de mire des regards de tout le monde; il ne savait à quoi attribuer l'importunité de tous ces gens qui se pressaient autour de lui, lorsqu'il fût abordé par un homme d'âge et de physionomie respectables, qui lui adressa la parole en patois provençal.
Beppo, qui parlait le français, il est vrai, mais avec un accent marseillais, très-prononcé, fut charmé de rencontrer une personne avec laquelle il pouvait se servir de l'idiome paternel. Après avoir échangé avec l'étranger les banalités, préliminaires obligés de toute conversation entre gens qui se rencontrent pour la première fois, Beppo lui demanda pourquoi tous les flâneurs du boulevard le regardaient avec tant d'attention.
—C'est que votre costume n'est pas semblable à celui qu'ils portent; il n'en faut pas davantage pour attirer les regards des lions et des lorettes qui se promènent ici, lui répondit le vieux Provençal.
Jusqu'alors, il n'était pas venu à la pensée de Beppo que son costume fût ridicule, et s'il n'avait pas eu un but à atteindre, il aurait probablement bravé les regards des curieux, et gardé son costume de pêcheur, qui lui paraissait, au moins, aussi gracieux que les habits étriqués de tous ceux qu'il rencontrait; mais il comprit que, pour réussir, il ne fallait pas que sa personne fût remarquable, et il pria son nouvel ami de lui indiquer un lieu où il pourrait acheter des vêtements à la mode. Celui-ci l'envoya au marché Saint-Jacques, de sorte que, le lendemain, le pêcheur catalan, qui avait quitté son large pantalon de toile, son bonnet de laine brun, et son caban de même étoffe et de même couleur, pour endosser une belle blouse de toile bleue, ornée de broderies de toutes les couleurs, un pantalon de velours à petites côtes, que dans sa naïveté il trouvait superbe, et se coiffer d'une casquette de drap à grande visière, avait tout à fait l'aspect d'un débardeur endimanché, et qu'il put parcourir sans craindre d'être remarqué, les lieux où il espérait toujours rencontrer Silvia, c'est-à-dire, la ligne des boulevards, la grande avenue des Champs-Elysées, et l'allée fashionnable du bois de Boulogne.
Un matin, étant sorti à la pointe du jour de l'auberge du Cheval blanc, marché Lenoir, faubourg Saint-Antoine, où il logeait, avec sa mère, depuis son arrivée à Paris, il se dirigea, contre son habitude, vers la barrière du Trône.
Il avait pris la résolution de suivre les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de l'Etoile, d'où il voulait revenir chez lui en traversant Paris. Arrivé au but qu'il s'était assigné, il s'aperçut que la promenade matinale qu'il venait de faire, lui avait ouvert l'appétit, et, comme à ce moment, il se trouvait justement devant le temple culinaire, ouvert par Graziano aux amateurs du macaroni à l'italienne, et des côtelettes de veau à la milanaise; il entra. Et se fit servir un bon déjeuner qu'il expédia assez rapidement, et il venait de savourer une demi-tasse de café, accompagnée d'un petit verre de cognac, lorsque le bruit d'un équipage qui venait de Neuilly, et se dirigeait vers Paris, lui fit machinalement tourner la tête.
C'était une calèche bleue découverte, garnie à l'intérieur de satin blanc, véritable chef-d'œuvre de Thomas-Baptiste et attelée de quatre beaux chevaux gris-pommelé. Silvia, magnifiquement parée était seule dans cette voiture.
La calèche avait passé devant les fenêtres de Graziano avec la rapidité de l'éclair, et Beppo n'avait pu y jeter qu'un seul coup d'œil; mais ce coup d'œil lui avait suffi pour reconnaître la femme qu'il aimait.
Il s'était placé pour déjeuner devant une des fenêtres de la salle du premier étage, qui était restée ouverte. Il comprit de suite que s'il prenait le temps de descendre et de payer ce qu'il devait à son hôte, il risquait fort de ne plus retrouver les traces d'une voiture emportée par quatre vigoureux chevaux.
Il était doué d'assez de résolution, et il avait trop l'envie de ne pas laisser échapper une occasion favorable, pour hésiter longtemps sur le parti qu'il avait à prendre. L'étage qui le séparait du sol n'était pas très-élevé: il sauta par la fenêtre et se mit à courir le long de l'avenue de Neuilly, afin de rattraper l'équipage qui fuyait devant lui, et qui à ce moment allait entrer à Paris par la barrière de l'étoile.
Cependant Graziano et ses garçons avaient remarqué la fuite de Beppo, et ils s'étaient mis à sa poursuite, agitant leurs serviettes et criant de toute la force de leurs poumons: Au voleur! au voleur! arrêtez le voleur! Mais Beppo courait avec tant d'agilité, qu'il est probable qu'ils ne l'auraient pas attrapé, si des ouvriers bitumeurs, qui travaillaient près de l'arc de triomphe, ne s'étaient pas opposés à son passage.
Beppo, tant qu'il vit devant lui la voiture qui emportait celle qu'il aimait, employa toutes ses forces et tout son courage pour s'échapper des mains de ceux qui le retenaient; mais lorsque, devenue un point imperceptible à l'horizon, elle disparut enfin derrière un nuage de poussière, il cessa de se démener et se laissa conduire, sans opposer la moindre résistance, au corps de garde de la barrière.
Quelques minutes après, il fut conduit devant le commissaire de police de la commune de Neuilly.
Beppo avait compris que, par son imprudence, il venait de se mettre dans une position fâcheuse dont il ne sortirait que s'il ne manquait pas de présence d'esprit: il dit au commissaire de police qu'étant à Marseille, il avait connu une femme attachée au grand théâtre en qualité de première chanteuse, à laquelle il avait prêté toutes ses économies; que cette femme avait quitté Marseille furtivement, enlevant des sommes considérables à plusieurs personnes, et à lui personnellement, plus de quatre mille francs, et que c'était parce qu'il venait de la voir passer dans un brillant équipage, qu'il avait voulu suivre afin de découvrir sa demeure, qu'il était parti de chez Graziano, en oubliant de payer son déjeuner. A l'appui de ce qu'il avançait, il exhiba ses papiers de sûreté qui étaient parfaitement en règle, sa bourse, dans laquelle se trouvaient une douzaine au moins de napoléons, ce qui ne permettait pas de lui supposer l'intention de filouter le montant d'une carte qui ne s'élevait pas à cinq francs, et des lettres du notaire de Fréjus, qui avait été chargé de la vente de ses propriétés, et qui par conséquent justifiaient la possession légitime de la somme qu'il venait d'exhiber.
—Ces couleurs-là ne sont pas de bon teint, dit l'un des garçons de Graziano, qui voulait faire l'avocat. Je connais ce particulier-là depuis plus de dix ans, et voilà à ma connaissance au moins vingt fois qu'il fait le même tour et raconte la même histoire.
Beppo rugissait de colère, et il est probable que s'il eût été seul avec le garçon restaurateur, qui paraissait très-content du petit discours qu'il venait d'improviser, il lui aurait fait passer un assez mauvais quart d'heure. Cependant il se maîtrisa.
—Monsieur, dit-il au commissaire de police, ce garçon est un fou ou un calomniateur. Je ne suis à Paris que depuis quinze jours: je suis logé au marché Lenoir, avec ma mère, et il vous sera facile de vous convaincre de la vérité de ce que j'avance en la faisant interroger.
La fermeté des réponses de Beppo avait convaincu le commissaire de police que ce n'était que par suite d'un malentendu qu'il avait été amené devant lui; il se borna donc à lui ordonner de payer ce qu'il devait à Graziano, et il lui permit de se retirer.
Beppo remit deux pièces de cinq francs au restaurateur, et lui dit de distribuer à ses garçons, ce qui resterait, une fois sa carte payée; afin de les récompenser de la peine qu'ils s'étaient donnée en courant après lui.
Ces deux pièces de cinq francs avaient mis de très-bonne humeur Graziano et ses garçons, qui firent à Beppo toutes les excuses imaginables, lorsqu'ils quittèrent tous ensemble le bureau du commissaire de police. Il vint alors à Beppo l'idée que le restaurateur pourrait peut-être lui donner quelques renseignements de nature à l'aider dans ses recherches; il lui dépeignit minutieusement la femme et l'équipage après lesquels il courait lorsqu'il avait été arrêté, et lui demanda s'il connaissait l'un ou l'autre.
—La voiture que vous venez de me dépeindre si exactement, répondit Graziano, passe assez souvent devant ma porte pour se rendre au bois; mais ce n'est que très-rarement que la dame dont vous parlez est seule; son mari est presque toujours avec elle. C'est un beau garçon décoré...
—Eh! comment savez-vous que cet homme est son mari? s'écria Beppo, qui ne pouvait pas se faire à l'idée de savoir Silvia mariée.
—Je le présume, répondit Graziano, à moins que ce ne soit son amant où son frère, ou un ami; mais tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne crois pas que la dame que vous venez de dépeindre soit celle qui vous a trompée; elle a de trop beaux équipages, une livrée trop riche pour n'être pas honnête.
—Non, non, je ne me suis pas trompé, c'est bien elle, j'en suis certain, et comme vous me dites qu'elle passe assez souvent devant votre maison, à dater de ce jour, je deviens votre pensionnaire, et pour éviter les soupçons, je déposerai chaque matin entre vos mains une somme assez forte pour vous répondre de la dépense que je ferai chez vous pendant la journée, car je veux avoir la liberté d'entrer et de sortir quand il me conviendra; cela vous va-t-il?
—Jamais marchand n'a refusé de vendre, répondit Graziano, mais je crois que vous perdrez votre temps et votre jeunesse; du reste cela vous regarde.
Beppo s'installa le même jour chez Graziano, où il resta jusqu'à huit heures du soir.
Le lendemain il arriva à sept heures du matin et resta jusqu'à la nuit tout à fait venue.
Plus de douze jours se passèrent, et ni la femme ni la voiture qu'il attendait n'apparurent sur l'horizon. Les habitués de la maison Graziano, qui connaissaient le motif de ces longues stations, étaient tous disposés à le croire fou; il était en effet assez bizarre de passer des journées à attendre qu'une voiture passât devant une porte. Cependant Beppo ne se lassait pas et comme il ne paraissait pas d'humeur facile, et qu'il était de taille à en imposer aux mauvais plaisants, ceux qui d'abord avaient témoigné l'envie de se moquer de lui, le laissèrent à la fin parfaitement tranquille.
A force d'attendre une souris au passage, le chat finit par poser la patte dessus. La constance de Beppo, qui avait montré autant de patience au moins que le plus matois des Rominagrobis de gouttières, fut enfin récompensée. Un soir, vers huit heures, Graziano et ses garçons qui commençaient à s'intéresser à lui le virent se lever précipitamment en s'écriant: la voilà.
En effet, la calèche bleue attelée de ses quatre chevaux gris pommelés dans laquelle était Silvia et deux messieurs élégants, passait au petit trot devant la boutique du restaurateur italien.
Beppo la suivit sans peine; elle passa la barrière, puis il la vit s'arrêter et entrer au nº 22 de l'avenue Chateaubriand. C'est donc là qu'elle demeure, se dit-il, puis il se posta au coin de l'avenue Fortuné, à la même place où quelques jours auparavant Salvador et Roman s'étaient tenu pour guetter au passage le malheureux Josué. Il voulait savoir jusqu'à quelle heure resteraient les deux individus qu'il avait vu entrer avec Silvia; ils sortirent ensemble et beaucoup plus tôt qu'il ne l'espérait. Beppo, comme tous les hommes, était tout disposé à croire ce qu'il désirait; il en conclut tout naturellement que Silvia n'appartenait ni à l'un ni à l'autre.
Comme il avait l'intention de se présenter le lendemain matin chez Silvia, il fallait qu'il sût sous quel nom il devait la demander. Il questionna avec plus d'adresse qu'il n'était permis d'en supposer à un enfant de la nature, un domestique qui vint à passer devant lui, et celui-ci lui ayant appris que l'hôtel qu'il désignait était occupé par la marquise de Roselly, Beppo se mit à sauter comme un jeune chevreuil en s'écriant: Quel bonheur! quel bonheur! elle ne s'est pas remariée.
Beppo n'avait pas encore atteint sa trentième année; il était grand, et fortement et élégamment constitué; ses cheveux noirs étaient légèrement frisés; ses yeux étaient bleus et ornés de longs cils; sa bouche était peut-être un peu grande, mais en revanche ses dents étaient blanches et parfaitement rangées; de tout cela résultait un très-bel homme, mais qui cependant risquait fort de ne pas être admis chez madame la marquise de Roselly s'il s'y présentait vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette. Beppo savait déjà assez de choses de la vie parisienne pour comprendre cela; aussi il prit une bonne somme dans sa poche, et comme il avait entendu dire dans sa jeunesse qu'on pouvait avec de l'argent trouver tout ce qu'on voulait au Palais-Royal, ce fut là qu'il se dirigea: il était un peu plus de neuf heures du matin.
—Pouvez-vous me dire, demanda-t-il à un respectable vieillard à cheveux blancs, qui attendait sa montre à la main le coup de canon de midi, où je pourrais acheter des habits à la mode et bien confectionnés.
—Mon ami, lui répondit ce vieillard, ce n'est plus chez les tailleurs du Palais-Royal que vous trouverez ce que vous désirez. Si vous voulez être bien habillé, il faut aller ici près, galerie Vivienne, nos 18 et 20, chez Bonnard, c'est une maison de confiance, et à coup sûr vous trouverez là tout ce que vous pouvez désirer.
Beppo suivit le conseil de cet obligeant promeneur, il alla chez Bonnard, et en moins de vingt minutes, il eut fait l'acquisition d'un costume complet de fashionable émérite; il trouva dans la galerie Vivienne tout ce qui lui était nécessaire pour compléter son costume: linge, bottes vernies, cravates, chapeau, gants, canne, etc.; il voulait être mis avec autant d'élégance que les deux individus qui accompagnaient la veille la jolie Silvia. Il fit transporter dans une voiture toutes ses acquisitions, puis après avoir confié sa personne à l'artiste capillaire Thiberge, qui le coiffa et le barbifia à l'air de sa physionomie, il se fit conduire chez lui afin de changer de costume.
Après avoir pris un léger repas en compagnie de sa mère, qui ne pouvait se lasser d'admirer son fils qui, disait-elle, ressemblait à un prince, il monta dans le cabriolet-milord qui l'avait amené, et se fit conduire à la demeure de Silvia.
Il avait remarqué sur le comptoir du marchand tailleur plusieurs cartes-porcelaine, une entre autres, portant une couronne de comte, l'avait particulièrement frappée par son extrême élégance; il l'avait prise pour l'examiner de plus près, et machinalement il l'avait mise dans sa poche. Tandis que son véhicule suivait la grande avenue des Champs-Elysées, il se demandait sous quel nom il se ferait annoncer chez Silvia, et il ne pouvait trouver de réponse à cette question, tant il est vrai que ce sont souvent les choses les plus simples qui nous embarrassent le plus.
—Ma foi, se dit-il enfin, je donnerai cette carte que par hasard j'ai conservée sur moi, et c'est bien le diable si M. le comte de Badimont n'est pas admis sans difficultés.
Arrivé à la porte de l'hôtel de Silvia il sonna. Il allait donc voir celle qu'il cherchait depuis si longtemps, il allait lui parler, et cet entretien devait décider du sort de toute sa vie, aussi son cœur battait à rompre sa poitrine, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il pouvait se contenir. Il demanda au suisse (Silvia avait un suisse) madame la marquise de Roselly.
—Il ne fait pas jour chez madame la marquise, lui répondit une femme de chambre qui se trouvait par hasard dans le logement du cerbère galonné.
Beppo, qui n'avait pas eu le temps d'apprendre les us et coutumes de la fashion parisienne pendant le temps qu'il avait exercé aux îles d'Hyères la profession de pêcheur, ne savait trop ce que voulait dire la femme de chambre; aussi craignant qu'elle ne l'eût pas bien compris, il renouvela sa demande.
—J'ai déjà eu l'honneur de dire à monsieur, lui répondit la camériste, qu'il ne faisait pas encore jour chez madame la marquise, qui ne reçoit que de midi à quatre heures; si cependant monsieur veut laisser son nom...
Beppo comprit alors ce que voulait dire cette domestique, qu'il avait prise d'abord pour une demoiselle de bonne maison. Après lui avoir dit qu'il reviendrait, il alla se promener en attendant l'heure indiquée.
Lorsqu'il revint, il faisait enfin jour chez madame la marquise. Après avoir donné sa carte à la camériste et quelques minutes d'attente dans un salon où toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies, il fut enfin introduit dans le boudoir que nous connaissons déjà. Craignant que son apparition subite ne fît jeter à Silvia un cri de surprise; il avait pour la saluer posé sur ses lèvres l'index de sa main gauche, précaution bien inutile il est vrai, car le costume qu'il portait avait tellement changé l'aspect de sa physionomie, que Silvia ne le reconnut pas d'abord; ce ne fut que lorsque pour répondre à la question qu'elle lui faisait de lui faire connaître le motif de sa visite, il prononça quelques mots, que, reconnaissant sa voix, elle s'écria:
—Ciel! Beppo.
—Enfin, Silvia, dit celui-ci, je vous ai retrouvée.
—Eh! que voulez-vous faire, que voulez-vous de moi? répondit la marquise, qui depuis qu'elle n'avait vu le pêcheur avait acquis une dose d'audace qu'elle ne possédait pas encore à l'époque où nous avons rencontré Beppo pour la première fois, et qui avait de suite compris que l'homme qui, pour se présenter chez elle, avait adopté le costume des fashionables, s'était déjà frotté à la civilisation, et qu'il était beaucoup moins à craindre que lorsqu'il portait seulement, rude enfant de la mer, un bonnet de laine brune, un vieux caban de pêcheur et qu'il marchait pieds nus sur les grèves de la Méditerranée.
—Que voulez-vous faire? répéta-t-elle, je vous l'ai déjà dit, je ne veux pas vous suivre, et le temps n'est plus où vous m'inspiriez de la terreur.
—Le ciel m'est témoin, dit Beppo, que ce n'est point ce sentiment que j'aurais voulu vous inspirer; quelquefois peut-être j'ai pu me laisser emporter par la violence de mon caractère; mais, dites-le moi, Silvia, mes excès n'étaient-ils pas suffisamment justifiés par votre manque de foi?
—Si c'est pour me parler de ce qui s'est autrefois passé entre nous, répondit Silvia, que vous êtes venu chez moi, vous pouvez vous retirer, rien ne m'ennuie plus que le récit des vieilles histoires; et je n'ai d'ailleurs ni le loisir, ni la volonté de vous écouter plus longtemps.
Silvia allait tirer le cordon d'une sonnette afin de prévenir ses gens.
Beppo lui saisit le bras et la repoussa assez brusquement pour qu'elle allât tomber sur la chaise longue qu'elle venait de quitter.
—Vous m'écouterez, lui dit-il, il le faut, je le veux!
Et comme Silvia faisait un signe de tête négatif.
—Ecoutez, ajouta-t-il, ne me forcez pas à commettre un nouveau crime; c'est déjà bien assez des remords qu'entraîne après lui celui que j'ai commis. Je vous le jure par Notre-Dame de la Garde, si vous jetez un cri, si vous faites un geste, je vous enfonce jusqu'à la poignée ce poignard dans le cœur.
Silvia pâlit légèrement, le passé lui avait appris que le pêcheur était incapable de manquer à un serment semblable à celui qu'il venait de faire.
—Parlez-donc, dit-elle avec une légère expression de dédain, qui n'échappa aux regards pénétrants de Beppo, parlez donc, je vous écouterai puisque je ne puis faire autrement.
—Aussi bien, il faut que tout cela finisse, dit Beppo, se parlant à lui-même à voix basse.
Il s'était assis près d'un petit guéridon sur lequel, quelques jours auparavant, Silvia avait servi à souper au vieux juif. Il tenait sa tête entre ses deux mains, et paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.
—Je vous attends dit Silvia.
—Vous me disiez tout à l'heure que vous n'aimiez pas les vieilles histoires, il faut cependant que vous en écoutiez une dont vous connaissez déjà tous les détails.
«Une jeune femme qui cachait sous la physionomie d'un ange l'âme d'un démon, vint un jour trouver dans sa cabane un pauvre pêcheur qui jamais ne lui avait adressé la parole.
»Elle savait cependant que ce pêcheur l'aimait de toutes les forces de son âme, qu'il la révérait à l'égal d'une madone, qu'elle était devenue la pensée de tous ses jours, le rêve de toutes ses nuits; car elle avait remarqué qu'il suivait partout ses traces, et elle avait lu dans les regards qu'il osait à peine jeter sur une aussi grande dame, la violente passion qu'elle lui avait inspirée. Cette jeune femme vint donc trouver le pêcheur.
»Elle n'attendit pas qu'il lui fit l'aveu de ses sentiments, elle lui dit qu'elle les avait devinés, et qu'il ne lui était pas défendu d'espérer; puis, lorsqu'elle l'eut enivré de sa parole, fasciné de ses regards, elle lui mit un poignard dans la main et lui dit d'aller tuer un homme qui devait, à une certaine heure, passer dans un lieu qu'elle lui désigna. Comme il hésitait, elle lui raconta une histoire qui eût justifié un crime, si un crime pouvait être justifié, histoire qu'elle inventa à l'instant même, et qui, cependant, arracha des larmes à celui qui l'écoutait. Elle lui dit, à cet homme qui était fou, qu'elle l'aimait depuis le jour où pour la première fois elle l'avait vu, et que ce n'était que depuis ce jour, que la tyrannie de celui qu'il fallait frapper lui était devenue insupportable; elle lui dit que cet homme était le seul obstacle qui s'opposait à leur bonheur; que lorsqu'il n'existerait plus, elle serait libre, et qu'elle se trouverait heureuse de partager avec lui le modeste avenir qu'il était à même de lui offrir. Le misérable promit de faire tout ce que voulait l'enchanteresse, et comme elle paraissait douter de sa parole, il lui jura par Notre-Dame de la Garde d'accomplir ses desseins. Faut-il vous dire le reste? Il s'embusqua au coin d'une rue, il attendit dans l'ombre un homme qui ne songeait pas à se défendre, et il lui plongea dans le cœur le poignard que voici.»
—Tous les détails de l'histoire que je viens de vous raconter, sont-ils exacts, madame la marquise?
—Je ne vous dis pas le contraire, répondit Silvia de l'air de la plus parfaite indifférence. Avez-vous achevé?
Beppo sentait tout son sang bouillonner dans ses veines, et de sa main droite qu'il avait machinalement passée sous sa chemise, il se meurtrissait la poitrine; cependant il eut assez de force pour se contenir.
—Non, je n'ai pas achevé, ajouta-t-il; mais il me reste peu de choses à vous dire.
«Lorsque le meurtrier, tout couvert encore du sang de sa victime, vint demander à sa complice le salaire de son crime, il ne la trouva pas; et ce ne fut que longtemps après, qu'il parvint à la découvrir. Alors comme aujourd'hui, comme toutes les fois qu'il fut possible de la rencontrer, elle n'eut pour lui que des paroles outrageantes et des regards de dédain. Est-ce encore vrai, madame?»
Beppo, en prononçant ces derniers mots, s'était levé du siége qu'il occupait, et il dominait de toute sa hauteur Silvia qui était à demi étendue sur sa chaise longue, et qui jouait négligemment avec les glands de la cordelière qui serrait sa taille.
Elle ne répondit pas.
—Je vous ai demandé si ce que je viens de dire était vrai? répéta Beppo.
—Ecoutez-moi, répondit Silvia, qui comprenait qu'il ne serait pas prudent de pousser à bout Beppo, dont l'irritation croissante commençait à l'inquiéter: Je ne veux pas chercher à le nier, vous pouvez m'adresser de justes reproches; mais pourquoi revenir sans cesse sur des faits accomplis? nous avons obéi chacun à notre destinée et je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, et d'oublier le passé, et de ne pas engager une lutte dont les résultats seraient nécessairement fatals, soit à vous, soit à moi.
—Ainsi, reprit Beppo, vous vous serez servi de moi comme d'un instrument que l'on peut briser sans crainte lorsque l'on n'en a plus besoin. Il n'en sera pas ainsi, madame.
—Qu'exigez-vous donc? car enfin il faut que tout ceci ait un terme; je suis véritablement lasse de ses obsessions continuelles.
—J'exige que vous teniez la parole que vous m'avez donnée: vous m'avez déshérité de ma part du paradis, il est bien juste, je crois, que je me procure ici-bas toute la somme de bonheur à laquelle je puis prétendre, et ce n'est qu'avec vous que je puis être heureux.
—Vous êtes fou; mais pour vous suivre, mon pauvre Beppo, il faudrait que je renonçasse à toutes les choses sans lesquelles je ne puis vivre, au luxe dont je suis entourée.
—Certes, j'aimerais mieux que vous fussiez pauvre, je serais plus à l'aise pour vous réclamer l'exécution de votre promesse. Mais lorsque vous m'avez fait cette promesse vous étiez plus pauvre que moi, et si depuis, votre position a changé, ce n'est que grâce à un manque de foi de votre part. Je puis donc, sans vous donner le droit de me prêter des pensées qui ne sont pas les miennes, vous dire partout et toujours, que vous soyez pauvre on riche, cantatrice ou marquise, Silvia, vous m'avez fait une promesse, il faut la tenir.
—Ainsi vous voulez que je renonce à tous les plaisirs et à toutes les aisances d'une vie élégante, que je quitte le monde dans lequel j'ai l'habitude de vivre, que je dise adieu à tous mes amis, pour aller m'enterrer avec vous dans je ne sais quelle solitude; vous êtes fou, mon cher: ce n'est que des héroïnes de roman que l'on exige de pareils dévouements; et, grâce à Dieu, je ne suis ni une Clarisse Harlowe, ni une Paméla.
Beppo, qui depuis quelques instants paraissait réfléchir, ne répondit pas.
Silvia crut que le moment était opportun pour frapper un grand coup.
—Et puis, ajouta-t-elle, je vous dois un aveu qui vous déterminera peut-être à changer de résolution. Lorsque je vous ai dit que je vous aimais, je ne me rendais peut-être pas compte de mes sentiments; mais à peine cet aveu s'était-il échappé de mes lèvres, que je m'aperçus que je vous avais trompé en me trompant moi-même; j'aurai voulu pouvoir vous rappeler et vous dire que je vous rendais le serment que vous veniez de me faire; mais il n'était plus temps. Aussi, ne sachant pas ce que je pourrais vous dire lorsque vous viendriez réclamer l'exécution de la promesse que je vous avais faite, je saisis avec empressement une occasion de fuir qui se présenta par hasard. Mais, je vous le jure, je n'aimais pas plus l'homme avec lequel je m'enfuyais que je ne vous aimais vous-même, que je n'aimais ceux que le hasard me fit rencontrer plus tard, pas plus que je n'aimais celui dont aujourd'hui je porte le nom: mon heure n'était pas venue.
Les idées de Beppo, depuis qu'il habitait Paris et qu'il s'était frotté à la civilisation, s'étaient singulièrement modifiées, et à l'heure qu'il était, il sentait que le rôle qu'il jouait auprès de Silvia était parfaitement ridicule; il était donc bien aise de ce qu'elle voulait bien, en essayant de se justifier lui épargner la peine de recourir à des violences. Il ne voulait pas cependant renoncer à ses projets; il se croyait des droits sur cette femme, pour laquelle il avait commis un crime, et ces droits, il voulait les faire respecter; mais devinant que la violence ne lui servirai à rien, il voulut avoir recours à la ruse.
—Et maintenant? dit-il sans élever la voix.
Silvia l'examina quelques instants avant de se déterminer à répondre.
L'expression de sa physionomie était triste mais calme.
—Maintenant, ajouta-t-elle, mon heure est venue, je ne veux pas chercher à vous le cacher; et croyez-le bien, ce n'est pas parce que je trouve ma personne un prix au-dessus du dévouement que vous m'avez témoigné que je ne veux pas vous tenir la promesse que je vous ai faite, c'est seulement parce que je ne puis vous donner un cœur qui aujourd'hui appartient à un autre.
—C'est bien, répondit Beppo, c'est bien, je sais maintenant ce qui me reste à faire.
—Retournez en Provence, Beppo, vous trouverez encore d'heureux jours sous le beau ciel de votre patrie. Si vraiment vous m'aimez, si vous m'aimez pour moi, vous devez désirer mon bonheur, et je ne puis être heureuse avec vous, l'image de celui que vous avez tué pour me plaire, viendrait sans cesse se placer entre vous et moi. Mais, croyez-le bien, je ne vous oublierai jamais; j'aurai toujours présent à la mémoire le souvenir de l'affection que vous m'avez vouée; et qui sait? peut-être il nous sera permis de nous réunir lorsque plusieurs années auront passé sur nos deux têtes.
Silvia, pour dire à Beppo tout ce qui précède, avait employé les plus caressantes inflexions de sa voix, et comme celui-ci l'avait écoutée avec beaucoup de calme, elle pouvait croire que ses paroles avaient produit sur lui l'effet qu'elle en espérait. Cependant elle aurait voulu qu'il lui dît quelques mots, de nature à lui prouver qu'elle ne s'était point trompée;
Voyant qu'il ne répondait pas, elle crut qu'elle devait frapper un dernier coup, coup décisif, et qui, suivant elle, devait lui apprendre ce qu'elle devait craindre ou espérer. Elle continua donc en ces termes:
—Mais si je ne puis, mon cher Beppo, vous récompenser quant à présent, ainsi que vous paraissez le désirer, vous me permettrez, je l'espère, de partager avec vous une partie de ce que je possède. Je suis riche, très-riche même, je puis donc, sans me gêner, vous prier d'accepter ce léger témoignage de l'amitié que j'ai pour vous.
Silvia en achevant ces mots, posa sur le petit guéridon auprès duquel Beppo était assis, un paquet de billets de banque assez volumineux.
Voici quel fut en substance le raisonnement que se fit de suite Beppo.
Si j'accepte la somme qu'elle vient de m'offrir, elle croira que j'accepte la position qu'elle veut me faire, et elle ne se méfiera plus de moi, si au contraire je refuse, elle devinera que je n'ai pas renoncé à mes projets, et elle se tiendra continuellement sur ses gardes.
—J'accepte cette somme, dit-il à Silvia en ramassant les billets de banque qu'il mit dans la poche de son habit après les avoir comptés; comme vous le disiez tout à l'heure, le parti le plus sage que je puisse prendre, est celui de ne pas engager avec vous une lutte dont les suites seraient fatales à l'un de nous, je crois que je ferais bien de retourner en Provence, et de tâcher de vous oublier, c'est ce que je vais faire, et pas plus tard qu'aujourd'hui.
—Bien vrai? dit Silvia, en attachant sur Beppo un regard qui cherchait à deviner sa pensée dans ses yeux.
—Je ne vous ai pas, je crois, donné le droit de douter de ma parole; je vous quitte, madame et je souhaite bien sincèrement que vous soyez heureuse.
Beppo sortit après s'être respectueusement incliné devant la marquise de Roselly.
Huit jours après cette entrevue, Silvia, à son grand dam, était au pouvoir de Beppo.
Celui-ci, à peine sorti de chez la marquise de Roselly, avait été rejoindre sa mère qu'il trouva sur la porte de l'auberge du Cheval blanc, attendant son retour avec impatience, et qui lui demanda de suite s'il était content du résultat de sa démarche. Beppo, qui avait la rage dans le cœur depuis que Silvia lui avait avoué qu'elle en aimait un autre, pria sa mère de le laisser se recueillir quelques instant se retira dans sa chambre. Après y avoir passé quelques heures, il en sortit beaucoup plus calme qu'il n'y était entré. C'est que sa résolution était prise, et qu'il ne s'agissait plus que de l'exécuter.
Sa mère, il est presque inutile de le dire, ignorait de quelle nature étaient les liens qui l'attachaient à Silvia, elle ne savait pas même quelle était la position de cette femme, elle savait seulement que son fils avait rencontré aux îles d'Hyères, une femme douée d'une merveilleuse beauté, dont il était devenu éperdument amoureux, qu'il avait longtemps cherché cette syrène sans pouvoir la rencontrer et que c'était pour la chercher encore qu'il était venu à Paris. La bonne femme n'avait appris que le matin même que ses démarches avaient été couronnées de succès, et que c'était pour aller chez celle qu'il aimait, qu'il était sorti en si brillante toilette; la Catalane n'avait pas douté un seul instant que son fils ne réussit dans la démarche qu'il allait entreprendre; il lui paraissait en effet impossible qu'une femme ne fût pas sensible aux mérites qu'elles lui accordait.
Elle fut donc profondément surprise, lorsque Beppo, sans cependant lui donner plus de détails qu'il ne voulait qu'elle en connût, lui eût appris le mauvais succès de sa dernière tentative, elle lui fit de nouvelles instances, afin de l'engager à renoncer à cette femme qui paraissait le dédaigner; mais elle parlait à un sourd, les obstacles n'avaient fait qu'augmenter l'aveugle passion à laquelle le malheureux Beppo était en proie; il avait conçu un projet dont lui-même il ne cherchait pas à se dissimuler l'absurdité, mais que cependant il voulait exécuter coûte que coûte; disons cependant qu'alors, ce n'était, plus seulement l'amour qui le faisait agir, mais qu'à ce sentiment, se mêlaient ceux de la jalousie, de l'orgueil blessé, et peut-être aussi le désir de se venger des dédains que lui avait prodigué maintes fois une femme qu'il aimait sans pouvoir s'en défendre, et tout en appréciant à sa juste valeur son atroce caractère.
Comme sa mère, après de longs discours semés d'arguments qu'il n'avait pas même essayé de réfuter, car il en reconnaissait l'impossibilité, lui demandait s'ils retourneraient bientôt en Provence, il lui répondit qu'il était déterminé à se fixer à Paris, où il lui serait facile de se créer une industrie qui lui permettrait de vivre, et même assez largement, sans entamer son petit capital qu'il avait du reste l'intention de placer chez un banquier. La bonne femme, qui du reste se trouvait bien, partout où était son fils, s'opposa d'autant moins à ce projet, qu'elle espérait que les distractions d'une grande ville chasseraient du cœur de son fils la passion qui le rendait si malheureux, de sorte que lorsque Beppo lui eût donné l'assurance que pour le moment du moins, il ne voulait pas s'en occuper, elle se trouva plus tranquille, et il ne fut plus question entre eux que de chercher un logement convenable pour s'y fixer définitivement.
Beppo, que ses courses continuelles avaient familiarisé avec le bruit et le tumulte de la capitale, se chargea de ce soin, et dès le lendemain, il se mit en quête.
Pendant plusieurs jours, il chercha vainement ce qu'il désirait, et cela ne doit pas étonner; il voulait un logement faisant partie d'une maison située dans un quartier isolé et très-peu habité; il voulait que ce logement fût lui-même éloigné de toute habitation, et disposé de manière à ce que, si par hasard ceux qui l'habitaient venaient à pousser quelques cris, ces cris ne pussent être entendus par d'officieux voisins: cela n'était donc pas facile à trouver, surtout dans une ville comme Paris, où chacun sait ce que vaut un pouce de terrain, et agit en conséquence, de sorte que les habitations y sont aussi rapprochées l'une de l'autre que les alvéoles d'un gâteau d'abeilles; il trouva cependant ce qu'il voulait dans la rue Contrescarpe-Saint-Marcel au nº 21.
Cette maison, double en profondeur, est élevée, sur la rue, d'un entre-sol et de cinq étages, ce qui constitue déjà une hauteur très-raisonnable; mais le propriétaire ayant, à ce qu'il paraît, remarqué que sa maison était assez solidement bâtie pour supporter un bâtiment supplémentaire, a fait construire sur le toit une sorte de pavillon carré composé de deux grandes pièces superposées l'une au-dessus de l'autre, qui augmente de deux cents francs environ les valeurs locatives de sa maison.
Des fenêtres de ce logement, qui fait partie d'une maison située sur le point culminant du quartier le plus élevé de Paris, on découvre toute la capitale et les campagnes environnantes, et l'on est si rapproché du ciel que les mille bruits de la grande ville ne viennent plus frapper les oreilles que comme un vague murmure, Aussi le pavillon de la maison sise rue Contrescarpe-Saint-Marcel, nº 21, est-il assez ordinairement habité par des poëtes, jaloux de se rapprocher autant que possible des astres auxquels ils adressent leurs invocations. Quoiqu'il en soit, il était inoccupé à l'époque où Beppo cherchait un logement pour lui et sa mère, et comme il paraissait réunir toutes les conditions qu'il désirait, il s'empressa de le louer et de venir s'y établir, après l'avoir meublé de tous les objets nécessaires à un ménage.
Il fallait, après avoir établi sa mère dans cette espèce de vaste pigeonnier, que Beppo la déterminât à lui prêter aide et assistance en cas de besoin: cela ne lui fut pas difficile.
Lorsqu'il lui eût dit qu'il était persuadé que s'il tenait en son pouvoir, seulement pendant quelques jours, la femme qu'il aimait, il était sûr qu'elle changerait de résolution; que lorsqu'elle le rebutait, elle ne faisait que céder aux influences étrangères dont elle était entourée, et que ce n'était que pour la soustraire à ces mêmes influences qu'il voulait l'enlever; la bonne femme, qui ne désirait rien au monde que le bonheur de son fils, qu'elle croyait incapable de commettre une mauvaise action, et qui, de plus ignorait la condition de celle dont il lui parlait, lui promit tout ce qu'il voulut.
Beppo venait de s'assurer le concours d'un auxiliaire aussi dévoué que possible, la cage était trouvée; cage assez jolie vraiment et pourvue de tout ce qui pouvait rendre l'existence supportable à une femme habituée à toutes les aisances du luxe et du confort, il ne s'agissait plus que d'y faire entrer l'oiseau auquel elle devait servir de prison, c'était le plus difficile. Cependant Beppo ne désespérait pas de réussir; il savait par expérience qu'avec beaucoup de patience et de résolution on peut faire beaucoup de choses, et enlever une femme lui paraissait beaucoup moins difficile que de découvrir une adresse dans une ville comme Paris. Il faut ajouter encore qu'il comptait un peu sur le hasard, et qu'il se disait, que puisqu'une première fois déjà il était venu à son aide, il n'était pas impossible qu'il le favorisât une second fois.
Il n'avait donc pas de plan arrêté; il se bornait seulement à errer sans cesse aux environs de la maison de Silvia, attendant du hasard une occasion favorable qu'il se promettait bien de ne pas laisser échapper.
Silvia était presque aussi superstitieuse que son amant: c'est une loi fatale à laquelle doivent obéir tous ceux qui n'ont pas la conscience très-nette; elle croyait donc comme lui aux songes, aux présages et à l'influence des jours; et très-souvent le matin elle allait consulter une devineresse assez célèbre, experte en phrénologie, physiognomonie, cartomancie, aéromancie, chiromancie, astrologie judiciaire, magnétisme et autres fariboles, qui demeurait dans la rue des Vignes, à Chaillot.
Comme elle ne se souciait pas de mettre ses gens dans la confidence de cette faiblesse, et que le domicile de la pythonisse n'était pas très-éloigné de son hôtel, puisque pour s'y rendre il ne fallait que traverser les Champs-Elysées, elle y allait à pied et très-simplement vêtue. Beppo qui, ainsi que nous venons de le dire, était sans cesse dans les environs de son hôtel, vêtu tantôt d'une manière, et tantôt d'une autre, devait donc infailliblement finir par la rencontrer.
C'est ce qui arriva par une sombre et pluvieuse matinée que Silvia avait justement choisie, afin de ne pas être remarquée, et au moment où lui-même, bien persuadé que celle qu'il attendait ne sortirait pas par un aussi mauvais temps que celui qu'il faisait, allait se retirer.
Lorsque Silvia était sortie de chez elle, il ne tombait qu'une petite pluie dont elle pouvait être facilement garantie par le parapluie qu'elle avait emprunté à sa femme de chambre; mais elle était à peine arrivée au bout de l'avenue Chateaubriand, que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent à la fois, et que des torrents de pluie chassèrent au loin tous ceux qui, comme elle, avaient jusqu'à ce moment bravé l'orage.
Elle était à une distance à peu près égale de son hôtel et du domicile de la tireuse de cartes. Rentrerait-elle chez elle, ou irait-elle chez la devineresse? Elle allait, malgré le vent et la pluie, continuer bravement la route, lorsqu'elle fut brusquement saisie par Beppo, qu'elle ne s'attendait certes pas à rencontrer là.
La vue inopinée de cet homme qu'elle croyait à l'heure qu'il était, depuis longtemps en Provence, causa à Silvia un telle saisissement, qu'elle n'eut pas la force d'appeler à son secours.
—Si vous jetez un cri, si vous faites un geste, un seul mouvement de nature à attirer, l'attention, dit Beppo, vous êtes morte. Je ne veux vous faire aucune violence, mais il faut que je vous parle, ne cherchez pas à me tromper, ne me faites pas de promesses que vous n'avez pas plus l'intention de tenir que je n'ai celle de les écouter, ce serait prendre une peine inutile; vous m'avez entendu, vous savez ce dont je suis capable; suivez-moi donc, il le faut.
Tout en parlant, Beppo avait entraîné Silvia vers la barrière de l'Etoile, où il espérait de trouver une voiture. Son attente ne fut pas trompée, par un de ces hasards assez rares par les temps de pluie, un fiacre était resté sur la place, il fit monter dedans Silvia, que la surprise qu'elle avait éprouvée paraissait avoir anéantie; puis il dit quelques mots à l'oreille du cocher, qui désireux sans doute d'obtenir la magnifique récompense qui venait de lui être promise, fouetta vigoureusement les deux maigres rossinantes attelées à son carrosse, lesquelles voulant bien cette fois seconder les intentions de leur maître partirent au galop.
Des jours, des semaines, des mois se passèrent sans que Silvia reparût à son hôtel, sans que l'on entendit parler d'elle; Salvador et Roman ne savaient à quoi attribuer cette disparition si subite, que rien n'avait provoquée, que rien ne justifiait, et qui leur parut encore plus inexplicable, lorsque les gens de justice étant venu apposer les scellés au domicile de la marquise de Roselly; il fut constaté qu'elle n'avait rien emporté de ce qui lui appartenait, ni habillements, ni bijoux, ni argent.
Salvador, qui aimait véritablement Silvia, se montra pendant assez longtemps affligé de la disparition de sa maîtresse, et chaque fois que Roman ou le vicomte de Lussan, qui était devenu son plus intime ami cherchaient à le consoler, il le repoussait brusquement, il ne s'occupait plus de rien, ni de solliciter auprès des ministres l'avancement qu'on lui avait fait espérer, ni des magnifiques affaires que venait sans cesse lui proposer le vicomte de Lussan, qui commençait à croire que ses nouveaux amis ne lui seraient pas aussi utiles qu'il se l'était figuré d'abord.
Mais il n'est si cuisant chagrin que le temps ne calme, Salvador, après avoir employé un mois entier à regretter Silvia, sans vouloir s'occuper d'autre chose que de la chercher, se dit enfin que si elle était perdue pour lui, c'était un fait accompli auquel il ne pouvait remédier, et dont il fallait qu'il prît son parti. Cependant ne voulant pas que sa maîtresse, s'il venait à la retrouver, pût lui reprocher d'avoir négligé aucune des précautions qui pouvaient servir à le mettre sur ses traces, il s'en fut trouver la police, afin de faire rechercher partout la marquise de Roselly, disparue de son domicile d'une manière si bizarre et si inexplicable.
Son titre, sa position dans le monde, et peut-être aussi les magnifiques récompenses qu'il promit aux employés subalternes, le firent accueillir on ne peut plus favorablement. On lui promit de faire tout ce qu'il était humainement possible pour retrouver la noble dame; mais on ne lui cacha pas qu'il était presque certain qu'on ne réussirait pas.
—Il est probablement arrivé malheur à cette dame, lui dit celui auquel il s'adressa. Depuis quelque temps la capitale est infestée par une foule de garnements qui, chaque jour, commettent de nouveaux méfaits; ce sont de ces rôdeurs de barrières pour qui rien n'est sacré, qui assassinent un homme pour lui voler deux pièces de cinq francs; et il pourrait bien se faire que la dame dont vous parlez soit tombée entre les mains de quelques-uns d'entre eux.
Et comme Salvador faisait observer à ce fonctionnaire que ses conjectures n'étaient pas fondées, attendu qu'il était prouvé que la marquise de Roselly était sorti de chez elle en plein jour, et que les gens dont il parlait n'étaient à craindre que la nuit:
—C'est vrai, c'est vrai, répondit le fonctionnaire; il y a dans cet événement quelque chose de mystérieux qui me passe; mais espérez, M. le marquis, l'œil de la police est constamment ouvert et rien de ce qui se passe dans la capitale ne lui échappe; si madame la marquise de Roselly est encore de ce monde nous découvrirons le lieu où elle se cache ou plutôt où on la tient cachée; nous avons bien découvert les assassins du juif Josué.
—Ah! vous avez découvert les assassins du juif Josué, dit Salvador, qui ne réprima pas sans peine un léger mouvement de frayeur.
—Quand je dis que nous avons découvert ces assassins je m'avance peut-être un peu trop; mais nous tenons en ce moment, sous les verrous deux de ces rôdeurs de barrières, qui pourraient bien être les auteurs de la mort de ce malheureux, que l'on avait d'abord attribuée à un suicide.
—Je souhaite bien sincèrement que vous ne vous trompiez pas, monsieur, répondit Salvador; il serait vraiment déplorable que les auteurs de cet effroyable crime échappassent à la juste vengeance de la société; pour ma part, j'en serais désolé. Je connaissais beaucoup Josué, avec lequel j'ai fait quelques affaires lorsque j'habitais Marseille, et je puis assurer que c'était un très-honnête et très-galant homme.
—Ils n'échapperont pas, monsieur le marquis, pas plus eux, que les misérables dont depuis quelques temps les nombreuses déprédations effrayent la capitale.
—En effet, ajouta Salvador, on n'entend maintenant parler que de vols commis avec une audace et une adresse infinies; on serait vraiment tenté de croire que les gens qui les commettent, sont dirigés par quelqu'un d'habile et qu'ils reçoivent des indications de personnes bien placées dans le monde. N'êtes-vous pas de mon avis?
—Du tout, monsieur le marquis, du tout, les voleurs agissent isolément; et il n'y a pas dans le monde, j'entends par le monde, celui que vous habitez, des gens qui leur donnent des renseignements. Quoiqu'il en soit, nous leur faisons une rude guerre, et si aujourd'hui, ils jouissent de l'impunité, nous aurons notre lendemain.
L'outrecuidance du fonctionnaire amusait beaucoup Salvador; et malgré le vif chagrin qu'il éprouvait; lorsqu'il le quitta, en lui recommandant de ne pas négliger la mission qu'il venait de lui confier; il eut besoin de se contenir afin de ne pas lui rire au nez, car il savait mieux que ce fonctionnaire ce qu'il fallait penser des crimes nombreux qui depuis quelques temps désolaient la capitale.
En effet, pendant qu'avait duré sa somnolence, Roman et le vicomte de Lussan, n'avaient pas perdu leur temps, grâce à ce dernier, le compagnon de Salvador avait été mis en rapport avec le père Juste, qui l'avait encouragé dans la poursuite de l'entreprise qu'il méditait, et qui lui avait donné l'assurance que quelle que fut l'importance des objets qui lui seraient présentés, il les achèterait sans coup férir. L'usurier lui avait ensuite fait connaître la mère Sans-Refus, à laquelle il l'avait recommandé comme un homme sur lequel on pouvait compter, et très-capable de rendre à la société d'importants services.
Roman, vêtu d'un costume approprié au rôle qu'il voulait jouer, s'était rendu plusieurs fois chez la mère Sans-Refus; il avait parlé d'abord à ceux des habitués qui lui parurent mériter le plus de confiance; ces ouvertures avaient été accueillies avec le plus vif empressement, et il n'avait pas tardé à acquérir sur ces hommes, pour la plupart incultes et grossiers, l'autorité que devait lui procurer l'audace éminente dont il était doué et l'éducation qu'il avait reçue; car les malfaiteurs sont peut-être de tous les hommes, ceux qui sont disposés à accueillir avec le plus de facilité, l'influence des hommes qui leur paraissent supérieurs, soit par leurs qualités personnelles, soit par leur éducation; on se rappelle sans doute que les complices de Lacenaire ne s'adressaient jamais à lui, qu'en lui disant M. Lacenaire, et que cet infâme scélérat ne les considérait, disait-il, que comme ses domestiques.
Salvador, lorsqu'il était sorti de l'état de torpeur dans lequel il avait été plongé pendant quelque temps, avait d'abord blâmé les démarches de son compagnon; mais la chose était faite et Salvador était l'homme du monde qui savait le mieux accepter la logique des faits accomplis. Il ne songea donc plus bientôt qu'à tirer le parti le plus avantageux possible de ce qu'avait fait son ami, et en peu de temps, il se vit à la tête d'une bande nombreuse de sacripants prêts à tout faire, pourvu qu'ils y trouvassent quelque chose à gagner, qu'il connaissait tous et dont il n'était pas connu.
Voici à quel point étaient arrivées les choses peu de temps avant l'époque où nous avons commencé cette histoire.
Salvador et Roman étaient les chefs reconnus de tous les bandits auxquels le bouge de la mère Sans-Refus servait de lieu de réunion; ils n'agissaient qu'après avoir reçu les ordres de l'un ou de l'autre, et le produit de chaque vol était vendu à la tavernière, qui le payait à peu près ce qu'elle voulait, à la charge, par elle, de le revendre un prix plus élevé au père Juste et de remettre à Roman, à Salvador et au vicomte de Lussan, une certaine somme qui était partagée entre eux, le premier produit auquel prenaient toujours part les trois associés appartenait sans contestation à ceux qui avaient commis le vol. La mère Sans-Refus achetait pour son propre compte tout ce qui n'était pas or, argent ou bijoux, objets sur lesquels le triumvirat n'élevait aucune prétention, quant à l'argent ou aux billets de banque, ils restaient à ceux dans les mains desquels ils tombaient, car malgré leurs promesses, ils n'étaient pas assez sots pour les apporter à la masse. Il existait donc entre les trois amis, Juste et la mère Sans-Refus une véritable société commerciale en participation dont les opérations consistaient à acheter aux malfaiteurs le meilleur marché possible le fruit de leurs déprédations et à partager une différence.
Il est bien entendu que lorsqu'il se présentait une bonne affaire, Roman et Salvador l'exécutaient seuls et qu'ils en gardaient le profit, après avoir remis en argent ou en billets au vicomte de Lussan la somme à laquelle lui donnaient droit les indications qu'il avait fournies; car c'était ordinairement au rôle d'indicateur que se bornaient les fonctions de ce dernier. Si par hasard ils avaient besoin de quelques hommes d'exécution pour leur donner un coup de main, ils avaient toujours le soin de se faire la part de lion.
Ce fut à cette époque, que sentant le besoin d'avoir à leur disposition un lieu dans lequel ils pussent délibérer à l'aise et cacher au besoin les objets dont ils ne voudraient pas se débarrasser de suite, Salvador et Roman louèrent le pavillon isolé de Choisy-le-Roi, dans lequel nous avons introduit le lecteur au premier chapitre de ce livre.
Quelques jours après le premier emménagement, Roman revint au pavillon accompagné de quatre domestiques qui conduisaient un fourgon de voyage, attelé de deux beaux chevaux hollandais qui furent dételés et conduits à l'écurie.
Le fourgon était chargé de tout ce qu'on n'avait pu apporter lors du premier voyage, de la batterie de cuisine, de quelques gros meubles, de paniers de vins fins et de plusieurs autres objets. Lorsque le déchargement fut opéré et que tous ces objets furent mis en place, Roman prit le chemin de fer pour retourner à Paris, et la cuisine n'étant pas encore organisée ceux des domestiques qui étaient restés au pavillon, afin de mettre la dernière main à l'arrangement de l'ameublement, furent obligés d'aller souper à l'auberge où se trouve la vieille gravure représentant le château dans toute sa splendeur dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage.
Après le repas, on vida quelques bouteilles du petit vin du pays, et la conversation étant devenue générale, on se mit à parler du château, et chacun désirait savoir comment il se faisait que le pavillon des gardes eût été respecté, tandis qu'on avait détruit en grande partie l'édifice principal. Un vieillard dont la physionomie pleine et colorée et l'embonpoint respectable annonçaient une santé parfaite, prit la parole à son tour et s'exprima en ces termes:
—Je suis peut-être le seul qui puisse aujourd'hui satisfaire votre curiosité; j'ai à l'heure qu'il est bien près de quatre-vingts ans, je suis né dans le château, et je n'en suis sorti qu'en 1792, je sais donc une foule de choses qui sont ignorées de tout le pays, et c'est une de ces choses-là que je vais vous raconter.
Tout le monde se rapprocha du vieillard qui prit un verre plein de vin, qu'il vida sans faire la grimace et qui continua ainsi:
«Mon père, Pierrot Coquardon, était jardinier du château; c'était un beau et grand garçon que toutes les jeunes filles du pays avaient aimé, et que les jolies marquises avaient plus d'une fois honoré de légers coups d'éventail sur la joue, ce qui ne l'empêcha pas de mourir lorsque je n'avais encore que sept ans.
»Ma pauvre mère le suivit de près dans la tombe.
»Resté seul sur la terre, j'allais être conduit a l'hospice des Enfants trouvés, lorsque le père Kerval, un vieux Breton qui était suisse du château depuis longtemps, me recueillit et me fit élever avec autant de soin que si j'avais été son enfant.
»Lorsqu'il mourut j'étais un jeune et beau gaillard, cinq pieds huit pouces, et gros à proportion, aussi je n'eus pas de peine à obtenir sa place.
»Il fallait voir quelle mine j'avais en grand uniforme, chapeau bordé, habit bleu de roi doré sur toutes les coutures, culotte de panne rouge, bas de soie de même couleur, souliers à boucles d'argent et tout ce qui s'en suit; et quelles belles épaulettes mes enfants! elles auraient fait honte à celles d'un lieutenant général des armées du roi! Aussi les jeunes filles et les jolies femmes du canton ne m'appelaient que le beau suisse l'aimable suisse; hélas! il y a longtemps de cela et je suis bien changé, du reste vous ne pouvez le voir.
»Et le vieillard, en achevant ce petit exorde, se leva afin de laisser voir à ses auditeurs ce qu'il avait conservé de sa prestance et de ses grâces d'autrefois.
»A l'époque dont je vous parle, continu-t-il en se passant la main sous le menton, il survint tout à coup dans notre belle France un grand bouleversement auprès duquel celui qui est arrivé il y a quelques années à Paris n'était vraiment rien du tout. Aussi quelque temps après la prise de la Bastille, une superbe forteresse située à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, tous nos maîtres prirent la fuite pour aller à l'étranger rejoindre nos bons princes qui étaient partis les premiers et comme la plupart d'entre eux emmenaient leurs domestiques, je restai seul au château avec un jeune homme nommé Louis Tristan dit Brin-d'Amour, qui avait été fifre dans les gardes françaises.
»Les auteurs du bouleversement dont je viens de vous parler étaient les messieurs sans-culottes. Ils vinrent ici organiser ce qu'ils appelaient une société populaire, et ils me recommandèrent de bien garder tout ce qu'il y avait dans le château; c'était bien là, mes enfants, une recommandation inutile, car il n'y restait déjà plus rien dans ce pauvre château, les messieurs sans-culottes du pays et des villages environnants y étaient venus avant ceux de Paris; ils avaient emporté tout ce qui leur avait paru de bonne prise, puis ils avaient brûlé le reste, bu le vin et brisé les vitres et les portes.
»Les messieurs sans-culottes de Paris, qui sans doute étaient venus ici pour faire ce que leurs camarades du pays avaient déjà fait, ne parurent pas très-satisfaits de trouver la besogne achevée, et ce fut sans doute pour se venger qu'ils se mirent à tout changer ici comme ils l'avaient déjà fait à Paris.
»Il faut vous dire que ces messieurs-là ne voulaient rien laisser subsister de ce qui existait avant eux, la cocarde blanche fut remplacée par la cocarde tricolore. Il ne fut plus permis de porter de la poudre ni de se coiffer à l'oiseau royal. Un d'eux, qu'on nommait je crois Fabre d'Eglantine, un bien drôle de nom pour un sans-culotte, changea tout le calendrier; il y eut des années et des mois à la mode de la république, avec des décadis à la place du saint dimanche, et des jours complémentaires pour finir l'année, des brumaire, des nivôse, des prairial et des fructidor pour remplacer les mois, si bien qu'on ne s'y reconnaissait plus du tout; ils remplacèrent même dans l'almanach les noms des saints par des noms de fruits, de légumes et d'instruments aratoires: saint Ognon fut mis à la place de saint Louis; saint Cornichon à celle de saint Joseph; sainte Serpette à celle de sainte Madeleine et ainsi de suite. Il ne fut plus permis de se nommer Pierre, Boniface ou Nicolas, il fallut donner à ses enfants les noms des sans-culottes romains de l'antiquité, et les appeler Brutus, Horatius-Coclès ou Mutius-Scœvola; il n'y eut pas jusqu'à la bonne sainte Vierge, mère de Dieu, qu'ils voulurent ôter du paradis pour mettre à sa place la déesse de la Liberté, une certaine Théroigne de Méricourt, qui, à ce qu'on assure, n'était pas Vierge du tout.
»Les églises furent transformées en temples de la Raison, dans lesquels des prêtres, à la mode de la république, disaient des messes auxquelles on ne comprenait plus rien, et après lesquelles on dansait des sarabandes, des menuets et des courantes dans le chœur, devant le maître-autel, sur les airs de la Carmagnole et du Ça ira! de bien drôles de chansons, mes enfants, où l'on ne parlait que de tuer et d'égorger tout le monde, et d'accrocher les aristocrates aux lanternes.
»Quand je vous dis que les messieurs sans-culottes avaient tout changé, les grandes et les petites choses. Je ne vous en impose pas; ils avaient même changé les jeux de cartes; ainsi quand on jouait au piquet avec un ami, on ne disait plus quinte à l'as ou seizième à la dame, il fallait dire quinte à la Loi, ou seizième à la Liberté. Il fallait que tout le monde se dit tu et toi; il n'y avait plus de maîtres ni de valets, ceux-là étaient devenus des citoyens officieux. C'était à ce point que si par hasard madame de Pompadour, la marquise de Pompadour! Etait revenue au château, j'aurais pu lui manger dans la main et lui dire toi ni plus ni moins qu'à une vachère; enfin ils voulaient faire un nouveau soleil avec la lune et détrôner le bon Dieu comme ils avaient détrôné le bon roi Louis XVI et son auguste épouse.»
Arrivé à cet endroit de son récit, le bon père Coquardon ôta le gros bonnet de laine brune qui couvrait ses longs cheveux blancs, mouvement qui fut instinctivement imité par tous ses auditeurs.
«Les messieurs sans-culottes qui avaient fait tant de changements, continua le père Coquardon après une petite pause, n'étaient pourtant pas parvenus à changer la marche du temps qui allait toujours de même, de sorte que souvent il pleuvait lorsqu'ils auraient voulu voir luire un beau soleil pour célébrer la fête de la Raison, celle de la Liberté ou toute autre fête à la mode de la république; aussi ne pouvant s'en prendre ni à Dieu ni a ses saints qui étaient trop loin et trop haut pour qu'ils pussent les atteindre, ils passèrent leur colère sur leurs images, qu'ils firent brûler et traîner dans la boue.
»On aurait vraiment dit que tous ces messieurs de la république étaient devenus des enragés. Furieux de ne pouvoir aller détrôner le bon Père éternel dans son paradis, ils se rejetèrent sur les nobles et sur les bons prêtres; ils firent guillotiner tous ceux qu'ils purent attraper, ils espéraient, en agissant ainsi, détruire la religion et rendre tous les hommes aussi méchants qu'eux, afin de pouvoir ensuite les livrer à Satan, avec qui ils avaient, dit-ont fait un pacte; mais le bon Dieu et la sainte Vierge ont empêché ces grands crimes, et les messieurs sans-culottes ont presque tous été guillotinés à leur tour; même leur chef, M. de Robespierre, le plus méchant de tous, quoiqu'il fût toujours très-proprement couvert; habit bleu barbot, culottes jaune-serin et gilet de piqué blanc, poudré et coiffé à l'oiseau royal, le reste à l'avenant.
»Ces hommes qui avaient volé tous les biens des honnêtes gens les vendirent pour de méchants assignats à des gens qui voulaient faire fortune aux dépens de ceux à qui ces biens appartenaient. Le château de Choisy, comme bien d'autres, fut acheté par des particuliers inconnus, qui s'en allaient par toute la France achetant les châteaux qu'ils faisaient démolir pour en vendre les matériaux. A cette époque, je n'étais déjà plus suisse, on ne m'appelait plus dans le pays que le citoyen concierge, ce qui, comme vous le pensez bien, me contrariait infiniment, car on ne renonce pas facilement aux honneurs et aux dignités une fois que l'on en a possédé.
»Ces particuliers mirent tout le château en capilotade; ils firent d'abord enlever tout le plomb et tout le fer, il y en avait pour une somme double au moins de celle qu'ils avaient payée pour le tout. Enfin vint le tour du pavillon des gardes, qu'ils avaient conservé jusqu'à ce moment afin de se loger pendant la démolition.
»Les premiers coups de pioches furent donnés pour enlever une grille qui en défendait l'entrée du côté du château, et les quatre ouvriers chargés de ce travail firent un trou afin de déplacer une grosse borne qui empêchait de lever une énorme crapaudine. Après un travail pénible, la borne céda aux efforts redoublés de ces hommes, et leur laissa voir une trappe couverte d'une couche épaisse de rouille. Espérant trouver là un trésor, ils se concertèrent entre eux, et il fut convenu que pour le moment ils s'occuperaient d'autre chose, qu'ils ne parleraient à personne de leur précieuse découverte et qu'ils ne reviendraient à leur trou que la nuit, afin de l'explorer à l'aise et sans crainte d'être dérangés; ils eurent soin de recouvrir la trappe avec de la terre et des gravois, puis ils allèrent au cabaret pour célébrer, par anticipation, leur heureuse découverte.
»Chacun d'eux faisait des suppositions et bâtissait des châteaux en Espagne; ils se voyaient déjà possesseurs d'immenses trésors, et leur seule crainte était que les commissaires de la nation ne vinssent les en dépouiller; aussi il aurait fallu voir combien étaient sages les plans de conduite qu'ils se traçaient, afin de ne pas éveiller les soupçons et pour transporter à leur domicile les caisses ou la caisse qui devaient contenir le trésor qu'ils croyaient déjà posséder. Ils buvaient depuis déjà bien longtemps, et les fumées du petit vin du pays commençaient à leur obscurcir le cerveau, lorsque sonna la douzième heure de la nuit: il faut partir, dit l'un d'eux, il est temps; puis tout s'armèrent des outils et des pioches qu'ils croyaient nécessaires pour leur expédition nocturne, et ils se mirent bravement en route.
»Arrivés sur le terrain et éclairés seulement par la faible lueur d'une chandelle, ils commencèrent par débarrasser la place des gravois et de la terre qu'ils y avaient amoncelés, puis ils essayèrent de lever la trappe, mais leurs premiers efforts furent inutiles, ce ne fut qu'après un assez long travail qu'elle céda, et leur laissa voir une seconde trappe; celle-ci était fermée à l'extérieur par un énorme verrou. Ce n'était pas une petite affaire que de le tirer, ce verrou, la rouille l'avait tellement scellé dans sa gâche, qu'il paraissait impossible d'en venir à bout, aussi ce ne fut qu'à grands coups de marteaux que trois des ouvriers que le quatrième éclairait avec la chandelle qu'il tenait à la main, parvinrent à le faire glisser sur sa plaque; enfin la trappe fut ouverte. Au même moment une flamme bleuâtre sortit du gouffre béant qu'elle laissait entrevoir, et les quatre malheureux ouvriers tombèrent morts comme s'ils avaient été frappés de la foudre.
»Le lendemain matin d'autres ouvriers chargés comme ceux dont je viens de vous raconter la fin malheureuse d'enlever les plombs et les fers, trouvèrent les cadavres de leur quatre camarades dans le trou que ceux-ci avaient creusé la veille; ils n'avaient aucune blessure, on remarquait seulement sur leur visage et sur leurs mains, des traces à peu près semblables à celles que laisse l'électricité; cette mort extraordinaire jeta l'épouvante dans tout le pays, on se dit de suite que ces ouvriers avaient été frappés par le feu du ciel qui ne voyait pas sans colère la démolition de toutes les nobles demeures de la France; il est bon d'ajouter que chaque fois qu'on donnait un coup de pioche de ce côté, on entendait des gémissements sourds qui semblaient venir du caveau où les quatre ouvriers avaient trouvé la mort à la place du trésor qu'ils cherchaient; tous les habitants du pays, c'est-à-dire tous ceux qui croyaient à Dieu et qui vénéraient les saints, entendirent ces gémissements, si bien qu'à compter de ce jour, personne ne voulut plus venir démolir ce pavillon. Les nouveaux propriétaires du château avaient bien voulu me laisser occuper une petite chambre située au-dessus de l'ancienne loge du suisse, et j'avais plusieurs fois trouvé l'occasion de leur rendre quelques petits services, autant pour m'obliger, que pour ne pas blesser les gens du pays qui ne les voyaient pas déjà d'un très-bon œil, et qui s'étaient attachés à ce pavillon, par cela seulement, qu'il y revenait des esprits qui se seraient mis à courir la campagne si on les avait privé du lieu qu'ils avaient choisi pour leur domicile, ils se déterminèrent à ne point faire venir de Paris des gens qui auraient volontiers fait ce que ceux du pays ne voulaient pas faire, et à laisser subsister ce pavillon.
»Voilà, messieurs, comment il se fait que le pavillon des gardes n'a pas été démoli, on a attribué ce miracle à la puissante intercession d'un aumônier de madame de Pompadour, mort en odeur de sainteté, et qui fut dit-on enterré dans le caveau situé sous le pavillon; c'est donc ce saint aumônier qui a conservé cette habitation, et qui a tué les quatre hommes qui venaient troubler ses cendres.»
Les domestiques pour la plupart sont très-peu religieux, mais en revanche, ils sont presque aussi superstitieux que les voleurs, ceux de Salvador subissaient la loi commune, aussi le récit que venait de leur faire le père Coquardon, avait-il produit sur leur esprit une certaine impression; cependant l'un d'eux qui voulait faire l'esprit fort et le beau parleur, prétendit qu'il n'avait pas plus peur des diables que des saints aumôniers, et que si les uns ou les autres avaient du pouvoir, ils n'avaient qu'à le lui faire voir, qu'ils les attendait de pied ferme, enfin, une multitude de fanfaronnades semblables.
Cependant lorsque après avoir serré la main du vieux Coquardon, et bu le coup de l'étrier, il fallut sortir du cabaret pour retourner au pavillon, ce brave à trois poils ne voulut pas aller se coucher seul, et il s'en fut à l'écurie retrouver le cocher.
Le lendemain matin, Roman vint examiner si les instructions données par lui la veille avaient été exécutées, et si tout était bien en ordre; il n'eut que des félicitations à adresser aux domestiques qu'il avait amenés au pavillon, et il se retira très-satisfait après avoir vu que le logis était en état de recevoir bonne et nombreuse compagnie.
En effet, tant que dura la belle saison, Salvador donna des fêtes et reçut à sa maison des champs toute l'élite de la fashion parisienne; mais une fois l'hiver venu, il n'y fit plus que de rares apparitions, et seulement le soir et pour y apporter le produit de quelque vol dont il ne voulait pas se défaire de suite. C'est ainsi que dans le premier chapitre de cet ouvrage, nous l'avons vu y apporter en compagnie de Roman, les bijoux et les pierreries enlevées au malheureux joaillier Loiseau, qui venait enfin d'être dévalisé par le triumvirat, après avoir été longtemps tenu en joue.
Le lecteur se rappelle sans doute que le vicomte de Lussan n'avait voulu recevoir que dix mille francs pour sa part dans ce vol, dont l'importance était au moins de cinquante mille francs; telle était en effet la manière d'agir ordinaire de ce noble personnage, le vicomte se contentait d'une part beaucoup moins considérable que celle allouée à ses complices; mais cette part, il voulait, ainsi que nous l'avons déjà dit, la recevoir de suite et en argent ou en billets de banque.
Maintenant que nous sommes revenus à notre point de départ, nous reprendrons où nous l'avons laissé notre récit, qui ne sera plus interrompu que lorsque nous aurons à apprendre à nos lecteurs ce qui arriva à Servigny, du moment où il quitta Salvador et Roman après la lutte contre les gendarmes de la brigade de Beausset, jusqu'à celui ou nous le retrouverons.
Un personnage (Ronquetti, dit le duc de Modène), dont déjà plusieurs fois nous avons prononcé le nom, et que nous n'avons pas encore mis en scène, sera chargé d'apprendre à nos lecteurs les événements qui, des îles d'Hyères, où Silvia fit la connaissance de Beppo, la conduisirent au grand théâtre de Marseille.
Si maintenant le lecteur veut bien nous suivre, nous le conduirons rue Saint-Lazare, près celle de Saint-Georges, et nous le prierons d'entrer dans l'hôtel du comte de Neuville, où nous retrouverons la comtesse Lucie de Neuville et Laure de Beaumont qui sans doute n'ont pas été oubliées.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME QUATRIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Ainsi que nous l'avons dit, la comtesse Lucie de Neuville ne put rien apprendre du domestique que Salvador avait chargé de lui remettre le petit paquet contenant le carnet qu'elle avait perdu chez la Sans-Refus et le petit billet armorié qui l'accompagnait.
La remise de ce carnet prouvait à la comtesse que ses conjectures étaient en partie fondées. Ainsi, il était certain que l'homme qui lui avait d'abord causé tant de frayeur, était un homme du monde, et qu'elle le rencontrerait probablement au premier jour, s'il fallait croire les termes du billet qu'elle venait de recevoir.
Laure, qui jusqu'à ce moment avait cherché par tous les moyens possibles à calmer les crainte de son amie, commençait à les partager; cependant dans la crainte d'augmenter l'anxiété de la comtesse qui, depuis quelques instants, paraissait ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, elle ne voulait rien laisser paraître.
—Il y a vraiment dans tout ceci quelque chose d'inexplicable, dit enfin Lucie qui, plusieurs fois déjà, avait commenté les termes du petit billet qu'elle tenait entre ses mains. Si ce billet, comme tout paraît l'annoncer, a été écrit par un homme de bonne compagnie, pourquoi ne l'a-t-il pas signé? pourquoi cet homme se trouvait-il dans un pareil lieu, couvert d'un costume qui n'est pas celui de sa classe? pourquoi, avant d'avoir vu quelle était la personne à laquelle il s'adressait, a-t-il employé pour me parler un langage inqualifiable?
Laure, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, se leva tout à coup du siége sur lequel elle était assise, et frappant ses mains l'une contre l'autre:
—Mais qui te dit, s'écria-t-elle, que cet homme qui t'a tant effrayée est bien celui qui viens de t'envoyer ton carnet? ce carnet ne peut-il pas être tombé entre les mains d'une autre personne, par exemple, entre celles de l'une des personnes que tes cris avaient attirées dans cette caverne au moment où nous nous sommes sauvées.
—Tu te trompes, ma chère Laure, répondit la comtesse, ce billet que j'ai lu plus de dix fois a été bien certainement écrit par l'homme dont je te parle; les termes dans lesquels il est conçu le prouvent de reste.
Et Lucie lut à son amie le billet en question, en accompagnant chaque ligne de commentaires qui prouvaient qu'elle ne se trompait pas.
Laure fut enfin forcée de se rendre à l'évidence.
—En effet, dit-elle, ce billet, je le crois maintenant, a été écrit par cet homme; mais, après tout, que dois-tu craindre? rien ne t'oblige à cacher les circonstances qui t'ont amenée dans cette maison. Ainsi, en admettant que cet homme ait quelques mauvais desseins, je ne crois pas que tu aies grand sujet de le craindre.
Lucie allait répondre à son amie, lorsque Paolo annonça le docteur Mathéo. La comtesse donna l'ordre de le faire entrer.
Le docteur paraissait beaucoup plus vieux qu'il ne l'était en réalité, il n'était âgé que de trente-cinq ans environ, et cependant son crâne était presque entièrement nu, et les rares cheveux noirs qui couvraient encore la partie postérieure de sa tête, étaient semés de quelques fils argentés. Les chagrins, les remords ou l'étude avaient creusé de profonds sillons sur son visage, qui presque toujours paraissait couvert de sombres nuages. Cependant au total, le docteur Mathéo n'était pas un homme disgracieux d'aspect; il s'exprimait avec élégance et facilité, et grâce à son profond savoir et à la rigidité de ses mœurs depuis cinq ans qu'il s'était fixé à Paris, où il était venu s'établir après avoir quitté le service de la marine, dans lequel il avait été employé assez longtemps et où il avait commencé sa carrière, il s'était acquis une clientèle composée des gens les plus comme il faut et qui lui était excessivement attachée.
Après avoir levé l'appareil qu'il avait posé la veille sur la blessure de la comtesse, blessure assez légère du reste et qu'il trouva en bon état, il allait se retirer après avoir échangé avec elle les banalités ordinaires, lorsque Lucie, qui tenait encore à la main le petit billet qu'elle venait de recevoir, lui demanda s'il connaissait le nom de la personne à laquelle appartenaient les armoiries du cachet.
—Je ne puis quant à présent vous satisfaire, répondit le docteur après avoir attentivement examiné le cachet; mais, si comme l'indique du reste l'aspect de ces armoiries, elles appartiennent à une ancienne famille, il ne sera pas difficile de savoir ce nom, et pour peu, madame la comtesse, que cela puisse vous faire plaisir, je me chargerais très-volontiers de vous le découvrir.
Lucie, poussé par une curiosité qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, voulait absolument découvrir ce qu'elle ignorait encore, elle répondit donc au docteur qu'il lui rendrait un important service s'il parvenait à découvrir le nom de la personne à laquelle appartenait le cachet, qu'elle enleva de la lettre sur laquelle il était apposé afin de le lui remettre; elle ajouta même que, si après l'avoir découvert, il voulait bien l'informer de ce qu'était cette personne, de sa position dans le monde, enfin de tout ce qui pouvait servir à se former une opinion sur son compte, il l'obligerait infiniment.—Ce que vous me demandez ne sera pas bien difficile, ajouta Mathéo. Je découvrirai infailliblement le nom de la personne en question en consultant soit l'Armorial de France, soit le Trésor des Chartres, soit le collége héraldique, le reste ira tout seul et je serai charmé d'avoir trouvé cette occasion de vous être agréable.
La comtesse, depuis qu'elle savait que le docteur allait s'occuper de percer l'espèce de mystère qui enveloppait l'événement qui venait de lui arriver, était beaucoup plus calme; elle songea alors à lui demander des nouvelles de la pauvre Eugénie de Mirbel, à laquelle, d'après les ordres qu'elle lui avait donnés lorsqu'il était venu poser le premier appareil sur sa blessure, il avait dû déjà rendre visite. Mathéo lui apprit que cette jeune fille avait passé une assez bonne nuit, et qu'il pouvait lui donner l'assurance qu'elle recouvrerait la santé; il croyait même qu'elle pouvait, dès ce moment, être transportée sans inconvénients dans une maison de santé.
Lucie avait d'abord eu l'intention de placer sa malheureuse amie dans un de ces établissements; mais elle se dit que, puisqu'elle voulait faire une bonne action, il fallait que cette bonne action fût complète, et qu'elle ferait beaucoup mieux de faire louer et meubler pour son amie un petit logement dans lequel elle serait transportée de suite, et où, grâce à de bons soins, elle se rétablirait bien plus promptement. Ensuite, aidée de ses secours qui ne lui manqueraient pas, car elle connaissait assez bien le noble cœur de son mari, pour être certaine d'avance qu'il approuverait tout ce qu'elle ferait, Eugénie, pourrait attendre qu'elle se fût, en utilisant les nombreux talents qu'elle possédait, créé une position indépendante.
—Je regrette beaucoup de ne pouvoir sortir, dit-elle après avoir fait connaître ses intentions au docteur qui les approuva sans réserve; je me serais occupée de suite de cette affaire, car ma pauvre amie ne peut pas rester plus longtemps dans l'affreux galetas où elle se trouve maintenant, et je ne puis charger de ces démarches aucunes des personnes que je connais, qui sont toutes du monde dans lequel a vécu mademoiselle de Mirbel, et qui presque toutes la connaissent.
—Si vous me jugez digne de votre confiance, je me chargerai bien volontiers de toutes ces démarches, que vous ne pourriez faire que dans quelques jours, répondit le docteur. Je n'ai pas l'honneur de connaître mademoiselle de Mirbel, mais je crois cependant qu'elle est tout à fait digne de ce que vous voulez faire pour elle, et je serais heureux de m'associer, autant du moins que vous voudrez bien me le permettre, à une aussi bonne action.
—Je vous reconnais bien là, docteur, dit la comtesse, vous n'êtes avare ni de votre temps, ni même à ce qu'on assure de votre bourse, lorsqu'il s'agit d'être utile à quelqu'un.
—Je fais tout ce qui m'est possible pour me faire pardonner par Dieu les fautes que j'ai pu commettre, répondit le docteur, dont le front s'était couvert d'un sombre nuage, lorsque la comtesse de Neuville lui avait adressé les quelques paroles que nous venons de rapporter.
—Savez-vous, M. Mathéo, ajouta Laure qui avait recouvré toute l'aimable gaieté de son caractère depuis que son amie paraissait plus tranquille, savez-vous, qu'à vous voir quelquefois si triste, vous que tout le monde estime et aime, et qui n'avez pas a vous plaindre de la fortune qui vous traite, à ce qu'on assure, en enfant gâté, il serait permis de croire que vous avez commis quelques grandes fautes et que vous êtes tourmenté par les remords.
Les paroles de Laure venaient, sans qu'elle s'en doutât de soulever un violent orage dans le cœur du docteur Mathéo, et l'expression d'un amer découragement passa rapide sur son visage.
—A Dieu seul, dit-il, appartient le droit de m'apprendre si quelques-unes des actions de ma vie sont ou ne sont pas de grands crimes. Mais nous nous laissons entraîner bien loin du sujet qui devrait nous occuper, ajouta-t-il, en faisant un effort pour sourire.
—Sans doute, reprit Laure, en riant de bon cœur; mais croyez-le bien, monsieur le docteur, je n'ai jamais cru que vous étiez un grand criminel; j'ai voulu seulement vous faire un peu la guerre, parce que je ne veux pas que vous soyez toujours aussi triste, et que je suis fâchée de ce que vous nous négligez pour d'autres clients.
Laure, en achevant ces mots, avait adressé à son amie un regard d'intelligence.
—Laure a raison, ajouta la comtesse de Neuville: vous nous négligez, M. le docteur.
—Je ne vous comprends pas, madame la comtesse.
—Je veux dire que, comme vous consacrez tout votre temps aux pauvres malades, il ne vous en reste pas pour ceux de vos clients qui ont le malheur d'être riches.
—J'en trouverai madame, daignez en être persuadée pour faire tout ce qui pourra vous être agréable.
Et le docteur Mathéo sortit après avoir promis aux deux dames qu'il allait de suite et activement s'occuper des missions dont elles l'avaient chargé.
Le lendemain il revint chez la comtesse, qui l'attendait avec la plus vive impatience.
—Eh bien? lui dit elle aussitôt qu'il eût été introduit dans le petit salon où elle se trouvait alors avec Eugénie?
—Votre amie, madame la comtesse, répondit le docteur Mathéo, est maintenant dans un logement petit, mais sain et commode, et j'ai laissé près d'elle, pour lui donner les soins qui lui sont encore nécessaires, une garde sur laquelle je crois pouvoir compter; car elle paraît aimer beaucoup mademoiselle de Mirbel qui, de son côté, lui est très-attachée, puisqu'elle n'a pas voulu s'en séparer: c'est cette même vieille femme, m'a-t-elle dit, qui a apporté ici la lettre qui vous a appris le sort malheureux de votre amie. J'ai dit à mademoiselle de Mirbel pourquoi vous n'alliez pas la voir, elle a paru très-affligée de l'accident qui vous était arrivé; mais lui ayant donné l'assurance que cet accident n'avait rien de grave, et que d'ici à très-peu de jours vous pourriez sortir sans inconvénient, elle s'est tranquillisée. Du reste, j'ai maintenant la conviction qu'il ne faut plus à mademoiselle de Mirbel, pour achever de se guérir, que du calme et des soins qui, grâce à vous madame la comtesse, ne lui manqueront pas.
—Ainsi, dit Laure, cette pauvre Eugénie n'est plus dans cette vilaine petite chambre si nue et si délabrée?
—Elle ne manque de rien, reprit Lucie; vous avez pourvu son logement de tout ce qui était nécessaire?
Et comme le docteur répondait que pour faire convenablement les choses, il n'avait eu besoin, que de suivre à la lettre les instructions de sa cliente:
—Oh! c'est qu'il y a une foule de choses qui sont nécessaires à une femme et auxquelles un homme ne pense jamais; ainsi je parie que vous n'avez pas pensé à un berceau pour sa petite fille.
—Vous vous trompez, madame la comtesse, à l'heure qu'il est, la petite fille de votre amie dort bien paisiblement dans le plus joli berceau qui se puisse imaginer.
—C'est bien, bon docteur, c'est bien, ajouta Laure en tendant sa jolie petite main au docteur Mathéo qui la prit dans les siennes, et dont une larme qu'il ne put parvenir à cacher, vint mouiller les paupières.
—Pourquoi, lui dit Lucie, cherchez-vous à nous cacher cette larme qui est la preuve de la sensibilité de votre cœur, les hommes sont-ils ainsi faits, que lorsqu'ils éprouvent un bon sentiment, ils craignent que l'on ne s'en aperçoive.
Le docteur ne releva pas cette observation de la comtesse de Neuville; ainsi que cela lui arrivait souvent, il demeura quelques instants enseveli dans une profonde tristesse.
—Allons, Lucie, dit Laure, ne vas-tu pas maintenant faire la guerre à ce bon docteur qui s'est donné tant de peine pour nous obliger.
—Ah! qu'à Dieu ne plaise, s'écria la comtesse, mais je suis si heureuse de savoir que notre pauvre amie est maintenant tout à fait hors de danger, et qu'elle ne manque de rien, que je ne sais plus ce que je dis.
—Je voudrais être mariée, dit tout à coup Laure d'un ton délibéré.
—Eh pourquoi! grand Dieu, s'écria la comtesse, n'est-tu pas heureuse auprès de moi, que tu es si pressée de me quitter?
—Je ne dis pas cela, mais si j'étais mariée je pourrais aller, venir, sans que cela parût extraordinaire, et je trouverais bien moi, qui ne suis pas blessée, un moment pour aller voir la pauvre Eugénie de Mirbel.
La comtesse prit dans ses deux mains la tête de son amie qu'elle embrassa au front:
—Ecoute, lui dit-elle, après cette douce étreinte, le docteur m'assure que dans deux ou trois jours, je pourrai sortir, et tu devines que ma première visite sera pour notre amie; eh! bien je te promets que tu viendras avec moi.
—Bien vrai! s'écria, Laure, oh! que tu es bonne, ma chère Lucie, et la jeune fille rendit avec usure à son amie, les caresses qu'elle venait d'en recevoir.
Ni Laure, ni la comtesse ne parlaient au docteur de la seconde commission dont il avait été chargé; ces deux charmantes femmes étaient heureuses du bien qu'elles avaient pu faire, et le plaisir qu'elles éprouvaient leur faisait oublier l'objet qui, deux jours auparavant, piquait si vivement leur curiosité.
—Croyez-vous par hasard, que j'ai négligé l'une des deux missions que vous m'aviez confiées, que vous ne me parlez pas de ceci? dit le docteur en tirant le cachet de son portefeuille.
—C'est vrai, docteur, répondit la comtesse de Neuville, mais je suis heureuse de savoir que mon amie est hors de danger est un peu moins malheureuse, que j'en oublie mes propres contrariétés; eh bien, savez-vous à quelle famille appartiennent les armoiries de ce cachet?
—Ces armoiries sont celles d'une très-noble et très-ancienne maison de la Provence, de la maison de Pourrières, et il est certain que ce cachet a été apposé par M. le marquis Alexis de Pourrières, le seul membre qui existe encore aujourd'hui.
C'est singulier, se dirent en même temps Laure et Lucie de Neuville, et elles échangèrent un regard d'intelligence, traduction fidèle de leurs pensées.
—Et sait-on quelle espèce d'homme c'est, que ce marquis de Pourrières?
—Le marquis de Pourrières, s'il faut croire plusieurs de mes clients auxquels je n'ai pas le droit de suspecter la bonne foi, est un gentilhomme aussi noble de cœur que de souche, il est venu se fixer à Paris il y a deux ans environs, et de suite, grâce aux recommandations qu'il avait apportées de sa province, il a été admis dans les meilleurs salons; il était lorsqu'il quitta la Provence, commandant de la garde nationale de son canton, membre du conseil-général de son département, chevalier de la Légion d'honneur; et venait d'être nommé auditeur au conseil d'Etat; il est riche, jeune encore, et il peut, dit-on, prétendre à tout. Pendant quelque temps, il a été très-chagrin de la perte qu'il a faite d'une dame qu'il devait épouser; à ce qu'on assure, cette dame que l'on nommait la marquise de Roselly, est disparue sans que l'on ait jamais pu savoir ce qu'elle était devenue; les démarches que le marquis de Pourrières a faites et fait faire, les recherches de la police ont été inutiles; comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire; le marquis pendant assez longtemps, a été très-affligé, mais maintenant il est, sinon tout à fait, du moins à peu près consolé; on ajoute qu'il a l'intention de se marier, ce qui ne lui sera pas difficile, car il n'est pas un père qui ne soit heureux d'accorder la main de sa fille à un aussi galant homme.
Tout ce que venait de dire le docteur, avait plongé Lucie et Laure dans le plus profond étonnement, ainsi; cet homme, si noble de race et de caractère, si riche, si bien posé dans le monde, la comtesse l'avait rencontré dans un des lieux les plus infâmes de la capitale; il y paraissait très à son aise, et il était vêtu d'un costume en harmonie parfaite avec le ton, les manières et le langage qui avaient été les siens pendant un certain laps de temps, c'était là un étrange mystère, mystère auquel Lucie se trouvait mêlée, et qu'il était de son intérêt, (du moins elle le croyait), de chercher à pénétrer; Laure de son côté, bien qu'elle n'attachât pas à cet événement autant d'importance que son amie, n'aurait pas non plus été fâchée de voir ce singulier marquis qui courait les rues de Paris vêtu d'un costume qui, suivant elle, devait le rendre laid à faire peur.
Les deux femmes dominées toutes deux par le même sentiment, la curiosité, et quelle est la fille d'Eve, qui, quelles que soient les qualités qu'elle possède, n'est pas quelque peu curieuse, se regardaient toutes deux en silence.
Laure fut la première qui rompit la glace.
—Je devine, dit-elle à son amie, ce que tu n'oses me dire? tu as envie de me demander s'il faut confier à notre bon docteur l'événement de la rue de la Tannerie.
Lucie fit un signe affirmatif.
—Eh! bon Dieu! je n'y vois pas d'inconvénient, cet événement pouvait arriver à tout le monde, et il n'y a rien dans tout ceci que tu doives cacher; tu feras bien, après tout, de prendre les conseils d'un homme qui nous porte assez d'intérêt pour nous rendre service si cela est nécessaire, et qui a assez d'expérience pour te dire si tu as raison de t'inquiéter, ou si tu te fais un monstre d'une chimère.
La comtesse de Neuville, sentait que son amie avait raison, cependant ce ne fut qu'après avoir hésité quelques instants, qu'elle se détermina à raconter au docteur Mathéo, ce qui lui était arrivé deux jours auparavant, dans le cabaret de la Sans-Refus, à la suite de la blessure qu'elle s'était faite en sortant de chez Eugénie de Mirbel.
Le docteur, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, lui répondit qu'en définitive, elle ne devait pas craindre les suites de cet événement, et il ajouta, qu'il n'était pas probable, que l'homme dont, pendant quelques instants elle avait eu à se plaindre, et le marquis de Pourrières fussent le même individu.
—Vous venez de me dire, ajouta-t-il, qu'au moment où, accompagnée de votre amie, vous vous étiez échappée de ce repaire, vos cris y avaient attirés plusieurs personnes, n'est-il pas possible que le marquis de Pourrières se soit trouvé parmi elles, et que ce soit lui qui ait ramassé votre carnet et vous l'ait envoyé?
Et comme la comtesse ayant à ce moment à défendre son opinion contre le docteur et contre son amie, qui, s'étant rangée à l'opinion de ce dernier, persistait à soutenir que l'homme au costume de marinier et le marquis de Pourrières étaient un seul et même individu, puisque c'était ce dernier qui lui avait envoyé le carnet, le docteur, ajouta:
—Ecoutez, madame la comtesse, si vraiment c'est le marquis de Pourrières que vous avez rencontré dans ce cabaret; et vous en paraissez si convaincue que je n'ai plus le droit d'en douter; il y a effectivement dans cet événement quelque chose de mystérieux, qu'il est bon d'éclaircir; puisque cet homme vous a si vivement frappée, vous devez vous rappeler ses traits, essayez de me les décrire, j'irai chez le marquis de Pourrières... sous le premier prétexte venu, car il ne faut pas que votre nom soit prononcé dans tout ceci, et je vous dirai ensuite si vos conjectures sont ou non fondées.
—Ainsi, reprit la comtesse, vous croyez que vous pouvez sans qu'il en résulte rien de désagréable, ni pour vous, ni pour moi, aller comme cela sans motif chez ce marquis de Pourrières?
—Je vous répète, madame, que votre nom ne sera pas prononcé, vous n'avez donc absolument rien à redouter; quant à ce qui me regarde, ne vous en mettez pas en peine, nous autres docteurs nous avons le privilége de pouvoir nous introduire partout sans exciter de soupçons.
La comtesse décrivit alors au docteur l'homme qu'elle croyait être le marquis de Pourrières, et dans le portrait qu'elle en fit, elle s'attacha à peindre, la régularité et la beauté des traits de son visage, le timbre flatteur de sa voix, et la parfaite élégance de ses manières lorsqu'il eut changé de ton et de langage.
Le docteur écoutait attentivement la comtesse de Neuville, qui sans s'en apercevoir se servait d'expressions qui semblaient indiquer que cette rencontre ne la préoccupait si vivement, que parce que l'homme dont elle parlait avait vivement impressionné son esprit.
Les femmes sont pour la plupart ainsi faites, douées d'une imagination à la fois plus riche et plus active que celle des hommes, elles doivent naturellement se sentir attirées vers tout ce qui sort des limites de l'ordinaire, aussi n'est-il pas rare de les voir éprouver pour des hommes placés à cent lieues du monde qu'elles habitent un sentiment vague de sympathie, qui ne tarde pas à se transformer en un sentiment plus tendre et d'une nature plus déterminée, lorsque des événements imprévus ne viennent pas se jeter à la traverse et apporter un nouvel aliment à l'activité incessante de leur imagination.
Le docteur Mathéo, ne sortit de chez la comtesse de Neuville que pour se rendre chez le marquis de Pourrières, dont il se procura facilement l'adresse.
Lorsqu'il se fit annoncer, Salvador et Roman étaient ensemble dans le cabinet que nous connaissons déjà.
Ce nom: le docteur Mathéo, prononcé par le domestique chargé d'annoncer les personnes qui demandaient à être introduites, fit faire à Salvador et à Roman un soubresaut sur les siéges qu'ils occupaient, ils se regardèrent quelques instants sans parler. Salvador fut le premier à rompre le silence.
—Le docteur Mathéo, dit-il, que penses-tu de cette visite, serait-ce par hasard, le Mathéo que nous connaissons?
—C'est probable, ce nom-là n'est pas commun.
—Ainsi tu crois que nous sommes découverts?
—Je le crains; mais après tout nous n'avons rien à redouter: si Mathéo connaît une partie de nos secrets, nous connaissons tous les siens.
—Faites entrer, dit Salvador au domestique: nous allons savoir de suite, continua-t-il en s'adressant à Roman, si nous devons craindre les résultats de cette visite.
Mathéo introduit dans le cabinet, reconnut d'abord Roman qu'il connaissait plus particulièrement et depuis beaucoup plus longtemps que Salvador, qu'il n'avait vu que pendant le séjour assez court de ce dernier au bagne de Toulon. Il éprouva d'abord un tel saisissement que pendant quelques instants il n'eut pas la force de prononcer une parole; de Roman, ses regards se portèrent sur Salvador, qu'il examina attentivement et qu'il ne tarda pas à reconnaître, malgré les changements que les années avaient apportées dans sa physionomie et la couleur de ses cheveux, qui ainsi que le lecteur le sait déjà étaient devenus noirs de blonds qu'ils étaient auparavant.
L'étonnement manifesté d'abord par le docteur, n'avait pas échappé aux deux amis; ils en conclurent naturellement que lorsqu'il s'était présenté chez le marquis de Pourrières, il ne venait pas y chercher les deux forçats dont il avait facilité l'évasion quelques années auparavant; mais maintenant ils étaient reconnus, ils n'en pouvaient plus douter, la feinte était donc inutile. Hâtons-nous de dire cependant qu'ils ne craignaient que peu les résultats de cette découverte, attendu que Mathéo, en admettant que ce fût son intention, ne pouvait les perdre sans se perdre lui-même. Ils crurent donc devoir aborder la question, et ce fut Roman qui, après avoir consulté Salvador du regard, adressa le premier la parole au docteur Mathéo.
—Eh bien, mon vieil ami, dit-il, lorsque tu te faisais annoncer chez M. le marquis de Pourrières, tu ne t'attendais pas à rencontrer chez ce noble gentilhomme d'aussi anciennes connaissances.
—Il est vrai, répondit le docteur qui n'était pas tout à fait remis de la surprise qu'il avait éprouvée, il est vrai; et cédant à un mouvement de désespoir qu'il ne put réprimer, le docteur laissa tomber sa tête entre ses mains.
—Est-ce que par hasard il serait devenu vertueux! dit Roman à voix basse, en montrant à Salvador le docteur Mathéo qui paraissait profondément accablé.
—Il faut voir, répondit celui-ci.
—Eh bien, Mathéo, reprit Roman, tu ne nous dis rien, on croirait vraiment que tu es fâché de nous avoir rencontrés?
—C'est vrai, répondit le malheureux docteur, je ne vous dis rien; mais j'avoue que j'ai été si étonné de vous rencontrer ici, que la surprise m'a d'abord privé de l'usage de la parole, et puis ce nouveau nom sous lequel Salvador est connu maintenant...
—Ce nom est le mien, s'écria Salvador.
—Oh! je ne dis pas le contraire, répondit le docteur, je crois cependant que je ne puis dire à celui que j'ai connu sous le nom de Salvador, ce qui n'était destiné qu'au marquis de Pourrières. Il ne me reste plus qu'à me retirer; Roman sait des secrets qui peuvent me perdre et que sans doute il vous a confiés... Vous êtes donc les deux seuls hommes au monde que je doive craindre; mais si ma vie est entre vos mains, votre liberté est entre les miennes; nous n'avons donc pas besoin de nous faire de mutuelles promesses, l'intérêt que nous avons à nous ménager réciproquement répond à l'un de l'autre. Nous avons, vous et moi, par les moyens qui nous ont paru les plus convenables, conquis chacun une position élevée dans le monde, allons donc chacun de notre côté sans chercher à nous rencontrer de nouveau, et que Dieu nous conduise tous dans la voie que nous avons prise.
—En achevant ces mots, Mathéo se levait pour sortir.
Je crois que tu avais raison, dit Salvador à Roman, tandis qu'il se dirigeait vers la porte, il est devenu vertueux, très-vertueux même, mais laisse-moi seul avec lui, il faut absolument que je connaisse le motif qui l'amenait ici. Restez, dit-il en élevant la voix, et en s'adressant à Mathéo qui n'avait pas entendu ce qu'il venait de dire à Roman, restez Mathéo, j'ai besoin de vous parler, et sur un signe qu'il lui fit, Roman se retira.
—Ecoutez, Mathéo, dit Salvador lorsqu'il se trouva seul avec le docteur, je ne veux pas que vous me quittiez en emportant l'idée que les leçons du passé ont été perdues pour moi: vous savez quelles sont les fautes qui m'avaient conduit au bagne de Toulon, et comment, grâce à votre concours, que vous accordâtes à Roman plutôt qu'à moi, je parviens à m'échapper. Poursuivis activement après l'événement du Beausset, nous fûmes forcés de nous réfugier dans la forêt de Cuges, et de nous affilier à la bande commandée par les frères Bisson.
Ce ne fut qu'après de nombreuses traverses que je parviens à quitter la France. Après deux années passées hors du territoire, ayant appris la mort de mon père, qui avait toujours ignoré les fautes ou plutôt les crimes que j'avais commis, car c'était heureusement sous un nom supposé que j'avais été condamné, je me hâtai d'affermer mes terres, et lorsque j'eus mis toutes mes affaires en ordre je vins me fixer à Paris, et par une conduite exemplaire, j'ose le dire, je tâchai de me faire oublier à moi-même les crimes de ma vie passée, lorsque je fis la rencontre de Roman que j'avais quitté après la mort singulière de tous les hommes qui composaient la bande des frères Bisson. Arrivé à cet endroit de son récit, Salvador s'arrêta quelques instants et regarda fixement Mathéo dont le front était inondé de sueur, et qui se troubla visiblement.
—Roman était malheureux, continua Salvador sans paraître s'apercevoir du trouble de son auditeur, je devais le craindre, et il me promettait de se bien conduire à l'avenir; toutes ces raisons me déterminèrent à le recevoir chez moi et à lui donner la place d'un majordome que je venais de perdre, mais je dois le dire, depuis qu'il vit avec moi je n'ai eu qu'à me louer de ses services. Vous voyez donc, mon cher Mathéo, par mon exemple, par celui de Roman, par le vôtre même, ajouta Salvador en baissant la voix, qu'après avoir commis de grandes fautes, il est encore possible de suivre la bonne voie.
—Je ne sais, répondit Mathéo quel est le motif qui vous a engagé à me faire cette confidence, cependant je vous crois, j'ai besoin de vous croire, mais puisque vous paraissez tenir à me convaincre, dites-moi ce que vous faisiez, il y a trois jours, vêtu d'un costume qui n'est pas le vôtre, dans un des plus infâmes bouges de la capitale?
Cette question, à laquelle il ne s'attendait pas, étonna singulièrement Salvador. Mathéo était-il au courant des événements de sa nouvelle existence, et devait-il continuer de feindre? il prit ce dernier parti, c'était le plus sûr, et il serait toujours temps de l'abandonner si cela devenait nécessaire.
—Je ne sais comment vous avez pu savoir, dit-il, qu'il y a trois jours vêtu comme vous le dites, d'un costume qui n'est pas le mien, j'étais dans un mauvais lieu de la rue de la Tannerie; quoi qu'il en soit, je ne veux pas le nier. Il y a quelques jours donc, je sortis à pied par hasard, et je fus abordé par un homme qui était en même temps que moi au bagne de Toulon, dans la salle nº 3. Cet homme m'avait reconnu, malgré toutes les précautions que j'ai prises pour rendre ma physionomie méconnaissable. Je craignais qu'il ne voulût me suivre afin de connaître mon adresse et de pouvoir me tenir à sa discrétion. Il n'en fit rien, il m'aborde au contraire humblement; il me dit qu'il était très-malheureux, et que cependant jusqu'à ce moment il n'avait pas voulu voler, mais qu'il était poussé dans ses derniers retranchements, et que le soir même, aidé de plusieurs individus qu'il devait retrouver dans un lieu qu'il me désigna, il devait commettre un vol. Je voulais arracher ce malheureux au sort funeste qui l'attendait s'il commettait ce nouveau crime, et comme je n'avais pas sur moi une somme assez forte pour le mettre à l'abri du besoin jusqu'à ce que son travail lui eût procuré des moyens d'existence honorable, je lui donnai rendez-vous pour lui remettre la somme que je lui destinais. Voilà l'explication toute simple de ma présence dans l'établissement de la rue de la Tannerie et de mon déguisement.
Mathéo était un peu plus tranquille depuis qu'il avait entendu Salvador, les explications que venait de lui donner celui-ci n'étaient pas dénuées de vraisemblance, et, moins que tout autre, du reste, il pouvait en contester la réalité.
Salvador, cependant, ne savait pas encore quelles étaient les raisons qui avaient amené le docteur Mathéo chez le marquis de Pourrières, et c'était là l'objet qui l'intéressait le plus.
—Maintenant, mon cher Mathéo, dit-il, vous me direz sans doute ce qui vous amenait chez moi.
Mathéo, poussé dans ses derniers retranchements, ne savait plus trop ce qu'il devait faire, il ne pouvait guère, après les confidences que venait de lui faire Salvador, refuser de le satisfaire, et il lui en coûtait de parler de madame de Neuville à un homme contre lequel il ne pouvait s'empêcher de conserver quelques préventions; cependant dans l'intérêt même de sa cliente, il était nécessaire qu'il sût quel était le mobile qui avait fait agir Salvador lorsqu'il avait écrit le petit billet qu'il avait envoyé à madame de Neuville, billet au moins inutile, s'il avait voulu se borner à lui envoyer ce qu'elle avait perdu, et s'il n'avait pas conservé l'intention d'entrer en relations avec elle. Il se détermina donc à parler de cette dame à Salvador.
Nous croyons que le moment de faire connaître à nos lecteurs les événements de la vie du docteur Mathéo, qui se rattachent à notre histoire, est maintenant arrivé.
Mathéo était âgé de seize ans à peine, lorsque son père, qui exerçait à la cité de La Valette, île de Malte, la profession de médecin, commit un crime, à la suite duquel il fut forcé d'abandonner cette ville pour échapper aux poursuites qui étaient dirigées contre lui. Cet homme était le plus infâme scélérat qu'il soit possible d'imaginer, et le crime qu'il avait commis avait été accompagné de circonstances si affreuses qu'il était certain d'avance que le gouvernement anglais demanderait son extradition aussitôt que le lieu où il porterait ses pas serait connu, et, qu'elle serait accordée sans la moindre difficulté.
Il était arrivé dans les environs d'Aix avec beaucoup de peine et en ne marchant que la nuit, car il n'avait pas eu le temps de se munir des papiers de sûreté, et il craignait à chaque instant de tomber entre les mains de la gendarmerie. Cependant, il ne se trouvait pas en sûreté dans cette partie de la France, il voulait gagner un des petits ports de la Méditerranée, où il chercherait les moyens de s'embarquer, ce qu'il ne croyait pas impossible, attendu qu'il ne manquait pas d'argent, lorsqu'il tomba ainsi que son fils, qu'il avait amené avec lui entre les mains de deux des bandits qui infestaient à cette époque la forêt de Cuges, qui les dépouillèrent de tout ce qu'ils possédaient et les conduisirent à leurs chefs, les frères Bisson, riches cultivateurs du département des Bouches-du-Rhône, qui cumulaient les deux professions d'agriculteurs et de voleurs de grands chemins.
Il devait la vie à son fils, qui s'était plusieurs fois jeté au devant des couteaux dirigés contre la poitrine de son père, et dont le courage et l'extrême jeunesse avaient fini par intéresser les deux voleurs, qui, ne pouvant se décider à assassiner un enfant, l'avaient amené à leurs chefs afin qu'ils décidassent de son sort. Le père avait profité de l'espèce de sursis accordé au fils, et quelques minutes après ils étaient tous deux devant les frères Bisson de Trets.
Deux scélérats se trouvaient être les arbitres du sort d'un troisième scélérat. Entre gens de même étoffe, il est facile de s'entendre. Le Maltais avait compris de suite qu'il n'y avait pour lui qu'un moyen de se tirer de ce mauvais pas, c'était de proposer aux frères Bisson de s'enrôler dans la bande qu'ils commandaient; il n'hésita pas: et pour leur donner la preuve qu'il était digne de faire partie de leurs gens, il leur fit la confidence du crime qu'il venait de commettre, crime si horrible que les frères Bisson, dont les mains plusieurs fois déjà avaient été teintes de sang humain, en furent presque épouvantés. Cependant on ne pouvait refuser un collaborateur auquel des antécédents semblables permettaient d'accorder une confiance illimitée, et que sa profession (Mathéo avait eu soin d'apprendre à ses chefs futurs qu'il était médecin), mettait à même de rendre d'importants services à la troupe, il fut donc agréé à l'unanimité.
Le fils Mathéo, trop jeune encore pour comprendre toute l'infamie du métier que venait d'adopter son père, qui lui avait fait croire qu'il n'avait quitté l'île de Malte que parce qu'il avait prit part à une conspiration qui venait d'être découverte, suivit la fortune de l'auteur de ses jours, et pendant un laps de temps assez considérable, il prit part aux expéditions de la bande des frères Bisson.
Cependant ce jeune homme n'était pas né pour l'infâme métier qu'il exerçait. Tant qu'il avait été extrêmement jeune, il avait suivi, sans trop chercher à se rendre compte des événements de sa vie, l'impulsion qu'on lui avait donnée, ne songeant pas à trouver mal ce que faisait son père, pour lequel il avait conservé un profond respect. Les frères Bisson voulant, au reste, ménager les susceptibilités du jeune homme, ne l'avaient employé que dans des entreprises de peu d'importance, de sorte que jamais le sang n'avait été répandu devant lui. Mais avec les années il lui vint l'expérience, et bientôt il ne put se dissimuler qu'il n'était rien autre chose qu'un infâme bandit.
Ce fut d'abord son père que, dans sa naïveté de jeune homme, il prit pour le confident de ses pensées. Celui-ci se moqua de lui et lui dit: qu'il avait cru jusqu'à ce moment qu'il s'était depuis longtemps débarrassé des préjugés de son enfance, qu'il voyait avec peine qu'il n'en était pas ainsi, mais qu'il ne pouvait rien y faire; que cependant si la vie qu'il menait ne lui convenait pas, il pouvait s'en aller. Mathéo voulait que son père partît avec lui; mais celui-ci lui répondit en riant qu'il se trouvait très-bien là où il était, et qu'il n'était pas convenable de chercher à dégoûter les gens d'une position qui leur plaisait.
Le jeune Mathéo vit alors que pour sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait engagé, il ne devait compter que sur lui-même. Cependant il ne se découragea pas, cette vie de désordre lui était devenue insupportable, aussi il prit la résolution de saisir, pour s'échapper, la première occasion favorable.
Cependant les frères Bisson et les principaux de la bande, avaient remarqué que depuis quelque temps il était triste, préoccupé et qu'il saisissait tous les prétextes afin de ne point prendre part aux expéditions. Cette conduite devait nécessairement leur inspirer des soupçons; ils interrogèrent son père, qui, tout scélérat qu'il était, commençait à se repentir d'avoir entraîné son fils dans l'abîme où il s'était jeté, et ne voulut rien leur dire des intentions de son fils.
Celui-ci était donc devenu pour toute la troupe un sujet continuel de méfiance et d'appréhensions, lorsqu'un soir, les éclaireurs vinrent annoncer que la diligence de Paris, que depuis quelque temps les autorités du pays faisaient escorter, allait bientôt passer, et que, contre toute attente, elle ne l'était pas. Les frères Bisson, voulant profiter de cette bonne occasion, donnèrent l'ordre à tout leur monde de s'armer et d'aller se mettre en embuscade. Mathéo voulut employer un moyen qui plusieurs fois déjà lui avait réussi: prétexter une indisposition afin de se dispenser de prendre part à cette expédition; mais les frères Bisson lui intimèrent d'un ton qui ne souffrait pas de réplique l'ordre de prendre sa carabine et de les suivre, et son père, qui au même moment passait devant lui, lui dit à voix basse d'obéir sans faire d'observations, s'il ne voulait pas que ses camarades lui fissent un mauvais parti.
Mathéo fut donc forcé d'obéir; et quelques minutes après, il était en embuscade avec les frères Bisson et les autres bandits de la troupe.
La diligence avançait lentement, gênée par la neige qui tombait depuis plusieurs jours, et qui avait encombré tous les chemins, elle venait de s'engager dans une partie de la route, bordée de chaque côté de hautes touffes de genets, derrière lesquelles se tenait cachée toute la bande, lorsque les frères Bisson, qui croyaient saisir une proie facile, sautèrent à la bride des chevaux, tandis que Mathéo le père, Roman, qui à cette époque faisait déjà partie de la bande, et quelques autres, ouvraient les portières et intimaient aux voyageurs l'ordre de descendre. Ils ne s'attendaient certes pas à la réception qui leur fut faite: la diligence était pleine de gendarmes déguisés, qui saluèrent les bandits d'une décharge à bout portant et s'élancèrent à la poursuite de ceux qui n'avaient pas été atteints.
Mathéo qui, dès le commencement de l'action, s'était tenu aussi en arrière autant que cela lui avait été possible, fut atteint par une balle perdue, et il était tombé sur la neige, dangereusement blessé à la tête et tout à fait privé de sentiment. Il était le seul blessé. Les balles avaient épargné tous ceux qui n'avaient pas été tués. Favorisés par leur parfaite connaissance du pays et l'obscurité de la nuit, les autres bandits purent assez facilement se soustraire aux poursuites de ceux qui les avaient si rudement accueillis.
Les gendarmes bien convaincus que toutes les recherches seraient inutiles, rejoignaient la diligence lorsque l'un d'eux heurta Mathéo du pied; il se pencha et reconnut qu'il respirait encore. C'était une précieuse capture; on pouvait espérer, s'il en réchappait, que l'on en obtiendrait des révélations, de nature à mettre sur les traces des individus qui composaient la bande de la forêt de Cuges; aussi il fut relevé avec le plus grand soin, pansé tant bien que mal par un gendarme un peu plus expert que ses camarades, et transporté avec toutes les précautions imaginables dans le coupé de la diligence, qu'il ne quitta que pour être incarcéré dans la prison d'Aix.
Il était littéralement entre la vie et la mort, mais, cependant, grâce aux soins qui lui furent prodigués (personne n'est mieux soigné que ceux qui sont destinés à l'échafaud), grâce aussi, peut-être, à sa jeunesse et à la vigueur de sa constitution il recouvra la santé. Alors commencèrent pour lui une longue série d'interrogatoires, qui en définitive devaient le conduire à l'échafaud, auquel il ne pouvait échapper qu'en se déterminant à faire des révélations, détermination qu'il aurait prise peut-être, si la crainte de compromettre son père qui, selon toute apparence, était resté avec les frères Bisson, ne l'en avait empêché.
Aussi, dès qu'il eût recouvré ses forces, son premier, son unique soin fût de chercher les moyens de s'échapper de sa prison. Il n'entre pas dans notre plan de dire comment il s'y prit pour réussir, et quels furent les événements de sa vie, jusqu'au moment où nous l'avons vu chirurgien aide-major de la marine, et attaché en cette qualité à l'hôpital du bagne de Toulon; nous dirons seulement que cette période de sa vie fut traversée par de longues et douloureuses épreuves, et que ce ne fût qu'à force de constance, d'énergie, et grâce à des efforts en quelque sorte surhumains, qu'il parvint à vaincre sa destinée et à surmonter des obstacles devant lesquels se serait brisée vingt fois une organisation moins vigoureuse que la sienne.
Le temps, et les peines qu'il avait éprouvées, avaient tellement changé sa physionomie, qu'il pouvait espérer qu'il ne serait pas reconnu par ceux des hommes de la bande des frères Bisson, qui d'aventure, et par une grâce toute spéciale, seraient amenés au bagne de Toulon. Aussi, lorsque après avoir obtenu sa nomination, il vit que tous ses efforts pour obtenir un changement de résidence étaient inutiles, il se résigna à accepter le poste qui lui était offert. Ce modeste emploi était pour lui un port après de nombreux orages, et il faut le dire, le misérable avait à peu près usé toutes ses forces dans la terrible lutte qu'il venait de soutenir. Son dos s'était voûté, ses cheveux étaient devenus presque blancs, de noirs qu'ils étaient auparavant. Le ciel, se dit-il, ne voudra pas que je sois soumis à de nouvelles épreuves! N'ai-je pas, grand Dieu! assez cruellement expié les fautes que j'ai pu commettre? Il se trompait. Il n'occupait son poste que depuis quelques mois, et déjà son zèle, son assiduité, la science profonde qu'il avait acquise lui avaient conféré l'estime de ses supérieurs, lorsque Roman, qui avait quitté la bande de la forêt de Cuges, pour courir le monde avec Salvador, fut amené au bagne avec ce dernier.
Roman reconnut de suite son ancien compagnon, et il vit aussitôt le parti qu'il en pouvait tirer. Il saisit donc la première occasion qui se présenta pour l'entretenir sans témoins, et après lui avoir appris que la bande des frères Bisson, malgré les pertes nombreuses faites sur le champ de bataille, était toujours florissante, et que son père avait été tué les armes à la main peu de temps après son arrestation; il lui fit comprendre qu'il n'avait pas l'intention de rester plus longtemps au bagne, et qu'il comptait sur lui pour favoriser son évasion.
Il fallut que Mathéo, au risque de se compromettre et de perdre une position péniblement acquise, fît tout ce qu'exigea Roman, qui tenait sans cesse suspendue sur sa tête l'épée de Damoclès. Nous avons vu comment Roman, Salvador et Servigny s'évadèrent, grâce à lui, du bagne de Toulon, et comment les deux premiers parvinrent à rejoindre, dans la forêt de Cuges, la bande des frères Bisson.
Roman, comme tous ceux qui se sont trop avancés dans la carrière du crime pour jamais retourner en arrière, ne pouvait voir sans lui vouer un vif sentiment de haine l'un de ceux qu'il avait vu suivre un instant les errements qu'il devait continuer toute sa vie, chercher à reconquérir une place dans la société.
Il y a, dit l'Evangile, plus de joie dans le ciel pour un coupable qui se repent, que pour dix justes qui meurent dans la foi. Il est permis de croire, bien que l'Evangile n'en dise rien, qu'il y dans l'enfer plus de pleurs et de grincements de dents pour un coupable qui se sauve, que pour dix justes qui se damnent. Il en est de même ici-bas. Les démons qui ne peuvent, quels que soient les efforts de leur rage insensée, franchir l'espace immense qui les sépare du royaume des élus, font sans doute tous leurs efforts pour augmenter la population de leur ténébreux séjour; de même il existe des hommes, démons doués d'une physionomie humaine, et Roman était de ceux-là, qui cherchent par tous les moyens possibles à replonger dans l'abîme, ceux qui essayent d'en sortir.
Roman ne tint donc pas la parole donnée au malheureux Mathéo; son premier soin, lorsqu'il eût rejoint la bande de la forêt de Cuges, fut d'apprendre aux frères Bisson, ce qu'était devenu leur ancien compagnon. Mathéo ne tarda pas à éprouver les effets de cette indiscrétion; il fut d'abord forcé d'aller donner des soins à un de ces misérables qui avait été blessé dans une rencontre; puis on le chargea de remettre à un forçat tout ce qui lui était nécessaire pour faciliter sa fuite; puis enfin, les exigences de ces misérables s'augmentant avec la facilité qu'ils trouvaient à les satisfaire, ils voulurent qu'il leur fournit les indications qui leur étaient nécessaires pour commettre un vol dans un château voisin de Toulon où il était reçu. La mesure était comble. Le malheureux Mathéo ne pouvait vivre plus longtemps dans une contrainte aussi cruelle, il fallait ou qu'il se déterminât à devenir franchement le complice de ces misérables, ou que, renonçant tout à coup à la position qu'il s'était faite, il prît honteusement la fuite, s'il ne voulait pas porter sa tête sur l'échafaud. Les frères Bisson ne lui avaient pas caché qu'ils le dénonceraient la première fois qu'il n'obéirait pas à leurs ordres, et ils savaient bien qu'ils étaient hommes à tenir parole. Ce fut alors qu'il se détermina à les faire tous périr, nous avons vu comment il réussit, et comment, Roman et Salvador, n'échappèrent que par hasard à cette exécution générale.
Hâtons-nous de dire que Mathéo, lorsqu'il se rendit coupable de cette action, qu'il faut bien nommer un crime, avait à peu près perdu la raison, car voilà à peu près les raisonnements qu'il s'était faits pour la justifier:
Les crimes de l'auteur de mes jours; la rencontre au coin d'un bois de deux bandits; circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté, m'ont amené, bien jeune encore, au milieu d'une bande de scélérats. J'ai été presque élevé au milieu d'eux; j'ai été forcé d'écouter leur discours; d'être le spectateur et quelquefois le complice de leur méfaits; et cependant à un âge où l'on n'a pas encore acquis la connaissance des notions du juste et de l'injuste qui doivent servir de règle à la conduite de l'homme appelé à vivre en société, j'ai su, en partie, résister à la contagion de l'exemple. Ça n'a jamais été volontairement que j'ai pris part aux déprédations de mes compagnons. Mes mains sont vierges du sang de mes semblables, et si quelquefois il a été répandu devant moi, c'est que je n'ai pas pu l'empêcher. J'ai commis bien des fautes, je ne veux pas me le dissimuler; mais ces fautes sont-elles bien les miennes? ne doivent-elles pas plutôt être imputées à la fatalité qui n'a cessé de me poursuivre depuis que je suis né. Arrêté à la suite d'une affaire à laquelle je n'ai pris qu'une part passive, et seulement parce qu'on m'y avait forcé, je n'ai pas trahi mes infâmes compagnons. Je suis donc quitte envers eux de toutes obligations, et je ne leur ai demandé pour me soustraire au funeste sort, qui grâce à eux, m'était réservé, ni aide, ni secours, ni protection.
Ce n'est qu'après avoir passé par toutes les phases de la plus cruelle existence; après avoir supporté des épreuves devant lesquelles auraient reculé l'homme le plus intrépide, que je suis parvenu à conquérir une position plus que modeste, mais qui suffit à mes vœux. Eh bien! cette position, ils veulent me la faire perdre en me forçant de renouer avec eux des relations qui ont été rompues par la force irrésistible des événements; mais ce n'est pas seulement ma position que j'ai à défendre, c'est mon honneur, c'est ma vie qu'ils attaquent aujourd'hui, et qu'il faut que je défende. Je suis donc en guerre avec eux, et cette guerre, ce n'est pas moi qui l'ai déclarée, d'où il suit que ma position est absolument semblable à celle d'un peuple qui, attaqué injustement par un peuple dix fois plus fort que lui, se trouverait forcé d'employer, pour conserver sa nationalité, ces moyens extrêmes que la plus cruelle nécessité fait seule excuser. Je suis donc vis-à-vis d'eux en état de légitime défense.
Si j'étais vis-à-vis d'un seul homme, dans une position semblable à celle qui m'est faite en ce moment en face de plusieurs, que devrais-Je faire? La réponse à cette question n'est pas difficile à trouver; voilà ce que je devrais faire. Aller trouver cet homme, lui dire ce que j'aurais le droit de lui dire, puis le provoquer, le combattre; et si, avec l'aide de Dieu, j'en étais vainqueur, personne, j'en suis convaincu, ne songerait à me blâmer; mais je ne puis faire, dans la position où je me trouve, ce qui me serait possible si je n'avais qu'un seul ennemi devant moi; en effet, je ne puis sans folie attaquer seul une douzaine au moins d'individus, et cependant, tous ces individus sont mes ennemis. Ce sont eux qui sont venus m'attaquer au moment où je ne demandais qu'à les oublier; et s'ils ne périssent pas, il faut, ou que je commette des crimes devant lesquels ma conscience se révolte, ou que je me résolve, non-seulement à perdre ce que je n'ai acquis qu'à l'aide d'efforts surhumains et d'une conduite irréprochable, mais encore à subir une mort cruelle et ignominieuse.
La science que j'ai acquise a mis à ma disposition des armes terribles; armes peu courtoises, à la vérité; mais ce sont les seules dont je puisse me servir, et ceux contre lesquels je veux les employer, sont d'infâmes scélérats dont la tête est depuis longtems dévolue au bourreau, et qui jamais ne feront rien pour échapper au sort dont ils sont menacés. Je ne vais donc faire autre chose qu'avancer leur heure fatale de quelques jours, de quelques mois peut-être. Mais puis-je m'arroger un droit qui n'appartient qu'à Dieu, et après lui, à la société tout entière représentée par les magistrats chargés d'appliquer les lois qui la régissent? non sans doute, à Dieu seul le droit de retirer ce que lui seul a pu donner; à la société celui de punir, humainement parlant, les crimes commis par quelques-uns de ses membres. Mais je n'ai pas la prétention de jouer ici-bas le rôle de la Providence. Je n'ai point non plus celle de m'ériger en vengeur de la société outragée. Je ne veux faire qu'une seule chose, me défendre, et le droit de la défense est le plus sacré, le plus incontestable de tous les droits. Et puis d'ailleurs, en débarrassant la terre de ces misérables, je sauve la vie à une infinité de victimes.
On voit par quels pitoyables sophismes Mathéo avait cherché à justifier le crime qu'il avait commis; crime du reste commis, ainsi que nous l'avons dit, dans un moment où le malheur lui avait enlevé le libre usage de ses facultés, et dont à l'époque où nous sommes arrivés, il portait encore le remords dans le cœur.
Nous avons dit que Mathéo venait de se déterminer à parler à Salvador de ce qui était arrivé à celui-ci avec madame de Neuville.
—Une dame, lui dit-il, qui veut bien m'honorer de sa confiance, a été conduite, par suite d'un accident qui pouvait arriver à la première personne venue dans la maison où vous vous trouviez par hasard; vous vous êtes permis à l'égard de cette dame.....
—Des inconvenances que je déplore, répondit Salvador; mais nous étions tous deux plongés dans l'obscurité, je n'avais donc pu voir à qui j'avais affaire; j'ai supposé un instant que je m'adressais à une des habitantes de la maison, et je devais, pour ne pas exciter de soupçons, prendre le ton et les manières d'un des individus qu'elle devait être habituée à y rencontrer; au reste, cette dame a dû vous apprendre qu'aussitôt que je me suis aperçu de mon erreur, je me suis empressé de m'excuser.
—C'est vrai. Ainsi c'est vous qui avez renvoyé à cette dame le petit carnet contenant des cartes et deux billets de mille francs, et qui avez écrit la lettre qui accompagnait cet envoi?
—C'est moi.
—Les termes de cette lettre semblent indiquer que vous avez conservé l'espoir de rencontrer cette dame dans le monde; est-ce en effet votre intention?
—Vous me faites subir, mon cher Mathéo, un interrogatoire dont je veux bien excuser l'inconvenance en faveur du motif qui sans doute vous fait agir. Je n'ai, je vous l'assure, aucune intention sur madame la comtesse de Neuville; je lui ai envoyé le carnet, et ce qu'il contenait, parce que je n'ai pas cru devoir me l'approprier, et la lettre qui l'accompagnait n'était qu'une banale formule de politesse. Il est probable que je ne reverrai jamais cette dame, à moins que je ne la rencontre dans le monde, ce qui est douteux; mais il me restera toujours le souvenir de sa gracieuse physionomie et le regret bien sincère de lui avoir causé une aussi vive terreur.
—Terreur bien vive en effet, répondit Mathéo, et que la vue d'un cadavre caché sous une espèce de comptoir près duquel elle était blottie, est encore venue augmenter.
—Vous pouvez, pour la tranquilliser, lui donner l'assurance que ce cadavre n'était pas celui d'un homme assassiné. L'amphithéâtre, quelque bien approvisionné qu'il soit, ne fournit pas toujours aux étudiants laborieux et à quelques-unes de nos célébrités médicales, des sujets en quantité suffisante, aussi, pour s'en procurer, ils ont pris le parti de s'adresser à de certains industriels qui vont voler la nuit dans les cimetières des cadavres à la convenance de leurs clients. Quelques-uns de ces industriels se réunissent dans l'établissement en question; et c'est sans doute un des articles de leur commerce qu'ils auront déposé là pour quelques instants, n'en ayant pas trouvé le placement immédiat, qui a si fort effrayé madame la comtesse de Neuville[258].
Salvador venait d'achever ce court récit, lorsque Roman entra dans le cabinet sans se faire annoncer.
—Je vous demande bien pardon, dit-il, d'interrompre votre conversation; mais ce que j'ai à dire à Salvador, ne souffre pas de retards. Tu permets, continua-t-il, en s'adressant à Mathéo.
—Ne vous gênez pas pour moi, répondit celui-ci, je vais me retirer.
—Non, reste, j'ai besoin de te parler, ajouta Roman.
Mathéo se retira dans l'embrasure d'une fenêtre afin de laisser aux deux amis la faculté de causer librement.
—Il paraît que c'est aujourd'hui la journée aux événements, dit Roman à Salvador.
—Qu'est-il donc encore arrivé? répondit celui-ci.
—Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, savent qui nous sommes.
—Pas possible! s'écria Salvador.
—C'est si possible que cela est.
—Mais, quel funeste hasard les a si bien instruits?
—Je vais te l'apprendre:
Depuis la scène à la suite de laquelle madame de Neuville avait été renversée par Vernier les bas bleus qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus, cet homme n'avait pas reparu dans le bouge de la rue de la Tannerie. Comme il n'avait pas voulu s'associer aux desseins que tramaient les autres bandits contre Salvador et Roman, il craignait qu'ils ne lui fissent un mauvais parti; de sorte qu'il n'avait pu rencontrer ni l'un ni l'autre des deux amis, auxquels il avait l'intention de dévoiler le complot formé contre eux. Ce n'était que quelques minutes avant l'entrée de Roman dans le cabinet, qu'il avait rencontré ce dernier, auquel il avait appris comment Délicat et Coco-Desbraises s'étaient introduits dans le pavillon de Choisy-le-Roi; comment plus tard en les suivants ils s'étaient procurés leur adresse et leurs noms, et quel était le projet qu'ils avaient formé contre eux, projet auquel s'étaient associés tous les autres bandits; mais, avait ajouté Vernier les bas bleus, Rolet le mauvais gueux est le seul auquel ils aient fait la confidence entière de leur plan; il est le seul avec eux qui sache qui vous êtes, car ils ont fait la réflexion qu'à eux trois ils pouvaient facilement vous tuer et vous voler. Ils ont cependant promis aux autres de leur donner part au gâteau et de leur apprendre qui vous êtes. S'ils ne réussissent pas, ils ont l'intention de manger le morceau[259].
—Diable, diable, dit Salvador, après avoir écouté Roman avec beaucoup d'attention; ceci est grave. Vernier les bas bleus sait-il aussi qui nous sommes?
—Vernier ne sait rien. Il n'y a, quant à présent, que les trois individus que je viens de nommer qui soient à craindre.
—Il faut absolument qu'ils ne le soient plus, et au plus tôt. Ils sont trois aujourd'hui, ils seront peut-être quatre demain et ainsi de suite. Il n'y a pas de raison pour que cela finisse. Mais est-il bien certain que Vernier les bas bleus ne nous trompe pas?
—Quel intérêt?...
—Au fait! Du reste, j'ai remarqué sur la physionomie des hommes que j'ai rencontré à la planque[260], hier et avant-hier, un air de contrainte qui n'annonçait rien de bon.
—Ainsi?...
—C'est dans quelques jours qu'arrive la fête de la Sans-Refus, elle donne, dit-on, ce jour-là un dîner monstre à ses intimes, nous assisterons à ce dîner, et nous verrons ce que nous aurons à faire, et s'il faut en découdre, nous serons là, trois, qui en vaudront bien plusieurs.
—Qui donc avec nous?
—Eh! parbleu! le vicomte de Lussan. Puisque nous l'avons bien amené à faire le sert[261] à nos hommes, crois-tu qu'il refuse de nous donner un coup de main dans une circonstance qui l'intéresse autant que nous.
—Non, sans doute, nous pouvons même au besoin compter sur Vernier les bas bleus.
—Eh bien! c'est dit. Mais il faut empêcher que les trois individus en question ne parlent, et pour cela il faudrait si bien les occuper jusque-là, qu'ils n'aient pas le temps de prononcer une parole indiscrète.
—Comment faire?
—Tu sais où retrouver Vernier les bas bleus?
—Sans doute. Je l'ai rencontré aux Champs-Elysées où j'étais allé pour prendre l'air pendant que tu causais avec ce maudit docteur. Je l'ai mené dans un petit café de la rue de Bourgogne où je lui ai dit de m'attendre, et je suis vite accouru ici afin de te raconter tout cela.
—C'est bien; voilà maintenant ce qu'il faut faire: prends de l'argent et va retrouver Vernier, tu lui remettras deux billets de mille francs, tu lui diras d'en garder un pour lui et de dépenser l'autre avec Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, avec lesquels il lui sera facile de se raccommoder; il leur dira qu'il vient de faire un bon chopin (vol) et qu'il a voulu manger son carle (argent) avec eux, tout ce qu'il voudra. La seule chose dont il devra s'occuper, sera de faire manger et boire ces individus, boire surtout, de manière à ce qu'ils n'aient pas un moment de raison; s'il les amène ivres au banquet de la Sans-Refus, il y aura pour lui un autre billet de mille francs.
—Bien, très-bien, je vais retrouver Vernier.
—Termine avant avec Mathéo.
—Ah! Mathéo, eh bien! qu'en penses-tu?
—Je crois que comme nous le disions tout à l'heure, il est devenu vertueux, mais j'avoue qu'après l'avoir entendu, je m'explique difficilement que tu m'aies dit de lui, lorsque nous étions là-bas, qu'il était intéressé et poltron.
—Mon cher, je te le disais pour te donner de la confiance, mais à te parler franchement, je crois qu'il n'est pas plus poltron que toi et moi. Mais je ne veux pas laisser à Vernier les bas bleus le temps de s'impatienter. Je vais sortir avec Mathéo, je veux absolument savoir pourquoi il a envoyé dans l'autre monde nos vieux amis de la forêt de Cuges.
Roman en effet sortit avec le docteur; mais malgré tous ses efforts, il ne put amener Mathéo sur le terrain où il voulait l'entraîner, et ils se quittèrent assez mécontents l'un de l'autre.
Ce n'est pas certes sans éprouver un vif sentiment de crainte que nous nous sommes déterminé à écrire les quelques lignes qui suivent, bien qu'elles trouvent ici une place toute naturelle. La matière dont nous allons nous occuper a été si souvent traitée, elle a fait si souvent l'objet des méditations des hommes du plus grand mérite, qu'on trouvera peut-être que nous sommes bien présomptueux d'oser parler après eux et de nous exposer à un parallèle qui, nous le comprenons, ne peut que nous être désavantageux; mais comme beaucoup d'autres, nous avons voulu apporter notre pierre à l'édifice que l'on bâtit en ce moment, nous avons cru que nous devions aussi à l'humanité le compte rendu des impressions que nous ont laissées un long contact avec les malfaiteurs de toutes les catégories; nous avons pensé enfin que là où la science avait avancé tous ses arguments, développé toutes ses théories, accrédité tous les systèmes, l'expérience pratique pouvait encore élever la voix et proclamer ses convictions.
Afin que les nôtres restent vierges, nous n'avons lu aucun des ouvrages écrits sur la matière et c'est un hommage que nous avons rendu aux auteurs de ces œuvres, car ce n'est que parce que nous avons craint de subir l'influence acquise à leur célébrité et à leurs talents que nous n'avons pas voulu les lire. Nous avons compris qu'après les avoir lus nous ne pourrions être autre qu'eux-mêmes, et qu'alors ce ne serait plus notre individualité que nous apporterions dans la discussion d'idées toutes pratiques. Nous n'avons cherché d'inspirations que dans notre cœur et dans de longues et consciencieuses observations.
Depuis longtemps déjà, mais particulièrement durant les quelques années qui viennent de s'écouler, les philanthropes ont cherché les moyens d'améliorer le sort et l'état moral des prisonniers; mais soit qu'ils aient mal compris la question, soit que leurs systèmes divers n'aient pu recevoir une application immédiate, toujours est-il, que si l'on a fait quelque chose pour le bien-être physique des détenus, il reste encore beaucoup à faire, si ce n'est tout, pour leur bien-être moral, nous croyons qu'on peut expliquer ainsi la nullité des résultats, des innovations récemment essayées: les uns n'ont vu chez les condamnés que les victimes d'un état social mal organisé, et, dès lors, ils ont présenté pour être appliquées à tous, certaines théories qui ne pouvaient recevoir qu'une application exceptionnelle; les autres au contraire, n'ont voulu tenir aucun compte de la faiblesse de l'humanité et des circonstances qui pouvaient exercer une certaine influence sur la destinée l'homme; ils ont creusé pour ainsi dire un abîme entre l'innocent et le coupable, et ont voulu bannir à jamais de la société, tous ceux qui avaient failli, et qui, par cela seul, suivant eux, devaient toujours en être le fléau. La trop grande indulgence de ceux qui ont cherché à expliquer tous les crimes par l'organisation actuelle de la société, les a empêché d'atteindre le but qu'ils s'étaient proposé, et la sévérité des autres le leur a fait dépasser.
Si l'on adoptait les opinions des premiers, il ne faudrait plus de lois répressives, et si au contraire on n'écoutait que les derniers, une même peine devrait frapper tous les coupables: la mort.
On a dit souvent que pour bien apprécier la juste portée de nos lois répressives, il serait à désirer que l'on pût étudier l'intérieur des établissements destinés à ceux qui les ont violées, en vivant au milieu des prisonniers qui ne devraient pas se douter de cette captivité volontaire, ce serait en effet le seul moyen d'apprécier à sa juste valeur l'efficacité des peines prononcées par nos codes. Mais il est d'autant plus facile de concevoir l'impossibilité d'une semblable expérience, qu'il faudrait que le séjour que le philanthrope se déterminerait à faire dans les bagnes et les prisons, fût assez long pour rendre complet l'examen des hautes questions qui se rattachent à notre législation criminelle.
Les événements de sa vie, ont donné à l'auteur de ce livre le triste avantage de pouvoir étudier sur les lieux mêmes les mœurs des prisonniers. Il croit donc pouvoir soumettre aux hommes éclairés et impartiaux le résultat de ses observations, et il s'estimera heureux s'il peut appeler l'intérêt des véritables philantropes sur des hommes qui en sont quelquefois plus dignes qu'on ne le suppose.
La première question à se poser avant de proposer aucune réforme pénitentiaire est celle-ci: la société, en infligeant des peines aux coupables, n'a-t-elle pour but que de les punir sans s'inquiéter de leur sort à venir, ou veut-elle les ramener au bien pour les rappeler ensuite dans son sein.
Dans la première hypothèse, hypothèse monstrueuse et qui révoltera tous les esprits sages, la société n'aurait à s'occuper que des lois préventives; tous ses efforts devraient se borner à moraliser les classes pour diminuer le nombre des coupables. Quant aux lois répressives, elles seraient toutes à supprimer, ainsi que nos prisons et nos bagnes, qui ne seraient alors que des causes de dépenses inutiles. Dès le moment en effet qu'on désespérerait de tous les coupables, tous devraient être anéantis sans miséricorde, et le code de Dracon qui condamnait à mort pour les plus légers délits, devrait être exhumé et remis en vigueur; il garantirait au moins la société si dominée par un sentiment d'égoïsme. Elle n'a d'autre but, en frappant les coupables, que d'assurer la sécurité sans se préoccuper de leur amélioration.
Si nous jetons les yeux sur le code de nos lois, nous voyons qu'on a gradué les peines, qu'on a cherché à les proportionner aux crimes et aux délits, qu'on a laissé en outre aux magistrats chargés de les appliquer, la faculté de les modérer encore, suivant que le coupable leur paraîtrait mériter, soit par ses antécédents, soit par son repentir, plus ou moins d'indulgence; nous en concluons que le législateur a pensé que l'homme qui avait mérité une peine temporaire, pouvait s'amender et reprendre dans la société la place qu'il n'avait que momentanément perdue.
Cette conviction du législateur n'est pas, et nous en remercions Dieu, une vaine illusion; un très-grand nombre de condamnés pourraient en effet se corriger, si l'autorité voulait bien prendre des mesures pour arriver à ce résultat. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'elle se persuade bien que le prisonnier est toujours un membre de la famille et qu'elle n'a reçu de la société la mission de le punir qu'afin de le rendre meilleur.
Lorsqu'un malheureux qui ne possède plus le libre exercice de ses facultés intellectuelles, commet des actes de nature à compromettre la sécurité publique, l'autorité chargée de veiller à la conservation de tous les intérêts, ne se contente pas de le mettre dans l'impossibilité de nuire, elle charge d'habiles médecins de lui donner des soin, jusqu'à ce qu'il ait recouvré sa raison; pourquoi n'agirait-elle pas de même envers les malheureux contre lesquels elle s'est trouvée dans la nécessité de sévir?
Généralement parlant, les hommes, du moins nous aimons à le croire, naissent bons; aussi doit-on considérer comme atteints d'une maladie morale, ceux que des passions funestes poussent au crime: ils doivent être comme les insensés, mis dans l'impossibilité de nuire, et, pour qu'il en soit ainsi, elle les rejette de son sein et les relègue pendant un certain temps dans des lieux à ce destiné, d'où elle n'a plus à les redouter. Mais nous ne voyons pas pourquoi celui qui n'est autre chose, en résumé, qu'un malheureux auquel il manque quelques organes moraux, ou dont les organes sont viciés, serait plus abandonné que tous les autres malades. Nous comprendrions difficilement en effet, que l'on ne cherchât pas à le guérir aussi, c'est-à-dire à lui rendre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la santé morale qu'il a perdue; en d'autres termes le remettre dans la voie qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle de la droiture et de l'honneur.
Qu'on en soit donc bien convaincu, il y a beaucoup moins d'hommes incorrigibles qu'on ne le pense généralement, et ici, ce ne sont pas de vaines théories que nous venons de jeter en avant; nous avons fait de nombreux essais, et ce sont ces essais qui nous autorisent à émettre cette assertion, non sous la forme dubitative et comme une croyance que l'événement pourrait venir démentir, mais comme une réalité dont nous avons fait l'expérience, et que nous devons proclamer hautement, puisqu'en définitive elle ne peut qu'honorer l'espèce humaine.
Pendant vingt ans et plus, que l'auteur de ce livre a passé à la tête de la police de sûreté, il n'a presque toujours employé que des forçats libérés, souvent même des forçats évadés, dont l'autorité voulait bien tolérer la position en considération des services qu'ils rendaient; il choisissait même de préférence ceux auxquels des antécédents plus fâcheux avaient acquis une certaine célébrité; eh bien! il a souvent confié à ces hommes les missions les plus délicates; ils ont eu fréquemment entre les mains des valeurs considérables pour les porter à la police et dans les greffes, ils ont pris part à des opérations à la suite desquelles ils auraient pu facilement détourner des sommes importantes, et aucun d'eux n'a forfait à l'honneur. Et chose remarquable, si parfois l'administration a dû sévir contre des agents coupables de soustractions frauduleuses, ce ne fut jamais que contre ceux qu'elle pouvait appeler les purs, c'est-à-dire contre ceux qui n'avaient jamais été frappés de condamnations.
Après sa sortie de la police, lorsque l'administration refusa d'employer ces mêmes hommes qui, durant le temps qu'ils avaient été placés sous ses ordres, avaient donné tant de preuves d'une conversion sincère, plusieurs d'entre eux, privés tout à coup de moyens d'existence, et ne voulant pas reprendre leur métier primitif, s'en allèrent travailler à la fabrique de blanc de céruse de Clichy, sans se laisser épouvanter par les longues maladies, suite, hélas! prévue de leur travail même, maladies toujours suivies d'une mort cruelle, que plusieurs subirent plutôt que de commettre de nouveaux crimes.
La fabrication du blanc de céruse et quelques autres fabrications aussi pernicieuses et fatales dans leurs résultats, sont à peu près les seules industries que puissent exercer les repris de justice. Ces industries qui tuent les ouvriers qu'elles occupent, qui ne produisent qu'un modique salaire, ne chôment cependant pas, et les hommes qu'elles emploient sont presque tous des repris de justice assez expérimentés, assez adroits, assez audacieux, pour exercer avec une certaine chance d'impunité le métier de voleur; ces hommes se sont donc sincèrement corrigés.
L'auteur de ce livre pourrait au reste citer mille exemples de conversions qui sont à la connaissance de tous, ou que du moins tout le monde peut vérifier.
Lorsque retiré de la police de sûreté, il établit à Saint-Mandé une fabrique de carton, il voulait continuer les observations qu'il avait déjà faites sur les repris de justice, et chercher encore les moyens d'être utile à cette classe de parias qu'on a trop négligés jusqu'ici, ou plutôt, dont l'autorité ne paraît s'être occupée que pour les mettre dans l'impossibilité de gagner honorablement leur vie. Il avait principalement en vue de procurer au plus grand nombre possible un métier facile et suffisamment rétribué pour qu'ils n'eussent plus besoin de chercher dans le crime des moyens d'existence. Il n'employa donc dans ses ateliers que des malheureux des deux sexes, que la surveillance et le préjugé qui la suit ordinairement, réduisaient à l'inaction, à la misère et au désespoir. Les mêmes causes reproduisirent les effets qu'il avait remarqués. Beaucoup de ces êtres, qu'une longue pratique du vice et des séjours plus ou moins prolongés dans les bagnes et dans les prisons avaient presque complétement dégradés, s'amendèrent et devinrent des ouvriers probes, sobres et laborieux; et il a vivement regretté que le gouvernement n'ait pas cru devoir encourager son œuvre, il ne craint pas de le dire, véritablement philantropique, et ne l'ait pas mis, par de légers sacrifices, a même de subvenir aux frais que nécessite tout établissement qui commence. Il aurait eu, il n'en doute pas de nombreux imitateurs, et les résultats obtenus auraient depuis longtemps, résolu aux yeux de tous comme elle l'est aux siens, la plus importante de toutes les questions actuellement à l'ordre du jour.
Si des faits généraux, nous passons aux faits particuliers, les exemples à l'appui de notre opinion ne nous manqueront pas. Parmi une foule qui se présentent à notre mémoire, nous en choisirons seulement deux qui nous paraissent les plus saillants.
Un jeune étudiant est refusé lors de son dernier examen; il prétend que l'on a été injuste à son égard; son esprit s'exalte et de suite il court chez celui de ses professeurs auquel, à tort ou à raison, il attribue sa disgrâce et il dirige sur lui le pistolet dont il s'était armé. Le professeur est assez heureux pour échapper à la mort qui lui était réservée. Quelques jours après cette tentative d'assassinat, le jeune homme fut arrêté et par suite traduit devant la cour d'assises de la Seine. Il ne chercha pas à nier la tentative criminelle dont la vindicte publique lui demandait la réparation; mais il prétendait ne pouvoir s'expliquer à lui-même comment avec le caractère dont il était doué, il avait pu se déterminer à commettre une semblable action.
L'avocat de ce jeune homme chercha à établir que son client était en démence, et qu'il ne jouissait pas du libre exercice de ses facultés lorsqu'il avait voulu assassiner son professeur. Il cita des faits de nature à prouver qu'il était doué d'un caractère qui rendait, en quelque sorte, inexplicable le crime qu'il avait voulu commettre, faits, qui du reste, furent confirmés par les déclarations de plusieurs témoins honorables.
Ce système de défense fut parfaitement accueilli. On posa cette question au Jury. L'accusé jouissait-il du libre exercice de ses facultés lorsqu'il a commis le crime qui fait l'objet de l'accusation? Une réponse négative fit acquitter le jeune homme. Les magistrats qui avaient voulu poser cette question, et les douze citoyens qui la résolurent dans un sens favorable à l'accusé, ont nécessairement admis la possibilité du fait qu'elle énonçait. Une opinion partagée par des magistrats de cour royale, par douze citoyens honorables et par une foule de légistes, de médecins et de philosophes, ne doit ce me semble, étonner personne. Au reste, dans l'espèce, l'événement à démontré que les magistrats et les jurés avaient agi sagement, car le jeune étudiant d'alors est aujourd'hui un père de famille honorablement placé dans le monde.
Deux assassins, nommés Blanchet et Henry, condamnés au supplice de la roue par la cour de justice de Paris, étaient détenus à Bicêtre lorsque éclatèrent les événements de la première révolution; grâce à ces événements, ils furent oubliés, et bientôt ils recouvrèrent leur liberté en s'évadant lors du massacre des prisons en septembre 1793, et ils la conservèrent pendant plusieurs années. Ils ne furent remis en prison que lorsque la justice eût repris un cours régulier; mais il y avait trop de temps que la sentence avait été prononcée pour qu'on pût songer à l'exécuter, on se borna donc à les laisser en prison. Durant un laps de temps de près de trente années, ils ne donnèrent pas à l'autorité le moindre sujet de plainte; leur conduite au contraire aurait pu être citée à tous les autres détenus comme un exemple à suivre; enfin on se détermina à les mettre en liberté. Ils vivent encore tous deux; l'un est maître perruquier, et l'autre fabricant de cartes géographiques et ils jouissent de l'estime et de la considération de tous ceux qui les connaissent. Ils sont tous deux la preuve qu'on peut se corriger même après avoir commis un crime énorme, et que c'est peut-être à tort que Boileau a dit quelque part:
Nous avons suffisamment démontré, et démontré par des faits, que les plus grands criminels eux-mêmes peuvent être ramenés à récipiscence.
Nous avons précédemment esquissé les traits principaux du caractère et des mœurs des hommes que nous croyons susceptibles de s'amender; nous ne reviendrons donc pas sur cet article; cependant nous croyons en avoir dit assez pour les faire suffisamment connaître; mais notre travail ne serait pas complet, si après avoir peint les hommes tels qu'ils sont, nous ne disions pas quelles sont les causes qui produisent de semblables effets, et si nous n'indiquions pas sommairement les moyens qui nous paraissent propres à les détruire.
Un grand nombre d'écrivains philanthropes par état, ont taillé leur plume et se sont mis à écrire pour le peuple et dans l'intérêt du peuple qui jamais n'a lu leurs ouvrages, des livres, qui nous voulons bien le croire, sont pleins, d'excellentes choses. Ils ont gagné à ce métier, de beaux biens au soleil, des décorations et des inscriptions sur le grand livre de la dette publique; mais c'est en vain que nous regardons autour de nous, nous ne voyons pas ce que le peuple y a gagné; il est permis de s'étonner de ce qu'il n'a point recueilli les fruits que devait produire le travail des hommes qui se sont posés comme comprenant si bien son intérêt et sa misère.
A Dieu ne plaise, que nous attaquions ici ce petit nombre d'hommes consciencieux qu'un véritable sentiment d'humanité a poussés dans l'arène, et dont la reconnaissance publique vénère le nom; mais leurs efforts ont été étouffés par les déclamations de ces philanthropes à la face merveille, qui dorment la grasse matinée, et s'apitoient après boire sur le sort des malheureux qui jeûnent et qu'ils se sont donnés la mission de secourir: ceux-ci, et le nombre en est tel que l'on peut dire avec raison, qu'il en est de la philanthropie comme de l'esprit, qu'elle court les rues, ceux-ci, disons-nous n'ont fait que compliquer la question, en multipliant les théories et les difficultés.
En résultat, quelques grandes mesures ont-elles été prises, a-t-on fait quelques chose qui pût servir au bonheur de l'amélioration des classes infimes? nous ne le croyons pas: on a beaucoup écrit sans doute, mais on n'a rien tenté, du moins rien d'efficace.
Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de ne pas craindre de regarder à la loupe toutes les plaies qui rongent l'ordre social, et de disséquer ensuite le corps de nos lois pénales pour y chercher le remède qu'elles appliquent à la guérison de ces mêmes plaies.
On naît poëte, on naît maçon, dit un vieux proverbe on pourrait dire en donnant à ce proverbe une certaine extension: on naît voleur, et ajouter que la loi n'a pas le droit de punir un homme seulement parce que son organisation est vicieuse; mais l'expérience a depuis longtemps prouvé, les phrénologistes eux-mêmes (si leur science est exacte), ont reconnu que l'éducation pouvait corriger les torts de la nature; il suit delà que si une société bien organisée a le droit de punir ceux qui violent ses lois, l'exercice de ce droit doit être subordonné à l'observation de quelques conditions. Avant de sévir contre le crime, elle doit tout faire pour le prévenir, et en lui infligeant des peines, elle doit avoir pour premier but de corriger son auteur; elle cesse d'être juste alors qu'elle est sévère sans avoir préalablement fait tous ses efforts pour détruire les causes qui portent d'ordinaire l'un de ses membres à commettre un premier crime.
La famille des voleurs, nous devons en convenir, est beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit généralement, et nous ne parlons ici que de ceux qui violent ouvertement les lois pénales du pays; il en est de même des causes qui leur donnent naissance, elles sont nombreuses aussi et leur énumération formerait sans peine un ouvrage volumineux, nous ne parlerons donc que des principales.
Le manque d'éducation.
—Presque tous les voleurs de profession sortent des rangs du peuple. Pourquoi? Il n'est pas difficile de trouver une réponse à cette question.
Les gens du peuple, sauf quelques rares exceptions quittent leur domicile le matin pour aller à leurs travaux, et n'y rentrent que le soir pour souper et se livrer au sommeil; ceux d'entr'eux qui ont des enfants les laissent courir toute la journée dans la rue, et ne peuvent savoir ce qu'ils ont fait, ni ce qu'ils ont appris et s'ils agissent ainsi, ce n'est pas par indifférence, car ils aiment leurs enfants, les gens du peuple; mais ils croient qu'il vaut mieux, pour leur santé, les laisser courir que de les tenir renfermés: ils sont d'ailleurs frappés des accidents qui arrivent à ceux qu'on a l'imprudence d'abandonner dans une chambre, et sous ce rapport, il est peut-être difficile de les blâmer.
Ainsi livrés à eux-mêmes, sans autre guide que leur libre arbitre, ces enfants envient le sort de leurs camarades, un peu plus âgés et déjà pervertis qui peuvent jouer au bouchon et acheter quelques friandises, et, pour faire comme ces derniers, ils dérobent quelques objets de mince valeur à l'étalage d'une boutique, puis ils s'aguerrissent, et finissent par devenir d'audacieux voleurs. Et que l'on ne croie pas que nous tirons une conséquence trop grave d'un fait en lui-même insignifiant, l'expérience à démontré à l'auteur de ce livre la vérité de ce que nous avançons ici: la plupart des enfants qu'il avait remarqués errants sans but sur la voie publique, sont devenus, après avoir commencé par des peccadilles, d'éhontés voleurs, qui sont enfin tombés entre ses mains.
Mais, nous répondra-t-on, tous les enfants du peuple ne sont pas élevés ainsi; il y a des salles d'asile; d'accord. Mais les salles d'asile, institutions éminemment utiles, ne sont pas assez nombreuses pour que tous les enfants puissent en obtenir l'accès; elles s'ouvrent trop tard et se ferment de trop bonne heure (le même reproche peut être adressé aux diverses écoles consacrées aux enfants du peuple), pour que les ouvriers puissent, sans perdre une portion du temps consacré à leur travail, y conduire leurs enfants et venir les y chercher.
Mais dans ces salles d'asile, dans ces écoles primaires, dont évidemment le nombre est insuffisant pour que tout le monde puisse en profiter, et même dans des écoles d'un ordre plus élevé, apprend-on aux enfants du peuple à respecter les lois du pays? Non, cette partie si essentielle de toute bonne éducation est complètement négligée. L'on peut donc, jusqu'à un certain point, croire que celui qui commet un premier crime ne pèche que par ignorance. Puisque tous les Français doivent connaître la loi, apprenez donc la loi à tous les Français.
L'ignorance est au moral ce que la petite vérole est au physique: toutes deux laissent des traces ineffaçables, et l'on doit convenir que celles qui flétrissent l'âme sont cent fois pire que celles qui enlaidissent le corps. Tous les soins possibles ont été pris pour répandre dans le peuple les bienfaits de la découverte de Jenner, des primes d'encouragement sont offertes aux mères qui font vacciner leurs enfants, et certains priviléges sont accordés à ces derniers: ainsi, ils sont seuls admis dans les écoles du gouvernement; enfin on impose aux nourrices l'obligation de faire vacciner leurs nourrissons; et, dès leur arrivée dans les régiments de notre armée, les jeunes conscrits sont soumis à cette opération. Pourquoi donc ne fait-on rien de semblable pour répandre les bienfaits autrement précieux de l'instruction? Pourquoi l'éducation des enfants, quelque chose qu'on ait faite jusqu'ici, reste-t-elle toujours une charge pour les parents pauvres? Pourquoi dans celles de nos écoles qu'on veut bien appeler gratuites, laisse-t-on supporter par ces derniers le prix des livres et du papier? et pourquoi encore les oblige-t-on à fournir à leurs enfants tel ou tel costume? Nous voulons bien admettre que ces livres, ce papier, ce costume obligé, ne nécessitent en définitive que de bien légers sacrifices; mais quelque légers qu'ils soient ils sont trop considérables, souvent, pour des malheureux qui se lèvent quelquefois sans savoir comment il se procureront le pain de la journée; tant que vous n'aurez pas intéressé la misère ou l'avarice des parents à envoyer leurs enfants aux écoles, alors assez nombreuses pour satisfaire aux exigences de la population; tant que vous ne leur aurez pas, au besoin, fait une obligation de ce devoir, vous n'aurez pas assez fait.
Mais cela fait, est-ce à dire qu'il n'y aura plus rien à faire! Non, sans doute: il faut s'occuper de tous les âges comme de toutes les classes. Et nous le demandons, y a-t-il en France des établissements dans lesquels les adolescents puissent, en apprenant un état, compléter l'éducation que, dans un pays civilisé, tous les hommes devraient posséder, et, en même temps contracter l'habitude du travail et de la sobriété? Non! c'est la réponse qu'on se trouve à regret forcé de faire à cette question: la prévoyance de l'autorité ne s'est pas étendue jusque-là.
Ainsi donc, tel homme est vicieux, parce qu'on a négligé de développer le germe des bonnes qualités que la nature avait mises en lui; tel autre meurt de faim, parce qu'on a dédaigné de lui apprendre un état ou qu'il ne trouve pas l'occasion d'exercer celui qu'il a appris par hasard:
De cet état de chose à un vol qui sera bientôt suivi de plusieurs autres, et qui, du voleur par occasion ou par nécessité fera un voleur de profession, il n'y a qu'un pas.
Mais il y a, dit-on, du travail pour tout le monde. Cependant ceux qui avaient écrit sur leurs drapeaux: Vivre en travaillant ou mourir en combattant! n'avaient pas de travail; cependant tous les jours, les tribunaux condamnent des individus qui n'ont ni domicile, ni moyens d'existence, bien qu'ils ne soient pas encore devenus des voleurs. Il est assurément bien permis de croire que si ces individus avaient trouvé l'occasion d'utiliser leurs facultés, il n'auraient pas manqué de la saisir, car leur misère même est une présomption en leur faveur. Cependant, ainsi que nous l'avons déjà dit, des individus vont mourir à la peine dans les ateliers pestilentiels de la fabrique de Clichy, c'est faute assurément de trouver de l'ouvrage dans des établissements moins insalubres.
C'est en voulant méconnaître la véritable cause de la profonde misère qui accable tant de malheureux, qu'on est arrivé à écrire dans nos codes ces lois monstrueuses sur les vagabonds, lois qui ont donné naissance à plus de crimes qu'on ne paraît le supposer.
L'article 209 du code pénal, porte que le vagabondage est un délit.
L'article 270 donne ainsi la définition du mot: Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsister et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession.
Et c'est dans le code d'une nation qui se pose devant toutes les autres comme la plus éclairée, que de semblables lois sont écrites! Personne n'élève la voix pour se plaindre de vous, mais le malheur vous a toujours poursuivi, donc vous êtes coupable: les haillons qui vous couvrent sont vos accusateurs. Par cela seul que vous êtes malheureux, vous n'avez plus le droit de respirer au grand air, et le dernier des sbires de la préfecture de police peut vous courir sus comme sur une bête fauve; c'est ce qu'il ne manque pas de faire. Vous valez un petit écu; vous êtes saisi, jeté dans une prison obscure et malsaine, et après quelques mois de captivité préventive, des gendarmes vous traînent devant les magistrats chargés de vous rendre justice; votre conscience est pure, et vous croyez qu'à la voix de vos juges les portes de la geôle vont s'ouvrir devant vous. Pauvre sot que vous êtes! la loi dicte aux magistrats, qui gémissent en vous condamnant, des arrêts impitoyables. Quoi que vous puissiez dire pour votre défense, vous serez condamné a trois on six mois de prison, et après avoir subi votre peine, vous serez mis à la disposition du gouvernement pendant le temps qu'il déterminera.
Si l'on traite avec tant de rigueur celui dont le seul tort souvent est d'être né et resté misérable, on a, en revanche, une extrême indulgence pour le criminel de noble race. Ainsi, tandis qu'on sacrifiera à l'exemple le fils d'un pauvre ouvrier, on sauvera l'accusé de bonne famille. Où est alors la justice! L'honneur d'une famille favorisée par la fortune lui paraît-il plus précieux à conserver que celui de la famille d'un prolétaire? Je ne le crois pas; cependant les faits sont là et connus de tous.
Suivant nous l'homme qui comparaît devant un tribunal après avoir reçu une éducation libérale est, à délit égal, évidemment plus coupable que celui qui a toujours vécu dans l'ignorance. Il n'est pas nécessaire, du moins nous le présumons, de déduire les raisons qui nous font penser ainsi; ce serait s'épuiser en efforts superflus pour prouver l'évidence. Pourquoi donc l'homme bien élevé est-il presque toujours traité avec une extrême indulgence, tandis que l'on se montre si sévère envers celui dont l'ignorance est le plus grand crime? pourquoi? nous n'en savons rien. Mais n'est-il pas permis de croire que cette manière d'agir blesse profondément cet instinct du juste et de l'injuste qui existe dans le cœur de tous les hommes, et qu'elle en détermine plusieurs à se révolter contre la société.
Notre législation sur les mendiants n'est ni plus morale ni moins funeste en résultats que celle qui frappe les vagabonds; si les premiers sont frères jumeaux de ceux-ci, s'ils sont tous deux nés des mêmes père et mère, il faut reconnaître que nos lois les traitent avec une même sévérité, et que sous ce rapport, elles sont au moins impartiales si elles ne sont pas souvent injustes.
Pour avoir le droit de blâmer la mendicité et celui de punir les mendiants, il faut avoir donné à tous les nécessiteux la possibilité de vivre à l'aide d'un travail quelconque (car il est un droit qui les domine tous et qui appartient à tous les hommes, c'est celui de vivre,) (en travaillant, bien entendu). Si avant de s'être acquitté de ce devoir on se montre sévère, on court le risque de punir un homme qui a préféré la mendicité au vol, et c'est précisément ce qui arrive tous les jours.
Les agents de l'autorité ne manquent pas d'arrêter tous les nécessiteux qu'ils trouvent sur leur chemin, et ceux qui sont ainsi arrêtés, sont condamnés à deux ou trois jours d'emprisonnement; ils sont ensuite mis à la disposition de l'autorité administrative qui les fait enfermer et ne leur rend la liberté que lorsqu'ils ont acquis un capital de trente à quarante francs, fruit du travail d'une année tout entière; jeté ensuite sur le pavé, que peut faire le mendiant avec une aussi faible somme? il la dissipe en cherchant ou en ne cherchant pas du travail, et se trouve bientôt aussi misérable qu'il l'était lors de son arrestation. Cela n'arriverait pas si, au lieu d'une prison, ces malheureux avaient trouvé dans un établissement ad hoc un travail convenablement rétribué.
L'autorité pour se montrer aussi sévère envers les mendiants, a-t-elle fait pour eux tout ce qu'elle devait faire? nous avons, il est vrai, des dépôts de mendicité, et l'on pourrait s'étonner que les mendiants ne s'empressent pas de s'y rendre; mais cet étonnement cesse, lorsque après examen, on reste convaincu que ces dépôts ne sont autre chose que des prisons. Eh quoi! vous voulez qu'un malheureux donne sa liberté, le seul bien qui lui reste, pour un morceau de pain bis, et un potage à la rumfort, cela n'est ni juste, ni raisonnable, eh! quel inconvénient trouveriez-vous donc à lui laisser l'ombre au moins de cette liberté et à lui accorder la faculté de sortir, au moins une fois par semaine.
Le travail de ces malheureux dans les dépôts de mendicité, pourrait aussi être plus convenablement rétribué; presque tous les pauvres peuvent être employés utilement par une administration intelligente, cela est si vrai, que la plupart de ceux qui sont bons pauvres à Bicêtre, travaillent encore, il savent se trouver à eux-mêmes quelques travaux en rapport avec leurs forces et leurs capacités, et gagnent ainsi d'assez bonnes journées, c'est une preuve incontestable, que l'administration se montre parcimonieuse envers ceux qu'elle garde dans les dépôts, ou qu'elle ne sait pas tirer un parti convenable de leur travail. Quoi qu'il en soit, on conçoit sans peine qu'un homme auquel le travail ne rapporte que cinq à six centimes par jour, s'en dégoûte facilement.
Au nombre des mendiants, il s'en trouve qui n'implorent la charité publique que parce que des infirmités réelles les mettent dans l'impossibilité de travailler; si quelques-uns méritaient l'indulgence, assurément ce seraient ceux-là, car ils souffrent doublement et de leurs maux physiques et de la violence morale qu'ils se font; pourtant c'est pour eux que sont les rigueurs, et l'autorité laisse des mendiants privilégiés, vaquer tranquillement à leur industrie.
Lorsque l'on arrête, pour les conduire dans des dépôts de mendicité, tous les mendiants que l'on rencontre dans les rues; pourquoi accorde-t-on à quelques-uns le privilége de mendier à la porte des églises, est-ce que par hasard la mendicité serait moins repoussante à la porte d'une église, qu'au coin d'une rue?
Les fruits de la charité publique destinés à secourir la misère des pauvres, sont on ne peut plus mal distribués; on inscrit sur les registres des bureaux de bienfaisance, tous ceux qui se présentent avec quelques recommandations, et l'on repousse impitoyablement celui qui n'a que sa misère pour parler pour lui, et qui ne peut s'étayer du nom de personne, aussi il y a dans Paris, des gens qui sont assistés à la fois dans cinq ou six arrondissements, tandis que de plus nécessiteux ne reçoivent dans aucun.
Celui qui est enfin parvenu à se faire inscrire dans un bureau de charité est toujours assisté, quels que soient les changements opérés dans sa position; d'un autre côté ceux que de fâcheuses circonstances plongent momentanément dans la misère, n'arrivent, quelles que soient leurs recommandations, à se faire inscrire et secourir que longtemps après que les besoins du moment ont cessé, longtemps après qu'ils ont produit leurs irréparables effets.
Ainsi, qu'un ouvrier laborieux tombe malade, sa famille privée du salaire journalier qui la faisait vivre, se trouve bientôt réduite à la plus affreuse misère et dans l'impossibilité de procurer quelque soulagement à celui qui n'attend que son retour à la santé pour redevenir son soutien. Peu quelquefois pourrait activer cette guérison si désirée, mais il meurt souvent avant qu'on ait pu obtenir quelque chose des bureaux de bienfaisance, ou s'il se relève, c'est pour entendre ses enfants lui demander du pain, sans pouvoir les satisfaire, c'est pour se trouver en proie à ce morne désespoir compagnon inséparable de la misère; et nous n'avons pas besoin de le dire, puisque tout le monde le sait, le désespoir et la misère sont de bien mauvais conseillers.
Les secours destinés aux pauvres sont insuffisants, il serait peut-être juste d'imposer en leur faveur les gens qui possèdent, proportionnellement à leurs revenus. Des gens qui possèdent cinquante et cent mille livres de rente donnent seulement quelques centaines de francs par année pour les pauvres, et cependant ils croyent faire beaucoup; ils dédaignent, ils méprisent les pauvres, c'est cependant dans leurs rangs qu'ils trouvent tout ce dont ils ont besoin, des ouvriers, des domestiques, des remplaçants qui verseront au besoin leur sang pour leur fils et quelquefois même de jeunes et jolies filles pour satisfaire leurs passions.
Les ouvriers sont presque tous ivrognes et brutaux, les domestiques volent, ce n'est peut-être que trop vrai, mais à qui la faute si ce n'est à vous messieurs qui possédez? Si vos dons étaient proportionnés à votre fortune et aux besoins des classes pauvres, les enfants du pauvre recevraient une meilleure éducation, ils connaîtraient les lois et l'histoire de leur pays et bientôt il ne resterait pas la plus légère trace des défauts, des vices mêmes que vous reprochez à ceux que la Providence a placés sur les derniers degrés de l'échelle sociale.
Tant que pour secourir les pauvres, on se bornera à leur envoyer une dame richement parée et étincelante de diamants, leur porter les bons d'un pain de quatre livres et d'une tasse de bouillon; tant qu'on se bornera à emprisonner ceux qui implorent la commisération publique, les résultats de l'état de chose actuel seront à craindre.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, qui serait interminable si l'on voulait signaler tous les abus et indiquer tous les remèdes qu'il serait possible d'y apporter; il nous suffit d'avoir démontré que la société avait beaucoup à faire pour les mendiants, afin d'éviter qu'ils n'embrassent une profession beaucoup plus dangereuse pour elle, en un mot qu'ils ne se fassent voleurs.
L'honorable M. de Belleyme, qui ne put faire durant sa courte administration tout le bien qu'il méditait, eut cependant le temps de fonder un établissement qui devait servir de refuge à tous les individus des classes pauvres, et dans lequel ils devaient trouver les moyens d'employer utilement leurs facultés; les heureux effets que cet essai ne tarda pas à produire, auraient dû encourager les amis de l'humanité, mais l'institution de M. de Belleyme, fût malheureusement accueillie avec cette indifférence qui n'accompagne que trop souvent les œuvres du véritable philanthrope.
L'ivrognerie est de toutes les passions celle qui dégrade le plus l'homme, elle est aussi l'une de celles qui arment le plus souvent son bras pour le meurtre et le crime. Qui n'a senti son cœur se soulever de dégoût en rencontrant dans les carrefours et parfois dans les plus beaux quartiers de la capitale, ces hommes abrutis par la boisson, se traînant de borne en borne et courant, à chaque pas qu'ils font, le risque de se tuer? qui n'a également frémi d'horreur en lisant dans les journaux les détails des crimes que l'ivresse seule a fait commettre? Pourtant l'autorité n'a pris aucune mesure pour réprimer les tristes effets de cette inconcevable passion, et notre législation est restée désarmée pour la combattre; et assurément cette passion est mille fois plus dangereuse que le vagabondage, mille fois plus dégradante que la mendicité, contre lesquels on sévit avec une rigueur souvent bien inconsidérée.
Si nous cherchons à nous expliquer cette mansuétude pour les ivrognes, notre raison se perd en conjectures et nous arrivons toujours à cette conclusion: les ivrognes consomment des produits sur lesquels l'administration perçoit des droits énormes... serait-ce là ce qui leur vaut l'indulgence? vraiment on serait tenté de le croire, lorsqu'on voit ce nombre prodigieux d'établissements borgnes, qui infestent la capitale et les barrières, ces bouges de perdition qui ne sont fréquentés que par des malfaiteurs et des prostituées du dernier étage et les ivrognes que le bon marché des boissons qu'on y débite y attire. Tous les quartiers populeux de Paris possèdent un ou plusieurs établissements de ce genre, et sans parler de Paul Niquet, que tout le monde connaît, on pourrait citer, en ne comprenant dans l'énumération que les plus célèbres, on pourrait citer disons-nous: le Chapeau Rouge, rue de la Vannerie; l'Auvergnat, rue Planche-Mibray; l'Abattoir, quartier de l'Arsenal; le Cassis, rue du Plâtre Saint-Jacques; le Petit bal Chicard, rue Saint-Jacques; le Drapeau Tricolore, rue Galande; La Maison Muraille, rue des Marmousets; l'Hôtel de la Modestie, rue de la Tacherie et enfin le Grand Saint-Michel ou le Grand Bal Chicard, rue de Bièvre[A][262]. On débite dans ces cloaques de l'eau-de-vie, du cassis et d'autres spiritueux à raison de quatre-vingts centimes le litre, ces liqueurs falsifiées à l'aide de matières malfaisantes, sont désagréables au goût autant qu'elles sont nuisibles à la santé, mais elles procurent l'effet que les malheureux qui les prennent en attendent, elles grisent, elles leur procurent les douceurs de l'ivresse et disposent leur sang aux orgies, aux saturnales, qui suivent presque constamment de copieuses libations. Les maîtres des établissements que nous venons de nommer ont en effet, pour en doubler la puissance attractive, le soin d'y réunir des femmes le rebut de leur sexe, qui vendent leurs faveurs quelques sous ou quelques verres de mauvaise eau-de-vie, mais qui ne laissent pas échapper l'occasion de dévaliser ceux qu'elles ont su captiver, lorsque l'ivresse est arrivée chez eux à ce point d'engourdir tout leur être.
Législateurs qui n'avez pas cru devoir armer votre bras pour frapper l'ivrognerie, administrateurs qui l'encouragez en quelque sorte parce qu'elle augmente le budget des recettes, descendez dans ces sentines de la grande Lutèce, où la débauche est en permanence, où les murs suintent l'orgie, écoutez le langage des gens que vous y rencontrerez, voyez-les s'enivrer, se battre, se confondre, hommes et femmes, dans des étreintes furibondes, puis céder à ce sommeil de plomb qui a l'insensibilité de la mort sans en avoir le calme, et vous pourrez juger alors quelle source puissante de démoralisation vous laissez subsister dans le sein de votre patrie?
Mais sans descendre dans ces repaires de corruption, n'avez-vous pas été suffisamment frappés des inséparables effets de l'ivrognerie, en rencontrant sur les boulevards des jeunes gens de famille auxquels l'ivresse inspire des propos qui scandalisent vos femmes et vos filles; en heurtant, à chaque pas que vous avez fait dans nos rues ces ouvriers qui, ont dépensé aux barrières le fruit de leur travail d'une semaine, qui vous étourdissent de leurs chansons obscènes et qui ne sauront comment donner demain du pain à leurs femmes et à leurs enfants; enfin ces rixes si nombreuses et souvent si funestes, dans lesquelles l'ivresse seule porte des coups, ne vous ont-elles pas effrayées? Comptez les victimes de cette ignoble passion, et vous verrez que la cupidité n'a pas versé tant de sang, amoncelé autant de cadavres que l'ivresse, et vous resterez convaincus que votre indulgence n'a été jusqu'ici qu'une coupable faiblesse.
Les voleurs, pour la plupart du temps, n'attentent qu'à la propriété d'autrui, et les ivrognes menacent sans cesse la vie de leurs semblables; voilà peut-être la seule distinction que l'on devrait faire entre eux. Cependant, non-seulement la passion de ces derniers n'est pas rangée dans la nomenclature des crimes et des délits, mais aux yeux de nos lois, elle sert souvent d'excuse aux crimes qu'elle fait commettre; on arrive ainsi à ne sévir ni contre l'immoralité de la cause, ni contre la criminalité de ses effets. Tous les jours, en effet, nous entendons des malheureux traduits soit devant la police correctionnelle soit devant la cour d'assises n'invoquer d'autres moyens de défense que l'ivrognerie; ils étaient ivres, voilà leur justification, et presque toujours nos magistrats, prenant en considération cet état qui exclut la préméditation, appliquent le minimum de la peine, lorsqu'ils n'absolvent pas entièrement le coupable; l'ivresse est devenue un brevet d'impunité.
Il est temps, nous le pensons, de mettre fin à un pareil état de chose; il est temps de sévir contre la cause même de tant de crimes et de délits, ou de réprimer au moins avec la dernière rigueur ses déplorables excès. Quant à nous, nous ne voyons pas quel grand inconvénient il y aurait à s'en prendre à la cause elle-même et à ranger l'ivresse, l'ivresse seule, isolée de ses effets, au nombre des délits. Arrêtez et poursuivez tous les individus, de quelque classe qu'ils soient, que vous rencontrerez en état d'ivresse, soit dans les rues, soit dans les lieux publics; poursuivez également comme leurs complices tous ces chefs d'établissements qui, poussés par la plus ignoble cupidité, ne se font pas scrupule de verser à boire à des hommes déjà privés de raison, et vous aurez puissamment contribué à moraliser la société, vous aurez empêché beaucoup de crimes.
Qu'on ne nous dise pas que l'ivresse par elle-même, ne portant préjudice à personne, ne peut être rangée au nombre des délits; il ne doit pas être permis à un membre de la société de dégrader en lui l'humanité jusqu'à le priver du caractère distinctif qui sépare l'homme de la brute, c'est un suicide moral que nos lois ne doivent pas autoriser; d'ailleurs l'ivresse est un scandale, un outrage à la morale publique, que l'autorité peut certainement réprimer sans être accusée de porter atteinte à la liberté individuelle. Vous avez supprimé les maisons de jeux; vous poursuivez les maîtres d'établissements qui permettent de jouer chez eux; pourquoi ne traiteriez-vous pas avec la même sévérité les ivrognes et ceux qui les tolèrent et qui les attirent chez eux; pourquoi ne faites-vous pas aussi fermer ces établissements où l'on débite des spiritueux a des prix qui ne permettent que de verser du poison aux consommateurs; l'ivrognerie ne ruine pas moins de malheureux que le jeu, elle ne laisse pas moins d'enfants sans pain, pas moins de mères de famille dans le plus complet dénûment; elle les expose en outre plus fréquemment aux mauvais traitements, aux brutalités de leurs parents et de leurs époux, de ceux-là mêmes qui leur devaient assistance et protection; envisagées toutes deux sous ce point de vue, l'ivrognerie est des deux passions celle qui est la plus funeste, et elle doit envoyer et elle envoie en effet, de nombreuses recrues grossir les rangs des malfaiteurs. (Qu'il demeure bien entendu cependant que nous ne voulons pas faire une exception en faveur de la passion du jeu qui est plus répandue qu'on ne le pense dans les classes inférieures, puisqu'il n'est si petite tabagie qui n'ait son billard, et qui, comme toutes les autres passions mauvaises, est une cause puissante de démoralisation; nous prétendons seulement que l'ivrognerie est un vice encore plus funeste dans ses résultats que le jeu.)
Personne, nous le pensons, ne sera tenté de mettre en doute, ni la nécessité d'apporter aux maux que nous venons de signaler les remèdes convenables, ni celle, plus grande encore, de créer, en faveur des classes pauvres, des établissements dans lesquels elles pourraient toujours trouver de l'éducation, du travail, et du pain. Ces établissements, si jamais ils existent, devront être administrés par des philanthropes éclairés et non rétribués.
Si l'on veut diminuer le nombre des malfaiteurs, il faut, ce qui n'est pas impossible, rendre meilleurs et un peu plus heureux ceux qui appartiennent aux classes inférieures de la société; le point de départ qu'il ne faut jamais perdre de vue.
Dans ce but, lorsque vous aurez détruit toutes les causes qui le portent au mal, intéressez l'homme à faire le bien; l'intérêt, vous ne l'ignorez pas, est le plus puissant mobile de toutes nos actions.
Les peuples anciens savaient sans doute punir le crime, mais ils savaient aussi récompenser la vertu; une couronne de chêne, une palme, étaient décernées à celui qui avait rendu à la patrie un service éminent, ou qui s'était toujours dignement occupé de tous ses devoirs. Les peuples modernes, que l'expérience des siècles devraient cependant avoir instruits, ont, il est vrai, des juges pour appliquer les lois, des geôliers, des argousins, et des bourreaux pour les exécuter; mais ils n'ont pas, comme les anciens, des magistrats dispensateurs des récompenses publiques accordées aux belles actions. A côté de la loi qui punit de mort l'assassin, ne devrait-il pas y en avoir une pour récompenser le citoyen courageux qui, au péril de sa vie, sauve celle de son semblable; si la loi punit celui qui viole un des articles du pacte social, pourquoi ne récompense-t-elle pas celui qui les observe tous religieusement? Les hommes ont besoin de hochets, c'est là une de ces vérités qui sont malheureusement trop prouvées, c'est une vérité chez tous les peuples, c'en est une surtout chez le peuple français.
Regardez nos armées: assurément elles sont naturellement courageuses; mais oserait-on nier que les mises à l'ordre du jour, les sabres d'honneur, les croix surtout, n'aient pas contribué puissamment à leur faire enfanter des prodiges. On peut juger par là combien il en coûte peu pour donner de l'émulation aux Français; des mots souvent suffisent, pourvu qu'ils aient quelque retentissement, et lorsque Napoléon disait aux bataillons qu'il commandait: Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, il faisait de ses soldats autant de héros.
Les mêmes causes produiront les mêmes effets dans la carrière civile; donnez à tous les hommes, pour se bien conduire les mêmes stimulants qui ont rendu nos soldats immortels, et vous ne manquerez pas de citoyens qui s'immortaliseront aussi par leurs vertus privées.
Après avoir jeté un coup d'œil sur notre ordre social, nous nous trouvons forcé d'avouer que la réalisation de nos souhaits nous paraît encore bien éloignée; on exige tout d'une certaine classe, et cependant on ne fait rien pour elle: quel est donc l'avenir qui lui est réservé? l'homme pourra-t-il toujours résister aux influences pernicieuses qui ne manqueront pas de l'assaillir à ses débuts dans le monde? pourra-t-il traverser sans guide les nombreux écueils que peut-être il trouvera sur sa route sans y faire naufrage? le contraire est à craindre lorsque vous ne faites rien, pour qu'il en soit ainsi.
L'homme fort, c'est-à-dire celui qui n'a jamais succombé parce que peut-être il n'a jamais senti la nécessité, ou qu'il n'a eu à lutter que contre un ennemi faible, veut que l'on résiste à ses passions, aux mauvais exemples, même aux privations les plus rigoureuses; et cependant il ne prend pas la peine de servir de guide à l'homme faible, il ne lui donne pas les moyens de résister, de combattre avec avantage les nécessités humaines et les besoins impérieux qui bientôt vont l'accabler, et qui pourront le conduire au crime; et l'on s'étonne après cela que cet homme succombe et vienne augmenter la population déjà si nombreuse des bagnes et des maisons centrales! C'est jeter un homme dans une arène, au milieu des bêtes féroces, sans même armer son bras, et s'étonner ensuite qu'il se laisse dévorer par elles.
Dès l'instant qu'une institution pèche par sa base, tout ce qui se rattache ou en ressort ne peut être que vicieux, il faut en conséquence prendre l'homme tel que le forment les circonstances qui l'entourent, et ne pas exiger qu'il se montre tel qu'il serait peut-être si l'organisation sociale ne l'avait pas corrompu et ne lui avait pas fait perdre sa pureté native.
En résumé, lorsqu'il existera des écoles dans lesquelles les enfants du peuple recevront une éducation proportionnée à leurs capacités; lorsque des professeurs seront chargés de leur faire connaître et respecter les lois du pays, et de leur apprendre par leurs paroles et surtout par leur exemple à chérir la vertu; lorsqu'en sortant de ces écoles ils pourront entrer dans un établissement, pour y apprendre un état et y contracter des habitudes d'ordre et de sobriété, lorsque l'homme dénué de ressources pourra sans craindre de se voir ravir le plus précieux et le dernier de ses biens, la liberté, aller trouver le commissaire de police de son quartier, et lui demander, ce qu'alors il obtiendra, du travail et du pain; lorsque vous aurez combattu et réprimé cette honteuse passion qui assimile l'homme à la brute, en lui enlevant son caractère distinctif, la raison, lorsque enfin quelques lois préventives seront écrites à côté des lois répressives de notre code et que des récompenses seront accordées aux hommes vertueux; alors seulement il sera permis de se montrer sévère sans cesser d'être juste; car personne ne pourra jeter ces paroles au visage du magistrat qui, lorsqu'il est assis sur son siége représente la société tout entière: J'ai volé pour manger, je veux bien m'acquitter de la tâche qui m'est imposée, mais je suis homme, j'ai le droit de vivre et la société dont vous êtes le représentant, la société qui m'a laissé croupir dans l'ignorance, n'a pas celui de me laisser mourir de faim; ou toutes autres vérités semblables qui, si elles ne sont l'apologie du crime, l'expliquent au moins et peuvent, jusqu'à un certain point, le faire paraître plus excusable.
Dans l'état actuel il faut admirer ceux qui restent vertueux, plaindre ceux qui succombent, leur tendre la main lorsque après avoir expié leurs fautes, ils veulent se relever et chercher avec soin les moyens de les empêcher de succomber de nouveau.
Nous avons essayé de prouver que si les voleurs sont corrompus, ils n'étaient pas incorrigibles, et qu'à part quelques exceptions, il était possible de les ramener au bien si l'on voulait s'en donner la peine, et d'énumérer les principales causes qui augmentent sans cesse les rangs déjà si nombreux des malfaiteurs. Ce long préambule était nous le croyons, nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre, il est bon lorsque l'auteur met en scène des personnages qui, au premier aspect peuvent paraître quelque peu excentriques, tout réels qu'ils sont, que le lecteur sache ce que sont ces personnages, d'où ils viennent et où ils vont; ce qui suit n'est donc en quelque sorte que le commentaire en action de ce que nous venons de dire, mais cependant que l'on se garde bien de prendre pour l'expression de la pensée de l'auteur, les discours qu'il met dans la bouche de ses personnages; il a voulu seulement les faire parler comme ils parlent ordinairement; on aurait tort d'accorder à ce qu'ils disent, une portée que l'auteur lui-même est bien loin d'avoir voulu y attacher.
Il fut un temps, disent les Nestors du bagne et des maisons centrales, lorsque sur le préau ou dans le chauffoir de la prison où ils se trouvent ils ont rassemblé autour d'eux un essaim d'auditeurs, avides d'écouter leurs leçons en attendant qu'ils puissent marcher sur leurs traces, il fut un temps où les voleurs étaient à la fois braves et discrets, c'était le bon temps (Les vieillards toujours aiment à vanter le passé aux dépens du présent), alors, un rousse à l'arnache[263] ou un cuisinier[264], à moins d'être certain de ne pas être connu, ne se serait certes pas avisé de s'introduire dans des lieux où les grinches[265] avaient l'habitude de se réunir; il savait trop bien qu'au moindre indice de nature à déceler un macaron[266], il aurait été sacrifié à la sécurité générale. Cela du reste est arrivé plusieurs fois, même en prison, et les chats[267] se contentaient, lorsque le macaron était expédié, de tirer son cadavre par une jambe pour en débarrasser la cour, en disant: c'est bien fait; pourquoi, puisqu'il était rousse[268], ne s'est-il pas fait mettre à part[269]?
En ce temps-là les grinches, lorsqu'ils étaient pris, ne se mettaient pas à table[270], ceux qui avaient travaillé[271] avec eux pouvaient dormir sans taf[272], souvent même on pouvait aller voir son camarade d'affaires[273], terminer glorieusement sa carrière sur la placarde[274], plutôt que de donner[275] les fanandels[276]; en ce temps-là, on avait de la probité et de l'atout[277].
Maintenant, ce n'est plus de même; les railles[278] vont partout tête levée, et sitôt qu'un poisse[279] est paumé marron[280], il casse le morceau[281]; il n'y a plus de vrais tapis[282]; de sorte qu'un bon garçon ne sait plus, lorsqu'il sort du castuc[283] ou du pré[284], de quel côté porter ses pas.
Ce que disent ces Nestors du bagne, pour leur conserver le nom que nous venons de leur donner, n'est vrai que jusqu'à un certain point. Sans doute il y a maintenant moins de types caractéristiques qu'autrefois; il s'est opéré une telle fusion dans nos mœurs que plusieurs se sont effacés; malheureusement cela ne prouve rien en notre faveur; cependant il existe encore dans des coins oubliés de la vieille Lutèce, quelques lieux où se conservent toujours intactes toutes les vieilles traditions. La maison de Marie-Madeleine Comtois, dite Sans-Refus, était un de ces lieux-la. Depuis longtemps, elle était connue pour n'être autre chose qu'un repaire à voleurs. La police y faisait de fréquentes descentes, mais presque toujours ces descentes étaient infructueuses, et si quelquefois elle y faisait des captures, c'était celles de quelques novices qui n'étaient pas encore initiés aux mystères du lieu et dont on croyait devoir laisser à quelques années de collége[285] le soin de terminer l'éducation. Les mots sacramentels entolez à la plaque[286], n'étaient du reste prononcés que dans les grandes occasions et en faveur de ceux en petit nombre qui avaient donné à l'association des preuves de leur zèle, de leur capacité et de leur discrétion.
Nous avons déjà décrit, avec autant d'exactitude que cela nous a été possible, l'extérieur de la maison Sans-Refus; maison qui existe encore aujourd'hui à la place que nous avons indiquée et dans l'état où elle se trouvait à l'époque où se passèrent les événements de cette histoire. Nous devons maintenant faire pour l'intérieur de cette maison ce que nous avons fait pour l'extérieur.
La boutique, ainsi que nous l'avons déjà dit, était partagée en deux parties égales, par une cloison jadis vitrée, dont on avait remplacé les carreaux absents par du papier huilé. Dans la première partie se tenaient les odalisques attachées à l'établissement et les consommateurs vulgaires. La seconde formait une espèce de sanctuaire dans lequel n'étaient admis que les adeptes.
Une porte avait été pratiquée dans le mur du fond de cette partie de la boutique. Cette porte petite, basse et garnie de fortes pentures, donnait entrée dans une petite cour carrée entourée de hautes murailles et de laquelle on ne pouvait voir qu'un coin du ciel. Jamais un rayon de soleil ne descendait dans cette cour dans laquelle on devait avoir froid au milieu des plus chaudes journées de l'été, le pavé en était inégal, raboteux, toujours sordide et fangeux, et ses murs, sur lesquels croissaient des agarics vénéneux, avaient pris cette teinte presque verte qui n'appartient qu'aux lieux humides et malsains.
Une seconde porte avait été pratiquée dans le mur de refend de droite, contigu à la petite ruelle des Teinturiers. Après avoir passé cette porte on n'avait plus que quelques pas à faire pour arriver sur la berge du fleuve dont, à ce moment, les eaux avaient atteint une certaine hauteur; mais cette porte n'était que rarement ouverte.
A l'extrémité opposée de cette cour, il existait une pompe sous le robinet de laquelle on avait placé une auge plus longue que large, formée d'une seule pierre de taille. Cette auge, presque toujours pleine de détritus et d'eau croupissante, pouvait être facilement enlevée de la place qu'elle occupait, à l'aide d'un fort manche à balai passé entre deux trous pratiqués à ses extrémités opposées. Alors elle laissait voir un trou creusé dans le sol, qui allait s'élargissant par le bas, à la naissance duquel on avait, à l'aide de crampons et de forts pitons en fer, adapté une échelle de meunier. L'auge pouvait être replacée aussi facilement qu'elle avait été enlevée, de sorte qu'une fois qu'elle avait été remise en place et de nouveau remplie d'eau, il devenait impossible, à moins d'être initié au mystères du lieux, de découvrir la retraite dont elle cachait l'entrée.
Après avoir descendu les vingt marches de l'échelle de meunier, on se trouvait dans un grand caveau carré, distrait des caves de la maison, partagées en trois parties égales, et dont ce caveau était une, par de forts murs auxquels on avait eu le soin de donner, bien qu'ils fussent de construction nouvelle, l'apparence de vétusté et la noirceur vénérable des vieux murs.
On pouvait, au besoin, sortir de ce caveau par une porte basse et cintrée qui donnait entrée sous la voûte qui, avant les constructions du quai qui viennent d'être faites, régnait sous toute la longueur du quai de Gèvres.
Une table, formée de quelques planches de sept à huit pieds de long placés sur des tréteaux, autour de laquelle vingt-cinq ou trente personnes pouvaient prendre place sans être trop gênées, avait été dressée dans le caveau dans lequel nous venons d'introduire nos lecteurs.
Les planches avaient été couvertes, en guise de nappes, de draps de grosse toile écrue enlevés à la couche virginale des pensionnaires de la mère Sans-Refus (hâtons-nous de dire que ces draps étaient blancs de lessive) et chargées d'un nombre d'assiettes, de grossière faïence, de toutes les formes et de toutes les couleurs, égal à celui des convives qui devaient prendre part au festin. Un dindon monstre, convenablement bourré de hachis et de marrons, deux oies et un fromage d'Italie, des assiettes de charcuterie assortie, d'autres remplies jusqu'aux bords de beurre, de radis, de moutarde, de sardines et de cornichons: tels étaient les pièces de résistance et les hors-d'œuvre qui devaient l'accompagner. Le dindon était en outre flanqué de deux pâtés de lapins équivoques, et de deux salades de barbe de capucin garnie de tranches de betteraves; deux énormes bonnets de Turc ou biscuit de Savoie, surmontés chacun d'une grosse touffe d'immortelles et de l'image en pâte sucrée de la sainte dont on allait célébrer la fête, garnissaient les deux extrémités de la table qui était éclairée par une douzaine de chandelles fichées dans des chandeliers de cuivre et de plaqué, vénérables représentants de tous les siècles passés, récurés pour cette occasion solennelle et surmontés de bobèches en papier découpé de diverses couleurs; les couverts d'argent de conseiller[287] sur lesquels on pouvait encore distinguer les restes d'anciennes armoiries grossièrement effacées, comme les chandeliers, appartenaient à toutes les époques; un petit père noir[288], plein jusqu'aux bords de cet excellent vin bleu que l'on ne boit qu'à Paris, complétait chaque couvert; on n'avait pas servi de couteau, les gens de la classe à laquelle appartenaient ceux qui devaient prendre place à ce banquet, ayant l'habitude d'en porter constamment un dans leur poche.
Sur un vieux coffre, couvert comme la tapisserie d'un drap blanc de lessive, on avait disposé le dessert, qui se composait de deux fromages, un de Brie, l'autre de Gérard-Mer, vulgairement appelé Géromée; de noix et de noisettes, un plein saladier de pruneaux, de pain d'épices et de biscuits de Reims; le tout accompagné de plusieurs bouteilles ornées d'étiquette sur lesquelles on pouvait lire ces indications: cent sept ans, vanillé, parfait-amour, cognac, noms des liqueurs que chérissent les enfants de Mercure.
Le vieux fauteuil de la mère Sans-Refus, enveloppé aussi d'un drap blanc afin que les habits de gala de l'héroïne de la fête n'enlevassent rien de l'épaisse couche de graisse dont il était couvert, avait été transporté dans le caveau et placé au haut bout de la table. Sur ce siége trônait déjà la tavernière qui, pour faire honneur à ses convives, avait fait des frais de toilette vraiment extraordinaires et s'était parée de ses plus pimpants atours. Son visage, habituellement noir et crasseux, avait été nettoyé avec de la pommade au jasmin, mais malgré cette précaution, il était encore sillonné de légers filets noirs, et comme la serviette, imprégnée du précieux cosmétique n'avait été promenée que sur les parties apparentes, il se détachait en blanc sur le fond obscur des parties inférieures, assez semblable à une vitre mal nettoyée, une robe de mérinos, du rouge le plus éclatant, bordée et nervée de cordonnet vert, un tablier de soie d'un vert un peu plus clair que celui des agréments de la robe et garni de dentelles noires, une ceinture de velours de même couleur, attachée sous la poitrine par une boucle enrichie de roses et de perles fines, un bonnet monté à rubans aurores, un tour blond dont les tire-bouchons se déroulaient le long de ses joues creuses, et un fichu de belle dentelle composaient un ensemble de toilette qui ne pouvait appartenir qu'à la mère Sans-Refus ou à une femme de sa sorte.
Mais si la parure de la Sans-Refus était du plus haut mauvais goût, elle était en revanche d'une extrême richesse; le cou décharné de la vieille mégère était entouré de diamants de grosseur raisonnable et de la plus belle eau; ses doigts maigres et osseux étaient tous garnis de bagues de formes diverses; enfin, toute sa personne ressemblait assez à un de ces mannequins d'étalage sur lesquels les bijoutiers, qui courent les foires, font l'exhibition des richesses de leur magasin.
Les deux siéges placés à droite et à gauche de la mère Sans-Refus, étaient occupés, l'un par Cadet-Filoux, le doyen des grinches[289] et des escarpes[290], l'autre par Cadet-l'Artésien, beau vieillard de soixante-douze ans, encore frais et dispos, qui avait passé quarante cinq années de sa vie au bagne de Brest, d'où il s'était évadé plusieurs fois. Ces deux vénérables débris du temps passé, qui avaient été les amis de Comtois et de Marianne Lempave, et qui à ce titre, avaient obtenu les places d'honneur, avaient conservé le costume qu'ils portaient, lorsque jeunes et forts, ils étaient les sultans privilégiés des Vénus Callipiges, habitantes des bouges, qui à cette époque infestaient les rues de la Vieille-Lanterne, de la Vieille place aux Veaux, de la Mortellerie et tutti quanti; grand chapeau à cornes, cravate d'une ampleur démesurée, veste très-courte, pantalon large, bas à coins de couleur et chaussure sortant des magasins du successeur de la mère Rousselle[291].
Un autre vieux larron, Coco-Lardouche, était placé près de Cadet-Filoux ces trois messieurs causaient avec la mère Sans-Refus, en attendant l'arrivée des autres convives.
Ces derniers arrivaient à la suite l'un de l'autre, et à mesure, qu'après avoir descendu les vingt degrés de l'échelle de meunier, ils faisaient leur entrée dans le caveau, la superbe ordonnance du banquet leur arrachait des exclamations admiratives. Le grand Louis, Charles la belle Cravate, Robert, Cadet-Vincent, et plusieurs autres, étaient déjà arrivés, il ne manquait plus que Délicat, Coco-Desbraises Rolet le mauvais Gueux, Rupin, le Provençal et le grand Richard, ainsi que Vernier les Bas bleus, sur lequel, du reste, on ne comptait pas.
—Faut-y descendre? cria Cornet tappe dur, qui était resté en haut afin d'introduire les convives à mesure qu'ils arrivaient.
—Pas encore, mon garçon, lui répondit la mère Sans-Refus; Rupin, le Provençal et le grand Richard ne sont pas arrivés.
—C'est bon, c'est bon, la daronne[292], répondit Cornet tape dur, ça m'est égal d'attendre; mais n'allez pas me casser le ventre au moins.
—Eh! pourquoi donc qu'on les attendrait, les rupins, ajouta Charles la belle Cravate, qui avait encore sur le cœur certaine correction qui lui avait été administrée par Salvador et Roman, correction à laquelle Délicat et ses deux camarades, qui cherchaient par tous les moyens possibles à aigrir tous les bandits contre leurs ennemis, avaient fait allusion en diverses circonstances. Pourquoi qu'on les attendrait, sont-y donc si grands seigneurs qu'y ne puissent pas arrivera l'heure comme les fanandels[293].
—Veux-tu bien ne pas tant balancer le chiffon rouge, méchant ferlampier[294], s'écria la mère Sans-Refus, de sa voix la plus aigre; j'suis-t'y pas libre de faire morfiller ma refaite de sorgue[295] par qui me plaît? et ça m'plaît à moi qu'on attende les rupins.
—La! la! n'vous fâchez pas, la mère, dit le grand Louis, on les attendra les rupins, pisque ça vous convient; mais faut convenir tout d'même qu'vous les aimez comme vos petits boyaux, et qu'si par hasard la raille[296] découvrait la planque[297], vous seriez capable d'les cacher sous vos cotillons.
—Eh, ben! oui, j'les aime, c'est des hommes qu'a de l'ordre, de la conduite et du cœur à l'ouvrage, avec lesquels qu'on peut gagner sa pauvre vie, et qui sont toujours flambants[298], vous ne travaillez que quand vous n'avez plus de lime sur les andosses[299]; aussi vous êtes toujours ficelés comme des plongeurs[300], avec des frusques boulinés[301] aux arpions des philosophes de neuf jours[302], de sorte que vous pouvez vous couper les ongles des pieds sans vous déchausser.
—C'est ça! moquez-vous de notre misère; mais rira bien qui rira le dernier; avec ça qu'elle est bien ta refaite de sorgue[303], qu'y n'y a pas tant seulement un jambonneau.
—Ah! tu trouves que j'ai pas bien fait les choses, méchant pègre à marteau[304]! eh! bien, t'en morfilleras[305] pas, voilà tout; le pivois[306], le larton[307] et la criolle[308], te passeront devant le naze[309].
—Hé! dites donc, les autres, cria par le trou Cornet tape dur, n'jaspinez[310] donc pas tant, v'là les rupins.
En effet, Salvador, Roman et le vicomte de Lussan, vêtus d'un costume en harmonie avec le lieu où ils se trouvaient, quoique propre, descendaient les degrés de l'échelle et entraient dans le caveau.
Les trois nouveaux arrivés, après avoir légèrement salués ceux qui se trouvaient déjà dans le caveau, allèrent prendre les places qui leur avaient été réservées près de la mère Sans-Refus et du respectable triumvirat, composé comme on sait de Cadet-Filoux, de Coco-Lardouche et de Cadet l'Artésien.
—Heim! comme y font leur tête, dit le grand Louis à Charles la belle Cravate, y n'ont pas tant seulement dit bonjour aux amis.
—Patience, ça n'durera pas, lorsque Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais Gueux, seront arrivés, faudra bien qu'y déchantent.
—Allons, allons, mauvais sujets, dit la Sans-Refus, en prenant un petit air agréable, à table.
—A table, à table, s'écrièrent presque tous les bandits.
—Et pourquoi donc qu'on s'mettrait à table avant qu'Délicat et ses amis soient arrivés, puisqu'on a bien attendu les Rupins dit le grand Louis.
—Tu verras bien si j'attends ces panés-là, répondit la mère Sans-Refus; si y sont bien ousqu'y sont, qui z'y restent.
—Pourquoi ne les attendrait-on pas? dit alors Salvador; puisque les amis ont eu la complaisance de ne pas se mettre à table sans nous, il est juste que nous attendions à notre tour; accordons-leur au moins le quart d'heure de grâce.
—Allons va, pour un quart d'heure, reprit la Sans-Refus.
—S'ils n'allaient pas venir, dit le vicomte de Lussan en s'adressant à Salvador, ce serait fort désagréable; je serais désolé d'être venu pour rien dans cette atroce caverne.
—Il n'y a pas de danger, répondit Roman; Vernier les bas Bleus, qui ne les a pas quittés depuis trois jours m'a fait dire ce matin, au petit café de la rue de Bourgogne, qu'il les amènerait.
—V'là l'restant des amis, cria Cornet tape dur.
Délicat, Coco-Desbraises et Rolet, dans un état d'ébriété qui annonçaient que Vernier les bas Bleus s'était fidèlement acquitté de sa mission, descendaient l'échelle de meunier, suivis de Vernier, qui, sitôt qu'il eut mis le pied sur le sol, s'approcha de Roman et lui dit à l'oreille:
—Les v'là; depuis trois jours que j'les pilote. Ils n'ont parlé à personne. Vous voyez que j'me suis fidèlement acquitté de ma tâche.
—Et tu vois que je tiens ma promesse, lui répondit Roman en lui remettant un billet de mille francs: chose promise, chose due.
—Merci, s'il y a d'la morasse[311] vous pouvez compter sur moi.
—Cornet! bride le boucart[312] et viens te mettre à la carrante[313], mon garçon, cria la Sans-Refus à celui des bandits qui était resté en haut.
Il ne fut pas nécessaire de lui répéter, cet ordre; il eut bien vite terminé tout ce qu'il avait à faire dans la boutique, et à son tour il fit son entrée dans le caveau mais, quelque diligence qu'il eût faite, il n'arriva pas assez tôt pour pouvoir choisir une place; il fut forcé de se contenter d'un tabouret placé à l'extrémité de la table.
Le repas fut d'abord aussi paisible que pouvait l'être une réunion composée d'éléments semblables à ceux qui étaient rassemblés dans le caveau de la mère Sans-Refus. Les bandits voulaient d'abord satisfaire le vigoureux appétit que la plupart ils avaient le bonheur de posséder. Il est inutile de dire que Salvador, et ses deux compagnons, accoutumés à une chère beaucoup plus délicate, que celle qui pour le moment était à leur disposition, ne touchaient à leurs mets que pour se donner une contenance, et ne faisaient que mouiller leurs lèvres aux rouges bords que leur versait avec une libéralité toute gracieuse la hideuse Hébé de ce banquet de dieux infernaux.
Au dessert, les convives, qui arrosaient chaque bouchée qu'ils avalaient d'une copieuse rasade de vin bleu, étaient assez animés pour laisser poindre une certaine confusion, diagnostic précurseur de l'orgie qui allait suivre.
La Sans-Refus, qui avait le vin très-sensible, versait des larmes d'attendrissement en rappelant aux vieillards placés près d'elle la triste fin de son père, gerbé à conir sur la lune à douze quartiers[314], et qui était mort sans cribler[315]. Tous les bandits, à l'exception de Salvador et de ses deux compagnons qui se bornaient au simple rôle d'observateurs, et de Vernier les bas Bleus, qui suivait l'exemple de ses patrons, buvaient à l'envi l'un de l'autre, parlaient tous à la fois, ou chantaient des refrains où la crudité de la pensée le disputait au cynisme de l'expression.
Les vieillards, auxquels la compagnie n'avait pas cessé de prodiguer les soins et les égards dus à leur âge et à leurs antécédents, commencèrent à s'animer; leurs yeux brillèrent d'un plus vif éclat qu'à l'ordinaire, et les mouvements de leur tête annoncèrent qu'ils allaient parler.
Tous les bandits firent silence pour les écouter.
Le plus vieux Cadet-Filoux remplit de vin son verre qu'il éleva au-dessus de sa tête; les deux autres, Coco-Lardouche et Cadet l'Artésien suivirent son exemple.
—A la mémoire de la vieille pègre! s'écrièrent-ils en chœur.
—A la mémoire, continua Cadet-Filoux, de ceux qui comme nous ont su souffrir sans jamais manger le morceau[316]!
Tout le monde s'empressa de faire raison à ce toast et la conversation se trouva amenée sur un terrain où elle ne devait pas languir.
—C'est tout d'même un bon métier que celui de pègre[317], dit Cornet tape dur qui s'escrimait contre un pilon de volaille.
—Oui, oui, tu trouves le métier bon lorsqu'il s'agit de se bourrer le fusil, répondit le grand Louis; mais lorsqu'il s'agit de travailler, il n'est plus de ton goût, taffeur[318].
—Au fait il n'est pas déjà si chouette[319] le truc[320], avec la perspective que l'on a devant les yeux, ajouta Vernier les Bas bleus qui jusqu'à ce moment avait gardé le silence; le collége[321], la traverse[322] ou la passe[323].
—C'est votre faute, dit Coco-Lardouche; si aussitôt qu'un de vous autre est pris, il ne se mettait pas à table[324], les railles[325], les gerbiers[326] et l'Avocat-Bêcheur[327], n'auraient pas si beau jeu.
—Dites-donc, vieux? s'écria Charles la belle Cravate, est-ce qu'il y en a parmi nous quelques-uns qui ont fait les macarons[328]?
—Ce n'est pas là ce que veut dire Coco-Lardouche; il sait aussi bien que moi que vous êtes tous de bons garçons, incapables de trahir un camarade; mais il sait aussi que la jeune pègre s'est déshonorée.
Cadet-Filoux remplit son verre de vin et le vida d'un seul trait.
—Écoutez-moi, mes enfants, dit-il après s'être recueilli quelque instants. J'ai débuté bien jeune; j'ai vu le grand et le petit Meudon[329]; à treize ans, j'ai été fouetté sous la custode[330]; et si je n'avais pas été si momacque[331], il est probable qu'avec la salade[332], j'aurais eu le rôti[333]. Les ans ont argenté ma chevelure. (Le vieux scélérat montrait avec un certain orgueil les magnifiques cheveux blancs dont les longues boucles descendaient sur ses épaules); mes plus belles années se sont écoulées au pré[334] et dans tous les castucs[335] de notre belle France; le satou[336] des argousins et des gardes-chiourmes s'est usé sur mes épaules; j'ai été le compagnon des grands hommes qui ont illustré notre profession; des Comtois, des Josas, des Marquis dit la Main d'or, des Mabou dit l'Apothicaire, de Molin le chapelier, de Jallier dit Bombance, des Nezel, des Cornu et de plusieurs autres qu'il serait trop long de vous nommer[337]. Je puis donc vous donner d'utiles conseils, et je dois croire que mes paroles auront auprès de vous une certaine autorité.
—Est-ce que ce vieux drôle a l'intention de nous faire un sermon, dit le vicomte à Salvador.
—Ecoutons-le en attendant que nous trouvions l'occasion d'amener les choses à point, répondit celui-ci.
—Tous les grinches[338], continua Cadet-Filoux, quel que soit d'ailleurs le genre qu'ils exercent, que ce soit l'escarpe[339] ou la tire[B], la carre[C], ou la détourne[D], le chantage[E], ou le charriage[F], qu'ils soient cambriolleurs[G], roulottiers[H], bonjouriers[I], ramastiques[J], soulasses[K], romanichels[L], vanterniers[M], ou neps[340], devraient se considérer comme les enfants d'une même famille, se prêter aide et assistance en cas de besoin, en un mot, se chérir comme des frères; malheureusement il n'en est pas ainsi, vous avez tous oublié, ô rameaux étiolés d'une noble souche que si vous le vouliez bien vous pourriez former une société au milieu de la société, société que l'on ne pourrait que très-difficilement détruire, si toutefois l'on y parvenait, si tous ses membres avaient toujours présente à la mémoire, cette maxime des petits peuples auxquels les grands états font la guerre, l'union fait la force. Mais non, ceux d'entre vous qui sont moins heureux ou moins habiles que tel ou tel autre, le jalousent et emploient pour lui nuire tous les moyens qu'ils peuvent imaginer.
Il y a dans le monde, mes enfants, des hommes qui se gorgent tous les jours de truffes et de vin de Champagne, qui dorment sur l'édredon, qui se font traîner dans de somptueux équipages et qui passent leurs soirées à lorgner les tibias des danseuses de l'opéra, qui emploient les instants dont ils ne savent que faire, à écrire de beaux traités dans lesquels ils recommandent à ceux qui ne boivent que du vin à six sous, quand ils en boivent, qui se couchent sur une méchante paillasse, quand ils ne couchent pas à la belle étoile, et qui jamais ne verront les tibias de mesdemoiselles Fanny Elssler et Cérito, de vivre et de mourir sans jamais s'écarter du sentier de l'honneur: ces gens-là, mes enfants, on les appelle des philanthropes.
Des philanthropes sont ceux qui disent au peuple lorsqu'il n'a pas de pain de manger de la brioche, ce sont les philanthropes qui, lorsqu'un cruel fléau décimait la population de la capitale, recommandaient à des misérables qui n'avaient pour couvrir leurs membres amaigris qu'une mauvaise serpillière de toile, de se tenir bien chaudement, de se nourrir d'aliments sains et de ne boire que de bons vins de Bordeaux.
Vivre, souffrir et mourir sans jamais s'écarter du sentier de la vertu, c'est beau sans doute, mais celui qui n'a pas un toit pour abriter sa tête, de vêtements pour se couvrir, d'aliments pour apaiser la faim qui le tourmente, le pauvre diable qui n'a pu trouver de travail qui a été mis dehors par son hôtelier parce qu'il n'a pu payer son modeste logement, qui n'a pas dîné, et que l'on condamne parce qu'il s'est endormi à jeun sous le porche d'une église ou dans un four à plâtre, se dit à la fin que les philanthropes sont des solliceurs de loffitudes[341], et voilà à peu près la raisonnement qu'il se fait.
Le code pénal, que les heureux du siècle ont fabriqué pour leur usage particulier, n'est qu'un arsenal dans lequel ils trouvent toujours des armes toutes prêtes pour frapper ceux qui laissent tomber des regards envieux sur leurs hôtels magnifiques, leurs brillants équipages et leur table somptueuse. Si je leur avais arraché, à ces heureux mortels, une petite part de leur superflu, ma physionomie à l'heure qu'il est ne serait pas livide et terreuse, mes vêtements ne tomberaient pas en lambeaux! Qui leur a dit que je n'avais pas, sans pouvoir y parvenir, cherché à utiliser ce que je possède de forces et de facultés? Puisque personne n'élevait la voix pour se plaindre de moi, pourquoi donc, au lieu de me donner ce que tous les hommes, dans un état bien organisé, devraient pouvoir obtenir, du travail et du pain, me condamne-t-on à passer quelques mois de ma vie dans une prison, et me met-on pour un temps plus on moins long à la disposition du gouvernement: est-ce que le malheur m'a ôté le droit de respirer au grand air?
Lorsqu'un homme s'est dit tout cela (et ceux qui ne se le disent pas le sentent, ce qui revient absolument au même), il est bien prêt de devenir grinche[342]; aussi lorsque après avoir, grâce à un arrêt dicté par des lois impitoyables, à des magistrats qui, je veux bien le croire, gémissaient en le prononçant, passé quelques-unes de ses plus belles années en prison, il sera rendu à la liberté; ce qu'il n'avait pas voulu faire avant d'y être mis, il le fera infailliblement après en être sorti, il sera voleur.
—Bien sûr, dit Cornet tape dur, on trouve dans l'tas de pierres[343] des amis qui vous affranchissent[344], qui vous donnent des bons conseils, et ma foi comme on a déjà vu que ça ne servait à rien d'être honnête, on fait comme eux.
—Et on fait bien, reprit Cadet-Filoux. Si l'on connaissait les antécédents de tous ceux qui sont gerbés à vioque ou à la passe[345], peut-être bien qu'on les plaindrait un peu plus qu'on ne le fait; et comme presque toujours on soulage ceux que l'on plaint, il est certain qu'il y aurait beaucoup moins de grinches qu'il n'y en a, il est probable même que beaucoup de pègres, et des bons, quitteraient le métier pour se mettre à turbiner[346].
—Bien sûr, dit Cadet-Vincent, je ne suis pas certes un des plus maladroits caroubleurs[347], j'ai toujours de l'auber dans mes valades, bogue d'orient, cadennes, rondines et frusquins d'altèque[348], eh ben! ça n'empêche pas que j'aimerais mieux encore turbiner d'achar du matois à la sorgue, pour affurer cinquante pétards par luisants, que de goupiner[349], mais il n'y a pas moyen. Une supposition! j'suis depuis un an, deux ans, plus ou moins, dans un atelier ousque j'travaille d'mon état d'ébéniste, j'turbine[350] comme un double six[351], je n'me mets jamais en riolle[352], j'suis estimé du beausse[353] et chéri des fanandels[354], c'est bon; mais v'là qu'on apprend que j'ai été là-bas: patatras, serviteur de tout mon cœur, on me met à la porte, et c'est toujours la même histoire; ma foi on se lasse de tout, et dès qu'on est bien sûr qu'une fois qu'on a été sur la planche au pain et gerbé[355] il faut mourir de faim si l'on veut mourir honnête homme, on se refait grinche, c'est plus sûr et moins trompeur.
—C'est plus sûr et moins trompeur, reprit Robert, le camarade d'affaires de Cadet-Vincent; c'est une question, je crois pour ma part qu'il n'y a pas de métier qui soit moins sûr et qui soit plus trompeur que celai de grinche.
—Et pourquoi ça, s'il vous plaît? repartit Coco-Lardouche.
—Pourquoi ça, pourquoi ça, je ne peux pas bien vous dire, je ne sais pas parler comme vous autres, moi; mais seulement je me rappelle que ma mère, une pauvre brave femme qui est morte de chagrin de c'que j'suivais pas ses conseils, me disait toujours que le bien mal acquis ne profitait jamais.
—Ah! c'te farce, s'écria Charles la belle Cravate, c'est donc à dire que si aujourd'hui je f'sais un chopin[356] de quelques centaines de mille balles[357], et que je l'place chez un beurrier[358] pour qu'il m'en paye le revenu, j'pourrais pas vivre tranquillement de mes rentes, comme un bon bourgeois, et devenir comme un autre juré et marguillier de ma paroisse?
—Mais ousqui sont donc les grinches qui vivent tranquilles après avoir fait fortune? reprit Robert; v'là le birbe[359], qui a fait de beaux coups, des coups plus beaux que tous ceux que nous pourrons faire, eh ben! au jour d'aujourd'hui, si ses enfants qui sont honnêtes ne lui faisaient pas une petite rente, et si queuquefois la fourgate[360] et Rupin ne lui collaient pas quelques sieues dans l'arguemine[361], il serait forcé de caner la pégrenne[362]; et encore c'est un des plus heureux; combien qu'y en a, des pègres de la haute[363], qui, après avoir roulé sur l'or et sur l'argent, et avoir fait pallas[364], sont allés mourir là-bas. Voyez-vous, y a un fait, c'est que c'que le vice rapporte, le vice doit l'remporter.
—Eh ben! c'est égal, ajouta Coco-Desbraises, si l'on meurt misérable, on a toujours la consolation d' pouvoir se dire, lorsqu'il faut caner[365], qu'on a joyeusement passé sa tigne[366].
—Belle fichue vie, en effet, que d'avoir continuellement le taf[367] des griviers[368], des cognes[369], des rousses[370] et des gerbiers[371]! que de n'pas savoir le matois[372] si on pioncera[373] la sorgue[374] dans son pieu[375], que de n'pas pouvoir entendre aquiger[376] à sa lourde[377], sans que l'palpitant[378] vous fasse tictac; et puis c'est pas tout: voyez-vous, pour peu qui vous reste encore un peu d'ça (et Robert en disant ces mots, frappait avec force sur sa poitrine), on se dit souvent que ce n'est pas bien d'enlever à de pauvres diables ce qu'ils ont affuré[379] en turbinant[380] comme des raboins[381].
—Mais puisque le métier de grinche[382] te paraît si mouchique[383], et que tu plains tant les pantres[384] à qui qu'on pescille[385] leur auber[386], pourquoi que tu ne te fais pas honnête homme?
—Ah! pourquoi, pourquoi! est-ce que j'sais?
—Je vais vous le dire, moi, dit Cadet-l'Artésien, c'est la surbine[387].
Beaucoup de personnes très-estimables du reste, et dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, considèrent la surveillance comme une mesure éminemment utile. Il leur paraît juste et naturel à la fois que la société ait toujours les yeux fixés sur ceux de ses membres qui ont violé ses lois et qui, par le fait seul de cette violation, se sont volontairement mis en état de suspicion légitime.
Il est malheureusement plus facile de rétorquer par des faits que par des raisonnements les arguments que ces personnes mettent en avant pour soutenir leur opinion.
La surveillance serait une mesure utile si nous étions tous, exempts de préjugés; mais nous sommes loin d'être arrivés à ce haut degré de civilisation.
Quoiqu'on nous fasse l'honneur de nous citer comme le peuple le plus éclairé de la terre, les préjugés nous dominent encore; et de tous ceux dont nous sommes imbus, le plus funeste dans ses conséquences, celui qui cause le plus de crimes, le plus antisocial enfin, est celui qui repousse les libérés.
Lorsqu'un débiteur a payé sa dette, personne ne vient lui reprocher les retards qu'il a mis à l'acquitter, et quatre-vingts fois sur cent, au contraire, ceux qui furent ses créanciers lui tendent une main secourable, lui prêtent leur appui, lui continuent leur crédit. La position du libéré est, suivant moi, toute semblable à celle du débiteur retardataire qui s'est enfin acquitté: il devait à la société un exemple, une réparation quelconque, il a payé sa dette en subissant la peine qui lui a été infligée; pourquoi donc n'est-il pas traité comme on traite le premier? pourquoi donc lui reprocher sans cesse la faute ou le crime qu'il a commis? pourquoi le repousser impitoyablement? Dans quelle loi divine ou humaine a-t-on puisé ces principes d'une éternelle réprobation?
Personne, je le pense, ne sera tenté de mettre en doute la force du préjugé qui repousse les libérés.
Des gens qui occupent dans le monde de très-belles positions, ont subi des condamnations plus ou moins fortes; mais fort heureusement pour eux, elles sont ignorées; car, bien que ces gens méritent l'estime qu'ils inspirent, si leur position était connue, ceux qui maintenant leur touchent la main, qui les admettent à leur table, s'en éloigneraient comme on s'éloigne d'un lépreux ou d'un pestiféré.
J'ai vu souvent des libérés parvenir, en cachant leur position, à se faire admettre dans un atelier, s'y très-bien conduire durant plusieurs années, et cependant en être ignominieusement chassés lorsqu'elle était connue.
Les conséquences de la condamnation deviennent ainsi plus terribles que la condamnation elle-même, pour ceux qui sont soumis à l'expiration de leur peine à la surveillance de la police, qui ne leur laisse jamais pendant longtemps la possibilité de cacher leur position de libérés; et, je ne crains pas de le dire, les libérés qui n'ont pas de fortune n'ont d'option qu'entre ces deux parties, mourir de faim...
—Merci, mourir de faim, dit Cornet tape dur, il n'y a pas de presse.
—Ou redevenir ce qu'ils étaient, continua Cadet-l'Artésien.
Mourir; tous les hommes n'ont pas assez de courage pour cela, aussi le libéré, repoussé éternellement par cette société que jadis il offensa, mais à laquelle il ne doit pas pourtant le sacrifice de sa vie, reprend ses anciennes habitudes; il va retrouver ses camarades du temps passé qui lui donnent ce qui lui manque, un asile et du pain, et bientôt il redevient, malgré lui, ce qu'il était jadis. Qui donc a tort? c'est la société, ce sont les préjugés. Pourquoi ne pas écouter l'homme qui vient à récipiscence, l'homme auquel une circonstance souvent indépendante de sa volonté, une mauvaise éducation, une passion qui n'a pas été combattue, ont fait commettre une faute quelquefois involontaire, et souvent excusable? pourquoi se montrer inhumain pour le seul plaisir de l'être? à quoi sert un code qui proportionne les peines aux délits, si le coupable est marqué pour toujours du sceau de la réprobation? L'injuste préjugé créa la récidive, c'est là une de ces vérités que tous les législateurs et tous les philanthropes devraient méditer.
Que l'on ne croie pas que le libéré succombe toujours sans avoir combattu...
—Ah! c'est vrai, dit Charles la belle Cravate, lorsque je me suis laissé affranchir à la rebiffe[388] par les fanandels (camarades), il y avait deux luisants (jours) que je n'avais morfilé (mangé).
—Eh bien, si toi, qui étais à cette époque honnête, et qui pouvais, sans rougir, te présenter partout, tu as été réduit a une telle extrémité! Juge de ce qui arrive à un malheureux libéré que tout le monde repousse comme un chien galeux!
—En présence de tels résultats, il faut, de deux choses l'une, ou extirper le préjugé qui porte les masses à repousser le libéré et à lui refuser de l'ouvrage, ou modifier, sinon supprimer la surveillance, de manière à ce qu'elle laisse à celui qu'elle frappe la possibilité de cacher sa position; c'est peut-être moins en effet, contre la surveillance elle-même que contre la manière dont elle est exercée qu'il faut s'élever. A sa sortie de prison, vous dites à un libéré: Vous ne pouvez habiter Paris ni les grandes villes, vous ne pouvez habiter les ports de mer, vous ne pouvez habiter les places fortes, où voulez-vous habiter? c'est retenir d'une main ce que l'on offre de l'autre; c'est une dérision, et où voulez-vous que cet homme réside et travaille, puisque tous les endroits qui sont des centres d'activité et d'industrie, et qui par cela même réclament des ouvriers, lui sont interdits?
Les libérés privilégiés qui obtiennent la permission de résider dans les grandes villes, sont forcés de se présenter, à certaines époques, au bureau de police; de sorte que s'ils parviennent à cacher leur position réelle, ils ne tardent pas à être pris pour des mouchards, et ils ne gagnent guère à cette erreur, car, par une de ces bizarreries de notre caractère national, libérés et mouchards sont frappés d'une même réprobation; on craint constamment les uns, on a besoin des autres pour qu'ils vous en garantissent, et cependant on les méprise tous également: c'est une anomalie dans nos préjugés.
Quant aux libérés que la surveillance parque dans les communes rurales, ils sont soumis à l'arbitraire du dernier garde champêtre, et ceux d'entre eux qui cultivent la terre, ne peuvent quitter leur commune pour aller vendre leurs légumes au marché de la ville voisine, sans rompre leur ban, et s'exposer à une peine correctionnelle; pour eux la surveillance est une captivité après la captivité.
Les meilleurs arguments que l'on puisse opposer à la surveillance, sont sans contredit des extraits du congé délivré au forçat qui s'y trouve soumis. En tête et en gros caractères, se trouvent ces mots: «Congé de forçat.» Ensuite on y rapporte les principales dispositions du décret du 17 juillet 1807, et notamment les articles 3, 10, 11 et 12 ainsi conçus:
«Art. 5. Aucun forçat libéré, à moins d'une autorisation spéciale du directeur général de la police, ne pourra fixer sa résidence dans les villes de Paris, Versailles, Fontainebleau et autres lieux où il existe des palais royaux, dans les ports où des bagnes sont établis, dans les places de guerre, ni à moins de trois myriamètres de la frontière et des côtes.
»Art 10. Aucun forçat libéré ne pourra quitter le lieu de sa résidence sans l'autorisation du préfet du département.
»Art. 11. Sur toute la route à suivre par le forçat libéré, l'officier public du lieu auquel il sera tenu de se présenter, visera sa feuille, et notera la somme qu'il aura remise au forçat libéré, pour se rendre à la nouvelle couchée qu'il lui aura indiquée.
»Art. 12. Arrivé à sa destination, le forçat libéré se présentera au commissaire de police ou au maire du lieu qui lui délivrera son congé en échange de sa feuille de route.»
J'ai fait ressortir les inconvénients qui résultaient des dispositions des articles 5 et 10, mais je ne vous ai rien dit encore des articles suivants; sur toute sa route et lors de son arrivée à destination, le forçat libéré est tenu de se présenter à l'officier public du lieu, mais l'autorité s'est-elle assurée de la discrétion de ce dernier? à voir ce qui se passe on ne peut douter que la question ne doive être résolue par la négative; dans certains endroits, dans presque tous même c'est un événement que l'arrivée d'un forçat, et l'officier public qui le reçoit n'a rien de plus pressé que d'en informer ses voisins, bientôt le forçat devient l'objet de la curiosité publique, l'objet de toutes les conversations du pays, chacun se redit la nouvelle, chacun accourt sur son passage, c'est une véritable exposition qui dure depuis l'instant qu'il se met en route jusqu'au moment où il arrive à sa destination; que dis-je, elle se perpétue au delà de ce terme, car dans le lieu qu'il a choisi pour sa résidence, la curiosité n'est pas satisfaite alors qu'on l'a vu arriver, et elle se perpétue jusqu'à ce qu'elle trouve un aliment dans d'autres événements.
Avec un tel luxe de précautions qui ne permettent pas au libéré de cacher un instant sa position dans un pays où le préjugé s'élève avec tant de force contre lui, que voulez-vous qu'il fasse? que voulez-vous qu'il devienne? comment voulez-vous qu'il trouve de l'ouvrage?
Placer un malheureux dans cette position, c'est le mettre au-dessus d'un précipice, sur une planche à bascule et lui ordonner de marcher; bientôt l'équilibre est rompu, la bascule joue, et l'homme tombe dans l'abîme.
Législateurs et philanthropes, avez-vous assez réfléchi à l'empire de la nécessité? Vous qui êtes partisans de la surveillance, avez-vous calculé ce que peut le besoin? ce que peut la faim, sur ceux qu'elle tourmente? Pour moi, je suis convaincu que la vertu elle-même, si elle se personnifiait pour habiter cette terre, succomberait si elle était mise en surveillance.
Que l'on ne m'accuse pas d'exagération dans tout ce que je viens de dire, les faits parlent plus haut que mes paroles; et des faits je pourrais vous en citer à satiété, qui prouveraient ce que je viens d'avancer.
Un individu, nommé Carré, à peine âgé de treize ans, fut condamné à seize années de travaux forcés, pour un vol de deux lapins, commis la nuit, de complicité et, à l'aide d'effraction; mais à raison de son âge, la peine qu'il avait encourue, fut commuée en seize années de prison. Carré se conduisit bien tant que dura sa captivité et apprit l'état de polisseur de boutons; il fut assez heureux, lors de sa libération, pour trouver de l'occupation, et durant plusieurs années il ne donna pas le moindre sujet de plainte; mais le métier qu'il exerçait étant venu à tomber, il se trouva tout à coup dans la plus affreuse misère; pendant longtemps il alla voir tous les deux ou trois jours une personne charitable, et à chaque visite cette personne lui remettait deux ou trois francs; mais craignant que cette personne ne se lassât de le secourir, il n'alla plus chez elle et vola, dans une cuisine, deux casseroles qui pouvaient valoir dix francs au plus; il fut arrêté pour ce fait et condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la marque.
Lors du départ de la chaîne, la personne en question alla voir Carré; et comme elle ne connaissait pas les circonstances qui l'avaient porté à commettre un nouveau crime, elle crut devoir lui adresser quelques reproches; eh! monsieur, lui répondit Carré, je ne pouvais trouver de l'ouvrage nulle part, j'étais repoussé de tout le monde, je n'ai volé que pour être envoyé au bagne; là, au moins, je mangerai tous les jours.
—Voulez-vous que je vous raconte l'histoire d'un forçat libéré que plusieurs d'entre vous doivent avoir connu au bagne de Toulon, celle de Aubert[389]. Cet homme fut condamné le 2 août 1826, pour un faux commis dans des circonstances qui le rendaient presque excusable, à cinq ans de travaux forcés, il subit sa peine au bagne de Toulon, et fut libéré le 2 août 1831. Il se rendit légalement à Caen, où il rejoignit sa femme et sa fille que le préjugé et la misère, qui en est la conséquence inévitable, le forcèrent bientôt de quitter dans leur propre intérêt et pour qu'elles ne partageassent pas la réprobation dont il était l'objet; il se rendit à Bordeaux, il s'adressa à une des autorités de la ville, qui touchée de ses malheurs, le secourut largement de sa bourse et lui fit avoir un passe-port non stigmatisé, qui lui permit de chercher un emploi. Il parvint à se faire recevoir comme précepteur dans une famille des environs de Bordeaux; il répondit à la confiance qu'on lui témoignait. Mais une fatale circonstance vint dévoiler le mystère dont il s'entourait et bien qu'on n'eût qu'à se louer de sa conduite et de son travail, on le congédia...
Il s'enrôla alors dans les armées de Don Pedro, il fut gradé et passa trois ans en Portugal, puis il resta cinq ans en Belgique, d'abord comme ouvrier dans une fabrique de fer, puis à la tête d'une école de jeunes enfants, mais la réprobation vint l'y chercher et l'en chasser, il parvint alors à se faire admettre comme surveillant au chemin de fer, section de Gouy, les piétons à Charleroi, mais les travaux une fois achevés il se trouva de nouveau sans emploi et dans l'impossibilité d'en trouver un, parce que sa véritable position était connue; il passa en Prusse où il fut arrêté et ramené à la frontière française, en France on l'arrêta également et après une prévention de vingt-trois jours, il fut condamné à vingt-quatre heures de prison, pour rupture de ban. Les certificats dont il était porteur plaidèrent en sa faveur, et en le condamnant le président du tribunal déplora la sévérité de la loi, mais elle dictait la sentence, il ne put qu'user de la faculté qu'elle lui laissait pour infliger le minimum de la peine.
Après avoir satisfait à cette condamnation, le forçat libéré se rendit à Metz où le préfet de la Moselle l'envoya à Remelfding dans la colonie de M. Appert. Il y resta huit mois et en sortit parce qu'il fut impossible à ce généreux philanthrope de continuer plus longtemps son œuvre charitable. Le libéré voulut alors se rendre à Couvron, près Vitry, où les travaux du chemin de fer étaient alors en pleine activité. Il en sollicita l'autorisation, elle lui fut refusée par le caprice d'un secrétaire de mairie, et c'est par suite d'un refus aussi inexplicable que ce malheureux, porteur d'excellents certificats et d'une lettre de recommandation fort honorable du sous-préfet de Toul, se trouvait réduit à mendier des secours le long de la roule qu'il parcourait pour se rendre à Dreux, lorsque je le rencontrai. Cette victime du préjugé et des rigueurs de la surveillance, vingt-trois ans après l'expiration de sa peine, versait des larmes amères en me disant qu'il savait bien qu'il n'était qu'un lâche puisqu'il endurait depuis si longtemps de semblables tortures et de semblables humiliations sans avoir le courage de se détruire.
—Pourquoi qu'il ne grinchissait[390] pas? dit Coco-Desbraises.
—Des idées? reprit Cadet-l'Artésien.
—Des idées de pantre[391], ajouta Cadet-Filoux. Mais si cet homme faisant un retour sur lui-même et sur la société qu'il trouve inexorable vingt trois ans après la perpétration d'un crime à peu près excusable, se révoltait enfin contre elle et redevenait criminel, qui devrait-on accuser, hein?
—Ce n'est pas lui, bien sûr, répondit le grand Louis à cette question du vieux Cadet-Filoux.
—Quoi qu'il en soit, reprit Cadet-l'Artésien, Aubert n'est pas le seul fagot[392] dont je puisse vous raconter l'histoire; mais comme je ne veux pas vous tenir là jusqu'à demain matin, je ne vous parlerai plus que d'un seul, de Blanchet.
Blanchet avait été condamné à la prison pour un vol de peu d'importance commis dans un moment d'ivresse. A l'expiration de sa peine, il fut placé sous la surveillance et envoyé dans une petite localité de la province où il n'avait ni parents ni amis, il y manqua d'ouvrage. Habitué depuis vingt ans au séjour de Paris, seule ville dans laquelle il pût gagner sa vie (il était marchand des quatre saisons), il y revint; mais bientôt il fut arrêté pour rupture de ban et condamné. Renvoyé de nouveau en province, la nécessité lui fit encore une loi de regagner la capitale; mais cette fois, instruit par l'expérience, il se cacha. Les moyens de gagner sa vie lui devinrent par là plus difficiles, et bientôt il tomba en récidive. Cet homme pourtant n'avait pas le goût du métier, ses sentiments étaient droits et honnêtes. Il était resté longtemps à la Conciergerie et s'était attiré l'estime des autres détenus et celle de ses gardiens. Sa conduite y fut toujours exemplaire et il sut, à ce qu'on assure, gagner la confiance de monsieur le directeur de la prison. Cette confiance fut entière et jamais il n'en abusa. On dit que monsieur le directeur affirmerait au besoin que Blanchet n'avait que des sentiments honnêtes, et pourtant la surveillante en a fait un grinche[393] comme nous autres.
Lorsqu'une peine, ou plutôt ce qui n'est que l'accessoire d'une peine, produit de tels effets, cette peine ou cet accessoire, comme on voudra le nommer, est jugé; il doit disparaître de nos codes ou subir dans son application de notables changements; la société a bien le droit de punir, mais elle ne peut avoir celui de dépraver.
Il semble, au reste, que les législateurs eux-mêmes aient compris le peu de valeur morale de notre loi sur la surveillance, car pendant longtemps ils ont laissé au libéré la faculté de s'en affranchir, moyennant le dépôt d'une somme dont le chiffre a varié, mais qui ne s'est jamais élevée au delà de quelques cents francs: belle garantie, vraiment, pour la société qu'une pareille somme.
On a fini par comprendre qu'il était monstrueux d'accorder aux libérés la faculté de racheter une peine, de faire ainsi du châtiment une marchandise vénale; et maintenant tous les libérés restent soumis à la surveillance. On eût mieux fait de les en affranchir tous, si on ne voulait pas remédier aux maux qu'elle produit. Ces maux sont réels, ils sont immenses, et ils produisent leurs effets à chaque instant; voyez les tables de statistique, les récidives augmentant progressivement; vous avez généralisé la surveillance, elle frappe par cela même sur un plus grand nombre d'individus, et les récidives sont plus nombreuses; cela devait être, c'était une conséquence forcée; et si l'on voulait établir une règle de proportion, on trouverait, je n'en doute pas, que le rapport entre les récidives et le nombre des libérés parqués ou traqués par la surveillance, a constamment été le même.
Ne cherchez donc pas ailleurs la cause de cette recrudescence des crimes qui effrayent la société; que l'on s'attache à combattre ou à détruire cette cause, et que l'on n'aille pas chercher le remède dans un nouveau système pénitentiaire qui, quand bien même il produirait les bons effets qu'on en attend, n'aurait rien fait pour la sécurité de la société, si préalablement on n'avait pas détruit les préjugés qui la dominent encore.
—Cadet-Vincent, mes enfants, reprit Cadet-Filoux, vous a dit tout à l'heure ce qui arrivait au grinche qui était assez sot pour rengracier[394]. Je reviens au point où il m'a interrompu; je vous disais tout à l'heure que beaucoup de garçons[395] s'ils le pouvaient, quitteraient le métier pour se mettre à turbiner[396]. Je n'ai donc pas besoin de m'arrêter sur ce point où j'étais arrivé lorsqu'il m'a interrompu.
—Décidément ce vieux scélérat prêche, dit le vicomte de Lussan à ses deux compagnons; j'ai bien envie d'envoyer à tous les diables le prédicateur et ses auditeurs.
—Gardez-vous-en bien, cher vicomte, répondit Salvador; il ne faut pas que nous soyons les provocateurs, si nous ne voulons pas avoir sur les bras toute cette vile canaille.
Ces quelques paroles échangées à voix basse n'avaient pas interrompu Cadet-Filoux, qui continuait en ces termes:
Si les crimes de quelques-uns d'entre nous épouvantent la société, si nos déprédations rompent l'équilibre de la machine sociale, ne faut-il pas, autant que nous, accuser l'organisation, les lois, les mœurs de cette même société?
Pour justifier la rigueur des lois qui régissent les classes infimes de la société, on objecte que presque tous les grinches sortent des rangs du prolétariat. C'est vrai, ou à peu près; mais qu'est-ce que cela prouve, si ce n'est la vérité de ce vieux dicton populaire: Ventre affamé n'a point d'oreilles.
Admettons donc que tous les grinches de profession sortent des rangs du peuple. Je ne vous parlerai pas des grands criminels qui, à quelques exceptions, appartiennent aux classes élevées.
—Il a ma foi raison, le vieux singe, dit Roman au vicomte de Lussan: c'est plus souvent des salons que des mansardes que sortent les assassins et les faussaires.
—Que voulez-vous, messire intendant, répondit celui-ci, les gens de peu n'ont pas l'intelligence assez développée pour concevoir les grandes choses.
—Ceci admis, je vous demanderai s'il y a en France des établissements dans lesquels cette multitude d'enfants du peuple qui vaguent sur les places et sur les boulevards puissent être conduits afin d'y apprendre un état et d'y recevoir, en contractant l'habitude du travail et de la sobriété, l'éducation que, dans un pays qui marche, dit-on, à la tête de la civilisation, tous les hommes devraient posséder? Non.
Pourquoi? parce que pour créer des établissements de ce genre, il faut de l'argent et que l'argent manque, belle réponse, vraiment! l'argent ne manque pas lorsqu'il s'agit de subventionner des journaux, ou des théâtres auxquels le peuple ne va jamais, de payer des danseuses qui ne dansent pas pour lui, ou d'ériger des palais dans lesquels on ne le laisse pas entrer. L'argent ne manque donc pas et vous croyez tous comme moi qu'il serait à désirer qu'il fut employé à fonder quelques établissements philanthropiques, semblables à ceux dont je viens de vous parler.
Quoi qu'il en soit il n'en existe pas, et les enfants auxquels ils seraient si utiles, vont passer la plus grande partie de leur temps aux Quatre billards[397] ou dans tout autre lieu semblables et ils deviennent des pégriots[398].
Le pégriot, mes enfants, occupe les derniers degrés de l'échelle au sommet de laquelle sont placés les pègres de la haute[399]; les hommes comme rupin, le provençal; Richard, comme Cadet-l'Artésien, Coco-Lardouche et moi jadis, et dont vous autres vous occupez les échelons intermédiaires. Le besoin conduisait la main du pégriot lorsqu'il commit son premier vol et peut-être que si quelqu'un voulait bien lui donner du pain en échange de son travail et l'aider de quelques conseils, il abandonnerait un métier dont les commencements doivent lui paraître assez rudes. Le pégriot est timide et ce n'est que lorsqu'il est poussé dans ses derniers retranchements, qu'il se hasarde à tirer de la poche de celui qui se trouve à sa portée, un foulard que la fourgate[400] lui payera le quart de sa valeur, le pégriot est toujours sale et mal vêtu, il ne déjeune jamais et ne dîne pas tous les jours; lorsqu'il a quelques sous, il va prendre gîte dans un des hôtels à la nuit de la Cité; lorsque son gousset est vide, il se promène toute la nuit, si la première patrouille qu'il rencontre ne le mène pas au corps de garde, qu'il ne quittera que pour aller chez un quart-d'œil[401] qui l'enverra à la cigogne[402].
Voilà comment on devient grinche, l'homme pauvre devient gouêpeur[403], on l'envoie à la Lorcefée[404], il en sort poisse[405]. L'enfant ignorant et abandonné devient pégriot, on l'envoie en prison, il en sort voleur, c'est toujours la même chanson avec des variations différentes. Une fois qu'on est arrivé là, savez-vous ce qu'il faut faire?
—Eh ben! qué qui faut faire? dit Délicat.
—Prendre le temps comme il vient, la soupe comme elle est, et faire son métier en brave garçon[406], répondit Cadet-Filoux.
Là, du flan, birbe[407], dit Charles la belle Cravate, est-ce qu'une fois qu'on a mis la main à la pâte, il n'y a plus moyen de la retirer[408]?
—Plus moyen, mon garçon, plus moyen et pour vous prouver à tous que je ne vous en impose pas, je vais vous raconter en peu de mots l'histoire d'un grinche qui a voulu redevenir pantre[409]. Dis-donc Cadet-Vincent, as-tu connu là-bas, dans la salle nº 3, un nommé Etienne Lardenois.
—Je crois bien, un beau brun, fort comme un taureau et courageux comme un lion, âgé de vingt-cinq à trente ans au plus; mais dis-donc, Coco-Desbraises, tu l'as connu aussi, toi, Etienne Lardenois, à preuve qu'on jour il t'a donné une fameuse floppée?
—Oui, oui, je l'ai connu, Etienne Lardenois, répondit Coco-Desbraises d'une voix sombre.
—Eh bien! voici ce qui lui est arrivé: reprit Cadet-Filoux.
—Etienne Lardenois avait été gerbé à cinq longes de dur, pour un grinchissage avec fric-frac, dans une taule habitée[410]; vingt ans et plus de pré[411] ça s'arrache, dix ans ça se tire, cinq ans ça se fait par-dessus la jambe; vous savez ça, vous autres; aussi, Etienne Lardenois, qui était un joyeux compère, ne s'affligea pas beaucoup de sa condamnation, et lorsqu'il arriva au bagne de Toulon, il était gai comme un pinson. Au bout de quelques jours, ça n'était plus ça, Etienne Lardenois ne pouvait pas s'accoutumer aux coups de rotin de messieurs les argousins; aussi, il ne fit pas ses cinq longes, il les arracha, et lorsqu'il reçut ses escraches de fagot affranchi[412], il se promit bien de ne plus revenir à Toulon, le pauvre garçon! il ne se doutait pas du nombre des obstacles qu'il serait forcé de surmonter, s'il voulait tenir la promesse qu'il s'était faite.
Comme il avait été condamné à une époque ou il était encore possible de racheter sa surbine[413]...
—C'était le bon temps, dirent tous ceux de la compagnie qui savaient que le cas échéant la faculté dont venait de parler Cadet-Filoux, leur serait enlevée, c'était le bon temps...
—Il n'eut pas trop à en souffrir, il lui fut permis de rester à Paris.
—Dites donc, birbe[414] dit Robert, savez-vous que c'est une drôle de loi que la surbine; ainsi, un supposé moi qu'était bijoutier de mon état avant que d'être grinche, si j'venais d'faire un gerbement[415] et qu'j'en aie d'la surbine, on m'enverrait dans un trou d'vergne[416] ou dans un villois de la Jargole[417]?
—Comme tu dis, fiston.
—Eh ben! alors, j'pourrais pas rengracier[418], puisqu'on ne fait des bijoux qu'à Pantin[419]; faudrait que j'grinchisse pour morfiler[420].
—C'est ce que tu ferais et tu aurais raison, mon garçon; mais pour en revenir à Etienne Lardenois; je vous disais donc qu'il lui fut permis de rester à Paris.
Etienne Lardenois, était ciseleur de son état, c'était un excellent ouvrier, presqu'un artiste; aussi il fut admis sans difficulté dans un atelier où, pendant un certain laps de temps, il gagna cinq francs par jour.
—C'était joli, on pouvait boulotter avec ça, dit Cadet-Vincent.
—Malheureusement pour Etienne Lardenois, continua Cadet-Filoux, un grinche, avec lequel il avait eu des raisons là-bas et qui lui en voulait depuis qu'il en avait reçu une floppée des mieux conditionnées, le rencontra et finit par savoir où il travaillait, il écrivit au bourgeois d'Etienne Lardenois et il lui apprit que celui qu'il occupait était un fagot affranchi[421].
—Et voilà Etienne Lardenois renvoyé de son atelier? dit Cadet-Vincent.
Cadet-Filous se mit à rire aux éclats:
—Tu ne sais pas? continua-t-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, tu ne sais pas combien les pantres[422] sont coquins; le bourgeois d'Etienne Lardenois ne le renvoya pas; mais sachant très-bien que son ouvrier ne pourrait pas, s'il sortait de chez lui, trouver de l'ouvrage ailleurs, il lui diminua sa journée de moitié; il ne lui paya plus que deux francs cinquante centimes ce qu'auparavant il lui payait cinq francs; le pauvre garçon fut forcé d'en passer par là.
—Mais ce bourgeois-là était aussi coquin que nous, dit Bolet le mauvais gueux.
—Je ne vous dis pas le contraire; quoi qu'il en soit, Etienne Lardenois, qui avait la bonhomie de croire que c'était une épreuve qu'on voulait lui faire subir afin de savoir s'il était réellement redevenu honnête homme, travailla autant et aussi bien que pour cinq francs. Cela ne faisait pas le compte du grinche qui l'avait vendu; voyant qu'à la dénonciation qu'il avait faite au bourgeois d'Etienne Lardenois, son ennemi n'avait pas été honteusement chassé de son atelier, il se dit qu'il serait peut-être plus heureux s'il s'adressait aux camarades de ce dernier; en conséquence, il les accosta dans un cabaret, un jour où Etienne Lardenois n'était pas avec eux; car il était trop lâche pour attaquer son ennemi en face.
—C'est-à-dire, s'écria Coco-Desbraises.
—Est-ce que tu connais l'ennemi d'Etienne Lardenois? dit Cadet-Filoux.
—Non, répondit le misérable, charmé de ce que le vieux n'avait pas l'intention de le nommer.
—En ce cas, tais-toi et laisse-moi achever mon histoire.
Ce qu'avait prévu le macaron[423] qui avait mangé sur l'orgue[424] d'Etienne Lardenois arriva, les ouvriers ne voulurent plus travailler avec un forçat libéré, et le maître fut, malgré lui, forcé de le renvoyer; vous avez deviné que la position d'Etienne Lardenois fut bientôt connue de tous les gens de son état, et qu'en conséquence il dut y renoncer: que pouvait-il faire?
—Parbleu, grinchir, dit Cornet tape dur.
—Il ne le voulait pas. Voilà ce qu'il fit: après avoir épuisé toutes ses ressources, engagé ou vendu tout ce qu'il possédait, fait feu des quatre pieds et remué ciel et terre pour trouver à s'occuper, sans pouvoir y parvenir.
Il existe à Clichy un établissement dans lequel on fabrique du blanc de céruse...
—Ah ça! dit Robert, j'ai déjà entendu plusieurs fois parler de c'te fabrique comme de queuque chose de terrible: qué que c'est donc?
—Vous voulez savoir ce que c'est que la fabrique de blanc de céruse de Clichy, répondit le vicomte de Lussan, qui jusqu'à ce moment n'avait pas pris part à la conversation, je vais vous le dire.
—Eh! bien ça nous fera plaisir, reprit Cadet-Vincent.
—Nous décernons des croix et des couronnes de lauriers à ceux qui se sont montrés braves sur le champ de bataille, continua le vicomte de Lussan, nous avons des couronnes de chêne et des médailles de tous les métaux et de tous les modules, pour ceux qui ont eu le bonheur de sauver un ou plusieurs de leurs semblables à la suite d'un incendie on d'une inondation: c'est juste, n'est-ce pas, il faut récompenser toutes les belles actions?
—Sans doute, dit Robert, on est grinche, c'est vrai, mais on est Français tout d'même; et quand on voit la croix d'honneur briller sur la poitrine d'un brave troupier qui l'a gagnée sur le champ de bataille, quand on voit une belle médaille d'argent pendu par un ruban tricolore à la veste d'un marinier qui a sauvé des flots quelques douzaines de personnes, ça fait plaisir.
—Et bien! mon ami, il y a des hommes plus braves et plus vertueux que ceux auxquels on accorde ces belles récompenses, et pour ceux-là on n'a que des rebuffades, du mépris et de la répulsion.
—Bah! dit Cornet tape dur dont les yeux écarquillés annonçaient le plus profond étonnement, et qui que c'est donc que ces hommes-là?
—Ces hommes-là, ce sont les ouvriers de la fabrique de blanc de céruse de Clichy; ils ont certes bien de la vertu et un bien grand courage, les malheureux que la misère ou les rigueurs d'une surveillance mal entendue forcent à venir chercher à la fabrique de Clichy des moyens d'existence pour leur famille et pour eux, et qui préfèrent une mort cruelle, à laquelle ils savent d'avance qu'ils ne pourront échapper, à la nécessité de commettre une seconde faute ou une chute nouvelle; en effet, la fabrication du blanc de céruse est si malsaine, les émanations qui s'exhalent de la trituration des matières que l'on y emploie, matières parmi lesquelles domine l'oxide blanc de plomb, sont si pernicieuses, qu'il faut avant de se déterminer à aller travailler à la fabrique de Clichy, avoir fait le sacrifice de sa vie; un homme d'une force ordinaire y est expédié en six semaines ou deux mois au plus, un hommes sain et vigoureux résiste trois ou quatre mois ceux qui durent six mois sont les hercules.
Si un salaire élevé permettait à ces misérables l'espérance de laisser après eux un morceau de pain à ceux qui leur sont chers? si au moins leurs derniers jours qu'ils passent dans la pratique de la vertu la plus rare, l'abnégation, n'étaient pas abreuvés d'amertume, il ne faudrait pas trop crier contre les fabriques de blanc de céruse; mais il n'en est rien, ces ouvriers gagnent un franc cinquante à deux francs par jour, et les lépreux, au moyen âge, n'inspiraient pas plus d'horreur que l'on n'en a de nos jours pour les ouvriers de la fabrique de Clichy; ces malheureux sont regardés par les gens du pays comme des pestiférés maudits de Dieu et des hommes, et portant avec eux la contagion et la mort; et cela est si vrai, qu'il n'est pas dans Clichy une seule fille qui le connaissant veuille bien danser avec un de ces ouvriers (ces cadavres ambulants, ô! puissance du caractère français, dansent pour s'étourdir), on refuse de prendre du tabac dans leur tabatière, et personne ne voudrait qu'ils en prissent dans la leur; dans beaucoup de cabarets on ne veut pas les recevoir, et ceux dans lesquels ils sont admis ne sont fréquentés que par eux; si des buveurs s'y trouvent lorsqu'ils y arrivent, ils s'en éloignent, et si par hasard on voit un homme du pays boire avec un de ces ouvriers sans le connaître, on a un mot d'ordre pour l'avertir: au plomb, et à cet avertissement, il quitte l'ouvrier qui retombe de toute sa hauteur dans l'isolement le plus complet.
Allez, lorsque vous n'aurez rien de mieux à faire, vous promener du côté de Clichy, et vous verrez rôder aux environs de la fabrique de malheureuses femmes traînant après elles des enfants maigres et rachitiques, auxquelles des hommes encore plus pâles et plus étiolés qu'elles ne le sont elles-mêmes, remettront une petite somme destinée à faire les frais de leur subsistance du lendemain; vous verrez ces malheureuses s'éloigner la mort dans le cœur, après avoir lu dans les yeux du père de leurs enfants l'annonce d'une mort prochaine.
Voilà le sort que la société réserve à ceux d'entre vous qui, pressés par le désir de redevenir d'honnêtes gens, iraient chercher des moyens d'existence à la fabrique de blanc de céruse de Clichy.
—Ah ben! y n'y a pas de presse, dit Charles la belle Cravate; mais comment donc qui s'fait qu'on souffre qu'il existe des établissements ousque des hommes vont s'empoisonner à raison de deux francs par jour.
—C'est qu'il faut à l'industrie des couleurs fines et qui durent longtemps, reprit le grand Louis, et qu'on tient plus à ça qu'à l'existence d'un tas d'ferlampiers comme nous autres.
—Richard vous disait tout à l'heure, reprit Cadet-Filoux, que pour supporter pendant six mois la vie à la fabrique de blanc de céruse, il fallait être un hercule; les hercules sont rares mais il y en a, et Etienne Lardenois en était un. Je le rencontrai par hasard un jour que j'allais faire une petite promenade matinale dans la campagne, ce fut lui qui m'aborda, car je ne l'avais pas reconnu le pauvre garçon. La plus effrayante pâleur avait remplacé les belles couleurs de son visage, ses yeux, dont le blanc était sillonné de petits filets sanguinolents, étaient mornes et ternes, et c'est à peine s'ils pouvaient supporter l'éclat du grand jour; ses cheveux étaient presque tous tombés, ses lèvres avaient pris cette couleur violacée qui rappelle les marbrures que l'on remarque sur les cadavres qui sont restés longtemps dans l'eau, il n'avait plus de dents, il était maigre et il était plus courbé à trente ans que je ne le suis à quatre-vingt-quatre.
—Eh bien! birbe[425]. me dit-il d'une voix presque éteinte, vous ne me reconnobrez[426] donc pas?
—Ma foi, lui répondis-je, tu es si changé que si tu ne m'avais pas dit ton nom, je ne me serais pas douté que c'était toi. Il faut changer de métier, mon garçon.
—Il est trop tard, Vioque[427], il est trop tard! mon compte est réglé... J'en ai encore pour un mois, ça fera six que j'aurai duré; c'est beaucoup. J'ai eu du bonheur. Allons, venez casser un grain de raisin[428]. Nous entrâmes chez le malzingue[429] le plus voisin, et tout en vidant une rouillarde[430], qu'il voulut absolument payer, il me raconta ce qui lui était arrivé. Le pauvre garçon n'en voulait pas à celui qui lui avait fait perdre son état; il me dit seulement en me quittant que Dieu le punirait tôt ou tard. Probablement qu'il croyait aux loffitudes[431] de la religion depuis qu'il voyait la carline[432] de si près.
—Il n'avait pas déjà si tort de croire au mec des mecs[433], dit Cadet-l'Artésien; car après tout, il y en a un de mec des mecs. Ce n'est ni vous ni moi qui avons créé tout ce qui nous entoure, et il est plus que probable que nous n'avons pas été jetés sur la terre pour vivre comme des tambours[434].
—En v'la un de bigoteur[435], qui a le taffetas[436] d'aller en glier[437] où le Raboin[438] le retournera pour le faire riffauder[439]. Parce qu'il est près de conir[440]. Il veut faire le bon apôtre, dit Coco-Lardouche, de sa voix caverneuse et saccadée.
—J'ai fait tout mon possible, mes enfants, pour vous prouver que les circonstances faisaient autant plus de grinches que la volonté des hommes qui exercent la profession; et d'après ce que je vous ai dit d'Etienne Lardenois, vous avez dû voir qu'à moins de se résigner à suivre son exemple, il n'y avait guère moyen de rentrer, sur la route commune une fois qu'on s'en était écarté. Je ne puis donc que vous répéter en d'autres termes ce que je vous disais en commençant: Puisque vous êtes grinches restez grinches; mais ne donnez pas à ceux qui vous font la guerre des armes contre vous-mêmes. Au lieu de vous détester les uns les autres, que le pégriot[441] serve, sans orgueil, le pègre de la haute[442], en attendant qu'il le devienne à son tour. Paris, dit un vieux proverbe, n'a pas été bâti en un jour. Subissez sans vous plaindre les conséquences de la vie que vous menez. Il ne se livre pas de bataille qui ne coûte la vie à plus ou moins de soldats; votre liberté quelquefois même votre vie, sont les enjeux de la partie que vous jouez contre la société, partie que tôt ou tard vous devez perdre. C'est là une vérité que vous auriez tort de chercher à vous dissimuler; vous devez donc, si vous êtes raisonnables, tâcher de la faire durer le plus longtemps possible.
—Qu'il est marlou[443] le birbe[444], dit Charles la belle Cravate, c'est que c'est vrai tout de même ce qu'il nous a dit là.
Le vieux Cadet-Filoux, que les éloges de ses auditeurs, tout grossiers qu'ils étaient, paraissaient singulièrement flatter, ne se serait pas hâté de conclure, si Salvador ne s'était pas penché vers lui, et ne lui avait pas dit à voix basse de passer de suite à la péroraison de son sermon. Il ne pouvait continuer du moment que Salvador lui intimait l'ordre de se taire; car il avait intérêt à ne rien faire qui pût déplaire à celui-ci, qui lui glissait souvent dans la main quelques pièces d'or qui, avec ce que lui donnait la mère Sans-Refus, qui se serait fait un scrupule de laisser dans la misère un ancien camarade d'affaires de l'auteur de ses jours, et la petite rente qu'il possédait, l'aidaient à passer doucement sa vie.
—Pour qu'elle dure, cette partie, il faut, continua-t-il, après avoir adressé à Salvador un regard qui indiqua qu'il était arrivé à conclusion de son discours, que le camarade en liberté n'abandonne pas le camarade dans la peine; il faut aussi qu'il ne vienne jamais à ce dernier la pensée d'améliorer sa position aux dépens de ses camarades en liberté; il faut en un mot que vous vous donniez tous la main et que vous vous aimiez comme des frères; c'est ce que je vous souhaite, et je vous donne ma bénédiction. Amen.
—Bravo! bravo! s'écrièrent tous les bandits en empoignant les petits pères noirs placés devant eux. A la santé du birbe[445].
Les têtes étaient déjà passablement échauffées lorsque les fioles de parfait-amour, de cent-sept ans et de cognac, que depuis quelques instants les convives de la mère Sans-Refus lorgnaient du coin de l'œil, furent apportées sur la table.
Les liqueurs venaient d'achever ce que le vin bleu avait si bien commencé, lorsque la mère Sans-Refus voulant laisser à ses convives toute la liberté possible, et craignant sans doute que la présence d'une personne du sexe ne leur imposât une réserve incommode fit comme les dames anglaises, qui quittent la table afin de laisser à leurs maris la faculté de se griser à leur aise aussitôt que l'on a enlevé le dessert.
Les trois vieillards, Cadet-Filoux, Cadet-l'Artésien et Coco-Lardouche, auxquels leur grand âge imposait une sobriété et des habitudes d'ordre que n'étaient pas forcés d'observer les autres individus de la compagnie, suivirent l'exemple de la maîtresse du lieu.
La mère Sans-Refus, avant de quitter ses convives, leur adressa une grimace qu'ils voulurent prendre pour un sourire, et leur recommanda de bien s'amuser et de ne pas ménager son vin, dont il restait encore trois pièces dans un des coins du caveau.
—Non! qu'on ne le ménagera pas ton picton[446], avait dit Délicat à ses deux acolytes lorsque la mère Sans-Refus s'était retirée. Avez-vous rembroqué la bonique[447]? c'est pis que l'étalage d'un orphelin[448], et dire que tout ça c'est nos sueurs, c'est not' sang! Qué mal qu'il y aurait à lui pesciller d'esbrouffe[449], tout ce qu'elle nous a esgaré[450] la vieille attriqueuse[451]?
Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le Mauvais gueux occupaient, à table, l'extrémité opposée à celle où se trouvaient Salvador, Roman et le vicomte de Lussan.
Vernier les Bas bleus, qui en entrant s'était placé au centre de la table, entre Cornet tape dur et Cadet-Vincent, venait sans affectation de quitter sa place et de s'approcher de Roman qui lui avait fait signe de venir lui parler.
Les trois amis n'avaient pas mis encore Vernier les Bas bleus dans la confidence de leur projet; il fallait cependant qu'ils sussent s'ils pouvaient compter sur lui.
—Ecoute, lui dit Roman qui s'était chargé de la négociation; tu as deviné sans doute que nous avions Rupin, Richard et moi, le plus grand intérêt à ce que le secret découvert par Coco-Desbraises et Délicat, secret qu'ils ont déjà fait connaître à Rolet le Mauvais gueux, ne soit plus connu de personne?
—Pardine!
—Et crois-tu qu'il y ait plusieurs moyens de forcer ces hommes à se taire?
—Je n'en connais qu'un; et si vous voulez l'employer, vous pouvez compter sur moi, dit Vernier les Bas bleus, en adressant à Roman un regard significatif. Je n'ai pas oublié qu'ils ont voulu me buter[452].
—Voyons, dit le vicomte de Lussan, ils sont ici quatorze: si le combat s'engage, quels sont ceux qui seront contre nous, et quels sont ceux qui resteront neutres?
—Vous aurez contre vous, outre les trois en question, le grand Louis et Charles la belle Cravate, et peut-être un ou deux autres; Robert, Cadet-Vincent et les autres ne se mêleront de rien.
—Eh! mais la partie est beaucoup plus belle que je ne le pensais, reprit le vicomte de Lussan; il ne s'agit plus que de l'engager.
—Ça ne sera pas difficile, reprit Vernier les Bas bleus, si vous voulez me laisser faire.
—Tu as carte blanche, mon cher, lui répondit Roman, qui dit à ses deux amis, lorsque Vernier les eut quittés pour aller se placer près de Délicat et de ses deux acolytes: cet homme pourrait bien, pendant les trois jours qu'il vient de passer avec ces individus, avoir appris beaucoup trop de choses. Lorsqu'il nous aura aidé à nous débarrasser de ceux-ci, nous lui réglerons son compte.
—Encore! dit Salvador.
—Messire Roman a parfaitement raison, dit le vicomte de Lussan.
Tandis que les rupins, si l'on veut bien nous permettre de conserver à ces trois personnages le nom qu'ils portaient dans le lieu où ils se trouvaient, échangeaient à voix basse les quelques paroles qui précèdent, Vernier, de son côté, ne perdait pas son temps près de Délicat et de ses deux amis.
—Je viens de causer avec les rupins, leur dit-il.
—Eh bien! qué qui t'ont dit? dit Délicat, le visage allumé par le vin et la colère.
—Qu'ils se moquaient de toi et de tes amis, répondit Vernier les Bas bleus.
—Ah! ils ont dit ça, repartit Coco-Desbraises, y leur-z-y en cuira.
—Faut les buter[453], ajouta Rolet le Mauvais gueux.
—Au fait, c'est votre faute, reprit Vernier les Bas bleus. Après avoir reconnu qu'il était impossible d'enquiller[454] chez eux, où, dites-vous, il y a un abadis de larbins du raboin[455], vous me chargez de leur dire que s'ils ne vous coquaient pas dix tailbins d'altèque de mille balles, vous mangeriez sur leur orgue[456], et vous ne m'apprenez rien de ce que vous savez, de sorte que j'ai en l'air d'un sinve[457].
—Eh bien! dis donc, les Bas bleus, repartit Coco-Desbraises, j'ai dans la sorbonne[458] que t'es pas si sinve que t'en as l'air, et que ce n'est pas sans intention que tu nous trimballes à la cambrouze[459] depuis trois luisants[460], m'est avis que tu es de mèche[461] avec les rupins pour nous emblêmer[462].
—Si je savais ça, ajouta Délicat en tirant de la poche de sa redingote un long couteau-poignard, si je savais ça, j'te fourrerais mon lingre[463] dans le palpitant[464] jusqu'au manche.
Délicat avait élevé la voix pour prononcer ces mots; ses yeux, qui sortaient de leur orbite, lançaient des éclairs et des commissures de ses lèvres sortaient de légers flocons d'écume.
—Qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qu'il y a? s'écrièrent à la fois tous les bandits.
Vernier les Bas bleus s'était promptement reculé en arrière, lorsqu'il avait vu Délicat s'armer de son couteau-poignard.
—Il y a, dit-il en désignant Délicat, que ce méchant gamin veut me buter[465], parce que je ne veux pas l'aider à escarper[466] les rupins.
—Ah! tu nous trahissais, lézard[467]! s'écria Coco-Desbraises; eh bien! tu ne sauras rien, et nous allons te refroidir[468].
—Il paraît que Vernier ne sait rien, dit Salvador à Roman.
—Coco-Desbraises vient sans s'en douter de lui sauver la vie, répondit celui-ci. Eh bien! vicomte, je crois qu'il est temps d'ouvrir le bal; êtes-vous prêt?
—Tout prêt, my dear, répondit le vicomte de Lussan en se levant avec beaucoup de sang-froid. Par lequel voulez-vous que je commence?
—Un instant, dit Salvador, puisqu'ils n'ont pas d'armes à feu, il faut nous laisser attaquer.
Vernier les Bas bleus, profitant du tumulte, s'était rapproché des rupins; Délicat pérorait au milieu d'un groupe composé de ses deux intimes, du grand Louis, de Charles la belle Cravate et de quelques autres, et vomissait à haute voix les plus sales injures contre Salvador et ses amis.
—Voulez-vous rengracier[469], dit enfin Salvador d'une voix de tonnerre, il y a assez longtemps que cela dure et si vous ne cessez à l'instant, vous allez me forcer de vous corriger tous.
—Qu'est-ce que c'est? nous corriger, s'écria Rolet le Mauvais gueux, et presque tous les bandits, s'avancèrent contre les rupins. Robert, Cadet-Vincent, Cornet tape dur, et quelques autres, prévoyant une lutte à laquelle ils ne voulaient pas prendre part, se hâtèrent de se hisser sur les dernières marches de l'échelle de meunier, d'où ils pouvaient être spectateurs de ce qui allait se passer, sans craindre d'attraper quelques horions.
Les rupins et Vernier les Bas bleus se placèrent le long du mur, afin d'éviter d'être cernés.
—Arma presto, subito! dit Roman; puis ils mirent tous la main aux pistolets de combat, dont ils avaient eu soin de se munir. Il leur fallait triompher de neuf coquins résolus, que le vin et l'eau-de-vie qu'ils venaient de boire, avaient transformés en autant de bêtes féroces.
—Butons[470] les rupins d'abord, criaient Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le Mauvais gueux; butons-les, nous refroidirons[471] après la fourgate[472], et nous rapioterons[473] partout; il y a gras[474] dans la taule[475].
—A bas les lingres[476], tas de ferlampiers[477], cria Salvador, d'une voix qui parvint à dominer le tumulte: à bas les lingres, on je vous riffaude[478].
—A mort les rupins! à mort!... Et les bandits armés tous de longs couteaux-poignards, et semblables à un torrent qui vient de rompre ses digues, se ruèrent avec fureur contre le petit groupe de leurs ennemis; Vernier les Bas bleus, fut atteint le premier d'un coup de couteau au bras gauche.
—Ah! c'est comme cela, dit le vicomte de Lussan, en voyant couler le sang de Vernier; c'est bien: et déchargeant presqu'à brûle pourpoint un de ses pistolets sur Rolet le Mauvais gueux qui avait porté le coup, il fracassa le crâne du misérable, dont la cervelle alla se plaquer sur les murs du caveau.
Deux des bandits épouvantés, se retirèrent en arrière, les rupins n'avaient plus devant eux que Délicat, Coco-Desbraises, le grand Louis, Charles la belle Cravate, et deux autres. A toi! marquis de malheur, s'écria Délicat en s'élançant sur Salvador avec toute l'agilité d'un chat tigre; à toi! et il lui porta en pleine poitrine un furieux coup de son couteau-poignard; malheureusement pour lui la lame glissa sur une côte, et ne fit à Salvador qu'une blessure légère.
Cette brusque attaque avait surpris Salvador, mais ne l'avait pas épouvanté; il saisit Délicat d'une main, et le tenant éloigné de lui afin de l'empêcher de renouveler sa tentative, il lui envoya deux balles dans le ventre. Délicat fit un tour sur lui-même, et tomba la face contre terre.
—Dis le secret aux autres, cria-t-il d'une voix étranglée par la douleur à Coco-Desbraises qui luttait contre Vernier les Bas bleus, tandis que Roman et le vicomte de Lussan tenaient en respect les autres bandits dont l'ardeur commençait à se ralentir; dis le secret aux autres, afin qu'ils soient forcés de les tuer tous ou de la danser...
Ce furent ses dernières paroles.
Les chaises, la table et tous les objets qui la couvraient, avaient été renversés, brisés, rompus en mille pièces; la fumée produite par la décharge des deux pistolets n'ayant pas trouvé d'issue pour s'échapper, formait un nuage épais dans le caveau, éclairé seulement par la lueur pâle et douteuse d'une chandelle dont s'était emparé Cadet-Vincent, au moment où il s'était réfugié sur l'échelle de meunier.
Les paroles prononcées par Délicat avant de rendre le dernier soupir avaient été entendues de Roman: laissant pour un moment au vicomte de Lussan et à Salvador le soin de tenir tête à ce qui restait d'assaillants; il saisit une forte barre de fer oubliée par hasard dans le caveau et qui se trouvait à sa portée, et se glissant dans l'ombre derrière Coco-Desbraises, il lui en porta sur la nuque un si furieux coup qu'il tomba sur le sol sans prononcer une parole.
—Et de trois, dit-il en brandissant au-dessus de sa tête la formidable barre de fer dont il venait de faire usage, tandis que ses amis tenaient à distance, à l'aide de leurs armes à feu, les quatre assaillants qui n'étaient pas encore hors de combat, qui en veut? demandez, faites-vous servir.
—Allons, jetez vos couteaux et rendez-vous à discrétion, dit le vicomte de Lussan, si vous ne voulez pas que j'en descende encore.
—Rendez-vous donc, crièrent ceux qui étaient sur l'échelle, vous voyez bien que vous n'êtes plus en force.
Le grand Louis et Charles la belle Cravate, voyant qu'ils n'étaient que mollement soutenus par les uns, et que les autres gardaient la plus parfaite neutralité, ne demandaient pas mieux que de faire ce qu'on leur conseillait; mais ils craignaient que les rupins ne leur fissent un mauvais parti; ceux-ci, qui n'avaient plus aucun intérêt à prolonger la lutte, puisque ceux qui connaissaient leur secret n'étaient plus, leur ayant offert de nouveau quartier, ils s'empressèrent d'accepter.
Vernier les Bas bleus était celui qui avait le plus souffert, c'était contre lui que s'étaient particulièrement acharnés ceux qui avaient perdu la vie, la blessure que lui avait faite au bras Rolet le Mauvais gueux le faisait horriblement souffrir, et Coco-Desbraises l'avait assez rudement mené dans la lutte qu'il avait soutenue contre lui; la blessure de Salvador n'était qu'une égratignure.
(A) Quelque sombres que soient les couleurs dont celui qui voudra peindre la physionomie des lieux dans lesquels on peut trouver des échantillons de la population excentrique de la capitale, charge sa palette; quelque vigoureux que soient les contours tracés par lui; quelle que soit, du reste, la puissance de son imagination, ses tableaux, s'ils ne sont copiés sur la nature, seront toujours au-dessous de la réalité: c'est qu'il existe en effet de ces choses, de ces hommes qu'il faut avoir vus pour en concevoir l'existence.
Les établissements que nous venons de citer existent réellement; mais nous n'engageons pas nos lecteurs à les visiter, car c'est suivant nous un bien triste spectacle que celui de l'humanité, lorsqu'elle a perdu la dernière trace de sa céleste origine, et c'est à peu près le seul qu'ils pourraient rencontrer dans tous ces lieux et dans beaucoup d'autres dont l'énumération seule remplirait un volume. Cependant, comme maintenant on est généralement avide de tout connaître, nous allons essayer d'en dire quelques mots.
Le grand Saint-Michel, surnommé le grand bal Chicard, rue de Bièvre, près la place Maubert, est le plus considérable de tous les établissements qui, semblables à ces plaies purulentes qui déshonorent le visage des débauchés et des ivrognes, étalent effrontément leur enseigne dans les rues de notre cité. Des chiffonniers, des marchands de chansons, des joueurs d'orgues et des marchands d'allumettes, des voleurs et de hideuses prostituées toujours prêtes à se livrer à ces misérables pour quelques verres d'eau-de-vie, ou un mauvais repas, voilà quels sont les gens que l'on rencontre habituellement au grand Saint-Michel. Mais si une belle journée a invité les bons habitants de Paris à prendre le plaisir de la promenade, levez les yeux vers cette espèce de soupente qui domine la salle principale de l'établissement dont nous parlons, et examinez un peu les individus qui s'y trouvent;—mais ils sont convenablement costumés: ce sont sans doute des gens comme il faut, qui sont venus là pour étudier les excentricités des mœurs populacières. Examinez de nouveau, et si vos yeux ne vous suffisent pas, joignez-y vos oreilles, et tâchez de saisir au passage, au milieu du brouhaha qui règne ici, quelques bribes de la conversation de ces gens si bien vêtus.—Mais, en effet, la toilette de ces hommes et celle de ces femmes, quoique riche, est d'assez mauvais goût. Ils boivent de l'eau-de-vie à pleins verres, et des refrains de chansons obscènes s'échappent de leur bouche. Quels sont donc ces gens? Eh! bon Dieu! rien autre chose que des voleurs et des prostituées, plus heureux ou plus adroits que ceux qu'ils dominent, qui viennent étaler là leurs richesses, afin d'exciter la jalousie de leurs camarades, stimuler ceux d'entre eux qui restent dans l'inaction, et respirer dans une atmosphère qu'ils aiment, en attendant qu'un revers de fortune les force à servir de spectacle à leur tour.
L'eau-de-vie ne se vend au grand Saint-Michel que quatre-vingts centimes le litre, et le vin seulement cinquante centimes; mais quel vin, et surtout quelle eau-de vie! Le vin laisse après les parois de chaque verre les traces bleuâtres de son origine; l'eau-de-vie est un mélange malfaisant d'alcool, d'acide sulfurique (oui, d'acide sulfurique!) et de caramel. Cependant les consommateurs se pressent devant l'immense comptoir d'étain où se fait le débit de ces infernales drogues, débit si considérable, que pour épargner à ses garçons de trop fréquents voyages à la cave, la directrice de l'établissement (c'est une femme qui est à la tête de cette maison), mademoiselle Victorine, a fait établir, de la cave au comptoir, tout un appareil de pompes, de réservoirs et de tuyaux, aussi compliqué qu'une machine à vapeur, de sorte que pour remplir le verre des ivrognes, auxquels on a préalablement fait payer ce qu'ils demandaient, il ne s'agit que de tourner l'un des robinets d'une fontaine intarissable.
La discorde siége en souveraine dans la salle principale du grand bal Chicard: des misérables qui ont été forcés de se promener toute la nuit, faute de posséder les deux on quatre sous nécessaires pour se procurer un grabat chez Pageot (Pageot est un logeur du faubourg du Temple, dont la maison n'est ordinairement habitée que par des forçats libérés ou en rupture de ban, voire même des assassins; c'est chez lui qu'ont été arrêtés Lacenaire, Avril et plusieurs autres), viennent passer la journée au grand Saint-Michel. Leur unique occupation est de tirer des carottes (style du lieu), ou de chercher querelle à ceux qui, plus heureux, peuvent stationner devant le comptoir, querelles suivies bientôt de luttes plus hideuses que celles des sauvages de la mer du Sud, dans lesquelles les adversaires cherchent à s'arracher les yeux de leur orbite, à se dévorer les parties saillantes du visage. Mais ne croyez pas que, pour séparer ces cannibales, on ira chercher la force armée: si la lutte est par trop sanglante, si elle se prolonge trop longtemps, les garçons de l'établissement, dont les efforts ont été impuissants, ont recours à mademoiselle Victorine, qui, sans se donner beaucoup de peine, sépare les combattants, qu'elle saisit par les flancs, et qu'elle jette sans plus de façons à la porte. Libre à eux de se reprendre dans la rue.
Malheur à ceux qui s'endorment après boire sur un des bancs crasseux du grand Saint-Michel; on profitera de leur sommeil pour les dépouiller de tout ce qu'ils possèdent; et cela au grand jour, sans plus se gêner que pour une action toute naturelle.
On fait aussi du commerce au grand bal Chicard; et quel commerce, grand Dieu! Semblables à ces oiseaux de proie qui ne cherchent leur pâture que sur les cadavres en putréfaction, des brocanteurs se tiennent constamment dans cet ignoble bouge, toujours prêts à acheter à des malheureux tourmentés d'une soif inextinguible la blouse, le gilet rond ou la chemise dont ils sont couverts; et les quelques sous reçus en échange de ces guenilles sordides sont immédiatement portés au comptoir, et c'est tout au plus si les vendeurs se réserveront dix centimes pour payer l'infâme potage dont ils se nourrissent.
Mademoiselle Victorine, la maîtresse du lieu, est, sans contredit, la plus curieuse physionomie de toutes celles qu'il est possible de rencontrer au grand Saint-Michel. Cette femme (cette créature est une partie de ce tout qui forme la plus belle moitié du genre humain) paraît parfaitement à son aise au milieu de la tourbe ignoble qui fréquente son établissement; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que cette tourbe a pour elle infiniment de respect. Hâtons-nous de dire, pour rendre hommage à la vérité, que ce n'est peut-être pas à sa personne que l'on, accorde ce respect, mais bien à la force herculéenne dont elle est douée, force dont assez souvent, ainsi que nous l'avons dit plus haut, les nécessités de sa position l'obligent à donner de nouvelles preuves; et cependant l'extérieur de cette femme n'offre rien d'extraordinaire: elle n'a pas encore atteint son sixième lustre; sa physionomie n'est pas désagréable; sa voix n'est ni rauque ni saccadée; elle sait même baisser les yeux, lorsque par hasard une personne qui ne fait pas partie de sa clientèle habituelle la regarde avec une attention trop soutenue; en un mot, elle ressemble plus à une honnête et coquette villageoise qu'à la maîtresse d'une ignoble taverne.
Par quel concours de circonstances cette femme s'est-elle trouvée placée à la tête d'un semblable établissement? comment a-t-elle fait pour accoutumer sa vue aux spectacles horripilants qu'elle a constamment sous les yeux, ses oreilles à l'effroyable harmonie des blasphèmes et des paroles obscènes, ses poumons à un air toujours imprégné de miasmes pestilentiels? C'est là un de ces mystères impénétrables, une de ces énigmes sans mot, dont Œdipe lui-même n'aurait pas trouvé la solution.
Il n'est, dit-on, si petit astre qui n'ait ses satellites; s'il en est ainsi, les astres plus considérables ne doivent pas en manquer; aussi, après le grand bal Chicard de la rue de Bièvre, vient le petit bal Chicard de la rue Saint-Jacques. Cet établissement est un diminutif de celui dont nous venons de parler: ce sont les mêmes individus que l'on y rencontre, tout aussi sales, tout aussi dépenaillés.
Si nous nous enfonçons dans le sombre dédale des vieilles rues de la Cité, nous trouverons d'abord sous la porte cochère d'une maison de la rue des Marmouzets, en face celle de la Licorne, la maison Muraille. Cette maison est le rendez-vous des ignobles prostituées qui infestent le quartier de la Cité, qui trouvent le moyen d'extorquer quelques sous aux malheureux qu'elles y rencontrent.
C'est chez le sieur Muraille que s'est passé le fait que nous allons rapporter pour donner à nos lecteurs une idée du degré d'abaissement auquel peuvent atteindre des hommes abrutis par l'abus du vin bleu et des liqueurs fortes.
Deux chiffonniers accompagnés chacun de leur fils, jeunes enfants de quatorze à quinze ans, se trouvaient dans cette maison: tous étaient ivres, les deux pères et les deux fils; cependant ils voulaient boire encore: les malheureux n'avaient pas encore atteint cette dernière période de l'ivresse, durant laquelle l'homme, transformé en une masse inerte, n'a plus même la conscience de son existence; et c'était à ce nec plus ultra de l'ivresse qu'ils voulaient arriver. Mais comment faire, quels moyens employer pour satisfaire cette envie? il ne leur restait pas un sou, ou plutôt, pour nous servir du langage assez imagé des lieux dans lesquels nous avons conduit nos lecteurs, les toiles se touchaient! mais, oh! idée lumineuse, un des deux fils était vêtu d'une blouse. Cette blouse était à peu près neuve, et le brocanteur était là. Il est vrai que cette blouse était l'unique vêtement du malheureux enfant; mais il est avec le ciel des accommodements. L'autre fils avait aussi une blouse, vieille à la vérité; mais il avait un gilet dessous. Les deux pères tinrent conseil, et il fut décidé que celui qui avait un gilet donnerait sa blouse dépenaillée à l'autre, et que le vêtement neuf serait vendu ce qui fut fait. Une fois leur gousset garni, ces misérables prirent place à une table et se firent servir un litre d'eau-de-vie: un litre pour quatre, c'est bien peu, si surtout, voulant joindre l'éloquence du geste à celle de la parole, on en renverse une partie en se démenant: c'est ce qui arriva. Pour recueillir le précieux liquide répandu sur la table, l'un des deux vieux chiffonniers se servit de son bras, et le dommage fut réparé sans grande perte.
Quelques instants après, en voulant allumer sa pipe, cet homme, qui commençait à ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes (un second litre avait été absorbé, et les deux enfants étaient déjà sous la table), laissa tomber sur sa blouse imprégnée d'alcool, l'allumette dont il venait de se servir: le feu prend à ses vêtements; effrayé, il se rapproche de son camarade, auquel il communique l'élément destructeur. Vous croyez peut-être que le propriétaire de l'établissement va porter des secours à ces misérables? quelle erreur est la vôtre! il a vraiment bien d'autres chats à fouetter; il se contente de les jeter dans la rue, et du seuil de sa porte, il les regarde en riant bêtement se rouler dans le ruisseau de la rue des Marmouzets, afin d'éteindre les flammes qui menacent de les dévorer.
En face est située la maison Auguste. C'est dans cette maison que les femmes de la maison Muraille mènent boire du vin les pauvres diables avec lesquels elles viennent de boire de l'eau-de-vie chez ce dernier. Le changement de boisson les étourdit, et, lorsqu'ils sont totalement privés de sens, elles les...
Lorsque ces femmes ne trouvent pas de chalands dans les lieux qu'elles fréquentent habituellement, elles rôdent sur les ponts et sur le quai aux Fleurs: malheur, trois fois malheur à ceux qui, séduits par les charmes équivoques de ces fallacieuses Syrènes, les accompagnent dans les sombres cabarets de la rue du Haut-Moulin; ce n'est que dépouillés de leurs plus belles plumes qu'ils sortiront du guêpier dans lequel ils se seront fourrés.
Les individus qui fréquentent habituellement tous ces lieux infâmes ne dînent que rarement et ne déjeunent jamais. Quoi qu'il en soit, des spéculateurs se sont aperçus qu'il était encore possible de gagner quelques sous en leur vendant la maigre pitance dont ils se contentent; et les sieurs André et François ont ouvert pour eux, le premier rue du Haut-Moulin, le second rue de la Tacherie, deux officines culinaires. L'hôte chez lequel Gilblas de Santillanne fit son premier repas, après sa sortie de la maison paternelle, était un Carême, comparativement à ces deux desservants de Comus. Qu'est-ce en effet, que des filets de mulets et une omelette aux craquelins, comparés aux mets fantastiques dont se nourrit la plèbe parisienne? Ecoutez: lorsque les chaleurs de l'été sont un peu plus fortes qu'à l'ordinaire, l'administration municipale fait visiter les laboratoires de MM. les charcutiers, bouchers, marchands de volailles et de poissons de Paris, et toutes les viandes qui ne paraissent pas aux examinateurs d'une fraîcheur convenable, sont saisies pour être jetées pendant la nuit dans les eaux vannes de Montfaucon et de la Petite-Villette. Eh bien! malgré toutes les précautions de la police, ces viandes sont repêchées, et c'est de ces ignobles aliments (nous aimons cependant à croire que l'on veut bien prendre la peine de les laver) que se nourrissent des misérables qui se sont abreuvés toute la journée de cette eau-de-vie dont nous avons indiqué la composition. Et que l'on ne nous accuse pas de nous servir de couleurs trop sombres, ce que nous venons de dire est vrai, trop vrai malheureusement; oui, nous avons vu des hommes se repaître d'aliments qu'au même instant des chiens ont refusé; et cela dans la capitale du monde civilisé à quelques pas de distance du Louvre, de la préfecture de la Seine et de la préfecture de police!
Le Drapeau tricolore et le Cassis sont principalement fréquentés par des mendiants, des marchandes à éventaire de la place Maubert, des marchandes de cartons et des prostituées. Après avoir visité ces deux établissements, il faut s'arrêter quelques instants rue des Noyers, chez Sifflet, distillateur, avant d'arriver chez Paul Niquet.
Le nom de Paul Niquet est un nom célèbre parmi les plus célèbres; aussi nous avons en à Paris le grand et le petit Paul Niquet. Dans plusieurs villes des départements, à Alger même, on a fondé des établissements sous le patronage du nom de Paul Niquet; mais l'ancien, le véritable Paul Niquet est celui de la rue aux Fers; c'est aussi celui dont nous allons dire quelques mots.
Cet établissement est actuellement tenu par le sieur Feillieux. Paul Niquet, à ce qu'on assure, est maintenant un riche bourgeois, aimé et considéré dans le quartier qu'il habite, à cheval sur la morale, et qui ne peut souffrir les ivrognes. L'ingrat! il a donc oublié que s'il est aujourd'hui quelque chose, c'est aux ivrognes qu'il doit en rendre grâce. Quoi qu'il en soit, la maison Paul Niquet a conservé sa physionomie primitive. Une lanterne placée au-dessus de la baie d'une étroite et longue allée indique aux passants l'entrée de cet établissement; vous croyez peut-être que cette allée va vous conduire dans une salle aérée en été, convenablement chauffée en hiver: erreur, profonde erreur; le comptoir, garni d'un appareil semblable à celui du grand Saint-Michel, est tout simplement placé dans l'un des angles d'une petite cour que l'on a couverte d'un châssis vitré. Il n'y a ni tables ni bancs chez le successeur de Paul Niquet; il faut que les ivrognes y boivent debout devant le comptoir. Il est inutile d'ajouter que l'eau-de-vie et les liqueurs qu'on y consomme ne sont pas d'une qualité supérieure à celles des établissements du même genre.
A partir de dix heures du soir, des hommes et des femmes sans asile, voleurs et voleuses, mais voleurs et voleuses de bas étage, des ouvriers débauchés, des souteneurs de filles et d'ignobles prostituées, auxquels viennent se mêler un peu plus tard quelques honnêtes habitants des campagnes qui avoisinent Paris, se réunissent chez le successeur de Paul Niquet. Ceux qui ont quelques sous boivent incontinent, ceux dont les poches sont vides, semblables à ces hérons qui, perchés sur leurs longues pattes, attendent sur le bord d'une rivière qu'ils puissent happer un petit poisson au passage, attendent, le dos appuyé contre la muraille qui fait face au comptoir, la venue de quelqu'un qui leur procure les moyens de se rafraîchir. C'est ce qui ne manque pas d'arriver; la maison Paul Niquet, étant la plus connue de toutes celles du même genre qui existent à Paris, est accidentellement fréquentée par tous les étrangers qui veulent connaître les mœurs de la populace parisienne, par ceux des habitants de Paris qui, à la suite d'un souper qui s'est terminé tard, ou plutôt de bonne heure, veulent passer à flâner le reste de la nuit, et par MM. les étudiants en droit et en médecine de première année, charmés à ce qu'il paraît de pouvoir passer là quelques heures en mauvaise compagnie. Les pauvres diables dont nous venons de parler se glissent parmi ces hôtes aristocrates de la maison Paul Niquet, auxquels ils servent de bénévoles Cicerones; ils leur racontent les chroniques du lieu et l'histoire des habitués les plus remarquables; enfin ils font tant et si bien qu'ils attrapent un verre d'eau-de-vie à celui-ci, une pipe de tabac à celui-là, une pièce de deux sous à cet autre, tant et si bien enfin que lorsque le jour arrive, ils sont, oh! félicité suprême! aussi gris, si ce n'est plus, que leurs camarades mieux argentés.
L'arrivée des garçons tailleurs, chez le successeur de Paul Niquet, est saluée par des cris de joie et des acclamations amicales; et vraiment il y a bien de quoi; toute la société va pouvoir se rafraîchir sans qu'il lui en coûte rien. Ces messieurs qui sont arrivés vers minuit en hurlant des refrains de chansons patriotiques, feront servir, après avoir compté le nombre des personnes qui se trouvent devant le comptoir, autant de petits verres de liqueurs qu'ils auront trouvé d'individus; puis ils choqueront leurs verres contre celui des vagabonds et des filous qu'ils se font un plaisir de régaler. Si par hasard quelques-uns de ces derniers ont été oubliés, ils s'approchent de messieurs les tailleurs qu'ils traitent de citoyens, et de suite ils sont admis à prendre leur part de cette bienheureuse rosée de petits verres, rosée cent fois plus précieuse à leurs yeux que ne l'était à ceux des Hébreux celle de la manne du désert!
Le lecteur sait sans doute que les garçons tailleurs sont pour la plupart de très-farouches républicains: pourquoi sont-ils républicains? ils n'en savent rien. Le fait est qu'ils le sont; et c'est chez le successeur de Paul Niquet qu'ils viennent faire de la propagande; c'est parmi la tourbe infâme dont nous avons énuméré les éléments, qu'ils viennent recruter les soutiens futurs de l'édifice républicain; hélas! hélas! pardonnez leur faute, grand Dieu, ils ne savent ce qu'ils font.
Lorsqu'un homme d'honnête apparence, mais dont le cerveau paraît un peu échauffé, arrive seul dans cet Eldorado de la crapule parisienne, et que, pour payer ce qu'il vient de se faire servir, il jette sur le comptoir une pièce de cinq ou de deux francs, les petits verres arrivent pour une bonne partie de la galerie, sans qu'il ait besoin de les commander; des officieux le feront pour lui, car les garçons ne peuvent s'en prendre qu'à celui qui possède; où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Ce vieux proverbe reçoit tous les jours, ou plutôt tous les soirs, chez le successeur de Paul Niquet, de nombreuses applications.
On a disposé pour les gens comme il faut, qui veulent passer chez le successeur de Paul Niquet une partie de la nuit, une petite salle assez propre, à laquelle on n'arrive qu'en traversant le comptoir, et de laquelle on peut tout voir sans être vu. Le droit d'entrer dans cette salle se paye assez cher: il est vrai qu'une fois qu'on y est, on ne court pas le risque d'avoir maille à partir avec la police, tandis que ceux qui restent debout devant le comptoir peuvent à chaque instant être arrêtés par les rondes de nuit; mais comme les heures du passage de ces rondes sont à peu près connues, sitôt qu'elles sonnent toute cette population nocturne se disperse comme une volée de perdrix au coup de fusil du chasseur.
Et maintenant que nous nous sommes sauvés de chez Paul Niquet, afin d'éviter d'être pris par la patrouille grise, entrons, s'il vous plaît, chez Charles Chantôme, rue Aubry-le-Boucher: quel lieu infect, et quelles ignobles physionomies! D'où sortent, bon Dieu! ces hommes dépenaillés, au teint couleur de cendre, au regard sinistre; ces femmes qui de leur sexe n'ont conservé que l'habit, qui hurlent des refrains obscènes, qui se disputent et se battent, qui fument et qui boivent de l'eau-de-vie? Est-ce qu'il y a eu dans la vie de tous ces gens-là des jours d'innocence et de pureté? Nous ne le croyons pas; il faut qu'ils soient nés dans l'atmosphère où nous les rencontrons, puisqu'ils y respirent et qu'ils y paraissent très à leur aise. Mais quels sont ces hommes? des malheureux; oh! non; la misère honnête, quelque affreuse qu'elle soit, n'a pas cet aspect sordide et repoussant: c'est le vice et non pas la pauvreté qui a imprimé son cachet sur le front de ces hommes et de ces femmes. En effet, la maison Charles Chantôme est l'égout dans lequel toutes celles dont nous venons de parler déversent le trop plein de leur population de voleurs et d'assassins.
Nos lecteurs doivent être fatigués de la promenade assez longue qu'ils viennent de faire dans toutes ces sentines impures: hâtons-nous donc de terminer; mais avant, qu'ils nous permettent de leur adresser quelques questions, dont la solution, nous l'avouons en toute humilité, a jusqu'ici échappé à notre perspicacité et auxquelles sans doute ils ne pourront répondre d'une manière satisfaisante.
Pourquoi l'administration municipale tolère-t-elle l'existence d'établissements semblables à ceux dont nous venons de parler? établissements qui doivent donner aux étrangers qui visitent notre capitale une bien triste idée de nos mœurs, et qui ne sont en réalité que des écoles de rapine et de débauche, ouvertes à tous venants.
Mais est-il possible de fermer ces établissements sans blesser la liberté du commerce? Nous concevons parfaitement que le gouvernement couvre de sa protection, qu'il accorde toutes les garanties imaginables au plus petit, aussi bien qu'au plus grand commerce; mais faut-il donner le nom de commerce à l'industrie de ces individus, pourvoyeurs patentés des bagnes et de l'échafaud (et que l'on ne trouve pas cette expression trop forte; plus d'un crime, dont les auteurs, à l'heure qu'il est, subissent les conséquences, a été inspiré par le vin du grand bal Chicard, ou l'eau-de-vie de Charles Chantôme), qui vendent aux misérables enfants perdus de notre civilisation les infernales drogues qui abâtardissent les générations, les abrutissent et les rendent capables de commettre tous les crimes? Et puis d'ailleurs, nous n'exigeons pas absolument qu'on ferme ces maisons; nous savons bien qu'il faut à la police des viviers bien poissonneux, dans lesquels elle puisse de temps à autre jeter ses filets; nous savons aussi qu'il n'est corps si sain, et Dieu sait si celui de notre vieille société n'est pas tant soit peu malade; nous savons, disons-nous, qu'il n'est corps si sain auquel il ne faille de temps à autre poser des exutoires. Laissons donc, si nous ne pouvons faire autrement, subsister toutes ces maisons; mais, pour Dieu, qu'elles soient surveillées avec plus de soin qu'elles ne le sont? Pourquoi, par exemple, ne seraient-elles pas considérées du même œil que les maisons de prostitution, de sorte qu'il serait permis de les fermer instantanément lorsqu'elles paraîtraient trop dangereuses? Ne pourrait-on pas enfin leur enlever la faculté de débiter les liquides pernicieux dont les mauvais effets sont incalculables?
(B) Le vol à la tire est très-ancien et a été exercé par de très-nobles personnages; c'est sans doute pour cela que les tireurs se regardent comme faisant partie de l'aristocratie des voleurs et comme membres de la haute pègre, qualités que personne au reste ne songe à leur contester.
Le Pont-Neuf était autrefois le rendez-vous des tireurs de laine et des coupeurs de la bourse qu'à cette époque les habitants de Paris portaient suspendue à la ceinture de cuir qui entourait leur corps. Ces messieurs, qui alors étaient nommés Mions de Boulles, ont compté dans leurs rangs, le frère du roi Louis XIII, Gaston d'Orléans, le poète Villon, le chevalier de Rieux, le comte de Rochefort, le comte d'Harcourt et plusieurs gentilshommes de premières familles de la cour, ils exerçaient leur industrie à la face du soleil et sous les yeux du guet qui ne pouvait rien y faire, c'était le bon temps! Mais maintenant les grands seigneurs qui peuvent puiser à leur aise dans la caisse des fonds secrets, ce qui est moins chanceux et surtout plus productif que de voler quelques manteaux râpés ou quelques bourses étiques ont laissé le métier aux manants.
Les tireurs sont toujours bien vêtus, quoique par nécessité ils ne portent jamais de cannes, ni de gants à la main droite; ils cherchent à imiter les manières et le langage des hommes de bonne compagnie, ce à quoi quelques-uns d'entre eux réussissent parfaitement. Les tireurs, lorsqu'ils travaillent, sont trois ou quelquefois même quatre ensemble, ils fréquentent les bals, concerts, spectacles, enfin tous les lieux où ils espèrent rencontrer la foule. Au spectacle leur poste de prédilection est le bureau des cannes parce qu'au moment de la sortie il y a toujours là grande affluence, ils ont des relations avec presque tous les escamoteurs et chanteurs des rues qui participent aux bénéfices de la tire. Rien n'est plus facile que de reconnaître un tireur, il ne peut rester en place, il va et vient, il laisse aller ses mains à l'aventure mais de manière cependant à ce qu'elles frappent sur les poches on le gousset dont il veut approximativement connaître le contenu. S'il suppose qu'il vaille la peine d'être volé, deux compères que le tireur nomme ses nonnes, ou nonneurs se mettent chacun à leur poste, c'est-à-dire près de la personne qui doit être dévalisée, ils la poussent, la serrent jusqu'à ce que l'opérateur ait achevé son entreprise. L'objet volé passe entre les mains d'un troisième affidé, le coqueur, qui s'éloigne le plus vite possible, mais, cependant sans affectation.
Il y a parmi les tireurs des prestidigitateurs assez habiles pour en remontrer au célèbre Philippe lui-même, et les grands hommes de la catégorie sont doués d'un sang-froid vraiment remarquable et qui ne se dément jamais.
Méfiez-vous, lecteurs, de ces individus qui lorsque tout le monde sort de l'église ou du spectacle, cherchent à y entrer; tordez le gousset de votre montre, n'ayez jamais de bourse, une bourse est le meuble le plus inutile qu'il soit possible d'imaginer, on peut perdre sa bourse et par contre-coup tout ce qu'elle contient, si au contraire vos poches sont bonnes, vous ne perdrez rien et dans tous les cas la chute d'une pièce de monnaie peut vous avertir du danger que courent ses compagnes. Ne mettez rien dans les poches de votre gilet; que votre tabatière, que votre portefeuille soient dans une poche fermée par un bouton; que votre foulard soit dans votre chapeau et marchez sans craindre les tireurs.
(C) Presque tous les careurs sont des Bohémiens, des Italiens ou des Juifs, hommes ou femmes, ils se présentent dans un magasin achalandé, et après avoir acheté ils donnent en payement une pièce de monnaie dont la valeur excède de beaucoup celle de l'objet dont ils ont fait l'acquisition; tout en examinant la monnaie qui leur a été rendue, ils remarquent une ou deux pièces qui ne sont pas semblables aux autres, les anciennes pièces de vingt-quatre sous, les écus de six francs à la vache ou au double W, les pièces de cinq francs d'Italie, de Sardaigne, etc., sont celles qu'ils remarquent le plus habituellement parce que l'on croit assez généralement qu'il y a dans ces pièces de monnaie une certaine quantité d'or, et que cette croyance doit donner à la proposition qu'ils ont l'intention de faire une certaine valeur: «Si vous aviez beaucoup de pièces semblables à celles-ci, nous vous les prendrions en vous donnant un bénéfice, disent-ils.» Le marchand séduit par l'appât du gain se met à chercher dans son comptoir et quelquefois même dans les sacs de sa réserve des pièces telles que le careur en désire, et si pour accélérer la recherche, le marchand lui permet l'accès de son comptoir, il peut être assuré qu'il y puisera avec une dextérité vraiment remarquable.
Les careurs ont dans leur sac plusieurs ruses dont ils se servent alternativement, mais un échange est le fondement de toutes, au reste il est très-facile de reconnaître les careurs, tandis qu'on ouvre le comptoir, ils y plongent la main comme pour aider au triage et indiquer les pièces qu'ils désirent, si par hasard le marchand a besoin d'aller dans son arrière-boutique pour leur rendre sur une pièce d'or, ils le suivent et il n'est sorte de ruses qu'ils n'emploient pour parvenir à mettre la main dans le sac.
Que les marchands se persuadent bien que les anciennes pièces de vingt-quatre sous, les écus de six francs à la vache ou au double W, ainsi que les monnaies étrangères, n'ont point une valeur exceptionnelle, qu'ils aient l'œil continuellement ouvert sur les inconnus hommes, femmes ou enfants qui viendraient sous quel prétexte que ce soit, leur proposer un échange et ils seront à l'abri de la ruse des plus adroits careurs.
Il y a parmi les careurs, comme parmi tous les autres voleurs, des nourrisseurs d'affaires, ces derniers pour gagner la confiance de celui qu'ils veulent dépouiller, lui achètent jusqu'à ce que le moment opportun soit arrivé, des pièces cinq ou six sous au-dessus de leur valeur réelle.
Les Romanichels citent parmi les célébrités de leur corporation, deux careuses célèbres, la Duchesse et la mère Caron, avant d'exercer ce métier, ces femmes servaient d'éclaireurs à la bande du fameux Sallambier, chauffeur du Nord, exécuté à Bruges avec trente de ses complices.
(D) Vol à l'intérieur et à l'étalage des boutiques.
(E) Ainsi que nous l'avons déjà dit: Le chanteur est un voleur qui fait contribuer un individu en le menaçant de mettre le public ou l'autorité dans la confidence de sa turpitude. Si quelquefois de très-braves gens n'étaient pas les victimes des chanteurs, on pourrait sans qu'il en résultât un grand mal, laisser ces derniers exercer paisiblement leur industrie, car ceux qu'il exploitent ne valent guère plus qu'eux; ce sont des ces hommes que les lois du moyen âge, lois impitoyables, il est vrai, condamnaient au dernier supplice de ces hommes dont toutes les actions, toutes les pensées sont un outrage aux lois imprescriptibles de la nature; de ces hommes enfin que l'on est forcé de regarder comme des anomalies, si l'on ne veut pas concevoir une bien triste idée de la pauvre humanité.
Les chanteurs ont à leur disposition de jeunes garçons doués d'une jolie physionomie qui s'en vont tourner autour de tel financier, de tel noble personnage et même de tel magistrat, qui ne se rappelle de ses études classiques, que les odes d'Anacréon à Bathylle et les passages des Bucoliques de Virgile adressés à Alexis, si le pantre mord à l'hameçon, le Jésus le mène dans un lieu propice et lorsque le délit est bien constaté, quelquefois même lorsqu'il a déjà reçu un commencement d'exécution arrive un agent de police d'une taille et d'une corpulence respectable: «Ah! je vous y prends, dit-il; suivez-moi chez le commissaire de police.» Le Jésus pleure, le pécheur supplie: larmes, prières sont inutiles. Le pécheur offre de l'argent, le faux agent de police n'est pas incorruptible, tout s'arrange moyennant finance et il n'est plus question de procès-verbal.
Ce n'est pas toujours de cette manière que procèdent les chanteurs, c'est quelquefois le frère ou le père supposé du jeune homme qui joue le rôle de l'agent de police, cette dernière manière de procéder qui entraîne en cas de malheur une pénalité moins forte, puisqu'au délit principal ne se joint pas celui d'usurpation de fonctions, est même la plus usitée.
Beaucoup de gens bien certains qu'ils avaient à faire à des fripons, ont cependant financé; s'ils s'étaient plaint, les chanteurs il est vrai, auraient été punis, mais la turpitude des plaignants aurait été connue, ils se turent et firent bien.
Une petite maison de l'allée des Veuves, voisine du bal Mabille, est habitée depuis plusieurs années par le nommé S... dit L..., qui exerce depuis très-longtemps à Paris le métier de chanteur, sans que jamais la police ait trouvé l'occasion de lui chercher noise, ses confrères, admirateurs enthousiastes de son audace et de son adresse, l'ont surnommé le Sophano des chanteurs.
(F) Le mot charriage dans le langage des voleurs est un terme générique qui signifie voler un individu en le mystifiant, les charrieurs sont donc en même temps voleurs et mystificateurs, et presque toujours ils spéculent sur la bonhomie d'un fripon qui n'exerce le métier que par occasion; ils vont habituellement deux de compagnie, l'un se nomme l'Américain, et l'autre le Jardinier. Le Jardinier aborde le premier individu dont l'extérieur n'annonce pas une très-vaste conception, et il sait trouver le moyen de lier conversation avec lui; tout a coup ils sont abordés par un quidam richement vêtu qui s'exprime difficilement et qui désire être conduit, soit au Jardin du Roi, soit au Palais-Royal, soit à la plaine de Grenelle, pour y voir le petite foussillement bien choli, mais toujours à un lieu très-éloigné de l'endroit où on se trouve, il offre en échange de ce léger service une pièce d'or, quelquefois même deux, il s'est adressé au Jardinier et celui-ci dit à la dupe: «Puisque nous sommes ensemble nous partagerons cette bonne aubaine, conduisons cet étranger où il désire aller, cela nous promènera.» On ne gagne pas tous les jours dix ou vingt francs en se promenant, aussi la dupe se garde bien de refuser la proposition, les voilà donc partis tous les trois pour leur destination.
L'étranger est communicatif. Il raconte son histoire à ses compagnons; il n'est que depuis peu de jours à Paris, il était au service d'un riche étranger qui est mort en arrivant en France et qui lui a laissé beaucoup de pièces jaunes qui n'ont pas cours à Paris, et qu'il voudrait bien changer contre des pièces blanches, il donnerait volontiers une des siennes pour trois et même deux de celles qu'il désire.
La dupe trouve l'affaire excellente, il y a cent pour cent à gagner à un pareil marché; il s'entend avec le Jardinier et il est convenu qu'ils duperont l'Américain. «Mais dit le Jardinier, les pièces d'or ne sont peut-être pas bonnes. Il faut aller les faire estimer.» Ils font comprendre cette nécessité à l'étranger qui leur confie une pièce sans hésiter, et ils vont ensemble chez un changeur qui leur rend quatre pièces de cinq francs en échange d'une de vingt, ils en remettent trois à l'Américain qui paraît parfaitement content, et ils en partagent une; les bons comptes font les bons amis, l'affaire est presque conclue l'Américain étale ses rouleaux d'or, qu'il met successivement dans un petit sac fermé par un cadenas.
—Vous âvre fait estimer mon bièce d'or, dit-il alors, moi fouloir aussi savoir si fotre archent il être pon.
—Rien de plus juste répond le Jardinier.
L'Américain ramasse toutes les pièces de cinq francs du pantre, et sort accompagné du Jardinier, soi-disant pour aller les faire estimer. Il va sans dire qu'il a laissé en garantie le petit sac qui contient ses rouleaux d'or.
Le pantre est tout à fait tranquille; il attend paisiblement dans la salle du marchand de vin, chez lequel il s'est laissé entraîner qu'il plaise à ses deux compagnons de revenir; il attend une demi-heure, puis une heure, puis deux, puis les soupçons commencent à lui venir, il ouvre enfin le sac dans lequel, au lieu de pièces d'or, il ne trouve que des rouleaux de monnaie de billon.
(G) Les cambriolleurs travaillent rarement seuls; lorsqu'ils préméditent un coup, ils s'introduisent trois ou quatre dans une maison, et montent successivement à tous les étages; l'un d'eux frappe aux portes, si personne ne répond c'est bon signe et l'on se dispose à opérer aussitôt, pour se mettre en garde contre toute surprise, pendant que l'un des associés fait sauter la gâche ou jouer le rossignol, un autre va se poster a l'étage supérieur et un troisième à l'étage au-dessous.
Lorsque l'affaire est donnée ou nourrie, un des voleurs se charge de filer (suivre) la personne qui doit être volée, dans la crainte qu'un oubli ne la force à revenir au logis, s'il en est ainsi, celui qui est chargé de cette mission, la devance et vient prévenir ses camarades, qui peuvent alors s'évader avant le retour du mezières (du bourgeois).
Si tandis que les cambriolleurs travaillent quelqu'un monte ou descend, et qu'il désire savoir ce que font dans l'escalier ces individus qu'il ne connaît pas, on lui demande un nom en l'air, une blanchisseuse, une sage-femme, une garde-malade. Dans ce cas, le voleur qui interroge ou qui est interrogé, balbutie plutôt qu'il ne parle, il ne regarde pas son interlocuteur et, empressé, de lui livrer passage il se range contre la muraille et tourne le dos à la rampe.
Si les voleurs savent que le portier est vigilant et s'ils présument que le vol consommé ils auront de gros paquets à sortir, l'un d'eux entre et en en tenant un sous le bras, ce paquet comme on le pense bien ne contient que du foin qui est remplacé lorsqu'il s'agit de sortir par les objets volés.
Quelques cambriolleurs se font accompagner dans leurs expéditions, par des femmes portant une hotte ou un panier de blanchisseuse, dans lesquels les objets volés peuvent être facilement déposés, la présence d'une femme sortant d'une maison et surtout d'une maison sans portier avec un semblable attirail, est donc une circonstance qu'il est important de remarquer, si surtout l'on croit voir cette femme pour la première fois.
Il y a aussi les cambriolleurs à la flan (voleurs de chambre au hasard) qui s'introduisent dans une maison sans avoir auparavant jeté leur dévolu; ces improvisateurs ne sont sûrs de rien, ils vont de porte en porte, où il y a, ils prennent: où il n'y a rien le voleur comme le roi perd ses droits. Le métier de cambriolleur à la flan, qui n'est exercé que par ceux qui débutent dans la carrière, est très-périlleux et très-peu lucratif.
Les meilleurs moyens à employer pour mettre les cambriolleurs dans l'impossibilité de nuire, est de tenir toujours la clé de son appartement dans un lieu sûr, ne la laissez jamais à votre porte, ne l'accrochez nulle part, ne la prêtez à personne même pour arrêter un saignement de nez; si vous sortez prenez votre clé sur vous; cachez vos objets les plus précieux, cela fait, laissez à vos meubles toutes vos autres clés, vous épargnerez aux voleurs la peine d'une effraction qui ne les arrêterait pas, et à vous le soin de faire réparer le dégât que sans cela ils ne manqueraient pas de faire.
Les plus dangereux cambriolleurs sont sans contredit les nourrisseurs; on les nomme ainsi parce qu'ils nourrissent des affaires. Nourrir une affaire c'est l'avoir toujours en perspective en attendant le moment le plus favorable pour l'exécution. Les nourrisseurs, qui n'agissent que lorsqu'ils ont la certitude de ne point faire coup fourré, sont ordinairement de vieux routiers qui connaissent plus d'un tour, ils savent se ménager des intelligences dans la place, au besoin même l'un d'eux y vient loger et attend pour commettre le vol qu'il eût acquis dans le quartier qu'il habite, une considération qui ne permette pas aux soupçons de s'arrêter sur lui, ce dernier n'exécute presque jamais, il se borne seulement à fournir aux exécutants tous les indices qui peuvent leur être nécessaire, souvent même il a la précaution de se mettre en évidence lors de l'exécution afin que sa présence puisse en temps opportun servir à établir un alibi incontestable.
Ce sont ordinairement de vieux voleurs qui travaillent de cette manière, le plus célèbre fut un nommé Godé, dit Marquis, dit Capdeville, encore aujourd'hui au bagne de Brest où il subit une condamnation à perpétuité.
Les vols de chambre sont ordinairement commis les dimanches et jours de fêtes.
(H) Les roulottiers appartiennent presque tous aux dernières classes du peuple et leur costume est presque toujours semblable à celui des commissionnaires ou des routiers. Ils travaillent toujours plusieurs ensemble, Lorsqu'ils ont remarqué sur une voiture un objet qui paraît valoir la peine d'être volé, l'un d'eux aborde le conducteur et le retient à la tête de ses chevaux tandis que les autres débâchent la voiture et en font tomber les ballots.
En général les roulottiers procèdent avec une audace vraiment extraordinaire. Il est arrivé plusieurs fois à un roulottier fameux, le nommé Goupil, de monter en plein jour et dans le quartier des halles, sur l'impériale d'une diligence et d'en descendre une malle comme si elle lui appartenait.
Pour se mettre à l'abri des entreprises des roulottiers, il ne faut attacher les ballots derrière les voitures, ni avec des cordes, ni avec des courroies, mais avec des chaînettes de fer qui ne pourraient être touchées sans qu'une sonnette placée dans l'intérieur de la voiture ne vînt donner l'éveil aux voyageurs.
Que les camionneurs aient un chien sur leur camion, le plus méchant qu'ils pourront trouver sera le meilleur; qu'ils renoncent surtout à la détestable habitude d'aller boire un canon avec le premier individu qu'ils rencontrent.
Que les gardiens de voitures de blanchisseurs ne dorment plus sur leurs paquets de linge sale et l'industrie des roulottiers sera mise aux abois.
Les plus fameux roulottiers étaient autrefois les France; les Mouchotte, les Doré, les Cadet Herrier, les César Vioque. Ces individus et surtout le dernier, étaient capables de suivre une chaise de poste pendant plusieurs lieues; ces individus ont presque tous achevé leur existence dans les bagnes et dans les prisons. Le dernier s'est corrigé.
(I) Le costume du bonjourier ou chevalier grimpant est propre, élégant même, il est toujours chaussé comme s'il était prêt à partir pour le bal et, un sourire qui ressemble plus à une grimace qu'à tout autre chose est continuellement stéréotypé sur son visage.
Rien n'est plus simple que sa manière de procéder. Il s'introduit dans une maison à l'insu du portier ou en lui demandant une personne qu'il sait devoir y demeurer, cela fait, il monte jusqu'à ce qu'il trouve une porte à laquelle il y ait une clé, il ne cherche pas longtemps, car beaucoup de personnes ont la détestable habitude de ne jamais retirer leur clé de la serrure, le bonjourier frappe d'abord doucement, puis plus fort, puis encore plus fort, si personne n'a répondu, bien certain alors que sa victime est absente ou profondément endormie, il tourne la clé, entre et s'empare de tous les objets à sa convenance, si la personne qu'il vole se réveille pendant qu'il est encore dans l'appartement, il lui demande le premier nom venu et se retire après avoir prié d'agréer ses excuses; le vol est quelquefois déjà consommé lorsque cela arrive.
Il se commet tous les jours à Paris un grand nombre de vols au bonjour; les bonjouriers pour procéder plus facilement puisent leurs éléments dans l'Almanach du Commerce; ils peuvent donc au besoin citer un nom connu et autant que possible, ils ne s'introduisent dans la maison où ils veulent voler que lorsque le portier est absent.
Rien ne serait plus facile que de mettre les bonjouriers ainsi que tous les voleurs dans l'impossibilité de nuire; qu'il y ait dans la loge du concierge un cordon correspondant a une sonnette placée dans chaque appartement et qu'il devra tirer lorsqu'un inconnu viendra lui demander un des habitants de la maison. Qu'on ne permette plus aux domestiques de cacher la clé du buffet qui renferme l'argenterie, quelque bien choisie que soit la cachette les voleurs sauront facilement la découvrir; cette mesure est donc une précaution pour ainsi dire inutile; il faut autant que possible garder ses clés sur soi.
Lorsqu'un bonjourier a volé une assiette d'argent ou tout autre pièce plate, il la cache sous son gilet; si ce sont des couverts, des timbales, un huilier, son chapeau couvert d'un mouchoir lui sert à céler le larcin. Ainsi si l'on rencontre dans, un escalier un homme à la tournure embarrassée, tournant le dos, portant sous le bras un chapeau couvert d'un mouchoir, il est permis de présumer que cet homme est un voleur. Il serait donc prudent de le suivre jusque chez le portier et de ne le laisser aller que lorsqu'on aurait acquis la certitude qu'il n'est point ce qu'il paraît être.
(J) Les ramastiques on ramastiqueurs, comme beaucoup d'autres fripons, ne doivent leurs succès qu'à la cupidité des dupes.
Ce qui suit est un petit drame qui malgré les avertissements de la Gazette des Tribunaux, se joue encore tous les jours dans la capitale, tant il est vrai que rien n'est plus facile que de tromper les hommes lorsque l'on caresse la passion qui les domine tous, la soif de l'or.
La scène se passe sur la place publique. Les acteurs principaux examinent avec soin les allants et les venants. Enfin apparaît sur l'horizon l'individu qu'ils attendent; sa physionomie, son costume, décèlent un quidam aussi crédule qu'intéressé. L'un des observateurs l'aborde et lui adresse quelques-unes de ces questions dont la réponse doit révéler à l'interrogateur l'état des finances de l'interrogé. Si les renseignements obtenus lui paraissent favorables, il fait un signe, alors l'un de ses compagnons prend les devants et laisse tomber de sa poche une boîte ou un petit paquet, de manière cependant à ce que l'étranger ne puisse faire autrement qui de remarquer l'objet; c'est ce qui arrive en effet, et au moment où il se baisse pour le ramasser, sa nouvelle connaissance s'écrie: «Part à deux.» On s'empresse d'ouvrir le paquet à la grande joie du pantre. On y trouve ou une bague ou une épingle magnifique, un écrit accompagne l'objet et cet écrit est la Facture d'un marchand joaillier qui reconnaît avoir reçu d'un domestique une somme assez forte pour le prix de ce qu'il envoie à M. le marquis ou à M. le comte un tel. «Nous ne rendrons pas cela, dit le fripon; un marquis, un comte a bien le moyen de perdre quelque chose et nous serions de bien grands niais si nous ne profitions pas de la bonne aubaine que le ciel nous envoie.» La dupe ne pense pas autrement il ne reste donc plus qu'à vendre l'objet, voilà le difficile. Le ramastique fait observer que cela ne serait peut-être pas prudent, on ne se défait pas facilement d'un objet d'un aussi grand prix, comment faire? «Ecoutez dit enfin le fripon, vous me paraissez un honnête garçon et je vais vous donner une marque de confiance dont vous vous montrerez digne je l'espère; je vais laisser l'objet entre vos mains, mais comme j'ai besoin d'argent, vous me ferez l'avance de quelques centaines de francs, mais j'exige que vous me donniez votre adresse.» Le niais qui déjà est déterminé à garder toute la valeur de ce qu'on a trouvé s'empresse d'accepter la proposition, et dans son for intérieur il se moque de la simplicité de son compagnon; il ne cesse de rire à ses dépens que lorsqu'il a fait estimer la trouvaille par un joaillier qui lui apprend que le bijou qu'il possède vaut tout au plus quinze ou vingt francs.
Les ramastiques sont presque tous des juifs. Chacun d'eux est vêtu d'un costume approprié au rôle qu'il doit jouer. Celui qui accoste est presque toujours vêtu comme un ouvrier, le perdant se distingue par la largeur de son pantalon dont une des jambes sert de conducteur à l'objet pour le faire arriver jusqu'à terre. Quelques femmes exercent ce genre d'industrie, mais comme il est facile de le présumer elle ne s'adressent qu'à des personnes de leur sexe.
Sur vingt individus trompés par les ramastiques, dix-huit au moins donnent un faux nom et une fausse adresse, s'il est vrai que l'intention doive être punie comme le fait, nous demanderons s'il ne serait pas juste d'infliger aux dupes une punition de nature à leur servir de leçon.
Ne soyez jamais assez sot pour vouloir partager avec un homme qui trouve un objet quelconque surtout si pour cela il faut dénouer les cordons de votre bourse.
(K) Voleurs qui se lient avec une personne pour la tromper ensuite d'une manière quelconque. Tous les membres de la grande famille des trompeurs peuvent donc être nommés ainsi. Le vol du lingot, commis au préjudice du limonadier à moustaches grises (qui n'est autre qu'un personnage dont déjà plusieurs fois nous avons parlé à nos lecteurs. Ronquetti, dit le duc de Modène), est un échantillon suffisant de la manière dont procèdent les soulasses.
(L) Les Romanichels, originaires à ce qu'on assure de la Basse-Egypte, forment comme les juifs, une population errante sur toute la surface du globe, population qui a conservé le type qui la distingue mais qui diminue tous les jours et dont bientôt il ne restera plus rien.
Les Romanichels sont donc ces hommes à la physionomie orientale que l'on nomme en France, Bohémiens; en Allemagne, des Egyptiens; en Angleterre, Gypsis; en Espagne et dans toutes les contrées du midi de l'Europe, Gitanos.
Après avoir erré longtemps dans les contrées du nord de l'Europe, une troupe nombreuse de ces hommes, auxquels on donna le nom de Bohémiens sans doute à cause du long séjour qu'ils avaient fait en Bohême, arriva en France en 1427, commandée par un individu auquel ils donnaient le titre de roi et qui avait pour lieutenants des ducs et des comtes. Ces hommes étaient régis par une constitution et des lois particulières, nous citerons seulement une de ces lois qui doit être encore en vigueur, lorsqu'un Bohémien avait commis un crime quelconque (un assassinat par exemple), il portait pendant un an cilice ou chemise de laine, et après il se croyait purifié. Comme ils s'étaient, on ne sait comment procuré un bref du pape qui occupait alors le trône pontifical, bref qui les autorisait à parcourir toute l'Europe et à solliciter la charité des bonnes âmes. Ils furent d'abord assez bien accueillis et on leur assigna pour résidence la chapelle Saint-Denis. Mais bientôt ils abusèrent de l'hospitalité qui leur avait été si généreusement accordée, et, en 1612, un arrêt du parlement de Paris leur enjoignit de sortir du royaume dans un délai fixé, s'ils ne voulaient pas aller passer toute leur vie aux galères.
Les Bohémiens n'obéirent pas à cette injonction, ils ne quittèrent pas la France et continuèrent à prédire l'avenir aux gens crédules, et à voler lorsqu'ils en trouvaient l'occasion. Mais pour échapper aux poursuites qui alors étaient dirigées contre eux, ils furent forcés de se disperser; c'est alors qu'ils prirent le nom de Romanichels, nom qui leur est resté et qui est passé dans le jargon des voleurs.
Il n'y a plus en France, au moment où nous sommes arrivés, beaucoup de Bohémiens, cependant on en rencontre encore quelques-uns, principalement dans nos provinces du nord, comme jadis, ils n'ont pas de domicile fixe, ils errent continuellement d'un village à l'autre et les professions qu'ils exercent ostensiblement sont celles de marchands de chevaux, de brocanteurs ou de charlatans. Les Romanichels connaissent beaucoup de simples propres à rendre malades les animaux domestiques, ils savent se procurer les moyens de leur en administrer une certaine dose; ensuite ils viennent offrir leurs services au propriétaire de l'étable dont ils ont empoisonné les habitants et se font payer fort cher les guérisons qu'ils opèrent.
Les Romanichels ont inventé, ou du moins ont exercé avec beaucoup d'habileté, le roi à la care dont nous venons de parler, qu'ils ont nommé Cariben.
Lorsque les Romanichels ne volent pas eux-mêmes, ils servent d'éclaireurs aux voleurs. Les chauffeurs qui de l'an IV à l'an VI de la république, infestèrent la Belgique, une partie de la Hollande et la plupart des provinces du nord de la France, avaient des Romanichels dans leurs bandes.
Les Marquises (les Romanichels nomment ainsi leurs femmes) étaient ordinairement chargées d'examiner la position, les alentours et les moyens de défense des gernafles (fermes) ou pipés (châteaux) qui devaient être attaqués, ce qu'elles faisaient en examinant la main d'une jeune fille à laquelle elles ne manquaient pas de prédire un sort brillant et qui souvent devait s'endormir le soir pour ne plus se réveiller.
(M) Les premiers vols à la vanterne furent commis à Paris en 1814, lors de la rentrée en France des prisonniers détenus sur les pontons anglais, ceux de ces prisonniers qui précédemment avaient été envoyés aux îles de Rhé et de Saint-Marcouf, étaient pour la plupart d'anciens voleurs, aussi à leur retour, ils se formèrent en bandes et commirent une multitude de vols. Dans une seule nuit plus de trente vols commis à l'aide d'escalade vinrent effrayer les habitants du faubourg Saint-Germain, mais peu de temps après cette nuit mémorable, l'auteur de ce livre mit entre les mains de l'autorité judiciaire trois bandes de vanterniers fameux; la première composée de trente-deux hommes, la seconde de vingt-huit et la troisième de seize; sur ce nombre total de soixante-seize, soixante-sept furent condamnés à des peines plus ou moins fortes.
Il serait facile de mettre les vanterniers dans l'impossibilité de nuire, il suffirait pour cela à fermer à la tombée de la nuit et même durant les plus grandes chaleurs, toutes les fenêtres pour ne les ouvrir que le matin.
Les Savoyards de la bande des fameux Delzaives frères, étaient pour la plupart d'adroits et audacieux vanterniers.
Un vol à la vanterne n'est quelquefois que le préliminaire d'un assassinat: des vanterniers voulaient dévaliser un appartement situé a l'entre-sol d'une maison du faubourg Saint-Honoré; l'un d'eux entre par la fenêtre, visite le lit, ne voit personne, bientôt il est suivi par un de ses camarades et tous deux se mettent à chercher ce qu'ils espéraient trouver, mais bientôt ils aperçoivent une jeune dame endormie sur un canapé, elle avait au cou une chaîne et une montre d'or, elle roupille (elle dort) dit à son compagnon l'un des vanterniers, Delzaives, surnommé l'Ecrevisse, il faut pesciller le bogue et la bride de jonc (il faut prendre la montre et la chaîne d'or), mais si elle crible (crie), répond le second vanternier le nommé Mabou, dit l'Apothicaire, si elle crible reprend l'Ecrevisse, si elle crible on lui fauchera le colas (coupera le cou). La jeune dame qui n'était endormie qu'en apparence et qui entendait sans en comprendre le sens les paroles que prononçaient les voleurs, eut assez de prudence et de courage pour feindre de toujours dormir profondément, aussi il ne lui arriva rien.
Le recéleur de la bande dont Delzaives dit l'Ecrevisse, était le chef, se nommait Métral et était frotteur de l'impératrice Joséphine. On trouva chez lui lors de son arrestation des sommes considérables.
L'auteur de ce livre a fait une rude guerre aux vanterniers de la bande des frères Delzaives et il est enfin parvenu à les faire tous condamner.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME CINQUIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Comme il est assez ordinaire aux hommes de passer d'une extrémité à l'autre, une fois que la paix fut faite entre Salvador, ses amis et ceux qui avaient pris part au complot ourdi par Délicat et Coco-Desbraises, les bandits furent les premiers à accuser de tout ce qui s'était passé ceux qui n'étaient plus là pour se défendre, et à promettre une soumission sans bornes et une obéissance aveugle à Salvador ainsi qu'à ses compagnons.
—C'est très-bien leur dit Salvador après avoir écouté avec beaucoup de patience leurs protestations de regrets et de dévouement, mais ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit maintenant, voilà la plombe[479] de la décarrade[480], et nous ne pouvons pas laisser là ces trois falourdes engourdies[481], il faut nous en débarrasser.
—Si encore avant de caner[482] ils nous avaient donné l'adresse du médecin à qui qu'ils les solisaient[483] leurs falourdes engourdies, nous aurions pu bloquire[484] celles-là, dit Charles la belle Cravate en heurtant du pied les cadavres étendus sur le sol.
—Mais vous ne l'avez pas cette adresse, répondit Roman, ainsi il faut renoncer à cette spéculation et ne songer qu'à nous débarrasser de ces charognes, mais comment faire?
—C'est en effet assez embarrassant, dit le vicomte de Lussan.
—Laissez-moi faire, dit le grand Louis, ancien garçon boucher aux formes athlétiques, après avoir retroussé au-dessus du coude les manches de sa chemise, laissez-moi faire, j'ai mon idée, il faut d'abord défrimousser[485] ces gaillards-là, de manière à ce qu'il ne soient pas reconnobrés[486], je m'en charge. Et sans attendre une réponse, il se mit à taillarder, à l'aide de son couteau poignard le visage des défunts et toutes les parties de leur corps où il existait des tatouages. Il y avait quelque chose de si horrible, de si antisocial dans cette monstrueuse profanation accomplie avec autant de sang-froid et d'insouciance que s'il ne s'était agi que de l'action la plus naturelle du monde, que Salvador, Roman, le vicomte de Lussan et les autres bandits, tout aguerris qu'ils étaient ne purent s'empêcher de frémir et de détourner leurs regards de cette scène dégoûtante; cependant ils ne dirent rien, ce que faisait le grand Louis était nécessaire à leur sûreté.
—C'est fait, dit le grand Louis lorsqu'il eut achevé la tâche qu'il s'était imposée et je défie bien le plus marlou[487] des rousses[488] de donner un centre[489] à n'importe lequel de ces particuliers-là, il faut défoncer les barriques de picton[490] et fourrer dedans nos trois fanandels[491] que nous balancerons[492] à la lance[493] après que nous aurons fait des boulins[494] aux tonneaux pour qu'ils ne surnagent pas.
—Et ni vu ni connu, dit Charles la belle Cravate.
—Va là-haut voir si tout est tranquille et amène le bachot, dit Salvador à Cornet tape dur.
—Tout est tranquille, cria celui-ci par le trou, quelques minutes après sa sortie du caveau, il pleut à verse, la sorgue[495] est noire, les largues ne sont pas rappliquées à la taule, la fourgate roupille dans son rade[496], c'est le moment, il n'est pas un niert[497] dans la trime[498]; v'là une tourtouse[499].
Les barriques dans lesquelles on avait, non sans peine, fait entrer les trois cadavres, furent hissées au moyen de la corde dans la petite cour par Cornet tape dur et Cadet-Vincent, qui était monté afin de lui donner un coup de main, et transportées dans le bateau de Salvador, par la petite rue des Teinturiers.
Salvador tenait déjà les rames à la main, lorsque tout à coup des rumeurs confuses, dominées par les cris d'une femme, parties du pont Notre-Dame, et suivies bientôt d'un long cri de douleur et de ces exclamations: au meurtre! arrêtez l'assassin! vinrent frapper ses oreilles.
Balauce[500] vite les tonneaux, et rapplique[501], lui cria Roman, qui était resté sur la berge, l'abadis[502] se dirige de côté.
Salvador se hâta d'obéir à son ami. Il venait de se débarrasser du dernier des trois tonneaux, lorsqu'un homme, celui probablement qui était poursuivi par la clameur publique, s'élança du pont d'Arcole dans le fleuve, et se mit à nager vigoureusement dans le sillage tracé par le bateau qu'il eut bientôt dépassé. Cet homme aborda vis-à-vis la rue des Teinturiers, dans laquelle il s'engagea résolument, et où il fut suivi par Salvador qui venait de débarquer, et par Roman, qui avait attendu sur la berge le retour de son ami. Cet homme ayant probablement remarqué que la nuit était si sombre et l'atmosphère si chargée de brouillards, que ceux qui le poursuivaient devaient nécessairement avoir perdu ses traces, s'arrêta pour reprendre haleine mais ayant entendu des cris confus presque au-dessus de sa tête, il se mit à courir et se trouva, après avoir fait quelques pas, au milieu des habitués de la maison Sans-Refus qui avaient tous quitté le caveau, et qui après avoir remis à sa place l'auge qui en cachait l'entrée à tous les yeux, allaient se retirer.
Il crut naturellement qu'ils faisaient partie de ceux qui le poursuivaient, et qu'ils ne s'étaient mis en embuscade dans cette ruelle obscure que pour le saisir au passage. Déterminé à vendre chèrement sa vie, il brandit un couteau au-dessus de sa tête et s'élança sur ceux qui étaient devant lui.
—Laissez-moi passer ou je vous tue! leur cria-t-il.
A son accent provençal très-prononcé, Salvador et Roman venaient de reconnaître un compatriote; comme ils se trouvaient derrière lui, ils le saisirent par les deux épaules et le firent brusquement entrer dans la petite cour dont, sur un signe, le vicomte de Lussan avait ouvert la porte.
La foule venant des deux quais parallèles de la Cité et de l'hôtel de ville, allait se répandre dans la rue de la Tannerie; les bandits ne se souciant pas de s'y trouver mêlés, après ce qui venait de se passer, se hâtèrent de rentrer dans leur repaire.
Il était temps, la rue de la Tannerie venait d'être envahie par la foule, et du lieu où ils se trouvaient, les bandits et l'homme que Salvador et Roman venaient de sauver, pouvaient entendre ses clameurs.
Cet homme, lorsqu'il s'était senti saisi à l'improviste et introduit presque de force dans la petite cour, était resté pendant quelques minutes les yeux hagards, la poitrine haletante, privé pour ainsi dire de l'usage de ses facultés.
—Qui êtes-vous? que me voulez-vous? Au nom du ciel, laissez-moi sortir, s'écria-t-il lorsqu'il eut repris ses sens.
—Taisez-vous donc! braillard, lui dit Charles la belle Cravate en lui mettant la main sur bouche. N'entendez-vous pas qu'on vous cherche?
En effet, on entendait encore les clameurs confuses de la foule qui venait de passer devant la maison de la mère Sans-Refus pour aller sans doute sur la place de l'hôtel de ville.
Lorsque tout fut redevenu calme aux environs, les bandits entrèrent dans la salle qui faisait suite à la boutique, et l'un d'eux alla réveiller la tavernière qui, grâce aux nombreuses rasades qu'elle avait absorbées depuis qu'elle avait quitté le caveau, n'avait cessé de dormir du plus profond sommeil.
—Eh bien! mes enfants, tout s'est-il bien passé, dit-elle en apportant une chandelle et une bouteille d'eau-de-vie.
—Parfaitement, la mère; parfaitement, lui répondit Salvador. Vous dormiez bien, à ce qu'il paraît?
—Oh! oui, je dormais bien. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en se tâtant avec vivacité; mais retrouvant à ses côtés son clavier garni de ses clés, son visage redevint serein, alors seulement elle remarqua le nouveau venu.
—Qu'est-ce que c'est que celui-là? dit-elle à Charles la belle Cravate.
—Un escarpe (assassin), répondit-il, que les rupins viennent de sauver.
—Le pauvre jeune homme! reprit la Sans-Refus en s'approchant avec intérêt de l'inconnu, auquel elle offrit un verre d'eau-de-vie; mais c'est qu'il est fort bien, ce garçon.
L'inconnu tremblait de tous ses membres, une effrayante pâleur couvrait son visage; il chancela quelques instants comme un homme ivre; puis il tomba de toute sa hauteur.
—Bon! voilà qu'il se trouve mal, à présent, dit la Sans-Refus.
—Il faut le transporter dans la chambre d'une femme dit Roman; qui veut me donner un coup de main?
Cadet-Vincent prit les pieds de l'inconnu que Roman tenait déjà par la tête, et, précédés de la Sans-Refus, qui tenait une chandelle à la main, les deux bandits le portèrent dans une des chambres du premier étage et le couchèrent dans un assez bon lit.
L'inconnu était en proie à une fièvre dévorante.
—Il n'est pas encore habitué à la chose, dit Roman au vicomte de Lussan, qui se trouvait auprès de lui.
—Il s'y fera, répondit celui-ci; il n'y a en tout que le premier pas qui coûte.
Une femme qui rentrait à ce moment se chargea de passer la nuit auprès de l'inconnu, afin de lui donner tout ce dont il pourrait avoir besoin.
A quel sentiment avaient obéi Salvador et Roman, lorsqu'ils avaient sauvé cet homme?
A quel sentiment obéissait la femme dont nous venons de parler, lorsqu'elle avait proposé de passer la nuit près de cet homme qu'elle n'avait jamais vu, afin de lui prodiguer les soins dont il avait besoin?
A quel sentiment, en un mot, obéissaient tous ces bandits qui paraissaient charmés de ce que cet homme avait échappé aux poursuites dont il était l'objet?
A la pitié que l'on éprouve naturellement pour tous les hommes qui sont malheureux, quelles que soient d'ailleurs les fautes qu'ils aient commises? à l'humanité? Eh! bon Dieu, non.
Un sentiment beaucoup moins noble explique l'intérêt que Salvador et Roman d'abord, et tous les autres ensuite, venaient de commettre, il ne devait être attribué qu'à ce désir de faire pièce à la justice, dont sont animés tous ceux qui ont eu maille à partir avec elle, ou qui savent que, dans un avenir plus ou moins éloigné, ils devront lui rendre compte de leurs actions. Pour ces gens-là, et nos lecteurs savent que tous ceux qui s'intéressaient à l'inconnu étaient de ce nombre; entraver les opérations de la justice, rendre impossible ses investigations, en un mot lui nuire par tous les moyens en leur pouvoir, c'est un plaisir, une sorte de vengeance anticipée qu'ils ne se refusent pas toutes les fois qu'ils trouvent l'occasion de la satisfaire.
Nos lecteurs sans doute ont déjà deviné que l'inconnu à l'accent provençal auquel les bandits rassemblés chez la tavernière de la rue de la Tannerie venaient de prodiguer tant de soins, n'était autre que Beppo. Nous leur dirons les événements qui accompagnèrent l'enlèvement de Silvia, et ceux qui le suivirent jusqu'au moment où l'ex-pêcheur catalan, après avoir commis un effroyable crime, se jeta du pont d'Arcole dans la Seine, pour échapper à ceux qui le poursuivaient.
On n'a sans doute pas oublié que Silvia, en quelque sorte terrifiée par l'aspect imprévu de cet homme qu'elle croyait ne plus jamais rencontrer, s'était laissé conduire sans opposer de résistance vers une voiture de place. Elle avait cru d'abord que Beppo n'avait d'autres intentions que de mettre à profit une occasion favorable qu'il ne devait qu'au hasard, afin de renouveler les instances qu'il lui avait déjà faites, et elle avait mieux aimé se plier à cette exigence, que de provoquer en résistant un scandale devant lequel elle savait bien que la nature à demi sauvage de Beppo ne reculerait pas.
Elle s'était jetée, plutôt qu'elle ne s'était assise, dans un des coins de la voiture, et elle attendait encore, non sans éprouver une certaine impatience, que Beppo lui adressât la parole, lorsque la voiture s'arrêta. Elle leva la tête et promena ses regards autour d'elle afin de connaître en quel lieu elle avait été transportée. L'aspect sombre et désolé du quartier, où était située la maison habitée par Beppo, l'épouvanta.
—Où suis-je? s'écria-t-elle, où me conduisez-vous? Beppo avait payé le cocher qui, se conformant aux instructions qu'il avait reçues, était parti de toute la vitesse des deux haridelles attelées à son carrosse.
—Veuillez me suivre, madame la marquise, dit Beppo à Silvia dont il avait saisi le bras aussitôt qu'ils étaient descendus de voiture.
La légère teinte d'ironie dont il accompagna ces paroles, ironie qui n'échappa pas à l'attention de Silvia, augmenta tellement l'anxiété à laquelle elle était en proie depuis qu'elle avait remarqué l'aspect assez peu rassurant de la maison dans laquelle on voulait l'introduire, qu'elle s'évanouit, et que Beppo fut forcé de la prendre entre ses bras pour la transporter chez lui. Sa mère qui attendait à chaque instant la maîtresse de son fils, était en mesure de la recevoir. Beppo la déposa sur un lit assez bon quoique garni de draps grossiers, et la laissa seule avec sa mère durant un laps de temps assez considérable. Tous les soins qui lui furent prodigués demeurèrent longtemps sans résultat. Son évanouissement s'était compliqué d'un étouffement provoqué par une violente colère longtemps comprimée, mais à laquelle elle donna cours lorsque enfin elle eut recouvré l'usage de ses facultés.
—Où suis-je? qui êtes-vous? et qui m'a placée là? s'écria-t-elle.
A toutes ces questions qui se succédaient avec la rapidité de l'éclair, la mère de Beppo, assez embarrassée du reste du rôle qu'elle était forcée de jouer, ne pouvait ou ne voulait faire qu'une réponse: Je ne sais pas.
Silvia tout à fait remise, lui dit alors impérativement qu'elle voulait voir Beppo, qu'il n'avait sans doute pas la prétention de la retenir prisonnière dans la chambre où elle se trouvait, et que s'il ne se hâtait pas de lui rendre la liberté, elle saurait bien se faire rendre justice et le faire repentir de sa conduite à son égard. Enfin elle voulut se lever du lit dans lequel on l'avait couchée pendant son évanouissement; mais elle fut forcée de renoncer à ce dessein, ses vêtements avaient été enlevés.
Se croyant abandonnée pour l'instant à la garde de la vieille femme qui était auprès d'elle, elle éleva la voix à plusieurs reprises, dans l'espérance que ses cris amèneraient quelqu'un à son secours; mais cet espoir ayant été déçu, elle se leva malgré les efforts de la mère de Beppo qui ne cessait de l'engager à se calmer et à prendre patience au moins jusqu'à l'arrivée de son fils qui, bien certainement, ne refuserait pas de lui rendre la liberté, et la bonne femme, lorsqu'elle faisait cette promesse, était de bonne foi, car elle ne pouvait croire que son fils serait assez fou pour vouloir garder chez lui, malgré elle, une femme qui, bien loin de l'aimer, paraissait (au moins à en juger par ses discours), éprouver pour lui la haine la plus violente.
Mais Silvia, à qui l'exaspération à laquelle elle était en proie avait fait oublier toute retenue, se jeta à bas du lit et ouvrit la petite porte du palier, déterminée à demander aide et protection à la première personne qu'elle rencontrerait sur l'escalier. Malheureusement pour elle, Beppo, qui n'avait quitté la chambre que par discrétion était sur le palier; elle fut donc forcée de rentrer, ce qu'elle fit sans prononcer une parole.
Elle venait d'user dans cette dernière lutte tout ce que les émotions de la journée lui avaient laissé, d'énergie, et sa volonté, toute impérieuse qu'elle était, fut forcée de se plier devant une volonté plus forte qu'elle.
Quelques minutes après, et lorsqu'elle était encore en proie à une sorte d'agitation fébrile, provoquée par la rage de se sentir impuissante, et les regrets qu'elle éprouvait de s'être aussi légèrement laissé conduire dans un piège dont elle ne pouvait plus sortir, Beppo entra.
Beppo, après avoir fait à sa mère un signe pour l'inviter à s'éloigner, s'approcha du lit de Silvia.
—Ecoutez, madame la marquise, lui dit-il à voix basse, voici la résolution que j'ai prise, résolution que ne changeront ni vos menaces, ni vos pleurs, ni même, si vous m'y forcez, la nécessité de commettre un nouveau crime; vous m'avez fait verser le sang de votre amant à la condition que vous seriez à moi tout entière; aveuglé par le fol amour que j'avais pour vous, que j'ai toujours, peut-être, maîtrisé par vos séductions, j'ai frappé, je me suis rigoureusement acquitté de mon infâme mandat. Maintenant, cependant, je ne veux pas vous forcer à remplir toutes vos promesses. Je sais, et vous savez aussi bien que moi, qu'il est certaines choses qui n'ont du prix que lorsque la personne de qui on désire les obtenir les accorde de bonne grâce; vous n'avez donc à redouter aucune violence; mais puisque vous ne voulez pas, ou que vous ne pouvez pas m'accorder l'amour sur lequel j'avais le droit de compter, je vous garderai ici, afin que celui que vous aimez maintenant ne possède pas un bien qui m'appartient.
Silvia, nous devons le dire, ne s'attendait pas à cette déclaration; elle n'avait pas supposé que le rude pêcheur des îles d'Hyères aurait autant de délicatesse, et elle commençait à comprendre que, malgré tout l'esprit qu'elle possédait, sa conduite envers lui avait manqué de logique. La nature de cette femme était si corrompue qu'elle ne supposait à cet homme que le désir brutal de sa possession et qu'au moment même où il lui exprimait ses sentiments à cet égard, elle se disait encore qu'elle en serait quitte pour payer sa liberté de quelques complaisances. La découverte qu'elle venait de faire lui enlevait donc son dernier espoir, cependant elle voulut hasarder quelques observations de nature à faire prendre le change à Beppo.
—Il est inutile de chercher à me tromper, madame, lui répondit Beppo; pourquoi me dire aujourd'hui le contraire de ce que vous m'avez dit la dernière fois que j'ai eu l'avantage de vous voir; croyez-vous donc que je ne devine pas que si vous me dites maintenant que si je ne m'y étais pris autrement, vous auriez pu peut-être finir par m'aimer, c'est parce que vous êtes en mon pouvoir, que vous me tenez ce langage? Non, madame, non, vous ne m'avez jamais aimé, vous ne m'aimez pas, et vous ne m'aimerez jamais; ne laissez donc pas sortir de votre bouche des paroles contre lesquelles votre cœur se révolte. J'ai pu lire votre indifférence, votre haine même dans toutes vos actions je la lis à l'heure qu'il est dans tous les mouvements de votre corps, qui, malgré vous, se replie sur lui-même lorsque je m'en approche, comme si j'étais un reptile ou un animal immonde; et tout à l'heure, lorsque vous avez essayé de m'adresser un sourire semblable à ceux qui m'ont fasciné autrefois, je l'ai vue éclater dans vos yeux. Et moi-même, est-ce que je vous aime encore? Je ne le crois pas. Mais c'est vous qui avez chargé ma vie d'un remords; c'est grâce à vous que ma pauvre mère, qui souffre de voir souffrir son unique enfant, est aussi malheureuse. Eh bien! je ne veux pas que votre bonheur insulte à mes souffrances, je ne veux pas que vous puissiez vous dire que vous vous êtes servie de moi comme d'un instrument que l'on peut briser sans crainte lorsque l'on n'en a plus besoin, je veux me venger; c'est pour cela que je vous ai enlevée à celui que vous aimez; c'est pour cela que je vous forcerai de vivre à côté d'un homme que vous détestez, et pour que vous ne puissiez pas vous soustraire au sort que je vous réserve; je vous garderai avec autant de soin que l'avare garde son trésor.
—Et combien de temps, Beppo, comptez-vous me faire supporter cette vie?
—Je ne sais, lorsque l'indifférence aura remplacé l'amour ou la haine que j'ai pour vous; (je ne sais quel nom donner au sentiment que vous m'inspirez); je vous rendrai votre liberté.
—Mais malheureux! s'écria Silvia, qui voulut alors essayer d'inspirer de la terreur à Beppo, de quel droit voulez-vous me garder ici?
—De celui du plus fort, puisque c'est le seul que vous ayez laissé à ma disposition.
—Mais je puis crier, on viendra à mon secours, et alors il me sera possible de vous faire punir très-rigoureusement.
—Vous pouvez crier, sans doute, dit Beppo en souriant avec amertume; mais quand bien même vous auriez la voix de Stentor, vous ne seriez entendue de personne; prenez la peine de jeter un regard à travers les fenêtres, et vous serez assurée que l'isolement de cette maison est tel, que tous vos cris seraient inutiles. Allez, allez, j'ai bien pris toutes mes précautions. Du reste, de tous les partis le plus sage que vous puissiez prendre, c'est celui de vous résigner, car je suis résolu à vous garder envers et contre tous, et à ne vous quitter s'il le faut qu'après vous avoir plongé un poignard dans le cœur.
Les paroles qui précèdent avaient été échangées à voix basse; de sorte que la mère de Beppo qui, sur le signe que lui avait fait son fils s'était retirée dans l'embrasure d'une fenêtre, n'avait pu rien entendre.
—Ma mère, lui dit Beppo, approchez-vous et écoutez-moi.
La pauvre femme, qui avait remarqué que depuis quelques instants son fils causait très-paisiblement avec la femme si violente et si emportée quelques instants auparavant, crut d'abord qu'un rapprochement s'était opéré entre ces deux jeunes gens, et elle s'approcha toute joyeuse.
—Vous voyez bien cette dame, lui dit Beppo en lui montrant Silvia, ce n'est qu'à l'aide de la ruse et de la violence que je l'ai amenée ici, où je prétends la garder contre sa volonté.
—Vous avez fait cela, oh! mon fils, répondit la vieille Catalane, mais cette dame, m'avez-vous dit, vous aimait, et ce n'était que de son consentement et pour la soustraire à des influences étrangères que vous deviez l'amener dans notre demeure, où je n'avais consenti à la recevoir que parce que vous m'avez donné l'assurance que le mariage consacrerait l'amour que vous avez pour elle, je le vois maintenant, vous m'avez trompée.
—Oui, ma mère, je vous ai trompée, mais ce qui est fait est fait...
—Aussi, je ne veux pas vous faire des reproches inutiles, mais puisque cette dame ne vous aime pas, laissez-la partir et tâchez de l'oublier; elle voudra bien sans doute ne pas se souvenir de vos torts et de vos violences.
—Oh! oui, madame, s'écria Silvia en employant les plus douces inflexions de sa voix et donnant à son regard l'expression la plus veloutée, laissez-moi partir, et je vous promets que personne au monde ne saura ce qui m'est arrivé aujourd'hui.
—Je ne veux pas que madame sorte d'ici, s'écria Beppo, et comme je prévois que je serai quelquefois forcé de m'absenter, il faut ma mère que vous consentiez à me remplacer pendant mon absence, car, je vous le répète, il faut que madame reste ici.
—Vous n'espérez pas sans doute, mon fils, que je consente à faire ce que vous exigez de moi.
Silvia, à qui l'opposition de la mère de Beppo avait donné de l'espoir, et qui comprenait bien que celui-ci ne pourrait la garder si sa mère ne consentait pas à lui prêter son concours, ne put s'empêcher de lui lancer un regard de triomphe et de froide ironie.
—Ma mère! ma mère! s'écria l'ex-pêcheur, qui bondit sous ce regard comme s'il avait été frappé d'une étincelle électrique, je vous le jure par Notre-Dame de Bon-Secours, et vous savez si jamais j'ai manqué à un pareil serment, si elle sort d'ici, je la tuerai. Et maintenant faites ce que vous voudrez et qu'il arrive ce qu'il plaira à Dieu.
La mère de Beppo était devenue affreusement pâle en entendant les dernières paroles de son fils, elle se jeta en sanglotant la face sur le lit de Silvia; Beppo était sorti de la chambre, et Silvia, dont l'oreille était aux aguets, avait distinctement entendu qu'il avait descendu l'escalier; elle voulut profiter de la profonde stupeur dans laquelle paraissait plongée la mère de Beppo pour essayer de se lever.
—Oh! restez de grâce, madame, s'écria la Catalane, restez, je vous en supplie, restez pour vous et pour mon malheureux fils; c'est que voyez-vous, ce qu'il a dit il le ferait, aussi vrai que Dieu est au ciel; Beppo n'a jamais manqué à un serment fait à notre sainte patronne Notre-Dame de Bon-Secours.
Silvia savait que la Catalane ne lui en imposait pas, elle devait donc croire que le désespoir de cette femme, qui devait connaître le caractère de son fils, n'était pas une comédie jouée uniquement pour l'engager à prendre patience; elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller; elle venait d'acquérir la certitude que celle qui quelques minutes auparavant voulait absolument qu'on lui rendit la liberté, était devenue tout à coup, pour épargner un crime à son fils, une geôlière incorruptible: l'altière marquise de Roselly venait d'être vaincue une seconde fois.
Plusieurs jours se passèrent ainsi.
Silvia comprit enfin que pour sortir des mains de son ravisseur, il fallait qu'elle dissimulât, aussi s'arrêta-t-elle à ce dernier parti, et un mois ne s'était pas écoulé qu'elle parut sinon résignée, du moins beaucoup moins affligée qu'elle ne l'était peu de temps auparavant. Sans pourtant laisser deviner le motif secret de ce changement de conduite; elle ne cessait de prier, de supplier son geôlier de lui rendre la liberté ou du moins de lui laisser prendre l'air; elle employait pour capter sa confiance tous les moyens que son imagination féminine lui suggérait, prières, larmes, caresses, menaces, mais Beppo était inébranlable; il apercevait les pièges cachés sous les manœuvres de la sirène.
Six mois se passèrent, Silvia, qui poursuivait avec cette ténacité qui n'appartient qu'à ceux qui ont accepté comme un fait accompli une position dont cependant ils espèrent sortir, paraissait à peu près satisfaite de son sort, il lui arrivait même quelquefois de rire et de fredonner quelques petits airs. Grâce à la connaissance parfaite de l'idiome provençal qu'elle avait acquise pendant son séjour à Marseille, elle avait tout à fait gagné la confiance de la mère de Beppo, et cette bonne femme, qui comprenait difficilement qu'il fût possible de voir longtemps son fils sans l'aimer, n'était pas éloignée de croire qu'elle aurait pu laisser la cage ouverte sans que l'oiseau tentât de s'envoler; Beppo lui-même croyait sa captive résignée, et bien qu'il ne se relâchât en rien de la surveillance incessante dont elle était l'objet, il lui arrivait quelquefois de penser que cette femme altière avait enfin accepté toutes les conséquences de la position dans laquelle l'avait placée le crime qu'elle lui avait fait commettre, et que peut-être, et dans un avenir moins éloigné qu'il ne l'avait cru d'abord, il recevrait le prix de sa ténacité et d'un amour qui, malgré tous ses efforts, n'avait pas cessé de régner sur son âme.
Mais cette résignation n'était qu'apparente; Silvia s'était demandé souvent si, pendant une des courtes absences de Beppo, elle ne tenterait pas d'employer la violence pour sortir de l'espèce de prison dans laquelle on la tenait renfermée; mais après avoir remarqué la forte carrure de la Catalane, qui annonçait des forces bien supérieures aux siennes, elle renonça à ce projet et prit la résolution de n'avoir recours qu'à la ruse, et d'attendre, pour s'évader, une occasion favorable.
Plusieurs raisons, qui seront connues plus tard, empêchaient d'ailleurs Silvia d'avoir recours aux moyens violents pour recouvrer sa liberté.
L'espèce de pavillon qu'elle habitait en compagnie de ses geôliers, était divisé en deux étages; le dernier qui se composait d'une seule pièce, était habité par Silvia, celui au-dessous, beaucoup plus considérable, servait d'habitation à Beppo et à sa mère, et de lieu de réunion pour toute la petite colonie.
La mère de Beppo ne servait de geôlier à Silvia que contre son gré, car comme elle ignorait, non pas la liaison précédente qui avait existé entre son fils et Silvia, mais la cause qui avait donné naissance à cette liaison, elle ne cherchait pas à se dissimuler l'injustice qu'il y avait à enlever une jeune femme à ses affections et à ses habitudes, pour la tenir séquestrée loin du monde et de ses plaisirs, à un âge ou l'on a tant besoin d'air et de mouvement; mais cependant, comme l'exaltation du caractère de son fils lui donnait lieu de croire qu'il réaliserait la menace qu'il lui avait faite, tout en s'acquittant consciencieusement de ses fonctions, elle s'étudiait à rendre la captivité de Silvia aussi douce que possible; et que chaque fois qu'elle se trouvait seule avec elle, elle lui laissait entrevoir qu'il ne s'agissait plus que d'avoir de la patience pendant quelque temps encore, que Beppo se lasserait bientôt de la vie que la contrainte dans laquelle il la tenait le forçait de mener, et que, du reste, si elle lui servait de complice, ce n'était que pour lui épargner à elle Silvia, un malheur, et un crime à un fils qu'elle aimait, bien qu'elle ne pût justifier sa conduite.
A tous ces discours, Silvia répondait ordinairement qu'elle avait pris son parti, qu'elle savait bien qu'on ne la tiendrait pas éternellement en prison, qu'elle excusait presque une faute en faveur de laquelle militait le motif qui l'avait fait commettre, et que du reste elle comprenait assez la position de celle qui lui parlait, pour ne point lui savoir mauvais gré de sa conduite à son égard.
Du moment qu'elle eut pris la résolution d'être constamment à l'affût afin de pouvoir saisir au passage la première occasion de prendre la fuite, Silvia, qui durant les premiers jours de sa captivité se tenait presque constamment dans sa chambre, où du reste toutes les commodités de la vie avaient été réunies, se mêla un peu plus à la vie de ses compagnons, elle voulut même prendre part à leurs travaux.
Pendant les premiers jours de son séjour à Paris, Beppo, passant par hasard sur le quai de la Mégisserie, s'était arrêté pour examiner les ustensiles de chasse et de pêche qui composent l'étalage du magasin du sieur Kretz, le marchand le mieux assorti de la capitale; Beppo regardait avec tant d'attention les filets, et son regard indiquait tellement qu'il était très-capable d'apprécier la bonne confection de ces objets, que le sieur Kretz lui demanda s'il voulait en acheter et s'il était amateur de la pêche. Beppo répondit négativement à la première partie de cette question, mais il ajouta, pour répondre à la seconde, qu'il était plus qu'un amateur de la pêche, qu'avant de venir à Paris, il exerçait à Marseille, sa patrie, la profession de pêcheur, et qu'il était très-expert dans l'art de bien faire les filets. S'il en est ainsi, lui répondit Kretz, faites-moi voir de votre ouvrage, et si vous avez besoin de travailler et que vous soyez aussi adroit que vous le dites, il me sera possible de vous occuper aussi longtemps que vous le voudrez.
Beppo, charmé de trouver au moment où il s'y attendait le moins la possibilité d'occuper ses loisirs tout en gagnant de l'argent, se procura tout ce dont il avait besoin, et se mit de suite à la besogne; puis il fit voir à Kretz le premier filet qu'il avait fait, et le marchand, oubliant pour un moment ses habitudes commerciales, ne put s'empêcher de s'écrier: C'est un ouvrage parfait dans toutes ses parties! combien me ferez-vous payer cela le pied?
Beppo qui, plusieurs fois déjà, avait été à même de s'apercevoir qu'à Paris tout était beaucoup plus cher qu'à Marseille, demanda un tiers de plus qu'il n'aurait exigé dans son pays, se promettant in petto de diminuer ses prétentions si elles paraissaient trop exagérées; mais à sa grande surprise, le marchand se hâta de le prendre au mot, et de suite il lui fit une commande assez considérable pour l'occuper pendant plusieurs mois; c'était à cette fabrication que Silvia avait voulu prendre part, et comme elle était excessivement adroite, elle fut, après avoir reçu quelques leçons, aussi experte que ses professeurs, et put faire admirablement bien ses jolis petits filets de diverses couleurs, destinés aux dames élégantes.
Grâce à la hauteur prodigieuse de leur habitation, les reclus respiraient un air très-sain, et la vue sur le magnifique panorama qu'ils avaient devant les yeux lorsqu'ils se mettaient à la fenêtre, pouvait en quelque sorte leur tenir lieu de promenade; aussi la vie sédentaire qu'ils menaient tous trois, n'avait en rien altéré leur santé. Silvia avait dans sa chambre un piano, de la musique, tout ce qui lui était nécessaire pour dessiner, de sorte que lorsqu'elle était lasse de travailler elle pouvait se retirer chez elle, lire, dessiner ou chanter quelques morceaux que Beppo et sa mère, impressionnables comme toutes les natures méridionales, écoutaient toujours avec un nouveau plaisir; ils étaient donc en apparence assez contents l'un de l'autre.
Beppo, qui dans l'origine ne sortait qu'à de rares intervalles et pour très-peu d'instants, s'absentait assez souvent et quelquefois il lui arrivait de rester plusieurs heures dehors; mais cependant il n'oubliait jamais de recommander à sa mère de ne pas se relâcher de sa surveillance, et c'était fort sage, car s'il n'avait pas pris cette précaution, la bonne femme qui ne savait ce que c'était que la dissimulation, voyant la sérénité briller sur le visage de Silvia, lui aurait ouvert toutes les portes, pourvu que celle-ci lui eût fait la promesse de revenir.
Beppo dit un jour qu'il allait sortir pour un temps beaucoup plus long que celui qu'il passait ordinairement dehors, il fallait qu'il allât rendre à Kretz les travaux qu'il venait d'achever, et qu'il fit emplette des matières premières qui devaient lui servir à confectionner de nouveaux filets, tout cela devait le retenir dehors au moins cinq ou six heures, de sorte que comme il était près de deux heures lorsqu'il sortit, il ne devait être de retour que de sept à huit heures du soir.
Silvia, de sa chambre où elle s'était retirée au moment de son départ, sous le prétexte de prendre quelques instants de repos, l'ayant entendu dire à sa mère ce que nous venons de rapporter, en lui recommandant bien de ne pas cesser un instant d'avoir les yeux sur elle, se dit qu'elle attendrait peut-être longtemps avant qu'il se présentât une occasion aussi favorable et qu'elle devait chercher à la mettre à profit. Cette résolution une fois prise, elle descendit vers la Catalane, bien déterminée à tout risquer pour recouvrer la liberté.
Elle n'avait pas de plan arrêté, cependant elle fit d'abord mille caresses à la vieille femme, afin de détourner son attention et saisit adroitement une cravate et le bonnet de laine rouge de Beppo, qu'elle cacha sous sa blouse. (Nous avons oublié de dire que Beppo, afin sans doute de mettre davantage sa captive dans l'impossibilité de fuir, lui avait enlevé ses vêtements, qu'il avait remplacés par un costume complet d'enfant de Paris, c'est-à-dire un large pantalon de velours côtelé, un gilet de même étoffe et une blouse de toile bleue sur le tout.)
Silvia avait remarqué que la Catalane mettait ordinairement dans la poche de son tablier la clé qui ouvrait la porte sur le palier d'escalier, elle attendait donc avec une certaine impatience que la vieille se mit à travailler, car elle espérait pouvoir, pendant que celle-ci serait occupée à la confection de ses filets, lui enlever cette clé et être assez leste pour ouvrir la porte, la fermer sur elle et se sauver avant que la vieille pût s'opposer à cette action, mais voyant qu'elle restait inactive, elle manifesta elle-même l'envie de se mettre au travail.
—Mais nous n'avons absolument rien à faire, lui répondit la Catalane, tous les filets ont été terminés hier au soir et il n'y a pas ici ce qu'il faut pour en confectionner de nouveaux; et comme Silvia paraissait assez vivement contrariée de ce qu'elle était forcée de rester inoccupée, la Catalane se frappa tout a coup le front, en s'écriant:
—Savez-vous tailler les robes?
Bien que l'on ne fût encore qu'au mois de mars, le temps était superbe, un joyeux soleil dorait le faite des maisons d'alentour, et pour profiter de cette belle journée, les habitants du pavillon en avaient ouvert toutes les fenêtres, un éclair illumina tout à coup l'esprit de Silvia, elle venait de concevoir un plan d'évasion dont la réussite lui paraissait à peu près certaine.
—Sans doute, répondit-elle, je sais parfaitement tailler les robes et si vous en avez une à faire, donnez-la-moi, je serais charmée de m'occuper, je ne puis rester un instant oisive, sans me sentir les nerfs agacés.
La Catalane prit dans une armoire un coupon d'étoffe de soie, rapporté de la Provence et fabriqué selon toute apparence bien avant la première révolution, elle le remit à Silvia.
Celle-ci ne manqua pas de trouver charmante cette étoffe qui n'était autre chose qu'un pékin chiné du plus mauvais goût, et pour témoigner toute la joie qu'elle éprouvait de ce qu'on voulait bien lui confier la confection d'un aussi précieux vêtement, elle se mit à chanter une romance en déployant toutes les ressources de sa voix. La Catalane était charmée de la voir d'aussi bonne humeur.
—Ah! lui dit-elle en soupirant, que j'aurais de plaisir à vous nommer ma fille.
C'était la première fois qu'elle se permettait une allusion à la position de son fils et de la captive. Silvia la regarda en souriant.
—Vrai, lui répondit-elle, eh bien! nous parlerons de cela plus tard, en attendant aidez-moi à transporter cette table près de la fenêtre.
La Catalane s'empressa de faire ce qu'elle désirait, et Silvia, après avoir pris avec beaucoup d'aisance la mesure de la robe qu'elle allait tailler, déploya l'étoffe. La table n'était pas, il s'en fallait, d'une superficie égale à celle du coupon, aussi fut-elle forcée d'en laisser pendre dehors au moins la bonne moitié. Tout en appliquant sur l'étoffe les patrons qu'elle avait préalablement taillés, elle parlait de choses et d'autres à la Catalane, de sorte qu'au moment où celle-ci cherchait dans les cavités cervicales de sa boîte osseuse une réponse à une question assez saugrenue qu'elle venait de lui adresser, (elle avait demandé à cette bonne femme, qui ne connaissait en fait de musique que le tambourin et la petite flûte des joyeux enfants de la Provence, si elle préférait la musique allemande à la musique italienne), elle laissa tomber par la fenêtre un assez grand morceau de la magnifique étoffe flambée.
—Ma robe, ma pauvre robe! s'écria la vieille femme.
—Elle n'est pas perdue, dit Silvia qui avait vivement déplacé la table et s'était de suite mise à la fenêtre, le coupon s'est arrêté sur le toit qui est parfaitement sec, et de la fenêtre de l'étage au-dessous il vous sera très-facile de l'amener à vous à l'aide d'une perche. Descendez vite, je vais veiller afin qu'on ne vous l'enlève pas.
La mère de Beppo s'empressa de faire ce que lui disait Silvia, elle sortit de l'appartement armée d'un manche à balai, elle n'oublia pas cependant de fermer la porte à deux tours.
Dès qu'elle fut dehors, Silvia quitta la fenêtre et courut vers une armoire dans laquelle elle prit un verre qu'elle remplit de vinaigre, puis elle se plaça contre la porte, et lorsque la Catalane l'ouvrit pour rentrer, elle lui lança avec violence au visage le liquide contenu dans le verre qu'elle tenait à la main.
La surprise et la douleur arrachèrent à la pauvre femme de nombreux cris de terreur.
—Je suis aveuglée, je suis morte, dit-elle.
Et elle tomba plutôt qu'elle ne s'assit sur la première marche de l'étage inférieur, en se frottant les yeux; Silvia sans s'inquiéter davantage de ce qui pourrait lui arriver, profita de ce moment pour s'esquiver; et elle descendit les cent dix marches qui conduisaient à la rue avec la légèreté d'un faon.
Une fois hors de sa prison, Silvia se trouva fort embarrassée; son premier soin avait été de se réfugier sous une allée afin d'entourer son cou de la longue cravate et de se coiffer de l'épais bonnet de laine dont elle s'était munie; cela fait, elle erra pendant très-longtemps dans le sombre dédale que forment les rues étroites et tortueuses du quartier Saint-Marcel, et plusieurs fois, à sa grande terreur, elle se retrouva devant la maison qu'elle venait de quitter; elle ne connaissait pas le quartier dans lequel elle se trouvait et elle n'osait ni prendre une voiture ni demander son chemin, dans la crainte que ceux auxquels elle s'adresserait ne devinassent son sexe. La nuit vint bientôt, elle était sombre et quelques gouttes d'eau annonçaient déjà la pluie qui, quelques instants plus tard, devait tomber avec violence. Après avoir fait une foule de marches et de contre-marches qui à son grand désespoir la ramenaient toujours au même point, elle se trouva proche la barrière Saint-Jacques; elle était alors déterminée à prendre une voiture et à se faire conduire chez elle, au risque de ce qui pourrait en arriver, mais suivant leur louable habitude, les cochers de fiacres et de cabriolets avaient quitté la station aux premiers signes de pluie qu'ils avaient remarqués.
Silvia se détermina à aborder un homme et une femme d'un aspect assez respectable, abrités sous un vaste parapluie vert qui à ce moment entraient dans Paris, afin de leur demander en quel lieu elle se trouvait et le chemin qu'elle devait suivre pour se rendre chez elle, à la barrière de l'Etoile.
—Vous êtes, lui répondit l'homme, à la barrière Saint-Jacques, mon garçon, mais comment se fait-il donc que vous soyez à près de neuf heures du soir et par un temps pareil dans un quartier aussi éloigné de celui dans lequel vous devez vous rendre?
Un bourgeois de Paris ne répond jamais d'une manière directe à la question, quelque simple qu'elle soit qu'on lui adresse, il faut d'abord qu'il sache pourquoi on lui adresse cette question, et tout ce qui s'en suit.
Silvia crut ne pas devoir prendre pour confident, cet honnête habitant du quartier Saint-Marcel, elle se borna à renouveler sa demande.
—Je me suis égarée, dit-elle, je dois me rendre avenue Châteaubriant, près la barrière de l'Etoile, et je ne sais vraiment quel chemin je dois suivre.
—Eh! bien mon garçon, vous n'êtes pas arrivé au terme de votre course, il y a loin d'ici la barrière de l'Etoile, deux bonnes lieues au moins; mais pour ne pas vous égarer, il faut suivre cette rue en droite ligne, jusqu'au deuxième pont que vous traverserez, ensuite vous tournerez à gauche sur le quai, jusqu'aux Champs-Elysées, d'où vous verrez la barrière de l'Etoile, terme de votre longue course: vous entendez, toujours tout droit sans vous détourner; allez, mon Jésus, et que Dieu vous accompagne.
La femme n'avait pas dit un mot; elle était restée en extase, la bouche béante, les yeux clignotants, effets sans doute du petit vin d'Argenteuil qu'elle venait de sabler, et que le peuple nomme à si juste titre du casse-poitrine.
Le bonhomme parlait encore que Silvia s'était déjà mise en route.
Comme elle marchait en sens divers depuis plus de trois heures, elle était trempée par la pluie, et ses jambes commençaient à plier sous elle; cependant elle reprit courage. Tout en suivant la rue Saint-Jacques; elle se demandait de quelle manière elle pourrait sortir de la fâcheuse position dans laquelle elle se trouvait: devait-elle aller chez elle? il était probable qu'elle n'y trouverait personne; devait-elle aller chez Salvador? mais pendant sa longue absence quelques accidents imprévus pouvaient avoir dérangé l'existence du marquis: il fallait cependant qu'elle se déterminât à aller chez lui, au risque de ce qui pourrait arriver.
Elle était en proie à de sombres et tristes réflexions lorsqu'en arrivant au coin du quai aux Fleurs, elle se sentit saisir le bras par une main vigoureuse.
Elle se retourna vivement, et reconnut Beppo; le visage du pêcheur était aussi blanc qu'un linceul: elle jeta un cri.
—Suivez-moi, lui dit Beppo d'une voix saccadée, en lui posant sa main sur la bouche: suivez-moi.
—J'aime mieux mourir! répondit Silvia: une secousse vigoureuse la débarrassa de l'étreinte énergique du pêcheur, et elle essaya de prendre la fuite.
En trois bonds, Beppo se retrouva près d'elle:
—Epargnez-moi un second crime, lui dit-il.
Au lieu de lui répondre, Silvia poussa des cris perçants; plusieurs personnes qui avaient remarqué les gestes violents de ces deux individus, se rapprochèrent vivement, et Silvia implorait leur appui, lorsque Beppo, furieux de ce qu'elle allait infailliblement lui échapper, tira de sa poche un long couteau-poignard, et le lui plongea dans le sein.
Elle tomba sur le trottoir avant d'avoir pu prononcer une parole.
Beppo effrayé de l'action qu'il venait de commettre, restait sans mouvement devant le cadavre de sa victime.
Ceux qui avaient été les spectateurs de ce crime, effrayés sans doute par le couteau qu'il tenait à la main, n'osaient s'approcher.
Cet état d'indécision ne dura cependant que quelques minutes, Beppo rappelé à lui par les clameurs de la foule, perça le cercle dont il était entouré, et prit la fuite dans la direction du pont d'Arcole; arrivé sur ce pont, il se trouva sur le point d'être pris; la foule des gens qui le poursuivaient, s'était divisée en deux, bandes, dont l'une suivant le quai de Gèvres et l'autre celui de la Cité, allaient se rejoindre sur le pont d'Arcole de sorte que s'il échappait à l'une, il devait nécessairement être pris par l'autre; ce fut pour éviter ce péril imminent, qu'il se précipita dans la rivière, et grâce à l'obscurité, on le perdit de vue.
Nous avons vu comment il fut recueilli chez la mère Sans-Refus, au moment où les bandits, après la scène à la suite de laquelle Délicat, Rolet le Mauvais gueux et Coco-Desbraises avaient perdu la vie allaient se séparer, c'est là où nous le retrouverons en proie à une fièvre dévorante, et soigné par une des odalisques du lieu que sa haute taille, sa physionomie avantageuse, sa magnifique chevelure noire, et plus que tout cela peut-être la position dans laquelle il se trouvait, et le crime qu'il venait de commettre, intéressaient en sa faveur.
Presque tous les lieux où se passent les événements de cette très-véridique histoire existent encore aujourd'hui, de sorte que nous pourrions inviter nos lecteurs à les visiter, ce qui nous épargnerait la peine de les décrire; mais comme nous aimons à croire que tous nos lecteurs sont gens de très-bonne compagnie, et qu'ils ne seraient pas flattés d'être forcés d'aller passer quelques instants dans un lieu où ils pourraient rencontrer des individus à peu près semblables à ceux que nous avons mis en scène dans le chapitre précédent, nous allons, pour concilier autant que possible le désir bien naturel qu'ils éprouvent, sans doute, de connaître les lieux à physionomie excentrique dans lesquels nous plaçons nos héros, et la répugnance non moins naturelle qu'ils éprouveraient s'il fallait qu'ils les y accompagnassent, essayer de décrire la chambre dans laquelle se trouvait Beppo, et d'esquisser la physionomie de la femme qui veillait à son chevet.
Il n'y a rien de plus triste, suivant nous, qu'une chambre d'hôtel garni, et cela vient, du moins nous le croyons, de ce qu'il n'y a pas d'harmonie dans l'ameublement de ces sortes d'établissements; en effet, on devine, rien qu'à les voir, que ces meubles qui appartiennent à toutes les époques et à toutes les conditions, rassemblés sans goût et sans choix dans l'asile offert au voyageur par l'hospitalité cupide des hôteliers, ont été achetés à l'encan à la suite d'un décès, d'une faillite ou d'un départ, et l'on se sent mal à l'aise au milieu de ces dépouilles de la mort, de la misère et de l'absence; eh bien, il y a entre les chambres d'hôtels garnis et celles des lieux semblables à celui dans lequel se trouvait Beppo, une étrange similitude; qu'on en juge.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, le pêcheur catalan avait été porté, pendant qu'il était évanoui, dans une des chambres du premier étage de la maison de la rue de la Tannerie.
C'était une grande pièce carrée, éclairée sur la rue par deux fenêtres à guillotine, fermées par un cadenas et garnies de grands rideaux de calicot rouge. Ainsi que celles de la boutique, les vitres de ces fenêtres avaient été barbouillées de blanc d'Espagne, de sorte qu'elles ne laissaient pénétrer dans la chambre qu'un jour pâle et douteux.
Un lit d'acajou, fabriqué sous le Directoire à l'époque où les fabricants d'ébénisterie offraient aux amateurs des modes renouvelées des Grecs et des Romains, des meubles antiques dans le plus nouveau goût, était placé dans une alcôve pratiquée au fond de la pièce, vis-à-vis des fenêtres. C'était dans ce lit que gisait Beppo qui n'avait pas encore prononcé une parole. Il était enveloppé dans des draps de gros calicot, et couvert d'un de ces couvre-pieds formé de mille pièces d'étoffes de diverses couleurs cousues ensemble, et de ses habits que l'on avait eu le soin de faire sécher.
Une commode de bois de diverses natures, garnie d'agréments en cuivre jadis dorés; deux fauteuils couverts en velours d'Utrecht jaune; (les rideaux des fenêtres et du lit étaient rouges); quelques chaises dépareillées et dépaillées; un vieux lavabo démantelé; et dans de mauvais cadres de bois dorés, de ces infâmes gravures dont on devrait pendre les auteurs, complétaient l'ameublement de cette pièce, la plus belle de la maison après celle de madame, sanctum sanctorum dans lequel personne n'était admis.
Quelques tisons brûlaient ou plutôt fumaient dans la cheminée, veuve de toute espèce de garniture, à moins que l'on ne veuille donner ce nom à deux larges et longues briques qui servaient de chenets, et surmontée seulement d'une assez belle glace de Venise, étonnée de se trouver en aussi mauvaise compagnie, et de deux vases de porcelaine pleins de fleurs artificielles à un franc vingt-cinq centimes la botte.
La femme à laquelle avait été confiée la mission de soigner Beppo, malgré les traces visibles de son passage que la débauche avait laissées sur sa physionomie, était une très-belle créature. Elle était grande et bien faite; sa chevelure, qui, à en juger par l'ampleur de son chignon, devait être longue et épaisse, était du plus beau noir; ses grands yeux, de même couleur, étaient bordés de cils longs et soyeux; ses traits étaient d'une régularité parfaite, ses doigts longs et effilés, ses pieds petits et bien faits, mais à côté de tous ces attraits qui pouvaient former un ensemble presque irréprochable, il y avait une imperfection acquise; ainsi les habitudes de son corps étaient brusques et saccadées; elles n'avaient pas cette gracieuse désinvolture, apanage envié de nos élégantes Parisiennes; cette femme négligeait sa chevelure dont les boucles inégales encadraient des joues légèrement marbrées; ses yeux étaient entourés de cercles violacés qui leur donnaient une expression presque sinistre, et ses ongles étaient couronnés de cercles noirs.
Depuis déjà assez longtemps, elle regardait Beppo qui tremblait de tous ses membres malgré la couverture épaisse dont il était couvert, et dont les yeux étaient fixés sur elle sans qu'il parût la remarquer.
—Quelle singulière maladie? dit-elle; il n'a pas encore ouvert la bouche; il me regarde sans me voir, et cependant, malgré la fièvre violente qui le dévore, il n'a pas le transport; c'est à n'y rien comprendre.
Elle ramena les couvertures sur la poitrine du malade.
—Il a froid, dit-elle. Quel dommage qu'un aussi beau garçon ne vaille pas mieux que tous les scélérats qui fréquentent cette maison. Ah! bah! ne pensons plus à cela.
Elle tira de la poche de sa robe une petite fiole d'eau-de-vie dont elle but quelques gorgées, puis elle assembla les tisons épars dans la cheminée et essaya de les faire flamber.
—Au diable, dit-elle encore en jetant au milieu de sa chambre le mauvais soufflet dont elle venait de se servir.
Beppo fit un mouvement, elle s'approcha vivement de son lit et lui souleva la tête.
—A boire, dit le malade d'une voix faible.
—Enfin, dit la fille.
Elle présenta à Beppo un verre d'eau dans lequel elle avait mis fondre un morceau de sucre et que celui-ci but avec avidité, puis il laissa tomber sa tête sur l'oreiller et s'endormit profondément.
A ce moment on frappa à la porte, que la fille alla ouvrir, et la mère Sans-Refus entra dans la chambre.
—Eh bien! ma fille, dit-elle, comment qui va c'te escarpe (assassin)?
—Il vient de me demander à boire et, après avoir satisfait sa soif, il s'est profondément endormi.
—Faut espérer que le sommeil lui fera du bien et qu'il pourra sortir à la sorgue (nuit).
—Comment! vous voulez le mettre dehors, faible comme il l'est? s'écria la fille; mais le malheureux n'aura pas fait trois pas qu'il tombera dans la rue.
—Tiens, tiens, crois-tu par hasard que je vais la garder une éternité dans ma maison, avec ça que ça ferait bon effet si par hasard la rousse (police) venait faire une visite.
—Eh bien! c'est bon, dit la fille, avec un accent marqué de mauvaise humeur, laissez-le dormir et puisque maintenant il parle et qu'il a l'air de comprendre ce qu'on lui dit, lorsqu'il s'éveillera je lui dirai qu'il faut qu'il s'en aille, et à la nuit je le mènerai dans une auberge où on lui donnera une chambre et où on aura soin de lui jusqu'à ce qu'il soit rétabli.
—Comme tu voudras, je sais que tu as bon cœur, et je suis bien tranquille sur le compte de ce pauvre garçon puisque tu t'en charges.
—Bien sûr que j'ai bon cœur, un meilleur cœur que le tien, vieille sorcière, dit la fille lorsque la mère Sans-Refus eut quitté sa chambre.
Restée seule avec Beppo, elle alluma une chandelle; car bien qu'il fût à peine quatre heures, la chambre était déjà obscure; puis elle s'assit à la tête du lit, et attendit patiemment que le malade s'éveillât.
Elle n'attendit pas longtemps, le sommeil de Beppo était trop agité pour pouvoir durer longtemps.
Il promena des yeux étonnés sur tous les objets dont il était entouré, et, remarquant la femme inconnue assise près de son lit:
—Où suis-je? lui dit-il, et que m'est-il donc arrivé?
—L'avez-vous déjà oublié? lui dit la fille; ne vous rappelez-vous plus qu'hier vous avez assassiné une femme, que vous vous êtes jeté à la rivière pour échapper à ceux qui vous poursuivaient, et que des hommes vous ont fait entrer dans cette maison au moment où vous alliez être pris.
—En effet, je me souviens, dit Beppo après être resté quelques minutes le visage caché dans ses deux mains.—Je me souviens, continua-t-il d'une voix sombre, j'ai commis un second crime; mais que s'est-il donc passé depuis hier?
—Voilà ce qui est arrivé, voilà du moins ce que m'a dit madame, car je n'étais pas ici au moment où vous y êtes entré; vous étiez en bas dans l'arrière-boutique depuis moins de cinq minutes, et vous n'aviez pas encore prononcé une parole, lorsque vous vous êtes évanoui; on vous a porté dans cette chambre et lorsque je suis rentrée, on m'a prié d'avoir soin de vous; c'est ce que j'ai fait, et de bon cœur, allez.
Beppo regardait d'un air profondément étonné cette fille, qui lui parlait de ce qui était arrivé la veille, comme de la chose la plus naturelle.
—Mais puisque vous n'ignorez pas le crime que j'ai commis, lui dit-il, comment se fait-il donc que je ne vous inspire pas de l'horreur?
—Est-ce que vous ne savez ni ce que je suis, ni dans quel lieu vous êtes? répondit-elle.
—Non.
—Je m'en doutais; ce n'est point, n'est-ce pas, pour la voler que vous avez tenté d'assassiner cette femme?
—Pour la voler! s'écria Beppo, qui, tout faible qu'il était, s'était dressé sur son séant pour répondre à cette question. Pour la voler! oh! vous ne le croyez pas.
—Non, je ne le crois pas; et maintenant je devine que cette femme est une maîtresse qui vous a trahi, et que c'est par jalousie que vous avez voulu la tuer.
—C'est à peu près cela.
—J'en étais sûre, répondit la fille; vous l'aimez donc bien, cette femme? ajouta-t-elle après quelques instants de silence.
—Je ne sais, je ne sais, dit Beppo. Je suis fou...
Et sa tête retomba sur l'oreiller; il allait peut-être retomber dans l'état de prostration dont il ne faisait que de sortir, si la fille ne se fût empressée de lui mettre sous le nez un petit flacon d'essence.
—Il ne faut pas vous laisser abattre, dit-elle, lorsqu'il eut repris ses sens; ce qui est fait est fait, et d'ailleurs elle n'est pas morte, votre maîtresse; la blessure que vous lui avez faite, quoique dangereuse, n'est pas mortelle, à ce qu'on assure; et comme les médecins de l'Hôtel-Dieu, où elle a été transportée, sont habiles, il est probable qu'elle en reviendra.
—Ah! tant mieux, répondit Beppo.
Comme il allongeait le bras pour prendre le verre d'eau sucrée placé sur la table de nuit, son couteau-poignard que les bandits avaient soigneusement replacé dans la poche de côté de son caban de pêcheur, s'en échappa et roula sur sa poitrine; il le saisit et le jeta avec force dans la cheminée.
La fille, lorsqu'elle lui avait vu prendre cette arme formidable, s'était machinalement éloignée de quelques pas.
—Ne craignez rien, lui dit Beppo, j'ai bien pu commettre un crime, mais je ne suis pas un assassin; en jetant ce couteau, je viens de rompre avec mon passé, et si la justice des hommes ne me demande pas de suite la réparation de mes crimes, toute ma vie sera consacrée à satisfaire la justice de Dieu.
—Je ne vous comprends pas bien; mais si c'est que vous craignez d'être arrêté, je crois que quant à présent vous avez tort; votre victime n'a pu encore parler, vous pouvez donc retourner chez vous, mais si cela vous est impossible, je puis vous conduire dans une auberge, où vous serez du reste plus en sûreté qu'ici.
—Mais où suis-je donc, et quelles sont les personnes généreuses qui m'ont sauvé et qui vous ont placée près de moi?
—Vraiment! ne le savez-vous pas?
—Je crois avoir eu déjà l'honneur de vous dire que non.
—Quels sont ceux qui, lorsqu'un voleur ou un assassin est poursuivi par la clameur publique, le sauvent au lieu de s'opposer à son passage?
—Ainsi ceux qui m'ont sauvé sont?...
—Des voleurs et des assassins, dit la fille en baissant tellement la voix, que c'est à peine si Beppo pût saisir le sens de ses paroles; et c'est dans une maison qu'ils fréquentent habituellement que vous êtes en ce moment.
—Mais vous, s'écria Beppo, vous si bonne, vous qui m'avez soigné avec une si touchante sollicitude?
—Quelles femmes trouve-t-on avec les voleurs et les assassins? de ces misérables créatures qui n'ont plus rien de leur sexe que le nom.
—Sauvé par des voleurs et des assassins qui m'ont pris pour un des leurs! murmura Beppo. L'expiation commence.
—Et soigné par une prostituée qui croyait qu'elle rendait service à un des hommes avec lesquels elle vit habituellement, dit la fille en regardant fixement Beppo. Pourquoi ne dites-vous pas votre pensée tout entière?
Il y avait des larmes dans la voix de la fille, lorsqu'elle prononça ces mots, Beppo, sans savoir positivement pourquoi, se sentit profondément ému; il prit la main de sa garde et il la serra affectueusement dans les siennes.
—Je suis persuadé, lui dit-il, que vous n'êtes pas ici à votre place.
—Merci de cette bonne pensée, lui répondit-elle; mais puisque vous savez maintenant en quel lieu et avec quels gens vous êtes, vous devez comprendre que vous ne sauriez trop tôt partir. Avez-vous assez de forces pour vous lever et aller prendre sur le quai, dont vous êtes à deux pas, une voiture qui vous conduira chez un de vos amis, si vous craignez de rentrer chez vous?
—Je suis faible, répondit Beppo; mais le courage remplacera les forces qui me manquent. Je vais rentrer chez moi, car je ne veux rien faire ni pour me perdre ni pour me sauver: les crimes que j'ai commis doivent être punis, soit dans ce monde, soit dans l'autre; je dois donc laisser à la volonté de Dieu, le soin de décider de ma destinée.
La fille s'étant retirée à l'extrémité de la chambre, Beppo se leva et s'habilla avec plus de facilité qu'il n'était permis de le supposer après la crise terrible qu'il venait de traverser. Il retrouva dans une des poches de son caban le sac qui contenait la somme assez ronde qu'il avait reçue la veille de Kretz; il le prit et le posa sur la cheminée.
—Ceux qui m'ont sauvé, dit-il, n'ont pas voulu me faire payer le service qu'ils m'ont rendu.
—Oh! lui répondit la jeune fille, puisqu'ils vous ont sauvé, c'est qu'ils ont cru que vous étiez du même bois qu'eux; et entre loups on ne se mange pas.
Beppo avait fini de s'habiller, et comme la nuit était tout à fait venue, il allait sortir.
—Comment vous nommez-vous? dit-il à la fille.
—Georgette, répondit-elle.
—Eh bien! Georgette, continua-t-il, vous savez qu'au jour du jugement, Dieu pèsera dans une même balance nos bonnes et nos mauvaises actions, et que suivant que la somme du bien l'emportera sur celle du mal, nous serons récompensés ou punis; j'ai déjà commis beaucoup de fautes, des crimes même, ne voulez-vous pas me permettre de faire une action qui puisse m'être comptée en déduction de mes iniquités?
—Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi, répondit Georgette, je ferai tout ce que vous voudrez.
—Puisqu'il en est ainsi, acceptez cette petite somme. Si vous ne restez ici, comme je le crois, que parce que vous ne pouvez faire autrement, elle pourra vous aider a en sortir; et j'emporterai en vous quittant la consolation d'avoir fait une bonne action.
La fille ne voulut pas accepter l'argent que lui offrait Beppo.
—Je n'ai rien fait pour vous que je n'eusse fait pour un autre, lui dit-elle. Si le don que vous voulez me faire aujourd'hui m'eût été offert un peu plus tôt, je l'aurais accepté avec reconnaissance. Mais, maintenant, il est trop tard: l'étoffe a pris son pli; et il faut voyez-vous, que je reste où je me trouve. Partez donc, et ne vous occupez plus de moi. Je ne suis pas aussi malheureuse que vous le supposez.
Beppo fit quelques pas pour sortir de la chambre, et comme il ne paraissait pas très-solide sur ses jambes:
—Voulez-vous, lui dit la fille, que je vous accompagne jusqu'à la prochaine station de voitures.
—C'est inutile, répondit le pêcheur, le grand air me fera du bien; je n'ai pas d'ailleurs beaucoup de chemin à faire.
—Partez donc, et que Dieu vous conduise.
Beppo sortit de la chambre et descendit l'escalier, dans lequel il ne rencontra personne. Georgette qui le précédait, lui ouvrit la porte de l'allée.
—Adieu, lui dit-elle.
Et elle remonta dans sa chambre.
Elle prit dans sa poche la petite fiole d'eau-de-vie à laquelle elle avait déjà donné de nombreuses accolades et acheva de la vider.
—Je suis bien aise, dit-elle, qu'il soit parti; je crois que je commençais à aimer cet homme-là.
Beppo avait trop présumé de ses forces. Après avoir suivi la rue de la Tannerie en s'appuyant le long des murs afin de ne pas tomber, il fut forcé lorsqu'il arriva sur la place de l'hôtel de ville, de s'asseoir sur une borne; ses jambes refusaient de le porter plus loin. Après s'être reposé quelques instants, il pria un ouvrier qui passait près de lui, de le soutenir jusque sur le quai où il pourrait prendre une voiture. Le brave ouvrier, qui n'aurait pas refusé à un pochard le léger service qui lui était demandé, ayant remarqué l'affreuse pâleur qui couvrait le visage de celui qui réclamait son aide, voulut faire plus qu'on ne lui demandait: il engagea Beppo à ne point bouger de sa place, et alla chercher à la station voisine un fiacre qu'il lui amena et dans lequel il le fit monter.
Laissons rouler Beppo vers la rue Contrescarpe-Saint-Marcel, et retournons chez la comtesse Lucie de Neuville, où nous allons retrouver le docteur Mathéo.
Du bon feu flambe dans la cheminée du boudoir, ou plutôt du cabinet de Lucie de Neuville, et égayé cette pièce décorée et meublée avec une rare élégance.
La comtesse et Laure de Beaumont sont diversement occupées, Lucie brode un superbe devant d'autel, destiné à la chapelle du château de Villerbanne, ancien et magnifique manoir seigneurial, qui doit un jour appartenir à son époux, Laure peint sur un écran une touffe de fleurs rares et le vase de porcelaine du Japon qui la contient.
Le boudoir de la comtesse Lucie de Neuville, n'est pas, il s'en faut, celui d'une femme à la mode.
Il y a longtemps déjà que l'on a dit pour la première fois, qu'à l'aspect seul des lieux on pouvait deviner le caractère de ceux qui les habitaient, et cela est vrai: un épicier retiré du commerce, ne se choisira pas une petite maison à volets verts, sise sur le penchant d'une jolie colline et dont la façade sera ornée seulement d'un cep de vigne et de quelques liserons aux campanules bleues; un poëte n'ira pas se loger, s'il peut faire autrement, dans la rue la plus populeuse de la moderne Babylone; un marin n'ira pas habiter les guérets de la Beauce; l'épicier voudra dans une petite ville de province, une maison à l'instar de Paris, et si ses moyens le lui permettent, il fera placer deux statues en plâtre sous son vestibule; le poëte acceptera avec plaisir la retraite dédaignée par l'épicier, le marin voudra voir la mer des fenêtres de sa chambre à coucher.
Tous ceux, quels que soient d'ailleurs leur caractère, leurs mœurs et leurs habitudes, qui mènent une existence fashionable, se ménagent dans la partie la plus reculée de leur habitation, une sorte de réduit dans lequel ils aiment à se retirer, que les femmes nomment un boudoir et les hommes un cabinet, et où ils n'admettent que leurs plus intimes amis, ou du moins ceux aux quels ils veulent bien accorder ce titre; eh bien, ceux de nos lecteurs qui ont été à même de visiter quelques-unes de ces retraites intimes des privilégiés de l'époque, ont sans doute remarqué que le boudoir d'une danseuse, cette danseuse se nomma-t-elle Fanny Elssler ou Cérito, ne ressemblait pas plus à celui d'une dévote, que celui de la femme d'un riche banquier, cette femme fût-elle madame James Rotschild, ne ressemble à celui d'une noble duchesse du faubourg Saint-Germain, que rien ne ressemble moins au cabinet d'un de ces lions (puisque c'est ainsi qu'on les nomme), qui ont conservé au dix-neuvième siècle les mœurs dissolues de la régence, que celui d'un noble descendant des Montmorency ou des La Trémouille. En effet. On aura trouvé: dans le boudoir de la danseuse à côté de la statuette en bronze de la divinité du temple, si elle a obtenu ce genre d'illustration (et il faudrait que son mérite fût bien mince pour qu'il n'en fût pas ainsi) les cartes armoriées de l'adorateur de quartier, les couronnes et les bouquets octroyés la veille par un public idolâtre à la nouvelle sylphide et peut-être même les clés de quelques cités du nouveau monde. Des gravures mystiques, des livres d'heures des magasins de Curmer et le portrait du prédicateur à la mode, éclairés par un demi-jour plus propre à inspirer des pensées voluptueuses que des pensées chrétiennes dans celui de la dévote. Dans le boudoir de la femme du Turcaret, de l'or sur les lambris, de l'or sur les panneaux, de l'or en haut, en bas, de l'or partout, de sorte que le gynécée de madame n'est autre chose qu'un reflet de la caisse de monsieur.
Le cabinet du roué (pourquoi ne pas conserver à ces messieurs un nom qu'ils méritent à tous égards) sera orné des portraits des malheureuses, blondes, brunes on châtain, qu'il aura faites ou qu'il aura voulu faire, de cigares de Manille dans d'élégantes boîtes de palissandre, et pour peu que le roué soit quelque peu expert dans l'art des Bertrand et des Daressy, il pourra bien arriver qu'une épître amoureuse écrite par la dernière femme aimée, soit appendue, richement encadrée, à la place la plus apparente de ce même cabinet; et ainsi des autres; il y aura toujours dans chacun d'eux le cachet de l'individualité de ceux auxquels ils appartiendront, mais nous croyons bien sincèrement qu'il n'y a de vraiment irréprochable, sous le double rapport de l'élégance, de la décoration et du choix convenable des objets destinés à les meubler, que ceux que nous avons cités sans en rien dire, par la raison toute simple que nous avons l'intention d'essayer de décrire celui de la comtesse Lucie de Neuville qui est un de ceux-là.
Ainsi que nous l'avons dit, le boudoir de la comtesse de Neuville ne ressemble pas à celui d'une coquette. Il est tendu d'une étoffe de soie, fond lilas clair, semée de fleurs et d'oiseaux fantastiques, relevée à chaque panneau par des torsades de soie verte, roulées autour de très-petites rosaces en cuivre argenté. Des draperies épaisses n'ont pas été disposées devant les fenêtres de cette pièce afin de n'y laisser pénétrer que ce demi-jour tant aimé des coquettes, sans doute parce qu'il dispense de rougir, (ce qui serait à peu près impossible à la plupart de ces dames), et qu'il augmente l'audace de ceux qui attaquent leur vertu. Le jour pour arriver chez Lucie de Neuville n'a, donc pas à traverser un triple rempart de gaze, de mousseline et de soie, il n'y a absolument rien devant les deux fenêtres de son gynécée, formées chacune d'une magnifique glace, seulement lorsque les rayons du soleil sont un peu trop vifs, elle peut baisser des stores sur lesquels elle a peint les deux plus gracieux paysages qui se puissent imaginer.
On le voit, le boudoir de Lucie de Neuville ressemblait un peu à la maison de verre de Socrate, on pouvait facilement, du vaste jardin sur lequel il était éclairé, voir tout ce qui s'y passait; mais qu'est-ce que cela pouvait faire à Lucie, ce n'était ni pour écrire des billets doux, ni pour recevoir les nombreux adorateurs que son irréprochable beauté, ses grâces modestes et les charmes de son esprit attiraient sans cesse sur ces traces, qu'elle s'y retirait.
Le boudoir de Lucie, ainsi du reste qu'il était facile de s'en apercevoir aussitôt qu'on y était entré, était un temple consacré à tous les arts; aussi les pièces les plus remarquables de son ameublement, étaient-elles un magnifique piano d'Erard, une harpe, un chevalet et tout ce qui était nécessaire pour peindre, des bronzes de Barye et quelques statuettes d'après l'antique, disposés avec goût sur une étagère; et rangés avec soin dans une élégante bibliothèque de bois de citronnier, les meilleurs ouvrages de notre ancienne et de notre nouvelle littérature.
Parmi tous ces objets consacrés aux arts, c'était avec plaisir que l'on remarquait une jolie table à ouvrage et un métier à broder; ces deux petits meubles semblaient n'avoir été mis à la place qu'ils occupaient, que pour indiquer que la maîtresse de ce sanctuaire n'avait pas renoncé aux occupations habituelles de son sexe, et qu'elle ne cultivait les arts et les lettres que pour se délasser et non pour en faire l'unique occupation de sa vie.
Depuis le départ de monsieur de Neuville pour l'Algérie, Lucie qui ne sortait que très-rarement et qui pour recevoir peu de visites, passait dans ce cabinet où son amie, Laure de Beaumont, lui tenait compagnie la plus grande partie de son temps; et nous pouvons donner l'assurance à celles de nos jolies lectrices qui seraient disposées à trouver l'existence qu'elle menait quelque peu monotone, qu'elle ne s'ennuyait que très-rarement.
Est-il en effet possible de s'ennuyer lorsque l'on sait demander à un travail, que l'on peut rendre attrayant en le variant à l'infini, les distractions que l'on n'est pas disposé à aller chercher dans le monde, et que l'on a près de soi une personne à laquelle on est attaché par des rapports d'esprit et de caractère.
Depuis environ une heure qu'elles travaillaient ensemble, la comtesse et Laure de Beaumont, contre leur habitude, n'avaient échangé que des monosyllabes; depuis l'aventure de la rue de la Tannerie, Lucie était triste, et Laure, qui avait plusieurs fois en vain essayé de lui faire comprendre qu'elle se débattait contre une chimère et que ses craintes étaient absolument sans fondement, avait pris le parti de ne plus lui parier de cet événement dont le souvenir paraissait lui être désagréable.
Laure s'était levée pour juger de l'effet de ce qu'elle venait de peindre, et elle fut si satisfaite de son ouvrage, qu'elle frappa ses mains l'une contre l'autre et s'écria, avec une naïveté qui n'appartenait qu'à son heureux caractère:
—Oh! que c'est joli et comme j'ai bien rendu ce beau rhododendron et les brillantes couleurs de ce magnifique Vulcain; mais regarde donc, Lucie, ajouta-t-elle en mettant sous les yeux de son amie l'écran qu'elle venait de peindre, c'est presque aussi bien qu'une aquarelle de madame Jacotot.
Lucie leva la tête pour admirer le chef-d'œuvre de son amie, celle-ci remarqua l'expression de profonde tristesse empreinte sur le visage de la comtesse.
—Vraiment, Lucie, s'écria-t-elle, je ne te comprends pas, je suis certaine que tu penses encore à ce qui nous est arrivé l'autre soir?
—Que veux-tu, ma chère Laure, un pressentiment que je ne puis vaincre, me dit que la rencontre que j'ai faite dans cette maison me sera fatale, et ce n'est pas en vain, vois-tu, que Dieu a permis que nous ayons de ces pressentiments.
—Je le crois comme toi, c'est afin sans doute que nous puissions nous tenir sur nos gardes, qu'il nous envoie ces mouvements intérieurs qui nous avertissent de l'approche d'un danger quelconque; mais s'il en est ainsi, que dois-tu craindre, le péril que l'on prévoit est beaucoup moins redoutable que celui que l'on ignore, car il est au moins possible d'en atténuer les effets, sinon de l'éviter tout à fait.
—Tu es vraiment beaucoup plus raisonnable que ta pauvre amie, ma chère Laure, et cependant tu es beaucoup plus jeune qu'elle, mais il faut m'excuser, vois-tu, je suis tellement contrariée de ce que ce maudit docteur ne soit pas encore venu m'apprendre comment se porte la pauvre Eugénie, que je me déplais à moi-même.
—Mais tu as oublié, sans doute, que tu as prié le docteur de faire pour toi une démarche qui peut-être a demandé un certain temps, et puis les nécessités de sa place peuvent l'avoir retenu. Ne te rappelles-tu plus que c'est dans son service que l'on a placé cette femme habillée en homme que l'on a tenté d'assassiner sur le pont Notre-Dame.
Lucie et Laure en étaient là de leur conversation, lorsque Paolo vint annoncer à sa maîtresse que le docteur Mathéo demandait à être introduit près d'elle.
—Faites entrer, dit Lucie.
Le docteur était plus pâle et paraissait encore plus triste qu'il ne l'était ordinairement.
—Enfin, docteur, vous voilà donc! dit Lucie, lorsque Mathéo se fut assis sur le siége que, sur un signe de sa maîtresse, Paolo s'était empressé de lui présenter; nous vous attendions avec la plus vive impatience.
—A ce point, ajouta Laure, que lorsqu'on vous a annoncé nous parlions de vous, et que je disais à Lucie que si vous nous aviez négligées si longtemps, il ne fallait pas accuser votre indifférence, mais bien vos nombreuses occupations.
—Je vous remercie beaucoup, mademoiselle, de ce que vous avez bien voulu me défendre; j'ai été en effet tellement occupé qu'il m'a été impossible jusqu'à ce moment de prendre un instant pour vous rendre visite.
—Vous ne pouviez sans doute quitter cette pauvre jeune femme si lâchement assassinée.
—Il est vrai, mademoiselle, la blessure qu'on lui a faite est grave, très-grave, et je n'ai voulu laisser à personne le soin de lever le premier appareil.
—Dites-moi, docteur, cette femme est-elle aussi belle que le disent les journaux qui ont rendu compte de ce qui lui est arrivé?
—Oui, mademoiselle. Cette femme est vraiment douée d'une merveilleuse beauté; il y a entre sa physionomie et celle de madame la comtesse de Neuville quelques points de ressemblance.
—Vous me flattez, docteur, dit Lucie en souriant.
—Du tout, madame la comtesse, répondit Mathéo; cette femme qui est admirablement belle vous ressemble un peu, il n'y a rien là qui puisse vous paraître extraordinaire.
—Et l'on ne sait encore, continua Laure, ni le nom de celui qui l'a frappée, ni pourquoi elle était vêtue d'un costume d'homme?
—Hélas! non, mademoiselle; il y a vraiment dans cet événement quelque chose de mystérieux. Les journaux vous ont appris comment l'assassin était parvenu à se sauver en se précipitant dans la rivière. On ne sait ni s'il a péri, ni s'il est parvenu à gagner le bord; le temps était si obscur et l'atmosphère si chargée de brouillards, au moment de la perpétration du crime, qu'il a échappé à tous les yeux; et par un hasard fâcheux, le saisissement ou tout autre cause a enlevé à la victime, qui est encore trop faible pour écrire, l'usage de la parole. Mais je vous parle de choses qui doivent peu vous intéresser, et j'oublie de rendre compte à madame la comtesse de la mission qu'elle a bien voulu me confier.
Le docteur prit dans son portefeuille le cachet armorié du billet écrit par Salvador à la comtesse Neuville que cette fois il remit à cette dernière.
—Je suis allé, lui dit-il, chez la personne qui vous a adressé la lettre à laquelle était adapté ce cachet.
—Eh bien! docteur, répondit la comtesse, cet homme, n'est-ce pas, est un galant homme, et ses traits qui annoncent une belle âme, ne sont pas un miroir trompeur? mais répondez-moi donc, ajouta-t-elle après une pause de quelques minutes, impatientée qu'elle était de ce que Mathéo gardait le silence.
Le docteur laissa tomber sur Lucie de Neuville un regard empreint de la plus profonde tristesse; puis, un profond soupir s'échappa de sa poitrine.
—Mais, qu'avez-vous donc, docteur? dit Laure, à laquelle n'avait pas échappé l'expression du regard qu'il avait jeté sur la comtesse; on dirait vraiment que vous avez une fâcheuse nouvelle à nous apprendre?
—Voyons, M. le docteur, ajouta Lucie, qu'est-ce que ce marquis de Pourrières? je vous avoue que je suis curieuse de savoir comment un si noble personnage se trouvait dans un lieu semblable à celui dans lequel je l'ai rencontré.
La comtesse, sans peut-être se rendre compte à elle-même du sentiment auquel elle obéissait, affectait l'air de la plus profonde indifférence pour faire une question dont elle attendait la réponse avec la plus vive impatience; Mathéo ne fut pas la dupe de cette petite ruse féminine.
—La maison de Pourrières, répondit Mathéo, est ainsi que je vous l'ai déjà dit, une des plus anciennes et des plus considérées de la Provence, celui qui vous a écrit est, à ce qu'on assure, le dernier rejeton de cette ancienne maison; du reste, sa position dans le monde paraît assurée; il est, vous le savez, auditeur au conseil d'Etat et le chevalier de la Légion d'honneur.
Ce que disait le docteur causait à la comtesse et à son amie un plaisir évident, et dont l'expression se laissait lire sur leurs charmants visages.
Lucie était satisfaite de ce que l'homme auquel elle s'intéressait sans trop savoir pourquoi, était, par sa naissance et par sa position, du même monde que celui auquel elle appartenait; elle ne désirait peut-être pas le revoir, mais elle se disait in petto que si par hasard elle le rencontrait dans un des cercles qu'elle fréquentait, et qu'il vînt lui parler, elle pourrait lui répondre sans craindre de se compromettre; elle était bien aise, en un mot, de ce que le marquis de Pourrières était de ces gens que l'on pouvait connaître.
Laure de son côté, était charmée d'acquérir la certitude que l'homme dont son amie avait fait la rencontre, appartenait à la bonne compagnie, par la raison toute simple qu'elle était persuadée qu'une fois que Lucie serait bien certaine qu'elle n'avait rien à craindre de M. le marquis de Pourrières? les vagues terreurs qu'elle n'avait cessé de manifester et les inégalités d'humeur qui en étaient la suite, disparaîtraient pour ne plus revenir.
—J'espère, dit-elle à son amie, que tu n'éprouveras plus, maintenant que tu es certaine que cet homme, dont ton imagination avait fait une espèce de croque-mitaine, est presque un grand seigneur, de ces folles terreurs qui te rendaient si malheureuse.
—J'étais folle en effet, répondit la comtesse en souriant, à son amie, j'étais véritablement folle. J'y étais bien, moi, dans cet ignoble cabaret, il n'est donc pas extraordinaire qu'il s'y soit trouvé aussi.
Mathéo, écoutait les deux femmes et ne disait rien.
—Bon! s'écria Laure, voilà maintenant que tu passes d'une extrémité à l'autre; tu étais, il est vrai, dans ce cabaret, mais c'est un accident qui t'y avait amenée; tu ne t'étais pas déguisée pour y venir, tandis que ce marquis, qui, à ce qu'il paraît, y était très à son aise, était, nous as-tu dit, vêtu d'un costume que l'on n'a pas l'habitude de porter dans les salons.
—C'est vrai, mon Dieu! répondit la comtesse, c'est vrai. Mais dites-moi donc quelque chose, docteur; avez-vous vu cet homme? que vous a-t-il dit?
—J'ai vu en effet monsieur le marquis de Pourrières, et s'il faut croire ce qu'il m'a dit, sa présence où vous l'avez rencontré et son déguisement seraient parfaitement justifiés. Mais rien n'atteste la vérité de ses paroles.
—Mais enfin, que vous a-t-il dit?
—Oh! mon Dieu! madame, de ces choses que l'on trouve toujours dans son imagination lorsque l'on veut justifier une action équivoque, en supposant que ce soit une action de cette nature que l'on ait l'intention de justifier.
—Ainsi, docteur, vous croyez que ce marquis est un homme dont il faut se méfier?
—Il est toujours bon, madame la comtesse, de n'accorder sa confiance qu'aux gens que l'on connaît parfaitement. Mais je vous fais là une recommandation inutile, vous avez trop de sagesse pour ne pas savoir ce que vous avez à faire.
—Savez-vous, dit Laure, que vous n'êtes ni l'un ni l'autre amusant. Eh! que nous fait, après tout, ma chère Lucie, ce qu'est ou ce que n'est pas ce marquis de Pourrières? Nous savons que ce n'est ni un voleur ni un assassin; cela doit nous suffire, n'est-il pas vrai?
—Je suis de votre avis, mademoiselle.
Cette réponse du docteur Mathéo mit fin à la conversation dont jusqu'à ce moment le marquis de Pourrières avait été le sujet; et la comtesse qui avait reçu, la veille une lettre d'Eugénie de Mirbel qui la remerciait de ce qu'elle avait fait pour elle et la priait de venir la voir, demanda au docteur des nouvelles de son amie. Celui-ci lui apprit que cette jeune femme, grâce aux soins qu'il avait été à même de lui faire donner, était, sinon rétablie, du moins tout à fait hors de danger, et que le plus vif de ses désirs, était celui de voir l'amie à laquelle elle devait le bien-être dont elle jouissait en ce moment. La comtesse ne souffrait plus de la blessure qu'elle s'était faite quelques jours auparavant, et le ciel annonçait une belle journée... Lucie proposa à Laure de venir avec elle chez Eugénie de Mirbel.
Laure s'empressa d'accepter la proposition, elle se faisait une fête de revoir celle qui pendant le peu de temps qu'elles avaient passé ensemble dans le pensionnat, où toutes les deux elles avaient été élevées, avait été une de ses plus chères amies. Lucie sonna et ordonna à Paolo de faire atteler.
Le docteur prit congé des dames afin de leur laisser le temps de procéder à leur toilette et sortit après avoir promis à la comtesse de Neuville de lui rendre visite le lendemain.
Moins d'une demi heure après s'être quittées, Lucie et Laure se retrouvèrent dans le salon habillées et prêtes à partir. La comtesse et son amie n'étaient pas, on le voit, de ces femmes qui passent à leur toilette la plus grande partie de leur temps, de ces femmes en un mot, qui s'habillent le matin, babillent toute la journée et se déshabillent le soir; et cependant, aimables lectrices, elles n'étaient ni moins belles, ni moins bien parées que la plus jolie et la plus pimpante d'entre vous; c'est que ce n'est ni le luxe, ni le temps qu'elle emploie à sa toilette qui ajoutent des attraits à ceux que possède déjà une jolie femme; en effet, eût-elle le port de la Diane chasseresse et les traits de la Vénus de Milo, elle ne sera après tout qu'une créature fort ordinaire si elle ne sait pas disposer avec goût ses ajustements, et si elle ne possède pas cette gracieuse coquetterie, apanage inné de nos aimables Parisiennes, coquetterie, qui se laisse deviner sans jamais se laisser apercevoir.
Mathéo avait loué pour Eugénie de Mirbel, dans une assez jolie maison bourgeoise de la rue Riboutté un petit appartement qu'il avait fait garnir de meubles très-simples, mais s'il n'avait pas cru devoir entourer la pauvre femme des mille recherches luxueuses de la vie élégante, il avait voulu, se conformant du reste aux intentions de la comtesse de Neuville, qu'il ne lui manquât rien de tout ce qui pouvait servir à lui faire oublier les cruelles épreuves qu'elle venait de supporter, aussi Eugénie de Mirbel, couchée, au sortir du galetas dans lequel nous l'avons vue, dans un bon lit garni de draps fins et blancs et de moelleuses couvertures, et placée dans un appartement égayé par un bon feu, avait éprouvé une sensation de bien-être inexprimable, et cette sensation avait plus contribué peut-être que les médicaments ordonnés par le docteur à lui faire recouvrer la vigueur et la santé.
Lorsque Lucie et Laure arrivèrent chez elle, elle était assise dans un bon fauteuil à la Voltaire qu'elle avait fait approcher du feu, et la bonne vieille femme dont elle n'avait pas voulu se séparer, la grondait de ce qu'elle avait absolument voulu se lever.
Ce n'était plus la femme qu'elle avait vue dans le galetas de la rue de la Tannerie que Lucie avait devant les yeux; Eugénie était toujours il est vrai extrêmement pâle, mais ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec soin, ses yeux avaient repris leur translucidité et les cercles noirs qui les entouraient précédemment commençaient à disparaître.
—Tu veux imiter Dieu, dit Eugénie de Mirbel à la comtesse de Neuville, tu fais le bien et on ne te voit pas.
Elle voulut se lever pour embrasser son amie, Lucie la força de rester assise, et après l'avoir embrassée plusieurs fois et l'avoir préparée à la visite qu'elle allait recevoir, elle fit avancer Laure qui, jusqu'à ce moment, était restée dans la pièce d'entrée.
Eugénie reconnut de suite Laure que cependant elle n'avait pas vue depuis sa sortie du pensionnat.
—Je suis bien heureuse, dit-elle, de retrouver à la fois mes deux plus chères amies.
—Nous sommes plus heureuses que toi, ma chère Eugénie, répondit la comtesse, puisque c'est à nous que le ciel a bien voulu fournir l'occasion de faire un peu de bien à une personne que nous chérissons toutes deux et de toute notre âme.
—Mes chères amies! dit Eugénie de Mirbel qui pressait avec force contre sa poitrine Lucie et Laure qui s'étaient précipitées entre ses bras, et, durant quelques minutes, ces trois charmantes femmes confondirent leurs embrassements.
Les cris d'un enfant les arrachèrent à cette douce étreinte, Eugénie courut au berceau de sa fille, qui était placé à la tête de son lit; elle prit l'enfant entre ses bras et l'apporta en rougissant à Lucie de Neuville.
—Elle te doit la vie, dit-elle, ne veux-tu pas l'embrasser.
Lucie prit l'enfant qu'elle couvrit de baisers, tandis que Laure, qui avait levé les barbes du bonnet de dentelle qui couvrait sa petite tête, ne pouvait se lasser de la regarder.
De naïves exclamations traduisaient à chaque instant sa vive admiration.
—Que tu es heureuse d'avoir une aussi jolie petite fille, dit-elle enfin.
—Asseyons-nous et causons, dit la comtesse, qui voulait éviter à Eugénie la nécessité de répondre à la naïve remarque de Laure, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vues que nous devons avoir beaucoup de choses à nous dire.
Lucie remit à la vieille femme, pour qu'elle la replaçât dans son berceau, la petite fille qui s'était endormie entre ses bras, et les trois amies prirent place devant le bon feu qui flambait dans la cheminée.
Lucie désirait connaître afin d'y remédier, si cela était possible, les événements qui avaient précipité son amie dans l'abîme d'où elle venait de la tirer, mais elle ne voulait pas lui demander des confidences que celle-ci, par reconnaissance peut-être, se croirait obligée de lui faire; elle crut que le meilleur moyen de provoquer sa confiance était de lui accorder la sienne. Elle raconta donc à Eugénie les événements bien simples de sa vie depuis sa sortie du pensionnat, la mort de son père, suivie bientôt de son mariage avec le colonel comte de Neuville, bien qu'il fût beaucoup plus âgé qu'elle, et le départ récent de celui-ci pour l'Algérie.
—Je ne puis rien vous raconter, dit Laure lorsque Lucie eût achevé son récit, ma vie, encore moins incidentée que celle de Lucie, ne peut vraiment fournir le sujet d'une narration:
»J'ai passé mes premières années à Lagny, une jolie petite ville de la Brie, célèbre par sa fontaine et les mœurs peu courtoises de ses habitants qui jettent dans la susdite fontaine ceux qui leur demandent combien vaut l'orge sans avoir la main dans le sac. Je n'ai quitté cette ville que pour entrer au pensionnat au moment où tu en sortais, ma chère Eugénie. Mon éducation terminée, je suis allée, avec la permission d'un oncle que j'aime infiniment, bien que je ne l'aie jamais vu, demeurer avec Lucie. Je passe mon temps à lire, à dessiner, je fais de la musique, je vais au bal; je suis en un mot aussi heureuse qu'il est possible de l'être, car je ne m'ennuie que lorsque Lucie est triste, ce qui depuis quelques jours lui arrive plus souvent que je ne le voudrais.
Eugénie avait pris les mains de ses deux amies, qu'elle serrait affectueusement entre les siennes.
—Il faut, dit-elle, que je vous raconte ce qui m'est arrivé depuis que je ne vous ai vues; c'est une bien triste histoire que la mienne et dont tu connais déjà le dénoûment, continua-t-elle en s'adressant à Lucie de Neuville.
Celle-ci embrassa tendrement Eugénie, qui, après quelques instants de silence, continua en ces termes:
Je n'avais pas encore douze ans lorsque je perdis, mon père, qui avait été le plus intime ami du tien, ma chère Lucie, et ma mère qui le suivit de près dans la tombe. Mes parents, par suite de fausses spéculations commerciales et de la faillite des personnes auxquelles ils avaient confié des sommes considérables, avaient perdu leur fortune lorsqu'ils moururent, de sorte que la mort vint à point pour leur épargner les tourments, compagnons inséparables de la pauvreté. Je ne sais ce que je serais devenue si une sœur aînée de ma mère, qui avait toujours habité la province, n'était pas accourue à Paris à la nouvelle de l'affreux malheur qui venait de me frapper et ne s'était pas chargée de moi.
»J'apportais avec moi dans la maison de cette estimable femme le malheur qui, à dater de cette époque, ne devait pas cesser de me poursuivre.
»Ma tante voulant me faire donner une éducation digne de ma naissance, me plaça, deux ans environ après m'avoir recueillie, dans le pensionnat où nous avons été élevées. Je ne sais si vous vous rappelez le caractère que j'avais alors...»
—Tu étais douée, dit Lucie, du plus heureux caractère qui se puisse imaginer, tu riais sans cesse, et lorsque l'une de nous était triste c'était toujours toi qui trouvais le moyen de l'égayer; mais cela ne dura pas longtemps, peu de temps après ton arrivée au pensionnat tu changeas tout à coup de caractère.
—Vous vous rappelez sans doute, continua Eugénie de Mirbel, une de nos sous-maîtresses, une assez belle personne, dont nous admirions toutes les beaux yeux, bleus et les magnifiques cheveux noirs, tout en nous moquant quelquefois de son air rêveur et mélancolique?
—Madame Delaunay? dit Laure.
»Précisément, cette femme, qui avait, dit-on, éprouvé de grands malheurs, et qui avait perdu son mari peu de temps après son mariage, avait été admise dans notre pensionnat sur la recommandation d'une dame anglaise près de laquelle elle était restée assez longtemps, afin de commencer l'éducation d'une jeune fille que l'on venait d'envoyer dans l'Inde pour y rejoindre son père. Je fus, vous le savez, pendant un certain laps de temps, la première à me moquer des airs langoureux de madame Delaunay, qui n'ouvrait jamais la bouche que pour pousser de profonds soupirs, et qui nous disait sans cesse que sa naissance lui avait permis d'espérer un sort plus heureux que ne l'était le sien à ce moment; mais à la fin, l'inaltérable douceur de madame Delaunay, qui n'opposait à toutes nos innocentes railleries de folles jeunes filles, que le silence et cette inconcevable inertie devant laquelle s'émoussent les pointes les plus acérées me désarmèrent, et je devins, toute jeune que j'étais, sa plus intime amie.
»Madame Delaunay employait tout le temps dont elle pouvait disposer, à lire des romans qu'elle se procurait facilement et qu'elle savait, avec une adresse infinie, dérober aux regards de notre bonne maîtresse qui était, vous le savez, une ennemie déclarée de ces sortes de livres. Vous avez déjà deviné ce qui arriva: elle m'en prêta quelques-uns que je lus avec avidité; puis d'autres, puis encore d'autres.
»J'ai malheureusement reçu de la nature une imagination assez impressionnable; aussi ces lectures ne tardèrent pas à porter leurs fruits ordinaires. Je perdis une à une toutes les qualités qui m'avaient fait aimer de mes compagnes. Plus de folles saillies, plus de ces joyeuses reparties qui vous faisaient tant rire; je ne voulais plus prendre part à vos jeux; j'étais devenue, en un mot, un reflet de madame Delaunay: je vivais dans un monde créé par mon imagination, et peuplé des héros et des héroïnes des livres que j'avais lus. A l'heure qu'il est je rirais bien volontiers des folles idées qui traversaient sans cesse, à cette époque, mon imagination, si la suite ne m'avait pas appris que les idées de nos premières années, sont destinées à exercer sur les premiers événements importants de notre vie, une influence soit heureuse soit fatale.
»Ma tante possédait, au moment où elle me prit chez elle, une fortune qui, sans être considérable, lui permettait de vivre assez honorablement; mais désirant me voir occuper un jour dans le monde une position brillante, position que je ne pouvais acquérir que par un riche mariage, ma bonne tante voulut augmenter sa fortune afin d'être à même de me donner une grosse dot lorsque j'aurais atteint l'âge de me marier.
»Il lui arriva ce qui devait nécessairement arriver à une femme sans expérience aucune des affaires, lancée tout à coup sur le terrain brûlant des spéculations. Les gens auxquels elle avait accordé sa confiance la trompèrent sans éprouver le moindre scrupule: les uns lui firent acheter fort cher des actions industrielles qui n'étaient seulement pas cotées à la bourse; les autres lui firent prêter de l'argent à de grands personnages qui ne sont pairs de France ou députés qu'afin de ne pas payer leurs dettes, si bien qu'un jour la pauvre femme qui croyait avoir au moins doublé sa fortune, qui bâtissait pour moi les plus magnifiques châteaux en Espagne, et qui dormait tranquille sur un monceau d'actions de tous les formats et de toutes les couleurs, se réveilla ruinée ou à peu près: il lui restait environ deux mille francs de revenu.
»Ses moyens ne lui permettant plus de payer le prix assez élevé de ma pension, elle fut forcée de me faire quitter le pensionnat avant que mon éducation fût achevée. Ce fut avec plaisir que vous m'avez vu partir, mes chères amies, car je vous avais laissé croire que je vous quittais pour épouser je ne sais plus quel grand personnage, dont je vous avais tracé un portrait qui ressemblait plus au héros fantastique du dernier roman que j'avais lu qu'à un personnage réel.
»Etait-ce par orgueil ou seulement pour mentir que je vous faisais un semblable conte? ce n'était ni pour l'un ni pour l'autre motif; mais les romans donnent à ceux qui en lisent beaucoup, avant que l'expérience n'ait mûri leur esprit, une idée si fausse du monde et de ceux qui l'habitent, qu'ils ne peuvent que difficilement se déterminer à croire à l'amitié de ceux qui les entourent, lorsque cette amitié ne se traduit pas en transports ridicules et en démonstrations exagérées; je ne croyais donc pas à votre amitié qui cependant, et la suite l'a prouvé, était aussi réelle qu'elle était calme; c'est pour cela que je ne vous fis pas connaître l'affreux malheur qui venait de frapper ma bonne tante.
»Je ne me séparai pas sans peine de madame Delaunay, à laquelle j'avais accordé la confiance que je vous avais refusée, et ce ne fut qu'après qu'elle m'eût fait la promesse de venir souvent me voir que je pus m'arracher de ses bras pour suivre ma tante qui m'attendait dans l'appartement de notre maîtresse.
»Ma tante avait accepté sans se plaindre le coup affreux qui venait de la frapper, et de suite elle s'était résignée à la vie plus que modeste qui devait être la nôtre à l'avenir. Ce ne fut donc pas dans l'appartement assez somptueux qu'elle avait habité jusqu'à ce moment qu'elle me conduisit, mais bien dans une retraite perdue dans un des plus populeux quartiers de la capitale (lorsque l'on veut se cacher, c'est au milieu de la foule qu'il faut aller vivre), retraite excessivement simple et tout à fait conforme à l'état précaire de notre fortune, mais dans laquelle cependant rien de ce qui pouvait contribuer à me faire trouver moins monotone la vie que nous allions mener n'avait été oublié. Ma tante, qui pour augmenter le petit capital qui lui restait, s'était débarrassée de tous les objets ayant une certaine valeur, qui garnissaient l'appartement qu'elle occupait précédemment, avait précieusement conservé tout ce qui m'appartenait personnellement; ainsi je retrouvai dans notre modeste hermitage, et rangés avec soin dans une petite pièce absolument, semblable à celle qu'ailleurs j'avais pompeusement décorée du titre de boudoir, tous les objets que j'aimais: mes livres, mon chevalet, ma palette et mes pinceaux, mes albums, ma musique et un magnifique piano d'Erard aussi bon qu'il était beau, et sur le sort duquel je n'avais pas cessé de trembler.
»Ma bonne tante jouissait de ma surprise, et des larmes de joie coulaient le long de ses joues vénérables.
-»Tu le vois, mon enfant, me dit-elle, on peut, bien que l'on soit pauvre, se procurer encore quelques instants de bonheur.
»Je me précipitai entre ses bras qu'elle avait ouverts pour me recevoir, et pendant quelques instants, nous nous tînmes étroitement embrassées.
—»Ecoute, mon enfant, me dit ma tante, lorsque nous nous fûmes arrachées à cette douce étreinte, c'est parce que j'ai voulu te faire bien riche, qu'aujourd'hui nous sommes pauvres toutes les deux; il ne faut donc pas m'en vouloir; il ne me reste, ma chère Eugénie, que deux mille francs de revenu, c'est bien peu! cependant si nous avons de l'économie, mille à douze cents francs chaque année pourront nous suffire, de sorte qu'au bout d'une dixaine d'années, nous nous trouverons à la tête d'un petit capital, qui sera ta dot; tu es belle, tu as de l'esprit, tu as reçu une bonne éducation, tu seras toujours sage, je n'en doute pas; eh bien! il ne faut pas désespérer de l'avenir, tu rencontreras infailliblement, si tu conserves ces précieuses qualités, un honnête homme qui voudra posséder tout cela, qui te rendra heureuse et dont tu feras le bonheur: et que la retraite dans laquelle nous allons vivre ne t'épouvante pas; si bien cachée que soit la violette, son parfum la décèle et on finit par la découvrir. Il en est de même des femmes, on ne néglige que celles qui ne méritent pas d'être recherchées.
»Ma bonne tante ne me parlait ainsi, sans doute, que pour me donner de l'espérance et du courage; quoi qu'il en fût, j'étais tout à fait de son avis; mais ce qu'elle n'attendait que du temps, d'une conduite uniforme et peut-être bien, seulement de la bonté de Dieu. Je l'attendais moi, soit du hasard, soit de mon mérite personnel, les livres que j'avais lus m'avaient tourné la tête à ce point, j'avais l'imagination tellement remplie de rois qui avaient épousé des bergères, de grands seigneurs qui avaient sollicité à genoux la main de pauvres ouvrières, et j'accordais à ma petite personne une si haute valeur, qu'il me paraissait en effet impossible que le monde pût m'oublier dans ma retraite.
Cependant les jours se passaient, et comme je n'avais plus ni le temps ni la possibilité de me gâter à la fois le cœur et l'esprit, mon caractère ne tarda pas à reprendre son assiette ordinaire, je redevins aussi gaie que je l'étais lors de mon arrivée au pensionnat, et avec ma gaieté, je recouvrai mes brillantes couleurs de jeune fille que, si vous vous en souvenez, je commençais à perdre lorsque je vous quittai; je m'occupais des soins de notre petit ménage; je peignais; je faisais de la musique, et le soir je lisais à ma bonne tante quelques passages de nos bons auteurs. Ma vie, vous le voyez, n'était pas très-incidentée: ma tante, que son grand âge rendait valétudinaire, ne pouvait sortir que très-rarement, aussi lorsqu'elle se trouvait un peu plus vigoureuse qu'elle ne l'était habituellement et qu'une belle journée nous permettait d'aller passer quelques heures, soit aux Tuileries, soit au Luxembourg; ces deux jardins étaient situés à une distance presque égale de notre domicile; j'étais aussi joyeuse qu'une jeune mariée qui trouve dans sa corbeille un cachemire on un écrin qu'elle n'espérait pas. Cependant je n'étais pas malheureuse, tant il est vrai que la sérénité de l'esprit et la quiétude de l'âme peuvent nous tenir lieu de tous les biens qui nous manquent.
»Il y avait près de six mois que j'avais quitté le pensionnat, et je n'avais pas encore entendu parler de madame Delaunay, qui, ainsi que je l'ai appris plus tard, en avait été renvoyée peu de temps après ma sortie, sans doute parce que notre digne maîtresse avait fini par s'apercevoir qu'elle n'était pas douée d'un caractère à la hauteur de la mission qui lui avait été confiée.
»J'avais été d'abord assez cruellement blessée de l'abandon de cette femme, mais comme en définitive je n'avais pas pour elle cet attachement que les personnes vraiment dignes savent seules nous inspirer, je l'avais totalement oubliée, lorsqu'un matin elle se présenta chez nous.
»Une visite, quelle qu'elle fut, était pour ma tante que le malheur n'avait pas rendue misanthrope, et pour moi qu'elle venait distraire quelques instants, un heureux événement, événement bien rare dans notre vie, car depuis que nous étions pauvres, personne ne venait plus nous voir, nous accueillîmes donc madame Delaunay avec le plus vif empressement, elle s'excusa de ce qu'elle n'était pas venue plus tôt me voir, en me disant qu'aussitôt sa sortie du pensionnat qu'elle n'avait quitté, disait-elle, que parce que sa santé ne lui permettait plus de supporter les fatigues de la profession d'institutrice, fatigues bien légères, cependant, elle était tombée malade et avait été forcée de garder le lit pendant un laps de temps fort long.
»Nous causâmes assez longtemps; madame Delaunay nous apprit tout ce qui lui était arrivé depuis la mort de ses parents qu'elle avait perdus lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant, c'était une bien longue et bien lamentable histoire, qui ressemblait un peu à tout ce que j'avais lu, et je crois vraiment maintenant que madame Delaunay s'appropriait les aventures de l'héroïne d'un de ces romans in-12, imprimés sur papier à sucre, édités jadis par le fameux Pigoreau, et que l'on ne rencontre plus, à l'heure qu'il est, que sur les derniers rayons d'un de ces antiques cabinets de lecture perdus dans les limbes d'un chef-lieu de canton. Cette histoire, cependant, pleine d'événements extraordinaires, de complications mystérieuses, de reconnaissances imprévues, et dont le dénoûment était encore un mystère, m'intéressa beaucoup, et grandit tellement aux yeux de ma tante, celle qui la racontait (qui comme vous le pensez bien, s'y était ménagé un rôle qui devait donner la plus haute idée de son caractère), que la pauvre femme qui ne pouvait croire qu'il existe des gens qui trouvent à mentir, un plaisir inexplicable, fit à madame Delaunay les plus vives instances, afin de l'engager à venir nous voir le plus souvent qu'elle le pourrait.
»Madame Delaunay revint plusieurs fois chez nous, et bientôt elle fut notre plus fidèle commensale; ma tante recevait ses visites avec le plus vif plaisir. Madame Delaunay, malgré les travers de son caractère, avait l'esprit cultivé et causait assez agréablement; et puis, ainsi que je vous l'ai déjà dit, ma tante étant valétudinaire ne pouvait sortir que très-rarement, de sorte que j'étais aussi forcée de rester confinée à la maison à l'âge où l'on a tant besoin de prendre un peu d'exercice et de respirer au grand air. Madame Delaunay, par la position qu'elle avait occupée et ses relations antérieures avec moi devait lui inspirer assez de confiance pour qu'elle me permît de sortir quelquefois avec elle, c'est ce qu'elle fit avec le plus vif empressement.
»J'allais donc assez souvent me promener accompagnée de madame Delaunay, soit aux Tuileries, soit au Luxembourg, soit au jardin du roi, mais plus souvent aux Tuileries qu'ailleurs; car ma compagne, malgré ses idées romanesques, aimait le monde et les lieux où on le trouve, tandis que moi je préférais les lieux silencieux et les ombrages épais.
»Lorsque le temps était beau nous prenions avec nous quelques petits ouvrages de femme et nous allions nous asseoir sous les grands marronniers des Tuileries, où souvent nous restions plusieurs heures avant de songer à nous retirer. Quelquefois, je voyais passer devant moi, couvertes de riches habits, appuyées sur le bras de l'homme qu'elles avaient pris pour mari, et suivies d'un valet, quelques-unes de mes camarades de pension, mais pas une ne s'avisa de reconnaître la jeune fille simplement vêtue qui travaillait avec tant d'activité, pas une ne lui adressa une légère inclination de tête; elles me croyaient sans doute beaucoup plus pauvre que je ne l'étais en effet.
»Un jour, madame Delaunay arriva chez nous très-richement parée, elle était coiffée d'un chapeau très-frais de la bonne faiseuse, enveloppée dans un assez beau cachemire; sa robe avait été taillée dans une étoffe de soie moirée magnifique. Nous lui fîmes nos compliments au sujet de cette brillante toilette qui nous paraissait assez insolite, car nous savions que les moyens pécuniaires de cette femme, étaient très-bornés. Je ne sais si elle devina quelles étaient nos pensées, car son premier soin fut de nous faire connaître la source d'où lui venaient toutes ces richesses. Elle nous dit qu'un de ses frères, qui avait acquis aux Indes orientales une fortune très-considérable, venait d'arriver à Paris, et qu'il voulait qu'elle partageât avec lui tout ce qu'il possédait; puis elle fit l'éloge du noble caractère de ce frère, et, à l'appui de ce qu'elle avançait, elle nous montra plusieurs billets de banque.
»Rien ne nous autorisait à douter de ce qu'elle avançait; ma tante voulut bien me permettre de sortir avec elle; elle voulait, disait-elle, faire plusieurs acquisitions, et ce serait pour moi une distraction que de parcourir les divers magasins qu'elle allait visiter.
»Nous nous mîmes en route. Ne voulant pas faire contraste, je m'étais composée des débris de mon ancienne splendeur une toilette peut-être plus simple, mais assurément de bien meilleur goût que celle de mon amie. Nous nous arrêtâmes, ainsi que cela avait été convenu, chez plusieurs marchands; mon amie acheta plusieurs petits objets, et me força d'accepter quelques bagatelles que je reçus avec plaisir, car je ne voyais pas sans éprouver une bien douce émotion, que la fortune n'avait pas changé le cœur de mon amie.
»Il n'était pas encore deux heures lorsque nous eûmes achevé de faire toutes nos emplettes, et bien que le froid fût assez vif, le temps était magnifique et animé par un beau soleil d'hiver. Madame Delaunay me dit que si je voulais l'accompagner, nous irions faire un tour aux Tuileries. Je n'avais aucune raison de m'opposer à ce désir; seulement, je lui fis observer que notre voiture était pleine des acquisitions que nous venions de faire, et qu'il fallait absolument nous en débarrasser.—Qu'à cela ne tienne, me répondit-elle, je vais envoyer tout ceci chez toi par notre cocher, qui remettra en même temps un petit mot à ta tante, afin qu'elle ne soit pas surprise de notre longue absence, et nous irons à pied jusqu'aux Tuileries. Il fut fait ainsi qu'il avait été dit.
»Nous étions arrivées à l'extrémité de l'allée des Tuileries qui longe la terrasse des Feuillants, et nous allions retourner sur nos pas, lorsque nous fûmes abordées par un monsieur déjà âgé et décoré de plusieurs ordres.
—»Ma foi, ma chère Clélie, dit-il en s'adressant à madame Delaunay après m'avoir adressé un salut parfaitement conforme aux lois de la bonne compagnie, je ne croyais pas avoir le plaisir de te rencontrer ici et en aussi charmante compagnie. Il m'adressa un nouveau salut auquel je ne répondis que par une légère inclination de tête.
—»C'est mon frère, me dit madame Delaunay. N'est-ce pas qu'il est bien?
»Je ne remarquai pas la singularité de cette question; seulement je n'étais pas de l'avis de mon amie.
»Je ne sais si vous êtes comme moi; mais rien au monde ne me paraît plus ridicule et plus affligeant en même temps que de voir un vieillard affecter le ton et les manières d'un jeune homme; je crois que de beaux cheveux blancs et les profonds sillons que le temps creuse sur un visage vénérable, sont la seule parure qui convienne à la vieillesse. L'homme qui venait de nous aborder devait donc, seulement par l'aspect de sa personne, m'inspirer une répugnance invincible.
»Cet homme avait évidemment passé son dixième lustre; et cependant il était aussi rigoureusement busqué, ganté, et éperonné que le plus farouche des lions de la loge infernale. Un camélia blanc, d'une dimension fabuleuse, ornait une des boutonnières de son habit et il maniait avec une vivacité toute juvénile un superbe jonc surmonté d'une grosse pomme d'or ciselée avec soin.
»Supposez une figurine du Journal des modes, à laquelle vous donnerez un vieux visage que n'ont pu rajeunir ni les talents de l'épileuse, ni l'usage immodéré de tous les liniments et de tous les cosmétiques imaginables, et vous aurez devant les yeux le portrait exact du frère de madame Delaunay.
»Après une promenade assez longue, durant laquelle il ne cessa de louer et ma beauté et mon esprit, bien que ma mine renfrognée et le mutisme presque complet que j'observais eussent dû lui donner une bien pauvre idée et de l'une et de l'autre, il nous proposa de nous mener dîner chez un traiteur; du reste cette proposition nous fut faite dans les termes les plus convenables.
—»Il y a si longtemps, me dit-il, que je n'ai vu ma bonne sœur, que je dois naturellement saisir toutes les occasions qui se présentent de passer quelques instants près d'elle, et vous me rendrez un véritable service en ne l'empêchant pas d'accepter la proposition que je viens de vous faire.
»Et comme par politesse, et bien certaine d'avance que madame Delaunay n'accepterait pas cette proposition, je laissai à cette dernière le soin de nous excuser.
—»Je ne vois pas pourquoi, me dit-elle, nous n'accepterions pas la gracieuse invitation de mon frère; nous nous presserons un peu, de sorte que ta tante n'aura pas le temps d'être inquiète.
»J'étais prise à un piége que je m'étais tendu moi-même; cependant j'hésitais; mais mon amie joignit ses instances à celles de son frère; je fus en un mot, pour ainsi dire forcée d'accepter; du reste les choses se passèrent très-convenablement; nous nous pressâmes un peu et notre Amphitryon, qui paraissait comprendre que je devais être impatiente de me retirer, n'essaya pas de nous retenir; je lui sus bon gré de sa discrétion ainsi que de son extrême politesse, et à la fin du repas il me paraissait un peu moins ridicule que lorsque nous nous étions mis à table.
»Nous étions alors en carnaval. Des jeunes gens placés à une table voisine de celle que nous occupions, parlaient entre eux du dernier bal masqué auquel ils avaient assisté.
—»Tu n'es jamais allée au bal masqué? me dit madame Delaunay.
—»Jamais, lui répondis-je; et il est probable que ce ne sera pas de sitôt que je pourrai y aller. J'en suis bien fâchée, continuai-je, sans attacher à mes paroles plus d'importance qu'elles n'en méritaient, j'en suis vraiment bien fâchée: j'ai souvent entendu dire que rien au monde n'était plus amusant qu'un bal masqué.
—»C'est bien vrai, me répondit madame Delaunay. J'y suis allée quelquefois, accompagnée de mon mari, et j'y ai pris beaucoup de plaisir.
»Et elle se mit à me faire du bal masqué une peinture bien capable de tourner une tête de jeune fille, elle me fit de la salle de l'Opéra, un jour de bal, une description qui la faisait ressembler à un palais des Mille et une Nuits. Ce n'était, à l'entendre, que girandoles et guirlandes de lumières, dont les feux se réfléchissaient dans d'immenses glaces et dans les dorures des panneaux et des lambris; on n'y marchait que sur les plus magnifiques tapis; et chaque marche d'escalier, chaque vestibule étaient garnis de caisses élégantes, renfermant les fleurs les plus rares et les plus odoriférantes. Et puis c'était cet immense orchestre de plusieurs centaines de musiciens distingués, qui obéissaient, comme un seul homme, à la baguette du Napoléon du quadrille, de l'illustre Musard; c'était cet orchestre qu'il fallait entendre! Celui du Conservatoire n'était absolument rien en comparaison. Et puis c'était cette immense variété de riches et brillants costumes empruntés à toutes les époques et à toutes les contrées qu'il fallait voir: la dame châtelaine du quatorzième siècle, appuyée sur le bras d'un garde française du règne de Louis XV; le chevalier du temps des croisades, courtisant une merveilleuse du Directoire, près d'un soldat de la république qui causait dans un coin avec un dominicain, tandis que des dominos blancs noirs, roses, bleus, de toutes les couleurs, mystérieux fantômes, se glissaient à travers les divers groupes et prenaient part à tous les plaisirs du bal sans que personne pût les reconnaître.
»Le frère de madame Delaunay crut devoir ajouter quelques traits au tableau déjà si brillant que venait de faire sa sœur.
—»La sainte alliance des peuples, dit-il, n'existe vraiment qu'au bal masqué. Français et Anglais, Italiens et Autrichiens, Polonais et Russes, Belges et Hollandais, Grecs et Turcs, vivent ensemble en bonne intelligence dans la salle de l'Opéra; aussi, lorsque tous ces hommes vêtus de costumes si pittoresques et d'aspects si divers se sont réunis pour le galop final, et qu'ils passent rapides comme un torrent qui a rompu ses digues, devant les dominos qui se sont réfugiés dans les loges du rez-de-chaussée, on croit voir l'Europe réconciliée courir vers un meilleur avenir.
»Vous avez remarqué, mes chères amies, que madame Delaunay et son frère avaient toujours soin de placer dans un des coins du tableau qu'ils mettaient devant mes yeux, plusieurs dominos, personnages mystérieux qui pouvaient tout voir et tout entendre sans être remarqués. Ils voulaient sans doute en me montrant la possibilité de ma présence au bal de l'Opéra, me donner l'envie d'y aller; si telle était en effet leur intention, leur réussite fut complète.
—»C'est jeudi prochain qu'aura lieu le dernier bal dit madame Delaunay, et il sera, dit-on, plus brillant que tous ceux qui l'ont précédé. Je voudrais bien pouvoir y aller...
—»Et moi aussi, dis-je à mon tour.
»Je dois le dire, lorsque j'exprimais aussi formellement ce désir, je ne pensais pas que l'accomplissement en fût possible.
»Le frère de mon amie se chargea de me prouver que je m'étais trompée.
—»Mais puisque vous désirez toutes deux assister à ce bal, rien ne vous empêche, ce me semble, de vous procurer ce plaisir, et je serais très-volontiers le cavalier de ma bonne sœur et celui de sa charmante amie.
—»Au fait? dit madame Delaunay, qui m'adressa un regard dont je compris parfaitement l'intention.
—»Ma tante ne voudra jamais me permettre de passer une nuit au bal, répondis-je.
»Et malgré tous les efforts que je fis pour le retenir, un profond soupir s'échappa de ma poitrine.
—»C'est vrai, dit mon amie, ta tante ne voudra pas te permettre d'aller à ce bal où nous nous serions tant amusées.
»Je répondis à mon amie que n'étant pas forcée de subordonner sa volonté à celle d'une autre personne, rien ne s'opposait, puisqu'elle en avait envie et que son frère voulait bien lui servir de cavalier, à ce qu'elle allât à ce bal.
—»Vous me raconterez, lui dis-je, tout ce que vous aurez vu, et ce sera absolument comme si j'y avais été.
»Madame Delaunay me répondit qu'elle m'aimait trop pour se déterminer à prendre sans moi un aussi vif plaisir, plaisir qui, du reste, n'en serait plus un pour elle si je ne le partageais pas.
»J'étais fort touchée de l'attachement et de la vive amitié que me témoignait mon amie; mais aux regrets que j'éprouvais en songeant que je ne pourrais voir les choses merveilleuses dont on venait de me faire de si ravissantes peintures, se joignirent ceux bien plus vifs, je vous l'atteste, que m'inspirait la résolution qu'elle avait prise de ne point aller sans moi au bal masqué.
»La conversation que je viens de vous rapporter avait eu lieu dans une voiture de place qui nous avait pris à la porte du traiteur chez lequel nous avions dîné et amenés près de la demeure de ma tante, le frère de mon amie nous avait quittées peu d'instants auparavant, et madame Delaunay m'avait priée de ne point parler de lui à ma tante, elle craignait, me dit-elle, que celle-ci ne nous blâmât de ce que nous étions allées dîner avec lui. J'essayai d'abord de vaincre ses scrupules qui me paraissaient exagérés, mais voyant à la fin que je ne pouvais y parvenir et ne croyant rien devoir refuser à une personne qui me témoignait tant d'amitié, je lui promis tout ce qu'elle voulut, de sorte que lorsque nous fûmes arrivées chez ma tante, je fus forcée de confirmer l'histoire qu'elle lui fit pour justifier notre longue absence, histoire qui, du reste, obtint un plein succès; ma bonne tante était si éloignée de me croire capable de lui faire un mensonge, qu'elle m'aurait cru sans difficulté si je lui avais dit à minuit que le soleil brillait d'un vif éclat.
»Lorsque madame Delaunay nous quitta après nous avoir promis sa visite pour le lendemain, je fis à ma tante sa lecture quotidienne qui se prolongea jusqu'à près de dix heures du soir; lorsque nous nous quittâmes pour aller prendre le repos dont nous avions besoin, ma tante, ainsi qu'elle en avait l'habitude, m'embrassa sur le front et me souhaita une bonne nuit; j'avais sur le cœur le mensonge que je venais de lui faire et je fus sur le point de le lui avouer, je ne sais quel démon retint sur mes lèvres l'aveu tout prêt à s'en échapper; sans doute mon mauvais ange, qui pour me récompenser de ce que je lui avais obéi, envoya les songes les plus riants colorer mon sommeil: je rêvais que j'étais au bal de l'Opéra, dans cette salle magnifique dont mon amie et son frère m'avaient fait une si pompeuse description, et que de ce formidable orchestre dirigé par l'illustre Musard, s'échappaient des torrents d'harmonie, qui mettaient en mouvement la foule diaprée des débardeurs, des titis, et des postillons de Longjumeau.
»Le lendemain, madame Delaunay vint déjeuner avec nous, le temps était trop mauvais pour que nous pussions songer à sortir, de sorte qu'il fut convenu qu'elle passerait avec nous la journée tout entière. Vers une heure, ma tante qui se sentait légèrement indisposée se retira et me laissa seule avec mon amie.
—»Eh bien! me dit-elle, as-tu pensé au bal masqué de jeudi? quant à moi j'en ai rêvé toute la nuit.
—»Moi de même, lui répondis-je.
—»Si tu le voulais, ajouta-t-elle, nous pourrions aller à ce bal.
—»Mais comment?
—»Ecoute, ma chère amie, je t'aime trop, tu le sais, pour te donner de mauvais conseils, aussi je suis persuadée que tu n'interpréteras pas mal ce que je vais te dire. Nos grands parents auxquels l'âge a donné le besoin du repos, ne veulent pas comprendre que lorsque l'on est jeune on a besoin de se remuer, de changer d'air, que l'on est avide de tout voir et de tout connaître; il ne faut pas leur en vouloir, ils subissent la loi commune que nous subirons à notre tour; mais serions-nous bien coupables, je te le demande, si sans blesser en rien les convenances, sans heurter de front leurs préjugés qui en définitive prennent leur source dans la tendresse qu'ils nous portent, puisque ce n'est que pour nous mettre à l'abri des dangers qu'ils ont courus, qu'ils veulent nous interdire une foule de jouissances innocentes, serions-nous bien coupables, dis-je, si nous nous servions un peu de notre libre arbitre?
»Je vous l'ai avoué, j'avais lu, grâce à madame Delaunay, une foule de romans dont quelques-uns n'étaient pas sans doute l'expression d'une morale bien pure. Cependant je ne compris absolument rien à l'exorde du discours entortillé qu'elle venait de commencer: des livres que j'avais lus, les faits seuls m'avaient frappée; mon esprit, grâce à Dieu, n'avait pas été assez subtil pour en déduire des conséquences.
—»Je ne vous comprends pas dis-je, à madame Delaunay.
»Elle me regarda d'un air profondément étonné, elle ne pouvait croire sans doute que les semences jetées dans mon esprit, eussent porté si peu de fruits.
—»Ma pauvre amie! me dit-elle.
»L'air de profonde commisération avec lequel elle prononça ces mots, me blessa plus que vous ne pouvez vous l'imaginer; j'avais l'amour-propre de croire que j'étais douée d'un esprit au moins égal à celui de mon ancienne sous-maîtresse et c'était elle qui me parlait avec ce ton de dédaigneuse supériorité, aussi ce fut presque avec le ton de la colère, que je l'invitai à s'expliquer catégoriquement.
—»Eh bien! j'aime mieux cela, dit-elle, veux-tu venir au bal de l'Opéra.
—»Je le voudrais, mais je ne le puis pas, ma tante ne voudra pas me le permettre.
—»Eh bien! viens-y sans la permission de ta tante.
—»Mais comment?
»J'en prends Dieu à témoin, lorsque je faisais cette question je n'avais pas l'intention qu'elle paraissait indiquer, j'obéissais seulement à un défaut dont nous sommes toutes plus ou moins affligées, à la curiosité; je voulais seulement savoir quels étaient les moyens que madame Delaunay comptait employer afin de me faire aller au bal sans que ma tante en sût rien.
»Voici ce que madame Delaunay répondit à cette question que je lui avais faite: Comment?
—»La porte de la maison que vous habitez n'est fermée qu'après minuit, et ouverte le matin à la pointe du jour, et le nombre des locataires qui y résident est si considérable, que le portier ne s'occupe ni de ceux qui entrent, ni de ceux qui sortent. Je demanderai à ta tante la permission de te conduire au spectacle, permission qu'elle ne me refusera pas, j'en suis certaine, nous irons chez moi, où tu trouveras un costume ou un domino à ton choix; mon frère nous conduira au bal, et après y avoir passé la nuit nous reviendrons chez moi; tu quitteras ton costume et tu t'en retourneras à pied chez toi, où tu pourras être rentrée et couchée avant que ta tante ne soit levée, et elle ne se sera aperçu de rien, puisqu'elle se couche invariablement à dix heures au plus tard, et qu'ainsi que tu me l'as dit plusieurs fois toi-même, elle dort d'un si profond sommeil que rien ne la réveille avant son heure habituelle.
»Les choses pouvaient, en effet, se passer ainsi, et je l'avoue à ma honte, lorsqu'une fois je fus bien persuadée qu'il était possible que j'allasse au bal sans que ma tante en sût rien, je promis à mon amie tout ce qu'elle exigea de moi.
»Je ne vous rapporterai pas les mille raisonnements que je me fis durant les quelques jours qui précédèrent ce jeudi que je ne voyais pas venir sans éprouver un certain effroi, pour justifier la faute que j'allais commettre. J'étais sur une pente fatale, je le sentais et je ne pouvais me retenir; j'obéissais à je ne sais quelle influence qui me poussait à faire une action que je blâmais tout en me préparant à la commettre et lorsque je sortis avec madame Delaunay, après que ma tante m'eût donné la permission de l'accompagner au spectacle, je me rappelai ces pauvres petits oiseaux dont les regards ont rencontré ceux du basilic, et qui vont tout pantelants et traînant de l'aile, obéissant nous ne savons à quelle puissance fascinatrice, se jeter dans la gueule du monstre qui doit les dévorer.
»J'étais à moitié folle lorsque j'arrivai chez madame Delaunay, qui occupait rue Notre-Dame-de-Lorette un assez joli petit appartement; aussi au lieu de me cacher sous un domino, ainsi que j'en avais l'intention, j'endossai, sans trop savoir ce que je faisais, un élégant costume de paysanne milanaise. Mon amie avait choisi je ne sais plus quel costume d'homme, cela me parut une inconvenance grave; je le lui dis, elle me répondit en riant: qu'en temps de carnaval tout était permis, qu'un costume d'homme était beaucoup moins gênant qu'un costume de femme, et que du reste elle n'avait adopté celui que je lui voyais, qu'afin de pouvoir me faire danser.
—»Comment, lui dis-je, est-ce que vous comptez danser?
—»Mais bien certainement, me répondit-elle, crois-tu par hasard que je vais au bal pour me croiser les jambes?
»J'étais profondément étonnée; en quittant les habits de son sexe, madame Delaunay avait totalement changé de ton et de manières, et elle essayait un pas qui devait, à ce qu'elle m'assurait, la faire proclamer la reine du bal, lorsque la sonnette violemment agitée, annonça une visite.
»Quand notre conscience n'est pas nette le moindre bruit qui nous surprend à l'improviste, impressionne désagréablement nos nerfs. Je fis un saut sur le siége que j'occupais.
—»Qui donc sonne? m'écriai-je.
—»Eh! parbleu, ce sont nos cavaliers, répondit madame Delaunay, mon frère et un de ses amis.
»Elle alla ouvrir, et son frère entra accompagné d'un autre individu dont la figure me déplut tout d'abord; mon amie saisit son frère par le milieu du corps, et malgré les efforts qu'il fit pour se dégager, il fallut qu'il se résignât à faire, en galopant, deux fois le tour de la chambre; son ami riait aux éclats.
—»C'est charmant! c'est charmant, s'écria-t-il, tandis que l'autre réparait devant une glace le désordre de sa toilette, vous êtes encore un charmant cavalier, et je suis persuadé que si vous vouliez danser, vous séduiriez les plus jolies femmes du bal.
—Vous croyez, M. le chevalier de Saint-Firmin, dit le frère de mon amie, qui évidemment était de très-mauvaise humeur, je suis donc encore suivant vous, très-capable de faire l'amour?
—»D'honneur! j'en suis persuadé.
—»Eh bien! voyez comme souvent les plus précieuses qualités sont inutiles.
—»Inutiles?
—»Sans doute, qu'ai-je en effet besoin de faire l'amour puisque j'ai à mon service des gens qui se chargent de me le procurer tout fait.
»Je ne vous rapporte ces paroles, qu'alors j'entendais sans les comprendre, que pour vous donner la mesure du caractère des gens entre les mains desquels j'étais tombée.
—Cessez, je vous prie, messieurs, dit madame Delaunay; je suis fâchée, monsieur mon frère, de vous avoir fait galoper; allons, voyons ne boudez plus, offrez votre main à mon amie et partons, il est temps.
Le frère de mon amie s'approcha de moi, et, après m'avoir adressé quelques paroles polies, il me prit la main; nous partîmes.
Quelques minutes après nous étions au bal de l'Opéra.
Je ressemblais plus à une victime que l'on conduit au supplice qu'à une jeune fille dont le plus ardent désir vient d'être réalisé; je tremblais de tous mes membres, des sueurs froides me couraient par tout le corps et mon masque me brûlait le visage. Nous n'avions pas fait trois pas dans la salle que je fus forcée de m'arrêter.
—»Qu'avez-vous donc? me dit mon cavalier.
—»Rien, rien, lui répondis-je, mais je me sentais pâlir sous mon masque, et ce n'était que grâce à des efforts suprêmes, que je parvenais à ne pas m'évanouir.
»Madame Delaunay s'approcha de moi.
—»Je souffre, lui dis-je, je voudrais bien m'en aller.
—»Ce ne sera rien, le passage subit du froid au chaud, a seul causé cette légère indisposition, nous allons nous placer dans une loge, où nous resterons jusqu'à ce que tu te sois familiarisée avec le bruit et le tumulte qui règnent ici.
»Le chevalier nous conduisit dans une loge du premier rang, qui avait été retenue pour nous.
»Le vertige qui obscurcissait mes yeux se dissipa peu à peu, et je pus jeter quelques regards sur les objets dont j'étais environnée; la salle offrait vraiment un coup d'œil féerique, et pour cette fois, il se trouva que mon imagination était restée au-dessous de la réalité. Je suivais avec intérêt les ondulations de cette foule nuancée de mille couleurs éclatantes, qui tantôt groupée dans un des coins de la salle, laissait autour d'elle un vaste espace vide; tantôt s'éparpillant sans ordre, ressemblait à un essaim d'abeilles qui vient de prendre sa volée, et lorsque les longs anneaux du galop qui terminait chaque contredanse passaient rapides devant mes yeux, j'éprouvais un vague désir de prendre une part active aux amusements de tous ces gens, dont les visages paraissaient animés par l'expression de la plus vive gaieté et du plus parfait contentement, et je me rappelais involontairement ces rondes de willis dont il est parlé dans les chroniques, auxquelles il faut nécessairement prendre part lorsque par hasard on en est spectateur.
»Mme Delaunay dansait presque dans la loge, et à chaque minute elle me demandait si je me trouvais mieux.
»Un ouf prolongé s'échappa de sa poitrine, lorsque enfin je lui répondis affirmativement:
—»Alors allons danser, me dit-elle.
»Je l'avoue à ma honte, je ne fis de résistance que ce qu'il en fallait pour ne point laisser croire que j'obéissais avec plaisir, et ce ne fut que lorsque je fus brisée, rompue, anéantie, plus peut-être par les émotions diverses que je venais d'éprouver, que par la fatigue, que je quittai la partie. Mon costume si frais, si coquet, lors de mon entrée au bal, était frippé[spelling: > fripé] et tout couvert de poussière; mes cheveux défrisés tombaient en mèches inégales le long de mes joues marbrées de légères traces rouges; une glace du foyer devant laquelle je m'étais placée pour essuyer mon visage, m'avait révélé cet affreux état de ma personne, je me fis peur à moi-même.
»Il était alors un peu plus de trois heures.
—»Ma tante verra que je suis allée au bal, m'écriai-je.
—»Que tu es enfant, me dit madame Delaunay, lorsque tu te seras baigné le visage dans l'eau fraîche, et que tu auras dormi une heure, il ne restera plus rien de ces légères traces de fatigue. Quoi qu'il en soit, allons souper, je meurs de faim, et toi?
»Je dis à mon amie que je n'avais besoin de rien, et que nous ferions bien de nous retirer à l'instant même; elle me fit observer, pour vaincre mes scrupules, que je ne pouvais rentrer chez moi, à moins d'être remarquée, avant huit heures du matin; que refuser, ce serait désobliger son frère qui était très-susceptible, et qu'elle avait le plus grand intérêt à ménager; enfin, elle me parla tant et si bien, que je me laissai conduire au café Anglais.
»Le plus délicieux souper nous fut servi dans un des cabinets de cet établissement. Je pris seulement un potage, madame Delaunay au contraire, goûta de tous les mets qui furent placés devant nous; quant aux deux hommes, ils vidaient avec une telle rapidité des flacons de vins fins, que j'en étais effrayée sans savoir pourquoi.
»Madame Delaunay était placée à table près du chevalier, j'avais à côté de moi le frère de mon amie.
»Le vin qu'ils avaient bu avait mis ces deux hommes de belle humeur, et depuis quelques instants ils échangeaient entre eux, en me regardant, des regards d'intelligence dont l'expression commençait à m'inquiéter; le chevalier avait allumé un cigare, et bien que l'odeur du tabac m'incommodât réellement, je n'osais pas me plaindre. Le frère de mon amie rapprochait son siége du mien, il vantait ma beauté et mes grâces; puis il prenait mes mains qu'il serrait entre les siennes, et qu'il couvrait de baisers. Je pâlissais, je rougissais, j'étais au supplice; et madame Delaunay, que j'implorais du regard, riait aux éclats et me disait que tout était permis pendant une nuit de carnaval.
—»A preuve, dit le chevalier, qui déposa sur les lèvres de mon amie, un vigoureux baiser.
»Je crus que madame Delaunay allait manifester d'une manière éclatante le mécontentement que suivant moi elle devait éprouver et qu'enfin nous allions pouvoir nous retirer: cette espérance ne se réalisa pas; elle invita au contraire son frère à suivre l'exemple que venait de lui donner le chevalier.
»Je ne puis trouver de termes assez énergiques pour vous peindre l'indignation que je ressentis, lorsque le visage ridé et plâtré de cette vieille caricature s'approcha du mien; je devinai tout à coup que cet homme n'était pas le frère de celle qui se disait mon amie, et quelles étaient les intentions de ces trois ignobles personnages; ce fut un éclair qui me traversa l'esprit, une révélation du ciel qui ne voulut pas permettre leur triomphe. Je me levai si brusquement, que le siége que j'occupais fut renversé, j'avais le feu au visage et mes yeux, je le sentais, devaient lancer des éclairs.
—»Vous êtes tous des infâmes! m'écriai-je d'une voix rendue tremblante par l'émotion et la colère; et profitant avec adresse de la stupeur des personnages auxquels je venais d'adresser cette virulente apostrophe, j'ouvris brusquement la porte du cabinet et je descendis rapidement un petit escalier qui se trouva devant moi et qui me conduisit sur le boulevard.
»Je ne savais où j'allais, mon seul désir était d'échapper à madame Delaunay et à ses complices; aussi, à peine arrivée sur la voie publique, je me mis à courir devant moi sans m'inquiéter du lieu où j'arriverais; mais je n'avais pas fait dix pas sur le boulevard, que j'entendis derrière moi la voix du chevalier qui me criait d'arrêter; je ne sais quelle folle terreur s'empara de tout mon être, mais je me jetai entre les bras d'un jeune homme qui se trouva par hasard devant moi, en m'écriant: Monsieur! monsieur! je vous en prie, protégez-moi.
»Ce jeune homme jeta le cigare qu'il fumait, lorsque je l'avais abordé.
—»Ne craignez rien, mademoiselle, me dit-il, ne craignez rien; quels que soient les misérables qui vous poursuivent, ils ne vous manqueront pas, je vous en donne l'assurance, tant qu'il me restera un peu de force pour vous défendre.
»A ce moment le chevalier arrivait près de nous.
—Etes-vous folle? me dit-il, tandis que je me serrais contre celui qui venait de me promettre sa protection; êtes-vous folle! nous quitter si brusquement en nous disant des injures, parce que le frère de votre amie s'est permis une innocente plaisanterie.
—»Taisez-vous, répondis-je à cet homme qui me déplaisait encore plus peut-être que le prétendu frère de madame Delaunay, et n'appelez plus mon amie cette femme qui m'a indignement trompée.
»Le chevalier se mit à rire aux éclats.
—»Je comprends, s'écria-t-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, (il voulait sans doute donner de moi, à celui qui me protégeait, une idée qui le déterminât à m'abandonner,) je comprends parfaitement, Monsieur a plus que nous le talent de vous plaire et vous voulez rester avec lui; mais il n'en sera pas ainsi, je vous en donne ma parole d'honneur; c'est de votre plein gré que vous êtes venue avec nous, et morbleu! vous y resterez.
»Jusqu'alors mon protecteur n'avait rien dit et son silence commençait à m'inquiéter. Le chevalier avait-il atteint le but qu'il se proposait et allais-je retomber entre les mains de mes persécuteurs? La crainte du danger me donna de nouvelles forces, je ne voulais pas qu'il fût dit que j'avais succombé sans me défendre.
—»Monsieur! monsieur! m'écriai-je en serrant avec force le bras de jeune homme, ne le croyez pas; et sans lui laisser le temps de me répondre, je lui dis en quelques mots comment j'avais été amenée à aller au bal de l'Opéra et pourquoi j'étais venue implorer sa protection.
—»Fariboles, que tout cela, s'écria le chevalier de Saint-Firmin, pures fariboles; venez charmante odalisque, nous avons commandé du punch, venez en prendre votre part, et il avançait sa main pour me saisir.
»Je poussai des cris perçants.
—»Arrière, monsieur, dit mon protecteur d'une voix éclatante, arrière. Et comme le frêle et chétif chevalier s'était placé devant nous et paraissait disposé à nous disputer le passage, il le repoussa si rudement qu'il l'envoya rouler à dix pas devant lui.
»Celui-ci se releva tout meurtri.—Monsieur, vous me rendrez raison de cette offense, dit-il d'une voix piteuse.
—»Allons, allons, monsieur le limonadier factice, je vous ai reconnu malgré vos lunettes, lui dit le jeune homme de l'air le plus dédaigneux, ne vous mettez pas en colère, retournez dans votre bouge, reprenez votre costume et vos moustaches grises, et faites préparer pour vos acteurs pygmées les rafraîchissements dont ils doivent avoir besoin après avoir dansé la polka, vous savez bien que les gens qui se respectent ne se battent pas avec vous; mais comme au portrait que mademoiselle vient de m'en tracer, j'ai deviné que votre compagnon, en tout ceci, n'est autre que monsieur le comte de ***, dont vous êtes le proxénète ordinaire, vous pouvez lui dire de ma part que je suis tout à son service. Vrai Dieu! ce sera faire une bonne action que de débarrasser la société de ce vieux représentant des mœurs de la régence.
»Je tremblais de tous mes membres, car je venais d'apercevoir parmi les quelques personnes rassemblées autour de nous celui dont mon protecteur parlait avec tant de mépris.
—»Répéteriez-vous devant la personne dont vous parlez, ce que vous venez de dire, dit le comte de ***?
—»Sans doute, répondit le jeune homme, ce que je viens de dire et bien d'autres choses encore: par exemple, que les vieillards, les vieillards, entendez-vous monsieur le comte, qui se teignent les cheveux et qui se peignent la visage pour ressembler à de jeunes hommes, doivent être traités comme s'ils étaient jeunes en effet; que quels que soient la position que l'on occupe dans le monde, le titre que l'on ait reçu de ses aïeux, les décorations dont on puisse se parer, on ne mérite que le mépris des honnêtes gens lorsque l'on ne se sert de tous ces priviléges que pour porter le trouble et le déshonneur dans les familles.
—»Monsieur! monsieur! savez-vous bien que je suis le comte de ***, dit celui qui venait d'être si vivement apostrophé en pâlissant sous son rouge.
—»Eh! croyez-vous, par hasard, que je ne le savais pas, repartit mon protecteur; allez, allez, digne rejeton des roués de la régence et des beaux fils du Directoire, allez laver votre visage et les taches de boue qui couvrent votre écusson, laissez à ce qui vous reste de cheveux le temps de reprendre sa couleur naturelle, vous viendrez ensuite me demander réparation si vous le jugez convenable; allez, M. le comte de ***, quoique vous fassiez tout ce qu'il est possible de faire afin de passer pour un jeune homme, j'ai pitié de votre grand âge.
—»Vous me donnerez votre nom, monsieur, vous me le donnerez.
—»Eh bien, soit: voici ma carte, puisque vous l'exigez, demain matin je serai à votre disposition.
—»Aujourd'hui, aujourd'hui même, hurlait le comte de ***, qui voulait s'opposer à notre passage.
—»Non, pas aujourd'hui, lui répondit mon protecteur; j'ai besoin des heures qui vont suivre pour réparer le mal que vous avez fait messieurs, continua-t-il en s'adressant à ceux qui nous entouraient, contenez, je vous prie, ce vieil énergumène, je serais vraiment fâché d'être forcé de lui faire subir un traitement semblable à celui que je viens d'infliger à son digne compagnon.
»La foule a des instincts généreux auxquels ce n'est jamais en vain qu'on s'adresse; celle qui nous entourait était en grande partie composée de jeunes gens qui avaient passé une partie de la nuit au bal, et qui, des divers établissements où ils soupaient, avaient été attirés sur le boulevard par mes cris et par les éclats de voix du chevalier, débardeurs, gardes françaises, pirates et postillons se donnèrent la main et se mirent à danser autour du pauvre comte de ***, dont nous entendîmes encore les cris de rage et les imprécations furibondes après l'avoir perdu de vue.
—Mon Dieu! monsieur, dis-je à mon protecteur lorsque nous nous trouvâmes seuls sur le boulevard, voilà que vous allez être forcé de vous battre, et c'est pour moi; oh! j'en mourrai.
—Rassurez-vous, mademoiselle, je vous assure que je ne crains pas les résultats d'une rencontre avec M. le comte de ***; mais occupons-nous de vous. Où désirez-vous que je vous conduise?
»Cette question si simple et si naturelle me rappela toute l'horreur de ma position que j'avais un instant oubliée pour ne songer qu'aux dangers, qu'à cause de moi, mon protecteur allait courir; ainsi j'allais être forcée de rentrer chez ma tante vêtue de ce costume qui me paraissait plus lourd qu'un manteau de plomb. La pauvre femme, j'en étais bien sûre, allait me pardonner la faute que j'avais commise, mais que penseraient de moi ceux qui allaient me voir rentrer seule et si singulièrement accoutrée; ma réputation allait être perdue, c'était le seul bien que je possédais au monde, et cependant la faute que j'avais commise était en quelque sorte excusable.
»Je dis au jeune homme tout cela; il m'écouta avec beaucoup d'attention. Il parut comprendre la triste position dans laquelle je me trouvais, et comme je lui avais dit quel était le plan que j'avais formé avec madame Delaunay, afin de rentrer sans être aperçue, il me dit que c'était le seul raisonnable et que je ne devais pas l'abandonner.
—»Mais, lui répondis-je, mes habits sont restés chez madame Delaunay, et je ne puis, après ce qui vient de se passer, aller les y chercher.
—»Pourquoi non; maintenant que le caractère de cette femme vous est connu, vous ne devez plus la craindre; du reste, je vais vous accompagner chez elle, où elle doit être rentrée maintenant, et il ne vous arrivera rien, je vous en réponds, quand bien même nous y trouverions le comte de *** et son digne compagnon.
»Le parti que me proposait le jeune homme était le seul raisonnable, je le sentais bien, cependant j'eus besoin de faire de grands efforts avant de pouvoir me déterminer à le prendre, et ce ne fut pas sans éprouver une bien vive répugnance que je me déterminai à suivre chez madame Delaunay mon généreux protecteur.
»Je marchais contre le jeune homme qui, pour me garantir du froid, qui était excessivement vif, m'avait enveloppée de son manteau. Ma fuite du café Anglais avait été si précipitée que j'y avais oublié ma pelisse. Ce n'était qu'à de longs intervalles que nous échangions quelques rares monosyllabes; je réfléchissais à la position fâcheuse dans laquelle je me trouvais par suite d'une imprudence, et je me disais que ce qui venait de m'arriver me servirait de leçon pour l'avenir; je ne savais pas, hélas! que je courais en ce moment un danger beaucoup plus grand que tous ceux auxquels je venais d'échapper: chaque fois que je levais les yeux, je rencontrais ceux de mon protecteur, alors je baissais bien vite la tête; lui, de son côté, ne me disait rien, mais il guidait mes pas avec une touchante sollicitude, et il ramenait sur moi les plis de son manteau que le souffle de la brise en avait écarté.
»Du lieu où nous nous trouvions lorsque nous avions pris la résolution d'aller chez madame Delaunay au domicile de celle-ci, le trajet n'était pas considérable, aussi fut-il franchi en peu de temps.
—»Madame est chez elle, elle vient de rentrer à l'instant même, nous dit le concierge de madame Delaunay. C'est que sans doute mademoiselle l'aura perdue dans le bal, qu'elle n'est pas rentrée avec elle; c'est donc cela que madame paraissait si contrariée lorsqu'elle est rentrée et qu'elle a oublié de me remettre l'amende qu'il est d'usage de payer aux concierges lorsqu'on rentre après ménuit.
»Les commentaires que faisait ce cerbère, sur un événement en définitive très-naturel, et les conjectures qu'il paraissait vouloir en tirer, me donnaient la mesure de ce que je devais craindre pour mon compte, si je ne parvenais pas à rentrer sans que l'on s'aperçût de mon escapade. Aussi je bénis cent fois intérieurement celui qui m'avait inspiré l'idée de venir prendre mes habits où je les avais laissés.
»Mon protecteur remit une pièce de cinq francs au concierge, qui rentra dans sa loge aussi content qu'un chien auquel on vient de jeter un os. Nous montâmes.
»Madame Delaunay n'avait pas encore quitté son costume lorsqu'elle vint nous ouvrir; elle pâlit légèrement lorsqu'elle vit la personne dont j'étais accompagnée, et elle faillit laisser tomber sur le parquet le flambeau qu'elle tenait à la main; cependant lorsque nous fûmes entrés, et que la porte fut fermée, elle essaya de se justifier.
—»Ne perdez pas de temps en paroles inutiles, lui dit mon protecteur; je vous connais, madame Delaunay, vous le savez bien, et pour que vous ne puissiez vous réhabiliter aux yeux de mademoiselle, j'aurai soin de lui raconter ce que je sais de votre histoire.
—»A votre aise, mon cher, à votre aise, racontez-lui tout ce que vous voudrez; mais je vous engage à passer certains faits, ou du moins à les bien gazer si vous ne voulez pas forcer les chastes oreilles de cette pudique créature à entendre de singulières choses.
»L'effronterie de cette ignoble femme me faisait mal au cœur.
—»Je voudrais déjà être loin d'ici, dis-je au jeune homme à voix basse.
—»Je comprends le dégoût que vous devez éprouver, me répondit-il, sans seulement prendre la peine de baisser la voix; mais rassurez-vous, nous ne resterons pas longtemps ici; passez, si vous le voulez bien, dans la pièce voisine; madame Delaunay voudra bien rester dans celle-ci, afin de me tenir compagnie.
—»Vous êtes un cornichon, mon cher, dit encore madame Delaunay; je croyais, moi, que vous alliez lui servir de femme de chambre.
»Cet outrage que je méritais si peu, me fit, quoiqu'il me fût adressé par une personne méprisable, verser des larmes amères.
—»Assez, madame, s'écria mon protecteur, en s'avançant vers madame Delaunay avec une violence qui me fit trembler pour celle-ci; assez. Allez, mademoiselle, continua-t-il en s'adressant à moi, quittez ce costume, et que les quolibets de cette créature ne vous affligent pas, il faut bien lui laisser la satisfaction d'exhaler la rage qui la suffoque depuis qu'elle est démasquée.
»J'employai à changer de costume beaucoup plus de temps que je ne l'avais supposé; il me fallait à chaque instant rompre mille cordons et lacets que j'avais ensuite infiniment de peine à rattacher, et, pour tout au monde, je n'aurais pas appelé madame Delaunay à mon aide. Je crois que si j'avais été forcée de choisir, j'aurais mieux aimé avoir recours à ce jeune homme qui venait de m'accorder une si généreuse protection.
»Le jour commençait à paraître, lorsque enfin je fus prête, et bien qu'il y eût loin du domicile de madame Delaunay à celui de ma tante, j'avais encore devant moi plus de temps qu'il ne m'en fallait pour arriver à l'heure convenable; nous sortîmes cependant de suite, j'aimais mieux être dans la rue que dans l'appartement où j'étais, et je crois vraiment que pour son propre compte, mon compagnon, était de mon avis.
»Il s'était, en entrant chez madame Delaunay, débarrassé de son manteau, et comme il le remettait sur ses épaules au moment où nous allions sortir, je vis à la boutonnière de son habit le ruban rouge de la Légion-d'Honneur. Cela me fit plaisir: un pareil signe, suivant moi, ne devait appartenir qu'à un homme digne de le porter, et lorsque je faisais cette réflexion, je ne me rappelais plus que la poitrine du comte de *** (et je savais ce qu'il fallait penser de cet individu), était couverte de décorations. J'étais donc disposée, lorsque nous nous mîmes en route, à accorder toute ma confiance à mon jeune protecteur, aussi lorsque nous arrivâmes au lieu où il devait me quitter, il savait tout ce qui m'était arrivé depuis ma sortie du pensionnat jusqu'au jour où nous étions arrivés.
»Lui de son côté ne m'avait pas témoigné moins de confiance, il m'avait dit son nom que je trouvai charmant, Edmond de Bourgerel; il m'avait appris qu'il était capitaine au 1er régiment des chasseurs d'Afrique, et que ce n'était que par hasard qu'il se trouvait à Paris où il était venu passer un congé de convalescence de six mois qu'il avait obtenu à la suite d'une assez grave blessure.
—»Promettez-moi lui dis-je au moment où nous allions nous séparer, promettez-moi de ne pas vous battre avec le comte de ***.
—»Je ne puis, me répondit-il, vous faire une promesse positive à ce sujet, mais je m'engage à faire tout ce qui dépendra de moi pour éviter cette malheureuse affaire, et en cela j'obéirai autant à mes propres désirs qu'à vos ordres; je vous avoue que j'aimerais mieux charger un goum d'Arabes à la tête de mon escadron, que de me mesurer avec ce vieillard qui veut absolument passer pour un jeune homme.
»Cette dernière remarque me fit faire une réflexion que j'aurais pu faire beaucoup plus tôt, si mon esprit plus tranquille m'avait permis de saisir le sens des paroles qui s'étaient dites autour de moi.
—»Mais vous connaissez donc, dis-je à mon protecteur, les trois personnes avec lesquelles j'étais cette nuit?
—»Depuis longtemps, mademoiselle, mais j'aurai de nouveau je l'espère, le bonheur de vous voir, et alors je vous dirai tout ce que je sais sur le compte de ces trois individus.—Adieu, mademoiselle.
»Et comme j'ouvrais la bouche pour le remercier.
—»Ne me dites rien, ajouta-t-il, j'ai éprouvé trop de plaisir à vous obliger pour que vous ayez des remercîments à m'adresser.
»Il ne passait à ce moment personne dans la rue, le jeune homme saisit ma main qu'il porta à ses lèvres, puis il me quitta.
»Je rentrai chez moi sans avoir été remarquée, et quelques minutes après, j'étais couchée et profondément endormie; et il ne faut pas que cela vous étonne, les lois de la nature, voyez-vous, sont toutes impérieuses et ce n'est que dans les romans de la célèbre Anne Radcliff que l'on rencontre des héroïnes qui ne se mettent jamais à table et qui passent toutes les nuits à parcourir les souterrains qui, de la tour du nord, conduisent à celle du midi, sans avoir besoin de se reposer le jour.
»Ce fut ma bonne tante qui m'éveilla.
—»Il est près de midi, me dit-elle, lorsque mes yeux furent ouverts, et voyant que tu ne te levais pas, j'ai cru un moment que tu étais indisposée, mais je vois avec plaisir qu'il n'en est rien; tu vas te lever, n'est-ce pas? le déjeuner est prêt.
»Nous reçûmes le même jour de madame Delaunay une lettre qui nous apprenait que, partant en voyage avec son frère, elle serait pendant quelque temps privée du plaisir de nous voir. Je devinai de suite que c'était mon protecteur qui avait engagé ou forcé cette femme à écrire cette lettre, afin que la brusque cessation de ses visites ne parût pas extraordinaire à ma tante; elle me fit plaisir, car elle me prouvait qu'il n'avait rien négligé de ce qui pouvait assurer ma tranquillité, et elle me donnait l'assurance qu'il s'intéressait à moi.
»Plusieurs jours, plusieurs semaines se passèrent, et il est probable que j'aurais oublié les événements que je viens de vous raconter, si l'image de mon protecteur n'avait pas été sans cesse présente à mes yeux pour me les rappeler; car il faut que je vous le dise, cet homme, que je n'avais vu qu'une fois, je l'aimais, je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, et maintenant encore, je ne puis retenir les pleurs que m'arrache son souvenir.»
En effet, les yeux de la pauvre Eugénie de Mirbel étaient baignés de larmes.
—Ma pauvre amie, lui dit la bonne comtesse de Neuville, qui avait pris une de ses mains dans les siennes, il ne faut pas désespérer de l'avenir; si le ciel a permis à tant de souffrances de venir t'accabler, c'est que sans doute il te réserve des jours heureux.
—Eh! sans doute, ajouta Laure, le beau temps vient toujours après l'orage; Dieu ne voudra pas que tu sois la seule exception à une règle générale.
—Si l'amour t'a failli, reprit Lucie, il te reste l'amitié, et l'on peut compter sur ce sentiment-là, lorsque ce sont des gens comme nous qui l'éprouvent l'un pour l'autre.
—Je le sais mes bonnes amies, je le sais et croyez-le bien, si ce qu'à Dieu ne plaise l'une de vous a jamais besoin d'Eugénie de Mirbel, il ne sera pas nécessaire lorsqu'elle viendra réclamer ses services de lui rappeler pour les obtenir ce que vous avez fait pour elle.
Après un silence de quelques minutes, Eugénie de Mirbel qui avait essuyé ses yeux, continua en ces termes:
—«J'aimais donc ce jeune homme, et cela ne doit pas vous étonner; il était jeune; sans être ce que dans le monde on appelle un beau garçon, il était doué d'une de ces physionomies pleines de distinction qui plaisent au premier aspect, sans doute parce qu'une sorte d'intuition nous dit qu'elles annoncent une belle âme. Il m'était apparu dans les circonstances les plus propres à impressionner vivement une organisation semblable à la mienne, c'en était assez, n'est-ce pas? pour agir à la fois sur le cœur et sur l'esprit d'une pauvre jeune fille à laquelle personne n'avait jamais fait attention, dont le cœur renfermait des trésors d'affection qui ne demandaient qu'à s'épancher au dehors et dont la lecture des romans avait tout à fait désorganisé l'imagination.
»Vous n'avez sans doute pas oublié qu'en me quittant, monsieur Edmond de Bourgerel m'avait dit qu'il voulait me revoir; aussi confiante en cette promesse, j'étais bien certaine que dans un avenir plus ou moins éloigné, je le reverrais; j'étais seulement impatiente de ce qu'il ne se pressait pas davantage, et pourtant, lorsque je le revis, l'émotion que j'éprouvai fut si grande que mon trouble, la rougeur subite qui me monta au visage, auraient infailliblement dévoilé l'état secret de mon âme à des yeux seulement un peu plus clairvoyants que ceux de ma bonne tante.
«Pour l'intelligence des événements qui vont suivre, il faut que je vous décrive en quelques mots les lieux que nous habitions.
«Il existe dans Paris un assez grand nombre de constructions assez semblables à des ruches d'abeilles, et qui renferment dans leur sein une population au moins aussi considérable que celle d'un chef-lieu de canton, voire même d'un chef-lieu d'arrondissement; population composée absolument des mêmes éléments que celle de la ville: aristocratie, bourgeoisie, plèbe; éléments qui vivent, naissent et meurent sous le même toit sans jamais se confondre, qui se voient sans se parler, sont insensibles aux souffrances les uns des autres, qui se craignent et se jalousent. La maison que j'habitais à cette époque, avec ma tante, est une de ces singulières constructions; elle est située faubourg Saint-Denis, nº 56. Cette maison qui est composée de cinq corps de bâtiment élevés d'autant d'étages et ayant chacun une cour, renferme un spécimen de toutes les espèces qui composent la population parisienne; la noblesse beaucoup moins justifiable que celle qu'elle ne parviendra pas à remplacer, mais en revanche, beaucoup plus rogue et beaucoup moins spirituelle), les arts, les lettres, le commerce et l'industrie ont envoyé là leurs représentants, qui y vivent côte à côte assez paisiblement, sans s'inquiéter le moins du monde des misères, des vertus et des vices qui grouillent au-dessus de leurs têtes dans les mansardes du dernier étage.
»Je suppose que le propriétaire de cette immense maison s'étant éveillé un matin l'esprit un peu plus lucide qu'à l'ordinaire, s'est demandé, après avoir lu son journal, le Journal des Débats probablement, quels moyens il pourrait employer pour augmenter, de quelques centaines de francs, les valeurs locatives de sa propriété, qu'après avoir cherché longtemps, il se sera rappelé qu'il y a sur la cime des hautes montagnes de la Suisse des habitations que l'on nomme des chalets, et qu'alors il aura fait venir un charpentier auquel il aura dit, en lui montrant la plus vaste de ses cinq cours: Bâtissez-moi ici, vis-à-vis l'un de l'autre, deux chalets suisses, et qu'il n'y manque rien.
»Le charpentier qui ne savait pas plus ce que c'était qu'un chalet que celui qui lui en demandait deux, se sera cependant mis de suite à l'œuvre, et peu de jours après, (rien ne fait aller plus vite un entrepreneur parisien que la certitude d'être payé comptant), il aura porté au propriétaire les clés de deux petites maisons en bois, qui ne ressemblent pas plus à des chalets qu'à tout autre chose. Le propriétaire, après les avoir examinées avec soin, aura déclaré qu'il était très-satisfait, et il aura donné l'ordre à son concierge de pendre au-dessus de la porte cochère de la propriété un écriteau portant ces quatre mots: Chalets à louer présentement.
»Comprenez-vous? chalets à louer! Ainsi, sans quitter Paris, on va pouvoir habiter une maison semblable à celles dont les romanciers et les touristes nous ont fait de si pittoresques descriptions. La spéculation du propriétaire devait infailliblement réussir, et elle réussit en effet. L'écriteau qui annonçait aux bons Parisiens qu'il y avait, au centre du quartier le plus populeux de leur ville, des chalets, et que ces chalets étaient à louer, avait au moment où il venait d'être posé, frappé les yeux de ma tante qui cherchait un logement conforme à sa nouvelle fortune; elle était entrée par curiosité, et comme après tout, ces habitations, destinées à une seule famille, n'étaient ni plus ni moins incommodes que d'autres, elle loua celle des deux qui était exposée au soleil.
»Ainsi que je vous l'ai dit, quelques mois s'étaient écoulés et je n'avais pas encore entendu parler de monsieur Edmond de Bourgerel que cependant j'attendais toujours; tous les efforts que j'avais faits pour arracher son image de ma pensée n'avaient fait que l'y graver plus profondément. J'avais donc à la fin accepté l'amour que j'éprouvais pour lui, comme un fait accompli; et j'espérais, quoi? je n'en sais rien; j'espérais, je ne puis vous dire autre chose.
»Les beaux jours étaient revenus, le cep de vigne que notre propriétaire avait fait planter devant notre habitation, afin de lui donner un air champêtre, venait de se garnir de larges feuilles vertes, et j'allais pouvoir cultiver les quelques fleurs d'un petit parterre que je m'étais ménagé devant l'unique fenêtre de ma chambre de jeune fille.
»J'étais un matin occupée à émonder les branches d'un rosier du Bengale, lorsqu'une fenêtre du chalet situé vis-à-vis de celui que nous habitions, et parallèle à celle devant laquelle j'étais placée, fut doucement ouverte; je levai machinalement la tête, monsieur Edmond de Bourgerel était à cette fenêtre.
»La surprise, l'émotion me firent jeter un cri perçant. Monsieur Edmond posa un doigt sur ses lèvres sans doute pour me recommander le silence, et se retira derrière les rideaux de son appartement; il était temps, ma bonne tante accourait tout effarée, et me demandait ce qui avait provoqué le cri qu'elle venait d'entendre.
—»Oh! rien, lui dis-je, une énorme araignée.
—»Enfant, me répondit-elle en riant, n'avais-tu pas peur qu'elle te mangeât?
»Et après m'avoir embrassé, elle me quitta pour aller s'occuper des soins de notre petit ménage; j'avais envie de la suivre, mais une force irrésistible me retint à la place où j'étais.
»Aussitôt que ma tante fut partie, M. de Bourgerel reparut à sa fenêtre, il était extrêmement pâle, et il portait le bras droit en écharpe; ses signes me firent parfaitement comprendre que ce n'était que parce qu'il avait été blessé, que je ne l'avais pas vu plus tôt, et comme sans doute il lut dans mes regards que je souffrais de ses souffrances, il retira vivement son bras du foulard qui l'enveloppait, et il le remua en tous sens, afin de me prouver qu'il était parfaitement guéri, puis il se mit à son piano, et joua avec assez d'expression pour m'arracher des larmes, l'air délicieux de Marie Malibran: «Bonheur de se revoir après dix ans d'absence.»
—»Le chalet d'en face est habité, me dit ma tante à l'heure du dîner, par un bon musicien; vraiment il jouait ce matin l'air de cette jolie romance que tu chantes si souvent, tu sais: Bonheur de se revoir, l'as-tu entendu?
»Je me sentis rougir et pâlir successivement, et ce ne fut qu'après avoir hésité longtemps, que je balbutiai cette sotte réponse: Mais je ne sais, je crois que je n'ai pas entendu.
»Si ma tante avait levé sur moi ses yeux à ce moment fixés sur l'ouvrage qu'elle tenait entre ses mains, mon trouble, bien certainement, lui aurait appris qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
»Joue-moi un petit air, me dit-elle, après un silence de quelques minutes, car elle n'avait même pas songé à relever l'étrange réponse que je venais de lui faire. Ce que me demandait ma tante me contrariait infiniment, notre voisin allait croire sans doute que je voulais correspondre avec lui, et cependant je ne pouvais ni ne voulais refuser ma tante, mais afin de prouver à monsieur de Bourgerel que je ne jouais que pour me distraire, et que je ne pensais seulement pas à lui, j'attaquai les premières notes de la plus folle contredanse que je pus me rappeler, mais sans que j'y pensasse, je ralentis insensiblement la mesure, et de transition en transition, j'arrivai à terminer par l'air qu'il avait exécuté le matin: Bonheur de se revoir.
»—C'est charmant, me dit ma tante en m'embrassant, ce que tu viens de jouer, nous vaut une réponse de notre voisin qui tient sans doute à nous prouver qu'il n'est pas moins bon musicien que toi.
»En effet, les premières mesures de l'air de la reine de Chypre: «Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate,» vinrent frapper nos oreilles.
»C'était une déclaration, je le compris parfaitement, et je n'en fus pas fâchée; j'avais plus d'une fois, durant la journée qui venait de s'écouler, interrogé mon cœur, et toujours il m'avait fait la même réponse; j'aimais monsieur de Bourgerel, je l'aimais comme nous autres femmes nous ne devons aimer qu'une fois, je ne devais donc pas être fâchée de ce que lui aussi m'aimait. Le lendemain matin, lorsque j'ouvris ma fenêtre pour soigner les fleurs de mon petit parterre, il était déjà à la sienne; après m'avoir fait un salut respectueux auquel je répondis par une légère inclination de tête, il me montra une lettre et ses signes me firent comprendre qu'elle m'était destinée; je fis un signe négatif, il parut affligé, mais il n'insista pas.
»Le lendemain, il se plaça dans le fond de son appartement, et déroula devant mes yeux une longue pancarte de papier, sur laquelle il avait écrit ces mots en caractères assez gros pour être lus facilement.
»Je vous en prie, acceptez la lettre, elle renferme les renseignements que je vous ai promis sur les personnes en question.»
»Je me rappelai alors que monsieur de Bourgerel m'avait dit qu'il m'apprendrait ce qu'étaient en réalité et madame Delaunay et les deux individus avec lesquels j'avais été au bal de l'Opéra; je pouvais donc sans laisser à mon protecteur le droit de mal penser de moi, accepter la lettre qu'il m'offrait, et qui, j'en étais bien sûre, devait contenir autre chose que ce qu'il m'annonçait; je lui fis un signe de tête affirmatif, il me fit alors comprendre que le soir même, je trouverais la lettre entre les branches touffues de mon rosier du Bengale, puis il se retira.
»Est-il nécessaire que je vous dise que j'attendis avec la plus vive impatience que la nuit fut venue, je ne le pense pas; le soir, ainsi que cela avait été convenu, je trouvai la lettre à l'endroit indiqué, et vous l'avez deviné, mon premier soin, lorsque je fus seule dans ma chambre, fut de la décacheter et de la lire.
»Cette lettre, la voici:» Arrivée à cet endroit de son récit, Eugénie prit dans sa poche un petit portefeuille dont elle tira une lettre usée à ses plis, à force d'avoir été lue, qu'elle donna à Lucie de Neuville.
Voici ce que contenait cette lettre que la comtesse lut à haute voix, tandis qu'Eugénie de Mirbel qui paraissait ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, tenait son visage caché entre ses deux mains.
«Mademoiselle,
»Vous n'avez sans doute pas oublié qu'au moment où je vous quittai, je vous promis de vous faire connaître quelles étaient les personnes avec lesquelles vous vous trouviez, lorsque je fus assez heureux pour vous rendre un léger service; je me serais depuis longtemps acquitté de cette promesse, si cela m'avait été possible; mais blessé légèrement à la suite d'une rencontre, je fus transporté chez moi d'où j'espérais pouvoir sortir bientôt, malheureusement il n'en fut pas ainsi, je fus attaqué du tétanos, et pendant plus de trois mois je fus entre la vie et la mort, totalement privé de connaissance, et ce n'est que grâce aux soins assidus du bon docteur Mathéo, auquel je conserve une reconnaissance éternelle, que je recouvrai la vie et la santé; je ne suis guéri que depuis moins de huit jours et je viens aujourd'hui m'acquitter de la promesse que je vous ai faite.
»Je ne pense pas que vous ayez revu madame Delaunay. Cette femme chez laquelle je retournai aussitôt après vous avoir quittée, et que je forçai d'écrire à madame votre tante une lettre qu'elle a dû recevoir, devrait craindre que je ne réalisasse la menace que je lui avais faite de mettre l'autorité dans la confidence de sa conduite, si elle cherchait à vous revoir. Cependant, il est bon que vous sachiez ce qu'elle est; on doit, chaque fois que l'on rencontre de pareils êtres, leur arracher le masque qui leur couvre le visage; une fois démasqués, ils ne sont plus à craindre.»
Ici, Edmond de Bourgerel apprenait à Eugénie de Mirbel ce que le lecteur a sans doute déjà deviné; c'est-à-dire que madame Delaunay n'était rien autre chose qu'une intrigante de la plus vile espèce, qui ne s'était fait admettre dans le pensionnat d'où elle avait été ignominieusement chassée aussitôt qu'elle avait été connue, qu'à l'aide de fausses recommandations, qu'elle était la pourvoyeuse en titre de plusieurs riches libertins, et que le comte de ***, l'un d'eux, lui avait donné une somme considérable pour qu'elle lui livrât Eugénie de Mirbel, ce qu'elle avait tenté de faire sans pouvoir y réussir, que le chevalier de Saint-Firmin était le digne amant de cette femme, et qu'il la favorisait autant que cela lui était possible, sans doute parce qu'il partageait les bénéfices de son infâme commerce.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Maintenant (continuait Edmond de Bourgerel, après le paragraphe dont nous venons de donner la substance à nos lecteurs) je devrais m'arrêter et clore cette lettre en vous disant que vous pourrez, dans tous les événements de votre vie, compter sur l'affection et le dévouement que méritent vos grâces et votre heureux caractère, mais je ne le puis.
»Depuis que je vous ai vue, mademoiselle, avant et depuis la maladie que je viens de faire et même pendant les courts instants de répit que me laissaient les plus cruelles souffrances, j'ai bien souvent interrogé mon cœur, et toujours il m'a répondu que je vous aimais, et que l'amour si vif que vous m'aviez inspiré ne devait finir qu'avec ma vie. Accueillerez-vous favorablement cet aveu? je n'ose le croire; ce serait pour moi plus de bonheur qu'il n'est permis à un mortel d'en espérer: cependant ne me supposez pas des vues qui ne sont pas les miennes, car je ne me suis déterminé à vous écrire cette lettre que pour solliciter de l'indulgence que vous ne refuserez peut-être pas à celui qui rend la plus complète justice à vos éminentes qualités, la permission de me présenter chez madame votre tante, à laquelle j'ai l'intention de demander votre main.
»Je lui donnerai, mademoiselle, sur ma famille et sur ma position dans le monde, tous les détails qu'elle pourra désirer, et ces détails seront de telle nature que j'ose croire que si votre volonté ne vient pas y faire obstacle, rien ne s'opposera à la réalisation de mon plus vif désir, mais vous comprendrez que je ne puis, sans laisser supposer à votre tante que je vous connais déjà, me présenter de suite chez elle, il faut, du moins je le crois, avant que je risque cette démarche, dont je ne veux pas compromettre le succès, qu'elle ait eu le temps de me remarquer et que j'aie pu conquérir ses bonnes grâces; enfin, il faut que des relations de bon voisinage précédent la demande que je veux lui adresser. Vous déciderez, mademoiselle, de ce que je dois faire, quels que soient du reste les ordres que vous jugiez convenable de me donner, ils seront, je vous en donne l'assurance, exécutés à la lettre; mais, je vous en prie, ne m'enlevez pas un espoir sans lequel je ne peux vivre, et laissez-moi, jusqu'à ce qu'il me soit permis de vous entretenir, m'enivrer de vos regards et que quelquefois votre voix se mêle aux accords mélodieux que vous savez tirer de votre, piano.
»Répondez-moi, mademoiselle; dites-moi si je dois craindre ou espérer; demain matin, à la naissance du jour, je chercherai une lettre sous les rameaux de votre rosier du Bengale; l'y trouverai-je?»
—Ceci, je le crois, a été écrit par un honnête homme, dit Lucie après avoir achevé la lecture de la lettre d'Edmond de Bourgerel; point de phrases entortillées, point de déclamations, point de pathos sentimental...
—N'est-ce pas, répondit Eugénie; comment se fait-il donc alors... Mais n'anticipons pas sur les événements, aussi bien je n'ai plus que peu de chose à vous dire.
La lecture de cette lettre, je dois l'avouer, me causa le plus vif plaisir; ce n'est pas sans éprouver une bien vive satisfaction que l'on acquiert la certitude que l'on est aimé de ceux que l'on aime; j'aurais dû sans doute la porter à ma tante, lui faire la confidence des événements qui avaient précédé sa réception et régler ma conduite sur les conseils de son expérience; mais fait-on toujours ce que l'on doit faire? surtout lorsque l'on agit sous l'impression d'un sentiment dans lequel se résument toutes nos facultés et que, comme moi, on a la tête assez pleine d'aventures merveilleuses, pour que rien n'ait plus le privilége de nous étonner.
»Voici ce que je répondis à monsieur Edmond de Bourgerel:
»Je regrette beaucoup, monsieur, d'être la cause des maux qui vous ont accablé; j'ai compris, bien que vous ne m'en ayez rien dit, que c'était avec le comte de *** qu'avait eu lien la rencontre à la suite de laquelle vous avez reçu la blessure qui a amené l'attaque de tétanos, qui vous a fait tant souffrir; daignez le croire, monsieur, jamais, le souvenir de ce que vous avez fait pour moi ne s'effacera de ma mémoire.
»Je crois tout ce que vous me dites, votre conduite ne m'a pas laissé le droit de douter de vos paroles; aussi, je ne crains pas de vous avouer que je vous verrai, sans en éprouver la moindre peine, vous adresser à ma tante; je crois comme vous, pour épargner une peine à cette respectable femme, que nous devons lui cacher la faute grave que j'ai commise; il faut, en effet, attendre un peu de temps avant de faire votre demande; du reste, monsieur, vous savez mieux que moi ce qu'il est convenable de faire.»
»Et je signai.
»A peine le jour commençait-il à poindre, que monsieur Edmond de Bourgerel sortit mystérieusement de chez lui, franchit lestement l'espace qui séparait nos deux chalets, et vint prendre la lettre que j'avais déposée pour lui, à la place indiquée; il la porta à ses lèvres et l'embrassa à plusieurs reprises; avait-il deviné que j'étais derrière les vitres, et les baisers qu'il donnait à la lettre étaient-ils en réalité destinés à celle qui l'avait écrite? Je le crois.
»Je n'avais pas dit à monsieur Edmond de Bourgerel, qu'ainsi qu'il me le demandait, je lui chanterais quelques-unes des romances de mon répertoire; cependant je saisis le premier moment que me laissèrent les soins de notre ménage, (l'exiguïté de notre revenu ne nous permettant pas d'entretenir une domestique), pour me mettre à mon piano; mais qu'allais-je chanter, je n'en savais vraiment rien; je pris l'album de Loïsa Puget, déterminée à chanter la romance qui me tomberait sous les yeux; après l'avoir ouvert au hasard, le hasard a quelquefois de bien singuliers caprices; l'album ouvert, il fallait, si je voulais rester fidèle à l'engagement que j'avais pris avec moi-même, il fallait, dis-je, chanter la romance qui commence ainsi:
»J'hésitai quelques instants, devais-je chanter cette romance? non, sans doute me disait ma raison; chante, chante, me disait mon cœur, il sera bien heureux de t'entendre. Hélas! lorsque la raison et le cœur sont aux prises, ce n'est pas toujours la raison qui reste la maîtresse du champ de bataille.
»Les dernières paroles de la romance de Loïsa Puget étaient à peine sorties de ma bouche, que les sons du piano, de monsieur de Bourgerel, m'annoncèrent qu'il allait me répondre; des préludes joyeux destinés sans doute à me témoigner la satisfaction qu'il éprouvait, précédèrent le morceau qu'il chanta; il était emprunté à un opéra-comique du vieux répertoire, dont le titre m'échappe, et commence ainsi:
»Nous nous entendions parfaitement.
»L'histoire de nos amours ressemble à celle de tous les amours; longues heures passées l'un à côté de l'autre, pendant lesquelles on ne se dit rien, bien que l'on ait mille choses à se dire lorsque arrive le moment de se séparer; regards furtifs échangés dans l'ombre, douce pression d'une main que l'on croit rencontrer par hasard, et qui presque toujours n'a été mise à la place où elle s'est laissé prendre que parce qu'on savait qu'on viendrait l'y chercher; serments de s'aimer toujours, oubliés souvent, hélas! aussitôt qu'ils ont été faits. Laissez-moi donc arriver de suite à l'époque où Edmond de Bourgerel, que ma tante avait d'abord reçu comme un voisin avec lequel on pouvait entretenir des relations agréables, lui fit faire par un parent éloigné, le seul qui lui restât, la demande formelle de ma main, qui lui fut accordée, les renseignements obtenus sur son compte ayant donné à ma tante la certitude qu'il possédait toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur d'une épouse.
»Nos bans allaient être publiés, lorsque ma tante reçut, d'un notaire de Péronne, qu'elle avait chargé d'opérer la vente d'une petite propriété qu'elle possédait aux environs de cette ville, et dont le prix devait former une partie de ma dot (ma bonne tante, malgré tout ce qu'avait pu lui dire Edmond, avait absolument voulu se dépouiller en ma faveur), une lettre qui lui disait que si elle voulait se rendre elle-même sur les lieux, il la mettrait en rapport avec une personne qui avait envie d'acheter cette propriété, dont la vente n'avait pas encore été annoncée, et qu'il était probable qu'elle en obtiendrait, en traitant avec cette personne, quelques mille francs de plus; mais le notaire ajoutait que sa présence était absolument nécessaire, attendu que la réalisation de ce marché était subordonnée à de certaines conditions qu'elle ne comprendrait bien que s'il lui était donné de les lui expliquer de vive voix. S'il ne s'était agi que de ses intérêts, ma tante bien certainement ne se fut pas dérangée; mais c'était de moi qu'il était question, et pour moi il n'y avait rien que ne fût prête à faire cette bonne parente; d'ailleurs, me dit-elle, lorsque craignant qu'un déplacement ne fût nuisible à sa santé, toujours faible et chancelante, je l'engageais à ne point se déranger, Péronne n'est pas si éloigné de Paris qu'on n'en puisse facilement revenir, et c'est tout au plus si je serai absente huit jours. Le voyage fut donc résolu.
»M. Edmond de Bourgerel, avait absolument voulu venir avec moi accompagner ma tante à la diligence.
—Je pars tranquille, me dit-elle en montant en voiture, en me montrant mon futur mari qui s'était éloigné de quelques pas afin de nous laisser la liberté de causer à notre aise, je suis certaine que ta conduite sera digne du nom que tu portes, et que tu n'oublieras pas que noblesse oblige. C'était la première fois que ma tante me parlait de la noblesse de notre famille, et je fus aussi surprise que profondément touchée de l'accent solennel dont elle sut revêtir ces paroles si simples; noblesse oblige!—Certes ma bonne tante, lui répondis-je, certes noblesse oblige, soyez tranquille, je ne l'oublierai pas.—J'en suis certaine, mon enfant, reprit-elle après m'avoir embrassée une dernière fois, et puis d'ailleurs tu n'auras pas à combattre, lui aussi est noble, noble de nom et de cœur, il se montrera digne de la confiance que je veux bien lui accorder.
»Ma tante salua de la main Edmond de Bourgerel, qui s'inclina respectueusement, et la voiture partit au galop.
»Fatale confiance, funeste erreur d'un cœur généreux. Hélas! Hélas! ma pauvre tante, vous ne deviez plus revoir votre nièce que flétrie et déshonorée!
»Est-ce à dire que M. de Bourgerel se montra tout à fait indigne de la confiance qu'on lui avait témoigné, qu'il employa pour me séduire cette ignoble science des roués de notre époque, non! je ne puis pour excuser à vos yeux la faute que j'ai commise, lui prêter des torts qu'il n'a pas, ne me croyez pas cependant plus coupable que je ne le suis en effet, j'aurais dû sans doute être plus forte que je ne fus, j'aurais dû me défendre et la défense, j'en suis encore convaincue à l'heure qu'il est, eût été facile, mais est-ce ma faute à moi si je suis faible, est-il toujours possible de se défendre, lorsque l'on aime celui qui vous attaque? écoutez et jugez-moi.
»Ma tante était partie depuis deux jours; la huitième heure du soir allait sonner, lorsqu'une vieille dame, amie de ma tante, vint pour lui rendre visite; cette dame savait que je devais épouser M. de Bourgerel que plusieurs fois elle avait rencontré chez nous, celui-ci l'ayant vu entrer de la fenêtre de son chalet, me demanda la permission de venir faire un peu de musique avec moi, n'étant pas seule je ne crus pas devoir le refuser. Il vint donc et je me mis à mon piano, mais j'avais à peine commencé, que la vieille dame se leva précipitamment du siége qu'elle occupait et nous montrant le ciel qui était chargé de nuages noirs et épais, nous dit: que voulant être rentrée chez elle avant que l'orage qui se préparait n'éclatât, elle allait nous quitter à l'instant même; tous nos efforts pour la retenir ayant été inutiles, nous fûmes forcés de la laisser partir, de sorte que je restai seule avec Edmond, j'aurais dû le renvoyer de suite, mais je voyais qu'il était si heureux d'être auprès de moi, moi-même j'étais si heureuse d'être près de lui, que je me dis que je pouvais bien sans qu'il y eût un grand mal à cela, lui permettre de rester quelques instants encore; j'allais cependant lui dire de se retirer, que tout à coup des bouffées de vent qui emportèrent avec elles toutes les fleurs qui garnissaient ma fenêtre et les grondements lointains du tonnerre, nous annoncèrent que l'orage que nous attendions depuis longtemps déjà, allait enfin éclater.
»J'ai toujours eu une peur extrême de l'orage; vous vous rappelez sans doute mes folles terreurs d'autrefois lorsque le tonnerre grondait dans le lointain et que l'éclair sillonnait la nue? vous devez vous souvenir que dans ces moments-là j'avais en quelque sorte la tête perdue, que je courais ça et là; qu'il n'y avait pas de coin obscur dans lequel je n'essayait de me cacher; à l'époque dont je vous parle, l'âge m'avait rendu un peu plus raisonnable, mais cependant si mes frayeurs ne se traduisaient plus en démonstrations aussi exagérées, pour être contenues, elles n'en étaient pas moins violentes, du reste vous vous en souvenez sans doute, l'orage dont je vous parle était bien capable d'inspirer à de plus résolues que moi la plus vive terreur. Et d'abord cet orage avait été annoncé par un violent ouragan, qui, dans sa course rapide renversait, brisait, faisait tourbillonner tout ce que s'opposait à son passage, mes pauvres fleurs avaient été arrachées de la caisse qui les contenait; leurs débris jonchaient la cour, et à chaque instant nous entendions le bruit que produisait la chute sur le sol des vitres et des ardoises. Le ciel était noir, noir c'est le mot, mais à chaque instant la lueur blafarde des éclairs perçait le sombre manteau qui couvrait l'atmosphère et donnait une teinte sinistre à tous les objets dont j'étais environnée, puis c'était le tonnerre tantôt sourd et lointain, tantôt éclatant comme le son d'un tam-tam et puis la pluie qui tombant par lames avait fait de notre cour une sorte de lac; je pâlissais à chaque éclair, et malgré les efforts que faisait pour me calmer M. de Bourgerel, qu'alors je ne songeais plus à renvoyer (je crois vraiment que je serais morte de frayeurs si j'avais été forcée de rester seule par un temps pareil), chaque fois que le bruit éclatant du tonnerre venait frapper mes oreilles, je sautais sur ma chaise et je me cachais le visage entre mes mains. M. de Bourgerel avait insensiblement rapproché son siége du mien, nous étions plongés dans la plus profonde obscurité, l'orage nous avait surpris à la tombée de la nuit et j'avais bien trop peur pour aller chercher dans une pièce voisine ce qu'il fallait pour éclairer celle dans laquelle nous nous trouvions, et la pluie tombait toujours, le tonnerre grondait à des intervalles plus rapprochés et les éclairs se succédaient plus blafards et plus fréquents; mais depuis que j'étais auprès de M. de Bourgerel, j'avais un peu moins peur; je ne sais quelle voix intérieure me disait que près de lui je n'avais rien à craindre. Tout à coup la pluie tomba avec une nouvelle violence, le ciel sembla s'entr'ouvrir pour livrer passage à un éclair auquel ne pouvait être comparés aucun de ceux qui l'avaient précédé, et le tonnerre renversa le faîte d'une cheminée qui tomba dans la cour avec un bruit épouvantable; je poussai un cri perçant, et je me jetai dans les bras de M. de Bourgerel. Il passa son bras autour de ma taille et me serra avec force contre sa poitrine, son visage était près du mien, ses lèvres se posèrent sur les miennes; je ne sais ce que j'éprouvais, mais la frayeur m'avait en quelque sorte enlevé l'usage de toutes mes facultés, le trouble, l'émotion. Je crois que c'est à ce moment que je perdis l'usage de mes sens, car c'est en vain que j'interroge ma mémoire, je ne me rappelle rien, rien; seulement lorsque, grâce aux soins de M. de Bourgerel, qui était allé chercher chez lui un flacon de vinaigre des quatre voleurs, qu'il me faisait respirer, je revins à moi, il ne pleuvait plus, les nuages noirs qui nous cachaient le ciel quelques instants auparavant avaient disparu et la voûte azurée était parsemée de brillantes étoiles; mais, moi... moi, j'étais perdue, déshonorée.
»J'étais pâle, échevelée, mes yeux regardaient sans voir; j'entendais sans les comprendre les paroles que m'adressait M. de Bourgerel; seulement, lorsque la fièvre dévorante qui faisait claquer mes dents l'une contre l'autre me laissait quelques secondes de répit, un éclair lucide traversait mon esprit et me laissait voir la profondeur de l'abîme dans lequel je m'étais plongée. Mon amant fut obligé de me délacer et de me porter sur mon lit; je le laissai faire sans opposer la moindre résistance ni l'aider en rien; j'avais perdu la conscience de mon individualité; je n'étais plus une femme, j'étais une chose qui souffrait et à cette chose il ne restait pas même assez de force pour se plaindre.
»Hélas! pourquoi ne suis-je pas morte? étais-je donc fatalement destinée à vider jusqu'à la lie la coupe d'amertume à laquelle je venais de mouiller mes lèvres?
»J'étais dans un si pitoyable état, que monsieur de Bourgerel fut obligé de passer la nuit auprès de moi, et ce ne fut que le lendemain matin assez tard que je fus à peu près en état d'écouter avec calme tout ce qu'il me dit pour me consoler. Il me renouvela ses protestations d'un amour éternel; nous étions coupables sans doute; mais après tout, la faute que nous avions commise et dont je ne devais pas craindre les conséquences, puisque nous étions destinés l'un à l'autre, était-elle aussi grande que je me l'imaginais, et avions-nous fait autre chose que glisser sur la pente irrésistible qui nous entraînait l'un vers l'autre? Enfin tous les sophismes que les hommes savent trouver dans leur esprit lorsqu'ils leur faut justifier les fautes qu'ils ont commises ou celles qu'ils nous ont fait commettre.
»On croit facilement ce que l'on espère; les paroles de mon amant calmèrent peu à peu les tourments de mon esprit et de mon cœur, et deux jours après la fatale soirée dont je viens de vous parler, j'étais, non pas tranquille, on ne l'est jamais lorsque l'on ne peut, sans redouter la réponse qu'elle vous fera, interroger sa conscience; mais rassurée, je n'avais en effet aucune raison de douter de la parole de mon amant.
»Lorsque ma tante revint, elle remarqua d'abord l'extrême pâleur de mon visage, que je mis sur le compte de la peur que m'avait causé l'effroyable orage qui s'était déchaîné sur Paris quelques jours auparavant; ma tante, que les heureux résultats du voyage qu'elle venait de faire avaient mise en gaieté, me plaisanta un peu à propos de ce qu'elle appelait mes sottes frayeurs, puis il ne fut plus question de rien.
»M. de Bourgerel qui avait besoin pour se marier de la permission du ministre de la guerre, venait enfin de l'obtenir, ainsi qu'une prolongation de son congé de convalescence qu'il avait sollicitée en même temps. Il accourut tout joyeux nous annoncer cette bonne nouvelle, et comme nous avions à notre disposition depuis déjà longtemps toutes les autres pièces nécessaires, dès le lendemain, nos premiers bans furent publiés. Mon amant obéissant, soit à l'impulsion que je lui donnais, soit à son cœur (je ne puis après ce qui s'est passé m'expliquer la nature du sentiment qui le faisait agir), et dont l'impatience pouvait du reste paraître toute naturelle, avait manifesté à ma tante l'intention d'abréger, autant que cela serait possible, les formalités préliminaires de notre mariage; mais la digne femme qui voulait que les choses se fissent dans les règles n'avait pas voulu y consentir. Eh! bon Dieu! avait-elle répondu à ses supplications, auxquelles, comme bien vous le pensez, j'aurais voulu pour tout au monde qu'il me fût possible de joindre les miennes, n'avez-vous pas, jeunes comme vous l'êtes, le temps d'attendre un peu? j'attends bien, moi, qui suis beaucoup plus vieille que vous et aussi impatiente de vous voir heureux que vous pouvez l'être de le devenir; mais voyez-vous, il est de ces convenances que l'on ne brave pas sans que tôt ou tard il en résulte un mal; je ne veux pas, moi, que l'on croie dans le monde que je suis pressée de marier ma nièce.
»Nous fûmes forcés de nous résigner.
»Cependant les jours s'écoulaient et à mesure que le but auquel tendaient tous mes vœux se rapprochaient de moi, ma sécurité devenait plus grande; l'empressement de mon amant ne s'était pas démenti un seul instant, et si par hasard il voyait un sombre nuage passer rapide sur mon front, il savait faire naître une occasion de me parler en secret, et il trouvait dans son cœur pour me rassurer d'éloquentes paroles.
»Je comptais les jours à mesure qu'ils s'écoulaient, et je crois qu'il n'est pas nécessaire de vous dire qu'ils me paraissaient d'une longueur extrême, enfin par une belle journée du mois de juin on m'apporta une jolie corbeille de satin blanc qui contenait ces mille colifichets donnés à la jeune fille et qui ne doivent servir qu'à la femme; chaque objet était la traduction d'une pensée délicate, ou d'une gracieuse attention; mon amant avait prévenu tous mes désirs, deviné tous mes goûts; les étoffes étaient celles que j'aurais choisies, le châle était de la couleur que j'aimais: je passai plusieurs heures, les plus délicieuses de ma vie, à examiner l'un après l'autre, ces objets que je ne touchais qu'avec une sorte de vénération, et cependant il n'y avait dans ma corbeille, ni cachemire de l'Inde, ni pierreries étincelantes; la fortune modeste de M. de Bourgerel ne lui permettait pas l'acquisition de ces coûteuses superfluités; un beau châle français, une modeste parure de perles étaient les pièces les plus précieuses de ma corbeille: mais le goût le plus pur, la plus parfaite entente de ce qui est convenable, avaient présidé au choix de toutes ces choses qui me paraissaient, du reste, cent fois préférables aux plus riches trésors de Golconde et Visapour.
»La nuit vint, et je pus me dire en me couchant, c'est demain.
»Et cependant j'avais eu le cœur gros toute la soirée, et lorsque je fus seule dans ma chambre, quelques larmes que je ne cherchais plus à retenir, se frayèrent un passage et tombèrent lentement le long de mes joues pâles; c'est que mon amant n'était pas venu ainsi qu'il en avait l'habitude, nous rendre compte le soir de ce qu'il avait fait durant la journée et que je ne pouvais m'expliquer que par un malheur dont il aurait été la victime, cette absence la veille d'un jour semblable à celui que devait éclairer le soleil du lendemain.
»Je pris la résolution d'attendre son retour assise près de ma fenêtre.
»Une heure, deux heures se passèrent, et il ne revint pas. J'étais accablée de fatigue et je me pris à songer que si je ne prenais pas quelques instants de repos, j'aurais pour la cérémonie du lendemain, une singulière physionomie; cette réflexion me détermina à me coucher, mais malgré tous mes efforts, malgré les raisonnements que je me fis à moi-même pour trouver une raison qui m'expliquât l'absence de mon amant, je ne pus parvenir à m'endormir avant la naissance du jour. Ainsi qu'il arrive souvent, après que toutes nos forces se sont épuisées dans une lutte inégale, je dormis d'un sommeil de plomb et je ne me réveillai que lorsque les rayons du plus beau soleil qui se puisse imaginer, vinrent caresser mon chevet; je me jetai à bas de mon lit, et je courus à ma fenêtre. Hélas! je devinai à l'aspect de celle de mon amant, dont la veille j'avais remarqué jusqu'aux plus petits plis des rideaux, qu'il n'était pas rentré chez lui.
»La journée se passa sans qu'il reparût; les personnes qui devaient être témoins de notre union, celles que ma tante avait invitées, aussi bien que celles qui avaient été invitées par lui, arrivèrent successivement; personne ne put nous donner de ses nouvelles, et à toutes il fallut raconter ce qui nous arrivait. Quelle journée, suivie de jours plus affreux encore!
»Nos efforts, pour découvrir ce qu'était devenu monsieur de Bourgerel, demeurèrent sans résultats, ce fut en vain que nous nous adressâmes aux diverses personnes qui le connaissaient, au ministère de la guerre, au parent qui avait fait pour lui la demande de ma main à ma tante, personne n'en savait plus que nous sur son compte; sa disparition, pour tout le monde comme pour nous, était un problème insoluble, une énigme sans mot.
»Je tombai malade, et pendant un mois je fus entre la vie et la mort; ma bonne tante me soigna avec le dévouement qu'elle m'avait toujours témoigné, et grâce à ses soins, et peut-être aussi grâce à la bonté de ma constitution et à mon extrême jeunesse, je recouvrai la santé; mais ce ne fut que pour acquérir la certitude d'un malheur plus effroyable encore que tous, ceux qui m'avaient accablé: je m'aperçus à des signes non équivoques que j'allais devenir mère.
»Tant que je pus cacher mon état aux yeux peu clairvoyants de ma tante, je fus assez tranquille; je puisais du courage dans l'excès même de mon malheur. Dieu ne voudra pas, me disais-je, que je meure si jeune; car je mourrai bien certainement si jamais je suis forcée de mettre ma tante dans la confidence de la faute que j'ai commise. Et cette pensée, et l'habitude que je pris insensiblement de considérer la mort comme un refuge assuré contre les éventualités de ma position, permirent à l'espérance, cette divinité bienfaisante qui veille constamment à notre chevet, de se glisser dans mon cœur; et chaque soir en me couchant je me disais, après avoir examiné les rapides progrès de ma grossesse: Il reviendra demain.
»Mais hélas! il ne revenait pas!
»Enfin le moment arriva où il n'allait plus m'être possible de cacher mon état. La gêne que déjà j'étais obligée de m'imposer me mettait à la torture, et plus d'une fois j'avais cru remarquer que les yeux de ma tante se fixaient sur moi avec une curieuse attention: j'étais folle, je n'entendais pas les questions qui m'étaient adressées, ou si je les entendais, j'y répondais tout de travers. Ma tante, que mon état inquiétait horriblement, parlait de faire venir l'habile médecin qui m'avait donné des soins durant la maladie que j'avais faite peu de temps auparavant. C'était là ce que je voulais éviter à tout prix: ce médecin allait infailliblement s'apercevoir de mon état, et alors que deviendrais-je? comment supporter les regards irrités de ma tante? Je vous le dis, j'étais devenue folle. Au lieu d'aller me jeter aux pieds de ma tante et de lui avouer ma faute, au lieu de pleurer sur son sein, où bien certainement j'aurais trouvé un refuge, je pris la résolution de fuir, et cette résolution je l'exécutai peu de jours après l'avoir formée.
»Je pris quelques bijoux, quelques hardes, et un matin, tandis que ma tante reposait encore, je sortis de cette maison où j'avais été à la fois si heureuse et si malheureuse. Je ne savais où porter mes pas, mais je marchais, je marchais; je n'avais qu'un but, qu'un désir, celui de cacher ma honte à tous les yeux.
»Je ne sais quel chemin je pris pour arriver au coin de la rue Saint-Lazare et de celle de la Chaussée-d'Antin, où épuisée par la rapidité de ma course je fus forcée de m'arrêter pour reprendre haleine.
»J'étais appuyée contre une borne depuis quelques minutes, lorsque je vis venir à moi ton mari, ma chère Lucie, qui, sans doute, venait de sortir de chez lui; il s'aperçut, je le crois, de la position dans laquelle je me trouvais: je n'avais pas, pressée par le temps, pris avant de sortir mes précautions ordinaires; le petit paquet que je portais sous mon bras, ma pâleur extrême, mon trouble, ma fuite précipitée au moment où il s'approchait de moi, probablement pour m'interroger, toutes ces circonstances réunies l'instruisirent complètement, car un peu plus tard, lorsque je me présentai chez toi pour implorer tes secours, il me fut impossible de t'aborder.»
—Continue, ma chère Eugénie, dit à ce moment Lucie de Neuville. Je te dirai, lorsque tu auras achevé ton récit, quelles raisons déterminèrent M. de Neuville à me défendre de te recevoir, on t'a calomniée auprès de lui, ma pauvre amie.
—Mais qui donc, grand Dieu! s'écria Eugénie de Mirbel, je n'ai jamais fait de mal à personne.
—Ce n'est pas une raison, il existe malheureusement des gens qui nous prennent en haine, par cela seul qu'ils n'ont pu nous faire tout le mal qu'ils projetaient; mais continue, je te donnerai tout à l'heure l'explication de ce que je viens d'avancer.
—Je n'ai plus que peu de choses à te dire, continua Eugénie de Mirbel; «j'allai me loger dans un modeste hôtel garni où j'attendis, en cherchant du travail sans pouvoir en trouver, l'époque de ma délivrance qui n'était pas très-éloignée. Je donnai enfin le jour à l'innocente créature qui repose dans ce berceau, mais je ne pouvais encore me lever du lit de douleur sur lequel j'étais déjà resté clouée assez longtemps, lorsque je m'aperçus que mes faibles ressources étaient épuisées et qu'il ne me restait rien, rien au monde, et la maîtresse de l'hôtel garni me disait chaque jour que si je ne pouvais la payer, elle serait forcée de me renvoyer; ce fut alors qu'une brave femme, que j'avais prise sur l'indication de mon hôtelière pour me soigner durant ma maladie, touchée de mon extrême misère, prenant en pitié ma jeunesse, mon profond désespoir, me fit, bien qu'elle fût presque aussi pauvre que moi, transporter chez elle; et son dévouement depuis lors ne s'est pas démenti un seul instant. J'étais malade, elle me soigna; il me fallait des médicaments, elle vendit, pour me les procurer, le peu d'objets ayant quelque valeur qu'elle possédait; et lorsque je voulais opposer des bornes à son extrême bienfaisance: «Laissez, laissez, mademoiselle, me disait-elle, Dieu nous a mis sur la terre pour nous aider les uns les autres, et pour nous aimer comme des frères; ce que je fais pour vous aujourd'hui, vous me le rendrez plus tard, et si vous ne le pouvez jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, eh bien, il m'en sera tenu compte là-haut.»
»Mais enfin, il arriva un moment où les ressources de cette femme estimable furent épuisées comme l'avaient été les miennes, ce fut alors que je me déterminai à t'écrire, et ce fut elle qui se chargea de porter la lettre qui t'a engagée à venir à mon secours; tu sais le reste, et je crois qu'il est inutile que je te renouvelle les témoignages d'une reconnaissance dont tu dois être assurée. Explique-moi maintenant ce que tu me disais tout à l'heure?»
—Monsieur de Neuville est doué du plus noble et du meilleur cœur, aussi n'est-ce pas sans motifs qu'il se détermina à prendre la mesure extrême qui t'a tant affligée; mais voilà ce qui arriva: Ainsi que tu l'as dit, il allait s'approcher de toi pour te parler, lorsque tu pris la fuite; affligé de cette brusque disparition, il continua sa course; un hasard fatal voulut que ce jour même, contre son habitude, il entrât, ayant très-chaud, dans un café adossé à un théâtre de fantasmagorie et de jeunes comédiens, situé dans un passage voisin du boulevard, pour y prendre une limonade; plusieurs personnes, dont faisait partie le maître de l'établissement, qui n'est autre sans doute que ce chevalier de Saint-Firmin si rudement apostrophé par M. de Bourgerel, occupaient une table voisine de celle à laquelle il s'était placé, et ton nom ayant frappé son oreille, il écouta ce qu'elles disaient. Le maître du café racontait le duel qui avait eu lieu entre le comte de D*** et M. de Bourgerel, et il s'exprimait sur ton compte en des termes qui lui avaient été inspirés sans doute par sa digne maîtresse, madame Delaunay; cette conversation entendue à la suite de la rencontre qu'il avait faite quelques heures auparavant, donna de toi, ainsi que tu dois bien le penser, une singulière opinion à M. de Neuville, et ce fut sous le coup de cette impression qu'il défendit à nos gens de te laisser arriver jusqu'à moi, si par hasard tu te présentais à l'hôtel.
—Mon Dieu, mon Dieu! s'écria Eugénie en se cachant le visage entre ses mains, suis-je assez malheureuse, mais qu'ai-je donc fait à cet homme pour qu'il ne craigne pas de traîner ainsi mon nom dans la boue?
—Allons, ma chère Eugénie, rassure-toi, tout ceci finira bientôt, s'il plaît à Dieu; j'ai déjà écrit à M. de Neuville, et je suis certaine d'avance qu'il te rendra justice lorsqu'il saura, qu'après tout, tu es plus malheureuse que coupable.
—Dieu le veuille; car si je devais être un sujet de trouble entre toi et ton mari, s'il allait te blâmer de ce que tu as fait pour moi, j'en mourrais de désespoir.
—Ne crains rien, quelque chose me dit que tes malheurs sont passés, mais pour qu'ils ne reviennent pas, il nous reste encore beaucoup de choses à faire. Eugénie, il faut revoir ta tante.
—Oh! jamais! jamais! à moins que ce ne soit M. de Bourgerel qui me conduise à ses pieds.
—M. de Bourgerel, s'il n'est pas mort, reviendra, car rien dans sa conduite envers toi n'indique qu'il ait eu l'intention de t'abandonner; mais as-tu bien songé, ma chère Eugénie, aux cruels tourments, à la mortelle inquiétude qu'a dû éprouver l'estimable femme qui t'aime tant, depuis près d'une année qu'elle ne sait ce que tu es devenue?
—Elle me croit morte, sans doute, et j'aime mieux qu'elle ait cette idée que de me savoir déshonorée.
—Sois raisonnable, mon amie, il y a toujours dans le cœur de ceux qui nous aiment, des trésors d'indulgence, et ils sont toujours prêts à cacher sous leur manteau les fautes que nous avons pu commettre; de reste, je verrai d'abord ta tante, et ce ne sera qu'après l'avoir disposée à t'accueillir avec indulgence, que je l'amènerai près de toi, car il faut que toutes les personnes de notre monde ignorent ce qui t'est arrivé; aussi tu resteras ici, où, grâce aux talents que tu possèdes, tu pourras facilement te créer une position indépendante.
Ce ne fut qu'après de longues instances que Lucie, et Laure qui avait joint ses prières à celles de son amie, parvinrent à déterminer Eugénie à revoir sa tante; la pauvre femme ne pouvait se résoudre à paraître devant elle après la faute qu'elle avait commise; mais enfin, vaincue par les touchantes exhortations de ses deux amies, elle les laissa libres de faire, pour assurer sa tranquillité, (nous ne disons pas son bonheur, elle n'espérait plus de jours heureux depuis qu'elle avait perdu l'espoir de revoir M. de Bourgerel), tout ce qu'elles croiraient raisonnable; et ce ne fut qu'après l'avoir tendrement embrassée et lui avoir de nouveau donné l'assurance d'un meilleur avenir, que Lucie et Laure, qui voulaient aller dîner chez la marquise de Villerbanne, se déterminèrent à la quitter.
La vieille marquise de Villerbanne gronda beaucoup sa nièce de ce qu'elle était restée si longtemps sans lui rendre visite, Lucie s'excusa du mieux qu'il lui fut possible, et la marquise, lorsqu'elle lui eut fait la promesse d'assister avec son amie, à sa prochaine soirée, recouvra toute sa bonne humeur.
—Nous aurons, lui dit-elle, quelques nouveaux visages, notamment un gentilhomme dont j'ai beaucoup connu le père pendant l'émigration, et que l'on dit être un charmant cavalier; nous verrons si celui-là ira aussi augmenter le nombre de ceux qui te font la cour.
Lucie, poussée par un indéfinissable sentiment de curiosité, allait demander à sa tante le nom de ce cavalier, dont elle lui faisait un si pompeux éloge; mais un domestique, étant venu annoncer à la compagnie réunie dans le salon que le dîner était servi, elle fut forcée de donner sa main à un de ses admirateurs, et de remettre la question qu'elle voulait faire à un moment plus opportun.
Après le dîner, les visites se succédèrent avec une telle rapidité que Lucie ne put trouver un moment pour entretenir en particulier la marquise de Villerbanne, de sorte que sa curiosité n'ayant pas été satisfaite, et quelle peine plus cruelle peut éprouver une fille d'Eve? elle était d'assez mauvaise humeur lorsqu'elle rentra chez elle.
Sa femme de chambre lui remit une lettre qu'un commissionnaire inconnu avait apportée, et qu'il n'avait laissée qu'après avoir bien recommandé de ne la remettre qu'à elle-même. Lucie brisa le cachet de cette lettre qui était du docteur Mathéo et qui contenait ce qui suit:
«Madame la comtesse,
»Les événements de ma vie sont tels (et cependant croyez-le bien, je suis en réalité plus malheureux que coupable), que par suite de la rencontre que j'ai faite de l'homme qui porte le nom de marquis de Pourrières, je suis forcé de quitter la France pour n'y plus revenir ma fortune, que, dans la prévision d'un événement qui se réalise aujourd'hui, j'avais toujours tenue disponible, est médiocre, mais elle suffit à mes vœux, et je vais, dans une retraite connue de Dieu seul, oublier les hommes, le mal qu'ils m'ont fait, et tâcher de me faire oublier moi-même. Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai déjà loin de vous, et bientôt l'immensité des mers aura mis entre la France et moi une barrière difficile à franchir. Mais j'ai voulu, comme vous êtes la seule personne au monde à laquelle je m'intéresse, vous donner un avis que je vous prie à deux genoux de vouloir prendre en considération.
»Je ne sais si je me trompe, (fasse le ciel qu'il en soit ainsi), mais j'ai cru m'apercevoir que le marquis de Pourrières, que cependant vous n'avez va qu'une fois, vous inspirait cet intérêt, précurseur ordinaire d'un sentiment plus tendre; excusez-moi, madame, si je m'exprime avec aussi peu de ménagement, mais je n'ai pas le temps de chercher mes phrases, et je crois que la circonstance est assez grave pour me justifier.
»Vous rencontrerez probablement monsieur le marquis de Pourrières dans le monde, cela est infaillible, car si l'occasion ne se présentait pas d'elle-même, cet homme, bien qu'il m'ait donné l'assurance du contraire, cet homme, dis-je, saurait la faire naître. Eh bien! madame la comtesse, si je ne me trompe pas, et je crois ne pas me tromper, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, pour votre tranquillité et pour votre bonheur à venir, évitez ses regards, évitez de lui parler; fuyez, fuyez les lieux où vous pourriez le rencontrer, étouffez à sa naissance un sentiment qui, si vous n'y prenez garde, fera le malheur de votre vie entière; fuyez le marquis de Pourrières, cet homme que je connais bien, (car les malheurs de ma vie m'ont donné le triste privilége de pouvoir juger les hommes); cet homme est plus dangereux que vous ne pouvez le penser.
»Il faudrait, pour vous déduire les raisons qui m'engagent à vous parler ainsi, que je vous racontasse toute l'histoire de ma vie, et pour cela le temps me manque, la chaise de poste qui doit me conduire hors du royaume de France m'attend dans la cour de ma maison. Lorsque je serai arrivé au but du long voyage que je vais entreprendre, ce récit, que je ne puis vous faire aujourd'hui, je vous l'enverrai, et si maintenant cette lettre vous paraît inconséquente, lorsque vous connaîtrez la vie du malheureux docteur Mathéo, et le rôle qu'y joue celui qui, à tort ou à raison, se fait appeler le marquis de Pourrières, vous trouverez, j'en suis d'avance convaincu, qu'en vous l'écrivant je n'ai fait que m'acquitter d'un devoir qui m'était imposé par l'intérêt si vif que je vous porte.
»Adieu, madame la comtesse; je vous laisse prévenue et défendue par vos vertus, qui ne vous feront pas faute, si malgré les vœux bien sincères que ne cessera de faire pour votre bonheur, celui qui sait le mieux rendre justice à vos éminentes qualités, vous vous trouviez en péril.
»J'espère être arrivé dans moins de trois mois au but de mon voyage, et mon premier soin sera de vous adresser une lettre, qui vous expliquera celle-ci, et que vous trouverez à Paris, poste restante, aux initiales C. D. N.»
Lucie, après avoir lu cette lettre, sonna avec violence sa femme de chambre, qui se présenta tout effarée dans la chambre à coucher de sa maîtresse. La pauvre fille qui n'était pas habituée à d'aussi brusques appels, croyait qu'il était arrivé malheur à la comtesse, ou que le feu était à l'hôtel.
—Dites à mademoiselle de Beaumont de venir me parler, lui dit Lucie d'une voix brève, et saccadée.
—Mademoiselle est couchée et dort sans doute depuis longtemps, répondit la femme de chambre; cependant, si madame la comtesse le veut absolument, j'irai l'éveiller.
—Non, c'est inutile.
Et comme la femme de chambre attendait qu'il plût à sa maîtresse de lui donner des ordres.
—Vous pouvez vous retirer, lui dit brusquement Lucie; je n'ai besoin de rien.
«Madame, bien sûr, vient de recevoir une bien mauvaise nouvelle, se dit la femme de chambre en se retirant.»
Lucie ne se coucha qu'après avoir relu plusieurs fois la lettre du docteur Mathéo; son sommeil fut agité et plein de songes bizarres au milieu desquels lui apparaissait toujours la physionomie du marquis de Pourrières, tantôt riante et gracieuse, tantôt sombre et terrible.
Les premières lueurs du jour doraient à peine l'horizon, lorsque lasse d'attendre en vain le sommeil réparateur qui s'obstinait à la fuir, elle se jeta à bas de sa couche, se vêtit à la hâte d'un peignoir de mousseline blanche, et monta chez son amie qui dormait encore profondément.
Ainsi que nous venons de le dire, Laure dormait encore profondément. Sa respiration égale, ses lèvres roses qui semblaient s'être entr'ouvertes pour sourire et qui laissaient entrevoir un double rang de petites perles de la plus éblouissante blancheur, annonçaient ce sommeil si calme et si réparateur qui n'appartient qu'à ceux d'entre nous dont l'âme ne s'est pas encore brûlé les ailes au souffle dévorant des passions et qui n'est traversée que par des songes sortis par la porte d'ivoire; songes d'enfants, songes couleur de roses, qui ne laissent dans la mémoire que des souvenirs agréables qui font regretter le sommeil.
Lucie s'était arrêtée à quelques pas du lit de son amie, qu'elle ne pouvait se résoudre à éveiller. Pourquoi, se disait-elle, mon sommeil n'est-il plus aussi calme que celui de cette innocente enfant? Pourquoi l'image de cet homme, que je n'ai vu qu'une fois, est-elle venue cette nuit se placer sans cesse devant mes yeux? Est-ce que par hasard le docteur Mathéo aurait raison? et serait-il vrai que l'intérêt de curiosité que cet homme m'a tout d'abord inspiré est l'indice précurseur d'un sentiment plus tendre? Oh! non, cela est impossible. Je suis l'épouse d'un homme que j'aime autant que je le respecte; je ne veux, je ne dois penser à qui que ce soit au monde...
Après être restée quelques minutes ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, la comtesse parut vouloir chasser les sombres pensées qui traversaient son esprit; elle s'avança sur la pointe des pieds jusque vers le lit de Laure et déposa un baiser sur le front blanc et pur de la jeune fille; celle-ci réveillée par cette caresse, se frotta d'abord les yeux, et lorsqu'elle eut reconnue son amie, elle lui passa ses deux bras autour du cou, et l'attirant vers elle, elle lui rendit avec usure la douce caresse qu'elle venait d'en recevoir.
Ces deux femmes ainsi enlacées, l'une brune, l'autre blonde, mais jeunes et belles toutes deux, rappelaient, en formant le plus délicieux groupe qu'il soit possible d'imaginer, Mina et Brenda, les deux charmantes sœurs de la ballade allemande; et pour les peindre, l'artiste le plus exigeant les aurait laissées là où elles se trouvaient, dans une gracieuse et fraîche chambre de jeune fille, éclairée par les joyeux rayons d'un beau soleil, toute pleine de fleurs rares et de ces mille riens qui nous font rêver lorsqu'il nous est donné de les apercevoir, parce que nous devinons à l'éclat de leurs couleurs, à la délicatesse de leurs formes, à une multitude de signes qui se sentent, bien qu'ils ne puissent pas s'exprimer, qu'ils appartiennent à une jolie femme.
—Comment! déjà levée? dit Laure après avoir regardé à une pendule de marbre blanc placée sur la cheminée, entre deux coupes d'agate destinées à recevoir ses bijoux.
—C'est que j'ai beaucoup de choses à te raconter, ma chère Laure, répondit Lucie.
—Je parie que tu veux encore me parler de cet ennuyeux marquis de Pourrières. Lucie, Lucie, je suis disposée à croire que ce n'est pas seulement la curiosité qui vous fait vous intéresser à cet homme.
—Tu es folle, s'écria la comtesse, qui sentit le rouge lui monter au visage lorsqu'elle entendit son amie lui dire à peu près ce que venait de lui écrire le docteur Mathéo; cependant elle répéta: tu es folle.
—Pas si folle, reprit Laure, et la preuve, c'est que tu rougis de te voir devinée.
Laure était bien loin d'attacher à ses paroles l'importance qu'elle paraissait vouloir y mettre; elle ne voulait que rire un instant aux dépens de son amie: aussi fut-elle singulièrement étonnée lorsqu'elle la vit se jeter entre ses bras en pleurant à chaudes larmes, et qu'elle l'entendit lui dire d'une voix entrecoupée par les sanglots: Mon Dieu, mon Dieu! serait-ce vrai?
—Lucie, qu'as-tu donc, grand Dieu! s'écria Laure véritablement alarmée; mais je t'assure que je ne voulais pas t'affliger; calme-toi, je t'en supplie.
Et la jeune fille cherchait par ses caresses à rendre à son amie le calme qu'elle paraissait avoir perdu.
—Voyons, dis-moi ce que tu as sur le cœur; ce n'est pas pour rien que tu es venue d'aussi bonne heure dans ma chambre; parle, ma chère Lucie, je t'écoute.
La comtesse avait peu à peu recouvré du sang-froid.
—C'est parce que j'étais furieuse de te voir des idées semblables à celles qui sont exprimées dans cette lettre, que je me suis tant affligée, dit-elle en donnant à Laure la lettre du docteur Mathéo; mais mon chagrin s'en est allé aussi vite qu'il était venu, continua-t-elle en essayant de sourire.
—Ceci est beaucoup plus grave que je ne le pensais, répondit Laure après avoir attentivement lu la lettre écrite par Mathéo, et je vois que tu avais raison de considérer la rencontre de ce marquis de Pourrières comme un événement malheureux. Comment! notre bon docteur est forcé de quitter la France parce qu'il s'est retrouvé en face de cet homme? Lucie, Lucie, le docteur Mathéo est un homme d'honneur, il faut suivre les conseils qu'il te donne; s'il t'a écrit une semblable lettre, c'est qu'il avait ses raisons pour cela.
—Mais cependant cette fuite précipitée indique que si l'un de ces deux hommes a quelque chose à craindre, ce n'est pas le marquis de Pourrières...
—C'est vrai; cependant je te le répète, la lettre du docteur paraît n'avoir été écrite que dans ton intérêt, suis donc les conseils qu'elle te donne. A mon tour, Lucie, je vais croire aux pressentiments; fuis le marquis de Pourrières, évite les lieux dans lesquels tu pourrais le rencontrer.
—Mais le puis-je? cet homme est très-répandu dans le monde, et je dois nécessairement le rencontrer tôt ou tard dans un des salons où nous sommes admises.
—Tu as oublié, sans doute, que depuis le départ de ton mari pour l'Algérie, tu ne vas que chez la marquise de Villerbanne, et qu'il n'est pas probable que ce soit chez elle que tu le rencontres.
—Tu te trompes; tu te souviens sans doute que ma tante nous a dit que l'on devait lui présenter, lors de sa prochaine soirée, un cavalier dont elle avait beaucoup connu le père pendant l'émigration?
—Eh bien!
—Je suis certaine que ce cavalier dont je n'ai pu demander le nom, n'est autre que le marquis de Pourrières.
—Quelle idée!
—Tu verras si je me trompe.
—Mais en admettant qu'il en soit ainsi, tu peux, il me semble, ne lui parler que si tu y es absolument forcée, et ne le recevoir qu'avec assez de froideur pour lui enlever l'envie de se rapprocher de toi; rien ne nous dit d'ailleurs qu'il sera bien empressé de te parler.
—Je le désire, et bien sincèrement.
—Du reste ma chère Lucie, je n'ai pas besoin de te dire quelle est la conduite que tu dois suivre, en admettant même, ce que je ne puis ni ne veux faire, que le docteur Mathéo ne se soit pas trompé. Le souvenir de ce que tu dois de bonheur à l'affection si vraie de M. de Neuville, de soins pour la conservation de la pureté du nom que tu portes te défendra suffisamment.
Lucie serra avec force son amie contre sa poitrine:
—Tu es plus raisonnable que moi, lui dit-elle après l'avoir tendrement embrassée, et cependant tu es beaucoup plus jeune.
—Oh! beaucoup plus jeune, répondit Laure, cela te plaît à dire, trois ou quatre années de moins, je crois, voyez-vous quelle énorme différence! Mais laissons toutes ces folies, je ne vois dans tout ceci qu'une seule chose qui doive nous affliger, c'est le départ de ce bon docteur Mathéo, que pour ma part je regrette infiniment.
—Nous saurons plus tard quelles sont les raisons qui l'ont forcé à quitter si précipitamment Paris, et la brillante position qu'il s'y était faite.
—Je souhaite bien sincèrement qu'elles ne soient pas de nature à lui interdire tout espoir de retour.
Après avoir causé quelques instants encore du sujet qui les occupait, Lucie et Laure se rappelèrent en même temps qu'elles devaient ce jour même rendre une visite à la tante d'Eugénie de Mirbel, qu'elles voulaient essayer de réconcilier avec sa nièce. Elles se séparèrent afin de procéder à leur toilette, et après le déjeuner elles montèrent en voiture et se firent conduire rue du Faubourg-Saint-Denis, 56.
Madame de Saint-Preuil, ainsi se nommait la tante d'Eugénie de Mirbel, avait depuis la brusque disparition de sa nièce, dont elle n'avait connu que plus tard le motif, vu s'augmenter les maux dont elle était affligée; aussi, l'affaiblissement de ses facultés physiques était tel que ce ne fut pas sans peine que la comtesse de Neuville et Laure de Beaumont, qui avaient eu plusieurs fois l'occasion de la voir avant la catastrophe qui l'avait privée d'une partie de sa fortune, parvinrent à s'en faire reconnaître.
—Je me suis souvenue, lui dit Lucie, après les compliments d'usage entre gens bien nés, qui se revoient après une longue absence, que mon père avait eu l'honneur d'être de vos amis, et j'ai voulu vous prier d'agréer les hommages de sa fille; croyez, madame, que depuis longtemps déjà je me serais acquittée de ce devoir, mais ce n'est qu'hier qu'une personne, que je suis surprise de ne pas voir auprès de vous, et que j'ai rencontrée par hasard, m'a indiqué votre demeure.
La comtesse prévoyait bien, et c'était pour amener cette question qu'elle s'était exprimée ainsi, que madame de Saint-Preuil lui demanderait quelle était la personne dont elle entendait parler. Ce fut en effet ce qui arriva.
—Et quelle est cette personne, dit madame, de Saint-Preuil?
—Mais Eugénie, mon amie de pension, ne le savez-vous pas? répondit madame de Neuville, qui cherchait à deviner sur les traits de la bonne vieille femme, l'effet que devait produire le nom qu'elle venait de prononcer.
Madame de Saint-Preuil fut tellement saisie qu'elle demeura quelques instants avant de pouvoir articuler une parole; mais un éclair de joie vint illuminer ses traits flétris par la douleur, et elle s'écria:
—Ma nièce! vous avez vu ma pauvre nièce? oh! je vous en prie, madame la comtesse, conduisez-moi auprès de cette ingrate enfant, ce n'est qu'après l'avoir longtemps pressée contre mon cœur, que je la gronderai de ce qu'elle a mieux aimé fuir que de confier ses peines à sa seconde mère.
Eugénie était pardonnée, la comtesse n'avait donc plus besoin de dissimuler davantage; elle raconta alors à madame de Saint-Preuil tout ce qui était arrivé à son amie depuis qu'elle avait quitté la maison de sa tante jusqu'au moment actuel.
—Pauvre Eugénie, elle a dû bien souffrir, dit la bonne madame de Saint-Preuil après avoir attentivement écouté ce récit, et que je vous remercie madame la comtesse de ce que vous avez bien voulu faire pour elle; mais partons de suite, de grâce, je brûle du désir de l'embrasser, je sens que la joie m'a rendu toutes mes forces, et puis j'ai de bonnes nouvelles à lui annoncer, à cette chère enfant.
La comtesse ne pouvait ni ne voulait résister à d'aussi touchantes prières; aidée de Laure, elle soutint jusqu'à sa voiture madame de Saint-Preuil, qui n'avait même pas pris le temps de changer de toilette, et elle donna l'ordre à son cocher de les conduire chez Eugénie de Mirbel.
Durant le trajet très-court qui sépare le faubourg Saint-Denis de la rue Ribouté, où demeurait Eugénie, madame de Saint-Preuil raconta en peu de mots à la comtesse de Neuville et à son amie les événements qui avaient suivi la fuite d'Eugénie.
La destinée de celle-ci eût été tout autre si elle était restée chez sa tante seulement un jour de plus; en effet, pendant la soirée du jour qui suivit celui qu'elle avait choisi pour fuir, Edmond de Bourgerel qui (le lecteur sans doute l'a déjà deviné) n'avait jamais eu l'intention de l'abandonner, arriva chez madame de Saint-Preuil au moment où celle-ci, qui, ainsi que nous venons de le dire, ne savait à quel motif attribuer la disparition de sa nièce, était plongée dans le plus profond désespoir.
Voici ce qui était arrivé à Edmond de Bourgerel.
Nous avons entendu madame de Neuville dire à Eugénie de Mirbel qu'il existait malheureusement des gens qui vouaient une haine implacable à ceux auxquels ils n'avaient pu faire tout le mal qu'ils projetaient. La jolie comtesse disait alors une grande vérité à l'appui de laquelle elle aurait pu citer, si elle les avait connus, les événements arrivés à Edmond de Bourgerel.
Le comte de D*** était un homme de la trempe de ceux dont nous venons de parler; aussi, ce vieux débauché, furieux de ce que ce jeune homme était venu empêcher la réussite du projet dont Eugénie de Mirbel devait être la victime, et de ce qu'il en avait reçu en échange d'une égratignure, dont il ignorait les suites funestes, une blessure assez considérable, avait-il juré qu'Edmond lui payerait tôt ou tard les affronts qu'il en avait reçus; mais que pouvait-il faire à ce jeune homme qui, ainsi qu'il en avait eu la preuve, était très-capable de se défendre, et quel moyen devait-il employer pour le perdre? Le comte de D*** n'en savait rien, cependant il ne se découragea pas.
Le comte de D***, bien qu'il fût le dernier rejeton d'une très-ancienne et très-noble famille, n'était rien autre chose que le chef ignoré d'une des mille polices occultes qui sont chargées de veiller au salut du char de l'Etat (style de l'ancien Constitutionnel), ce qui n'empêche pas le susdit char d'être quelquefois passablement embourbé. Hélas! oui, le dernier descendant d'une famille dont la noblesse datait du temps de Charlemagne, celui dont les aïeux avaient combattu en Palestine, puisait à pleines mains dans la caisse des fonds secrets, et malheureusement il n'était pas le seul; nous connaissons plus d'un gentilhomme de noble souche, plus d'une aimable comtesse du faubourg Saint-Germain, qui se font payer fort cher, par la police, les services qu'ils lui rendent.
Le comte de D***, raisonnant du reste comme tous les mouchards présents, passés et à venir, se dit, lorsque la pensée de nuire à Edmond de Bourgerel lui vint à l'esprit, que si l'on cherchait bien dans la vie intime du premier homme venu, on devait y trouver au moins une action qui, si elle n'était pas coupable, pouvait, soit en étant présentée sous un certain jour, soit étant accompagnée de quelques faits vrais ou supposés, avoir les apparences de la culpabilité; ayant ainsi raisonné, le comte de D*** fit venir devant lui un de ses estafiers, et après lui avoir promis la plus mirifique des gratifications, il le chargea d'éclairer, style du métier, toutes les démarches de M. de Bourgerel, dont il devait chaque soir lui rendre compte.
L'estafier partit plein d'ardeur pour s'acquitter de la mission qui venait de lui être confiée. Malheureusement pour lui, dame Nature, qui n'est pas toujours prodigue de ses dons, l'avait gratifié d'un visage qui ne pouvait appartenir qu'à un homme de sa profession et qui ne pouvait être oublié une fois qu'il avait été vu, de sorte que vers le soir du premier jour, Edmond, qui voyait sur ses talons, au moment où il allait rentrer chez lui, la même ignoble face qu'il y avait remarquée le matin lorsqu'il en était sorti, alla droit à elle et lui demanda ce qu'elle désirait; à cette question formulée en termes qui n'admettaient qu'une réponse catégorique, l'estafier ne sut que répondre, et M. de Bourgerel qui n'était pas, ainsi que nos lecteurs ont déjà pu s'en apercevoir, doué d'une patience évangélique, le prenant pour un de ces industriels faméliques qui cultivent avec assez de succès la montre et le foulard, crut devoir faire faire à sa canne une assez longue promenade sur ses épaules.
Le comte de D***, après avoir adressé à son estafier les reproches que méritait sa maladresse, envoya chercher, pour lui confier la mission dont n'avait pu s'acquitter celui qu'il venait d'en charger, le plus madré de ses satellites; celui-ci n'était guère moins laid que l'estafier dont nous venons de parler, mais il était si petit et si grêle, il savait si bien se glisser, sans se laisser apercevoir, par la plus petite ouverture, que ses collègues, rendant justice à ses talents, l'avaient surnommé Passe-Partout.
—Ecoutez, Passe-Partout, lui dit le comte de D***, après avoir expliqué à ce digne personnage ce qu'il avait à faire, je vous charge d'une mission délicate; mais vous vous en montrerez digne ainsi que de la magnifique récompense qui vous sera donnée si vous savez éviter une mésaventure semblable à celle qui est avenue à votre collègue; allez, et souvenez-vous que c'est un coupable qu'il me faut.
Passe-Partout, à partir de ce moment, s'attacha aux pas d'Edmond de Bourgerel; partout où il allait, il allait; et chaque soir, il rendait compte à son noble patron des démarches quotidiennes du jeune homme; le comte mettait, après l'avoir lu, chaque rapport dans un carton à ce destiné, et le lendemain un homme doué d'un physique et vêtu d'un costume appropriés au rôle qu'il devait jouer, était chargé de chercher le mot de l'énigme dont Passe-Partout la veille avait proposé la solution.
Les premières démarches de ces mystérieux explorateurs n'apprirent au comte que des choses parfaitement insignifiantes, et dont, malgré toute sa bonne volonté, il lui était impossible de tirer parti. Ainsi Edmond, qui à ce moment ne pensait qu'à se marier, ne s'occupait d'autre chose que de monter sa maison; et n'avait de relations qu'avec des marchands de meubles, tapissiers, et autres individus de cette sorte, et sitôt qu'il le pouvait, il rentrait chez lui, où, à la grande satisfaction de Passe-Partout, qui avait établi son observatoire dans la boutique d'un marchand de vins, située vis-à-vis de la porte cochère de la maison qu'il habitait, il passait la plus grande partie de son temps.
Le comte lassé de chercher, sans pouvoir la trouver, l'occasion de nuire à son ennemi, allait donner l'ordre à ses mouches de cesser leurs démarches, lorsque l'une d'elles lui remit un rapport qui lui arracha une exclamation qui exprimait à la fois la surprise et la satisfaction.
Le comte donna à l'agent qui venait de lui remettre ce rapport une gratification proportionnée au rang qu'il occupait dans la hiérarchie policière, et comme ce rang n'était pas très-élevé, la gratification était des plus exiguës; cependant le mouchard s'en montra satisfait, il se hâta d'aller chez le marchand de vin le plus voisin, où il absorba une telle quantité de liquide et fit tant d'aimables folies, qu'il ne dut qu'à sa qualité d'employé du gouvernement la faveur de ne pas aller coucher à la salle Saint-Martin.
Le comte, de son côté, vêtu d'un costume qui avait emprunté quelque chose de sombre à la gravité de la circonstance, et muni du fameux rapport qu'il avait, après l'avoir corrigé et considérablement augmenté, transcrit de sa plus belle écriture sur une feuille de papier Tellière, d'une blancheur éclatante, fit atteler les chevaux à son carrosse, et se fit conduire chez une Excellence, qu'il arracha aux douceurs d'un entretien secret avec une jolie solliciteuse.
L'Excellence était d'assez mauvaise humeur lorsqu'elle entra dans le salon où l'attendait le comte de D***, et il y avait bien de quoi, si vraiment c'est un crime irrémissible que de déranger l'honnête homme qui dîne, c'en est un bien plus grand que celui de venir, visiteur importun, arracher à ses graves méditations, l'homme d'Etat qui, du fond de son cabinet, veille au salut de l'empire.
L'Excellence donc était de très-mauvaise humeur, et la réception qu'elle fit au comte de D*** s'en ressentit.
—Ah! vous voilà, M. le comte de D***, lui dit-elle, vous arrivez vraiment dans un moment bien inopportun; je travaillais lorsqu'on est venu me dire que vous étiez là, et que ce que vous aviez à me communiquer ne pouvait pas souffrir le moindre retard. Voyons, de quoi s'agit-il? et soyez bref, j'ai hâte d'aller me remettre au travail.
—Monseigneur, reprit le comte de D*** (si nos lecteurs nous font observer que nous commettons ici un lapsus linguæ, attendu que depuis plusieurs années le monseigneur n'appartient, en France, qu'aux princes de la famille régnante, nous leur répondrons que jamais Excellence, ne s'est fâchée de ce qu'on la monseigneurisait), en s'inclinant aussi bas que le lui permettait le corset dans lequel il avait emprisonné son buste, je sais que tous vos moments sont consacrés au service du roi, et que vous vous occupez sans cesse du bonheur de la France, c'est pour cela que j'ai pris la respectueuse liberté d'insister pour qu'on vous dérangeât; car, quelque grave que soit le sujet dont vous vous occupiez, il l'est moins, je ne crains pas de le dire, que celui qui m'amène près de vous.
—Ce début solennel m'annonce en effet quelque chose, répondit l'Excellence qui venait, en soupirant, de prendre le parti d'écouter jusqu'au bout le comte de D***. Veuillez, monsieur le comte, prendre la peine de vous asseoir, je vous écoute.
L'Excellence était assise dans une vaste bergère, le comte de D*** prit un siége plus modeste, et lorsque l'huissier de service se fut, sur un signe de son maître, retiré du salon, il commença ainsi:
—Monseigneur, nous marchons sur un volcan.
—Je sais cela depuis longtemps, répondit l'Excellence.
—Vous savez aussi que toutes les passions mauvaises battent en brèche chaque jour toutes nos institutions, et qu'il n'est si haute position qui ne soit journellement attaquée par elles.
—Passons, passons, je vous prie, je sais encore cela, je ne suis pas plus que mes collègues à l'abri des attaques des folliculaires des divers partis qui nous font la guerre; mais, grâce à Dieu, leurs bordées, leurs coups d'épingles et leurs bigarrures ne m'empêchent pas de dormir.
—La situation grave, excessivement grave dans laquelle nous nous trouvons, fait un devoir à tous les honnêtes gens de servir par tous les moyens en leur pouvoir une administration qui comprend aussi bien que le fait celle à la tête de laquelle vous êtes placé, les besoins du pays; c'est seulement pour cela, monseigneur, que je me suis déterminé à vous offrir mon concours.
—Que vous ne refusiez pas à mon prédécesseur, et que probablement vous accorderez à mon successeur s'il veut y mettre le prix. Mais passons, je vous prie. Vous avez, m'avez-vous fait dire, quelque chose de très-important à me communiquer, et jusqu'à présent vous ne m'avez entretenu que de fariboles...
—Ces préambules étaient nécessaires, car je tiens essentiellement à ce que vous soyez bien convaincu que ce n'est point l'amour d'un vil métal qui détermine un homme comme moi à vous rendre quelques services.
—Nous savons, M. le comte, que vous êtes le plus parfait modèle de désintéressement; mais faites-moi connaître, je vous en prie, le sujet qui vous a amené près de moi.
—Eh bien, monseigneur, les jours du roi sont menacés.
—L'Excellence, qui jusqu'à ce moment n'avait prêté qu'une très-légère attention aux discours du comte de D***, à l'audition des dernières paroles qu'il venait de prononcer, se leva brusquement de son siége:
—Ceci est très-grave, M. le comte; mais êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez?
—Très-sûr, monseigneur, et ce n'est pas sans peine, je vous en donne l'assurance, que je me vois forcé d'apprendre à votre Excellence que le chef du complot dont infailliblement notre monarque aurait été la victime si nous ne l'avions découvert, est un jeune officier de notre valeureuse armée d'Afrique, actuellement à Paris, en congé de convalescence.
—Et quel est le nom de cet officier?
—Edmond de Bourgerel.
—Mais ce nom est celui d'un des plus braves officiers de notre armée d'Afrique, et je ne puis croire...
—Si monseigneur veut bien jeter un regard sur le rapport que voici, tous ses doutes seront levés.
L'Excellence prit le rapport que lui tendait le comte de D***. Voici en quels termes était conçue cette pièce, qui, malgré les corrections, interpolations, suppressions et augmentations du comte de D***, avait cependant conservé quelques signes de sa crapuleuse origine; on pouvait, après en avoir fait une lecture attentive, deviner qu'elle avait été écrite avec une plume de dindon mal taillée, sur la table la plus boiteuse d'un cabaret borgne, entre un litre à 16 et les os consciencieusement rongés d'une livre de côtelettes de porc à la sauce piquante[503].
«—J'étais ce matin avec Passe-Partout.....»
—Qu'est-ce que ce Passe-Partout? demanda l'Excellence, après avoir regardé la dernière page du rapport, qui était signé Bon-Œil, et de qui tenez-vous ceci?
—Passe-Partout est un charmant jeune homme qui a dissipé la fortune que lui avait laissée son père. Son nom est un des plus illustres de la période impériale. Bon-Œil est le fils unique d'un gentilhomme de la basse Normandie, qui s'est trouvé compromis lors des derniers événements de la Vendée. Ces deux hommes servent bien, mais ils coûtent fort cher.
«J'étais avec Passe-Partout ce matin, au lieu et à l'heure indiqués, afin de voir sortir de chez lui l'individu signalé (monsieur Edmond de Bourgerel, capitaine au premier régiment des chasseurs d'Afrique). Nous n'attendîmes pas longtemps. Vers dix heures il sortit. Après avoir été de nouveau chez les trois marchands qui vous ont été signalés dans les rapports précédents, il se rendit sur le boulevard des Italiens, et pendant environ une heure il se promena devant le passage de l'Opéra en fumant un cigare. Nous conjecturâmes qu'il attendait là quelqu'un; et effectivement nous ne nous trompions pas, car au moment où sans doute, impatienté d'attendre, il allait se retirer, il fut abordé par un individu que sa physionomie et son costume nous ont de suite fait reconnaître pour un ennemi du gouvernement; il était en effet coiffé d'un chapeau gris et porteur d'une chevelure très-longue et d'une barbe épaisse qui lui descendait jusque sur la poitrine.
»Après avoir causé quelques instants sur le boulevard, ils se séparèrent après s'être serrés la main et prirent chacun une direction opposée. Suivant les instructions que j'avais reçues, je quittai Passe-Partout et je me mis sur les traces de l'individu dont je viens de vous signaler l'aspect anarchique.
»Il se rendit d'abord dans une maison de la rue Lepelletier où il resta quelques minutes et dont il sortit accompagné d'un individu qui avait l'air un peu moins conspirateur que lui, mais qui cependant ne doit pas être un ami du gouvernement, car il portait un œillet rouge à sa boutonnière. De la rue Lepelletier, ces deux individus allèrent rue de la Chaussée-d'Antin, et s'arrêtèrent au café qui fait le coin de la rue Neuve-des-Mathurins, où ils prirent un troisième conspirateur qui les y attendait. (Ce n'est pas sans raison que je dis conspirateur, ainsi que va vous le prouver la suite de ce rapport.)
»De la rue de la Chaussée-d'Antin, à celle Fontaine-Saint-Georges, il n'y a pas loin; aussi ils ne mirent pas beaucoup de temps pour arriver devant la maison qui porte sur cette rue le numéro 20, et dans laquelle ils entrèrent tous trois. Après avoir attendu environ une heure devant cette maison dans laquelle je vis entrer l'homme du faubourg Saint-Denis et plusieurs individus de mauvaise mine, n'en voyant sortir personne, et ne doutant plus que ce ne fût là qu'était le siége de la conspiration, Passe-Partout, qui était venu sur les pas de l'homme du faubourg Saint-Denis, me dit que nous ferions bien de nous introduire, si nous le pouvions, dans la maison en question et que peut-être nous pourrions entendre quelque chose de bon à savoir. Comme il n'y a pas de concierge dans cette maison, nous nous déterminâmes, au risque de passer pour ce que nous ne sommes pas à y entrer, et après avoir suivi une assez longue allée qui nous conduisit dans une espèce de jardin, nous arrivâmes près d'un petit corps de bâtiment dans lequel, selon toute apparence, les conspirateurs devaient être réunis.
»Nous ne nous étions pas trompés; ils étaient en effet dans une pièce du rez-de-chaussée de ce corps de bâtiment, et comme les fenêtres en étaient ouvertes (sans doute à cause de la grande chaleur qu'il faisait), une bonne partie de leurs paroles pouvait arriver jusqu'à nous.
Nous nous plaçâmes le mieux que cela nous fut possible pour écouter, et voici à peu près ce que nous entendîmes.
—»Ainsi, tu ne veux rien changer à ton plan, dit l'un deux.
—»Non, répondit celui auquel on venait de s'adresser et qu'à sa voix nous reconnûmes pour être celui du faubourg Saint-Denis, mon plan est sage, parfaitement conçu.
—»Mais songe donc que faire tuer le roi au milieu de ses gardes, c'est mettre le chef de la conjuration dans un péril dont on pourra trouver extraordinaire qu'il parvienne à se tirer.
—»Mais pourquoi? dit un autre. Lorsqu'il frappera le tyran, il sera vêtu de son uniforme, de sorte qu'il y aura nécessairement un moment d'hésitation parmi les soldats qui n'oseront de suite porter la main sur un de leurs chefs, ce qui donnera le temps d'agir aux autres conjurés.
—»C'est égal; frapper le roi au milieu de son escorte, c'est scabreux.
—»Laisse donc. La proclamation qui est pleine de belles périodes enlèvera le public; et puis si je change cela, il me faudra changer bien d'autres choses encore, et ma foi! je n'ai pas le temps; laissons donc les choses comme elles sont.
—»Eh bien! va comme il est dit; du reste, tu peux compter que nous te donnerons tous, au moment du danger, un fameux coup de main.»
Les deux agents du comte, après avoir expliqué à leur noble patron comment ayant été forcés de quitter précipitamment le lieu où ils se trouvaient pour échapper aux regards des conspirateurs qui s'étaient répandus dans le jardin, terminaient leur rapport en sollicitant la récompense à laquelle leur donnait droit la merveilleuse découverte qu'ils venaient de faire.
—Eh bien! monseigneur, dit le comte de D*** lorsque l'Excellence eut achevé la lecture de ce qui précède.
—Ceci est en effet très-grave, et je crois que nous ne saurions trop nous presser d'agir; il faut dès aujourd'hui faire arrêter tous les conjurés.
—Mais nous ne le pouvons; un seul nous est connu c'est le sieur Edmond de Bourgerel. Il résulte des renseignements que j'ai fait prendre, que la maison dans laquelle a eu lieu la réunion à la suite de laquelle les conjurés sont convenus de leurs faits, est habitée par un artiste qui depuis plus de six mois voyage en Suisse et qui paraît tout à fait étranger à la conspiration. C'est un de ses amis à qui il a confié la garde de son logement, qui le fait servir aux conciliabules, et malheureusement on n'a pu savoir le nom de cet homme.
—Mais comment faire alors? s'écria l'Excellence en se frappant le front d'un air désespéré.
Je pense, répondit le comte D***, que le meilleur moyen est de faire arrêter secrètement le capitaine Edmond de Bourgerel, que l'on tiendra au plus rigoureux secret jusqu'à ce qu'il ait fait connaître ses complices.
—Je suis de votre avis, monsieur le comte, et je vais de suite donner des ordres en conséquence.
L'Excellence, en effet, se plaça devant un bureau, et écrivit une missive qu'elle fit porter à l'instant même et un bon d'une somme assez rondelette que le comte de D*** s'empressa d'aller se faire payer.
Le lendemain, le pauvre Edmond de Bourgerel, qui conspirait en effet, mais seulement contre les règles de la poétique d'Aristote, fut happé dans la rue par une escouade nombreuse de porte-triques, commandée par l'illustrissime Passe-Partout; jeté dans un fiacre, conduit à la préfecture de police et déposé dans une petite pièce obscure, où on le laissa plusieurs jours avant de venir l'interroger.
Le malheureux jeune homme ne savait à quoi attribuer son arrestation, il était bien loin de supposer que c'était parce qu'il avait réuni plusieurs de ses amis, afin de leur lire un drame, qui, selon lui, devait damer le pion à tous ceux des grands faiseurs, qu'il se trouvait renfermé dans une tour obscure.
Il lui fut enfin permis de se défendre. Lorsqu'on lui fit connaître les motifs qui avaient provoqués son arrestation, ce qu'on fut forcé de faire, par l'excellente raison que, ne sachant rien, il ne pouvait rien dire; l'immense éclat de rire qu'il ne put retenir, malgré le chagrin qu'il éprouvait de se sentir détenu depuis si longtemps pour un aussi futile motif, déconcerta quelque peu son interrogateur, dont la stupéfaction fut portée à son comble lorsque Edmond lui eut fait connaître l'objet dont on s'était occupé à la réunion de la rue Fontaine-Saint-Georges.
Ce n'est pas sans peine que l'on se détermine à lâcher les fils au bout desquels on espérait pouvoir attacher un bon petit complot, susceptible de fournir la matière nécessaire à la confection d'une quantité raisonnable de rapports, actes d'accusation, réquisitoires et autres pièces d'éloquence; aussi il fallut qu'avant d'être mis en liberté, Edmond de Bourgerel fît entendre tous ses prétendus complices.
Lorsqu'il fut prouvé, démontré, avéré qu'il n'était coupable que d'un drame en cinq actes et onze tableaux, on le mit poliment dehors en lui demandant pardon de la liberté grande, après toutefois lui avoir fait observer que si au lieu de vouloir marcher sur les traces des Hugo et des Dumas, il s'était borné à étudier la théorie du service en campagne et le traité des fortifications de Vauban, le malheur dont il se plaignait ne lui serait pas arrivé.
C'était lui dire en termes polis, qu'il devait s'estimer très-heureux d'en être quitte à si bon marché. Edmond comprit parfaitement cela, et, bien qu'il eût passé plus de deux mois en prison, dont un et demi au plus rigoureux secret, il se tut et fit bien.
Son premier soin en sortant de prison, fut de chercher Eugénie, car il savait quel était le motif qui avait déterminé la malheureuse jeune fille à fuir de chez sa tante; mais toutes les démarches qu'il put faire, toutes celles que fit madame de Saint-Preuil, à laquelle il avait cru devoir confier; (en assumant sur sa tête une faute que les grands parents sont toujours disposés à pardonner, lorsqu'on offre de la réparer), ce qui s'était passé pendant le voyage de Péronne, toutes ces démarches, disons-nous, avaient été inutiles; madame de Saint-Preuil et Edmond de Bourgerel n'attendaient plus que de la bonté de Dieu le retour de celle qu'ils chérissaient tous deux à des titres différents, lorsque le jeune officier reçut du ministre de la guerre l'ordre de rejoindre son régiment.
Il ne partit qu'après avoir bien recommandé à madame de Saint-Preuil de lui écrire aussitôt que le hasard lui aurait fait retrouver Eugénie, lui promettant que son premier soin serait d'accourir à Paris, quand même il se verrait forcé de donner sa démission.
Tout ce que nous venons de raconter succinctement à nos lecteurs, madame de Saint-Preuil, qui déjà l'avait dit à madame de Neuville, la répéta à sa nièce avec infiniment plus de détails.
Nous n'essayerons pas de peindre la joie d'Eugénie de Mirbel, lorsque sa tante, après lui avoir accordé son pardon, lui eût donné l'assurance qu'elle pouvait encore espérer des jours heureux. Nous dirons seulement que la comtesse de Neuville et Laure de Beaumont étaient aussi heureuses que l'était leur amie, qui ne pouvait se lasser de les embrasser, et qui ne les quittait que pour retourner près de sa tante à laquelle le contentement paraissait avoir rendu la santé, et qui avait pris entre ses bras sa petite nièce, à laquelle elle prodiguait les plus touchantes caresses.
Lucie et Laure devinèrent que la bonne madame de Saint-Preuil et Eugénie de Mirbel, devaient avoir beaucoup de choses à se dire; elles se retirèrent, heureuses d'avoir opéré un rapprochement dont le résultat devait être le bonheur de leur amie.
Le salon de madame la marquise de Villerbanne, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, était un terrain neutre sur lequel se rencontraient souvent les représentants le plus distingués des opinions religieuses, politiques ou littéraires, qui se partagent le monde; mais là ils étaient forcés de vivre en bonne intelligence et de se rappeler sans cesse qu'avant d'être de telle communion, de telle opinion on de telle école, ils devaient être hommes du monde, et qu'ils ne devaient pas au grand déplaisir des dames et de ceux qu'une profession de foi, une dissertation sur le dernier projet de loi et une querelle littéraire renouvelée de Vadius et de Trissotin, ne séduisent que médiocrement, transformer en une arène le salon d'une femme qui voulait, avant tout, que l'on s'amusât chez elle.
Que l'on ne croie pas cependant que l'on ne devait, chez madame de Villerbanne, s'occuper que de futilités; cette dame, bien que déjà âgée, était trop du siècle pour qu'il en fût ainsi: elle permettait la discussion, pourvu qu'elle fût calme et de nature à intéresser ceux qui n'y prenaient point part; elle tolérait même le combat, lorsque les combattants ne se servaient que d'armes courtoises, et que les spectateurs, ou plutôt les auditeurs, ne devaient pas attraper de blessures; aussi le salon de madame de Villerbanne était-il très-recherché, car les lieux semblables sont rares, et lorsqu'ils existent, tout le monde leur rend justice, quoique bien peu de personnes se montrent dignes d'y être longtemps admises.
Ces derniers mots demandent une explication que nous allons nous empresser de donner à nos lecteurs, afin que ceux d'entre eux, auxquels leur fortune permet de recevoir, puissent user, si bon leur semble, de la recette employée par madame de Villerbanne pour se composer une société agréable.
On était très-facilement admis chez la marquise de Villerbanne; cette dame recevait avec cette grâce, cette affabilité qui n'appartiennent qu'à un très-petit nombre de personnes, tous ceux qui lui étaient présentés, et il n'est pas nécessaire de dire qu'on ne lui présentait que des gens que leur nom et leur position dans le monde rendaient dignes de cet honneur. Mais la marquise avait adopté une règle dont elle ne se départait qu'en faveur de se intimes, c'est-à-dire qu'une présentation chez elle, ne donnait le droit à celui qui l'avait obtenue de se présenter de nouveau, que si préalablement une lettre d'invitation lui avait été adressée: tout le monde savait cela, et chacun se soumettait à cette règle, que les élus trouvaient fort sage, et dont ceux qui n'avaient pas été favorisés songeaient seuls à se plaindre.
Si maintenant, suivant notre habitude, nous essayons de donner à nos lecteurs une idée du salon de la marquise de Villerbanne, nous dirons que c'était une de ces vastes pièces comme il n'en existe plus que dans les hôtels du faubourg Saint-Germain et de la place Royale, dans lesquelles on respire à l'aise; qu'il était orné de panneaux en bois de chêne sculpté, ce qui, suivant nous, vaut infiniment mieux que toutes les moulures en carton-pâte récemment mises à la mode; et de grandes et belles glaces, véritables chefs-d'œuvre des manufactures royales, surmontées, ainsi que le dessus des portes, de médaillons entourés de guirlandes en bois doré, sur lesquels un élève de Boucher avait peint les plus gracieuses bergeries qu'il soit possible d'imaginer. Nous dirons encore que la cheminée en marbre vert de mer, était d'une capacité assez vaste pour qu'il fût possible à plus de dix personnes de se placer devant sans se gêner, lorsque l'on était en petit comité, et que sur cette cheminée on avait posé une magnifique pendule de Boule qui, toute vieille qu'elle était, valait bien les chefs-d'œuvre modernes des Denière et des Thomire.
Nous savons que madame de Villerbanne, après avoir un peu grondé Lucie de ce qu'elle était restée un certain laps de temps sans aller la voir, lui avait fait promettre d'assister à une fête qu'elle allait incessamment donner à toutes les personnes admises ordinairement chez elle.
Cette fête devait être très-brillante, car la marquise, dont le salon était, cette année, resté ouvert un peu plus tard que les années précédentes, voulait clore dignement la saison d'hiver, et donner à ceux qui devaient y assister l'envie d'en voir souvent de semblables; elle n'avait donc rien négligé de tout ce qui pouvait ajouter quelque chose à l'attrait déjà si grand dont était doué son salon. Ainsi elle avait voulu que les artistes les plus distingués vinssent l'embellir de leurs talents, et tous ceux auxquels elle s'était adressée lui avaient promis leur concours avec empressement; car ils savaient tous que, bien qu'ils dussent recevoir chez la marquise de Villerbanne le juste tribut que les gens riches doivent payer à ceux qui veulent bien les amuser quelques instants, cette noble dame, comme du reste presque tous ceux de la classe à laquelle elle appartenait, était trop de son siècle pour leur refuser les égards qui sont dus en toute circonstance à des talents éminents, possédés souvent par des hommes doués du plus noble caractère, et que chez elle ils seraient traités sur le pied de la plus parfaite égalité.
Prions ici nos lecteurs de nous permettre une petite observation. Beaucoup d'entre eux ont été à même, sans doute, de remarquer que ce n'était pas les gens qui avaient le plus de naissance, qui, dans les relations ordinaires de la vie, apportaient le plus de morgue et de sotte fierté, et qu'un confident du télégraphe, un prince de la banque, un loup-cervier, comme on voudra le nommer, était souvent très-insolent (notons en passant, qu'ainsi que nous l'avons déjà dit plusieurs fois, il n'y a point de règles sans exceptions), tandis qu'un noble descendant des Montmorency ou des Rohan, était au contraire infiniment poli. Cette différence d'être a dû singulièrement étonner ceux d'entre eux qui, élevés à l'école du vieux libéralisme se sont nourris de la lecture de l'antique Constitutionnel qui, entre choses curieuses, a dû leur apprendre que tous ceux qui portaient un noble nom étaient des vieillards poudrés à blanc et coiffés à l'oiseau royal, ou des douairières portant mouches et vertugadins, toujours prêts à jeter au visage de ceux qui, n'ayant pas le bonheur d'être de noble race, étaient admis devant eux les épithètes de manant et de malotru.
Lucie de Neuville aurait bien voulu se dispenser d'assister à la fête de madame de Villerbanne, car, ainsi que nous l'avons dit, elle était persuadée que la personne dont sa tante lui avait parlé sans paraître du reste y attacher une bien grande importance, n'était autre que le marquis de Pourrières, et ce qu'elle craignait par-dessus, tout, c'était de se trouver vis-à-vis de cet homme qu'elle craignait déjà avant d'avoir reçu la lettre du docteur Mathéo, et auquel cependant, par une de ces inexplicables bizarreries du cœur humain qui échappent à l'analyse, elle ne pouvait s'empêcher de s'intéresser.
Mais tous les petits moyens qu'elle employa pour se soustraire à l'obligation qui lui était imposée, échouèrent successivement devant la volonté de sa tante, volonté à laquelle, du reste, elle ne pouvait ouvertement résister, et devant les prières de Laure, qui, toute raisonnable qu'elle était, ne se serait pas vue sans éprouver une bien grande contrariété, privée du plaisir qu'elle se promettait de prendre au dernier bal de la saison.
Et maintenant entrons dans le salon de l'hôtel de Neuville, où nous allons trouver Lucie et Laure qui ont mis la dernière main à leur toilette, et qui attendent pour partir qu'on vienne les prévenir que les chevaux sont à la voiture.
Les deux femmes sont mises à peu près de la même manière; elles ont toutes deux une robe de crêpe blanc, un dessous en satin de même couleur; seulement, tandis que Laure n'a paré sa tête que de quelques fleurs qui, toutes fraîches qu'elles sont, le sont encore moins qu'elle, et orné son cou d'un simple collier de perles, Lucie à laquelle sa position de femme mariée permet un plus grand luxe, est parée des plus beaux diamants du monde.
—On dirait vraiment que nous sommes les deux sœurs, dit Laure, qui avait amené Lucie devant la grande glace placée au-dessous de la cheminée.
—Mais ne le sommes-nous pas? répondit la comtesse.
—C'est vrai, nous nous aimons autant que si nous étions du même sang, et pour ma part, je suis bien certaine qu'il en sera toujours ainsi.
—Chère Laure!
—Mais conçois-tu quelque chose à cela! ajouta Laure qui venait de jeter les yeux sur la pendule, il est plus de dix heures, et ce maudit Paolo ne vient pas nous dire que les chevaux sont attelés.
Et comme elle allongeait la main vers la sonnette, Lucie l'arrêta et lui dit:
—Tu es donc bien pressée d'aller à ce bal?
Mais sans doute, répondit Laure; c'est le dernier de la saison, et il sera, dit-on, très-brillant. Mais toi-même, n'es-tu pas charmée de trouver une occasion de te distraire un peu?
—Je t'avoue que si je n'avais pas eu la crainte de mécontenter ma bonne tante, et que si j'avais pu me déterminer à te priver d'un plaisir auquel tu parais beaucoup tenir, je serais aujourd'hui restée chez moi; car je crains toujours que cet individu dont ma tante m'a parlé, ne soit le marquis de Pourrières.
—Lucie, Lucie, dit Laure, vous savez qu'il a été convenu entre nous que vous ne parleriez plus de cet individu dont vous vous occupez beaucoup trop.
—Tu as raison; mais si cependant l'événement vient me prouver que mes pressentiments étaient fondés, que faudra-t-il que je fasse?
—Eh! mon Dieu! ne point parler à ce marquis, à moins que tu n'y sois absolument forcée, et dans ce cas tu n'ignores pas qu'il est une certaine manière de prouver aux gens qu'ils nous sont désagréables, sans qu'il soit nécessaire de manquer aux lois de la bonne compagnie.
—Je suivrai ton conseil, ma chère Laure.
La conversation des deux amies fut à ce moment interrompue par Paolo qui vint leur annoncer que la voiture était prête.
—Mais pourquoi donc a-t-on attendu si longtemps? dit Laure au vieux domestique qui priait sa maîtresse de vouloir bien excuser ses gens de ce qu'ils avaient été forcés de la faire attendre.
Paolo lui répondit que l'on s'était aperçu, au moment d'atteler, qu'il manquait un écrou à un des essieux de la voiture, et que la réparation de ce petit accident avait demandé un peu de temps.
—C'est peut-être un présage, dit Lucie en souriant, qui sait!
—Ah bah! dit Laure, impatiente de partir, je me rappelle avoir lu que César, malgré un présage que les augures regardaient comme mauvais, passa le Rubicon et qu'il gagna la bataille. Serais-tu, par hasard, moins courageuse que ce héros de la vieille Rome?
—Passons donc le Rubicon, répondit Lucie de Neuville, en jetant sur ses épaules un magnifique cachemire; je vais te montrer le chemin.
Laure prit ses gants, son bouquet et son éventail, et suivit Lucie qui déjà était sortie du salon.
L'entrée de la comtesse de Neuville et de son amie dans le salon de la marquise de Villerbanne excita une certaine rumeur; elles étaient toutes deux si jolies et si bien parées. Aussi, lorsque après avoir présenté leurs hommages à la maîtresse de la maison, elles se furent placées au milieu d'un groupe de jeunes et jolies femmes, charmant parterre dont elles étaient sans contredit les plus belles fleurs, elles se virent de suite entourées d'une cour empressée de rendre hommage à leurs aimables qualités, cour fort bien composée, vraiment, et parmi ceux qui en faisaient partie on pouvait remarquer plus d'un républicain farouche qui se montrait tout aussi bon courtisan que les autres, tant il est vrai que la beauté et les grâces constituent une puissance qui n'a à redouter qu'un seul ennemi, le temps, hélas! qui ne respecte rien.
Lucie, en entrant dans le salon, avait jeté sur tous ceux qui s'y trouvaient un rapide regard, et ce regard lui avait suffi pour reconnaître que celui qu'elle craignait tant de rencontrer n'y était pas; Laure avait répondu à un signe qu'elle lui avait adressé par un léger mouvement d'épaules qui pouvait se traduire ainsi: Tu vois bien, ma pauvre amie, que très-souvent les pressentiments sont menteurs; puis elle avait accepté l'invitation d'un jeune diplomate, qui était venu la prendre à la place qu'elle occupait entre son amie et une assez jolie petite personne qui, elle aussi, n'avait pas tardé à être invitée, de sorte que Lucie demeura, lorsque les premières mesures de l'orchestre se firent entendre, entourée seulement d'un cercle d'hommes qui oubliaient près d'elle et la danse et les tables de bouillotte.
Elle répondait avec sa grâce et sa présence d'esprit ordinaires aux nombreux compliments qui lui étaient adressés, cependant ce n'était pas ce qu'on lui disait qu'elle écoutait, c'était la voix, du valet chargé de proclamer le nom des invités à mesure qu'ils se présentaient, et qui arrivait claire et distincte à son oreille, malgré le murmure confus occasionné par les sons de l'orchestre, le bruit des pas des danseurs qui glissaient sur le parquet, et celui des conversations particulières.
—M. le vicomte de Lussan, dit le valet, M. le marquis de Pourrières.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME SIXIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
La comtesse se leva brusquement de son siége, afin de voir si l'homme qui venait de se faire annoncer était bien celui qu'elle connaissait; ses pressentiments ne l'avaient pas trompée: c'était lui! le vicomte de Lussan, que plusieurs fois déjà elle avait rencontré chez sa tante, le précédait, et ils traversaient tous deux le salon afin d'arriver près de la marquise de Villerbanne.
Le vicomte présenta le marquis de Pourrières qui fut parfaitement accueilli, et qui, après être demeuré quelques instants près de la marquise, alla se mêler aux divers groupes qui entouraient les danseurs.
Lucie était si affreusement pâle qu'un des hommes dont elle était entourée crut devoir lui demander si elle se trouvait indisposée.
—Mais non, répondit-elle en balbutiant, car elle venait de s'apercevoir que l'on avait remarqué le brusque mouvement qu'elle avait fait lorsque le marquis était entré dans le salon, et elle craignait que l'on ne devinât la cause qui l'avait provoqué.
—Madame est devenue tout à coup tellement pâle que j'ai craint un moment que la grande chaleur qu'il fait ici...
—En effet, je ne sais ce que j'éprouve, ajouta Lucie qui ne pouvait, malgré ses efforts, recouvrer son sang-froid, mais je ne serais pas fâchée de respirer quelques instants au grand air.
Le cavalier auquel elle parlait s'empressa de lui offrir son bras qui fut accepté et il la conduisit dans la chambre de madame de Villerbanne, où elle voulut rester seule quelques instants.
Laure qui, nous devons le dire, aimait infiniment la danse, n'avait pas remarqué la disparition de son amie; elle écoutait les compliments que lui débitait son cavalier, jeune diplomate allemand, dont les longs cheveux blonds et les regards mélancoliques la faisaient beaucoup rire.
Salvador et le vicomte de Lussan, pour causer plus à leur aise, venaient de se retirer dans l'embrasure d'une croisée.
—Vous voyez, cher marquis, disait le vicomte de Lussan, que je me suis fidèlement acquitté de la promesse que je vous ai faite.
—Je vous remercie, cher vicomte; mais je ne vois pas la dame de mes pensées, est-ce qu'elle ne serait pas encore arrivée?
—La jolie comtesse de Neuville vient d'entrer dans la chambre de madame de Villerbanne, elle ne va pas sans doute tarder à revenir. Savez-vous, marquis, qu'il faut que j'aie pour vous une bien vive amitié, pour vous sacrifier l'espérance de faire une aussi jolie conquête.
—Croyez bien que je n'oublierai pas... mais la jeune amie de la comtesse est, m'avez-vous dit, charmante, pourquoi ne tentez-vous pas?... savez-vous que ce serait charmant si...
—Je n'ai pas le bonheur de plaire à mademoiselle Laure de Beaumont; j'ai dansé plusieurs fois déjà avec elle, et je me suis de suite aperçu que je perdrais mon temps près d'elle.
—Cela est fort extraordinaire.
—N'est-ce pas? mais le monde est plein de choses extraordinaires, et n'en est-ce pas une que de nous voir, vous et moi, dans le salon le plus honnête de Paris?
—Pourquoi? ne possédons-nous pas tout ce qu'il faut pour être admis ici, de l'esprit, de la fortune, de la naissance.
—Oh! de la naissance, je suis, il est vrai, le dernier rejeton d'une ancienne maison bretonne, mais votre noblesse, marquis, est-elle bien authentique?
—Comment! que voulez-vous dire?
—Tenez, il faut que je vous ouvre mon âme tout entière, promettez-moi cependant de ne point vous fâcher.
—Au point où nous en sommes, nous pouvons je crois tout nous dire.
—Eh bien! j'ai dans l'idée que votre histoire ressemble beaucoup à celles du faux Martinguerre...
Eh! ne vous fâchez pas, marquis, ajouta le vicomte de Lussan, voyant que le feu montait au visage de son ami, je n'ai pas, je vous assure, l'intention de vous offenser, je voulais seulement vous faire remarquer que je me suis aperçu que de blond que vous étiez lorsque je vous vis pour la première fois, vous étiez devenu brun.
Un grand mouvement qui se fit dans le salon, empêcha Salvador de répondre au vicomte de Lussan. La contredanse venait d'être achevée et tout le monde se rapprochait du piano près duquel un vieux chevalier de Saint-Louis venait de conduire une jeune et jolie femme.
Les yeux et les joues de cette femme, douée d'une taille au-dessus de la moyenne, et d'une rare élégance, avaient tant d'éclat et de fraîcheur, son teint était d'une blancheur si diaphane et si rosée, son front si pur et si gracieux, les contours de son visage si moelleux et si suaves, qu'on ne pouvait guère la voir sans laisser échapper une exclamation admirative.
—Dieu! la jolie personne, s'écria Salvador.
—Ne la reconnaissez-vous pas, dit le vicomte de Lussan?
—Si fait, répondit Salvador, c'est une artiste du plus grand mérite; mais je ne l'avais encore vue qu'à la scène, et j'avoue qu'elle gagne infiniment à être vue de près.
Le plus profond silence régnait dans le salon, lorsque la cantatrice attaqua les premières mesures du grand air de la Reine de Chypre. L'étendue et la pureté de sa voix étaient vraiment remarquables; aussi lorsqu'elle eut achevé, elle fut couverte d'une triple salve d'applaudissements.
—Vraiment, dit Salvador, si la comtesse de Neuville ne régnait pas sur mon cœur en souveraine absolue, je crois que j'irais augmenter le nombre des admirateurs de cette charmante femme.
—Et la la, my dear, ne vous enflammez pas, je vous prie, la place est prise et bien gardée.
—Eh bien! j'en suis fâché, parole d'honneur!
—Allons, je vois que pour vous empêcher d'aller vous compromettre, il faut que je vous raconte en quelques mots l'histoire de cette admirable cantatrice.
—Je vous écoute, cher vicomte, je vous écoute.
—Comme il n'y a point de bonne histoire sans titre, je donnerai à cette que je vais vous conter celui de chanteur et chanteuse.
—Ah! très-bien, dit Salvador, qui avait remarqué que le vicomte avait appuyé sur ce mot chanteur; d'une façon toute particulière.
—«Ils étaient trois frères, continua le vicomte de Lussan, espèce de trinité malfaisante qui pendant longues années choisit le faubourg Saint-Germain pour le théâtre de ses exploits.
»Je ne vous dirai par leur véritable nom, qu'il vous suffise de savoir qu'on les appelait vulgairement les trois pachas.
»Après les travaux de la journée, laborieux travaux de cadet[504] et de carouble[505], ils s'abattaient, semblables à trois vautours, sur le Palais-Royal, et se réfugiaient plus particulièrement dans la rue Jeannisson, qui s'appelait alors la rue des Boucheries, et qui n'était guère habitée que par des prêtresses de Vénus cloacine.
»C'était le bon temps des Reppins, des Chevelot, des Molière, des Alexandre Leblond et autres gens de même étoffe qui sont devenus ce qu'il a plû à Dieu d'en faire.
»Les trois pachas avaient, ainsi que cela arrive souvent, une mère aussi honorable que ses fils l'étaient peu, et une sœur, frêle enfant qu'un goût prononcé pour la musique faisait déjà remarquer.
»Un jour, l'heure marquée à la prefecture de police sonna pour deux de ces dévorants, que la cour d'assises de Paris envoya augmenter le nombre des commensaux de Brest.
»Il en restait un, moins redoutable que les deux autres; il quitta bientôt l'industrie un peu trop chanceuse des fausses clés pour reprendre son ancien état de maçon; c'était un grand pas. Ce fut dans l'exercice de ces fonctions que ses coteries lui décernèrent un jour, d'un commun accord et à la suite du couronnement d'un bâtiment, le glorieux surnom de P....-Vinaigre.
»P....-Vinaigre donc maçonnait le plus paisiblement du monde, vivant avec sa vieille mère et faisant même, chose remarquable et bien digne d'éloges, donner des leçons de musique à sa sœur dont les dispositions croissaient avec l'âge.
»Mais hélas! il faut croire qu'en l'entendant chanter il éprouva, lui, le besoin de faire chanter les autres, et il se mit dans la formidable brigade des chanteurs en renom de l'époque, S.... dit Lagrille, C.... dit Pistolet, T..... dit l'Arnache, L..... dit la Bête-à-Chagrin et A.... dit Monfame.
»Un beau jour, il n'y a pas longtemps de cela, P....-Vinaigre fut dirigé sur Poissy pour y déployer sa voix pendant deux ans.
»Depuis, sa vie ne fut plus qu'une chanson continuelle, tantôt avec des cordes hautes, tantôt avec des cordes basses.
»Sa sœur avait prospéré. Un noble artiste que Duprez, malgré son immense talent, n'a pu parvenir à nous faire oublier, lui avait tendu la main, et grâce a son appui et à ses leçons, elle avait acquis une partie des qualités qu'elle possède aujourd'hui.
»Enfin, elle débuta sur une de nos premières scènes lyriques un jour où, par parenthèse, son frère était conduit à la préfecture de police.
»Elle réussit.
»Maintenant, sur les trois pachas, un est mort, l'autre est encore au bagne de Brest, P....-Vinaigre, condamné à deux ans de surveillance, gâche du plâtre à Vernon en Normandie, et sa sœur, qui reçoit chaque soir les ovations et les frénétiques applaudissements d'un public idolâtre, n'est autre que la charmante personne dont infailliblement vous seriez devenu amoureux si je ne vous avais raconté cette histoire.»
—Mais quelle conclusion en tirez-vous de cette histoire?
—Et quelle conclusion voulez-vous que j'en tire, si ce n'est celle-ci: que dans les arts comme dans toute autre carrière, il n'est point d'obstacles que l'on ne finisse par surmonter lorsque l'on a la vocation et que l'on ne manque pas de persévérance.
A ce moment, les sons de l'orchestre annoncèrent une nouvelle contredanse; Laure, qui avait été reconduite à sa place par le jeune diplomate allemand, promenait ses regards autour d'elle, et paraissait étonnée de ne pas voir Lucie dans le salon.
—Je vous laisse, cher marquis, dit à son ami le vicomte de Lussan, je vais inviter mademoiselle de Beaumont, peut-être bien qu'il me sera possible de la faire revenir de ses préventions contre moi.
—Allez, vicomte, allez, je vais faire des vœux pour vous; mais, pour ma part, je suis très-contrarié de ne pas voir madame de Neuville.
Au moment où Salvador achevait ces mots, Lucie tout à fait remise, rentrait dans le salon conduite par la marquise de Villerbanne, qui était allée la chercher dans sa chambre; ne voyant pas Laure à sa place, (celle-ci dansait déjà avec le vicomte de Lussan); elle s'assit près de sa tante et du vieux chevalier de Saint-Louis, qui avait servi de cavalier à la cantatrice pour la conduire au piano.
Ce vieux chevalier de Saint-Louis était un des meilleurs et des plus anciens amis de la marquise de Villerbanne, qui avait pris l'habitude de le consulter chaque fois qu'elle avait à prendre une détermination importante; et elle considérait comme telle celle d'accorder à une nouvelle personne l'entrée de son salon. Lorsqu'elle était allée chercher sa nièce, elle lui parlait du marquis de Pourrières, elle reprit le même sujet de conversation aussitôt qu'elle fut revenue à sa place.
—Ainsi, dit-elle, je puis en toute assurance inviter de nouveau ce marquis de Pourrières; c'est un galant homme, de mœurs irréprochables, aimable, spirituel, homme du monde enfin?
—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, madame la marquise, qu'il était le portrait vivant de son père, que j'ai beaucoup connu pendant l'émigration.
—Puisqu'il en est ainsi, répondit la marquise, il deviendra, s'il le désire, un des habitués de mon cercle intime. J'ai aussi connu à la même époque feu M. de Pourrières, et puisque son fils lui ressemble...
—Il a commis cependant une faute grave et que le vieux marquis, bien certainement, ne lui aurait pas pardonné, reprit le chevalier.
Lucie était tout oreilles.
—Et quelle faute, mon Dieu! dit la marquise.
—Il s'est rallié...
—Chevalier! chevalier, ne parlons pas politique, vous êtes exclusif, et je ne le suis pas.
Lucie était satisfaite d'entendre des gens auxquels elle accordait la plus grande confiance s'exprimer sur le compte du marquis de Pourrières en des termes si favorables. A ce moment, Laure fut ramenée près d'elle par le vicomte de Lussan.
—Eh bien! ma chère Laure, dit la comtesse à son amie lorsque le vicomte, après avoir échangé quelques paroles avec elles, les eut quittées pour aller rejoindre Salvador qui lui avait fait signe de venir lui parler, mes pressentiments se sont réalisés; il est ici.
—Vraiment?
—Il a été présenté à ma tante par le vicomte de Lussan.
—Et est-il venu te parler?
—Pas encore; je crois même qu'il ne s'est pas aperçu que j'étais ici.
—N'est-ce pas lui qui maintenant cause, en nous regardant, avec le vicomte de Lussan?
Lucie leva les yeux et fit à Laure un signe affirmatif.
—Comment le trouves-tu? dit-elle après quelques instants de silence.
—Mais pas mal, répondit Laure; il est doué d'une physionomie distinguée, sa toilette est irréprochable et les habitudes de son corps annoncent un homme de bonne compagnie; mais il y a dans son regard une expression de dureté et de ruse indéfinissable; en résumé, cet homme là me déplaît encore plus que le vicomte de Lussan.
Lucie était si visiblement contrariée de ce que venait de lui dire son amie, que Laure remarqua sur son visage l'expression de son mécontentement.
—Mon Dieu, Lucie, dit-elle, il ne faut pas que ce que je viens de dire te fâche.
Lucie allait répondre, lorsqu'elle fut abordée par le marquis de Pourrières qui la pria de lui accorder la première contredanse.
Lucie allait refuser, alléguant pour excuse sa légère indisposition; mais Laure lui ayant fait signe d'accepter et le marquis lui ayant dit à voix basse qu'il lui devait l'explication de sa présence dans le lieu où il l'avait rencontrée pour la première fois, elle se résigna et prit en tremblant la main du marquis.
Laure, déjà fatiguée, resta à sa place, où le jeune diplomate allemand vint lui tenir compagnie.
Historien fidèle des faits et gestes de nos héros, nous devons dire que la comtesse de Neuville, malgré la détermination qu'elle avait prise d'éviter tout contact avec un homme, qu'une lettre écrite par une personne à laquelle elle avait l'habitude d'accorder une certaine confiance, lui avait signalé comme un être dangereux, avait attendu avec une certaine impatience l'invitation qui venait de lui être faite; elle s'était dit que le marquis la rencontrant, après ce qui s'était passé entre eux, dans un salon où il venait d'être présenté, c'était d'elle qu'il devait solliciter la permission d'y rester; elle était du reste curieuse de savoir ce qu'il était allé faire dans l'ignoble cabaret de la rue de la Tannerie, soit parce que, bien qu'elle ne voulût pas en convenir avec elle-même, elle s'intéressait à lui, soit seulement parce que le fait était assez extraordinaire pour piquer vivement sa curiosité. Aussi, il est probable qu'elle aurait accepté l'invitation du marquis quand bien même son amie aurait cherché à l'en détourner.
Nous rapporterons la conversation de Salvador et de la comtesse de Neuville; conversation tenue à voix basse, et interrompue souvent par les déplacements qu'exigeaient les différentes figures de la contredanse.
Ce fut Salvador qui prit le premier la parole.
—Je bénis le ciel, madame, dit-il, de ce que mes prévisions se sont sitôt réalisées et de ce qu'il m'est permis aujourd'hui de vous prier de vouloir bien me pardonner.
—Mais, je n'ai rien à vous pardonner, monsieur, répondit la comtesse de Neuville; ce n'était pas à moi que vous vous adressiez et vous ne pouviez supposer qu'un accident avait conduit une femme du monde dans la maison où vous vous trouviez.
—C'est vrai, madame, et je suis charmé de m'être trouvé au milieu de cette troupe de bandits, puisqu'il m'a été possible de vous rendre un léger service.
La comtesse leva les yeux sur Salvador; elle était profondément étonnée de ce qu'il osait aborder la question d'une manière aussi franche. Il parlait de sa présence dans ce mauvais lieu, au milieu d'une troupe de bandits, d'une manière si dégagée et comme d'une chose si naturelle, qu'elle ne savait plus ce qu'elle devait penser et qu'elle se trouvait en quelque forcée de lui adresser des remercîments; car après tout, l'offense, ainsi qu'elle venait d'en convenir, ne s'adressait pas à elle; et c'était bien elle qu'il avait empêchée d'être volée, et à qui il avait renvoyé le carnet et les deux billets de banque de mille francs.
Il fallait donc qu'elle le remerciât.
—Je suis prête à reconnaître, monsieur, dit-elle, que c'est vous qui avez empêché un des bandits parmi lesquels vous vous trouviez de me voler mon collier, et je vous remercie de ce que vous avez bien voulu me renvoyer le carnet tombé par hasard entre vos mains.
Ce n'était pas sans intention que Lucie avait fait cette réponse qui renfermait la menace indirecte de ne point cacher la rencontre qu'elle avait faite; s'il craint quelque chose, s'était-elle dit; s'il ne me prie pas de garder le silence, je verrai au moins sur son visage les traces d'une émotion quelconque.
L'intention de Lucie n'avait pas échappé à Salvador; aussi, il ne laissa pas paraître sur son visage la plus légère trace d'émotion.
—Si je ne me rappelais combien votre frayeur a été grande, dit-il, je serais vraiment tenté de rire du singulier aspect que je devais avoir couvert du costume que je portais alors.
Lucie devinait que le marquis ne lui disait ce qui précède que parce qu'il voulait lui expliquer sa présence dans le lieu où elle l'avait rencontré; elle était donc enfin arrivée au but qu'elle voulait atteindre, sa curiosité allait être satisfaite; eh bien! à ce moment elle ne pouvait se déterminer à écouter le marquis, c'était presque une confidence qu'il voulait lui faire, devait-elle l'entendre?
Salvador ne lui laissa pas le temps de faire de plus longues réflexions; s'il n'avait pas plus tôt abordé franchement la question, c'est qu'il cherchait, depuis qu'il était entré dans le salon de la marquise de Villerbanne, la fable qu'il raconterait pour justifier aux yeux de la comtesse sa présence chez la Sans-Refus et son costume de marinier. Cette fable il venait de la trouver.
—Je vous dois, madame la comtesse, dit-il en donnant à ses traits et à sa voix l'expression d'une gravité qui annonçait qu'il attachait à ce qu'il allait dire une certaine importance, je vous dois l'explication d'un fait bien simple en lui-même, mais qui cependant pourrait être interprété contre moi d'une manière défavorable. Comme il est probable que j'aurai souvent l'occasion de vous rencontrer dans le monde, ajouta-t-il en souriant, je ne veux pas vous laisser supposer que je suis un des hommes que l'on rencontre habituellement dans le bouge de la rue de la Tannerie.
—Ah! monsieur! dit Lucie qui, depuis qu'elle causait avec le marquis de Pourrières, était tout à fait rassurée et s'étonnait de ce qu'elle avait pu craindre un seul instant un homme aussi bien posé dans le monde, et qui s'exprimait avec autant de distinction.
—La personne qui est venue chez moi, dit le marquis, a dû vous apprendre quelle était ma position?
—En effet, monsieur, répondit Lucie toute tremblante et presque en balbutiant, car cette question venait de lui rappeler la lettre du docteur Mathéo, qu'elle avait tout à fait oubliée.
—Ce trouble subit n'échappa pas aux yeux clairvoyants de Salvador.
—Le docteur aurait-il parlé? se dit-il. Non, il ne l'a pu sans se compromettre lui-même; et s'il en était ainsi, cette femme, à l'heure qu'il est, ne danserait pas avec moi.
Salvador alors raconta à Lucie, une histoire assez bien imaginée, et qui justifiait complètement sa présence chez la Sans-Refus. Nos lecteurs connaîtront cette histoire lorsque nous retrouverons chez elle la comtesse de Neuville, que nous allons quitter quelques instants pour nous occuper un peu de Servigny, que depuis déjà longtemps nous avons perdu de vue.
Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny, disions-nous dans notre premier volume, à la fin du chapitre intitulé: l'Evasion. Le moment est venu de tenir notre promesse.
Servigny donc, que nous avons vu spectateur impassible du combat livré par Roman et Salvador aux gendarmes du Beausset, profita du désordre occasionné par cette scène, pour se soustraire au plus vite à l'action de ceux de ces gendarmes qui auraient été tentés de le poursuivre. Il se jeta au pas de course dans un champ d'oliviers qui bordait le chemin, et cela sans connaître, ni même s'inquiéter de la direction qu'il suivait. Stimulé par la crainte de se voir arrêter et reconduire au bagne, et ensuite par celle non moins grande de rencontrer ses deux camarades d'évasion, d'être en quelque sorte forcé de devenir leur complice, ou du moins d'être jugé comme tel partout où il aurait été obligé de les accompagner, ces diverses considérations avaient décuplé son courage et sa vigueur.
Cependant la pluie continuait à tomber, le temps était sombre, nul bruit ne se faisait entendre qui pût l'inquiéter; tout semblait réuni pour favoriser les projets de Servigny. Désirant donc s'éloigner le plus possible du théâtre où un crime venait de s'accomplir, il courait avec une précipitation telle, qu'ayant heurté une pierre avec les pieds, il fit une chute si violente, qu'il fut précipité à six pas de là dans un ruisseau dont le lit était jonché de cailloux et de racines d'arbres. Le choc fut tellement rude, qu'il en perdit tout à fait connaissance, et qu'il resta assez longtemps dans cet état. Toutefois, la fraîcheur du filet d'eau qui coulait au fond du ruisseau, ne tarda pas à le faire revenir de son évanouissement. Son premier soin fut de s'assurer si ses membres étaient encore au grand complet: après s'être étiré les bras et les jambes, il eut la satisfaction de constater qu'il n'existait aucune fracture, mais il souffrait horriblement à la tête, à la poitrine et aux coudes, parties du corps qui avaient été si violemment mises en contact avec les fragments de rochers et les racines sur lesquels il était tombé. Le sang lui ruisselait de tous côtés, principalement de la tête, où il existait une déchirure large et béante; les autres blessures étaient moins graves, mais la douleur n'en était pas moins intense, notamment aux coudes, dont l'extrême sensibilité est connue. Sorti enfin de ce malheureux ruisseau, et ne sachant quel moyen employer pour arrêter le sang qui continuait à couler avec abondance, il prit le parti de déchirer sa chemise, d'en faire des compresses, et de les appliquer sur ses blessures. Ce moyen lui ayant à peu près réussi, il ne tarda pas à continuer sa route du mieux possible, quoique toujours sans direction arrêtée.
Rien de plus triste que la position de Servigny en ce moment; seul, blessé, sans argent, errant à l'aventure dans un pays absolument inconnu de lui, couvert de l'infâme livrée du bagne qui devait le faire reconnaître et arrêter par le premier individu qui le rencontrerait, et qui serait tenté par l'appât des cent francs de prime que l'on accorde pour la capture d'un forçat: toutes ces réflexions augmentaient ses craintes et son désespoir. Le sang qu'il avait perdu en diminuant ses forces, avait altéré son courage, il fut obligé de se reposer sur un de ces blocs de rochers que l'on rencontre fréquemment sur le sol de ces contrées; mais le repos, en calmant ses esprits, excités jusqu'au plus haut paroxysme, par suite des divers incidents que nous venons de raconter, ne lui fit que mieux apercevoir toute l'horreur de sa position.
Il se lève avec précipitation: «A quoi bon lutter contre un funeste destin, s'écrie-t-il? toutes mes précautions sont inutiles, aucune prudence humaine, ne peut empêcher que je ne sois arrêté et reconduit au bagne, je serai condamné à trois ans d'augmentation de peine, placé dans la salle des suspects, confondu avec l'écume des scélérats qui peuplent ce séjour du crime. Quelle cruelle perspective! Etre à jamais perdu sans avoir à me reprocher une action qui puisse justifier les rigueurs dont je suis l'objet: Sort déplorable! tout est perdu pour moi, honneur, avenir!... Ah!... plutôt mourir que d'être reconduit dans cet enfer! Il n'y a que des lâches et des scélérats qui puissent accepter une pareille ignominie!
—Il faut en finir, Dieu me pardonnera!...»
Servigny se jette à genoux et prie avec une grande ferveur. Après avoir terminé sa prière, il se lève avec résolution, rassemble les lambeaux de sa chemise, en fait une corde pour mettre fin à ses souffrances. Il travaille avec tant d'action et en même temps avec tant de sang-froid à ces tristes préparatifs, que ceux qui auraient pu l'examiner en ce moment n'auraient jamais pu supposer qu'il préparait l'instrument de son supplice. Enfin tout est prêt: il cherche un lieu propre à l'exécution de son fatal projet, mais aucun des arbres qui l'entourent, jeunes et faibles oliviers, ne présente la force et la hauteur convenables. Cette circonstance ne le déconcerte point: sa détermination est irrévocablement prise, il trouvera plus loin ce qu'il ne peut rencontrer ici. L'espoir de terminer promptement tous ses maux lui rend une nouvelle énergie. Après avoir cheminé près d'une heure sans rencontrer ce qu'il cherche, il aperçoit enfin un petit bois dont les arbres touffus lui font espérer leur funeste concours, mais il en était séparé par un torrent que les eaux pluviales de la nuit avaient considérablement grossi. Déterminé qu'il est à ne céder devant aucun obstacle, il tente de franchir celui-ci. En l'examinant de plus près, il s'aperçoit que le courant est plus rapide que profond; il descend dans le lit du torrent en se cramponnant aux anfractuosités de rochers qui en tapissent les bords; il remonte de l'autre côté en s'aidant des mêmes précautions. Enfin, le voilà près du but, il touche, selon lui, à la terre promise, ses souffrances vont finir! l'arbre est choisi; tout est préparé, la corde est attachée!... Mais au moment suprême, il croit devoir adresser une dernière prière à l'Etre immense et éternel de qui il attend son pardon!...
Tout à coup, une réflexion le frappe: c'est de se débarrasser de tous ses vêtements. Si je reste couvert de la livrée du crime, se dit-il, je n'inspirerai aucune compassion à ceux qui trouveront mon cadavre, personne n'aura pitié du malheureux galérien, que l'on croira un grand coupable. Si au contraire, je suis nu, en voyant les blessures dont je suis couvert, mon corps sera recueilli avec quelques égards; on supposera probablement qu'après avoir été dépouillé, des brigands ont voulu, par un raffinement de cruauté, me faire subir ce genre de mort, pour faire croire à un suicide. En mourant dans cet état, j'ai du moins la consolation que ma position restera ignorée; et qui sait? peut-être que quelque âme charitable me fera donner une honnête sépulture. En disant ces mots, il se dépouille des vêtements infimes qui lui restent, il les précipite dans le torrent qui les entraîne dans sa course rapide.
Rien ne l'empêchait donc plus d'exécuter son funeste projet; il allait même se passer la corde au cou, lorsque le son d'une cloche peu lointaine se fait entendre. Il écoute: c'était minuit qui sonnait. Frappé de ces sons qui lui rappellent tout à la fois les souvenirs religieux, les vertus, le bonheur d'un autre âge, hélas! si fugitifs pour lui, un autre ordre d'idées s'empare de ses esprits. Il imagine que la voix de la cloche est un avertissement d'en haut qui le rappelle aux devoirs sacrés que la religion impose à ses fidèles sectateurs. Soudain ses sens se calment; la terrible vérité lui apparaît dans tout son jour: il voit et il déteste le crime horrible qu'il allait commettre en attentant lui-même à ses jours. «O mon Dieu! s'écrie-t-il, ma chaîne est lourde, mais j'aurai la force de la porter jusqu'au moment où ta bonté infinie daignera en alléger le poids!» Ayant ainsi accepté un nouveau pacte avec la vie et les souffrances, il arrache la corde et la jette dans le même torrent qui déjà avait entraîné au loin le reste de ses vêtements.
La nouvelle résolution que Servigny venait de prendre, en lui rendant la sérénité de l'âme, ne pouvait atténuer que bien faiblement les douleurs atroces auxquelles il était en proie. Exténué de faim, de froid et de fatigue, son sang perdu en abondance, la fièvre qui l'égarait et que tant de causes avaient allumée dans ses sens, tout contribuait à éteindre dans cet homme naguère si courageux et si fier, toutes les idées grandes et généreuses pour le livrer tout entier aux seuls et vils instincts de la conservation matérielle.
Il prend donc la résolution de se diriger vers l'église dont il sait n'être pas bien éloigné. En ce moment, la pluie avait cessé; le ciel moins obscur lui permet de distinguer la flèche du clocher, faiblement, mais enfin assez pour donner une direction à ses pas jusqu'ici incertains et chancelants. Après quelques minutes de marche, il se trouve devant une maison que la clarté débile et passagère de la lune lui permet de distinguer. Une croix, signe toujours vénéré des chrétiens malheureux, surmonte la porte, et tout indique que c'est le presbytère. Il hésite: il ne sait s'il doit frapper et implorer du secours. Son état complet de nudité, les blessures dont il est couvert, tout lui fait craindre d'épouvanter l'homme respectable dont il vient interrompre le repos, et d'en être repoussé. Ensuite, comment éviter les soupçons? Et, s'il échappe à ceux-ci, comment ne pas éveiller la sollicitude du maire et celle de tant d'autres autorités toujours prêtes à se ruer sur le malheur? Comment créer une fable assez vraisemblable pour intéresser à sa position, pour lui gagner tous les cœurs? Comment répondre à cette multitude de questions que chacun va lui adresser? Son anxiété est au comble: il se sent défaillir!...
Cependant, par un instinct machinal, il s'empare du marteau, il se décide à frapper:
—Le sort en est jeté, que Dieu me protège, dit-il.
Deux minutes s'étaient à peine écoulées, qu'une voix d'homme, partie de l'intérieur, se fait entendre et lui demande, en patois provençal, à travers un petit grillage pratiqué dans la porte:
—Qui frappe à cette heure avancée de la nuit, et que désire-t-on de moi?
—Ah! monsieur le curé, de grâce! Je suis entièrement nu, blessé, mourant de faim, de froid et de fatigue, répond Servigny: j'implore vos secours!
—Attendez, mon ami, lui dit le bon curé, je vois votre pitoyable état; attendez deux minutes, je vais vous ouvrir.
Il revient bientôt avec la clé et une lanterne à la main; il ouvre la porte et s'empresse de jeter un manteau sur les épaules de Servigny: puis le regardant plus attentivement:
—Dieu du ciel! s'écrie-t-il, vous êtes sans doute une des victimes des brigands qui infestent la forêt de Cuges?
Puis, sans attendre la réponse de Servigny:
—Suivez-moi, lui dit-il, il n'y a pas un instant à perdre!
Il le conduit dans une petite salle à manger où règne l'ordre et la propreté. Il sonne son monde, et en un clin d'œil, un homme et une femme, Sylvain et Marguerite, déjà âgés tous deux, mais d'un extérieur qui commande la confiance, s'empressent d'accourir auprès de leur maître vénéré; il se fait apporter la boîte aux médicaments qu'il tient toujours abondamment fournie, et à ses frais, pour venir au secours des malheureux; il demande de l'eau chaude, du linge. On approche le blessé près d'un feu petillant que les domestiques ont eu soin d'allumer. Le vénérable pasteur se met en devoir d'examiner et de panser les blessures de Servigny. Celles des coudes, quoique graves, n'étaient pas inquiétantes; mais celle de la tête pouvait avoir des suites fort dangereuses. Elles furent toutes pansées par le respectable curé avec l'adresse d'un chirurgien habile. Ces soins préliminaires une fois remplis, il fait donner un bouillon au malade; et, lorsque ce dernier est bien réchauffé, il donne ordre de lui passer une chemise et de le coucher. On place Servigny dans la pièce où couchait le domestique. Avant de se séparer du bon curé, il voulait lui raconter la longue série de ses infortunes et surtout la manière dont il avait été si maltraité peu d'heures auparavant; mais le bon curé l'en empêcha, en lui recommandant d'observer le plus rigoureux silence pour ne pas aggraver la fièvre à laquelle il était en proie.
Cette prescription était loin d'être du goût du bon homme Sylvain, qui, outre qu'il aurait pu, à bon droit, passer pour le plus grand bavard de France et de Navarre, était bien la curiosité incarnée. A ce double titre, il grillait d'impatience de se faire raconter les circonstances merveilleuses, selon lui, qui avaient réduit un homme jeune et fort à venir se réfugier la nuit, entièrement nu, au presbytère de son maître. Il s'approche donc doucement du lit de son hôte, et d'une voix qu'il rend la plus engageante possible:
—Ah! mon bon monsieur, lui dit-il, quels infâmes scélérats! comme ils vous ont traité! Veuillez donc me raconter les diverses circonstances de cet événement; je veux que dès l'aube du jour tout le village en soit informé, et que chacun devienne votre vengeur. Nous nous armerons tous de fourches, de faux; nous fouillerons toute la contrée, et par la mort! si nous trouvons les misérables, nous les amèneront pieds et poings liés! Je suis tellement indigné, vous m'inspirez une si véritable compassion, que je vais mettre des cordes dans mes poches, et, par la mort! ce sera moi qui les garrotterai! Combien étaient-ils, les gueux? étaient-ils armés? avaient-ils des figures bien farouches, bien rébarbatives? Tant mieux, par la mort! ils verront que le vieux Sylvain n'y va pas de main morte; oui, Sylvain, qui depuis quarante-deux ans porte la hallebarde avec honneur et gloire, dans l'église du bon et brave Saint-Marsault[506], par la mort! j'en ai fait trembler bien d'autres.
—Brave Sylvain, répond le malheureux Servigny, étourdi de cette longue tirade, je vous remercie d'épouser si chaudement ma cause; mais il m'est impossible de vous satisfaire en ce moment. Outre que ce serait une grave inconvenance que de désobéir à votre excellent maître, mes forces ne me permettent pas de répondre à votre empressement. Veuillez donc m'excuser, et permettez-moi de prendre un peu de repos.
—Bien, bien, mon bon ami, je vois combien vous souffrez; je vais vous laisser dormir tout à votre aise... Cependant, j'y réfléchis et je pense que si vous vouliez me raconter les choses à voix basse, cela ne vous fatiguerait pas. Je vous jure que je n'en parlerai demain matin qu'au maître d'école, à grand Guillaume, le garde champêtre, à la femme du premier marguillier et à celle de l'épicier du coin. Ce sont tous mes amis, et on peut compter sur leur discrétion comme sur la mienne. Ils viendront vous voir demain matin, oui-da! et je veux que la marguillière vous apporte du lait et des œufs frais lorsque vous serez convalescent, ce qui j'espère ne sera pas long; car, Dieu merci, je m'y connais. Ce que vous avez se réduit à fort peu de chose; et, tenez, je suis sûr qu'aussitôt que vous vous serez ouvert à moi, vous vous sentirez tout soulagé!
—Encore une fois, brave Sylvain, cela m'est impossible, absolument impossible ce soir. Veuillez me laisser reposer.
—Diable d'homme, se dit Sylvain, en grommelant entre ses dents, on a bien de la peine à le faire parler. Ça m'a l'air suspect et même furieusement suspect. Tous ces taciturnes ont à coup sûr quelque chose sur la conscience, car j'ai toujours remarqué que l'honnête homme est ordinairement généreux et abondant dans ses paroles. C'est tout de même vexant pour moi, et je puis bien dire que voilà la première fois qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire dans le pays et que je me couche sans le savoir. Maudit sournois, va! tu peux bien compter que les poules de la marguillière ne pondront pas pour toi, et quant à son lait, il ne te tournera pas sur l'estomac! Va, je te déteste, et pour te le prouver, je jure que je ne te dirai plus rien.
Sylvain ayant enfin terminé son monologue, et voyant que son malade était endormi, prit le parti de se recoucher. Mais impressionnable comme tous les curieux dont la fibre sensible vient d'être violemment agitée, il eut bien de la peine à s'endormir. Il s'était d'ailleurs recouché avec la tête si pleine de scènes de brigands, qu'il ne tarda pas à tomber dans un état d'hallucination que trahissait l'agitation et de ses draps et de sa couverture.
En ce moment, et par une coïncidence que la position de Servigny explique assez naturellement, altéré qu'il était par les ardeurs d'une fièvre dévorante, il demande à boire. Il appelle:
—Sylvain! Sylvain?
Sylvain, toujours en proie à la même hallucination, effrayé d'entendre si près de lui une voix étrangère, croit avoir toute une légion de brigands à ses trousses.
—Ah! mon Dieu! au secours s'écria-t-il. Confiteor Deo... à la garde! à la garde!... in nomine Patris, et Filii... mea culpâ, mea maximâ culpâ... M. le curé! Marguerite! Grand Guillaume! à moi!... in manus tuas domine... au secours! on m'assassine! ah! messieurs ne me tuez pas, je suis un pauvre homme! grâce! grâce!
Bref, Sylvain fait un tel vacarme et de tels efforts, qu'épuisé il tombe et roule à côté de son lit!
M. le curé, justement effrayé des cris de son domestique, accourt et trouve le pauvre Sylvain plus mort que vif. M. le curé interroge Servigny, qui le met en peu de mots au courant de ce qui vient de se passer; alors le bon curé revient à Sylvain, il l'appelle: Sylvain! Sylvain! es-tu blessé ou mort? voyons parle; est-ce que tu ne me reconnais pas?
Sylvain ouvre enfin les yeux: sont-ils partis, dit-il? Ah! M. le curé, quels brigands, quelles figures! ils étaient plus de dix! mais c'est surtout le grand boiteux qui m'a fait le plus de peur!... Dieu de Dieu! quel sabre et quelles moustaches! N'importe, je l'ai bien reconnu, le gueux; mais patience, j'aurai ma revanche...
—Mon bon ami, lui dit le curé avec douceur, tu es en ce moment victime de l'erreur de tes sens. Vois donc, tout est calme ici excepté toi. Toutes les portes, toutes les fenêtres sont fermées, comment veux-tu que des brigands se soient introduits dans ta chambre où il n'y a rien à prendre, et que ton voisin ne les ait pas vu en même temps que toi! Reviens de ton illusion, calme tes esprits et couche-toi; je vais prendre mes pistolets et veiller à la porte; tu peux dormir tranquille le reste de la nuit. C'en est bien assez pour une fois.
Cette courte, mais grave allocution du bon curé, produisit tout son effet sur le faible et superstitieux Sylvain, qui, accoutumé d'ailleurs à une grande docilité envers un si bon maître, accueillait toutes ses paroles comme des oracles. Tout rentra dans le calme, et M. le curé alla achever le reste de la nuit dans son appartement.
Vers les sept heures, le bon curé étant venu pour avoir des nouvelles de son malade; Sylvain, qui était éveillé, répondit qu'il dormait.
—Non, mon père, je ne dors plus, dit à son tour Servigny, je me sens même beaucoup mieux depuis que vous m'avez accueilli dans votre sainte maison, et que je suis devenu l'objet de vos soins éclairés. Je ne saurais mieux vous en témoigner ma reconnaissance, ajouta-t-il, qu'en vous priant de vouloir bien m'entendre en confession.
Touché autant que surpris des sentiments religieux de l'étranger, le bon curé s'empressa d'acquiescer à sa demande. Sur un signe de lui, le domestique se retira, et lorsqu'ils furent seuls, Servigny se laissa couler à bas de son lit et vint se prosterner aux pieds du vénérable ecclésiastique qui, le retenant, lui ordonna de rester au lit; mais Servigny insista.
—Non, mon père, dit-il, c'est à vos pieds que doit rester un si grand pécheur; daignez m'écouter.
Pendant plus d'une heure le malheureux Servigny resta ainsi prosterné devant le vénérable curé, sans que celui-ci l'interrompit une seule fois. Lorsqu'il eut enfin terminé le récit de tout ce que nous connaissons, le curé lui ordonna de se coucher et de l'écouter:
—Tout ce que vous venez de me confier, mon cher enfant, lui dit-il, excite en moi le plus vif intérêt. Si, comme j'aime à me le persuader, vous m'avez dit la vérité, je vous promets aide et protection. Si, au contraire, vous m'avez trompé, je suivrai ce que la charité me prescrit à votre égard; je vous guérirai et aussitôt après, je vous renverrai de chez moi. Vous ne devez rien espérer de plus.
—Je ne vous ai pas trompé, j'en suis incapable, ô mon père! daignez vous en assurer; tout ce que je vous ai dit est vrai, exactement vrai.
—Cela suffit; soyez tranquille et comptez sur moi, répondit le bon curé.
Sorti de la chambre de Servigny, il appelle Sylvain et Marguerite:
—Mes enfants, leur dit-il, tout le monde doit ignorer ce qui s'est passé ici cette nuit. Il s'agit de réparer tout à la fois un grand malheur et une grande injustice, à laquelle vous vous associeriez si vous vous permettiez une indiscrétion coupable. Promettez-moi donc par notre saint patron, que vous garderez un inviolable secret.
—Je le jure par saint Marsault, dit Marguerite.
—Et moi aussi, dit Silvain, avec un empressement qui surprit le curé, car il savait que la discrétion n'était pas la vertu dominante de son domestique. Quoi qu'il en soit, jamais serment ne fut mieux tenu, tant le bonhomme Sylvain redoutait les plaisanteries dont il n'aurait pas manqué d'être l'objet à cause de l'apparition du grand boiteux qu'il avait si bien reconnu dans le cours de cette même nuit.
Le secret fut donc religieusement gardé de part et d'autre, et à dater de ce moment, non-seulement Sylvain n'adressa plus de questions au malade, mais encore il redoubla d'attentions et semblait avoir conçu une sorte de respect pour lui.
Servigny entouré de soins et des consolations du bon curé, et, en son absence, de Sylvain et de Marguerite, gui le choyaient à l'envi, ne tarda pas à recouvrer la santé. M. le curé voulant s'assurer de la vérité des révélations de son protégé, écrivit partout où il pourrait recueillir des renseignements; les réponses qu'on lui fit étaient toutes en faveur de Servigny; il en était enchanté. Enfin, lorsqu'il eut reçu la lettre du procureur général d'Aix, il fit venir Servigny dans son cabinet et lui adressa ces mots:
—Vous m'avez dit la vérité: j'ai la conviction que vous n'êtes coupable que d'une grande légèreté. Je vous ai promis de vous sauver, je veux vous tenir parole. Voici un passe-port au moyen duquel vous pouvez passer aux Indes orientales; votre passage est payé. Veuillez accepter ces deux cents francs pour vous aider en arrivant, et fiez-vous à la Providence. Vous trouverez dans cette malle quelques hardes, des livres, et à peu près tout ce dont un jeune homme peut avoir besoin dans votre position.
Servigny fut si sensible à ce noble procédé qu'il ne put remercier son bienfaiteur qu'en versant un torrent de larmes. Oui, répéta le bon curé, j'ai trouvé le moyen de vous faire passer aux Indes orientales; je vous ai recommandé à un homme de bien, capitaine d'un navire qui vous transportera dans ces riches contrées. Rendez-vous utile à bord; j'ai la certitude que par votre bonne conduite et votre éducation, il vous sera facile de vous y placer et de vous y procurer une heureuse existence.
Nous ne suivrons pas Servigny dans sa traversée: tout ce qu'il importe de savoir, c'est qu'elle fut heureuse.
Il n'entre pas non plus dans notre plan d'imiter certains faiseurs de romans, dont l'érudition parasite s'entoure de cartes et de collections de voyages pour faire de pompeuses descriptions de pays et de productions qu'ils n'ont jamais vus. Toutefois, et autant pour ne pas être taxé d'impuissance sous ce rapport, que pour bien identifier le lecteur avec les nouvelles péripéties qui attendent notre héros dans ces lointaines contrées, nous allons esquisser rapidement et à l'aide de nos souvenirs, les principaux traits qui les distinguent des nôtres.
De toutes les parties du monde, l'Asie est la plus remarquable par son étendue, par le nombre de ses habitants, par l'importance de ses souvenirs historiques. Il faudrait des livres entiers pour décrire les superbes régions qui se développent au sud de l'Imalaya, de celles que de vénérables traditions ont rendues si célèbres le long de l'Euphrate, du Tigre, du Jourdain et de la Méditerranée, comme aussi des régions bien plus vastes qui s'étendent au sud et à l'est du grand plateau de l'Asie centrale. Ces régions magnifiques ont été depuis l'aurore de l'histoire, le but des expéditions de tous les plus grands conquérants, et c'est de là que nous sont venues, en partie, nos religions, nos sciences et notre civilisation.
Le côté intellectuel de ces peuples offre un phénomène qu'il est peut-être réservé à la phrénologie seule d'expliquer d'une manière lucide. En effet, on compte dans cette partie du monde près de trente dialectes différents écrits et parlés, et malgré cela on ne peut pas dire qu'ils aient une littérature. Si comme on le prétend, le volume de la tête indique une capacité intellectuelle correspondante, ne faut-il pas en conclure que l'absence de littérature est une suite du peu de développement de l'encéphale de ces peuples, dont la tête est généralement d'un tiers moins grosse que celle des Européens?
Les systèmes religieux n'y sont pas en moins grand nombre que les langues, et on peut assurer à bon droit que l'Asie est le domaine des fables, des rêveries sans objet, des imaginations fantastiques. Aussi, quelles étonnantes variations, quelle déplorable diversité n'observe-t-on pas dans la manière dont la raison humaine, privée de guides et livrée à ses seules inspirations, a satisfait à ce premier besoin des sociétés antiques, la religion! Si le judaïsme et le christianisme sont nés en Asie, s'il est peu de vérités qui aient été enseignées dans cette partie du monde, on peu dire en revanche qu'il est aussi peu d'extravagances qui n'y aient été en honneur, ou qui n'y aient pris naissance. La superstition des sabéens, le culte du feu et des autres éléments, l'islamisme, le polythéisme des brahmanes, celui des boudhistes et des sectateurs du grand lama, le culte du ciel et des ancêtres, celui des esprits et des démons, et tant de sectes secondaires ou peu connues, enchérissant l'une sur l'autre en fait de dogmes insensés et même atroces, donnent une faible idée de l'étonnante variété qu'offrent les croyances religieuses des Asiatiques. Observez que nous ne mettons pas en ligne de compte les différentes sectes que la domination anglaise y a importées, pour ne pas surcharger le tableau d'un tohu-bohu religieux, dont aucun autre pays du monde n'offre l'exemple.
Inutile de dire que cette multitude de sectes, jointes aux mœurs, aux coutumes antiques, aux idées reçues et aux erreurs même, sont pour le pouvoir autant d'entraves plus embarrassantes que les stipulations écrites, et dont il ne pourrait se délivrer qu'en s'exposant à périr par la violence même. Dans tout le reste, le despotisme est d'autant plus intolérable, que si le prince cesse de lever le bras, s'il ne peut anéantir à l'instant même ceux qui exercent les premiers emplois, et qui souvent substituent leur propre tyrannie à la sienne, tout est perdu; car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'existant plus, le peuple n'a plus de garanties, il n'a plus que des oppresseurs. Enfin, on ne peut parler sans frémir des gouvernements monstrueux de cette partie du monde.
Quant aux mœurs, rien de plus efféminé, de plus corrompu; et c'est sans doute à cause du climat, car on a observé que le fils de l'Européen ne tarde pas à y perdre le courage héréditaire de ses pères. D'un autre côté, les femmes y passent leur vie dans la nonchalance, l'oisiveté et la mollesse, étant occupées tout le jour ou à se faire frotter le corps par de jeunes esclaves, ce qui est une de leurs grandes voluptés, ou à fumer le tabac du pays, qui est si doux que l'on peut en faire usage du matin au soir. Les moins vicieuses s'appliquent à des ouvrages à l'aiguille qu'elles font très-bien. L'adultère y est puni de mort, ce qui n'empêche pas que dans certaines de ces contrées, quand les femmes rencontrent un homme, elles le saisissent et le menacent de le dénoncer à leur mari s'il les méprise. Elles se glissent dans le lit d'un homme, le réveillent, et s'il les refuse, elles le menacent de se laisser prendre sur le fait, ce qui ne laisse à celui-ci que l'alternative de l'accomplissement de leurs désirs, ou une mort affreuse inévitable.
Enfin, et bien que la polygamie y soit poussée jusqu'à ses dernières conséquences, nous ajouterons que les hommes, pour étendre le cercle de leurs voluptés, n'ont pas craint d'outrager la nature!
Le sujet que nous traitons nous ramène maintenant à une courte notice sur la ville de Bénarès, pour laquelle Servigny avait pris passage, après quoi nous continuerons notre récit sans interruption.
Bénarès, bâtie sur les bords du Gange, et que l'on peut regarder comme la métropole ecclésiastique ou la Rome de l'Inde, est extrêmement grande et peuplée; on y compte environ six cent cinquante mille habitants. Elle est depuis un temps immémorial le siége principal de la littérature brahmanique, et réputée sainte par excellence. Les maisons sont très-hautes, aucune n'a moins de deux étages; la plupart en ont trois, et d'autres, en assez grand nombre, cinq et six, en général richement décorés. Le nombre des temples est très-considérable; la plupart sont fort petits, disposés comme des niches dans les angles des rues et sous l'abri de quelque grande maison. Plusieurs sont entièrement couverts de fleurs, d'animaux, de branches de palmiers, sculptés avec une élégance et un fini admirables. Les habitants décorent les parties les plus en vue de leurs maisons de camaïeux peints des plus vives couleurs, et qui représentent des hommes, des femmes, des taureaux, des éléphants, des dieux, des déesses, avec leurs formes et attributs divers. Des taureaux de tous les âges, consacrés à Siva, apprivoisés et familiers comme le chien domestique, circulent librement dans les rues, tandis que des groupes de singes, consacrés à Hanoumâm, grimpent sur le toits des maisons ou des temples, ou volent impunément dans les boutiques des fruitiers et des pâtissiers. La haute renommée de sainteté dont jouit cette ville, y attire, de toutes les parties de l'Inde, un grand nombre de pèlerins et de mendiants.
Nous avons dit que c'était pour Bénarès que Servigny avait pris passage. Arrivé dans un pays si nouveau pour lui, et où il n'avait aucune recommandation, il chercha d'abord à utiliser ses connaissances; mais là, comme partout, il est difficile d'inspirer confiance à ceux qui disposent de la fortune. Les habitants y sont même généralement hostiles aux étrangers, qu'ils considèrent comme autant d'êtres parasites qui viennent s'enrichir à leurs dépens, ou comme des criminels qui ont fui leur patrie sans doute pour se soustraire aux atteintes de la justice. D'un autre côté, ils ont été si souvent trompés par des aventuriers qu'ils avaient accueillis, et auxquels ils avaient procuré de bons emplois; si souvent ils avaient vu l'hospitalité violée, leurs femmes séduites, leurs filles et leurs richesses enlevées, qu'un sentiment légitime de répulsion ne leur était que trop permis.
Ces actes d'ingratitude, malheureusement trop souvent renouvelés, avaient donc fermé toutes les portes aux Européens qui, comme Servigny, cherchaient leur existence dans la carrière des emplois ou du travail; il était même très-difficile, pour ne pas dire impossible, de se faire admettre dans une maison à quelque titre que ce fût, même pour l'emploi le plus infime. Servigny ne possédait que le peu d'argent qu'il tenait de l'extrême charité du bon curé, et cela ne pouvait le mener bien loin: pour comble de malheur, il tomba malade, et en très-peu de temps il se trouva absolument sans ressources. Dans cette extrémité, il fut contraint de travailler comme un simple journalier, encore n'obtenait-il pas toujours de l'occupation, tant il était encore faible et peu accoutumé à ce genre de travail. Ce qu'il gagnait suffisait à peine pour lui procurer les aliments grossiers les plus indispensables à la vie.
Enfin, après trois ou quatre mois de séjour, d'efforts et de persévérance de toute espèce, il était parvenu à se rendre utile. Un contre-maître qui avait eu souvent occasion de l'employer, l'avait remarqué et lui avait témoigné de l'intérêt; il le chargea de tenir note des travaux qui s'exécutaient dans une fabrique de châles qui appartenait à un riche nabab[507], au service duquel il était. Servigny s'acquitta avec exactitude et talent de la mission qui lui était confiée, et son supérieur en était satisfait; mais le mauvais destin qui le poursuivait, ne permit pas qu'il restât longtemps dans une position où du moins il était à l'abri du besoin. Un ouvrier, originaire du pays et que Servigny avait remplacé dans la confiance du contre-maître, avait conçu contre lui un sentiment de jalousie tel, que de concert avec quelques-uns de ses camarades, il résolut la perte ce jeune homme. Pour y parvenir plus sûrement, ils firent agir, en secret auprès du nabab qui, ne pouvant tout voir, ne manqua pas d'accueillir ces faux rapports. D'ailleurs, la trame avait été si adroitement ourdie, les preuves paraissaient si évidentes, si bien combinées contre l'un et contre l'autre, que tous deux furent renvoyés sans être entendus. L'intendant du nabab qui ne pouvait souffrir les étrangers, et principalement les Français, parce qu'un voyageur de cette nation lui avait récemment enlevé sa femme, qu'il idolâtrait, et en même temps la majeure partie de sa fortune, ne contribua pas peu à la décision si funeste qui replongeait Servigny dans la misère.
Par suite de ce renvoi, Servigny se trouva donc plus malheureux que jamais, car ses ennemis s'empressèrent de le publier et d'y ajouter toutes les petites perfidies dont leur conduite précédente n'était que le prélude.
Le contre-maître s'empressa de quitter le pays. Quant au malheureux Servigny, tous les cœurs et toutes les portes lui étaient fermés, tant la prévention agissait fortement contre lui. On était d'autant mieux convaincu de sa culpabilité, que le nabab, chez lequel il avait été employé, était généralement connu comme un homme bon, sensible, généreux, aimant à pardonner. On excusait d'autant moins l'offense, que l'offensé méritait de l'être. Enfin, et encore bien que Servigny fût dans la plus grande détresse, qu'il passât souvent jusqu'à deux ou trois jours manquant de la nourriture la plus essentielle, il ne pouvait se résoudre à recourir à la charité publique; plutôt que de tomber si bas, il préféra vivre du produit fort éventuel de commissions dont on le chargeait, de ports de lettres et de paquets. Encore combien de fois Servigny ne se prit-il pas à regretter la vie du bagne! Là, au moins, il trouvait parmi ses compagnons quelques cœurs compatissants pour charmer son infortune, tandis qu'ici, libre, il est l'objet du mépris de tous. N'est-ce pas là le comble de l'opprobre?
Aussi, pour se soustraire à tant d'humiliations, il ne manquait pas, toutes les fois qu'il le pouvait, d'aller s'enfoncer au sein des vastes forêts qui avoisinent la ville de Bénarès. Là, oublié de tous et s'isolant du reste de l'univers, les productions de la nature si luxuriantes, si magnifiques dans cette terre privilégiée en donnant un autre cours à ses idées, devenaient pour lui l'objet de profondes méditations. En effet, qui aurait pu contempler, froid et impassible, l'immense baobab, géant des forêts, vrai colosse végétal dont le tronc acquiert jusqu'à vingt-cinq pieds de diamètre! Il faut, dit-on, des milliers d'années pour que cet arbre parvienne à ce monstrueux développement. Ce tronc immense, couronné d'un grand nombre de branches étalées horizontalement, remarquables par leur grosseur, et plus encore par leur longueur qui est de cinquante à soixante pieds, ne l'est pas moins par ses racines qui sillonnent le sol en tous sens jusqu'à une distance de cent cinquante à cent soixante pieds. Viennent ensuite le catalpa, dont le tronc est peu gracieux, mais dont l'ample feuillage et les belles fleurs d'un blanc ponctué de pourpre, font un si bel effet, le nopal, le dattier, le beau marronnier, aujourd'hui si répandu en Europe; le daphné indica, dont l'odeur suave parfume l'atmosphère; le manguier, le goyavier, le durion, et surtout le mangouste dont les fruits sont si délicieux; en un mot, cette végétation qui déploie tout le luxe et la majesté qu'elle offre ordinairement sous les climats des tropiques, lorsqu'elle est secondée par les agents les plus puissants, comme la nature du sol et l'humidité.
Servigny s'arrachait avec peine du sein de ces vastes forêts, où, selon l'expression d'un ancien, il n'était jamais moins seul que quand il était seul. Il ne revenait à Bénarès qu'autant que la nécessité de renouveler ses provisions l'y obligeait; mais aussitôt qu'il avait satisfait à cette loi impérieuse de toute existence, il retournait à sa chère solitude.
Il avait découvert un endroit qu'il affectionnait principalement et où il se livrait plus que partout ailleurs, à ses mélancoliques rêveries; c'était un petit rocher escarpé et à pic, un de ces accidents abrupts d'un sol si fécond en heureux contrastes. Un bouquet d'arbrisseaux odorants couronnait la crête de ce rocher, et là, non-seulement, il pouvait méditer sans craindre la dent des animaux féroces, mais encore il lui semblait qu'il aurait pu y braver un nouveau déluge. Toutefois il avait eu bien de la peine à gravir cet endroit escarpé; mais à force de le contourner en tout sens, il avait découvert une petite source dont les eaux fraîches et limpides avaient donné naissance à des plantes grimpantes dont il s'était aidé lors de sa première ascension, et dont il continuait à s'aider toutes les fois qu'il voulait la renouveler.
Au premier aspect, rien de plus sauvage que cet endroit isolé. Cependant en y regardant avec attention, certain arrangement dans les fragments de rochers qui tapissaient le lit de la source dont nous avons parlé, des vestiges de pieux plantés ça et là, lui donnèrent à croire que des habitations avaient pu y exister à une époque plus ou moins reculée. Cette remarque l'encouragea à se livrer à une exploration plus approfondie, et à considérer ces vestiges comme des jalons qui avaient été placés là dans un dessein qu'il ne pouvait encore parfaitement s'expliquer. Après avoir marché d'obstacles en obstacles, fouillant et sondant partout les interstices d'un gazon épais qui recouvrait la cime du piton, les traces d'un ancien sentier, en partie cachées par les ronces et les broussailles, le confirmèrent dans l'opinion que cet étroit plateau avait été autrefois habité, mais que les constructions étaient devenues la proie des flammes. Il était dans l'enthousiasme d'une découverte qui, depuis un grand nombre de siècles, peut-être, avait échappée à tous ceux qui avaient visité cette partie reculée de la forêt. Du sommet de ce rocher il découvrait un pays immense; mille pensées diverses venaient tour à tour l'y assaillir; peut-être que nouveau Robinson, il lui était réservé de redonner la vie à ces débris d'une civilisation éteinte par la faux du temps ou par la fureur des partis; mais pour recommencer Robinson, il lui manquait un Vendredi, et où trouver un si fidèle compagnon dans une contrée qui le traitait en véritable paria.
Enfin il se retira en prenant toutes les précautions possibles pour retrouver son chemin. Revenu à la ville chez la vieille bonne femme qui lui donnait asile, moyennant une légère rétribution, il s'endormit bercé par des songes qui, tous, se rattachaient au projet qu'il avait conçu depuis si longtemps de s'établir sur la cime de son rocher; il s'y voyait entouré de toutes les commodités, de toutes les jouissances de la vie. Malheureusement le réveil venait trop tôt le rappeler à la triste réalité.
Néanmoins, et bien qu'il ne pût encore se rendre un compte positif de ce que deviendrait sa découverte, il ne cessait de s'en occuper. Mais y élever des constructions sans outils: impossible! s'y défendre sans armes: impossible encore! il pense donc, avant tout, à faire quelques économies au moyen desquelles il puisse aller s'y installer avec une certaine provision de vivres, seul moyen de donner quelque suite à son entreprise. Quand il a réussi dans ce projet, il emprunte à son hôtesse tous les outils dont elle peut disposer: une hache, une bêche, une houe, un pic, une vieille lance à demi brisée. Il veut commencer par explorer le sol jusqu'à une certaine profondeur; plus tard, et selon l'occurrence, il donnera à ses travaux un caractère plus grandiose.
Parti avec ces instruments qu'il transporte sur les lieux à plusieurs reprises, ainsi que ses provisions de bouche, il ne tarde pas à se mettre à la besogne. Les plantes rampantes une fois arrachées du sol, il acquiert la preuve que des cabanes avaient été incendiées, il retrouve même des ossements humains à demi consumés, ainsi que des fragments d'animaux que ses connaissances en paléontologie lui firent reconnaître pour avoir appartenu aux races ovine et bovine. Mais son enthousiasme fut au comble lorsque après avoir approfondi les excavations il trouva un fossile qui se rattachait par tous ses caractères au mégatherium, animal vertébré reconstruit par notre célèbre Cuvier, et dont la race a disparu de notre globe depuis sa dernière révolution. Il n'en fallut pas davantage pour persuader à Servigny que ce rocher, depuis si longtemps dédaigné, méconnu, avait été le théâtre de scènes également curieuses à étudier par le naturaliste et le géologue. Toutefois pressé d'arriver à des résultats dont l'actualité se faisait vivement sentir, il réserva à d'autres temps la suite de ses investigations scientifiques. Pour le moment, il cherchait à se créer un abri contre l'intempérie des saisons et qui le garantît en même temps contre la dent des animaux féroces, si redoutables dans ces contrées.
Il y avait déjà quelque temps qu'il travaillait à l'exécution de son projet, lorsque un jour, et au moment qu'il s'y attendait le moins, son attention fut vivement excitée par le bruit de pas précipités; c'était un homme pâle, défait, couvert de sang, qui cherchait à échapper aux poursuites d'un tigre de la plus grande espèce qui le suivait de près. Ce malheureux homme n'avait pour se défendre contre son redoutable adversaire que le canon d'un fusil dont la crosse avait disparu dans la lutte qui venait d'avoir lieu entre eux: il avait également perdu son couteau de chasse dont il ne lui restait plus que le fourreau et le ceinturon. Le tigre était blessé et écumant de rage: il allait indubitablement atteindre son ennemi et l'immoler! Servigny effrayé lui-même, se lève précipitamment, s'arme de sa pique, et se met sur la défensive. L'inconnu surpris s'arrête à cet aspect inattendu, le tigre lui-même semble hésiter; mais le temps est précieux, et bien que le costume de Servigny inspire peu de confiance à l'étranger, il n'hésite pas à se réunir à lui pour combattre l'horrible monstre.
—Ne craignez rien, s'écrie Servigny qui voit son trouble; ne craignez rien, quoique pauvre je suis honnête homme, et je sais quels devoirs votre position m'impose!
Pendant ce peu de temps, l'animal avait repris des forces et semblait chercher des yeux sur lequel de ses adversaires il se jetterait le premier; mais nos deux combattants s'étaient retranchés à l'entrée d'une cavité qui, en protégeant leurs derrières, rendait leur défense plus facile et en même temps plus formidable.
Tout à coup, la fureur du tigre ne connaît plus de bornes, il se précipite avec la rapidité d'un trait sur ses ennemis; il les attaque tour à tour, les pousse, les presse: mais, par une suite de son instinct féroce, c'est toujours l'inconnu qu'il poursuit avec le plus d'acharnement. Tous deux multiplient en vain leurs coups, il leur échappe en bondissant, ou par des feintes qui les font consumer en efforts vains. Servigny ne manque pas de sang-froid; il fait d'ailleurs un usage habile des forces et de l'adresse que nous lui connaissons: l'inconnu au contraire ne tarde pas à être épuisé par le sang qu'il a perdu depuis le commencement de cette lutte. Il est saisi et renversé par le redoutable animal: Servigny est lui-même blessé à la cuisse en voulant dégager l'étranger. Une lutte seul à seul s'engage alors entre Servigny et le tigre redoutable. Vainement Servigny, d'un premier coup, lui fait-il une profonde blessure dans le flanc, l'animai se retire et se rue avec furie contre son adversaire: celui-ci, la lance en arrêt, l'attend de pied ferme, et par un nouveau coup adressé à la tête lui crève un œil: mais plus ses blessures se multiplient plus sa rage s'accroît!
Cette diversion avait permis à l'inconnu de se relever; il s'était armé de la hache de Servigny qui, par un hasard heureux, s'était trouvée à sa portée, et voulait, en rentrant dans la lutte, partager ses périls; mais ses coups se ressentaient de sa défaillance, et ne portaient que faiblement. Enfin, étourdi, épuisé, l'animal tombe sur le sol qu'il teint de son sang noir et fumant. Nos deux combattants croient sa mort certaine; mais au moment où ils se précipitent pour l'achever, d'un bond impétueux il se relève et se jette sur l'inconnu avec une nouvelle rage. C'en était fait de lui si le danger n'avait exalté au dernier point le courage de Servigny. Réunissant donc tous ses efforts et joignant la force à l'adresse, il plonge sa lance dans la poitrine de l'animal et la lui enfonce tout entière dans le corps.
L'animal affaibli conserve encore un reste de vigueur et de rage; il cherche de la gueule à arracher l'instrument de son supplice: vains efforts! il s'en prend alors à lui-même, il se roule, il se tord, et, dans sa fureur aveugle, il se précipite sur les pierres qui tapissent l'arène, qu'il mord et qu'il rougit de sa gueule ensanglantée!...
L'heure fatale avait sonné pour lui: il fait bien entendre encore quelques rugissements furieux, que répètent avec fracas les échos de la forêt; mais ils s'affaiblissent à mesure que ses forces s'épuisent avec son sang; un râle terrible succède; il rend enfin le dernier soupir.
Nos deux combattants en croient à peine leurs yeux; ce n'est qu'après avoir retourné le monstre, dès lors immobile, qu'ils sont bien convaincus de leur victoire. Après un instant de repos et de silence pour calmer leurs sens, l'inconnu se lève, se précipite dans les bras de Servigny, l'étreint avec la plus vive émotion, et le proclame son libérateur.
—Je vous dois la vie, dit-il; qui que vous soyez, comptez sur les effets de ma reconnaissance.
Servigny s'empresse de le remercier, et remarquant qu'il était extrêmement faible et souffrant des suites de ce combat, il lui fit avaler quelques gouttes de tafia qui lui restaient de ses provisions. Ce cordial lui rendit quelque énergie et lui permit de seconder Servigny qui oubliait ses propres blessures pour ne s'occuper que des siennes.
Ce n'est pas que Servigny n'eût aussi éprouvé les effets de la dent redoutable de leur ennemi; mais, il était moins dangereusement blessé que l'étranger. Celui-ci avait reçu plusieurs morsures graves et profondes, qui le faisaient horriblement souffrir, et l'empêchaient pour ainsi dire de se mouvoir. Servigny, après l'avoir en partie déshabillé, bassina ses plaies avec quelques gouttes de tafia qui redoublèrent momentanément ses souffrances; mais il ne tarda pas à en éprouver un grand soulagement. La manière heureuse et pleine de convenance avec laquelle Servigny prodiguait ses soins à l'étranger, donnaient à celui-ci l'envie de connaître cet homme envoyé du ciel pour le tirer si à propos du plus grand péril qu'il eût jamais couru; mais ce n'était ni le lieu, ni le moment de lui adresser des questions.
L'inconnu, soutenu par Servigny, eut beaucoup de peine à descendre de la plate-forme du rocher dont les parties les moins inclinées présentaient de sérieuses difficultés aux hommes mêmes les plus ingambes. Descendus enfin tous deux sans accident, ils se dirigeaient lentement vers la ville au travers de la forêt; mais les forces de l'inconnu ne tardèrent pas à le trahir; il s'évanouit! Tous les efforts de Servigny pour le ranimer furent inutiles. Que faire dans cette occasion? il était déjà tard et même nuit close depuis longtemps. Fatigué et blessé lui-même, aurait-il la force de porter celui à qui il venait de sauver la vie, et à qui il fallait la sauver une seconde fois pour compléter son noble dévouement?... Son anxiété était au comble! A chaque instant il craignait de voir expirer dans ses bras son malheureux compagnon; mais pouvait-il l'abandonner dans cet état pour aller chercher des secours à la ville, qui, hélas! était encore éloignée de plus d'une lieue? Sa résolution, son courage, s'accrurent avec le péril; il soulève adroitement le corps de l'étranger, le charge sur ses épaules, et, malgré les vives souffrances qu'il éprouve de ses blessures, il s'achemine vers la ville d'un pas ferme et assuré, glorieux de son précieux fardeau.
Déjà il n'en était plus qu'à quelques centaines de toises, lorsque tout à coup il se trouve entouré d'une faible escouade d'hommes armés, composée de cipayes[508], chargée du service de nuit. On l'arrête, on le prend pour un voleur, on veut même le maltraiter: mais sur l'observation du chef de la patrouille, on le conduit devant le magistrat préposé au service de sûreté. Là, Servigny dépose son fardeau; mais à peine ces hommes l'eurent-ils examiné que tous s'écrient: «c'est l'honorable sir Lambton qui est parti ce matin pour aller à la chasse dans la forêt. Que lui est-il donc arrivé? Alors Servigny raconte succinctement les différentes circonstances que nous venons de faire connaître, et chacun de le féliciter de sa noble conduite. On s'empresse de faire venir un brancard, on y place le blessé et on le porte avec tous les ménagements possibles à Beauchamp, maison de campagne qu'il possédait à peu de distance de là. Des médecins sont immédiatement appelés, et nos deux blessés tour à tour soignés et pansés. Sir Lambton restant toujours évanoui, le médecin pratiqua avec succès une abondante saignée: il rouvre enfin les yeux, et des signes non équivoques témoignent qu'il a recouvré l'usage de ses sens. Toutefois, et sans pouvoir encore articuler un mot, ses regards semblent indiquer qu'il cherche quelqu'un. La parole lui est enfin rendue, et le premier usage qu'il en fait est de demander où est l'étranger? où est son sauveur? On lui dit qu'il est dans un appartement voisin; mais sur un signe qu'il fait, un lit est dressé à côté du sien, Servigny y est transporté. Sir Lambton lui prend les mains, les couvre de baisers, lui adresse les remercîments les plus expansifs, les plus affectueux; il veut l'avoir près de lui et ne plus s'en séparer. De douces larmes inondent son visage, enfin il semble que pour lui seul la reconnaissance est la mémoire du cœur!
La guérison de Servigny fit des progrès tellement rapides, qu'au bout de huit jours il pouvait se lever une heure ou deux chaque jour. Mais celle de sir Lambton fut plus lente à obtenir. Deux médecins étaient constamment à ses côtés pour examiner les progrès de la maladie, qui enfin céda aux secours de l'art, au point qu'au bout d'un mois, il était tout à fait hors de danger et Servigny parfaitement rétabli. Ce fut alors, que pressé de questions, ce dernier raconta à sir Lambton toutes ses aventures (moins toutefois sa condamnation). Lorsqu'il en fut à la circonstance de son entrée dans une fabrique de châles et à celle de son renvoi sous le soupçon d'avoir, de concert avec le contre-maître, volé le chef de l'établissement.
—«Ciel! s'écria sir Lambton; c'est vous brave et généreux jeune homme que l'on a traité ainsi, et c'est moi, cruel! qui vous ai fait subir un pareil traitement! Non, vous n'étiez point coupable, j'ai été indignement trompé; un voleur est incapable d'aussi nobles sentiments!»
Servigny ne pouvait revenir de sa surprise; mais quand il se fut rappelé qu'il n'avait jamais connu que le contre-maître et l'intendant de la fabrique de châles où il avait été employé; qu'il n'avait jamais ni vu, ni même entendu nommer le propriétaire de l'établissement, tout ce qui lui paraissait d'abord obscur dans l'exclamation de sir Lambton lui fut enfin expliqué. Il retrouvait en lui un bon et généreux maître, et, pour comble de bonheur, il lui avait sauvé la vie!
—Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, dit un jour sir Lambton à Servigny, car enfin, si, éclairé sur les manœuvres qui ont amené votre renvoi de mon établissement, j'en avais puni les lâches auteurs, il est certain que je ne vous aurais pas rencontré si à propos pour me sauver de la dent et des griffes de ce diable de tigre dont le souvenir me fait encore dresser les cheveux d'horreur!
—C'est pourtant vrai, répond Servigny, et c'est une nouvelle preuve de la bizarrerie de mon destin que de devoir à ce féroce animal l'occasion de me justifier de ma conduite passée, et d'obtenir enfin l'assurance d'une protection que mes longs et fidèles services n'auraient peut-être jamais pu me faire acquérir.
Sur la route de Normandie, entre Neuilly et Nanterre, il existe une maison d'assez chétive apparence, portant le nº 2.
Cette maison est la première du village de Nanterre dont elle est éloignée de quelques portées de fusil.
Au-dessus de la porte d'entrée de cette maison est placé un tableau, sur lequel un émule des Charlet et des Bellanger a peint un cuirassier, un hussard et un lancier de l'armée impériale, avec ces mots: Aux trois Frères.
Nos lecteurs ont pu voir une enseigne semblable au-dessus de la porte d'un marchand de vins dont l'établissement est situé à Paris, à l'entrée de la rue Beauregard, près la porte Saint-Denis; c'est que la maison dont nous parlons appartient au sieur Favre, un vieux de la vieille, qui sert Bacchus après avoir servi Mars avec honneur et gloire, et n'est autre chose qu'une succursale champêtre de la maison de Paris.
Si, désirant visiter la maison en question, vous priez un habitant du pays de vous indiquer le cabaret des Trois frères, il est possible qu'il ne sache que vous répondre, mais si vous lui demandez la Maison des Voleurs, il vous indiquera de suite le plus court chemin pour vous y rendre.
N'allez pas croire cependant que le cabaret des Trois Frères, ou plutôt la Maison des Voleurs, puisque c'est sous ce nom que cet établissement est généralement connu, est un de ces lieux devant lesquels il faut passer sans s'arrêter; la Maison des Voleurs est un cabaret honnête, tenu par un cabaretier honnête homme, et fréquentée seulement par d'honnêtes ivrognes: d'où lui vient donc le nom quelque peu sinistre que nous lui connaissons?
C'est que naguère cette maison qui servit de retraite au fameux Capahut, chef de la bande de chauffeurs et d'assassins qui désolaient, en l'an III et l'an IV de la république, les environs de Paris[509], était encore, il y a quelques années, habitée par un assassin célèbre et sa famille, dont l'auteur de ce livre a parlé dans ses Mémoires; cet homme, qui a reçu sur la place publique de Rouen la juste punition de ses crimes, avait fait de la maison actuellement tenue par le sieur Favre un digne pendant de l'auberge de Peyrabeille de sinistre mémoire; malheur alors au voyageur qui entrait à l'auberge du Bienvenu, il n'en sortait que mort, si son extérieur promettait à la bande d'assassins dirigée par Cornu, dit le Père tranquille, un butin considérable.
La manière de procéder de ces assassins était fort simple et devait infailliblement réussir, surtout envers des gens qui ne se méfiaient de rien.
Toutes les chambres de l'auberge du Bienvenu, meublées fort simplement, étaient garnies de lits très-propres et assez bons pour que les voyageurs y trouvassent promptement le repos que les fatigues de la journée leur avaient rendu nécessaire. A la tête de ces lits se trouvait un panneau mobile qui se renversait du dehors en dedans, et qui pouvait d'autant mieux échapper aux regards des voyageurs, qu'il était à moitié caché par les rideaux du lit; lorsque le voyageur était endormi, ce panneau était mystérieusement ouvert par les assassins qui le renversaient sur leur victime, de sorte qu'elle se trouvait étouffée sans avoir pu pousser un seul cri, ni opposer la moindre résistance: le cadavre, dépouillé de tout ce qui pouvait le faire reconnaître, était porté au loin par le chef de famille, qui avait une carriole spécialement destinée à cet usage, et dont les nombreuses courses ne pouvaient paraître suspectes, puisqu'il exerçait, réellement, la profession de marchand colporteur.
A l'époque où se passèrent les principaux événements de cette histoire, les propriétaires assassins de l'auberge du Bienvenu jouissaient dans le pays de la meilleure réputation. On vantait, à la ronde, la probité et la bonhomie du père, qualités rares chez un marchand colporteur; la dévotion de la mère, l'ardeur laborieuse des deux filles, l'activité du fils, et il en fut ainsi, jusqu'au jour où la police, mise enfin sur les traces de ce nid d'assassins par un crime commis dans les environs de Versailles, vint un beau matin, au grand étonnement des habitants de Neuilly, Nanterre et lieux circonvoisins, saisir toute cette nichée de scélérats qui, ainsi que nous venons de le dire, expièrent leurs nombreux crimes sur la place du marché de Versailles.
De là le nom de Maison des Voleurs resté à la propriété dans laquelle le sieur Favre exerce honorablement son commerce[510].
C'est dans cette maison, à l'époque où elle était encore habitée par les individus dont nous venons de parler, que nous allons introduire le lecteur.
Dans la salle basse de l'une de ces bicoques à usage de cabarets-auberges, que l'on rencontre si fréquemment, jetées comme des accidents, sur les routes qui avoisinent la capitale et qui servent de caravansérail à la tourbe des voyageurs, trois femmes, à la clarté incertaine d'une lampe de forme séculaire, étaient occupées à préparer le repas du soir. La pièce où elles étaient servait tout à la fois de cuisine et de salle à manger; tout y était propre et dans l'ordre le plus parfait; les fourneaux, sur lesquels étaient quelques casseroles dont les émanations chatouillaient agréablement l'organe olfactif, étaient tenus avec un soin qui n'avait pas peu contribué à mettre l'hôtel du Bienvenu en réputation auprès des maquignons, marchands de bœufs, rouliers, saltimbanques, et autres gens du même acabit, tous grands mangeurs par nature et grands bavards par profession.
Les trois femmes en question étaient assises autour d'une petite table basse, placée dans un coin reculé de cette pièce, dont la propreté ne le cédait en rien aux cuisines les plus belles et les mieux tenues de la Hollande. La plus âgée pouvait avoir de 40 à 42 ans; elle était grande et vigoureusement constituée, d'une figure régulière et fraîche; ses yeux étaient bleus, ornés de cils noirs longs et soyeux, son nez légèrement retroussé, sa bouche petite, ornée de lèvres minces et roses du plus bel effet; sa taille fine et bien prise, une poitrine large dont les contours saillants reposaient agréablement le rayon visuel sans jamais alarmer la décence, complétait un ensemble qui était celui d'une fort agréable femme. Sa mise était celle d'une aubergiste des environs de Rouen, ou plutôt de la basse Normandie, quoique la coiffure semblât indiquer le pays de Caux.
Près d'elle, à sa droite, était une fille de 22 ans, d'une constitution robuste quoique maigre; sa figure régulière, sa bouche vermeille, qu'embellissaient trente-deux perles d'une admirable blancheur, son teint brun fortement bistré, ses yeux noirs surmontés de deux arcs épais de même couleur, ses cheveux d'ébène, tout en elle accusait une énergie qui n'est point le partage habituel de son sexe.
Enfin, la troisième, qui était à gauche, paraissait âgée de 18 ans environ: elle avait les cheveux d'un blond ardent, une figure longue et maigre, où les taches de rousseur trônaient dans tout leur éclat. Ses yeux étaient, à la vérité, grands, beaux et vifs, mais en revanche, la bouche, qu'elle avait horriblement grande, étaient absolument dépourvue de dents. Ses formes anguleuses et décharnées, ses pieds larges et difformes, ses mains fortes et osseuses, tout l'ensemble de sa personne rappelait involontairement les sorcières de Macbeth, ou plutôt celle de Teniers dans son bizarre tableau de la Tentation de saint Antoine.
Ce trio féminin travaillait avec beaucoup d'action et en silence, ce qui n'est guère dans les habitudes du sexe: mais le violent orage qui venait d'éclater avait suspendu tous les caquets, jeté l'effroi dans tous les esprits. Ce silence fut tout à coup interrompu par le coucou d'une pendule en bois, placée dans un coin de la pièce.
—Déjà neuf heures et demie, dit la mère, et personne encore! Dieu ne permettra pas, sans doute, que nous fassions encore chou blanc cette nuit. Voilà six jours que nous n'avons étrenné!
—Cela est assez étonnant dit la brune, tous les nierts[511] qui sont venus pioncer icigo[512] étaient dans la raffale[513]: c'est un vrai guignon!
—M'est avis, dit la rouge, que vous avez manqué le bon, l'autre sorgue[514].
Quoi, le birbe[515] qui avait l'air de faire la manche[516] dans les garnaffes[517] et les pipés[518]?
Gy[519], il avait la cergole[520] autour du bauge[521], elle n'était pas à jeun[522], je l'ai bien remouchée[523]!
Pourquoi ne l'avoir pas bonni[524] au dabe[525]?
En ce moment la lueur d'un éclair se répand dans la partie sombre de la pièce,—Tiens, l'orage n'est pas fini dit la mère!—Aussitôt un violent coup de tonnerre se fait entendre.
—En v'là du temps, dit la rouge: il n'est pas propre à nous amener de la pratique!
—Qui sait, dit l'aînée? Te souviens-tu de l'orphelin[526] qui par économie voyageait à pied, et qui est venu souper et coucher ici? il était gras le poulet hein?
—Amen.
Un nouveau coup de tonnerre avait presque ébranlé la maison:—Sainte mère de Dieu, dit la mère en faisant le signe de la croix, ayez pitié de nous! Notre-Dame de Bon Secours, protégez-nous! Disant cela, elle ouvrit une armoire, en tira une bouteille et une petite branche de buis bénit, puis en aspergea la pièce ainsi que ses filles, en répétant à haute voix les litanies de la sainte Vierge.
L'orage s'étant enfin apaisé peu à peu, ces trois femmes se replacèrent auprès de la petite table, et la conversation reprit son cours.
—Si nous n'avons rien fait à la taule[527] dit la mère, il faut espérer que l'ouvrage de la chique[528] de Colombe aura été maquillé sans regout[529]; le temps a dû favoriser le dabe[530] et à l'heure qu'il est l'entonne[531] est roustie[532].
—Je ne sais pourquoi, répondit la brune, je n'ai pas la même idée que vous, daronne[533]: la nuit dernière j'ai rêvé de greffiers[534] c'est signe de renaud[535].
—Est-ce que tu coupes[536] dans les rêves toi? dit la rousse. Quoiqu'ça peut faire des rêves? nibergue[537]!
—Prêtez loche[538] dit la mère, j'entrave cribler[539].
—Tiens, c'est vrai: c'est le clipet[540] d'un homme!
—J'vas y aller voir, et j'vous dirai de quoi qui s'agit, dit la grande brune.
Prends le vingt-deux[541] en cas de malheur, dit la mère.
La brune ne tarda pas à venir annoncer qu'un homme, un cheval et un cabriolet étaient tombés dans une des cuvettes de la route, et que le voyageur était pris sous la capote du cabriolet de manière à ne pouvoir sortir.
—C'est Dieu qui nous l'envoie, s'écria la mère! Vite une lanterne, courons au secours de ce pauvre homme!
—Oui, dit la rouge, allons au secours de ce brave homme, et tâchons de le ramener coucher à l'hôtel du Bienvenu.
Elles partirent toutes trois, et parvenues au lieu où l'accident était arrivé, elles eurent bientôt décharnagé le cheval qui se releva avec peine; il leur fut alors facile de dégager le voyageur et de le retirer du cabriolet. Il était moulu et couvert de contusions par tout le corps principalement à la tête. Enfin, il fut amené dans la maison. On fit bien vite du feu pour sécher ses vêtements, qui étaient imprégnés d'eau, de sang et de boue; et pour le réchauffer, car il était transi de froid.
—Dieu soit béni dit la mère, vous voilà sauvé!—Marguerite va vite chercher les habits des dimanches de ton père, et nous ferons changer ce brave monsieur qui est trempé comme une soupe. Puisque nous avons eu le temps de le réchapper il ne faut pas laisser notre bonne œuvre incomplète.
—Oui, madame, répondit le voyageur, sans vous je serais mort étouffé sous la capote de mon cabriolet. Je vous dois la vie; mais je vous prie de croire que je saurai reconnaître votre belle conduite. Puis, comme frappé d'une réminiscence, il s'écria:—Ah! mon Dieu! ma bonne dame, j'ai oublié de prendre dans le cabriolet un petit coffret qui était à mes pieds et qui renferme des choses bien précieuses.
—De l'or? peut-être, répondit la mère.
—Non pas de l'or, mais l'équivalent: des valeurs de banque au porteur.
Marguerite qui, en ce moment, apportait les habits de son père, fut chargée de la commission avec sa sœur. Pendant l'absence de ces deux filles, Servigny, (le malencontreux voyageur qui venait d'entrer à l'auberge du Bienvenu n'était autre que notre héros), changea de vêtements, et les siens furent placés devant un grand feu afin de les sécher.
Les deux sœurs ne tardèrent pas à rentrer, portant le petit coffret qui, relativement à son volume, était fort pesant. Servigny parut satisfait de le revoir en sa possession; il le plaça près de lui, prit un verre d'eau-de-vie qu'on lui offrait, et après que ses plaies furent lavées et bassinées de l'eau de Boule de Nancy, il se sentit soulagé; alors il s'informa de son cheval et de son cabriolet, on lui répondit que Jean-Louis, le garçon d'écurie, avait tant et si bien fait qu'il avait ramené l'un et l'autre; que le cheval était couronné aux deux genoux, que les brancards du cabriolet étaient cassés, la capote enfoncée, mais que tout cela ne serait rien et se réparerait facilement.
Servigny était resté vêtu des habits du maître de la maison tandis que les siens séchaient; et pour mieux témoigner combien il était sensible aux bons procédés que ses hôtes avaient eus pour lui, il devint communicatif bien au delà des bornes de toute prudence. Entre autres choses, Servigny leur dit qu'il arrivait de l'Inde pour acheter une grande propriété à Paris et une maison de campagne dans les environs. En ce moment, l'horloge sonna onze heures; l'hôtesse ayant remarqué que notre voyageur paraissait avoir oublié les événements de la soirée et repris toute sa sérénité, lui proposa de prendre un bouillon et de manger un des petits poulets à la casserole dont le fumet lui montait si agréablement au nez, lorsque entra Jean-Louis qui venait prendre les ordres de Servigny; il lui demanda s'il ne conviendrait pas de faire venir immédiatement le vétérinaire pour donner des soins à son cheval, et le charron pour réparer le cabriolet.
—Faites venir l'un et l'autre, dit Servigny; je m'en rapporte à vous; mais rien ne presse quant à présent.
Jean-Louis qui n'était autre que le fils de l'aubergiste du Bienvenu, se retira; mais il revint bientôt sous le prétexte de demander de la chandelle pour sa lanterne. Il se pencha à l'oreille de sa mère, et croyant bien n'être pas compris, il lui dit à mi-voix, mais assez haut pour être entendu de Servigny:
—Il y a eu du renaud à l'affaire de la chique, elle est maronnée, le dabe est revenu[542].
Servigny, qui avait parfaitement compris ces termes d'argot, eut peine a réprimer un mouvement de surprise et de crainte.
—Seul et sans armes, quelle défense opposerai-je, se dit-il, aux adroits coquins dans le repaire desquels je suis tombé? Il est donc écrit que c'est ma dernière nuit!...
Toutefois, il ne laissa rien apercevoir des impressions qu'il venait d'éprouver et ne tarda pas à reprendre tout son aplomb. Il demanda donc, avec le plus grand sang-froid, à la maîtresse de l'auberge, si elle avait soupé. Sur sa réponse négative, il l'invita à lui faire l'honneur de souper avec lui, ainsi que ses demoiselles. Il agissait ainsi dans la crainte que, s'il mangeait seul, on ne lui fît prendre quelque boisson narcotique sans qu'il s'en doutât. La mère et les filles, après quelques minauderies, ne purent se dispenser d'accepter, et tous se mirent à table. Servigny en fit les honneurs avec cette grâce et ces attentions polies qui distinguent l'homme du monde, et qui dans ces circonstances lui étaient plus particulièrement nécessaires pour observer les desseins de ses commensales. Mais tout se passa pour le mieux, et il ne remarqua absolument rien qui pût troubler sa tranquillité.
Lorsque vers minuit le souper fut fini, la mère donna ordre à ses filles de préparer le lit de l'étranger et de le bassiner avec du sucre en poudre dans la bassinoire, ce qui fut ponctuellement exécuté. Pendant tous ces préparatifs, la maîtresse de l'hôtel du Bienvenu causait avec Servigny de ce ton de bonne mère de famille si propre à inspirer la confiance et l'abandon; le mot religion était fréquemment répété; enfin, tout dans sa conversation était de nature à inspirer la plus grande sécurité à notre voyageur, qui se disait en lui-même:
—On prétend que les yeux sont le miroir de l'âme si cette règle est vraie, celle de l'aubergiste doit être excellente, car sa figure, tout à la fois respectable et belle, commande la confiance.
Il n'était donc pas éloigné en ce moment de lui accorder la sienne, malgré les termes d'argot qui avaient éveillé sa susceptibilité, lorsqu'il entendit distinctement faire l'arçon[543] et prononcer ces mots:
—Du maigre[544], il y a un messière[545]!
Alors, plus de doute, il était dans un repaire de voleurs!... Il fut un moment indécis sur le parti qu'il lui restait à prendre; mais comme c'était un homme de résolution, il se roidit contre les événements.
—S'il m'est impossible, dit-il, d'échapper au poignard de ces brigands, je leur vendrai chèrement ma vie.
Il dissimula donc adroitement ce qu'il éprouvait, comprenant bien qu'au premier soupçon c'en serait fait de lui. Enfin, il fut conduit dans sa chambre par la mère, qui lui indiqua l'endroit où il trouverait toutes les choses dont il pourrait avoir besoin. Elle lui souhaita le bon soir et une bonne nuit avec un air de bonté capable de détourner les soupçons de l'homme le plus défiant.
Cependant, à peine était-elle sortie que Servigny prête l'oreille; il entend qu'on parle à voix basse, mais il ne peut rien distinguer. Il fait le tour de chambre dont il remarque la propreté. Une commode, un bahut, un lit à rideaux, garni de draps propres et répandant une odeur de lessive parfumée d'iris, un christ en plâtre sur la cheminée, quelques tableaux de piété, un bénitier à la tête du lit; tout l'invite à la confiance et au repos. Toutefois, il ne peut rien comprendre à tout ce qu'il a vu et entendu: en effet, comment concilier tant de piété avec le langage du crime; il se perd en conjectures. La chambre dans laquelle il est monté par un escalier de meunier, n'était éclairée que par un châssis à tabatière assez élevé; mais il pouvait l'atteindre en plaçant une chaise sur la commode, surmontée de ses tiroirs. Une fois cet échafaudage établi au-dessous de ce châssis, il lui fut facile de l'ouvrir et de se hisser sur le toit; mais comment descendre; il se trouvait à plus de trente pieds du sol! Il importe de dire qu'après avoir entendu les termes d'argot qui l'avaient tant épouvanté, il avait pris dans le coin de la cheminée, et sans qu'on s'en aperçût, une forte serpette, avec laquelle il espérait se défendre s'il était attaqué, comme cela n'était que trop probable. Après avoir suffisamment exploré les lieux, il résolut de tout tenter pour se sauver d'une position semblable. Avec les draps du lit, il fabriqua une corde avec laquelle il put franchir la distance qui le séparait du sol; et dans la crainte d'être aperçu par quelque ouverture, il éteignit sa lumière, sauf à terminer ses préparatifs au clair de la lune qui donnait par la lucarne en question. Pendant qu'il travaille à sa délivrance, voyons ce qui se passe dans la salle où nous avons laissé les autres personnages de cette histoire.
Autour de la grande table sont assis cinq individus dont les types divers sont bons à signaler. Le premier, qui est le mari de l'hôtesse du Bienvenu, a un air de supériorité remarquable sur les autres; son maintien est grave, son costume est celui des marchands colporteurs de la basse Normandie; il a cinquante ans. Sa taille élevée, sa corpulence, ses mains fortes et larges, indiquent un homme doué d'une grande vigueur. Il s'exprime lentement comme la plupart des habitants de sa province, et avec cet accent qui en est le cachet particulier. Il paraît présider le conseil que l'on tient; sa femme est près de lui et ses deux filles à l'autre extrémité de la table.
A gauche du père de Blaise le-Petit Christ, comme l'appellent les gens du pays et les habitués de la maison, se trouve son fils, Jean-Louis, dont les yeux, la figure, les gestes, et toutes les habitudes du corps, révèlent l'âme atroce. Ce caméléon, vu hors de son rôle habituel, a l'air d'un idiot qui n'a d'autre instinct que de satisfaire aux besoins de la brute; mais aux yeux de l'observateur, il sue le sang et le crime par tous les pores.
Près de lui se trouve un homme de trente-six ans, grand et fortement bâti, vêtu en marchand de salade; son accent bas-normand indique son origine; il a le sourire stéréotypé sur les lèvres, et l'air tout à fait bonhomme. Enfin, à le voir il semblerait, comme on dit vulgairement, qu'on pourrait lui donner le bon Dieu sans confession.
De l'autre côté est un homme petit et trapu, aux cheveux noirs, crépus et crasseux, sa tournure est celle d'un chaudronnier ambulant. De sa bouche, constamment remplie d'une énorme chique, découle un liquide infect qui n'a de nom dans aucune langue, et les émanations qu'il exhale rendent son voisinage redoutable. Il a un œil éraillé et la figure horriblement marquée de petite vérole; en un mot, c'est l'être le plus repoussant que l'on puisse imaginer.
Enfin, à côté de ce monstre, est un jeune homme de dix-huit à vingt ans, encore imberbe, vêtu en garçon meunier; sa figure candide, que le crime n'a pas encore flétrie, forme un contraste frappant avec celle de son voisin. On s'étonne de voir tant de douceur et de bonté apparentes dans une telle réunion; on dirait un ange au milieu des suppôts de Lucifer!
Blaise le Petit Christ prend la parole; il déplore qu'une circonstance fortuite l'ait forcé d'amener coucher deux pantres,[546] dans la maison. C'était deux hommes qu'il avait rencontrés sur la route de Colombe et qu'il connaissait pour des truqueurs[547], mais qui ne le connaissaient que comme un honnête marchand colporteur.
—Vous savez, mes bons amis, dit-il, qu'il faut goupiner[548] avec prudence, et procéder par ordre afin de ne pas devenir malade[549]. Une occasion extraordinaire se présente; vous avez entendu ma femme et mes deux momignardes[550] vous bonnir[551] que le négriot[552] était gras, qu'il plombait[553]; il faut tomber sur ce mauricaud[554]; et selon moi, ce n'est pas la chose du monde la plus facile. Les deux truqueurs de combrouse nous entendront, si on rebatit le sinve[555]; si au contraire nous achetons leur silence, c'est nous exposer à des inconvénients graves. Dans l'autre cas, que faire?
—Les buter[556] tous, s'écrièrent en même temps la mère et le jeune homme imberbe, c'est le seul moyen de s'assurer de leur discrétion. Vous savez que les parrains[557] sont dangereux.
—Buter[558] est l'expédient dont nous nous servons habituellement, dit Blaise le Petit Christ; mais la conscience ne vous dit-elle pas que c'est un crime atroce que de tuer son prochain, lors surtout qu'il ne possède pas une obole. Ceux-ci sont de pauvres diables qui nous embarrasseront autant et plus que s'ils avaient été productifs. Je vous assure qu'il me répugne de verser le raisiné[559] de ces deux truqueurs.
La fille rouge, qui s'appelait Pacifique, prenant à son tour la parole, dit à son père:
—On voit bien que vous venez de la prianté[560], car vous bigotez[561]! A quoi bon tous ces boniments[562]? J'escarperais dix truqueurs pour affurer le négriot[563] en question.
—Ma frangine[564] a raison, dit la sœur, il faut tout refoidir[565] pour s'emparer de tout.
Toute la bande étant enfin d'accord pour escarper[566] les trois malheureux, on fit monter Marguerite, surnommée la Vierge-Noire, pour aller aux écoutes.
Au bout de quelques instants elle descendit et leur dit que les deux truqueurs causaient encore, mais qu'on n'entendait aucun bruit chez le voyageur.
—Un peu de patience, ajouta-t-elle, il n'est pas encore deux heures du matin.
On se mit à boire la goutte pour passer le temps, et lorsque le moment fut venu, on distribua les rôles: Le père, la Vierge-Noire et le meunier, se chargèrent de l'étranger; les autres furent chargés d'expédier les deux coureurs de foire.
Enfin deux heures sonnèrent. Quand on se fut assuré par une nouvelle vérification que les deux malheureux truqueurs dormaient profondément, et que probablement il en était de même du voyageur, les brigands se dirigèrent sans bruit du côté où ils devaient opérer. Pacifique monta sur un arbre, qui existe encore et qui porte, aujourd'hui comme alors, le numéro 93, qui dominait la maison, pour faire le guet, et à son signal les brigands devaient frapper; mais ayant entendu quelque bruit, elle crut devoir différer un instant. Cependant les brigands étaient à leur poste; leur impatience, la soif du meurtre et de l'or, les rendait horribles à voir! Un signe, et les portes disposées à la tête de chaque lit étaient ouvertes, les dossiers mobiles s'abaissaient et c'en était fait de la vie des trois infortunés, qui du sommeil passaient à la mort; mais Pacifique, dont l'oreille était sûre autant que les yeux, entendit de nouveau le même bruit; c'était un homme qui filait le long des murs du jardin, l'obscurité ne lui avait pas permis de distinguer avec plus de précision. Inquiète, elle descend de son observatoire et court rendre compte à ses complices de ce qu'elle a vu.
Jean-Louis allume sa lanterne et sort au plus vite pour vérifier à l'extérieur d'où vient l'alarme, lorsque arrivé au mur de gauche du jardin, il voit la corde fabriquée par Servigny. Il ne comprend pas d'abord ce que cela signifie, mais son père, qui le suit, devine aisément que l'homme et le coffret ont disparu. Pour mieux s'en assurer, il monte à la chambre qu'il avait occupé; il veut en ouvrir la porte, mais elle est barricadée. Il appelle ses complices, ceux-ci l'aident à forcer l'entrée et à repousser les meubles à l'aide desquels le voyageur s'était retranché; mais personne: l'oiseau était envolé!
—Voilà une fuite bien inconcevable, dirent-ils. Quels motifs, ou plutôt quels soupçons a-t-il eus pour prendre un tel parti, au risque de se rompre le cou?
Les bandits formaient mille conjectures, chacun émettait une opinion différente.
—Ah bah! dit Blaise le Petit Christ, c'est probablement un friquet[567] qui a conçu le projet de voir de ses propres yeux ce qui se passe ici: ainsi c'est partie remise. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, nous n'avons pas de temps à perdre; enlevez le gré[568], le pot[569] et les frusquins du sinve, qui s'est esgaré[570] avec les miens, le reste me regarde.
Il fit détacher la corde, la brûla, puis ayant dit quelques mots à l'oreille de sa femme:
—Partez, vous autres, je vous donne rendez-vous au Vert-Galant, près Livry, où je vais vous suivre. En changeant de direction nous verrons venir les événements.
Là-dessus ils partirent. Les trois femmes restèrent dans leur établissement en attendant le mot de cette énigme.
Malgré les instances de madame de Villerbanne, Lucie, aussitôt que Salvador l'eut reconduite à sa place, voulut absolument se retirer; elle fit donc demander sa voiture et, quelques instants après, elle était dans sa chambre à coucher où Laure, qui voulait savoir ce qui s'était passé entre elle et le marquis de Pourrières, l'avait suivie.
Lucie était triste, préoccupée, et lorsque sa femme de chambre se retira, après l'avoir déshabillée, au lieu de faire part à son amie, ainsi qu'elle en avait l'habitude, de ses impressions de la soirée, elle garda le plus profond silence. Laure, qui d'après ce qui s'était passé avait cru qu'elle trouverait son amie tout à fait rassurée, ne savait à quoi attribuer cet état de demi-prostration, aussi ce ne fut qu'après avoir hésité quelques instants, qu'elle se détermina à lui demander la cause de l'abattement dans lequel elle la voyait.
—Mais je n'ai rien, je te l'assure, lui répondit Lucie après quelques minutes d'hésitation, je suis seulement quelque peu indisposée.
—Est-ce là tout? reprit Laure qui devinait que Lucie, pour la première fois de sa vie, voulait lui cacher quelque chose.
—Sans doute.
—Tu ne me dis pas quels ont été les résultats de ta longue conversation avec le marquis de Pourrières.
—Que veux-tu que je te dise? Quoique, ainsi que tu l'as remarqué, nous ayons causé assez longtemps, nous n'avons vraiment parlé que de choses insignifiantes.
—Comment il ne t'a pas dit pourquoi il se trouvait habillé comme un ouvrier des ports dans cette maison de la rue de la Tannerie? cela me paraît assez étonnant!
—Mais si vraiment, et si nous avions eu un peu plus de perspicacité, nous aurions tout de suite pu nous expliquer un fait qui ne va plus te paraître extraordinaire; nous sommes en carnaval, ma chère Laure!
—Eh bien?
—Comment, tu ne devines pas que le marquis qui s'était déguisé pour aller à un bal de souscription, donné chaque année par un marchand de cuirs, dont tous les journaux parlent sous le nom de Chicard, a voulu profiter de cette occasion unique pour visiter tous les établissements publics de Paris, qui offrent des physionomies curieuses à étudier.
—Ah! répondit Laure d'un air profondément étonné.
L'excuse alléguée par le marquis de Pourrières, et que Lucie ne songeait pas à révoquer en doute, lui paraissait tant soit peu invraisemblable, elle ne voulut pas cependant dire à son amie ce qu'elle en pensait. Lucie était tranquille, elle ne paraissait plus rien craindre et Laure qui ne pouvait deviner ce qui se passait dans le cœur de la comtesse n'en demandait pas davantage; elle se retira donc après avoir tendrement embrassé sa compagne, à laquelle elle souhaita une heureuse nuit toute remplie de songes agréables.
Restée seule, Lucie prit dans une élégante petite boîte en bois de palissandre, ornée d'incrustation, plusieurs lettres réunies en paquet, et se plaça pour les lire devant le bon feu qui, grâce à la prévoyante sollicitude de sa femme de chambre, flambait dans l'âtre... Ces lettres étaient celles qui lui avaient été adressées par son mari depuis qu'il était en Algérie.
Lucie n'acheva pas la lecture de la première qui lui tomba sous la main; c'était vainement qu'elle cherchait à chasser loin d'elle les préoccupations qui obscurcissaient son esprit, elle ne pouvait donner un sens aux caractères tracés sur la feuille de papier qu'elle avait devant les yeux, ses pensées étaient ailleurs; elle posa le paquet de lettres sur la tablette de la cheminée.
—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle avec l'accent de la plus douloureuse anxiété, pourquoi avez-vous voulu que je rencontrasse cet homme?
Cette exclamation de la malheureuse comtesse de Neuville vient de trahir l'état de son cœur.
Il n'était que trop vrai, elle aimait Salvador, et cela ne doit pas étonner. Ainsi que nous l'avons déjà dit, cet homme possédait toutes les aimables qualités qui constituent un homme du meilleur monde: des traits d'une distinction parfaite, un organe flatteur et des formes élégantes. Et puis il y avait dans la manière dont il lui était apparu, quelque chose d'imprévu qui l'avait séduit. Sa physionomie était, aux yeux de Lucie, entourée d'une certaine auréole mystérieuse, qui devait vivement intéresser une femme douée d'une assez vive imagination, et dont le cœur n'avait pas encore parlé (il ne faut pas donner le nom d'amour à l'affection mêlée de respect que le colonel de Neuville avait inspiré à sa femme); et chacun sait que de l'intérêt à l'amour il n'y a pas loin.
—Hélas! hélas! continua Lucie, il est donc vrai, j'aime cet homme! Que deviendrai-je si je ne puis parvenir à étouffer cette funeste passion? mais j'y parviendrai avec l'aide de Dieu; le souvenir de ce que je dois de bonheur à l'homme estimable dont je porte le nom, viendra à mon secours dans la lutte pénible que je vais avoir à soutenir contre moi-même, et dont, je l'espère, je sortirai victorieuse.
Dès que Lucie se fut rendu un compte exact de l'état de son cœur, elle se trouva beaucoup plus tranquille, elle reprit les lettres de son mari, que cette fois elle put lire sans que des pensées étrangères au sujet qui l'occupait vinssent la distraire.
—Oui, certes, se disait-elle chaque fois qu'une phrase, un mot, expressions senties de la vive tendresse que lui portait monsieur de Neuville, venaient saisir son esprit; oui, certes, je saurai remplir tous les devoirs qui me sont imposés! ce ne sera pas à une ingrate que ces témoignages d'affection auront été adressés!
Lucie, on le voit, ne ressemblait pas à cette nouvelle espèce de femmes vaporeuses et incomprises, mises à la mode par les romans de l'époque, qui, sitôt qu'elles ont une passion au cœur, s'en vont accompagnées de celui qui a su leur inspirer la susdite passion, errer, au clair de la lune, sur le bord des lacs bleus, et qui trouvent dans leur tête, lorsqu'elles ont succombé sans avoir combattu, une foule de diatribes plus ou moins éloquentes contre les vices sociaux qui suivant elles ont provoqué leur chute; elle savait qu'elle devait combattre de toutes ses forces le sentiment qui, à son insu, s'était glissé dans son cœur, qu'elle devait conserver pur et sans tache le nom qu'elle avait reçu de son époux; elle avait mesuré l'étendue de ses devoirs, et depuis qu'elle s'était dit qu'elle saurait les accomplir, elle était redevenue plus tranquille. Décidément, la comtesse de Neuville, bien que nous l'ayons faite jeune, aimable, spirituelle et jolie, était une femme très-prosaïque, et qui, nous le craignons, ne paraîtra que médiocrement intéressante à ceux de nos lecteurs qui n'aiment que les passions échevelées et les femmes idem.
Nous laisserons s'écouler plusieurs semaines durant lesquelles il n'arriva rien d'intéressant à ceux de nos héros dont nous nous occupons actuellement.
Les beaux jours avaient chassé l'hiver et son sombre cortége de pluie, de neige et de glace, et M. de Neuville, que Lucie croyait voir arriver au commencement du printemps, lui avait au contraire écrit qu'il était probable qu'il passerait encore au moins une année en Afrique. Il ne pouvait, disait-il dans sa lettre, quitter le poste qui lui avait été confié lorsque la guerre, que l'on avait cru à peu près terminée, venait de recommencer avec une nouvelle fureur, et au moment où, pour récompenser les services qu'il avait rendus pendant la dernière campagne, le roi venait de le nommer maréchal de camp. Lucie était donc menacée d'un été assez triste, à moins pourtant qu'elle ne déterminât sa tante à aller passer la belle saison au château de Villerbanne.
Ce n'était que très-difficilement que la vieille marquise se déterminait à quitter Paris, dont elle préférait le séjour, même pendant l'été, à celui de la plus belle campagne du monde.
—A Paris, répondait la marquise à ceux de ses amis qui s'étonnaient de la rencontrer encore à la ville lorsque toutes les personnes de son cercle avaient pris leur volée vers les champs, à Paris, il y a toujours quelque chose de nouveau à voir, tandis qu'à la campagne, ce sont constamment les mêmes arbres, les mêmes eaux que l'on a devant les yeux; les ombrages frais et mystérieux, les clairs ruisseaux, le chant du rossignol par une belle nuit d'été, tout cela fait rêver, et à mon âge la rêverie est dangereuse pour la santé, elle rappelle que nous n'avons que quelques pas à faire avant d'arriver à la tombe.
Ce n'est pas parce que nous sommes du même avis que madame de Villerbanne, que nous rapportons ce qu'elle disait à ceux de ses amis qui l'engageaient à visiter son habitation, nous voulons seulement prouver que ce ne fut pas sans peine que Lucie la détermina à quitter un séjour qu'elle aimait, pour aller s'enterrer (ce fut l'expression dont elle se servit lorsque, vaincue par les pressantes sollicitations de sa nièce, elle lui annonça, en souriant, qu'elle était prête à partir) dans un vieux manoir qui datait du temps de la première croisade.
Et maintenant, disons pourquoi Lucie qui, dans tout autre circonstance, se serait fait une loi en même temps qu'un plaisir de conformer ses désirs à ceux de sa bonne vieille parente, l'avait en quelque sorte forcée de faire ce qu'elle désirait.
Pour se conformer à la résolution qu'elle avait prise, Lucie devait éviter toutes les occasions de rencontrer le marquis de Pourrières, et c'est ce qu'il lui était difficile de faire, à moins qu'elle ne se résignât à ne point sortir de sa maison, car le marquis était très-répandu; elle l'avait plusieurs fois rencontré dans différents salons, et chaque fois qu'elle sortait pour aller à la promenade, il venait, accompagné du vicomte de Lussan, qui faisait à Laure une cour assidue, (ce qui déplaisait fort à la naïve jeune fille), caracoler à la portière de sa voiture.
Si Salvador avait fait à madame de Neuville l'aveu des sentiments qu'elle paraissait lui avoir inspirés, elle aurait pu sans doute lui témoigner son mécontentement d'une manière qui lui aurait enlevé l'espérance de voir réussir ses tentatives; mais il n'en était pas ainsi. Le marquis se montrait empressé, galant, sans jamais cesser d'être parfaitement convenable; il laissait à ses yeux le soin d'exprimer ce que sa bouche n'osait dire, de sorte que les lois de la bonne compagnie imposaient à Lucie l'obligation d'agréer des hommages qu'elle ne pouvait refuser sans avoir l'air de se douter de leur véritable caractère.
Ce n'était donc que pour fuir Salvador que la comtesse de Neuville s'était déterminée, au moment où elle avait acquis la certitude que l'absence de son mari devait se prolonger, à aller passer toute la belle saison à la campagne de madame de Villerbanne; elle ne se doutait pas, hélas! que ce n'est pas aux champs, à l'ombre des vieux chênes, sur les bords du ruisseau qui coule en murmurant entre deux rives fleuries, qu'il faut aller chercher le remède aux maux que l'on éprouve lorsque l'on a dans le cœur un amour que l'on veut absolument en arracher.
Il ne restera bientôt plus en France de châteaux semblables à celui de la famille de Villerbanne, le marteau des spéculateurs achève chaque jour l'ouvrage commencé par les démolisseurs de notre première révolution, et c'est vraiment grand dommage; car ce ne sont pas les chétives constructions de notre époque qui nous feront oublier ces vastes et magnifiques demeures, qui nous paraissent avoir été bâties par et pour des géants; aussi, lorsque nos pérégrinations nous conduisent devant un de ces manoirs auxquels on peut appliquer ce vers de Delille:
Ce n'est pas sans éprouver un bien vif plaisir que nous nous découvrons devant ce vieux représentant de siècles, qui, soit dit en passant, valaient au moins le nôtre.
Saluons donc le vieux château de Villerbanne, dont nous venons d'apercevoir les hautes murailles grises percées de fenêtres en ogives, et les deux tourelles surmontées de girouettes criardes, au bout de cette longue avenue de chênes séculaires. Après avoir admiré ce bel édifice, qui est situé sur les bords de la Seine, entre Montereau-Faut-l'Yonne et Sens, et qui domine le paysage le plus pittoresque, le plus animé qu'il soit possible d'imaginer, nous comprendrons difficilement d'abord, que la marquise préfère le séjour de son hôtel à celui de cette antique demeure de ses nobles aïeux; mais si nous voulons bien réfléchir quelques instants, l'antipathie de la vieille dame nous paraîtra toute naturelle: le château n'est plus ce qu'il était encore lorsqu'elle fut forcée de quitter la France; ses fossés ont été comblés, une grille est à la place du pont-levis, levé jadis chaque soir à la tombée de la nuit; il a fallu remplacer les vieux vitraux armoriés de la chapelle; les livres de la bibliothèque et les portraits de famille qui garnissaient la grande galerie et la salle d'armes, ont servi à alimenter un immense bûcher autour duquel ont dansé de stupides paysans; aussi la vue de son château lui rappelait-elle toujours de tristes souvenirs, et il avait fallu toute l'amitié qu'elle portait à sa nièce, pour la déterminer à venir encore une fois s'y renfermer plusieurs mois.
Lucie et Laure aimaient infiniment la campagne; aussi était-ce avec plaisir qu'elles s'étaient mises en route pour le château de Villerbanne, qu'elles habitaient depuis environ un mois, lorsque la marquise, qui cherchait tous les moyens d'être agréable à ses deux commensales, leur demanda un matin, après le déjeuner, si la vie de recluses qu'elles menaient ne commençait pas à les ennuyer un peu.
—Mais, non, chère tante, répondit Lucie: n'avons-nous pas ici tout ce qui peut charmer notre vie: de beaux ombrages, des livres, de la musique, tout ce qu'il faut pour peindre, et des sites charmants à étudier?
—Ah! voilà beaucoup de choses, sans doute; mais ne trouvez-vous pas qu'il est fort ennuyeux de faire de la musique seulement pour les échos d'alentour, et de ne pouvoir montrer à personne les jolis dessins que l'on a faits?
—Sans doute, dit Laure en soupirant; mais il faut bien savoir se passer de ce que l'on n'a pas; ce château est si éloigné de Paris, qu'il est probable que nous n'y recevrons pas de visites!
—Allons, allons, ne vous désespérez pas, dit la marquise de Villerbanne en frappant un petit coup sur les joues rosées de Laure, ne vous désespérez pas, je vous ménage une surprise dont vous ne serez pas mécontente.
La marquise malgré les instances de Lucie et de Laure dont ce qu'elle venait de dire avait éveillé la curiosité, ne voulut pas s'expliquer plus clairement; elle quitta les deux amies en les engageant à prendre patience.
—Quelle est donc cette surprise que ma tante nous ménage? dit Lucie lorsqu'elle fut seule avec Laure.
—Mais, ne le devines-tu pas? répondit celle-ci; madame de Villerbanne, malgré l'amitié qu'elle nous porte, s'ennuie d'être seule avec nous, et cela se conçoit: elle ne peut pas comme nous aller, venir, courir dans les champs, dans le parc, aller à la ferme; aussi, je parie qu'elle veut donner ici quelques fêtes brillantes, afin d'y faire venir sa société de Paris.
—Crois-tu cela? s'écria Lucie de l'air le plus alarmé qu'il soit possible d'imaginer.
Laure ne put s'empêcher de sourire.
—Eh! bon Dieu! dit-elle, tu as vraiment tort de t'alarmer; il est certain que ni M. le marquis de Pourrières, ni M. le vicomte de Lussan, ne seront invités; on ne reçoit, à la campagne, que ses amis intimes et ses voisins, et ces messieurs ne sont grâce à Dieu, que de simples connaissances de ta tante.
—C'est que je ne puis souffrir ce marquis de Pourrières, et si je savais devoir le rencontrer ici, je partirais de suite pour Paris.
Lucie, on le voit, n'avait pas confié à son amie le véritable état de son cœur; elle avait, au contraire, en affectant une aversion qu'elle était bien loin de ressentir et que Laure trouvait toute naturelle, cherché à détruire les soupçons auxquels la lettre de Mathéo et sa conduite, pendant et après la soirée chez madame de Villerbanne, avaient primitivement donné naissance.
—C'est comme moi, lui répondit Laure, je ne déteste personne au monde que ce marquis.
—Il paraît alors, dit Lucie en faisant un effort pour sourire (car ce n'était pas sans éprouver une bien vive peine qu'elle voyait sa plus chère amie manifester une telle aversion au sujet de l'homme qu'elle aimait), il paraît que M. le vicomte de Lussan a enfin conquis tes bonnes grâces?
—J'oubliais celui-là, s'écria Laure; je le déteste autant que son ami, et s'il devait venir ici, je serais la première à te prier de partir; mais il n'y a pas de danger.
Les deux amies avaient échangé les quelques phrases qui précèdent, en se promenant dans la partie la plus touffue du parc où elles s'étaient rendues après avoir quitté madame de Villerbanne. Comme pour rentrer au château elles passaient devant une petite porte qui s'ouvrait sur la route de Montereau à Sens, elles rencontrèrent Paolo, que la comtesse avait amené avec elle à Villerbanne, et qui rentrait en ce moment.
L'expression de la joie la plus vive brillait sur le visage du bon serviteur, qui se rangea respectueusement pour laisser passer les deux dames.
—Vous paraissez bien joyeux, Paolo, lui dit Lucie qui aimait beaucoup ce fidèle domestique qui avait, ainsi que nous l'avons dit, servi son père pendant plusieurs années avec autant de zèle qu'il la servait elle-même; est-il possible de savoir ce qui vous cause tant de satisfaction?
—Je suis bien reconnaissant de ce que madame la comtesse vent bien s'intéresser à moi, répondit Paolo, et son extrême bonté va me donner la hardiesse de solliciter une faveur.
—Ah! vous voulez me demander quelque chose, Paolo? eh bien! parlez, mon ami, et si je puis vous satisfaire, soyez persuadé que je ne vous refuserai pas.
—Madame la comtesse est vraiment trop bonne; mais je n'ose...
—Allons, ne craignez rien, Paolo; parlez, je vous écoute.
—Madame la comtesse me demandait tout à l'heure pourquoi je paraissais si joyeux? pour répondre à la question de madame, je lui dirai que, comme je me promenais aux environs du château, j'ai fait la rencontre d'un compatriote qui a servi dans le même régiment que moi que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, et qui est maintenant au service du propriétaire d'un des châteaux voisins; il m'a fait la proposition d'entrer chez son maître, qui a justement besoin d'un domestique. Madame la comtesse a sans doute deviné que j'ai d'abord refusé cette proposition, on ne quitte jamais de son plein gré d'aussi bons maîtres que ceux que j'ai l'honneur de servir; mais il m'a fait observer qu'il ne me faisait cette proposition que parce que des affaires appelaient son maître en Savoie, où il devait séjourner environ une année, et que c'était, pour moi, une occasion unique de revoir le pays; de sorte, que je me suis dit que si madame la comtesse voulait bien m'accorder un congé d'une année...
—Vous seriez charmé de revoir vos montagnes et vos belles vallées?
—Eh bien! oui, madame la comtesse, c'est avec le plus vif plaisir que je ferais ce voyage si je ne devais être que provisoirement remplacé dans votre maison; mais si les choses ne pouvaient pas s'arranger ainsi, je n'irais que plus tard revoir nos montagnes et ma famille.
—Eh bien! mon bon Paolo, je vous accorde le congé que vous sollicitez, et je vous promets que vous serez le bienvenu à l'hôtel lorsque vous y reviendrez. Allez donc retrouver votre ami et faites tout à votre aise les préparatifs de votre départ.
—Ah! merci, madame la comtesse, s'écria Paolo dont des larmes de joie humectaient les paupières; mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes bonne.
Et sans attendre une réponse à ces exclamations, le brave garçon sortit par la petite porte par laquelle il venait d'entrer et se mit à courir le long de la route de Sens.
—Je suis charmée d'avoir pu faire quelque chose pour ce digne homme, dit Lucie qui avait suivi des yeux son fidèle domestique. Je suis bien certaine que je n'ai pas obligé un ingrat.
—Je suis de ton avis, répondit Laure, Paolo est un de ces rares serviteurs qui honorent la livrée qu'ils portent.
Les sons éloignés de la cloche qui annonçait le dîner, rappelèrent aux deux amies qu'il fallait qu'elles se hâtassent de rentrer au château, si elles ne voulaient pas laisser à la marquise de Villerbanne le temps de s'impatienter.
—Mais arrivez donc! leur dit la bonne dame lorsqu'elles entrèrent dans le salon; j'ai vraiment cru un instant que nous serions forcés de dîner sans vous.
Madame de Villerbanne n'était pas seule; un homme fort âgé, mais dont les années n'avaient pu parvenir à courber sa haute taille, était assis près d'elle; il se leva pour aller au devant des deux jeunes amies, et saisissant Lucie par la taille, il déposa sur son front un vigoureux baiser.
Ce vieillard était doué d'une de ces bonnes et franches figures militaires qui inspirent tout d'abord la confiance; de sorte que Lucie, bien qu'un peu étonnée de cette brusque attaque ne songea pas à se fâcher; elle se plaignit seulement de ce que les moustaches de ce galant cavalier l'avaient quelque peu piquée.
—Elles sont en effet un peu rudes, répondit le vieillard; mais rassurez-vous, madame la comtesse, une autre fois, je n'appuierai pas aussi fort.
—Une autre fois, dit Lucie, qui devinait qu'elle avait devant les yeux une personne qu'elle devait connaître, mais dont les traits échappaient à son souvenir; vous comptez donc, monsieur, m'embrasser encore.
—Mais sans doute, et j'espère bien, morbleu! que vous ne serez pas plus cruelle qu'autrefois et que vous me rendrez mes baisers.
—Ah! par exemple! s'écria Lucie en regardant sa tante, que sa perplexité paraissait amuser beaucoup.
—Comment, Lucie, dit à la fin madame de Villerbanne, tu ne reconnais pas monsieur...
—Attendez, chère tante, attendez un instant..... monsieur le général, comte de Morengy!
—Je savais bien, moi, qu'elle me connaîtrait, s'écria le vieux général. Madame la comtesse, vous avez une mémoire meilleure que la mienne; car je crois que je ne vous aurais pas reconnue, si madame la marquise ne m'avait pas tracé votre portrait; mais il faut dire que vous n'étiez encore qu'une enfant lorsque je vins faire mes adieux à monsieur votre père, avant de me mettre en voyage. La femme a tenu ce que promettait la jeune fille, continua le général en s'adressant à madame de Villerbanne.
—N'est-ce pas, général? répondit la marquise; eh bien! elle est aussi bonne que belle, ajouta-t-elle, après avoir embrassé Lucie, que ces éloges rendaient toute confuse.
Monsieur de Morengy adressa à Laure quelques paroles gracieuses, et la compagnie passa dans la salle à manger, où grâce aux talents du Vatel de madame de Villerbanne, le plus délicieux dîner avait été servi.
Le général comte de Morengy, était, malgré son grand âge, un joyeux et spirituel convive; aussi, le dîner fut-il beaucoup plus gai qu'il ne l'était d'habitude.
—Je suis vraiment charmée, cher général, dit madame de Villerbanne, lorsque après le dîner la compagnie se trouva réunie pour prendre le café, de ce que le hasard nous a fait voisins de campagne.
—Vous êtes véritablement trop bonne, madame la marquise, répondit monsieur de Morengy, le plaisir est tout de mon côté; aussi, je regrette beaucoup que des affaires importantes me forcent à entreprendre un voyage en Savoie, qui va me tenir éloigné de vous pendant au moins une année.
—C'est donc vous, général, qui m'enlevez le plus fidèle de mes serviteurs, dit la comtesse de Neuville.
—Comment, madame, ce garçon a pu se déterminer à quitter votre service. Je lui en veux de cela, et si je ne l'avais pas envoyé en avant afin de me faire préparer mes relais, je ne l'emmènerais pas en Savoie.
—Ce serait, général, vous priver pendant votre voyage des soins affectueux d'un bon et loyal serviteur.
—Je ferai ce que vous me dites, et je suis d'avance persuadé que je m'en trouverai bien.
La soirée était déjà avancée, lorsque le comte de Morengy quitta le château de Villerbanne, après avoir promis à la vieille marquise et à ses deux charmantes compagnes qu'il viendrait les visiter tous les jours, jusqu'à son départ pour la Savoie.
Le général et la marquise avaient échangé en se quittant, un sourire et des regards d'intelligence que Lucie remarqua, et dont elle demanda l'explication à sa tante.
—Ah! voilà, répondit madame de Villerbanne, qui ne résistait qu'avec peine aux sollicitations et aux câlineries de Lucie qui voulait absolument savoir ce qui avait donné lieu aux regards d'intelligence échangés entre sa tante et le comte Morengy. On a bien raison de dire qu'il n'y a rien au monde d'aussi curieux qu'une fille d'Eve; sachez donc, ma chère nièce, puisque vous ne voulez pas me laisser le plaisir de vous surprendre, que grâce au général, qui a réuni à son château une nombreuse société, il va m'être possible de vous donner ici d'aussi belles fêtes que si nous étions à Paris.
—Je l'avais deviné! s'écria Laure en sautant de joie; et on dansera, n'est-ce pas, madame la marquise.
—Et on dansera, mon enfant.
Le lendemain, en effet, une armée d'ouvriers, dirigés par le comte de Morengy, qui avait accepté avec empressement le poste d'ordonnateur de la fête que voulait donner la marquise et qui s'acquittait de ces fonctions avec une ardeur toute juvénile, envahit le château de Villerbanne. Ils eurent bientôt fait du vieux manoir une sorte de palais enchanté.
—Eh bien! mesdames, disait le soir le vieux général, êtes-vous contentes de moi?
—Très-contentes en vérité, M. le comte, répondit la marquise. Et c'est pour après-demain?
—Oui, madame, pour après-demain; et voici mon programme que je soumets à votre appréciation: D'abord, dîner dans la salle d'armes du château, transformée pour cette fois en salle banqueter; illumination générale du jardin et du parc; ascension d'un aérostat; danse, feu d'artifice; et départ à la pointe du jour de votre très-humble serviteur, qu'une chaise de poste viendra prendre chez vous.
—C'est donc bien décidé, vous partez?
—Je ne puis remettre mon voyage; mais mon absence ne sera pas éternelle, et je compte à mon retour acheter un hôtel voisin du vôtre.
Nous n'essayerons pas de décrire la fête dont le général vient de nous faire connaître le programme; nous dirons seulement que les choses avaient été admirablement faites, et que tout s'y passa convenablement.
Cependant, ni Lucie ni Laure ne devaient prendre à cette fête, donnée uniquement pour elles, le plaisir qu'elles se promettaient.
Si nos lecteurs veulent bien nous accompagner dans la partie la plus reculée du parc du château, et suivre quelques instants la comtesse de Neuville et son amie, ils sauront quelles sont les causes qui ont amené sur leurs visages les nuages qui assombrissent leurs jolis traits.
—Eh bien! Laure, dit la comtesse, lorsque les sons de l'orchestre n'arrivèrent plus à leurs oreilles que comme un écho éloigné se confondant avec le murmure de la brise qui agitait doucement le feuillage des vieux arbres, eh bien! que dis-tu de cela?
—Mais c'est une fatalité! répondit Laure, suis-je donc condamnée à rencontrer partout cet odieux vicomte de Lussan?
—Qui traîne toujours avec lui le marquis de Pourrières, que je puis voir sans me rappeler aussitôt cet affreux cabaret de la Tannerie.
—Mais s'il en est ainsi, s'écria Laure, pourquoi donc lui parles-tu, à ce marquis, avec autant d'affabilité que tu le fais?
Il y avait dans l'accent de Laure, lorsqu'elle adressa cette question à son amie, une intention qui n'échappa pas à la comtesse; pour tout au monde, Lucie n'aurait pas voulu laisser deviner l'état secret de son cœur.
—Mais puis-je agir autrement? se hâta-t-elle de répondre, ma tante aime beaucoup M. de Pourrières; elle a été charmée de ce qu'il faisait partie de la société amenée ici par M. de Morengy, et je crois vraiment que si je ne lui faisais pas bon visage, j'indisposerais contre moi madame de Villerbanne.
—Ainsi, c'est seulement la crainte de désobliger madame Villerbanne qui t'engage à écouter cet homme, ainsi que tu viens de le faire, pendant des heures entières, à lui sourire lorsqu'il te regarde, à ne danser qu'avec lui, car ce soir tu n'as dansé qu'avec lui?
—Oh! Laure, j'ai dansé aussi avec M. Winkelmann.
—Le diplomate allemand, qui me fait la cour et qui ressemble à une ballade de Gœthe, celui-là ne compte pas.
—Mais enfin, si, ainsi que tu le supposes, je témoigne à M. de Pourrières un si vif intérêt, ce n'est pas sans motifs, et puisque tu parais disposée à douter de celui que j'avoue, quels sont ceux que tu me supposes?
—Est-ce que je sais, moi; je suis seulement certaine que tu n'as pas pour le marquis de Pourrières une haine semblable à celle que j'ai vouée au vicomte de Lussan.
—Bon Dieu! Laure, s'écria Lucie presque effrayée, tant son amie avait mis d'énergie à prononcer ces derniers mots, je ne t'ai jamais entendue parler ainsi; il y a longtemps que nous connaissons le vicomte de Lussan, et c'est aujourd'hui seulement que tu exprimes avec autant de violence la haine qu'il t'inspire; en vérité, cela est extraordinaire.
—C'est vrai, répondit Laure, je suis étonnée moi-même d'éprouver autant d'aversion pour ces deux hommes; car avant de les avoir vus, je croyais qu'il me serait impossible de haïr quelqu'un, même ceux qui m'auraient fait du mal: mais c'est en vain que je veux m'en défendre; lorsque je les vois j'éprouve ce sentiment qui nous fait reculer, bien que nous sachions que nous n'avons rien à craindre, lorsque nous rencontrons un animal immonde.
—Ainsi, pensait Lucie, qui avait écouté Laure, dont le visage, ordinairement pâle, était coloré des plus vives couleurs, je perdrais l'affection de ma plus chère amie, si elle venait à deviner que j'aime celui de ces deux hommes qu'elle déteste le plus. Mon Dieu! mon Dieu! suis-je assez malheureuse!
A ce moment, Laure qui marchait devant la comtesse, semblable à une colombe que la vue d'un oiseau de proie vient d'effrayer, se rapprocha d'elle et lui dit à voix basse:
—Ils viennent de ce côté, nous allons les rencontrer au détour de cette allée, si nous continuons à suivre ce sentier; retournons sur nos pas, je t'en supplie!
—Mais le pouvons-nous? nous aurions l'air de les craindre, et puis ce serait faire à ces messieurs une impolitesse que rien ne justifie.
—Ils penseront de moi ce qu'ils voudront, répondit Laure à ces justes observations de son amie.
Et avant que celle-ci pût s'opposer à son dessein, elle se sauva en courant et disparut bientôt sous les grands arbres du parc.
Lucie fut abordée par Salvador au moment où elle allait peut-être imiter son amie. Le marquis était seul, le vicomte de Lussan, qui avait remarqué la fuite de Laure, venait de quitter son ami afin de lui ménager un tête-à-tête avec la comtesse de Neuville.
Lucie, chaque fois qu'elle rencontrait le marquis de Pourrières, était pendant quelques instants sous le coup d'une impression pénible à laquelle donnait naissance le souvenir de l'événement fâcheux qui le lui avait fait connaître; mais cela n'avait pas plus de durée qu'un éclair; à peine avait-elle échangé avec lui quelques paroles qu'elle se laissait captiver par le timbre harmonieux de sa voix et les charmes d'un esprit qu'elle était très-capable de comprendre.
Ces nuances diverses n'avaient pas échappé à Salvador, qui était doué de cette perspicacité que possèdent presque tous ceux qu'une pratique constante du crime oblige à observer tout ce qui se passe autour d'eux; il avait donc deviné, à ces mille diagnostics qui n'ont pas de signification pour les yeux peu clairvoyants, mais qui se laissent facilement saisir par un observateur attentif, que la comtesse de Neuville l'aimait, et que tous les efforts qu'elle faisait pour arracher de son cœur la passion qui s'y était glissée à son insu seraient inutiles. Cependant, il ne lui avait pas encore fait l'aveu de ses sentiments, la crainte de perdre, en l'épouvantant, le terrain qu'il avait eu tant de peine à conquérir l'avait toujours retenu; mais au moment où nous sommes arrivés, il croyait son pouvoir assis sur des bases assez solides pour n'avoir plus à redouter une défaite s'il lui plaisait de commencer les hostilités. Il avait donc abordé la comtesse, déterminé à profiter de l'occasion qui se présentait de l'entretenir sans témoins, occasion que depuis longtemps il cherchait sans pouvoir la saisir.
Mais ses prévisions furent trompées. Après avoir employé tout les lieux communs qui précèdent ordinairement une déclaration d'amour adressée à une femme que sa position dans le monde, son esprit et son caractère ne permettent pas de traiter cavalièrement, il laissa s'échapper de ses lèvres l'aveu qui y était suspendu, il se trouva beaucoup moins avancé qu'il n'était auparavant.
—Je veux bien croire, monsieur le marquis, lui répondit Lucie, que ce n'est que parce que vous avez oublié que vous parliez à la comtesse de Neuville, que vous m'avez adressé de tels discours, aussi j'ai l'espérance que vous ne recommencerez pas de semblables tentatives; s'il en était autrement, je serais forcée d'avertir madame de Villerbanne, et je vous avoue que ce ne serait pas sans peine que je me verrais obligée de faire une semblable démarche.
Cela dit, Lucie quitta Salvador pour aller rejoindre Laure, qu'elle trouva se promenant avec de Morengy.
Salvador, qui, nous devons le dire, ne s'attendait pas à une aussi rude réception, n'avait pas trouvé une parole pour répondre à la comtesse de Neuville.
Il fut arraché à cette espèce de stupeur par de bruyants éclats de rire; c'était le vicomte de Lussan, qui, caché derrière le tronc d'un vieux chêne, avait entendu la déclaration de Salvador et la réponse qui venait d'y être faite.
—Touchez là, marquis, s'écria-t-il en présentant sa main à Salvador, nous pouvons, morbleu! nous donner la main; vous n'avez pas été mieux traité par la comtesse de Neuville que je ne l'ai été par sa jeune amie; repoussés avec perte, mon féal, il faut, si nous ne voulons imiter ces preux chevaliers qui soupiraient trente ans avant de pouvoir embrasser le bout des doigts de leur belle, que nous portions ailleurs nos hommages.
—Cela vous est bien facile à dire, à vous qui ne faites la cour à mademoiselle de Beaumont que pour vous distraire et par esprit d'imitation; mais moi, c'est bien différent: j'aime madame de Neuville, je l'aime véritablement.
—Vraiment, marquis?
—Mais c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
—Comment! vous avez encore de ces sortes de faiblesses? en vérité, vous m'étonnez énormément.
—Oh! mais, je réussirai! s'écria Salvador; je ne veux pas laisser à cette femme le droit de se moquer de moi.
—Bravo! morbleu, bravo! il n'y a que les lâches qui se laissent rebuter par les obstacles qu'ils rencontrent sur leur chemin. J'aime à vous voir cette noble résolution, et je suis prêt à reconnaître que vous êtes un digne gentilhomme; d'ailleurs, mon cher, cette femme vous aime, et ce n'est que pour l'acquit de sa conscience qu'elle vient de vous traiter si rudement.
—Le croyez-vous?
—J'en suis sûr. Oh! vous êtes plus heureux que moi! ce n'est point seulement parce qu'elle est vertueuse, que mademoiselle de Beaumont cherche par tous les moyens possibles à éviter ma présence, cette jeune fille me déteste.
—Je vous plains, cher ami.
—Je vous remercie beaucoup; je dois cependant vous avouer que les dédains de mademoiselle de Beaumont, m'affligent beaucoup moins que les infidélités de Coralie.
—Vous n'avez donc pas encore quitté cette danseuse?
—Hélas! non, j'y suis habitué. Mais laissons cela et rejoignons la compagnie, une plus longue absence pourrait être remarquée.
Salvador chercha vainement Lucie près de laquelle il voulait excuser sa conduite; la comtesse prétextant une indisposition subite, s'était retirée dans son appartement accompagnée de son amie, après avoir fait ses adieux au Comte de Morengy, qui, ainsi que nous l'avons dit, devait se mettre en route pour la Savoie à la pointe du jour.
Salvador, le vicomte de Lussan, la marquise de Villerbanne et plusieurs autres personnes, accompagnèrent le général jusqu'à sa chaise de poste.
—Je vous laisse, dit-il à la marquise en lui présentant les deux amis, deux charmants cavaliers pour charmer votre solitude. Ces messieurs, si vous voulez bien les recevoir, béniront, j'en suis certain, le hasard qui me force de les quitter si brusquement, après les avoir invités à passer chez moi toute la belle saison.
La marquise autant pour plaire à son vieil ami que pour augmenter le personnel des commensaux de son château, ayant joint ses instances à celles du général, il fut convenu que le marquis de Pourrières et le vicomte de Lussan, que le départ de M. de Morengy laissaient, ainsi qu'ils le disaient en riant, sans asile, viendraient s'installer chez elle, où ils passeraient une quinzaine de jours.
Salvador comptait mettre à profit ce laps de temps, durant lequel il lui serait possible de rencontrer souvent Lucie seule; mais ses espérances ne devaient pas encore se réaliser, car sitôt que la comtesse eût connaissance de cet arrangement, elle se détermina à quitter le château de Villerbanne, pour revenir à Paris.
Il fallait un prétexte pour justifier ce départ précipité, Lucie le trouva en disant à sa tante qu'elle craignait que l'indisposition dont elle s'était plaint la veille, ne dégénérât en une maladie sérieuse, et que les soins de son médecin ordinaire lui étaient absolument nécessaires. La marquise qui savait quelle confiance accordait Lucie au docteur Mathéo, et qui ignorait encore le départ de celui-ci, trouva son désir tout naturel et fut la première à l'engager à ne point différer son départ.
Salvador ne fut pas la dupe de cette comédie, mais il fut forcé de ronger son frein et de se résigner, ainsi que le vicomte de Lussan, à tenir compagnie à la marquise de Villerbanne. Son supplice cependant ne fut pas long; ce n'était que par politesse pour lui, que la vieille dame était restée à son château après le départ de sa nièce. Aussi dès que ses hôtes manifestèrent le désir de revenir à Paris, elle leur dit qu'elle voulait aussi retourner dans la capitale, de sorte que peu de jours après les événements que nous venons de rapporter, elle était réinstallée dans son hôtel de la place Royale qu'elle se promettait bien de ne pas quitter l'année suivante.
Sa première visite le lendemain de son retour à Paris, était destinée à sa nièce qu'elle n'avait pas fait prévenir de son arrivée et à laquelle elle voulait causer une agréable surprise. Elle, ne s'attendait pas, hélas! aux tristes nouvelles qu'elle allait apprendre à l'hôtel de Neuville.
—Madame a donné l'ordre de ne lui annoncer personne, lui dit la femme de chambre de Lucie à laquelle elle s'adressa afin d'être introduite près de sa nièce; mais cet ordre ne peut concerner madame la marquise, que madame croyait à la campagne, et à laquelle elle a écrit ce matin afin de la prier de venir de suite la trouver, aussi je vais vous annoncer. Ah! ma pauvre maîtresse elle a bien besoin de consolations, s'écria, fondant en larmes, la pauvre fille en sortant du salon.
—Ah! venez ma bonne tante, venez pleurer avec moi, s'écria Lucie en se précipitant entre les bras de madame de Villerbanne.
La comtesse était affreusement pâle, ses cheveux étaient en désordre, ses yeux étaient rouges et les larmes avaient creusé de profonds sillons le long de ses joues; elle était couverte d'habits de deuil, la plus profonde tristesse était empreinte sur le visage de Laure, qui était entrée dans le salon à la suite de son amie.
—Il est mort! dit la marquise de Villerbanne, en se laissant tomber sur un divan.
Lucie pour toute réponse lui présenta une lettre.
Voici ce qu'elle contenait:
«Madame,
»Ce n'est pas sans éprouver la plus profonde douleur, que je me vois forcé de vous annoncer que votre mari, M. le maréchal de camp comte de Neuville, est mort glorieusement pour son pays.
»Les rapports de M. le lieutenant général, commandant l'armée d'occupation d'Afrique, qui seront incessamment rendus publics vous apprendront tous les détails de ce malheureux événement.
»Vous perdez, madame, un époux qui vous est cher, la patrie et le roi perdent un fidèle et courageux serviteur. La douleur que doivent inspirer de pareils sentiments est si naturelle, que je ne veux pas essayer de vous consoler.
»Daignez, etc.,
»Pour M. le maréchal,
»ministre de la guerre.»
La marquise de Villerbanne avait lu cette lettre à haute voix. Lorsqu'elle l'eût achevée, elle laissa tomber son visage sur un des coussins du divan, Lucie et Laure qui s'étaient placées près d'elle pleuraient silencieusement, il était facile de deviner que la plus vieille de ces trois femmes, était celle qui souffrait le plus, et qu'elle n'était pas destinée à supporter le coup affreux qui venait de la frapper. En effet, le comte de Neuville, fils d'une sœur morte sur l'échafaud en 1793, était le seul parent qui restait à madame de Villerbanne, qui jamais n'avait eu le bonheur d'être mère, et qui avait vu périr sous la hache révolutionnaire et sur les champs de bataille de l'empire tous ceux qui lui étaient chers, et il lui manquait au moment où elle comptait sur lui pour fermer les yeux, et avec lui descendait dans la nuit des tombeaux, un des plus illustres noms de la vieille monarchie française; cette dernière douleur devait donc combler la mesure, la marquise de Villerbanne devait éprouver le sort de ces vieux chênes qui se rompent enfin après avoir supporté le choc de plusieurs orages.
Lorsque après être restée longtemps dans la même position, elle leva enfin la tête, il y avait sur son pâle visage une si poignante expression de profond découragement et d'amère tristesse, ses cheveux blancs en désordre et ses yeux qui n'avaient pas versé une seule larme, annonçaient une si morne douleur que les deux jeunes femmes oublièrent un instant leurs propres peines pour essayer de la consoler.
La marquise les repoussa doucement.
—Pleurez, mes enfants, leur dit-elle, pleurez; les larmes qu'on ne répand pas, retombent sur le cœur et le brûlent.
—Ma bonne tante s'écria Lucie en sanglotant, et qui avait deviné, sans que celle-ci eût eu besoin de les lui exprimer, les sombres pensées de la vieille femme, il ne faut pas que vous mouriez.
—Je voudrais vivre, mon enfant, je voudrais vivre pour toi, pauvre ange qui va rester seule sur cette terre de douleurs; mais cela ne me sera pas possible, ce n'est pas à mon âge que l'on peut supporter de semblables coups. La marquise de Villerbanne, en achevant ces mots, se leva, et après avoir embrassé Lucie et Laure, elle sortit du salon.
Le lendemain elle était morte.
Nous n'essayerons pas de peindre la douleur de la comtesse de Neuville, lorsqu'elle reçut cette triste nouvelle; nous dirons seulement qu'elle fut profonde et que ce ne fut que grâce aux soins affectueux qui lui furent prodigués par Laure et Eugénie de Mirbel, qui était accourue près d'elle à la première nouvelle de ses malheurs, qu'elle parvint à se rattacher à la vie.
Peu de temps après la mort de M. de Neuville et de madame de Villerbanne, Lucie, qui malgré les instances de Laure n'avait pas voulu mettre le pied hors de son hôtel, et qui avait refusé de recevoir tous ceux qui s'étaient présentés chez elle afin de lui faire leurs compliments de condoléance, fut prévenue, par Laure, qu'un des aides de camp de son mari, qui venait d'arriver de l'Algérie, sollicitait la faveur de lui être présenté; c'était entre ses bras, disait-il, que monsieur de Neuville avait rendu le dernier soupir, et il venait, suivant l'ordre qu'il en avait reçu de son général, rendre compte à sa veuve, de ses derniers instants.
Lucie retint Laure près d'elle et donna l'ordre d'introduire cet officier.
—Il fallait, madame, lui dit-il après l'avoir saluée avec toutes les marques du plus profond respect, que je sois poussé par un aussi puissant motif que celui qui m'amène près de vous, pour me donner l'audace de venir troubler une douleur aussi légitime que la vôtre.
—Parlez-moi de mon époux, dit Lucie d'une voix entrecoupée de sanglots; c'est entre vos bras qu'il a rendu son âme à Dieu. Que vous a-t-il dit, monsieur? parlez, parlez, je vous en supplie.
—Hélas! madame, la mort ne lui a pas laissé le temps de vous écrire ainsi qu'il en avait l'intention; il n'a pu que me charger de venir vous répéter ses dernières paroles, et mon premier soin, en arrivant à Paris, a été celui de m'acquitter de la pénible et douloureuse mission qu'il a bien voulu me confier.
—Parlez, monsieur.
—Ce sont les dernières paroles de votre époux que je vais vous répéter, madame la comtesse; je n'y ajoute rien, je vous en donne l'assurance.
Et comme l'officier remarquait l'étonnement que causait à madame de Neuville, le préambule dont il avait cru devoir faire précéder ce qu'il avait à lui dire, il ajouta:
—Mon Dieu, madame, ce n'est pas sans raison que je m'exprime ainsi, et vous le comprendrez lorsque je vous aurai répété ce que m'a dit mon général.
«Monsieur de Bourgerel, me dit-il...»
—Monsieur de Bourgerel! s'écrièrent en même temps Lucie et Laure; vous vous nommez monsieur de Bourgerel?
—Oui, mesdames, répondit l'officier qui paraissait profondément étonné; vous connaissez mon nom?
—Continuez, monsieur; je dois, avant de répondre à la question que vous venez de m'adresser, connaître les dernières paroles de monsieur de Neuville.
—Je vous obéis, madame la comtesse. Voici donc ce que me dit mon général, lorsque aidé de ses autres officiers d'ordonnance, je l'eus fait porter à l'ambulance.
«Monsieur de Bourgerel, j'aurais bien voulu écrire à ma femme, car j'ai beaucoup de choses à lui dire; mais la mort ne m'en laissera pas le temps; écoutez-moi donc, et promettez-moi qu'aussitôt votre retour à Paris, vous irez lui répéter ce que je vais vous dire.»
—Mon général savait qu'ayant donné ma démission, je devais partir sous peu de jours; je lui fis la promesse qu'il me demandait, et il continua en ces termes:
«Vous direz à ma chère Lucie, que je meurs plein de reconnaissance du bonheur que j'ai éprouvé depuis que je suis son époux, et que s'il est permis à ceux qui ne sont plus, de s'occuper encore de ceux qui restent ici-bas, je prierai sans cesse l'arbitre souverain de nos destinées d'assurer son bonheur, et j'approuve d'avance tout ce qu'elle croira devoir faire pour être heureuse. Vous lui direz encore que c'est vous que j'ai choisi pour lui porter mes dernières paroles, parce que j'ai voulu m'associer, autant que cela m'était possible, à la bonne action qu'elle veut faire en assurant votre bonheur.»
—Le général n'en put dire davantage, madame la comtesse, la mort, l'affreuse mort vint saisir sa proie, de sorte que je me trouve forcé de vous demander l'explication de ses derniers mots.
Les faits qui précèdent, pour ne point paraître extraordinaires à nos lecteurs, ont besoin d'être expliqués. C'est ce que nous allons faire le plus succinctement possible.
Lucie, aussitôt après avoir fait la rencontre d'Eugénie de Mirbel, avait écrit à son époux afin de lui apprendre ce qu'elle avait fait pour son amie; mais elle n'avait pu d'abord lui apprendre le nom du père de l'enfant d'Eugénie, qu'elle n'avait connu que lorsque celle-ci lui eût raconté son histoire. Ce ne fut qu'après avoir opéré le raccommodement de son amie et de sa tante, qu'elle écrivit une nouvelle lettre à son mari dans laquelle, après lui avoir donné tous les détails qu'il était nécessaire qu'il sût, elle le priait de faire rechercher l'officier dont elle lui disait le nom, et d'employer près de lui l'influence que devait lui donner son grade et son caractère, afin de l'engager à réparer le mal qu'il avait fait.
Cette lettre, monsieur de Neuville ne l'avait reçue que la veille du combat où il devait perdre la vie. L'officier, dont sa femme lui parlait, était justement son aide de camp; mais il l'avait chargé, deux jours auparavant, d'une mission qui devait le tenir éloigné jusqu'au lendemain matin; de sorte que le général dût remettre pour après le combat, dont on faisait déjà les préparatifs lorsqu'il arriva, l'entretien qu'il se proposait d'avoir avec lui.
La mort l'empêcha d'accomplir ce dessein; il ne put, ainsi que nous venons de le voir, que charger Edmond de Bourgerel, d'aller trouver sa femme, laissant à celle-ci le soin d'achever l'œuvre qu'elle avait si dignement commencée.
Si maintenant nous ajoutons que les lettres écrites à Edmond de Bourgerel quelques jours plus tard par Eugénie de Mirbel et madame de Saint-Preuil, arrivaient en Afrique lorsqu'il arrivait à Paris, où sa première visite avait été pour madame de Neuville, on ne sera plus étonné de ce que les paroles du général lui avaient paru assez extraordinaires.
Ce fut donc Lucie de Neuville qui apprit à ce jeune homme tout ce qui était arrivé à celle qu'il aimait, depuis qu'elle avait quitté la maison de sa tante pour s'épargner la douleur d'avouer à cette respectable femme la faute qu'elle avait commise.
Edmond ne pouvait se lasser de remercier la bonne comtesse, il pressait ses mains et celles de Laure entre les siennes; Lucie n'avait pas voulu lui laisser ignorer la part que son amie avait prise dans la bonne action dont il la félicitait.
—Ah! mesdames, disait il aux deux amies, combien je vous remercie, et que je me trouve heureux de ce que la mort, que j'ai si souvent cherchée sur les champs de bataille, n'a pas voulu de moi. Croyez-le bien, l'image d'Eugénie n'a jamais cessé d'être présente à mes yeux! je n'avais, au milieu des dangers incessants de la fatale campagne que nous venons de faire, qu'un seul désir, une seule pensée, la retrouver; et ce n'est que parce que je voulais la chercher moi-même que j'ai donné ma démission et que je suis accouru à Paris aussitôt que cela m'a été possible.
La visite d'Edmond de Bourgerel devait être pour la comtesse de Neuville un événement heureux; car elle devait, en forçant celle-ci de s'occuper de son amie, l'arracher, pour quelques instants du moins, à la sombre douleur par laquelle elle se laissait abattre. Laure comprit cela. Il fallait donc qu'elle essayât de la tirer de l'espèce de torpeur dans laquelle elle était plongée.
—Vous allez sans doute, dit la jeune fille à Edmond de Bourgerel, courir de suite chez Eugénie, car vous devez être impatient de lui faire oublier tous les maux qu'elle a soufferts.
Et comme Edmond lui répondait affirmativement.
—Mais ne craignez-vous pas, ajouta-t-elle, que la surprise et la joie ne provoquent une révolution qui pourrait lui devenir fatale?
—Vous avez raison, mademoiselle, je verrai d'abord madame de Saint-Preuil.
—Mais cette bonne dame a autant, et plus peut-être qu'Eugénie, besoin de ménagements.
—Comment faire alors? je n'ai qu'un seul parent auquel je puisse confier la mission d'aller préparer ces dames à recevoir ma visite, et je sais que maintenant il est absent de Paris.
—Si Lucie n'était pas, en ce moment, absorbée par la douleur, dit Laure en baissant la voix, mais assez haut cependant pour être entendue par son amie, je lui proposerais de venir avec moi chez Eugénie, ce serait le moyen convenable; mais elle ne voudra pas y consentir.
—Pourquoi non, mon amie? dit Lucie, touchée par le profond soupir que M. de Bourgerel venait de laisser s'échapper de sa poitrine; pourquoi non? la douleur ne m'a pas rendue égoïste, et je crois que je ne puis mieux honorer la mémoire de ceux qui ne sont plus qu'en cherchant à faire un peu de bien à ceux qui restent. Je vais accompagner chez notre amie M. de Bourgerel.
Elle sonna et donna l'ordre au domestique qui se présenta de faire atteler.
—Ah! madame, lui dit Edmond, qui avait saisi sa main pour la couvrir de baisers, vous êtes un ange du ciel! Dieu, je l'espère, vous récompensera.
Un triste sourire vint effleurer les lèvres de Lucie, elle ne doutait pas de la bonté du Créateur, mais l'espérance, cette divinité bienfaisante que nous trouvons toujours près de nous pour nous consoler lorsque nous souffrons, avait déployé ses ailes et s'était envolée loin d'elle. Devait-elle revenir? c'est ce que l'avenir nous apprendra.
Lucie ne mit pas beaucoup de temps à réparer le désordre de sa toilette; elle ne songeait plus, hélas! à sa parure; aussi lorsqu'elle redescendit au salon où étaient demeurés Laure et Edmond de Bourgerel, le valet de chambre n'était pas encore venu annoncer que la voiture était prête. Elle prit alors une part active à la conversation, qui pendant sa courte absence, s'était établie entre Edmond et Laure. Laure avait voulu que le jeune officier lui fît connaître toutes les circonstances qui avaient accompagné la mort de M. de Neuville. Edmond confirma tout ce que les bulletins de l'armée d'Afrique avaient déjà appris à Lucie. M. de Neuville était mort glorieusement sur la brèche, et c'était en voulant lui faire un rempart de son corps, qu'Edmond de Bourgerel avait reçu la légère blessure qui le forçait de porter un de ses bras en écharpe. Lucie paya à la mémoire de son époux un nouveau tribut de larmes; et les chevaux étant attelés, on partit.
Lucie et Laure montèrent d'abord chez Eugénie, qu'elles trouvèrent occupée à peindre des fleurs sur un écran; la jeune femme n'avait pas eu de peine à trouver les moyens de se créer une industrie capable de lui procurer une existence à peu près honorable; car, ainsi que nous croyons l'avoir déjà dit, elle possédait un remarquable talent de peintre de fleurs, et sa jolie figure, ses grâces modestes et touchantes avaient intéressé tous ceux auxquels elle s'était adressée, et chacun à l'envi s'était empressé de lui donner du travail. Hâtons-nous cependant d'ajouter, afin que nos lecteurs ne nous accusent pas de manquer de vraisemblance, que les dignes marchands de brillantes bagatelles, au service desquels elle avait mis son gracieux talent, s'étaient bientôt aperçus de son inexpérience, et qu'ils n'avaient pas négligé l'occasion de se procurer des œuvres d'artiste au prix qu'ils payaient ordinairement pour des enluminures: le commerce avant tout.
Eugénie, lorsque Lucie et Laure entrèrent dans son modeste logement, jeta loin d'elle sa palette et ses pinceaux, et courut au-devant de ses deux amies, qu'elle serra tour à tour entre ses bras.
—Merci d'être venues me voir, leur dit-elle, merci! la juste douleur que tu éprouves, ma chère Lucie, ne t'a pas fait oublier que tu avais ici une sincère amie qui y compatit, et qui, elle aussi, est bien malheureuse.
—Hélas! ma chère Eugénie, si je ne savais que bientôt tu seras aussi heureuse que tu es malheureuse maintenant, je croirais que nous n'avons été mises ici bas que pour souffrir, car mes malheurs, hélas! sont irréparables.
—Je n'espère plus, répondit d'une voix sombre Eugénie de Mirbel; il n'a pas répondu aux lettres que nous lui avons adressées; il est mort ou il m'a oubliée. Ah! si l'innocente créature à laquelle j'ai donné le jour ne m'attachait à la vie, je me verrais sans peine descendre dans la tombe.
—Eugénie! Eugénie! il ne faut pas te désespérer, dit Laure, nous avons vu ce matin un officier de l'armée d'Afrique, qui nous a annoncé la prochaine arrivée à Paris de M. de Bourgerel; il ne le précédait, nous a-t-il dit, que de quelques postes, de sorte qu'il est possible que demain, aujourd'hui peut-être, il se présente devant toi; car nous savons qu'il ne t'a pas oubliée, et que c'est à toi qu'est destinée sa première visite.
—Laure, au nom du ciel! tu ne me trompes point, n'est-ce pas? oh! ce serait affreux! Mais qui donc vous appris tout ce que tu viens de me dire? il n'est pas probable qu'Edmond ait confié à un étranger des secrets....
—Nous avons amenée avec nous la personne dont Laure vient de te parler, répondit Lucie, elle est en bas dans notre voiture; veux-tu que nous lui fassions dire de monter?
—Oh! oui! un ami d'Edmond; qui sans doute est chargé de m'annoncer son retour!... puisque vous l'avez amené avec vous, c'est avec plaisir que je le recevrai.
Eugénie allait donner à sa vieille bonne l'ordre de descendre, Laure l'arrêta:
—Eugénie, lui dit-elle, rassemble toutes tes forces tu vas en avoir besoin pour recevoir cette personne; tu la connais!
—Eugénie, ajouta la comtesse qui avait remarqué que son amie, commençant à se douter que la personne dont on lui parlait n'était autre qu'Edmond de Bourgerel, était devenue affreusement pâle, ma bonne Eugénie, sois aussi calme pour être heureuse que je le suis après les affreux malheurs qui viennent de m'assaillir.
—Ah! qu'il vienne! qu'il vienne! s'écria Eugénie, les yeux baignés de larmes, il n'y a plus de danger! je pleure!...
La bonne vieille, que nos lecteurs connaissent déjà, n'avait pas attendu, pour descendre, les ordres de sa maîtresse, et quelques minutes après, Edmond serrait entre ses bras la fidèle amante dont un concours de fatales circonstances l'avait tenu éloigné si longtemps.
Edmond ne pouvait se lasser d'embrasser tour à tour son amante et sa fille, qu'Eugénie avait mise entre ses bras.
Lucie et Laure attendaient patiemment que les premiers transports de ces deux tendres amants étant passés, ils trouvassent le temps de leur adresser quelques paroles; le spectacle de leur bonheur leur faisait du bien; la pensée d'y avoir contribué était un baume réparateur qui contribuait à cicatriser les plaies saignantes du cœur de Lucie.
Edmond, plus fort qu'Eugénie, se rapprocha le premier de la comtesse de Neuville.
—Croyez, madame, lui dit-il, que je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour elle; je me souviendrai toujours que vous vous êtes arraché aux justes préoccupations de votre douleur pour vous occuper de nous. Ah! madame, madame! vous êtes bien la digne femme de mon brave général.
—Ne me remerciez pas, répondit Lucie, depuis que j'ai la certitude que les peines de ma bonne Eugénie sont arrivées à leur terme, je me trouve un peu moins malheureuse; mais n'oubliez pas, M. de Bourgerel, qu'il est une autre personne qui attend votre retour avec la plus vive impatience et chez laquelle je veux aussi vous conduire.
—La bonne madame de Saint-Preuil: ah! je regrette de l'avoir oubliée aussi longtemps, dit Edmond de Bourgerel, mais ne suis-je pas excusable? ajouta-t-il en regardant Eugénie avec des yeux pleins de tendresse.
Celle-ci qui avait jeté un châle sur ses épaules, était déjà prête à partir, et quelques instants après ils étaient tous arrivés chez madame de Saint-Preuil.
—Je ne viens pas, madame, dit Edmond en pliant les genoux devant la vieille dame que les trois jeunes femme avaient précédemment préparée, implorer un pardon que déjà vous avez eu la bonté de m'accorder, je viens seulement vous prier d'embrasser l'époux de votre nièce et vous donner l'assurance que tous mes jours seront consacrés à vous faire oublier les peines que j'ai pu vous causer.
Une scène à peu près semblable à celle qui venait de se passer chez Eugénie de Mirbel, se passa alors chez madame de Saint-Preuil, où Lucie et Laure laissèrent monsieur de Bourgerel.
Nos lecteurs ont deviné qu'Edmond après avoir régularisé sa position d'officier démissionnaire épousa Eugénie de Mirbel. La position particulière de ces deux jeunes gens, leur imposait la loi de donner à leur union le moins de publicité possible: ils se marièrent donc sans éclat, accompagnés seulement des témoins indispensables et d'un petit nombre d'amis dont ils n'avaient pas à redouter les commentaires disgracieux et les malignes épigrammes. Après la cérémonie religieuse, les jeunes époux s'approchèrent de Lucie et de Laure.
—Nous allons, leur dit Edmond de Bourgerel, nous retirer dans une petite propriété que je possède à Saint-Léonard, joli petit village des environs de Senlis; notre fortune ne nous permet pas de vivre convenablement à Paris, et madame de Saint-Preuil consent pour nous suivre à quitter le chalet suisse qu'elle habite. Pouvons-nous espérer, mesdames, que vous voudrez bien quelquefois venir visiter notre modeste ermitage? vous n'y trouverez pas sans doute le luxe et le confort auxquels vous êtes habituées, mais vous y rencontrerez toujours des cœurs francs et dévoués.
—Et cela vaut mieux que tout le reste, répondit Lucie en tendant sa main à Edmond qui la serra affectueusement dans les siennes après l'avoir baisée plusieurs fois, je ne refuse pas la proposition que vous me faites, M. de Bourgerel, aussitôt que je le pourrai, j'irai vous retrouver et je resterai longtemps près de vous, je vous en donne l'assurance: le spectacle du bonheur dont vous allez jouir, me fera quelquefois oublier mes peines.
Edmond, avant son mariage, avait mis fin à toutes les affaires qui auraient pu le retenir à Paris, aussi une voiture de voyage attendait à la porte de l'église madame de Saint-Preuil et les deux jeunes époux; madame de Neuville voulut absolument les voir partir.
—Soyez heureux, leur dit-elle lorsque les chevaux s'ébranlèrent, soyez heureux! et pensez quelquefois aux amies que vous laissez à Paris.
—Toujours, toujours! répondit Eugénie de Mirbel en agitant son mouchoir, adieu Lucie, adieu Laure, ou plutôt au revoir.
La voiture avait disparu sous le nuage de poussière qu'elle soulevait derrière elle.
—Ah! ma chère Laure, dit Lucie qui se jeta entre les bras de son amie dès qu'elles furent remontées en voiture, maintenant que tous ceux qui m'aimaient sont morts ou partis, que deviendrais-je si tu allais me quitter?
La comtesse de Neuville trouva en rentrant à son hôtel, une lettre qui portait le cachet armorié du marquis de Pourrières, elle la montra à Laure.
—Que peut me vouloir cet homme, dit-elle en décachetant la lettre, aurait-il par hasard l'audace de me parler d'amour dans un pareil moment?
—Je ne le pense pas, répondit Laure, le marquis de Pourrières, je ne puis lui refuser cette qualité, est homme de bonne compagnie, et je ne crois pas qu'il ose parler d'amour à une veuve sur les cendres encore chaudes de son mari.
—Lis, dit Lucie après avoir parcouru la courte missive de Salvador, qui était conçue en ces termes:
«Madame,
»Les journaux m'ont appris l'affreux malheur qui vient de vous frapper, croyez que je prends une bien vive part à la juste douleur que vous devez éprouver, et daignez agréer avec l'assurance du dévouement le plus désintéressé, celle du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
»Madame la comtesse, etc.»
—C'est une simple lettre de condoléance semblable à toutes celles que tu as déjà reçues et que tu n'as pas pris la peine de décacheter, dit Laure après avoir lu.
—Je lui sais gré de ne pas m'avoir écrit autre chose, répondit Lucie.
Avec la lettre du marquis de Pourrières on en avait remis plusieurs autres à la comtesse, ainsi que les listes journalières des personnes qui étaient venues se faire inscrire chez elle depuis la mort de son mari.
Tandis qu'elle lisait les lettres qui ressemblaient toutes par le fond et par la forme à celle de Salvador, Laure parcourait les listes, un nom la frappa sur celle de la veille.
—Connais-tu cela? dit-elle.
—Paul Féval, répondit la comtesse, après quelques instants de réflexion, ce nom m'est tout à fait inconnu; c'est sans doute celui d'une personne que nous aurons rencontrée quelquefois dans le monde.
—C'est singulier, j'ai un vague souvenir d'avoir entendu déjà prononcer ce nom. Ah! j'y suis! ce nom est celui d'une vieille dame qui habitait, à Lagny, la maison voisine de la nôtre. Est-ce que ce serait son fils qui serait venu nous voir? il faut que je m'en assure.
Laure sonna et donna l'ordre de faire monter le concierge.
—Vous rappelez-vous, lui dit-elle en lui montrant sa liste sur laquelle se trouvait le nom qui paraissait si vivement l'occuper, la personne qui a écrit ceci?
—Oui, Mademoiselle, répondit le concierge, après avoir rassemblé ses souvenirs; je me rappelle même que c'est vous que ce monsieur a demandée, et ce n'est que parce qu'il a appris notre malheur par d'autres personnes qui se trouvaient en même temps que lui dans mon logement, qu'il s'est inscrit sur la liste; vous devez trouver dans la correspondance sa carte qu'il m'a chargé de vous remettre en vous priant de vouloir bien le recevoir demain; il a, m'a-t-il dit, des choses très-importantes à vous communiquer de la part d'une personne qui vous est chère.
—Je suis sûre maintenant, dit Laure à Lucie après avoir fait signe au concierge qu'il pouvait se retirer, que ce monsieur est le fils ou le neveu, je ne sais plus lequel, de notre vieille voisine de Lagny, et qu'il vient me parler de la part de mon oncle; car mon oncle et toi, vous êtes les seules personnes au monde qui me soient chères et qui s'intéressent à moi.
—Cette visite, qui paraît te causer une si vive joie, m'attriste, je ne sais pourquoi, répondit la comtesse, quelque chose me dit que nous allons être forcées de nous séparer.
—Allons donc, voilà déjà plusieurs fois que mon oncle me fait annoncer que bientôt j'aurai le plaisir de le voir, et ses promesses ne se réalisent jamais. Je crois, moi, que je suis destinée à ne jamais me marier et à vieillir à tes côtés.
Le lendemain, la personne que Laure attendait avec une certaine impatience, se présenta à l'hôtel de Neuville. Des ordres ayant été donnés en conséquence, elle fut introduite de suite près des deux dames qui attendaient sa visite dans le salon.
C'était un homme âgé d'un peu plus de trente ans, doué d'une taille avantageuse et d'une physionomie intéressante et agréable, bien qu'un peu sérieuse; sa mise, à la fois élégante et simple, annonçait un homme de bonne compagnie.
Après avoir salué les deux dames avec toutes les marques du plus profond respect, il remit une lettre à Laure.
—C'est de mon oncle, dit la jeune fille après avoir regardé la suscription, et elle s'empressa de la décacheter.
Le jeune homme, tandis qu'elle lisait, ne pouvait en détacher ses regards; c'est qu'en effet, la jolie personne qu'en ce moment il avait devant les yeux lui rappelait une gracieuse enfant dont, depuis quelque temps, il cherchait à rassembler, pour en former un tout, les traits épars dans sa mémoire.
—Ma pauvre amie, dit Laure après avoir achevé la lecture de la lettre qu'elle remit à Lucie, tes pressentiments ne t'avaient pas trompée; nous allons être bientôt forcées de nous séparer; mais ne te désole pas, ajouta-t-elle de suite, car elle avait remarqué que des larmes roulaient sous les paupières de son amie, je ne quitte pas Paris. Nous nous verrons souvent; tous les jours, même.
—Sir Lambton nous parle de vous en des termes si honorables, dit Lucie, qui à son tour avait achevé la lecture de la lettre apportée par Paul Féval (qui n'était autre, nos lecteurs l'ont déjà deviné, que Servigny), que nous ne saurions mieux lui témoigner l'affection que nous lui portons qu'en vous en accordant une part. Ainsi, nous vous prions, monsieur, de vouloir bien accepter, jusqu'à l'arrivée de sir Lambton à Paris, un logement à l'hôtel.
Paul Féval, nous conserverons jusqu'à nouvel ordre, à notre héros, ce nom qui était celui de sa mère, répondit comme il le devait à l'accueil empressé de la comtesse de Neuville, dont cependant il n'accepta pas la gracieuse proposition; il allégua pour justifier son refus les nombreuses absences qu'il allait être forcé de faire, sir Lambton l'ayant chargé à la fois de monter sa maison à Paris, où il avait l'intention de se fixer, et de faire pour lui l'acquisition d'une propriété située aux environs de la capitale.
—Mais, bien que je doive refuser, afin de ne point me rendre importun, l'offre gracieuse que vous avez la bonté de me faire, continua Paul Féval en s'adressant à la comtesse, je serai plus d'une fois, madame, forcé de mettre votre bonne volonté à l'épreuve; sir Lambton m'ayant expressément recommandé de ne rien faire qui ne soit du goût de sa chère nièce, j'ose espérer que vous voudrez bien quelquefois me servir de guide; car je ne dois pas vous le dissimuler, le séjour assez long que je viens de faire dans l'Inde m'a rendu quelque peu étranger aux habitudes de la fashion parisienne.
—Je ferai pour ma chère Laure, répondit la comtesse, tout ce qui pourra lui être agréable; mais vous aurez une triste compagne de vos excursions.
—En effet, madame, j'ai appris en arrivant en France la mort de monsieur le général comte de Neuville. La perte d'un aussi brave militaire est une véritable calamité; mais la pensée que tous ceux qui aiment leur pays s'associent à votre douleur, doit être pour vous une source puissante de consolations.
—J'ai accepté avec résignation les croix que le Seigneur a bien voulu m'envoyer; elles sont cependant bien lourdes à porter, car je perds à la fois un époux que j'aimais, la seule parente qui me restait, et ma plus chère amie.
—Mais, Lucie, tu n'y penses pas; on dirait vraiment que je vais aller habiter les antipodes. Tu n'as donc pas compris que mon oncle a l'intention de se fixer à Paris?
—Je crois, en effet, madame la comtesse, ajouta Paul Féval, que c'est à tort que vous vous alarmez. Sir Lambton, bien qu'il ne vous connaisse que de réputation, vous aime, madame, presque autant qu'il aime sa nièce; et lorsque vous connaîtrez ce digne gentilhomme, il ne vous sera pas possible de lui refuser votre amitié. C'est donc un ami que le ciel vous envoie pour vous aider à supporter la perte de ceux qui ne sont plus.
—Que la volonté de Dieu soit faite! j'accepterai, quels qu'ils soient, ses décrets avec reconnaissance.
Pendant tout le temps que les trois personnes rassemblées dans le salon de l'hôtel de Neuville, avaient mis à échanger les paroles que nous venons de rapporter, Paul Féval, chaque fois qu'il le pouvait sans inconvenance, avait attentivement examiné Laure qui, de son côté, pendant qu'il causait avec madame de Neuville, l'avait plusieurs fois regardé en dessous. Ce manège n'avait pas échappé à Lucie.
Presque toutes les femmes possèdent la merveilleuse faculté de se comprendre entre elles sans avoir besoin de se parler; un geste, un signe presque imperceptible qu'elles échangent rapidement, leur apprennent quelquefois ce que nous ne pourrions exprimer qu'à l'aide d'assez longs discours; ainsi, un simple clignement d'œil, auquel elle avait répondu par un léger mouvement d'épaules, avait appris à Lucie que son amie croyait reconnaître, dans le jeune homme qui était devant elles, celui dont elle lui avait parlé la veille, qu'elle désirait savoir si elle ne se trompait pas, mais qu'elle n'osait l'interroger.
Lucie ne savait rien refuser à Laure.
—Votre nom, monsieur, dit-elle à Paul Féval, ne nous est pas inconnu, et hier, lorsque nous l'avons vu sur la liste des personnes qui se sont inscrites chez moi, nous comptions recevoir aujourd'hui la visite d'une personne que mon amie connaissait déjà.
—Mon Dieu! madame, si c'est un hasard, il est bien singulier; car le nom de mademoiselle m'a rappelé celui d'une compagne de mes jeunes années, qui doit avoir maintenant l'âge et les traits gracieux de mademoiselle.
—Plus de doute! s'écria Laure après avoir entendu la réponse de Paul Féval; vous êtes de Lagny?
—Oui, mademoiselle.
—C'est bien cela; c'est dans cette ville que j'ai passé une bonne partie de mon enfance. La maison de votre mère était voisine de celle que j'habitais avec ma tante; c'est vous qui me promeniez dans le jardin de votre maison; et puis, vous me faisiez des cocotes et de beaux pantins qui remuaient les yeux et la langue d'une manière si comique, qu'ils me faisaient mourir de rire; j'étais toute petite alors, mais j'ai bonne mémoire, voyez-vous.
—Et vous avez tenu tout ce que vous promettiez à cette époque.
—C'est vrai, répondit Laure que le plaisir qu'elle éprouvait, en se rappelant les souvenirs de ses jeunes années, empêchait de s'apercevoir qu'elle se faisait un compliment à elle-même. Vous rappelez-vous combien j'étais folle et rieuse, combien j'étais contente lorsque vous me faisiez présent d'un nid de chardonnerets ou de linots, qu'au risque de vous rompre le cou, vous étiez allé chercher pour moi, au faîte d'un des vieux arbres qui bornent la Marne.
—Vous me rappelez, mademoiselle, l'époque la plus heureuse de ma vie. Pourquoi, hélas! a-t-elle été suivie de jours si malheureux?
—Puisque mon bon oncle vous a chargé d'acheter pour lui une propriété où sans doute nous irons souvent, il faut la choisir à Lagny on dans les environs; je serais vraiment heureuse de revoir les lieux où s'est passée mon enfance.
Paul Féval, qui avait écouté avec le plus vif plaisir les naïves réminiscences de la jeune fille, lui répondit qu'en faisant tout ce qui pouvait lui être agréable, il ne ferait que se conformer aux ordres qu'il avait reçus de sir Lambton, qu'elle pouvait être certaine que dès le lendemain il se mettrait en campagne afin d'explorer les environs de Lagny; et que s'il trouvait de ce côté une propriété convenable, il viendrait avant de conclure, l'inviter à la visiter; puis il ajouta que sir Lambton l'ayant aussi chargé d'acheter un hôtel à Paris, il serait bien aise de savoir quel quartier elle désirait habiter.
—Mais, je veux, si cela est possible, que de mes fenêtres on puisse voir celles de ma bonne Lucie, lui répondit Laure.
—Je voudrais, mademoiselle, avoir à ma disposition la lampe d'Aladin, vos souhaits seraient exaucés aussitôt que formés; mais je possède, à défaut de cette lampe merveilleuse, deux talismans à l'aide desquels on peut surmonter bien des obstacles.
—Et quels sont donc ces deux talismans?
—Beaucoup de bonne volonté et beaucoup d'argent.
—Ah ça! mais mon oncle est donc bien riche?
—Beaucoup plus riche que vous ne pouvez vous l'imaginer; mais jamais fortune brillante ne fut placée dans de plus dignes mains. Sir Lambton fait de la sienne le plus noble usage; il a compris qu'elle n'était entre ses mains qu'un dépôt dont les malheureux devaient avoir leur part; aussi, tous les jours, il sèche de nouvelles larmes, toutes les heures de sa vie sont marquées par une bonne action. Ah! Mademoiselle, que vous êtes heureuse de lui appartenir, si tous les heureux de la terre ressemblaient à votre oncle, personne assurément ne songerait à se plaindre d'être pauvre.
Il y avait tant d'émotion dans la voix de Paul Féval lorsqu'il prononça les quelques paroles qui précèdent, il était si facile de deviner que ce qu'il disait était l'expression sincère de sa pensée, que les deux femmes ne purent s'empêcher d'être profondément attendries.
—C'est bien, monsieur, c'est bien, lui dit Lucie en lui tendant la main, le ciel récompense sir Lambton de tout le bien qu'il fait puisqu'il lui a accordé un ami qui sait si bien apprécier les éminentes qualités qu'il possède.
Il faut croire que les âmes d'élite se devinent à la première entrevue, puisque Paul Féval, bien que depuis les malheurs qui lui étaient arrivés, il fût devenu quelque peu misanthrope, se trouvait si à l'aise près des deux aimables femmes qui venaient de le recevoir avec tant d'affabilité; leur conversation lui paraissait si charmante, qu'il lui semblait qu'il les connaissait depuis déjà longtemps et qu'il ne songeait pas plus à les quitter qu'elles de leur côté ne pensaient à le congédier. Aussi, ce ne fut pas sans éprouver une bien vive surprise, qu'il entendit un valet de chambre qui venait d'entrer dans le salon annoncer que le dîner était servi; il était depuis plus de trois heures chez la comtesse de Neuville.
Il se leva de suite pour prendre congé.
—Les heures, mesdames, se passent auprès de vous sans qu'on s'en aperçoive, dit-il; aussi j'ai l'espérance que vous voudrez bien être indulgentes et me pardonner la longueur démesurée de ma première visite.
—Pourquoi nous quitter déjà? répondit Lucie, dînez avec nous, si rien ne vous appelle ailleurs; vous représentez ici sir Lambton, et je suis persuadée qu'il ne me refuserait pas si je lui faisais la prière que je vous adresse en ce moment.
—Restez, M. Féval, ajouta Laure, nous parlerons de Lagny et des souvenirs du temps, passé, ne voulez-vous pas?
Paul Féval ne pouvait résister à d'aussi gracieuses instances: il accepta, heureux de pouvoir passer quelques heures encore près de Laure, vers laquelle il se sentait attiré par un sentiment d'une nature bien différente de celui que jadis il avait éprouvé pour Silvia.
Paul Féval employa les jours qui suivirent à parcourir les environs de Paris, afin de chercher une propriété telle que la désirait celle qu'il aimait déjà, ce qui ne lui fut pas difficile; car, ainsi qu'il l'avait dit dans la conversation, il pouvait disposer d'un talisman presque aussi puissant que celui d'Aladin, de beaucoup d'or.
Laure éprouvait une bien vive joie de ce qu'elle allait enfin voir un parent que jusqu'à ce jour elle n'avait connu que par les bienfaits dont il l'avait accablée; mais cette joie était mitigée par la peine que lui causait la nécessité de se séparer de son amie, peine d'autant plus vive qu'elle s'était aperçue que la tristesse de Lucie augmentait d'intensité à mesure que l'époque de l'arrivée à Paris de sir Lambton approchait.
Lucie sans doute s'affligeait de ce que son amie allait être forcée de la quitter; mais la sombre tristesse à laquelle elle était en proie était encore provoquée par d'autres motifs. Le lecteur n'a pas oublié que dans la lettre qu'il lui avait écrite, le docteur Mathéo lui avait fait la promesse de lui envoyer sous peu de temps l'explication détaillée des motifs qui l'avaient engagé à lui adresser sa première épître, plusieurs mois s'étaient écoulés; et Lucie, qui avait envoyé souvent à la poste, n'y avait pas trouvé cette lettre qu'elle attendait et qui devait, du moins elle le croyait, mettre un terme à la cruelle perplexité à laquelle elle était en proie; voilà principalement pourquoi elle était triste, et cette tristesse paraîtra toute naturelle lorsque nous aurons fait connaître les motifs qui lui faisaient attendre avec autant d'impatience la lettre promise par le docteur Mathéo.
Salvador, après avoir appris la mort du général comte de Neuville et celle de la marquise de Villerbanne, s'était dit que ce serait un coup de maître et qui assurerait à la fois sa position dans le monde et sa fortune ébranlée par les rudes assauts que lui portaient journellement ses prodigalités et les pertes continuelles de Roman, que d'épouser madame de Neuville; aussi ce qui peut-être n'était d'abord qu'un caprice qui se serait passé, faute de pouvoir se satisfaire, était devenu un projet à la réussite duquel il avait pris la résolution de consacrer tout ce qu'il possédait de capacités et de persévérance, et la lettre de condoléance que nous avons mise sous les yeux de nos lecteurs était la première scène de la comédie qu'il se proposait de jouer pour arriver au but qu'il voulait atteindre.
Lucie n'avait pas répondu à cette lettre, c'était une imprudence; elle aurait dû l'accueillir comme une simple marque de l'intérêt que sa position devait nécessairement inspirer à tous ceux qui la connaissaient, et lui faire une de ces réponses banales qui ne signifient absolument rien, mais qui cependant sont exigées par les lois qui régissent la bonne compagnie: ne pas répondre au marquis de Pourrières après ce qui s'était passé entre elle et lui, c'était accorder à la lettre qu'il avait écrite une importance qu'elle n'avait pas, c'était en quelque sorte lui donner le droit de penser qu'elle le redoutait assez pour ne pas vouloir conserver avec lui la moindre relation, ce fut du moins ce que pensa Salvador, et il agit en conséquence.
D'autres lettres suivirent celle-ci, lettres beaucoup plus longues, mais dans lesquelles cependant il ne lui parlait que d'elle et de la part qu'il prenait aux malheurs qui venaient de la frapper. Ces lettres étaient empreintes d'une si touchante sensibilité, le marquis de Pourrières y parlait avec tant de vénération de la bonne marquise de Villerbanne qui, disait-il, avait été la plus chère amie de son père, il était si facile de deviner, bien qu'il n'en dit rien, qu'il aimait la personne à laquelle il les adressait, que Lucie, prédisposée peut-être par là pensée de l'isolement dont elle était menacée, à accueillir avec une certaine indulgence ceux qui lui témoignaient de l'attachement, lui répondit quelques mots affectueux.
Quelqu'un de moins adroit que Salvador se serait empressé, sans doute, après avoir obtenu un pareil résultat, de solliciter la faveur d'être admis à l'hôtel de Neuville; il ne se rendit pas coupable d'une pareille maladresse: il s'était dit que la comtesse était un oiseau sauvage qu'il fallait apprivoiser peu à peu avant de tenter de le saisir, et il agissait en conséquence.
Il répondit à la première lettre qu'il reçut de la comtesse, que, forcé d'aller visiter ses propriétés, il serait forcé de se priver du plaisir de correspondre avec elle pendant quelques jours: c'était presque un traité qu'il concluait avec elle, une sorte d'engagement qu'il lui faisait prendre à son insu; cela étonna bien quelque peu la comtesse de Neuville, mais comme en définitive, les termes du billet de Salvador étaient on ne peut plus convenables, elle n'accorda à cette phase de ses relations avec le marquis de Pourrières qu'une très-légère attention.
L'absence de Salvador, qui, ne voulant pas courir le risque d'être surpris en flagrant délit de mensonge, était allé chasser chez un de ses amis, se prolongea plusieurs semaines, et plus d'une fois, pendant ce laps de temps, Lucie, disposée par le profond isolement dans lequel elle vivait depuis la mort de son mari à favorablement accueillir tout ce qui pouvait rompre quelque peu la monotonie habituelle de son existence, désira recevoir une lettre du marquis de Pourrières; enfin il en vint une. Salvador rendait compte à la comtesse de Neuville des résultats de son voyage, il lui parlait de ses propriétés, de leur situation, des améliorations qu'il avait l'intention d'apporter à la culture de ses terres, du revenu qu'elles produisaient; puis, venant à lui, il lui disait qu'il faisait des démarches afin d'obtenir une recette générale, et qu'il espérait qu'elles seraient couronnées de succès.
Cette lettre, dont le but, ainsi que l'avait espéré Salvador, échappa à Lucie, amusa beaucoup la comtesse de Neuville et amena la réponse sur laquelle avait compté en l'écrivant le marquis de Pourrières. Lucie lui répondit qu'il avait cru sans doute écrire à son notaire ou à son homme d'affaires, et qu'elle ne devinait pas pourquoi, si vraiment sa lettre n'était point le résultat d'une erreur ou d'une préoccupation inexplicable, il lui envoyait un compte aussi exact de ses revenus. Elle terminait en le félicitant de ce que sa fortune était aussi brillante et aussi solidement assise, et par des vœux pour la réussite de ses projets.
Voici ce que répondit Salvador à la dernière lettre de la comtesse de Neuville:
«Madame la Comtesse,
»Ce n'est que parce qu'elle devait amener la réponse que vous venez de me faire que je me suis déterminé à vous écrire la lettre qui vous a si grandement étonnée. Puissiez-vous accueillir celle-ci avec autant d'indulgence que vous en avez témoigné à toutes celles qui l'ont précédées.
»Vous me dites, madame la comtesse, en terminant la lettre que je viens de recevoir, que vous faites des vœux pour la réussite de tous mes projets; si, après avoir lu ceci, vous ne rétractez pas ces aimables paroles, je serais sans contredit le plus heureux des mortels; mais je n'ai, je vous l'avoue, que bien peu d'espoir; quoi qu'il en soit, comme c'est de vous que dépend l'accomplissement de mon vœu le plus cher, je me détermine, au risque de ce qui pourra en arriver, à vous écrire cette lettre que peut-être vous jetterez de côté sans en achever la lecture, dès que vous aurez porté vos yeux sur le paragraphe suivant:
»Je vous aime, madame la comtesse! Avant de vous avoir rencontrée, j'étais tout disposé à révoquer en doute cette maxime de Labruyère: l'amour naît à la première vue, mais je suis forcé de reconnaître aujourd'hui, que le célèbre moraliste ne se trompait pas lorsqu'il écrivait ceci, car l'amour que vous m'avez inspiré et qui, je le sens bien, ne finira qu'avec ma vie, a pris naissance le jour même où nous nous rencontrâmes pour la première fois.
»Cet amour, dont j'osais vous faire l'aveu chez madame de Villerbanne, aveu que vous avez repoussé comme vous le deviez à cette époque et qui va peut-être élever aujourd'hui entre vous et moi une barrière insurmontable (car je ne veux pas chercher à la faute que j'ai commise une excuse que je ne trouverais que dans la violence du sentiment que vous m'avez inspiré, et cette excuse, je le sens bien, vous ne voudriez pas l'admettre), cet amour, dis-je, j'ai vainement tenté de l'arracher de mon cœur; soins superflus, peines inutiles, c'est en vain que j'ai cherché des distractions dans le monde, c'est en vain que j'ai demandé à l'étude un remède à mes maux. Au milieu du cercle le plus brillant et le plus animé comme dans le silence du cabinet une gracieuse image était toujours présente devant mes yeux: c'était la vôtre, madame. J'ai donc été forcé après avoir épuisé toutes mes forces dans la lutte, de me résigner à souffrir silencieusement, si vous ne daignez laisser tomber sur moi un regard de commisération.
»La mort de M. le comte de Neuville que je suis, daignez en être persuadée, le premier à déplorer, et celle de madame le marquise de Villerbanne, vous laissent, madame la comtesse, isolée au milieu du monde (je sais que vous avez eu le malheur de perdre tous vos parents); c'est une bien triste situation que celle d'un être, quels que soient d'ailleurs sa fortune et sa position dans le monde, qui n'a pas pour parcourir le rude sentier de la vie, un bras dévoué sur lequel il puisse s'appuyer; je puis vous parler ainsi, madame la comtesse, car ma position est identiquement semblable à la vôtre; comme à vous l'impitoyable mort m'a enlevé tous ceux qui m'étaient chers; comme vous je suis seul au monde, j'ai des amis, sans doute, qui n'en a pas? mais est-il bien prudent de compter sur l'affection de simples amis, et n'est-il pas naturel qu'ils nous abandonnent lorsque les liens du sang ou de l'amour les appellent loin de nous?»
Salvador connaissait la vive amitié qui unissait Lucie et Laure, et ce n'était pas sans intention qu'il avait écrit cette phrase; il voulait, en laissant entrevoir la possibilité d'une séparation entre elle et son amie, l'effrayer davantage sur l'isolement dans lequel, le cas échéant, elle se trouverait, ce qui devait, suivant lui, la disposer à ne pas lui refuser sans examen la demande qu'il venait lui faire. Ses prévisions, ainsi que la suite le prouvera, ne l'avaient pas trompé; il était du reste servi par le hasard, cette bizarre divinité qui semble quelquefois, en favorisant les entreprises les plus coupables ou les plus folles, tenir à nous prouver que les poëtes ne nous ont pas trompé en nous disant qu'elle était aveugle, car ce fut justement peu de temps après l'arrivée à Paris de Paul Féval et sa première visite à l'hôtel de Neuville, que la comtesse reçut la lettre dont nous allons donner la suite à nos lecteurs.
«Vous ne voudrez pas, madame la comtesse, vous ensevelir dans une obscure retraite, lorsque vous possédez toutes les aimables et brillantes qualités qui doivent faire l'ornement de votre monde, ce serait d'ailleurs manquer à la mission qui vous est imposée: puisque Dieu, en rappelant à lui l'homme estimable que vous venez de perdre, n'a pas voulu que vous puissiez lui consacrer vos jours, c'est que dans sa justice il réservait à un autre le bonheur de vous posséder.
»Vous avez deviné, madame la comtesse, que je viens solliciter à deux genoux l'honneur de devenir votre époux. Je n'ai point, certes, la prétention de remplacer celui que vous avez perdu; je ne puis vous offrir un nom illustré sur tous les champs de bataille de l'empire...» (Nous ferons en passant remarquer à nos lecteurs que ces louanges, si généreusement accordées à M. de Neuville, devaient, tout en flattant l'amour-propre de Lucie, lui rappeler que l'époux qu'elle venait de perdre, était beaucoup plus âgé qu'elle, et amener une comparaison qui ne pouvait qu'être avantageuse à celui qui s'offrait.) «Mais tel qu'il est, mon nom est honorable, c'est celui d'une des plus anciennes familles du midi de la France, et je sens que l'envie de vous plaire, si vous étiez ambitieuse, me rendrait capable de l'entourer d'autant de lustre qu'il en avait jadis.
»Je ne vous dirai rien de ma fortune, la lettre que celle-ci est destinée à expliquer vous a appris à ce sujet tout ce qu'il était nécessaire que vous sachiez, et vous avez pu voir que, sans être colossale, ma fortune est au moins fort raisonnable. Pardonnez-moi, madame la comtesse, si je me laisse à mon insu entraîner sur un terrain que je ne voulais pas aborder, mais nous vivons dans une société si singulièrement organisée, qu'il est bon quelquefois de faire observer que ce n'est pas l'intérêt qui règle les mouvements de notre cœur. Je voudrais, certes, que vous fussiez pauvre pour avoir le plaisir de vous enrichir; mais puisqu'il n'en est pas ainsi, je suis heureux de ce que le ciel a bien voulu m'accorder assez de biens pour qu'il ne soit pas possible de supposer que je veuille obtenir autre chose que ce que je sollicite, votre main, à laquelle, si vous me l'accordez, vous joindrez bientôt le don de votre cœur, car alors vous serez à même d'apprécier tout ce que le mien vous réserve d'affection véritable et de tendresse dévouée.
»Ne me répondez pas de suite, madame la comtesse, prenez le temps de réfléchir; quel que soit votre arrêt, qu'il me soit ou non favorable, il ne changera rien aux sentiments d'affection que vous a voué celui... etc., etc.»
Cette lettre, dont Salvador avait pesé avec soin tous les termes, et qui avait été reçue dans un moment favorable, produisit sur l'esprit de la comtesse de Neuville une certaine impression. Après l'avoir lue avec la plus sérieuse attention, elle se demanda si elle devait refuser, sans examen, l'offre que lui faisait, en des termes si convenables, le marquis de Pourrières.
Après avoir jeté un coup d'œil sur l'avenir qui se déroulait devant elle, elle se vit descendant dans la tombe sans laisser de regrets à personne, après une vieillesse passée dans la tristesse et dans l'isolement. Laure l'aimait sans doute, son amitié lui était précieuse, mais Laure, jeune, belle, riche, devait nécessairement, et dans un avenir très-prochain, se marier; alors elle aurait des enfants, une famille à laquelle elle serait forcée de se consacrer. Mais elle aussi possédait toutes les qualités qui promettaient à son amie une si belle destinée! devait-elle donc, nouvelle Arthémise, être déshéritée de toutes les joies, parce qu'elle avait perdu un époux qu'elle avait aimé sans doute, et qui était digne de l'être, mais pour lequel cependant elle n'avait jamais éprouvé ce sentiment exclusif qui fait qu'une autre image ne peut jamais remplacer celui qui n'est plus? Non, sans doute.
Un homme, possesseur d'un nom honorable, d'une fortune au moins égale à la sienne, dont tout le monde parlait avec éloges et qui paraissait lui avoir voué une affection véritable, se présentait à elle et lui disait: «Comme vous, je suis seul au monde, donnons-nous la main et appuyons-nous l'un sur l'autre pour traverser le rude sentier de le vie.» Et cet homme, elle l'aimait, c'est en vain qu'elle cherchait à se le dissimuler; elle l'aimait de toutes ses forces, de toute son âme; devait elle le refuser?
La conclusion des raisonnements qui précèdent n'est pas difficile à deviner. La malheureuse comtesse de Neuville envoya au marquis de Pourrières une lettre, qui, bien qu'elle ne renfermât pas un acquiescement complet à ses vœux, pouvait cependant lui laisser concevoir l'espérance qu'ils ne tarderaient pas à être réalisés.
Après avoir reçu cette lettre, Salvador sollicita la permission de venir quelquefois présenter ses hommages à madame le comtesse de Neuville.
Lucie n'avait pas fait à son amie la confidence des événements qui venaient de se passer, et cela se conçoit. Laure, chaque fois que le nom du marquis de Pourrières était prononcé devant elle, l'accompagnait de quelques sanglantes épigrammes, indices trop certains de la haine que, sans savoir pourquoi, elle avait voué à ce personnage, ainsi qu'à son ami, le vicomte de Lussan; de sorte que Lucie, assez timide pour ne pas oser défendre un homme qu'elle aimait, lorsqu'on l'attaquait sans raison devant elle, n'aurait pas, pour tout au monde, voulu que l'on sût à quel point elle en était arrivée avec lui, et qu'elle se surprenait quelquefois à désirer l'arrivée de sir Lambton, qui, en la séparant de Laure, devait lui laisser la liberté d'agir à sa guise. Elle répondit donc à Salvador qu'elle ne pouvait, quant à présent, lui accorder la faveur qu'il demandait; qu'elle voulait, avant de le recevoir, laisser se passer encore un peu de temps, mais qu'il pouvait être certain que dès que son salon serait ouvert, le nom du marquis de Pourrières figurerait sur la liste de ses invitations.
Elle venait de remettre cette dernière lettre au domestique chargé de la porter à son adresse, et elle cherchait dans un petit coffret, dans lequel elle avait l'habitude de serrer sa correspondance, une lettre reçue depuis longtemps et à laquelle elle voulait répondre lorsque celle qui lui avait été écrite par le docteur Mathéo, et qu'elle avait totalement oubliée, lui tomba sous la main.
Une révolution soudaine s'opéra dans les idées de Lucie, à la vue de cette lettre.
—Mon Dieu! mon Dieu! se dit-elle, si les révélations qu'il veut me faire allaient rendre cette union impossible! oh! ce serait un effroyable malheur et auquel certainement je ne survivrais pas.
Et comme il y avait déjà longtemps que le docteur était absent, et que, quelque éloigné que fût le lieu choisi pour sa résidence, la lettre qu'il avait promise devait avoir eu le temps d'en arriver, Lucie envoya de suite à la poste demander s'il ne s'y trouvait pas une lettre portant pour suscription les initiales C. D. N.
Le domestique revint avec une réponse négative. Lucie le renvoya à des intervalles plus ou moins rapprochés, et toujours la réponse fut la même. Cette lettre à laquelle elle attachait une grande importance, précisément peut-être parce qu'elle ignorait ce qu'elle devait contenir, cette lettre qui devait lui faire connaître l'homme qu'elle n'était pas éloignée de choisir pour époux, cette lettre, elle n'arrivait pas. Le docteur était-il mort? l'avait-il oubliée, ou sa lettre n'avait-elle été écrite que pour l'engager à fuir un homme qu'elle était disposée à aimer? De ces trois suppositions, la dernière était celle que Lucie admettait le plus volontiers, bien que le caractère grave du docteur la rendît peu probable; mais elle aimait le marquis de Pourrières, et il y a déjà longtemps que l'on a dit pour la première fois, et avec raison que lorsque l'on aime on ne raisonne pas.
L'acquisition de la propriété près de la petite ville de Lagny, que Lucie et Laure étaient allées visiter et qui avait paru charmante à cette dernière, ainsi que celle d'un hôtel voisin de celui occupé par la comtesse de Neuville, avaient nécessité une infinité de démarches; de sorte, qu'à son grand regret, Paul Féval n'avait pu faire que de rares apparitions chez la comtesse; mais il se consolait en pensant que bientôt il allait vivre sous le même toit que Laure et qu'alors il pourrait la voir et lui parler à tous les instants du jour. Est-ce à dire que déjà il aimait cette jeune fille et qu'il songeait à s'en faire aimer? vraiment non; il obéissait seulement à ce sentiment si naturel qui n'est pas encore de l'amour, mais qui lui ressemble beaucoup et qui fait que sans but, sans espérance (la position de Paul Féval près de sir Lambton et ses fatals antécédents, lui défendaient d'oser seulement penser à celle qu'il avait aimée lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant), on aime à se rapprocher d'une femme aimable et jolie.
Paul Féval, qui tenait à s'acquitter consciencieusement des diverses missions qui lui avaient été confiées par sir Lambton, avait déployé tant de zèle, il avait si utilement employé son temps, que l'hôtel était meublé, les domestiques à leur poste, les chevaux à l'écurie et les voitures sous les remises, lorsqu'il reçut de son généreux protecteur une lettre qui l'invitait à venir au-devant de lui jusqu'à Vernon où il s'était arrêté chez un de ses vieux serviteurs, attendu, disait-il, qu'il ne voulait pas faire son entrée à Paris sans avoir près de lui son plus fidèle ami.
Paul Féval, après avoir été porter à Laure une lettre, incluse dans la sienne, se mit immédiatement en route. Il portait avec lui une somme assez forte en or que sir Lambton l'avait chargé de prendre chez son banquier et de lui apporter; et pour aller plus vite, il avait fait atteler le plus vigoureux cheval des écuries à un léger cabriolet qu'il conduisait lui-même, n'ayant pas voulu pour une route qu'il comptait faire tout d'un trait s'embarrasser d'un domestique.
Sa visite à l'hôtel de Neuville, où il avait été invité à dîner, l'avait retenu assez longtemps, de sorte qu'il était déjà tard lorsqu'il se mit en route. Cependant il arriva à bon port et beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait espéré, bien qu'accompagné d'une assez forte pluie.
Ce ne fut pas sans éprouver une certaine émotion qu'il passa devant l'auberge du Bienvenu, où sa vie, peu de jours auparavant, avait couru un aussi grand danger.
La petite maison, faiblement éclairée à l'intérieur, était calme et silencieuse.
—Qui sait, se dit Paul Féval, si dans ce moment ils n'assassinent pas, pour le dépouiller, quelque malheureux voyageur.
—Le mauvais temps ne vous à donc pas empêché de vous mettre en route, dit sir Lambton lorsqu'il vit entrer Paul Féval dans le modeste appartement qu'il occupait chez l'habitant de Vernon; c'est bien, j'aime, morbleu! que l'on soit exact. M'avez-vous apporté ce que je vous ai demandé?
—J'ai, ainsi que vous me l'avez ordonné, renfermé dans une boîte élégante cinq cents napoléons tout neufs que je vous apporte.
Sir Lambton ouvrit la petite caisse que Paul Féval venait de lui remettre, et dans laquelle les napoléons étaient renfermés dans un double fond recouvert par un nécessaire de femme, garni de toutes ses pièces; c'est bien cela, dit-il après s'être assuré que Paul Féval s'était rigoureusement conformé à ses instructions, c'est bien cela. J'ai voulu, ajouta-t-il, m'arrêter quelques jours ici avant de me fixer à Paris, où je savais qu'habitait un homme qui a trouvé l'occasion, il y a longtemps, de me rendre un important service, et je suis vraiment arrivé à propos: ce brave homme, qui n'a pas été assez heureux pour faire fortune, marie sa fille, à laquelle il ne peut donner de dot; j'ai voulu, moi, doter la demoiselle; c'est une manière comme une autre de reconnaître les services que m'a rendus le père, qui, tout pauvre qu'il est, est fier comme un hidalgo espagnol et qui n'a jamais rien voulu accepter; mais il va être bien attrapé. Je donne devant lui, et seulement quelques minutes avant de monter en voiture, ma petite boîte à la demoiselle qui sera charmée de recevoir un aussi beau nécessaire, lorsqu'ils découvriront la cachette du double fond, je serai loin; et s'ils viennent m'en parler, je leur dirai que je ne sais ce qu'ils veulent me dire.
Sir Lambton, on le voit, était un de ces hommes rares, qui font le bien seulement pour le plaisir qu'ils éprouvent à le faire, et qui se soucient fort peu des éloges et des remercîments que peuvent leur valoir leurs bonnes actions; ajoutons cependant, afin que l'on ne nous accuse pas d'avoir mis en scène un de ces enrichis du nouveau monde, usés jusqu'à la corde, comme il s'en rencontre dans une infinité de vaudevilles et de mélodrames, qu'il n'avait pas l'habitude de jeter des bourses pleines d'or au nez de tous ceux qu'il rencontrait, et que s'il donnait dix mille francs à la fille de son hôte pour lui servir de dot, c'est que le service que le père lui avait rendu pouvait justifier une pareille générosité. Si maintenant l'on vient nous dire qu'il n'y a pas grand mérite à reconnaître un service, et que beaucoup d'autres à la place de sir Lambton auraient fait ce qu'il venait de faire, nous répondrons que c'est possible, mais que nous n'en croyons rien; la reconnaissance étant, suivant nous, la plus rare de toutes les vertus; au reste, nous ne voulons pas ici énumérer toutes les qualités de sir Lambton, que les événements qui vont suivre feront suffisamment connaître, et après avoir dit que le cadeau qu'il destinait à la fille de son hôte fut accepté comme une de ces brillantes bagatelles qu'il est d'usage d'offrir aux jeunes mariés. Nous nous placerons près de lui sur la banquette du cabriolet qui l'amène à Paris, et après avoir écouté sa conversation avec Paul Féval, nous la rapporterons à nos lecteurs.
—Eh bien! mon ami, dit-il, lorsque le cabriolet eut dépassé les dernières maisons de Vernon et qu'il roula sur la belle route de Normandie, vous avez vu ma chère petite nièce. Est-elle vraiment aussi jolie que me l'a écrit plusieurs fois ce pauvre comte de Neuville?
—Quels que soient les éloges que vous ait faite monsieur le comte de Neuville des charmes de mademoiselle de Beaumont, répondit Paul Féval, il sera, j'en suis certain, resté au-dessous de la vérité; il est impossible de peindre une aussi charmante créature.
—Diable! diable! reprit en riant sir Lambton, vous m'inquiétez, mon cher Féval; il faut de bien belles cages pour garder un aussi bel oiseau. Celles que vous avez choisies sont-elles bien convenables.
—Je me suis conformé à vos ordres; je n'ai rien fait sans avoir préalablement consulté mademoiselle de Beaumont; et comme elle est, ainsi que son amie qui a bien voulu m'aider de ses conseils, douée du goût le plus sûr et du tact le plus délicat, je pense que vous serez content.
—Ainsi, notre hôtel à Paris?
—Est charmant et délicieusement meublé.
—Notre maison des champs?
—Est un joli petit château, situé à quelques lieues de Paris, tout près de Lagny, jolie petite ville du département de Seine-et-Marne, où mademoiselle de Beaumont a été élevée.
—Mais, si je ne me trompe, vous êtes aussi de Lagny?
—Il est vrai, et le hasard a voulu que je retrouvasse en mademoiselle de Beaumont une jeune fille que j'ai connue lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant et moi un très-jeune homme.
—Vraiment, et vous vous êtes reconnus de suite?
—La maison habitée à Lagny par mademoiselle de Beaumont était voisine de celle de ma mère, et son nom était resté dans ma mémoire; ce n'est que ce souvenir qui m'a aidé à reconnaître votre nièce car les années ont fait de la gracieuse enfant une si admirable jeune fille...
—Que je prévois qu'il faudra bientôt que je me résolve à m'en séparer, répondit sir Lambton en regardant attentivement Paul Féval; les épouseurs, j'en suis certain, vont se présenter en foule à l'hôtel Lambton; et comme je n'ai pas l'intention de condamner ma nièce à conserver le feu sacré, il faudra bien que j'accorde sa main à quelqu'un.
Paul Féval ne put entendre ces mots sans éprouver une certaine émotion, il pût cependant répondre de l'air le plus naturel du monde, qu'il était certain que mademoiselle de Beaumont ferait un choix digne d'elle, et qui assurerait son bonheur.
Sir Lambton, ainsi que le lecteur sans doute l'a déjà deviné, mûrissait des projets auxquels il n'aurait pas facilement renoncé, et ne s'attendait pas à une réponse aussi naturelle que celle qui venait de lui être faite; nous devons dire qu'il avait espéré voir poindre quelques sombres nuages sur le front de Paul Féval. Ayant été, grâce à la fermeté du pauvre jeune homme, déçu dans ses espérances, il fut pendant quelques minutes d'assez mauvaise humeur, et ce fut assez brusquement qu'il dit à son compagnon de voyage, lorsqu'il voulut bien renouer la conversation:
—Vous ne seriez donc pas fâché de danser à la noce de ma nièce.
L'intention qui avait dicté cette question eût été saisie par une intelligence bien inférieure à celle dont était doué celui auquel elle était adressée; elle n'échappa donc pas à Paul Féval. Tout son sang reflua vers son cœur, lorsqu'il vit à quel brillant avenir il lui était permis de prétendre; la main d'une femme jeune, aimable, jolie et riche, lui était pour ainsi dire offerte, à lui, pauvre paria, qui ne possédait rien au monde; et cette femme, il l'aimait, il venait à l'instant même d'en acquérir la certitude, les paroles de sir Lambton venaient de lui révéler l'état de son cœur; c'était trop de bonheur où plutôt c'était trop de malheur; car, après avoir jeté un coup d'œil sur les événements de sa vie passée, il se dit que cette femme qu'il aimait, dont, il était certain, il serait parvenu à se faire aimer; que cette femme, dont si généreusement son digne protecteur venait de lui permettre d'espérer la main, ne pouvait être à lui, car il ne pouvait pas même lui donner ce que possèdent les plus pauvres, un nom pur et sans tache. Devait-il, pour récompenser la généreuse confiance de sir Lambton, associer à sa destinée si incertaine, dont le plus petit événement pouvait rompre si violemment le cours, celle d'une jeune fille devant laquelle s'ouvrait le plus brillant avenir et dont tous les jours devaient être filés d'or et de soie? Oh! non, l'honneur lui imposait des devoirs dont il saurait se montrer digne; mais comment refouler sans cesse au fond de son cœur les sentiments qui venaient d'y prendre naissance.
N'y a-t-il pas dans la vie de ces instants durant lesquels on n'est plus le maître de sa volonté? et ne devait-il pas les redouter, lui, que sa destinée appelait à vivre près de Laure! Que devait-il donc faire? partir, quitter son bienfaiteur, abandonner la position qu'il s'était faite près de sir Lambton, au risque même de passer pour un ingrat. Le sacrifice était grand sans doute; mais Dieu, qui lui avait donné la force de supporter les cruelles épreuves de sa vie passée lui accorderait encore celle de l'accomplir.
Telles étaient les pensées de notre héros, tandis que sir Lambton, charmé d'avoir trouvé le moyen de le mettre pour ainsi dire au pied du mur, attendait, en se caressant le menton qu'il voulût bien lui répondre; mais étonné à la fin du mutisme de son compagnon de voyage.
—Vous ne me répondez pas, Féval? lui dit-il; je vous ai demandé si vous seriez bien aise de danser aux noces de ma nièce.
La résolution de Paul Féval était prise, lorsque pour la deuxième fois, sir Lambton lui adressa cette question:
—Je crois, répondit-il, que je n'aurai pas ce plaisir; j'ai beaucoup réfléchi depuis que je suis arrivé en France; je me suis dit que le repos n'était pas fait pour un homme de mon âge; aussi, j'ai pris la résolution de vous prier de me laisser retourner dans l'Inde.
—Vous n'avez guère de fixité dans les idées, mon cher Féval, répondit sir Lambton, je voulais, vous ne l'avez pas oublié, vous abandonner une de mes plantations, vous avez cependant refusé cette offre pour me suivre à Paris.
—Je ne pouvais me résoudre à vous abandonner.
—Est-ce à dire, morbleu! que ce que vous ne pouviez faire il y a quelques mois, vous le feriez aujourd'hui sans peine. Ah! les hommes! les hommes!
—Sir Lambton, s'écria Paul Féval que le doute que l'exclamation de son protecteur semblait indiquer, avait plus affligé qu'il n'est possible de se l'imaginer, vous ne me croyez pas capable d'une pareille ingratitude?
—Je ne crois rien, répondit sir Lambton; mais comme je ne puis attribuer un motif raisonnable à cette brusque envie de courir le monde qui vient de vous prendre, j'ai l'honneur de vous dire que si vous tenez à conserver mon amitié, vous resterez près de moi, ainsi que cela a été convenu.
Paul Féval était-il réellement fâché de ce que sir Lambton venait de repousser si brusquement le désir qu'il venait de manifester? nous ne le pensons pas; quoi qu'il en soit, il ne crut pas devoir insister.
—Vous le savez, sir Lambton, dit-il, vos moindres désirs sont des ordres pour moi.
—C'est très-bien, mon jeune ami, c'est très-bien, et pour vous récompenser de ce que vous voulez bien faire mes volontés, je vous promets que lorsque ma nièce sera mariée, nous irons tous trois visiter la Suisse et l'Italie, deux belles contrées bien préférables à l'Inde, où l'on ne va que pour faire fortune.
Sir Lambton, on le voit, ne voulait pas renoncer au projet qu'il avait formé.
—Mon Dieu! mon Dieu! se disait Paul Féval, inspirez-moi et que dois-je faire pour me montrer digne des bontés de cet excellent homme?
—Conseillez-moi, dit sir Lambton, devons-nous nous arrêter chez nous ou aller de suite chez madame de Neuville? Je penche vers ce dernier parti, je vous l'avoue, et c'est celui que j'adopterai si vous n'y voyez pas d'inconvénients. Je crois que la comtesse voudra bien excuser la modestie de notre costume de voyage en faveur d'une impatience qui, je le présume, lui paraîtra toute naturelle.
—Madame la comtesse de Neuville est une femme charmante; elle n'est ni coquette, ni maniérée, et elle trouvera tout naturel que vous ayez été impatient d'embrasser votre nièce.
—En ce cas, allons chez elle.
Quelques minutes après, le cabriolet entrait dans la cour de l'hôtel de Neuville, au moment où en sortait un élégant tilbury conduit par un cavalier de bonne mine, qui portait à sa boutonnière, le ruban de la Légion d'honneur.
Les yeux de Paul Féval s'étaient par hasard portés sur cet individu, au moment où il se baissait pour donner quelques ordres à son groom.
—C'est singulier, se dit notre héros, il me semble que j'ai vu cet individu quelque part?
Et un sombre nuage passa sur son front.
Le bruit avait attiré Lucie et Laure à celles des fenêtres du salon qui donnaient sur la cour.
—C'est mon oncle, s'était écriée Laure qui avait de suite reconnu Paul Féval, malgré une casquette dont la visière lui tombait sur les yeux; c'est mon oncle, je vais au-devant de lui.
—Et la jeune fille s'était de suite mise à courir. Lucie avait suivie son amie, de sorte que les deux dames étaient sous le péristyle, lorsque sir Lambton et Paul Féval descendirent de voiture.
Sir Lambton aurait été peut-être bien embarrassé pour deviner laquelle de ces charmantes créatures était sa nièce, si les vêtements noirs de Lucie ne lui eussent rendu toute méprise impossible. Il prit la main de la comtesse qu'il serra affectueusement dans les siennes, puis il ouvrit ses deux bras à Laure qui se précipita sur son sein.
—Je vous remercie bien, madame la comtesse, dit-il à Lucie d'un ton pénétré, je vous remercie bien des bons soins et de l'amitié que vous avez bien voulu accorder à l'enfant de ma pauvre sœur qui, sans vous eût été forcée de passer les plus belles années de sa jeunesse dans un triste pensionnat, et j'ai l'espérance que lorsque vous le connaîtrez, vous voudrez compter Mitchell Lambton au nombre de vos amis.
—Je vous connais déjà, sir Lambton, répondit gracieusement Lucie; un de nos meilleurs écrivains à dit que le style était tout l'homme, et j'ai lu avec le plus vif plaisir toutes les lettres que vous avez écrites à mon amie; aussi, mon amitié vous est-elle acquise depuis longtemps déjà; mais ne vous contraignez pas; embrassez votre nièce, sir Lambton, réparez le temps perdu.
—Je profite de votre permission, madame la comtesse.
—Elle ressemble à ma pauvre sœur, dit-il après avoir longtemps tenu Laure embrassée, ce sont les mêmes traits, le même sourire; mais elle sera plus heureuse, je l'espère, ajouta-t-il en adressant à Paul Féval un regard qui pouvait se traduire ainsi: «c'est vous que je charge d'assurer son bonheur.»
Laure, qui avait suivi les regards de son oncle, rencontra ceux de Paul Féval et rougit prodigieusement. Avait-elle donc deviné ses pensées? c'est probable; il est de ces choses que les jeunes filles devinent sans qu'on ait besoin de les leur dire.
Les dames avaient conduit sir Lambton et Paul Féval dans le salon, et la conversation s'étant prolongée assez longtemps, il était tard lorsque nos personnages songèrent à se retirer.
—Je vais vous enlever ma nièce, dit sir Lambton à la comtesse de Neuville; je veux recevoir dès demain votre visite et il faut bien que j'aie quelqu'un pour vous faire les honneurs de mon hôtel.
Le désir de sir Lambton était si naturel, que la comtesse de Neuville, malgré la peine que lui faisait éprouver la nécessité de se séparer de son amie, n'essaya pas la plus légère objection. Laure, de son côté, n'osa pas mettre obstacle au premier désir d'un parent auquel elle devait tout.
—Nous ne nous séparons pas, dit-elle à Lucie avant de la quitter, car l'espace qu'il nous faudra maintenant franchir pour aller l'une vers l'autre est trop petit pour être compté pour quelque chose. Ainsi, à revoir, ma chère Lucie, à demain.
—Au revoir, à demain, répéta la comtesse, qui ne retenait pas sans peine les larmes qui roulaient sous ses paupières et qui se frayèrent un libre cours lorsqu'elle se trouva seule dans sa chambre à coucher; à demain.
Plusieurs heures se passèrent avant qu'elle songeât à se coucher. Seule! seule! se disait-elle chaque fois qu'un bruit éloigné venait l'arracher à l'espèce de torpeur dans laquelle elle paraissait plongée! seule! Ah! l'on a bien raison de dire que ce ne sont pas seulement les richesses qui constituent le bonheur. Tout à coup elle se leva précipitamment, elle ouvrit son secrétaire dans lequel elle prit tout ce qu'il fallait pour écrire.
Au moment de faire une démarche dont devait dépendre le sort de sa vie tout entière, elle hésita, mais seulement quelques minutes.
—Le sort en est jeté, dit-elle après quelques instants de réflexion, que ma destinée s'accomplisse. Je n'ai jamais fait de mal à personne, Dieu qui m'a mis cet amour dans le cœur, ne voudra pas sans doute que je sois malheureuse.
Lucie écrivit rapidement quelques mots qu'elle cacheta, puis elle se coucha, mais ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'elle parvint à s'endormir.
La lettre qu'elle avait écrite, et qu'elle donna l'ordre à sa femme de chambre de faire de suite porter à son adresse, était destinée à Salvador et voici ce qu'elle contenait:
«M. le marquis.
»Venez de suite, j'ai besoin de vous parler, et si vous pouvez répondre d'une manière satisfaisante aux questions que je veux vous adresser, je ne vous défendrai plus d'espérer. Je vous attends à 10 heures.
»LUCIE DE NEUVILLE.»
—Enfin! se dit Salvador après avoir lu ces quelques mots; enfin ce n'est pas sans peine qu'elle s'est décidée, mais quelles sont ces questions qu'elle veut m'adresser et auxquelles il faut que je réponde d'une manière satisfaisante pour qu'il me soit permis d'espérer? Que le diable m'emporte si je le sais; mais qu'importe, on tâchera, belle comtesse, de vous satisfaire.
A l'heure indiquée, Salvador se faisait annoncer chez la comtesse de Neuville et il était introduit dans le salon on Lucie l'attendait.
—Je me suis empressé, lui dit-il, après l'avoir saluée avec toutes les marques du plus profond respect, de me rendre à vos ordres.
—Je vous remercie, M. le marquis, répondit la comtesse, veuillez vous asseoir et daignez m'écouter avec la plus sérieuse attention.
—Nous allons à ce qu'il paraît, entamer une question capitale, pensa Salvador, que l'air presque solennel de la comtesse de Neuville étonnait singulièrement: attention, et quoi qu'il arrive, ne laissons pas un seul des muscles de notre visage trahir les émotions que nous pourrions éprouver.
—Je vais, M. le marquis, continua Lucie après s'être recueillie quelques instants, vous parler avec une extrême franchise. Puis-je espérer et voulez-vous me promettre que vous voudrez bien suivre l'exemple que je vais vous donner.
Salvador fit à Lucie la promesse qu'elle lui demandait, promesse qu'il accompagna de toutes les protestations imaginables.
—Je ne veux pas, dit la comtesse, vous rappeler l'événement qui a amené notre connaissance. J'ai dû croire, après vous avoir rencontré chez madame la marquise de Villerbanne, à l'explication que vous m'avez donnée de votre présence dans cette taverne de la rue de la Tannerie, que j'aurais dénoncée à la police, si je n'avais pas craint d'être forcée d'y justifier ma présence; je n'avais donc d'autres raisons lorsque je repoussais l'aveu que vous me fîtes, de vos sentiments, (aveu que je dois croire sincère, puisque vous le renouvelez aujourd'hui en l'accompagnant de la demande de ma main), que celles qui m'étaient dictées par les devoirs qui m'étaient imposés. Ce que je viens de vous dire, M. le marquis, vous permet de supposer que je ne suis pas éloignée de vous accorder ce que vous voulez bien considérer comme une faveur.
—Ah! madame la comtesse, s'écria Salvador; (et à ce moment, tout scélérat qu'il était, il ne jouait pas la comédie; car il est de ces instants durant lesquels toutes les natures, même les plus perverties, se laissent amollir) que de bontés dont je ne suis pas digne, et par quels témoignages d'affection et de reconnaissance pourrai-je reconnaître la grâce insigne que vous voulez bien m'accorder?
—Je ne vous demande rien autre que ce que vous venez de me promettre.
—Alors il me sera facile de vous satisfaire.
—Je le désire, M. le marquis, je le désire bien sincèrement:—vous vous rappelez sans doute que désirant savoir quelle était la personne qui m'avait renvoyé le carnet que j'avais perdu dans la rue de la Tannerie, j'envoyai chez vous.
Salvador devinant de suite qu'il avait été desservi dans l'esprit de Lucie par le docteur Mathéo, ne lui laissa pas le temps d'achever la phrase qu'elle avait commencée.
—Le docteur Mathéo, dit-il, je me rappelle parfaitement cette circonstance, j'ai même été assez étonné de ce que vous aviez chargé un pareil homme d'une mission aussi délicate.
Lucie regarda Salvador, sa physionomie était calme, il ne paraissait pas redouter les suites d'un entretien dont le commencement aurait dû l'inquiéter s'il avait eu quelque chose à redouter, elle continua:
—Quelques jours après la visite qu'il vous rendit afin de m'obliger, le docteur Mathéo quittait la France, abandonnant une belle clientèle, la position presque brillante qu'il avait acquise et voici la lettre qu'il m'écrivait avant de se mettre en route.
Lucie remit à Salvador la lettre du docteur Mathéo, que le lecteur connaît déjà et elle l'invita à la lire.
Il fit ce que désirait la comtesse et celle-ci, qui l'examinait très-attentivement, ne remarqua pas sur son visage la plus légère trace d'émotion.
—Je ne vous aurais jamais parlé de cette lettre, dit Lucie lorsque Salvador en eut achevé la lecture, si le docteur Mathéo m'avait adressé celle qu'il me promettait lorsqu'il m'écrivait celle-ci et qui probablement aurait renfermé, s'il y a lieu, l'énonciation de quelques faits précis; mais il n'en a pas été ainsi, de sorte qu'aujourd'hui je me trouve, à moins que je ne me détermine à rompre avec vous, forcée de vous demander une explication que vous devez, si je ne me trompe, être impatient de me donner.
—Vous ne vous trompez pas, madame la comtesse, je ne dois ni ne veux, lorsque je sollicite l'insigne bonheur de vous nommer mon épouse et que vous voulez bien me laisser concevoir l'espérance que mes vœux seront exaucés, laisser subsister le moindre nuage dans votre esprit. Je vais donc vous donner de cette lettre une explication qui, je le crois, ne vous laissera rien à désirer.
—Parlez, M. le marquis, je désire bien sincèrement qu'il en soit ainsi, et je suis prête à vous écouter avec la plus sérieuse attention.
—Je ne veux pas chercher à vous le dissimuler, dit Salvador après s'être recueilli quelques instants, je connais depuis longtemps le docteur Mathéo et je ne suis pas étonné de ce qu'il vous a adressé une lettre semblable à celle-ci; mais il est un fait, madame la comtesse, qui n'aurait pas manqué de vous frapper, si vous aviez bien voulu prendre la peine de réfléchir quelques instants.
—Et lequel?
—La fuite précipitée du docteur, dès que par suite d'un événement qu'il ne pouvait prévoir, je me suis trouvé instruit de son séjour à Paris, ce fait seul ne devait-il pas vous prouver que cet homme avait des raisons pour me craindre et qu'il pouvait être intéressé à me nuire et de cette réflexion, à la pensée qu'on ne doit pas accorder une grande confiance à des calomnies intéressées, il n'y a pas loin.
Après ce petit préambule, qui ne laissa pas de faire sur l'esprit de Lucie une certaine impression, Salvador, après lui avoir fait observer que le docteur était si bien convaincu d'avance du peu de confiance que l'on devait accorder à ses allégations, qu'il avait cru devoir lui promettre, pour leur donner plus de poids, une lettre qui devait, suivant lui, les corroborer, lettre qu'elle n'avait pas reçue et qu'elle ne recevrait point, par la raison toute simple que le docteur Mathéo savait fort bien que lui, le marquis de Pourrières pourrait facilement réduire à néant toutes les calomnies qu'il lui plaisait d'inventer, et qu'il aimait mieux la laisser sous le coup de vagues imputations qui permettaient à son imagination de lui prêter tous les crimes imaginables, lui raconta une histoire dans laquelle il eut le soin de se réserver le plus beau rôle qu'il soit possible d'imaginer, et de présenter le docteur Mathéo sous les couleurs les plus odieuses, le hasard, lui dit-il, l'avait rendu le témoin d'un crime commis par ce dernier à l'étranger plusieurs années auparavant, et dont il avait dû provoquer la punition; mais le docteur avait su échapper par la fuite au châtiment qui lui était réservé et il n'avait pas entendu parler de lui jusqu'au moment où il s'était présenté à son hôtel chargé de la mission qui lui avait été confiée par la comtesse de Neuville. Je dois vous dire, madame la comtesse, ajouta Salvador, qu'à l'époque dont je vous parle, voulant cacher à ma famille, avec laquelle quelques escapades de jeunesse que j'ai cruellement expiées, puisque mon pauvre père est mort sans que je sois auprès de lui pour recevoir ses derniers embrassements (ici Salvador, pour donner plus de force à son discours, fit une courte pause durant laquelle il porta son mouchoir à ses yeux); les divers lieux que j'habitais, je voyageais sous un nom qui n'était pas le mien, vous comprendriez difficilement sans cela que le docteur se fût présenté à l'hôtel du marquis de Pourrières, sachant que c'était moi qu'il devait y rencontrer.
Lorsque cet homme, qui ne me reconnut pas d'abord, m'eut apprit l'objet de sa visite, je fus, ainsi que je viens de vous le dire énormément étonné de ce qu'il paraissait posséder toute la confiance d'une femme dont tout le monde parlait dans les termes les plus favorables; mais mon étonnement cessa lorsque je me rappelai que ce sont les plus scélérats qui savent le mieux conserver toutes les apparences de la plus austère vertu. Alors, madame, je l'avoue, je tremblai pour vous; et, comme déjà vous m'inspiriez le plus vif intérêt, je me fis connaître à Mathéo qui, grâce à l'obscurité de la pièce où je l'avais reçu ou à tout autre cause, ne m'avait pas encore reconnu, et je lui dis que s'il ne cessait à l'instant même toutes relations avec vous si même il ne quittait promptement la France, je le ferais connaître à l'autorité: ce misérable alors me dit qu'il avait expié par ses remords le crime qu'il avait commis, et il me supplia à genoux de ne point le perdre; je fus assez faible pour lui promettre de ne rien dire, et j'aurais tenu cette promesse si je ne m'étais trouvé aujourd'hui forcé de rompre le silence afin de me défendre.
Le docteur Mathéo, jugeant sans doute les autres d'après lui-même, a cru que je lui manquerais de parole, et c'est à cette crainte qu'il faut attribuer sa fuite, qui ressemble assez à celle des Parthes, car c'est en fuyant qu'il a cherché à faire à son ennemi une blessure, qui grâce à Dieu, n'est pas très-dangereuse.
Salvador avait débité tout ce qui précède d'un ton si naturel, d'une voix si calme, il avait su donner tant de vraisemblance à l'histoire qu'il avait fabriquée pour justifier ses relations antérieures avec le docteur Mathéo, et puis d'ailleurs nous sommes tous, hommes ou femmes, si disposés à croire les paroles qui sortent des lèvres de ceux que nous aimons, qu'après l'avoir écouté, il ne resta plus à la comtesse de Neuville, qui lui avait accordé la plus bienveillante attention, le moindre doute dans l'esprit; elle était seulement affligée de ce qu'elle avait pendant assez longtemps accordé toute sa confiance à un homme qui en était aussi peu digne que le docteur Mathéo.
—Eh, mon Dieu! madame la comtesse, lui répondit Salvador à qui elle venait de faire part de ce qu'elle pensait, après lui avoir donné l'assurance qu'elle ne conservait pas contre lui la moindre prévention, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, personne ne sait mieux que les plus profonds scélérats conserver toutes les apparences de la vertu; celui dont la conscience est pure ne calcule pas ordinairement la portée de ses actions, il ne croit pas, ce qui cependant arrive quelquefois, qu'il soit possible d'interpréter défavorablement les démarches en réalité les plus innocentes; croyez-vous par hasard que si j'avais deviné (ce que n'aurait pas manqué de faire un homme de la trempe de celui dont nous parlons) toutes les suppositions fâcheuses auxquelles pouvait donner naissance le désir de satisfaire une vaine curiosité, vous m'auriez rencontré dans le bouge infâme de la rue de la Tannerie?
—Oh! ne me parlez pas de cela, je vous prie, dit Lucie: je crois encore vous voir couvert de cet ignoble costume qui, je vous l'assure, ne vous allait pas aussi bien que celui que vous portez habituellement; je crois encore entendre les affreuses paroles que vous avez prononcées lorsque vous vous êtes approché de moi.
—Ce jour, dont vous voulez effacer le souvenir de votre mémoire, sera cependant, madame la comtesse, le plus beau jour de ma vie, si vous voulez bien ne pas m'enlever l'espoir que vous m'avez permis de concevoir?
—Je ne veux rien vous promettre, dit Lucie en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire, mais si cela peut vous faire plaisir, je vous répéterai ce que j'ai eu ce matin l'honneur de vous écrire, je ne vous défends pas d'espérer.
En achevant ces mots, elle tendit à Salvador sa jolie petite main que le bandit porta à ses lèvres.
—Je ne veux pas, madame la comtesse, dit-il, en prolongeant indéfiniment cette visite abuser de la faveur que vous avez bien voulu m'accorder, je vais donc me retirer; mais ne me sera-t-il pas permis de venir quelquefois vous présenter mes hommages?
—M. le marquis, vous faites en ce moment de la diplomatie, et vraiment cela n'est pas bien.
—Je ne comprends pas, madame la comtesse.
—Dites que vous ne voulez pas comprendre et je vous croirai: n'êtes vous pas venu hier me faire une visite que j'ai reçue avec infiniment de plaisir?
Salvador embrassa, avec plus d'ardeur encore qu'il venait de le faire, la main de Lucie, car la réponse qu'elle venait de lui faire équivalait à une autorisation expresse de se présenter quand il le jugerait convenable à l'hôtel de Neuville.
Salvador, lorsqu'il rentra à son hôtel, y trouva le vicomte de Lussan qui venait d'engager avec Roman une discussion qui, sans être orageuse, paraissait cependant très-animée.
—Vous arrivez fort à propos, lui dit le vicomte, pour m'accorder ce que me refuse absolument notre digne ami, que je ne croyais pas capable d'un pareil procédé à mon égard.
—Mais qu'est-ce donc, répondit Salvador, qui avait cru remarquer sur le visage de Roman la trace d'un certain embarras dont il était bien aise d'avoir l'explication.
—Voici le fait, cher marquis, ajouta de Lussan: J'ai absolument besoin de cinq mille francs, et comme ma caisse est malheureusement veuve de mon dernier écu, je suis venu tout naturellement vous prier de me prêter cette bagatelle; ne vous trouvant pas, je me suis adressé à notre ami, eh bien! le croiriez-vous? il m'a refusé.
—Mais je vous dis, morbleu! que je n'ai plus d'argent, s'écria Roman.
—Est-ce que vraiment, dit Salvador, tu aurais déjà perdu tout ce que t'ont rapporté les dernières affaires que nous avons faites?
—Eh! qu'y a-t-il donc là de si étonnant? monsieur de Lussan, qui a touché presque autant que moi, se trouve bien aujourd'hui sans le sou; ses chevaux, ses chiens et sa danseuse lui ont enlevé une somme au moins égale à celle que j'ai perdue, grâce aux refaits de trente et un et aux zéros rouges et noirs; chacun prend son plaisir où il le trouve.
—Triste plaisir, dit Salvador, que celui qui ne laisse pas à l'insensé qui veut absolument se le procurer, la satisfaction d'obliger un ami; mais ne vous mettez pas en peine, monsieur le vicomte, je vais vous remettre la petite somme dont vous avez besoin.
Roman, qui depuis quelques instants se promenait dans l'appartement en sifflant l'air devenu populaire: Tu n'auras pas ma rose, sortit de l'appartement.
Salvador prit dans sa poche une petite clé et ouvrit le tiroir d'un meuble dans lequel il avait l'habitude de renfermer son argent.
Le tiroir était vide.
Nous n'essayerons pas de décrire la stupéfaction qui se peignit sur sa physionomie.
—Volé! dit-il, volé! moi!
Le vicomte, voyant le marquis rester immobile devant le tiroir dont ses yeux interrogeaient machinalement la profondeur, s'approcha de lui:
—Mais qu'avez-vous donc, cher marquis? lui dit-il, car l'exclamation de Salvador n'était pas arrivée jusqu'à lui.
Personne n'est plus sensible à un vol qu'un voleur; on en a vu plus d'une fois ne pas craindre de se faire arrêter, afin de se procurer la douce satisfaction de faire punir judiciairement celui de leurs complices qui s'était rendu coupable à leur égard d'une soustraction frauduleuse. Nous prions donc nos lecteurs de ne pas être étonnés de l'indignation à laquelle va se livrer le malheureux Salvador.
—Je suis volé, répondit-il à la question du vicomte de Lussan, volé comme dans un bois. J'avais dans ce tiroir dix-sept mille francs en billets de banque et cinquante napoléons doubles; eh bien! ils ne m'ont rien laissé, les brigands!...
—Et vous pouvez ajouter que le vol a été commis par des gens qui s'y connaissaient, s'écria le vicomte de Lussan, qui avait enlevé la serrure et l'avait examinée avec l'œil exercé d'un connaisseur. Les fausses clés dont on s'est servi ont été fabriquées de main de maître, car elles n'ont laissé sur les garnitures que des traces à peine visibles.
—Mais c'est une infamie! s'écria Salvador lorsqu'il fut enfin sorti de l'état de torpeur dans lequel il avait été plongé par la découverte du vol dont il venait d'être la victime; c'est une véritable infamie! mais je vais de suite aller déposer ma plainte chez le commissaire de police de mon quartier, et, s'il plaît à Dieu, les audacieux auteurs de ce crime seront punis comme ils le méritent.
—Mais qui accuserez-vous? my dear, dit le vicomte de Lussan, que la déconvenue de Salvador amusait singulièrement.
—Mais si je savais qui je dois accuser, croyez-vous par hasard que j'aurais besoin, pour punir le coupable, d'aller mettre la police dans la confidence de mes affaires?
—Est-ce que vraiment vous avez l'intention de vous plaindre?
—Allons donc, vous êtes fou, cher marquis.
—Je suis fou! je suis fou! parce que je ne veux pas me laisser voler sans me plaindre.
—Mais, cher marquis, il ne vous arrive aujourd'hui que ce qui, grâce à vous, est arrivé déjà à plusieurs autres.
—Oh! c'est bien différent.
—Je ne savais pas cela; mais puisque vous êtes bien décidé à faire arrêter le coupable, je vais de suite aller prévenir Roman de se sauver.
—Comment? que voulez-vous dire? est-ce que vous supposez que Roman?...
—Sans doute, c'est lui et non pas un autre qui a fait le coup. M'avez-vous pas remarqué son air embarrassé et sa disparition subite lorsque vous avez déclaré vouloir me prêter la somme dont j'avais besoin?
—Le misérable! voyez, cher vicomte, quelles actions coupables peut nous faire commettre une passion aussi impérieuse que celle du jeu, voler un camarade!
—Un complice, c'est vraiment abominable! mais puisque le fait est accompli, il faut en prendre votre parti.
—Oh! je ne lui pardonnerai jamais cela! voler un ami!
—Un complice! est-ce que l'on a des amis lorsque l'on exerce une profession semblable à la nôtre? mais laissons cela et parlons d'autre chose. Comment vont vos affaires avec madame de Neuville?
Cette question fit oublier à Salvador le malheur qui venait de lui arriver.
—Au fait, se dit-il, je puis bien supporter sans me plaindre une perte qui, en réalité, n'est rien pour moi, puisque je suis certain d'épouser une femme que j'aime et dont la fortune est considérable.
Mais se rappelant ce que venait de lui dire le vicomte de Lussan, il lui répondit qu'il n'était guère plus heureux près de madame de Neuville, que lui-même ne l'avait été près de Laure de Beaumont.
—Ah! répondit le vicomte de l'air le plus indifférent, je ne vous adressais cette question que parce que je vous ai vu sortir hier de l'hôtel de cette dame.
—Il paraît, pensa Salvador, que ce diable d'homme est partout; mais que m'importe, ce n'est pas lui qui pourra empêcher la réussite de mes projets; il n'a du reste aucun intérêt à me nuire.
—Je vais aller demander de l'argent au père Juste, dit le vicomte, il faudra bien que ce vieil Arabe consente à m'obliger. Venez-vous avec moi, marquis?
—Je le veux bien; si vous pouvez me faire prêter quelques billets de mille francs par cet usurier, vous m'aurez rendu un véritable service. Je vais écrire à mon notaire de Pourrières de m'envoyer de l'argent; mais il faut attendre qu'il arrive, et je suis littéralement sans le sou, ce misérable Roman m'a enlevé tout ce que je possédais.
—Il vous reste de belles et bonnes propriétés; vous avez, comme on dit, des racines dans le sol. Ah! vous êtes beaucoup plus heureux que moi; je n'ai qu'une liasse de vieux parchemins, et ce que peut me rapporter une industrie qui ne trouve que rarement l'occasion de s'exercer.
—Ferai-je mettre les chevaux? dit Salvador.
—Non, répondit le vicomte, le temps est superbe, nous ferons, si vous le voulez, cette course à pied, et nous irons ensuite dîner au café Anglais. Le chagrin, je le présume, ne vous a pas enlevé l'appétit?
—Non, certes, je suis au contraire disposé à faire honneur à un excellent repas.
Salvador et le vicomte de Lussan sortirent ensemble: comme ils traversaient la place de la Concorde, pour se rendre sur le quai, ils se trouvèrent en face de Roman, qui causait près la grille de l'obélisque, avec un individu dont ils ne purent voir la physionomie, attendu qu'il leur tournait le dos. Le vicomte de Lussan remarqua seulement qu'il était doué d'une taille au moins égale à la sienne et d'une carrure qui annonçait une vigueur peu commune.
—Voilà un gaillard solidement bâti, dit-il à Salvador en lui faisant remarquer le compagnon de Roman, qui à ce moment quittait ce dernier qui demeurait immobile à la même place, semblable à la femme de Loth, lorsqu'elle eût été changée en statue de sel.
—Ah! double traître! s'écria Salvador qui avait quitté le bras du vicomte pour arriver plus vite près de Roman, si tu ne me rends pas mon argent, je te fais un mauvais parti.
—Allons, allons, répondit Roman sans paraître beaucoup ému de la colère de Salvador, calme-toi, mon ami, tu me retiendras ces dix-sept mille francs lorsque nous toucherons notre revenu.
Salvador fit la grimace, la nécessité de partager avec Roman le revenu des terres de Pourrières, commençait à lui paraître dure; cependant il ne dit plus rien.
—Débarrasse-toi du vicomte de Lussan! continua Roman, il faut que je te parle au sujet de la rencontre que je viens de faire de l'homme avec lequel je causais tout à l'heure.
—Est-ce important?
—Très-important.
Salvador alla vers le vicomte de Lussan qui, par discrétion, s'était arrêté à quelques pas de distance:
—Roman, lui dit-il, vient de m'expliquer de la manière la plus satisfaisante, la disparition de mes dix-sept mille francs qu'il va du reste me remettre à l'instant même. Allez donc sans moi chez le père Juste, vous me retrouverez au café Anglais; si vous ne faites pas affaire avec l'usurier, je vous prêterai ce soir la somme dont vous avez besoin.
Le vicomte continua seul son chemin, et Salvador vint retrouver Roman, qui était toujours près la grille de l'obélisque.
—Es-ce que tu as l'intention de prendre racine à cette place? lui dit Salvador.
—Je suis si étonné, que j'en ai presque perdu l'usage de mes jambes.
—Voyons, de quoi s'agit-il? quelle est la cause de ce prodigieux étonnement?
—Tu n'as pas reconnu l'homme avec lequel je causais tout à l'heure?
—Mais, butor, je n'ai pu voir sa physionomie, puisqu'il me tournait le dos; j'ai seulement remarqué qu'il était assez bien bâti.
—Eh bien! cet homme est le même qui a donné une si belle floppée[571] au vieux Lartifaille, pendant que nous étions au bagne de Toulon.
—Tu me parles d'un fait dont je n'ai point conservé le moindre souvenir.
—Mais c'est que celui qui a rossé le vieux Lartifaille, n'est autre que le compagnon de notre cavale.
—Servigny!
—Lui-même; nous nous sommes trouvés nez à nez en traversant la place de la Concorde.
—Comment diable est-il parvenu à se tirer d'affaire? Si mes souvenirs sont fidèles, nous l'avons laissé sur la route, à quelques lieues seulement de Toulon, sans le sou et couvert du costume de forçat.
—C'est ce qu'il n'a pas voulu me dire.
—Il a parbleu bien fait. Lui aurais-tu raconté, s'il t'en avait demandé le récit, les événements qui ont fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui?
—Non, sans doute, mais je ne l'aurais pas reçu avec autant de rudesse qu'il m'en a témoignée.
—Somme toute, devons-nous craindre les résultats de cette rencontre?
—Je n'en sais vraiment rien, voici du reste, comment les choses se sont passées:—Comme je viens de te le dire, nous nous sommes trouvés nez à nez en traversant cette place et je crois que nous avons été aussi prompts l'un que l'autre à nous reconnaître; j'ai cependant été le premier à lui souhaiter le bonjour, en l'appelant par son nom.
—Tu as eu tort, il était beaucoup plus simple, puisqu'il ne te parlait pas, de continuer ton chemin.
—Sans doute, mais je me suis rappelé que ce fagot[572] n'était qu'un homme de lettres[573], et comme ces nierts[574] ne brillent pas par l'atout[575], j'ai voulu me procurer un instant de rigolade[576], j'ai cru qu'en se voyant reconnobré[577], il allait avoir le traque[578]; eh bien! pas du tout, je vais te répéter mot à mot le petit discours qu'il m'a adressé:—Bonjour, monsieur Duchemin, m'a-t-il dit, je suis charmé de ce que vous n'êtes pas retourné là-bas et j'aime à croire, qu'ainsi que moi, vous êtes devenu un honnête homme. Si vous étiez malheureux, je m'empresserais de vous offrir quelques secours; mais l'élégance de votre costume, les bijoux qui vous couvrent, et plus que tout cela, l'air de parfait contentement dont est empreinte votre physionomie, me disent que vous n'avez besoin de rien; je voudrais qu'il me fût possible de vous voir souvent; vous êtes, je ne l'ai pas oublié, un homme de très-bonne compagnie et vous avez infiniment d'esprit, mais vous devez comprendre que votre présence me rappellerait des souvenirs que je veux absolument effacer de ma mémoire. Ainsi donc, quels que soient les lieux dans lesquels nous nous rencontrions, à l'avenir, nous ne devons pas nous connaître. Votre nom ne sortira jamais de ma bouche, tâchez également de ne jamais prononcer le mien. Si je m'adressais à un homme moins raisonnable que vous, je lui dirais que je suis déterminé à tout risquer pour conserver la position que je me suis faite, et que j'ai, Dieu merci, bec et ongles pour me défendre; mais il est inutile, avec vous, de se servir d'un pareil langage. Adieu donc, monsieur Duchemin, je vous souhaite toutes sortes de prospérités.
—En achevant ce petit discours, auquel je dois l'avouer, je ne m'attendais pas, il m'a quitté sans attendre ma réponse et sans seulement prendre la peine de me saluer.
—Ce Servigny me paraît un homme résolu et que nous ferons bien de ménager, si par hasard nous le rencontrons dans le monde, il ne t'a rien demandé que de raisonnable.
—Ainsi, tu crois que nous n'avons rien à craindre?
—Je le crois.
—C'est qu'il me parlait d'un ton si calme, il paraissait si sûr de lui, que j'ai cru un instant qu'il était de la boutique[579].
—Mon pauvre Roman, je vois avec plus de peine que tu ne peux te l'imaginer, que tes facultés baissent considérablement. Depuis quelques temps tu vois partout des agents de police, tu ne rêves que gendarmes, arrestations, condamnations et exécutions; et lorsque tu es en proie à ces hallucinations, ta physionomie, autrefois si joyeuse et si placide, pourrait seule indiquer, à l'observateur le moins exercé, que tu as sur la conscience plus d'un gros péché; il faut prendre garde à cela, mon ami.
—Mais tu rêves, je crois?
—Non, je ne rêve pas, malheureusement.
—Ainsi, tu crois que j'ai des remords, moi, Roman?
—Je ne dis pas cela, mais voici ce qui arrive: lorsque tu as perdu, et tu perds malheureusement plus souvent que tu ne gagnes, tu fais monter dans ton appartement une bouteille de rhum, que tu bois quelquefois tout entière afin de t'étourdir; ce n'est jamais impunément que l'on se livre à de semblables excès, et tu subis aujourd'hui les conséquences de ta conduite.
—C'est vrai, mille diables, c'est vrai, que faire?
—Il faudrait ne plus jouer et t'abstenir de boire; mais cela ne te sera plus possible, maintenant l'étoffe a pris son pli.
—Ecoute, Salvador, décidément je veux me corriger; si je n'avais pas d'argent, je ne jouerais pas; et je ne bois, ainsi que tu viens de me le dire, qu'afin de m'étourdir. Eh bien! ne me donne plus rien lorsque tu toucheras nos revenus.
—Mais, malheureux, si je ne te donne pas d'argent, tu m'en voleras? Ah! quelle plaie, quelle plaie, qu'un homme comme toi. Roman, il faut absolument que nous nous séparions?
—Jamais! nous avons vécu ensemble, c'est ensemble que nous avons commis les crimes qui nous ont fait ce que nous sommes; nous mourrons ensemble, à moins cependant que l'un de nous deux ne soit, avant l'autre, emporté par une bonne maladie.
—Que le diable t'en envoie une, qui me débarrasse de toi! pensa Salvador, qui répondit assez brusquement à son ami, qu'il faudrait cependant bien qu'ils se séparassent, s'il ne voulait pas changer de conduite.
Roman et Salvador, tout en causant, étaient arrivés sur le boulevard. Ce dernier qui voulait, dans le cas on le vicomte de Lussan n'aurait pu obtenir de l'usurier Juste ce qu'il était allé lui demander, être en mesure de lui remettre la somme qu'il lui avait promise, entra chez un marchand de jouets d'enfants, qui avait joint au commerce des poupées et toupies d'Allemagne, les professions beaucoup plus lucratives, d'escompteur et d'usurier. C'est à ce marchand de jouets d'enfants que l'on attribue le trait suivant:
Ce digne industriel venait de prêter mille francs à un jeune homme de famille, qui ne devait les lui rendre que dans deux ans; il s'était montré assez raisonnable, c'est-à-dire qu'il s'était contenté de l'intérêt qu'il prenait ordinairement à ses meilleures pratiques, vingt-cinq pour cent par an, l'intérêt en dedans suivant la coutume de ces messieurs, et qu'il avait bien voulu ne point forcer le malheureux jeune homme à faire l'acquisition de quelques douzaines de poupées et de polichinelles.
Il venait donc de remettre au jeune homme qui était parti charmé d'avoir rencontré un aussi honnête homme, cinq belles piles d'écus composée chacune de vingt pièces de cinq francs toutes neuves, lorsque sa femme, qui avait été témoin de la négociation qu'il venait de terminer, lui dit de sa voix la plus douce:
—Tu viens de faire, je crois, une assez bonne affaire?
—Mais oui, mais oui, répondit le marchand de jouets, le jeune homme est bon, malheureusement le billet sera payé à échéance, de sorte qu'il n'y aura rien à gagner sur les frais; mais c'est égal, c'est de l'argent bien placé.
—Il me semble pourtant, reprit la femme, que si tu l'avais voulu, cette affaire aurait pu te rapporter davantage.
—Mais en prêtant ces mille francs pour quatre ans au lieu de les prêter pour deux; comme tu retiens l'intérêt, tu n'aurais eu rien à donner.
Le marchand de jouets prit sa femme entre ses bras et la tint longtemps serrée contre son cœur.
Touchante union de deux cœurs faits pour s'entendre.
Salvador obtint sans peine ce qu'il désirait de ce vertueux industriel, qui savait très-bien que le marquis de Pourrières était un des plus riches propriétaires du département du Var et que ce n'était que parce qu'il ne voulait pas prendre la peine de chercher ailleurs ce dont il avait besoin, qu'il s'adressait à lui. Hâtons-nous de dire, pour rendre hommage à sa probité, qu'il accordait à ce noble client des conditions toutes spéciales, il ne lui prenait que six pour cent... par trimestre!
Lorsque Salvador sortit de chez le marchand de jouets, vainement il chercha Roman sur le boulevard; celui-ci, qui avait retrouvé dans la poche de son gilet quelques pièces d'or qu'il croyait avoir perdues la veille, avait suivi dans un tripot le comte palatin du saint-empire romain, qu'il venait de rencontrer par hasard.
—Puisse-t-il ne jamais revenir, se disait Salvador en traversant le boulevard pour se rendre au café Anglais, il faut absolument que je trouve un moyen de me débarrasser de cet homme qui me ruinera si je n'y prends garde, il le faut absolument.
Nous laisserons, si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, Salvador et le vicomte de Lussan fêter au café Anglais des filets de perdrix rouges sautés aux truffes, arrosés d'excellent vin de Chambertin et nous irons retrouver Paul Féval ou plutôt Servigny qui se promène dans la plus sombre allée du jardin des Tuileries.
La rencontre qu'il vient de faire, l'a sans doute vivement impressionné, car sa physionomie est triste, il se promène à grands pas, il laisse s'échapper de sa poitrine de sourdes exclamations et quelquefois il s'arrête et paraît réfléchir profondément.
—Que faire, grand Dieu! se dit-il, et comment sortir de l'impasse dans laquelle je suis engagé, dois-je laisser ignorer à mon généreux protecteur les événements de ma vie passée et associer à mon sort une femme que ses attraits, sa fortune appellent à la plus heureuse destinée. Oh! non, la rencontre que je viens de faire est un avertissement du ciel, qui a voulu me prouver que le plus léger souffle pouvait renverser un édifice bâti sur le sable. Puis il recommence sa promenade à pas précipités, puis il s'arrête pour réfléchir de nouveau. Tout à coup il se frappe le front, et les nuages qui le couvraient se dissipent.
—Ah! c'est le ciel qui m'inspire, dit-il presque à haute voix, je vais aller trouver l'homme généreux qui m'a tendu la main lorsque j'étais plongé dans un abîme dont je n'espérais plus sortir, le digne pasteur qui pratique si bien les maximes de son divin maître, il me dira ce que je dois faire; quels que soient les conseils qu'il me donne, je les suivrai, quelque soient les sacrifices qu'il m'impose, je les accomplirai, j'en prends Dieu à témoin.
Cette résolution une fois prise, Servigny beaucoup plus calme qu'il ne l'était quelques instants auparavant, sortit du jardin des Tuileries et franchit rapidement l'espace qui sépare le palais de nos rois de la rue de la Sourdière, où il entra dans une maison de modeste, mais d'honnête apparence.
Voici quels étaient les événements qui amenaient Servigny chez le vénérable ecclésiastique qui habitait cette petite maison.
Après avoir employé toute la matinée de ce jour à visiter en détail sa nouvelle habitation, et lorsque Laure fut sortie pour se rendre chez madame de Neuville, (si nos lecteurs veulent bien se rappeler que sir Lambton était Anglais, et que les mœurs de son pays laissent aux jeunes filles la faculté de sortir seules quand elles le désirent, il ne seront pas étonnés de ce que le digne gentilhomme, qui voulait du reste ne rien laisser désirer à sa nièce, n'avait pas attendu pour l'inviter à aller chez son amie, qu'elle lui en demandât la permission), sir Lambton avait invité Servigny à le suivre dans son cabinet, il voulait lui dit-il, lui parler de choses très importantes.
Servigny prit un siége et se disposa à écouter son protecteur, qui, après s'être recueilli quelques instants, commença ainsi:
—Vous m'avez, mon cher Féval, rendu une multitude de services; après m'avoir sauvé la vie au péril de la vôtre, vous m'avez consacré plusieurs des belles années de votre jeunesse durant lesquelles, grâce à votre activité, à votre intelligence, à votre probité surtout, ma fortune s'est considérablement augmentée; vous voudriez, sans doute me répondre, car je sais combien vous êtes désintéressé, que je vous ai généreusement payé et que par conséquent je ne vous dois rien, vous seriez dans l'erreur; il est de ces choses que tous les trésors de l'Inde ne suffiraient pas à payer, d'abord parce qu'elles sont d'un prix inappréciable, et ensuite parce qu'elles se donnent et ne se vendent pas, c'est l'amitié, le dévouement et vous m'avez donné des preuves de l'un et de l'autre, puisque vous avez refusé pour me suivre, l'établissement que je voulais vous donner, qui constituait à lui seul une fortune déjà considérable, qu'il vous eût été très-facile, d'augmenter encore en peu de temps.
—Je veux vous récompenser cependant, que dois-je donc faire pour cela?
—Vous ne me devez aucune récompense, sir Lambton, répondit Servigny, et rien je vous assure ne manque à mon bonheur. J'ai trouvé près de vous une position honorable et qui suffit à me vœux, mon seul désir est de m'en montrer toujours digne et de la conserver.
—Mais cela ne se peut, quels que soient les égards que je vous témoigne, le monde que je vais être forcé de fréquenter, car je ne veux pas condamner ma nièce à la vie d'une recluse, ne voudra jamais voir en vous que mon secrétaire, et cela ne peut ni ne doit me convenir; l'homme qui m'a sauvé la vie, qui, par son travail a augmenté ma fortune, aux yeux de tout le monde comme aux miens, doit être mon égal, mon ami.
—Vous vous exagérez beaucoup, sir Lambton, la valeur des services que j'ai été assez heureux pour vous rendre; en vous sauvant la vie, lorsqu'au surplus la mienne était aussi bien exposée que la votre, et qu'en combattant pour vous je combattais pour moi, je n'ai fait que ce que vous auriez fait vous même à ma place; si j'ai pu pendant le temps que j'ai été placé à la tête de vos établissements contribuer à la prospérité, je ne faisais que m'acquitter du devoir qui m'était imposé par la nature du contrat qui me liait à vous; vous m'aviez pris sans me connaître, lorsque mon état d'extrême misère devait vous inspirer des soupçons que personne n'aurait jamais songé à blâmer, pas même moi qui en aurais été la victime, car il est malheureusement dans la vie de ces positions qu'il faut avoir traversées pour les concevoir. Je devais donc, autant par reconnaissance que pour ne pas vous dégoûter de l'envie d'obliger, m'appliquer à vous prouver que vous aviez eu raison de me bien juger.
—Féval, vous êtes un noble jeune homme, et ce que vous venez de me dire, me prouve que j'ai raison de vouloir vous attacher à moi par des liens indissolubles.
—Ah! sir Lambton, s'écria Servigny d'une voix brisée par l'émotion, ne me laissez pas entrevoir un bonheur auquel je ne puis prétendre; en vous vouant toute mon amitié, en vous servant avec zèle, je n'ai fait que mon devoir, vous ne me devez rien, rien absolument, laissez-moi donc comme je suis, ou plutôt laissez-moi partir.
—Vous êtes fou, mon cher ami, répondit sir Lambton en souriant, car il croyait que Servigny ne manifestait le désir de retourner dans l'Inde, qu'afin d'aller y acquérir une fortune, qui lui permît, au retour, d'aspirer à la main de Laure; vous êtes fou, on n'acquiert pas en quelques années une fortune semblable à celle que vous souhaitez en ce moment, mais on peut fort bien s'en passer, lorsqu'un brave gentilhomme comme moi, vous dit en vous serrant la main: vous voulez n'avoir fait que votre devoir, eh bien! soit, mais les hommes qui s'acquittent ainsi que vous, de tous les devoirs qui leur sont imposés, sont si rares à l'époque où nous vivons, qu'il est de toute justice qu'en attendant la récompense que le ciel leur réserve, ils aient un peu de bonheur ici-bas. Pour qu'il en soit ainsi, j'ai une nièce, jeune, aimable, jolie et assez riche pour que vous n'ayez pas besoin de l'être, que vous aimez j'en suis sûr, que vous rendrez heureuse, car vous possédez toutes les qualités qu'il faut pour cela, et dont, si je ne me trompe, il ne vous sera pas difficile de vous faire aimer; eh bien! je vous offre la main de cette aimable enfant.
Sir Lambton s'arrêta afin d'attendre la réponse de Servigny; celui-ci était si troublé, qu'il ne sut d'abord que répondre à son généreux protecteur, un nuage couvrait ses yeux, son cœur battait à rompre sa poitrine, il parvint cependant à rassembler ses idées.
—Sir Lambton, dit-il après avoir porté à ses lèvres la main du bon gentilhomme, mon généreux protecteur, je ne veux pas chercher à vous le dissimuler, j'aime mademoiselle de Beaumont; mais dois-je accepter une proposition qui ne vous est inspirée que par un sentiment de reconnaissance exagérée. Mademoiselle de Beaumont est riche, je suis pauvre, je ne possède au monde que l'amitié que vous voulez bien me témoigner, elle est noble, je ne puis lui offrir qu'un nom obscur.
—Mon cher Féval, l'établissement que je voulais vous donner et que vous avez refusé pour ne point me quitter, vaut douze mille livres sterling; vous allez de suite, si vous ne voulez pas me laisser croire que l'orgueil vous domine, accepter cette somme en bons billets de la banque de France, un homme qui possède un peu plus de dix mille francs de rente, est assez riche pour prétendre à la main d'une princesse russe ou de la fille d'un nabab; voilà donc vos objections levées du côté de la fortune, quant à ce qui regarde la noblesse, vous possédez celle du cœur et des sentiments, et celle-là vaut bien l'autre.
Et comme Servigny, ne sachant ce qu'il devait répondre aux arguments serrés de sir Lambton, gardait le silence, sir Lambton se leva et ajouta après lui avoir serré la main:
—Je vous laisse, mon cher Féval; rappelez-vous qu'en me disant que vous aimiez ma nièce, et je ne vous aurais pas cru si vous m'aviez dit le contraire, vous vous êtes enlevé le seul motif raisonnable que vous pouviez alléguer pour éviter de faire ce que je désire; vous me rendrez réponse demain et nous nous occuperons de suite des démarches nécessaires. J'aime que les choses se terminent aussitôt qu'elles ont été décidées.
Servigny se trouvait dans une position singulière; il fallait ou qu'il acceptât la proposition de sir Lambton, car il s'était, en convenant de l'amour qu'il éprouvait pour Laure, enlevé, ainsi du reste que l'avait fort bien remarqué son protecteur, le seul motif raisonnable de refuser sa main; ou qu'il se résignât à faire l'aveu de sa position de forçat évadé, et cet aveu, il est facile de le concevoir, lui coûtait infiniment; peut-être lui ferait-il perdre l'estime de sir Lambton. Et Laure, Laure, que penserait-elle de lui? il voulait bien, pour ne pas associer cette heureuse jeune fille à sa destinée dont l'événement le plus insignifiant en apparence pouvait brusquement changer le cours, renoncer à l'espoir de la posséder, il voulait bien la fuir; mais il ne pouvait se faire à l'idée de devenir pour elle un objet de mépris et de dégoût; et serait-il autre chose, lorsqu'elle saurait qu'il avait partagé la couche et le pain de ces êtres hideux? qu'elle devait se représenter plus dégradés encore qu'ils ne le sont en réalité, qu'il avait été accouplé à un de ces êtres ignobles; pourrait-elle croire qu'il ne s'était pas souillé à leur contact, qu'il n'avait pas gagné quelques-uns de leurs vices?
Pour échapper à la cruelle perplexité à laquelle il était en proie, il était sorti de l'hôtel de sir Lambton, pour aller se promener dans l'allée du jardin des Tuileries, où nous l'avons retrouvé.
Comme il traversait la place de la Concorde, il avait rencontré Roman, (qu'il ne connaissait que sous le nom de Duchemin.) Le lecteur sait comment il avait reçu son ancien camarade de chaîne; il se serait peut-être montré un peu moins sévère envers un homme dont il ne connaissait pas les antécédents et auquel, après tout, il devait peut-être de la reconnaissance; (car c'était à lui, nos lecteurs sans doute ne l'ont pas oublié, qu'il devait sa liberté), s'il l'avait rencontré dans un autre moment; mais tout ce qui pouvait lui rappeler cette époque fatale de sa vie, devait alors lui être si importun, qu'il ne faut pas trop s'étonner de la rudesse qu'il témoigna au compagnon de Salvador.
Un vieux domestique lui avait ouvert la porte de la petite maison, dans laquelle nous venons de le voir entrer, et l'avait introduit dans une petite pièce du rez-de-chaussée qui servait à la fois d'antichambre et de salle à manger.
Cette pièce, plus que simplement meublée, n'était remarquable que par son extrême propreté.
—Ainsi, dit Servigny après avoir accepté le siége que le vieux domestique venait de lui offrir, vous êtes certain que M. l'abbé Reuzet va rentrer dans quelques instants?
—Très-certain, monsieur, M. l'abbé ne dîne jamais en ville et cinq heures vont sonner dans quelques minutes.
—En ce cas, j'attendrai; j'ai absolument besoin de parler à votre maître, que je connais depuis longtemps et que je n'ai pas encore eu le bonheur de rencontrer depuis que je suis à Paris, bien que je sois venu plusieurs fois.
—Nous avons été passer quelques jours à la campagne, à la suite d'une maladie assez grave que vient de faire monsieur l'abbé; c'est sans doute pendant notre absence que monsieur sera venu?
—C'est probable, brave Silvain; mais monsieur l'abbé Reuzet, je l'espère, est maintenant tout à fait rétabli?
—Oh! oui, monsieur, répondit le domestique d'un air effaré, mon maître est maintenant tout à fait rétabli; mais je crois que monsieur vient de prononcer mon nom?
—Eh bien! est-ce que cela vous étonne?
—Mais, sans doute, monsieur, cela m'étonne beaucoup; vous me connaissez, tandis, que moi je n'ai pas celui de vous connaître.
—Vous n'êtes pas doué, brave Silvain, d'une excellente mémoire.
—Pardonnez-moi, monsieur, je possède une excellente mémoire; mais c'est en vain que je cherche à me rappeler vos traits...
—Comment! Silvain, vous avez oublié le malheureux voyageur qui, il y a quelques années, vint blessé, mourant de faim, frapper pendant une nuit d'orage à la porte du presbytère de Saint-Marsault, et auquel votre respectable maître prodigua les soins les plus empressés, soins auxquels vous avez bien voulu joindre les vôtres, ce que le voyageur n'a pas oublié.
Servigny mit dans la main de Silvain une dizaine de napoléons; le brave domestique, qui jamais n'avait osé rêver seulement la possession d'une somme aussi considérable, ne savait quels termes employer pour lui témoigner sa reconnaissance.
—Ah! monsieur! disait-il, c'est trop, c'est beaucoup trop; je ne sais si je dois, sans en avoir obtenu la permission de monsieur l'abbé, accepter une aussi forte somme.
—Ne craignez rien, brave Silvain, acceptez ce petit présent, je parlerai à votre maître, si cela peut vous faire plaisir, car ce n'est pas à cette bagatelle que je veux borner les témoignages de ma reconnaissance.
—Vous êtes trop bon, monsieur, et je suis bien aise de vous revoir aujourd'hui aussi heureux que vous étiez malheureux lorsque vous êtes venu chez nous pour la première fois. Mais c'est monsieur l'abbé qui va être content de vous voir! il ne vous a pas oublié, allez; chaque fois que vous lui envoyez une somme pour ses pauvres, il nous lisait, à la bonne Madeleine (elle n'est plus, la pauvre femme!) et à moi, quelques passages de vos lettres qui venaient de bien loin, à ce qu'il paraît, car il fallait payer près de cinq francs pour les recevoir; et il nous disait qu'il ne fallait jamais laisser s'échapper l'occasion d'obliger son semblable, attendu qu'un bienfait n'est jamais perdu.
Les tintements de la sonnette placée à la porte d'entrée ne laissèrent pas au vieux domestique le temps d'en dire davantage:
—Voilà monsieur l'abbé, s'écria-t-il.
Et il s'empressa d'aller ouvrir.
C'était en effet l'abbé Reuzet.
Ce digne prêtre était jeune encore, mais l'étude et les méditations avaient blanchi presque tous ses cheveux, l'austérité de sa physionomie, du reste remarquablement belle, indiquait un homme qui était sorti vainqueur des combats qu'il avait livrés à ses passions, mais non sans avoir reçu quelques blessures; cependant à la placidité de ses regards qui semblaient caresser tous ceux sur lesquels ils s'arrêtaient, on devinait que c'était un cœur d'or qui battait dans sa poitrine, et qu'il saurait, le cas échéant, trouver des paroles pour calmer toutes les souffrances, du courage pour en donner aux faibles, une marche assurée pour soutenir les pas chancelants de ceux qui auraient été prêts à succomber.
Il reconnut de suite Servigny, auquel il tendit une main que notre héros serra affectueusement dans les siennes.
—Je suis charmé de vous revoir, lui dit-il, vos lettres m'ont appris que Dieu avait bien voulu accueillir favorablement les prières que je n'ai cessé de lui adresser pour votre bonheur; recevez donc mes félicitations en même temps que mes remercîments pour les nombreuses aumônes que vous avez bien voulu m'adresser, elles ont servi, suivant votre intention, à soulager des infortunes imméritées.
—Merci, merci, répondit Servigny, mon premier soin en arrivant à Paris a été de me présenter chez vous, mais vous étiez absent.
—Dieu, pour éprouver son serviteur, lui avait envoyé une maladie cruelle; mais aujourd'hui je suis parfaitement guéri, je crois même que je vais, ce qui ne m'est pas arrivé depuis bien longtemps, faire honneur au modeste repas que le bon Silvain va nous servir à l'instant même, si vous voulez bien le partager.
Servigny, qui voulait causer longuement avec l'abbé Reuzet, s'empressa d'accepter la gracieuse invitation qu'il venait de lui faire.
Après le repas, qui, bien que simple, n'était pas cependant celui d'un père du désert ou d'un trappiste, car le digne abbé Reuzet croyait, et nous sommes tout disposés à penser qu'il n'avait pas tort, que si Dieu a couvert la terre d'aliments sains et agréables, c'est pour que ses serviteurs en fassent usage, et que la mise en pratique de la morale de son divin Fils lui est infiniment plus agréable que les jeûnes exagérés et les macérations, l'abbé et son hôte passèrent dans un petit salon aussi simplement meublé, mais aussi propre que la salle à manger, pour y prendre le café.
L'abbé Reuzet, qui à quelques mots que lui avait dit Servigny pendant le dîner, avait deviné que son hôte désirait l'entretenir en particulier congédia Silvain.
—Les lettres que vous avez reçues, dit Servigny à l'abbé Reuzet, vous ont appris tout ce qui m'était arrivé jusqu'au moment où sir Lambton, complètement guéri des blessures reçues en combattant le féroce animal qui avait mis en danger ses jours et les miens, voulut bien me confier un poste qui me mît à même de lui être utile et de lui prouver que j'étais digne de son estime. Si les services imposent des devoirs d'obligation à ceux qui les reçoivent, ils en exigent de délicatesse chez ceux qui les ont rendus; aussi, je tâchais de m'acquitter de tous les devoirs qui m'étaient imposés, de manière à ne point faire regretter à sir Lambton la confiance qu'il avait bien voulu me témoigner, et il faut croire que je réussis complètement, puisque, peu de temps après, il me chargea de la direction de son principal établissement, l'un des plus considérables de ces riches contrées.
Voici, en substance, ce que Servigny raconta à l'abbé Reuzet, qui l'écoutait avec une attention soutenue:
Après quelques temps de gestion, sir Lambton remarqua que des économies considérables avaient été faites, et qu'à l'aide de méthodes abréviatives, introduites par Servigny, les produits de la fabrique étaient plus abondants et plus soignés. D'un autre côté, les ouvriers, mieux guidés dans l'emploi de leur temps, avaient éprouvé une grande amélioration dans leur position, tant par l'accroissement des salaires, que par les soins affectueux et vraiment paternels que Servigny avait pour eux.
Il avait compris, tout d'abord, que les bons maîtres font les bons ouvriers, et sans autre système, il avait obtenu les plus heureux résultats. En un mot, il avait su se concilier l'amitié et le bon vouloir de tous; aussi; était-il chéri du maître, qui se reposait de tout sur lui, et le considérait comme un autre lui-même.
Le retour de Servigny à une meilleure fortune, ne lui avait pas fait oublier la pauvre vieille qui lui avait donné asile dans ses jours d'adversité: Il allait souvent la voir, et ne manquait jamais de lui porter des consolations et des secours. C'était une malheureuse Irlandaise, dont le mari avait été massacré et dépouillé dans une expédition des troupes Anglaises contre les Afghans. Restée seule, sans fortune, sans appui, elle vivait du faible produit de son travail, dont une stricte économie lui permettait de consacrer une part au soulagement des malheureux; conduite pieuse dans laquelle Servigny l'aidait de sa bourse, autant qu'il pouvait le faire, sans blesser sa délicatesse.
Il y avait déjà longtemps que cet état de choses durait, lorsque sir Lambton prit la résolution de quitter l'Inde et d'aller en France, vivre heureux au milieu d'un peuple qu'il n'avait jamais cessé d'aimer, et dont la gloire, quoique travestie par la haine anglaise, avait fait souvent battre son cœur!
Dans ces circonstances, il se décida à vendre ses propriétés. Toutefois, avant d'en venir là, il proposa à Servigny de lui laisser la suite de ses affaires. Touché jusqu'aux larmes, d'un si généreux procédé, Servigny le remercia en ces termes:
—J'étais profondément malheureux. Une circonstance, que je ne veux point rappeler, vous a déterminé à m'accorder votre confiance; plus tard, vous m'avez comblé de vos bienfaits. Que pourrais-je désirer autre chose que de rester toute ma vie près de vous, à moins cependant que vous n'ayez quelque motif d'agir autrement! Dans le cas contraire, permettez-moi de continuer à vous consacrer ce qui me reste de jeunesse et de forces pour m'acquitter de la reconnaissance que je vous dois, et qui durera autant que ma vie.
Sir Lambton ne put résister à cette dernière preuve d'attachement: Il se précipita dans les bras de Servigny, le tint longtemps pressé sur son cœur, et, à compter de ce moment, il fut convenu qu'on ne se quitterait plus, et que le retour en France ne séparerait pas les deux amis.
Servigny ne voulut pas quitter le pays sans revoir la bonne vieille que nous connaissons déjà et qu'il avait trouvée si secourable à une autre époque; il voulait lui laisser un dernier gage de souvenir et de reconnaissance.
Un matin qu'il s'y était rendu dans ce dessein, il la trouva l'air triste et fatigué; il lui en demanda la cause. Mais, au lieu de lui répondre, elle posa mystérieusement le doigt sur la bouche, tout en lui indiquant d'un geste sa chambre à coucher.
—Que voulez-vous dire? lui dit-il à voix basse.
—Une femme, une Française, encore jeune et belle, lui répondu la vieille, repose dans cet appartement; chut!
Puis, l'attirant au dehors de la maison et l'ayant invité à s'asseoir sur un banc qui était près de la porte; elle lui raconta en ces termes les circonstances qui avaient amené l'inconnue chez elle:
—«Avant-hier, vers la brune, dit-elle, je revenais de chez ce vieil Anglais que vous connaissez. Je traversais le petit bois qui domine la montagne, lorsque parvenue à l'extrémité la plus rapprochée de la ville, je crus entendre des gémissements partir de l'épaisseur du fourré. Je m'arrête, j'écoute: le silence le plus absolu régnait autour de moi. Je crus d'abord m'être trompée; mais à peine avais-je fait quelques pas que le même bruit frappe de nouveau mes oreilles. M'étant arrêtée une seconde fois, une voix plaintive se fit entendre distinctement à quelques pas de moi. Je m'approche: Qui que vous soyez, m'écriai-je à haute voix, indiquez-moi où vous êtes, je vous porterai secours.» Point de réponse. Je renouvelle mon interpellation, je prête l'oreille, je ne tarde pas à acquérir la preuve qu'une créature humaine gisait près de moi, et que l'état de souffrance où elle se trouvait, lui avait seul fait pousser les gémissements que j'avais entendus.
»La nuit devenait fort obscure. Malgré cela, je cherche, j'appelle. Je ne reçois aucune réponse, aucun mouvement n'indique la direction dans laquelle je dois m'engager pour arriver à l'infortunée qui déjà m'inspire tant d'intérêt. Pour surcroît de tourment, le ciel couvert d'épais nuages, l'air absorbant de l'atmosphère, menacent d'un violent orage. N'entendant plus rien, j'allais abandonner mes recherches et continuer mon chemin, lorsque tout à coup les éclairs sillonnent la nue, le tonnerre gronde avec furie, la pluie tombe à torrents. Je m'arrête de nouveau, dominée par l'idée de secourir, s'il est possible, l'être malheureux qui gît à quelques pas de moi; mais je n'entends rien, absolument rien. Forcée alors par le mauvais temps, et aussi peut-être un peu par la crainte, je quitte cette scène d'horreur pour rentrer chez moi. Il était minuit lorsque j'y arrivai, fatiguée, harassée, trempée jusqu'aux os. Je me jetai à la hâte sur mon lit; mais impossible de fermer l'œil, tant j'étais agitée! Il me semblait encore entendre les accents plaintifs de cette voix vibrant à peine à travers le feuillage, le vent et la pluie. Que de reproches ne m'adressai-je pas sur ma pusillanimité, mon peu de persévérance? Je l'aurais sauvé, me disais-je! Si je reste, c'en est fait, je serai cause de sa mort!...
»Cependant l'orage avait cessé; mais le jour ne venait pas au gré de mon impatience. Enfin, exténué de fatigue, l'impérieuse nature l'emporte, je cède au sommeil. Mais un songe affreux ne tarde pas à m'éveiller en sursaut, haletante et couverte de sueur. J'avais vu, dans ce songe d'énormes serpents dévorer un corps humain, dont les cris déchirants faisaient tressaillir mon âme! Je me lève à la hâte décidée à retourner sur les lieux, espérant cette fois parvenir, s'il en était temps encore, à sauver le malheureux que je me reprochais d'avoir si lâchement abandonné.
»Toutefois, pour ne manquer le but de cette nouvelle excursion, je crus devoir éveiller mon voisin, le père William, en le priant de m'accompagner jusqu'à l'endroit où gisait la malheureuse victime que je voulais à tout prix secourir. Il s'y prêta de bonne grâce. Arrivés au bosquet, nous nous mîmes en recherches pendant assez longtemps, lorsque tout à coup le père William s'écria d'une voix altérée:
—»Par ici, venez, venez vite!
»Je cours de son côté: quel triste spectacle s'offre alors à mes yeux! Une femme, jeune encore, d'une figure belle, mais pâle comme la mort, gisait sans mouvement au fond d'un trou assez profond.
—»Elle est morte! m'écriai-je.
—»Je ne le crains que trop, répond le père William; mais nous ne pouvons pas à nous deux la sortir de là. Je vais chercher du monde et je reviens.
»A peine un quart d'heure s'était-il écoulé que William reparut avec quelques hommes de bonne volonté, qui avaient bien voulu l'aider dans cette bonne œuvre; d'autres étaient allés chercher un médecin qui ne tarda pas à arriver sur les lieux.
»On descend dans le trou, et on en tire avec soin et précaution la malheureuse jeune femme qui paraissait exister encore. On la dépose sur un brancard de branches d'arbres fait à la hâte; le médecin l'examina avec la plus scrupuleuse attention; elle était glacée!... Il ordonna de faire du feu et de la réchauffer; mais elle était toujours dans le même état. C'est à peine si quelques rares et lentes pulsations la distinguaient d'un cadavre! Le docteur paraissait même croire que tout secours était inutile. Mais je le suppliai de redoubler d'attention et de soins; il me semblait que les parties inférieures était moins rigides, moins froides; il ne tarda pas à être de mon avis. Il ordonna alors de la porter de suite chez moi, où elle fut placée dans mon lit, réchauffée par degrés, puis enfin saignée. Ces premiers soins une fois remplis, il lui administra deux cuillerées d'une potion qui parut la ranimer. Enfin, elle ouvre les yeux; mais trop faible pour soutenir, l'éclat de la lumière, elle les referme aussitôt. Le docteur prescrivit alors de la tenir chaudement, et de redoubler le cordial dont l'emploi avait déjà produit de si heureux résultats; puis il se retira en promettant de venir la revoir dans le jour.
»Elle a passé la journée et la nuit dans mon lit. Pendant ce temps-là le docteur est venu la voir cinq ou six fois. A ses dernières visites il me donna l'espoir de la sauver; mais jusqu'ici, elle n'a ni ouvert les yeux, ni poussé la moindre plainte: elle est entièrement immobile. Cependant, une douce chaleur parcourt son corps, son sang est rappelé à la circulation; enfin, la vie matérielle lui est rendue, et tout annonce que les prévisions du docteur se réaliseront. Voici ses habits, je les ai fait sécher, et quoiqu'en mauvais état, la finesse des tissus, celle de son linge, tout en elle semble annoncer une personne qui a connu des jours plus heureux.»
Lorsque la bonne vieille eut terminé son récit, dans lequel il semblait qu'elle voulût atténuer tout ce qui la concernait, Servigny lui adressa les plus vives félicitations sur sa belle conduite; il prit une bourse remplie de guinées, l'offrit à la bonne vieille, et la força de l'accepter afin de subvenir aux soins et aux dépenses que sa généreuse sensibilité lui avaient imposés. Après quoi, il se retira, promettant de ne pas partir sans la revoir et lui dire un dernier adieu.
Rentré chez sir Lambton, il continua de régler toutes les affaires; et quand enfin tout fut prêt pour le voyage de France, il se rendit près de la bonne vieille, ainsi qu'il le lui avait promis quinze jours auparavant. Il la trouva occupée de quelques travaux domestiques; près d'elle était assise une jeune femme d'une pâleur extrême que faisait encore ressortir ses longs cheveux noirs et ses beaux yeux de la même couleur. Elle paraissait avoir été d'une beauté remarquable; mais elle était si faible, si abattue, qu'à peine pouvait-elle se soutenir sur le siége où elle était assise, contrairement aux ordres du docteur qui avait prescrit de la laisser couchée sur une chaise longue. Après l'avoir saluée, Servigny continua de converser avec la vieille Irlandaise, à laquelle lui aussi devait la vie. Celle-ci le questionna sur le pays où il allait habiter. Il lui répondit que le bâtiment sur lequel il allait s'embarquer avec sir Lambton et sa suite devait les ramener en France, et les débarquer au Havre; que de là il irait à Marseille...
—Marseille! s'écria la malade: Marseille, c'est ma patrie! puis elle retomba accablée sur sa chaise.
Lorsqu'elle eut repris l'usage de ses sens, elle s'écria de nouveau:
—Marseille! Marseille, c'est mon pays! c'est dans cette ville que doit être ma famille, si elle existe encore, malgré tous les tourments que je lui ai causés; de grâce, monsieur, si vous allez dans la ville qui m'a va naître, soyez assez bon pour voir ma famille et lui dire la position où je me trouve en ce moment, c'est-à-dire bourrelée de remords et un pied dans la tombe!... Je mourrai heureuse si vous me promettez de voir mes parents et de remettre cet anneau au marquis de Pourrières, dont ma famille vous donnera l'adresse. Attendez! voici quelque chose de plus précieux encore:
Elle tira alors de son sein une petite boîte en écaille garnie en or, en disant:
—C'est tout ce qui me reste de ma prospérité passée! Cette boîteccontient l'acte de naissance de mon fils. Hélas! je l'ai lâchement abandonné ainsi que son malheureux père!...
En ce moment un torrent de larmes inondait son visage, elle ne put continuer, tant ces souvenirs lui causaient d'émotion.
Servigny et la vieille dame la voyant près de défaillir, s'empressèrent par leurs soins et leurs consolations à la calmer, à la ranimer. Servigny lui assura qu'il verrait sa famille, ainsi que son fils et le père de cet enfant; qu'elle pouvait compter sur lui pour ce dont elle le chargerait. Elle parut se remettre un peu et remercia ses deux bienfaiteurs du tendre intérêt qu'ils lui portaient. Elle ajouta que trop fatiguée en ce moment, elle priait Servigny de revenir plus tard, qu'elle préparait pour le jour de son départ les notes qu'elle lui destinait.
A quelques jours de là, Servigny retourna voir cette infortunée: il la trouva un peu mieux. Elle lui remit toutes les notes dont il pouvait avoir besoin pour faire les démarches qu'elle avait réclamées de lui, et le pria instamment de vouloir bien l'instruire de tout ce qu'il apprendrait dans ses intérêts:
—J'aurai la force de vivre, ajouta-t-elle, jusqu'à ce que je sache si j'ai encore des parents, des amis, et surtout si mon fils existe encore. Cette certitude me ferait oublier tous mes malheurs, toutes mes souffrances.
Servigny lui assura de nouveau qu'elle pouvait compter sur lui, et, au risque d'être indiscret, il se permit de l'interroger sur son sort, sur les circonstances qui l'avaient réduit à l'état de dénûment dans lequel elle se trouvait.
Ces questions lui firent répandre un torrent de larmes.
—Hélas! dit-elle à Servigny, quand vous connaîtrez mes aventures, je serai l'objet de votre mépris, ainsi que de cette bonne dame dont le généreux dévouement m'a sauvé la vie. Mais je n'ai rien à vous refuser.
Alors elle raconta ce que nous savons déjà de son histoire; sa fuite avec un Anglais qui, à son tour, l'avait abandonnée presque sans ressources après l'avoir amenée dans l'Inde.
—«Depuis lors, ajouta-t-elle, j'ai ouvert les yeux sur ma position, mes fautes, mon infâme conduite. Combien je me repens en ce moment d'avoir quitté l'homme qui m'aimait, qui m'avait comblée de bienfaits, pour le trahir par la plus noire ingratitude! Et mon fils, quel remords n'éprouvé-je point de l'avoir laissé à des mains étrangères, sans m'être jamais préoccupée de son sort! Tout cela m'avait inspiré un profond dégoût de la vie, il me semblait qu'une voix puissante, mais intérieure, me criait sans cesse: «Tu es une mauvaise mère!» A la suite de ces diverses circonstances, poursuivie par d'affreux pressentiments, mon courage m'a abandonnée, je suis tombée malade, tout ce que je possédais, argent, effets, bijoux, tout a été sacrifié au rétablissement de ma santé. A peine convalescente, les personnes qui m'avaient recueillie sachant qu'il ne me restait aucune ressource, me signifièrent de choisir un autre asile; deux jours plus tard elles m'auraient impitoyablement jetée à la porte.
»En proie au plus violent désespoir, j'avais dirigé mes pas au hasard, décidée à marcher jusqu'au moment où trahie par mes forces je tomberais d'inanition. C'est du reste ce qui ne tarda pas à arriver. Je marchai tant et si loin, que je m'égarai dans le petit bois qui est auprès de la ville; je ne m'arrêtai qu'à la nuit close, et enfin m'étant assise au pied d'un arbre je m'y endormis. Mon sommeil fut assez paisible jusqu'au lendemain, et lorsque je m'éveillai le soleil était déjà assez avancé dans sa carrière; mais quoique j'eusse passé la nuit tout entière dans un repos que je n'avais pas goûté depuis longtemps, je n'en étais pas moins en proie aux plus affreux tourments. La faiblesse où j'étais, l'absence d'aliments réparateurs, tout contribuait à me plonger dans les plus sombres idées; il me semblait être poursuivie par ces bizarres fantômes que crée l'imagination en délire. En un mot, tout contribuait à me faire persister dans la résolution de mourir.
»Toutefois, l'idée de la mort, l'idée de mettre un terme aux angoisses du cœur, et à cette foule de plaies et de douleurs, à cette masse de chair qui est nous, fait de nous tous des poltrons; tout s'arrête et se décolore devant la pâle lueur de cette pensée[580]. Je me soulevai donc et retrouvai en moi de nouvelles forces; mais bien décidée à mourir de faim, si j'envisageai encore la vie, ce fut pour me réjouir de la fin de mes maux. Enfin parvenue au dernier terme de la faiblesse et du délire, je sentais, je voyais la nuit approcher; mais indifférente à tout, que m'importait la nuit quand j'aspirais le néant!... Tout à coup ma paupière s'appesantit, se ferme, je tombe épuisée sur le gazon!...
»Si j'en juge par l'agitation de mon sommeil, je demeurai longtemps en cet état, car je fus assaillie par cette foule de songes terribles et bizarres qu'enfante un cerveau débilité. Tantôt il me semblait tomber dans d'affreux précipices et rouler au sein d'eaux noires et infectes qui m'entraînaient au centre de la terre; tantôt que de hideux serpents me déchiraient de leur dent envenimée!...
»Enfin, que vous dirai-je? depuis ce moment, jusqu'à celui où je me suis trouvée chez la bonne Irlandaise, je n'ai eu d'autre sentiment de mon existence que par la perception de tous les tourments de l'enfer!... C'est à Dieu et à vous, bonne et respectable dame, que je dois la vie; puissé-je en faire un meilleur usage que par le passé!»
Tenez, dit-elle en s'adressant à Servigny: voici les papiers qui vous mettront à même d'avoir des nouvelles de mon malheureux fils. Daignez encore une fois me promettre de vous occuper de lui à votre arrivée en France et de m'informer du résultat de vos démarches.
—Vous pouvez compter sur moi, répondit Servigny; je vous jure que je verrai le fils et le père.
—Le père que j'ai si indignement trahi, dit la dame; il aura peut-être abandonné le fils pour se venger de la perfidie de la mère!
—Cela n'est pas probable, répliqua Servigny; un homme tel que le marquis de Pourrières ne pourrait commettre une telle injustice.
—Alexis était si jeune, il m'aimait tant, dit la dame, que ma fuite a dû le désespérer, il aura maudit la mère et l'enfant!
—De grâce, calmez-vous, madame! celui qui se repent de bonne foi est plus loin du mal que celui qui ne le connut jamais. Du reste, j'ai meilleure opinion de M. de Pourrières; je me réserve de le voir et de rallumer dans son âme tous les sentiments d'un père, si contre toute attente, il avait pu jamais les oublier.
—Que d'obligations je vous aurai, cher monsieur; si je désire vivre encore c'est pour avoir le temps de vous bénir.
Le moment de se séparer étant venu, Servigny embrassa ces deux dames et les quitta en promettant de leur écrire. Jamais séparation ne fut plus touchante; la jeune femme versait des larmes en abondance; quant à la vieille Irlandaise, il semblait qu'on lui arrachât un fils tendre et chéri, tant elle était inconsolable de prendre en Servigny un ami, un protecteur aussi généreux que délicat. Enfin, il fallut se quitter.
Peu de jours après, Servigny apprit que la pauvre femme était morte en le bénissant.
FIN DU SIXIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME SEPTIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Sir Lambton, possesseur de richesses considérables honorablement acquises, s'embarqua avec Servigny. Pendant la traversée qui fut on ne peut plus heureuse, il ne cessait de parler de sa nièce, qu'il n'avait vue que dans son enfance. Les lettres qu'il avait reçues de cette jeune fille avaient captivé toutes ses affections; il brûlait d'impatience de la revoir, sans cesse il relisait sa correspondance avec une nouvelle satisfaction, et il la faisait lire à Servigny qui la trouvait charmante. La naïveté du style, la pureté des sentiments qui y étaient exprimés, tout était empreint de ce cachet qui révèle les âmes d'élite. Enfin après soixante-seize jours d'une navigation qu'aucun accident n'était venu interrompre, ils débarquèrent heureusement au Havre.
Sir Lambton, qui avait des affaires importantes à régler en ce port et ensuite dans celui de Marseille, chargea Servigny de se rendre à Paris pour préparer tout ce qui était nécessaire à son installation. Il lui laissa carte blanche pour l'achat d'un hôtel dans un quartier élégant et tranquille, ainsi que d'une jolie maison de campagne dans les environs. Il devait, en arrivant à Paris, trouver prêt tout ce dont il avait besoin, et s'en rapportait entièrement au fidèle, à l'intelligent Servigny, qu'il regardait, avec raison, comme son meilleur ami.
Après avoir reçu les ordres et les diverses commissions de sir Lambton, et muni de lettres de crédit sur les premiers banquiers de la capitale pour des sommes considérables, le départ de Servigny fut fixé au lendemain; toutefois, avant de se rendre à Paris, il demanda à son protecteur la permission d'aller voir une vieille tante qui habitait Mantes; c'était la seule parente qui lui restât.
—«Faites comme vous voudrez, lui dit sir Lambton, pourvu que d'ici deux mois je trouve tout disposé pour me recevoir, je suis content.»
Les choses ainsi arrêtées, Servigny se dirigea sur le village de Saint-Marsault pour aller se jeter aux pieds du bon curé qui l'avait si généreusement sauvé, ainsi que nous l'avons vu au commencement de cette histoire. Là, il apprit que ce digne ecclésiastique était depuis quelques temps à Paris, vicaire d'une des paroisses de la capitale. Il alla rendre visite au successeur de l'homme de Dieu et sans lui rien confier des faits que nous connaissons, il le chargea de dire quelques messes et de distribuer d'abondantes aumônes aux pauvres du village; il était heureux de pouvoir faire un peu de bien là où il avait été si malheureux, puis il se remit en route pour Paris.
Arrivé à Sens et logé à l'hôtel de l'Ecu, il acheta un excellent cabriolet et un très-beau cheval que l'on vendait par autorité de justice; il profita avec empressement de cette occasion, sachant qu'il aurait très-prochainement besoin de l'un et de l'autre pour faire ses courses à Paris et dans les environs.
Rendu à Mantes, il descendit à l'hôtel du Cheval blanc, et de suite il s'informa de sa tante. Il apprit qu'elle était morte depuis quelques mois seulement, après avoir fait un testament en faveur d'un parent éloigné. Servigny ne voulut rien changer aux dernières volontés de sa bonne tante; il quitta Mantes le lendemain, à la pointe du jour, pour revenir à Paris; il lui tardait de voir son sauveur, l'ancien curé de Saint-Marsault. Le temps était pluvieux, mais vers midi il fut assez beau, en sorte qu'il fit cette route assez agréablement, après avoir dîné à Poissy. En passant à Saint-Germain, il crut devoir s'arrêter quelques instants chez un notaire, afin de prendre des renseignements sur les propriétés à vendre dans les environs. On lui en indiqua plusieurs, mais, informations prises, elles ne pouvaient convenir; alors il se dirigea sur Nanterre, et il était presque nuit lorsqu'il arriva; mais de là à Paris, la route n'est pas longue, et il crut pouvoir prendre son temps. Il fit donc rafraîchir son cheval chez Gillet, et après avoir donné quelques sous à cet aveugle, qui vient jouer un air de flûte aux voyageurs, et qui, dit-on, a gagné à ce métier de bons biens au soleil, il sauta dans son cabriolet, se proposant de monter au pas la côte qui se trouve en sortant du pays; lorsque tout à coup il s'aperçoit que le ciel se couvre et que les éclairs sillonnent la nue à de longs intervalles. Il continue son chemin, espérant que cet orage se dissipera; mais au même instant le tonnerre gronde avec furie, les éclairs se croisent et forment mille gerbes dans l'air, les détonations que répètent et multiplient les échos de la vallée deviennent effrayantes; malgré cela, Servigny continue intrépidement sa route: il était même arrivé à mi chemin de Nanterre à Neuilly, lorsqu'un éclair suivi d'un coup de tonnerre épouvantable, fait cabrer et ruer le cheval; il s'abat, comme frappé de la foudre, il se relève, mais épouvanté par la terreur qu'il vient d'éprouver; il recule et se précipite avec le cabriolet dans une cuvette assez profonde qui borde la route, et d'où il ne peut sortir!...
Les brancards étaient cassés, le cheval sous le cabriolet, et Servigny, enseveli sous la capote brisée et aplatie, faisait de vains efforts pour sortir de cette position!
La lecture du premier chapitre de ce volume a appris à nos lecteurs ce qui, à partir de ce moment, est arrivé à notre héros.
—Voilà, dit Servigny lorsqu'il eût achevé le récit que l'on vient de lire, tous les événements de ma vie que je n'avais pu encore vous faire connaître; je n'ai passé sous silence qu'une seule circonstance dont je vous parlerai lorsque vous m'aurez dit ce que je dois faire; quant à la malheureuse femme dont je viens de vous raconter l'histoire, je m'acquitterai de la mission qu'elle a bien voulu me confier, et, pour cela, je n'attendrai pas que le hasard m'en fournisse l'occasion. J'écrirai à Genève, afin de savoir où est maintenant le jeune Fortuné, et sitôt que je connaîtrai le lieu de sa résidence, je lui porterai les paroles dernières de son infortunée mère et la boucle de cheveux qu'elle m'a remise pour lui.
—C'est bien, mon fils, c'est bien, répondit l'abbé Reuzet, je n'en attendais pas moins de vous; vous devez, en effet, vous acquitter de la mission qui vous a été confiée par cette malheureuse femme; en accomplissant le dernier vœu d'une pécheresse qui s'est repenti, à ses derniers moments, d'une mère qui regrettait de ne s'être pas acquitté de ses devoirs, vous vous rendrez agréable à Dieu, car le bien que l'on fait sans espoir de récompense, il le voit, et il s'en rappellera au jour du jugement, lorsque nos fautes et nos bonnes actions seront pesées dans une balance.
Servigny, après avoir de nouveau donné à l'abbé Reuzet l'assurance qu'il s'acquitterait de la mission qui lui avait été confiée par Jazetta, lui demanda ce qu'il devait faire, relativement à ce qui lui était arrivé à l'auberge isolée du Bienvenu.
—Je voudrais, dit-il, faire connaître à l'autorité ce qui se passe dans cette infâme maison et quels sont les gens qui la tiennent; mais le puis-je sans me compromettre? L'un des hommes que j'ai vus, et qui serait infailliblement arrêté par suite de sa dénonciation, était en même temps que moi au bagne de Toulon et il ne manquerait pas de me dénoncer; et vous devinez quelles seraient les conséquences de cette reconnaissance?
—Vous ne pouvez cependant, mon ami, laisser subsister ce repaire d'assassins; ce n'est pas sans dessein que la Providence, qui vous y a conduite, a permis que vous puissiez vous en échapper: il faut absolument que l'autorité en soit avertie et de suite, car chaque jour de retard, coûte peut-être la vie à un infortuné voyageur. Mais, cependant, il faut éviter que vous puissiez devenir la victime de la bonne action que vous allez faire.
—Quels moyens employer pour qu'il en soit ainsi? Je serais nécessairement mis en présence de tous les individus qui fréquentent l'auberge du Bienvenu; eh bien! n'est-il pas possible que parmi eux, il s'en trouve quelques-uns qui aient été mes compagnons pendant mon séjour au bagne de Toulon, et que mes traits soient restés gravés dans leur mémoire.
—Il me semble, dit l'abbé Reuzet après avoir réfléchi quelques instants, qu'une dénonciation anonyme, bien détaillée, adressée à la préfecture de police, remplirait suffisamment notre but, car elle amènerait nécessairement une visite dans cette auberge, dans laquelle il est impossible que l'on ne trouve pas quelque chose qui puisse fixer les doutes de la justice. Mais non, nous ne pouvons même pas employer ce moyen; votre cabriolet et votre cheval, qui sont restés à l'auberge du Bienvenu, pourraient servir à vous faire reconnaître, s'ils tombaient entre les mains de la police.
—Oh! je ne crains pas cela, le cabriolet n'est pas de fabrique française et le cheval a été acheté avec plusieurs autres; ces objets ne peuvent donc mettre sur mes traces; aussi, vais-je de suite suivre votre conseil et adresser à l'autorité une dénonciation, dans laquelle je donnerai des détails si précis, qu'il faudra bien que l'on y ajoute foi.
—Il faut maintenant, ajouta Servigny, que vous me serviez de guide dans une circonstance grave et dont dépend le bonheur de ma vie; voici ce dont il s'agit.
Servigny alors, raconta à l'abbé Reuzet tout ce qui venait de se passer entre lui et sir Lambton et l'offre que celui-ci venait de lui faire, de la main de sa nièce.
—Et sans doute, dit le bon prêtre, vous aimez cette jeune fille?
—Oh! oui, répondit Servigny, je l'aime; et cet amour, daignez en être convaincu, ne ressemble pas à la passion qu'avait su m'inspirer cette cantatrice du théâtre de Marseille dont je vous ai parlé, passion dont les suites ont été si fatales. J'ai voué à mademoiselle de Beaumont, une affection aussi pure qu'elle est désintéressée, je sens qu'il me sera facile de la rendre heureuse si elle devient mon épouse; mais cependant, si vous me dites que je ne dois pas associer ma vie à la vie si pure de cette charmante enfant, je serai assez fort pour renoncer à l'avenir heureux qui m'est offert et que j'ai mérité. Je ne crains pas de vous dire cela, mon digne ami, car vous connaissez toute ma vie, vous savez tout ce qu'il m'a fallu d'efforts pour conquérir la position que je possède aujourd'hui.
—Ecoutez, mon ami, dit l'abbé Reuzet, vous êtes bien déterminé, n'est-ce pas, à ne point vous arrêter dans la route que vous avez choisie? Vous voulez, quoi qu'il puisse arriver, conserver l'estime de l'homme généreux qui veut vous confier le soin d'assurer le bonheur de sa nièce?
Servigny fit un signe affirmatif, et l'abbé continua en ces termes:
—Eh bien! mon ami, il faut lui faire connaître tous les événements de votre vie, que vous lui avez cachés jusqu'à ce jour; si après que vous lui aurez fait cette confidence, il ne renonce pas à ses desseins, et il n'est pas impossible qu'il en soit ainsi; car, si le châtiment que les hommes vous ont infligé était sévère, la faute que vous avez commise n'est en réalité qu'une étourderie de jeunesse; vous pourrez alors accepter sans crainte la main de la femme que vous aimez, après, toutefois, que vous lui aurez fait la même confidence que vous aurez faite à son oncle.
—A elle! mon ami, il faudra que je lui dise que j'ai traîné et porté l'ignoble livrée du bagne?
—Il le faudra! Croyez-moi, si vous devez devenir l'époux de cette jeune fille, ne laissez pas à un hasard, qui probablement ne se présentera pas, mais qui cependant est possible, le soin de lui apprendre un fait qui lui paraîtra beaucoup moins énorme, si c'est par vous qu'elle l'apprend.
—Oh! jamais, jamais je ne pourrais me résoudre à donner à Laure le droit de me mépriser; j'aime mieux fuir sans rien dire, lui laisser ignorer, ainsi qu'à sir Lambton, ce que je serai devenu.
—Vous ne devez pas vous conduire ainsi, et vous ne le ferez pas; car vous vous rappelez que sir Lambton vous est attaché et que votre fuite, en l'affligeant, pourrait lui permettre de croire que vous êtes un ingrat.
Servigny concevait bien que dans la position singulière où il se trouvait placé, il n'avait d'autre parti à prendre que celui qui lui était indiqué par l'abbé Reuzet; il ne pouvait cependant se résoudre à l'adopter; il voulait bien, ainsi que nous l'avons déjà dit, renoncer à Laure, fuir loin, d'elle, s'il le fallait il voulait bien instruire sir Lambton, non pas seulement parce que quelque chose lui disait qu'il trouverait en lui un juge indulgent, mais encore, parce que l'honneur lui faisait un devoir de cette nécessité; mais c'était tout ce qu'il se sentait capable de faire, à moins d'efforts surhumains. Il le dit à l'abbé Reuzet.
—Eh bien! lui dit le prêtre, ces efforts surhumains, il faut les faire, et croyez-moi, vous en serez récompensé; on gagne toujours quelque chose à faire son devoir. Que pourriez-vous dire à votre femme, si le hasard venant à lui apprendre ce que vous lui auriez caché, elle vous reprochait de l'avoir trompée? Auriez-vous le droit de vous plaindre si, s'autorisant de votre exemple, elle vous trompait à son tour? Dites-moi, votre bonheur ne serait-il pas beaucoup plus grand si, après avoir écouté la confidence que vous allez lui faire, Laure vous tendait la main et vous disait que malgré vos malheurs, elle consent à devenir votre épouse?
—Oh! certes, car ce serait là une véritable preuve d'amour et de dévouement, que je saurais reconnaître en la rendant aussi heureuse qu'il est possible de l'être ici-bas; mais cela ne peut arriver; cette pure jeune fille ne consentira jamais à unir sa destinée à celle d'un forçat évadé.
—Les femmes sont capables, lorsqu'elles aiment, de tous les dévouements. Ne désespérez donc pas de votre destinée; Dieu, qui jusqu'à ce jour vous a si manifestement protégé, ne vous abandonnera pas tant que vous marcherez dans ses voies. Fais ce que tu dois, avienne que pourra; vous devez, mon ami, puisque vous voulez faire oublier la faute que vous avez commise, avoir sans cesse cette maxime présente à la mémoire.
—Je ferai ce que vous me dites de faire, dit Servigny après quelques instants de réflexion,
—J'étais sûr, s'écria le bon abbé Reuzet, que vous possédiez toutes les vertus d'un galant homme, mais puisque maintenant vous êtes bien décidé, je veux vous rendre moins rude que vous ne la supposez, la tâche qui vous est imposée; il est de ces aveux, je le sais, qui sont pénibles à faire, et ceux que vous devez à sir Lambton sont de cette nature; je crois que l'indulgence de cet excellent homme, vous les rendra aussi faciles que possible; je ne veux pas cependant que vous soyez le témoin de l'étonnement que nécessairement il manifestera lorsqu'il apprendra ce que, jusqu'à ce jour, il a ignoré. Voici donc quelle sera votre conduite: demain matin sir Lambton, qui me paraît passablement impatient, ne manquera pas de vous demander une réponse, vous lui répondrez que l'offre qu'il a faite comble tous vos vœux, mais que vous ne pouvez l'accepter avant qu'il ne m'ait vu et vous le prierez de venir de suite chez moi; si, comme je le présume, ce que je lui apprendrai ne le fait pas changer de résolution, je lui demanderai la permission de voir mademoiselle de Beaumont, qui, j'en suis convaincu, vous conservera son estime, si après m'avoir entendu, elle vous enlève son amour. Croyez-vous mon ami que nous puissions mieux faire? et veuillez me charger du soin d'être votre interprète.
Servigny prit la main de l'abbé Reuzet et la serra avec force entre les siennes.
—Vous êtes un digne serviteur de Dieu, lui dit-il, j'approuve d'avance ce que vous ferez, et si je dois renoncer à l'amitié de sir Lambton et à l'amour de Laure c'est près de vous, mon digne ami, que je viendrai chercher des consolations que vous ne me refuserez pas.
La conversation entre l'abbé Reuzet et Servigny se serait sans doute prolongée beaucoup plus longtemps, si le vieux Silvain, après avoir discrètement frappé à la porte du salon, n'était pas entré afin de prévenir son maître que M. le vicomte de Lussan désirait lui parler.
—Je suis forcé, dit l'abbé, de vous congédier pour recevoir ce gentilhomme, au revoir, mon cher Servigny, ayez bon espoir, je vous le répète, Dieu n'abandonne pas ceux qui marchent dans ses voies.
—Que sa volonté soit faite, répondit Servigny, acceptez ceci pour vos pauvres, ajouta-t-il en glissant un billet de banque dans la main de l'abbé Reuzet, je regrette beaucoup de ne pouvoir faire plus en ce moment, mais l'envoi que je viens de faire au procureur du roi d'Aix, pour indemniser le juif Josué de l'argent qu'involontairement je lui ai fait perdre, m'a tout à fait mis à sec, une autre fois je serai plus généreux.
—Merci, mon ami, merci pour moi, à qui vous procurez le plaisir de faire un peu de bien, et merci pour mes pauvres, dont les prières vous porteront bonheur.
—A propos, j'ai remis à votre bon Silvain une légère marque de ma reconnaissance qu'il n'a voulu accepter qu'à la condition que vous lui permettriez de la conserver.
L'abbé Reuzet donna un petit soufflet sur la joue du vieux domestique qui attendait près de la porte du salon l'ordre de faire entrer le vicomte de Lussan.
—Vous le voyez, mon ami, lui dit-il, un bienfait n'est jamais perdu, puisque vous recevez aujourd'hui la récompense des soins que vous avez donnés il y a déjà longtemps, à un pauvre blessé, gardez cet argent et faites-en bon usage... Faites entrer maintenant M. le vicomte de Lussan.
Silvain s'empressa d'obéir.
—Veuillez prendre un siége, M. le comte, dit l'abbé Reuzet, qui voulut absolument conduire Servigny jusqu'à la porte de son modeste logement, je suis à vous à l'instant même.
—Ne vous gênez pas, M. l'abbé répondit le vicomte, ne vous gênez pas, rien ne me presse.
—Que diable peut venir faire ici, se dit-il, lorsqu'il fut seul dans le salon, cet homme que j'ai vu causer ce matin avec le digne intendant de mon noble ami, le marquis de Pourrières.
Si nos lecteurs ne sont pas las de nous suivre, nous les prierons d'entrer avec nous dans la petite église de Guermantes, petit village du département de Seine-et-Marne, situé à quelques portées de fusil de Lagny, et remarquable seulement par les belles maisons de campagne, dont les jardins ont été, pour la plupart, dessinés par Lenôtre.
Il n'est pas encore huit heures du matin, les pâles rayons du soleil d'hiver ne sont pas encore parvenus à percer les nuages épais qui chargent l'atmosphère; le froid est vif, la neige couvre les champs d'alentour et les rameaux dépouillés des quelques vieux arbres plantés devant le portail de l'église, qui cependant est ouverte et ornée comme pour un jour de fête. Nous saurons, si nous voulons bien prendre la peine d'écouter les paroles qu'échangent entre eux les quelques paysans rassemblés devant le maître-autel, pour quelle cérémonie la petite église de Guermantes déploie à une heure aussi inusitée toutes les richesses de sa sacristie.
—En v'là une drôle d'idée, dit à sa voisine une grosse villageoise à la physionomie réjouie, qui s'est levée à la pointe du jour afin d'arriver la première à l'église, choisir pour se marier une méchante église de rien de tout, lorsque l'on pourrait sans se gêner, avoir le maître-autel de c'te église de Paris, que j'sommes allés voir avec mon homme, une église superbe, ma chère, toute dorée, avec des peintures presque aussi belles que celles du jardin Turc, et ousque ça sent bon comme tout.
—C'est une nouvelle mode, les bourgeois venions comme ça se marier dans les églises des villages, soit disant pour échapper aux opportunités, mais j' crois pas que c'est pour ça moi, c'est ben plutôt parce que ça leur zy coûte meilleur marché, c'est si cancres ces riches.
Le nez pointu, les lèvres minces et les yeux de chauve-souris de la femme qui venait de s'exprimer ainsi, annonçaient un de ces êtres malheureusement organisés dont le plus vif plaisir est celui de médire de leur prochain. Ceux de nos lecteurs qui sont assez naïfs pour croire que les villageois sont tels que les a peints ce bon capitaine de dragons, qui se nommait M. de Florian, lorsque nous leur aurons appris que ceux qui avaient choisi pour se marier la petite église du village de Guermantes avaient remis au maire du susdit village une somme assez forte pour les pauvres de la commune, croiront sans doute que les méchancetés de la femme aux yeux de chauve-souris, vont être désapprouvées par ses auditeurs: erreur! profonde erreur; elles seront au contraire accueillies par un murmure approbateur qui l'engagera à ne pas s'arrêter en aussi beau chemin; et cependant les plus médisants seront les premiers à se rendre sous le porche lorsque les jeunes mariés sortiront de l'église, afin de les saluer et d'attrapper une étrenne, c'est-à-dire une pièce de monnaie quelconque. Il est bon d'apprendre à ceux de nos lecteurs qui ne le savent pas, que des villageois, quelquefois fort à leur aise, reçoivent sans scrupule une aumône lorsqu'on veut bien la leur donner.
Ainsi que nous venons de le dire, l'auditoire de la femme aux yeux de chauve-souris était disposé à bien accueillir toutes les méchancetés qu'elle voudrait bien débiter.
—Après, continua-t-elle, charmée de la bienveillante attention que ses auditeurs voulaient bien lui accorder, vous me direz que l'on a quelquefois des raisons pour ne point vouloir se marier au vu et au su de ses pareils; par exemple, quand une demoiselle a eu des malheurs, et que le mari ne l'épouse que pour sa dot.
—A-t-elle de l'esprit cette mère Pitroux, dit un gros joufflu, le coq du village, en riant bêtement, elle sait tout ce qui se passe, que j'vous dis.
—Un peu que j'sais ben des choses, et que si j'voulions parler j'pourrions vous en apprendre de belles sur le compte de c'te belle mariée, de son épouseur et d'ce rougeau d'Anglais, qu'est soi-disant son oncle; mais je m'tais, j'n'ai pas oublié qu'à son dernier prône monsieur le curé nous a dit qu'il ne fallait pas médire de son prochain.
La vieille sorcière ne se taisait que parce qu'elle ne savait absolument rien, et que son instinct de méchante femme lui disait qu'elle en avait assez dit pour donner matière à toutes les conjectures.
—M'est avis, dit le gros joufflu, que l'Anglais n'est pas plus l'oncle de la mariée que je n'suis le neveu de M. le curé, et que c'est pour se débarrasser d'elle qu'il la repasse avec une bonne dot au jeune homme qui va l'épouser.
—Un bel homme tout d'même, répondit la femme qui avait parlé la première, et qui, comparée aux autres villageoises, était une excellente femme; et qui va épouser un beau brin de jeune fille! On peut dire d'eux tout ce qu'on voudra, ça ne les empêchera pas de faire un joli couple.
—C'est-à-dire, reprit le gros joufflu, très-vexé sans doute de ce qu'une femme se permettait de trouver bien un autre homme que lui, l'homme n'est pas déjà si bien, il est trop grand.
—Tu dis ça parce que tu es petit, mon garçon.
—On est ce qu'on est, mame Catois, ça n'empêche pas qu'on ne changerait pas de figure avec tous ces farauds de Paris, qui ne viennent dans nos villages que pour nous humilier.
—Vous me faites suer avec toutes vos médisances, s'écria la bonne madame Catois; tenez, puisqu'il faut que j'vous le dise, vous n'avez pas plus de reconnaissance que des crocodrilles. Lorsqu'il n'y avait personne au château, vous disiez tous les jours: Ah! y faudrait pour le bien du village que c'te propriété fusse habitée par des gens riches. Eh ben! il est venu des riches, et des bons, qui ont fait du bien à tous les pauvres de la commune, et qui viennent encore, à l'occasion de leur mariage, de remettre pour eux, à not' maire, une bonne grosse somme; eh ben! parce qu'ils veulent se marier ici, v'là que vous vous mettez à les déchirer ni pu ni moins que s'il vous devaient queque chose. Fi! fi, vous devriez être honteux.
Nous devons, historien fidèle, dire à nos lecteurs que la verte admonition de madame Catois fut beaucoup moins bien accueillie que les médisances de la mère Pitroux, et qu'elle eût été probablement forcée de changer de place pour se soustraire aux bourrades si l'entrée dans l'église des jeunes mariés et de leurs amis n'était venu distraire l'attention générale.
—Est-ce que je me trompais, dit la Pitroux, c'est-y pas un mariage secret, pisqu'i n'ont invité personne à la cérémonie et qui n'ont avec eux que leurs témoins, ces deux Anglais qui viennent on ne sait d'où, le père Robertin, le notaire de Lagny, et son gendre, l'huissier, qui ont l'air tout fiers de ce que le rougeaud a bien voulu les choisir pour répondre de sa nièce; et ce curé de Paris, qui doit officier à la place de not' bon pasteur, qui n'ont probablement pas trouvé assez bon pour eux.
On a sans doute déjà deviné que le mariage qui mettait ainsi en émoi toutes les mauvaises langues de Guermantes, était celui de notre héros, qui épousait la charmante Laure de Beaumont. Après la cérémonie, que le digne abbé Reuzet avait voulu célébrer lui-même, les deux jeunes époux, accompagnés de sir Lambton, devaient monter dans une chaise de poste qui les attendait à la porte de l'église, et aller passer à Florence, sous le beau ciel du grand-duché de Toscane, le restant de l'hiver avant de se fixer définitivement à Paris.
—Adieu, mes enfants, dit l'abbé Reuzet à Servigny et à Laure, au moment où ils allaient monter en voiture, adieu! vous serez heureux, car vous avez fait chacun votre devoir; mais si quelques malheurs imprévus venaient vous frapper, si Dieu voulait encore vous éprouver, priez avec confiance notre divin Rédempteur, vous puiserez dans la prière des forces pour surmonter les obstacles, et de la résignation pour supporter les maux que vous ne pourriez éviter.
Tandis que l'abbé Reuzet parlait ainsi aux deux jeunes gens qui lui prêtaient toute l'attention que méritait son noble caractère, sir Lambton, entouré d'un cercle infranchissable, vidait sa bourse entre les mains du bedeau, du sacristain, des enfants de chœur et des pauvres de la commune. Lorsqu'il n'eut plus rien à leur donner, tous ces solliciteurs s'écartèrent, et il rejoignit la voiture dans laquelle Servigny et Laure avaient déjà pris place.
—Nous nous verrons, monsieur, dit-il à l'abbé Reuzet en lui secouant la main d'une manière qui fit faire une légère grimace au bon prêtre, je ne suis pas de votre religion, mais cela, vous l'avez pu voir, ne m'empêche pas d'être un assez bon diable, et je suis prêt à reconnaître que c'est une excellente religion que celle qui est prêchée par des ministres tels que vous. Adieu, monsieur l'abbé, venez souvent à notre hôtel lorsque nous serons de retour à Paris, tout le monde y gagnera, nous d'abord et les pauvres ensuite, car à chacune de vos visites je vous remettrai de quoi continuer l'œuvre si généreusement commencée par ce brave garçon-là.
En achevant ces derniers mots, sir Lambton avait frappé sur l'épaule de Servigny qui ne put s'empêcher de rougir.
—Ah! ah! mon cher ami, ajouta sir Lambton qui remarqua l'air embarrassé et la rougeur qui couvrait le visage de notre héros, est-ce que par hasard vous êtes fâché de ce que monsieur l'abbé Reuzet m'a mis dans la confidence de vos secrets; cela ne serait pas bien, maintenant que nous sommes de la même famille, nous ne devons rien avoir de caché l'un pour l'autre.
—Un secret, dit Laure, je veux le connaître.
—Monsieur votre mari vous le fera sans doute connaître, répondit l'abbé Reuzet.
—Oui, ma fille, ajouta sir Lambton, tu le connaîtras ce secret, et tu gronderas fort ton mari de ce qu'il nous l'a caché si longtemps.
Après quelques paroles obligeantes adressées au curé de Guermantes, qui était venu rejoindre l'abbé Reuzet, sir Lambton, Laure et Servigny partirent, emportant les bénédictions des deux vénérables ecclésiastiques auxquels se joignirent les acclamations de tous ceux entre les mains desquels sir Lambton avait vidé sa bourse.
—C'est d'braves gens tout d'même, dit le gros Joufflu à la Pitroux; ils ont donné gros à nos pauvres.
—Beau mérite, répondit la vieille, que d'donner queuques écus lorsqu'on est riche comme des crésus; c'est une frime pour nous jeter de la poudre aux yeux, pour qu'on s'aperçoive pas de c'qui s'en sauvent comme ça aussitôt après leux mariage.
—Hé! dites donc la Pitroux, dit une commère en frappant sur l'épaule de la vieille aux yeux de chauve-souris, v'nez-vous à la maison commune? on dit comme ça que not'maire va faire le partage de c'qu'ont donné ces bourgeois qui veniont de se marier, et qui reviendra au moins vingt francs à chaque nécessiteux.
—V'là que j'y vas, mon enfant, dit la Pitroux, v'là que j'y vas.
Et la vieille sorcière sortit de l'église.
—Eh ben! Claude, qué tu dis d'ça, dit la Catois au paysan joufflu, crois-tu que c'est brave d'aller prendre l'argent des gens qu'on vient de déchirer?
—Eh ben! s'ils l'ont donné c'te argent, c'est que ça leur convenait; faudrait-t'y pas pour avoir le droit d'en prendre sa part, s'priver du plaisir de rire un tantinet aux dépens de tous ces riches.
O mœurs pures des champs! aimable candeur villageoise, que vous êtes donc séduisantes dans les idylles, les romans de M. de Florian, et les opéras-comiques.
Trois mois environ après le mariage de Servigny et de Laure, une cérémonie semblable rassemblait, dans l'église dorée sur tranche de Notre-Dame de Lorette, une compagnie beaucoup plus nombreuse que cette que nous venons de laisser dans la petite église du village de Guermantes. Cette compagnie habillée de velours et de soie, parfumée de patchouli et d'eau de Portugal, s'exprimait avec infiniment plus d'élégance que ceux que nous venons d'entendre parler. Faut-il en conclure qu'elle valait mieux? Nous n'en savons vraiment rien. Les villageois de Guermantes assommaient tout simplement ceux dont ils s'occupaient; les gens comme il faut, rassemblés dans l'église Notre-Dame de Lorette, pour nous servir d'une expression empruntée au joyeux curé de Meudon, «égorgillaient bien doulcettement les gens avec de gentils petits coustelets.» Nous laissons à nos lecteurs le soin de décider quelle est la meilleure de ces deux manières de tuer les gens; nous les prierons seulement de remarquer que les gens comme il faut se déchirent les uns les autres, tandis que les villageois ne calomnient que ceux que le hasard de la naissance ou la fortune a placés au-dessus d'eux, ce qui tendrait à prouver que les premiers ne médisent que pour tuer le temps; tandis que les seconds, véritables loups qui ne se mangent pas entre eux, calomnient parce qu'ils sont grossiers, envieux et méchants.
Le révérend père Lemoine, de la compagnie de Jésus, qui a écrit un petit traité[581] destiné à rendre facile aux gens du monde l'exercice de toutes les pratiques de la religion; s'il revenait ici-bas et qu'on le conduisit dans l'église Notre-Dame de Lorette, il pourrait facilement croire, en voyant un semblable temple, que les maximes de son livre sont généralement adoptées. Nous ne sommes, pour notre part, jamais entré dans une de nos vieilles basiliques sans nous sentir disposé à élever notre âme vers notre Créateur; nous ne restons pas froids dans les modestes temples de nos villages; mois lorsque nous nous trouvons à Notre-Dame de Lorette, ce qui nous arrive toutes les fois qu'Alexis Dupont veut bien quitter l'Académie royale de musique pour venir y faire entendre sa belle voix aux fidèles, nous écoutons très-volontiers le prédicateur à la mode, nous applaudissons chaleureusement l'artiste distingué qui chante si bien les hymnes sacrés; mais nous avons beau nous battre les flancs pour rallumer dans notre cœur quelques étincelles de ferveur religieuse, cela nous est impossible; c'est qu'en effet, l'église Notre-Dame de Lorette ressemble plus aux boudoirs des jolies pécheresses qui habitent le quartier dans lequel elle est située, qu'à un temple consacré au culte de celui qui est mort sur la croix pour nous sauver. Rien de mieux peint que cette jolie bonbonnière; mais rien assurément de moins grandiose, de moins mystérieux, qui parle moins au cœur et à l'imagination de la grandeur et des mérites du Créateur.
C'est sans doute pour cela que les diverses personnes que la cérémonie qu'on allait y célébrer y avait attirées, s'abordaient, se saluaient et causaient avec autant d'abandon que si elles s'étaient rencontrées dans un salon.
—Eh! bonjour donc, mon cher de Lussan, je suis vraiment charmé de vous rencontrer.
—Croyez, mon cher de Préval, que j'ai infiniment de plaisir à vous voir.
Et le vicomte serra affectueusement la main parfaitement gantée que lui tendit de Préval.
—Je veux bien vous croire, cher vicomte, permettez-moi cependant de vous faire observer que vous devenez excessivement rare.
—Que voulez-vous, je me range, j'ai envie de faire une fin, d'imiter mon ami de Pourrières; de me marier.
—Vraiment! eh mais! si vous trouviez ainsi que lui chaussure à votre pied, vous n'auriez peut-être pas tort.
—J'avais jeté les yeux sur l'aimable amie de la jolie comtesse de Neuville, et il est probable que je serais parvenu à m'en faire aimer, si son oncle n'avait pas amené avec lui, des Indes orientales, je ne sais quel aventurier qui m'a coupé l'herbe sous le pied.
—Voilà qui est fâcheux,
—Oh! je suis, je vous l'assure, parfaitement consolé; une occasion perdue peut facilement se retrouver.
—Surtout, lorsque comme vous, on possède une foule d'aimables qualités, une grande fortune et un nom illustre.
—Flatteur, vous savez bien que je ne possède de plus que vous qu'une seule chose, le nom que m'ont transmis mes aïeux.
—C'est peu de chose.
—Quel blasphème, M. de Préval; mais si vous prisez si peu la noblesse, pourquoi donc avez-vous accolé au vôtre une particule nobiliaire?
—Eh! que sais-je; pour jeter de la poudre aux yeux des sots.
—Brisons, je vous prie.
—Vous n'avez pas cru, cher vicomte, que je voulais vous offenser?
Le vicomte, visiblement contrarié, fit quelques pas dans l'église avant de répondre à Préval, qui marchait à ses côtés et qui paraissait désolé d'avoir pu déplaire à celui qu'il avait pris l'habitude de considérer comme son maître.
—Les nouveaux mariés se font bien attendre, dit timidement de Préval, pour donner un autre tour à la conversation.
Le vicomte de Lussan, touché du repentir manifesté par l'humble contenance de Préval, voulut bien lui répondre:
—C'est bon genre, dit-il, il n'y a que les rois et les porteurs d'eau qui arrivent à l'heure.
—Il paraît que monsieur le marquis de Pourrières a tout à fait oublié la jolie marquise de Roselly?
—Je n'en répondrais pas; Silvia est une de ces femmes qui ne s'oublient pas facilement, n'est-il pas vrai, monsieur de Préval?
—Je vous donne ma parole, que je n'y pense que pour me rappeler que c'est une femme très-dangereuse.
—Je vous crois. Il paraît que le gaillard qu'elle avait choisi pour se débarrasser de vous, n'y allait pas de main morte; j'ai raconté cette histoire au marquis de Pourrières, elle l'a fait beaucoup rire.
—Je suis charmé d'avoir prêté à rire à ce noble personnage; je ne souhaite pas cependant qu'il retrouve Céleste Comtois.
—Eh! pourquoi donc?
—Parce que je suis persuadé que cette femme doit être funeste à tous ceux qui se trouvent en relations avec elle.
—Vous pourriez bien avoir raison; le père Juste m'a raconté certaine histoire dont je la suppose l'héroïne!...
—Quelle est donc cette histoire?...
—Vous êtes beaucoup trop curieux, mon cher; allez, si vous désirez la connaître, prier le père Juste de vous la raconter, peut-être qu'il voudra bien vous faire ce plaisir.
Le vicomte de Lussan et de Préval, furent à ce moment abordés par un assez laid vieillard qui portait à sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur.
—Eh! bonjour, M. de Préval, dit-il au compagnon du vicomte de Lussan, vous allez, puisque je vous rencontre ici, me dire de qui l'on va célébrer l'union.
—Quel est ce monsieur? dit à voix basse le vicomte de Lussan à M. de Préval.
—Monsieur le chevalier Fontaine, le père nominal de la belle marquise de Roselly, lui répondit son ami.
Et comme le chevalier Fontaine attendait une réponse à la question qu'il venait de lui adresser:
—Ne savez-vous pas, continua-t-il, que monsieur le marquis de Pourrières épouse la veuve du général comte de Neuville?
—Une union bien assortie, répondit le chevalier Fontaine, les deux conjoints sont riches.
Les personnes invitées à la cérémonie, arrivaient à la suite les unes des autres, de sorte que lorsque les époux et leur amis arrivèrent à leur tour, l'église était déjà remplie. Le vieux chevalier de Saint-Louis que nous avons vu déjà chez madame de Villerbanne, donnait la main à Lucie.
La physionomie de Salvador était resplendissante d'orgueil; il adressa au vicomte de Lussan, en passant devant lui, un léger signe de tête protecteur, qui pouvait se traduire ainsi: Vous voyez, mon cher ami, que je sais surmonter tous les obstacles, et que ce que je veux je l'obtiens.
—Ouais! se dit le vicomte, est-ce que par hasard mon excellent ami oublierait déjà que c'est presque à moi qu'il doit ce qu'il obtient aujourd'hui! Il faudra voir, morbleu! il faudra voir...
Lucie n'était pas triste; et cependant une certaine appréhension pouvait se lire sur sa jolie figure. Mais, lorsqu'elle jetait ses regards sur son mari, elle croyait lire tant d'amour dans ses yeux, que les légers nuages qui couvraient son front se dissipaient aussitôt.
Nous ne rapporterons pas tous les détails de la cérémonie qui consacra devant Dieu une union déjà contractée devant les hommes. Nos lecteurs savent ce qu'est une messe de mariage; nous leur dirons seulement que, comme le marquis de Pourrières avait remis une somme assez considérable à la fabrique, l'église avait revêtu pour lui ses plus beaux atours; elle avait étalé au grand jour tous les trésors de la sacristie: les carreaux de velours à franges d'or, le poêle de satin à franges d'argent, les chandeliers les plus lourds et les mieux ciselés; elle avait paré ses chantres de leurs plus belles chapes, son suisse de son uniforme le plus resplendissant, débarbouillé ses enfants de chœur et convié le meilleur de ses organistes.
Après la cérémonie, les amis de Lucie et du marquis de Pourrières, parmi lesquels on pouvait remarquer une foule de personnages distingués, vinrent adresser leurs félicitations aux jeunes époux et les prier d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour leur bonheur, vœux stériles, hélas! et qui ne devaient pas être exaucés.
Salvador se conformant à la mode anglaise, adoptée maintenant par presque tous les gens de bonne compagnie, avait manifesté à sa femme le désir d'aller aussitôt après son mariage, passer la belle saison dans ses terres. Lucie n'avait pas cru devoir s'opposer à ce désir qu'elle avait trouvé tout naturel; de sorte qu'il avait été convenu qu'aussitôt après la cérémonie religieuse, on partirait pour le château de Pourrières, où on passerait la lune de miel.
La cérémonie religieuse était terminée et les nouveaux époux allaient bientôt sortir de la sacristie, lorsqu'une femme d'une beauté remarquable, mais affreusement pâle et plus que pauvrement vêtue, entra dans l'église; elle se plaça au premier rang, en ayant soin de se tenir parmi les personnes qui attendaient, rangées en haie, le long des deux côtés de la nef, la sortie des nouveaux époux qu'elles voulaient voir monter en voiture. Lorsque Salvador, qui donnait la main à Lucie, passa triomphalement près d'elle; elle poussa un léger cri qui lui fit tourner la tête de son côté, de sorte que ses regards, qui brillaient d'un feu sombre, rencontrèrent les siens.
Les traits du marquis, lorsqu'il eût vu cette femme, se couvrirent d'une mortelle pâleur, et vraiment il y avait bien de quoi; elle lui apparaissait comme le spectre de Banco au Festin de Macbeth; et son trouble fut si évident que Lucie le remarqua et lui demanda ce qu'il avait? il attribua son trouble et sa pâleur à une indisposition subite causée par l'émotion et la chaleur, et que le grand air suffirait pour dissiper; et il se hâta de regagner sa voiture répondant à peine aux compliments et aux félicitations des nombreux amis qui se pressaient autour de lui; seulement, lorsque le vicomte de Lussan s'approcha à son tour, il lui dit quelques mots à voix basse.
Le vicomte de Lussan parut très-étonné, il salua la comtesse et rentra dans l'église.
Il avait à peine fait quelques pas lorsqu'il fut abordé par de Préval.
—Devinez qui je viens de rencontrer ici? lui dit son ami.
—Eh! le sais-je, répondit le vicomte.
—Eh bien! je viens de me trouver face à face avec la belle Céleste Comtois, Silvia, marquise de Roselly, comme vous voudrez l'appeler. Oh! je l'ai bien reconnue, malgré l'extrême pâleur qui couvre son visage et qui semble annoncer qu'elle vient de supporter une longue maladie, et les pauvres vêtements dont elle est couverte.
—Où est-elle? dit le vicomte, il faut que je lui parle, il le faut absolument.
—Ma foi, mon cher ami, je ne puis vous satisfaire, je me suis sauvé aussitôt que je l'ai vue. Je me suis imaginé qu'elle n'était ici que pour jouer un mauvais tour à quelqu'un comme ce quelqu'un pourrait être moi aussi bien qu'un autre, ma foi!... Je puis cependant vous assurer qu'elle est encore dans l'église.
Le vicomte de Lussan, outré de la poltronnerie de son ami de Préval, le quitta sans lui répondre, et se mit à explorer l'église en tous sens. L'église de Notre-Dame de Lorette n'est pas bien grande, et l'œil peut sans peine en embrasser toutes les parties; il n'eut donc pas beaucoup de peine à trouver celle qu'il cherchait.
—Comme je ne me souciais pas de m'exposer à rencontrer quelqu'un dans ce misérable équipage, lui dit Silvia, je suis restée dans ce coin où je savais bien que vous finiriez par me découvrir.
—Mais par quel fâcheux hasard, madame la marquise, vous trouvez-vous en un si pitoyable état, et qu'êtes-vous devenue depuis plus d'une année?
—Oh! c'est toute une histoire qu'il serait beaucoup trop long pour vous raconter ici; il vous a sans doute prié de vous occuper un peu de moi.
—Sans nul doute; ah! que n'êtes-vous venue quelques jours plus tôt...
—Je suis venue aussitôt que je l'ai pu: ainsi le marquis de Pourrières est marié?
—Il vous croyait morte, madame la marquise.
—Et il était impatient de se consoler; c'est très-bien, c'est très-bien en vérité, la femme qu'il vient d'épouser est véritablement fort jolie?
—Eh! madame, si vous aviez été là, il est probable qu'il aurait refusé Vénus en personne.
—Le croyez-vous?
—J'en suis persuadé; mais vous connaissez le vieux proverbe: les absents ont tort.
—Le proverbe dit vrai, mais les absents reviennent quelquefois et alors ils ont raison.
—Je ne vous comprends pas, mais je suis à vos ordres, venez-vous?
—Nous attendrons si vous voulez bien le permettre, quelques instants, je vois encore dans l'église beaucoup de personnes que je connais.
Le ton sec et tranchant de Silvia avait légèrement indisposé le vicomte de Lussan; cependant il lui obéit et resta près d'elle, bravant les regards des curieux qui ne pouvaient concevoir qu'un aussi élégant personnage se tint ainsi en public avec une femme si misérablement vêtue, il subissait sans s'en douter l'influence que cette singulière femme exerçait sur tous ceux qui la connaissaient, cependant il ne lui parlait pas.
—Vous ne me dites rien, M. le vicomte, dit Silvia après quelques instants d'un silence qui paraissait l'ennuyer infiniment.
—Je n'ai rien à vous dire, madame, répondit le vicomte, si ce n'est que maintenant l'église est presque déserte et que nous ferions bien de profiter de ce moment pour nous retirer.
—Partons donc, M. le vicomte, je suis prête à vous suivre.
Silvia passa son bras sous celui du vicomte qui rougit jusqu'aux yeux, mais qui n'osa la refuser. Puis il la fit monter dans son cabriolet, se plaça à côté d'elle et fouetta vigoureusement son cheval, impatient d'échapper aux regards des quelques curieux retardataires rassemblés à l'entrée de l'église.
Nous profiterons du temps que doivent passer à Florence Servigny, Laure et sir Lambton, et à Pourrières, Salvador et Lucie, à laquelle, à notre regret, il ne nous est plus permis de donner le nom de comtesse de Neuville, pour apprendre à nos lecteurs les événements qui avaient précédé les deux unions qu'ils viennent de voir se conclure.
Servigny après avoir quitté l'abbé Reuzet, rentra à l'hôtel de sir Lambton beaucoup plus calme qu'il ne l'était lorsqu'il en était sorti, la résolution qu'il venait de prendre avait mis fin à la cruelle perplexité à laquelle il était en proie, et comme, ainsi qu'il a été facile de s'en apercevoir par le récit des événements qui précèdent, il était doué d'une force de caractère remarquable, il en attendait le résultat avec calme, bien déterminé du reste à l'accepter quel qu'il fût.
Le lendemain matin après le déjeuner, sir Lambton, ainsi qu'il s'y attendait, le pria de le suivre dans son cabinet, et lorsqu'ils y furent seuls, il lui demanda une réponse à la proposition qu'il lui avait faite la veille.
—Vous avez dû penser, mon généreux protecteur, lui répondit Servigny, après s'être recueilli quelques instants, que si je n'avais pas accepté de suite, et avec le plus vif empressement, une proposition aussi honorable que celle que vous avez bien voulu me faire, mon hésitation était provoquée par de bien puissants motifs; car je n'ai pas cherché à vous dissimuler que j'aimais votre nièce de toutes les puissances de mon âme, et je crois vous avoir donné assez de preuves de l'attachement que je vous ai voué, pour que vous ne puissiez douter du prix infini que je dois mettre à votre alliance.
—Mais ces motifs, mon cher Féval, vous devez, si vous avez en moi quelque confiance, me les faire connaître.
—Je le sais, sir Lambton, mais j'ai pensé que vous voudriez bien m'épargner la triste nécessité de vous faire des aveux qui vont peut-être me faire perdre, sinon votre amitié, du moins votre estime. Un vénérable ecclésiastique attaché à l'église Saint-Roch, M. l'abbé Reuzet, connaît tous les secrets de ma vie, allez le trouver, mon digne protecteur, il vous dira tout ce que je regrette de ne pas avoir la force de vous dire moi-même, et si, ce que je n'ose espérer, après l'avoir écouté vous daignez seulement me conserver auprès de vous, je m'estimerai encore trop heureux.
—Je vais aller voir cet ecclésiastique, répondit sir Lambton, que l'air profondément ému de Servigny avait touché autant qu'il est possible de l'être, je ne sais ce qu'il va m'apprendre, peut-être attachez-vous beaucoup trop d'importance à un événement en réalité insignifiant. Le secret qu'il va me confier est-il donc de nature à empêcher la réalisation d'un projet auquel j'attache un prix infini? quoi qu'il en soit, mon cher Féval, soyez persuadé que je n'oublierai jamais les services importants que vous m'avez rendus.
—Je le sais, sir Lambton, je le sais, dit Servigny, mais allez de suite trouver l'abbé Reuzet. Je suis maintenant impatient de vous savoir instruit de tout ce qui me regarde.
Sir Lambton serra la main de Servigny sans lui répondre, et sortit à pied pour se rendre chez l'abbé Reuzet, dont notre héros lui avait indiqué la demeure.
L'abbé Reuzet, ainsi qu'il l'avait promis la veille à Servigny, attendait la visite du gentilhomme Anglais, qui fut introduit de suite près de lui.
Sir Lambton remarqua d'abord l'extrême simplicité et la grande propreté de l'ameublement du logement occupé par l'abbé Reuzet; cela le prévint en sa faveur et le disposa à l'écouter favorablement. Il se dit, que si ce prêtre qui possédait, il le savait, une fortune raisonnable à laquelle il pouvait joindre les émoluments attribués à ses fonctions et le produit de plusieurs ouvrages remarquables dont il était l'auteur, savait se contenter d'un intérieur aussi modeste; c'est qu'il trouvait plus de plaisir à répandre des bienfaits sur ceux de ses semblables qui, lorsqu'ils souffraient, venaient s'adresser à lui, qu'à s'entourer des mille recherches du luxe et du confortable.
L'abbé Reuzet congédia Silvain qui avait introduit sir Lambton dans son cabinet, et après avoir fait accepter un siége au bon gentilhomme il lui parla ainsi:
—Je sais, monsieur, quel est le motif qui vous amène près de moi; vous désirez connaître les raisons qui ont fait, en quelque sorte, refuser par M. Paul Féval, une offre qui l'eût comblé de joie, s'il lui eût été permis de l'accepter. Ces motifs, monsieur, sont de telle nature, que ce jeune homme, plutôt que de vous les faire connaître, voulait vous fuir; et cependant je dois me hâter d'ajouter, pour ne pas vous laisser plus longtemps sous le coup d'une impression fâcheuse, que dans mon âme et conscience, mon ami, je suis fier de pouvoir donner ce titre à M. Paul Féval, est en réalité plus malheureux que coupable.
—Continuez, M. l'abbé, continuez, je vous en prie, s'écria sir Lambton. Je suis plus heureux que vous ne pouvez vous l'imaginer, de vous entendre parler ainsi. Je ne suis pas, ainsi que vous, revêtu d'un caractère qui m'oblige à l'indulgence; mais je crois que votre cœur et le mien sont dignes de se comprendre!...
Et sir Lambton, avec une franchise toute britannique, saisit la main de l'abbé Reuzet qu'il serra avec force dans la sienne.
—La personne dont nous nous entretenons, continua l'abbé, ne se nomme pas Féval, son véritable nom est celui de Servigny; mais elle pouvait, sans nuire à personne, prendre celui sous lequel vous l'avez connu jusqu'à ce jour, car ce nom de Féval, est celui de sa mère qui est morte depuis longtemps.
Le nom de Servigny, sir Lambton, a été flétri devant les hommes; mais je ne crains pas de le dire, il a, depuis longtemps, reconquis devant Dieu sa pureté primitive!...
L'abbé Reuzet, après s'être recueilli quelques instants, raconta à sir Lambton, tous les événements de la vie de Servigny, que nos lecteurs connaissent déjà.
Lorsqu'il eût achevé, sir Lambton, qui l'avait écouté avec la plus sérieuse attention et sans l'interrompre une seule fois, lui serra de nouveau la main, et lui dit d'une voix émue:
—Si les faits sont tels que vous venez de me les raconter, et je n'en doute pas, puisque vous en êtes le garant, Servigny est véritablement plus malheureux que coupable. Il a cependant, un tort grave à mes yeux, celui de ne pas m'avoir accordé une confiance dont j'étais digne; mais je lui pardonne bien volontiers, et ce que vous venez de m'apprendre ne change rien à mes projets.
—C'est bien! monsieur! c'est bien, répondit l'abbé au bon gentilhomme, je n'en attendais pas moins de votre noble caractère; mais je dois, autant pour remplir complétement la mission dont je suis chargé que pour m'acquitter des devoirs que mon caractère m'impose, vous faire quelques observations que vous voudrez bien, je l'espère, accueillir avec indulgence.
—Parlez, M. l'abbé, parlez, je suis prêt à vous écouter.
—Vous ne devez pas vous dissimuler, sir Lambton, la position de Servigny; il n'est, après tout, qu'un évadé du bagne de Toulon, que l'événement le plus insignifiant en apparence peut trahir, dont la destinée peut être brisée au premier moment. Irez-vous associer l'existence de votre nièce à une existence aussi précaire? Et si telle est, en effet, votre intention, ne croyez-vous pas qu'il est de votre devoir de lui apprendre les événements de la vie passée de celui que vous lui destinez pour époux:
Sir Lambton, après avoir réfléchi quelques instants, répondit ainsi?...
—J'apprécie, M. l'abbé, le motif qui vous engage à me faire ces observations, auxquelles je vais tâcher de vous répondre: Servigny n'a été conduit au bagne que par suite d'un événement unique dans sa vie; il est entré sans antécédents, et du reste, il est resté peu de temps; il n'est donc pas connu des gens dont le métier est de chercher ceux qui se trouvent dans une position semblable à la sienne; vous me direz qu'il peut être reconnu par quelques-uns de ses compagnons d'infortune; mais il n'est pas probable qu'il en rencontre dans le monde où nous allons vivre. Je pourrais facilement, grâce aux nombreuses influences que je puis faire agir en sa faveur obtenir sa grâce s'il survenait quelque fâcheuse aventure; mais jusque là, je crois que nous ferons bien de rester dans la position où nous sommes, n'êtes-vous pas de mon avis?
—Sans doute; si vos intentions sont toujours les mêmes; il faut mieux éviter de fournir au monde, qui n'est pas comme vous exempt de préjugés, l'occasion de juger des faits, que bien certainement, il n'apprécierait pas à leur juste valeur.
—Je crois, comme vous, que ma nièce doit savoir tout ce qui regarde celui qui doit être son époux; c'est vous, M. l'abbé, que je charge de l'instruire. Dites-lui que je verrais avec plaisir son union avec Servigny, parce que je suis convaincu que ce jeune homme est très-capable de la rendre heureuse; mais que cependant je la laisse entièrement libre de ses volontés.
—Je verrai, aujourd'hui même, mademoiselle de Beaumont, dit l'abbé Reuzet; et maintenant, monsieur, que vous savez à peu près tout ce qui concerne mon ami, je ne crains pas de vous le dire, je souhaite bien vivement que votre nièce ne s'oppose pas à l'union que vous projetez; union qui, je l'espère, sera aussi heureuse que possible.
—Oui, monsieur l'abbé, cette union sera heureuse; c'est parce que j'en suis persuadé, que je désire qu'elle s'accomplisse.
La conversation, entre l'abbé Reuzet et sir Lambton, se prolongea longtemps encore. Ce dernier écoutait avec intérêt tout ce que lui disait le digne prêtre, qui de son côté, éprouvait un vif plaisir à prouver par des faits, que celui auquel il avait tendu la main au moment où il était abandonné de tout le monde, s'était montré digne de ses bienfaits, et que ce n'était que grâce à ses vertus et à son courage, qu'il était parvenu à reconquérir sa place dans la société.
—Oui, sir Lambton, disait-il au bon gentilhomme; oui, Servigny ou plutôt Paul Féval, car nous conserverons, si vous le voulez bien, ce nom à notre ami, est tout à fait digne de ce que vous voulez faire pour lui, et pour vous en donner une preuve nouvelle, je vais vous apprendre un secret que sa modestie, sans doute, vous a toujours caché. Vous avez, depuis qu'il est attaché à votre personne, généreusement rémunéré les services qu'il a pu vous rendre. Eh bien! savez-vous à quoi il a employé la plus grande partie des magnifiques appointements que vous lui accordez?
Sir Lambton ayant fait un signe négatif, l'abbé Reuzet ouvrit un des tiroirs du bureau devant lequel il était placé pour y prendre un paquet de lettres, il en tira quelques-unes qu'il remit à sir Lambton.
Ce ne fut pas sans éprouver une bien vive émotion, que le bon gentilhomme en acheva la lecture.
—Bon jeune homme, dit-il; et quelquefois je me suis demandé, ne le voyant prendre part à aucune de ces spéculations qui se présentent si souvent dans les contrées que nous habitons, et grâces auxquelles tant de gens parviennent à s'enrichir en peu de temps, ce qu'il pouvait faire de son argent.
—Oui, sir Lambton, voilà ce que faisait, ce que fait encore votre protégé. «Quels que soient les motifs qui puissent me servir d'excuse, me disait-il dans la première des lettres que vous venez de lire, je ne puis accuser les hommes de m'avoir injustement condamné, je dois donc, autant pour être à même de leur prouver, le cas échéant, que je ne suis pas tout à fait indigne d'indulgence, que pour remercier Dieu de la bienveillante protection qu'il a bien voulu m'accorder, consacrer à de bonnes œuvres, la plus grande partie de ce que je possède. Qui sait ce que je serais devenu, à quelles fâcheuses extrémités le désespoir et la misère m'auraient poussé, si vous ne m'aviez tendu une main secourable, fourni les moyens de passer dans l'Inde et si, plus tard, je n'avais pas rencontré le généreux sir Lambton! Employez-donc, mon digne ami, la somme que je vous envoie et toutes celles que par la suite j'espère pouvoir vous faire parvenir, à secourir des infortunes analogues à la mienne; ce que vous avez fait pour moi, m'est un sûr garant que vous comprendrez mes intentions, que je n'ai pas besoin de vous expliquer davantage.»
—Je me suis, je le crois, continua l'abbé Reuzet, dignement acquitté de la mission dont mon ami a bien voulu me charger. Je n'ai pas toujours attendu pour le servir, que les infortunés, qu'il voulait secourir, s'adressassent à moi; souvent je les ai cherchés, et aujourd'hui s'il ne possède par les biens de ce monde, il est riche de ses bonnes actions dont, quoi qu'il arrive, Dieu lui tiendra compte. Grâce à lui, des infortunés que la misère avait poussés au désespoir, se sont arrêtés sur la route qui les conduisait à leur perte; des larmes amères, que l'injustice ou l'erreur des hommes faisaient couler, ont été séchées. Ah! sir Lambton, malgré les observations que je vous faisais il n'y a qu'un instant, vous n'avez pas cru devoir renoncer à vos projets; c'est Dieu, sans doute, qui, touché des prières qui lui sont journellement adressées par tant d'infortunés, en faveur d'un bienfaiteur inconnu, vous a affermi dans votre résolution.
—Je veux, monsieur l'abbé Reuzet, m'associer aux bonnes œuvres de notre ami; c'est vous dire qu'il sera toujours de ma famille.
Sir Lambton se leva; et après avoir recommandé à l'abbé Reuzet de voir sa nièce ce jour même, ainsi du reste que cela avait été convenu, il prit congé du digne prêtre qu'il considérait déjà comme un ami, bien qu'il ne le connût que depuis quelques instants; mais avant de le quitter, il remarqua Silvain qui marchait devant lui afin de lui ouvrir la porte. «C'est sans doute, dit-il à l'abbé Reuzet, le bon serviteur dont vous venez de me parler, et auquel notre ami Féval a fait une si furieuse peur lorsqu'il se présenta chez vous en si pitoyable état.» L'abbé ayant fait un signe affirmatif: «Permettez-moi, ajouta-t-il, de lui offrir une gratification que sans doute il voudra bien accepter.» Et, sans attendre une réponse, sir Lambton glissa, dans la main du bon domestique, plusieurs pièces d'or en lui disant d'aller boire à sa santé.
L'abbé Reuzet, fidèle à la promesse qu'il avait faite à sir Lambton, se présenta, dans l'après-dînée de ce même jour, à l'hôtel du riche gentilhomme Anglais, et fit demander mademoiselle Laure de Beaumont, qu'il voulait, disait-il, entretenir en particulier. La jeune fille était seule avec son oncle lorsqu'on lui annonça cette visite.
—Je ne connais pas cet ecclésiastique, lui dit-elle, et je ne sais si je dois?...
—Je crois que tu peux recevoir ce digne prêtre, lui répondit sir Lambton; je vais, du reste, vous laisser le champ libre, j'ai quelques lettres à écrire. Si après l'entretien que tu vas avoir avec monsieur l'abbé Reuzet, tu veux me parler, tu me trouveras dans mon cabinet.
Sir Lambton quitta le salon et quelques minutes après l'abbé y entra.
Nous ne rapporterons pas l'entretien de Laure de Beaumont et de l'abbé Reuzet, qui fut à peu près semblable à celui qui avait eu lieu quelques heures auparavant chez le digne serviteur de Dieu dont nos lecteurs doivent apprécier le noble caractère.
L'abbé Reuzet raconta à la jeune fille tout ce qu'il avait raconté à sir Lambton, il lui cacha cependant le motif qui avait fait commettre à Servigny la faute si sévèrement punie, il crut qu'il était au moins inutile d'apprendre à cette jeune fille que le cœur de celui qui peut-être serait son époux, avait jadis battu pour une autre femme; personne, nous le croyons, ne songera à blâmer le bon abbé de cette petite restriction qu'il ne se permettait du reste que dans une excellente intention, et parce qu'il savait, quelque peu expert qu'il fût en ces matières, que les femmes, lorsqu'elles aiment, sont jalouses, même du passé de celui auquel elles ont donné leur cœur.
—Monsieur l'abbé, dit Laure lorsque le prêtre eut achevé la confidence qu'il était venu lui faire, je dois rapporter à mon oncle tout ce que vous venez de me dire.
Et sans attendre une réponse, elle sortit du salon pour aller retrouver sir Lambton, qui, ainsi qu'il le lui avait promis, l'attendait dans son cabinet.
Elle se jeta dans les bras de son oncle, et ses larmes, qu'elle avait contenues à grand'peine tant qu'avait duré le récit qu'elle venait d'entendre, se frayèrent un passage et coulèrent avec abondance.
—Calme-toi, lui dit sir Lambton, calme-toi chère enfant, je ne veux pas, sois en convaincue, te contraindre à épouser mon protégé.
L'abbé Reuzet, afin de laisser à la jeune fille son libre arbitre, ne lui avait pas dit que la démarche qu'il faisait près d'elle était autorisée par sir Lambton.
Laure laissa tomber sur son oncle des regards étonnés, et un sourire semblable à ces rayons de soleil qui brillent quelquefois au milieu de l'orage, vint éclairer sa physionomie.
—Mais mon oncle, répondit-elle, je ne pleurais que parce que je croyais qu'après ce que je venais d'apprendre, mon mariage avec monsieur Paul Féval était devenu impossible.
—Dieu soit loué, il n'en est rien, s'écria sir Lambton qui embrassa sa nièce avec effusion, Servigny, malgré les malheurs de sa vie, est digne de moi, digne de toi; tu l'épouseras puisque tu ne crains pas d'associer ta vie à la sienne, et si Dieu est juste, nous serons tous heureux, car nous aurons tous fait notre devoir. Essuie tes yeux maintenant, et allons retrouver au salon le bon abbé Reuzet que tu as, je crois, quitté bien brusquement.
Tandis que Laure était dans le cabinet de son oncle, Servigny, absent depuis le matin, était entré dans le salon; en y trouvant son ami, il avait de suite deviné qu'en ce moment on s'occupait de sa destinée. L'air soucieux du bon abbé, quelque peu étonné de la brusque disparition de Laure, ne lui présageait rien de bon.
—Eh bien? dit-il à son ami.
—Ils savent tout, répondit l'abbé Reuzet, sir Lambton a accueilli, aussi bien qu'il était possible de l'espérer, la confidence que je lui ai faite...
—Et Laure, s'écria Servigny, vous ne me parlez pas de Laure?...
—Mon ami, rassemblez tout votre courage, je crois, sans cependant en être sûr, que vous allez en avoir besoin.
Une affreuse pâleur couvrit tout à coup le visage de Servigny, cependant il répondit d'une voix calme:
—Cela devait être, elle devait me repousser. Oh! je souhaite que celui qui sera son époux la rende aussi heureuse que j'aurais pu le faire.
L'entrée dans le salon de sir Lambton et de sa nièce, l'empêcha d'en dire davantage; le gentilhomme alla vers lui et lui prit la main.
—Je sais tout, lui dit-il..... Servigny, embrassez votre femme, ma nièce veut bien vous accorder sa main.
Servigny croyait rêver, il fallut, pour qu'il se déterminât à embrasser les joues fraîches et rosées de celle qu'il aimait, que sir Lambton le poussât vers elle.
Il voulut ensuite se jeter aux genoux de son généreux protecteur et de la jeune fille, qu'à partir de ce moment il pouvait considérer comme sa fiancée; mais sir Lambton ne lui en laissa pas le temps:
—Sur mon cœur! sur mon cœur, lui dit-il.
Et comme Servigny ouvrait la bouche pour lui témoigner sa reconnaissance:
—Le passé est un songe que nous devons tous oublier, continua-t-il, et le parti le plus sage que nous puissions prendre pour qu'il en soit ainsi, c'est de ne jamais en parler, entendez-vous, monsieur Paul Féval?
Sir Lambton, ainsi du reste que l'on a pu s'en apercevoir, aimait assez que ses projets fussent exécutés aussitôt que conçus; aussi dès le lendemain du jour où se passèrent les événements que nous venons de rapporter, il fallut que Servigny s'occupât de se procurer toutes les pièces sans lesquelles il ne pouvait se marier, ce qui ne lui fut pas très-difficile, malgré l'extrême réserve qu'en raison de sa position il était forcé de s'imposer.
Des renseignements pris préalablement à Lagny par un homme adroit, et sur la fidélité duquel il était permis de compter, lui ayant appris que le bruit de sa condamnation, qui du reste n'avait pas eu de retentissement, malgré les circonstances assez singulières qui l'avaient accompagnée, n'était pas venu jusqu'à sa ville natale; il prit son courage à deux mains et se transporta à Lagny, et après qu'il se fut fait reconnaître, il obtint sans difficulté toutes les pièces qui lui étaient nécessaires, c'est-à-dire son acte de naissance, ceux de ses père et mère, etc., etc.
Dès que Servigny se fut procuré ces diverses pièces, sir Lambton, Servigny et Laure allèrent à....., où ils devaient rester jusqu'à la conclusion du mariage.
Sir Lambton avait voulu que le mariage se fît à la campagne, afin d'éviter les commentaires de la société parisienne, promptement, secrètement, sans prévenir personne, et ce n'avait été qu'à force d'instances que Laure avait obtenu la permission de prévenir son amie, qui lui répondit qu'elle faisait les vœux les plus ardents pour son bonheur, et qu'elle espérait, de son côté, lui apprendre sous peu de temps une nouvelle qui l'étonnerait beaucoup.
Laure se doutait bien de ce que serait la nouvelle que son amie comptait lui apprendre plus tard; elle avait plusieurs fois rencontré chez elle le marquis de Pourrières, et déjà l'on disait dans le monde que la comtesse de Neuville attendait avec une certaine impatience la fin de l'année consacrée. Pressée qu'elle était de serrer de nouveau les liens de l'hyménée, cela du reste n'étonnait personne, on trouvait tout naturel que Lucie, mariée fort jeune à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, et auquel elle n'avait pu par conséquent accorder qu'une affection en quelque sorte filiale, épousât, puisque le sort avait voulu qu'elle redevînt libre, un homme qu'elle pourrait aimer d'amour, et qui, du reste, paraissait à tout le monde tout à fait digne de la posséder.
Laure était la seule qui ne partageât pas l'avis de tout le monde; elle n'avait pu vaincre l'antipathie que lui inspirait le marquis de Pourrières; c'était en vain qu'elle se disait que cet homme, très-joli cavalier du reste, possédait, en réalité, toutes les qualités qui pouvaient assurer le bonheur de la femme qui le choisissait pour époux; elle ne voyait pas, sans éprouver un vif sentiment de peine, son amie déterminée à lui accorder sa main; elle était gênée, contrainte, lorsqu'elle se trouvait près de lui, aussi n'allait-elle chez Lucie que beaucoup moins souvent qu'elle ne l'aurait fait si elle n'avait pas eu la crainte de l'y rencontrer.
Aucuns événements qui méritent la peine d'être rapportés ne précédèrent le mariage de Laure et de Servigny, qui, ainsi que nous l'avons vu, fut célébré à....., et consacré par le bon abbé Reuzet, qui avait voulu donner aux jeunes époux cette preuve de la vive amitié qu'il leur portait. Personne n'avait été invité à assister à la cérémonie religieuse, on s'était borné à envoyer la veille des lettres de faire part.
Trois mois plus tard, celui de Lucie de Neuville et du marquis de Pourrières fut, ainsi que nous le savons déjà, célébré avec pompe à l'église Notre-Dame de Lorette. Toute l'élite de la société parisienne avait été conviée à cette cérémonie. Lucie, qui regrettait beaucoup que son amie, en ce moment à Florence, ne fût pas près d'elle à cet instant solennel, fut conduite à l'autel par le vieux chevalier de Saint-Louis, que nous avons rencontré chez la marquise de Villerbanne; ce digne homme, qui pendant l'émigration avait été l'ami intime du vieux marquis de Pourrières, voyait avec plaisir son fils épouser une femme à laquelle, parce qu'il savait apprécier les brillantes qualités de son cœur et de son esprit, il avait voué une affection vraiment paternelle.
—Où me conduisez-vous, dit Silvia lorsque le cheval eut fait quelques pas.
—Oh! parbleu, chez moi, répondit le vicomte de Lussan, où vous resterez jusqu'à ce que je vous aie trouvé un logement convenable.
Silvia ne répondit pas de suite, ce ne fut qu'après avoir réfléchi quelques instants, qu'elle dit au vicomte qu'elle préférait être menée dans un hôtel garni.
—Mais vous ne pouvez vous présenter nulle part faite comme vous l'êtes en ce moment, s'écria de Lussan.
—Je le sais bien, dit Silvia, mais il y a moyen de s'arranger; vous allez d'abord me conduire dans un hôtel garni modeste, où vous arrêterez et payerez pour moi une petite chambre, un cabinet même, cela sera plus conforme à l'état présent de ma toilette, vous irez ensuite m'acheter tout ce qui m'est nécessaire et lorsque je serai convenablement vêtue, vous me conduirez soit à l'hôtel de Londres, soit à celui des Princes, où je resterai jusqu'à ce que ma maison soit remontée.
Le vicomte de Lussan se conforma aux désirs de Silvia; et comme à Paris il est facile de se procurer tout ce qu'on désire lorsque l'on ne ménage pas l'argent, quelques jours après, la marquise de Roselly, complétement équipée, était installée dans un des plus luxueux appartements de l'hôtel des Princes et recevait les hommages des princes russes, des lords anglais et des barons allemands, locataires ordinaires de cet hôtel.
Le lendemain matin, le vicomte de Lussan vint rendre visite à la marquise de Roselly, Silvia pria l'ami de Salvador de déjeuner avec elle, mais elle eut l'air de ne pas comprendre les questions détournées du vicomte de Lussan qui, nous devons le dire, aurait été bien aise de savoir ce qui lui était arrivé depuis sa disparition et qui cependant fut forcé de se retirer aussi ignorant qu'il l'était lorsqu'il était venu.
Quelques lignes nous suffiront pour apprendre à nos lecteurs ce qui était arrivé à Silvia du moment où elle fut frappée par Beppo sur le pont au Change, jusqu'à celui où nous sommes arrivés.
La blessure qui lui avait été faite, était excessivement grave, et après l'avoir examinée, les médecins entre les mains desquels elle fut d'abord remise, déclarèrent qu'elle était mortelle et que rien ne pouvait la sauver; mais le docteur Mathéo chef du service dans lequel elle avait été placée, et qui l'examina à son tour le lendemain matin, ne fut pas de cet avis, et ne craignit pas d'assurer qu'il était encore possible de la guérir; il prescrivit en conséquence tout ce que suivant lui il y avait à faire, et comme tous ceux qui étaient placés sous ses ordres respectaient autant sa science que son caractère, ses prescriptions furent si ponctuellement exécutées, qu'au bout de quelques jours l'état de la malade s'était sensiblement amélioré et qu'enfin il fut notoire pour tout le monde qu'elle ne perdrait pas la vie.
Mais si Silvia ne devait pas perdre la vie, elle était menacée de conserver jusqu'à la fin de ses jours une infirmité qui devait la lui rendre bien cruelle. La frayeur qu'elle avait éprouvée au moment où elle avait rencontré Beppo, les souffrances qu'elle venait de supporter, la cruelle incertitude dans laquelle elle se trouvait plongée, toutes ces causes réunies avaient si fortement agi sur son système nerveux, tellement ébranlé son organisme qu'elle avait perdu l'usage de la parole.
De semblables phénomènes, quelque extraordinaires qu'ils puissent paraître, sont beaucoup moins rares qu'on ne le pense généralement dans des cas pareils, et malheureusement la science est encore forcée de se borner à les constater, impuissante qu'elle est à y apporter quelque remède; on a seulement remarqué que des causes ayant quelque analogie avec celles qui les avaient fait naître, pouvaient les faire disparaître.
Silvia avait donc perdu l'usage de la parole, et les médecins qu'elle ne pouvait interroger que par signes, et que sa merveilleuse beauté intéressait vivement, ne pouvaient que l'engager à se résigner.
Elle avait été pendant près de trois mois entre la vie et la mort, dans un état complet de prostration, en un mot tout à fait hors d'état de répondre aux nombreuses questions qu'on lui avait adressées. Voyant qu'il était impossible de lui arracher des renseignements de nature à mettre sur les traces de son assassin, qui, jusqu'à ce moment avait su échapper à toutes les recherches; la police, forcée d'obéir à la médecine, avait consenti d'abord à la laisser en repos; mais lorsqu'elle fut convalescente, elle revint s'installer à son chevet et recommença ses interrogations.
La médecine avait prévenu la police que celle qu'elle voulait interroger était muette; mais cela ne découragea pas la noble dame, qui demanda à Silvia si elle savait écrire.
Celle-ci qui s'était tracé une règle de conduite dont elle ne voulait pas se départir, répondit par signes qu'elle ne comprenait pas.
—Vous ne comprenez pas le français? lui dit l'espèce de magistrat chargé de l'interroger, de quel pays êtes-vous?
Silvia regarda celui qui parlait ainsi, puis elle lui tourna le dos.
Elle regretta beaucoup en ce moment de ne pouvoir dire à ce brave homme qu'elle le priait de faire venir un interprète, attendu qu'elle était muette et qu'elle ne comprenait que l'italien, ce que probablement il aurait fait sans y entendre malice.
L'irrévérence de Silvia le choqua, bien qu'il ne sût à quoi l'attribuer. Cependant après s'être gratté le front pendant quelques minutes, il se dit que c'était peut-être parce qu'elle ne comprenait point le français qu'elle ne lui répondait pas, et comme il était le plus fort polyglotte de la rue de Jérusalem, il lui adressa la parole en allemand.
Silvia ne fit pas le plus léger mouvement.
En anglais.
En espagnol.
En patois flamand.
Le pauvre homme était au bout de son rouleau, il se rappela heureusement quelques mots italiens, qu'il se hâta de prononcer.
Silvia se retourna et lui fit entendre par signes qu'elle comprenait parfaitement.
—Elle parle italien! s'écria le brave homme enthousiasmé, elle parle italien! J'étais bien sûr que nous finirions par nous comprendre, continua-t-il en s'adressant à ceux qui entouraient le lit de la malade.
—Vous voulez dire, lui fit observer un de ses estafiers, qu'elle comprend l'italien? Vous n'avez sans doute pas oublié qu'elle est muette?
—C'est vrai, elle est muette, je l'avais oublié. Mais c'est égal, il y a encore moyen de s'entendre. Savez-vous écrire? dit-il à Silvia.
La malade fit un signe négatif.
—Elle ne sait pas écrire; c'est désagréable. Connaissez-vous l'homme qui vous a frappé?
Nouveau signe négatif.
—Ah!...
—Si signora Italiana?
Signe affirmatif.
—Di Roma?
Signe négatif.
—Di Firenze?
Signe négatif.
—Di Livorno?
Signe affirmatif.
—Savez-vous lire?
Signe négatif.
—Elle ne sait ni lire ni écrire, et elle est muette! s'écrie le magistrat d'un air à la fois désespéré et découragé, nous ne pourrons jamais savoir ni son nom, ni ce qu'elle était venue faire en France, ni pourquoi elle était vêtue d'un costume d'homme... C'est à en perdre la tête!
Le magistrat aurait peut-être prolongé plus longtemps cet interrogatoire qui ne lui apprenait rien de ce qu'il voulait savoir; mais le médecin lui ayant fait observer que la malade paraissait très-fatiguée, il voulut bien se retirer.
Des scènes à peu près semblables à celle que nous venons de rapporter se renouvelèrent à divers intervalles. Silvia continua d'affirmer qu'elle était de Livourne, qu'elle ne connaissait pas l'homme qui l'avait frappée. Ce furent du reste les seules choses qu'il fut possible de lui arracher à toutes les demandes conjecturales qu'on lui adressait sur les causes de son voyage en France et de son déguisement en homme; elle se bornait à répondre par des signes négatifs, qui désespéraient ses interrogateurs.
Les motifs qui la faisaient agir ne sont pas difficiles à deviner.
Elle aurait bien voulu pouvoir se venger de Beppo; mais pouvait-elle sans se compromettre elle-même, dénoncer l'ex-pêcheur? Ne devait-elle pas craindre que cet homme, dont elle venait d'être mise à même d'apprécier la sauvage énergie, une fois arrêté, ne cherchât à l'entraîner avec lui dans l'abîme? ce qui lui serait facile, s'il se déterminait à raconter aux magistrats ce qu'il savait de sa vie, et puis une fois que dame justice, excessivement curieuse de sa nature, aurait mis le nez dans ses affaires, il était presque certain qu'elle découvrirait une foule de choses qu'elle voulait absolument laisser ignorer; ainsi, on pouvait savoir que la noble marquise de Roselly, ex-première chanteuse du grand théâtre de Marseille, n'était autre que Désirée-Céleste Comtois, élevée sous un faux nom, à l'institution de la Légion d'honneur; alors il faudrait dire adieu (et c'était le moindre des malheurs qu'elle devait craindre), à la position qu'elle avait occupée dans le monde et qu'elle espérait bien reconquérir. On pouvait savoir qu'elle avait beaucoup connu à Marseille le juif Josué, si misérablement assassiné à Paris, et de conjectures en conjectures, d'investigations en investigations, découvrir que c'était en sortant de chez elle qu'il avait été assassiné; et de cette découverte, à celle de la vérité, il n'y avait pas loin; tandis qu'avec le système qu'elle avait adopté, elle n'avait absolument rien à craindre. Lorsque après l'avoir bien interrogée, on serait enfin convaincu qu'il était impossible de percer le voile dont le hasard et non sa volonté paraissait vouloir envelopper sa destinée, comme en définitive on n'avait rien à lui reprocher, comme on ne pouvait lui faire un crime du coup de poignard qu'elle avait reçu, il était probable qu'on la laisserait libre de porter ses pas où elle le désirerait. Il ne s'agissait donc que de prendre patience, et Silvia était une de ces créatures qui, bien persuadées que le temps est un grand maître, savent se dire à propos: que tout vient à point à qui sait attendre et qui agissent en conséquence.
Ce que nous venons de dire, nous dispense d'expliquer à nos lecteurs les raisons à peu près semblables qui l'empêchèrent d'écrire à Salvador ce qui lui était arrivé.
Lorsque Silvia fut tout à fait rétablie, l'autorité, qui n'avait pas encore perdu l'espoir d'en obtenir quelques curieuses révélations, la fit enlever de l'hospice où elle avait été consignée et transporter dans une prison. Comme elle avait compris que le meilleur moyen, d'intéresser à elle ceux de qui dépendait son sort, était de se soumettre sans murmurer à toutes leurs volontés; elle se borna, lorsqu'on lui annonça cette nouvelle, à croiser ses mains sur sa poitrine et à lever les yeux vers le ciel, en signe de résignation.
Pendant près de cinq mois, qu'elle passa en prison avant d'être rendue à la liberté, elle ne se démentit pas un seul instant; elle travaillait avec ardeur et sa douceur était inaltérable. Enfin, elle manœuvra si bien, qu'elle intéressa l'aumônier de la prison, qui fit d'actives démarches afin de lui faire rendre la liberté.
Ces démarches allaient être couronnées de succès et Silvia attendait chaque jour l'ordre de sa mise en liberté, lorsqu'il lui arriva un événement heureux pour elle, bien qu'il prolongeât sa captivité de quelques jours et qu'il mit ses jours en danger.
Elle était à la fois si belle et si douce; il y avait tant de distinction dans ses manières, que le directeur de la prison n'avait pas voulu qu'elle fût confondue avec les autres prisonnières. A cet effet, il lui avait assigné une cellule isolée qui faisait partie d'un petit bâtiment dans lequel on serrait le bois destiné au chauffage de la prison; elle était chaque soir enfermée dans cette cellule que l'on ouvrait le matin afin de lui laisser la faculté de se promener par toute la maison, tant que durait la journée.
Silvia avait reçu le matin la visite du bon ecclésiastique qui s'intéressait à elle, et elle s'était endormie heureuse de savoir que bientôt elle serait mise en liberté, lorsque vers le milieu de la nuit, elle fut réveillée par les cris de ses compagnes de captivité, et les exclamations des employés de la prison qui couraient à travers les cours et les corridors de la prison; une fumée épaisse remplissait sa cellule, et à travers les barreaux de sa fenêtre, elle put voir les flammes dévorer la partie du bâtiment où était renfermé le bois.
Encore quelques minutes, et ces flammes allaient l'atteindre, et personne ne venait à son secours; les gardiens, occupés à contenir les prisonnières qu'ils avaient été forcés de faire sortir de leurs dortoirs et qui poussaient des cris effroyables, bien qu'elles fussent à l'abri de tout danger, paraissaient l'avoir tout à fait oubliée. Sa frayeur fut si vive, qu'une révolution subite s'opéra dans tout son être et qu'elle pût pousser des cris perçants, suivis bientôt de cette exclamation: Au secours! au secours!...
Elle avait recouvré la parole!
Les cris de Silvia ne furent pas, heureusement pour elle, entendus des employés de la prison, qui se trouvaient dans la cour; mais ils attirèrent l'attention d'un pompier, qui, debout, la hache à la main, sur une solive embrasée, travaillait avec ardeur à isoler l'incendie; ce brave militaire, sans penser aux nombreux dangers qu'il allait affronter, s'élance sur le toit du bâtiment dont faisait partie la cellule habitée par Silvia; les flammes, la fumée, rien ne l'arrête, il arrive près de la cellule; Silvia, presque étouffée par la fumée, était tombée évanouie sur sa modeste couchette. Le brave pompier, qui voit derrière lui l'incendie faire de rapides progrès, n'hésite pas: il frappe à coups redoublés sur les barreaux qui garnissent la fenêtre de la cellule; il en descelle un, puis deux; enfin, il parvient à entrer dans la cellule de la malheureuse prisonnière, qu'il prend entre ses bras, et malgré les flammes et la fumée, qui ont redoublé d'intensité pendant les quelques minutes qui viennent de s'écouler, il reprend le chemin qu'il vient de parcourir, et à l'aide d'une échelle que lui tendent ses camarades, il arrive enfin dans la cour, où il dépose la femme qu'il vient de sauver au moment où le toit du bâtiment incendié s'affaisse et tombe.
Tout cela avait demandé pour se passer, moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour le raconter. Le pompier avait déposé Silvia dans un coin isolé de la cour, et pressé de retourner où son devoir l'appelait, il l'avait quittée sans plus s'occuper d'elle, de sorte qu'elle était seule lorsqu'elle reprit l'usage de ses sens.
Nous laissons à nos lecteurs le soin d'apprécier combien fut grande la joie qu'elle éprouva lorsqu'elle fut tout à fait revenue à elle! elle venait d'échapper à un effroyable danger, à la mort la plus cruelle, et elle avait recouvré l'usage de la parole!
Mais qu'allait-elle faire de cette précieuse faculté? devait-elle s'en servir ou la cacher avec soin? Après avoir réfléchi quelques instants, elle prit ce dernier parti, et c'était en effet le plus sage; on avait perdu l'espoir d'en obtenir quelque chose, puisque l'on était presque décidé à lui rendre la liberté, et quelque confiance qu'elle eût dans la finesse de son esprit, elle n'était pas bien certaine de répondre d'une manière satisfaisante aux nouvelles questions qu'on ne manquerait pas de lui adresser, si l'on venait à apprendre qu'elle n'était plus muette.
Mais, tout à coup, elle se rappela qu'avant de tomber évanouie sur le lit, elle avait poussé des cris perçants et demandé du secours; ou ces cris avaient été entendus, puisque l'on était venu l'arracher à la mort ou elle ne devait sa délivrance qu'au hasard, qui avait rappelé à l'un des employés de la prison qu'il y avait dans une cellule isolée une malheureuse prisonnière qu'il ne fallait pas laisser périr. Dans le premier cas, elle devait parler avant même que l'on songeât à l'interroger, afin de ne point laisser soupçonner qu'elle avait intérêt à cacher quelque chose; dans le second, son intérêt bien entendu, exigeait qu'elle continuât de garder le silence, sa perplexité était grande, et elle ne savait à quoi se résoudre; mais le hasard vint à son secours.
Les pompiers, aidés des employés de la prison, étaient enfin parvenus à se rendre maîtres du feu, qu'ils avaient complètement isolé, et ils se disposaient à faire jouer les pompes afin d'éteindre le foyer de l'incendie. Le pompier qui avait sauvé Silvia vint par hasard dans le coin isolé de la cour où il l'avait déposée, et dont elle n'avait pas songé à bouger, à la pâle lueur de l'incendie, il remarqua l'extrême beauté de la femme qui lui devait la vie.
Il fut intérieurement flatté d'avoir sauvé une aussi belle créature, et il s'arrêta près d'elle.
—Vous devez, lui dit-il, une fameuse chandelle au bon Dieu, qui a bien voulu permettre à vos cris d'arriver jusqu'à moi; si je ne m'étais pas trouvé par hasard à quelques pas de la fenêtre de votre donjon, à l'heure qu'il est, vous ne seriez plus de ce monde; car, du diable si tous ceux qui se trouvaient dans la cour vous auraient entendus.
Silvia promena ses regards autour d'elle, et ne se détermina à répondre à son libérateur qu'après avoir acquis la certitude que personne ne pouvait l'entendre, et que tout le monde était trop occupé pour que l'on songeât à la remarquer.
—Comment; lui dit-elle, vous avez été le seul à m'entendre! mes cris ne sont arrivés qu'à vous!
—Oh! mon Dieu oui, répondit le pompier, et j'en suis maintenant bien aise; je suis charmé, en vérité, de n'avoir eu besoin de personne pour sauver une femme aussi jolie que vous.
—Je regrette de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des remercîments.
—Mais c'est tout ce qu'il faut, s'écria le brave pompier; sauver les gens qui se brûlent, mais c'est une des obligations de l'état.
—Noble état que celui qui oblige ceux qui l'exercent à sacrifier à chaque instant leur vie pour sauver celle de leur semblable.
Il y avait tant de dignité dans la voix et dans l'aspect de Silvia, lorsqu'elle prononça ces quelques paroles, que le brave pompier demeura tout interdit devant elle.
—Excusez, madame, dit-il enfin... excusez, je ne savais pas... Mais je reste là à causer avec vous et l'ouvrage n'est pas terminé.
—Allez, répondit Silvia, allez où le devoir vous appelle, je ne vous oublierai pas.
Le soldat alla se réunir aux travailleurs. Silvia, du coin où elle était blottie, le vit manœuvrer une pompe avec ardeur, et se retirer avec ses camarades lorsque l'incendie fut éteint.
Il n'avait parlé à aucun des employés de la prison, personne ne savait donc ce qui lui était arrivé.
Il lui fallait bien du courage pour jouer le rôle qu'elle venait de s'imposer; ce courage, elle l'eut: continuellement sur ses gardes, elle ne laissa pas soupçonner un seul instant qu'elle pouvait à l'heure qu'il était répondre, si elle le voulait, aux questions que quelquefois on lui adressait.
Sa persévérance fut enfin récompensée, les démarches du bon ecclésiastique furent couronnées de succès, et un beau matin les portes de la prison furent ouvertes devant Silvia. Le bon prêtre lui avait remis une petite somme qu'il avait recueillie pour elle parmi plusieurs personnes charitables, et qui était destinée à subvenir aux frais du long voyage qu'elle allait soi-disant entreprendre, car elle avait fait comprendre que son intention était de retourner à Livourne, et le directeur de la prison, voulant contribuer à la bonne action de l'aumônier, lui avait fait présent du pauvre costume qu'elle portait lorsque nous l'avons vu apparaître dans l'église Notre-Dame de Lorette.
Elle aurait pu, si elle l'avait voulu, se procurer un costume un peu moins pauvre, car la somme que lui avait remise le digne aumônier de la prison, sans être considérable, était suffisante; mais elle avait préféré garder celui-ci, qui la rendait presque méconnaissable.
Elle alla directement de la prison à l'avenue Châteaubriand, où, comme nous le savons, était situé le petit hôtel qu'elle habitait lorsqu'elle avait été enlevée par Beppo; elle voulait savoir, en prenant des renseignements chez les voisins, ce qu'étaient devenus sa maison, ses gens. Hâtons-nous de dire qu'elle ne craignait pas d'être reconnue, attendu que pendant le temps de sa prospérité, elle ne sortait que rarement à pied, et que les souffrances physiques et les peines morales qu'elle venait d'éprouver avaient notablement changé sa physionomie.
Les personnes auxquelles elle s'adressa, sous le prétexte d'obtenir l'adresse de la marquise de Roselly, lui apprirent ce que nos lecteurs savent déjà, qu'après l'avoir attendu plusieurs jours, ses gens avaient été prévenir la police de cette bizarre disparition, qu'on l'avait activement cherchée, mais que toutes les recherches ayant été inutiles, les scellés avaient été mis sur tout ce qu'elle possédait, et qu'après un certain temps, ses meubles, chevaux, équipages avaient été vendus par les soins de l'administration, et que le produit de la vente avait été déposé à la caisse des consignations pour lui être remis, dans le cas peu probable où elle viendrait le réclamer; du reste, on croyait généralement qu'elle avait été assassinée, et on ne savait ce qu'étaient devenus ses gens, qui s'étaient dispersés peu de temps après sa disparition.
—Je n'ai rien à craindre de ce côté, se dit Silvia après avoir quitté la bavarde épicière qui venait de lui donner ces renseignements qu'elle avait, du reste, accompagnés de commentaires assez peu bienveillants pour la marquise de Roselly, qu'elle détestait, par la raison toute simple que ce n'était pas chez elle que se fournissait cette dame; je n'ai absolument rien à craindre. Allons maintenant chez le marquis de Pourrières.
La demeure de Salvador n'était pas éloignée de l'hôtel naguère habité par Silvia; aussi, malgré sa faiblesse, il ne lui fallait que peu de temps pour s'y rendre, il était alors environ onze heure du matin.
La porte cochère de l'hôtel était ouverte à deux battants et la cour était remplie de brillants équipages. Silvia, tenant son mouchoir devant sa figure, dans la crainte d'être reconnue par quelques-uns des gens du marquis, s'approcha de la cour; elle remarqua alors devant le péristyle une voiture toute neuve, attelée de deux superbes chevaux blancs. Les armes qui ornaient les panneaux de cette voiture lui apprirent qu'elle appartenait au marquis de Pourrières, le cocher, le chasseur et les laquais avaient revêtu des livrées toutes neuves; ils avaient des gants blancs et d'énormes bouquets à leurs boutonnières.
—C'est singulier, se dit Silvia; est-ce que par hasard il se marie?
Elle demeura quelques instants ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, qui toutes se terminaient ainsi: Comment faire et quels moyens employer pour empêcher ce mariage?
Elle fut arrachée à ses réflexions, par des cris de gare! vingt fois répétés, et elle fut obligée de se ranger précipitamment contre la muraille, pour éviter d'être renversée par la voiture du marquis de Pourrières qui passa rapide devant elle, suivie de toutes celles qui, deux minutes auparavant, emplissaient la cour de l'hôtel.
Silvia, après avoir essuyé son front sur lequel roulaient de grosses gouttes de sueur, s'approcha du suisse de l'hôtel, nouveau serviteur qu'elle ne connaissait pas, occupé en ce moment à fermer la porte cochère.
—Votre maître va donc se marier? lui dit-elle de sa plus douce voix, car elle craignait que cet important personnage fier de sa livrée toute neuve et resplendissante d'or, ne voulut pas condescendre à causer quelques instants avec une femme jolie, à la vérité, mais plus que pauvrement vêtue.
Le nouveau suisse du marquis de Pourrières, soit parce qu'il était un peu moins brutal que ses confrères, soit parce qu'il se laissa attendrir par l'éclat des beaux yeux de la femme qui venait de lui adresser la parole, voulut bien lui répondre:
—Oh! le mariage est déjà fait, dit-il d'une voix presque douce. M. le maire, pour faire honneur aux nouveaux époux, a bien voulu se déranger pour eux...
Une nuage passa devant les yeux de Silvia.
—A quoi bon se désoler, se dit-elle après un instant de silence, c'est un fait accompli; mais je me vengerai.
—Dites donc, dit avec un accent provençal très-prononcé, le suisse, qui avait remarqué le trouble subit de Silvia; on dirait vraiment que vous êtes fâchée de ce que vous venez d'apprendre?
—Moi! répondit Silvia qui avait recouvré tout son sang-froid, je suis au contraire charmée de ce que M. le marquis de Pourrières, qui à ce que l'on dit est un très-charitable gentilhomme, épouse aujourd'hui une aussi aimable et aussi jolie femme que... Tiens j'ai oublié le nom de son épouse.
—Madame la comtesse de Neuville, la veuve du fameux général; rien que ça, dit le suisse en se frottant les mains d'un air de profonde satisfaction.
—Et savez-vous où doit se faire la cérémonie religieuse?
—A Notre-Dame de Lorette. Oh! ce sera superbe; et si je n'étais pas forcé de garder l'hôtel où il n'y a personne, j'irais voir cela.
—Eh bien! je vais aller à Notre-Dame de Lorette, et si vous voulez me promettre de donner à M. Lebrun aussitôt qu'il sera rentré, une lettre que j'écrirai après la cérémonie, je viendrai vous raconter tout ce qui se sera passé à l'église.
—Je vous verrais revenir avec infiniment de plaisir ma jolie dame; mais je ne pourrais, malgré l'envie que j'ai de vous être agréable, vous rendre le petit service que vous me demandez. M. Lebrun est parti depuis plus de huit jours pour la terre de M. le marquis, où les nouveaux mariés doivent aller passer la belle saison; ils partiront aussitôt après la cérémonie, sans même rentrer à l'hôtel; une mode anglaise.
Silvia ayant obtenu du suisse tout ce qu'elle désirait en obtenir, le quitta après lui avoir promis de revenir. Le brave homme rentra dans son logement en se frottant les mains, croyant que l'éclat de sa livrée neuve avait séduit la jolie femme avec laquelle il venait de s'entretenir.
A quelques pas de l'hôtel de Pourrières, Silvia monta dans un cabriolet de place qui la mena à l'église Notre-Dame de Lorette.
—Je tâcherai, se dit-elle plus d'une fois durant le trajet, de faire une lune rousse de leur lune de miel; et s'il plaît au diable, je réussirai.
Nos lecteurs savent le reste.
Le soleil vient de se lever, la rosée brille encore en perles étincelantes sur les feuilles des arbres séculaires du parc de Pourrières. Roman se promène en sifflotant le long de la barrière naturelle, que forme au parc du château de Pourrières le ravin dans lequel le malheureux Ambroise a trouvé la mort.
Roman n'a plus cette physionomie pleine et colorée que nous lui connaissons. Les lignes jadis pures de son visage, sont tourmentées; ses joues pendantes, sont pâles; de nombreuses rides sillonnent son front; ce ne sont pas les remords qui ont causé de tels ravages; mais bien le jeu et l'ivrognerie; car ses yeux ont conservé leur expression ordinaire d'insouciance, et ses lèvres, qui se relèvent un peu à chaque commissure, n'ont pas perdu leur expression sardonique.
Roman se promenait depuis quelques minutes seulement, lorsqu'il vit Salvador s'avancer vers lui.
Leur conversation nous apprendra quel motif les réunissait de si grand matin dans cette partie reculée du parc.
Roman fit quelques pas au-devant de son ami, il lui présenta sa main que Salvador refusa de serrer dans les siennes.
—A ton aise, dit-il, à ton aise.
Et il recommença sa promenade.
Les yeux bleus de Salvador lançaient des éclairs, sa démarche était brusque et saccadée; il était facile de voir qu'il était en proie à une violente colère, colère longtemps contenue et qui allait enfin éclater.
—Voyons, lui dit Roman, est-ce seulement pour me faire assister au lever de l'aurore, spectacle chéri de tous les hommes vertueux, s'il faut en croire la chanson de défunt M. Bouilly, que tu m'as prié de me trouver ce matin dans cette partie isolée du parc?
—Le moment est mal choisi pour plaisanter, répondit Salvador; ainsi, fais-moi grâce, je t'en prie, de tes sottes citations, que je ne suis pas d'humeur à écouter.
—Ah! diable! eh bien! puisqu'il en est ainsi, parlons sérieusement! Que me veux-tu?
—Je veux que tu me donnes l'explication de la scène scandaleuse qui s'est passée ici pendant mon absence.
—Et que veux-tu que je te dise! j'avais bu, il faut le croire, quelques verres de jurançon de trop; je riais dans le salon, avec une des femmes de ta noble épouse, qui à ce moment est entrée et m'a donné l'ordre de sortir, d'un ton auquel je n'ai pas été habitué depuis que je suis au service du marquis de Pourrières. (Roman, pour prononcer ces derniers mots, donna à sa voix une inflexion sardonique qui n'échappa pas à Salvador.) Je me suis emporté, et j'ai envoyé madame la marquise à la promenade, peut-être un peu moins poliment que je ne l'aurais dû, voilà tout.
—Voilà tout! voilà tout! en vérité je t'admire. Et sais-tu quels sont les résultats de ta conduite? Ma femme exige, et je vais être forcé de lui obéir, que je te renvoie à l'instant même.
—Tu diras à ta femme que ce qu'elle exige est impossible; elle criera peut-être un peu, mais lorsqu'elle sera bien convaincue que ses cris sont inutiles, elle prendra son parti et ne pensera plus à rien.
Salvador ne répondit pas à ce petit discours que son ami avait prononcé du ton le plus leste et le plus dégagé qu'il soit possible d'imaginer; il continua à se promener à grands pas. Roman, que son obésité empêchait de le suivre, s'était assis sur un tronc d'arbre et attendait patiemment qu'il voulût bien revenir près de lui.
—Il le faut, se disait Salvador en continuant sa promenade à pas précipités; il le faut absolument; car, maintenant, il ne changera pas; mais quels moyens employer!
Il revint près de Roman:
—Ecoute, lui dit-il, tu dois comprendre qu'après ce qui s'est passé, il faut absolument que tu quittes le château?
—Mais je ne demande pas mieux, répondit Roman; donne-moi un peu d'argent, et je pars aujourd'hui même pour Paris, où tu me retrouveras, je te le promets, tout à fait corrigé.
—Je le désire; mais je n'y compte pas, reprit Salvador, qui prit dans son portefeuille trois billets de mille francs qu'il remit à son ami. Ne les joue pas, ajouta-t-il; car, je te donne ma parole, que je ne t'en donnerai pas d'autres, d'ici à trois mois au moins; tu as maintenant dissipé plus que la moitié de ce qui te revenait; ainsi, tu n'as plus rien à exiger.
—C'est bon, c'est bon, sermonneur; je sais que tu es un excellent garçon, incapable de laisser dans l'embarras ton plus cher ami, si par hasard il s'y trouvait. Je vais de suite te débarrasser de ma présence qui, je le vois, t'importune en ce moment. Tu es encore sous l'influence de la lune de miel, mais cela se passera, mon très-cher, cela se passera.
Roman, après avoir serré la main de Salvador, se dirigea vers l'avenue du parc qui conduisait au château, en sifflant l'air de la marche des Tatares, que selon toute apparence, il affectionnait beaucoup.
Nos lecteurs, nous en sommes à peu près certains, ont déjà deviné quelles étaient les idées qui germaient dans la tête de Salvador, que Roman vient de laisser seul près le ravin du parc, et qui n'a pas interrompu l'exercice assez fatigant auquel il se livre depuis déjà longtemps.
Ils ont deviné que cet homme qui a conquis, grâce à ses crimes et au hasard qui a toujours favorisé toutes ses entreprises, un nom honorable, parmi les plus honorables, une position élevée, une fortune considérable, que cet homme, qui vient d'épouser une femme que les plus riches et les plus nobles lui envient, veut conserver tout cela; et que, comme il a vu que s'il laissait vivre auprès de lui un homme dont le jeu et l'ivrognerie avaient presque annihilé les facultés, cela ne lui était pas possible; il a pris la résolution de se débarrasser de son complice.
Mais comment se débarrasserait-il de cet homme, que tant de liens mystérieux attachaient à lui? Voudrait-il consentir à s'expatrier et, en supposant même qu'il le voulût, son absence assurerait-elle sa tranquillité? Ne pouvait-il pas, de loin comme de près lui imposer des lois auxquelles il serait forcé de se soumettre.
De près, Roman était moins à craindre pour Salvador, que de loin; car, il y avait entre eux une effroyable solidarité; de la sûreté de l'un, dépendait celle de l'autre; mais l'éloignement rompait cette solidarité, seule garantie des scélérats entre eux.
Il ne fallait donc pas que Roman s'éloignât; et cependant, Salvador, bien convaincu que les vices de son ami ou plutôt de son complice, ne feraient qu'augmenter avec l'âge, était bien déterminé à ne point en supporter plus longtemps les conséquences.
Salvador s'était déjà dit tout ce qui précède, lorsque sa femme lui raconta l'odieuse scène qui avait provoquée l'entrevue dans le parc, à laquelle nous venons d'assister.
Alors, mais seulement alors, Salvador osa envisager la conclusion nécessaire des pensées dont nous venons d'analyser la substance.
Il se dit, en termes positifs, que la mort de Roman pouvait seule assurer son bonheur et sa tranquillité, et la mort de Roman fut à l'instant résolue.
Il n'était resté dans la partie solitaire du parc, où l'avait laissé celui dont il venait de jurer la mort, que pour chercher à son aise les moyens de lui arracher la vie sans courir le risque de se compromettre.
Ainsi, cet homme, qui depuis plus de vingt ans était son compagnon de tous les instants; cet homme, auquel il venait de serrer la main; cet homme, en un mot, qui lui avait donné et auquel à son tour il avait donné de nombreuses preuves de dévouement, il l'allait tuer sans éprouver plus de pitié que l'on en a pour l'animal immonde que l'on est forcé d'écraser du pied. Il ne faut pas, cher lecteur, que cela vous étonne; Salvador se disposait à agir comme aurait agi, ou tout au moins comme aurait désiré agir, tout autre individu placé dans les mêmes conditions; comme aurait agi Roman lui-même, s'il se fût trouvé à sa place; tant il est vrai que les sentiments affectueux ne sont véritables; n'ont de valeur et de durée qu'autant qu'ils sont basés sur l'estime réciproque de ceux qui les éprouvent.
Nous savons fort bien que cette opinion, que nous émettons comme un fait positif, pourrait être démentie par une grande quantité d'exemples, et qu'il serait facile, à ceux de nos lecteurs qui ont compulsé les annales judiciaires, de nous citer une foule de criminels qui ont donné à leurs complices de nombreuses preuves d'amitié, qui ont de même sacrifié leur vie pour sauver la leur; mais quelque nombreux que soient les faits, ils le sont beaucoup moins, heureusement (c'est à dessein que nous disons heureusement), que les faits contraires.
Et puis, si l'on veut bien se donner la peine d'examiner avec attention le caractère des individus qui ont fourni ou qui fourniront à l'avenir ces exemples, on sera bientôt convaincu qu'au lieu de combattre l'opinion que nous venons d'émettre, les faits auxquels nous faisons allusion ne peuvent servir, au contraire, qu'à lui donner une nouvelle force.
En effet, ou a vu souvent des criminels sacrifier tout, leur liberté, leur vie même, à un complice pour lequel ils paraissaient éprouver une vive amitié; mais on a pu, en même temps, remarquer que les individus qui donnaient ces preuves de dévouement; étaient presque toujours des hommes tout à fait dépourvus d'intelligence, n'ayant d'une créature humaine, que l'enveloppe; tandis qu'au contraire, ceux en faveur desquels ils se sacrifiaient, se faisaient remarquer, soit par la finesse, soit par la culture de leur esprit.
Si nos lecteurs veulent bien se rappeler que nous leur avons dit déjà que les malfaiteurs se laissaient très-facilement dominer par ceux d'entre eux qui possèdent une certaine dose d'intelligence, ils n'accorderont plus, sans doute, le nom d'amitié au sentiment qui fait agir les individus dont nous parlons, sentiment irréfléchi, assez semblable à celui qu'éprouvent les chiens pour leurs maîtres, les bêtes féroces pour ceux qui sont parvenus à les dompter.
Une certaine communauté d'intérêts, peut donc bien, pendant un laps de temps, plus au moins attacher l'un à l'autre, des individus doués, ainsi que l'étaient Salvador et Roman, d'une intelligence à peu près égale; mais lorsque ces intérêts cessent d'être semblables, il y a lutte aussitôt, et cette lutte n'est ordinairement terminée que par la perte totale de l'un des deux, quelquefois même par celle des deux à la fois.
Dans la lutte qui venait de s'engager entre Salvador et Roman, ce dernier, entièrement dominé par la passion du jeu, aveuglé par l'insouciance ordinaire de son caractère et auquel l'âge et les liqueurs fortes dont, pour se consoler de ses pertes journalières, il faisait un usage immodéré, devait nécessairement succomber.
Salvador n'avait pas de plan arrêté, lorsqu'il avait engagé son complice à retourner à Paris; il ne voulait qu'éloigner du château la victime qu'il était bien déterminé à sacrifier à sa tranquillité; il pensait, avec raison, qu'il trouverait là, plus facilement que partout ailleurs, l'occasion de commettre avec sécurité, et de couvrir d'un voile épais, le nouveau crime qu'il méditait.
Nous ne voulons certes pas justifier Salvador, dont l'odieux caractère n'est que trop connu de nos lecteurs, nous devons cependant dire que ce n'était qu'après s'être livré de nombreux combats et avoir hésité longtemps, qu'il s'était déterminé à sacrifier son complice, nous ajouterons même (car cela prouvera qu'une fois que dans la carrière du crime on a dépassé certaines limites, il n'est plus possible de s'arrêter), qu'il ne se résolvait à commettre un nouveau crime, que parce qu'il avait acquis la certitude que tant que son complice serait près de lui il serait forcé de marcher en avant sur la route qu'il avait suivie jusqu'à ce jour et qu'il voulait absolument quitter.
Disons encore que le mariage qu'il venait de faire avait exalté son orgueil, et que les manières sans façon de Roman, qu'il avait pris l'habitude de ne considérer que comme le premier de ses serviteurs, le blessaient horriblement.
Roman n'avait accepté avec empressement la proposition de quitter le château de Pourrières que parce que la vie que l'on y menait l'ennuyait passablement, car blessé plus qu'il ne le laissait paraître, par les manières hautaines et la morgue de son complice, il ne lui aurait pas fait cette concession, si sa volonté avait le moins du monde contrarié ses désirs: quoiqu'il en soit, il partit ainsi qu'il l'avait dit, le jour même, et grâce à la merveilleuse célérité des chaises de l'administration des postes, cinq jours après l'entretien que nous venons de rapporter, il était installé à l'hôtel de Pourrières.
Le jour même où Roman arrivait à Paris, Salvador recevait au château de Pourrières la lettre suivante:
«Monsieur le marquis de Pourrières,
»Si jamais je vous trompe, m'avez-vous dit un jour à la suite d'une assez violente querelle, durant laquelle j'avais manifesté le désir de vous quitter, désir auquel vous avez cru devoir vous opposer, si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger! Je ne sais encore si vous m'avez trompé, mais je sais fort bien que vous venez d'épouser madame la comtesse Lucie de Neuville, que vous aimez beaucoup à ce qu'on assure: que vous ayez épousé cette femme pour donner à votre position dans le monde un nouveau relief, pour que sa dot vînt augmenter votre fortune, je le conçois facilement, et je ne songe pas à m'en plaindre; mais que vous l'aimiez lorsque je suis là, lorsque je n'ai pas cessé de vous aimer, lorsque c'est en quelque sorte à cause de vous que j'ai supporté pendant plus d'une année des souffrances sous le poids desquelles une femme moins forte que je ne le suis, aurait cent fois succombé, voilà ce que je ne souffrirais pas, voilà ce que je regarderais comme une tromperie, c'est de cela croyez-moi bien que je me vengerai; je sais fort bien que votre perte entraînerait la mienne, mais je crois que vous avez assez de perspicacité, et que par conséquent vous connaissez trop bien mon caractère, pour ne pas croire que cette considération pourrait me faire hésiter seulement une minute.
»Je veux donc (entendez-vous bien, je veux) que vous me disiez quelles sont les raisons qui vous ont déterminé à épouser la comtesse de Neuville, je veux que vous me donniez l'assurance que je n'ai pas perdu la place que je dois occuper éternellement dans votre cœur, je veux que vos actions me prouvent la sincérité de vos paroles.
»Je sais que je vous dois le récit de ce qui m'est arrivé depuis que nous avons été séparés; ce récit je vous le ferai lorsque vous aurez répondu à cette lettre, et il vous prouvera, je l'espère, que j'ai le droit de vous parler comme je le fais maintenant.
»Répondez-moi de suite à l'hôtel des Princes, où je suis logée maintenant; grâce à votre ami, le vicomte de Lussan, dont je suis très-contente; de suite entendez-vous, car je suis très-peu patiente, vous le savez, et quelquefois l'impatience fait commettre une foule d'imprudences dont on se repent lorsqu'il n'est plus temps de les réparer.
»Toute à vous,
»SILVIA.»
Salvador s'attendait à recevoir de Silvia une lettre à peu près semblable à celle que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, celle-ci ne l'étonna donc pas, mais comme il savait sa maîtresse très-capable de mettre à exécution les menaces qu'elle ne craignait pas de lui faire, il crut qu'il devait lui écrire de suite et de manière à la contenter.
Voici donc ce qu'il lui répondit:
«Votre lettre m'a beaucoup étonné; comment c'est vous qui me faites des menaces, c'est vous qui osez me demander compte de mes actions; cependant comme j'aime à croire que le récit que vous me promettez, me prouvera que vous avez le droit de me parler comme vous le faites, je veux bien vous répondre.
»Roman qui est en ce moment à Paris, vous dira quelles sont les raisons qui m'ont déterminé à prendre pour femme la comtesse de Neuville, que je n'ai épousée, vous croyant morte ou du moins infidèle, (et pouvais-je croire autre chose?) que pour donner un nouveau relief à ma position dans le monde et pour augmenter ma fortune de sa dot; je ne veux pas dire, que si vous n'étiez pas revenue, je ne me serai pas laissé séduire par les aimables qualités qu'elle possède, vous ne me croiriez pas et vous auriez raison; mais il est une femme qui me paraîtra toujours préférable à toutes les créatures de son sexe, et cette femme-là, c'est vous! vous le savez bien.
»Mais je veux, (entendez-vous bien, je veux), qu'elle me dise quels sont les événements qui l'ont retenue loin de moi pendant plus d'une année, et il faut pour que je lui reconnaisse les droits qu'elle s'arroge, peut-être un peu trop prématurément, que les explications qu'elle doit me donner, soient assez claires et assez catégoriques, pour ne me laisser aucun doute dans l'esprit.
»Je crois, Silvia, que vous avez assez de perspicacité pour bien connaître mon caractère, et que par conséquent vous ne devez pas croire que les menaces que vous me faites, puissent m'épouvanter; je suis, vous le savez, l'homme du monde qui accepte avec le plus de résignation, les faits accomplis, je ne vous recommanderai donc, ni la patience, ni la prudence, vous êtes parfaitement libre d'agir de la manière qui vous paraîtra la plus convenable.
»Tout à vous,
»A. DE POURRIÈRES.»
Salvador n'envoya cette lettre à Silvia, qu'après en avoir adressée une autre à Roman, dans laquelle il lui traçait la conduite qu'il devait tenir vis-à-vis de sa maîtresse; il savait que son complice, aussi intéressé que lui à ne point mécontenter la marquise de Roselly, qu'il craignait malgré le ton assuré qu'il affectait dans sa lettre, le servirait fidèlement malgré les germes de mécontentement qui existaient entre eux.
Comme nous ne voulons pas faire voyager nos lecteurs, de Paris, où se trouvent en ce moment Silvia et Roman, au château de Pourrières, où nous avons laissés Lucie et Salvador, pour de là, les conduire dans la capitale du grand duché de Toscane, où se sont rendus aussitôt après leur mariage Laure et Servigny, accompagnés de sir Lambton, nous mettrons sous leurs yeux leur correspondance, qui leur apprendra tous les événements qui doivent se passer jusqu'au moment où nous les retrouverons tous à Paris.
S'il est vrai, ainsi que l'a dit Buffon, que le style est tout l'homme, cette correspondance qui vient à l'instant même d'être remise entre nos mains et qui formera la matière du chapitre suivant, fera connaître le caractère des principaux personnages de cette histoire.
Nous répétons avant d'aller plus loin, ce que nous avons déjà dit plusieurs fois, cette histoire est vraie, vraie dans son ensemble et dans tous ses détails, tous les personnages qui y jouent un rôle, sont réels, plusieurs même vivent encore; nous avons seulement changé les noms de quelques-uns d'entre eux, (il était inutile de prendre cette précaution vis-à-vis de ceux dont le nom était en quelque sorte devenu historique, et Salvador et Roman étaient de ceux-là), et pour être convaincu de la vérité de ce que nous avançons ici, il ne s'agit que de consulter les annales de la préfecture de police et des tribunaux criminels.
Nous n'insistons sur ce fait, que parce que nous savons que les lecteurs sont généralement peu disposés à croire les auteurs, lorsque ces derniers affirment la vérité des faits qu'ils racontent, et que nous tenons à ce que l'on ne nous conteste pas le seul mérite que possède peut-être ce livre: celui d'être vrai.
Lucie de Pourrières à madame Féval.
Du château de Pourrières.
«J'ai épousé, ma chère Laure, cet homme dont je m'étais fait d'abord une sorte de croque-mitaine, et que toi-même beaucoup plus raisonnable que moi, (je me plais à le reconnaître), tu ne pouvais pas souffrir; je ne t'apprends pas quelque chose de nouveau, tu as reçu sans doute à Florence, où je crois que vous voulez vous fixer, puisque vous n'annoncez pas l'intention de revenir en France, la lettre que je t'ai écrite pour te faire part de la résolution que je venais de prendre, après avoir consulté tous mes amis, et notamment M. de Kerandec, ce bon chevalier de Saint-Louis, que tu as rencontré plusieurs fois chez madame de Villerbanne; tous m'ont fait l'éloge du marquis de Pourrières, tous m'ont dit que je ne pouvais faire un meilleur choix, et ma foi je me suis décidée.
»Eh bien! ma chère Laure, je suis aujourd'hui on ne peut plus satisfaite de n'avoir pas imposé silence au penchant qui m'entraînait vers celui qui est devenu mon époux; M. de Pourrières est doué du meilleur cœur et du plus noble caractère qu'il soit possible d'imaginer; il m'aime autant que je l'aime, il ne s'occupe que de moi et il ne laisse échapper aucune occasion de me donner de nouvelles preuves de l'affection qu'il m'a vouée.
»Il m'a dernièrement sacrifié, sans hésiter un seul instant, un vieux serviteur de sa famille, qui m'avait manqué de respect, j'ai voulu intercéder en faveur de ce malheureux, qui ne s'était rendu coupable que parce qu'il était ivre, mais mon mari ne me l'a pas permis: Si Lebrun m'avait manqué, m'a-t-il répondu, lorsque je lui demandai la grâce de cet homme, je pardonnerais peut-être en faveur de ses anciens et bons services, mais je ne puis tolérer une offense qui vous est faite; il faut que nos gens sachent que je ne suis pas d'humeur à les laisser s'écarter une seule minute du respect qu'ils vous doivent; tout ce que je puis faire en faveur de Lebrun, c'est de le garder à mon service, mais il habitera Paris lorsque nous serons ici, et il viendra à Pourrières lorsque nous retournerons à Paris, c'est du reste un honnête serviteur, et qui sera aussi utile à l'avenir qu'il l'a été jusqu'à présent.
»J'ai dû ne plus m'occuper de cette sotte affaire, et le soir même, l'intendant de M. de Pourrières, bien morigéné, je le suppose, est parti pour Paris, où il restera jusqu'à ce que nous y retournions.
»Je ne te rapporte ce petit événement, ma chère Laure, que pour donner la mesure des égards que M. de Pourrières me témoigne et des soins dont il m'entoure, et pour te prouver en même temps qu'il est tout à fait digne de l'amitié que tu lui accorderas, si tu n'es pas une ingrate, car bien qu'il te connaisse à peine, il t'aime infiniment, et chaque fois que je lui parle de toi, il manifeste le désir de te voir bientôt revenir en France. Il veut, dit-il, faire de ton mari son plus intime ami, ce sera, à ce qu'il assure, le meilleur moyen de te posséder souvent chez nous; se trompe-t-il?...
»Réponds-moi, ma chère Laure, dis-moi beaucoup de choses; tout ce qui t'intéresse, m'intéresse, il ne faut pas que nos nouvelles positions nous fassent oublier l'amitié que nous avons l'une pour l'autre. Il y a dans mon cœur de la place pour l'amour et pour l'amitié. Es-tu comme moi? si je n'avais pas la crainte de t'affliger, je dirais que non, car tu n'as pas encore répondu à la première lettre que je t'ai écrite.
»J'ai reçu des nouvelles d'Eugénie de Mirbel ou plutôt de madame de Bourgerel, son mari et aussi un noble cœur, sa fille devient tous les jours plus jolie, madame de Saint-Preuil se porte bien, elle est heureuse.
»Mon mari, à qui je ne veux pas laisser lire cette lettre, n'insiste pas, mais il veut absolument y joindre quelque chose, je ne crois pas devoir m'opposer à ce désir.
»Adieu, ma bonne Laure, ou plutôt à bientôt, crois à l'amitié constante de
»LUCIE DE POURRIÈRES.»
Au bas de la dernière page de cette lettre, Salvador a écrit ces quelques mots:
«Je n'ai eu que rarement, madame, le bonheur de vous voir, je n'ai cependant oublié ni vos grâces, ni votre esprit, je n'ose vous prier de vouloir bien m'accorder une petite part de l'amitié que vous avez vouée tout entière à ma femme, mais j'ai l'espérance que vous voudrez bien quelquefois me permettre de l'accompagner, lorsqu'elle ira vous visiter. Je suis impatient de connaître M. Féval, persuadé que je suis que l'homme auquel vous avez bien voulu accorder votre main, est tout à fait digne de l'amitié de tous les honnêtes gens, veuillez, je vous prie, lui présenter mes hommages.
»Daignez agréer, madame, l'assurance du profond
respect, avec lequel je suis,
»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
»A. DE POURRIÈRES.»
Silvia au marquis de Pourrières.
Paris.
«J'ai vu Lebrun.» Nos lecteurs savent que Silvia appelait ainsi Roman; le vicomte de Lussan, l'ayant entendu nommer au festin donné chez Lemardelay par Alexis de Pourrières, était le seul des amis de Salvador qui connût son véritable nom. «Et je suis à peu près satisfaite de ce qu'il m'a dit, vous avez, m'a-t-il dit, été très-affligé de ma perte, et ce n'est qu'après m'avoir longtemps cherchée et fait chercher, que vous vous êtes déterminé à épouser la comtesse de Neuville.
»Je vous le répète, ce n'est point de votre mariage, qui, je le crois sans peine, pouvait seul réparer les brèches faites à votre fortune par l'inconduite de votre intendant, que je songerai à me plaindre, s'il ne me fait pas perdre votre affection.
»Est-ce que vous ne pouvez pas vous débarrasser du bon M. Lebrun, est-il absolument nécessaire que vous gardiez près de vous cet homme, qui, si je dois croire ce que m'en a dit le vicomte de Lussan, perd tous les jours au jeu des sommes considérables, qu'il ne peut prendre que dans votre caisse.
»Je sais bien qu'il connaît une foule de choses et que c'est probablement pour cela que vous lui laissez faire à peu près tout ce qu'il veut, mais il me semble qu'il existe des remèdes pour guérir tous les maux, et que dans la position ou vous vous trouvez, l'emploi même des plus énergiques ne doit pas vous épouvanter.
»Si par hasard vous aviez l'intention de vous guérir, vous pourriez compter sur moi, je serais heureuse de trouver l'occasion de vous donner une nouvelle preuve de dévouement.
»Le vicomte de Lussan m'a dit que vous étiez parti avec le dessein de passer toute la belle saison au château de Pourrières, comme sans doute vous avez annoncé ce dessein à votre femme, et qu'un changement subit de détermination pourrait lui paraître extraordinaire et lui faire croire que ses charmes ont perdu le pouvoir de vous retenir près d'elle, ne changez rien à vos projets; j'attendrai pour vous servir que vous soyez de retour à Paris; vous voyez que je suis de composition facile. Aussi j'ai l'espérance que vous me tiendrez compte plus tard de mon extrême mansuétude.
»Je dois, maintenant que la paix est à peu près faite entre nous, vous raconter tout ce qui vient de m'arriver, vous allez lire une bien singulière histoire, et que peut-être vous ne voudriez pas croire si elle n'était pour ainsi dire de notoriété publique[582].»
Silvia raconte ici à Salvador des événements que nos lecteurs connaissent déjà, c'est-à-dire tout ce qui lui est arrivé depuis son enlèvement par Beppo, au moment où elle sortait de chez elle pour aller chez la devineresse de la rue des Vignes à Chaillot, jusqu'au moment où elle lui apparut dans l'église Notre-Dame de Lorette.
«Si maintenant, continue-t-elle après avoir achevé ce récit, vous me demandez ce que c'est que ce Beppo, qui m'a si audacieusement enlevée en plein jour, à deux pas de mon domicile, je vous répondrai que cet homme est celui que j'avais chargé de punir l'outrecuidance de M. de Préval, ceci demande peut-être une explication que je vous donnerai lorsque nous serons réunis.
»Le récit que je viens de vous faire vous a prouvé, je l'espère, que je n'avais absolument rien à me reprocher, et que j'avais le droit de vous parler comme je l'ai fait dans ma première lettre.
»Adieu, mon ami, écrivez-moi souvent, vos lettres me consoleront de votre absence.
»Tout à vous,
»SILVIA.»
P. S. «Vous avez déjà deviné que ma bourse est dans le plus piteux état qu'il soit possible d'imaginer, ayez donc la bonté de m'envoyer de suite quelques billets de mille francs, je resterai à l'hôtel des Princes jusqu'à ce que vous soyez à Paris, nous ne songerons à remonter ma maison que lorsque vous serez de retour.»
Le marquis de Pourrières à la marquise de Roselly.
Du château de Pourrières.
«Je viens de recevoir votre lettre, ma chère Silvia, et l'empressement que je mets à vous répondre vous donnera la mesure du plaisir qu'elle m'a fait éprouver.
»Je suis aussi satisfait qu'il est possible de l'être, des explications que vous avez bien voulu me donner, et je reconnais sans peine que vous n'avez absolument rien à vous reprocher et que vous aviez le droit de me parler comme vous l'avez fait.
»Je resterai, puisque vous voulez bien me le permettre, jusqu'à la fin de l'été au château de Pourrières.
»Nous parlerons lorsque je serai de retour à Paris, du bon M. Lebrun; ce que vous me dites de cet excellent serviteur me prouve que nous nous entendons parfaitement sans avoir besoin de nous adresser de longs discours, et que les souffrances que vous venez d'éprouver ne vous ont pas fait perdre une seule de vos brillantes qualités.
»Je vous envoie dix mille francs en un mandat sur M. Mathieu Durand, banquier à Paris, ne ménagez pas l'argent, je puis, Dieu merci, sans me gêner, subvenir largement à tous vos besoins, et si je puis me guérir de la maladie dont je suis attaqué, je pense qu'il en sera toujours de même.
»Votre maison sera remontée lors de mon retour à Paris, et avec plus de luxe qu'elle ne l'était, vous savez sans doute qu'une somme assez considérable, produite par la vente de tous les objets vous appartenant, qui garnissaient votre hôtel de l'avenue Châteaubriand, est déposée à la caisse des consignations, il est peut-être possible de recouvrer cette somme, nous y aviserons.
»N'y aurait-il pas moyen de se débarrasser de ce Beppo, qui me paraît un homme fort dangereux?
»Adieu, ma chère Silvia, comptez toujours sur l'affection et l'entier dévouement de votre fidèle amant.
»A. DE POURRIÈRES.»
—Ainsi, se dit Salvador après avoir cacheté cette lettre, il faudra, lorsque je me serai débarrassé de Roman, que je satisfasse tous les caprices de cette femme dont maintenant je n'ai que faire. Il n'en sera pas ainsi, madame la marquise de Roselly; je me servirai de vous, puisque vous m'offrez votre concours; et ma foi, après... Mais de combien de victimes se composera la sanglante hécatombe que je dois sacrifier à ma sûreté?
Salvador demeura quelques instants la tête cachée entre ses mains; puis il sonna, et ordonna au domestique qui se présenta, d'aller mettre à la poste la lettre qu'il venait d'écrire.
Laure Féval, à la marquise de Pourrières.
Florence.
«Tes deux lettres, ma chère Lucie, viennent de m'être remises à la fois; elles étaient arrivées avant nous à Florence, car nous nous sommes arrêtés dans plusieurs villes d'Italie: à Gênes, à Milan, à Venise, avant d'arriver à Florence; mais comme nous avions écrit dans cette dernière ville pour retenir nos logements, on les a conservées pour me les remettre.
»Je t'ai un peu négligée, j'en conviens; je suis certaine, cependant, que tu n'as pas cru un seul instant que je t'avais oubliée.
»Ainsi, te voilà mariée; tu as épousé cet homme qui te faisait tant peur; je n'avais donc pas tort, lorsque je te disais que tu t'occupais trop de lui pour qu'il te fût indifférent.
»Je suis charmée de ce que tu es heureuse; cela, du reste, ne m'étonne pas; tu es si belle, si bonne, si aimable, que quand bien même M. le marquis de Pourrières ne posséderait pas une seule des qualités que tout le monde lui accorde, il lui serait impossible de ne pas t'aimer; et je crois qu'il est impossible de rendre malheureux ceux que l'on aime. J'ai souvent entendu dire, il est vrai, qu'il existait des gens si malheureusement organisés, qu'ils ne pouvaient aimer personne; mais je ne crois pas cela, et quand bien même cela serait, M. le marquis de Pourrières n'est pas de ces gens-là.
»Je suis aussi heureuse que toi, ma chère Lucie; et tous les jours je bénis le ciel de ce qu'il a bien voulu associer ma destinée à celle de l'homme estimable qui est devenu mon époux. Mon mari a été bien malheureux, ma chère Lucie; un jour, peut-être, il me sera permis de te raconter son histoire, et je suis d'avance persuadée, que tu me diras que ma constante étude doit être celle de chercher à lui faire oublier les peines de ses premières années.
»Tu as tort de me rappeler ce que je te disais autrefois de M. le marquis de Pourrières; c'étaient des folies de jeune fille que rien ne justifiait et auxquelles tu as eu le bon esprit de ne pas attacher plus d'importance qu'elles n'en méritaient. J'accorderais bien volontiers, à l'homme qui fait le bonheur de ma plus chère amie, une bonne part dans mon estime et dans mon amitié; mais si par hasard il changeait de conduite, oh! alors, ce serait entre nous une guerre acharnée, et je serais brave, s'il s'agissait de te défendre.
»Je ne te parlerai pas des villes de l'Italie, que nous avons déjà visitées; les livres de nos touristes t'ont appris beaucoup plus de belles choses que je ne suis capable de t'en écrire; et puis, quoique je trouve très-beau tout ce que nous avons déjà vu, tout cela, vois-tu, ne vaut pas notre bonne vieille France que l'on regrette dès qu'on l'a perdue de vue, et que l'on revoit toujours avec plaisir; si cependant il nous arrive quelques aventures, avant notre retour à Paris, je n'oublierai pas de te les raconter.
»Nous devons visiter Rome et sa campagne, la Savoie, la Suisse; nous arrêter quelques jours à Genève, et puis rentrer en France; toutes ces courses ne nous prendront pas plus de deux mois, de sorte que nous serons à Paris vers la fin de l'été; nous resterons là jusque vers le milieu de l'automne, j'espère bien que tu viendras nous y voir.
»Mon bon oncle me charge de déposer deux gros baisers sur chacune de tes deux joues, et je m'acquitte de la commission, sans en demander la permission à M. le marquis de Pourrières qui, je l'espère bien, ne s'avisera pas d'être jaloux.
»Mon mari écrit, par le même courrier, à M. le marquis de Pourrières; sans doute pour le remercier des choses aimables qu'il a bien voulu lui adresser.
»J'ai écrit à madame de Bourgerel; je n'ai pas besoin de te dire que je suis aussi contente que toi de la savoir heureuse.
»A bientôt, ma chère Lucie, je suis impatiente de te presser sur mon cœur.
»Ton amie,
»LAURE FÉVAL.»
M. Paul Féval à M. le marquis de Pourrières.
Florence.
«M. le marquis,
»Ma femme m'a fait lire les quelques mots que vous lui avez adressés; je suis, vous devez le croire, excessivement sensible à votre extrême politesse et je suis charmé de ce que le hasard me fournit l'occasion de vous prouver ma reconnaissance.»
Servigny raconte ici la rencontre qu'il a faite dans l'Inde de Jazetta, et les circonstances qui ont accompagné la mort de cette malheureuse femme.
«Je vous envoie, M. le marquis, les objets qu'elle me confia au moment de rendre son âme à Dieu, afin que je vous les remisse, si par hasard je vous rencontrais; vous recevrez, j'en suis convaincu, avec une douloureuse satisfaction, ces objets qui vous rappelleront une femme dont vous avez eu bien à vous plaindre; mais dont les longues souffrances ont racheté les fautes et qui est morte pleine de repentir et de résignation.
»Cette infortunée, M. le marquis, est morte avec la crainte que ses fautes ne vous aient déterminé à abandonner son fils; elle se trompait, sans doute, et je suis persuadé que vous avez toujours été, pour le jeune Fortuné, un père aussi tendre qu'indulgent.
»Si vous voulez bien me le permettre M. le marquis, et dans le cas où votre fils serait encore dans cette ville, je verrai, en passant à Genève, cet enfant qui doit être maintenant presque un homme; j'ai promis à sa mère mourante de lui porter ses dernières paroles, et je voudrais qu'il me fût permis d'accomplir ce dernier vœu d'une femme coupable, il est vrai, mais bien malheureuse.
»Les liens qui vous attachent à la meilleure amie de ma femme, me donnent l'espoir, M. le marquis, que vous voudrez bien m'accorder votre estime d'abord, et plus tard votre amitié; je tâcherai, du reste, de me montrer digne de l'une et de l'autre.
»Daignez agréer, M. le marquis, l'assurance de la parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
»Votre très-humble et très-obéissant
»serviteur,
»PAUL FÉVAL.»
La situation se complique, dit Salvador après avoir lu cette lettre. Du diable, si je croyais jamais entendre parler de Jazetta et de son fils infortuné; il est du reste fort heureux pour moi que la mère soit morte et que le fils qui, peut-être, est encore de ce monde, ignore le nom qu'il a le droit de porter[583]. Montrons-nous donc à la fois, puisque cela ne me coûtera rien et ne peut me compromettre, homme sensible et excellent père.
Je crois vraiment que ce M. Paul Féval qui me paraît un très-brave homme aurait ramené en France la pauvre Jazetta, si elle n'était pas morte si à propos.
Après ce petit monologue, Salvador écrivit la lettre servante qu'il envoya de suite à Servigny.
Le marquis de Pourrières à M. Paul Féval.
Du château de Pourrières.
«Monsieur,
»J'ai reçu votre aimable lettre et les précieuses reliques qui l'accompagnaient. J'ai baigné de mes larmes le médaillon et la boucle de cheveux bruns qui m'ont rappelé une femme que j'ai tant aimée et que je regretterais peut-être encore malgré son ingratitude, si l'ange qui a bien voulu m'accorder sa main ne me l'avait fait oublier.
»Ce que je viens de vous dire, vous a surabondamment prouvé, monsieur, qu'il ne reste de place dans mon cœur que pour la pitié que doivent inspirer à toutes les âmes sensibles des infortunes aussi grandes que celles qui ont accablées la malheureuse Jazetta, qu'elles soient ou non méritées.
»Vous me dites que Jazetta est morte avec la crainte que les torts que je pouvais lui reprocher ne m'eussent déterminé à abandonner notre enfant; cela m'étonne, monsieur, et il faut, puisque après tout cela est, que les malheurs qu'elle a éprouvés avant de mourir, aient donné à son esprit une bien fâcheuse opinion des hommes en général, pour que, me connaissant comme elle me connaissait, elle m'ait pu croire un seul instant capable d'une aussi mauvaise action.
»Si Dieu l'avait permis, monsieur, je n'aurais jamais cessé d'être pour le malheureux Fortuné le père le plus tendre et le plus dévoué, malheureusement il n'en a pas été ainsi.»
(Salvador racontait ici tout ce que nos lecteurs connaissent déjà des aventures du jeune Fortuné, et il terminait ce récit en faisant observer que quand bien même il aurait voulu abandonner cet enfant, cela ne lui aurait pas été possible, attendu qu'il lui avait donné son nom que tôt ou tard, il l'espérait, un décret de la Providence viendrait lui rendre.)
«Je vous aurais permis de grand cœur d'aller embrasser mon fils (continue-t-il, après ce passage de sa lettre), cependant, puisque vous avez l'intention de passer par Genève avant de rentrer en France, je vous prierai de voir dans cette ville toutes les personnes qui pourraient vous donner quelques renseignements de nature à nous mettre sur les traces de mon infortuné fils; je suis d'avance convaincu que toutes les démarches que vous pourrez faire seront inutiles, car j'ai déjà fait, je crois, tout ce qu'il était possible de faire en semblable occurrence, mais Dieu est si bon et le hasard est si grand.
»J'espère, M. Féval que vous voudrez bien, lors de votre retour en France, honorer de votre présence le vieux manoir de Pourrières, nous tâcherions, ma femme et moi, de vous en rendre le séjour agréable, nous avons ici une société agréable, de beaux sites, de belles ruines, et si vous aimez la chasse, je puis vous promettre une ample moisson de gibier.
»Veuillez, je vous prie, me rappeler au souvenir de madame Féval, et prier sir Lambton de vouloir bien vous accompagner à Pourrières.
»Daignez agréer, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux avec lesquels, je suis,
»Votre très-humble et très-obéissant
»serviteur,
»A. DE POURRIÈRES.»
Roman à Salvador.
Paris.
«Mon cher ami,
»Le malheur ne se lasse pas de me poursuivre; j'ai perdu les trois billets de mille francs que tu m'as remis lorsque je suis parti de Pourrières, et quelques autres que j'ai empruntés à ce bon vicomte de Lussan qui vient de faire, j'en suis certain, une excellente affaire, car il a renouvelé son mobilier, changé ses chevaux et ses équipages.
»Je suis donc absolument sans le sou; tu comprends que je ne puis rester dans une pareille pénurie, et je suis convaincu que tu vas de suite m'envoyer une bonne petite somme.
»Ton ami,
»ROMAN.»
Salvador à Roman.
Du château de Pourrières.
«Tu t'es grossièrement trompé, mon cher ami, je ne t'enverrai pas la bonne petite somme que tu me demandes, et cela par la raison toute simple que je suis absolument dans la même position que toi, c'est-à-dire sans argent, et que pour t'en envoyer il faudrait que j'en empruntasse, ce que je ne puis faire dans ce moment.
»Il faut que la passion du jeu et l'ivrognerie t'aient rendu stupide, puisque, m'écrivant pour me demander de l'argent, que tu iras porter sur le tapis vert de quelque tripot clandestin, aussitôt que tu l'auras reçu, tu ne saisis pas cette occasion de me parler d'une foule de choses qui m'intéressent infiniment, tu le sais bien; tu as vu la marquise de Roselly, que fait-elle? que dit-elle? as-tu vu les hommes de là-bas? as-tu quelque chose en vue? il faut absolument que tu trouves un moyen quelconque de remplir notre coffre-fort, puisque tu sais si bien le mettre à sec; je viens, je crois, de faire une assez belle affaire, signale-toi à ton tour; j'ai maintenant le droit de te retourner les reproches que tu me faisais lorsque le chagrin que me causait la disparition de Silvia m'avait rendu tout à fait incapable de travailler. Cependant sois prudent, très-prudent, excessivement prudent, ne fais rien surtout avant de m'avoir consulté, ne vas pas oublier que, grâce aux deux funestes passions qui te dominent, tu n'as plus maintenant ce coup d'œil exercé et cette rare intrépidité, qui faisaient autrefois de toi un homme précieux.
»Maintenant, parlons raisonnablement, comme je ne veux pas te laisser absolument dépourvu d'argent, je t'envoie cinq cents francs, à la fin de chaque mois je t'enverrai ou je te remettrai une pareille somme; six mille francs par an, c'est je crois un revenu fort honnête, surtout pour un homme qui a fait la sottise de perdre au jeu plus de quatre cent mille francs, en quelques années, et je pense que si tu veux bien le rappeler que tu as perdu au delà de ce qui te revenait dans la succession d'Alexis, et de ce que nous ont rapporté les diverses affaires que nous avons faites, tu seras assez raisonnable pour ne pas exiger davantage.
»Adieu, mon cher Roman, sois raisonnable, c'est ce que je te souhaite.
»Ton ami,
»SALVADOR.»
Tous les mots qui composaient cette lettre, avaient été tracés entre les lignes d'une lettre insignifiante, avec de l'encre sympathique et ne devaient apparaître qu'après avoir été approchés du feu; Salvador et Roman, dans la crainte que leurs lettres ne s'égarassent à la poste, ou qu'elles ne fussent perdues, ne négligeaient jamais cette précaution, assez commune du reste, chez les gens de leur trempe.
Roman à Salvador.
Paris.
«Monsieur le marquis,
»Je viens de perdre les cinq cents francs que vous aviez bien voulu m'envoyer, et j'ai été si confus, si désespéré d'avoir commis cette nouvelle faute, que je suis de suite rentré chez moi afin de cacher à tous les yeux mon triste visage et que pour me consoler j'ai avalé sans coup férir une bouteille entière de votre excellent rhum.
»La divine liqueur de la Jamaïque a opéré dans mon esprit une telle révolution, que je ne me trouve plus maintenant aussi coupable que je me le paraissais tout à l'heure, que dis-je, je me trouve même tellement Innocent, que je suis presque étonné que tu ne m'aies pas envoyé, au lieu de morale, dont je ne me soucie guère, la robe blanche, symbole d'innocence que revêtaient les jeunes lévites avant de procéder aux sacrifices.
»Ah ça! mon cher ami, je crois vraiment que tu te moques de moi, j'ai, dis-tu, perdu tout ce qui me revenait dans l'héritage d'Alexis de Pourrières, et ma part dans les diverses affaires que nous avons faites, tu as peut-être raison, je n'ai point pris la peine de calculer, mais tu es, je le crois, possesseur d'une fortune assez considérable, et de cette fortune la moitié m'appartient, tu n'avais peut-être pas pensé à cela.
»Aie donc l'extrême bonté de m'envoyer de l'argent chaque fois que t'en demanderai, si tu veux que je ne cesse pas d'être,
»Ton meilleur ami,
Salvador à Roman.
Du château de Pourrières.
«La fortune à laquelle tu fais allusion est celle de ma femme et non la mienne, je ne puis, ni ne veux en faire le sacrifice, pour te mettre à même de satisfaire ta folle passion.
»Je t'enverrai cinq cents francs, et pas plus.
»SALVADOR.»
Roman à Salvador.
Paris.
«A ton aise, garde ton argent, puisque tu ne veux pas en sacrifier une petite partie pour obliger ton ami, je n'en ai d'ailleurs pas besoin, j'ai trouvé le moyen de m'en procurer beaucoup sans me compromettre, tant pis pour celui aux dépens de qui l'affaire sera faite.
»Tout à toi,
»ROMAN.»
La marquise de Roselly au marquis de Pourrières.
Paris.
«Mon cher Alexis, savez-vous bien que le bon M. Lebrun joue en ce moment un jeu d'enfer, et qu'il perd chaque soir des sommes énormes, le vicomte de Lussan me disait il n'y a qu'un instant, qu'hier il avait perdu au moins cinquante mille francs.
»Si le bon M. Lebrun avait fait seul une affaire qui lui eût procuré des sommes aussi considérables que celles dont il dispose maintenant, nous le saurions, car les journaux qui sont depuis quelque temps d'une monotonie désespérante, nous en auraient parlé, l'argent qu'il joue et perd ne peut donc être qu'à vous, peut-être le lui avez-vous confié pour un emploi quelconque, peut-être vous l'a-t-il dérobé; du reste, maintenant que vous êtes averti, vous vous conduirez comme vous le jugerez convenable.
»Je désire bien vous revoir, mon cher Alexis, hâtez donc votre retour à Paris.
»SILVIA.»
Le marquis de Pourrières à la marquise de Roselly.
Du château de Pourrières.
«Je vous remercie bien, ma chère Silvia, de l'avis que vous avez bien voulu me donner, quoiqu'il me soit parfaitement inutile, l'argent que M. Lebrun joue et perd en ce moment ne m'appartient pas, il se l'est procuré, je ne sais comment, mais ce n'est pas dans ma caisse qu'il l'a pris.
»Amusez-vous bien, et croyez que si vous avez hâte de me revoir, je ne suis pas moins impatient de pouvoir vous serrer dans mes bras, mais les devoirs conjugaux...
»Je quitterai Pourrières à la fin du mois prochain, peut-être avant.
M. Paul Féval à M. le marquis de Pourrières.
Genève.
«M. le marquis,
«Aussitôt notre arrivée à Genève je me suis occupé de chercher toutes les personnes en état de me donner quelques renseignements de nature à me mettre sur les traces de votre malheureux fils; j'ai vu le successeur du bon père Humbert, à l'hôtel de l'Ecu, messieurs Fazy Pasteur et Piachaut, ainsi que l'ancien bourgmestre de la ville et les divers membres du tribunal devant lequel le pauvre Fortuné, faussement accusé d'avoir assassiné celui qui avait pris soin de ses jeunes années, a été forcé de comparaître, et j'ai aujourd'hui la douleur de vous annoncer que toutes mes démarches ont été inutiles, toutes ces personnes ne m'ont appris que ce que je savais déjà.
»Excité par le désir de vous être agréable, et jaloux de m'acquitter dignement de la mission qui m'a été confiée par la malheureuse Jazetta, j'ai fait publier par toute la ville que je donnerais une bonne récompense à tous ceux qui pourraient me procurer quelques renseignements sur le jeune Fortuné. Comme le crime dont ce malheureux jeune homme a été accusé, avait eu beaucoup de retentissement, j'espérais que peut-être quelques personnes l'auraient rencontré lorsqu'il était sorti de la ville pour n'y plus revenir, et que alléchées par l'espoir d'obtenir la récompense promise, elles viendraient me dire de quel côté il avait porté ses pas.
»Mon espérance n'a pas été déçue, peu de jours après la publication de l'avis que j'avais fait insérer dans les journaux, un paysan des environs est venu me trouver et m'apprit que le jeune Fortuné, avait été recueilli lors de son départ pour Genève, par une famille de saltimbanques, dont le chef se nomme de Riberpré: cet homme que la curiosité avait engagé à assister au jugement de votre fils l'a parfaitement reconnu, et c'est de lui-même qu'il a appris que ne sachant plus que faire, puisque tous les habitants de la ville dans laquelle il avait été élevé le repoussaient durement, malgré son innocence, il s'était déterminé à courir le monde avec ces saltimbanques.
»Les renseignements que j'ai immédiatement fait prendre m'ont donné la certitude que les faits avancés par cet homme pouvaient être vrais, il y avait effectivement à Genève lors du jugement de Fortuné, une famille de saltimbanques dont le chef se nommait de Riberpré. Nous possédons donc, M. le marquis, un premier jalon, et peut-être que si nous parvenons à découvrir la famille de Riberpré, ce qui ne me paraît pas impossible, il nous sera facile de savoir ce qu'est devenu votre fils, dans le cas probable où il ne serait pas avec elle.
»J'aurais très-volontiers continué ces recherches, mais le malheureux Fortuné dont tous les habitants de Genève qui ont conservé son souvenir, se plaisent (maintenant que son innocence a été démontrée d'une manière éclatante), à louer l'extrême douceur et l'intelligence, a un père auquel je n'ai pas voulu enlever la satisfaction de tenter lui-même tout ce qu'il était humainement possible de faire pour qu'il soit rendu à sa tendresse.
»Je désire bien sincèrement, M. le marquis, que les démarches que vous allez faire soient couronnées de succès, il me serait doux d'apprendre qu'un malheureux jeune homme auquel je m'intéresse, bien que je ne le connaisse pas, a enfin recouvré le nom et la position qui lui appartiennent.
»Je ne puis accepter l'offre gracieuse que vous me faites, d'aller passer un certain temps au château de Pourrières: lorsque nous avons quitté la France, mon estimable oncle, sir Lambton, a invité deux de ses compatriotes, à venir passer le reste de la belle saison à sa terre, et il faut qu'il s'y trouve, ainsi que ma femme, à l'époque indiquée, afin de les dignement recevoir; quant à moi, diverses affaires d'intérêt m'obligeront à faire, avant de rentrer en France, où selon toute probabilité je ne serai qu'au commencement de l'hiver, un voyage en Angleterre; croyez cependant, M. le marquis, que je ne renonce pas à l'avantage de faire avec vous plus ample connaissance. L'hiver nous retrouvera tous à Paris, et j'ai l'espérance que j'aurai alors souvent le plaisir de vous rencontrer.
»Ma femme me charge de vous dire de sa part mille choses aimables, et c'est avec le plus vif empressement que je m'acquitte de cette commission.
»J'ai l'honneur d'être, M. le marquis,
»votre tout dévoué serviteur,
«PAUL FÉVAL.»
Laure Féval à Lucie de Pourrières.
Genève.
«Il vient de m'arriver, ma chère Lucie, une aventure que je ne puis résister au désir de te raconter, car je suis persuadée qu'elle l'intéressera.
»Les environs de Genève (les écrits de nos modernes touristes ont dû t'apprendre cela), sont les plus pittoresques du monde, les plus riches en beaux sites, en curiosités naturelles. Parmi ces curiosités il en est une surtout que tous les voyageurs s'empressent d'aller visiter, autant peut-être parce qu'on raconte à son sujet une assez bizarre chronique, que parce qu'elle est véritablement remarquable; c'est une grotte ou plutôt un ermitage composé de plusieurs pièces dont une sert de chapelle: entièrement taillé dans le roc vif, cet ermitage est, dit-on, l'ouvrage d'un seul homme, qui a employé plus de trente années de sa vie à l'achever; si ce que l'on dit est vrai, et je ne suis pas éloignée de le croire (car une œuvre semblable à celle de cet ermitage ne peut être que le résultat de l'exaltation religieuse ou d'un caprice inexplicable), ce qu'il a fallu à cet homme de force et de persévérance, est vraiment inimaginable; car tu ne supposes pas, je l'espère, que je crois à la chronique dont je parlais tout à l'heure, qui rapporte que l'édificateur de l'ermitage, voyant qu'il ne pouvait achever seul son œuvre, prit en désespoir de cause le parti de se faire aider par le diable.
»Pour te faire une idée de cet ermitage, ma chère Lucie, il faut que tu te figures un immense bloc de granit dans lequel on aurait taillé ton hôtel de la rue Saint-Lazare, par exemple; (j'exagère peut-être un peu, l'ermitage des environs de Genève est beaucoup moins grand que ta demeure), en commençant par la baie de porte qui serait la seule partie visible du dehors, et poursuivant ainsi de manière à ce que l'édifice, malgré la perfection de ses formes intérieures, ne fût en définitive qu'un trou artistement fait.
»Curieuse comme je le suis, je ne pouvais manquer d'éprouver le désir de visiter une aussi singulière chose, et mon bon oncle qui ne sait rien me refuser, fit demander, aussitôt que je lui en manifestai le désir, des chevaux et un guide pour nous conduire à l'ermitage en question. Je ne te parle pas de mon mari, qui vient d'être envoyé en Angleterre par mon oncle, afin de faire vendre quelques propriétés que sir Lambton possède dans le comté de Sussex, propriétés qu'il ne veut pas conserver, attendu qu'il ne veut plus quitter la France.
»La route, aux approches de l'ermitage, est extrêmement étroite et tracée entre une suite interminable de ravins et de précipices; aussi les curieux, lorsqu'ils approchent de cette retraite, ont-ils l'habitude de descendre de leur monture, afin de faire à pied le reste du trajet.
»J'allais, conformément à l'usage, quitter mon cheval, lorsque tout à coup cette maudite bête poussée je ne sais par quel diable, m'emporta avec la rapidité de l'éclair, sur la partie du chemin bordée de précipices dont je viens de te parler; j'allais infailliblement périr, ainsi que mon oncle qui s'était lancé à ma poursuite au triple galop de son cheval, afin d'arrêter le mien, lorsqu'un homme sortit tout à coup d'une touffe d'arbres qui bordaient la route et s'élança à la tête de mon cheval, qu'après beaucoup d'efforts, il parvint à maîtriser; mon oncle, maître de sa monture, l'avait arrêtée dès qu'il fut certain que je n'étais plus en danger.
»Tu as deviné, ma bonne Lucie, que la frayeur que j'avais éprouvée à la vue des précipices dans lesquels je pouvais être engloutie à la moindre déviation de mon cheval, fit que je m'évanouis dès que je me sentis à peu près hors de danger. Lorsque je recouvrai l'usage de mes sens, j'étais dans l'ermitage, où j'avais été transportée par mon oncle aidé de notre guide, et mon sauveur me prodiguait les soins les plus empressés.
»Mon sauveur, ma chère Lucie, n'était autre, (tu vas être bien étonnée), que notre bon docteur Mathéo: juge si je fus contente, j'aurais seulement remercié comme je le devais un inconnu, je ne pus m'empêcher de sauter au cou et d'embrasser plusieurs fois l'homme qui venait de me sauver la vie, et comme mon oncle paraissait étonné de cet excès de reconnaissance:
—»Monsieur, dis-je en lui désignant mon sauveur, n'est point un inconnu pour moi; et je lui appris que je connaissais depuis longtemps le docteur Mathéo, qui avait exercé son art à Paris.
»Mon oncle, tu le sais, est très-démonstratif, il serra à plusieurs reprises la main du docteur, et il voulut absolument qu'il déjeunât avec nous, le docteur, malgré sa réserve habituelle, ne put se dispenser d'accepter cette invitation.
»Après avoir visité l'ermitage dans tous ses détails, nous étalâmes sur le gazon les provisions dont nous avions eu le soin de charger notre guide, et nous fîmes le repas le plus agréable qu'il soit possible d'imaginer.
»La chaleur était extrême, et mon oncle, qui a contracté dans l'Inde l'habitude de faire la sieste après le repas du matin, s'endormit au pied d'un des vieux arbres plantés devant l'entrée de l'ermitage. Je profitai de cet instant de liberté pour demander au docteur quels étaient les motifs qui l'avaient engagé à quitter si précipitamment notre bonne ville de Paris.
—»Madame la comtesse de Neuville, qui n'a pas de secrets pour vous, me répondit-il, vous a sans doute montré la lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire, cette lettre et celle qui l'a suivie, ont dû vous apprendre ce que vous désirez savoir.
—»Lucie m'a effectivement fait voir la première lettre que vous lui avez écrite, répondis-je; quant à celle qui devait la suivre et que vous m'assurez lui avoir adressée, elle l'a vainement attendue.
—»Cette lettre, alors, se sera égarée à la poste, ajouta le docteur; j'en serai quitte pour en écrire une seconde à madame la comtesse de Neuville.
—»Dites à madame la marquise de Pourrières: mon amie s'est déterminée à épouser l'homme dont vous lui parliez en des termes si défavorables, sans doute parce que vous ne le connaissiez pas.
—»Est-ce bien possible! s'écria le docteur en se cachant le visage entre les mains; est-ce bien possible!
»Une de tes dernières lettres, que j'avais par hasard dans ma poche, me servit à convaincre le docteur de la vérité de ce que je venais de lui dire.
—»Vous n'aurez pas besoin d'écrire à Lucie, lui dis-je après lui avoir laissé le temps de lire ta lettre, dites-moi ce que vous vouliez lui apprendre, et je lui répéterai.
—»La marquise de Pourrières ne doit pas savoir ce que j'aurais pu apprendre à la comtesse de Neuville; dites seulement à votre amie, que dans la profonde retraite où je vais m'ensevelir, je ne cesserai de prier Dieu pour elle.
»Et le docteur se retira après m'avoir fait ses adieux et sans vouloir me permettre d'éveiller mon oncle; de sorte que je ne sais ni ce qu'il voulait t'apprendre, ni où il serait possible de le retrouver.
»Je suis assez disposée à croire que le cerveau de notre bon docteur est tant soit peu dérangé.
»Je ne t'ai rapporté ce petit événement, ma chère Lucie, qu'afin de t'enlever une espérance que, j'en sais sûre, tu n'avais pas abandonnée; et si tu es raisonnable, tu trouveras que je viens de te rendre un important service. Tu es heureuse; as-tu besoin de savoir autre chose? Le bonheur est une chose si rare, ici-bas, que je crois que nous devons l'accepter avec empressement tel qu'il se présente, et que ce serait folie de nous enquérir des causes qui nous le procurent et de celles qui peuvent nous le faire perdre.
»J'aurai bientôt, ma chère Lucie, le plaisir de te presser sur mon cœur. Genève est la dernière ville où nous devions nous arrêter avant de rentrer en France, et il est probable que dans une quinzaine de jours nous serons à Paris, où tu viendras nous voir, je l'espère.
»A revoir et tout à toi,
»Ton amie, LAURE FÉVAL.»
Le lendemain du jour où Lucie reçut cette lettre, Salvador reçut de Paris celle qui suit:
Juste, banquier, à Paris, à monsieur le marquis de Pourrières;
Paris.
«Monsieur le marquis,
»Je ne prendrais pas la liberté de vous écrire, si je ne connaissais l'amitié que vous portez à votre intendant, monsieur Lebrun; car je sais fort bien que je n'ai pas le droit de vous réclamer la moindre chose; mais des personnes estimables qui connaissent l'extrême bonté de votre cœur, et notamment monsieur le vicomte de Lussan, m'ayant donné l'assurance que vous feriez tout ce qu'il est possible de faire pour tirer monsieur Lebrun de la position fâcheuse dans laquelle il se trouve par sa faute, je me suis déterminé à vous adresser cette lettre.
»J'ai donc, monsieur le marquis, l'honneur de vous prévenir, que si d'ici à dix jours, (je vous laisse, vous le voyez, tout le temps de vous rendre à Paris) je n'ai pas reçu votre visite, je me verrai forcé de déposer au parquet de monsieur le procureur du roi, une plainte en faux contre monsieur Lebrun, à laquelle plainte seront jointes quatre lettres de change montant ensemble à la somme de cent mille francs que je n'ai escomptées que parce qu'elles portaient une signature faussement attribuée par monsieur Lebrun, à monsieur le marquis de Pourrières.
»J'ai l'espérance que vous voudrez bien épargner à votre intendant les funestes résultats d'une plainte en faux, et prendre en considération la position d'un malheureux capitaliste qui ne se trouve aujourd'hui victime, que parce qu'il a cru pouvoir accorder toute sa confiance à un homme que vous honoriez de la vôtre.
»J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,
»Monsieur le marquis,
»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
»JUSTE.»
—Le sort en est jeté, s'écria Salvador après avoir froissé entre ses mains la lettre de Juste, il faut que tout cela finisse, et de suite; ce misérable Roman a déjà trop vécu.
Salvador, après avoir donné l'ordre à ses gens d'atteler les chevaux à la voiture qui devait le conduire jusqu'à Aix, où il comptait prendre la poste, alla trouver sa femme afin de lui annoncer son départ.
Lucie, qui venait d'achever la lecture de la lettre de Laure que nous avons plus haut mise sous les yeux de nos lecteurs, était un peu triste. Elle se leva cependant de la chaise longue sur laquelle elle était assise, afin d'aller au-devant de son mari.
Salvador l'embrassa sur le front.
—Je viens, lui dit-il, de recevoir une lettre qui m'apprend que je suis en danger de perdre une somme assez considérable; ma présence sur les lieux où mes intérêts sont compromis, pourra peut-être conjurer le malheur qui me menace; je viens donc vous prier de vouloir bien me permettre de vous laisser seule ici quelques jours.
—Partez, lui répondit Lucie, je vais prier Dieu de favoriser votre entreprise.
—Je suis, puisque telle est votre intention, certain de réussir, reprit Salvador. Les prières d'un ange tel que vous ne peuvent manquer d'être exaucées.
Quelques heures après, les vigoureux chevaux de l'administration des postes, emportaient Salvador sur la route de Paris.
Nous devons à nos lecteurs le récit des événements qui précédèrent l'envoi par Juste, à Salvador, de la dernière lettre que nous venons de mettre sous leurs yeux.
Roman, bien convaincu après avoir lu la lettre de Salvador, que son ami ne lui enverrait pas d'argent de suite, chercha les moyens de s'en procurer; le misérable, semblable du reste à tous ceux qui se laissent dominer par la funeste passion du jeu, était malade tout le jour, lorsqu'il n'avait pas l'espoir de passer sa soirée devant un tapis vert qu'il pourrait couvrir d'or.
Après avoir longtemps et inutilement cherché, il entendit un jour, pendant qu'il se promenait sur le boulevard des Italiens, prononcer près de lui, le nom de Juste, par deux jeunes gens qui se plaignaient d'avoir été volés par cet usurier.
—Il y a bien de l'or chez ce vieil arabe, se dit Roman, bien des billets de banque, bien des bijoux, est-il donc impossible de lui enlever tout ou du moins une bonne partie de ses richesses?
Et il continue son chemin en réfléchissant; tout à coup il s'arrêta, et se frappa le front après avoir jeté dans l'air une joyeuse exclamation.
—Je suis, parbleu! bien sot, s'écria-t-il, de n'avoir pas plus tôt pensé à cela; ah! ah! mons Salvador, vous ne voulez pas me donner de bonne volonté quelques misérables billets de mille francs, eh bien, cher ami, vous m'en donnerez de force une grande quantité, et ceux-là, je le crois, vous coûteront cher; c'est cela morbleu! c'est cela, il y a vingt à parier contre un que je réussirai; du reste qui ne risque rien, n'a rien, et puisque je veux avoir quelque chose, il faut que je risque beaucoup.
Roman après s'être dit ce que nous venons de rapporter, monta dans un cabriolet de régie, et se fit conduire rue Saint-Dominique d'Enfer.
Rien n'était changé ni à l'extérieur ni à l'intérieur de la demeure du vieil usurier. Le Terre-Neuve était toujours dans la cour de l'habitation, aussi vigoureux, aussi hargneux que par le passé, paraissant n'attendre qu'un signe de son maître pour se jeter sur ceux que l'usurier voudrait faire dévorer.
Juste introduisit Roman dans la pièce qui lui servait de cabinet, et après l'avoir invité à s'asseoir et s'être retranché dans son fort, il se mit sans plus de façons à achever son déjeuner, composé, comme de coutume d'une jatte de lait et d'un morceau de pain bis.
—Vous ne me reconnaissez pas, dit Roman qui ne savait trop de quelle manière il devait commencer la conversation.
—Je vous demande bien pardon, monsieur, lui répondit Juste, sans seulement prendre la peine de lever ses petits yeux vert de mer, je vous ai parfaitement reconnu, vous étiez ainsi que moi, un des convives du banquet donné chez Lemardelay, par M. de Courtivon.
—Vous êtes, M. Juste, doué à ce qu'il paraît d'une excellente mémoire.
—On le dit; mais pardon, vous êtes sans doute venu chez moi, afin de me proposer une affaire?
—Vous l'avez dit, je suis venu chez vous afin de vous proposer une affaire, une excellente affaire.
—Vrai! eh bien, s'il en est ainsi, nous pourrons facilement nous entendre, je saisis avec empressement toutes les occasions de gagner quelques sous qui se présentent à moi; parlez, monsieur, je suis prêt à vous accorder toute l'attention dont je suis capable.
—Vous connaissez madame la marquise de Roselly?
Juste prit sur un des rayons du petit bureau de bois noir devant lequel il était assis, un assez gros registre couvert de parchemin, et dont tous les feuillets étaient noircis de bizarres hiéroglyphes, classés par ordre alphabétiques, il l'ouvrit à la lettre R.
—Je ne connais pas la dame dont vous venez de me parler, dit-il, après avoir parcouru plusieurs feuillets.
—C'est singulier, vous lui avez cependant acheté une assez grande quantité de pierreries, celles du comte Colorédo.
Juste regarda Roman, il voulait lire dans ses yeux le but des questions qu'il lui adressait, le visage de Roman était impassible.
—Je ne connais pas cette dame, répéta-t-il.
—Connaissez-vous alors M. le marquis de Pourrières?
—M. le marquis de Pourrières, dit-il, après avoir ouvert le registre couvert de parchemin à la lettre P; je le connais beaucoup de réputation, il a fait quelques affaires avec un de mes confrères, qui tient sur le boulevard, un magasin de jouets d'enfants, ce confrère est très-content de lui; du reste, M. le marquis de Pourrières est très-riche par lui-même et sa fortune est augmentée depuis son mariage; on peut sans se compromettre, lui escompter deux ou trois cents mille francs.
—Ainsi, vous donneriez deux cents mille francs contre des lettres de change du marquis de Pourrières?
—Si M. le marquis m'offrait un intérêt raisonnable et une première hypothèque sur ses propriétés, nous pourrions nous entendre; mais est-ce une affaire ordinaire, que vous voulez me proposer?
—Non, répondit Roman, c'est au contraire une affaire très-extraordinaire.
—Expliquez-vous, mon cher monsieur, je ne déteste pas les affaires extraordinaires.
—Question inutile, vous ne seriez pas venu, si d'avance vous n'aviez pas été persuadé de mon extrême discrétion.
—Voici de quoi il s'agit: Je suis l'intendant, l'ami ou plutôt le complice de M. le marquis de Pourrières; je sais tant de choses, que je suis persuadé que mon maître, mon ami, mon complice, comme vous voudrez l'appeler, donnerait sans hésiter toute sa fortune, pour éviter de me voir comparaître devant une cour d'assises; car il sait qu'il n'y a personne au monde qui soit plus bavard qu'un accusé. Eh bien! si vous voulez me compter seulement soixante-dix mille francs, je vous signerai du nom du marquis de Pourrières, cent mille francs de lettres de change; cela vous va-t-il?
Juste réfléchit quelques instants.
—Je ne puis, dit-il, vous donner aujourd'hui une réponse positive, revenez me voir demain, nous causerons et je crois que l'affaire pourra s'arranger.
Roman quitta Juste beaucoup plus joyeux qu'il ne l'était lorsqu'il était entré dans la tanière de l'usurier, outre le plaisir qu'il éprouvait en pensant que le lendemain il pourrait satisfaire sa passion favorite, il était charmé de faire pièce à Salvador.
Le lendemain matin l'usurier Juste endossa l'habit que nous lui connaissons, se coiffa de son classique tricorne, et après avoir lâché son Terre-Neuve dans la cour de son habitation dont il ferma soigneusement la porte, il se rendit chez le vicomte de Lussan.
—Quel bon vent vous amène, lui dit le noble gentilhomme breton; venez-vous me demander à déjeuner.
—Nous déjeunerons, puisque vous voulez bien m'inviter, répondit Juste, puis ensuite vous me donnerez quelques conseils que je vous payerai cinq mille francs s'ils me conviennent.
Le vicomte de Lussan sonna, et donna l'ordre à son valet de chambre d'apporter dans sa chambre à coucher tout ce qu'il fallait pour déjeuner confortablement.
—Je vous écoute, M. Juste, dit-il à l'usurier lorsqu'ils furent tous deux placés devant un guéridon de bois d'acajou, sur lequel se trouvaient une poularde du Mans, un pâté de Chartres, quelques fruits magnifiques et plusieurs bouteilles d'excellent vin.
Juste raconta au vicomte de Lussan ce qui lui était arrivé la veille, et lui demanda s'il devait accepter la proposition de Lebrun.
—Si vous ne m'aviez pas promis cinq mille francs, je vous dirais de ne point faire cette affaire dont, en définitive, mon ami de Pourrières sera la seule victime, mais comme vous vous êtes montré généreux, je veux être vrai: vous pouvez sans crainte, si la solvabilité du marquis de Pourrières vous paraît suffisante, escompter les lettres de change que vous propose Lebrun.
Le vicomte, afin de prouver à l'usurier qu'il pouvait en toute sûreté suivre le conseil qu'il venait de lui donner, et sans doute aussi afin de gagner les cinq mille francs promis, lui raconta tout ce qu'il savait de Salvador et de Roman.
—C'est charmant, s'écria le bon M. Juste, c'est charmant; comment ce sont ces messieurs qui ont envoyé dans l'autre monde mon confrère Josué? la mort de ce juif m'a été trop avantageuse pour que je ne m'empresse pas d'obliger un de ceux auxquels je la dois. Adieu, M. le vicomte, vous aurez les cinq mille francs, je vous, le promets.
Juste, après avoir pris congé du vicomte de Lussan retourna de suite chez lui; il venait seulement de rentrer lorsque Roman sonna à sa porte.
Pour l'introduire dans son cabinet, l'usurier, auquel les confidences du vicomte avaient appris ce dont il était capable, prit encore plus de précautions que la veille.
—Je veux bien, lui dit-il, faire ce que vous me demandez, mais comme l'opération que vous m'avez proposée est purement aléatoire, je vous donnerai seulement cinquante mille francs. Cela vous convient-il?
—Cinquante mille francs, répondit Roman, c'est peu.
—Mes chances de perte sont aussi nombreuses, si ce n'est plus, que mes chances de gain.
—J'accepte les cinquante mille francs, M. Juste.
—Veuillez, en ce cas, me souscrire les lettres de change.
Roman eut bientôt fait ce que désirait Juste; l'usurier prit les lettres de change et sortit du cabinet, après une absence de quelques minutes, il rentra, et remit à Roman les cinquante billets de banque que celui-ci attendait avec la plus vive impatience.
—N'oubliez pas, dit l'usurier à son client lorsque ce dernier fut sur le point de mettre le pied dans la rue, que ces lettres de change seront déposées au parquet de M. le procureur du roi, si elles ne sont pas payées à leur échéance; vous avez deux mois devant vous.
—Je tâcherai de bien employer ces deux mois, répondit Roman; ce sont peut-être les deux seuls qui me restent.
Le soir même, Roman, jaloux ainsi qu'il l'avait dit, de bien employer son temps, était installé devant une table de jeu, et le sort, sans doute pour que sa chute prochaine lui parût plus cruelle, lui faisait gagner une somme assez considérable.
Les lettres qui forment la matière du chapitre précédent, nous ont appris que la fortune cessa bientôt de le favoriser. Après des alternatives de perte et de gain, il survint une dégringolade irrésistible qui fut couronnée, vers l'époque de l'échéance des lettres de change, par la perte de trente mille francs, annoncée à Salvador par Silvia.
Roman, après cette perte, rentra à l'hôtel de Pourrières. Il était presque fou. Ses yeux, dont le blanc était sillonné de petits filets sanguinolents, sortaient à moitié de leur orbite; l'expression de ses traits, empreints d'une pâleur cadavéreuse, était telle que le suisse, qui avait pris une lampe pour venir lui ouvrir, recula épouvanté, et lui demanda s'il se trouvait indisposé et s'il avait besoin de quelque chose.
—Je n'ai besoin de rien, imbécile, lui répondit Roman, qui se retira dans sa chambre, où, suivant sa coutume, il se fit apporter une bouteille de rhum qu'il but tout entière avant de se mettre au lit.
Le lendemain il était si faible qu'il fut forcé de rester couché.
Salvador, avant d'arriver à Paris, s'était arrêté à Melun, à l'hôtel de la Galère, où il avait laissé sa chaise de poste et il avait pris, pour se rendre à Paris, la voiture publique qui part à quatre heures de cette ville. Ce n'était que dans deux jours que l'usurier Juste devait réaliser la menace qu'il lui avait faite, et ces deux jours, Salvador voulait bien les employer.
—Que dois-je faire? se dit-il lorsqu'il fut seul dans les rues de la capitale, Roman une fois mort, et il mourra, s'écria-t-il, en grinçant des dents et en caressant la pointe acérée d'un tire-point renfermé dans la poche de son habit, je ne puis être forcé de payer les lettres de change remises à Juste par ce misérable; mais qui me dit que pour déterminer cet infâme usurier à lui donner de l'argent, Roman, abruti par l'usage immodéré des liqueurs fortes, aveuglé par son infernale passion, ne lui a pas fait quelques confidences dont il pourrait se servir; qui me dit que je ne serai pas inquiété au sujet de la mort de Roman si je refuse de payer cet usurier qui remuera ciel et terre afin de trouver les moyens de me compromettre, quel dédale et comment en sortir!
Je payerai, il le faut, se dit encore Salvador, après quelques minutes de réflexion, heureux, bien heureux d'en être quitte à aussi bon marché.
Lorsque la nuit fut tout à fait venue, Salvador jeta sur ses épaules le large manteau que jusqu'à ce moment, il avait porté sous son bras, il rabaissa sur ses yeux les larges bords du chapeau dont il était coiffé, et se dirigea vers la rue de Courcelle.
L'atmosphère était lourde et le ciel sombre; Salvador alla se poster à quelques pas de sa demeure. Caché sous une porte cochère, il pouvait voir, sans en être vu, tous ceux qui entraient à l'hôtel ou qui sortaient.
Il était depuis environ une heure au poste qu'il avait choisi, lorsque Roman sortit; le malheureux marchait en chancelant. Il était ivre. Il passa près de Salvador sans le remarquer. Celui-ci lui laissa faire quelques pas, puis il se mit sur ses traces. Roman, dont le grand air paraissait avoir augmenté l'ivresse, chancelait de plus en plus et se heurtait à tous les passants; cependant il marchait assez rapidement, il arriva enfin dans la rue Richelieu, et entra dans une assez belle maison, voisine du boulevard.
Roman, nos lecteurs l'ont sans doute déjà deviné, avait pris tout ce qui lui restait, et, malgré son extrême faiblesse, il allait dans le tripot clandestin où il passait toutes ses soirées, tenter une dernière fois la fortune.
Salvador ne l'avait pas perdu de vue, enveloppé dans son manteau, et les yeux cachés par son chapeau à larges bords, il se promenait sur le trottoir qui fait face à la maison dans laquelle était entré Roman; les boutiquiers riverains de ce trottoir et les gracieuses phalènes qui s'y promènent chaque soir, le remarquèrent d'abord; mais lorsque les uns et les autres se furent dit que cet homme mystérieux attendait sans doute la venue de sa belle, ils n'y firent plus attention.
Il était plus d'une heure du matin, lorsque Roman sortit de la maison devant laquelle son complice l'attendait toujours. La lueur projetée par le bec de gaz placé au-dessus de la porte cochère permit à Salvador de remarquer que son visage était extrêmement coloré.
Il fit quelques pas sur le boulevard, alors presque désert...
—Faut-il une voiture, là, mon bourgeois? lui dit un cocher de cabriolet, près duquel il s'était arrêté par hasard.
Salvador tressaillit.
—Il est sauvé s'il prend une voiture! se dit-il.
Roman hésita quelques instants, puis il se remit en route sans répondre au cocher.
—Enfin! se dit Salvador, Dieu soit loué.
Il agrafa son manteau qu'il jeta derrière ses épaules, afin de laisser à ses bras la faculté d'agir en liberté, et il prit le tire-point, dans la poche de côté de son habit.
La lame en était forte et la pointe acérée.
Salvador traversa le boulevard; il ne voulait frapper son complice que lorsqu'il serait engagé dans une des rues assez désertes qui avoisinent l'hôtel de Pourrières.
La marche de Roman était brusque et saccadée; il s'arrêtait souvent et de sourdes exclamations, d'éclatants blasphèmes s'échappaient de sa poitrine. A la hauteur de la rue Caumartin, il brisa sa canne contre une des bornes du boulevard.
Salvador suivait tous ses mouvements avec attention.
La rue de Courcelle, où est situé l'hôtel de Pourrières, n'était pas à l'époque où se passèrent les faits que nous avons voulu raconter, éclairée par le gaz de la compagnie Anglaise; et les réverbères qui, suivant leur coutume avaient compté sur la blonde Phœbé, (qui avait justement choisi cette nuit-là pour aller rendre visite à Endymion), s'étaient éteints depuis longtemps, lorsque Roman s'y engagea, elle était donc parfaitement sombre.
Salvador ne laissa à son complice que le temps d'y faire quelques pas. Semblable à la panthère qui se jette, prompte comme l'éclair, au milieu d'un troupeau de buffles, choisit une proie dans le flanc de laquelle elle enfonce ses ongles de fer et qu'elle ne quitte que lorsqu'elle est étendue privée de vie sur le sable, il se précipita sur Roman qu'il saisit par le cou afin de ne pas lui laisser la faculté d'appeler à son secours.
L'abus des liqueurs fortes avait tellement affaibli le misérable, qu'il ne lui restait plus rien de son ancienne vigueur; il fit cependant, pour se défendre, quelques efforts; mais Salvador le contint facilement, et il lui plongea, à trois reprises, son tire-point dans le cœur.
Lorsque Salvador cessa de le tenir, il tomba lourdement sur le pavé.
Il était mort.
—Et d'un, dit Salvador après l'avoir dépouillé de ses bijoux et de son portefeuille, on croira que ce sont des voleurs qui se sont rendus coupables de ce meurtre. Qui pourrait dire, dit-il d'une voix sourde, que c'est le marquis de Pourrières qui a tué cet homme?
—Moi! dit une voix de femme au-dessus de l'assassin.
Salvador leva la tête, et à la fenêtre d'un appartement situé à l'entre-sol d'une petite maison, devant laquelle était tombé son complice, il vit se dessiner dans l'ombre les formes d'une femme.
—Chut! lui dit-elle à voix basse, je vais descendre vous ouvrir.
Salvador avait reconnu la voix de Silvia.
Quelques minutes après, elle ouvrait mystérieusement la porte de sa maison, dans laquelle elle introduisait Salvador.
La fille de la Sans-Refus, était vêtue seulement d'un élégant peignoir de mousseline blanche garni de dentelles; ses pieds, petits et mignons, étaient emprisonnés dans des mules de satin rose, dignes de chausser Cendrillon; ses longues boucles de cheveux noirs, encadraient son visage encore un peu pâle.
Silvia et Salvador venaient d'entrer dans la chambre, d'où l'ex-cantatrice avait vu ce qui venait de se passer dans la rue.
—Par quel hasard vous trouvez-vous ici? lui dit Salvador; je vous croyais à l'hôtel des Princes?
Silvia, avant de répondre à son amant, ferma les volets de la croisée, puis elle sonna.
A cet appel, une grande et forte jeune fille se présenta à l'entrée de la chambre.
—Marie, lui dit Silvia, M. le Marquis de Pourrières va passer ici le reste de la nuit. Vous allez donc, ma fille, vous enfermer dans votre chambre, dont vous ne sortirez que demain matin, lorsque je vous appellerai, lorsque je vous appellerai, entendez-vous, Marie?
—Oui, madame, répondit la servante; je ne sortirai de ma chambre que lorsque vous m'appellerez, j'ai bien compris.
—C'est bien, mon enfant.
La servante se retira.
—Il faut tout prévoir, dit Silvia en souriant lorsqu'elle fut seule avec Salvador, si par hasard il vous prenait la fantaisie de me traiter de la même manière que ce pauvre M. Lebrun, cette fille resterait après moi!
—Ah! quelle pensée, s'écria Salvador en se mordant les lèvres.
—Osez dire, lui répondit Silvia en le regardant en face, que l'idée de vous débarrasser de moi ne s'est jamais présentée à votre esprit?... Du reste, je ne vous en veux pas, continua-t-elle après quelques instants de silence; la même pensée me serait peut-être venue, si j'avais été à votre place; vous ne pouvez pas lire dans mon cœur, vous ne pouvez pas deviner tout ce qu'il renferme, pour vous, de dévouement et de sentiments affectueux.
Il y avait dans la voix de Silvia, lorsqu'elle prononça ces mots, un tel accent de tendresse, que Salvador, qui venait de tuer celui que depuis près de vingt ans il avait pris l'habitude de nommer son ami, fut presque ému.
—Si je vous gêne, ajouta Silvia, si l'un de nous deux est de trop sur la terre, ne craignez pas de manifester votre volonté; dites un mot, un seul mot, j'ai assez de courage pour mourir, pourvu que ce ne soit pas votre main qui tranche le fil de mes jours.
—Mais je ne veux pas que tu meures! s'écria Salvador; tu es la seule femme au monde que je puisse aimer.
—N'est-ce pas, répondit Silvia en se précipitant entre les bras de son amant, qui la serra avec force contre sa poitrine.
L'artificieuse créature venait de reconquérir l'empire, que pendant si longtemps elle avait exercé sur Salvador.
Le bruit des pas mesurés d'une patrouille, rappela aux deux assassins (Silvia, témoin impassible du meurtre que venait de commettre son amant, ne doit-elle pas être considérée comme sa complice)? ce qui venait de se passer. Ils s'approchèrent tous deux de la fenêtre. Les soldats qui composaient la patrouille s'étaient arrêtés près du cadavre; les paroles qu'ils prononçaient arrivaient claires et distinctes aux oreilles de Salvador et de sa maîtresse.
—Il est mort, dit un des soldats.
—Bien mort, répondit un autre.
—Tout ce qu'il y a de plus mort, ajouta un troisième.
—Le résultat prouve que vous avez frappé d'une main bien assurée, dit Silvia?
Salvador serra, en souriant, la main de sa maîtresse.
—Ecoutons, lui dit-il.
—Que faut-il faire? dit un des soldats.
—Conscrit! répondit d'une voix brève le caporal, il faut aller chercher le commissaire de police.
—On va venir lever le cadavre, dit Salvador.
—A leur aise, répondit Silvia.
Les deux assassins quittèrent la place qu'ils occupaient près de la fenêtre, et vinrent s'asseoir l'un près de l'autre sur un divan.
—Vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai adressée, lorsque je suis entré ici, dit Salvador après avoir serré les deux mains de Silvia entre les siennes.
—Vous m'avez demandé, je crois, pourquoi j'avais quitté l'hôtel des Princes, pour venir habiter cette maison?
Salvador fit un signe affirmatif.
Silvia, après s'être recueillie quelques instants, raconta à son amant que quelques paroles échangées entre lui et celui qui venait d'être tué, paroles qu'elle avait saisies au passage, lui avaient appris que le bon H. Lebrun qui prenait sans façon de l'argent dans la caisse de son maître, n'était pas un intendant ordinaire; que le vicomte de Lussan lui ayant appris, il y avait déjà quelque temps, que Lebrun jouait et perdait des sommes considérables, elle s'était empressée de prévenir le marquis de Pourrières, mais que la réponse qu'elle avait reçue à la lettre qu'elle lui avait adressée, ne l'avait pas satisfaite, et que bien certaine que l'argent que perdait Lebrun, avec tant de laisser aller, n'était pas le produit d'une affaire, elle avait voulu savoir ce qu'il faisait, afin d'écrire encore à son amant, s'il se présentait quelques faits nouveaux. Pour arriver au but qu'elle voulait atteindre, elle n'avait pas trouvé de meilleur moyen que celui de venir se loger près de l'hôtel de Pourrières; elle n'avait pas pour cela abandonné son logement de l'hôtel des Princes, qu'elle occupait toujours; son logement de la rue de Courcelle, n'était qu'un observatoire, en venant s'y installer suivant sa coutume de tous les jours, elle avait reconnu Salvador, malgré tous les soins qu'il avait pris pour se rendre méconnaissable; elle s'était de suite doutée qu'il ne se tenait ainsi caché, que parce qu'il avait en tête quelques projets dont le bon M. Lebrun devait être la victime. Charmée de voir enfin son amant prendre une détermination énergique, elle était venue pleine de joie se mettre à sa fenêtre d'où elle avait vu, sans être aperçue, tout ce qui s'était passé, cachée qu'elle était par les volets seulement entr'ouverts.
Le marquis de Pourrières savait le reste.
—Vous êtes, dit Salvador lorsque Silvia eut achevé le récit dont nous venons de donner la substance à nos lecteurs, une bien rusée créature; et je suis maintenant persuadé qu'il est beaucoup plus avantageux de vous avoir avec soi, que contre soi.
—Je suis heureuse de ce que vous voulez bien penser ainsi, répondit Silvia; c'est me donner la certitude que nous ne nous séparerons jamais.
Du bruit dans la rue, éveilla de nouveau l'attention de Salvador et de Silvia; ils voulaient voir ce qui allait se passer, après avoir éteint la lumière qui les éclairait, ils s'approchèrent de la fenêtre.
Le commissaire de police venait d'arriver.
Cet estimable fonctionnaire paraissait très-contrarié de ce que son premier sommeil avait été si brusquement interrompu, et plus pressé d'aller rejoindre sa couche nuptiale que de verbaliser.
Il se pencha cependant sur le cadavre de Roman, qu'il examina à la lueur d'un falot, porté par un des soldats de la patrouille.
—Cet homme, qui paraît appartenir aux classes distinguées de la société, a été dépouillé de son argent et de ses bijoux, dit-il; les assassins n'ont pas laissé sur lui un seul papier qui puisse servir à le faire connaître, il faut le porter à la Morgue.
Les soldats formèrent avec leurs fusils une sorte de brancard, sur lequel ils placèrent le cadavre du misérable Roman, et suivirent le commissaire de police.
Bientôt le bruit cadencé de leurs pas se perdit dans le lointain.
—Bon voyage, M. Lebrun, dit Silvia; j'espère bien ne jamais vous revoir, pas même dans l'autre monde, ajouta-t-elle; car j'aime à croire que notre mort est le dernier acte d'un drame qui n'a pas d'épilogue.
—Possible, répondit Salvador, très-possible, chère amie; mais le contraire aussi est possible et s'il en est ainsi, nous aurons, vous et moi, lorsque nous paraîtrons devant lui, un fameux compte à rendre au mec des mecs[584]... mais je tombe de sommeil.
Il se laissa tomber sur le divan...
Le lendemain vers les dix heures du matin, la servante de Silvia sortit de sa chambre à la voix de sa maîtresse, et alla chercher une voiture de place dans laquelle Salvador, débarrassé de son ample manteau, monta, accompagné de Silvia qu'il conduisit à l'hôtel des Princes, il se fit ensuite mener à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans, qui le conduisit à Corbeil, d'où il lui fut facile de gagner Melun à l'aide des correspondances.
Il reprit dans cette dernière ville, la chaise de poste laissée à l'hôtel de la Galère et revint de suite à Paris.
Ses domestiques, savaient déjà que l'on avait relevé pendant la nuit, dans la rue de Courcelle, le cadavre d'un homme assassiné, mais aucun d'eux ne se doutait que ce cadavre était celui de l'intendant de leur maître.
—M. Lebrun est-il ici, demanda Salvador à celui qui l'avait accompagné dans sa chambre à coucher.
Pris ainsi à l'improviste, le domestique hésita quelques instants.
—Voulez-vous me répondre? ajouta Salvador.
—M. Lebrun est sorti avant hier au soir à dix heures, et il n'est pas encore rentré à l'hôtel, répondit le domestique.
—C'est bien, vous pouvez vous retirer, donnez au cocher l'ordre de faire mettre les chevaux au landau.
Resté seul, Salvador changea de costume, et lorsqu'il supposa que l'ordre qu'il venait de donner avait été exécuté, il descendit, et se fit conduire rue Saint-Dominique d'Enfer.
Il se rendait chez Juste.
L'usurier accabla le marquis de Pourrières d'une fonte de politesses.
—J'étais bien sûr, s'écria-t-il, que M. le marquis ne voudrait pas me voir victime de la confiance que j'ai témoigné à son intendant.
Salvador coupa court à ces démonstrations exagérées, dont il n'était pas la dupe.
—Je suis venu ici, dit-il à l'usurier, pour tâcher de m'entendre avec vous, relativement au payement de ces malheureuses lettres de change, et non pour écouter vos doléances, parlons donc d'affaires si vous le voulez bien.
—Que votre volonté soit faite, M. le marquis.
—Vous avez escompté à Lebrun, cent mille francs de fausses lettres de change, combien faut-il vous compter pour rentrer en possession de ces titres?
—Mais pas plus de cent mille francs.
—Vous plaisantez sans doute?
—Je ne plaisante jamais lorsqu'il s'agit d'argent; je n'ai d'ailleurs retenu à M. Lebrun, qu'un très-léger intérêt, je ne puis donc quelle que soit mon envie de vous obliger, faire le plus léger sacrifice.
—Vous risquez alors de perdre tout; je laisserai Lebrun subir les conséquences de sa faute.
—Vous en êtes le maître, M. le marquis, vous en êtes le maître.
—Voyons, M. Juste, montrez-vous digne du nom que vous portez; soixante mille francs?
—Soixante et dix?
—Impossible!
—Quatre-vingt?
—Impossible!... Je vous diminuerai dix mille francs seulement, mais je ne consens à cette concession, qu'à la condition que vous me ferez la promesse de ne vous adresser qu'à moi, lorsque vous désirerez vendre quelques objets de grande valeur.
Salvador avait affaire à un homme aussi tenace qu'il l'était lui-même, et il était en quelque sorte sous sa dépendance, il fut donc forcé de subir sa loi.
—Je me résigne, dit-il à Juste, mais comme vous devez savoir que, quelque considérable que soit la fortune que l'on possède, on n'a pas toujours quatre-vingt-dix mille francs à sa disposition, j'espère que vous voudrez bien me donner le temps de rassembler cette somme?
—Tout le temps que vous voudrez, M. le marquis, tout le temps que vous voudrez, quinze jours, un mois même; seulement, vous me souscrirez pareille somme de lettres de change et vous me consentirez une hypothèque sur vos biens.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, M. Juste.
—Je suis charmé, M. le marquis, de ce que vous voulez bien vous montrer raisonnable, je vous remettrai demain chez votre notaire, les lettres de change souscrites par votre intendant.
—Soit, à demain dix heures, chez maître Chardon, notaire.
Juste reconduisit le marquis jusqu'à la porte de son habitation.
Lorsque Salvador fut dans la rue et qu'il eût fermé sur lui sa porte, Juste ouvrit le guichet grillé qui y était pratiqué, il colla derrière sa face ridée et parcheminée.
—M. de Pourrières, M. le marquis, s'écria-t-il.
Salvador qui allait monter en voiture se retourna.
—N'oubliez pas, je vous prie, lui dit le vieil usurier, de présenter mes hommages à madame la marquise de Roselly.
Salvador voulait demander à l'usurier l'explication de ces dernières paroles, mais Juste, sans plus de façons, lui ferma le guichet sur le nez.
—Je ne m'étais pas trompé, se dit Salvador, ce misérable usurier n'a donné de l'argent à Roman que parce que celui-ci lui a fait quelques confidences, ces deux misérables se sont entendus pour me dépouiller.
Au détour de la rue Saint-Dominique-d'Enfer, le tilbury du vicomte de Lussan croisa le landau de Salvador; le noble gentilhomme, qui avait dicté à Juste la lettre que celui-ci avait adressée au marquis de Pourrières, étant bien persuadé que son ami ne voudrait laisser à personne le droit d'outrager la mémoire du malheureux intendant, allait toucher les cinq mille francs qui lui avaient été promis.
—Voulez-vous, dit-il à Salvador, m'attendre quelques minutes; je vais emprunter de l'argent au vieil arabe qui demeure dans cette rue, comme j'ai de bons gages à lui laisser entre les mains, il me remettra de suite ce qu'il me faut; nous renverrons nos équipages et nous irons faire un tour dans le jardin du Luxembourg avant de déjeuner; j'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous étonnera beaucoup.
—Allez, répondit Salvador, vous me retrouverez dans l'allée de l'Ouest.
Salvador renvoya sa voiture et alla attendre le vicomte de Lussan au lieu indiqué; celui-ci, ainsi qu'il l'avait promis, ne fut absent que quelques minutes.
—Vous voilà donc de retour à Paris? dit-il à son ami, j'en suis vraiment charmé, votre absence commençait à me faire faute; vous n'allez pas, je l'espère, retourner à Pourrières.
—Je resterai à Paris, puisque j'y suis; je vais aujourd'hui même écrire à ma femme de venir m'y retrouver.
—Ce cher marquis, je suis, croyez-le bien, très-heureux de votre bonheur.
Salvador, après avoir répondu comme il le devait à ces témoignages d'amitié, rappela au vicomte de Lussan qu'il venait de lui faire la promesse de lui apprendre une nouvelle qui devait, avait-il dit, beaucoup l'étonner.
—Ce pauvre Roman, dit le vicomte d'un ton affligé que démentait l'expression sardonique de son visage, quelle triste fin!
—Qu'est-il donc arrivé à Roman? répondit Salvador; je ne suis arrivé que ce matin et je ne l'ai pas encore vu, il n'avait pas passé la nuit à l'hôtel.
—Ne savez-vous pas qu'un homme a été assassiné cette nuit dans la rue de Courcelle?
—Si fait; mais qu'y a-t-il de commun, je vous prie, entre cet homme assassiné et Roman, est-ce que par hasard Roman?...
—Oh! non, heureusement; Roman est au contraire l'homme assassiné.
—Vous plaisantez?
—Du tout. Ayant lu ce matin dans un de mes journaux le récit de cet événement et le signalement de la victime, et ces détails ayant piqué ma curiosité, je suis allé de suite à la Morgue et j'ai parfaitement reconnu le cadavre du pauvre Roman.
—Je vais alors faire ma déclaration à la police, et donner des ordres afin que le corps de mon pauvre ami soit réclamé et que les honneurs funèbres lui soient rendus.
—C'est bien, mon ami, c'est bien.
—Allons déjeuner, dit Salvador; la promenade que nous venons de faire m'a donné de l'appétit, et je crois que nous ne rendrons pas la vie à Roman en nous condamnant à mourir d'inanition.
—Parfaitement raisonné, cher marquis, parfaitement raisonné.
Salvador et le vicomte de Lussan se rendirent chez Desmares, où ils se firent servir un excellent déjeuner.
—Voulez-vous, dit au dessert le vicomte de Lussan, que je vous parle avec franchise?
—Vous m'obligerez, lui répondit Salvador.
—Eh bien, je crois que vous connaissiez avant moi la mort de notre ami.
—Que voulez-vous dire?
—Vous m'avez parfaitement compris; si du reste ce que je pense est vrai, je vous approuve, il y a déjà longtemps que vous auriez dû vous débarrasser d'un homme dont les détestables habitudes vous auraient tôt ou tard compromis et qui se servait de votre fortune comme si elle eût été à lui.
—Ce cher vicomte, il a toujours le petit mot pour rire, dit Salvador en quittant la table.
Les deux amis se séparèrent en sortant de chez Desmares, et Salvador rentra de suite chez lui.
Il s'enferma dans son cabinet et s'assit devant son bureau, sur lequel il plaça plusieurs liasses de papier qu'il examina successivement avec beaucoup d'attention; ce travail l'occupa plusieurs heures.
—Il ne me restera, lorsque j'aurai payé l'usurier Juste, dit-il après l'avoir achevé, que dix mille francs de rente et le bien de ma femme qui peut rapporter vingt-cinq mille francs environ; trente-cinq mille francs par année, c'est bien peu...
Je ne puis décidément, continua-t-il après quelques instants de réflexion, me contenter d'un aussi mince revenu; le train du vicomte de Lussan, qui ne possède même pas la vieille tour ruinée qui servait d'habitation à ses nobles aïeux, est presque aussi considérable que le mien... Je ne puis donc encore cesser de travailler; j'ai des charges, des charges lourdes et nombreuses; ma maison à soutenir, celle de Silvia à monter de nouveau; je ne puis, sans compromettre l'honneur du nom que je porte, retrancher la moindre chose de mon train...
Le monologue de Salvador vient d'apprendre à nos lecteurs que cet homme, bien loin de renoncer à sa criminelle industrie, méditait au contraire de nouveaux crimes; il devait du reste en être ainsi, l'impunité dont il avait toujours joui l'avait enhardi à ce point qu'il ne pouvait croire qu'il arriverait un jour où la société lui demanderait un compte sévère de tous les crimes qu'il avait commis.
Il se replaça devant son bureau, qu'il avait quitté pour se promener dans son cabinet et écrivit à Lucie la lettre suivante:
Le marquis de Pourrières à la marquise de Pourrières.
Paris.
«Ma chère Lucie,
»J'ai terminé aussi heureusement que cela était possible la malheureuse affaire qui m'a obligé de quitter Pourrières bien avant l'époque que nous avions fixée d'un commun accord; mais ce n'est pas tout, d'autres affaires me sont survenues à l'improviste, de sorte qu'il m'est maintenant impossible d'aller vous retrouver; je ne puis cependant supporter plus longtemps votre absence, et comme je vous sais aussi bonne que vous êtes belle, j'ai l'espérance que vous voudrez bien, aussitôt que vous aurez reçu cette lettre (qui, je l'espère, vous trouvera fort ennuyée), vous mettre en route pour Paris, où je vous attends avec la plus vive impatience.
»Je vous prie d'observer, ma chère Lucie, que ce n'est pas un ordre, mais une prière que je vous adresse; si la campagne avait de tels charmes à vos yeux, que vous ne puissiez vous résoudre à là quitter encore, je vous laisse entièrement libre de ne faire que votre volonté.
»Mille baisers, et croyez à l'amour éternel de votre heureux époux,
»A. DE POURRIÈRES.»
Laure Féval à Lucie de Pourrières.
Guermantes, près Lagny.
«Nous avons achevé, ma chère Lucie, nos pérégrinations à travers l'Italie et la Suisse, et je suis, à l'heure qu'il est, installée avec mon bon oncle, dans le joli petit château que nous possédons à Guermantes, près Lagny.
»Je m'empresse de t'annoncer cette bonne nouvelle.
»Mon mari est toujours en Angleterre, il vient de nous écrire que les affaires qui ont nécessité sa présence dans ce pays, l'y retiendront encore au moins un mois, ne viendras-tu pas consoler un peu une pauvre veuve? mon bon oncle me charge de te dire qu'il ira te chercher si tu ne viens pas promptement, et comme il est très-capable de faire tout ce qu'il dit, j'ai l'espérance que tu voudras bien lui épargner la peine de faire un voyage de plus de deux cents lieues.
»Nous serions flattés, je n'ai pas besoin de te le dire, de recevoir avec toi M. le marquis de Pourrières.
»A bientôt, ma bonne Lucie, à bientôt, n'est-ce pas? Ne prends pas seulement le temps de me répondre, accours, j'ai hâte de serrer sur mon cœur ma plus ancienne et ma meilleure amie.
»LAURE FÉVAL.»
Cette dernière lettre fut remise à Lucie en même temps que celle qui précède. La jolie marquise de Pourrières, bien certaine que son mari ne lui refuserait pas la permission d'aller passer le restant de la belle saison près de son amie, qu'elle était impatiente de revoir, se détermina sans éprouver de bien vifs regrets à quitter le vieux château de Pourrières; elle écrivit donc à son mari, que conformément à son désir elle allait de suite se mettre en route et qu'elle serait à Paris presque en même temps que sa lettre.
Salvador pour la recevoir avait entièrement renouvelé son ameublement et ses équipages, et fait décorer son hôtel avec plus de luxe qu'il ne l'était auparavant.
—La demeure que vous allez habiter vous paraît-elle convenable? dit-il à sa femme après lui avoir fait admirer les mille recherches luxueuses rassemblées dans son hôtel.
Lucie ne remercia pas son mari, mais elle posa sa jolie tête sur son sein et lui serra affectueusement la main.
Salvador déposa un baiser sur le front de sa femme.
Elle ne me refusera pas ce que je veux lui demander, se dit-il.
Les deux époux étaient à ce moment dans la chambre à coucher destinée à Lucie, près d'une petite porte devant laquelle Salvador s'était arrêté à dessein.
—Je vous ai ménagé une dernière surprise, dit-il.
—Qu'est-ce donc, répondit Lucie en souriant; je ne puis, après ce que je viens d'admirer, être étonnée de quelque chose.
Salvador tira de sa poche une clé avec laquelle il ouvrit la mystérieuse petite porte, et il introduisit Lucie dans une pièce absolument semblable à celle qui lui servait de boudoir à l'hôtel de Neuville, c'était la même tenture, fond lilas semé de fleurs et d'oiseaux fantastiques, les mêmes passements verts attachés par des rosaces argentées, les mêmes stores adaptés à des fenêtres disposées de la même manière, les mêmes meubles, rien ne manquait.
—Ah! c'est charmant, s'écria Lucie.
—N'attachez pas plus de prix qu'elle n'en mérite, à cette légère prévenance, répondit Salvador, croyez seulement que je suis heureux d'avoir pu faire une chose qui vous est agréable.
Salvador consacra les premiers jours qui suivirent l'arrivée de Lucie à Paris, à visiter celles des personnes qui avaient assisté à la célébration de son mariage, qui n'avaient pas quitté la capitale, puis ensuite il mena sa femme au bois, aux concerts qui venaient de commencer, partout enfin, où son extrême beauté, la grâce parfaite de ses manières, devaient être remarquées, peut-être n'aimait-il pas Lucie, mais les nombreux hommages qu'on lui adressait, flattaient son amour-propre; il était glorieux de pouvoir se dire: cette femme si belle, si gracieuse, si pure, cette femme que vous accablez d'hommages, dont vous mendiez tous un sourire, un regard, elle est à moi, à moi que vous livreriez à vos bourreaux si vous connaissiez les événements de ma vie; elle m'aime, cette femme, tandis que moi je ne suis attiré vers elle que parce qu'elle est belle.
Salvador, tout entier au plaisir que lui procurait la satisfaction de son orgueil, avait presque oublié Silvia lorsqu'il reçut la lettre suivante:
La marquise de Roselly au marquis de Pourrières.
Paris.
«Cher marquis,
»Je ne veux pas vous ordonner de rendre votre femme malheureuse, je ne veux même pas vous prier de l'aimer un peu moins que vous ne le faites, ce serait peut-être vous demander l'impossible, madame de Pourrières, que j'ai eu l'honneur de rencontrer plusieurs fois au bois, est très-belle, plus belle que moi, et je conçois qu'il serait difficile de ne pas rendre à ses attraits la justice qui leur est due; mais si je veux bien, quant à présent, borner mes désirs à n'occuper dans votre cœur que la seconde place, vous seriez, cher marquis, le plus injuste des hommes, si vous ne veniez pas quelquefois me prouver que vous ne m'avez pas tout à fait oubliée.
»Si vous saviez, cher Alexis, combien je m'ennuie, combien je suis malheureuse, lorsque plusieurs jours se sont passés sans qu'il m'ait été permis de vous voir, vous auriez pitié de la pauvre Silvia, et vous ne la négligeriez pas autant que vous le faites. Avez-vous oublié qu'il y a dans un coin de ce Paris que vous parcourez tous les jours, accompagné de votre heureuse épouse, une pauvre femme qui vous aime, à laquelle votre abandon cause d'horribles souffrances, et qui mourra bientôt si vous ne venez la consoler un peu?
»Je ne puis le croire.
»Venez, mon cher Alexis, venez; ne me laissez pas plus longtemps en proie au sombre désespoir qui m'agite, et qui peut-être me déterminerait à prendre un parti extrême?
»J'ai l'espérance, cher Alexis, que je recevrai votre visite, soit aujourd'hui, soit demain au plus tard, c'est pour cela que je signe.
»Votre dévouée et fidèle amie,
»SILVIA.»
Silvia se moque de moi, se dit Salvador, après avoir lu cette lettre, dont le style ressemblait plus à celui d'une simple et naïve jeune fille, qu'à celui ordinairement employé par la marquise de Roselly, elle se moque de moi, c'est sûr; mais les derniers paragraphes de sa lettre renferment une menace qu'elle serait peut-être assez folle pour réaliser; allons donc chez elle, puisque je ne puis faire autrement. Ah! que ne suis-je débarrassé de cette femme.
Que les dernières paroles de Salvador n'étonnent pas trop nos lecteurs, la présence de Lucie avait quelque peu ébranlé les fondements d'un empire dont, du reste, l'artificieuse Silvia devait facilement ressaisir le sceptre.
Silvia, placée devant son piano, chantait en s'accompagnant, un air de bravoure emprunté au nouvel opéra italien, lorsque Salvador entra chez elle; elle jetait au vent les gammes les plus fabuleuses, les fioritures les plus merveilleuses, sans paraître plus s'en soucier que des couacs criards que laisse échapper la clarinette d'un aveugle.
Elle avait recouvré les brillantes couleurs de son visage, et la toilette qu'elle avait choisie donnait à ses attraits un tel relief, que Winkelmann lui-même aurait été embarrassé, s'il avait été forcé de dire laquelle de Lucie ou de Silvia était la plus belle.
—Il y a encore une fortune dans ce larynx, dit-elle en posant son doigt sur son cou admirablement modelé et plus blanc que l'albâtre.
—Pourquoi alors ne vous remettez-vous pas au théâtre, répondit Salvador.
—Le voulez-vous, s'écria Silvia, en lançant à son amant un regard de vipère, le voulez-vous? Je crois, en effet, que c'est le parti le plus sage que je puisse prendre, je trouverais facilement, si je remonte sur les planches, des gens qui m'aimeront plus que vous ne m'aimez, et qui ne me laisseront pas dans un hôtel garni, si leur fortune leur permet de me donner une autre habitation.
Ce que venait de dire l'ex-cantatrice avait laissé entrevoir à Salvador la possibilité de perdre une femme qu'il aimait, non-seulement parce qu'elle était aussi belle qu'il est possible de l'être, mais encore, parce qu'elle le connaissait, et que devant elle il n'était pas obligé de se contraindre. Quelques minutes auparavant, il s'était plaint de ce qu'il ne pouvait s'en débarrasser, et si, au moment où nous sommes arrivés, quelqu'un avait voulu la lui enlever, il ne l'aurait cédée que s'il n'avait pu faire autrement, le genre humain est plein de ces bizarres contradictions. Les destinées de Salvador et de Silvia étaient unies ensemble par des liens indissolubles, Salvador pouvait, il est vrai, tuer un jour sa maîtresse, mais il était certain qu'il la regretterait le lendemain. Silvia, douée d'une perspicacité rare, savait cela, et c'était peut-être parce qu'il en était ainsi, qu'elle conservait un amant contre lequel elle était, en quelque sorte, forcée de défendre sa vie.
—Vous êtes folle, Silvia, s'écria Salvador, vous êtes folle, ma parole d'honneur!
—Non, je ne suis pas folle, répondit Silvia, je suis seulement bien aise de vous dire que je ne veux pas être plus longtemps votre dupe.
—Mais, qu'avez-vous, et quel sujet a fait naître cette colère, vous ai-je refusé quelque chose, parlez qu'exigez-vous? Vous savez bien que s'il m'est possible de vous satisfaire, je ne vous refuserai pas.
—Eh! je me soucie bien moi de tout ce que vous pouvez me donner, croyez-vous par hasard, que si je voulais, je n'aurais pas demain tout ce qui me manque à cette heure.
—Eh! bon Dieu! j'en suis persuadé; je n'ai jamais douté de vos capacités; mais vous ne me dites pas quel est le sujet qui a fait naître cette sainte colère, et qui a provoqué la lettre ridicule que je viens de recevoir?
—Vous me le demandez! s'écria Silvia, en proie à une exaltation qui croissait d'instants en instants; vous me le demandez! mais vous avez donc cru un instant que je consentirais à me laisser négliger pour une autre femme! non, non, M. le marquis de Pourrières, il n'en sera pas ainsi, j'en atteste le ciel.
Ce ne fut pas sans peine que Salvador parvint à faire comprendre à sa maîtresse que sa position dans le monde l'obligeait à de certains ménagements qu'il ne pouvait négliger sans s'exposer à être montré au doigt. La vue de Lucie, peut-être, ainsi qu'elle l'avait dit, plus belle qu'elle ne l'était elle-même, car il y avait sur ses traits une expression sereine due à une conscience pure, qui manquait aux siens, avait fait naître dans son cœur un sentiment qu'elle n'avait jamais éprouvé, la jalousie.
—Je ferai à l'avenir tout ce que vous désirez, dit Silvia, après avoir écouté le discours assez long que Salvador lui débita; mais je veux auparavant que, pendant quinze jours, vous me promeniez dans Paris; que vous me meniez au bois, aux concerts, partout, enfin, où vous avez mené votre femme; je suis lasse, à la fin, de mener la vie d'une recluse, je ne suis pas sortie d'une prison pour entrer dans une autre, et cet appartement, dont je ne sors presque jamais, est-il autre chose?
—Mais ce que vous me demandez est impossible, répondit Salvador; que dirait le monde pour lequel les relations qui jadis ont existé entre nous ne sont pas un mystère, que dirait ma femme?
—Je me soucie fort peu et du monde et de votre femme; le monde a beaucoup d'égards pour tous ceux qui éblouissent ses regards; quant à votre femme, vous pouvez l'envoyer d'où elle vient.
—Soyez raisonnable, Silvia, ne me demandez pas ce que je ne puis vous accorder.
—Mais, en vérité, je ne conçois pas que vous puissiez me refuser la faveur que je vous demande; nous prierons M. le vicomte de Lussan de nous accompagner, sa présence sauvera les apparences. Du reste, vous trouverez ou non ma volonté déraisonnable, absurde même, il faudra bien que vous vous y soumettiez.
—Mais avez-vous oublié, s'écria Salvador, emporté par une colère que depuis quelques instants il ne contenait qu'à grand'peine, avez-vous oublié que je puis vous briser comme un verre?
—Eh bien! tuez-moi, si telle est votre volonté, j'aime mieux être morte que de penser que vous m'oubliez près d'une autre femme; mais, je vous en avertis, votre mort suivra de près la mienne. Je vois de loin, M. le marquis, et pour qu'il en soit ainsi, j'ai pris la précaution de déposer chez un notaire un testament qui, s'il était ouvert, pourrait bien vous compromettre.
—Vous avez fait cela?
—Eh pourquoi non? qu'est-ce que cela peut vous faire, si vraiment vous m'aimez autant que je vous aime?
—Votre amour, infernale créature, est celui d'une bête fauve.
—N'est-ce pas celui qui vous convient, et voudriez-vous, par hasard, que nous allassions tous deux une houlette à la main, nous adorer bien tranquillement sous l'ombrage?
L'idée de se voir, ainsi que sa maîtresse, accoutré comme les bergers de M. de Florian et disant des phébus sous les vieux arbres d'une verte prairie, parut si comique à Salvador, qu'il ne put s'empêcher de rire aux éclats.
Silvia l'imita.
—Voyons, dit-elle, lorsque cet accès d'hilarité fut passé, soyez raisonnable, vous pouvez bien, après toutes les preuves de dévouement que je vous ai données, me donner à votre tour celle que j'exige de vous.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit Salvador, il arrivera, ce qu'il plaira au diable.
—A la bonne heure! s'écria Silvia; j'étais bien sûre qu'après avoir un peu crié, vous finiriez par faire tout ce que je voudrais; mais, puisque j'ai remporté la victoire, je veux être un vainqueur généreux. Je sais, non cher Alexis, que vous devez ménager les justes susceptibilités du monde dans lequel vous vivez, et que vous ne pouvez faire ce que je ne vous demandais tout à l'heure qu'afin de m'assurer que j'avais encore un peu d'empire sur vous; je ne vous demande plus maintenant qu'une seule chose, venez souvent me voir, consacrez-moi autant de temps que vous en consacrerez à votre femme et je serai contente, je n'ai jamais voulu, croyez-le bien, vous forcer à mettre le public dans la confidence de nos amours.
Salvador s'attendait si peu à voir Silvia faire aux exigences du monde le sacrifice d'une seule de ses volontés, qu'il crut d'abord qu'elle voulait se moquer de lui, et que cette feinte condescendance cachait un piège qu'il ne pouvait apercevoir; il fallut pour qu'il fût persuadé qu'elle avait parlé sincèrement qu'elle lui répétât plusieurs fois ce qu'elle venait de dire...
Salvador et Silvia ne se séparèrent qu'après s'être juré que rien de ce qui pouvait arriver ne leur ferait oublier ce qu'ils se devaient, et en apparence et en réalité enchantés l'un de l'autre.
Le visage de Salvador était radieux lorsqu'il rentra chez lui; Lucie qui voulait le prier de lui accorder une faveur à l'obtention de laquelle elle tenait infiniment, fut intérieurement charmée de le voir d'aussi bonne humeur.
Tandis que Salvador était chez sa maîtresse, Lucie avait reçu une lettre de son amie; Laure lui disait qu'elle avait appris son retour à Paris, et qu'elle était extrêmement fâchée de ce qu'elle n'était pas encore venue la voir. «Il ne faut pas, disait Laure en achevant sa lettre, que l'amour te fasse oublier l'amitié; viens, je t'en prie, passer quelques jours près d'une amie que tu négliges plus que tu ne le devrais et qui t'en voudrait si elle ne t'aimait pas autant.»
Lucie avait été touchée des justes reproches de son amie, et c'était la permission d'aller passer quelques jours auprès d'elle, qu'elle voulait solliciter de son mari.
—Je vais, lui dit-elle, semblable aux châtelaines du temps passé, vous prier de m'octroyer un don?
—Quel qu'il soit, noble dame, répondit Salvador, il vous est accordé d'avance.
Lucie mit entre les mains de Salvador, la lettre qu'elle venait de recevoir.
—Savez-vous, noble dame, que si vous ne m'aviez pas fait donner ma parole, je vous refuserais peut-être ce que vous me demandez; ce n'est pas sans éprouver une bien vive peine, que je consentirai à me séparer de vous.
—Vous pouvez, ajouta timidement Lucie, si vos affaires ne vous retiennent pas à Paris, m'accompagner chez mon amie; elle m'a dit plusieurs fois, que son oncle, sir Lambton, un très-digne gentilhomme, vous recevrait avec le plus vif plaisir.
—Je trouve très-naturel le désir que vous éprouvez, et je suis un chevalier trop courtois pour m'opposer à ce que vous le satisfassiez. Allez donc ma chère Lucie, voir votre amie, restez près d'elle aussi longtemps que vous le voudrez, je serai heureux si vous vous trouvez heureuse, et si l'amitié ne vous fait pas oublier l'amour que j'ai pour vous; je regrette beaucoup que des affaires m'empêchent de vous accompagner, mais vous m'excuserez auprès de sir Lambton, et vous lui direz que je prendrai sur mes occupations, le temps d'aller souvent vous visiter tous.
—Puisque vous voulez bien me permettre d'aller voir mon amie, je partirai demain si vous le jugez convenable.
—Vos volontés sont les miennes, ma chère Lucie.
Salvador, nos lecteurs l'ont déjà deviné, était charmé de ce que sa femme, au moment où il cherchait les moyens de se débarrasser d'elle pendant quelques jours qu'il voulait consacrer tout entiers à Silvia, lui avait demandé la permission de s'absenter; Lucie, de son côté, était charmée de la grâce avec laquelle son mari lui avait accordé ce qu'elle désirait, et elle s'occupait avec gaieté de rassembler mille petits objets épars dans le salon, qu'elle voulait emporter avec elle à la campagne, lorsque le vicomte de Lussan se fit annoncer.
—Je vous laisse avec M. le vicomte de Lussan, dit-elle à son mari après avoir adressé au gentilhomme breton une gracieuse révérence; vous savez que j'ai aujourd'hui beaucoup de choses à faire.
—Ne vous gênez pas, ma chère amie, lui répondit Salvador après l'avoir embrassée sur le front, M. le vicomte voudra bien vous excuser.
Lucie sortit du salon et laissa seuls Salvador et le vicomte de Lussan.
Ce dernier ferma lui-même toutes les portes du salon, puis il prit un fauteuil et vint se placer près de Salvador qui s'était assis sur un divan.
—Avez-vous besoin d'argent, cher marquis?
—On a toujours besoin d'argent, cher vicomte, et je ne crains pas de vous avouer qu'en ce moment je suis horriblement gêné.
—Voulez-vous faire avec moi une affaire qui pourra, si elle réussit, nous rapporter à chacun près de cent mille francs.
—De semblables affaires ne se refusent pas, de quoi s'agit il?
—D'enlever d'un château, habité seulement par un vieillard, une jeune fille et quelques domestiques, une quantité raisonnable de lingots d'or, que Juste nous achètera deux cent mille francs.
—Les risques?
—Peu nombreux.
—Qu'importe! après tout, qui ne risque rien n'a rien.
—J'aime à vous entendre parler ainsi, et je suis tellement persuadé de la vérité de ce que vous venez de dire, que cette fois, comme je veux recevoir ma part entière du gâteau, je ne me bornerai pas au rôle d'indicateur; je prendrai une part active à l'expédition.
—C'est très-bien; mais quels seront nos moyens d'exécution? qui doit nous donner les indications nécessaires? par qui serons-nous aidés?
—Si vous acceptez, je vous apprendrai en route, tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez; je dois, du reste, vous dire que persuadé que vous consentiriez à être des nôtres, j'ai déjà tout disposé.
—Très-bien! comptez sur moi; quand nous mettons-nous en campagne?
—A l'instant même; allez embrasser votre femme,
—Comment? à l'instant?
—C'est absolument nécessaire, il faut qu'aujourd'hui même nous soyons à huit lieues de Paris.
—C'est bien.
Salvador alla retrouver sa femme dans sa chambre à coucher; Lucie aidée d'une de ses femmes qu'elle voulait emmener, plaçait avec soin dans des cartons et de grandes caisses, divers objets de toilette qu'elle voulait emporter avec elle.
—Je suis charmé, lui dit Salvador, que vous partiez demain pour la campagne, car j'aurais été forcé de vous laisser seule; le vicomte de Lussan vient de m'apprendre une nouvelle qui m'oblige de m'absenter pendant quelques jours.
—Ce n'est pas au moins une mauvaise nouvelle qui nécessite ce prompt départ?
—Elle n'est pas du moins assez mauvaise pour vous empêcher de vous divertir si vous en trouvez l'occasion; j'ai des capitaux engagés dans diverses entreprises, plusieurs de ces entreprises sont bonnes, quelques-unes sont mauvaises, et je m'occupe en ce moment de faire rentrer ceux de ces capitaux qui sont mal engagés, voilà tout.
Ce n'était que parce qu'il voulait faire pressentir à sa femme des pertes possibles que Salvador donnait, au voyage qu'il allait entreprendre, le motif qu'il venait d'énoncer; mais comme ce qu'il venait de dire n'était que le premier jalon planté sur la route qu'il voulait parcourir avant d'arriver au but qu'il voulait atteindre, il ne quitta Lucie qu'après l'avoir tranquillisée.
Il retrouva dans le salon le vicomte de Lussan et sortit avec lui.
A quelques portées de fusil de Lagny, sur le chemin vicinal qui conduit de cette ville à Guermantes, il existe une auberge isolée, fréquentée seulement par les routiers, par les voyageurs dont la bourse n'est pas assez bien garnie pour qu'ils se permettent d'aller demander l'hospitalité au propriétaire de l'Ours, le meilleur hôtel (peut-être parce qu'il est le seul) de Lagny.
Nous trouverons, dans la salle principale de cette auberge, grande pièce qui sert à la fois de cuisine, de salon de réunion et de salle à manger, un personnage que nos lecteurs connaissent déjà, Vernier les bas bleus.
Il est presque nuit, et malgré l'extrême chaleur de la saison, des sarments et des parements de fagots brûlent dans la vaste cheminée sous le manteau de laquelle Vernier les bas bleus a pris place.
Le bandit est vêtu d'un costume complet de roulier, sa blouse neuve de toile bleue est enjolivée d'un triple rang de broderies de diverses couleurs; ses jambes sont couvertes de longues guêtres de peau, et son chapeau de feutre ciré, est orné d'une profusion de rubans roses, verts, jaunes, de toutes les couleurs.
Une grosse servante, douée d'une physionomie ronde et colorée, et d'appas formidables, récure dans un coin les assiettes d'étain et les cuivres, ornements brillants d'un vaste dressoir placé vis-à-vis de la cheminée; cette servante et Vernier les bas bleus sont seuls dans la salle, les autres habitants de l'auberge se sont assis sur les deux bancs de pierre placés devant la porte afin de respirer l'air frais de la soirée.
Lorsque la grosse servante cesse un instant, afin de reprendre haleine, de frotter vigoureusement les plats et les casseroles qu'elle s'est chargée de faire reluire, elle jette des regards d'intérêt sur Vernier les bas bleus, qui alors se rapproche du feu et laisse de sourds gémissements s'échapper de sa poitrine.
Nous n'avons pas encore dit à nos lecteurs que Vernier les bas bleus est un très-bel homme qu'il est doué d'une physionomie pleine et colorée, ornée d'une magnifique paire de favoris noirs, bien capable de tourner la tête d'une servante d'auberge.
Un gémissement plus fort et mieux accentué que tous ceux qui l'avaient précédé, fit brusquement lever la tête à la grosse fille; elle laissa tomber à terre le chiffon imprégné de sablon et le plat d'étain qu'en ce moment elle tenait entre ses mains.
—Ça ne va donc pas mieux? dit-elle à Vernier les bas bleus.
—Ça va plus mal, au contraire, ma bonne demoiselle, répondit le bandit.
—Voulez-vous queuque chose? reprit la servante, intérieurement flattée de s'entendre appeler mademoiselle.
—Je vous remercie bien, ça se calme.
—Pourquoi qu'vous avez voulu vous lever? lorsqu'on est malade il faut rester au lit.
—J'avais froid, et j'ai pensé qu'un air de feu me ferait un peu de bien.
—Faut convenir que vous n'avez guère de chance tout d'même, être comme ça forcé de vous arrêter en route au retour de vot'premier voyage; les rubans que vous avez mis à vot'chapeau ne vous ont pas porté bonheur.
—Ah! bah! le malheur n'est pas grand; puisque j'ai pu mener mes marchandises à bon port et que j'suis à vide à c'te heure. Et puis! vous me croirez si vous voulez, continua Vernier les bas bleus en regardant tendrement la grosse servante, vrai, je ne suis pas fâché d'être comme ça subitement tombé malade dans vot'auberge, puisque ça m'a procuré le plaisir de faire vot'connaissance.
—Vous êtes bien honnête tout d'même, monsieur... Comment donc qu'on vous appelle?
—Jérôme Carré; pour vous servir si j'en étais capable, ma belle demoiselle.
—Allons, v'là que vous faites le galant à c'te heure; ça va donc mieux?
—Beaucoup mieux, le feu m'a fait du bien, et j'crois que je pourrai me mettre en route cette nuit ou demain dans la journée.
—Ça ne serait peut-être pas prudent.
—Ah! bah! au petit bonheur, je n'ai pas envie de rester garçon, et pour me marier il faut que je m'amasse des gros sous. J'ai t'y tort?
—Je ne dis pas cela, monsieur Jérôme, mais faut avant tout conserver vot'santé.
—Vous êtes une bonne fille, mademoiselle Madeleine, et si vous vouliez...
—Nous parlerons de cela plus tard, enjoleux, dit la grosse servante, pourpre de satisfaction.
L'arrivée devant la porte de l'auberge d'un cabriolet, d'où descendirent deux élégants personnages, autour desquels s'empressaient tous les habitants de l'auberge, mit fin à la conversation de Vernier les bas bleus, et de la servante.
Les deux nouveaux venus échangèrent un rapide regard avec Vernier les bas bleus, qui reprit sous le manteau de la cheminée la place qu'il venait de quitter pour se rapprocher de la servante.
Nos lecteurs ont deviné, et ils ne sont pas trompés, que les nouveaux personnages qui viennent d'entrer dans l'auberge où nous avons rencontré Vernier les bas bleus, ne sont autres que Salvador et le vicomte de Lussan, et que ce n'est pas le hasard qui vient de faire rencontrer ces trois bandits.
—Faites boire notre cheval et donnez-lui de l'avoine, dit Salvador.
L'aubergiste et son garçon d'écurie sortirent.
—J'ai une soif de tous les diables, dit le Vicomte à la maîtresse de l'auberge. Voulez-vous, madame, avoir l'extrême complaisance de nous servir une bouteille de votre meilleur vin.
La femme de l'aubergiste alluma une chandelle et descendit à la cave.
Il ne restait plus dans la salle que la grosse servante qui s'était remis à sa besogne et qui ne pouvait se lasser de regarder les nouveaux venus.
La pauvre fille n'avait jamais vu chez ses maîtres d'aussi beaux messieurs.
—Mademoiselle Madeleine, dit Vernier les bas bleus d'une voix piteuse, voulez-vous avoir la complaisance d'aller prendre dans la poche de ma veste qui est restée sur mon lit, un petit paquet que vous m'apporterez.
La grosse fille, charmée de pouvoir faire quelque chose pour monsieur Jérôme Carré, quitta précipitamment sa besogne et grimpa aussi lestement que le lui permettait la rotondité plus que raisonnable de sa personne, les quelques marches d'une échelle de meunier qui conduisait à l'étage supérieur.
—C'est bien, dit le vicomte de Lussan à Vernier les bas bleus lorsqu'ils se trouvèrent seuls tous trois dans la salle, vous êtes à votre poste.
—Et je puis y rester sans donner naissance au plus léger soupçon jusqu'à la nuit prochaine si cela est nécessaire, tâchez cependant que l'affaire se fasse cette nuit.
—Il n'y faut pas penser, ce sera pour demain.
—A votre aise, j'en serai quitte pour me chauffer un jour de plus, je ne crains rien, mes papiers sont en règle, le brigadier de gendarmerie qui les a examinés doit m'apporter ce soir la recette d'un remède propre à guérir la fièvre que je me suis donnée, et je fais la cour à la servante, qui me cacherait sous ses jupons, s'il devait m'arriver quelque chose de désagréable.
—Très-bien, ainsi c'est convenu, vous serez à l'endroit indiqué avec votre chariot, dans la nuit de demain à après demain, à deux heures précises du matin.
—C'est convenu, je serais exact.
—Et de notre côté nous serons exacts à vous payer ce qui vous a été promis; dix mille francs si nous réussissons, mille francs que voilà en cas de non-succès.
—Merci, vous pouvez compter sur moi.
—A demain, deux heures du matin.
—A demain, deux heures du matin.
L'aubergiste, sa femme, son garçon et Madeleine, rentrèrent à la fois dans la salle.
—Voilà du vin, messieurs, dit la femme de l'aubergiste, et du bon, je m'en vante.
—Nous n'en doutons pas, madame, répondit le vicomte de Lussan, mais nous en serons beaucoup plus sûrs après l'avoir goûté.
Et sans faire plus de façons, il se plaça avec Salvador à l'un des coins de la grande table, meuble principal de la salle dans laquelle ils se trouvaient.
La servante n'avait pas trouvé dans la poche de Vernier les bas bleus le petit paquet qu'il l'avait envoyé y chercher.
—C'est que je l'aurai égaré, répondit le bandit, pour mettre fin à ses doléances.
Lorsque le cheval attelé au cabriolet qui avait amené Salvador et Lussan fut suffisamment repu, les deux amis prirent congé; après qu'ils eurent échangé avec Vernier les bas bleus un imperceptible coup d'œil, Salvador tira de sa poche deux pièces de cinq francs qu'il jeta sur la table.
—Le reste, s'il y en a, sera pour cette bonne grosse mère, dit-il en frappant légèrement le visage rouge et joufflu de Madeleine.
—Voilà des bourgeois bien dangereux, dit Vernier les bas bleus lorsque Salvador et le vicomte de Lussan furent partis.
—C'est si riche, répondit l'aubergiste.
Le vicomte de Lussan et Salvador, emportés par un vigoureux cheval, franchirent en peu de temps l'espace qui sépare de Lagny l'auberge où nous avons laissé Vernier les bas bleus; arrivés dans cette ville, ils descendirent à l'hôtel de l'Ours.
Partis précipitamment de Paris, et ne s'étant arrêtés en route que pour dire quelques mots à Vernier les bas bleus, ils étaient en proie à une faim dévorante; aussi leur premier soin fut de se faire servir un excellent repas.
—M'expliquerez-vous, cher vicomte, dit Salvador lorsque les premiers plats furent expédiés, quelle est l'affaire que nous allons faire, et de quelle manière nous allons procéder.
—Je ne puis, mon ami, vous dire autre chose que ce que vous savez déjà, répondit le vicomte, mais voici quelqu'un qui pourra vous satisfaire complétement, ajouta-t-il en désignant un nouveau personnage qui entrait à ce moment dans la salle où ils s'étaient fait servir.
Ce nouveau personnage était un petit vieillard vêtu d'un habit noisette, d'une culotte de ratine noire, d'un gilet de piqué blanc, il avait des bas de coton bleu, de forts souliers à larges boucles d'argent, et était coiffé d'un tricorne.
—M. Juste, s'écria Salvador.
—Lui-même, répondit le vicomte de Lussan, c'est à ce brave et digne M. Juste, que nous devons la bonne fortune qui nous arrive aujourd'hui.
L'usurier, en entrant dans la salle avait salué les deux amis comme s'il ne les connaissait pas, et s'était placé près d'eux afin de se faire servir à dîner ou plutôt à souper.
Nos lecteurs savent qu'il n'y a dans la salle à manger de la plupart des hôtelleries de Province, qu'une seule grande table qui sert à tout le monde; ils savent aussi que nulle part on ne peut causer plus à l'aise que dans la salle à manger d'un hôtel de petit ville, lorsque les heures du départ et de l'arrivée des voitures publiques sont passées.
—Vous arrivez à propos, M. Juste, dit le vicomte de Lussan; voilà plus d'une heure que M. le marquis de Pourrières me tourmente, afin que je lui apprenne des choses que, jusqu'à présent, vous êtes le seul à savoir.
—Je vais avoir l'honneur de satisfaire la légitime curiosité de M. le marquis, M. de Lussan.
Voici les faits, il est bon que vous n'en ignoriez aucun, afin d'agir en conséquence.
Personne plus que moi n'aime à obliger ses amis. M. le vicomte de Lussan, à qui j'ai pu rendre quelques légers services, est là pour me démentir, si ce que j'avance n'est pas vrai. J'aurais pu réclamer, au besoin, le témoignage du malheureux M. Lebrun, si le fer d'un assassin n'avait pas prématurément mis fin à ses jours.
—Passons, monsieur Juste, passons, je sais que vous êtes un très-galant homme, et mon ami de Pourrières veut bien me croire sur parole, n'est-il pas vrai, marquis?
Salvador fit un signe affirmatif.
—Je vous disais donc, continua Juste, que personne plus que moi n'aimait à obliger ses amis; cela étant, vous devinez que je saisis avec empressement toutes les occasions qui se présentent, de leur être agréable.
Il y a de cela quelques jours, un riche gentilhomme anglais, qui habite la France depuis peu de temps, se présenta chez moi et me dit qu'il venait de recevoir, de son correspondant d'Amsterdam, une lettre qui lui apprenait que la plus grande partie d'un envoi de lingots d'or et d'argent, qui allait m'être fait par le dit correspondant qui est aussi le mien, lui était destinée; il venait me prier de lui envoyer ces lingots, aussitôt qu'ils me seraient parvenus, à sa maison de campagne, située ici près; je lui promis de faire ce qu'il désirait, et comme la valeur des objets que je devais lui remettre était fort considérable, je lui dis que je désirais, pour mettre ma responsabilité à couvert, les lui porter moi-même au lieu indiqué, afin d'en recevoir une décharge; je pensais déjà à vous, M. le vicomte.
L'Anglais, un très-digne gentilhomme, ma foi! approuva fort ma prudence et me dit qu'il me recevrait avec plaisir à sa maison de campagne.
Les lingots me sont arrivés il y a deux jours, et, de suite, j'ai fait charger sur une voiture ceux qui ne m'appartenaient pas, et après avoir fait prévenir M. le vicomte de Lussan de ce qu'il avait à faire, je me suis empressé de les apporter moi-même à leur légitime propriétaire.
Il s'agit maintenant de s'approprier adroitement ces lingots, que je m'engage à vous payer deux cent mille francs.
—Mais vous ne nous dites pas, s'écria Salvador, quels moyens nous devons employer pour cela.
—Patience! un peu de patience, je vous prie, tout vient à point à qui sait attendre; vous avez deviné que je ne voulais porter moi-même les lingots, qu'afin de savoir dans quel endroit ils seraient placés et d'étudier les lieux; il me reste à vous faire part de mes observations.
Les lingots ont été déposés dans un petit cabinet contigu à une chambre à coucher qui fait partie d'un pavillon en aile; cette pièce, ainsi du reste que tout le pavillon, est, quant à présent, inhabitée; les lingots, renfermés dans plusieurs petites caisses, sont placés près d'une commode et ont été recouverts d'un vieux tapis; on peut facilement s'introduire, à l'aide d'escalade, dans la chambre du pavillon, dont les fenêtres sont ouvertes sur la grande route; si la porte du cabinet est fermée, ce qui est probable, il vous sera facile de l'ouvrir à l'aide des merveilleux instruments dont, sans doute, vous avez eu soin de vous munir.
Il n'y a pas de chien de garde dans la maison. Les gens chez lesquels vous allez travailler[585] ne devraient pas habiter la campagne privés d'un aussi fidèle serviteur. L'homme que vous venez de voir et auquel M. le vicomte de Lussan a procuré un équipage complet de roulier, transportera la camelotte[586] au pavillon de Choisy-le-Roi, chez M. de Pourrières; c'est là où j'en prendrai livraison; le reste me regarde.
—La réussite de cette affaire ne me paraît pas impossible, dit Salvador après avoir attentivement écouté Juste, mais il faut en prévoir les suites; et d'abord est-il bien certain que Vernier, lorsqu'il aura à sa disposition les susdits lingots, ne cherchera pas à nous frustrer de tout ou partie de ce qui nous appartiendra?
—Vernier ne sachant pas quelle est l'importance du vol, puisque les lingots sont en caisse, sera content de la somme assez ronde que nous voulons bien lui allouer; nous pouvons donc, jusqu'à un certain point, compter sur lui; rien, au surplus, ne nous empêchera de le suivre de loin jusqu'à ce qu'il soit arrivé à Choisy.
—Voici, pour le reste, comment nous devons procéder, ajouta le vicomte de Lussan: nous passerons la journée de demain à visiter les environs de cette ville, sous le prétexte de chercher une propriété à vendre; notre présence ici sera donc justifiée sans que nous soyons forcés de décliner nos noms; nous quitterons cette auberge à dix heures du soir, et nous attendrons, en nous promenant, que le moment d'agir soit venu; nous remettrons à M. Juste, que nous trouverons à l'heure indiquée, près de la maison en question, notre cabriolet qu'il conduira à petits pas sur la route de Paris, une fois l'affaire faite, il nous sera facile de le rattraper, et, s'il plaît à Dieu, nous rentrerons dans notre bonne ville, à la naissance du jour, un peu plus riches que nous ne le sommes maintenant.
Remarquez je vous prie, cher marquis, qu'à moins d'être pris en flagrant délit, et ce cas échéant (je pense que vous savez comme moi ce que vous avez à faire), nous ne risquons absolument rien; les gendarmes, lorsqu'ils rencontrent des gens comme nous, des gentilshommes riches et bien posés dans le monde, un capitaliste qui possède assez d'or pour remplir le tonneau des Danaïdes, se contentent de les saluer.
—Allons c'est bien, dit Salvador, si le plan est aussi bien exécuté qu'il a été bien conçu, la réussite est infaillible.
—Et maintenant, répondit le vicomte de Lussan, ne parlons plus de l'affaire qui nous amène ici.
Juste, Salvador et le vicomte de Lussan, après la conversation que nous venons de rapporter, achevèrent fort tranquillement de souper, et se retirèrent chacun dans l'appartement qui leur avait été préparé.
Le vicomte et Salvador avaient demandé une chambre à deux lits.
—Savez-vous cher vicomte, dit Salvador lorsqu'il se trouva seul avec son ami, que ce M. Juste est vraiment un homme précieux.
—Très-précieux, marquis, c'est pour cela que je serais désolé s'il lui arrivait malheur.
—Il est bien riche?
—Très-riche, excessivement riche, même, mais je suis persuadé qu'il se laisserait hacher en morceaux ou scier entre deux planches, plutôt que de dire en quel lien de sa maison il a caché les immenses richesses qu'il possède, et qu'une fois qu'on se serait débarrassé de lui et de son terre-neuve, sur lequel, soit dit en passant, il paraît beaucoup trop compter, il faudrait démolir sa maison de fond en comble afin de découvrir la caisse qui renferme ses trésors.
—Bonsoir, vicomte; je suis si fatigué que je vais, je crois, dormir du sommeil du juste.
—Bonsoir, marquis, ne rêvez pas de ce pauvre Roman.
—Ah! bah! fit Salvador qui essaya, mais en vain, de comprimer un énorme bâillement.
Salvador et le vicomte passèrent, ainsi qu'ils en étaient convenus, la journée du lendemain à parcourir les environs de la petite ville de Lagny-sur-Marne, sous le prétexte de chercher une propriété à leur convenance.
L'hôte de l'Ours, ébloui par la recherche de leur costume et leurs manières aristocratiques, avait absolument voulu leur servir de guide; le vicomte de Lussan n'avait pas cru devoir refuser des offres de services si gracieusement faites. Grâce à l'obligeance de son hôte, Salvador et lui avaient été introduits chez plusieurs propriétaires des environs de Lagny, et ils avaient pu, grâce encore à la faconde inépuisable de leur cicerone, recueillir une foule de renseignements dont ils se promirent de se servir à l'occasion; on a deviné que lorsque le soir arriva, ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils paraissaient chercher; ils avaient cependant visité une grande quantité de propriétés, mais les unes étaient trop considérables, les autres ne l'étaient pas assez.
Ils rentrèrent à l'hôtel de l'Ours à la nuit tombante, et, après avoir fait honneur à un excellent repas qu'ils voulurent absolument faire partager à leur hôte, ils firent atteler le cheval à leur cabriolet et partirent.
Deux heures sonnaient à l'horloge communale du petit village de Guermantes lorsqu'ils arrivèrent près de la maison qu'ils devaient dévaliser. La nuit était calme et silencieuse, seulement, à de rares intervalles, on entendait retentir les aboiements du chien de garde de quelque ferme éloignée; Vernier les bas bleus, vêtu du costume qu'il portait la veille, et conduisant un chariot attelé de deux bons chevaux normands qu'il avait fait arrêter à quelques pas de la maison, attendait, assis depuis quelques minutes sur le revers d'un fossé, la venue de ses complices. Salvador et le vicomte de Lussan passèrent devant lui après lui avoir adressé un signe d'intelligence, et suivirent la grande route jusqu'à ce qu'ils rencontrassent Juste qui cheminait paisiblement: ils lui remirent leur cabriolet après avoir tiré du coffre ce qui leur était nécessaire, deux blouses bleues dont ils se vêtirent immédiatement, des armes, des fausses clés et une échelle de cordes très-artistement travaillée, puis ils retournèrent sur leurs pas, après avoir recommandé à l'usurier de n'aller qu'assez doucement pour qu'ils pussent facilement le rattraper.
La maison dans laquelle ils devaient trouver les richesses qu'ils convoitaient était aussi calme et aussi silencieuse que la campagne au milieu de laquelle elle était située; il n'apparaissait aucune lumière à l'intérieur, le moment était favorable pour agir.
—Ah ça! ne perdons pas de temps, dit le vicomte de Lussan, ne nous laissons pas surprendre par le jour.
—Ce serait très-maladroit, répondit Salvador.
—Quel est celui de nous deux qui va le premier tenter l'aventure?
—Eh! parbleu! ce sera moi; je suis plus habitué que vous à ces sortes d'expéditions.
—Allez donc, et que Dieu vous protége.
Salvador jeta avec beaucoup d'adresse l'échelle de cordes sur le balcon de la fenêtre par laquelle il devait s'introduire dans la maison, et lorsqu'il se fût assuré qu'elle était solidement accrochée, il commença, avec toute l'agilité d'un écureuil, sa périlleuse ascension.
Le vicomte de Lussan était au pied de la muraille, prêt à s'élever dans l'air aussitôt que Salvador serait entré dans la maison.
Vernier les bas bleus avait quitté la place qu'il occupait, et se promenait sur la route en fumant sa pipe.
Salvador, après avoir franchi l'espace qui le séparait de la fenêtre, se dressa sur l'appui, et à l'aide d'un diamant enchâssé dans une bague chevalière qu'il portait au doigt, il enleva sans bruit la plus grande partie d'un carreau, il passa ensuite son bras par l'ouverture qu'il avait faite, et ouvrit facilement la fenêtre.
Il s'élança dans l'appartement.
Comme il le croyait inhabité, il marcha sans crainte vers la porte qui, si les indications données par l'usurier Juste étaient exactes, conduisait au cabinet dans lequel les lingots devaient être déposés.
Le craquement de ses bottes sur le parquet et le pétillement de l'allumette chimique avec laquelle il alluma une bougie, dont il avait eu soin de se munir, réveillèrent deux femmes couchées dans deux lits parallèles placés dans une alcôve, qui faisait face à la fenêtre par laquelle il s'était introduit.
Ces deux femmes, effrayées de voir dans leur chambre un homme dont l'extérieur n'était rien moins que rassurant (nos lecteurs n'ont pas oublié que Salvador avait mis une blouse par-dessus ses habits), poussèrent des cris perçants, et, cédant à un mouvement machinal elles se jetèrent toutes deux dans la ruelle de leurs lits.
—Taisez-vous morbleu! s'écria Salvador, taisez-vous ou vous êtes mortes! Et comme les deux femmes, en proie à une agitation fiévreuse qui ne leur laissait pas le libre usage de leurs facultés, ne cessaient de crier, il prit dans la poche de son habit le tire-point dont il s'était servi contre Roman, et s'élança vers elles pour les frapper.
—Dieu, mon mari!
—Le marquis de Pourrières!
Ces trois exclamations partirent en même temps, les deux femmes sur lesquelles Salvador venait de lever un fer homicide, n'étaient autres, en effet, que la pauvre Lucie et son amie Laure.
—Monsieur, monsieur, s'écria Lucie, ne nous tuez pas, nous ne dirons rien, je vous le promets.
La pauvre femme était plus pâle qu'un cadavre, et elle ne pouvait détacher ses yeux de son mari, dont le singulier accoutrement n'annonçait que trop clairement les criminels desseins.
Laure s'était retranchée derrière son lit et tremblait de tous ses membres: elle ne disait rien.
La scène qui précède s'était passée en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour la raconter.
Salvador s'élança vers la fenêtre, le vicomte de Lussan avait entendu les cris poussés par les deux femmes, présumant qu'ils pouvaient être entendus des autres habitants de la maison et les attirer sur le lieu de la scène, et ne voulant pas laisser son ami supporter seul les chances d'une lutte inégale, il gravissait les degrés de l'échelle de corde, il s'aidait d'une main, de l'autre il tenait ses deux magnifiques Kukenreiters.
—Cavalez-vous, dit Salvador à ses deux complices, l'affaire est marronnée[587]. Je vous rejoins dans quelques minutes.
Sans demander de plus longues explications, le vicomte descendit les degrés de l'échelle de corde. Vernier les bas bleus se plaça à la tête de ses chevaux, qui se mirent en route dès qu'ils eurent entendu les claquements répétés de son fouet.
Salvador revint près des deux femmes qui étaient restées à la même place, pétrifiées d'étonnement, et qui n'avaient pas eu encore la force d'échanger une seule parole.
—Je ne veux pas, madame, dit-il, en s'adressant à Lucie, chercher à vous dissimuler le motif qui m'avait amené dans cette maison, où, du reste, je ne croyais pas vous rencontrer; ce serait inutile: le déguisement dont je suis couvert, la manière inusitée dont je me suis introduit dans cet appartement, vous ont déjà appris quel était mon dessein; je suis en même temps fâché et satisfait de ce qui vient d'arriver, je suis fâché de vous avoir causé une frayeur qui, je le crains bien sera funeste à votre santé, et d'avoir perdu à la fois votre estime et votre amitié, auxquelles, je dois le reconnaître, je n'ai plus aucun droit, je suis satisfait de ce que votre présence m'a arrêté sur le bord d'un abîme, dans lequel de funestes conseils allaient me précipiter. Lorsque vous connaîtrez les raisons de ma conduite, je vous paraîtrai sans doute beaucoup moins coupable que je ne vous le parais en ce moment j'ai donc l'espérance que vous voudrez bien, ainsi que votre amie, ne parler à personne de ce qui vient de se passer.
J'aurai, du reste, demain, l'honneur de me présenter chez sir Lambton.
Salvador ne laissa pas aux deux femmes stupéfaites d'étonnement, le temps de lui répondre, dès qu'il eût achevé le petit discours que nous venons de rapporter, il sortit par la fenêtre comme il était entré.
Il rejoignit l'usurier Juste et le vicomte de Lussan, qui conduisaient doucement le cabriolet sur la route de Paris.
Vernier les bas bleus, conduisant son chariot, avait suivi une autre direction.
Nous laisserons pour un instant ces trois bandits, pour retourner près de Lucie et de Laure.
Salvador n'avait jeté qu'un coup d'œil superficiel sur la lettre que sa femme lui avait donnée à lire lorsqu'elle lui avait demandé la permission d'aller passer quelques jours près de son amie, et le vicomte de Lussan étant venu, ainsi qu'on a vu, le prendre à l'improviste pour l'emmener avec lui, il n'avait pas songé à demander à sa femme où était située la campagne de sir Lambton; on a vu que l'usurier et le vicomte, soit à dessein, soit par hasard, avaient évité de prononcer le nom de la personne qu'il s'agissait de dévaliser, de sorte que rien n'avait pu donner l'éveil à Salvador; son apparition dans la chambre occupée par sa femme et Laure, ne doit donc pas paraître étonnante.
Lucie, ainsi que cela avait été convenu, était partie le lendemain du départ de son mari avec le vicomte de Lussan, et elle était arrivée de bonne heure à la campagne de sir Lambton; le bon gentilhomme l'avait reçue avec infiniment d'affabilité, et autant peut-être pour satisfaire sa petite vanité de propriétaire et d'homme riche, que pour lui faire agréablement passer la journée, il avait absolument voulu lui faire admirer toutes les merveilles rassemblées à grands frais dans sa maison de campagne, de sorte, que Lucie et Laure qui voulaient se communiquer une foule de ces petits secrets que les femmes, en général, et particulièrement les nouvelles mariées, ne laissent jamais tomber dans l'oreille des profanes, n'avaient pu trouver, durant toute la journée, un moment pour s'entretenir en secret, la présence continuelle de sir Lambton qui, cependant, faisait tout ce qu'il pouvait afin de leur être agréable, avait d'abord contrarié quelque peu les deux amies; mais elles n'avaient pas tardé à en prendre leur parti et elles se promirent de se dédommager amplement lorsque sonnerait l'heure de la retraite, c'est pour cela que Laure fit dresser un lit pour elle dans la chambre du pavillon, que l'on avait disposée pour Lucie.
FIN DU SEPTIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME HUITIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Lucie et Laure se retirèrent de bonne heure; elles avaient tant de choses à se dire! Lucie surtout était impatiente d'apprendre à son amie une nouvelle dont le matin même elle avait eu la révélation, et qu'elle se faisait une fête d'apprendre à son mari lors de sa première visite chez le bon sir Lambton.
Lucie allait être mère.
Après avoir longtemps causé, les deux amies, vaincues par le sommeil, s'endormirent heureuses d'être l'une près de l'autre.
Nos lecteurs savent quel fut leur réveil.
Restées seules, Lucie et Laure demeurèrent assez longtemps sans se parler.
Lucie, la tête cachée entre ses mains, ses beaux cheveux noirs épars sur ses épaules nues, pleurait à se briser la poitrine.
Laure, assise sur une chaise longue, à quelques pas d'elle, la regardait en silence et des larmes coulaient le long de ses joues pâlies par la terreur. La clarté mystérieuse de la lune éclairait seule cette triste scène.
Laure se leva péniblement de son siége et s'approcha de son amie abîmée dans la douleur, et qui paraissait n'avoir conservé que pour souffrir le peu de force qui lui restait; elle l'embrassa sur le front.
—Pauvre, pauvre amie! dit-elle.
Lucie leva sur Laure ses yeux baignés de larmes.
—Je ne te fais donc pas horreur, dit-elle à son amie.
—Et pourquoi, grand Dieu! m'inspirerais-tu de l'horreur? s'écria Laure qui prit Lucie entre ses bras et la serra avec force contre sa poitrine; dois-je te punir d'une faute qui n'est pas la tienne, et l'amitié qui nous lie est-elle si peu solide qu'elle doive être brisée au premier choc?
—Oh! non, répondit Lucie; je ne veux pas que tu cesses de m'aimer, ton amitié est maintenant le seul bien qui me reste.
—Et elle ne te fera pas faute, je te le promets.
Les protestations de Laure calmèrent quelque peu Lucie; la pauvre femme se trouvait un peu moins malheureuse de savoir qu'elle pouvait compter sur l'amitié dévouée et désintéressée de la compagne de ses jeunes années.
La glace une fois brisée, Laure fit tout ce qu'il était possible de faire en semblable occasion pour apporter un peu de soulagement à la douleur si vive de son amie. Malgré la secrète antipathie qu'elle éprouvait pour le marquis de Pourrières, elle croyait qu'il avait dit la vérité lorsqu'il s'était vu découvert; elle fit donc observer à Lucie que quelque grave que fût le crime de son mari, elle ne devait pas désespérer de l'avenir.
—Qui sait, continua-t-elle, si un jour tu ne devras pas bénir la Providence de ce qui vient de t'arriver aujourd'hui; ton mari vient de te dire, et je crois qu'il disait vrai que ta présence l'avait arrêté sur le bord de l'abîme dans lequel il allait se laisser entraîner. Eh bien! il t'aime, tu lui parleras, et il est permis d'espérer que lorsqu'il saura que bientôt tu seras mère, il voudra conserver pur à son enfant le nom qu'il a reçu de ses ancêtres.
—Je désire bien vivement, ma chère Laure, que tes prévisions se réalisent, mais je ne l'espère pas. Mon mari, vois-tu, n'est pas ce qu'il paraît être, il y a dans la vie de cet homme, j'en suis maintenant certaine, quelque fatal secret que j'apprendrai tôt ou tard. Pourquoi, grand Dieu! n'ai-je pas suivi les conseils du docteur Mathéo.
—Tu as fait, ma bonne Lucie, ce que tu devais faire, tu ne pouvais ajouter foi à une lettre qui n'énonçait aucuns faits positifs, lorsque surtout celui qui avait écrit cette lettre laissait, par sa fuite, à toutes les accusations le droit de se produire.
Lucie écoutait attentivement, mais ses larmes ne cessaient pas de couler le long de ses joues pâles.
—Laure, ma bonne Laure! s'écria-t-elle enfin, combien je suis reconnaissante des efforts que tu fais pour me consoler; mais ils sont inutiles. Unie pour toujours à un voleur!... à un assassin peut-être!... ah! j'en mourrai...
—Lucie, Lucie, dit Laure d'une voix solennelle, as-tu donc oublié que tu vas devenir mère.
—C'est vrai, grand Dieu! répondit Lucie; c'est vrai, qui donc, si je mourais, prendrait soin de l'innocente créature que je porte dans mon sein?
—C'est bien, mon amie, ajouta Laure, Dieu, sois-en sûre, ne voudra pas que tu sois éternellement malheureuse.
La jeune femme, lorsqu'elle prononçait ces simples paroles, paraissait si convaincue de ce qu'elle avançait, sa voix était si émue, l'expression de son regard, levé vers le ciel, annonçait une telle confiance, que la pauvre Lucie se sentit quelque peu consolée.
—Je te crois, dit-elle à son amie, j'ai besoin de te croire.
—Il faut, lui répondit Laure, que tout le monde ignore ce qui s'est passé ici cette nuit, et pour éviter que la pâleur de nos visages ne donne sujet à mon oncle de nous adresser des questions auxquelles nous ne saurions que répondre, il faut que nous nous résolvions à prendre quelques instants de repos. Voyons, Lucie, couche-toi, je vais m'occuper de faire disparaître les traces du passage de M. de Pourrières.
Laure acheva de briser la vitre par laquelle Salvador s'était introduit dans la chambre, et tira à elle l'échelle de corde qui était restée accrochée au balcon; elle porta ensuite sur le lit la pauvre Lucie, qui, du reste, se laissait faire comme une enfant.
Ainsi que cela arrive souvent à ceux qui viennent d'éprouver un violent chagrin, un sommeil de plomb vint bientôt clore les paupières des deux amies, qui ne s'éveillèrent que lorsque la matinée était déjà avancée.
—Si tu avais prévu ce qui t'attendait ici, dit sir Lambton à sa nièce, après avoir affectueusement salué Lucie, tu ne te serais pas levée aussi tard.
Laure mit sur le compte d'une légère indisposition la paresse inaccoutumée, à propos de laquelle son oncle lui faisait la guerre.
Le bon sir Lambton remarqua alors l'extrême pâleur et les traits fatigués des deux jeunes amies.
—Mais vous êtes toutes les deux malades, s'écria-t-il; je vais de suite envoyer chercher le médecin.
—C'est inutile, mon bon oncle, répondit Laure, je vous assure que c'est inutile; dites-nous plutôt quelle est la personne qui va déjeuner avec nous?
Les quelques paroles qui précèdent étaient échangées dans la salle à manger, et Laure faisait observer à son oncle qu'il y avait cinq couverts sur la table qui venait d'être dressée pour le déjeuner.
—Tu n'as pas deviné? lui dit sir Lambton.
—Mon mari! s'écria Laure, et un éclair de joie vint tout à coup illuminer sa charmante physionomie.
—Lui-même, dit Servigny, qui, pour obéir à sir Lambton, qui avait voulu ménager à sa nièce une surprise agréable, s'était jusqu'à ce moment tenu caché dans un petit cabinet attenant à la salle à manger.
Le bon jeune homme prit sa femme entre ses bras et la serra avec force contre sa poitrine, avant de songer à présenter ses hommages à la marquise de Pourrières.
—Heureuse Laure! dit tout bas Lucie à l'épouse de Servigny.
—Oui, je suis heureuse, lui répondit Laure, cependant l'appréhension d'un malheur possible vient sans cesse empoisonner mes jours et troubler mes nuits; hélas! ma pauvre amie, nous avons tous, pauvres créatures que nous sommes, une bien lourde croix à porter.
—Toi aussi... ma bonne Laure... est-ce que ton mari?....
Paul est le plus parfait modèle de toutes les bonnes qualités et cependant..... Je te dirai un secret que je t'ai caché jusqu'à ce jour, parce que je ne voulais pas te donner un sujet d'affliction, et tu verras que tu n'es pas la seule à plaindre.
Les deux femmes ne purent en dire davantage, sir Lambton, et Servigny, qui s'étaient retirés pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, s'approchèrent d'elles et les invitèrent à prendre leur place à table.
Le déjeuner ne fut pas triste. Les plus heureux résultats avaient couronné le voyage en Angleterre que Servigny venait d'achever; aussi sir Lambton était-il très-satisfait, et il faisait tous les efforts imaginables pour égayer les deux amies, qui, de leur côté, ne voulant pas laisser supposer qu'il existait entre elles un secret qu'elles voulaient absolument cacher, dissimulaient, autant du moins qu'elles le pouvaient, la tristesse à laquelle elles étaient en proie.
Peu de jours après l'arrivée de Servigny, Lucie reçut une lettre de son mari, qui l'avertissait que le lendemain il se présenterait chez sir Lambton.
—J'ai cru devoir, disait-il, vous annoncer cette visite (que je ne ferais pas si ma négligence ne devait pas sembler extraordinaire à sir Lambton), afin de vous laisser le temps de prévenir votre amie et pour que ma présence, qui, je le sens, doit, après ce qui s'est passé, vous impressionner désagréablement, ne vous surprît pas à l'improviste.»
Le premier soin de Lucie, après avoir reçu cette lettre, fut de prévenir son amie et de lui demander ce qu'elle devait faire en semblable occurrence.
—Il ne faut pas, lui répondit Laure, te montrer trop rigoureuse, la lettre qu'il vient de t'écrire prouve qu'il comprend toute l'énormité de son crime, puisqu'il ne cherche pas à s'excuser, et celui qui est humble est bien près de se repentir, s'il ne se repent déjà.
—Je ferai ce que tu me conseilles, ma chère Laure, je lui parlerai et j'espère que Dieu voudra bien m'accorder le don de la persuasion.
Le lendemain, en effet, Salvador, ainsi qu'il l'avait annoncé à sa femme, se présenta chez sir Lambton.
Servigny, qu'une affaire de peu d'importance avait appelé à Lagny, était absent en ce moment.
Sir Lambton fit à Salvador l'accueil le plus empressé, et voulut lui arracher la promesse de passer au moins deux ou trois jours à sa campagne.
Salvador se trouvait dans une position assez embarrassante, il ne savait quelles raisons alléguer pour refuser sir Lambton, et la crainte de désobliger Laure à laquelle sa présence, après ce qui s'était passé quelques jours auparavant, devait inspirer l'épouvante, l'empêchait d'accepter la gracieuse invitation du bon gentilhomme.
—Vous ne me donnez pas de bonnes raisons, M. le marquis, dit à la fin sir Lambton visiblement contrarié des refus persévérants de son hôte, vous resterez, si vous ne voulez pas me laisser croire que ma compagnie n'a pas le bonheur de vous plaire.
Salvador jeta sur Laure et sur sa femme un regard suppliant.
Les deux jeunes femmes le prirent en pitié.
—Restez, M. le marquis, lui dit Laure après avoir serré entre les siennes les deux mains de son amie; restez, ne refusez pas à mon oncle une faveur à laquelle il paraît tant tenir.
—Je sais trop, madame, ce que je vous dois pour ne pas vous obéir, répondit Salvador après s'être respectueusement incliné.
—Que vous êtes heureuse! s'écria joyeusement sir Lambton en s'adressant aux deux amies, que vous êtes heureuses d'être femmes et jolies, on ne sait rien vous refuser.
Sir Lambton, jaloux de bien recevoir le mari de la plus chère amie de sa nièce, et désireux de donner au marquis de Pourrières un splendide échantillon de l'hospitalité britannique, laissa seuls un instant Salvador et les deux femmes, afin d'aller donner des ordres en conséquence.
Salvador voulut mettre à profit cet instant de liberté.
—Ah! mesdames, dit-il en donnant à sa voix une expression pénétrée; ah! mesdames, combien votre bonté est grande! et comment pourrai-je vous faire oublier?...
Laure ne lui laissa pas le temps d'achever la phrase qu'il venait de commencer.
—Ne parlons pas de ce qui s'est passé, lui dit-elle avec dignité, ce n'est pas M. le marquis de Pourrières qui a levé sur nos têtes le fer d'un assassin; nous avons eu affaire à un misérable fou, qui, nous aimons à le croire, a recouvré la raison.
—M. le marquis de Pourrières, dit sir Lambton en rentrant dans le salon où il avait laissé Salvador et les deux femmes, suivi de Servigny qui venait d'arriver au château, j'ai l'honneur de vous présenter mon neveu.
Salvador s'empressa de quitter le siége sur lequel il était assis, et s'inclina devant Servigny, qui lui rendit son salut.
Lorsqu'ils se trouvèrent face à face, ces deux hommes reculèrent simultanément en arrière, comme s'ils avaient tous deux marché sur une vipère.
Ils s'étaient reconnus.
Les brusques mouvements de Servigny et de Salvador, n'avaient échappé ni aux deux femmes ni à sir Lambton, les deux femmes ne dirent rien, mais sir Lambton qui n'avait pas pour se taire les mêmes raisons qu'elles, leur demanda s'ils se connaissaient.
Un instant leur avait suffi pour se remettre.
Salvador répondit le premier avec beaucoup de sang-froid.
—Je vois aujourd'hui pour la première fois M. Paul Féval, mais je vous l'avoue, votre neveu ressemble tellement à un gentilhomme Italien avec lequel je m'étais lié lors d'un séjour que je fis à Venise il y a quelques années, que je n'ai pu retenir un premier mouvement de surprise bien naturelle, du reste, car le gentilhomme en question est mort depuis longtemps.
Cette explication, que Servigny ne crut pas devoir démentir de suite, parut toute naturel à sir Lambton, qui n'avait, du reste, attaché aucune importance à la question qu'il venait de faire.
Il n'en était pas de même des deux femmes.
—Ils se connaissent, ma pauvre amie, dit Lucie à Laure en lui serrant la main avec force; ils se connaissent. Ah! je suis encore plus malheureuse que je ne le croyais!
Laure, afin de lui donner le courage de supporter sa triste position, avait dit à son amie quels étaient les antécédents de son mari et Lucie venait de deviner en quel lieu son époux et celui de son amie avaient pu se connaître.
Servigny, inquiet plus qu'on ne saurait se l'imaginer, d'avoir rencontré chez l'oncle de sa femme, un homme dont il avait été à même d'apprécier les mœurs et le caractère, était impatient d'avoir avec lui une conversation qui fût de nature à lui apprendre ce qu'il en devait craindre, il pria donc sa femme à laquelle il ne cachait rien de ce qui l'intéressait, de faire tout ce qui lui serait possible, afin qu'il restât seul avec le marquis de Pourrières.
—Je vous ferai connaître ce soir, lui dit-il, les raisons qui m'engagent à vous prier de me rendre ce service.
—Je les devine, lui répondit Laure, après lui avoir serré la main, et je vais vous obéir.
—Mon bon oncle, dit-elle à sir Lambton, lorsque la compagnie eut savouré d'excellent café, versé dans des tasses de vermeil délicieusement ciselées, vous allez, si vous le voulez bien, nous mener mon amie et moi promener dans la campagne, on dit, et l'on a raison, qu'il ne faut pas se gêner à la campagne, ces messieurs, qui, s'ils ne veulent pas sortir de leur côté, ont à leur disposition un excellent billard, voudront bien, j'en suis sûre, nous permettre de les laisser seuls quelques instants.
—Mais, objecta sir Lambton, qui ne concevait rien à la fantaisie manifestée par sa nièce, il me semble que puisque vous avez l'envie de vous promener, nous pourrions faire atteler et sortir tous ensemble.
—Non, mon bon petit oncle, nous sortirons à pied si vous le voulez bien, et nous laisserons ici ces messieurs, que je ne veux pas mettre dans le secret de ce que nous allons faire.
Sir Lambton, habitué à faire toutes les volontés de sa nièce, qu'il traitait en véritable enfant gâtée, prit sa canne, son chapeau, et après avoir prié le marquis de Pourrières d'agréer ses excuses, il sortit accompagné des deux femmes.
Salvador et Servigny étaient à peu près aussi embarrassés l'un que l'autre, Salvador surtout, qui avait deviné que Laure n'avait tant insisté pour sortir accompagnée de son oncle et de Lucie, qu'afin de le laisser seul avec son mari, ce fut lui cependant qui se détermina le premier à prendre la parole.
—Je crois, monsieur, dit-il à Servigny, qu'il est inutile que nous dissimulions plus longtemps, nous nous sommes reconnus...
—Il est vrai, monsieur, répondit Servigny, et je vous avoue que je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici.
—Mon étonnement n'a pas été moins grand que le vôtre; est-ce bien vous? vous que nous dûmes abandonner en si piteux état après le combat que nous fûmes forcés de livrer aux gendarmes de la brigade du Beausset, que je trouve aujourd'hui l'époux d'une femme charmante, et non moins riche à ce qu'on assure qu'elle n'est belle.
—Permettez-moi de vous faire observer, à mon tour, que je n'ai pas moins que vous le droit d'être grandement étonné de vous rencontrer ici porteur d'un nom qui sans doute n'est pas le vôtre, et possesseur de richesses dont la source n'est probablement pas légitime.
—Ces doutes m'offensent, dit Salvador d'un ton piqué, et je crois qu'ils seraient un peu mieux placés dans une autre bouche que la vôtre, je puis, M. Servigny, vous prouver par des titres authentiques, que mon nom et mes richesses sont l'héritage de mes aïeux; M. Féval peut-être aurait infiniment de peine à établir la généalogie des Féval.
—Le ton peu convenable que vous prenez pour répondre à des observations qui devraient vous paraître toutes naturelles, pourrait m'engager, prenez-y garde, à prendre un parti violent qui, je dois en convenir, nous précipiterait tous deux dans un abîme sans fond; mais soyez en convaincu, je ne reculerais pas devant ce que je regarderais comme l'accomplissement d'un devoir.
—La menace est presque toujours l'arme des lâches, dit Salvador.
—Monsieur! s'écria Servigny.
—Laissez-moi achever, continua Salvador; vous pouvez, il est vrai, me faire beaucoup de mal, mais, ainsi que je viens de vous le dire, la menace est l'arme des lâches, et je crois assez vous connaître pour être certain que vous ne voudrez pas vous en servir. Vous succomberiez infailliblement si une lutte s'engageait entre nous, car il me serait facile d'établir un alibi incontestable du jour de ma naissance à celui-ci, tandis que sur un mot de moi au respectable sir Lambton, vous seriez, malgré les liens qui vous attachent à ce digne gentilhomme, chassé ignominieusement d'ici.
—Vous êtes dans l'erreur: sir Lambton et ma femme savent, grâce à Dieu, qui je suis; je bénis le ciel de n'avoir pas voulu tromper mon généreux bienfaiteur; on sait que Paul Féval, n'est autre que le malheureux Servigny, on sait quelles sont les circonstances qui m'ont précipité dans l'abîme d'où je suis parvenu à sortir à force de courage et de persévérance.
Ce que Servigny venait de dire à Salvador causa, on doit bien le penser, un profond étonnement à ce dernier; il se trouvait, pour ainsi dire, à la discrétion du mari de Laure. Il pouvait, il est vrai, espérer que Laure, cédant aux prières qui sans doute lui seraient faites par son amie, ne mettrait pas son époux dans la confidence de ce qui s'était passé il y avait quelques jours. Il crut donc devoir, pour conjurer autant que possible le danger qui le menaçait, changer à la fois de ton et de langage.
—Votre langage, dit-il à Servigny, après s'être promené quelques instants de long en large dans l'appartement, est celui d'un homme d'honneur, d'un homme qui déplore les erreurs, quelles qu'elles soient, de sa jeunesse, qui veut, par tous les moyens possibles, faire oublier à la société et oublier lui-même qu'il a jadis porté la casaque du forçat; j'approuve infiniment votre conduite, et je veux bien croire que vous avez les intentions les plus pures, les sentiments les plus nobles; mais, s'il en est ainsi, si vraiment vous vous êtes purifié à l'école du malheur, serez-vous assez injuste pour croire que vous êtes le seul qui ait été capable de revenir au bien, après une vie d'erreurs et de désordres?
—Que Dieu me pardonne, si jamais une semblable pensée a été la mienne, mais un pressentiment que je ne puis vaincre, la tristesse de madame de Pourrières qui semble annoncer qu'elle n'est pas aussi heureuse qu'elle devrait l'être, tout cela me fait croire que Salvador et Duchemin que j'ai rencontré à Paris il y a quelque temps, sont incorrigibles ou à peu près.
—Duchemin est mort, répondit Salvador; quand à Salvador, comme il ne veut pas laisser dans votre esprit la moindre impression fâcheuse, il désire vous raconter tous les événements de sa vie passée, et il espère que le récit qu'il va vous faire vous donnera de lui une opinion moins défavorable. Etes-vous disposé à l'écouter?
Servigny, curieux de savoir quelles étaient les raisons qui allaient être alléguées par Salvador pour justifier les fautes ou plutôt les crimes de sa vie passée, fit un signe affirmatif.
Salvador prit un air de componction, et après s'être recueilli quelques instants, il raconta à Servigny une histoire à peu près semblable à celle qu'il avait fabriquée pour le docteur Mathéo, histoire assez vraisemblable, si nos lecteurs s'en souviennent, que Servigny plus que tout autre individu devait facilement croire, et qui se termina par ces paroles: Vous voyez, M. Servigny, par mon exemple, par le vôtre même, qu'après avoir commis de grandes fautes il est encore permis de rentrer dans la bonne voie.
La bonne et franche nature de Servigny le rendait incapable de croire qu'il fût possible à une créature humaine de feindre avec autant d'habileté et de hardiesse que le faisait Salvador, des sentiments qui ne seraient pas les siens, aussi après avoir attentivement écouté le marquis de Pourrières, il lui tendit la main et lui dit: Je vous crois, M. de Pourrières, (ce nom est désormais le seul que vous entendrez sortir de ma bouche); j'ai besoin de vous croire; le bonheur de ma femme est aussi nécessaire au mien que l'air que je respire, et je sais qu'elle serait malheureuse si son amie l'était.
—Croyez-bien, M. Féval, que je ferai pour assurer le bonheur de madame de Pourrières, et par contre celui de votre aimable épouse, tout ce qui dépendra de moi; mais laissons, je vous prie, pour un instant, ce sujet de conversation qui me rappelle ainsi qu'à vous de tristes souvenirs, et parlez-moi de ce que vous avez fait pour moi à Genève; puis-je en effet conserver l'espoir de retrouver les traces de mon malheureux fils?
Servigny répéta à Salvador, avec infiniment plus de détails, ce que la lettre que nous avons mise sous leurs yeux a déjà appris à nos lecteurs. Je crois, dit-il en achevant, que ce n'est que très-difficilement que vous arriverez au but que vous voulez atteindre, mais cependant la réalisation de votre désir ne me paraît pas impossible; le saltimbanque de Riberpré (si vous parvenez à le trouver), pourra sans doute vous dire de quel côté votre fils a porté ses pas après l'avoir quitté, et, en marchant ainsi de jalons en jalons, vous arriverez, s'il plaît à Dieu, au lieu où il se trouve maintenant.
—Que le Ciel vous entende. C'est, croyez-le bien, le vœu le plus cher à mon cœur, répondit Salvador, je n'ai pas besoin de vous recommander le silence, ajouta-t-il, je ne veux apprendre à madame de Pourrières l'existence de mon fils, que si je parviens à le découvrir.
Le désir, manifesté par Salvador, était trop naturel pour que Servigny ne lui fit pas la promesse de se taire.
La conversation entre ces deux hommes fut interrompue par le retour des dames et de sir Lambton.
La physionomie pleine et colorée du bon gentilhomme était rayonnante de joie.
—Vous avez fait à ce qu'il paraît, lui dit Salvador, une excellente promenade.
—Excellente, en effet, répondit sir Lambton, et à l'heure qu'il est je suis vraiment honteux d'avoir fait autant de façons pour sortir; c'était pour nous associer à une bonne action, que ma chère petite nièce voulait absolument emmener avec elle madame de Pourrières et moi; il s'agissait de porter des secours à une malheureuse famille ruinée par un incendie, et dont le chef est en ce moment assez gravement malade.
Le fait énoncé par sir Lambton était vrai dans tous ses détails. Quelques paysans avaient signalé à la charité inépuisable de Laure, l'infortune dont sir Lambton venait de parler, la jeune femme avait saisi l'occasion d'entraîner son oncle et son amie chez les pauvres gens que le feu et la maladie venaient de réduire à la misère, et les avait tenus près d'eux autant de temps qu'il en avait fallu à son mari pour causer avec M. de Pourrières; cela ne lui avait pas été difficile, sir Lambton et Lucie étaient ainsi qu'elle doués chacun d'un cœur d'or, et ils ne laissaient jamais échapper l'occasion de soulager une infortune lorsqu'elle leur paraissait digne d'inspirer de la pitié.
—Madame Féval, nous l'espérons, voudra bien nous permettre de faire aussi quelque chose pour ses protégés, dit Salvador.
Sir Lambton ne laissa pas à sa nièce, d'ailleurs assez étonnée de ce que son mari acceptait par son silence une communauté quelconque avec le marquis de Pourrières, le temps de répondre.
—Vous arrivez trop tard, monsieur, dit-il; les braves gens que nous avons secourus ont maintenant à peu près tout ce qu'il leur faut, leur modeste demeure sera réédifiée, leurs semences seront remplacées, et ils peuvent sans crainte attendre que le chef de la famille puisse de nouveau se livrer aux rudes travaux qui les faisaient vivre; faire plus pour eux, ce serait leur apprendre à ne plus compter sur eux-mêmes, si par hasard de nouveaux malheurs venaient les frapper, et enlever à d'autres pauvres gens ce qui leur appartient légitimement; il faut tout faire ici-bas avec discrétion, même le bien; le mal souvent est à côté des meilleures choses, mes chers amis, et dépasser le but, ce n'est pas l'atteindre.
Il n'y avait rien à répondre à d'aussi sages paroles, aussi n'y fut-il rien répondu.
Comme l'heure de se retirer n'était pas encore arrivée, Salvador proposa à Sir Lambton de faire avec lui une partie de billard.
—Cela, dit-il, nous aidera à tuer le temps, qui, du reste, ne nous semblera pas long, si ces dames veulent bien être les juges de la lice.
Sir Lambton, comme la plupart de ses compatriotes, aimait passionnément tous les jeux d'adresse, il s'empressa donc d'accepter la proposition du marquis de Pourrières.
Salvador était de première force au noble jeu de billard, pour nous servir de l'expression adoptée par les adeptes; aussi il vainquit sans peine le bon gentilhomme, bien que celui-ci fût loin d'être une mazette (toujours pour nous servir, de l'expression des adeptes).
Sir Lambton n'était pas habitué à se voir ainsi peloté, et comme il était naturellement assez vif, la mauvaise humeur que depuis quelque temps il éprouvait intérieurement ne tarda pas à se manifester.
—Les joueurs, quels que soient d'ailleurs leurs vices ou leurs vertus, sont tous les mêmes, se dit Salvador, ce n'est pas tant la perte de leur argent, que les blessures que la perte fait à leur amour-propre qui leur fait perdre la raison lorsqu'ils se livrent au démon du jeu. Voilà un homme raisonnable et vertueux dans toute l'acception du mot, auquel je gagnerais, si je le voulais, une somme considérable.
Pourquoi ne le ferais-je pas, se dit-il, après un carambolage magnifique.
Sir Lambton, transporté de fureur, jeta si violemment sa queue sur le parquet qu'elle se brisa en plusieurs morceaux.
Salvador posa doucement la sienne sur le billard.
—Je crois, dit-il à son adversaire, que vous n'êtes pas en ce moment maître de vos moyens, nous ferions peut-être bien de nous en tenir là?
—Du tout, du tout! s'écria sir Lambton; si vous ne continuez pas la partie, je croirai que vous vous êtes formalisé du petit mouvement de colère que je viens de me permettre.
—Au fait, c'est une idée se dit Salvador en reprenant sa queue, je ne savais que dire à ma femme; en me donnant le seul défaut que je ne possède pas, j'aurai trouvé la meilleure de toutes les excuses.
Servigny et les deux femmes s'étaient retirés depuis longtemps, de sorte que Salvador, sir Lambton et un domestique, chargé de marquer leurs points, étaient seuls dans la salle de billard.
—Intéressons la partie, dit Salvador, vous aurez peut-être un peu plus de sang-froid lorsque vous aurez votre bourse à défendre.
—Soit, répondit sir Lambton. Que voulez-vous jouer?
—Mais peu de chose: cinq cents francs en trente points, par exemple.
—Va pour cinq cents francs.
Sir Lambton prit au râtelier une nouvelle queue qu'il frotta soigneusement de blanc, et les parties recommencèrent.
La courte interruption qui venait d'avoir lieu avait laissé à la mauvaise humeur de sir Lambton le temps de se dissiper; aussi, à partir de ce moment, il joua avec beaucoup plus de sang-froid qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, et il trouva plus d'une fois l'occasion de signaler son adresse par des coups merveilleux.
Salvador qui voulait perdre une somme importante (nos lecteurs sans doute ne lui supposaient pas cette intention), ménageait à son adversaire des coups dont celui-ci ne manquait pas de profiter, mais il avait soin de diriger son jeu avec assez d'adresse pour ne pas laisser deviner à sir Lambton que s'il perdait, c'est qu'il le voulait bien. La victoire vivement disputée ne paraissait que plus agréable au bon gentilhomme qui, enivré par les succès et charmé de battre à son tour celui qui venait de le si bien battre, accablait le marquis de Pourrières sous le poids des railleries.
Salvador perdit en assez peu de temps une somme de trois mille francs.
—Vous êtes décidément beaucoup plus fort que moi, dit-il en prenant dans son portefeuille trois billets de banque qu'il remit à sir Lambton; c'est en vain que je lutterais plus longtemps avec vous, je m'avoue vaincu.
—En ce cas, cessons la partie, répondit sir Lambton, et allons nous coucher; la victoire que je viens de remporter est vraiment la plus glorieuse qu'il soit possible d'imaginer.
Salvador et sir Lambton se séparèrent charmés l'un et l'autre d'avoir atteint le but qu'ils se proposaient. Sir Lambton avait voulu gagner, seulement parce que son amour-propre (les hommes les plus sages ont de ces petites faiblesses), ne s'avouait qu'avec peine qu'il était possible de jouer mieux que lui au billard; Salvador avait voulu perdre parce qu'il avait en tête un dessein, que ce qui suit va faire connaître.
Lucie, bien certaine que son mari viendrait lui rendre visite avant de se retirer dans l'appartement qui lui avait été préparé, ne s'était pas couchée, elle lisait en l'attendant.
—Je vous attendais, monsieur, lui dit-elle lorsqu'il entra dans sa chambre, veuillez prendre un siége.
Salvador obéit sans répondre.
—Etes-vous, monsieur, disposé à m'écouter et à me prêter toute votre attention? continua Lucie après quelques instants de silence.
—J'étais venu, madame, répondit Salvador, non pour me justifier, je sais que cela est impossible, mais afin de vous faire connaître les événements qui m'ont conduit près de l'abîme dans lequel je serais infailliblement tombé si votre présence ne m'avait pas retenu sur ses bords au moment où j'allais me rendre coupable d'un premier crime; mais puisque vous avez quelque chose à me dire, j'attendrai pour m'expliquer que vous ayez achevé.
—Ecoutez-moi, monsieur, reprit Lucie d'un ton à la fois tendre et solennel, je puis, en vous menaçant de divulguer ce qui s'est passé, vous forcer de consentir à une séparation, vous êtes bien persuadé de cela, n'est-ce pas?
—Sans nul doute, madame, répondit Salvador, la volonté que les paroles de Lucie laissaient apercevoir l'inquiétait visiblement.
—Rassurez-vous, monsieur, ajouta Lucie, telle n'est pas mon intention: ma destinée, devant Dieu et devant les hommes, a été liée à la vôtre, et je ne crois pas qu'il soit bien de rompre des nœuds consacrés par notre sainte religion; je resterai donc votre épouse, quoi qu'il arrive; et si je suis destinée à subir de nouvelles épreuves, si votre conduite à venir ne me fait pas oublier votre conduite passée, eh bien! il me sera tenu compte dans le ciel des peines que j'aurai supportées ici bas.
—Ah! madame, s'écria Salvador, chassez loin de votre esprit ces tristes pensées. J'ai pu, cédant à de perfides conseils, oublier un instant que je suis le marquis de Pourrières et que j'ai l'honneur d'être votre mari, mais, croyez-le bien, mon cœur n'est pas dégradé au point de n'être plus capable d'apprécier votre noble caractère.
—S'il en est ainsi, monsieur, il nous est permis d'espérer encore quelques jours heureux; je suis oublieuse du mal, monsieur, jamais une parole de moi ne vous rappellera ce qui s'est passé dans cette chambre il y a quelques jours, mais, au nom du ciel, au nom de ce que vous avez de plus cher ici-bas, si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, vous vous trouviez tenté de nouveau par ceux qui vous ont tenté une première fois, rappelez-vous que vous avez levé un fer homicide sur une femme qui vous aime, sur une femme qui va vous rendre père...
Ces derniers mots furent prononcés d'une voix si déchirante que, malgré la triple enveloppe dont son cœur était entouré, Salvador se sentit presque ému.
—Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur, continua Lucie, vous allez être père, vous n'avez plus seulement à ménager votre propre honneur; vous êtes, à partir de ce moment, le dépositaire de celui de l'enfant que le ciel vous envoie et auquel vous devez transmettre un nom pur et sans tache; vous ne l'oublierez pas, n'est-ce pas?
—Non, madame, non, je ne l'oublierai pas.
Il est permis de croire que Salvador était sincère lorsqu'il faisait cette promesse que, peut-être, il aurait tenue si, plus tard, une fatale influence ne la lui avait fait oublier; il reste toujours dans le cœur de l'homme, quelque soit le degré de corruption qu'il ait atteint, quelques cordes qui résonnent lorsque l'on invoque auprès de lui l'un de ces nobles sentiments qui semblent avoir été mis dans tous les cœurs pour rappeler à l'esprit sa céleste origine.
Salvador se leva du siége qu'il occupait, et durant quelques minutes, il se promena dans la chambre; il avait besoin de rassembler ses idées quelque peu troublées par la révélation que Lucie venait de lui faire.
—Il me reste, madame, dit-il enfin, un devoir à remplir, je vais m'en acquitter. J'ai reçu de la nature quelques bonnes qualités, je ne crains pas de le dire; mais la civilisation a développé, en moi, le germe d'un vice qui resta longtemps caché, et ce vice, ternit l'éclat de toutes les bonnes qualités dont je puis être doué. En un mot, madame, je suis joueur; c'est en rougissant que je vous fais cet aveu. Il n'est pas de passion dont l'influence soit plus funeste que celle du jeu. Le joueur, dans les relations ordinaires de la vie, est quelquefois excellent époux, bon père, ami dévoué; mais dès qu'il s'est placé devant un tapis vert, sitôt qu'il a pris des cartes dans sa main, il oublie femme, enfant, ami, pour ne songer qu'aux bizarres combinaisons du hasard; si vous venez lui dire que sa mère se meurt, que sa famille est en proie à la plus affreuse misère, que son meilleur ami vient d'être tué, il ne vous écoutera pas; mais parlez lui d'une martingale capable de faire sauter la banque, de la manière la plus avantageuse de grouper les chiffres, de celle de neutraliser les chances fatales des zéros rouges et noirs et des refaits de trente et un, il sera tout oreilles. Ce n'est pas tout: lorsque les moyens de satisfaire sa malheureuse passion viendront à lui manquer, il risquera tout pour se les procurer, sa vie, celle de ses proches, son honneur même. C'est ce qui m'est arrivé. Des spéculations malheureuses venaient de m'enlever une partie de ma fortune, mais ce qui me restait était plus que suffisant pour me permettre d'occuper dans le monde la place à laquelle me donne droit le nom que j'ai reçu de mes aïeux, lorsque le hasard me conduisit dans un de ces infâmes tripots constamment ouverts, malgré la guerre acharnée que leur fait la police.
L'or et les billets de banque ruisselaient sous mes yeux, une voix, celle de mon mauvais ange sans doute, me dit à l'oreille, que je pouvais, en risquant une faible somme, récupérer en peu de temps ce que je venais de perdre. J'écoutai cette voix infernale, je jouai! L'exécrable démon, qui préside à nos destinées, ne voulant pas qu'une déception vînt d'abord éclairer sa victime, et l'arrêter sur le bord de l'abîme permit que je gagnasse. J'étais perdu, perdu sans ressources; à des séances heureuses, succédèrent des séances négatives remplies par des alternatives de pertes et de gain; puis, ce furent des séances malheureuses, durant lesquelles je m'arrachais les cheveux et me meurtrissais la poitrine, sans seulement m'apercevoir de ce que je faisais. En un mot, je passai en peu de temps par toutes les phases de la joie, de l'espérance et du désespoir.
Salvador s'arrêta quelques instants pour reprendre haleine, cet homme était un si parfait comédien, que l'expression de son visage était venue compléter la hideuse peinture qu'il venait de dérouler sous les yeux effrayés de sa malheureuse femme. Ses yeux étaient hagards, ses joues pâles, ses cheveux, plus noirs que l'ébène, se hérissaient sur sa tête.
Lucie sanglotait silencieusement.
Salvador, après s'être frappé le front plusieurs fois, continua en ces termes:
Un jour, lorsque je voulus prendre de l'or pour aller encore une fois tenter la fortune, ma caisse se trouva vide; ce fut alors qu'un homme, dont j'avais fait la connaissance dans une des maisons dont je viens de vous parler, vint à moi et me proposa de l'aider à accomplir un projet qu'il méditait; je n'ai pas besoin de vous dire quel était ce projet. Cet homme était doué d'une éloquence fatale, je me laissai séduire; vous savez le reste.
Et maintenant, me croirez-vous, si je vous dis que la crainte d'être forcé de diminuer quelque peu le luxe dont je m'étais plu à vous entourer, contribua peut-être autant que la fatale passion à laquelle j'étais en proie, à me faire envisager sans effroi le crime dont maintenant je déplore les conséquences? Me croirez-vous, si je vous dis que c'est parce que je vous aime avec frénésie, parce que je ne pouvais me résoudre à vous faire la confidence de ma triste position, que je suis devenu coupable?
Après la scène qui a eu lieu dans cette chambre, je rejoignis mon complice et je le forçai à quitter les environs de cette maison, dans laquelle il voulait entrer, afin d'accomplir seul son projet. Rentré chez moi, l'énergie factice qui m'avait soutenu jusque-là, m'abandonna tout à coup; durant plusieurs jours, je demeurai dans un état complet de prostration, état dont je ne sortis que pour envisager avec horreur la triste position dans laquelle je m'étais mis par ma faute.
Je fis alors le serment solennel de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu, de ne jamais m'approcher d'un tapis vert, de ne jamais toucher une carte, de ne jamais jouer enfin et ce serment, madame, j'y ai manqué ce soir même!
Salvador, alors, raconta à Lucie tout ce qui venait de se passer entre lui et sir Lambton, en donnant à ce fait beaucoup plus d'importance qu'il n'en avait en réalité.
Mais quand bien même mes cheveux devraient blanchir sur ma tête, quand bien même mes mains devraient se dessécher, ce qui m'est arrivé ne se renouvellera plus.
—Je vous ai écouté avec la plus sérieuse attention, dit Lucie lorsque Salvador s'arrêta, et je ne crains pas de vous le dire, vos paroles étaient empreintes d'une telle expression de vérité, que j'y ajoute une foi entière; je crois que vous n'avez cédé qu'à l'entraînement d'une passion irrésistible et à de perfides conseils, je crois, puisque vous me l'avez dit, que c'est en partie pour moi que vous vous êtes rendu coupable; je crois surtout que vous tiendrez le serment que vous venez de me faire, mais pour qu'il en soit ainsi, il faut, voyez-vous, prendre des mesures énergiques, et quelles qu'elles soient, j'ai l'espérance que vous ne reculerez pas devant la nécessité de les employer.
—Parlez, madame, répondit Salvador, parlez, je suis prêt à vous obéir, que faut-il que je fasse?
—Vous êtes, si j'ai bien saisi vos paroles, complètement ruiné.
—Non, madame, je ne suis pas, grâce à Dieu, réduit à la misère, seulement une partie de mes revenus est engagée, presque toutes mes propriétés sont grevées d'hypothèques, mais je puis encore prendre des arrangements avec mes créanciers, et par quelques années d'économie réparer le désordre de ma fortune.
—Eh bien! c'est ce qu'il faut faire. Je suis certaine de la discrétion de mon amie, je n'ai pas besoin d'ajouter que jamais pour ma part, je ne vous adresserai un reproche; vous pouvez donc à partir de ce moment, jeter sur le passé un voile épais, qui jamais ne sera levé, car c'est de bon cœur et sans arrière-pensée, que je vous pardonne.
Salvador prit une des mains de Lucie qu'il serra affectueusement entre les siennes en levant ses yeux vers le ciel:
—Cher ange, dit-il d'une voix profondément pénétrée.
Lucie, touchée du profond repentir manifesté par son mari, répondit peut-être sans s'en apercevoir à la douce pression de sa main.
—Il y a, dit l'Evangile, continua Lucie, plus de joie dans le ciel pour un coupable qui vient à résipiscence, que pour dix justes qui n'ont jamais péché, c'est sans doute pour cela que Dieu ouvre une si large voie au repentir; vous allez donc renoncer à toutes les habitudes de votre vie passée, cela peut-être, vous sera beaucoup plus facile que vous ne le croyez. Vous ferez cela pour moi d'abord, à qui vous venez de le promettre et ensuite parce que vous vous rappellerez que tôt ou tard les mauvaises actions sont punies, et que celles qui échappent par hasard à la justice des hommes, n'échappent pas à celle de Dieu.
Vous vous rappellerez qu'avec un nom honorable, vous devez transmettre intacte à votre enfant, la fortune que vous ont laissée vos pères; et vous ferez pour qu'il en soit ainsi, tout ce que la prudence et l'expérience vous suggéreront; quelles que soient les résolutions que vous preniez, comme elles seront honorables, je n'en doute pas, vous pouvez compter sur un concours actif et désintéressé de ma part, et pour que vous ne puissiez pas douter un seul instant de la sincérité de mes paroles, je me mets dès à présent à votre disposition, afin que vous puissiez dégager vos revenus, dégrever vos propriétés et payer vos créanciers, tout ce que je possède, c'est je crois la chose la plus pressée à faire; car il ne faut pas laisser aux intérêts usuraires la possibilité de nous enlever les économies que nous pourrons faire sur nos revenus en vivant retirés et sans faste à la campagne; je présume, qu'ainsi que moi, vous serez bien aise d'aller passer quelques années soit au château de Pourrières, soit ailleurs, je vous laisse parfaitement libre de choisir à votre gré, le lieu qui doit nous servir de retraite.
—Tout ce que vous venez de me prescrire, madame, sera exécuté à la lettre et dès demain si vous le voulez bien, nous retournerons, à Pourrières que je regretterais d'avoir quitté pour venir à Paris, si ce n'était dans cette ville que j'ai eu le bonheur de rencontrer la plus indulgente et la meilleure de toutes les femmes.
—Nous partirons demain si vous l'exigez, monsieur, j'aurais cependant bien voulu passer quelques jours encore près de mon amie...
—Mais madame ce n'était qu'afin de vous donner la preuve que je suis prêt à faire toutes vos volontés, que je voulais partir de suite; restez ici plusieurs jours encore puisque tel est votre désir.
Salvador après avoir encore échangé avec sa femme quelques paroles, la quitta afin de lui laisser la faculté de se livrer au repos; nous le suivrons dans la chambre qui lui avait été préparée, et nous rapporterons à nos lecteurs le discours qu'il s'adressa à lui-même, lorsqu'il se trouva seul.
Son premier soin, en arrivant dans la chambre, fut d'ôter son habit qu'il jeta sur un meuble, en se plaignant de la chaleur; cela fait, il alluma un cigare et approcha de sa fenêtre un fauteuil à Voltaire sur lequel il s'assit.
Le ciel bleu et pur, était semé de mille étoiles brillantes. Le silence de la nuit n'était interrompu que par le bruissement du feuillage des grands arbres qui environnaient la propriété de sir Lambton; doucement agité par le souffle léger des zéphirs, la brise tiède et parfumée caressait agréablement les nerfs olfactifs de Salvador.
—Ma foi, se dit-il, en envoyant dans l'air les capricieuses spirales qui s'échappaient de son cigare; c'est un très-agréable séjour que celui de la campagne, j'aime ces étoiles brillantes qui étincellent sur l'azur du ciel, j'aime cette nature calme et silencieuse, les grands arbres au vert feuillage, les senteurs odorantes de la brise du soir, le chant du rossignol qui se balance sur la branche flexible, le cri du grillon qui se cache sous l'herbe, le léger bourdonnement de la demoiselle au corsage allongé, aux longues ailes bleues qui rase timidement la surface argentée d'un lac paisible, j'aime toutes ces mystérieuses harmonies qui semblent chanter les louanges de leur créateur dans une langue inconnue...
Eh! eh! s'écria Salvador, après avoir débité la tirade qui précède d'une voix emphatique, que l'on vienne à l'heure qu'il est, me dire que la lecture des romans de l'époque est plutôt nuisible qu'utile, je recevrais bien le paltoquet qui me tiendrait un pareil langage, tout ce phébus est emprunté, ou à peu près à la dernière œuvre d'un de nos plus célèbres bas-bleus, et je suis certain qu'il ferait couler de douces larmes le long des joues pâles de ma très-vertueuse épouse.
Je devrais peut-être suivre ses conseils, dire adieu à tous les enivrements de la vie parisienne, et aller vivre près d'elle à la campagne, son exemple me ferait sans doute aimer la vertu. Dieu, m'a-t-elle dit ouvre une large voie au repentir!... Allons donc! il est trop tard, aimer la vertu, moi, Salvador, c'est impossible; vivre à la campagne, loin du bruit, du faste, oh non! non! Il me faut une vie active, agitée, qui ne me laisse pas le temps de penser aux événements de ma vie passée.
Il était tard ou plutôt il était matin, car les premières lueurs du jour commençaient à dorer l'horizon, lorsque Salvador, après avoir achevé son cigare, se jeta sur son lit afin de prendre quelques instants de repos.
Servigny et Laure s'étaient retirés dans leur appartement, laissant Salvador et sir Lambton tout entiers aux parties de billards dont nous avons rapportés les diverses péripéties.
Nous avons dit déjà que Servigny n'avait pas de secrets pour sa femme, aussi son premier soin, lorsqu'ils se trouvèrent seuls, fût-il de lui apprendre qu'il ne l'avait pas priée d'emmener sir Lambton et la marquise de Pourrières, que parce qu'il désirait rester seul quelques instants avec le marquis de Pourrières, qu'il avait connu au bagne de Toulon sous le nom de Salvador.
Servigny instruisit ensuite sa femme de tout ce qui s'était passé entre lui et Salvador, pendant le temps qu'ils étaient restés ensemble.
—J'aurais peut-être ajouté foi à l'histoire qu'il m'a racontée pour justifier sa nouvelle position, sans une circonstance qui n'est venue frapper mon esprit que depuis quelques instants; je me rappelle parfaitement que le payot Salvador, qui habitait en même temps que moi le bagne, avec lequel je me suis évadé, avait les cheveux du plus beau blond qui se puisse imaginer, et ses cheveux sont aujourd'hui aussi noirs que l'ébène, cette différence cache assurément un mystère d'iniquité, que peut-être, au risque de ce qui pourra m'arriver, je dois chercher à pénétrer.
Laure, il est facile de le penser, éprouva un profond étonnement, et un bien vif chagrin, lorsque son mari lui eut fait cette révélation; les antécédents de Salvador lui expliquaient tout à coup, en les colorant d'une teinte sinistre, une foule de faits qui jusqu'à ce moment lui avaient paru à peu près insignifiants; la présence du marquis de Pourrières dans le bouge de la rue de la Tannerie, la lettre du docteur Mathéo, et en dernier lieu la tentative de vol commise quelques jours auparavant chez sir Lambton, juste au moment où des lingots venaient d'y être apportés. Cette tentative ne lui parut plus un fait isolé, qui, sans être excusable, pouvait être pardonné, en raison du profond repentir manifesté par celui qui s'en était rendu coupable, elle lui apparut comme le dernier crime d'un homme, qui probablement en avait commis un nombre incalculable.
L'aimable et douce Lucie, cette amie qu'elle chérissait comme une sœur et révérait comme une mère, était-elle donc devenue la proie d'un affreux scélérat? Laure ne pouvait croire que le ciel eut permis un aussi monstrueux assemblage, mais c'est en vain que son cœur repoussait une semblable idée, sa raison lui disait qu'elle devait adopter la triste anomalie que repoussait son cœur, que devait-elle donc faire? avertir son amie, mais Lucie douée ou plutôt affligée d'organes d'une extrême délicatesse, et déjà à demi brisée, serait-elle assez forte pour supporter un coup aussi affreux? et quand bien même il en serait ainsi, Laure connaissait assez le caractère de son amie pour être persuadée d'avance qu'en lui faisant connaître les antécédents de son mari, elle briserait son cœur, sans cependant pouvoir la déterminer à adopter le seul parti que, dans sa position, il était convenable de prendre, elle prévoyait la réponse que Lucie lui ferait, si, après l'avoir instruite, elle l'exhortait à abandonner son mari.
—Puisque Dieu a permis mon union avec cet homme, c'est que probablement cela entrait dans les vues de sa divine sagesse devant laquelle je dois, quoiqu'il puisse m'arriver, m'incliner en silence; la mort seule doit dénouer, sur la terre, des nœuds dont il a été pris note dans le ciel.
—Pauvre Lucie! pauvre Lucie! se dit Laure, toi, si pure, si bonne, étais-tu donc destinée à être si malheureuse? Que dois-je faire, grand Dieu! pour conjurer les malheurs qui te menacent. Et de grosses larmes coulaient le long des joues de la jeune femme.
Laure, après avoir recouvré un peu de calme, fit part à son mari des réflexions qu'elle venait de faire. Elle ne crut pas devoir lui laisser ignorer la tentative de vol commise chez sir Lambton quelques jours auparavant.
—Je crois, lui répondit Servigny, que, si tel est, en effet, le caractère de votre amie, nous devons, quant à présent, lui laisser ignorer ce que le hasard vient de nous apprendre. L'instruire; ce serait, ainsi que vous l'avez pensé, mettre ses jours en danger, et, si elle ne succombait pas, rendre sa vie plus malheureuse encore qu'elle ne l'est maintenant.
Le marquis de Pourrières, ou plutôt Salvador, car je ne puis croire que cet homme soit le rejeton de la noble famille dont il porte le nom, est, sans contredit, un homme très-dangereux, probablement couvert de crimes; mais si mon sort est, pour ainsi dire, entre ses mains, le sien aussi m'appartient; et comme grâce à Dieu, je suis de force à me défendre, et qu'il le sait, je n'ai rien à redouter de lui.
Voici donc, si je ne me trompe, le parti le plus sage que nous puissions prendre.
Nous ferons tout ce qui nous sera possible pour empêcher votre amie de retourner près de son mari; il ne faut pas que cette âme si pure se flétrisse au contact d'un homme comme Salvador, et je crois qu'il ne nous sera pas difficile de la déterminer à rester près de nous; nous veillerons à la fois sur sa personne et sur sa fortune, qu'elle ne voudra pas, je pense, laisser dilapider par son mari, car elle désirera sans doute la conserver intacte à son enfant.
Le marquis de Pourrières est bien certainement le chef, ou du moins l'un des chefs de la bande de malfaiteurs qui, depuis quelque temps, infestent et désolent la capitale et ses environs; il recevra tôt ou tard la juste punition de ses crimes; il faut que la malheureuse Lucie ne soit pas entraînée par le naufrage qui doit engloutir à la fois sa personne et sa fortune; voilà le but que nous devons nous proposer et que nous atteindrons si Dieu veut bien nous aider.
Laure serra son mari entre ses bras lorsqu'il eut achevé; la jeune femme était heureuse de voir l'époux qu'elle chérissait embrasser si chaleureusement les intérêts de son amie.
Silvia, on ne l'a point oublié, habitait toujours l'hôtel des princes; Salvador fournissait amplement à tous ses besoins; mais l'altière créature ayant rencontré, lors de ses excursions journalières dans tous les lieux où se réunit la fashion parisienne, quelques-unes des personnes qu'elle avait précédemment vues dans le monde, et ces personnes lui ayant demandé si bientôt elle monterait sa maison, que tous les gens comme il faut regrettaient, à ce qu'elles assuraient; Silvia se dit qu'elle ne voulait pas rester plus longtemps dans une maison garnie, lorsque sa rivale (elle avait l'audace d'appeler ainsi la malheureuse veuve du comte de Neuville) habitait un hôtel magnifique et vivait entourée de toutes les recherches du luxe et du confort.
Silvia ne savait ce que c'était que de retarder l'exécution d'une résolution prise; elle écrivit donc de suite à son amant une lettre qu'un exprès fut chargé de lui porter; elle lui disait que la vie qu'elle menait lui était devenue insupportable, à ce point, qu'elle ne voulait pas qu'elle durât plus longtemps; que les gens sensés se moqueraient d'elle, si, jeune et belle comme elle l'était, elle se contentait du sort plus que modeste qu'il voulait bien lui faire, que s'il ne voulait pas faire quelques sacrifices en sa faveur, c'est-à-dire remettre les choses sur leur ancien pied, elle serait forcée d'accepter les offres brillantes qui lui étaient faites en ce moment par un riche étranger; que, du reste, comme elle craignait qu'il ne l'oubliât s'il restait trop longtemps près de sa femme, elle était bien déterminée à aller le chercher elle-même à la campagne de sir Lambton s'il ne revenait pas avec le messager chargé de lui remettre sa lettre.
Salvador n'avait pu dire à sa maîtresse, puisqu'au moment du départ de sa femme il l'ignorait lui-même, en quel lieu se trouvait la campagne de sir Lambton; mais Silvia s'était facilement procuré le renseignement qui lui manquait, en faisant adroitement interroger les domestiques de l'hôtel de Fourrières et ceux de sir Lambton.
Salvador, soit qu'il fût bien convaincu que sa maîtresse était très-capable de faire ce dont elle le menaçait, soit qu'il fut bien aise d'avoir à ses propres yeux un prétexte pour abandonner la position assez embarrassante qui était la sienne près de Lucie et de Laure, prit de suite son parti et annonça son départ à sir Lambton; mais comme il prévoyait bien qu'il allait être forcé d'obéir aux exigences de Silvia, et que, pour cela, ainsi que pour payer l'usurier Juste, il lui fallait de l'argent, il prit la résolution d'en demander à sa femme.
Il monta donc chez elle avant qu'on ne servit le déjeuner.
Lucie était un peu moins triste qu'elle ne l'était la veille; elle venait d'achever sa toilette et se préparait à descendre, lorsque Salvador, qui lui avait préalablement fait demander la permission de se présenter chez elle (permission qui lui avait été accordée sans difficulté, puisqu'une quasi-réconciliation avait eu lieu quelques heures auparavant entre les deux époux), entra dans sa chambre.
De toutes les passions qui déshonorent la malheureuse espèce humaine, celle du jeu, dont nous avons entendu Salvador faire une si effroyable peinture, est, sans contredit la plus affreuse, la plus féconde en funestes résultats; car on a presque constamment la force de jouer, on n'a pas toujours celle de boire, de courtiser les belles, etc. Le joueur est de la nature des polypes, il n'a point de cœur dans sa poitrine. Il ne connaît ni famille ni patrie, il donnerait, s'il le pouvait, l'univers entier et tout ce qu'il enserre, pour jouer un dernier coup. Dans les relations ordinaires de la vie, il est ordinairement froid et monotone; il ne s'émeut que lorsqu'il est placé devant un tapis vert et lorsqu'il voit briller devant ses yeux l'or et les billets de banque qu'il convoite, lorsque la voix nazillarde du croupier lance dans son oreille ces mots sacramentels: Monsieur, faites votre jeu, le jeu est fait, rien ne va plus.
Frappé alors d'une commotion électrique, ses joues s'allument, ses yeux s'animent, il suit, tout pantelant, les capricieuses évolutions de la boule d'ivoire qui doit décider de son sort; il attend, la bouche béante, la carte rouge ou noire qui doit lui apprendre s'il a perdu ou gagné. Si la chance lui est favorable, de hideux sourires, semblables à ceux qui doivent éclairer le visage des démons, lorsqu'ils reçoivent une âme damnée dans leur ténébreux empire, contracteront ses lèvres; si, au contraire, il perd, il rougit ou pâlit, selon qu'il est sanguin ou lymphatique; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel passent successivement sur son visage.
Voilà en peu de mots ce que c'est qu'un joueur; le portrait n'est pas flatté, mais il est exact. Eh bien! par une de ces bizarreries du cœur humain qu'il est à peu près impossible d'expliquer, le joueur est celui de tous les hommes qui se laissent dominer par une passion mauvaise, celui auquel les femmes pardonnent le plus.
Lucie, dans son malheur, se trouvait encore heureuse de ce que le crime que son mari avait tenté de commettre n'était que la suite d'une gêne occasionnée par une passion insurmontable; elle était heureuse de ce que le marquis de Pourrières n'était pas un voleur, et si nous ajoutons qu'elle croyait aux protestations de repentir qu'il venait de lui faire, on ne sera plus étonné de sa conduite envers lui.
Salvador, après avoir salué sa femme avec toutes les marques du plus profond respect, lui dit qu'il était bien déterminé à suivre à la lettre tous les conseils qu'elle lui avait donnés; il venait donc la prier de vouloir bien l'autoriser à disposer d'une somme de trois cent mille francs, déposée chez son notaire et qui lui appartenait en propre. Cette somme, lui dit-il, était à peu près suffisante pour dégrever ses propriétés, dégager une partie de ses revenus, et payer ses créanciers les plus nécessiteux qu'il voulait absolument satisfaire avant de se retirer dans ses terres; car il tenait à ne point laisser derrière lui la réputation d'un débiteur qui s'est soustrait, par la fuite, aux justes exigences de ceux auxquels il doit.
Cette susceptibilité plut à Lucie, dont le noble caractère comprenait toutes les délicatesses.
—Vous ne voulez pas me tromper, n'est-ce pas? dit-elle en jetant sur son mari un regard que celui-ci soutint avec un visage impassible.
—Ah! madame, s'écria Salvador, pouvez-vous bien me croire capable d'une pareille infamie? Mais je n'ai pas le droit de me plaindre, ajouta-t-il après quelques instants de silence.
Il donna à sa voix, en prononçant ces mots, une intonation si profondément émue, que Lucie fut convaincue.
Elle ne répondit rien, mais elle s'approcha d'une petite table sur laquelle se trouvait déposé tout ce qu'il fallait pour écrire, et traça rapidement ce billet qu'elle remit à Salvador.
«Maître Chardon,
«Veuillez, je vous prie, remettre à mon mari, monsieur le marquis de Pourrières, tous les fonds que vous tenez à ma disposition.
«La présente vous servira de décharge, etc.»
—Monsieur Chardon qui vous connaît, lui dit-elle, vous remettra sans difficultés tous mes fonds; vous en ferez un bon usage, j'en suis convaincue, si vous voulez bien vous rappeler que c'est de la fortune de votre enfant qu'il s'agit.
—Ah! madame, s'écria Salvador, si je ne me montrais pas digne de la confiance que vous voulez bien me témoigner je serais le plus misérable de tous les hommes.
Il prit la main de Lucie qu'il baisa à plusieurs reprises, et descendit avec elle pour le déjeuner.
Salvador, après le déjeuner, annonça à sir Lambton qu'il allait partir pour Paris à l'instant même. Sir Lambton essaya de le retenir, mais le marquis de Pourrières ayant allégué que des affaires fort importantes l'appelaient à Paris, il n'insista plus, lorsque surtout Salvador lui eut fait observer que sa femme s'était déterminée à passer près de lui et de sa famille le reste de la belle saison.
La voiture qui l'avait amené chez sir Lambton l'emmena à Paris.
Sa première visite fut pour Silvia. Il trouva la brillante marquise de Roselly entourée d'un cercle nombreux d'adorateurs, parmi lesquels se faisait remarquer, par l'étrangeté de son costume et la profusion de bijoux dont il était couvert, un homme encore jeune, que son teint, aussi blanc que celui d'une femme, ses grands yeux bleus, fendus en amande, et ses longs cheveux d'un blond quelque peu hasardé, faisaient de suite reconnaître pour un enfant des contrées hyperboréennes.
Salvador, qui devina de suite que cet étranger, qui se montrait le plus empressé de tous ceux qui en ce moment entouraient sa maîtresse, n'était autre que celui auquel elle avait fait allusion ne put réprimer quelques légers signes de mauvaise humeur, auxquels Silvia ne daigna pas d'abord accorder la moindre attention; cependant, après avoir savouré avec une volupté toute féminine la petite vengeance que le hasard s'était chargé de lui fournir, Silvia congédia successivement tous ses adorateurs et demeura seule avec son amant.
—Enfin! s'écria Salvador, ils ont bien fait de partir, j'aurais éclaté s'ils étaient restés plus longtemps.
Salvador, à tous ses défauts, joignait celui d'être jaloux de l'artificieuse créature dont il subissait l'influence.
—Et pourquoi, s'il vous plaît, auriez-vous éclaté? lui répondit Silvia. Vous ne voulez pas, je le suppose, me contester le droit de recevoir quelques visites pour m'aider à supporter votre absence?
—Mais j'ai deviné que ce ridicule Tatare n'est autre que l'étranger dont vous me parlez dans la lettre que je viens de recevoir, est-il donc étonnant que sa présence chez vous, au moment où j'arrive afin de vous dire qu'il m'est enfin possible de faire ce que vous désirez, me paraisse désagréable.
—Vous êtes fou, dit Silvia, après avoir adressé à Salvador le plus gracieux sourire qui se puisse imaginer, vous êtes fou! Il ne faut pas croire tout ce que les femmes disent ou écrivent. J'accepterai avec plaisir ce que vous voulez bien faire pour moi, car la vie que je mène ici n'est véritablement pas supportable; mais, croyez-le-bien, je n'exigerais rien si votre fortune ne vous permettait pas d'être généreux, si même vous étiez pauvre, je vous serais aussi fidèle et aussi dévouée que je l'ai été jusqu'à présent.
—Vous êtes une enchanteresse, une véritable fée.
Salvador et Silvia consacrèrent cette première journée à chercher un hôtel propre à servir d'habitation à la marquise de Roselly; celles qui suivirent furent consacrées à pourvoir la demeure choisie de tout ce qui pouvait la rendre agréable; cela coûta beaucoup d'argent, mais n'empêcha pas, cependant, Salvador de consacrer la presque totalité des trois cent mille francs qu'il avait pris chez le notaire de sa femme à payer ses dettes et les diverses sommes qu'il avait empruntées sur les biens de la maison de Pourrières. Nos lecteurs ont deviné que le fruit de nouvelles rapines commises de complicité avec le vicomte de Lussan, firent les frais de l'hôtel de Silvia, de ses ameublements, de ses chevaux et de ses équipages.
Voici, au moment où nous sommes arrivés, quel était l'état de la fortune dont pouvait disposer Salvador.
Les biens de la maison de Pourrières, ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le dire, rapportaient bon an, mal an, un peu plus de trente mille francs; les fonds appartenant à Lucie, ayant servi à éteindre toutes les dettes, Salvador pouvait disposer de ce revenu; il lui restait seulement à payer quatre-vingt-dix mille francs, somme égale au montant des lettres de change souscrites au profit de l'usurier Juste; sa position financière malgré les pertes énormes faites au jeu par Roman, et les dépenses considérables qu'il avait faites, était donc encore assez belle pour lui permettre de mener une vie agréable, sans demander des ressources au crime; il n'en était pas de même de celle de Lucie, les trois cent mille francs dont elle avait avec tant d'abandon, confié l'emploi à son mari, formaient la moitié au moins de sa fortune, les grands biens du comte de Neuville et de la marquise de Villerbanne qui étaient morts tous deux ab intestat, étant retournés à des collatéraux éloignés.
Salvador depuis son mariage et le dernier séjour qu'il avait fait à Pourrières, n'avait pas remis les pieds chez la mère Sans-Refus; débarrassé de Roman, il avait voulu cesser avec les scélérats de bas étage qui fréquentaient cet infâme bouge, des relations qui tôt ou tard l'auraient compromis, mais il n'avait pas pour cela (nous venons de le dire) abandonné une profession qu'il exerçait avec une si merveilleuse adresse, qu'il en était arrivé à se croire de bonne foi invulnérable, il s'était entendu avec le vicomte de Lussan, auquel il n'avait pas eu de peine à faire comprendre que deux hommes, adroits, résolus et reçus avec empressement dans la meilleure compagnie, pouvaient faire autant, si ce n'est plus à eux seuls que toute une bande de malfaiteurs.
Le succès avait justifié les prévisions de Salvador. Les deux associés avaient successivement volés un pair de France, qui venait de prêter son soixante et dix-neuvième serment; un député qui venait de prononcer un magnifique discours en faveur de la concession des lignes de chemin de fer aux compagnies; un riche banquier qui devait partir le lendemain pour l'Angleterre; une danseuse de l'Opéra, qui avait reçu, la veille, la première visite d'un prince Russe; ces affaires, il n'est pas nécessaire de le dire, avaient produit des résultats aussi magnifiques qu'il était permis de les espérer; le pair était un très-habile diplomate, le député était éloquent, le banquier était habile, et la danseuse jolie.
Dès que Salvador eut entre les mains les divers titres qui établissaient qu'il avait satisfait ses créanciers, il alla chez sir Lambton afin de montrer à sa femme, qui lui avait déjà écrit plusieurs fois, qu'il avait fait un bon usage des fonds qu'elle lui avait confiés.
Sir Lambton le reçut avec son affabilité ordinaire, Lucie à laquelle il dit tout d'abord qu'elle serait contente de lui, et qu'il lui apportait les preuves qu'il était corrigé, puisque ayant eu une somme considérable à sa disposition, il n'avait pas mis les pieds dans une maison de jeu, lui serra la main en signe de contentement; mais Servigny et Laure lui montrèrent un visage si glacial, qu'il devina de suite, que les deux époux avaient échangé des confidences dont le résultat ne lui avait pas été avantageux.
Salvador, après s'être entretenu assez longtemps avec sa femme, repartit aussitôt, il ne voulut pas même dîner chez sir Lambton, qui, ayant remarqué que sa présence n'était agréable ni à sa nièce ni à Servigny, ne fit pas de grandes instances pour le retenir.
Le soir, pendant que sir Lambton et Servigny jouaient ensemble au billard, (le bon gentilhomme aurait beaucoup mieux aimé avoir pour adversaire le marquis de Pourrières qui lui faisait acheter très-cher toute ses victoires, tandis qu'il était forcé de rendre des points à son neveu), Lucie et Laure, assises l'une près de l'autre dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte sur le jardin, causaient ensemble à voix basse.
Laure venait de demander à son amie, quel usage son mari avait fait des fonds qu'elle lui avait confiés.
—Un excellent usage, répondit Lucie, grâce à Dieu, cette fois les tristes pressentiments auxquels tes conseils, dont du reste je reconnais la sagesse, avaient donné naissance, ne se sont pas réalisés; il a étalé sous mes yeux des titres irrécusables et qui prouvent jusqu'à l'évidence, que maintenant tous ses créanciers sont satisfaits; mais c'est égal, je le reconnais, j'ai été imprudente, je dois veiller moi-même sur la fortune de mon enfant.
—Oui mon amie, tu dois veiller toi-même sur la fortune de ton enfant; ton mari, je veux bien le croire, s'est corrigé, mais tu as le droit d'exiger quant à présent toutes les garanties imaginables et ce droit il ne faut pas l'abandonner encore: ne peut-il pas se laisser entraîner de nouveau par de perfides conseils?
—Ah! Laure, Laure, pourquoi sans cesse me laisser entrevoir la possibilité de malheurs encore plus grands que ceux qui viennent de me frapper.
—Parce que je veux que tu sois forte, si, ce qu'à Dieu ne plaise, tu dois être éprouvée par de nouvelles souffrances; parce que je veux qu'au moment du danger, s'il arrive, tu sois capable d'envisager sans frémir, toute la profondeur du précipice alors ouvert sous tes pas; parce que je veux, quoiqu'il avienne, conserver mon amie. Notre vie, ma pauvre amie, est un vaste océan parsemé d'écueils, nous devons à chaque instant nous attendre à faire naufrage.
—Laure, tu sais quelque chose que tu ne veux pas m'apprendre.
—Je ne sais rien.
—Ton mari ne t'a rien dit?
—Paul ne connaît pas M. de Pourrières, qu'il a vu ici pour la première fois.
—Oh! merci, mon Dieu! s'écria Lucie en levant ses mains vers le ciel, merci; je serais morte si ce que je croyais avait été vrai.
Nous laisserons Lucie achever de passer paisiblement la belle saison à la campagne de sir Lambton, et nous suivrons Salvador à Paris, où de grands événements doivent s'accomplir.
Ainsi que cela arrive presque toujours à la veille de toutes les grandes catastrophes, la fortune semblait se plaire à favoriser toutes les entreprises de Salvador et du vicomte de Lussan; aussi, ces deux personnages roulaient-ils sur l'or et les billets de banque.
Le vicomte de Lussan, ne sachant que faire de ses capitaux, avaient renouvelé l'ameublement et les équipages de la danseuse Coralie, à laquelle il avait pardonné sa fugue avec le général rencontré par Silvia chez l'usurier Juste.
Salvador, malgré les dépenses énormes de sa maison et de celle de Silvia, avait acquitté les lettres de change, souscrites pour couvrir la dernière faute de Roman, et payé le restant de ce qu'il devait à divers créanciers.
Il avait le soin d'écrire souvent à Lucie, afin de la tenir au courant de ce que, soi-disant, il faisait pour mettre de l'ordre dans ses affaires, et comme toutes les nouvelles qu'il lui transmettait étaient satisfaisantes, la pauvre Lucie, qui dans la profonde retraite où elle vivait, ignorait ce qui se passait à Paris, recouvrait peu à peu la paix de l'âme, le plus précieux de tous les biens. Ses lettres, cependant, demandaient souvent à Salvador si bientôt il se déterminerait à l'emmener à Pourrières, car elle ne pouvait s'empêcher de trembler lorsqu'elle se disait que dans une ville comme Paris, son mari devait à chaque pas qu'il faisait, trouver une occasion nouvelle de se livrer à la funeste passion qui l'avait conduit sur le bord d'un abîme; mais Salvador ne faisait que des réponses évasives, lorsqu'elle lui rappelait la promesse qu'il lui avait faite, il ne pouvait, disait-il, quitter Paris en ce moment; il voulait, avant d'aller s'ensevelir dans la retraite, avoir regagné les trois cents mille francs qu'elle lui avait prêtés; mais cela serait beaucoup moins long qu'elle ne le supposait; il ne s'agissait que d'avoir un peu de patience.
Salvador consacrait à Silvia tout le temps qu'il ne passait pas avec le vicomte de Lussan; il ne voulait pas laisser au prince Russe, qui était devenu éperdument amoureux de l'ex-cantatrice, la faculté d'approcher d'elle.
Silvia, du reste, savait exploiter adroitement la jalousie de son amant, lorsqu'elle voulait qu'il lui accordât quelque chose; elle le menaçait, bien qu'intérieurement elle n'eût aucune envie de réaliser ses menaces, d'écouter le Kalmouk, (c'est ainsi qu'elle appelait le sujet de l'autocrate de toute les Russies), dont elle savait à propos mettre en relief les immenses richesses et les brillantes qualités; et Salvador se trouvait alors trop heureux d'obéir.
Salvador et Silvia, accompagnés souvent du vicomte de Lussan, allaient presque chaque jour, traînés dans un magnifique équipage qui appartenait à la marquise de Roselly, parcourir les allées du bois de Boulogne, qui sont habituellement fréquentées par la fashion parisienne.
Salvador était glorieux de mener partout avec lui, l'orgueilleuse beauté qui excitait l'admiration générale, et Silvia, de son côté, n'était pas fâchée d'étaler à tous les yeux, le luxe dont elle était entourée.
Elle dit cependant un jour à son amant, que les poudreuses allées du bois de Boulogne commençaient a lui paraître monotones et qu'elle ne serait pas fâchée de varier quelque peu ses promenades quotidiennes.
—Mais rien n'est plus facile, lui dit Salvador, notre bonne ville, grâce à Dieu, est entourée de promenades beaucoup plus agréables que le bois de Boulogne, que la mode, je ne sais pourquoi, a pris sous sa protection; si vous le voulez bien, nous nous ferons conduire, aujourd'hui, au bois de Vincennes.
—Va pour le bois de Vincennes, répondit Silvia, si cette promenade ne me convient pas, nous verrons les autres ensuite.
Silvia, Salvador et le vicomte de Lussan, montèrent en calèche et se firent conduire. Le ciel était magnifique et de nombreux promeneurs sillonnaient en tous sens les sombres allées du bois.
—Mais c'est charmant, disait à chaque instant, Silvia, à ses deux compagnons, c'est charmant; en vérité, il y a ici au moins des arbres et de l'ombre; nous y reviendrons.
Au détour d'une allée assez obscure, dans laquelle il s'était engagé pour obéir à sa maîtresse, le cocher de Silvia fut obligé de s'arrêter afin de ne point écraser un homme qui marchait lentement devant la voiture et qui paraissait enseveli dans de profondes réflexions.
Les cris répétés du cocher, arrachèrent enfin cet homme à ses réflexions; il se rangea précipitamment sur un des côtés de l'allée, et ses yeux se portèrent par hasard sur les personnes qui étaient dans la calèche, à laquelle il venait de livrer passage.
—Silvia! s'écria-t-il assez haut pour être entendu de la marquise de Roselly et de ses deux compagnons, Silvia!
—Qu'est-ce, dit Salvador, et que vous veut cet homme; le connaissez-vous?
—Brûlez le pavé, dit Silvia à son cocher avant de répondre à Salvador, brûlez le pavé.
La marquise de Roselly venait de reconnaître Beppo.
Le cocher, jaloux d'obéir à sa maîtresse, avait vigoureusement fouetté ses chevaux, et la calèche roulait rapide comme l'éclair le long d'une des grandes allées du bois.
Salvador et le vicomte de Lussan ne savaient à quoi attribuer la terreur évidente et la singulière conduite de leur compagne; elle les instruisit en peu de mots.
Salvador tourna la tête et vit courir derrière la calèche l'homme que Silvia paraissait si fort redouter; il était éloigné de vingt pas environ, sa conduite indiquait suffisamment quelle était son intention; il voulait suivre la voiture, afin de connaître le nom et le domicile de ceux qu'il venait de rencontrer.
Le vicomte de Lussan avait imité le mouvement de Salvador.
—Mais je connais cet homme là, dit-il à voix basse à son compagnon.
—Je le crois parbleu bien! répondit Salvador; cet homme est celui que nous avons fait entrer chez la Sans-Refus, lorsqu'il venait d'assassiner la marquise.
—Diable! diable! mais il ne faut pas que cet individu, qui me paraît un gaillard résolu, sache qui nous sommes.
La calèche roulait toujours avec la même rapidité, mais l'homme qui courait derrière paraissait la suivre sans trop de difficulté; il en était toujours à la même distance.
—Le drôle a des jarrets d'acier, dit le vicomte de Lussan.
—Mais ne me débarrasserez-vous pas de cet homme? s'écria Silvia en proie à la plus violente exaspération. Ah! si j'avais autant de force que je me sens de courage.
—Nous ferions très-volontiers ce que vous paraissez si vivement désirer, belle marquise, répondit le vicomte, mais le lieu n'est guère propice, et votre cocher est un témoin incommode.
—Il y a un moyen, s'écria Salvador. Tu es adroit, continua-t-il en s'adressant au cocher de Silvia, robuste gaillard, que son teint coloré et sa chevelure du plus beau rouge carotte qu'il fût possible de voir, faisait de suite reconnaître pour un naturel des îles Britanniques.
—Très-adroit, M. le marquis répondit le cocher.
—Tu sais te servir de ton fouet?
—Aussi bien que vous de votre épée.
—Eh bien! il y a vingt-cinq napoléons pour toi, si tu t'en sers de manière à ôter l'envie, à ce malotru, de suivre plus longtemps notre voiture; tu sais ce que tu as à faire?
—Parfaitement, M. le marquis; vous allez être content de moi.
—Que diable va-t-il faire? dit le vicomte de Lussan à Salvador.
—Oh! de la bonne besogne, j'en suis convaincu, répondit celui-ci; un fouet, entre les mains d'un cocher anglais, est une arme formidable.
Le cocher ralentit insensiblement le pas de ses chevaux, de sorte que Beppo se trouva bientôt à sa portée. L'ex-pêcheur ne dit rien à ceux qui étaient dans la calèche; mais il continua de courir près de la voiture, réglant sa course sur le pas des chevaux et lançant à Silvia, chaque fois que ses yeux rencontraient les siens, des regards empreints d'une sombre jalousie.
Le cocher saisit un moment favorable et lui lança un coup de fouet qui, tombant en pleine figure, traça sur son visage, un sillon bleuâtre et sanguinolent.
Beppo, transporté de fureur, voulut se jeter à la tête des chevaux et les saisir par le mors, afin de les forcer de s'arrêter; mais le cocher ne lui laissa pas le temps d'accomplir son dessein; il redoubla ses coups, dont le dernier enleva un œil au malheureux pêcheur.
Vaincu par la douleur, Beppo tomba en hurlant sur le gazon.
—Faut-il lui passer sur le corps? dit le cocher.
—Non, répondit Salvador, c'est inutile.
Les cris de Beppo avaient rassemblé autour de lui quelques promeneurs, et Salvador était impatient d'échapper à l'attention qui, du blessé, devait infailliblement se porter sur la cause de la blessure.
Aiguillonnés par de nombreux coups de fouet, les chevaux emportèrent la calèche qui disparut derrière un nuage de poussière au moment où ceux qui d'abord s'étaient occupés de Beppo, se disposaient à la poursuivre.
Beppo, qui souffrait horriblement, fut d'abord porté dans un cabaret voisin du lieu où il avait été blessé; puis, lorsqu'un médecin de Vincennes eut posé sur les nombreuses blessures qui sillonnaient son visage, un premier appareil, il se trouva assez fort pour se faire conduire au logement de la rue Contrescarpe-Saint-Marcel, qu'il habitait toujours avec sa mère.
—Je me vengerai, dit-il lorsque la voiture qui l'avait pris au cabaret dans lequel il avait été pansé, passa près du lieu où il avait été blessé, pour le reconduire à son domicile; je me vengerai, et ma vengeance sera terrible; j'en fais ici un serment solennel!...
La pauvre mère de Beppo, (point n'est besoin de le dire), fut de suite en proie à la plus violente douleur, lorsque son fils fut apporté près d'elle, le visage couvert d'affreuses blessures, les vêtements en désordre, couverts de sang et de poussière.
—Que t'est-il donc arrivé, mon cher enfant? lui dit-elle en patois provençal, car son instinct maternel lui faisait deviner que le piteux état dans lequel se trouvait Beppo, était le résultat d'une cause mystérieuse.
—Je vous le dirai plus tard, répondit l'ex-pêcheur. Quand à présent, j'ai plus besoin de repos que de faire la conversation.
La pauvre mère récompensa généreusement ceux qui avaient aidé son fils à gravir les sept étages qui conduisaient à son logement; puis, après avoir aidé Beppo à se mettre au lit, elle le laissa seul dans sa chambre et alla pleurer dans la sienne.
Soigné par un médecin habile, Beppo recouvra bientôt la santé, et moins de quinze jours après l'événement que nous venons de rapporter, ses blessures étaient complétement cicatrisées et il se trouva en état de sortir. Il avait seulement à regretter la perte d'un de ses yeux, que la mèche du fouet du cocher Anglais de Silvia, avait enlevé de son orbite.
Il n'avait pas dit à sa mère qu'il avait rencontré la marquise de Roselly et que c'était à la suite de cette rencontre qu'il avait été mis dans cet état. Ne voulant pas donner à cette brave femme de nouveaux sujets d'alarmes, il avait mieux aimé lui donner l'assurance que ses blessures étaient le résultat d'une querelle à laquelle il s'était trouvé mêlé contre son gré.
—Quittons Paris, lui avait dit la bonne femme, retournons dans, notre belle Provence; je ne serai heureuse que lorsque nous aurons revu, tous deux, notre modeste demeure, au bord de la mer.
—Nous partirons bientôt! lui répondit Beppo, laissez-moi seulement le temps de terminer quelques affaires et votre désir sera satisfait.
La pauvre mère, charmée de ce que son fils lui renouvelait une promesse déjà faite plusieurs fois, l'avait embrassé et s'était trouvée plus tranquille.
Beppo, un matin, prit les vêtements qu'il avait achetés chez Bonnard et qu'il n'avait encore mis que pour se rendre chez Silvia, et après s'en être couvert, il pria sa mère d'aller lui chercher une voiture.
—Où vas-tu? lui dit la Catalane profondément étonnée de cette toilette inusitée? encore chez cette marquise, peut-être?
—Non, ma mère, non, répondit-il, je vais faire une démarche après laquelle, je l'espère, nous pourrons nous mettre en route pour notre Provence.
—Tu ne me parles pas bien clairement, cruel enfant; mais je te crois; ce n'est pas ta mère, ta mère qui t'aime tant, que tu voudrais tromper?
—Pauvre femme, dit Beppo, en jetant un triste regard sur sa mère, qui quittait l'appartement afin de faire ce qu'il désirait.
—Dent pour dent, œil pour œil, disait-il en se regardant dans la glace qui ornait la cheminée, lorsque sa mère vint lui dire que la voiture qu'il avait demandée l'attendait dans la rue.
Il embrassa la bonne femme et sortit.
Il donna l'ordre, à son cocher, de le conduire à la préfecture de police.
Avant de faire connaître à nos lecteurs ce que l'ex-pêcheur Catalan allait faire à la préfecture de police, nous leur apprendrons, en peu de mots, ce qui était arrivé à Beppo, du moment où nous l'avons quitté dans la chambre d'une des pensionnaires de la mère Sans-Refus, jusqu'à celui où nous venons de le voir rencontrer, au bois de Vincennes, la calèche de Silvia.
On n'a pas oublié qu'il pouvait à peine se soutenir lorsqu'il quitta la chambre de Georgette; aussi son premier soin, en arrivant chez lui, fut-il de se mettre au lit, où il resta plusieurs jours à peu près privé de sentiment, et soigné seulement par sa mère dont le dévouement ne se ralentit pas un seul instant.
La pauvre mère attendit pour interroger son fils que l'état pitoyable dans lequel il se trouvait se fût un peu amélioré; Beppo ne voulant pas lui apprendre qu'il venait de se rendre coupable d'un crime, lui dit qu'il avait, au moment où il sortait de chez Kretz, rencontré la marquise de Roselly dans un brillant équipage, encore couverte des vêtements d'homme qu'elle portait chez lui, que désespéré de ce que cette femme, sans laquelle il ne pouvait vivre, s'était soustraite à son pouvoir, il s'était de suite jeté à la rivière, si bien déterminé à mettre fin à ses jours, qu'il avait emprisonné ses bras dans la ceinture de son pantalon; mais que l'instinct de la conservation ayant été plus fort que sa volonté, il avait, avec beaucoup de peine, gagné le bord, en se servant, pour nager, seulement de ses jambes. Qu'il avait été ensuite recueilli par des personnes charitables qui s'étaient trouvées là fort à propos pour le secourir, ce qui expliquait ses deux jours d'absence, et que sa maladie ne devait être attribuée qu'au violent chagrin qu'il avait éprouvé et qu'il éprouvait encore, et peut-être aussi à la brusque révolution opérée dans son organisme par le froid glacial de l'eau.
Sa mère s'était contentée de cette explication toute invraisemblable qu'elle était.
Beppo en proie aux plus violents remords, car la nature de cet homme, malgré les deux crimes qu'il avait commis, n'était pas tout à fait corrompue, fut fidèle à la résolution qu'il avait prise. Dès qu'il eut recouvré l'usage de ses sens, il ne fit rien pour échapper aux poursuites dont il pouvait être l'objet. Je subirai mon sort, se disait-il sans cesse, je ne puis échapper à la punition que j'ai méritée. L'œil de Dieu voit les crimes qui échappent aux regards des hommes, et s'il permet qu'ils demeurent impunis ici-bas, c'est qu'il leur réserve dans un autre monde une punition plus terrible; que sa volonté soit faite, ce n'est point moi qui chercherai à la combattre.
La maladie de Beppo avait été longue; mais grâce à la vigueur de sa constitution et aux soins affectueux que lui prodigua sa mère, il recouvra la santé et put reprendre le cours de ses occupations habituelles.
Il avait pris la résolution d'oublier Silvia, et il avait eu assez de force pour ne point chercher à savoir ce qu'elle était devenue (on n'a pas oublié qu'il avait appris par Georgette que la blessure qu'il lui avait faite, laissait aux médecins, quoiqu'elle fût grave, l'espoir de la sauver); mais cette résolution était au-dessus de ses forces: le gracieux visage de la marquise de Roselly venait sans cesse troubler tous ses rêves, et souvent, (tandis que pour chasser au loin les tristes pensées qui troublaient sans cesse son esprit, il travaillait avec ardeur aux filets de dames qu'il fabriquait pour Kretz); il venait se placer sous ses yeux, tantôt riant et gracieux, tantôt sombre et terrible.
Beppo alors jetait loin de lui son ouvrage, et allait se promener dans la campagne; la vue des arbres, de l'eau, des fleurs, les chants joyeux des oiseaux, soulageaient quelque peu ses souffrances, et, après une longue course, il rentrait dans sa demeure, non pas gai, mais du moins beaucoup moins triste qu'il n'en était sorti.
Sa mère, avait remarqué cela, aussi dès qu'elle voyait quelques nuages assombrir le visage de son fils, elle l'invitait à prendre le plaisir de la promenade; de sorte que, ce qui n'arrivait d'abord que par hasard, devint une habitude de tous les jours.
Beppo se promenait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre; mais il affectionnait particulièrement le bois de Vincennes, beaucoup moins fréquenté que les autres promenades des environs de Paris et dans lequel il trouvait ce qui manque à peu près partout, l'ombre et la possibilité de rêver.
La vue de Silvia, resplendissante de beauté et de parure, avait en un instant changé toutes ses résolutions, et il s'était mis à courir après la calèche, afin de la retrouver lorsqu'il le voudrait. La perte d'un œil et des blessures dont il devait conserver les traces toute sa vie avaient été le résultat de cette folle équipée.
Beppo quitta la voiture qui l'avait amené à l'entrée d'une des rues étroites et obscures qui avoisinent la préfecture de police; après avoir parcouru en tout sens une foule de ruelles sans noms, il se trouva sur le quai de l'Horloge. Une des portes du lieu dans lequel il se rendait était devant lui... Il entra dans une cour fermée par de hautes murailles; à gauche, un bâtiment d'un sinistre aspect, aux croisées garnies de barreaux de fer, qui indiquent une prison dans laquelle le soleil n'a jamais pénétré; il suivit cette cour, il arriva dans une autre où se trouvaient réunis plusieurs individus parmi lesquels s'en trouvaient quelques-uns porteurs de figures qu'on ne voit que sur les épaules des mouchards, des geôliers ou des infirmiers, il demanda à l'un de ces hommes à qui il devait s'adresser pour faire une révélation; on lui indiqua du doigt l'entrée d'un bureau situé sous une voûte assez sombre. Comme il se dirigeait vers ce bureau, il entendit plusieurs voix répéter: c'est un coqueur. Il entra et demanda à parler au chef; après quelques pourparlers, il fut introduit dans une grande pièce mal éclairée, meublée seulement de quelques bancs recouverts d'une basane crasseuse, sur lesquels étaient assis plusieurs individus d'assez mauvaise mine; d'une petite table surmontée d'un pupitre, devant laquelle était placé un homme déjà âgé. Les murs de cette pièce étaient garnis de rayons sur lesquels reposaient une grande quantité de cartons pleins de cartes, sur chacune desquelles était écrit le nom d'un individu ayant en maille à partir avec la justice.
Beppo était dans l'antichambre de cette mystérieuse puissance nommée la police, déesse aux cent yeux, aux cent bras, qui doit tout voir, tout entendre, tout prévoir, tout réprimer, qui doit, à toutes les heures du jour et de la nuit, pénétrer dans les plus impures sentines, dans les cloaques les plus immondes; qui doit écouter tout ce qu'on vient lui dire, et ne doit croire que ce qui est vrai; qui rend service à tout le monde et dont tout le monde se plaint, et à laquelle pourtant on ne saurait accorder trop de louanges lorsqu'elle s'acquitte consciencieusement de la moitié seulement de la tâche immense qui lui est confiée.
Beppo, après quelques minutes d'attente, fut introduit dans le cabinet de l'homme chargé, à l'époque où se passèrent les événements que nous racontons à nos lecteurs, de la direction de cette branche importante de l'édilité parisienne.
—Vous voulez, dit-il à l'ex-pêcheur, rendre des services à l'administration, et vous nous promettez de nous mettre sur la trace des chefs de la bande de malfaiteurs qui, depuis longtemps déjà, désole la capitale et les environs?
Beppo répondit affirmativement.
—Quels sont vos nom, âge, lieu de naissance, profession et domicile?
Beppo répondit à ces diverses demandes, et mit entre les mains de celui qui l'interrogeait les papiers dont il avait eu soin de se munir, et qui établissaient d'une manière irréfragable la vérité de ses réponses.
—Quel est le motif qui vous fait agir? dit le chef de la police, après avoir attentivement examiné les papiers de Beppo.
—La vengeance.
—Vous avez sans doute pris part aux méfaits de ces bandits, et c'est parce qu'aujourd'hui vous croyez avoir à vous plaindre d'eux que vous voulez les livrer.
—Vous vous trompez. J'ai commis bien des fautes, peut-être, mais je suis un honnête homme.
Le chef sonna, et dit quelques mots à l'oreille de l'homme qui répondit à cet appel. Cet homme sortit aussitôt, et quelques minutes après il apporta à son maître un des petits cartons placés sur les rayons qui garnissaient la salle d'attente.
Le chef chercha vainement, à son ordre alphabétique, une carte sur laquelle le nom de Beppo se trouvât inscrit.
—Qui me dit, ajouta-t-il après cette recherche infructueuse, que si votre offre est agréée vous nous servirez fidèlement?
—Vous pouvez, si vous ne vous en rapportez pas à moi, me faire surveiller, je n'ai pas d'ailleurs intérêt à vous tromper, puisque c'est gratuitement que je vous offre mes services. Si je réussis, je serai assez récompensé par le plaisir d'avoir, tout en me vengeant, rendu un important service à la société.
—Voilà, se dit le chef qui avait accordé aux paroles de Beppo la plus sérieuse attention, un indicateur comme on n'en rencontre guère.
—C'est bien! continua-t-il en élevant la voix; j'accepte les offres que vous venez de me faire. Si vous le voulez, et si vous nous servez avec fidélité, vous serez généreusement récompensé, mais si votre démarche cache un piège, malheur à vous, car c'est à vous qu'il sera fatal.
—Je ne crains rien, et la suite, je l'espère, vous apprendra que l'on peut se fier à Beppo lorsqu'il a donné sa parole.
—Allez donc, et puisse le ciel favoriser votre entreprise; il est beau, quoiqu'on dise, de mettre dans l'impossibilité de nuire, ceux qui se font un jeu de braver toutes les lois qui régissent la société.
Beppo sortit du cabinet du chef, après lui avoir fait la promesse de venir souvent lui rendre compte du résultat des démarches qu'immédiatement il allait faire. Il rejoignit au coin de la rue où il lui avait ordonné de l'attendre, le cabriolet qui l'avait amené, et se fit conduire chez lui.
Un homme vêtu d'une longue redingote bleue, boutonnée jusqu'au menton, le cou emprisonné dans un col de crinoline noire, coiffé d'un chapeau à larges bords qui lui cachait les yeux, et armé d'un jonc plombé qu'il accrochait souvent à un des boutons de sa redingote, suivait tous les pas de Beppo, celui-ci le remarqua, mais ne s'en inquiéta guère, il n'avait pas l'intention de cacher quelque chose à ceux qu'il voulait servir.
Rentré chez lui, il quitta les habits élégants qu'il avait mis pour aller à la préfecture de police, et se livra au travail ainsi qu'il avait l'habitude de le faire après toutes ses promenades; il travailla avec ardeur jusqu'au moment du dîner, qui fut servi par sa mère à l'heure ordinaire.
—Ma mère, dit-il à la Catalane, à l'issue de ce modeste repas, de tous les proverbes qui ont cours chez nous, quel est celui qu'un bon Catalan ne doit jamais oublier?
—Mais je ne sais, répondit la pauvre femme, qui tremblait de se souvenir.
—Je vais vous le rappeler, reprit Beppo en montrant à sa mère les coutures bleuâtres qui sillonnaient son visage et la pièce carrée de taffetas noir qui couvrait le trou sanglant où avait été son œil: dent pour dent, œil pour œil.
—Tu veux te venger malheureux! s'écria la pauvre mère, ah! mon fils est perdu!
—Je veux me venger, dit Beppo d'une voix sombre, c'est un parti pris; ceux qui ont donné l'ordre à leur laquais de me traiter comme un chien, périront comme des chiens, leur sang répandu sur l'échafaud, lavera la cruelle injure qu'ils m'ont faite; mais rassurez-vous, bonne mère, quant à présent je ne cours aucuns risques, je puis marcher sans crainte vers le but que je veux atteindre; laissez-moi donc agir à ma guise, ne vous opposez point à mes allées et venues continuelles, à moins que vous ne vouliez que je me résolve à vous quitter.
Et Beppo, sans attendre la réponse de sa mère, qui du reste, connaissant le caractère indomptable de son fils et effrayée par la menace qu'il venait de lui faire, n'était pas disposée à hasarder la plus légère objection, prit son bonnet de laine brune et son caban, et sortit de l'appartement.
Il descendit rapidement la rue Saint-Jacques, traversa les deux ponts qui conduisent sur la rive droite de la Seine et s'engagea dans le sombre dédale formé par les petites rues fangeuses qui avoisinent l'hôtel de Ville.
L'homme à la redingote bleue et au chapeau à larges bords, marchait toujours derrière lui.
Beppo ne trouva pas sans peine la maison dans laquelle il voulait entrer, ce ne fut qu'après avoir parcouru en tous sens les rues Jean-Pain-Mollet, de la Vennerie et plusieurs autres, qu'il arriva rue de la Tannerie et s'arrêta devant la maison occupée par la mère Sans-Refus.
Il ne faisait pas encore nuit, une des odalisques de cet ignoble harem, montrait son œil à travers l'espace circulaire ménagé sur une des vitres enduites de blanc d'Espagne, qui garnissaient les châssis de la boutique.
Elle adressa à Beppo un signe provocateur.
Il entra.
La mère Sans-Refus dormait dans le vieux fauteuil placé derrière son comptoir; ses pensionnaires, diversement groupées, buvaient, fumaient ou jouaient aux cartes; l'une d'elles, seule à une table, sa tête, renversée en arrière, était appuyée contre la muraille, sa bouche entr'ouverte.
C'était celle que Beppo cherchait, il se plaça près de la table, et dit à une femme qui avait quitté ses compagnes lorsqu'il était entré et qui depuis lors marchait presque sur ses talons, de lui servir deux verres d'eau-de-vie.
—Deux glacis d'lance d'aff[588] à monsieur: voilà, répondit la fille, intérieurement très-vexée de ce que ce n'était pas à elle que cet étranger plus proprement vêtu que ceux qui fréquentaient habituellement l'établissement de la mère Sans-Refus, avait jeté le mouchoir.
Elle apporta cependant les deux verres d'eau-de-vie demandés, et retourna ensuite près de ses compagnes.
—Georgette? dit Beppo en secouant légèrement la fille près de laquelle il s'était placé et qu'il croyait endormie, Georgette?
Elle ne répondit que par un sourd grognement assez semblable à celui de l'animal immonde dont l'Alcoran interdit la chair à ses sectateurs, et le mouvement qu'elle fit, ayant dérangé son peigne, ses longs cheveux noirs se déroulèrent sur ses épaules et sur son cou.
La malheureuse femme était ivre-morte.
—Elle est casquette[589], mon poulet; dit une des odalisques en riant aux éclats.
—J'attendrai qu'elle ne le soit plus, répondit Beppo.
Il s'approcha de la mère Sans-Refus, que les éclats de rire de sa pensionnaire venaient d'éveiller, et lui mit deux pièces de cinq francs dans la main après lui avoir dit quelques mots à l'oreille.
Le son de l'argent tira la vieille mégère de l'espèce de torpeur dans laquelle elle paraissait plongée; elle se leva précipitamment de son fauteuil, après avoir adressé à Beppo une grimace que celui-ci fut libre de prendre pour un sourire et donna l'ordre à ses pensionnaires de conduire Georgette dans sa chambre.
—Vous n'allez pas la rejoindre? dit-elle lorsque l'ordre qu'elle venait de donner fut exécuté.
—Je resterai ici quelques instants, si vous voulez bien le permettre, répondit l'ex-pêcheur.
—Comment donc, mais c'est beaucoup d'honneur pour moi et pour ces dames.
—Vous ne me reconnaissez pas? dit Beppo à la mère Sans-Refus après un silence de quelques instants.
—Quand nous nous serons vus encore une fois, ça fera deux, répondit la tavernière.
—Ça fera trois, si vous voulez bien le permettre.
—Impossible, mon bichon, je n'oublie jamais les balles[590] que j'ai déjà remouchées[591] une fois.
—Il paraît que ce morceau de taffetas noir et les blessures qui sillonnent mon visage me rendent méconnaissable; tant mieux, ma foi, je puis alors passer sans crainte devant les gendarmes et les mouchards.
—Ah ça! mais, qui êtes-vous donc?
—Comment, vous ne vous rappelez pas un pauvre diable que de braves gens firent entrer ici il y a un peu plus d'une année, au moment où il allait être pris par ceux qui le poursuivaient, qui tomba malade, auquel Georgette prodigua des soins si empressés?.....
—Et qui venait d'escarper une largue camouflée en chêne[592] sur le pont au Change?
Beppo, qui n'était pas initié aux mystères du jargon dont se servait habituellement la mère Sans-Refus, fut obligé de lui faire observer qu'il ne savait ce qu'elle voulait dire.
—Ah! vous ne dévidez pas le jars[593]; tant pis, vous ne pourrez pas alors causer agréablement avec les amis. Je vous disais donc que le jeune homme qui fut soigné par Georgette à l'époque dont vous parlez, venait de tuer, sur le pont au Change, une femme déguisée en homme.
—C'était moi.
—Dites donc? il paraît que vous avez fait des progrès depuis un an et demi; Georgette n'a cessé de me soutenir qu'au moment de l'escarpe[594] vous étiez un honnête homme.
Beppo regarda en riant la hideuse Sans-Refus.
—J'étais bête, lui dit-il à voix basse.
—Pantre[595]; c'est pantre qu'il faut dire.
—Pantre si vous voulez.
—Et maintenant?
—Oh! maintenant, je suis bien changé; j'ai quitté Paris après la chose en question, et j'ai rencontré en province des braves gens auxquels j'ai été très-utile et qui m'ont fait gagner beaucoup d'argent (Beppo, en achevant ces mots, frappa sur ses poches dont le son métallique charma les oreilles de la mère Sans-Refus); mais j'ai été forcé de quitter, ces pauvres gens, continua Beppo en donnant à sa voix une expression lamentable, ils ont eu des malheurs!...
—Je comprends, enflaqués[596].
—Vous dites?
—Arrêtés.
Beppo fit un signe affirmatif.
—Mais comment se fait-il donc que vous n'entraviez pas bigorne..... que, vous ne compreniez pas l'argot?
—Que voulez-vous, je n'ai vécu jusqu'à présent qu'avec de braves gens de campagne, mais j'ai bonne envie d'apprendre.
—Je n'en doute pas, mon garçon, je n'en doute pas, mais, dites-moi, qu'êtes-vous donc venu faire à Paris?
—Lorsque mes compagnons ont été... comment avez-vous dit ça?
Enflaqués[597].
Enflaqués, je me suis dit que puisque mon visage était devenu méconnaissable, par suite d'un événement que je vous raconterai plus tard, je pouvais sans crainte revenir à Paris où il me serait peut-être facile de faire quelques connaissances utiles; et comme j'avais déjà très-souvent pensé à votre maison...
—C'est très-bien, mon garçon, c'est très-bien, il ne faut jamais oublier les gens qui nous ont rendu service; vous trouverez ici, soyez-en sûr, tout ce que vous pouvez désirer.
Beppo, pour achever de gagner les bonnes grâces de la mère Sans-Refus, lui offrit ainsi qu'à ses pensionnaires, une tournée de petits verres d'eau-de-vie qui fut acceptée avec le plus vif enthousiasme.
Pendant la longue conversation que nous venons de rapporter, plusieurs individus que nous connaissons déjà, Charles la belle Cravate, le grand Louis, Cornet tape-dur et plusieurs autres étaient entrés dans le bouge de la mère Sans-Refus, et après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec la tavernière et jeté sur Beppo des regards soupçonneux, ils s'étaient retirés dans la pièce du fond.
—Voulez-vous que je vous présente aux amis, dit la Sans-Refus, vous en serez quitte pour leur payer quelques doubles cholettes de lance d'aff[598].
—Vous me ferez plaisir et je payerai tout ce qu'il faudra, répondit Beppo qui commençait à deviner le langage ordinaire du lieu dans lequel il se trouvait.
La mère Sans-Refus prit la main de Beppo et le fit entrer dans l'arrière-salle que nous connaissons.
—Quéque c'est encore que celui-là, dit le grand Louis queuque macaron[599].
—As-tu fini, mauvais ferlampier[600]? répondit la Sans-Refus, c'est moi, n'est-ce pas? moi, Marie-Madeleine-Colette Comtois, qui suis capable d'introduire des macarons parmi vous?
—Il faut bien rigoler[601] un peu, reprit le grand Louis.
—Il faudrait mieux travailler[602] un peu plus et rigoler un peu moins; mais c'est égal, vous pouvez à c'te plombe[603] pitancher[604] tant qu'vous voudrez, c'garçon qui vous doit à tous une fière camouffle[605] va casquer[606] de quatre doubles cholettes de lance d'aff[607].
Après cet exorde, qui disposa les bandits à favorablement accueillir celui qu'elle leur présentait, la Sans-Refus rappela aux habitués de son repaire, l'événement qui avait conduit chez elle Beppo pour la première fois, et leur raconta en peu de mots, l'histoire fabriquée par l'ex-pêcheur pour capter sa confiance.
Lorsque les bandits surent que l'homme qui était devant eux, s'était rendu coupable d'un assassinat, et qu'il ne venait se fixer à Paris, que parce que la bande avec laquelle il avait exploité la province, venait d'être dispersée, ils s'empressèrent tous autour de lui, chacun d'eux fut jaloux de lui serrer la main, et les quatre litres d'eau-de-vie annoncés ayant été apportés par la Sans-Refus et par Cornet tape-dur, qui avait conservé chez la tavernière ses fonctions de maître Jacques, l'enthousiasme atteignit bientôt son apogée, et Beppo fut tout d'une voix proclamé membre de l'association, qui se réunissait chez Marie-Madeleine-Colette Comtois dite Sans-Refus.
La nuit était déjà avancée lorsqu'il quitta ses nouveaux amis pour aller rejoindre Georgette, les fumées alcooliques qui quelques heures auparavant obscurcissaient le cerveau de la malheureuse fille, venaient de se dissiper, de sorte qu'elle se fit toute gracieuse pour recevoir Beppo. L'ex-pêcheur plaça sur la cheminée le chandelier qu'il avait apporté, il tira de la poche de son caban un cigare qu'il alluma, puis il s'assit dans un mauvais fauteuil, placé à la tête du lit dans lequel était couchée Georgette. Cette conduite quelque peu extraordinaire étonna considérablement la fille, mais elle n'osa rien dire.
Beppo, pour se faire reconnaître, fut obligé de rappeler à Georgette toutes les circonstances qui avaient accompagnées la première entrevue qu'il avait eue avec elle.
—Ainsi, dit Georgette, (lorsqu'elle fut bien convaincue que l'homme qu'elle avait devant les yeux, était bien le même que celui qu'elle avait soigné dix-huit mois auparavant), vous êtes aujourd'hui forcé de venir chercher un refuge dans cette maison? cela ne m'étonne pas, une fois que l'on a mis un pied dans le sentier du crime, il faut le suivre jusqu'au bout.
—Le croyez-vous? répondit Beppo.
—Hélas! ajouta Georgette, je suis moi-même une preuve évidente de la vérité de ce que j'avance.
—Vous vous trompez peut-être; je crois au contraire, qu'il n'est jamais trop tard pour revenir au bien, et c'est autant pour vous fournir les moyens de sortir de l'affreuse position dans laquelle vous êtes placée, que pour accomplir un dessein que je vous ferai connaître si vous voulez me promettre de ne point me trahir, que je suis revenu ici.
Beppo, disait vrai, au moment d'entrer chez la Sans-Refus, il s'était rappelé la femme qui lui avait prodigué des soins à la fois si affectueux et si désintéressés, et il avait de suite pris la résolution de l'arracher, si cela était possible, au sort funeste qui paraissait devoir être le sien.
Georgette, on le sait, portait à Beppo un très-vif intérêt, elle lui fit donc sans difficultés toutes les promesses qu'il exigea, elle lui offrit même de le servir.
Beppo, pour mettre sa bonne volonté à l'épreuve, la chargea d'épier tout ce qui se passerait dans la maison de la mère Sans-Refus, pendant son absence, et de lui en rendre compte, il voulait, disait-il, savoir ce que pensaient de lui ses nouveaux camarades.
—Il est inutile de chercher à me tromper, lui répondit Georgette, j'ai deviné quel est votre projet, vous voulez livrer à la police tous ceux qui fréquentent cette maison?
Beppo regretta alors de s'être exprimé avec assez peu de prudence pour laisser deviner à cette fille la nature de son projet, mais Georgette ne le laissa pas longtemps dans l'inquiétude.
Si tel est, en effet, votre projet, continua-t-elle les yeux étincelants de colère, oh! je vous servirai de tout mon pouvoir. Je serais heureuse de rendre à tous ces hommes, que j'ai été forcée de subir, un peu du mal qu'ils m'ont fait.
Il y avait dans la voix de Georgette, lorsqu'elle prononça ces mots, un tel accent de vérité, que Beppo fut convaincu qu'il pouvait dès ce moment compter sur un auxiliaire dévoué.
Il est temps de dire à nos lecteurs comment il se faisait que Beppo venait chercher chez la mère Sans-Refus les moyens de se venger des deux hommes qui étaient dans la calèche de la marquise de Roselly, lors de l'événement à la suite duquel il avait été si affreusement défiguré.
On n'a peut-être pas oublié que Salvador accompagnait Silvia, lorsque Beppo qui s'était établi chez le restaurateur Graziano, afin d'attendre sa voiture au passage, était parvenu à découvrir sa première demeure. Lors de la rencontre au bois de Vincennes, il reconnut de suite cet homme, dont la physionomie, du reste, était assez remarquable, pour rester gravée dans une mémoire moins fidèle que la sienne.
Transporté chez lui à la suite de l'événement dont nous avons rapporté les détails, il demeura, ainsi que nous l'avons dit, plus de quinze jours cloué sur son lit et en proie à des souffrances si vives, qu'il ne pouvait seulement un instant se livrer au sommeil. Tant que durèrent ces cruelles insomnies, l'image de l'un des deux hommes qui accompagnaient la marquise de Roselly lors de la rencontre au bois de Vincennes, fut sans cesse devant ses regards, son imagination le lui représentait, non pas tel qu'il l'avait vu dans la calèche de l'ex-cantatrice, pimpant, frisé, musqué, éperonné et décoré, mais vêtu d'un costume et parlant un langage qui indiquaient des habitudes qui n'étaient pas celles des hommes de bonne compagnie; Beppo chassait vainement cette image qui se reproduisait sans cesse, avec les mêmes contours et les mêmes couleurs; sa mémoire, enfin, fit un suprême effort; alors un éclair vint illuminer son esprit, et il se rappela que les deux compagnons de Silvia n'étaient autres que deux des hommes qui l'avaient fait entrer dans un bouge au moment où il allait être saisi par la foule qui le poursuivait, et dont il avait pu remarquer la physionomie avant de se trouver mal.
De là à conclure que ces deux hommes, qu'il venait de rencontrer dans un brillant équipage, étaient les chefs de la bande de malfaiteurs qui, ainsi que le lui avait appris Georgette, se réunissaient chez la Sans-Refus, il n'y avait pas beaucoup de chemin à faire.
Voici quel était le projet de Beppo lorsqu'il était allé faire des offres de service à la police:
Il avait deviné que pour acquérir la confiance des bandits, il n'aurait qu'à leur rappeler et le crime qu'il avait commis et le service qu'ils lui avaient rendu; et comme il supposait que plusieurs de ces bandits, si ce n'était pas tous, savaient quels étaient leurs chefs, il espérait que bientôt l'un d'eux les lui ferait connaître. La perte de deux hommes auxquels Beppo, excité à la fois par la jalousie et la soif de la vengeance, avait voué une haine égale, (il ne savait pas lequel des deux était l'amant de Silvia, et il leur attribuait une même part dans sa dernière mésaventure), serait le résultat des révélations que ne manqueraient pas de faire ceux des bandits qui seraient préalablement arrêtés.
Tel était le plan conçu par l'ex-pêcheur, communiqué par lui au chef de la police, et approuvé par celui-ci. Ce plan ne devait réussir qu'en partie: le hasard seul, bien plus grand maître que toutes les prévisions humaines, devait fournir à Beppo le moyen de parvenir au but qu'il voulait atteindre.
Quoi qu'il en soit, il conduisit sa barque avec tant de prudence et tant d'adresse, que peu de jours après son introduction parmi les commensaux ordinaires de la mère Sans-Refus, il était devenu l'oracle de tous les scélérats au milieu desquels il vivait. Ces misérables lui avaient fait la confidence de tous les crimes qu'ils méditaient, et plus d'une fois ils lui avait fait la proposition de l'intéresser à celles de leurs périlleuses expéditions qui devaient être les plus fructueuses. Mais Beppo avait su refuser, sans cependant éveiller leurs soupçons; il leur avait dit qu'il ne se mettrait à travailler[608] (il parlait alors l'argot aussi bien que le plus madré de la bande), que lorsqu'il ne lui resterait plus d'argent; qu'il voulait, avant de risquer sa peau, jouir un peu des agréments de la vie parisienne; les bandits avaient trouvé cette envie d'autant plus naturelle, que, depuis quelque temps, ils n'étaient pas heureux dans leurs entreprises. Plusieurs d'entre eux avaient été arrêtés en flagrant délit et au moment où ils se croyaient tout à fait hors de danger.
On a deviné que c'est aux avis que Beppo (puissamment secondé par Georgette, qui le servait avec un zèle qui ne se démentait pas) faisait parvenir à la police, qu'ils devaient leur arrestation.
—Tu as bien raison de ne pas vouloir mettre la main à la pâte[609] dit un jour le grand Louis à l'ex-pêcheur, nous sommes malheureux en ce moment.
—En effet, je suis tout prêt à croire que le métier commence à ne plus rien valoir.
—Ne m'en parle pas, les plus belles affaires nous glissent entre les arguemines[610]. Et ce n'est pas tout, nos meilleurs fanandels[611] sont presque toujours paumés marons[612]. Il y a, j'en suis sûr, un macaron[613] parmi nous.
—Il faut le buter[614].
—Si on le connaissait, ça serait déjà fait, s'écria le grand Louis en grinçant des dents; mais le brigand ne viendra pas nous dire, c'est moi qui vous fais tous enflaquer[615].
—Qui sait! il arrive quelquefois de si drôles de choses.
—Laisse donc, les railles[616], les friquets[617], les cuisiniers[618], les macarons[619], c'est tous des taffeurs[620].
Beppo se trouvait seul en ce moment avec le grand Louis, car la conversation que nous rapportons avait lieu dans la petite cour de la maison Sans-Refus (nous dirons tout à l'heure pour quel motif le grand Louis avait amené Beppo en cet endroit); il lui vint l'envie de prouver au bandit à l'instant même qu'il se trompait, et qu'il était très-possible d'être à la fois agent de police et courageux, mais il se contint.
—Les affaires allaient bien mieux lorsque le grand Richard, Rupin et le Provençal venaient ici; c'étaient des hommes, ceux-là! mais on se plaignait d'eux, parce qu'ils se réservaient la plus grosse part dans toutes les affaires qu'ils nous faisaient faire; c'était juste cependant, mais on n'est jamais content, ce n'est que lorsqu'on a perdu ce qu'on avait entre les mains qu'on le regrette.
Ce n'était pas la première fois que Beppo entendait prononcer les noms du grand Richard, de Rupin et du Provençal, et quelque chose lui disait que deux de ces noms appartenaient aux hommes dont il voulait se venger. Il n'avait pas voulu, cependant, dans la crainte d'inspirer des soupçons à ses compagnons, leur parler de ces trois hommes, et Georgette, à laquelle, ainsi du reste qu'à ses autres pensionnaires, la mère Sans-Refus ne laissait rien voir de ce qui pouvait la compromettre, n'avait rien pu lui apprendre. Aussi le grand Louis lui fournissait-il en ce moment une occasion qu'il était bien résolu à ne point laisser échapper.
—Mais puisque ces hommes vous étaient si utiles, répondit-il au grand Louis, pourquoi n'allez-vous pas les prier de revenir parmi vous? vous en serez quittes pour convenir de vos torts, si vous en avez.
—C'est bien plus facile à dire qu'à faire, personne de nous ne sait où trouver les rupins?
—C'est comme je t'le dis; oh! ce sont des marlous[621] finis, ils nous regardaient pour ainsi dire comme leurs larbins[622]; mais c'est égal, ils nous faisaient gagner de la pièce[623].
Ce que le grand Louis venait de lui dire, prouvait à Beppo, jusqu'à l'évidence, que les deux individus qu'il voulait perdre avaient cessé d'être en relation avec les habitués du bouge de la mère Sans-Refus, et que par conséquent il lui serait très-difficile d'atteindre le but qu'il se proposait, car il ne suffisait pas de dire à ceux qu'il servait, que ces hommes étaient les complices de ceux dont déjà il avait procuré l'arrestation, il fallait encore le prouver; cependant, il ne désespéra pas de réussir.
—Ecoute, lui dit le grand Louis après un silence de quelques minutes, tu es un brave garçon, n'est-ce pas?
—Je ne t'ai pas donné, je crois, le droit de penser le contraire.
—Eh bien! si tu veux, nous ferons, toi, Charles la belle Cravate et moi une affaire magnifique, et qui nous rapportera gros, sans qu'il soit nécessaire de courir le moindre danger.
—Qu'est-ce que c'est?
—Voilà! La daronne[624] est une fourgate rupine[625]; il y a, icigo[626], de quoi faire un chopin[627] magnifique; eh bien, je me suis dit que ce serait pain bénit que de lui pesciller son auber[628].
—Sans doute; mais comment faire? La Sans-Refus doit être continuellement sur ses gardes.
—J'ai pensé à tout.
Le grand Louis s'approcha de l'auge placée à l'extrémité de la petite cour et, aidé de Beppo, il la déplaça après avoir expliqué à son compagnon à quoi servait le caveau dont il venait de lui révéler l'existence; il lui dit que lui et Charles la belle Cravate, munis de tous les instruments nécessaires, s'y cacheraient le surlendemain, dès que la nuit serait venue, (le grand Louis retardait de deux jours l'exécution du projet qu'il avait conçu, parce qu'il savait qu'on devait apporter le surlendemain, à la mère Sans-Refus, une grande quantité d'argenterie et de bijoux volés, dont il voulait s'emparer avec le reste), et que lorsque les autres habitués de la maison se seraient retirés, lui Beppo, qui pouvait rester dans la maison sans éveiller les soupçons de la mère Sans-Refus, puisqu'il avait pris l'habitude de passer presque toutes les nuits près de Georgette, viendrait les aider à en sortir, après avoir enfermé les femmes dans leurs chambres. Maîtres alors, tous trois, de la maison, il leur serait facile de faire main basse sur l'or et les bijoux de la mère Sans-Refus qui, se voyant prise au trébuchet ne songerait pas à opposer la moindre résistance et s'estimerait fort heureuse si on voulait bien lui laisser seulement la vie.
Beppo ne pouvait refuser de prendre part à une expédition dont le succès était pour ainsi dire certain; il accepta donc la proposition que venait de lui faire le grand Louis.
Après avoir quitté ce bandit, qui sortit de la maison afin d'aller prévenir Charles la belle Cravate, Beppo monta dans la chambre de Georgette. Il donna l'ordre à cette fille, à laquelle il s'intéressait beaucoup et dont il voulait récompenser le dévouement, de s'habiller et d'aller l'attendre chez lui, lui promettant d'aller la rejoindre sous deux on trois jours.
Cette fille était habituée déjà à faire sans se permettre une seule observation, tout ce qu'exigeait Beppo: elle obéit.
Dès que Georgette fut partie, Beppo sortit de la maison Sans-Refus, et prit, sur le quai de Gèvres, un cabriolet qui le conduisit au domicile du chef de la police.
—C'est très-bien! lui dit celui-ci, je suis content de vous. Les mesures que vous indiquez seront prises, et si elles réussissent, comme je n'en doute pas, nous prendrons d'un seul coup de filet tout ce qui reste de la bande; mais les chefs! les chefs! ce grand Richard, ce Rupin, ce Provençal, qui roulent, dites-vous, équipage à Paris; ce sont ceux-là qu'il faudrait tenir.
—Je les découvrirai, soyez-en convaincu, répondit Beppo; je les découvrirai, ou j'y perdrai mon nom!
—Je l'espère; mais je crois que ce sera difficile, si vous n'êtes pas servi par le hasard. Oh! ce sont de rusés compères; ceux que nous tenons déjà, ne demandent pas mieux que de faire des révélations; mais ils ne savent que ce que déjà vous nous avez appris.
—Prenons d'abord tous les soldats, nous nous occuperons ensuite des chefs, je vous promets que dès que je me serai mis à leurs trousses, il ne se passera pas beaucoup de temps avant qu'ils ne tombent dans nos filets.
Beppo pouvait, sans craindre de trop s'avancer, faire une semblable promesse, car il était persuadé qu'une fois qu'il se serait procuré la nouvelle adresse de la marquise de Roselly, ce qui ne devait pas être très-difficile, il lui serait aisé de découvrir celle des deux individus dont il avait juré la perte.
Durant la nuit du lendemain, lorsque la première heure sonna à l'horloge de l'hôtel de ville, la rue de la Tannerie, depuis longtemps déjà, obscure et silencieuse, fut tout à coup envahie par de nombreuses escouades d'agents de police, de sergents de ville et de gardes municipaux, des sentinelles auxquelles on avait recommandé la plus grande vigilance, furent placées à toutes les issues, sans en excepter une seule, de la maison Sans-Refus. Ces précautions prises, un homme que l'écharpe tricolore qui ceignait ses reins faisait reconnaître pour un commissaire de police, s'approcha de la porte, et après avoir frappé assez fort pour réveiller tous les habitants de la rue, il articula ces mots que tous ceux qui n'ont pas la conscience très-nette n'entendent jamais prononcer sans éprouver un certain effroi.
—Au nom de la loi! ouvrez.
La maison Sans-Refus demeura sombre et silencieuse; ce ne fut qu'après une seconde sommation, accompagnée cette fois de la menace de faire enfoncer la porte, que l'on entendit crier les verrous.
La porte fut ouverte, la mère Sans-Refus en toilette de nuit, et tenant à la main un sale chandelier de fonte, surmonté d'un brûle-tout de fer-blanc, parut sur le seuil.
—Est-il Dieu possible! s'écria la vieille, réveiller ainsi de braves gens au milieu de leur premier sommeil, vous devriez pourtant bien savoir, depuis le temps que vous faites ici des visites de nuit, que la maison de Colette Comtois n'est pas un lieu suspect.
—Assurez-vous de cette femme, dit le commissaire de police à un des agents de police, et sans daigner répondre à la tavernière, il traversa la boutique et entra dans l'arrière-salle suivi de tout son monde.
Deux gardes municipaux seulement restèrent dans la rue.
—Eh bien, la daronne[629], dit à la tavernière l'agent chargé de veiller sur elle, vous ne vous attendiez pas à celle-là n'est-ce pas? enflaquée[630], c'est dur.
Au son de cette voix qui ne lui était pas inconnue, la Sans-Refus prit vivement le chandelier qu'elle venait de poser sur son comptoir, et approcha la lumière du visage de l'agent de police.
—Comment, c'est toi Fanfan la Grenouille tu es donc de la boutique[631] à c'te heure.
—Que voulez-vous, il faut bien faire quelque chose pour gagner sa pauvre vie, j'suis seulement fâché que ça soit vous la première personne que je sois forcé de ligotter[632].
—Ecoute, Fanfan, avant d'avoir gagné dix mille balles[633], il faudra que t'en mette plus d'un à l'ombre, des pègres[634].
—Eh bien, laisse-moi me cavaler[635], et je te les coque[636] en chouettes tailbins d'altèque[637].
—Pas possible!
—Voilà les tailbins[638].
La Sans-Refus tira de son sein un petit paquet de billets de banque, qu'elle mit entre les mains de l'agent de police.
—Eh bien, dit-elle?
La tentation était trop forte, Fanfan la Grenouille mit les billets de banque dans sa poche après les avoir comptés et bien examinés.
—C'est convenu, répondit-il.
La Sans-Refus jeta sur ses épaules une vieille pelisse restée par hasard sur son fauteuil, Fanfan la Grenouille ouvrit doucement la porte de la boutique, devant laquelle se promenaient les deux gardes municipaux restés dans la rue, et il n'eut besoin pour obtenir la permission de sortir avec la Sans-Refus, que de leur montrer la carte triangulaire ornée d'un œil entouré de rayons, marque distinctive de ses fonctions.
Fanfan la Grenouille et la Sans-Refus, coururent assez longtemps ensemble, mais, lorsqu'ils se crurent assez éloignés de la rue de la Tannerie pour n'avoir plus rien à craindre, ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine, et se séparèrent après s'être mutuellement souhaité toutes sortes de prospérités.
Pendant que tout ceci se passait, le commissaire de police, suivi de tout son monde, était entré dans l'arrière-salle dans laquelle, ainsi du reste qu'il s'y attendait, il n'avait trouvé personne; il l'avait traversée, puis, il était arrivé dans la petite cour, et il avait donné l'ordre à deux de ses hommes de déplacer l'auge.
—Sortez, cria-t-il, lorsque l'ouverture du caveau fut visible à tous les yeux, sortez si vous ne voulez pas être enfumés comme des jambons.
Les bandits qui s'étaient réfugiés dans cette retraite, jusqu'alors impénétrable, dès qu'ils avaient entendu les premiers coups frappés à la porte, étaient pris au piège, toute résistance devenait inutile, il fallut bien qu'ils se résignassent.
Aussi honteux que des renards pris par une escouade de poules, ils gravirent l'un après l'autre l'échelle de meunier. A mesure qu'ils arrivaient dans la petite cour, ils étaient liés et remis à un fort détachement de gardes municipaux, qui stationnaient dans la petite rue des Teinturiers.
Robert, Cadet-Vincent, le grand Louis, Cornet tape-dur, Charles la belle Cravate, dit le commissaire de police, lorsque l'agent qu'il avait envoyé visiter le caveau lui eût dit qu'il ne renfermait plus personne, la capture n'est pas mauvaise; quel est celui-là, ajouta-t-il, en désignant Beppo à un de ses agents.
—Celui-là, s'écria le grand Louis, que l'on n'avait pas encore lié, celui-là c'est un macaron[639], j'en suis sûr.
Et, prompt comme l'éclair, il s'élança sur l'ex-pêcheur, et lui porta entre les deux épaules un furieux coup de son couteau-poignard.
Beppo tomba sur le sol; le sang sortait à gros bouillons de la profonde blessure que le grand Louis venait de lui faire.
—Bravo! grand Louis, bravo! s'écrièrent tous les bandits; mort aux macarons!
Quelques gourmades accompagnées de quelques légers coups de crosse imposèrent silence à ces misérables.
Le commissaire de police fit transporter Beppo dans une des chambres de la maison et envoya un des agents chercher un médecin.
Ce ne fut qu'après cet événement que l'on s'aperçut de la disparition de la mère Sans-Refus et de Fanfan la Grenouille. Malgré l'absence de la recéleuse, une perquisition minutieuse fut faite dans toutes les parties de la maison, et elle fit découvrir une grande quantité d'objets volés qui furent saisis pour servir plus tard de pièces à conviction.
Les pensionnaires de la mère Sans-Refus, dont la police voulait examiner à son aise la conduite, furent dirigées vers l'hôtellerie que l'administration tient constamment ouverte pour toutes celles qui leur ressemblent, rue du faubourg Saint-Denis, 117; il ne resta dans la maison de la rue de la Tannerie que Beppo et deux agents, chargés à la fois de le soigner et de veiller sur lui.
Le médecin mandé par le commissaire de police avait déclaré que sa blessure, sans être dangereuse, le mettait pour le moment hors d'état d'être transporté.
L'aspect extérieur de la Conciergerie, maison de justice du département de la Seine, est à peu près semblable à celui de toutes les prisons: ce sont, comme toujours, ces murailles formées d'énormes pierres de taille, auxquelles le temps a donné une couleur sombre et verdâtre, de petites fenêtres défendues par de forts barreaux, des portes basses et cintrées, garnies de toutes sortes de ferrures, et fermées par de lourds verrous et d'énormes serrures.
L'entrée principale, ouverte sur une petite cour dans laquelle sont remisés les ignobles véhicules, auxquels on a donné le nom de paniers à salade[640], est défendue par une porte, ferrée, en chêne, et une forte grille. Entre cette porte et cette grille se tient constamment un surveillant qui ne permet l'entrée aux visiteurs qu'après avoir attentivement examiné la permission dont ils doivent être porteurs, et qu'ils déposent au greffe, où ils la reprennent en sortant. Malgré ces précautions minutieuses, précautions dont l'impérieuse nécessité ne saurait être mise en doute, des prisonniers sont quelquefois parvenus à tromper tous les regards et à reconquérir leur liberté. Personne n'a oublié la merveilleuse évasion de M. de La Valette, qui, grâce au généreux dévouement de sa noble épouse, parvint à quitter son cachot la veille même du jour fixé pour son exécution.
Après avoir descendu douze marches, on se trouve dans une vaste pièce octogone, voûtée en plein cintre, et d'une hauteur prodigieuse, où se tiennent ceux des gardiens que leur service n'appelle pas dans l'intérieur de la maison.
Malgré l'excellent feu que ces messieurs entretiennent en toutes saisons dans un énorme poêle (seul meuble qui, avec quelques bancs de bois de chêne, sur lesquels viennent s'asseoir les prisonniers privilégiés qui ont obtenu l'unique faveur de causer librement avec leurs parents et leurs amis, se trouve garnir cette pièce), un froid pénétrant, semblable à un lourd manteau de glace, tombe sur le dos du visiteur dès qu'il a mis le pied dans cette vaste salle.
Il faut ensuite parcourir un long et sombre corridor dont l'aspect sinistre est très-capable d'impressionner désagréablement l'homme le moins susceptible d'éprouver de ces vagues terreurs dont l'on est saisi quelquefois sans que l'on puisse se rendre compte des causes qui les ont fait naître.
Ce corridor pratiqué (ainsi du reste que beaucoup d'autres parties de la Conciergerie), à quinze pieds environ au-dessous du sol, conduit au guichet intermédiaire; à droite, un autre corridor un peu mieux éclairé que celui dont nous venons de parler, conduit au grand préau des hommes; à gauche, une grille défend l'entrée du quartier des femmes.
La surveillance de ce quartier est confiée aux dames Painparé et Yvose, il serait à désirer que toutes les personnes qui occupent des emplois de la nature de celui qui est confié à ces dames, comprissent aussi bien qu'elles les devoirs qu'ils imposent.
Du reste, le personnel assez nombreux de la conciergerie, est aussi satisfaisant que peut l'être le personnel d'une prison, et cela ne doit pas étonner: il subit l'influence, il se modèle sur l'homme qui est placé à sa tête. M. le directeur de la conciergerie joint, à toutes les qualités aimables d'un homme du monde, une bonté de cœur appréciée par tous ceux qui le connaissent, et à laquelle rendent justice ceux mêmes contre lesquels il est quelquefois obligé de sévir.
La cour des femmes forme un carré long, au milieu duquel est un parterre cultivé avec beaucoup de soin, et garni de fleurs et d'arbustes; ces pauvres plantes, malgré les soins continuels dont on les entoure, laissent négligemment tomber sur leurs tiges leurs fleurs décolorées. On dirait que ce n'est qu'à regret qu'elles se résolvent à s'épanouir dans ce vaste pandémonium de toutes les misères et de tous les crimes; qu'elles regrettent les joyeux rayons de leur beau soleil qui ne leur arrivent que brisés par les hautes constructions qui dominent de tous côtés la Conciergerie.
A gauche de cette cour est un ouvroir ou chauffoir, dans lequel les prisonnières travaillent sous l'inspection continuelle d'une gardienne; puis une voûte sombre, formant arcade, sous laquelle elles peuvent se promener lorsque le temps est pluvieux; des cellules tristes et humides, mais qui ne sont habitées que lorsqu'il y a plénitude dans la prison, ont leurs croisées sous ces arcades.
A droite, au fond de la cour est située la chapelle qui n'offre aux regards rien de bien merveilleux, mais devant laquelle cependant on ne peut passer sans éprouver la plus vive émotion, car de bien tristes souvenirs s'y rattachent; la sacristie de cette chapelle servit naguère de chambre à coucher à l'infortunée Marie-Antoinette; elle fut plus tard habitée par la veuve du général Beauharnais, mais celle-ci fut plus heureuse que sa devancière, elle quitta sa prison pour épouser le grand capitaine qui la fit s'asseoir sur le premier trône du monde.
Proche de la chapelle est la salle des bains; cette pièce, qui faisait partie du dernier appartement octroyé à la malheureuse reine de France par les Brutus de 1793, lui servait à la fois d'antichambre et de salle à manger.
Le premier étage du bâtiment éclairé sur la cour des femmes, auquel on arrive par un large escalier en pierre de taille, éclairé seulement par la lueur pâle et tremblottante d'une lampe fumeuse et qui semble avoir été taillée dans le roc, est composée à droite de quelques chambres destinées aux prisonniers privilégiés. (Ces chambres sont assez commodes, quelques-unes ont été décorées par leurs hôtes avec infiniment de goût. L'une d'elles a été habitée par le prince Louis Napoléon.) A gauche des chambres dortoirs destinées au commun des martyrs. Ces chambres, garnies les unes de trois, les autres de quatre lits, sont tenues constamment dans un état parfait de propreté; les couchers sont composés d'une paillasse de paille ordinaire, d'un matelas d'assez bonne laine, d'un traversin, de deux belles et bonnes couvertures, de draps de toile de bonne qualité, changés tous les mois. Ce coucher est celui de toutes les maisons d'arrêt du département de la Seine (la préfecture de police exceptée, où on ne l'obtient qu'en payant assez cher); où l'on se trouve le mieux, c'est, dit-on, à la duchesse de Berri que les prévenus du département de la Seine doivent cet adoucissement à leur sort, adoucissement qui est refusé à tous ceux des autres départements qui n'ont pas le moyen de le payer.
Il fait beau; les dortoirs viennent d'être ouverts; les femmes détenues à la conciergerie sont toutes rassemblées dans la cour que nous avons essayé de décrire; les unes vieilles et presque infirmes se sont assises sur un banc de bois qu'elles ont placé devant la voûte sous laquelle elles se promènent lorsque le temps est mauvais; elles veulent profiter de quelques rayons de soleil qui sont venus visiter leur prison; d'autres, un peu plus ingambes, se promènent lentement en savourant quelques prises de tabac; cette consolation du prisonnier, que nos modernes philanthropes, promoteurs enthousiastes de systèmes empruntés aux Anglais et aux Américains, veulent supprimer, nous ne savons pour quel motif; d'autres encore toutes jeunes, quelques-unes jolies, jouent à ce que l'on est convenu de nommer les jeux innocents, à la main chaude, au colin-maillard, lisent des romans, travaillent ou se livrent au plaisir de la conversation; si ce n'était la bigarrure des costumes presque tous sordides et dépenaillés, les quelques physionomies hâves et terreuses sur lesquelles le vice a imprimé son ignoble cachet, il serait presque permis de se croire dans la cour d'un pensionnat lorsque les jeunes pensionnaires se livrent, sous les yeux sévères de leurs surveillantes, à des distractions qui conviennent à leur âge; car, ainsi que nous venons de le dire, la plus grande partie des prisonnières sont jeunes, et plusieurs joignent à la jeunesse une irréprochable beauté ou une gracieuse gentillesse; mais, pour qu'il en fût ainsi, il faudrait se boucher les oreilles afin de ne point entendre les paroles qui sortent de la bouche de ces femmes qui toutes, jeunes et vieilles, ont à se reprocher quelques crimes.
C'est à dessein que nous disons crimes; nos lecteurs savent sans doute que la conciergerie n'est l'antichambre que de la cour d'assises; c'est ailleurs que sont les antichambres des tribunaux de police correctionnelle.
Nous ne rapporterons pas les discours de ces malheureuses femmes; assez d'ignobles tableaux ont passé sous les yeux de nos lecteurs et nous ne craignons pas de le dire, nous ne pouvons nous déterminer à écrire quelque chose qui pourrait enlever à la femme quelques-uns des fleurons de la couronne dont, grande dame ou grisette, nous nous plaisons à la parer. Et puis d'ailleurs, avons-nous bien le droit de crier si fort que nous le faisons contre des crimes que, presque toujours, nous faisons commettre? contre des vices dont ne seraient pas affligées les pauvres faibles créatures qui composent la moitié du genre humain, si nous leur accordions toujours la protection désintéressée à laquelle elles ont droit et si notre organisation sociale ne forçait pas la fille du pauvre à se prostituer pour vivre; si beaucoup d'entre nous enfin ne s'étaient pas insensiblement habitués à regarder comme des choses destinées de toute éternité à servir à leurs plaisirs et qu'ils peuvent briser sans remords lorsqu'il en sont las, celles parmi lesquelles se trouvent leurs mères et leurs sœurs.
La voix retentissante du surveillant préposé à la garde du guichet intermédiaire, vint tout à coup interrompre la conversation et les jeux des prisonnières rassemblées dans la cour de la conciergerie.
—Adélaïde Moulin, à l'instruction!
A l'audition de ce nom, une femme assez proprement vêtue, que les maladies plus que l'âge encore avaient rendue faible et valétudinaire, se leva du banc sur lequel elle était assise, et s'avança péniblement en s'appuyant contre la muraille, vers la sortie de la cour qui conduit directement au guichet intermédiaire.
Une de ses jeunes compagnes d'infortune, touchée des efforts qu'elle était obligée de faire, courut à elle et la soutint jusqu'à ce qu'elle fût sortie de la cour.
La jeunesse est presque toujours compatissante.
Le guichetier remit la femme Adélaïde Moulin à un gendarme qui lui fit parcourir les mille passages souterrains qui unissent ensemble la conciergerie, la préfecture de police et le palais de justice, pour la conduire dans l'antichambre d'un juge d'instruction.
Un autre gendarme avait pris, au même moment, dans une des souricières[641] du palais de justice, un jeune homme âgé à peine de vingt ans, qu'il avait amené dans la pièce où se trouvait déjà la femme Adélaïde Moulin.
Ce jeune homme, doué d'une physionomie intéressante et empreinte d'une remarquable expression de douceur, était extrêmement pâle; son abondante chevelure noire, belle encore quoique très-négligée, le cercle bistré qui entourait ses yeux, de la même couleur que ses cheveux, ses membres amaigris et ses lèvres décolorées révélaient une victime de cette extrême misère des grandes villes, qui saisit les enfants du peuple à leur sortie du berceau pour ne les quitter que lorsqu'ils sont descendus dans la tombe.
Ce jeune homme et la femme Adélaïde Moulin furent placés par hasard, sur le même banc, à côté l'un de l'autre.
Cette femme que la misère et la maladie avait considérablement vieillie, et qui cherchait à deviner les questions qui allaient lui être adressées par le magistrat instructeur afin de se préparer des réponses de nature à la faire paraître moins coupable qu'elle ne l'était, ne remarqua pas d'abord son jeune compagnon d'infortune, mais son attention fut à la fin attirée par une petite toux sèche qui s'échappa de la poitrine du jeune homme, et qui fut suivie d'un léger crachement de sang.
—Vous souffrez, lui dit-elle.
—Oh! ce n'est rien, répondit le malheureux jeune homme, une légère irritation de poitrine, je suis habitué à cela.
La température était humide, et le jeune homme, couvert seulement du vêtement de toile alloué aux prisonniers nécessiteux par la munificence administrative, tremblait de tous ses membres.
—Vous avez froid? ajouta la vieille femme.
—En effet, répondit le jeune homme, ce vêtement est un peu léger pour le temps qu'il fait, et la salle où je viens de passer plus de trois heures avant d'être amené ici est vaste et humide; mais qu'y faire, il faut bien endurer ce qu'on ne peut empêcher, je suis d'ailleurs habitué à toutes les souffrances.
—Un nouvel accès de toux l'empêcha d'en dire davantage.
Les efforts qu'il venait de faire avaient légèrement coloré ses joues pâles, cette couleur fugace donna à sa physionomie une expression toute nouvelle; la vieille femme, qui depuis quelques instants l'examinait attentivement, laissa à la fin une sourde exclamation s'échapper de sa poitrine.
—Je ne me trompe pas, dit-elle, c'est bien lui! Ah! béni soit Dieu qui veut bien me fournir l'occasion de réparer aujourd'hui le mal que j'ai fait autrefois.
—Qu'avez-vous donc, madame? dit à son tour le jeune homme, auquel les traits flétris de sa voisine rappelaient confusément ceux d'une personne qu'il avait beaucoup connue autrefois.
—Vous vous nommez Fortuné, n'est-ce pas? répondit la vieille femme.
—Oui, madame.
—Vous avez été élevé à Genève?
—Il est vrai; mais pourquoi ces questions?
—Comment, vous ne me reconnaissez pas?
—Si fait! si fait! s'écria le jeune homme, qui était enfin parvenu à rassembler ses souvenirs, vous êtes madame Moulin, c'est vous qui avez pris soin de mon enfance, vous êtes ma tante.
Le pauvre jeune homme, qui ne savait pas quels justes reproches il avait le droit d'adresser à la femme Adélaïde Moulin, ne lui laissa pas le temps de lui répondre, il la prit entre ses bras et la tint longtemps serrée contre sa poitrine.
Nous devons maintenant apprendre à nos lecteurs ce qui arriva à Fortuné, à partir du moment où, voyant que malgré son innocence qui venait d'être reconnue par un jugement solennel, il était repoussé de tout le monde, il quitta Genève presque nu et mourant de faim, jusqu'à celui où nous le retrouvons dans l'antichambre d'un juge d'instruction.
Une fois hors de la ville, il prit la première route qui se trouva devant lui; il marchait depuis environ un quart d'heure, et les édifices de la ville dans laquelle il avait passé toute sa vie, et qu'il quittait pour aller il ne savait où, allaient disparaître à l'horizon, lorsqu'il fit la rencontre d'une troupe de bateleurs dont l'équipage était si comique que, malgré la profonde tristesse à laquelle il était en proie, il ne put s'empêcher de sourire.
Ce cortège d'artistes ambulants était composé d'une voiture ou plutôt d'une petite charrette recouverte d'une toile, dont le tissu était si usé qu'elle ressemblait à un crible posé sur des moitiés de cerceaux. Sur chacun des côtés de l'espèce de voûte formée par cette vieille toile ainsi posée, un émule de Davignon[642] avait écrit, avec force fautes d'orthographe, ces mots en lettres noires et rouges, longues au moins d'un pied: L'incomparable de Riberpré et sa famille, premiers acrobates des souverains des quatre parties du monde connu et inconnu.
Cette charrette, dans laquelle se faisait voiturer M. de Riberpré, son épouse, ses deux jeunes demoiselles et toute la troupe qu'il dirigeait, composée de seize acteurs et actrices, était traîné par un âne, modeste et patient animal, mais si minable, si pelé, si vieux surtout, qu'il devait être contemporain de celui sur lequel Notre-Seigneur Jésus-Christ fit son entrée dans Jérusalem; il avait pour auxiliaire un dogue et un fort danois qui, semblables aux coursiers d'Hippolyte, marchaient l'œil morne et la tête baissée.
M. de Riberpré, sa famille et sa troupe qui venaient de donner quelques représentations dans les villages qui environnent Genève, rentraient en France, où ils espéraient faire une ample moisson de lauriers et de gros sous.
Fortuné suivait machinalement, depuis une heure environ, ce grotesque équipage, lorsque M. de Riberpré descendit de sa voiture qu'il avait fait arrêter sur la lisière d'une belle prairie bordée d'arbres vieux et touffus; il présenta la main à sa gracieuse épouse et à ses deux demoiselles; les artistes mâles et femelles qui composaient sa troupe n'eurent besoin de l'aide de personne pour suivre le mouvement, ils sautèrent lestement à terre et, après s'être modestement écartés, ils vinrent s'asseoir en rond près de leur directeur qui, après avoir donné à l'âne et à ses deux compagnons leur pitance quotidienne, leur servit un modeste repas, que l'appétit, cet assaisonnement qui donnait de la saveur à la sauce noire des Lacédémoniens, leur fit trouver délicieux.
Ce devoir accompli, et laissant à ses pensionnaires la liberté de s'ébattre dans la prairie, M. de Riberpré s'assit ainsi que sa femme et ses deux filles sur un petit monticule; madame de Riberpré étala un vieux torchon sur la verte pelouse, et l'une des demoiselles tira d'un cabas quelques provisions et deux bouteilles qui devaient servir au déjeuner de la famille.
Fortuné, dont l'estomac depuis la veille criait miséricorde, ressemblait beaucoup en ce moment au gastronome sans argent; ses regards suivaient les morceaux, et lorsqu'il les voyait disparaître, malgré lui un soupir s'échappait de sa poitrine.
M. de Riberpré remarqua enfin le pauvre diable, dont la mise délabrée et la mine piteuse indiquaient suffisamment l'état de complet dénûment.
Il donna l'ordre à une de ses demoiselles d'aller l'inviter à venir partager le dîner de la famille.
Cette jeune fille s'avança vers le pauvre Fortuné, non pas d'un air timide et tendre, mais d'un pas grave et majestueux.
Cette gracieuse créature, était ainsi que sa sœur, vêtue d'une robe de soie abricot, pailletée et ornée de galons rouges, et coiffée d'un turban de gaze verte.
—Voulez-vous, dit-elle, déjeuner avec nous; c'est de bon cœur que nous vous faisons cette offre, si elle ne vous déplaît pas, acceptez sans faire de façons.
Fortuné, après avoir remercié la jeune fille, se plaça près de madame de Riberpré, qui lui donna un énorme morceau de pain sur lequel elle avait étendu une espèce de hachis, qu'il trouva délicieux, quelques noix et deux verres de vin complétèrent ce repas, après lequel il se trouva un peu moins triste qu'il ne n'était lorsqu'il était à jeun.
M. de Riberpré était un homme de cinquante ans environ, que sa taille exiguë faisait paraître plus gros qu'il ne l'était en réalité. (Il n'avait pas plus de quatre pieds six pouces), ses cheveux et ses moustaches plus noirs que l'ébène, étaient aussi luisants qu'une botte vernie, toutes les couleurs de l'arc en ciel étaient représentées sur son visage dont l'expression, cependant, n'était pas désagréable, car elle annonçait une de ces bonnes et joyeuses créatures qui vivent au jour le jour, et qui se disent lorsque surviennent quelques événements fâcheux: cent écus de chagrin ne payent pas six francs de dettes[643].
Il était vêtu d'un habit vert à larges basques, d'une veste et d'une culotte de drap écarlate couvert de taches de diverses natures, ses bas, jadis blancs, étaient ornés de coins jaunes; il y avait à ses souliers de larges boucles de cuivre doré, il n'avait d'autre coiffure qu'une perruque à la conseillère, pour le moment accrochée à un des brancards de la charrette.
La physionomie et le costume de sa digne épouse, n'étaient ni moins originaux, ni moins luxueux. Si M. de Riberpré, gros et court, ressemblait à une outre, madame de Riberpré, en revanche, ressemblait à un manche à balais: les cheveux de cette dame étaient du plus beau rouge qui se puisse imaginer; sa peau peut-être avait été jadis de la plus éclatante blancheur, mais, à l'heure qu'il était, les nombreuses taches de son, dont elle était couverte, lui donnaient une teinte café au lait, qui désolait la bonne madame de Riberpré; du reste tous les contours de sa physionomie, ainsi que ceux de son corps, étaient roides et anguleux; elle était coiffée d'un feutre à la Henri IV, surmonté de deux plumes: l'une blanche, l'autre rouge, et vêtue d'une robe bleu de ciel, ornée de galons de cuivre argenté.
Nous ne dirons rien des deux demoiselles dont nous avons déjà décrit le costume, si ce n'est qu'elles étaient aussi jolies que peuvent l'être des jeunes filles qui passent presque toute leur vie sur les grandes routes, à la pluie, au soleil, et qui ne savent à quoi peuvent servir l'huile antique, le cold cream, la bandoline, la pâte d'amande et tous les autres cosmétiques dont nos jolies Parisiennes font une si prodigieuse consommation.
Lorsque Fortuné fut à peu près rassasié, il raconta sa triste histoire à M. de Riberpré.
Le digne saltimbanque l'écouta avec beaucoup d'attention et toute la famille versa des larmes au récit de ses malheurs.
—Et que comptez-vous faire maintenant? dit-il au pauvre diable après avoir interrogé du regard sa femme et ses deux filles, qui répondirent par un signe affirmatif.
—Je n'en sais vraiment rien, répondit Fortuné, j'espère trouver de l'ouvrage dans quelque ferme.
—Ecoutez, mon jeune ami, vous êtes, je le suppose, un honnête et laborieux garçon et je suis sûr que vous êtes aussi malheureux qu'il est possible de l'être; puisque vous ne savez ni où vous souperez ni où vous coucherez ce soir, et bien! restez avec nous: vous serez mon contrôleur, mon directeur de la scène et le régisseur général de ma troupe, vous ferez la manche[644], etc, etc... du reste quand il y en a pour vingt-trois, il y en a pour vingt-quatre.
M. de Riberpré, on le voit, ne ressemblait pas à la plupart des directeurs de théâtre; il ne séparait point ses intérêts de ceux de ses artistes, il rangeait sur la même ligne sa femme, ses deux filles, l'âne et les deux mâtins qui traînaient la charrette, et les seize chiens savants qui composaient le personnel de sa troupe.
Fortuné se garda bien de refuser une proposition aussi avantageuse que celle qui venait de lui être faite par M. de Riberpré; il répondit qu'il était excessivement flatté de la confiance qu'on voulait bien lui témoigner, et que M. le directeur pouvait compter sur son zèle et sur son empressement à le servir.
—C'est très-bien, jeune homme, lui dit avec beaucoup de majesté le digne saltimbanque; c'est très-bien, vous êtes, à partir de ce moment, un des membres de ma nombreuse famille; lorsque nous ferons bonne chère, vous ferez comme nous, lorsque nous serons forcés de danser devant le buffet, ce qui nous arrive quelquefois, il ne faut pas être trop triste; les mauvais jours sont presque toujours suivis de jours plus heureux.
En achevant ces mots, M. de Riberpré prit dans la petite charrette une bouteille de taille raisonnable, revêtue d'une chemise d'osier.
—Nous viderons, continua-t-il, cette vieille rouillarde[645], pour célébrer votre admission parmi nous.
Il donna à la bouteille une accolade fraternelle; puis il la remit à son épouse qui suivit son exemple.
La bouteille n'arriva à Fortuné qu'après avoir fait le tour du cercle; elle était presque vide.
L'eau-de-vie qu'elle contenait ayant mis les convives en belle humeur, le père, la mère et les deux filles, entonnèrent en chœur ce refrain d'une des plus jolies chansons de Béranger:
Fortuné, auquel un excellent repas et quelques gorgées d'eau-de-vie avaient rendu toute sa gaieté, fit chorus avec eux.
Après quelques instants donnés à la gaieté, M. de Riberpré, ayant fait observer à sa famille qu'il était temps de se mettre en route si l'on voulait arriver avant la nuit au lieu où l'on devait la passer, chacun se leva, et au signal de leur directeur, les artistes épars dans la prairie, ayant sauté l'un après l'autre dans la charrette, la petite caravane se remit en route.
Fortuné resta assez longtemps avec M. de Riberpré, qui le traitait aussi bien que ses filles.
Le pauvre jeune homme s'acquittait avec intelligence de ses fonctions de contrôleur, de directeur de la scène et de régisseur général. Il prodiguait aux artistes qui composaient la troupe, des soins si affectueux que, tous, lui témoignaient la plus vive amitié.
La famille de M. de Riberpré avait parcouru le Dauphiné et presque toutes les contrées méridionales de la France; elle s'était même arrêtée plusieurs jours à Pourrières, pour donner quelques représentations au château, habité en ce moment par Salvador et Roman, (le malheureux fils d'Alexis de Pourrières, était bien loin de se douter que c'était devant la porte de la demeure de ses ancêtres qu'il faisait le métier de saltimbanque), et elle se disposait à quitter la Provence pour entrer dans le Lyonnais, lorsque la mort, qui n'épargne personne, frappa tout à coup son digne chef. Madame de Riberpré qui, quoique laide, sale et ridicule, était une excellente femme, et aimait infiniment l'homme avec lequel elle courait le monde depuis un si grand nombre d'années, tomba malade et mourut à l'hôpital de Montélimart.
Privés de leurs chefs, Fortuné et les deux jeunes filles, furent forcés de se séparer; la charrette, le vieil âne et les deux mâtins, furent donnés pour dix écus à un paysan Provençal, et après avoir fraternellement partagé, cette petite somme et donné aux artistes mâles et femelles, la liberté de chercher un nouvel engagement, les trois jeunes gens, qui avaient trouvé de l'emploi, se séparèrent après s'être mutuellement souhaité toute sorte de prospérités.
Malaga, l'aînée et la plus jolie des filles de M. de Riberpré, celle des deux qui avait témoigné à Fortuné la plus vive amitié, s'engagea en qualité d'écuyère équilibriste, dans la troupe des Bouthor, émules forains des frères Franconi.
Un vieux marchand de complaintes, d'Agnus Dei et d'images de sainteté, voulut bien se charger de Brigantine, la cadette.
Fortuné, moins heureux que ses deux compagnes, fut forcé d'entrer au service du propriétaire d'une ménagerie d'animaux féroces.
Cet homme avait pris le caractère des bêtes qu'il faisait voir pour de l'argent; il était encore plus grossier que ne le sont ordinairement les gens de sa profession; brutal, parce qu'il se savait doué d'une force physique prodigieuse, lorsqu'il était ivre, et il s'enivrait tous les jours, il frappait indifféremment ses serviteurs et ses bêtes, et il se servait pour corriger les uns et les autres du même instrument, une tringle de fer, un peu plus grosse que le petit doigt et terminée en pointe.
Fortuné qui, malgré sa vie aventureuse et les haillons dont il était couvert, avait conservé un extérieur et des formes distinguées, déplaisait particulièrement à cet homme averti, sans doute, par son instinct grossier, que son valet appartenait à une espèce supérieure à la sienne. Il saisissait donc, avec le plus vif empressement, toutes les occasions de le maltraiter; il ne lui payait pas ses gages et ne lui donnait de nourriture que ce qu'il lui en fallait pour l'empêcher de mourir de faim.
Fortuné, maltraité tous les jours et forcé, pour ainsi dire, de disputer sa maigre pitance aux lions, aux tigres et aux boas constrictors, resta cependant près d'une année au service du propriétaire de la ménagerie; mais las, à la fin, de souffrir, il signifia à son maître qu'il avait l'intention de le quitter et lui demanda le payement de ses gages.
Il lui était dû un peu plus d'une soixantaine de francs, et il s'était dit que dès qu'il toucherait cette petite somme il se procurerait un costume un peu plus propre que celui dont il était couvert, et qu'il se rendrait à Paris: il espérait trouver, dans une aussi grande ville, les moyens d'utiliser ses facultés et son bon vouloir.
Son maître, pour toute réponse à ses réclamations, saisit la tringle de fer dont nous venons de parler, et lui en assena sur les épaules un si furieux coup qu'il l'envoya rouler à dix pas devant lui.
Lorsqu'un vase est trop plein, il déborde; le chien le plus doux, si on le tourmente trop longtemps, se retourne et mord son persécuteur; il en est de même de certains hommes, douées d'une douceur inaltérable; on pourra bien, pendant un certain laps de temps, les rendre impunément victimes de toutes les méchancetés imaginables, mais il arrivera nécessairement, un moment où lassés de souffrir injustement, ils se révolteront, et alors malheur aux persécuteurs, leur colère sera terrible.
Fortuné, aussi prompt que l'éclair, se releva; il prit un large coutelas qui servait à découper les viandes destinées aux bêtes féroces, puis il saisit son maître par le cou et il lui appuya sur la poitrine l'arme dangereuse qu'il avait entre les mains.
—Payez-moi, lui dit-il d'une voix étranglée par la colère, payez-moi tout de suite, si vous ne voulez pas que je vous enfonce ce couteau dans le cœur.
Les yeux noirs de Fortuné lançaient des éclairs, son visage était aussi pâle que celui d'un cadavre.
Le montreur de bêtes féroces était aussi lâche qu'il était cruel; il tremblait de tous ses membres et n'essayait même pas d'échapper à la furieuse étreinte de son jeune domestique.
—Je vais te payer, mon garçon, dit-il enfin en bégayant, je vais te payer.
—Tout de suite, tout de suite; je ne veux pas attendre plus longtemps.
Le montreur de bêtes prit quatorze pièces de cinq francs qu'il remit à Fortuné.
—Est-ce ton compte? lui dit-il.
—Je ne vous en demande pas davantage, répondit le jeune homme. Il mit les quatorze pièces de cinq francs dans sa poche et sortit précipitamment de la baraque couverte en toile, dans laquelle s'était passée la scène que nous venons de rapporter.
Quinze jours après avoir quitté le montreur de bêtes, Fortuné, qui s'était procuré à Lyon un costume assez propre, entrait à Paris par la barrière d'Italie, riche seulement de trois pièces de cinq francs et de beaucoup d'espérance.
Il alla se loger dans le plus modeste hôtel garni du quartier Saint-Marcel, et après une journée consacrée au repos (il venait de faire à pied environ deux cents lieues), il se mit à chercher de l'occupation.
C'était, pour nous servir d'une expression populaire, chercher une aiguille dans une botte de foin. Qui voudrait se charger d'un jeune homme dont les membres grêles n'annonçait pas une grande force, qui ne savait rien ou presque rien et qui ne pouvait se recommander de personne; ce fut donc en vain que le pauvre garçon alla de porte en porte, offrant de donner tout son temps en échange du plus modique salaire; on l'avait repoussé à Genève parce qu'on ne le connaissait pas.
Fortuné ne voyait pas, sans éprouver un certain effroi, diminuer sensiblement son petit pécule; que ferait-il lorsqu'il ne lui resterait plus rien? volerait-il, demanderait-il l'aumône? ces deux actions lui inspiraient une répugnance presque égale.
Un des commensaux du misérable hôtel garni dans lequel il logeait, auquel il avait fait la confidence de sa triste position, lui avait donné le conseil de se faire soldat; Fortuné alla trouver le capitaine de recrutement de la Seine.
M. Gibassier fut forcé de le refuser; les médecins l'avaient trouvé beaucoup trop faible de complexion, et puis, d'ailleurs, il n'était pas porteur des pièces nécessaires; mais le digne militaire, touché de son extrême misère et de son désespoir, lui donna une pièce de cinq francs.
—Il y a de bonnes âmes ici-bas, se dit Fortuné après avoir reçu cette aumône qui arrivait fort à propos (il avait dépensé la veille ses derniers sous), ne perdons pas courage, Dieu ne veut pas que je meure de faim.
Il se remit à chercher de l'occupation.
Un coutelier voulut bien l'occuper trois jours de la semaine, à raison de deux francs par jour, pour tourner la roue de sa machine à repasser.
Il resta près de six mois chez ce coutelier, qui, faute d'ouvrage, fut à la fin forcé de le renvoyer.
Fortuné, pendant les six mois qui venaient de s'écouler, avait acquis une certaine expérience; son patron lui avait appris, que, dans une ville comme Paris, un homme intelligent et qui sait se contenter de peu, peut trouver mille moyens honnêtes de gagner sa vie; ramasser dans les rues les vieux bouchons pour les vendre aux fabricants de veilleuses; suivre les lions à la piste et ramasser les cigares qu'ils jettent à moitié consumés, pour en faire des cigarettes qui seront vendues à des lions d'un ordre inférieur; ouvrir les portières à la porte des spectacles et des bals; poser, en temps de pluie, une planche sur les ruisseaux; savonner les chiens; vendre des allumettes chimiques allemandes, des cahiers de papier à lettre à deux sous; petits métiers dont les bénéfices, il est vrai, ne sont pas considérables, mais qui, cependant, nourrissent ceux qui les exercent.
Fortuné, sans doute, se serait déterminé à adopter l'une ou l'autre de ces industries, si, peu de jours après sa sortie de chez le coutelier, il n'était pas tombé malade.
Le maître de l'hôtel garni dans lequel il logeait le fit transporter à l'Hôtel-Dieu.
Sa maladie fut longue, mais enfin il guérit, et, par une sombre et froide matinée d'automne, on le mit à la porte de l'hospice; le médecin, qui la veille avait signé son billet de sortie lui avait recommandé de se vêtir bien chaudement, tant que durerait sa convalescence, de boire un peu de vin de Bordeaux et de ne manger que des aliments sains et nourrissants, Fortuné avait, en effet, bien besoin de tout cela; les mille privations qu'il supportait depuis si longtemps, l'avaient tellement affaibli, que, pour marcher, il était forcé de s'appuyer contre les murailles.
Il mit plus de deux heures à franchir le court espace qui sépare l'Hôtel-Dieu du modeste hôtel garni qu'il habitait avant son entrée à l'hôpital; il croyait, le pauvre garçon, que son hôte ne refuserait pas de le recevoir; son attente fut trompée.
—Votre chambre est louée, mon garçon, lui répondit l'hôtelier après avoir patiemment écouté sa très-humble supplique, et il ne m'en reste pas une en ce moment dont je puisse disposer; allez, mon ami, allez, et que Dieu vous bénisse.
Fortuné sortit la mort dans l'âme; après avoir longtemps marché au hasard, épuisé de fatigue et de besoin, il tomba sur le trottoir.
Des sergents de ville passèrent qui le conduisirent au corps de garde le plus voisin.
Les soldats partagèrent avec lui leur maigre pitance, et le couvrirent de la capote de bure du factionnaire.
Le lendemain matin, Fortuné fut conduit devant un commissaire de police, auquel il raconta toute son histoire.
Ce commissaire de police l'écouta très-patiemment, et comme de ce qu'il venait d'entendre il résultait la preuve que le pauvre diable n'exerçait habituellement ni métier, ni profession, qu'il n'avait ni domicile, ni moyens assurés d'existence et que par conséquent l'art. 270 du code pénal ainsi conçu: «Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier, ni profession,» pouvait lui être appliqué, il chargea deux soldats de le conduire à la préfecture de police. Il était depuis deux jours dans cette prison, confondu avec la tourbe infâme des habitués du dépôt, lorsqu'il fit la rencontre de la femme Adélaïde Moulin dans l'antichambre d'un juge d'instruction.
Nous avons vu qu'il la prit entre ses bras et qu'il la serra longtemps contre sa poitrine.
—Vous ne m'en voulez donc pas? lui dit-elle.
—Eh! pourquoi vous en voudrais-je? vous ne m'avez abandonné que parce que vous avez été forcée de quitter Genève pour éviter d'être mise en prison, et peut-être que vous n'étiez pas plus coupable que je ne l'étais lorsqu'on m'emprisonna pour la première fois, que je ne le suis maintenant.
Fortuné raconta alors à la femme Moulin tout ce qui lui était arrivé depuis le jour où il fut recueilli par le bon père Humbert, dont il ne pouvait parler sans verser des larmes amères, jusqu'à celui où il était arrivé.
—Pauvre enfant! lui dit la vieille femme, après l'avoir écouté, vous avez bien souffert, et c'est moi qui suis la cause première de tous les malheurs qui sont venus vous affliger, mais je vais tâcher de réparer le mal que je vous ai fait, et je réussirai, je l'espère; ce n'est pas en vain que Dieu aura permis que nous nous rencontrassions ici.
Un gendarme qui venait chercher Fortuné pour le conduire dans le cabinet de son juge, interrompit cet entretien.
—Prenez ceci, dit la femme Moulin, en mettant deux pièces de vingt sous dans la main du jeune homme, faites-vous donner quelques bouillons, un peu de bon vin, soignez-vous et espérez.
—Adieu, adieu, ma bonne tante, répondit Fortuné, qui ne comprenait pas grand'chose aux discours de la femme Moulin; hélas! peut-être qu'il ne me sera plus permis de vous revoir.
—Espérez, répéta la femme Moulin.
Fortuné fut forcé de suivre dans le sombre couloir qui conduit aux cabinets de messieurs les juges d'instruction le gendarme chargé de le conduire.
Peu de temps après, un autre gendarme vint chercher la femme Moulin, qui fut à son tour conduite dans le cabinet d'un magistrat instructeur.
Salvador venait d'achever sa toilette, et il allait sortir pour se rendre chez Silvia, lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre qui venait d'être déposée chez le concierge de l'hôtel, auquel on avait fait la recommandation de la remettre à l'instant même à M. le marquis de Pourrières.
Comme cette lettre était ornée du cachet d'un de messieurs les juges d'instruction de la Seine, Salvador s'empressa de l'ouvrir. Voici ce qu'elle contenait:
«Monsieur le marquis,
Veuillez prendre la peine de passer de suite à mon cabinet; j'ai à vous faire une communication qui, je dois le croire, vous comblera de joie.
J'ai l'honneur, etc.»
Ceci, se dit Salvador après avoir lu, ne ressemble pas à un mandat de comparution; je crois que je puis sans me compromettre me rendre à l'invitation de cet estimable juge... La communication me comblera peut-être de joie... Je n'y comprends rien; si c'était un piège?... Ce n'est pas probable; et puis, après tout, au bout le bout.
Salvador sonna.
—La voiture! dit-il au valet qui se présenta à cet appel.
—Les chevaux sont attelés, répondit le domestique.
Salvador descendit et donna l'ordre au cocher anglais de Silvia, qu'il avait pris à son service depuis l'aventure du bois de Vincennes, de le conduire au palais de justice.
Il fut de suite introduit dans le cabinet du juge d'instruction qui l'avait fait demander; ce magistrat se leva pour le recevoir et lui présenta un fauteuil.
—Décidément, se dit Salvador après avoir répondu comme il le devait aux politesses du digne magistrat, décidément je n'ai rien à craindre.
Il y avait dans le cabinet, outre le juge et Salvador, une vieille femme, assise sur une modeste chaise de paille et un grand et robuste gendarme chargé de veiller sur elle.
—Connaissez-vous monsieur? dit le juge à la vieille femme, lorsque Salvador se fut assis.
—Je n'ai jamais vu monsieur, répondit la vieille femme, je ne puis donc avoir l'honneur de le connaître.
Le juge, évidemment, ne s'attendait pas à cette réponse, qui parut l'étonner beaucoup.
—Et vous, monsieur, dit-il à Salvador, connaissez-vous cette femme?
Salvador regarda attentivement la vieille femme qui paraissait aussi étonnée que le juge.
—Je ne l'ai jamais vue, répondit-il.
—C'est singulier, dit le juge en se grattant le front. Monsieur est le marquis Alexis de Pourrières; continua-t-il en s'adressant à la vieille.
La femme Moulin se leva de sa chaise avec tant de précipitation, que le gendarme, croyant sans doute qu'elle voulait s'évader, alla se placer devant la porte.
Elle s'approcha de Salvador, qu'elle examina avec beaucoup d'attention.
—Monsieur n'est pas le marquis Alexis de Pourrières! dit-elle, lorsque cet examen fut terminé. Il y a, entre les traits de monsieur et ceux du marquis Alexis de Pourrières, une certaine analogie, qui peut tromper au premier coup d'œil; mais c'est tout; monsieur est plus grand et plus fortement constitué, ses yeux sont bleus, ceux du marquis sont noirs.
Ces dernières paroles, de la femme Moulin, firent naître une légère pâleur sur le visage de Salvador. Cette pâleur, le juge pouvait l'avoir remarquée. Salvador, qui croyait la position dans laquelle il se trouvait, beaucoup plus périlleuse qu'elle ne l'était en réalité, voulut qu'il fût possible de l'attribuer à la colère.
—Que signifie cette ridicule comédie? s'écria-t-il en s'adressant au juge, et que me veut cette femme que je ne connais pas et que je n'ai pas l'envie de connaître?
—Calmez-vous, M. le marquis, répondit le magistrat, calmez-vous, je vous en prie; je vais vous donner l'explication de ce qui vient de se passer. Voudrez-vous bien répondre à quelques questions que je vais avoir l'honneur de vous adresser?
—Vous avez confié, pour l'élever, à une femme Adélaïde Moulin, de Genève, un fils naturel, reconnu par vous, que vous aviez eu de la demoiselle Jazetta Louiset, née à Marseille, et fille d'un maître d'armes de cette ville?
Salvador n'eut pas besoin d'en entendre davantage pour deviner que la vieille femme, qui venait de refuser de le reconnaître, n'était autre que la femme Moulin, de Genève, et que c'était parce qu'on avait retrouvé le jeune Fortuné, que le juge d'instruction l'avait fait demander; les termes de la lettre qu'il lui avait écrite, ne lui laissaient aucun doute à cet égard.
—Ah! si j'avais su, se dit-il, j'aurais de suite reconnu cette femme; j'aurais serré contre mon cœur le jeune Fortuné, qui attend sans doute, dans une pièce voisine, le moment d'entrer en scène, et tout aurait été dit; mais je me suis trop avancé pour retourner en arrière.
—Il est vrai, monsieur, dit-il au juge, lorsque je revins en France, après de nombreux voyages, j'appris que la femme à laquelle j'avais accordé ma confiance, s'en était montrée indigne, qu'elle n'avait pas fait donner à mon fils l'éducation qu'il devait recevoir, que contrairement à mes ordres elle lui avait laissé ignorer le nom qu'il devait porter un jour, et qu'enfin, forcée de quitter la ville de Genève, pour se soustraire aux justes poursuites des magistrats, elle avait abandonné mon malheureux fils. Ce sont les magistrats municipaux de la ville de Genève qui m'ont appris tout ce que je viens de vous dire.
Vous savez sans doute le reste: comment mon fils, ayant été injustement accusé du meurtre de l'homme bienfaisant qui avait pris soin de son enfance, fut forcé de quitter Genève.
Le magistrat fit un signe affirmatif.
—Je n'ai pas cessé, continua Salvador, de faire, pour découvrir les traces du pauvre Fortuné, tout ce qu'il était possible de faire. Dernièrement encore, une personne de mes amis était à Genève, et je la priai de tenter encore quelques démarches; voici ce qu'elle me répondit:
Salvador avait justement sur lui une des lettres que Servigny lui avait adressées de Genève; c'était celle par laquelle le mari de Laure lui apprenait que Fortuné, a sa sortie de Genève, s'était joint à la troupe d'acrobates et de chiens savants de M. de Riberpé; il la remit au magistrat, qui la lut avec beaucoup d'attention.
—C'est singulier, dit ce digne homme, s'il était permis d'ajouter foi aux discours de cette femme, je croirais que le jeune homme qui, d'après ce qu'elle lui a dit, prétend être votre fils, l'est en réalité; car, ils paraissent tous deux parfaitement instruits des particularités qui concernent la femme Moulin de Genève et le jeune Fortuné.
—Monsieur! n'est pas le marquis Alexis de Pourrières, répéta la femme Moulin.
—Taisez-vous, malheureuse, s'écria le juge; n'augmentez pas vos torts en soutenant avec acharnement une pareille absurdité, songez qu'une punition sévère!
—Monsieur! Monsieur! reprit la femme Moulin, ne me condamnez pas sans m'entendre; tout ceci est couvert d'un voile mystérieux, que vous parviendrez à déchirer avec l'aide de Dieu. Voici une lettre du marquis de Pourrières, que j'ai conservée par hasard, c'est déjà un commencement de preuve.
Le juge prit la lettre, qu'il remit, après l'avoir examinée, entre les mains de Salvador.
—C'est effectivement moi qui ait écrit cette lettre, dit celui-ci.
—Eh bien, monsieur, s'écria Adélaïde Moulin, écrivez quelques lignes que vous soumettrez à M. le juge, il verra si je lui en impose, lorsque je lui dis que vous n'êtes pas le marquis Alexis de Pourrières.
Salvador, sans attendre que le juge joignît un ordre à la demande de la femme Moulin, prit une plume et du papier, et transcrivit les premières lignes et la signature de la lettre qu'on venait de lui remettre.
Il y avait entre l'écriture et la signature des deux pièces une telle identité, que tous ceux qui ne savaient pas que Salvador était, ainsi que nous l'avons déjà dit, un très-habile faussaire et qu'il s'était appliqué à contrefaire l'écriture d'Alexis de Pourrières, devaient nécessairement croire qu'elles avaient été tracées par la même main.
—Reconduisez cette femme, dit le juge au gendarme, après avoir examiné la pièce de comparaison.
—Monsieur, dit la malheureuse femme, vous n'avez pas fait encore tout ce qu'il faut faire, songez que dans cette affaire, ce n'est point de moi qu'il s'agit, mais de l'avenir d'un malheureux jeune homme qui a déjà beaucoup souffert.
—C'est bien, madame, c'est bien, répondit le juge. Je sais quels sont mes devoirs.
La femme Moulin, forcée de suivre son conducteur, sortit du cabinet et laissa seuls Salvador et le juge.
—Ce qui vient de se passer m'étonne au dernier point, quel peut être le but de cette femme en cherchant à se faire passer pour celle dont, par un hasard singulier, elle porte le nom?
—Mais celui d'extorquer une récompense, en faisant passer un imposteur pour le fils que je n'ai pas cessé de regretter.
—Détrompez-vous, monsieur le marquis, le jeune homme, j'en suis certain, n'est point un imposteur. J'ai interrogé ce malheureux, toutes ses réponses m'ont paru être l'expression de la vérité.
—Ah! monsieur, si l'espérance que vos discours me permettent de concevoir, se réalise, je serai le plus heureux des mortels.
—Elle se réalisera, monsieur le marquis, quelque chose me dit que vous avez retrouvé le fils que vous regrettez si vivement.
—Ne négligez rien, monsieur, n'épargnez ni les soins, ni l'argent, s'il devient nécessaire d'en dépenser.
—Soyez tranquille, monsieur le marquis, je sais quelle est la tâche qui m'est imposée, et je saurai m'en montrer digne, j'écrirai à Genève, je ferai même, si cela devient nécessaire, venir à Paris des personnes qui ont été à même de connaître le jeune Fortuné et la femme Moulin et je suis persuadé d'avance, que le résultat des investigations auxquelles je vais me livrer sera celui que nous espérons, vous et moi; vous pourrez alors en toute sûreté serrer entre vos bras le fils que, jusqu'à ce jour, vous avez cru perdu à jamais, et la femme que vous venez de voir, et dont je vous l'avoue, la conduite me paraît inexplicable, sera ou justifiée ou démasquée.
—Je souhaite bien vivement, monsieur, que vos prévisions se réalisent.
—Elles se réaliseront, monsieur le marquis, elles se réaliseront, gardez-vous d'en douter.
—Puisqu'il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de déposer entre vos mains cette petite somme (Salvador prit dans son portefeuille un billet de cinq cents francs, qu'il posa sur le bureau du juge). Je désire que le jeune homme dont vous venez de me parler, et qui peut être est mon fils, ne manque de rien.
—Votre désir est trop naturel, pour qu'il ne soit pas exaucé, je donnerai des ordres en conséquence.
—Ce sera, monsieur, me rendre un important service; mais vous ne m'avez pas dit quelle était la faute pour laquelle on retenait ce malheureux en prison, se serait-il, hélas! rendu indigne du nom, qu'il est, selon toute apparence, destiné à porter.
—Rassurez-vous, monsieur le marquis, ce jeune homme, quel qu'il soit, est tout à fait digne de vous appartenir.
—Ah! vous me rendez la vie, je craignais, je l'avoue, de me voir forcé de regretter d'avoir retrouvé un fils que je pleure depuis si longtemps.
Après avoir échangé encore quelques paroles avec le juge d'instruction, Salvador sortit du cabinet de ce brave et digne magistrat. Sa voiture l'attendait au pied du grand escalier du palais.
Le cocher était absent, il avait confié la garde de ses chevaux au chasseur, de sorte que Salvador fut obligé de l'attendre quelques minutes.
Il le vit sortir en courant, d'un cabaret situé sur la place du palais de justice, en face de l'escalier qui conduit à la salle des Pas-Perdus.
—Que signifie ceci! dit-il au cocher, qui paraissait avoir bu le contenu de plus d'une bouteille, vous me mettez dans la nécessité de vous attendre.
—Ne me grondez pas, monsieur le marquis, répondit le cocher d'un ton qui annonçait qu'il était sûr de lui-même, je viens de vous rendre, sans que cela paraisse, un fameux service.
—Oh! ça c'est vrai, ajouta le chasseur, jaloux de venir en aide à son camarade qu'il avait, sans doute, et à plusieurs reprises, remplacé au cabaret.
—C'est bien, messieurs les drôles, dit Salvador que ce petit événement, après ce qui venait de lui arriver, intriguait passablement, vous me donnerez l'explication de votre conduite lorsque nous serons rentrés à l'hôtel.
Nous dirons ce qui s'était passé dans la cour du palais de justice pendant le temps que Salvador était dans le cabinet du juge d'instruction.
Le cocher anglais était descendu de son siége, et il se promenait avec son camarade le chasseur près de la voiture confiée à sa garde, lorsqu'il fut abordé par un homme proprement vêtu, dont l'œil droit était caché sous un bandeau de taffetas noir; cet homme le saisit par le bras, et la pression fut tellement forte, que le cocher, bien qu'il fût vigoureux, ne se formalisa pas de cette manière assez cavalière d'aborder les gens; il avait deviné qu'il avait rencontré un gaillard très-capable de lui tenir tête.
—Vous ne me reconnaissez pas! dit cet homme à l'automédon du marquis de Pourrières.
—Je ne vous connais pas, répondit le cocher.
Il mentait, il avait parfaitement reconnu l'homme qui venait de l'aborder, c'était celui auquel, quelques mois auparavant il avait, pour gagner une prime de vingt-cinq louis, enlevé un œil à l'aide de son fouet.
—C'est possible, dit Beppo; vous allez cependant me suivre chez le commissaire de police.
La blessure de Beppo, que nous avons laissé sous la garde de deux agents de police dans la maison de la mère Sans-Refus, après l'évasion de cette femme et l'arrestation des bandits qui fréquentaient habituellement son bouge, s'étant trouvée beaucoup moins dangereuse qu'on ne l'avait cru d'abord, il avait pu, après quelques jours, être transporté dans un hospice, il n'avait pas voulu, craignant d'inquiéter sa mère, qu'on le menât chez lui; il avait écrit à cette brave femme qu'il venait de commencer un voyage qui le retiendrait hors de Paris quelques mois; il lui recommandait en même temps de prendre le plus grand soin de Georgette, à laquelle, disait-il, il s'intéressait vivement.
La bonne femme devait d'autant plus volontiers se conformer à ses intentions relativement à cette fille, que la bonté de son cœur la portait naturellement à faire tout ce qui était bien; et qu'elle croyait (à tort), que son fils éprouvait pour cette fille un amour qui lui ferait oublier celui que lui avait inspiré la marquise de Roselly.
Grâce aux soins qui lui furent prodigués par les célèbres médecins chargés du service de l'hôpital dans lequel il avait été transporté, il fut guéri en moins de temps qu'il ne l'espérait lui-même. Le couteau du grand Louis avait glissé sur l'épine dorsale, et avait seulement profondément entamé l'une des deux omoplates.
Lorsqu'il eut recouvré la santé, il fut conduit devant son patron, auquel il crut devoir se plaindre de l'espèce d'arrestation qu'il avait été obligé de subir. Celui-ci lui fit observer que ce n'était que dans son intérêt et afin de ne pas le brûler[646] que l'on avait pris la mesure dont il se plaignait, et il lui demanda si malgré ce qui s'était passé, il avait conservé l'espoir de mettre entre les mains de la justice les chefs de la bande dont, grâce à lui, on avait pu prendre presque tous les soldats. Beppo répondit qu'il accomplirait la tâche qu'il s'était imposée, et son patron, après lui avoir donné les louanges que méritaient son zèle et son dévouement, et offert une récompense pécuniaire qu'il refusa, lui permit de se retirer.
Son premier soin, dès qu'il fut libre, fut de se rendre chez sa mère; la bonne femme, grâce à la lettre qu'il lui avait écrite, n'avait pas trop souffert pendant son absence, qui n'avait pas, du reste, été aussi longue qu'il l'avait annoncée; elle lui prodigua les témoignages de la plus vive tendresse et lui présenta Georgette, dont Beppo, à son grand étonnement, ne lui parlait pas.
Il n'y avait pas plus de deux mois que cette malheureuse fille avait quitté l'atmosphère empestée dans laquelle elle avait presque toujours vécu, et cependant elle n'était déjà plus la même que celle que nous avons vue, ivre d'eau-de-vie, dans le bouge de la rue de la Tannerie.
Elle était simplement, mais proprement vêtue; ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec soin, ses yeux, qui n'étaient plus entourés de ce cercle bistre, indice certain d'une vie désordonnée, avaient en partie perdu leur expression hardie; ses joues, naguère pâles, commençaient à se colorer.
Beppo l'embrassa sur le front.
—Je vous remercie, lui dit-il à voix basse, de tous les services que vous m'avez rendus, et surtout d'avoir été discrète. C'est bien, continua-t-il en élevant la voix c'est bien, je suis content de vous, restez toujours près de ma mère, ma chère Georgette; vous êtes jeune, l'avenir vous réserve, je l'espère, des jours heureux, et si je meurs avant elle, ce qui, après tout, est possible, vous la consolerez, n'est-ce pas?
—Quelle idée! s'écria la Catalane; toi, mourir? mais tu n'y penses pas, tu es jeune, tu es fort.
Georgette, qui avait à peu près deviné quelles étaient en ce moment les pensées de Beppo, ne dit rien. Ce n'était pas sans peine qu'elle parvenait à retenir les larmes qui roulaient sous ses paupières.
—Il faut s'attendre à tout, ma pauvre mère, répondit Beppo, il arrive ici-bas de si singuliers événements.
—Beppo! mon cher fils! tu me caches quelque chose; tu ne m'as pas encore fait connaître les raisons pour lesquelles tu t'absentais si souvent...
—Rassurez-vous, ma mère, dit Beppo après s'être passé la main sur le front, rassurez-vous, j'aurai bientôt, je l'espère, accompli la tâche que je me suis imposée, et alors nous retournerons en Provence; je ne puis, quant à présent, vous en dire davantage, évitez donc de m'interroger; car, pour m'épargner la peine de répondre à vos questions, je me verrais forcé de ne reparaître ici que lorsque je serai disposé à tout vous dire.
—Hélas! mon Dieu! s'écria la pauvre mère en levant ses deux mains vers le ciel, protégez mon pauvre enfant, s'il est encore digne de votre divine miséricorde.
—Oh! vous pouvez prier pour moi, ma mère, ce que je veux faire est bien.
—Non, ma mère, non, je vous en donne l'assurance.
—Alors, mon fils, que la volonté de Dieu soit faite; viens ici aussi souvent que cela te sera possible, je te promets de ne jamais t'interroger.
Beppo embrassa de nouveau sa mère et Georgette, qu'il quitta après leur avoir fait la promesse de revenir bientôt leur rendre visite. Ce fut en sortant de chez lui qu'il fit la rencontre du cocher de Salvador qu'il voulut conduire chez un commissaire de police.
—Allons, dit Beppo, laissez à votre camarade le soin de garder votre voiture, et suivez-moi de bonne volonté; vous devez être convaincu que je suis assez fort pour vous traîner si vous ne m'obéissez pas.
Ce misérable commença à trembler de tous ses membres à l'audition de cette menace; il devinait qu'une fois qu'il serait entre les mains de la justice, son maître l'abandonnerait si le crime qu'il avait commis venait à être prouvé, et il était forcé de reconnaître qu'il méritait une punition rigoureuse.
—Voyons, répondit-il, car il voulait absolument se retirer de la fâcheuse position dans laquelle il se trouvait placé, voyons, il y a peut-être moyen de s'arranger; vous me paraissez un brave jeune homme, vous ne devez pas vouloir la mort du pécheur, entrons chez le marchand de vins, nous causerons, et si nous ne nous arrangeons pas, eh bien! je vous suivrai où vous voudrez.
—Au fait, se dit Beppo, ce n'est pas à ce pauvre diable, qui n'a fait après tout qu'obéir aux ordres de son maître, que j'en veux.
Il entra donc dans le cabaret dont nous avons vu sortir l'automédon.
Il n'avait d'autre but, on l'a déjà deviné, que d'apprendre le nom de la personne à laquelle appartenait le cocher qui l'avait si rudement traité, et qui n'était autre, il en était persuadé, que l'un des trois hommes, dont il avait entendu parler si souvent chez la mère Sans-Refus, sous les noms du grand Richard, de Rupin et du Provençal. On nous fera peut-être observer que Beppo, qui savait le nom de Silvia, pouvait facilement découvrir sa demeure, et, par suite, celle des individus dont il voulait se venger. A cette juste observation, nous répondrons que la demeure de Silvia, nouvellement réinstallée à Paris, n'étant connue ni à la poste, ni ailleurs, toutes les démarches faites par Beppo, jusqu'à l'époque à laquelle nous sommes arrivés avaient été inutiles. Il aurait pu, sans doute, en se faisant aider par les mille limiers de la police, que l'on aurait mis volontiers à sa disposition, arriver sûrement à son but; mais c'était là justement ce qu'il voulait éviter, nous n'avons pas besoin de dire pour quelles raisons.
—Qu'avez-vous à me dire? demanda-t-il au cocher, lorsqu'ils furent tous deux installés dans un cabinet particulier ayant entre eux une bouteille de vin cacheté que ce dernier avait fait demander. Le cocher de Salvador était un rusé compère qui avait deviné de suite que ce n'était pas seulement pour empêcher un homme de courir après sa voiture que son maître lui avait donné l'ordre de s'en débarrasser à quelque prix que ce fût, et au risque de ce qui pourrait en arriver.
—Ecoutez, dit-il à Beppo, je veux bien, puisque nous sommes seuls, vous avouer que c'est moi qui vous ai fait, quoique sans intention, la blessure qui vous a privé d'un de vos yeux.
—Que vous avouiez ou que vous niez, peu m'importe! J'ai eu le soin de prendre l'adresse des personnes que le hasard a rendu témoins de l'accident, et ces personnes, j'en suis certain, vous reconnaîtront.
—C'est possible; mais ce n'est pas, quand à présent, de cela qu'il s'agit; vous devez bien penser que ce n'est pas de mon propre mouvement que je vous ai si bien arrangé. Si j'avais été le maître, je vous aurais laissé courir derrière ma voiture tant que vous auriez voulu sans seulement y prendre garde; mais il n'en était pas ainsi, je ne vous ai frappé que pour obéir aux ordres de mon maître, et, soit dit entre nous, pour gagner vingt-cinq napoléons qu'il m'a bel et bien comptés lorsque nous sommes rentrés à l'hôtel.
—Misérable! s'écria Beppo, à la fin révolté par tant d'impudence.
—Eh! bon Dieu, je ne suis pas aussi coupable que vous le pensez, répondit le cocher, nous devons, nous autres, domestiques de bonne maison, faire tout ce qu'exigent nos maîtres si nous voulons conserver nos places.
Vous devez, s'il y en a, connaître les raisons qui ont engagé mon maître à agir ainsi qu'il l'a fait, et en tout état de cause je crois qu'il vous serait plus avantageux de vous adresser à lui qu'à moi; voyez-le, exigez de lui une somme proportionnée au dommage qu'il vous a causé; il ne vous la refusera pas, car je suis certain qu'il ne serait pas flatté de voir cette affaire aller devant les tribunaux, auxquels, pour me disculper, je serais bien forcé de dire la vérité tout entière.
—Croyez-vous, en effet, votre maître capable de me donner une bonne somme? Est-il riche?
—S'il est riche! on roule chez lui sur l'or et sur l'argent.
—Ah! ah!
—Croyez-moi, suivez le conseil que je vous donne, vous vous en trouverez bien. Si, par hasard, vous n'étiez pas content de lui, vous pourrez faire plus tard ce que vous voulez faire aujourd'hui.
—Qui me dit que si je vous laisse aller, il me sera possible de vous retrouver plus tard, vous pouvez quitter le service de votre maître, la France même.
Cette objection, à laquelle cependant il devait s'attendre, embarrassa quelque peu le cocher, il ne trouva plus que des prières dans son imagination.
—Ne me perdez pas, dit-il à Beppo, je suis certain, vous dis-je, que vous n'aurez pas à vous plaindre de la générosité de mon maître; voyons, laissez-moi aller, et je vais vous remettre les cinq cents francs que j'ai reçus.
—Ecoutez, répondit Beppo, je vous laisserai la liberté et de plus votre argent si vous me promettez de répondre avec sincérité aux questions que je vais vous adresser.
Le cocher, on l'a déjà deviné, fit toutes les promesses qu'exigea Beppo.
—Quel est le nom de votre maître? demanda ce dernier.
—De Pourrières, répondit le cocher, et pour prouver à celui qui l'interrogeait qu'il ne mentait pas, il exhiba son livret.
—Où demeure-t-il?
—Rue de Courcelle, faubourg Saint-Honoré.
—Quelles étaient les personnes qui étaient avec lui, dans la voiture, le jour de l'accident?
—Madame la marquise de Roselly et M. le vicomte de Lussan.
—Où demeure la marquise de Roselly?
—Allée des Veuves, Champs-Elysées.
—Et le vicomte de Lussan?
—Rue de Varennes.
Beppo venait d'apprendre à peu près tout ce qu'il désirait savoir.
—Je ne vous retiens plus, dit-il au cocher, mais rappelez-vous que si ce que je désire ne m'est pas accordé, je saurai vous retrouver.
—Je n'en doute pas, répondit le cocher, mais je ne crains rien, M. le marquis est excessivement riche et très-généreux.
Beppo aurait dû recommander au cocher, qui probablement lui aurait obéi, de ne parler à son maître ni de la rencontre qu'il venait de faire, ni de ce qui s'était passé entre eux; mais il ne prit point cette précaution, (on ne s'avise jamais de tout); cette négligence, jointe à quelques autres circonstances dont une est déjà connue de nos lecteurs, devait retarder la réussite de ses projets.
La calèche de Salvador roulait rapide le long de la grande avenue des Champs-Elysées, et pour seulement la suivre de loin, le cocher d'un cabriolet de régie était forcé de fouetter vigoureusement le cheval, assez bon cependant, attelé à son véhicule, ce que du reste il faisait sans peine, désireux qu'il était de gagner la récompense promise par celui qu'il conduisait.
Il est presque inutile de dire que ce cabriolet de régie avait été loué par Beppo qui avait voulu acquérir la certitude que les renseignements qu'il venait de se procurer étaient exacts.
Salvador, étendu sur les coussins moelleux de sa calèche, fumait un cigare dont la fumée se perdait dans l'air en flocons bleuâtres.
—Mon édifice tremble sur sa base, se disait-il, il serait peut-être sage de mettre entre moi et ceux qui veulent absolument s'occuper de mes affaires, un espace difficile à franchir.
La calèche s'arrêta devant une élégante maison de l'allée des Veuves; Beppo, bien certain alors que le cocher du marquis de Pourrières ne l'avait pas trompé, donna l'ordre au sien de le conduire à la Préfecture de police.
Toute la maison habitée par Silvia (c'était chez elle que s'était fait conduire Salvador, qui voulait oublier quelques instants la vive inquiétude à laquelle avait donné naissance ce qui venait de se passer chez le juge d'instruction), était sens dessus dessous; le concierge avait abandonné son logement, les autres domestiques couraient çà et là comme des gens privés de sens.
—Ah! monsieur, dit une camériste à Salvador lorsqu'elle le vit entrer dans l'antichambre, quel affreux malheur! madame la marquise...
—Qu'est-il donc arrivé à madame la marquise? s'écria Salvador.
—Entrez, M. le marquis répondit la camériste, madame sera bien aise de vous voir; elle a déjà envoyé deux fois chez vous.
La camériste précéda Salvador qui entra dans la chambre de Silvia.
La marquise de Roselly était étendue sur une chaise longue, ses vêtements étaient en désordre, ses cheveux, ses sourcils et ses cils avaient été brûlés; le feu avait tracé sur son visage, sur son cou, sur ses bras des sillons profonds et sanglants. Lorsque Salvador entra, un chirurgien était occupé à poser des bandelettes sur ses nombreuses plaies.
—J'ai du courage, monsieur, lui disait Silvia d'une voix rude et saccadée; j'ai du courage, vous dis-je! répondez-moi donc avec sincérité: je resterai, n'est-il pas vrai, horriblement défigurée?
—Je n'ai que l'espoir de vous empêcher de perdre la vue, répondit le chirurgien, les traces du cruel événement dont vous avez été la victime, doivent rester gravées sur votre visage.
—Malédiction! s'écria Silvia qui se leva de sa chaise malgré les efforts du chirurgien, et s'approcha d'une glace. Malédiction! plus de cheveux plus de sourcils, le visage couvert d'abominables cicatrices; ah! je suis horrible.
—Qu'est-il donc arrivé? dit Salvador au chirurgien.
—Un de ces événements malheureusement trop communs, répondit celui-ci; madame la marquise qui venait de cacheter une lettre, avait laissé près d'elle la bougie dont elle venait de se servir, les fenêtres étaient ouvertes, le vent fait voltiger près de la flamme, une des pattes du bonnet de tulle dont elle était coiffée, elle s'enflamme, le feu se propage, madame la marquise perd la tête, vous devinez le reste. Elle aurait probablement perdu la vie, si ses gens, attirés par ses cris, n'étaient pas venus à son secours.
Silvia qui dans son trouble n'avait pas remarqué Salvador, s'était rejetée dans sa chaise longue; elle demeura quelques instants immobile, et ne sortit de cette espèce de torpeur, que pour demander si le marquis de Pourrières était enfin arrivé.
—Je suis ici, madame la marquise, lui dit Salvador.
—Que ne le disiez-vous? s'écria Silvia d'une voix altérée et qui annonçait qu'une violente colère grondait dans son sein.
—Retirez-vous tous, laissez-moi seule avec monsieur, dit-elle après quelques instants de silence.
Les domestiques et le chirurgien s'empressèrent d'obéir à cet ordre. Le chirurgien sortit de l'appartement en haussant les épaules; cette femme qui ne trouvait dans son cœur au moment où elle venait d'être la victime d'un effroyable malheur, que des malédictions, ne lui inspirait pas la moindre pitié.
—Eh bien! dit Silvia lorsqu'elle se trouva seule avec Salvador.
—C'est un bien grand malheur que celui qui vient de vous arriver, mais soyez-en sûre, il ne changera rien aux sentiments que vous m'avez inspirés.
—Je ne vous crois pas, vous ne voudrez pas traîner partout avec vous une femme horriblement défigurée, vous ne m'aimiez que parce que j'étais belle.
—La douleur vous rend injuste, ma chère Silvia, mais je crois que le moment est mal choisi pour nous quereller; des affaires pressantes m'appellent chez moi, je reviendrai près de vous lorsque vous serez un peu plus calme.
—Vous voudriez déjà être bien loin de moi, n'est-ce pas? allez, M. le marquis, allez, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, lorsque j'aurai besoin de vous voir, je saurai bien vous faire venir.
—Ecoutez-moi, Silvia, je suis las à la fin, de ne vous voir ouvrir la bouche que pour entendre des menaces...
—Que je réaliserai, soyez en sûr, si vous me donnez le droit de me plaindre de vous, je n'ai plus rien à perdre maintenant.
—Je vous le répète, le moment est mal choisi pour nous quereller; je vous laisse donc; demain, dans quelques jours, vous souffrirez un peu moins, je l'espère, et il est probable que vous serez plus raisonnable; si vous désirez me voir, vous pouvez me faire demander.
Salvador n'attendit pas la réponse de Silvia pour sortir de chez elle.
—Voilà, se dit-il lorsqu'il fut installé dans la calèche, un concours de fâcheuses circonstances, et ce drôle qui vient, à ce qu'il prétend, de me rendre un important service. Qu'est-ce encore que cela?
La calèche était arrivée à la hauteur de l'arc de triomphe de l'Etoile; Salvador donna à son cocher l'ordre de s'arrêter: descendez de votre siége, lui dit-il, et venez me donner l'explication de ce que vous m'avez dit dans la cour du palais de justice, surtout soyez bref.
Le cocher s'empressa d'obéir, il s'approcha d'une portière et raconta à son maître ce qui s'était passé entre lui et Beppo.
—C'est bien, répondit Salvador après l'avoir écouté avec beaucoup d'attention, vous avez bien fait de promettre à ce drôle, qu'on lui payerait son œil plus même qu'il ne valait. Je n'aurais pas cru, se dit-il lorsque le cocher fut remonté sur son siége, que cet homme se serait contenté d'un peu d'argent, il faut croire qu'il ne nous a pas reconnus.
Après quelques tours dans la grande allée des Champs-Elysées, Salvador rentra chez lui.
—Madame la marquise vient d'arriver de la campagne, lui dit son valet de chambre qui était venu l'aider à descendre de voiture, et elle prie monsieur, de vouloir bien prendre la peine de passer chez elle.
—Ma chère épouse arrive bien mal à propos, se dit Salvador; et préoccupé de tout ce qui venait de lui arriver, il mit dans sa poche, sans la lire, une lettre que son valet de chambre venait de lui remettre.
Il passa de suite dans l'appartement de Lucie.
—Je n'espérais pas, lui dit-il, le bonheur qui m'arrive aujourd'hui. Vous avez donc bien voulu, madame, vous rappeler que votre époux devait éprouver le désir de vous revoir.
Le reproche indirect que ces paroles paraissaient renfermer étonna singulièrement la pauvre Lucie.
—Je ne vous comprends pas, répondit-elle: je suis il est vrai, restée assez longtemps près de mon amie, mais ça n'a été que parce que je voulais vous laisser la liberté de terminer les affaires qui vous retiennent encore à Paris; si j'avais prévu que vous éprouviez le désir de m'avoir près de vous, depuis longtemps déjà je serais revenue.
—Pardonnez-moi, madame, je suis tellement contrarié que je suis peut-être injuste.
—Oh! oui, bien injuste; demeurer près d'un mois sans m'écrire; j'étais inquiète; je pouvais croire qu'il vous était arrivé quelque chose; mais vous venez de me dire que vous étiez vivement contrarié; qu'est-ce encore?
—Oh! rien, ou du moins peu de chose; quelques affaires que je ne puis arranger aussi vite que je le voudrais, de sorte que nous ne pourrons partir pour Pourrières que dans quelque temps.
—Il faut bien souffrir ce que l'on ne peut empêcher; du reste, le retard dont vous vous plaignez n'en est pas un dans ce moment; je ne pourrais, en l'état où je suis, supporter les fatigues d'un long voyage, car celui que je viens de faire m'a pour ainsi dire brisée.
—C'est vrai, mon Dieu, vous êtes pâle, vos traits sont fatigués et moi qui vous retiens; reposez-vous, ma chère Lucie, demain, je l'espère, vous serez beaucoup mieux, et alors je vous dirai quel a été l'emploi de mon temps pendant votre longue absence.
—Je suis fatiguée, il est vrai, mais je ne suis pas malade; je suis, je vous l'assure, très en état de vous écouter.
—Non, non, j'ai à vous parler de chiffres, de mille choses arides qui en ce moment vous rompraient la tête; demain... Je vais vous envoyer vos femmes.
Salvador, bien aise de remettre au lendemain une explication à laquelle il n'était pas préparé, s'empressa de sortir de l'appartement de sa femme.
—Il est bon, se disait Lucie, qui le voyant marcher sur la pointe de ses pieds afin de ne pas faire de bruit, était singulièrement touchée de cette extrême prévenance, il est bon!
Pauvre créature abusée!
Lorsqu'il fut dans son appartement, Salvador se rappela la lettre qui lui avait été remise par son valet de chambre lorsqu'il était descendu de voiture; il la prit dans sa proche, alors seulement il remarqua la forme insolite de son enveloppe, la grossièreté du papier sur lequel elle était écrite et la mauvaise orthographe de sa suscription.
—Je ne reçois pas souvent de pareilles missives, dit-il après l'avoir décachetée; est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle que celle-ci va m'apprendre?
Voici ce que contenait cette lettre:
«Mon cher Rupin,
»Le dabe[647] Juste à qui je coque[648] cette babillarde[649], me fait la promesse qu'il te la fera tenir.
»Tu m'as tant fait affurer d'auber[650], et tu t'es toujours si chouettement[651] conduit envers mézigue[652], que je ne veux pas négliger l'occasion de te rendre un important service.
»Tu as sans doute appris que par une chouette sorgue[653] la rousse[654] est aboulée[655] à la taule[656], et que comme un macaron[657] avait mangé le morceau sur nouzailles[658] et bonni[659] le truc[660] de la planque[661], tous les fanandels[662] avaient été servis[663]. Grâce à l'obligeance d'un vieux fagot[664] qui s'était fait raille[665] pour morfiller[666] et auquel j'ai collé dix mille balles[667] dans l'arguemine[668], j'ai pu me cavaler[669], et, à c'te plombe[670], je suis si bien planquée[671], que je ne crains ni cognes[672], ni griviers[673], ni railles[674], ni quart-d'œil[675], ni gerbiers[676].
»Je voudrais bien que tous les chouettes zigues[677] qui m'ont fait affurer du pèze[678] puissent en dire autant; malheureusement il n'en est pas ainsi, et j'ai bien le taffetas[679] d'entendre dire bientôt que tous ceux qui rigolent[680] encore à Pantin[681] viennent d'être fourrés dans l'tas de pierres[682], car il est probable que ceux qui viennent d'être servis[683] vont se mettre à table[684] et manger sur l'orgue de leurs fanandels[685]. Les pègres[686] à c'te heure n'ont plus de probité.
»C'est pourtant toi, mon pauvre Rupin, qui est la cause de tout ça. Voici comment:
»Tu n'as pas oublié c't'escarpe[687] qui, après avoir voulu buter[688] une largue[689] sur le pont au Change, se jeta à la lance[690] pour échapper à la poursuite de l'abadis[691] et que tu fis enquiller[692] chez mézigue[693] au moment où il allait être paumé[694]; eh bien! mon garçon, c'est à ce gueux-là que nous devons tous nos malheurs. Il y a quelque temps qu'il vint me trouver, il me conta un tas de boniments[695]; il me dit qu'il venait de travailler[696] en cambrouze[697] avec des ouvriers[698] qui venaient de tomber malades[699], qu'il était parvenu à se cavaler[700] et qu'il voulait goupiner[701] à Pantin[702]; il fit si bien que je lui accordai toute ma confiance, je le présentai aux amis, enfin, je le traitai comme s'il avait été mon môme[703].
Eh bien! sainte daronne du mec des mecs[704], c'était un raille[705].
»C'est un fanandel[706] de Fanfan la Grenouille, Poil-aux-Lèvres, un vieux pègre[707] qui est de la boutique[708], qui m'a appris tout cela; il a même ajouté que l'on disait à la cicogne[709] que Beppo (c'est le nom du macaron[710]) avait juré qu'il ne se résiderait que lorsqu'il serait parvenu à mettre entre les mains des gerbiers[711] le grand Richard, le Provençal, et toi.
»Tu feras mon garçon, de l'avis que je viens de te donner, l'usage que tu voudras, si tu es aussi bien caché que je le suis, tu peux rester à Pantin[712], mais s'il n'en est pas ainsi, je te conseille de filer au plus vite, car il paraît que ce Beppo, tout rousse[713] qu'il est, est un solide luron, et que c'est plutôt parce qu'il t'en veut, que pour gagner de l'argent qu'il s'est mis à faire servir[714] les amis.
»Adieu, mon cher Rupin, tu n'entendras probablement plus parler de moi, car je vis toute seule comme un vieux loup, et pour mieux cacher mon jeu, je me suis fait dévote, je vais même à confesse. C'est drôle, n'est-ce pas? Eh bien, tu ne me croiras pas, et pour tant c'est vrai, mon confesseur est un si brave homme, il parle si bien de toutes les loffitudes[715] de la religion, que j'ai quelquefois l'envie de prendre au sérieux tout ce qu'il me dit, et de lui faire une vraie confession, afin d'obtenir une bonne absolution. Du reste, j'ai rengracié[716], je n'ai pas envie de finir mes jours au collége[717], ce qui pourrait bien m'arriver, si je me laissais prendre.
»Ah! si j'avais tant seulement auprès de moi ma pauvre petite Nichon.
»Adieu encore une fois, mon cher Rupin! rappelle-toi quelquefois,
»Marie-Madeleine-Colette Comtois, dite
»Sans-Refus.»
Vieille folle! se dit Salvador, après avoir achevé la lecture de cette lettre qu'il déchira en mille petits morceaux qui furent jetés au vent; vieille folle! si je savais où te trouver, je te porterais l'adresse de ta fille, car je serais à l'heure qu'il est bien aise d'être débarrassé d'elle.
La lettre qu'il venait de recevoir fit faire à Salvador des réflexions sérieuses et dont nos lecteurs ont déjà sans doute prévu le résultat.
Si le marquis de Pourrières ne quitte pas aujourd'hui son hôtel, se disait-il, il est probable que demain matin il sera arrêté, puis on le confrontera avec tous ceux qui sont déjà en prison, et de ces confrontations, et de mille autres circonstances qu'il est impossible de prévoir, il est à peu près certain qu'il résultera la preuve que le susdit marquis est tout simplement un pègre de la haute[718]. Mais, supposons un instant que j'échappe à ce premier danger, l'affaire du jeune Fortuné n'est-elle pas grosse d'une foule d'orages? je ne puis décidément tenir tête aux dangers qui me menacent, il ne me reste qu'un seul parti à prendre, celui de fuir pendant qu'il en est temps encore, et de laisser s'arranger comme ils l'entendront, les gens qui vont rester derrière moi...
Mais Silvia, elle est bien laide maintenant... puis-je me charger d'une femme dont le visage, couvert d'horribles plaies, attirerait sur moi tous les regards? oh non! Je vais l'avertir de se tenir sur ses gardes, c'est tout ce que je puis faire pour elle.
Salvador écrivit ces quelques mots qu'il fit de suite porter à la marquise de Roselly.
«Ma chère Silvia,
»Un grand danger me menace, je suis forcé de fuir, tâchez d'en faire autant; nous nous retrouverons probablement plus tard. Adieu.
»A. DE P.»
...Oh! destin voilà de tes coups, quitter un si bel hôtel, de si bonnes terres, de si magnifiques chevaux, c'est dur, mais qu'y faire?... La France, après tout, n'est pas le seul pays dans lequel il soit possible de vivre et de se procurer tout ce que je vais perdre, lorsque, comme moi, on possède tout ce qu'il faut pour réussir dans le monde, les dehors d'un homme distingué, de l'audace et une conscience peu scrupuleuse.
Salvador était un de ces hommes qui, dès qu'ils ont pris une détermination l'exécutent, qualité précieuse et qui n'est malheureusement possédée que par un très-petit nombre d'individus. Il sonna; son valet de chambre répondit de suite à cet appel.
—Vous allez de suite, dit-il, conduire Cerbère à mon pavillon de Choisy-le-Roi, ne le fatiguez pas surtout, je veux que demain, à la naissance du jour, il soit en état de se mettre en route.
Salvador, après avoir successivement donné à tous ceux de ses domestiques, dont la présence pouvait le gêner, des ordres qui devaient les tenir éloignés de l'hôtel pendant plus de temps qu'il ne lui en fallait pour l'exécution de ses projets, prit dans sa garde-robe un portemanteau de voyage, qui avait appartenu à Roman, dans lequel il put faire entrer toute l'argenterie de la maison et tous ses bijoux; ce soin pris, il passa chez sa femme.
Lucie, que le petit voyage qu'elle venait de faire avait extrêmement fatiguée, s'était mise au lit dès que Salvador était sorti de son appartement. Elle dormait profondément. Les derniers rayons du soleil, amortis par les rideaux de soie pourpre qui garnissaient les fenêtres de sa chambre à coucher, tombaient d'aplomb sur son joli visage, qu'il fallait chercher au milieu d'un flot de dentelles, ravissant tableau auquel Salvador ne daigna seulement pas accorder un regard, pressé qu'il était d'accomplir le dessein qui l'avait amené chez Lucie.
Il traversa la chambre à coucher, en marchant sur la pointe de ses pieds, et entra dans la petite pièce décorée et meublée comme celle qui existait naguère à l'hôtel de Neuville, et qui servait à Lucie de boudoir et de cabinet de travail.
Il s'arrêta devant un petit meuble dans lequel sa malheureuse femme avait l'habitude de renfermer ce qu'elle possédait de plus précieux, il était fermé, mais ce léger obstacle n'arrêta pas Salvador, qui avait eu le soin de se munir d'un petit trousseau de fausses clés.
Le petit meuble fut ouvert, il renfermait tous les bijoux de Lucie, une parure de rubis et d'opales, présent de madame de Villerbanne, une autre de perles, offerte par M. de Neuville, peu de temps avant son départ pour l'Algérie, un collier d'assez beaux diamants qui avait appartenu à sa mère, quelques belles émeraudes, un saphir monté en broche, deux beaux camées antiques formant bracelet, une petite montre, chef-d'œuvre inappréciable de Breguet, entourée de pierres précieuses de diverses couleurs.
Tous ces bijoux étaient renfermés dans plusieurs petites boîtes de maroquin. Salvador les mit pêle-mêle dans les diverses poches de son habit, puis il remit avec soin chaque boîte à sa place, et referma le meuble.
Lucie venait de s'éveiller lorsqu'il sortit de la pièce dans laquelle il venait de commettre ce vol, le plus infâme peut-être de tous ceux qu'il avait commis jusqu'à ce jour.
—Comment? dit-elle à son mari, vous étiez dans ma chambre.
—Je voulais vous demander si vous vous trouviez un peu mieux; mais lorsque je suis entré, vous dormiez d'un si bon cœur que je n'ai pas eu le courage de vous éveiller; je suis alors entré dans votre boudoir, où je suis resté à lire jusqu'à présent.
Lucie était bien loin de prévoir que son mari, au moment où il lui prodiguait les témoignages de la plus vive tendresse, se disposait à l'abandonner et qu'il venait de commettre un crime dont elle était la victime; elle crut donc devoir le remercier de sa sollicitude, et comme il était déjà tard et qu'elle voulait se lever pour dîner, elle le pria de la laisser seule un instant.
—Je suis désolé de ne pouvoir vous tenir compagnie, lui répondit Salvador; mais, ne sachant pas que j'aurais aujourd'hui le bonheur de vous posséder, j'ai pris un engagement auquel je ne puis manquer.
—A ce soir, en ce cas, dit Lucie en présentant sa main à son mari.
Salvador prit la main de la femme qu'il venait de dépouiller et la serra affectueusement entre les siennes.
—A ce soir, dit-il à Lucie, à ce soir.
Laure, on le voit, se conformant à la détermination qu'elle avait prise de concert avec son mari, n'avait pas appris à son amie ce qu'elle savait sur le compte de Salvador.
Celui-ci, dès qu'il fut sorti de l'appartement de sa femme, envoya un domestique chercher une voiture de place, dans laquelle il fit porter son portemanteau. Il quitta cette voiture, rue Saint-Dominique-d'Enfer, à la porte de l'usurier Juste, auquel il vendit tout ce qu'il avait apporté avec lui.
Le vieil arabe, sachant que son client était forcé de s'expatrier, se montra un peu plus raisonnable qu'il ne l'était ordinairement; il voulut bien se contenter d'un bénéfice probable de vingt-cinq pour cent. Il remit donc à Salvador une somme de trente mille francs en billets de banque; cette somme, avec ce qu'il possédait déjà d'argent comptant, formait un total d'environ cinquante mille francs.
Il faisait tout à fait nuit lorsque Salvador sortit de la maison de l'usurier; un cabriolet de place, qu'il prit près la grille du Luxembourg, le conduisit a l'embarcadère du chemin de fer de Paris à Orléans.
Quelques minutes, après, il arrivait à Choisy-le-Roi, et s'enfermait dans le pavillon des Gardes; il envoya à l'auberge le domestique qui avait amené le cheval, en lui donnant ordre de l'y attendre jusqu'au lendemain midi; il voulait qu'il ne retournât à Paris que lorsque lui-même aurait depuis longtemps déjà quitté Choisy-le-Roi.
Salvador, dans la prévision d'un malheur possible, faisait déposer entre ses mains, par ses domestiques, les divers papiers dont ils étaient porteurs; il passa une partie de la nuit à préparer pour son usage tous ceux qui lui étaient nécessaires; il lava un passe-port, un acte de naissance, un certificat de libération, il remplit ensuite ces actes d'indications applicables à sa personne; nous devons ajouter que ces diverses opérations furent faites avec un tel soin et une si merveilleuse adresse, que les pièces falsifiées auraient supporté victorieusement l'examen de l'œil le plus exercé.
A la naissance du jour, il renferma dans son portemanteau ce qu'il trouva au pavillon de linge et d'habits; il sella son cheval et glissa dans ses fontes une paire d'excellents pistolets; il avait coupé sa barbe, ses moustaches et ses favoris, et s'était couvert d'habillements beaucoup plus simples que ceux qu'il portait la veille.
Il se mit en route.
—Le marquis de Pourrières n'existe plus, se dit-il lorsqu'il eut laissé derrière lui le pavillon qu'il venait de quitter, le diable protégera sans doute Louis Rousseau, commis voyageur de la maison Biot et compagnie, de Marseille; il doit bien cela à un de ses futurs hôtes.
Il fait nuit, le ciel est sombre, un brouillard épais enveloppe l'atmosphère, une pluie fine et pénétrante tombe depuis plusieurs heures, le vent déjà froid, se fraye un passage à travers les rameaux presque dépouillés des grands arbres du bois de Bougeaux.
Dans un fourré de ce bois, voisin de la grande route, sont rassemblés quatre individus de mauvaise mine, ils sont assis ou couchés sur un amas de feuilles sèches, et parfaitement à l'abri de la pluie; car les branches des arbres qui composent le fourré, entrelacées les unes dans les autres, forment au-dessus de leurs têtes, une sorte de toit qu'ils ont rendu impénétrable, en étalant dessus, plusieurs de ces limousines dont se servent les rouliers et les marchands colporteurs.
Nous engagerons ceux de nos lecteurs qui désireraient connaître la physionomie et le costume de ces quatre individus, à relire le premier chapitre du cinquième volume de cet ouvrage. Ces individus sont, en effet, les habitants mâles de la maison des voleurs; leur conversation que, par suite de cet heureux privilége que possèdent tous les romanciers, (nous ne voulons pas faire une exception, même en faveur de M. Émile Marco de Saint-Hilaire, qui raconte si bien à ses lecteurs ce que Napoléon disait lorsqu'il était tout seul), nous pouvons écouter, sans courir le moindre risque, nous apprendra une foule de choses qu'il est nécessaire que nous sachions.
—Il commence à faire vert[719], dit Jean-Louis, le fils de Blaise le Petit-Christ, dit Sans-Pitié.
—C'est vrai, tout de même, répondit le jeune homme imberbe, qui portait un costume de garçon meunier lorsque nous le rencontrâmes pour la première fois, dans la maison des voleurs; si vous le voulez, nous allons nous la donner[720]. Nous serions mieux, je crois, devant un chouette rifle[721], que dans ce sabri[722] où il fait plus noir que dans la taule du raboin[723].
—Va comme il est dit, ajouta en se levant le grand Bas-Normand.
—Voilà comme vous êtes tous, tas de propres à rien, s'écria l'affreux chaudronnier ambulant, vous n'avez point tant seulement la patience d'attendre un brin, il vous faut de la besogne toute mâchée n'est-ce pas?
—Si encore on avait l'espoir de faire queuque chose, répondit le meunier, on attendrait sans renauder[724].
—Nous ne rencontrerons pas seulement un ferlampier[725] sur la trime[726], reprit le Bas-Normand, il fait un temps à ne pas mettre un cogne[727] dehors.
Jean-Louis, dont l'observation intempestive avait provoqué toutes ces observations, s'était étendu sur le tas de feuilles sèches qui lui servait de siége et avait pris le parti de s'endormir.
—Faites comme Jean-Louis, dit le chaudronnier, pioncez[728] si vous vous ennuyez; mais puisque le mec[729] nous a donné l'ordre de l'attendre ici, nous devons lui obéir.
—Eh ben! on lui obéira, v'là tout, nous verrons ce que ça nous rapportera, répondit le Bas-Normand.
—Peut-être plus que vous ne pensez, mes enfants, dit en entrant dans le fourré qui servait de retraite aux quatre bandits, un homme dont les vêtements ruisselants d'eau et le visage coloré annonçaient qu'il venait de faire une longue course.
—C'était Blaise le Petit-Christ, dit Sans-Pitié.
—Il va passer tout à l'heure par ici, continua-t-il, un pilier de paquetin[730], qui trimarde à gaye[731], qu'il ne faut pas manquer. J'étais avec lui à la dînée au tapis[732] de la Grange-la-Prévôte, lorsque les cognes[733] sont venus lui demander ses escraches[734], et j'ai remarqué que son ployant[735] était plein de tailbins d'altèque[736]. J'ai pris les devants pendant qu'il faisait ferrer son gré[737], il ne peut tarder.
—Eh ben! s'écria d'un air triomphant le chaudronnier, si le chopin[738] est chouette[739], à qui le devrez-vous?
—A toi, parbleu! répondit Jean-Louis qui mettait de nouvelles capsules à des pistolets qu'il venait de sortir de sa poche.
—Pour peu que le pilier de pacquelin ne nous fasse pas faux bond, ajouta le meunier.
—Il n'y a pas de danger, reprit Blaise le Petit-Christ, il veut absolument arriver ce soir à Melun, et pour se rendre dans cette ville il n'y a pas d'autre chemin que celui-ci.
—Bravo! mec[740], bravo! s'écria le Bas-Normand, faisons-lui son affaire et renquillons à la taule, je cane la pégrenne[741] et j'ai hâte de me trouver devant un chouette rifle[742].
—Hélas! mes pauvres enfants, répondit Blaise le Petit-Christ d'un air profondément affligé, lorsque nous aurons maquillé[743] cette affaire et partagé le chopin[744], il faudra que nous nous séparions peut-être pour un bout de temps; le condé[745] de Nanterre et un quart-d'œil[746], suivis d'un trèpe[747] de cuisiniers[748], sont aboulés[749] ce matois[750] à la taule[751]; ma pauvre largue[752], Pacifique et la Vierge-Noire, ont été servies[753] et conduites dans le castuc de versigot[754], l'on a établi une souricière[755] au tapis[756] du Bienvenu; avez-vous envie d'aller vous fourrer dedans?
—Non parbleu! dirent à la fois les quatre bandits.
—En v'là un de malheur, ajouta Jean-Louis, si la daronne[757] et les frangines[758] allaient se mettre à table[759].
—Il n'y a pas de danger, ma largue m'a trop à la bonne[760], et mes gozelines[761] ont été trop bien élevées, pour qu'une pareille infamie soit à redouter; du reste nous ne sommes pas encore si malades[762] que nous ne puissions en revenir; on n'aura rien trouvé à la taule[763] qui soit de nature à nous compromettre, et pour peu que des parrains[764] ne viennent pas leur coquer un redoublement de fièvre[765], ma largue[766] et mes gozelines se tireront de ce mauvais pas.
—En ce cas elles sont de la fête[767], dit Jean-Louis, il n'y aura pas de parrains[768], puisque nous avons pris la louable habitude de refroidir[769] tous ceux que nous grinchissons[770].
—Il ne faut jurer de rien; je crois que nous avons été donnés[771] par le chêne[772] qui s'est esgaré[773] de chez nouzailles[774] avec mes frusquins[775] et qui nous a laissé le pot[776] et le gaye[777], dont nous avons eu tant de peine à nous débarrasser.
Blaise le Petit-Christ ne se trompait pas, c'était, en effet, à Servigny qu'était due l'arrestation de la femme et des deux filles de ce scélérat. Peu de temps après l'entretien qu'il avait eu avec l'abbé Reuzet, il avait adressé à la police une relation détaillée de tout ce qui lui était arrivé dans l'auberge du Bienvenu; qu'il terminait en disant, que bien qu'il ne la signât pas, on ne devait pas moins la prendre en considération, attendu qu'il n'omettait cette formalité que parce qu'il était sur le point de faire un voyage qu'il ne pouvait remettre, que du reste une perquisition dans cette auberge amènerait probablement la découverte du cheval et du cabriolet qu'il avait été forcé d'y abandonner (il en donnait une description exacte et minutieuse), ce qui prouverait qu'il n'alléguait que des faits vrais. Cette dénonciation provoqua une première descente de la police à l'auberge du Bienvenu, mais, comme ainsi qu'on l'a vu, le premier soin de Blaise le Petit-Christ lorsqu'il s'était aperçu que celui qu'il prenait pour un agent de police était parvenu à se sauver, avait été celui de faire disparaître le cheval et le cabriolet; on n'avait pas trouvé dans cette auberge, signalée comme un repaire de malfaiteurs, un seul objet qui fût de nature à compromettre ses habitants qui jouissaient d'ailleurs d'une si bonne réputation que l'on n'avait pas osé les arrêter, n'ayant après tout contre eux qu'une dénonciation anonyme qui pouvait être attribuée à la haine cachée d'un ennemi.
Un fait cependant enlevait à cette conjecture la plus grande partie de ses probabilités; les habitants de l'auberge du Bienvenu pouvaient, il est vrai, avoir un ou plusieurs ennemis (qui n'en a pas), mais ces ennemis devaient, comme eux, appartenir aux classes populaires et la dénonciation qui les concernait était écrite avec tant de soin et en de si bons termes, elle était accompagnée de considérations d'un ordre si élevé, qu'elle était évidemment l'œuvre d'une personne ayant reçu une brillante éducation; de là à conclure que cette personne appartenait à la meilleure compagnie, il n'y avait pas loin, c'est ce que l'on fit; et pour ménager à la fois tous les intérêts il fut décidé que l'auberge du Bienvenu serait surveillée avec le plus grand soin, et que l'on n'agirait que si quelques faits nouveaux survenaient.
Cette détermination était sage, malheureusement un accident qui ne pouvait être prévu empêcha d'abord les bons résultats qu'elle devait produire.
On ne trouve, en France, que très-peu d'honnêtes gens qui se résolvent à servir la police; (c'est pourtant, suivant nous, une belle mission lorsqu'elle est consciencieusement exécutée, que celle qui consiste à mettre dans l'impossibilité de nuire à leurs concitoyens les hommes qui bravent ouvertement les lois primordiales qui régissent toutes les sociétés civilisées); elle est donc forcée d'accorder sa confiance à des gens pour la plupart très-peu scrupuleux (il est bien entendu que nous ne parlons ici que des individus qui occupent les derniers degrés de l'échelle); ces gens-là servent bien tant qu'ils y trouvent leur compte, mais comme grâce aux sots préjugés auxquels nous obéissons tous sans nous en douter, leur métier ne leur rapporte ni considération, ni grand profit, ils ne lui sont pas attachés, et lorsque l'occasion de faire ce qu'ils nomment une bonne affaire, se présente, ils ne la laissent pas s'échapper; aussi des transactions semblables à celle survenue entre Fanfan la Grenouille et la mère Sans-Refus, sont beaucoup moins rares qu'on ne le suppose; on a donc presque toujours tort lorsque l'on accuse la police d'impéritie ou de négligence; il serait beaucoup plus juste peut-être de dire qu'elle a été trompée par les agents auxquels elle avait accordé sa confiance.
Blaise le Petit-Christ traversait le village de Nanterre pour se rendre chez lui, lorsqu'il fut abordé par un individu, porteur d'une de ces physionomies caractéristiques qui indiquent de suite à l'œil de l'observateur la profession de celui auquel elles appartiennent.
—Vous ne me remettez pas? dit cet individu au Petit-Christ.
—Si fait, parbleu! répondit Blaise qui venait de reconnaître un des hommes avec lesquels il avait travaillé lorsqu'il ne s'occupait encore que de contrebande, qu'es-tu donc venu chercher par ici?
—Vous.
—Moi?
—Vous-même. Ecoutez, père Blaise, collez[778] moi cinquante balles[779], et je vous coque[780] une médecine flambante[781].
—Coque la médecine, et si elle est si chouette[782], eh bien! on verra.
—Pas d'ça Lisette, casquez[783] d'abord. Je vous connais, vous êtes marlou[784], mais je suis passé singe[785].
Le Petit-Christ tira de dessous sa blouse un sac de peau attaché à son cou par une forte lanière, dans lequel il prit dix pièces de cinq francs, qu'il remit à l'homme qui venait de l'aborder.
—Je suis de la cuisine[786], lui dit cet homme après avoir empoché les cinquante francs; et sans doute pour donner plus de poids à ses paroles, il tira de sa poche une carte coupée triangulairement et sur laquelle était imprimé un œil entouré de rayons.
—Est-ce cela que tu voulais m'apprendre? je le savais.
—C'est possible; mais ce que vous ne savez pas, c'est que je ne suis ici, avec plusieurs de mes camarades, qu'afin de voir tout ce qui se passera aujourd'hui et les jours suivants dans une certaine auberge, à l'enseigne du Bienvenu, dans laquelle, à ce qu'on dit là-bas, vous maquillez[787] un tas d'trucs[788] assez drôles.
—Il y a de si méchantes gens... mon pauvre vieux.
—Que vous soyez ou non calomnié, je m'en bats l'œil; vous êtes averti, je suis payé, le reste vous regarde. Adieu, père Blaise.
—Adieu, mon garçon.
Le Petit-Christ fit son profit de l'avis qu'il venait de recevoir; aussi, pendant un laps de temps assez long, l'auberge du Bienvenu fut, de toutes celles du pays, la plus sûre et la mieux tenue. On a deviné que Blaise, moyennant quelques écus, achetait chaque jour à son ancien camarade la communication des rapports qui le concernaient, et que, lorsque la surveillance cessa, il fut de suite averti.
Il recommença alors ses abominables pratiques.
Servigny, bien certain que, grâce à la révélation adressée par lui à la police, les assassins avaient été mis dans l'impossibilité de nuire, ne s'occupa plus de cette affaire. Ce ne fut que peu de jours avant les événements que nous venons de rapporter, que passant par hasard en calèche devant la maison des voleurs, il reconnut, assises devant la porte principale, la mère et ses deux filles, Pacifique et la Vierge-Noire.
—Ou ma lettre n'a pas été reçue, ou on n'en a pas fait de cas parce qu'elle était anonyme, et peut-être que ces scélérats, encouragés par l'impunité, sacrifient tous les jours à leur cupidité de nouvelles victimes; il faut absolument qu'un pareil état de choses cesse, et cesse à l'instant même.
Il alla trouver l'abbé Reuzet, afin de lui demander conseil.
—Je ne serai tranquille, lui dit-il, que lorsque ces scélérats auront été mis dans l'impossibilité de sacrifier de nouvelles victimes; il me semble que je suis le complice de tous les crimes qu'ils commettent, cela est si vrai que, si vous ne pouvez m'indiquer un autre moyen, je suis bien déterminé quoi qu'il puisse m'arriver à me présenter moi-même à la police qui alors sera bien forcée d'agir.
Le prêtre qui avait attentivement écouté Servigny, lui serra la main, et se leva du siége sur lequel il était assis.
—J'ai trouvé un moyen, dit-il, un excellent moyen, je suis même étonné de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Il ne voulut pas en dire davantage à Servigny, qu'il quitta de suite, pour se rendre à la préfecture de police.
L'abbé Reuzet, était un de ces dignes prêtres comme il en existe encore un nombre beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement, dont la réputation est basée sur une vie si pure, sur une si grande quantité de nobles actions que les plus incrédules les croient, lorsqu'ils veulent bien se donner la peine d'affirmer un fait quel qu'il soit.
Dame police n'est pas très-crédule de sa nature, et vraiment cela est fort heureux pour elle, on lui raconte bénévolement tant et de si singulières histoires. Cependant dès que l'abbé Reuzet lui eut donné l'assurance que la dénonciation qu'elle avait dû recevoir peu de temps auparavant, dénonciation dont l'auteur, forçat évadé, ne pouvait se faire connaître, ne contenait que des faits vrais, elle ouvrit les yeux et les oreilles, et il fut résolu que l'auberge du Bienvenu, serait de nouveau mise à l'index.
Il s'agissait d'être enfin fixé sur la valeur morale des habitans mâles et femelles de l'auberge du Bienvenu, de savoir d'où ils venaient, ce qu'ils faisaient, de remarquer tout ce qui se passait chez eux et de veiller s'il y avait lieu sur la vie des voyageurs qu'ils hébergeraient. Cette mission difficile fut confiée à un homme adroit et résolu, aux yeux duquel on fit luire l'espoir d'obtenir une très-belle récompense, c'était le meilleur moyen de l'engager à ne rien négliger de ce qui pouvait assurer la réussite de son entreprise.
Cet homme qui avait blanchi sous le harnais, ressemblait assez à ce brave rat, dont parle quelque part le bon La Fontaine: nous ne savons s'il avait perdu quelque chose à la bataille, mais nous pouvons assurer qu'il avait en réserve plus d'un tour dans son bissac. Il choisit quelques auxiliaires vertueux puis il se procura un costume demi-bourgeois, demi-paysan, et à la tombée de la nuit, il entra à l'auberge du Bienvenu, et, après avoir déposé sur une table le bâton de cornouiller orné d'une lanière de cuir dont il était armé et une sacoche qui rendit un son métallique, qui fit tressaillir tous les nerfs auditifs de la femme et des deux filles de Blaise le Petit-Christ, il demanda si on pouvait disposer en sa faveur, d'un bon souper et surtout d'un bon lit; madame Blaise, toujours affable et prévenante, lui répondit, ainsi du reste qu'il s'y attendait, que tout ce que renfermait la maison était à ses ordres.
—Vous me rendez un important service, ma chère Dame, répondit l'agent de police, je craignais d'être forcé d'aller jusqu'à Nanterre, ce qui m'aurait infiniment contrarié, car j'ai fait aujourd'hui une assez longue route, et je vous avoue que je suis très-fatigué.
—Il y a de plus belles auberges que la nôtre dans le pays, répondit madame Blaise, mais il n'y en a pas de plus propres et où les voyageurs soient plus en sûreté et mieux traités.
—Je n'en doute pas, madame, aussi, je vous prierai de vouloir bien me serrer cette sacoche qui renferme deux mille francs que j'ai apportés avec moi pour payer partie du prix d'une petite propriété dont je viens de faire l'acquisition ici près.
Madame Blaise prit la sacoche et la renferma dans le bas d'une armoire dont elle offrit la clé au voyageur.
—Gardez cette clé, madame, répondit-il, elle est aussi bien entre vos mains que dans les miennes.
Après ce petit incident, le voyageur ayant manifesté l'intention de se retirer quelques instants dans la chambre qui lui était destinée, madame Blaise, qui s'occupait des préparatifs du souper, donna l'ordre à l'une de ses filles de l'y conduire; celle-ci, après l'avoir installé et lui avoir dit que l'on viendrait le prévenir lorsque le souper serait prêt, descendit l'échelle de meunier qui, de la salle commune de l'auberge du Bienvenu, conduisait aux chambres destinées aux voyageurs, et vint rejoindre sa mère et sa sœur.
—Je crois, leur dit-elle, que nous tenons le bon, le flacul[789] est plein de bille[790]: deux mille balles[791], ça ne se trouve pas tous les luisants[792] sous les arpions[793] d'un gaye[794] n'est-ce pas?
—Malheureusement, répondit la mère; mais il faudra les rendre, ces deux milles balles.
—Les rendre, ajouta Pacifique, eh! pourquoi ça, s'il vous plaît?
—Tu as donc oublié que le dabe[795] qui est allé balader[796] sur la trime[797] avec les fanandels[798], ne renquillera[799] pas cette sorgue[800], et qu'en décarant[801] il nous a recommandé la plus grande prudence, et puis d'ailleurs ce niert[802] paraît avoir de l'atout[803], et c'est tout au plus si à nous trois nous pourrions lui faire son affaire.
Laissez-donc, dit la Vierge-Noire, nous le ferons picter[804] à la refaite de sorgue[805], et lorsqu'il pioncera chenument[806], nous en ferons ce que nous voudrons.
—C'est possible, répondit la mère, mais la falourde engourdie[807]?
—Eh bien, nous la garderons à la taule[808] jusqu'à l'arrivée du dabe[809]. Hein? Il serait un peu content, ce pauvre birbe[810], si à son retour nous pouvions lui coller les deux mille balles dans l'arguemine[811].
—Certes, ajouta Pacifique, d'autant plus que nous avons perdu pas mal de temps, et que depuis que nous nous sommes remis à escarper les mézières[812], il ne nous en est pas tombé sous la poigne[813] un aussi chouette[814] que celui-ci.
—Voyons daronne[815], laissez-vous tenter, dit la Vierge-Noire d'une voix câline, l'occasion est bonne et puis voyez-vous il ne faut pas jeter à ses paturons[816] le bien que le mec des mecs[817] nous envoie.
—Il faut bien faire ce que vous voulez, mes momignardes[818], répondit madame Blaise, allons, c'est dit, on rebâtira[819] le sinve[820]; il faut espérer que la daronne du grand Aure[821] nous protégera; mais la refaite[822] est prête, il faut mettre la carante[823] et aller dire au pantre[824] de descendre.
Tandis que la conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu dans la salle à manger, entre madame Blaise et ses filles, l'agent de police renfermé dans sa chambre, n'avait pas perdu son temps; il avait d'abord examiné avec soin les deux issues par lesquelles des assassins pouvaient s'introduire dans la pièce qu'il occupait, la porte et les deux fenêtres; la porte, garnie de deux forts verrous pouvait être fermée en dedans; les fenêtres, assez élevées au-dessus du sol, étaient toutes les deux garnies de forts barreaux.
—Jusqu'à présent, je ne vois ici rien de bien suspect, s'était-il dit après cet examen préalable, le voyageur enfermé dans cette chambre peut se croire avec raison parfaitement en sûreté; ils n'entrent pas cependant par la serrure, ce n'est que dans l'Evangile que l'on voit des chameaux passer par le trou d'une aiguille.
Cette judicieuse réflexion engagea l'agent à poursuivre le cours de ses recherches, il prit un pistolet dans une des poches de son pantalon, et il se servit de la crosse pour sonder les murailles.
Il eut bientôt découvert le secret du dossier mobile du lit, alors tout lui fut expliqué.
—Eh! eh! se dit-il, mais ceci me paraît fort ingénieux, et surtout très-philanthropique, le voyageur à l'aide de ce procédé, doit passer sans trop souffrir, du sommeil à la mort, l'industrie fait vraiment tous les jours de nouveaux progrès.
L'agent avait à peine achevé son examen et replacé chaque chose à sa place, que la Vierge-Noire vint le prévenir que le souper était prêt.
—Je vais alors y faire honneur, répondit-il, si surtout vous voulez-bien me faire le plaisir de le partager avec moi.
L'agent trouva dans la salle à manger une table couverte d'une nappe bien blanche, sur laquelle on avait déjà déposé un plat, dont le fumet annonçait un ragoût délicieux.
—C'est très-charitable, se dit encore l'agent, ces braves gens ne veulent pas que l'on commence le grand voyage avant d'être parfaitement lesté. Mais ne nous laissons pas amollir par les délices de Capoue, et surtout prions cette digne femme et ses deux aimables filles de m'aider à expédier ce souper, dont je ne prendrai ma part, que si elles veulent bien le partager avec moi, il faut être prudent.
L'invitation de l'agent fut acceptée avec empressement, de sorte qu'il but et mangea sans éprouver la crainte qu'un soporifique se trouvât mêlé aux mets qu'il allait savourer.
Pendant le souper, les aimables hôtesses de Trotignon (ainsi se nommait l'agent de police), lui versaient du vin à plein verre, il vit de suite quel était le but qu'elles voulaient atteindre, mais comme il se savait capable de boire le contenu d'un tonneau, sans en être plus ému, il n'eut pas besoin de se tenir sur ses gardes, seulement, après avoir fait honneur à quelques petits verres d'excellente eau-de-vie, il crut devoir simuler une sorte de demi-ivresse; enfin, il joua si bien son rôle, que les trois femmes, lorsqu'il quitta la table, regardaient l'affaire comme aux trois quarts faite.
Après le souper, il alluma une pipe qu'il alla fumer sur le pas de la porte, des gens qu'il connaissait bien se promenaient de long en large sur la route, il leur fit quelques signes auxquels ils répondirent d'une manière satisfaisante, bien certain alors qu'il serait secouru au moment du danger, l'agent rentra à l'auberge du Bienvenu, et manifesta le désir d'aller se coucher, désir qu'on s'empressa de le mettre à même de satisfaire.
Dès qu'il fut dans sa chambre, il fit avec ses draps et une des couvertures, un mannequin qu'il mit dans le lit à la place qu'il devait occuper, puis il ôta sa redingote et son gilet qu'il posa avec soin sur une chaise, de manière à ce qu'ils fussent vus des assassins s'il leur prenait la fantaisie de regarder par le trou de la serrure, et conservant seulement son pantalon et sa chaussure, et chaque main armée d'un pistolet, il se plaça dans la ruelle du lit, et attendit les yeux fixés sur le panneau mobile destiné à retomber sur lui.
Madame Blaise, Pacifique et la Vierge-Noire, lorsqu'elles supposèrent que le voyageur était profondément endormi, vinrent se placer derrière le dossier mobile du lit dans lequel elles croyaient qu'il était couché depuis longtemps, des ronflements aussi retentissants que les sons d'une contre-basse, leur apprirent bientôt que leurs prévisions ne les avaient pas trompées.
—Il pionce[825], dit la Vierge-Noire, il est temps.
Pacifique lâcha le ressort retenant le dossier mobile qui s'abaissa rapidement sur le lit.
—Il est à nous, s'écria la Vierge-Noire.
—Pas encore! escarpes[826], s'écria l'agent, qui, ne pouvant supposer qu'il était assailli seulement par les trois femmes, déchargea un de ses pistolets sur le groupe, que l'obscurité ne lui permettait que d'entrevoir.
La balle atteignit Pacifique, et lui brisa le bras droit, la malheureuse tomba dans le corridor en poussant des cris épouvantables.
Au même instant des clameurs se firent entendre du dehors, la porte extérieure céda sous les efforts redoublés de plusieurs hommes qui envahirent la maison.
—Ce sont des friquets[827]! s'écria madame Blaise, lorsque le lieu de la scène fut éclairé par une torche qu'un des agents venait d'allumer, nous sommes servies[828].
—Vous l'avez dit, mes mignonnes, répondit l'agent, mais où sont donc les mâles? continua-t-il, étonné de ne trouver que les trois femmes devant lui.
—Vous ne les tenez pas encore, mauvais railles[829], répondit Pacifique, qu'un des agents avait relevée et placée sur une chaise.
Les trois femmes furent liées avec soin, et les agents commencèrent dans toute la maison une perquisition qui n'amena aucun résultat, par la raison toute simple que Blaise le Petit-Christ et ses quatre compagnons étaient en ce moment en campagne.
A la naissance du jour, le commissaire de police de Nanterre, qui avait été prévenu la veille, arriva à l'auberge du Bienvenu, et fit conduire madame Blaise et ses deux filles dans les prisons de Versailles.
La nouvelle de cette arrestation se répandit avec la rapidité de l'éclair, Blaise le Petit-Christ l'apprit à son tour, pendant qu'il se trouvait à l'auberge dans laquelle il avait rencontré le voyageur qu'il se disposait à attaquer, au moment où nous avons interrompu notre récit, pour raconter à nos lecteurs les faits qui précèdent; mais, comme il ne connaissait pas les circonstances qui avaient accompagnées la capture de sa femme et de ses deux filles, il pouvait croire que ses résultats ne seraient pas aussi fâcheux pour elles qu'ils devaient l'être.
Retournons maintenant près de lui et de ses compagnons.
Les assassins, malgré la pluie qui n'a pas cessé de tomber, ont quitté le fourré dans lequel ils étaient à l'abri, et se sont mis en embuscade sur la lisière de la route qui est bordée de grands arbres, derrière lesquels ils se tiennent cachés. La nuit est noire le vent souffle avec violence.
—Quel temps, quel fichu temps, dit à voix basse le Chaudronnier, le pilier de pacquelin[830] ne viendra pas.
—Il viendra, j'en suis sûr, répondit Blaise le Petit-Christ, puisque je vous dis que lorsque j'ai quitté le tapis[831] il allait achever sa refaite de sorgue[832], et qu'il venait de donner l'ordre de seller son gaye[833], mais silence, j'entends je crois quelque chose.
En effet, après avoir prêté l'oreille quelques minutes, les assassins entendirent distinctement, dans le lointain, le bruit des pas d'un cheval.
—C'est lui! dit Blaise le Petit-Christ, c'est lui: du maigre[834]!
Quelques instants après, un voyageur passait devant les bandits; il était enveloppé dans un large manteau à manches, qui couvrait la croupe de son cheval; mais il l'avait disposé de telle manière que tous ses mouvements étaient libres.
Blaise le Petit-Christ, qui n'avait pas oublié qu'il devait donner l'exemple à ses hommes, s'élança le premier à la tête de son cheval; il fut immédiatement suivi de tous les autres.
—Ta bourse ou ta peau, dit-il au voyageur.
—Mes amis, répondit celui-ci, si mes compagnons n'étaient pas restés en arrière, je vous aurais probablement fait la même demande; ainsi rien à faire avec moi, je suis un garçon.
—Garçon ou non, exécute-toi de bonne grâce; tu as de l'or, il nous le faut.
—Rengraciez alors[835], mauvais escarpes de grand trime[836]; ma filoche[837] vous passera devant le naze[838].
—Ah! tu dévides le jars[839] pour nous faire croire que tu es un pègre[840]; ça aurait peut-être pris autrefois, reprit Blaise; mais aujourd'hui, pas moyen; les plus rupins[841], depuis qu'on a imprimé des dictionnaires d'argot, entravent bigorne[842] comme nouzailles[843]. Allons, allons, la filoche[844] et le ployant[845].
Le voyageur avait pu prendre un pistolet dans ses fontes; il le dirigea sur Blaise le Petit-Christ, qui tenait toujours son cheval par le mors; mais un mouvement de l'animal en changea la direction et la balle alla frapper le Chaudronnier qui tomba sur le sol.
—Ah! c'est comme cela! s'écria Blaise le Petit-Christ, à mort, alors, Jean-Louis, dit-il à voix basse à son fils qui se trouvait près de lui; fauche les guibes du gaye[846].
Le voyageur, qui avait déjà essuyé plusieurs coups de feu dont il n'avait pas été atteint, s'était armé d'un second pistolet; mais le cheval, tenu par le mors, ne cessait pas de caracoler, de sorte qu'il n'était pas maître de diriger ses coups, cependant, comme il voulait absolument se débarrasser de son plus dangereux ennemi, il se pencha sur le cou de sa monture et déchargea son pistolet. Blaise le Petit-Christ fit un brusque mouvement de côté, mais la balle l'ayant atteint au bras, il fut forcé de lâcher prise; au même instant le cheval tomba et entraîna son maître dans sa chute.
Jean-Louis, pour obéir aux ordres de son père, s'était glissé derrière le noble animal et saisissant un moment favorable, il lui avait, à l'aide d'un couteau serpette, coupé deux des jarrets.
Le voyageur, désarmé et presque étouffé sous le poids de son cheval, ne pouvait faire un seul mouvement. Le meunier s'approcha et lui déchargea ses deux pistolets dans la poitrine, tandis que Blaise, qui n'était que très-légèrement blessé, prenait dans ses poches son portefeuille et tout l'argent qu'elles contenaient.
—Il y a gras[847], mes enfants, dit-il, il y a gras; allons, en trime[848], nous faderons[849] au plus prochain tapis[850].
—Et le Chaudronnier, est-ce que nous allons le laisser là? fit observer le Bas-Normand.
Blaise le Petit-Christ s'approcha du Chaudronnier étendu sur la route à côté du voyageur.
—Il est mort, dit-il en le poussant du pied.
—Mais non, répondit le Meunier, qui à son tour s'était approché du misérable et avait posé une de ses mains sur la poitrine, son palpitant fait encore tictac[851].
—Il doit être mort, ajouta Blaise.
Et il déchargea un de ses pistolets, dont il n'avait pas trouvé l'occasion de faire usage, dans la tête du malheureux Chaudronnier.
—Ah! dabe[852]! s'écria Jean-Louis, tandis que les deux autres assassins se regardaient d'un air consterné, ne sachant trop ce qu'ils devaient penser de ce qui venait de se passer.
Loffes[853], leur dit Blaise le Petit-Christ, s'il n'était pas mort, il n'en valait guère mieux; pouvions-nous nous charger de lui et fallait-il le laisser sur le trime[854]? Ne savez-vous donc pas qu'il n'y a personne de plus bavard qu'un chêne affranchi[855] qui voit la carline[856] en face.
—C'est vrai tout d'même, dit le Bas-Normand, j'approuve le mec[857].
—Je le crois bien, répondit Blaise le Petit-Christ, je le crois parbleu bien; et puis notre fade[858] à chacun se trouve augmenté d'un cinquième.
—Tiens, tiens, tiens, ajouta le Meunier je n'avais pas pensé à cela.
—Allons, mômes[859], assez jaspiné[860]; en trime[861].
Les quatre assassins se couvrirent des limousines qu'ils avaient laissées dans le fourré, et s'enfoncèrent dans la partie la plus épaisse du bois, laissant sur la route le cadavre du voyageur et celui de leur compagnon.
Quelques heures après, des gendarmes qui faisaient patrouille passèrent sur la route où les faits que nous venons de raconter s'étaient accomplis; le jour commençait à poindre; ils remarquèrent les deux cadavres, descendirent de cheval et s'en approchèrent.
Le Chaudronnier était mort, mais le voyageur respirait encore.
L'aspect des lieux, les costumes si différents des deux hommes étendus devant eux, les nombreuses traces de pas imprimées sur le sol, la nature de la blessure du cheval, apprirent aux gendarmes ce qui venait de se passer; ils devinèrent sans peine que l'homme qui respirait encore était un malheureux voyageur qui avait été attaqué par des malfaiteurs, et qui avait succombé après s'être vigoureusement défendu et avoir mis hors de combat un de ses adversaires; ils le relevèrent avec soin et le portèrent jusqu'à la première maison qu'ils trouvèrent sur la route; arrivés là, ils se firent donner une charrette, et le voyageur, étendu sur quelques bottes de foin et couvert de plusieurs manteaux, fut transporté à leur résidence. Le cadavre du Chaudronnier avait été placé en travers sur le derrière de la voiture, afin qu'il ne frappât pas les yeux du voyageur, si par hasard ce dernier reprenait ses sens avant d'être arrivé à destination.
L'entrée de ce lugubre cortége à Melun, mit cette petite ville en révolution; tous les habitants devant lesquels il fut obligé de passer pour se rendre à la caserne de la gendarmerie, interrogeaient les gendarmes qui furent obligés de répéter au moins cent fois le même récit; la cour de la caserne était envahie par la foule des curieux lorsque la charrette y entra, et ce ne fut qu'à grande peine que les gendarmes (qui en province sont beaucoup plus polis et infiniment moins sévères que leurs confrères du département de la Seine, nous ne parlons pas de messieurs les gardes municipaux), parvinrent enfin à ménager un espace libre autour de la charrette; le substitut du procureur du Roi et le commissaire de police, avertis par la clameur publique, étaient déjà à la caserne, accompagnés d'un médecin. Ce dernier donna l'ordre de transporter le blessé dans une des chambres de la caserne, où il avait préparé tout ce qu'il fallait pour panser ses blessures.
—Sainte mère de Dieu! s'écria un vieillard à cheveux blancs, lorsque les gendarmes qui portaient le voyageur passèrent devant lui, sainte mère de Dieu, c'est-t'y bien possible!
—Qu'y a-t-il donc, père Coquardon, dit une jeune fille, est-ce que vous connaissez ce malheureux voyageur?
—Certainement que je le connais. Ah quel affreux malheur; un si brave homme!
—Mais, qui est-ce donc?
—Un riche seigneur de Paris, qui vient souvent, pendant l'été, passer quelques jours dans notre pays.
—Vous savez son nom, dit le commissaire de police, qui avait entendu une bonne partie des exclamations arrachées par la surprise au bon père Coquardon.
—Oui, mon procureur, répondit le brave homme, c'est M. le marquis de Pourrières.
Le commissaire de police invita le père Coquardon à entrer dans la pièce où l'on avait transporté le blessé; le bon homme ne se fit pas répéter cet ordre, charmé qu'il était d'apprendre de première main à la suite de quel événement M. le marquis de Pourrières se trouvait dans un aussi déplorable état.
Dès que l'on eut appris que le blessé était un homme riche et de qualité, le substitut donna des ordres en conséquence; aussi Salvador fut-il transporté dans la plus belle chambre de la caserne, celle du maréchal des logis; et couché dans un lit que l'on eut soin de garnir des matelas les plus mollets et des draps les plus fins qu'il fut possible de se procurer.
Les blessures de Salvador étaient beaucoup moins dangereuses que leur aspect ne permettait de le supposer; par un heureux hasard, les balles, au lieu de traverser la poitrine, avaient glissé le long des côtes, de sorte que les chairs seulement se trouvaient attaquées; son long évanouissement, provoqué seulement par l'énorme quantité de sang qu'il avait perdu, devait donc cesser dès que les soins nécessaires lui seraient prodigués, c'est ce qui arriva.
Lorsqu'il reprit ses sens et qu'il se vit entouré de plusieurs personnes, parmi lesquelles il y en avait quelques-unes vêtues de l'uniforme de la gendarmerie royale, il éprouva, il n'est pas difficile de le concevoir, une sensation fort pénible; mais il se remit bientôt, et après avoir demandé à boire, il attendit patiemment pour y répondre, les questions que l'on n'allait pas manquer de lui adresser.
Le médecin s'était empressé de satisfaire le besoin qu'il avait exprimé, et le commissaire de police, reconnaissable à son écharpe tricolore, lui avait soulevé la tête afin de l'aider; ces soins rassurèrent un peu Salvador.
—Allons, se dit-il, tout n'est point désespéré, je me tirerai je crois de ce mauvais pas.
Le substitut lui ayant demandé s'il se sentait assez de force pour répondre à quelques questions, il fit un signe affirmatif; on lui apprit alors comment il avait été ramassé sur la grande route et apporté dans le lieu où il se trouvait, et on lui demanda le récit de ce qui s'était préalablement passé.
Salvador n'avait pas de raisons pour raconter les faits autrement qu'ils s'étaient passés, il fit donc un récit exact et circonstancié de ce qui venait de lui arriver. Lorsqu'il eut achevé, le substitut le pria de vouloir bien signer sa déclaration, ce qu'il fit sans difficulté.
—Louis Rousseau! s'écria le substitut stupéfait d'étonnement.
—Oui, monsieur, répondit Salvador, il n'y a rien là, je crois, de fort extraordinaire. Louis Rousseau, commis voyageur de la maison Biot et compagnie, de Marseille.
—C'est singulier, dit le substitut, approchez, brave homme, continua-t-il en s'adressant au père Coquardon qui était resté à l'entrée de la pièce avec les autres spectateurs de cette scène, approchez.
Le père Coquardon s'empressa d'obéir à cette invitation.
—Vous connaissez monsieur, lui dit le substitut.
—Si je le connais, mon procureur, répondit Coquardon, un brave seigneur du bon Dieu, aussi riche que le roi (ici, le père Coquardon, fidèle à son habitude de profond respect pour la royauté, ôta le bonnet de laine qui couvrait ses cheveux blancs), mais qui fait le meilleur usage de ses richesses; certainement que je le connais, et je suis bien marri, soyez en sûr, de le voir dans cet état.
—Je ne connais pas cet homme, dit Salvador qui, effectivement, n'avait jamais remarqué le père Coquardon.
—C'est bien possible, M. le marquis, vous autres grands seigneurs, vous n'avez pas le temps de faire attention à des petites gens comme nous autres; mais ça n'empêche pas que j'sois prêt à dire à ces messieurs que vous êtes ben le plus humain et le plus charitable de tous les gros de Choisy-le-Roi.
—Dites-nous le nom de monsieur, s'écria le substitut que les circonlocutions du père Coquardon commençaient à ennuyer, cela vaudra beaucoup mieux.
—Eh! pardine, j'vous l'on déjà dit, c'est M. le marquis de Pourrières, répondit le bonhomme.
—C'est singulier, répéta le substitut.
—Très-singulier, en effet, ajouta le commissaire de police.
—Il y a là-dessous un mystère qu'il serait peut-être bon de pénétrer, dit à voix basse le médecin.
—Je me suis fourré dans une impasse, se dit Salvador qui avait entendu les quelques paroles échangées entre les deux fonctionnaires publics et le docteur, comment en sortir?... Que le diable emporte ce vieux belître!...
Il se retourna dans son lit, et lorsque le substitut revint près de lui pour l'interroger encore, il lui dit qu'il ne se sentait pas assez de forces pour lui répondre, et qu'il le priait de vouloir bien donner des ordres afin qu'il restât seul quelques heures. Demain, ajouta-t-il, je vous expliquerai ce qui vous paraît extraordinaire.
Il voulait se procurer le temps de réfléchir.
Le substitut ne crut pas devoir refuser de satisfaire le désir exprimé par le blessé, que rien, du reste, n'accusait encore positivement, et puis M. le marquis de Pourrières était un de ces hommes qu'il ne fallait pas s'exposer à mécontenter, à moins que ce ne fût à bon escient.
Il se retire donc suivi de tous ceux qui étaient entrés avec lui dans l'appartement.
Nous avons laissé Beppo se faisant conduire à la préfecture de police; nous le retrouverons dans le cabinet de son patron, auquel il raconte les événements qui viennent de se passer.
—Ainsi, lui dit le chef de la police après l'avoir écouté, vous êtes bien certain que le marquis de Pourrières et le vicomte de Lussan ne sont autres que ceux auxquels les révélations donnent les noms de Rupin, du grand Richard ou du Provençal?...
—Aussi certain qu'il est possible de l'être.
—Songez que vous prenez la responsabilité d'un fait grave; le marquis de Pourrières et le vicomte de Lussan sont des personnages considérables que l'on ne peut arrêter sans être bien certain de ne point se tromper.
—Je comprends parfaitement cela; mais il y a, je crois, un moyen de vous faire partager ma conviction.
—Et ce moyen, quel est-il?
—Très-simple, en vérité. Que l'un des révélateurs, accompagné d'un nombre d'agents suffisant pour que son évasion ne soit pas à craindre, attende aux environs de sa demeure, soit du marquis de Pourrières, soit du vicomte de Lussan, la sortie ou l'entrée de l'un de ces deux personnages. Si, ainsi que j'en suis certain, je ne me trompe pas, ils seront l'un et l'autre infailliblement reconnus.
—Je crois, en effet, que cette mesure préalable est absolument nécessaire, et je vais donner des ordres pour que demain matin le grand Louis soit tenu à votre disposition.
—Comment, le grand Louis est un des révélateurs?
—Eh! bon Dieu, oui; cet homme, qui criait si fort contre ceux que les gens de sa sorte nomment des macarons[862], s'est un des premiers mis à table[863]: c'est toujours comme cela. Mais vous ne voudrez peut-être pas vous trouver avec lui.
—J'ai pardonné de bon cœur à ce misérable le coup de couteau qu'il m'a donné: ainsi je me trouverai avec lui si cela est nécessaire.
Le lendemain matin, à la naissance du jour, Beppo et le grand Louis, accompagnés d'un certain nombre d'agents commandés par le chef de la police, qui avait trouvé l'affaire assez importante pour n'en confier à personne la direction, étaient à la porte de la maison habitée par le vicomte de Lussan. Leur faction dura plusieurs heures. Le noble personnage qu'ils attendaient n'avait pas l'habitude de se lever matin. Ce ne fut que lorsque sonna une heure que le vicomte de Lussan sortit de sa demeure. Comme toujours, sa toilette était irréprochable; et le large camélia blanc qui ornait la boutonnière de son habit, témoignait de ses opinions politiques.
—C'est le grand Richard! s'écria le grand Louis: excusez, quel genre! faut qu'il nous aie fait un peu l'esgard[864] pour être si flambant[865].
Le chef de la police se tourna vers Beppo.
—C'est le vicomte de Lussan, lui dit à voix basse l'ex-pêcheur.
Le chef de la police descendit de la voiture dans laquelle il était avec Beppo et le grand Louis, il laissa ce dernier sous la garde de deux robustes agents; et, suivi du premier, il s'avança vers le vicomte de Lussan, qui marchait en chantonnant sur le trottoir de la rue de Varennes. Les agents suivaient à distance, prêts à prêter main-forte à leur chef, s'il en était besoin.
Celui-ci aborda le vicomte de Lussan avec beaucoup de politesse; il tenait son chapeau à la main; sa contenance était humble.
—J'ai l'honneur, dit-il, de parler à M. le vicomte de Lussan?
—Oui, mon ami, répondit le vicomte, quelque peu étonné. Que puis-je pour votre service?
—Me suivre à la préfecture de police, M. le vicomte. M. le procureur du roi vient de décerner contre vous un mandat d'amener que je suis chargé d'exécuter. J'aime à croire, ajouta-t-il, que vous ne me forcerez pas à employer la violence; vous allez vous exécuter de bonne grâce.
—Comment donc! répondit le vicomte; je suis, en vérité, trop heureux de pouvoir faire, quelque chose qui vous soit agréable. Menez-moi, puisque M. le procureur du roi le désire, à la préfecture de police.
Le chef de la police fit un signe, et ses agents, qui s'étaient insensiblement approchés, s'avancèrent vers le vicomte.
—N'approchez pas, manants! s'écria-t-il, en faisant un saut en arrière; le premier qui fait un pas vers moi, je le brûle.
Et il présentait aux agents stupéfaits les canons de ses kukenreiters, qu'il avait tirés de sa poche.
Les agents n'osaient s'approcher du vicomte, qui paraissait très-déterminé à réaliser la menace qu'il venait de faire, et qui probablement serait parvenu à s'échapper, si Beppo ne s'était pas élancé sur lui.
—Vous l'avez voulu, mon cher ami, dit tranquillement de Lussan.
Et il dirigea sur Beppo, qui lui tenait le bras gauche et qui appelait vainement les agents à son aide, le canon du pistolet qu'il tenait à la main droite.
Le malheureux tomba sur le pavé, le cervelle horriblement fracassée.
Cette affreuse scène avait rassemblé une foule immense dans la rue de Varennes. Les agents, semblables à une meute qui tient acculé dans sa bauge un redoutable sanglier, entouraient tous le vicomte de Lussan; mais la triste fin de Beppo les avait tellement effrayés, qu'ils n'osaient faire un pas en avant.
Le vicomte de Lussan les tint quelques instants en respect; et après avoir jeté un coup d'œil sur le cercle infranchissable qui s'était insensiblement formé autour de lui:
—Je pourrais en tuer encore un, dit-il, mais cela ne me servirait à rien. Allons, mes chers amis, continua-t-il, après avoir jeté à terre le second des pistolets dont il s'était armé, faites votre métier; je n'ai pas voulu qu'il fût dit qu'un gentilhomme breton s'était rendu sans combattre, voilà tout.
Les agents se jetèrent tous à la fois sur le vicomte, qui, en moins de temps qu'il ne nous en faut pour le dire, fut garrotté et jeté dans une voiture de place qui le conduisit à la préfecture de police.
Ce qui venait de se passer avait donné la certitude au chef de police que le marquis de Pourrières était bien certainement un individu de la même trempe que celui qui venait d'être arrêté: il crut donc devoir se diriger de suite vers l'hôtel de la rue de Courcelles. La clameur publique pouvait en peu d'instants porter à la connaissance du marquis la nouvelle de l'arrestation de son complice; et si cela arrivait, il ne manquerait pas de se mettre à l'abri: il n'y avait donc pas de temps à perdre.
Le chef de la police fit prévenir un commissaire de police; et, accompagné de ce magistrat, il se rendit à l'hôtel de Pourrières.
—Madame la marquise! madame la marquise! s'écria une des caméristes de Lucie, en entrant dans la chambre à coucher de la malheureuse femme, l'hôtel vient d'être envahi par une foule d'agents et de gardes conduits par un commissaire de police; ils viennent à ce qu'ils disent, pour arrêter M. le marquis.
—Que me dites-vous là? s'écria Lucie; des agents de police, un commissaire! qu'est-ce que cela veut dire, grand Dieu!
Et sans attendre la réponse de sa femme de chambre, elle se jeta à bas de son lit. Elle avait eu à peine le temps de passer un peignoir et de couvrir ses épaules d'un grand châle que sa camériste venait de lui donner, lorsque le commissaire de police, suivi de plusieurs hommes dont les physionomies communes et quelque peu rébarbatives lui causèrent une frayeur mortelle, entra dans sa chambre.
Ce magistrat ainsi que le chef de la police étaient de ces hommes qui savent allier la juste sévérité que commandent souvent des fonctions pénibles aux égards dus à la faiblesse et au malheur. Le commissaire de police savait que Lucie, lorsqu'elle avait épousé le marquis de Pourrières, était la veuve d'un général estimé, et, du reste, la réputation de cette aimable femme était si bien établie dans le monde que la pensée de la rendre solidaire des crimes imputés à son mari ne serait même pas venue à un sauvage; ce ne fut donc qu'après avoir employé tous les ménagements possibles qu'il apprit à la pauvre Lucie quelle était la mission dont il était chargé.
—Vos gens, madame, viennent de m'apprendre que M. le marquis de Pourrières était en ce moment absent de Paris: je regrette beaucoup qu'il en soit ainsi, car je suis certain qu'il se serait facilement justifié, mais malgré son absence je suis forcé de faire ici une perquisition rigoureuse, à laquelle vous allez être contrainte d'assister.
—Faites votre devoir, monsieur, répondit Lucie; je n'ai ni le droit ni la volonté de m'y opposer. Oh! mon Dieu! mon Dieu! continua-t-elle en cachant son visage entre ses mains, étais-je donc destinée à supporter un si effroyable malheur!
—Calmez-vous, madame, ajouta le commissaire de police, que les larmes et l'extrême pâleur de la pauvre Lucie touchaient infiniment; si M. le marquis de Pourrières est coupable, ce qu'à Dieu ne plaise, la veuve du général comte de Neuville trouvera dans le monde des amis qui lui feront oublier un époux indigne d'elle.
Le commissaire de police, doué d'une délicatesse que Lucie sut apprécier malgré l'extrême douleur à laquelle elle était en proie, ne visita son appartement que très-superficiellement; il saisit cependant quelques papiers, puis après avoir prié la pauvre femme d'agréer l'expression de ses regrets, il la quitta en recommandant à ses femmes de chambre de veiller sur elle avec le plus grand soin.
Tous les papiers du marquis de Pourrières, lettres, quittances, comptes furent saisis pour être examinés ultérieurement. Cette opération faite, le commissaire de police allait se retirer, lorsqu'un des agents amena dans le salon où il se trouvait un individu qui venait d'entrer à l'hôtel et qui demandait à parler à madame la marquise de Pourrières.
Cet individu était couvert d'un costume de voyage, et ses bottes poudreuses annonçaient qu'il descendait de cheval. Les agents, présumant qu'il pourrait peut-être donner des nouvelles du marquis de Pourrières, avaient absolument voulu l'amener devant leur chef.
—Mais je vous dis, répétait cet individu, que je ne connais pas M. le marquis de Pourrières, que je ne l'ai jamais vu, que je ne connais et ne veux parler qu'à madame la marquise.
—Voyons, mon ami, dit le commissaire de police, répondez à mes questions. Comment vous nommez-vous?
—Paolo.
—Vous êtes au service de M. de Pourrières?
—J'ai longtemps servi M. le général comte de Neuville, et j'ai quitté le service de sa veuve pour entrer à celui de M. le général comte de Morengy qui vient d'arriver à Paris, et qui m'a chargé de remettre une lettre à madame la marquise de Pourrières.
Le commissaire de police, pour interroger Paolo, s'était assis devant un petit guéridon que les agents avaient approché du mur; au-dessus de ce guéridon était un portrait en pied de Salvador.
Paolo, tout en répondant aux questions du commissaire de police, ne pouvait détacher ses yeux de ce portrait. Le magistrat s'aperçut de cette circonstance.
—Vous connaissez la personne dont voici le portrait? dit-il à Paolo.
—Je le crois, M. le commissaire, répondit le vieux serviteur de la pauvre Lucie; ce portrait, si je ne me trompe, est celui de M. le vicomte de Létang.
—C'est singulier, dit le commissaire au chef de la police.
Celui-ci fit un signe qui indiquait qu'en effet cette circonstance lui paraissait extraordinaire.
—Parlez-nous un peu du vicomte de Létang, continua le commissaire de police, et soyez vrai surtout; vous ne devez rien cacher à la justice.
—Je ne demande pas mieux que de vous dire tout ce que je sais de relatif à ce personnage, s'écria Paolo, en montrant le poing au portrait, si surtout cela peut contribuer à le faire pendre.
Paolo raconta alors que, tandis qu'il était au service de monsieur Carmagnola, riche banquier de Turin, une tentative de vol avait été commise dans la maison de son maître, et qu'en voulant s'opposer à la fuite d'un des voleurs qui n'était autre que le vicomte de Létang, jeune seigneur français, il avait reçu une blessure qui avait mis ses jours en danger.
Le commissaire prit bonne note de ce que venait de lui apprendre Paolo, et comme rien ne le retenait plus à l'hôtel, il partit laissant à ce fidèle serviteur la faculté d'aller présenter ses hommages à son ancienne maîtresse.
Les domestiques de l'hôtel avaient entendu l'histoire racontée par Paolo au commissaire de police, et comme ils savaient fort bien que le portrait qui l'avait provoquée était celui de leur maître, l'un d'eux s'était empressé d'aller la raconter à l'une des femmes qui étaient restées près de Lucie; celle-ci n'avait pas manqué de la répéter à sa maîtresse, de sorte que la malheureuse femme savait déjà que son mari était probablement un voleur et un assassin lorsque Paolo fut admis devant elle.
Paolo, ainsi qu'il l'avait dit au commissaire de police, était chargé de remettre à Lucie, une lettre du général comte de Morengy qui, ayant appris en rentrant en France, le mariage de la veuve du général de Neuville, avec le marquis de Pourrières, avait voulu dès le premier jour de son arrivée à Paris, lui adresser ses félicitations.
—Dites à votre maître, dit Lucie à Paolo, après avoir pris connaissance de la lettre du comte de Morengy, que je suis sensible à l'intérêt qu'il me témoigne, et que j'aurai l'honneur de lui répondre; et comme elle faisait un signe pour congédier l'honnête serviteur.
—Madame la marquise, dit-il, n'a pas oublié, sans doute, qu'elle m'a fait la promesse de me reprendre à son service?
—Mon pauvre Paolo, répondit Lucie, je n'ai plus besoin, hélas! de serviteurs, je suis pauvre maintenant.
—Cela ne fait rien, madame, c'est justement lorsque l'on est en proie au malheur, que l'on a besoin de serviteurs dévoués, et j'ose dire que madame la marquise n'en trouvera pas qui le soient plus que moi.
—C'est bien, bon Paolo, c'est bien, je suis heureuse d'acquérir aujourd'hui la certitude d'un dévouement que cependant je ne puis accepter; retournez près de votre nouveau maître, mon cher Paolo; je ne puis emmener personne dans la profonde retraite où je vais m'ensevelir, mais soyez certain que si la règle que je viens de m'imposer pouvait souffrir une seule exception ce serait en votre faveur qu'elle serait faite.
Paolo se retira après avoir obtenu de son ancienne maîtresse, la faveur de lui baiser la main.
Lorsqu'elle fut seule, Lucie entra dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail, elle se plaça devant le petit meuble dans lequel elle avait l'habitude de serrer ses bijoux, et écrivit les trois lettres qui suivent:
Lucie au général comte de Morengy.
Paris.
«Paolo vient de me remettre la lettre que vous avez bien voulu m'adresser, mon respectable ami; et c'est le cœur gros et les yeux baignés de larmes, que je m'empresse de vous répondre. Les journaux vous apprendront probablement demain la cause du violent chagrin auquel je suis en proie, et vous plaindrez la pauvre Lucie, qui méritait peut-être un meilleur sort.
»Je suis bien sensible à l'intérêt que vous voulez bien me témoigner, et charmée de ce que les résultats du voyage que vous venez d'achever ont été tels que vous les espériez.
»Adieu, mon respectable ami, vous ne verrez probablement plus la pauvre Lucie, mais soyez certain qu'elle conservera toujours le souvenir de vos bontés et qu'elle ne vous oubliera pas dans ses prières.»
Lucie à Laure Féval.
Paris.
«J'ai été ce matin réveillée par un commissaire de police, qui est entré dans ma chambre à coucher, suivi de plusieurs exempts; il venait pour arrêter mon mari, que l'on accuse d'être l'un des chefs de la bande de malfaiteurs qui depuis longtemps déjà désole la capitale; il m'a dit que le vicomte de Lussan venait à l'instant même d'être arrêté et conduit à la préfecture de police; la même accusation pèse sur lui. Le vicomte de Lussan ne s'est laissé prendre qu'après avoir tué un des hommes chargés de l'arrêter; on n'a pu saisir mon mari qui a quitté l'hôtel hier soir et qui, à ce que vient de m'apprendre un de nos domestiques, a passé la nuit à Choisy-le Roi, dans le pavillon des gardes, qu'il a dû quitter ce matin même pour se mettre en voyage. Je dois supposer qu'un avis secret l'avait averti du danger qui le menaçait.
»Ce n'est pas tout encore, au moment où le commissaire de police, qui avait saisi tous les papiers de M. de Pourrières, allait se retirer, mon ancien domestique, Paolo, s'est présenté à l'hôtel; il était chargé de me remettre une lettre de son nouveau maître M. le général comte de Morengy; le commissaire de police crut devoir l'interroger...» (Lucie ici racontait à Laure, l'événement auquel avait donné lieu le portrait de Salvador.)
«Tu le vois, ma chère Laure, la mesure de mes malheurs est comble; mais sois tranquille, tu conserveras ton amie. Je n'ai pas oublié que je vais être mère, et que je dois vivre pour l'innocente créature que je porte dans mon sein. J'ai l'intention de quitter Paris; je ne puis habiter une ville dans laquelle le nom que je porte sera demain publiquement déshonoré; j'irai près de notre amie Eugénie, je suis certaine qu'elle et son mari me recevront avec empressement, ce sont de nobles cœurs.
»Nous nous reverrons, ma chère Laure, nous nous reverrons, sois-en convaincue, je ne mourrai pas; je suis beaucoup plus calme depuis que je suis à même de mesurer toute l'étendue de mon malheur, que je ne l'étais lorsque je te quittai; je veux maintenant tâcher d'oublier que ma destinée est liée à celle d'un homme qui s'est, s'il faut croire la clameur publique, rendu coupable de tous les crimes; je veux, dis-je, tâcher d'oublier que cet homme je l'ai aimé, que peut-être, hélas! je l'aime encore.
»Adieu, ma chère Laure, adieu, ma bonne et fidèle amie, je quitterai Paris dès demain. Je t'écrirai de nouveau lorsque je serai installée près d'Eugénie, adieu.
»Ton amie,
»LUCIE.»
Lucie à madame de Bourgerel.
Paris.
«Ma chère Eugénie,
»Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, l'une de vous se trouve malheureuse, qu'elle vienne frapper à ma porte, et pour me trouver prête à l'obliger, elle n'aura pas besoin de me rappeler ce qu'aujourd'hui elle vient de faire pour moi. Voilà, si j'ai bonne mémoire, ce que tu nous dis, à Laure et à moi, lorsque nous fûmes assez heureuses pour venir à ton aide. Je ne croyais pas alors que je serais bientôt obligée de te rappeler ta promesse.» (Lucie racontait ici ce qui venait de lui arriver, puis elle continuait en ces termes:)
«Maintenant que tu sais quels sont mes malheurs, il faut que je t'apprenne de quelle nature est le service que je réclame de ton amitié. Je vais quitter Paris pour n'y plus jamais revenir; je ne puis ni ne veux habiter une ville dans laquelle le nom que je porte sera dès demain publiquement déshonoré, et c'est près de toi que je me suis déterminée à me fixer. Je ne te demande pas si tu voudras bien me recevoir, je suis si sûre de ta réponse, que ma lettre ne me précédera que de quelques heures.
»A bientôt, ma chère Eugénie, je ne te dis rien pour M. de Bourgerel, que je verrai après-demain, et qui, j'en suis sûre, recevra avec empressement une malheureuse femme, qui n'aura d'autre tort à ses yeux que celui d'avoir quitté le nom de son ancien général pour prendre celui de:
»LUCIE DE POURRIÈRES.»
Lucie, après avoir écrit ces trois lettres, ouvrit le petit meuble devant lequel elle s'était placée, qui renfermait tout ce qui était nécessaire pour les cacheter, elle voulait se servir d'un cachet en malachite, garni d'or, qui portait seulement les initiales de sa famille, car le nom de Pourrières lui inspirait une horreur insurmontable; la boîte dans laquelle elle croyait trouver ce cachet, et qui devait contenir en outre plusieurs autres bijoux était vide; elle en ouvrit précipitamment plusieurs autres, vides de même! elle devina de suite que c'était son mari qui, pressé de se dérober par la fuite au danger qui le menaçait, et voulant sans doute augmenter ses ressources, avait enlevé tous ses bijoux.
Le rouge lui monta au visage.
—C'est infâme! s'écria-t-elle, et il me serrait la main au moment où il venait de commettre une aussi lâche action. Ah! que Dieu soit loué, continua-t-elle après quelques instants de réflexion, maintenant je méprise cet homme, je ne l'aimerai pas longtemps.
Elle ouvrit la lettre destinée à Laure et y ajouta le post-scriptum suivant:
«Je suis, ma chère Laure, un peu plus pauvre que je ne le croyais tout à l'heure: je viens de m'apercevoir que mon mari, avant de fuir, m'avait volé tous mes bijoux. Je les regrette sans doute, mes pauvres bijoux, et surtout un collier que je tenais de ma mère; mais ces regrets, si vifs qu'ils soient, ne m'empêchent pas de bénir le ciel qui vient de me donner la certitude que mon mari était un homme encore plus méprisable que la plupart des gens qui lui ressemblent, et qu'il jouait une infâme comédie, lorsqu'il cherchait à me faire croire qu'il m'aimait. Tu le sais, nous sommes toujours disposées à excuser les fautes, les crimes même de ceux qui nous aiment, tandis que c'est à peine si ceux que nous méprisons nous inspirait de la pitié.»
Après avoir cacheté les trois lettres que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, Lucie prépara plusieurs caisses qu'elle envoya à la voiture de Senlis, ces caisses contenaient tout ce qu'elle désirait emporter avec elle à la campagne, ses habits, son linge, sa musique, ses livres et ses pinceaux, elle n'oublia pas un magnifique piano d'Erard, présent de monsieur de Neuville, qu'elle confia à un habile emballeur qui se chargea de le lui faire parvenir. Cela fait, elle congédia les domestiques qu'elle paya généreusement. (Pour remplir cette obligation, elle avait été forcée d'envoyer chercher de l'argent chez son notaire, maître Chardon, car Salvador n'avait pas laissé dans l'hôtel une seule pièce de cinq francs.) Elle garda seulement la plus jeune de ses femmes, qui paraissait l'aimer infiniment, et qui consentit avec joie à suivre sa bonne maîtresse dans la retraite isolée qu'elle venait de choisir pour résidence.
Le lendemain matin, Lucie, suivie de la femme de chambre qu'elle avait gardée, sortit de l'hôtel de Pourrières dans lequel elle ne voulait plus rentrer, pour se rendre chez maître Chardon, auquel elle laissa une procuration, avec la mission de défendre ses intérêts, mission dont cet estimable officier ministériel se chargea avec plaisir, et qu'il était tout à fait digne de remplir; après cette démarche, elle monta dans le coupé de la voiture de Senlis, et le même jour à la tombée de la nuit, elle arrivait à Saint-Léonard, village où était située la propriété habitée par Eugénie, madame de Saint-Preuil et Edmond de Bourgerel.
Eugénie et son mari avaient préparé, pour la recevoir, le logement le plus agréable de leur maison, dans ce logement, meublé avec une élégante simplicité, Eugénie avait disposé avec la plus touchante sollicitude, tous les objets que Lucie aimait, de belles et rares fleurs dans de magnifiques vases du Japon, de jolies aquarelles, quelques chinoiseries. Accompagnée d'Edmond, elle conduisit son amie dans cette charmante retraite.
—Tu ne seras pas trop mal ici, lui dit-elle, nous avons, du reste, arrangé tout aussi bien que cela nous a été possible.
—Et vous trouverez près de nous, madame, ajouta Edmond de Bourgerel, de bons et véritables amis qui chercheront sans cesse les moyens de vous faire oublier que c'est le malheur qui vous a conduite près d'eux.
—Mes bons amis, dit Lucie, qui prit à la fois les mains d'Eugénie et celles d'Edmond, qu'elle serra entre les siennes, mes bons amis, je suis vraiment touchée des preuves d'amitié que vous voulez bien me témoigner, mais ce n'est pas assez, il faut que vous ajoutiez encore un nouveau service à tous ceux que vous venez de me rendre.
—Parle, ma chère Lucie, parle, répondit Eugénie, sois sûre que nous ne sommes pas disposés à te refuser quelque chose.
Edmond joignit ses protestations à celles de sa femme.
—Ce qui vient de m'arriver, ajouta Lucie, est un rêve pénible que je veux tâcher d'oublier; car je veux vivre pour la malheureuse créature à laquelle je vais donner le jour, et qui n'aura, hélas, ici-bas, d'autre soutien que sa mère, mais cela me serait impossible, si je me rappelais sans cesse que ma destinée est unie à celle de l'homme dont je suis condamnée à porter le nom; voici donc ce que je réclame plus de la bonté de votre cœur que de votre obligeance, Laure, sa famille, et mon notaire, maître Chardon, sont les seules personnes au monde, qui connaissent quel est le lieu que j'ai choisi pour retraite, c'est à eux que seront remises toutes les lettres qui me seront adressées. M. Chardon a bien voulu se charger de me les envoyer ici. Eh bien! ces lettres, je veux que vous les lisiez avant de me les remettre, et que vous reteniez toutes celles dans lesquelles il serait question des derniers événements de ma vie, à moins qu'il ne soit absolument nécessaire de faire le contraire; si des événements nouveaux surgissent, M. de Bourgerel voudra bien, je l'espère, m'aider de ses conseils.
Eugénie et Edmond de Bourgerel, firent à Lucie la promesse qu'elle exigeait.
La soirée était déjà avancée, lorsque Lucie se retira dans son appartement. Point n'est besoin de dire que son sommeil fut agité et tourmenté par des rêves pénibles qui retraçaient à son imagination tous les tristes événements qui venaient de s'accomplir. Il lui semblait que son mari était entraîné par une foule de fantômes vers un échafaud dont les formes confuses se perdaient à l'horizon; il faisait de vains efforts pour se soustraire à l'étreinte furibonde de ces fantômes qui formaient autour de lui un cercle infranchissable, et à mesure qu'il s'approchait de l'échafaud, les formes du funeste instrument devenaient plus distinctes, et Lucie reconnaissait en frémissant l'horrible guillotine, puis tout disparaissait et elle se trouvait dans un salon où elle rencontrait toutes les personnes qu'elle connaissait; elles ne lui parlaient pas, seulement lorsqu'elles passaient devant elle, elle était désignée à ceux qu'elle ne connaissait pas, et des voix qui ressemblaient à des éclats de rire criaient à ses oreilles; c'est la femme du marquis de Pourrières, elle a aimé cet homme, un voleur, un assassin de profession!
—Un voleur, un assassin de profession, s'écria Lucie en se réveillant, est-il bien possible? Mais, hélas! la révélation faite par Paolo permet d'accorder une certaine créance à cette dernière supposition. Faites, grand Dieu! que cet homme me devienne bientôt aussi indifférent que le premier venu des individus de sa sorte.
Dieu devait exaucer les prières de la pauvre Lucie; pendant longtemps elle conserva dans son sein le germe d'une douleur qui l'aurait infailliblement entraînée dans la tombe, si ses amis inquiets de la voir toujours triste et silencieuse ne lui avaient pas sans cesse rappelé qu'elle se devait à ceux qui l'aimaient. Mais enfin, et après de longues souffrances, et grâce aux soins empressés d'Eugénie et d'Edmond, qui pendant fort longtemps lui cachèrent tous les événements qui se passèrent hors du cercle restreint dans lequel elle vivait, elle recouvra un peu de calme.
Quelque temps après son installation chez madame de Bourgerel, Edmond qui se conformait rigoureusement au désir qu'elle avait exprimé lui remit décachetée une nouvelle lettre de Laure qui déjà lui avait écrit plusieurs fois.
Cette lettre était conçue en ces termes:
Laure Féval à Lucie.
Guermantes, près Lagny.
«Ma chère Lucie,
»Je viens de recevoir une lettre d'Eugénie, ce qu'elle m'apprend, m'a comblé de joie, car je craignais, je te l'avoue, que tu ne te laissasses abattre par la douleur; béni soit donc Dieu, qui t'a donné la force de supporter avec courage de bien cruelles blessures, mon mari et surtout sir Lambton (qui t'aime autant que si tu étais sa fille, et auquel il n'a pas été possible de cacher les cruels événements qui viennent de se passer), partagent ma joie, et ils espèrent, ainsi que moi, que la divine Providence ne t'a si cruellement éprouvée, que parce qu'elle te réserve un avenir exempt d'orages.
»Je devine quels sont les motifs qui t'ont déterminée à accorder à Eugénie une préférence dont j'ai bien envie de me montrer jalouse; ces motifs, ma chère Lucie, je ne les approuve pas, mais je les respecte, je n'ai donc pas la force de t'adresser des reproches que tu ne mériteras que si Eugénie et son mari ne te rendent pas aussi heureuse que tu mérites de l'être; mais cela n'est pas à craindre, M. et madame de Bourgerel, sont de ces gens que l'on est heureux de pouvoir compter parmi ses amis, et avec ces gens-là les déceptions ne sont pas à craindre.
»J'ai manifesté le désir de passer l'hiver à Guermantes, et comme tout ce qui peut me faire plaisir est adopté avec transport par mon mari et par mon oncle, il a de suite été convenu que nous ne quitterions notre habitation que l'année prochaine. Ne crois pas, ma bonne Lucie, que c'est seulement parce que j'aime passionnément la campagne que j'ai voulu que nous restassions à Guermantes, mais je ne veux rien te dire de plus quant à présent, qu'il te suffise de savoir que je te ménage une surprise agréable.
»Il existe malheureusement des gens qui, lorsqu'ils souffrent, voudraient voir tous ceux qui les entourent souffrir encore plus qu'eux, ils prétendent que le spectacle des peines d'autrui, les aide à supporter leurs chagrins. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ces gens-là sont très-malheureusement organisés, car pour ma part, je crois que si j'étais plongée dans l'affliction, le meilleur moyen que l'on pourrait employer pour me consoler, serait de m'apprendre qu'il vient d'arriver quelque chose d'heureux à l'une des personnes que j'aime. C'est parce que je crois que tu es comme moi, que je vais t'apprendre une nouvelle qui, j'en suis certaine, va te causer infiniment de plaisir.
»Le plus intime ami de mon mari, est un vénérable ecclésiastique attaché à la paroisse Saint-Roch, dont, sans doute, on a vanté plus d'une fois, devant toi, les talents et le noble caractère; car chacun se plaît à rendre à M. l'abbé Reuzet la justice qui lui est due. Des événements qu'il serait trop long de te raconter, avaient appris à ce digne prêtre quelle était la position de mon mari, et plus d'une fois il avait dû calmer mes alarmes, qui malgré ses efforts se renouvelaient sans cesse.
»L'abbé Reuzet avait deviné, malgré les efforts que je faisais pour cacher à ceux que j'aime les peines que j'éprouvais, que j'étais malheureuse, et, en effet, il ne se trompait pas. Je ne vivais point lorsque mon mari n'était pas près de moi, lorsqu'il était à la maison, chaque fois que l'on frappait à notre porte, je me disais que peut-être le retentissement du marteau m'annonçait la visite des gens chargés de l'arrêter. L'abbé Reuzet ne me dit rien, il ne voulait pas me laisser concevoir une espérance qui peut-être ne se réaliserait pas, mais il alla voir toutes les personnes qui estiment son caractère et ses talents (et le nombre de ces personnes est considérable, et parmi elles, il s'en trouve plusieurs qui sont placées très-haut dans la hiérarchie sociale), il arracha à leur indifférence la promesse d'appuyer chaleureusement une demande qu'il voulait adresser au roi; cet homme qui ne ferait peut-être pas une démarche pour obtenir le chapeau de cardinal, traîna sa soutane dans les antichambres de tous les ministères; enfin, il réussit, et hier il accourait tout joyeux nous apprendre que le roi venait d'accorder à mon mari grâce pleine et entière. Te dire ce qu'il a fallu à ce bon prêtre de patience et d'ardeur, pour obtenir une faveur aussi grande que celle qu'il sollicitait pour une personne dont il ne voulait faire connaître le nom qu'après avoir obtenu une promesse formelle, me serait impossible; l'abbé Reuzet qui est doué d'une modestie égale à ses autres vertus, n'a point voulu nous donner de détails.
»A l'heure qu'il est, ma chère Lucie, mon mari est libre, je ne souffre plus lorsque je le vois sortir; s'il est absent quelques heures de plus que je ne le croyais, j'attends son retour avec patience, si par hasard un étranger le regarde, je ne suis plus alarmée, je le vois passer sans trembler devant les gendarmes de notre résidence. Je suis enfin aussi heureuse qu'il est possible de l'être, lorsque l'on sait que sa meilleure amie souffre des peines cruelles.
»Adieu, ma chère Lucie, n'oublie pas ta fidèle amie, n'oublie pas surtout qu'elle te ménage une surprise agréable.
»LAURE FÉVAL.»
—Singulières destinées! dit Lucie après avoir achevé la lecture de cette lettre, mon mari et celui de mon amie partent ensemble du même lieu et en suivant chacun des chemins différents, ils arrivent au même but; mais celui qui a toujours suivi les voies droites garde ce qu'il a conquis, tandis que l'autre... quelle chute affreuse... Ah! je tremble d'y penser... Dieu est juste!...
La grossesse de Lucie était déjà assez avancée, lorsqu'elle quitta Paris, pour venir près d'Eugénie, aussi, peu de temps après son arrivée à Saint-Léonard, et tandis que des événements que nous rapporterons dans les chapitres suivants, se passaient à Paris, elle fut prise par les premières douleurs de l'enfantement.
L'amitié que portaient Eugénie et son mari à leur malheureuse amie ne se démentit pas dans cette pénible circonstance; ils lui prodiguèrent à l'envi, l'un et l'autre, les soins les plus empressés. La couche de Lucie fut laborieuse; le meilleur médecin de Senlis que l'on avait fait venir près d'elle, craignit plus d'une fois qu'elle ne perdît la vie, mais elle fut enfin délivrée.
Lorsqu'elle reprit ses sens, elle chercha près d'elle l'innocente créature qui venait de naître sous de bien tristes auspices, étonnée de ne point l'y trouver, elle jeta les yeux sur le berceau, que par prévision on avait placé près de son lit, il était vide.
—Mon enfant, dit-elle, d'une voix faible, donnez-moi mon enfant, ne me sera-t-il pas permis de l'embrasser?
Eugénie qui était assise à la tête de son lit se pencha vers elle et l'embrassa sur le front.
—Du courage, mon amie, dit-elle, du courage.
—Mon Dieu! s'écria Lucie, qu'est-il donc arrivé?
—Ton enfant.
—Eh bien?
—Du courage ma pauvre amie, tu vas en avoir besoin, hélas!
—Il est mort.
—Il est vrai!
Lucie ne répondit rien, elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller, et des larmes amères coulèrent le long de ses joues décolorées.
—Je suis bien malheureuse, dit-elle, après quelques instants de silence, et comme Eugénie cherchait à la consoler. Ah! ma pauvre amie, continua-t-elle d'une voix brisée, tu ne peux comprendre tout ce qu'il y a de douleurs dans le cœur d'une mère qui est forcée de regarder comme un événement heureux la mort de son premier né.
FIN DU HUITIÈME VOLUME.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME NEUVIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
Salvador était depuis deux jours à Melun. Il maudissait le hasard qui avait amené près de lui le paysan qui l'avait reconnu, et comme malgré tous les efforts de sa fertile imagination, il n'était pas encore parvenu à fabriquer une histoire de nature à justifier la position dans laquelle il se trouvait placé, lorsque le substitut revint près de lui, il refusa de répondre à ses questions, alléguant qu'il était encore beaucoup trop faible pour supporter les fatigues d'un interrogatoire.
Le substitut enveloppé dans une robe de chambre à ramages, les pieds dans des babouches brodées qu'il devait à l'amitié de la femme du sous-préfet, cherchait en savourant une tasse de chocolat le motif qui avait pu déterminer un aussi noble personnage que M. le marquis de Pourrières à prendre un nom roturier et la qualité de commis-voyageur, lorsque sa servante lui apporta son journal; le premier article qui lui tomba sous les yeux était intitulé: «Une bande de voleurs.—Arrestation d'un noble personnage soupçonné d'en être le chef.—Circonstances extraordinaires.»
Nous rapporterons en entier cet article, qui lorsqu'il parut, produisit une sensation telle, qu'elle fit, pour un moment, diversion aux graves préoccupations politiques de l'époque; voici en quels termes il était rédigé:
«Il s'est passé tant de choses extraordinaires depuis le commencement de ce siècle, que rien de ce qui arrive maintenant n'a le privilége de nous étonner; nous croyons cependant que le récit des événements que nous allons raconter à nos lecteurs les fera sortir pour un moment de leur indifférence habituelle, et qu'après nous avoir lus, ils n'attendront pas, sans éprouver une certaine impatience, le procès auquel ces événements ne peuvent manquer de donner naissance.
»Depuis longtemps déjà, des vols, des assassinats même, commis avec une audace et une adresse pour ainsi dire inconcevables, venaient à chaque instant épouvanter la population parisienne; de plus, les circonstances qui souvent accompagnaient la perpétration de ces crimes, la qualité des personnes qui en étaient les victimes, faisaient conjecturer que ceux qui les commettaient étaient nombreux et qu'ils avaient conservé des relations dans la meilleure compagnie.
»La police cependant ne restait pas oisive; elle visitait souvent les lieux suspects de la capitale; ses plus adroits agents étaient constamment en campagne; mais elle n'obtenait que des résultats insignifiants, ceux qu'elle désirait tant rencontrer, Protées insaisissables, savaient se soustraire à toutes les recherches; chaque fois que la police croyait tenir un fil de nature à la guider, ce fil se rompait avant qu'il eût été possible de s'en servir; ainsi, par exemple, les pierres précieuses volées au comte italien Colorédo, et celles volées au joaillier Loiseau, furent retrouvées les premières, chez un juif d'Amsterdam, les secondes chez un de ces brocanteurs de la cité de Londres, auxquels les Anglais ont donné le nom de lombards; mais ces individus, sur lesquels l'autorité française n'avait pas d'action, ne purent ou plutôt ne voulurent pas faire connaître les personnes auxquelles ils les avaient achetées.
»On avait presque perdu l'espoir de mettre la main sur ces audacieux malfaiteurs, lorsque dernièrement un individu se présenta devant le chef de la police de sûreté, et lui offrit ses services, promettant, s'il les acceptait de mettre bientôt entre les mains de la justice les chefs et les bandits qui composaient la bande dont les déprédations désolaient la capitale; les offres de cet homme, qui s'exprimait convenablement, qui paraissait à la fois intelligent, résolu, et ce qui est plus extraordinaire, qui fit de suite, et sans hésitation, connaître son nom et son domicile, furent acceptées avec le plus vif empressement.
»Peu de temps après, et grâce aux indications fournies par cet homme, on arrêtait dans une cachette pratiquée dans la partie la plus reculée d'une maison suspecte de la rue de la Tannerie, plusieurs individus connus pour des voleurs et des assassins de profession que l'on cherchait depuis longtemps sans pouvoir les découvrir. Quelques-uns d'entre eux voulurent bien faire des révélations, desquelles on pouvait conclure ceci, que pendant fort longtemps les individus arrêtés rue de la Tannerie avaient été dirigés par trois hommes qu'ils ne connaissaient que sous les noms de Rupin, du grand Richard, et du Provençal; qu'ils n'étaient, pour ainsi dire, que les valets de ces trois individus mystérieux qui leur donnaient en argent une partie de la valeur des objets volés, vendus ensuite à un riche recéleur, que les révélateurs ne pouvaient faire connaître, attendu qu'il n'était connu que de la nommée Marie-Madeleine-Colette Comtois, dite Sans-Refus, maîtresse de la maison dans laquelle ils avaient été arrêtés.
»Cette femme s'était échappée, grâce à la coupable complaisance d'un des agents qui accompagnaient le commissaire de police chargé de l'opération qui avait amené l'arrestation de tous ces malfaiteurs; la police perdait donc encore une fois le fil conducteur qui pouvait la mettre sur la trace des hommes dangereux qu'elle voulait absolument découvrir.
»L'individu auquel on devait la capture que l'on venait de faire, avait été blessé assez grièvement par un des bandits furieux sans doute d'avoir été pris pour dupe; lorsqu'il eût recouvré la santé, il vint annoncer au chef de la police de sûreté qu'il avait enfin découvert quels étaient les individus qui se faisaient appeler Rupin, le grand Richard et le Provençal.»
(Le journaliste racontait ici les diverses circonstances qui avaient accompagné l'arrestation du vicomte de Lussan, la mort de Beppo, la visite faite à l'hôtel de Pourrières, la circonstance relative au portrait, puis il continuait ainsi):
«Ainsi, la déclaration de ce domestique, dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute, venait d'apprendre que le marquis de Pourrières avait, à une époque où il se faisait nommer le vicomte de Létang, commis à Turin, une tentative de vol suivie d'une tentative d'assassinat sur la personne du nommé Paolo, domestique du banquier Carmagnola, et rapprochée de nouvelles lumières que le hasard fit arriver à la justice, elle permettait de supposer que le nommé Rupin (ne sachant quel nom donner à cet individu, nous lui conserverons celui sous lequel il est connu de ses complices), n'avait pas plus le droit aujourd'hui de porter le nom du marquis de Pourrières, qu'il ne l'avait eu jadis de se parer de celui de vicomte de Létang.»
(Ici, le récit de ce qui s'était passé précédemment, relativement à Fortuné et à la femme Adélaïde Moulin.)
«La femme Adélaïde Moulin, continuait le journaliste après avoir fait le récit de ces événements que nos lecteurs connaissent déjà, n'était pas digne d'inspirer une grande confiance; cette femme qui a déjà subi plusieurs condamnations Correctionnelles, est en ce moment détenue à la conciergerie, comme accusée de faux en écriture de commerce; aussi, entre ses allégations et celles du marquis de Pourrières, il n'y avait pas à hésiter; aussi, ce ne fut que parce qu'il portait un vif intérêt au jeune homme, que la femme Adélaïde Moulin prétend être le fils du marquis Alexis de Pourrières, que le juge d'instruction auquel elle a fait les révélations qui concernent ce jeune homme, s'était déterminé à écrire à Genève afin d'obtenir des magistrats municipaux de cette ville des renseignements de nature à éclairer sa conscience; mais les événements qui viennent de surgir ont totalement changé sa manière de voir; il est maintenant bien convaincu que la femme Adélaïde Moulin, en ce moment détenue à la Conciergerie, est bien la même que celle à qui fut confiée la mission de prendre soin du fils du marquis Alexis de Pourrières, et que l'homme qui porte actuellement ce nom n'est qu'un imposteur qui s'est emparé, probablement à l'aide d'un crime, d'un nom et d'une fortune qui ne lui appartiennent pas.
»Nous ne craignons pas de dire que nous partageons l'avis de cet honorable magistrat, et que nous faisons des vœux sincères pour que les efforts que sans doute il va faire pour arriver à la découverte de la vérité, soient couronnés du plus heureux succès.
»Les papiers saisis chez le marquis de Pourrières ou plutôt chez l'homme qui porte ce nom, ont été examinés avec le plus grand soin; cet examen a révélé des faits graves, que nous ferions connaître à nos lecteurs si nous n'avions pas la crainte de nuire à l'action de la justice.
»Le vicomte de Lussan (on ne peut du moins contester sa noblesse à cet homme qui est en réalité le dernier rejeton d'une des plus illustres familles de la Bretagne), est fort tranquille; il paraît ne point redouter les résultats de la position dans laquelle il se trouve placé; il traite ses gardiens avec une morgue tout à fait aristocratique, et se plaint à chaque instant de ce qu'on n'a pas pour lui les égards qui sont dus à un homme de sa qualité.»
Le substitut, après avoir lu cet article, écrivit à Paris, afin de prévenir la justice de cette ville que le hasard ayant mis entre ses mains l'homme qui se faisait appeler le marquis de Pourrières, il tenait cet homme à sa disposition.
Il reçut immédiatement l'ordre de faire transporter de suite à Paris, sous bonne escorte, son prisonnier, si toutefois il était en état de supporter les fatigues du voyage.
Les blessures de Salvador étaient, ainsi que nous l'avons déjà dit, beaucoup moins dangereuses qu'on ne l'avait cru d'abord; aussi les médecins déclarèrent-ils qu'il était très-transportable si l'on voulait bien prendre certaines précautions.
—Je suis perdu! se dit Salvador, lorsqu'un huissier après lui avoir remis la copie d'un mandat d'amener décerné par un des juges d'instruction de la Seine, lui signifia que le lendemain matin il serait conduit à Paris; je suis perdu ou à peu près! Ah! bah! continua-t-il après quelques instants de réflexion, on ne peut, après tout, me reprocher que quelques peccadilles qui sont encore bien loin d'être prouvées; allons, allons, si le vicomte de Lussan, si Silvia qui doivent être arrêtés, se montrent aussi discrets que je le serai, je pourrai peut-être me tirer, ainsi qu'eux, de ce mauvais pas.
Des ordres avaient été donnés au directeur de la Conciergerie pour que Salvador fût mis au secret le plus rigoureux; il fut en conséquence déposé, dès son arrivée à Paris, dans une des cellules du bâtiment des femmes.
Il passa près de deux mois dans cette cellule avant d'être complétement guéri. Il n'avait reçu pendant ce long espace de temps, d'autres visites que celles des gardiens qui lui apportaient sa pitance quotidienne, et du médecin qui pansait ses blessures. Aussi, lorsque l'on vint le chercher pour le conduire devant le magistrat instructeur, il éprouva un vif sentiment de plaisir.
Nous avons négligé de dire que les bandits commandés par Blaise le Petit-Christ, s'étaient contentés de lui enlever son portefeuille et sa bourse, qui contenait une somme assez forte en or, et qu'ils lui avaient laissé son portemanteau qui renfermait, outre une quantité raisonnable de linge et d'habits, environ cinq cents francs en argent destinés à subvenir aux premiers frais de la route. Comme on n'avait pas cru devoir saisir ce portemanteau, tout ce qu'il contenait avait été déposé au greffe; il n'avait donc manqué de rien depuis qu'il était en prison. Aussi, il fit pour se rendre devant le magistrat instructeur, une toilette soignée et il suivit gaiement le gendarme chargé de le conduire.
L'instruction avait été confiée au juge qui l'avait fait demander peu de temps auparavant, relativement à Fortuné. Ce magistrat était un de ces hommes froids, qui ne laissent jamais paraître sur leur visage la trace des émotions qu'ils éprouvent, qui saisissent au premier coup d'œil tous les détails d'une affaire, qui ne laissent rien échapper, dont la mémoire est prodigieuse, et qui savent tirer un parti avantageux de la circonstance en apparence la plus indifférente; il était en un mot doué de toutes les qualités qu'il fallait posséder pour être en état de tenir tête à un homme aussi rusé que Salvador.
Nous rapporterons assez longuement les phases diverses de cette instruction qui devait successivement amener la découverte de tous les crimes commis par Salvador.
—Votre nom? demanda le juge lorsque Salvador se fut assis sur le siége qui lui était destiné.
—Alexis, marquis de Pourrières, né au château de Pourrières, département du Var, arrondissement de Brignoles.
—Vous êtes, à ce que vous assurez, le marquis Alexis de Pourrières? Je dois vous prévenir que vous serez forcé de prouver que ces noms et ce titre, que l'on a l'intention de vous contester, vous appartiennent réellement; si vous n'êtes pas ce que vous paraissez être, un aveu sincère disposerait peut-être la justice à vous traiter avec une indulgence dont en ce cas, vous auriez probablement extrêmement besoin.
—Je ne sais, monsieur, dans quel but vous me faites cette observation; mais je suis, grâce à Dieu, en état de prouver, lorsque cela sera nécessaire, que je suis bien le fils unique de M. le marquis Hector de Pourrières, capitaine à l'armée des princes...
—C'est bien. Je vous devais l'avertissement que je viens de vous donner. Répondez maintenant aux questions que je vais vous adresser:
—Vous avez été arrêté dans le bois de Bougeaux par des bandits qui vous ont dépouillé de tout ce que vous possédiez, et laissé pour mort sur la route?
—Il est vrai.
—Vous avez été relevé par une patrouille de gendarmerie et porté à Melun?
—C'est encore vrai.
—Lorsque, grâce aux soins qui vous ont été donnés, vous avez eu recouvré l'usage de vos facultés, vous avez été interrogé par M. le substitut du procureur du roi de cette ville; vous avez rapporté à ce magistrat les diverses circonstances de l'attentat dont vous avez été la victime, circonstances, je dois le dire, dont des faits ultérieurs sont venus démontrer la rigoureuse exactitude; cependant, lorsqu'il a fallu signer votre déclaration, vous avez pris le nom de Louis Rousseau, commis voyageur de la maison Biot et compagnie, de Marseille. Pourquoi cela?
—Je ne voulais pas, dans la crainte de causer de trop vives inquiétudes à ma femme et à mes amis, qu'ils apprissent par d'autres que par moi, l'événement dont je venais d'être la victime; j'avais l'intention d'apprendre plus tard à M. le substitut du procureur du roi quel était mon véritable nom.
—N'était-ce pas plutôt, parce qu'ayant été averti que des poursuites allaient être dirigées contre vous, vous vouliez cacher le nom sous lequel vous êtes connu, que vous preniez celui de Louis Rousseau?
—Il vous est loisible, monsieur, de me supposer une intention à la convenance de l'accusation.
—Mais, si telle n'était pas votre intention, pourquoi étiez-vous porteur d'un passe-port au nom de Louis Rousseau?
—Je ne me suis pas servi d'un passe-port au nom de Louis Rousseau! dit Salvador, qui savait fort bien que ceux qui l'avaient dépouillé avaient enlevé son portefeuille et tout ce qu'il contenait.
—Le voici, répondit le juge d'instruction, et il montrait à Salvador le passe-port qu'il avait préparé à Choisy-le-Roi pendant la nuit qui précéda son départ. Le reconnaissez-vous?
Salvador refusa de répondre.
—Vous auriez tort de nier l'évidence, reprit le juge. Ce passe-port a été saisi sur un homme récemment arrêté à Compiègne, au moment où il tentait de s'introduire dans une église dont il voulait voler les vases sacrés. Cet homme est convenu qu'il faisait partie de la bande du nommé Blaise, dit le Petit-Christ, par laquelle vous avez été attaqué, et que c'était à un voyageur dont il a donné le signalement qui s'applique parfaitement à votre personne, qu'il avait volé ce passe-port. Qu'avez-vous à répondre?
—Rien, quant à présent.
—C'est bien. Vous savez sans doute quels sont les crimes dont on vous accuse?
—On peut, monsieur, m'accuser d'être l'auteur d'une infinité de crimes; mais comme je ne me rappelle pas en avoir commis un seul, je me vois forcé de confesser mon ignorance.
—Je vais vous l'apprendre: Depuis longtemps une bande de malfaiteurs désolait la capitale; tous les jours un nouveau crime venait épouvanter la population parisienne. Eh bien! l'on prétend que les chefs de cette bande n'étaient autres que vous, le vicomte de Lussan, et un troisième individu connu seulement sous le nom du Provençal.
—Ah! on prétend cela? Eh bien monsieur, c'est ce qu'il faudra prouver, et je crois que ce sera très-difficile.
—Moins peut-être que vous ne le pensez. Connaissez-vous le vicomte de Lussan?
—Beaucoup; M. de Lussan est un de mes meilleurs amis.
—Connaissez-vous la nommée Marie-Madeleine-Colette Comtois, dite Sans-Refus?
—Je n'ai jamais entendu parler de cette femme.
—Vous n'êtes jamais allé dans une maison suspecte de la rue de la Tannerie, n. 31?
—Jamais.
—C'était cependant chez cette femme que se réunissait la bande dont on vous accuse d'être ou d'avoir été un des chefs?
—Je ne connais pas plus les hommes qui composaient cette bande, que je ne connais le lieu où ils se réunissaient.
—Connaissez-vous l'individu connu sous le nom du Provençal?
—Je ne sais de qui vous voulez parler.
—Cet individu ne serait-il pas le même que le nommé Lebrun, votre intendant?
—Je ne le pense pas; je ne puis cependant nier absolument un fait que j'ignore; mon intendant était à peu près maître de tout son temps; je ne sais à quoi il l'employait lorsqu'il n'était pas à l'hôtel, et après tout, en admettant comme possible qu'il se soit lié avec une bande de malfaiteurs, suis-je responsable de ses actes?
—Aviez-vous sujet de vous plaindre du nommé Lebrun?
—Non, M. Lebrun était un excellent serviteur.
—Il sera cependant établi que cet homme qui était, à ce que vous assurez, un excellent serviteur, était joueur, qu'il passait toutes ses soirées dans un tripot clandestin de la rue Richelieu.
—Vous m'apprenez un fait que j'ai ignoré jusqu'à ce jour.
—Peut-être!
Le juge prit dans une volumineuse collection de pièces placée devant lui, une lettre que Salvador reconnut de suite pour une de celles que Silvia lui avait adressées pendant le temps qu'il habitait le château de Pourrières avec sa femme. Il avait l'habitude de brûler toutes celles des lettres qu'il recevait qui étaient de nature à le compromettre, mais il avait fait une exception en faveur de celle que le juge tenait entre ses mains, qui pouvait, dans le cas où il aurait eu à se plaindre de Silvia, lui servir à la perdre.
—Vous connaissez, dit le juge, la marquise de Roselly?
—Tout Paris sait que depuis longtemps je suis lié avec cette dame.
—Voici une lettre écrite par la marquise et qui vous est adressée, lettre que vous avez reçue, puisque c'est chez vous qu'elle a été trouvée, et qui prouve surabondamment que vous saviez fort bien que le nommé Lebrun jouait et perdait souvent des sommes considérables.
—Eh! mon Dieu, monsieur, je n'avais pas cru qu'il fût bien nécessaire de vous apprendre que ce malheureux était en effet un joueur effréné.
—Cet homme a été assassiné dans la nuit du 10 au 11 septembre dernier, ainsi que le constate le procès-verbal du commissaire de police qui a relevé le cadavre, et votre propre déclaration faite le surlendemain devant le même commissaire de police.
—D'accord.
—On prétend que c'est vous qui, pour vous débarrasser de cet homme, qui, ainsi que je viens de vous le dire, jouait et perdait des sommes considérables qu'il ne pouvait prendre que dans votre caisse, l'avez assassiné.
—Je ferai à cette nouvelle accusation la réponse que j'ai faite à celle que vous formuliez tout à l'heure: il faudra prouver.
—C'est ce que nous allons tenter de faire; reconnaissez-vous ces objets?
Le juge montrait à Salvador un petit carnet en écaille orné d'incrustations en or, qui avait appartenu à Roman, et une tabatière de platine; Salvador reconnut parfaitement ces deux objets, mais ne sachant quel parti on en pouvait tirer contre lui, il crut ne pas devoir en convenir.
—Je ne les ai jamais vus, répondit-il.
—Ces objets appartenaient à votre intendant.
—C'est possible.
—Ils ont été saisis chez vous.
—Qu'est-ce que cela prouve?
Le juge ouvrit le carnet et il en tira une de ces cartes partagées en colonnes horizontales surmontées de lettres rouges et noires, sur lesquelles les joueurs marquent, à l'aide d'une épingle, les phases diverses du jeu; cette carte, sur laquelle était indiquée une série de vingt et une noires suivie d'intermittences, ainsi du reste que plusieurs autres renfermées dans le carnet, portait écrite de la main de Roman la date du jour où elle avait servi, 10 septembre.
—Ce carnet, continua le juge, était, ainsi que cette tabatière, entre les mains de la victime peu d'heures avant sa mort, des témoins l'ont déclaré, et cette date écrite de la main de Lebrun, vient donner une force singulière à leurs déclarations; qu'avez-vous à répondre?
—Rien.
—Mais vous oubliez, sans doute, que c'est chez vous, dans votre appartement, que ces objets ont été saisis et qu'ils ne peuvent y avoir été apportés que par l'assassin.
—C'est possible; mais je ne suis arrivé à Paris que dans la journée qui suivit la nuit durant laquelle l'assassinat fut commis; cela sera attesté au besoin par tous mes domestiques.
—A mon tour, je vous dirai c'est possible, mais des renseignements ont été pris et voici ce qu'ils ont appris: Vous êtes parti de Pourrières pour vous rendre à Paris, mais au lieu de vous y rendre directement, vous vous êtes arrêté à Melun où vous êtes descendu à l'hôtel de la Galère; vous avez quitté cette ville le 10 septembre, après un séjour de quelques heures, et le lendemain, 11, vous y êtes revenu afin de prendre votre chaise de poste que vous aviez laissée à l'hôtel; c'est effectivement dans la journée du 11 que vous êtes arrivé chez vous; mais il reste une nuit, celle du 10 au 11, pendant laquelle on ne sait ce que vous êtes devenu, et c'est pendant cette nuit que le nommé Lebrun a été assassiné; ces diverses circonstances sont graves.
—Très-graves, en effet, mais pas assez cependant pour qu'il soit permis de me croire l'auteur d'un crime que je n'avais aucun intérêt à commettre.
—Mais vous aviez, au contraire, un immense intérêt à le commettre ce crime, si, comme on le prétend, votre intendant vous volait pour se procurer les moyens de satisfaire sa fatale passion.
—En vérité, monsieur, vous tirez de faits, en réalité insignifiants, des conséquences bien rigoureuses; ne pouvais-je, si j'avais eu à me plaindre de mon intendant, le renvoyer, le livrer même à la justice?
—Mais si, comme on le prétend, ce Lebrun n'était autre que l'individu connu sous le nom du Provençal, vous ne pouviez, puisqu'il était votre complice, ni le renvoyer ni le livrer à la justice.
—Mais il n'est pas plus prouvé, je crois, que ce malheureux était celui que vous désignez sous le nom du Provençal, qu'il ne sera prouvé que je ne suis pas le marquis Alexis de Pourrières.
Le juge tira le cordon de sonnette placé près de lui et dit quelques mots à l'oreille du garçon de bureau qui se présenta à cet appel; cet homme sortit, et, quelques minutes après, il apporta dans le cabinet du juge une petite caisse en bois blanc qu'il déposa sur une table; des gendarmes faisaient, en même temps entrer deux individus bien connus de Salvador.
C'étaient le grand Louis et Charles la belle Cravate.
—Connaissez-vous ces deux hommes? dit le juge à Salvador lorsque les deux bandits furent placés.
—Je les vois aujourd'hui pour la première fois, répondit-il.
—Ah! Rupin, s'écria le grand Louis, tu renies les amis, ce n'est pas bien.
—Puisque j'te dis, ajouta Charles la belle Cravate, qu'il fera le fier jusqu'à la guillotine.
—Ainsi, dit le juge en s'adressant au grand Louis auquel il désigna Salvador, vous connaissez monsieur?
—Parfaitement, monsieur, c'est Rupin.
Charles la belle Cravate, interrogé à son tour, fit une réponse semblable.
—Vous ne le connaissez que sous le nom de Rupin?
—Seulement sous ce nom, M. le juge, répondit le grand Louis, mais je sais que Rupin est un gros personnage, un malin, qu'il est riche; ah! s'il n'avait pas, aidé de ses deux amis, le grand Richard et le Provençal, envoyé dans l'autre monde Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, c'est ceux-là qui vous en auraient appris de belles; ils avaient découvert le pot aux roses de ces messieurs, mais ça leur z'y a coûté la vie à ces pauvres diables.
—Nous parlerons plus tard de cette affaire, dit le juge, qui donna l'ordre à son greffier d'ouvrir la caisse de bois blanc que le garçon de bureau venait d'apporter.
Le greffier obéit, il ouvrit la caisse et en tira un masque en cire, qu'il remit au juge.
Le juge enleva les papiers de soie dont il était enveloppé et le montra à Salvador.
—Roman! s'écria celui-ci, en jetant sa tête en arrière, le masque était si ressemblant qu'il avait cru d'abord que c'était la tête de son complice que l'on venait de placer devant lui, et la frayeur qu'il avait éprouvée, lui avait arraché une exclamation dont il comprit toute l'imprudence, lorsqu'il entendit le juge dire à son greffier:
—Ecrivez, qu'ayant montré à l'accusé le masque en cire de l'homme assassiné rue de Courcelles, dans la nuit du 10 au 11 septembre dernier, il a éprouvé un violent mouvement de surprise, et qu'il s'est écrié: Roman! ce qui permet de supposer que ce nom est celui de l'individu connu jusqu'à présent sous celui de Lebrun.
Le masque fut ensuite montré au grand Louis et à Charles la belle Cravate.
C'est le portrait du Provençal! s'écrièrent-ils tous deux, il est bien ressemblant.
Après cet incident, le juge recommença à interroger Salvador.
—Vous le voyez, lui dit-il, ces deux individus qui ne sont autre chose, ils en conviennent, que des voleurs de profession, vous reconnaissent parfaitement.
—Mais, moi, je ne les connais pas, et comme la profession qu'ils exercent, n'est pas, je le suppose, un titre à la confiance, je crois qu'entre leur affirmation et ma négation, il ne doit pas être permis d'hésiter.
—Si vraiment vous n'êtes pas celui qu'ils nomment Rupin, si vraiment vous n'êtes jamais allé dans la maison Sans-Refus, à quel motif attribuez-vous la reconnaissance formelle de ces deux hommes.
—Eh! que sais-je, à l'envie de se rendre importants peut-être; si vous voulez me permettre d'adresser quelques questions à l'un ou à l'autre de ces deux misérables, je crois qu'il me sera possible de vous prouver qu'ils ne sont que des imposteurs.
Ayant obtenu du juge la permission qu'il demandait, Salvador s'adressa au grand Louis.
—Vous me connaissez? dit-il à ce bandit.
—Pardine, répondit grand Louis, je suis payé pour ça, je sens encore sur mes épaules les coups de canne que vous m'avez donnés.
—J'étais avec le grand Richard, le Provençal l'un des chefs de la bande qui se réunissait chez cette femme, à laquelle vous avez donné le nom de la Sans-Refus?
—Mais, certainement, même que si vous n'aviez pas cessé de venir chez nous, nous ne serions peut-être pas dans l'embarras ousque nous sommes.
—Ainsi, j'étais un de vos chefs, j'allais à une époque plus ou moins éloignée, vous visiter dans votre tanière, je volais avec vous?
—Pardi, c'est prouvé n'est-ce pas la belle Cravate?
—C'est prouvé répondit Charles, il faudra qu'il paye, le Rupin, et plus cher qu'au marché encore.
—Puisqu'il en est ainsi, ajouta Salvador, parmi la multitude de vols dont vous êtes accusés, il en est au moins un auquel vous pourrez prouver que j'ai coopéré. Lorsque vous aurez fait cette preuve, je confesserai que je suis votre complice, mais jusque-là, continua-t-il, en s'adressant au juge, il me sera permis de m'étonner que le témoignage de semblables misérables puisse atteindre un homme comme moi.
A cette sortie, sur l'effet de laquelle Salvador comptait beaucoup, le juge répondit que l'on ne pouvait encore formuler contre lui une accusation de vol, qu'il n'y avait contre lui que des présomptions à ce sujet, mais que comme il était prouvé jusqu'à l'évidence, qu'il était allé plusieurs fois déguisé chez la Sans-Refus, il était permis de supposer qu'il avait pris une part active aux déprédations commises par les bandits qui l'accusaient, soit en les aidant de sa personne ou de ses conseils, soit en leur faisant acheter les objets volés par la mère Sans-Refus.
—Mais, monsieur, s'écria Salvador, vivement contrarié de ce que sa sortie n'avait pas produit l'effet qu'il en attendait, lorsque j'affirme que je ne suis jamais allé dans cette maison, et que je n'ai contre moi que le témoignage de misérables semblables à ceux-ci, je dois être cru!
—Malheureusement pour vous, des preuves écrites, que vous ne songerez pas à contester puisque c'est de vous qu'elles émanent, viennent se joindre au témoignage de ces misérables.
—Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Salvador.
Le juge prit dans la liasse de papiers une lettre qu'il remit à Salvador, qui pâlit en la reconnaissant.
Cette lettre était celle qu'il avait écrite à Lucie en lui renvoyant le carnet qu'elle avait perdu chez la mère Sans-Refus.
—Madame de Pourrières a été interrogée, dit le juge, et malgré le désir bien naturel qu'elle avait de ne pas vous compromettre, elle a été forcée de faire connaître à la justice les événements qui ont précédé votre mariage avec elle; c'est dans la maison de la Sans-Refus où elle se trouvait par suite d'un événement dont elle nous a rapporté tous les détails, qu'elle vous rencontra pour la première fois; nous direz-vous, comme à cette malheureuse femme, que vous n'étiez allé dans cette maison que pour étudier les mœurs excentriques de la capitale?
—Monsieur, répondit Salvador, l'interrogatoire que vous me faites subir dure depuis déjà fort longtemps; je suis et vous-même vous devez être très-fatigué; l'état de faiblesse dans lequel je me trouve par suite de mes blessures, me force de vous prier de remettre la suite de cet interrogatoire à demain ou au jour qui vous paraîtra le plus convenable.
Le juge ne crut pas devoir refuser Salvador qui, en effet, paraissait très-fatigué; il donna, en conséquence, aux gendarmes qui l'avaient amené, l'ordre de le reconduire en prison, après l'avoir averti de se tenir prêt pour le surlendemain, et lui avoir dit que son premier interrogatoire roulerait sur ce triple assassinat qu'on l'accusait d'avoir commis de complicité avec le vicomte de Lussan et le Provençal sur la personne des nommés Délicat, Desbraises, dit Coco, et Rolet, dit le mauvais gueux.
—Je suis beaucoup plus malade que je ne le croyais, se dit Salvador lorsqu'il se trouva seul dans la cellule qu'il occupait à la Conciergerie, et il se jeta sur son lit où il demeura assez longtemps la tête cachée entre ses mains; en effet, il n'avait encore subi qu'une seule épreuve, et il ne pouvait se dissimuler que la justice tenait entre ses mains le fil qui devait la conduire à la découverte de tous les crimes qu'il avait commis: il était déjà à peu près prouvé qu'il était l'auteur de l'assassinat dont Roman avait été la victime, et sa présence chez la mère Sans-Refus qu'il ne pouvait songer à nier plus longtemps et qu'il ne pourrait expliquer, devait permettre d'ajouter une foi entière aux déclarations des bandits qui prétendaient qu'il avait coopéré aux méfaits dont ils s'étaient rendus coupables.
—Ma tête vacille sur mes épaules, continua-t-il lorsqu'il se releva, tombera-t-elle? Ma foi, je n'en sais rien; il s'agit, quant à présent, de la défendre avec adresse et courage. Ce n'est que lorsque je serai dans la fatale charrette qu'il me sera permis de me désoler.
Salvador en était là de son monologue, lorsque le gardien, qui lui apportait habituellement la maigre pitance allouée par la munificence administrative à chaque prisonnier, entra dans sa cellule.
—Je suis si content du résultat de mon premier interrogatoire, lui dit-il, que je veux le célébrer par une petite fête; ayez donc la bonté de m'apporter quelques mets délicats, une bouteille de bon vin et du café, si cela est possible; vous demanderez de l'argent au greffe.
Le gardien, auquel la bonne mine et le costume élégant que Salvador conservait dans sa prison en imposaient, se hâta d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir; Salvador, charmé de varier un peu l'uniformité de son ordinaire, mangea avec appétit une aile de chapon et quelques côtelettes à la Soubise; il but une bouteille de vieux mâcon et une demi-tasse d'excellent café, et la nuit étant venue, il se coucha et dormit paisiblement jusqu'au lendemain matin.
Le surlendemain, il fut de nouveau conduit dans le cabinet du juge d'instruction; le grand Louis et Charles la belle Cravate étaient déjà dans le cabinet du magistrat instructeur.
—Vos relations avec les individus qui fréquentaient la maison de la nommée Marie-Madeleine-Colette Comtois, dite Sans-Refus, dit le juge après la lecture de la formule d'ouverture du procès-verbal d'interrogatoire, sont maintenant un fait établi; non-seulement par le témoignage de madame de Pourrières, auquel nous accordons la plus grande confiance, mais encore par des preuves écrites que vous ne pouvez révoquer en doute, puisque c'est de vous qu'elles émanent.
Salvador fit une réponse affirmative dont le juge fit prendre note.
—Ainsi, vous convenez que, plusieurs fois, vous vous êtes rendu déguisé dans cette maison, et que vous avez pris part aux vols nombreux commis par ces hommes.
—Distinguons, monsieur. Je conviens, en effet, que je suis allé plusieurs fois déguisé dans la maison de la Sans-Refus, mais je nie positivement avoir jamais pris part aux méfaits dont sont accusés ces individus; des motifs que je ne puis, quant à présent, faire connaître à la justice, mais qui n'ont rien que d'honorables, exigeaient impérieusement ma présence dans cette maison; mais, je le répète, je n'ai pris part à aucun vol, je n'ai commis aucune mauvaise action, et je ne crains pas de le dire, il sera impossible de prouver le contraire de ce que j'avance.
—On aura, pour la déclaration que vous venez de faire, tels égards que de droit. Je dois cependant vous faire observer, que pour qu'il fût permis d'y ajouter foi, il faudrait que vous vous déterminassiez à faire connaître les motifs qui, à ce que vous prétendez, exigeaient votre présence dans la maison de la Sans-Refus.
—Ce que vous me demandez est impossible.
Le juge, après cet incident, interrogea Salvador sur les faits qui avaient précédé, accompagné et suivi la mort de Délicat, de Coco Desbraises et de Rolet le mauvais gueux; nos lecteurs se rappellent que les cadavres de ces trois misérables, après avoir été défigurés par le grand Louis, qui exerçait la profession de boucher avant d'avoir adopté celle de voleur, avaient été mis dans des futailles vides, lesquelles avaient été jetées dans la Seine; ils n'ont pas oublié non plus que Coco-Desbraises et Délicat, n'ayant rien trouvé à voler dans le pavillon de Choisy-le-Roi, où ils s'étaient introduits, ce dernier, malgré les représentations de son camarade qui lui faisait observer que ces objets pourraient les faire connaître, voulut absolument s'emparer d'une redingote et d'un pantalon oubliés dans une remise; ces vêtements appartenaient à un domestique de Salvador qui, lorsqu'il ne les retrouva plus à la place où il se rappelait les avoir laissés, alla faire au maire de Choisy-le-Roi la déclaration du vol commis à son préjudice; ce vol était d'une importance trop minime pour que l'on s'occupât d'en rechercher les auteurs; on se borna donc à prendre note de la déclaration.
Quelque temps après, les tonneaux qui contenaient les trois cadavres furent retirés de l'eau; la vue de ces cadavres couverts de nombreuses blessures et horriblement mutilés, excita une horreur générale, et la police fit tout ce qu'elle put d'abord pour savoir quelles étaient les victimes et ensuite pour découvrir les assassins.
Les vêtements des victimes furent examinés avec le plus grand soin; il fut reconnu que ceux dont étaient couverts deux des cadavres étaient de ces objets de confection qui se vendent chez tous les fripiers et qui ont le même cachet, de sorte qu'il est à peu près impossible de deviner le lieu d'où ils sortent; on remarqua seulement le pantalon et la redingote que portaient le troisième; ces vêtements encore en assez bon état, étaient assez bien faits; et les boutons du pantalon portaient l'adresse du tailleur qui l'avait fourni; on fit venir cet homme, auquel on présenta ce vêtement qu'il reconnut de suite, et il indiqua la personne à laquelle il l'avait vendu; cette personne était le domestique de Salvador, qui avait, peu de temps auparavant, fait à la mairie de Choisy-le-Roi la déclaration du vol commis à son préjudice; comme la redingote et le pantalon étaient beaucoup trop grands pour Délicat, il était probable qu'ils ne les avait pas achetés; de là à conclure que l'homme dont on venait de trouver le cadavre était l'auteur du vol commis à Choisy-le-Roi, il n'y avait pas loin: c'est ce que l'on fit. Cette affaire, à part cette découverte qui n'apprenait rien de ce qu'il eût été nécessaire de savoir, resta pour la police une énigme dont les révélations du grand Louis et de Charles la belle Cravate lui donnèrent plus tard le mot.
—Ce que je viens de vous apprendre, dit le juge à Salvador après lui avoir fait connaître les faits que nous venons de rapporter, explique l'intérêt que vous aviez à vous défaire de ces trois hommes; vous ne pouviez laisser vivre des individus qui avaient découvert quelle était la position que vous occupiez dans le monde, qui voulaient vous mettre à contribution, et qui, s'il faut en croire les déclarations des révélateurs, manifestaient hautement l'intention de vous faire connaître à la justice si vous refusiez de satisfaire à leurs exigences.
Salvador, aux interpellations si précises du juge, ne pouvait opposer que des dénégations qui, il ne le sentait que trop bien, ne pouvaient pas détruire des présomptions aussi fortes que celles qui s'élevaient contre lui; il était effrayé de la multitude de circonstances imprévues dont la Providence paraissait n'avoir permis la réunion que pour le perdre.
—Vous avez déclaré dans votre précédent interrogatoire, continua le juge, après avoir accordé à Salvador, qui les avait demandés, quelques instants pour se remettre, que vous connaissiez très-particulièrement la marquise de Roselly, vous avez même ajouté que tout Paris savait que vous étiez lié avec cette dame.
—Où veut-il en venir? se dit Salvador; est-ce que par hasard Silvia, négligeant l'avis que je lui ai fait remettre, se serait laissé arrêter, et, s'il en est ainsi, est-elle assez niaise pour s'être déterminée à faire des révélations; ou bien est-ce le vicomte de Lussan?... allons donc! ni Silvia ni de Lussan ne sont capables de cela.
—Répondez à la question que je viens de vous adresser, dit le juge; connaissez-vous la marquise de Roselly?
—Oui, monsieur.
—A quelle époque et en quel lieu avez-vous fait la connaissance de cette dame?
—Je connais depuis plus de trois ans madame la marquise de Roselly; c'est à Lyon que je la vis pour la première fois.
—Très-bien; madame de Roselly, lorsqu'elle était première chanteuse au grand théâtre de Marseille, recevait très-souvent chez elle un usurier juif nommé Josué?
—Je l'ignore.
—C'est possible; mais vous connaissiez ce juif?
—En effet; je me trouvai, peu de temps après ma sortie de la maison paternelle, mis en rapport avec le juif Josué de Marseille; cet homme me prêta, en diverses fois, des sommes qui formèrent avec les intérêts un total très-considérable; lorsque je rentrai en France, après la mort de mon père, je le payai et tout fut dit; ce ne fut même pas moi qui réglai et soldai mes comptes avec le juif Josué, je chargeai de ce soin mon intendant.
—M. Lebrun?
—Lui-même, et je dois ajouter que je fus très-satisfait de la manière dont il s'acquitta de cette mission. Puisque mes papiers ont été saisis, vous devez avoir entre les mains les quittances de Josué?
—Les voici; avez-vous vu le juif Josué depuis votre retour en France?
—Vous ne l'avez jamais rencontré chez la marquise de Roselly?
—Jamais.
—Saviez-vous, avant que je ne vous l'apprisse, que cette dame recevait souvent Josué chez elle?
—Je l'ignorais.
—Vous en êtes bien sûr.
—Très-sûr, en vérité.
—Vous êtes cependant accusé d'avoir, de complicité avec la nommée Catherine Fontaine, dite Silvia, veuve du marquis de Roselly, ex-première chanteuse au grand théâtre de Marseille, commis un assassinat suivi de vol sur la personne du nommé Josué; qu'avez-vous à répondre?
Les premières questions avaient préparé Salvador à l'accusation que l'on venait de formuler contre lui, il put donc répondre, avec assez de tranquillité, au juge qui répétait sa dernière question:
—Qu'avez-vous à répondre?
—Que je ne suis pas plus coupable de ce crime que de tout ceux dont on m'accuse.
Nous devons à nos lecteurs le récit des faits qui mirent la justice sur les traces des assassins du malheureux Josué. Pour qu'ils les comprennent facilement, il est nécessaire que nous leur rappelions les principales circonstances qui accompagnèrent la perpétration de ce crime, qu'ils n'ont peut-être pas présentes à la mémoire.
Lorsque Josué, sorti à moitié ivre de chez Silvia, qui l'avait fait souper avec elle, eut dépassé de quelques mètres le pont de la Concorde, Roman s'élança sur lui et lui jeta autour du cou, pour l'étrangler, un foulard roulé en corde. Salvador, pendant ce temps, arrachait le scapulaire suspendu au cou de la victime, qui contenait les billets de banque dont ils voulaient s'emparer. La victime morte et dépouillée, ils jetèrent son cadavre dans la Seine, puis il firent à la hâte un paquet des blouses, des larges pantalons de toile qu'ils portaient par-dessus leurs vêtements, et le jetèrent de même à la rivière, après avoir pris le soin d'y introduire quelques pierres, afin de le faire aller au fond; mais leur précipitation avait été telle, que le paquet se défit avant d'avoir touché l'eau, et que les effets qu'il contenait suivirent le cours du fleuve. Une des blouses, celle que portait Salvador, s'arrêta en même temps que le cadavre du malheureux Josué, contre un des îlots du Roi, et le hasard voulut qu'elle s'entortillât tellement après le cadavre, que les mariniers qui le relevèrent crurent qu'elle avait appartenu à la victime. Les questions adressées à Salvador feront connaître à nos lecteurs les faits qui devaient résulter de cet événement en apparence insignifiant.
—La mort du juif Josué, dit le juge, après avoir patiemment écouté les protestations d'innocence de Salvador, fut d'abord attribuée à un suicide; mais l'examen de son cadavre fit découvrir autour de son cou des marques évidentes de strangulation. On dut alors faire des recherches pour découvrir les assassins: ces recherches ne produisirent rien; le cadavre fut rendu à la famille, qui le fit inhumer, et la justice des hommes, impuissante pour le moment, dut remettre à celle de Dieu le soin de l'éclairer: elle ne lui fit pas défaut.
—Je vous avoue, monsieur, que je suis curieux de savoir quels sont les moyens employés par la justice de Dieu pour me faire paraître coupable d'un crime que je n'ai pas commis?
—Vous allez les connaître.
Le juge fit un signe à son greffier, qui dit quelques mots à voix basse au garçon de bureau, qui apporta au bout de quelques instants un porte manteau dans le cabinet.
—Vous connaissez ce porte manteau? dit le juge.
—Sans doute, c'est le mien, répondit Salvador.
—Tout ce qu'il renferme vous appartient?
—Voyons, se dit Salvador, qu'ai-je mis dans ce porte manteau? puis-je sans inconvénient reconnaître tout ce qu'il renferme?
Le garçon de bureau avait étalé sur une table tout les objets que renfermait le porte manteau, des habits, du linge, un nécessaire de toilette.
—Je puis sans crainte reconnaître tout cela, se dit-il encore.
Et comme le juge répétait la question qu'il venait de lui adresser, il répondit:
—Oui, monsieur, je reconnais ces objets; je pourrais, si vous l'exigez, en prouver la légitime possession.
—Même celle de ces mouchoirs?
Le juge montrait à Salvador plusieurs mouchoirs de toile blanche de fabrique anglaise, marqués des lettres A. P., surmontés d'une couronne de marquis, portant chacun un numéro, et entourés de petits filets rouges et bleus.
—Cela ne me sera pas plus difficile que pour le reste, répondit en riant Salvador. Je les ai achetés chez Chapron, à la Sublime Porte, peu de temps après mon premier séjour à Pourrières; mais je ne pense pas que l'on m'accuse de les avoir volés: cela serait vraiment trop comique.
—Combien en avez-vous acheté?
—Douze.
—Il en manque deux.
—En voici un.
Salvador tira machinalement son mouchoir de sa poche; le garçon de bureau le prit et le remit au juge.
—Il manque encore le numéro 7: dit celui-ci, qu'en avez-vous fait?
—Et le sais-je? s'écria Salvador, impatienté de ne pas pouvoir, malgré tous les efforts de son imagination, deviner le but que voulait atteindre le magistrat instructeur; je l'ai perdu probablement.
—En quel lieu? Répondez à cette question; elle est peut-être beaucoup plus importante que vous ne le pensez.
—Je ne le puis, monsieur. S'il manque un de ces mouchoirs, c'est que je l'ai perdu ou qu'on me l'a volé: je ne puis vous en dire plus.
Le juge tira d'un des tiroirs de son bureau un mouchoir absolument semblable aux autres, mais souillé de boue.
—Voilà, je crois, dit-il, celui qui manque à votre collection: vous le voyez, la marque est la même, et il porte le numéro 7; eh bien! savez-vous où il a été trouvé? dans la poche de côté de la blouse entortillée après le cadavre du malheureux Josué, ce qui permet de croire que cette blouse appartenait à son assassin.
—Eh! bon Dieu! monsieur, cela prouve tout au plus que celui qui a trouvé ou qui m'a volé ce mouchoir, est peut-être l'auteur du crime dont on m'accuse aujourd'hui; et si l'on n'a point d'autres preuves contre moi...
—Malheureusement pour vous il en existe d'autres. Les journaux ont rendu compte de votre arrestation, et ont fait connaître, à leurs lecteurs les divers crimes dont vous étiez accusé: un de ces journaux est allé trouver à Metz, où elle s'est retirée, la sœur du juif Josué, au moment même où elle cherchait un renseignement sur un livre qui servait à son frère, pour prendre note des courses qu'il avait à faire; et sur ce livre, qu'elle nous a envoyé après l'avoir fait légaliser par les autorités de la ville qu'elle habite, on lit cette mention: «13 mai chez madame de Roselly, où je dois rencontrer le marquis de Pourrières, et porter avec moi les deux cent mille francs que je dois lui prêter.» Et c'est le 14 mai que l'on a retrouvé dans la Seine le cadavre du juif. Depuis que l'on a ce registre, on a fait des recherches: on a retrouvé deux des anciens domestiques de la marquise de Roselly; et il résulte de leurs déclarations que, le 13 mai, le juif Josué s'est en effet rendu chez cette dame, qu'il y a soupé, et qu'il n'en est sorti qu'à onze heures et demie du soir. C'est donc en sortant de chez elle qu'il a été assassiné? qu'avez-vous à répondre?
—Il est possible, monsieur, que le malheureux Josué ait été assassiné en sortant de chez la marquise de Roselly, si en effet il se rendait chez cette dame, qui demeurait à l'époque à laquelle se rapporte ce malheur, dans un des quartiers les plus déserts de la capitale; mais accuser d'un aussi horrible crime cette femme, dont tout le monde vante la douceur et l'amabilité, m'accuser d'être son complice, et étayer une semblable accusation seulement sur des présomptions, c'est, permettez-moi de le dire, bâtir sur le sable un bien vaste édifice.
—Vous pouvez ne pas accorder aux présomptions qui se réunissent contre vous une grande valeur; quoi qu'il en soit, vous aurez à rendre compte de l'emploi de votre temps, pendant la nuit du 13 au 14 mai.
Le juge donna l'ordre aux gendarmes de reconduire Salvador en prison. Dans un des couloirs souterrains, qui du palais de justice conduisent à la Conciergerie. Salvador et ses compagnons furent rencontrés par le chef de la police, qui accompagnait un prisonnier que deux gendarmes conduisaient devant un juge d'instruction.
Le chef de la police, doué à ce qu'il paraît d'un excellent coup d'œil, reconnut de suite Salvador. Nos lecteurs se rappellent que lors de la disparition de Silvia, qui venait d'être enlevée par Beppo, il avait rendu une visite à ce fonctionnaire.
—Eh bien! monsieur le marquis de Pourrières, dit le chef de la police à Salvador; vous le voyez, nous avons découvert les assassins du juif Josué; mais je dois le dire, je ne me doutais pas, lorsque vous êtes venu à mon bureau, que j'avais devant moi un de ceux que je faisais chercher si inutilement.
—Alexis de Pourrières accusé d'un assassinat, s'écria le prisonnier qu'accompagnait le chef de la police; allons donc, ce n'est pas possible.
Cette exclamation donna l'éveil au chef de la police, qui ordonna aux gendarmes de laisser le prisonnier s'approcher de Salvador.
—C'est si possible, que cela est, dit le chef de la police au prisonnier. Présentez vos hommages à M. le marquis de Pourrières, puisque vous le connaissez.
Le prisonnier s'approcha de Salvador, qu'il regarda attentivement.
—Je ne me trompe pas, s'écria-t-il; c'est Aymard, c'est le Vicomte de Létang, c'est Salvador.
—Bravo! Ronquetti, s'écria le chef de la police transporté de joie; bravo! digne duc de Modène; vous venez de faire une découverte dont il vous sera tenu compte en bon lieu. Puis il continua son chemin, suivi du prisonnier.
Salvador rentra accablé dans sa cellule.
La rencontre qu'il venait de faire devait singulièrement abréger la tâche de ceux qui tenaient à prouver qu'il n'était pas le marquis Alexis de Pourrières. Comme il avait été prévenu que l'on avait l'intention de lui contester cette qualité, il avait réservé toutes les ressources de son imagination pour le moment du combat; et comme il était parfaitement instruit de toutes les particularités de la vie de celui dont il avait pris le nom après lui avoir arraché la vie, comme à toutes les questions qui lui seraient adressées, il pouvait opposer cette réponse: mais qui suis-je donc si je ne suis pas le marquis de Pourrières? Comme il imitait à s'y méprendre l'écriture d'Alexis, il ne désespérait pas de sortir victorieux de la lutte qui s'engagerait à ce sujet; mais la rencontre de Ronquetti, disposé ainsi qu'il venait d'en donner la preuve à faire des révélations, de Ronquetti qui avait particulièrement connu Alexis de Pourrières, dont il avait été pendant longtemps le compagnon, qui connaissait Silvia, qui avait connu Roman, était un de ces événements imprévus auxquels on ne sait rien opposer, et qui, semblables à des coups de foudre, renversent l'édifice le plus solidement établi.
Salvador ne tarda pas à éprouver les effets de la rencontre qu'il avait faite; d'abord il ne fut plus aussi souvent demandé à l'instruction; il conjectura que s'il en était ainsi, c'est que son juge avait besoin d'un peu de temps pour réunir les éléments nouveaux que lui fournissaient les révélations de Ronquetti; il ne se trompait pas, ainsi qu'il le vit bientôt.
Lorsqu'on le fit demander de nouveau dans le cabinet du juge d'instruction, il y trouva une nombreuse réunion. Outre Ronquetti, il s'y trouvait deux hommes déjà âgés et misérablement vêtus, une vieille femme à la physionomie basanée, vêtue du costume adopté par les paysannes des contrées méridionales de la France, deux domestiques en livrée que Salvador reconnut pour ceux qui étaient au service de Silvia à l'époque où le juif Josué fut assassiné, le chef de la police et un de ses agents, Paolo, la femme Adélaïde Moulin, et plusieurs autres individus que la suite fera suffisamment connaître.
L'entrée dans le cabinet, de Salvador et des deux gendarmes chargés de veiller sur lui, fut saluée par des rumeurs qui cessèrent sur un signe du juge.
Le juge fit un signe aux deux hommes qui accompagnaient la vieille femme basanée et vêtue du costume des paysannes du midi.
Ces trois personnes sortirent du groupe dans lequel elles étaient confondues, et sur l'ordre du juge elles se placèrent devant Salvador.
—Connaissez-vous monsieur? dit le juge, en désignant Salvador au plus âgé des deux hommes, qui fit à cette question une réponse négative: la même question fut adressée à l'autre homme et à la vieille femme basanée, et une réponse semblable fut faite.
—Il est évident, se dit Salvador, que si je suis le marquis Alexis de Pourrières, je dois connaître ces trois individus, mais qui sont-ils? Ne disons ni oui ni non, c'est le meilleur moyen de ne pas nous compromettre.
—La physionomie de ces braves gens ne m'est pas tout à fait inconnue, répondit-il à la demande du juge, je crois bien que je ne les vois pas aujourd'hui pour la première fois, mais je ne me rappelle ni leur nom ni en quel lieu je me suis déjà rencontré avec eux.
—Si vous êtes, en effet, le marquis Alexis de Pourrières, vous ne devez pas, vous ne pouvez pas avoir oublié ces gens que vous auriez alors beaucoup connus, voyons, rappelez vos souvenirs.
—Mes souvenirs me font faute, monsieur, je ne puis donner un nom ni à ces deux hommes ni à cette femme, cependant, je vous le répète, je crois les reconnaître.
De nouvelles interpellations furent adressées aux trois personnes que Salvador prétendait reconnaître, bien qu'il ne sût quels noms il devait leur donner, elles affirmèrent de nouveau qu'elles ne le connaissaient pas.
—Ainsi, leur dit le juge d'instruction, vous affirmez que l'homme qui est devant vous n'est pas le marquis Alexis de Pourrières.
—Oui, M. le juge, répondit le plus âgé des deux hommes qui ne fut pas démenti par ses deux compagnons.
—Signez votre déclaration.
L'homme âgé, son compagnon et la vieille femme basanée, signèrent, et, avertis par le juge qu'ils pouvaient se retirer, ils sortirent du cabinet.
—Il est assez étrange, dit le juge à Salvador lorsqu'ils furent sortis, que votre mémoire ne vous rappelle pas les noms du père et de la tante de la mère du jeune Fortuné.
—Louiset, s'écria Salvador.
—Vous l'avez dit, ce sont Louiset et sa sœur qui viennent de sortir d'ici, et le juge montra à Salvador au bas des procès-verbaux, la signature de ces deux individus.
—Allons, se dit Salvador, je me suis assez heureusement tiré de ce mauvais pas, je puis maintenant, sans crainte, reconnaître le grand-père de mon fils.
—Vous m'avez mis sur la voie, continua-t-il, et maintenant, je reconnais parfaitement Louiset le maître d'armes, qui m'a donné mes premières leçons d'escrime, ainsi que sa sœur.
—S'il en est ainsi, vous devez vous rappeler de même l'homme qui était avec eux.
Salvador ne put faire à cette question une réponse satisfaisante; il était, en effet, assez difficile qu'il reconnut un individu qu'il n'avait jamais vu, dont jamais il n'avait entendu parler. L'homme dont lui parlait le magistrat instructeur, n'était autre que le prévôt de salle du maître d'armes Louiset, qui avait beaucoup connu Alexis de Pourrières, à l'époque où ce malheureux jeune homme, pour faire à son aise la cour à Jazetta, fréquentait assidûment la salle du père de cette fille.
—Il est au moins singulier, continua le juge, que les parents de la mère d'un enfant que vous avez reconnu, avec lesquels vous avez vécu longtemps, ne puissent où ne veulent pas vous reconnaître! A quel motif attribuez-vous leur mauvaise volonté?
—Je ne sais, peut-être à la haine que leur a inspiré ma conduite envers leur fille, que j'ai abandonnée après l'avoir séduite.
—Mais, je dois vous faire observer que vous vous attribuez envers Jazetta Louiset, des torts que vous n'avez pas eus, nous savons que ce n'est pas vous qui avez abandonné cette fille, que c'est elle, au contraire, qui vous a quitté à Genève, pour suivre aux Indes orientales un officier anglais; nous ferons prendre note de votre réponse et de notre observation. Femme Adélaïde Moulin, approchez; vous persistez à soutenir que l'homme qui est devant vous, n'est pas celui qui se faisait appeler à Genève le comte de Courtivon, et qui vous confia pour l'élever, un enfant du sexe masculin qu'il reconnut, et auquel il donna le nom de Fortuné de Pourrières?
—Oui, monsieur, il y a cependant entre les traits de monsieur, et ceux du marquis Alexis de Pourrières, une certaine analogie qui peut tromper au premier aspect, mais je le répète, les yeux du père de Fortuné étaient noirs, ceux de monsieur sont bleus, le premier était moins fortement constitué que le second, l'expression de ses traits était plus douce.
—Vous entendez, dit le juge à Salvador, persistez-vous à soutenir que cette femme n'est point celle à laquelle vous confiâtes votre fils?
—Oui, monsieur, cette femme est guidée sans doute par un intérêt que j'ignore, mais il est certain qu'elle en impose.
—Ah! monsieur, s'écria la femme Adélaïde Moulin, en s'adressant au juge, et les yeux baignés de larmes, vous savez maintenant quel est le motif qui me fait agir, et si mes vues sont intéressées.
—Femme Adélaïde Moulin, répondit le magistrat instructeur, calmez-vous, nous savons que vous n'êtes guidée en ce moment que par l'envie de réparer une grande faute, et soyez-en convaincue, il vous sera tenu compte de votre conduite; des témoignages irrécusables, continua-t-il, en s'adressant à Salvador, ont prouvé que cette femme est bien la femme Adélaïde Moulin, à laquelle un jeune enfant fut confié par un gentilhomme français; des personnes honorables qui habitaient Genève en même temps qu'elle, ont positivement déclaré qu'elles la reconnaissaient; ces personnes seront entendues. Qu'avez-vous à répondre?
—Rien, monsieur, je m'en réfère à mes réponses précédentes.
—Ainsi, vous persistez à soutenir que vous êtes le marquis Alexis de Pourrières?
—Certainement, je ne puis renoncer à un nom et à un titre qui m'appartiennent.
—Ce sont précisément ce nom et ce titre que l'on vous conteste, et je vous avertis que vous êtes accusé d'avoir, pour vous en emparer, assassiné leur légitime possesseur, et que l'on croit être à même de vous prouver que vous êtes réellement l'auteur de ce crime.
Une pâleur livide couvrit le visage de Salvador, lorsqu'il entendit formuler contre lui cette nouvelle accusation d'une manière si positive; malgré les charges accablantes qui, depuis l'instruction de son affaire, se réunissaient chaque jour, il avait conservé un faible espoir non pas, nous devons le dire, de voir l'impunité couronner ses crimes, mais au moins d'échapper à la mort; mais s'il était prouvé qu'il était l'auteur de la mort d'Alexis de Pourrières, si les horribles circonstances qui avaient accompagné ce crime venaient à être connues, il faudrait qu'il renonçât à cet espoir, et c'était cette pensée qui avait amené sur son visage les pâles couleurs d'un linceul.
—Vous pâlissez? lui dit le juge.
Cette observation lui rendit une bonne partie de son sang-froid, on pouvait bien lui prouver qu'il n'était pas le marquis Alexis de Pourrières, on pouvait même prouver qu'il n'était autre que le forçat Salvador; mais l'assassinat d'Alexis de Pourrières, cela était impossible, trop de précautions avaient été prises pour commettre ce crime.
—Oui, monsieur, répondit-il à l'observation du juge, oui, monsieur, je pâlis, mais c'est d'indignation.
—Faites avancer le prisonnier Ronquetti surnommé le duc de Modène, dit le juge à un gendarme qui s'empressa d'obéir: connaissez-vous cet homme, continua-t-il en s'adressant à Salvador?
—Parfaitement; cet homme, je l'avoue à ma honte, a été mon compagnon de voyage pendant plusieurs années, mon ami le plus intime; nous avons parcouru ensemble, l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, la Hollande et plusieurs autres contrées.
—Eh bien! dit le juge à Ronquetti, qu'avez-vous à répondre à ces allégations?
—Qu'elles sont vraies et qu'elles ne le sont pas, répondit le faux duc de Modène; cette réponse peut d'abord paraître extraordinaire et cependant elle est toute naturelle, les allégations de l'accusé seraient vraies, si elles sortaient de la bouche du marquis Alexis de Pourrières, dont, en effet, j'ai été l'ami et le compagnon de voyage pendant fort longtemps; mais sorties de la sienne, elles sont fausses en tout point, et ne prouvent qu'une seule chose, que Salvador, Aymard, le vicomte de Létang, comme on voudra l'appeler, est très-bien instruit de tout ce qui regarde le pauvre Alexis.
Pour varier un peu la forme de notre récit, nous mettrons sous les yeux de nos lecteurs une lettre écrite par Ronquetti au juge d'instruction, le lendemain du jour où il rencontra Salvador, dans un des couloirs obscurs qui du palais de justice conduisent à la Conciergerie; après avoir lu cette lettre, nos lecteurs devineront sans peine quelles furent les questions adressées à Salvador et les réponses faites à ces questions, questions et réponses que par conséquent nous serons dispensés de rapporter.
Ronquetti dit le duc de Modène à M*** juge d'instruction.
«Monsieur.
»J'ai rencontré hier, dans un des couloirs de la préfecture, qui conduisent du palais de justice à la Conciergerie» (ici Ronquetti racontait les circonstances qui avaient accompagné la rencontre qu'il avait faite)... «Plus, parce que j'ai l'envie de rendre à la société un important service, que parce que le chef de la police m'a donné l'assurance que l'on me saurait un gré infini de tout ce que je pourrai faire pour aider la justice à découvrir les crimes nombreux de cet homme, qui se pare d'un nom qui n'est pas le sien et qu'il ne doit sans doute qu'à un crime épouvantable, je me suis déterminé à vous écrire cette lettre, afin de vous donner des renseignements que vous auriez vainement demandés à tout autre qu'à moi.
»J'ai été très-lié avec le marquis Alexis de Pourrières dont je fis la connaissance, il y a plusieurs années, aux eaux de Baden-Baden; j'ai été son ami le plus intime, son compagnon de voyage, nous avons parcouru ensemble les principales contrées de l'Europe, de sorte, que quand bien même je ne connaîtrais pas celui qui s'est emparé de son nom et de sa fortune, je pourrais affirmer sans crainte que cet homme est un imposteur.
»Du reste, si ce que l'on me dit est vrai, l'opinion de la justice est déjà fixée sur son compte. Quoi qu'il en soit, j'espère qu'après avoir lu cette lettre, il ne restera pas un seul doute dans votre esprit, si surtout vous voulez bien faire constater la vérité des faits que je vais avoir l'honneur de vous signaler.
»J'ai commis beaucoup de fautes depuis que je cours le monde en aventurier, mais celle de toutes ces fautes que je me reproche avec le plus d'amertume, est justement celle dont la justice des hommes ne m'a jamais demandé compte.
»Le marquis de Pourrières venait de recevoir d'un juif de Marseille, nommé Josué, avec lequel il était en relation, une assez forte somme; comme j'avais eu la veille du jour où il la reçut, une altercation assez vive avec lui, je la lui volai, et je le quittai, le laissant à Bruxelles à peu près sans le sou. Je vins à Paris; mais comme j'avais déjà à cette époque des raisons pour éviter les regards de la police, je crus devoir me faire un visage qu'elle ne connaîtrait pas, en conséquence, je teignis mes cheveux, ma barbe et mes favoris, je me basanai le teint que j'ai naturellement blanc, je changeai toutes les habitudes de mon corps, en un mot, je me grimai si bien qu'il était impossible de me reconnaître. Las de la vie aventureuse que je menais depuis plusieurs années, (j'ai été tour à tour soldat, comédien, homme de lettres, escroc, etc.), et voulant utiliser la somme assez ronde que je possédais, et que je devais au vol que j'avais commis au préjudice de mon ami Alexis de Pourrières, je fondai dans un des plus beaux quartiers de Paris, un café que je fis décorer avec tout le luxe que l'on exige dans ces sortes d'établissements, et ayant pourvu mon comptoir d'une jeune et jolie femme, j'attendis la fortune.
»La fortune ne vint pas, mais en revanche mon établissement (je dois croire que les fripons sont doués d'une puissance attractive assez semblable à celle de l'aimant), devint, en peu de temps, le rendez-vous de tout ce que la capitale renferme de grecs de faiseurs et de chevaliers d'industrie, mais j'étais si bien déguisé que pas un de ceux que j'avais précédemment connus, et ils étaient en grand nombre, ne me reconnut. Je vis un jour entrer dans mon établissement celui que j'avais si indignement trompé, ce fut même à moi qu'il demanda ce qu'il voulait qu'on lui servît. Allons, allons, me dis-je, lorsque les palpitations de cœur auxquelles sa présence avaient donné naissance furent passées, allons je suis tout à fait méconnaissable, puisque celui-ci ne me reconnaît pas; cette conviction me donna une telle confiance, que je fus assez audacieux pour faire la conversation avec Alexis de Pourrières, il faut croire que ce malheureux jeune homme me trouva de son goût, puisqu'il revint plusieurs fois chez moi, et qu'il fit la connaissance de la plupart des personnes qui fréquentaient mon établissement.
»Un jour... (Ronquetti racontait ici comment Salvador et Roman, qu'il connaissait déjà pour s'être rencontré avec eux aux époques où Salvador faisait, sous le nom d'Aymard, ses premières armes à Valenciennes, où il volait une jeune veuve devenue amoureuse de lui; à Turin où, sous celui du vicomte de Létang, il avait tenté de voler le banquier Carmagnola; à Draguignan où il volait le receveur général du Var, avaient fait la connaissance du marquis Alexis de Pourrières, il rappelait les circonstances de la partie engagée entre ce dernier et lui Ronquetti, et le banquet donné chez Lemardelay, auquel il avait assisté, ainsi que la plupart des habitués de son établissement, puis il continuait en ces termes.)
»Comme Alexis de Pourrières ou plutôt le comte de Courtivon (il avait pris ce nom pour échapper aux recherches que sa famille avait fait faire pour le retrouver lorsqu'il était parti de Marseille, emmenant avec lui la femme du maître d'armes Louiset, et il l'avait conservé par habitude), nous avait annoncé son prochain départ et que le banquet qu'il nous avait offert n'était qu'un dîner d'adieu; nous crûmes ne le voyant plus reparaître, qu'il avait réalisé son projet et qu'il vivait tranquille dans ses propriétés, ainsi que plusieurs fois il en avait manifesté l'intention. Mais, maintenant que je retrouve un homme dont j'ai été à même plusieurs fois d'apprécier le caractère, en possession de son nom et de sa fortune, je suis persuadé qu'Alexis de Pourrières a été la victime de la confiance qu'il aura témoignée à cet homme et à son digne compagnon; je suis persuadé, en un mot, qu'il aura été assassiné par ces deux individus.
»Les résultats indiquent l'intérêt qu'ils avaient à commettre le crime dont je les accuse et qu'il sera peut-être possible de prouver, si les investigations nécessaires sont faites avec soin; voici, du reste, les jalons que je suis en mesure d'indiquer à la police, pour la diriger dans ses premières recherches, et il est probable que ces jalons, ainsi que cela arrive presque toujours, lui en feront découvrir d'autres.
»Alexis de Pourrières était un peu moins grand, un peu moins fort que Salvador; ses yeux étaient noirs, ceux de Salvador sont bleus; il est extraordinaire que cette différence n'ait été encore remarquée par personne[866]. Alexis était brun, ses cheveux étaient du plus beau noir qui se puisse imaginer; ceux de Salvador, également très-beaux, sont naturellement blonds; s'ils sont noirs aujourd'hui, c'est qu'ils ont été teints; la chimie doit posséder les moyens de constater ce fait.
»Alexis de Pourrières, lorsqu'il fit la connaissance de Salvador et de Roman, logeait rue Joubert, 25; il occupait dans cette maison un logement meublé, qui lui était loué par une vieille dame dont le logement était situé au-dessus du sien; il doit être facile de retrouver cette dame, dont je regrette de ne pouvoir indiquer le nom.
»Si Salvador soutenait qu'il n'est point l'homme que je vous signale, qu'il n'est point lui, s'il peut m'être permis de m'exprimer ainsi, il serait facile de le confondre en lui rappelant qu'il est né à Toulouse, où ses parents étaient établis marchands de nouveautés et de merceries; son séjour à Valenciennes, à Turin, à Draguignan, puis, enfin, au bagne de Toulon, où on lui avait confié les fonctions de payot, et d'où il s'est évadé, en compagnie de Roman, qui avait été condamné sous le nom de Duchemin.
»Le chef de la police m'a appris que Salvador était accusé d'avoir commis un assassinat, suivi de vol, sur la personne du juif Josué, et que la nommée Catherine Fontaine, marquise de Roselly, ex-première chanteuse du grand théâtre de Marseille, était considérée comme sa complice; je ne puis vous donner des renseignements relativement à ce crime; je dois seulement vous dire que je ne serais pas étonné si les prévisions de la justice se trouvaient pleinement justifiées.
»J'ai beaucoup connu Catherine Fontaine ou plutôt, la marquise de Roselly, puisqu'il est vrai qu'un gentilhomme vénitien fut assez fou pour l'épouser, et je dois ajouter que cette femme malgré tous les charmes de sa personne et de son esprit, est capable de commettre tous les crimes.
»Je la rencontrai pour la première fois aux îles d'Hyères; elle venait d'abandonner son premier amant, un chevalier d'industrie, nommé Préval, qui a ajouté à son nom roturier une particule nobiliaire. Son extrême beauté, la tournure originale de son esprit, me séduisirent, et je lui présentai des hommages qui ne furent pas repoussés. Je jouais à cette époque un rôle de grand seigneur et j'avais assez d'or dans ma bourse pour qu'il fût possible de prendre au sérieux mon surnom de duc de Modène.
»Catherine Fontaine était douée d'une voix admirable, d'une beauté sans égale, et d'une mémoire prodigieuse; elle avait reçu une excellente éducation; il n'en faut pas tant pour réussir dans la carrière dramatique. Je lui fis la proposition de la faire entrer au grand théâtre de Marseille, dont je connaissais très-particulièrement le directeur; elle accepta cette proposition avec le plus vif empressement.
»Je me voyais déjà l'heureux époux d'une cantatrice renommée, profession fort agréable et fort recherchée de nos jeunes lions, sans doute parce qu'elle n'oblige le mari qui l'accepte et qui peut, grâce aux magnifiques revenus hypothéqués sur le larynx de madame, mener bonne et joyeuse vie, qu'à savoir fermer à propos les yeux; mais mes espérances furent déçues, Catherine Fontaine, lorsqu'elle se vit le pied dans l'étrier, oublia les nombreux services que je venais de lui rendre (j'ai négligé de vous dire, que, lorsque je la rencontrai, elle était à peu près dans la misère), et me chassa avec aussi peu de façons que si j'avais été un mauvais domestique.
»Ne croyez cependant pas, monsieur, que c'est parce que j'ai le droit de lui reprocher sa conduite à mon égard, que je vous disais tout à l'heure que je la croyais capable de tous les crimes. Je n'obéis pas en ce moment à des motifs personnels, je n'ai d'autre but que celui d'éclairer la justice. Au reste, envoyez à Marseille, où elle a laissé les plus déplorables souvenirs, une commission rogatoire, et je suis persuadé que toutes les personnes qui seront interrogées sur son compte, s'exprimeront en des termes non moins énergiques que ceux dont je viens de me servir.
»Je ne puis, monsieur, vous en dire davantage; je désire bien sincèrement que les renseignements que je viens de vous fournir, puissent aider à la manifestation de la vérité, et qu'ils engagent ceux de qui dépend mon sort à venir, à me témoigner une indulgence dont je saurai, je vous en donne l'assurance, me rendre digne par ma conduite à venir.
»J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,
»RONQUETTI, dit le duc de Modène,
»En ce moment détenu à Sainte-Pélagie, où il subit une condamnation de deux années de prison, pour banqueroute simple.»
Cette lettre, ainsi que nous l'avons déjà dit, abrégea singulièrement la tâche confiée au magistrat instructeur que nous avons mis en scène; une fois que l'on sut quel était l'homme qui avait pris le nom et la qualité de marquis de Pourrières, il devint facile de lui prouver qu'il n'était qu'un imposteur. Des commissions rogatoires furent envoyées à Toulouse, à Valenciennes, à Turin, à Draguignan, au commissariat du bagne de Toulon, et tous les renseignements qui en furent la suite vinrent successivement justifier les allégations du duc de Modène.
Une fois qu'il fut bien établi que l'homme que l'on tenait en prison n'était autre que le forçat évadé Salvador, le séquestre fut mis sur les biens de la maison de Pourrières, qui devaient être rendus, après le jugement, au jeune Fortuné, seul héritier connu du marquis Alexis de Pourrières; et l'on s'occupa de rechercher les moyens dont s'étaient servis Salvador et son complice Roman, pour se débarrasser de l'infortuné, que le premier de ces deux scélérats voulait remplacer.
Ainsi que l'avait dit Ronquetti, les jalons qu'il indiquait en firent découvrir d'autres qui amenèrent enfin la découverte de la vérité.
On chercha d'abord la femme qui avait loué au comte de Courtivon l'appartement meublé de la rue Joubert; cette femme, que l'on découvrit sans peine, se rappela de suite un locataire qui avait disparu de chez elle, en lui laissant tous ses effets, bien qu'il ne lui dût rien; elle n'avait pas fait à la police la déclaration de la disparition de ce locataire, parce que n'étant pas, à l'époque où il habitait chez elle, autorisée à loger en garni, elle avait craint d'être mise à l'amende. Elle répondit aux justes reproches qui lui furent adressés, qu'elle était une honnête femme, qu'elle n'avait jamais eu la pensée de s'approprier les effets laissés chez elle par le comte de Courtivon, effets qu'elle avait conservés avec le plus grand soin et qu'elle était en mesure de représenter; on lui donna l'ordre, qu'elle s'empressa d'exécuter, d'apporter ces effets, qui furent soumis à une visite rigoureuse. Dans la poche d'un gilet de piqué blanc, souillé de plusieurs taches de vin, ce qui fit présumer que ce gilet pouvait bien être celui qu'Alexis de Pourrières portait le jour où eut lieu, chez Lemardelay, le fameux banquet dont, grâce à Ronquetti, on connaissait tous les détails, on trouva une carte de visite au nom du comte de Courtivon, sur le dos de laquelle il avait écrit ces mots: rue Notre-Dame-des-Victoires, hôtel des Pays-Bas, Casimir de Feuillade, chambre numéro 20; cette carte et les divers effets qui avaient appartenu au comte de Courtivon, furent saisis pour servir, si cela devenait nécessaire, de pièces à conviction.
En sortant de la rue Joubert on se rendit rue Notre-Dame-des-Victoires à l'hôtel des Pays-Bas; de l'inspection du livre de police de cet hôtel, tenu par hasard avec beaucoup d'ordre, il résulta la preuve qu'à une époque qui coïncidait avec celle de la disparition du comte de Courtivon, deux individus qui se faisaient appeler messieurs de Feuillade, y avaient logé un peu plus de quinze jours et qu'ils occupaient ensemble la chambre nº 20.
Le maître de l'hôtel des Pays-Bas, doué à ce qu'il paraît d'une excellente mémoire, traça de ces deux individus qu'il avait remarqués parce qu'ils étaient ses compatriotes, un portrait qui ne pouvait s'appliquer qu'à Salvador et à Roman.
On montra à cet homme le masque en cire de Roman, il le reconnut sans hésiter un seul instant.
—La physionomie sur laquelle on a moulé ce masque, dit-il, appartenait au plus âgé des deux messieurs de Feuillade.
Voulant rendre l'épreuve plus décisive, on le manda au palais de justice un jour où Salvador était mené à l'instruction avec plusieurs autres détenus, il le reconnut parmi les individus dont il était entouré, il fit seulement observer qu'il ne comprenait pas comment de blond qu'il était, il était devenu aussi brun.
Ce maître d'hôtel garni était devenu pour l'accusation un témoin précieux; on le pria de rassembler ses souvenirs et de rendre compte à la justice de tous les faits concernant les deux individus qui avaient logé chez lui, qui pourraient lui revenir à la mémoire: d'abord il ne se rappela rien, la conduite de ses deux locataires avait été, pendant le peu de temps qu'ils étaient restés chez lui, à peu près semblable à celle de tout le monde, ils sortaient le matin et rentraient le soir, cependant après avoir longtemps cherché, il se souvint qu'un matin le plus âgé avait donné l'ordre à un des garçons de l'hôtel, d'aller lui chercher un cabriolet de place et que ce cabriolet, après l'avoir pris à l'hôtel, l'avait conduit chez un marchand de couleurs voisin.
Ce marchand de couleurs interrogé à son tour, déclara qu'il se rappelait parfaitement qu'un individu, à peu près semblable d'aspect à celui qu'on lui dépeignait, était venu chez lui vers l'époque indiquée, et qu'il lui avait acheté plusieurs litres d'essence de térébenthine, contenus dans une de ces grosses cruches de grès auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; il avait fait transporter cette cruche et ce qu'elle contenait dans son cabriolet, puis il était parti: le marchand de couleurs n'en savait pas davantage.
Quel besoin un homme qui paraissait n'habiter Paris que momentanément, pouvait-il avoir d'une quantité aussi considérable d'essence de térébenthine que celle qui avait été achetée par Roman? cette acquisition cachait peut-être un mystère qu'il était de l'intérêt de la justice de pénétrer? on voulut être fixé sur ce point et le chef de la police fut chargé de trouver le cocher du cabriolet qui avait pris Roman à l'hôtel des Pays-Bas, pour le mener chez le marchand de couleurs; le cocher fut retrouvé, il répondit aux questions qui lui furent adressées, qu'il avait conduit l'homme qui avait acheté chez un marchand de couleurs de la rue Notre-Dame des Victoires, une grosse cruche pleine d'un liquide dont il ne pouvait dire le nom, jusqu'à la grille du parc du Raincy, qu'arrivé là, cet homme avait pris sa cruche et l'avait quitté après l'avoir généreusement payé.
Cette dernière déclaration fut pour le chef de la police de sûreté, auquel elle fut communiquée, un véritable trait de lumière; il se rappela qu'à une époque qui coïncidait avec celle de la disparition du comte de Courtivon, qui n'était autre, il n'était plus permis d'en douter, que le marquis Alexis de Pourrières, (les lettres adressées à Alexis sous ce nom que l'on avait saisies chez Salvador, qui les conservait précieusement, par la raison toute simple qu'elles devaient servir à constater son identité, si par hasard elle était contestée, ne laissaient du reste aucun doute à cet égard); on avait découvert dans la partie la plus isolée du parc du Raincy, sous un amas de branchages et de feuilles sèches, les restes informes d'un cadavre dont les ossements étaient entièrement calcinés.
Il se fit représenter les rapports auxquels avait donné lieu cette singulière découverte, les hommes de l'art qui avaient été chargés de constater l'état dans lequel se trouvait le cadavre, après avoir déclaré qu'il était tout à fait méconnaissable, prétendaient que le feu avait été alimenté: soit par des essences, soit par d'autres matières inflammables, et en effet l'état des lieux justifiait leurs allégations, lee feuillage des arbres environnant à demi brûlé prouvait que le feu avait été très-considérable.
Cette découverte avait provoqué de la part de la police des recherches nombreuses qui demeurèrent sans résultats; on ne put jamais savoir si un crime avait été commis, ou si l'on ne devait déplorer qu'un suicide accompagné de circonstances extraordinaires; cependant dans la prévision que le hasard pourrait peut-être plus tard fournir de nouveaux indices, on avait, après avoir fait donner la sépulture aux tristes restes du cadavre, recueilli avec soin tous les objets qui avaient résisté à l'action du feu; parmi ces objets que l'on avait conservé avec soin, se trouvait une petite clé destinée, selon toute apparence, à ouvrir un meuble de forme moderne; la forme de cette clé était assez remarquable, pour qu'elle fût facilement reconnue; elle était forée, à trèfle, l'entrée et la tige étaient en acier, l'anneau, ciselé avec assez de soin, était en cuivre.
On retourna chez la vieille dame de la rue Joubert qui avait logé le comte de Courtivon pendant son séjour à Paris, on lui demanda si les meubles qui garnissaient l'appartement qu'il avait occupé, étaient toujours les mêmes, elle répondit affirmativement. La clé trouvée parmi les débris humains du parc du Raincy, fut essayée et il se trouva qu'elle ouvrait une commode pour laquelle la vieille dame se rappela qu'elle avait été forcée d'en faire fabriquer une peu de temps après la disparition de son locataire.
Il n'était plus douteux que Salvador et Roman, liés avec l'infortuné Alexis de Pourrières, l'avaient sous un prétexte quelconque, entraîné dans le parc du Raincy, où ils l'avaient assassiné, et qu'ensuite ils s'étaient, à l'aide de ses clés que sans doute ils avaient prises, puisqu'on ne les avait pas retrouvées, introduits dans son domicile pour s'emparer de ses papiers, ce qu'ils avaient pu faire sans être remarqués, grâce à la disposition des lieux; nos lecteurs n'ont pas oublié que la maison dans laquelle habitait Alexis de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait, que l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge à l'entre sol du second.
Avant d'être reconduit dans sa cellule, Salvador fut confronté avec le maître de l'hôtel des Pays-Bas, qui le reconnut parfaitement pour être le même individu qui avait logé chez lui à une époque indiquée par son livre de police, sous le nom de Casimir de Feuillade, il fit seulement remarquer de nouveau que ses cheveux, de blonds qu'ils étaient, étaient devenus noirs.
—En effet, fit observer le chef de la police, tous les témoins s'accordent à dire que le forçat Salvador avait les cheveux blonds, et comme suivant nous, il est maintenant établi que l'homme qui persiste à conserver le nom du marquis Alexis de Pourrières, n'est autre que cet individu, nous croyons que la couleur de ses cheveux pourrait bien n'être due qu'aux prodiges récents de la chimie, ne serait-il pas possible de s'en assurer?
—Très-possible, répondit le juge, nous avons fait venir devant nous, pour que cela fût fait, un très-habile chimiste; approchez, M. Arnault, examinez les cheveux de l'accusé, et dites-nous si c'est à l'art ou à la nature qu'ils doivent leur couleur.
—Le chimiste s'approcha de Salvador: Je n'ai pas besoin, dit-il, d'examiner les cheveux de l'accusé pour m'apercevoir qu'ils ont été teints, vous pouvez voir comme moi qu'ils sont blonds à leur naissance, parce que sans doute l'accusé depuis qu'il est détenu n'a pu pratiquer une opération qui demande à être renouvelée au fur et à mesure de la croissance des cheveux.
Le fait dénoncé par le chimiste fut constaté par un procès-verbal.
Le juge fit ensuite avancer Paolo: Regardez bien l'accusé, lui dit-il, figurez-vous que ses cheveux sont blonds au lieu d'être noirs, et dites-nous si vous le reconnaissez?
—Parfaitement, monsieur, répondit le bon domestique, je regrette beaucoup d'être forcé d'accuser le mari de mon excellente maîtresse, mais je dois la vérité à la justice. Monsieur est bien la personne qui fut connue à Turin sous le nom du vicomte de Létang; c'est monsieur qui m'a frappé d'un coup de poignard dont la marque est encore visible sur ma poitrine, parce que je voulais l'arrêter au moment où il venait de commettre une tentative de vol chez M. Carmagnola, que je servais à cette époque; je dois ajouter que monsieur était accompagné d'un homme plus âgé que lui, que l'on croyait son précepteur, qui se faisait appeler M. Duchemin et qui ressemblait beaucoup au masque de cire que vous venez de montrer au maître de l'hôtel des Pays-Bas, mais comme je n'ai pas vu ce dernier aussi souvent que M. le vicomte de Létang, je ne suis pas, à son égard, aussi sûr de ma mémoire.
—Vous le voyez, dit le juge à Salvador, lorsque Paolo eut achevé sa déposition; l'accusation possède à l'heure qu'il est plus d'éléments qu'il ne lui en faut pour vous confondre, vous ne devez donc pas avoir conservé l'espoir d'échapper à la justice des hommes; mais ne croyez-vous pas qu'un aveu sincère de tous les crimes que vous avez commis, aveu qui rendrait plus facile l'accomplissement de la tâche imposée aux magistrats, serait le meilleur moyen de fléchir celle de Dieu.
—J'apprécie, monsieur, l'excellente intention qui vous engage à m'adresser un semblable discours, et je vous remercie beaucoup de ce que vous voulez bien m'engager à penser à mon salut, dont je vous l'avoue, je n'ai pas en ce moment l'envie de m'occuper, car je ne me crois pas en aussi grand danger que vous le pensez; je suis innocent, monsieur, et j'ai l'espérance que mes juges, malgré les nombreuses présomptions qui s'élèvent contre moi, me rendront la justice qui m'est due: du reste, je dois vous prévenir que ne trouvant pas près de vous l'impartialité qui doit, en toute occasion, caractériser un magistrat instructeur, j'ai pris la résolution de ne plus répondre aux questions qu'il vous plaira de m'adresser.
Le juge ne crut pas devoir prendre la peine de répondre à la protestation de Salvador, dont cependant il fit prendre note. Cet homme souillé d'une multitude de crimes, commis tous dans le but d'assouvir une cupidité insatiable, et accompagnés de circonstances qui décelaient la cruauté la plus froide, lui inspirait à la fois trop de dégoût et trop de mépris, pour qu'il attachât une importance quelconque à l'accusation qu'il venait de formuler contre lui.
Il donna l'ordre de le reconduire dans sa cellule, charmé de ne plus avoir à s'en occuper que pour rédiger le rapport qui devait être soumis à la chambre des mises en accusation.
Peu de temps après Salvador et le vicomte de Lussan comparaissaient devant la cour d'assises de la Seine.
L'acte d'accusation rappelait tous les crimes commis par ces misérables; d'abord ceux commis de complicité par Salvador et Roman.
La tentative de vol commise à Turin chez le banquier Carmagnola, à une époque où Salvador se faisait appeler le vicomte de Létang, suivie d'une tentative de meurtre sur la personne de Paolo.
L'assassinat du brigadier de la gendarmerie du Beausset, à la suite de l'évasion du bagne de Toulon.
L'affiliation à la bande des frères Bisson de Trets, dont les déprédations avaient désolé les départements du Var et du Rhône à une époque correspondante à celle pendant laquelle ils en avaient fait partie.
L'assassinat du marquis Alexis de Pourrières pour s'emparer de son nom et de sa fortune, ce à quoi ils avaient réussi.
Celui du juif Josué, assassinat suivi du vol d'une somme de deux cent mille francs. Catherine Fontaine, veuve du marquis de Roselly, était accusée d'être complice de ce crime, dont elle devait avoir favorisé l'exécution en attirant et retenant chez elle la victime jusqu'au moment propice pour le commettre.
Celui des nommés Délicat, Rolet le mauvais Gueux et Desbraises dit Coco. Le vicomte de Lussan, Grand-Louis, Charles la belle Cravate et Vernier les Bas-Bleus étaient accusés d'avoir pris part à ce dernier crime.
De Lussan était accusé, ainsi que Salvador, d'avoir fait partie d'une association de malfaiteurs et d'avoir pris part, soit en aidant ses complices de sa personne, soit en leur donnant des conseils, soit en leur faisant acheter les objets volés par la fille Marie-Madeleine-Comtois dite Sans-Refus, à une infinité de vols.
Le noble vicomte avait encore à répondre du meurtre commis avec préméditation sur la personne du nommé Beppo.
La mort épargnait à ce dernier la honte d'être forcé de s'asseoir sur les bancs de la Cour d'assises, à côté de ceux qu'il avait fait prendre, car les révélations des bandits arrêtés chez la Sans-Refus avaient appris qu'il s'était rendu coupable d'une tentative de meurtre sur Préval à Hyères, et sur la marquise de Roselly, et avaient donné à la police le mot d'une énigme qui l'avait intriguée longtemps.
Enfin, l'acte d'accusation reprochait à Salvador et à Silvia l'assassinat commis sur la personne de Roman, et au premier seulement, d'avoir fabriqué un faux passe-port et d'en avoir fait usage.
Salvador, le vicomte de Lussan, le Grand Louis, Charles la belle Cravate et les autres bandits arrêtés rue de la Tannerie, comparaissaient seuls devant leurs juges; on avait en vain cherché la marquise de Roselly, la Sans-Refus et Vernier les bas Bleus.
Les débats furent longs et animés, l'attente des jolies dames qui vont demander des émotions aux sombres drames qui se jouent devant la cour d'assises ne fut pas trompée, elles trouvèrent seulement que celui dans lequel Salvador et le vicomte de Lussan jouaient les principaux rôles manquait d'imprévu; en effet, l'instruction avait été faite avec tant de soin, elle avait recueilli un si grand nombre d'éléments propres à aider l'accusation, que dès le premier jour, le résultat fut prévu. Aussi, lorsque les jurés apportèrent en sortant de la salle de leurs délibérations une réponse affirmative à toutes les questions qui leur avaient été posées, cela n'étonna personne.
Salvador, le vicomte de Lussan et la marquise de Roselly (cette dernière par contumace) furent condamnés à la peine de mort.
La Sans-Refus et Vernier les bas bleus absents, le grand Louis et Charles la belle Cravate furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Les autres bandits furent punis plus ou moins sévèrement. Cornet Tape dur, Robert et Cadet-Vincent furent les moins maltraités.
Lorsque le président, après avoir lu les articles du code pénal applicables à Salvador et au vicomte de Lussan eut prononcé la peine de mort contre ces deux scélérats, le dernier arrangea son jabot et ses manchettes avec autant de grâce et d'aisance que s'il s'était trouvé dans la loge de sa danseuse, il passa sa main droite entre les longues boucles de sa magnifique chevelure, et après avoir salué le tribunal, les jurés et l'auditoire, il suivit le gendarme chargé de veiller sur lui. Salvador était peut-être un peu moins rassuré que son complice, il fit cependant bonne contenance.
—Eh bien! mon très-cher, dit le vicomte de Lussan à Salvador en descendant les escaliers qui, de la cour d'assises conduisent à la Conciergerie, que dites-vous, de cela?
n'est-il pas vrai?
—Que voulez-vous, vicomte, nous avons perdu la partie; la Grève est le champ de bataille sur lequel doivent se terminer les exploits des gens qui nous ressemblent, nous subissons la loi commune, nous aurions par conséquent mauvaise grâce à nous plaindre.
—Il n'est pas moins vrai qu'il est fort désagréable de mourir lorsque comme nous on est encore jeune et doué d'une santé capable de défier les meilleurs médecins, mais comme l'a fort bien dit un honorable, c'est un fait accompli.
—N'en parlons plus, alors.
Salvador et de Lussan ne restèrent que quelques minutes à la Conciergerie, une carriole ou plutôt un panier à salade, (pour conserver à ces ignobles véhicules le nom sous lequel ils sont généralement connus), les attendait pour les conduire à Bicêtre.
Le directeur de cette prison les reçut avec cette politesse que l'on a l'habitude de témoigner à tous les condamnés à mort, et de suite il donna les ordres pour qu'ils fussent placés au corridor numéro 1, derrière, du bâtiment neuf.
—De grâce, monsieur, dit de Lussan lorsque le directeur eut donné cet ordre, soyez assez bon, si cela est possible, pour nous faire placer sur le devant, afin que nous puissions nous distraire, et surtout dans un vieux bâtiment, car dans un neuf nous serions forcés d'essuyer les plâtres, ce qui est très-malsain à ce qu'on assure; je ne me soucie point, pour ma part, de contracter des douleurs rhumatismales et je crois que mon ami est de mon avis.
—Soyez sans inquiétude, M. le vicomte, répondit le directeur qui trouvait assez singulière la crainte manifestée par un homme qui avait déjà un pied dans la tombe, le bâtiment neuf n'est pas achevé d'hier, il existe depuis plus de soixante et dix ans; je puis donc vous donner l'assurance que vous n'y contracterez pas de douleurs rhumatismales.
—S'il en est ainsi, reprit le vicomte, donnez, je vous prie, l'ordre de nous conduire dans nos appartements, je suis un peu fatigué...
—Ils sont prêts vos appartements, dit un guichetier qui venait d'arriver, mais avant qu'on vous y conduise, il faut que vous vous désenfrusquiniez[867] pour le rapiot[868], allons mon homme, dépêchez-vous.
—Je ne vous comprends pas, parlez, si vous voulez que l'on vous réponde, un langage intelligible.
Le greffier mit fin à ce colloque, qui serait probablement devenu très-orageux, en expliquant au noble Breton ce que l'on exigeait de lui.
—Tous ceux qui se trouvent dans votre position, lui dit-il, doivent, en entrant ici, être rigoureusement fouillés, il faut ensuite qu'ils quittent leurs habits pour prendre ceux de la maison et qu'ils endossent la camisole.
—Il ne s'agit que de s'entendre, répondit le vicomte, je veux bien me soumettre à une règle générale, mais comme je n'ai pas été condamné à supporter les insolences et les familiarités d'un pareil manant, continua-t-il en désignant le guichetier, j'ai l'honneur de vous prévenir que je ne les tolérerais pas si elles se renouvellent.
Lorsque leur toilette de prisonnier fut achevée, on fit descendre au vicomte de Lussan et à Salvador, qui n'avait pu écouter sans rire les singulières boutades de son complice, environ trente marches en pierres de taille et après avoir parcouru plusieurs passages voûtés, éclairés seulement par la lueur pâle et tremblotante de quelques lampes fumeuses, ils se trouvèrent dans le corridor des cellules nommées cachots blancs, sans doute parce qu'elles sont un peu moins obscures et un peu plus commodes que les cachots dits de sûreté, qui ne servent plus depuis déjà longtemps.
Ils furent placés séparément, mais assez près l'un de l'autre pour pouvoir converser facilement; ils ne craignaient pas de mettre dans la confidence de leurs discours, les vétérans de faction devant les petites fenêtres qui laissaient arriver un peu de jour dans leurs cellules, attendu qu'ils connaissaient tous deux la langue du Tasse et de l'Arioste et que c'était celle dont ils se servaient après s'être assuré par une question adroitement posée qu'elle était étrangère à leur gardien.
—Eh bien? M. le marquis, dit de Lussan après avoir examiné le cachot qui devait, selon toute apparence, être sa dernière demeure, comment trouvez-vous le logement qui vient de nous être octroyé?
—Il n'est pas, je dois en convenir, meublé avec autant de luxe que ceux dans lesquels nous habitions précédemment, mais tel qu'il se trouve, je m'en contenterais si cette maudite camisole ne tenait pas mes mains captives.
—Je dois en convenir, ce vêtement est véritablement très-incommode, il doit à la longue devenir un supplice.
—Oh! mon Dieu! on s'y habitue comme à tout; vous ne l'aurez pas porté quinze jours que vous n'y penserez plus.
—Quinze jours! vous êtes fou, cher marquis.
—Eh pourquoi donc? s'il vous plaît.
—Parce que je crois que vous avez l'intention de vous pourvoir en cassation.
—Telle est en effet mon intention, n'est-ce point aussi la vôtre?
—Que Dieu me préserve de commettre une pareille lâcheté, le vin est tiré, il faut le boire, le plus tôt sera le mieux.
—Puisqu'il en est ainsi, nous boirons ce nectar aussitôt que nous le pourrons; mais quoi qu'il arrive, nous devons nous attendre à rester ici au moins quarante jours, il avient très-souvent que dans l'espoir que l'ennui et la solitude amèneront les prisonniers à faire des révélations, le procureur général interjette appel.
—Mais en effet, cher ci-devant, vous devez connaître cette maison et ses usages; convenez-en cher marquis, vous m'avez trompé de la plus indigne manière; j'ai cru longtemps que vous étiez un gentilhomme de bonne maison, si j'avais su que vous étiez un forçat évadé, je n'aurais certes pas accepté les vingt-cinq mille francs que vous m'avez remis lors de notre première entrevue, ma liaison avec vous a taché mon écusson.
—En vérité, vicomte, vos singulières susceptibilités me font pouffer de rire, la justice vient de vous prouver que tous les hommes sont égaux devant elle; vos nombreux quartiers de noblesse n'ont pas empêché les juges de vous faire un sort semblable au mien, et il est probable qu'il n'empêcheront pas maître Samson de faire son devoir; du reste mon cher de Lussan, croyez-moi, je mourrai aussi noblement que vous, je me suis assez frotté à la noblesse pour avoir contracté quelques-unes de ses habitudes.
—Il est vrai; sur ce, cher marquis, je vais prier Dieu qu'il vous garde et prendre quelques instants de repos, je suis vraiment très-fatigué.
—Bonsoir alors, vicomte.
—Bonne nuit, marquis.
Le lendemain, le vicomte de Lussan fit demander l'aumônier, le respectable abbé Montès, qu'il avait vu plusieurs fois à la Conciergerie et dont il avait beaucoup goûté la conversation. On s'étonnera sans doute de ce qu'un homme semblable au vicomte de Lussan, se montrait si empressé de remplir ses devoirs de chrétien, mais à une époque où il est de bon ton de s'associer au mouvement de recrudescence religieuse qui se manifeste d'une manière si bruyante, il avait cru devoir s'inscrire avec ostentation parmi les néo-catholiques les plus prononcés; peut-être, d'ailleurs, partageait-il sur ces matières l'opinion de Montesquieu qui a dit quelque part: «Que la dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait trouver.»
Le digne aumônier s'empressa de se rendre à l'invitation du vicomte, qui, n'ayant pas l'intention de se pourvoir en cassation, croyait devoir se hâter de se mettre en état de grâce; l'aumônier lui apprit alors que le procureur général avait interjeté appel, et qu'ainsi il devait s'attendre à vivre encore au moins quarante jours; il ajouta que ce délai pouvait avoir un résultat satisfaisant, que dans des cas semblables, le roi examinait les pièces de la procédure et que souvent il accordait une commutation de peine.
—Une commutation de peine! s'écria le vicomte de Lussan, une commutation de peine! et en vertu de quel droit un roi peut-il changer la nature d'une peine? M'envoyer dans un bagne, moi, le vicomte de Lussan, me confondre avec de misérables voleurs qui appartiennent pour la plupart à la lie du peuple: si une pareille faveur m'était accordée, je la refuserais, soyez-en convaincu; je suis condamné, respect à la chose jugée, qu'on m'exécute.
Salvador, qui avait obtenu la permission d'assister à l'entretien qui avait lieu entre le vicomte et l'aumônier, était de l'avis de son complice, et ces deux scélérats prièrent le prêtre, lorsqu'il les quitta, de vouloir bien faire quelques démarches afin que l'arrêt qui les concernait fût immédiatement exécuté.
On a deviné que les recommandations de Salvador et du vicomte de Lussan furent parfaitement inutiles; on ne pouvait pour plaire à ces deux misérables, déroger à des usages établis.
De Lussan et Salvador étaient depuis huit jours à Bicêtre, lorsqu'un matin ce dernier éveilla son complice pour lui dire qu'il venait de faire un rêve qui lui annonçait une liberté prochaine et assurée.
Le vicomte ne put s'empêcher de rire aux dépens de la superstition de celui qu'il n'appelait plus que monsieur le ci-devant, depuis qu'un jugement solennel l'avait dépouillé de son titre et de sa fortune.
—Il ne s'agit pas de rire, monsieur le vicomte de Lussan répondit Salvador, il faut croire; les rêves, je n'en puis douter, sont des révélations de ce qui doit nous arriver; je vous assure que si seulement vous voulez prendre l'engagement de répondre par ces mots: Je ferai tout ce que vous voudrez, nous serons libres bientôt.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, cher ci-devant, ce sera un moyen comme un autre de passer le temps.
—Je puis alors compter sur vous?
—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que je ferai tout ce que vous voudrez.
—Très-bien alors.
Le même jour, Salvador ayant fait prier le directeur de venir le voir, il lui demanda ce qu'il fallait pour écrire; dès qu'il eût en sa possession ce qu'il désirait, il écrivit une longue lettre adressée au procureur général, qu'il ne voulut pas laisser lire à son complice.
—Votre rôle est purement passif, lui dit-il, vous devez, suivant nos conventions, vous borner à exécuter mes ordres.
—C'est vrai, cher ci-devant, c'est vrai, je ferai tout ce que vous voudrez.
Plusieurs jours après l'envoi de la lettre adressée au procureur général, Salvador fut demandé au greffe; lorsqu'il revint près de son complice, il lui apprit qu'il venait de procurer à la police l'arrestation d'une douzaine au moins d'individus couverts de crimes, et qu'il était probable que, le jour même, ils seraient transférés tous deux à la Force, attendu qu'il avait eu l'adresse de se faire impliquer avec lui dans de nouvelles affaires capitales.
—M. de Pourrières n'a pas pensé un seul instant, dit le vicomte de Lussan avec beaucoup de majesté, que je me ferais délateur pour obtenir ma liberté?
—Eh! je n'ai rien pensé du tout, s'écria Salvador, à la fin impatienté des susceptibilités de son complice, il s'agissait de nous faire transférer à la Force, et j'ai employé le seul moyen qu'il y eût pour cela; mais laissez-moi agir et ne vous inquiétez de rien, vous n'aurez dans tout ceci qu'à dire: Amen.
—Très-bien alors, et, s'il en est besoin, comptez sur un bras solide et sur un courage qui ne faiblira pas au moment du danger.
L'attente de Salvador ne fut pas trompée; à la tombée de la nuit, la carriole vint chercher les deux complices; un officier de paix préposé aux transfèrements occupait le siége de devant de ce véhicule; derrière lequel, selon l'usage, galopaient deux gendarmes.
Les compagnons de voyage de Salvador et du vicomte de Lussan, gens de sac et de corde, prêts à tout risquer pour reconquérir leur liberté, adoptèrent avec enthousiasme le projet qui leur fut soumis en peu de mots, et ils s'empressèrent de débarrasser les deux complices des entraves qui les empêchaient d'agir.
Salvador avait donné au garçon de service qui faisait son lit et celui du vicomte de Lussan, (vieux forçat qui avait conservé les bonnes traditions), quelques pièces d'or que depuis qu'il savait sa condamnation certaine il tenait en réserve pour s'en servir en cas de besoin. En échange de ces derniers débris de sa prospérité passée, ce garçon de service lui avait remis une pince de fer d'environ dix-huit pouces de long et une forte vrille, à l'aide desquelles il put enlever une des planches qui formaient le fond du panier à salade.
Salvador et de Lussan, en leur qualité d'inventeurs du plan d'évasion, avaient obtenu de leurs compagnons de voyage le privilége de passer les premiers par l'ouverture qui serait faite[869]; dès que la planche fut enlevée, ils se disposèrent à en user, mais l'ouverture était si étroite que, pour être certains de ne pas s'y trouver engagés, ils furent forcés de se mettre presque nus, c'est-à-dire de ne garder sur eux que leurs chemises et leurs pantalons; ils se laissèrent enfin choir sur la route, et se mirent à courir vers la Seine, qu'ils traversèrent à la nage, à la hauteur du château de Bercy, tandis que les gendarmes qui escortaient le panier à salade, et qui ne savaient où donner de la tête, couraient après ceux des autres prisonniers qui avaient suivi l'exemple qu'ils venaient de donner.
Ils suivirent le cours de la Seine pour joindre la barrière de Bercy. Comme il faisait tout à fait nuit lorsqu'ils entrèrent dans Paris, la singularité de leur costume ne fut pas remarquée.
—Eh bien, vicomte? dit Salvador à son compagnon lorsque la barrière fut franchie.
—Nous voilà libres, mais qu'allons-nous devenir?
—Eh! parbleu, allons chez le père Juste; il faudra bien que ce vieux scélérat nous fournisse les moyens de sortir de l'affreuse position dans laquelle nous nous trouvons.
—C'est dit, allons chez le père Juste, et s'il ne se montre pas accommodant...
—Nous le mettrons à la raison, cher marquis.
Salvador et de Lussan étaient exténués de fatigue; ils ne mirent cependant que peu de temps à franchir l'espace assez long qui sépare la barrière de Bercy de la rue Saint-Dominique-d'Enfer.
Ils frappèrent et sonnèrent plusieurs fois à la porte de la maison habitée par le vieil usurier, qui demeura sombre et silencieuse.
—Le père Juste, à ce qu'il paraît, s'est défait de son chien, dit Salvador.
—Je crois plutôt, répondit le vicomte, que Dieu a débarrassé la terre de ce vieil intrigant, car il ne sort jamais le soir, et à moins qu'il ne soit mort, il doit entendre le bruit infernal que depuis plus d'une heure nous faisons à sa porte.
Une vieille habitante de la maison voisine, lasse sans doute d'entendre le bruit que faisaient Salvador et de Lussan, mit la tête à sa fenêtre et interpella les deux amis.
—Que voulez-vous, leur dit-elle, pourquoi frappez-vous si tard et si fort à la porte d'une maison inhabitée?
—Pardonnez-nous, madame, répondit de Lussan, nous désirons parler à M. Juste, banquier.
—M. Juste le banquier? vous avez choisi une singulière heure et un singulier costume pour venir chez un banquier.
—Nous sommes voisins, reprit Salvador, et nous sommes sortis en négligé.
—Votre négligé n'est guère de mise par le temps qu'il fait; dix degrés de froid et en chemise, excusez; mais puisque vous êtes voisins, comment donc se fait-il que vous ne sachiez pas que M. Juste est mort depuis longtemps.
—M. Juste est mort, s'écria de Lussan, il ne nous manquait plus que cela.
—Oui, il est mort; son chien qu'il avait habitué à se jeter sur tous ceux qui entraient chez lui, s'est à la fin jeté sur lui et l'a dévoré bel et bien; on dit qu'il était devenu enragé parce que son maître était si avare qu'il ne lui donnait pas assez à manger.
—Oh! quel affreux malheur!
—Un malheur, c'est au contraire bien heureux pour ce vieux gueux de Juste; s'il n'était pas mort il serait à l'heure qu'il est dans les cabanons de Bicêtre avec ses deux amis, deux nobles coquins, comte et marquis chefs de bande, que j'irai voir exécuter samedi; mais bien le bonsoir, messieurs les je ne sais quoi; si vous êtes de la clique du père Juste, vous pouvez aller pleurer sur sa tombe, il est enterré à Mont-Parnasse.
La vieille ferma sa fenêtre, laissant Salvador et de Lussan aussi surpris qu'effrayés de la mort épouvantable de l'usurier Juste.
—Il ne nous reste qu'une ressource, dit de Lussan à Salvador, lorsqu'ils se furent éloignés de la maison naguère habitée par l'usurier; il nous faut faire une tentative près de Coralie.
—Nous aurions tort, je crois, de beaucoup compter sur cette femme qui ne vous a pas seulement donné signe de vie pendant tout le temps que nous sommes restés en prison.
—Que sait-on, peut-être qu'en nous voyant nus et sans pain, elle voudra bien nous donner quelques pièces d'or.
—Je crois plutôt qu'elle nous fera chasser par ses gens si elle ne nous fait pas arrêter.
—Il n'y a pas de danger. Coralie, quoique jeune aimable, jolie et riche, est d'une avarice extrême, elle n'a à son service qu'une seule femme de chambre dont nous viendrions facilement à bout si elle avait de mauvaises intentions.
—Allons donc tenter l'aventure, il faudra bien qu'elle s'exécute...
—J'allais vous le dire.
Il y avait loin de la rue Saint Dominique-d'Enfer à celle Tronchet, où demeurait la danseuse Coralie; cependant de Lussan et Salvador, aiguillonnés par la faim, le froid et le désespoir, se mirent courageusement en route.
Onze heures venaient de sonner, la nuit était sombre: les deux aventuriers, qui cherchaient à éviter la rencontre des patrouilles, marchaient silencieusement dans l'ombre. Arrivés dans une petite rue voisine du pont Saint-Michel, des clameurs, proférées par une multitude de voix vinrent tout à coup frapper leurs oreilles.
—Arrêtez! arrêtez! au voleur! à l'assassin!...
Et la rue fut envahie par plusieurs hommes qui poursuivaient un individu qui, grâce à des jarrets d'acier, gagnait à chaque instant un espace de terrain considérable.
Pour éviter la rencontre des poursuivants, parmi lesquels pouvaient fort bien se trouver quelques suppôts de dame police, Salvador et de Lussan se jetèrent brusquement dans la rue Poupée. Ils n'avaient pas fait vingt pas dans cette rue, qu'un homme tomba pour ainsi dire entre leurs bras.
—Laissez-moi passer, leur dit-il, je suis un malheureux déserteur.
Salvador et de Lussan reconnurent de suite Vernier les bas bleus. Les divers crochets qu'il venait de faire avaient fait perdre ses traces à ceux qui le poursuivaient, et il croyait avoir fait naufrage au port lorsqu'à son tour il reconnut les deux aventuriers.
—Rupin, le grand Richard, s'écria-t-il, il paraît alors que ce ne sera pas pour samedi?
—Nous l'espérons bien, dit de Lussan, si surtout tu veux nous procurer de quoi souper et un asile pour cette nuit.
—Je puis vous conduire chez moi, répondit Vernier les bas bleus, le local n'est pas beau, mais tel qu'il est je vous l'offre et de bon cœur. Vous m'avez fait gagner de l'argent lorsque vous étiez rupins, il est bien juste que je fasse aujourd'hui quelque chose pour vous.
Lorsque l'on a faim et froid, lorsqu'on n'a pas un lieu pour se reposer, on saisit, sans hésiter, la première branche qui se présente. Aussi Salvador et de Lussan s'empressèrent-ils d'accepter l'offre de Vernier les bas bleus; ils n'avaient d'ailleurs rien à craindre de cet homme dont la position n'était guère meilleure que la leur, puisque, condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité, il ne pouvait faire une démarche pour les livrer sans compromettre sa propre liberté.
Vernier les bas bleus occupait, dans une maison délabrée et sans portier de la rue du Four-Saint-Hilaire, un galetas situé au septième étage, meublé d'un lit sur lequel se carraient les deux plus minces matelas et quelques vieilles couvertures; d'une table boiteuse, d'un bas de buffet, de deux chaises dépaillées, et éclairé seulement par un châssis à tabatière.
—Voilà le gîte, dit-il à ses hôtes en les introduisant dans cet affreux grenier; il n'est pas beau, mais il est sûr.
—C'est tout ce qu'il nous faut pour aujourd'hui, répondit de Lussan; demain il fera jour, et, s'il plaît à Dieu, nous trouverons bien les moyens de nous en procurer un meilleur.
—Ah ça! vous qui n'avez probablement dans le bauge[870] que la mouise[871] de Tunebée[872], vous devez canner la pégrenne[873].
—Nous mangerions très-volontiers un morceau, répondit Salvador. N'est-il pas vrai vicomte?
De Lussan, qui s'était jeté sur le lit, fit un signe affirmatif.
—Je vais alors, dit Vernier les bas bleus, chercher deux doubles cholettes de picton[874], du tarton savonné[875] et un jambonneau, ça vous va-t-il?
—Allez, mon cher, achetez ce que vous voudrez, nous saurons, si Dieu nous prête vie, reconnaître plus tard ce que vous faites aujourd'hui pour nous; mais si vous voulez que votre hospitalité me soit agréable, ne me parlez plus argot. A quoi bon se servir d'un langage bas et ignoble que tout le monde comprend maintenant?
—On vous obéira; j'ai trop envie d'être de mèche[876]...
—Encore!...
—De moitié; je me laisse emporter par la force de l'habitude. Je disais donc que j'ai trop envie d'être de moitié dans les affaires que déjà sans doute vous avez en vue, pour faire quelque chose qui vous soit désagréable.
Le pain, le jambonneau et le vin, offerts par Vernier les bas bleus, furent expédiés en quelques minutes.
—Ceci ne vaut ni les salmis de filets de perdreaux aux truffes, ni le vin de Chambertin, dit de Lussan; mais ça se laisse manger et paraît fort bon lorsqu'on a faim.
—Vous avez raison, répondit Salvador; c'est le besoin qu'on en a qui donne du prix aux choses les plus ordinaires; aussi, comme nous sommes exténués de fatigue, et que nous avons un extrême besoin de sommeil, je suis persuadé que nous trouverons délicieuse la couche modeste de notre ami Vernier.
Les trois bandits se couchèrent l'un près de l'autre sur le lit, qui, fort heureusement pour eux, se trouva d'une largeur plus qu'ordinaire, et bientôt on n'entendit plus, dans le galetas de la rue du Four-Saint-Hilaire, que le bruit calme et mesuré de leur respiration.
Ils s'éveillèrent à la naissance du jour. Vernier les bas bleus, qui avait voulu ménager à ses hôtes une surprise agréable, posa sur la table boiteuse une chopine d'eau-de-vie achetée la veille, et les trois complices, ayant allumé chacun une pipe chargée de caporal, tinrent conseil.
Salvador, de Lussan et Vernier les bas bleus ne possédaient pas à eux trois la valeur de trois pièces de cinq francs, et, cependant, il fallait aux deux premiers des vêtements quels qu'ils fussent, et les moyens de se déguiser, s'ils ne voulaient pas se résoudre à rester confinés dans le galetas de leur hôte.
—Je vais écrire à Coralie, dit le vicomte, notre ami Vernier portera ma lettre.
—Faites, cher vicomte. Ah! si je savais où se trouve en ce moment ma femme, nous n'aurions pas besoin de nous adresser à cette danseuse.
—Mais, vous ne le savez pas, ainsi il est inutile d'en parler.
Le vicomte de Lussan écrivit à Coralie une lettre bien pathétique, bien touchante, que Vernier, ainsi que cela venait d'être convenu, se chargea de porter.
Il arriva chez Coralie avant dix heures du matin, madame n'était pas encore levée, il fut donc forcé de remettre la missive dont il était porteur à la femme de chambre, qui voulut bien, prenant en considération ses instantes prières, la remettre à l'instant même à sa maîtresse.
Elle revint près de Vernier qui l'attendait dans l'antichambre, au bout de quelques minutes, à son air pincé, à l'expression quelque peu hautaine de ses yeux, le bandit devina qu'elle ne lui apportait pas une bonne nouvelle.
Il ne se trompait pas.
—Madame, lui dit-elle, ne connaît pas la personne qui lui demande l'aumône, elle vous prie de lui rendre cette lettre qu'elle ne veut pas conserver.
Vernier fut obligé de se retirer. Lorsqu'il sortit de chez Coralie, la rue Tronchet était pleine d'une foule de colporteurs de canards, qui criaient à tue-tête, la relation exacte et détaillée de l'évasion miraculeuse, après leur condamnation à mort, de deux particuliers très-connus dans Paris, grande récompense à ceux qui les feront arrêter; Vernier les bas bleus acheta, moyennant cinq centimes, ce monstrueux canard, qu'il fit voir à ses hôtes lorsqu'il rentra chez lui.
—Il paraît que l'on tient énormément à faire une tronche[877] de votre sorbonne[878], dit Vernier les bas bleus, lorsque Salvador et de Lussan eurent achevé la lecture du canard; puisqu'on offre une grande récompense à celui qui vous fera faucher le colas[879], c'est flatteur pour vous.
—Oui, mais c'est un peu inquiétant répondit de Lussan, en regardant fixement Vernier les bas bleus, l'espoir d'obtenir cette grande récompense peut engager à nous trahir des gens auxquels nous aurions accordé toute notre confiance.
—Il n'est que trop vrai, ajouta Salvador.
—Hé! les Rupins... ce n'est pas pour moi que vous dites ça, n'est-ce pas? J'suis un grinche[880], un escarpe[881], tout ce que vous voudrez; je buterais[882] le Père éternel pour affurer une tune[883]; mais je suis un honnête homme, trahir des amis, jamais?
Salvador et de Lussan, intérieurement charmés de voir Vernier rejeter si loin de lui et avec une indignation si énergiquement exprimée, la pensée d'une action semblable à celle qu'ils avaient paru le croire capable de commettre, s'empressèrent de le calmer.
—Ecoutez, mes amis, leur dit-il, maintenant, hélas! presque tous les pègres sont d'infâmes coquins, et pour vous il s'agit de la sorbonne[884] que l'on ne perd qu'une fois; vous ne sauriez donc prendre trop de précautions. Eh bien! si vous le voulez, pendant tout le temps que vous resterez ici, je ne sortirai pas, je n'écrirai pas; l'un de vous prendra mes habits pour aller au vague[885] et l'autre restera avec moi, ça fait que vous serez tranquilles.
—Tu sortiras, tu rentreras, tu écriras, répondit le vicomte de Lussan à Vernier les bas bleus, nous nous fions à toi, et nous sommes persuadés que notre confiance est bien placée, mais nous allons visiter ta garde-robe, dans laquelle nous trouverons peut-être de quoi nous vêtir.
Vernier les bas bleus était plus riche qu'il ne le croyait lui-même; le vicomte de Lussan trouva dans un bas de buffet, deux pantalons en assez bon état, une blouse neuve et une redingote encore propre. Il donna à Salvador la redingote et le meilleur des deux pantalons.
—C'est parce que j'ai l'intention de vous faire jouer ce soir un rôle important, dans une comédie nouvelle, que je vous permets de vous faire aussi beau que vous le serez, lorsque vous aurez endossé ces habits, dit-il à son complice.
—Je devine quel est votre projet, vous voulez reprendre en gros à Coralie ce que vous lui avez donné en détail.
—Vous l'avez dit.
—Ça se trouve bien, j'ai justement pris l'empreinte de la serrure, dit Vernier, et il montra aux deux amis une carte sur laquelle l'entrée de la serrure de Coralie était parfaitement imprimée[886].
—C'est très-bien vu, mais de quelle manière nous y prendrons-nous pour réussir.
—Laisse-moi faire, tout ira bien, et ce soir, je vous en réponds, nous aurons de l'or, beaucoup d'or, et notre ami Vernier qui nous donnera un coup de main en aura une bonne part.
—Sont-ils adroits ces rupins! s'écria Vernier les bas bleus, qui croyait déjà tenir les pièces d'or dont le vicomte de Lussan promettait une si ample moisson.
Ce dernier s'était placé devant la table et dessinait avec beaucoup de soin le fac-simile d'une clé.
—Vous êtes, dit-il à Salvador, expert en l'art du serrurier, pouvez-vous faire une clé absolument semblable à celle dont voici le portrait, je me suis déjà assuré qu'il y avait ici tout ce qu'il fallait pour cela.
—Parfaitement, répondit Salvador.
—En ce cas à l'œuvre, je vous expliquerai mon plan pendant que vous travaillerez.
Salvador, doué d'une dextérité sans égale n'eut besoin que de quelques heures de travail pour fabriquer une clé, dont le vicomte de Lussan se montra très-satisfait.
Les trois bandits passèrent à deviser joyeusement, à boire et à manger (Vernier les bas bleus avait un compte ouvert chez le marchand de vin et le charcutier), le reste de la journée.
Lorsque le soir fut venu, ils s'armèrent chacun d'un couteau-poignard (ils étaient tous les trois bien déterminés à ne point, en cas de malheur, se laisser prendre vivants), et se mirent en route pour la rue Tronchet.
Salvador et Vernier les bas bleus entrèrent chez un marchand de vin, de Lussan alla se mettre en observation vis-à-vis la porte cochère de la maison habitée par Coralie.
Il était à son poste depuis environ une demi-heure, lorsqu'il vit sortir la danseuse, il la suivit de loin et la vit entrer à l'Opéra. Bien certain alors qu'elle ne rentrerait pas chez elle de la soirée, il revint trouver ses camarades.
—Elle est sortie, leur dit-il; il ne s'agit plus maintenant que d'éloigner la servante. A vous, Vernier, songez que si vous ne réussissez pas, nous serons forcés d'employer les grands moyens, et j'en serais vraiment fâché, cette servante est une fort bonne et fort jolie fille.
Vernier, suivant les instructions qu'il avait préalablement reçues, prit sa course, et donna l'ordre à un cocher de fiacre qu'il prit sur la place la plus voisine de l'Opéra, de se rendre au domicile de Coralie, et de remettre au concierge de la maison un billet que celui-ci ferait tenir à la personne à laquelle il était destiné.
Il n'était pas à craindre que la femme de chambre s'aperçût que le billet n'avait pas été écrit par sa maîtresse. Coralie dont l'éducation avait été quelque peu négligée, se servait habituellement de secrétaires.
Le cocher, généreusement payé d'avance, s'acquitta de la mission qui venait de lui être confiée; il remit le billet au concierge et attendit.
Le concierge, suivant la louable habitude de ses confrères, n'avait pas manqué de lire le billet, qui, du reste n'était pas cacheté.
—Vite, vite, mademoiselle Hélène, dit-il à la femme de chambre de Coralie, mademoiselle Desrivières vient de se fouler le pied en entrant en scène, elle vous demande avec son châle orange; il y a en bas un fiacre pour vous emmener et v'là un billet qu'elle a donné au cocher pour vous le remettre.
—Je vous remercie bien, M. Fouché, répondit la femme de chambre après avoir lu le billet, qui ne renfermait autre chose que ce que le portier venait de lui apprendre; je vais de suite aller trouver ma maîtresse. Et comme le concierge était monté par l'escalier de service, elle descendit un étage afin de l'éclairer.
Quelques minutes après, la servante portant sous son bras le châle orange de sa maîtresse, montait dans le fiacre qui l'attendait à la porte.
—Aller d'ici à l'Opéra, expliquer sa venue à sa maîtresse, puis revenir, dit de Lussan, nous avons au moins trois quarts d'heure devant nous; c'est plus qu'il ne faut. A vous, marquis. Il y a de la lumière chez le docteur Delamarre, qui demeure au-dessous de Coralie, dites au concierge que vous allez chez lui? N'oubliez pas de jeter un coup d'œil sur les deux coupes d'agate placées sur la cheminée de la chambre à coucher. Coralie y laisse souvent des bijoux précieux. L'argent est dans une armoire à glace placée dans la chambre à coucher, qu'il vous sera facile d'ouvrir: vous avez ce qu'il faut pour cela?
—J'ai remis mes halènes[887] à Rupin, dit Vernier les bas bleus.
Salvador entra dans la maison; il y resta plus longtemps que ses complices ne s'y attendaient.
—Il lui est peut-être arrivé quelque chose, disait Vernier les bas bleus à de Lussan.
—Cela n'est pas probable, répondit celui-ci, s'il en était ainsi, nous aurions entendu du bruit.
L'arrivée de Salvador vint à point pour mettre fin à l'anxiété de ses complices.
—Eh bien! lui dit de Lussan.
—L'affaire n'est pas mauvaise, répondit-il, mais hâtons-nous de fuir. Je crois que j'ai été remarqué par le concierge.
Les trois complices franchirent rapidement l'espace qui sépare la rue Tronchet de celle du Four-Saint-Hilaire. Lorsqu'ils furent arrivés dans le galetas de Vernier les bas bleus, Salvador déposa sur la table tout ce qu'il avait volé chez Coralie.
—Quatre mille balles[888] en or, trois mille balles de bijoux à vendre au fourgat[889], s'écria Vernier les bas bleus, nous allons joliment faire pallas[890].
—As-tu un recéleur à ta disposition? lui demanda de Lussan.
—Je crois bien, Louis l'Aventurier, qui demeure à la Sorbonne; il m'achètera tout ce que je voudrai.
—Garde alors les bijoux pour ta part, et laisse-nous l'argent, cela te va-t-il?
—Très-bien! Vous êtes plus généreux que je ne le pensais.
—Soupons alors et couchons-nous; nous nous séparerons demain matin.
Les trois bandits firent honneur à un excellent poulet et à quelques autres comestibles qu'ils avaient achetés rue Dauphine, puis après ils s'endormirent.
Le lendemain matin, ainsi que cela avait été convenu la veille, ils se séparèrent.
Le récit des faits qui précèdent a appris à nos lecteurs que c'était principalement parmi ses connaissances que le vicomte de Lussan, auquel un nom recommandable faisait ouvrir les portes des salons de la meilleure compagnie, choisissait ses victimes. On a vu que d'abord il se borna à donner à Salvador et à Roman des instructions de nature à faciliter l'exécution des vols que ceux-ci se chargeaient d'exécuter ou de faire exécuter, et que ce n'est que plus tard, peu de temps après la mort du dernier, et lorsque Salvador eut pris la résolution de ne plus retourner chez la Sans-Refus, qu'il se détermina à payer de sa personne.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous devons prier nos lecteurs de faire avec nous quelques pas en arrière.
Nous disions tout à l'heure que le vicomte de Lussan s'était fait inscrire au rang des nouveaux catholiques les plus prononcés, ce n'était pas seulement parce que la dévotion trouve pour faire de mauvaises actions des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait trouver, qu'il avait pris ce parti; il savait que l'on est généralement disposé à accorder une grande confiance à ceux qui, tout en vivant dans le monde, s'acquittent avec exactitude de leurs devoirs religieux, et la dévotion était un masque dont il savait à propos se servir, et qui lui avait facilité l'accès des salons de plusieurs nobles douairières qui ne surent que lorsqu'un jugement solennel eut appris à tout le monde que le vicomte de Lussan, malgré l'ancienneté de son blason, n'était rien autre chose qu'un insigne bandit, qu'il ne faut pas toujours se fier aux apparence.
Quoi qu'il en soit, le vicomte avait pour confesseur un vénérable prêtre, attaché à l'église de Saint-Roch, et il avait tellement eu l'art de s'insinuer dans sa confiance, que très-souvent ce digne ecclésiastique l'invitait à dîner.
Lorsqu'il fut arrêté, rue de Varennes, à quelques pas de son domicile, le vicomte était sorti de chez lui pour se rendre chez ce prêtre que, depuis quelque temps, il visitait très-souvent.
Le récit des faits qui suivent apprendra à nos lecteurs quel était le but de ces visites.
Un jour, tandis que le vicomte et le bon prêtre étaient à table, tête à tête, on annonça à M. l'abbé la visite d'une vieille femme presque aveugle, dont la figure était cachée par un ample voile vert. Elle venait remettre, à ce dernier, une petite somme d'argent pour faire dire des messes et un anniversaire pour les trépassés. L'abbé voulait se lever pour aller recevoir la pieuse bonne femme dans une autre pièce; mais Lussan lui dit de ne pas se gêner pour lui et, même, le pria de la faire entrer. Le domestique l'ayant introduite, elle remit au vicaire une somme de quatre-vingts francs. Lussan, en observateur curieux et avide de tirer parti de tout, remarqua que cette femme était fort âgée, couverte de vêtements sordides et dégoûtants; elle portait un de ces chapeaux ballons d'une forme tout à fait mirobolante, de couleur jadis noire, mais aujourd'hui fauve et rougeâtre, qui, accompagné d'un immense garde-vue en taffetas vert, produisait cet ensemble drôlatique qui caractérise les tireuses de cartes de bas étage. Enfin, toute la mise de la vieille dévote annonçait la plus grande misère; et, pour comble, elle avait bien de la peine à se conduire, tant sa vue paraissait faible et obtuse.
Lorsqu'elle fut sortie, le vicomte fit part au bon vicaire de toutes ses remarques, et lui témoigna l'étonnement où il était de voir donner quatre-vingts francs par une femme dont le costume accusait un si complet dénûment. Celui-ci lui répondit qu'il ne fallait pas toujours s'en rapporter aux apparences, et que loin que cette bonne femme fût dans la misère, elle était au contraire riche et même fort riche; qu'elle faisait beaucoup de bien aux pauvres de la paroisse; en un mot, qu'il était à regretter que les gens de sa sorte fussent en aussi petit nombre.
—S'il en est ainsi, dit de Lussan, vous conviendrez, mon cher abbé, que c'est bien le cas de dire où la fortune va-t-elle se nicher! car la bonne femme est d'un aspect bien dégoûtant. Pour moi, il me semble que l'amour de Dieu et du prochain, la dévotion, la charité même, n'excluent pas la propreté; et, je vous l'avoue franchement, j'ai peine à croire à la fortune de cette femme, cela me paraît inconciliable avec l'état de délabrement où elle est. Je crois plutôt qu'elle n'est que l'instrument de personnes pieuses qui veulent rester inconnues, et qui, en récompense des petits services qu'elle leur rend, lui procurent des moyens d'existence.
—Vous êtes dans l'erreur M. le vicomte, répondit le vicaire; elle est riche, et quand je parle ainsi, c'est que je le sais. Je puis même d'autant mieux vous l'assurer que j'ai vu, ce qui s'appelle de mes propres yeux, vu, tout ce qui compose sa fortune, dans les circonstances que je vais vous citer:
Il n'y a pas plus de deux mois que cette femme vint pour la première fois me charger de dire quelques messes pour le repos de l'âme de ses père et mère, décédés il y a longtemps; elle me remit, en outre, quarante francs pour les indigents et autant pour l'église. Ses visites se renouvelèrent plusieurs fois et toujours elle se montrait aussi généreuse. Je ne pouvais comprendre d'où, ni comment, lui venaient les sommes dont elle disposait, tant sa misère apparente faisait contraste avec ses œuvres de charité; mais je ne tardai pas à être au fait de cette espèce de mystère.
Il y a de cela quinze jours au plus, elle vint me prier de vouloir bien passer chez elle pour me faire une confidence importante, confidence que, disait-elle, elle ne pouvait me faire ailleurs que dans son appartement. Je vous avoue que cette invitation me parut si extraordinaire de sa part, que pendant trois ou quatre jours j'hésitai à m'y rendre; mais enfin, après y avoir bien réfléchi, je crus devoir lui donner cette satisfaction.
Arrivé à sa demeure, l'aspect ridicule du concierge, ses questions insolites, et ensuite celles non moins extraordinaires de son épouse, firent naître en moi de singulières idées. Quoi qu'il en soit, après avoir subi un interrogatoire en règle, je fus conduit par le cerbère femelle, chez la dame au voile vert. Après avoir frappé d'une certaine manière, un guichet s'ouvrit, je déclinai mon nom:
—Ah! c'est vous, M. le vicaire, me dit la vieille, entrez, je vous prie.
Alors elle ouvrit deux serrures fermées à plusieurs tours; puis, lorsque je fus entré, elle les refermera avec un soin et une précaution qui piquèrent vivement ma curiosité, sans toutefois que j'en éprouvasse la moindre crainte. Je fus alors introduit dans un rez-de-chaussée, composé de plusieurs pièces en désordre, et aussi malpropres que la maîtresse de la maison. La dame, après s'être excusée sur son grand âge et ses infirmités, de me recevoir si peu convenablement, prit la parole en ces termes:
—M. le vicaire, vous êtes un homme en qui j'ai la plus grande confiance, et je vais immédiatement vous en donner la preuve: Je suis vieille et assez riche; je possède en or, argent, billets de banque et bijoux, environ deux cent mille francs; j'ai, en outre, une rente de cinq mille francs au porteur, inscrite sur le grand livre. Je n'ai sur la terre qu'une seule personne qui me touche par les liens du sang, c'est ma fille; mais depuis longtemps je n'ai entendu parler d'elle, j'ignore absolument sa destinée. Elle exceptée, je n'ai ni parents, et il faut bien le dire, ni amis. Dieu peut d'un instant à l'autre me rappeler à lui, et toutes mes richesses seraient à peu près perdues si je venais à mourir sans indiquer l'endroit où elles sont renfermées. Je ne puis mieux m'adresser qu'à vous, M. le vicaire, pour révéler un secret de cette nature. Je vais donc indiquer où tous ces objets sont cachés, et je vous autorise, après ma mort, à en disposer du mieux que vous l'entendrez, sauf la réserve que je vous ferai connaître tout à l'heure. Voici un écrit cacheté qui renferme à cet égard mes volontés formelles; veuillez vous en constituer le dépositaire pour ne l'ouvrir qu'après ma mort.
Surpris de ce langage, et n'ayant jamais voulu m'immiscer dans les affaires mondaines, que je connais fort peu, je voulus en décliner un si rare témoignage de confiance; la vieille dame ne voulut accepter aucune excuse; elle pria, pressa avec tant d'instances, qu'enfin j'acceptai. Alors elle m'engagea à passer dans sa chambre à coucher, et, après avoir tiré son lit hors de l'alcôve, elle leva une tapisserie et me fit voir une petite porte artistement pratiquée dans le mur. Elle l'ouvrit, et retira de cette cachette une jolie boîte en ébène, garnie en argent ciselé, portant des armoiries et une couronne ducale. Cette boîte contenait de l'or en grande quantité, des billets de banque, des diamants, et des inscriptions de rentes au porteur. Bref, je pus me convaincre qu'elle renfermait au moins trois cents mille francs en valeurs réelles.
—Voilà tout ce que je possède, dit la vieille. Si la personne nommée dans mon testament existe encore, poursuivit-elle, et que par sa conduite elle soit digne de mes bienfaits, vous partagerez ma succession avec elle. Dans le cas contraire, tout est à vous pour en faire de bonnes œuvres. Telle est, ô digne et respectable ministre du Seigneur, ma dernière volonté; que celle de Dieu soit faite en toutes choses!
Quelques observations que je fisse de nouveau pour la détourner du dessein où elle était à mon égard, elle ne voulut rien entendre, et, après avoir replacé la cassette dans l'armoire pratiquée dans le mur, elle en referma la porte, et exigea encore une fois que je lui promisse d'exécuter ponctuellement ses intentions. En considération du bien qui pouvait en résulter pour les pauvres, je crus devoir m'y engager non-seulement sans restriction, mais encore de manière à mériter l'approbation du monde et de mes supérieurs. Du reste, vous me connaissez assez, M. le vicomte, pour être convaincu que je m'acquitterai avec zèle et exactitude de ce mandat important.
Maintenant, s'il m'est permis de vous dire mon opinion sur cette femme, je pense que son intention est de réparer après sa mort les torts d'une vie passée dans le désordre et peut-être même dans le crime. Ce qui me le fait croire, c'est que son langage, qui n'est pas très-pur, est celui d'une femme du peuple, que le manque d'éducation n'a pas dû rendre difficile sur les moyens de faire fortune.
Il est encore une autre raison qui donne à l'opinion que je viens d'exprimer une certaine force, et cette raison la voici:
Je dois croire sincère la dévotion de cette femme, ses bonnes œuvres en sont un témoignage suffisant; eh bien! quoiqu'elle écoute avec beaucoup de recueillement les exhortations religieuses que j'ai cru devoir lui adresser, bien qu'elle assiste à tous les offices, elle n'a pas encore voulu se confesser.
—Je ne suis pas encore prête, a-t-elle dit lorsque je l'ai engagée à s'approcher du tribunal de la pénitence; plus tard, monsieur l'abbé, je n'ose pas encore vous révéler les fautes nombreuses, les crimes mêmes de ma vie passée, mais je me repens, soyez-en sûr.
Je n'ai pas cru devoir insister, les choses en sont là.
Pendant ce récit, le vicomte était tout yeux et tout oreilles, il avait peine à contenir la joie intérieure qu'il éprouvait, et déjà même il combinait les moyens de s'emparer du trésor de la vieille. A la vérité, l'abbé n'avait pas indiqué l'adresse de la dame au voile vert, mais dans tout le reste, il s'était montré d'une indiscrétion que le nom seul du vicomte et la piété sincère qu'il lui supposait, peuvent seuls faire excuser. Quoi qu'il en soit, avec des hommes de la trempe de Lussan, l'absence d'un renseignement de cette nature n'était pas un grand obstacle; il savait que le service commandé par la vieille devait avoir lieu le lendemain, et qu'elle devait y assister; cela lui suffisait. En effet, il se rendit à Saint-Roch, et même il était tellement pressé d'y arriver, qu'il se trouva à l'église une heure trop tôt. Enfin, la vieille qu'il attendait avec tant d'impatience arriva. Elle n'avait pas ce jour-là son inséparable voile vert, mais un voile noir fort épais, qui donnait à sa figure et à tout le reste de sa personne une teinte des plus lugubres: elle s'agenouilla et pria longtemps avec une ferveur telle que le service était fini depuis plus d'une heure qu'absorbée dans sa prière, elle ne songeait pas à quitter l'église. Le vicomte qui avait l'intention de la suivre à sa sortie, afin de découvrir sa demeure, enrageait de toute son âme d'être forcé de l'imiter et de simuler une dévotion qui était loin de son cœur; car Dieu sait les sinistres projets qu'il méditait en ce moment. Enfin, après avoir été faire de nombreuses révérences et génuflexions devant toutes les chapelles, la vieille dame prit de l'eau bénite et sortit. Tout cela fut encore fort long à cause de la difficulté qu'elle éprouvait à se conduire, et qui la faisait presque trébucher à chaque pas dans les chaises; mais enfin une fois sortie, et suivant les murs avec précaution, elle ne tarda pas à rentrer chez elle, rue Thérèse, numéro 25.
De Lussan, adroit et intelligent, comme nous le connaissons, s'assura que c'était bien là qu'elle demeurait; puis il se retira, et remit à un autre jour les investigations dont il pouvait avoir besoin pour mettre ses projets à exécution. Il ne dormit pas de toute la nuit tant l'impatience, le désir de s'emparer du trésor de la vieille femme au voile vert avaient exalté ses esprits. A peine fit-il jour le lendemain, qu'il se mit en course pour prendre des renseignements dans le quartier de la vieille dame; il apprit qu'elle y était connue sous le nom de la dame au voile vert, ou de l'aveugle. Du reste, on ne savait rien de précis sur son compte, chacun faisait une histoire à sa manière: les uns disaient qu'elle tirait les cartes, les autres, que c'était quelque vieille pécheresse qui, par esprit de pénitence, se livrait aux brocards de la multitude. Enfin, d'autres ajoutaient que s'il voulait connaître plus particulièrement cette femme, qui était une énigme pour tout le monde, il fallait qu'il s'adressât au père Fleurus et à son épouse, concierges du numéro 25, qui paraissaient les seuls qui fussent dans la confidence mystérieuse; que toutefois il serait aussi possible que l'épicier en face lui donnât également quelques renseignements utiles.
L'épicier, adroitement interpellé par le vicomte, répondit que cette dame n'était pas sa pratique, et qu'il ne savait absolument rien sur son compte; mais il ajouta que sa voisine la mère Grignac, la fruitière, pourrait le satisfaire: C'est la plus fameuse bavarde de Paris, dit-il, il ne faudra pas de grands efforts pour que vous obteniez d'elle tout ce que vous désirez savoir. De Lussan remercia l'épicier fait homme, et en deux pas il fut chez la mère Grignac.
Il lui fallut tout son sang-froid pour ne pas éclater de rire au nez de l'énorme fruitière! Imaginez-vous une masse de chair informe, des membres aussi mal taillés que mal attachés, une taille aussi haute que large; une figure joufflue, carrée, diaprée de rouge, de blanc, de bleu, etc., çà et là recouverte d'une couche épaisse de poussière de charbon; un nez en pied de marmite, c'est-à-dire gros, court, bourgeonné et véritable succursale de l'entrepôt des tabacs; des yeux horriblement louches, éraillés et cireux; une bouche ornée de trente-deux dents incontestablement blanches, mais appartenant plutôt à l'ordre des ruminants qu'à l'espèce humaine; des lèvres épaisses et retroussées; enfin une véritable caricature. Mais ce qui complétait cet être, idéal du grotesque et des bizarreries de la nature, c'était des vêtements en drap grossier, luisants de graisse, et dont la façon était en harmonie avec la matière; sa coiffure était composée d'un foulard jaune orange, mais si sale que la couleur en était devenue tout à fait problématique. Somme toute, un Sancho Pança femelle, dont l'ensemble était aussi repoussant que hideux à voir.
De Lussan, avec cette exquise politesse qu'il apportait en toute chose, principalement avec les petits afin de leur en imposer plus facilement, s'adressa, le chapeau à la main, à la futaille organisée dont nous venons d'esquisser le véridique portrait.
—Est-ce à madame de Grignac, lui dit-il, que j'ai l'honneur de parler?
—Ou..... oui, mossieu, lui répondit-elle, avec un accent charabias très-prononcé, tout en avalant le reste de son café et s'essuyant la bouche avec le bas d'un tablier sale et crotté: oui, mossieu, pour vous servir.
—Mon Dieu, madame de Grignac, pardonnez si je vous dérange pour un objet étranger à votre commerce. Je voudrais avoir, mais sous le sceau du secret, quelques renseignements sur l'une de vos voisines qui est aussi, je crois, l'une de vos pratiques.
—Une de mes praquites, que vous dites? mais j'en ai guiablement des praquites, et des bonnes encore! De laquelle que vous voulez parler, mon bon mossieu?
—Avant de vous la nommer je veux savoir si vous garderez le secret?
—Le checret... fich'tra! la mèrre Grrignac est connue dans le quartier pour la discrétion même, fich'tra! et il n'y a pas une âme au monde qui puisse dire que je suis une mauvaise langue, allez! Moi, bavarde, à quoi bon, s'il vous plaît? A quoi me servirait de vous dire que la merchière est entretenue par le boulanger du coin, qui vend son pain à faux poids pour lui donner des robes de choie, et qu'à son tour la merchière elle donne des culottes et des cravates au fils du père Gublin, concierge du nº 13. Puis, que le traiteur va faire banqueroute parce que son banquetier, qu'est brouillé avec madame la traiteuse, ne veut plus lui donner d'argent. Et puis, que l'épicier de vis-jà-vis n'a rien dans sa boutique; que les pains de sucre sont en carton, ainsi que les paquets de bougies et de chandelles; que les boîtes sont vides et les bocaux pleins d'eaux de toutes les couleurs pour éblouir la praquite et les passants. Eh! mon doux Jésus! à quoi bon parler de chela, est-ce que chela me regarde et vous aussi? pour moi je déteste la médisance; allez, mon bon mossieu, vous devez voir que je ne suis pas une mauvaise langue, et que je n'aime pas de m'occuper des affaires de mes voigins...
Pendant que la fruitière débitait cette infernale kirielle, le vicomte avait peine à se contenir; vingt fois il lui prit envie d'envoyer à tous les diables ce vieux magot qui, tout en disant qu'elle ne voulait pas se mêler des affaires de ses voisins, les déchirait tous sans pitié; mais l'intérêt qu'il avait de connaître la femme au voile vert, lui fit prendre son mal en patience.
—Enfin, reprit l'imperturbable fruitière, quoi donc que vous me demandiez tout à l'heure? je ne m'en rappelle déjà plus.
—Je vous demandais, madame de Grignac, si vous connaissiez, ici après, au nº 25, une respectable dame qui porte habituellement un voile vert et qui paraît presque aveugle?
—Ah! ah! j'y suis, j'y suis! répliqua la Grignac: c'hest c'te vieille maligne qui fait l'aveugle pour tromper Dieu et le diable! si je la connais, je le crois bien fich'tra! c'hest une vieille chorchière qui a autant de vices que d'écus!
—Pourriez-vous, ma bonne madame de Grignac, me dire son nom, d'où elle vient, ce qu'elle fait, enfin me donner quelques détails précis sur ses habitudes?
—Son nom, je ne le sais pas, ni personne. D'où qu'alle vient? elle vient certainement du sabbat! d'où voulez-vous donc que cha vienne un vieux loup-garou pareil?
—Pardon, ma bonne dame, mais on m'a dit qu'elle était compatissante, charitable!...
—Oui, cha c'hest vrai qu'on dit tout chela, mais personne ne le sait au juste; m'est avis à moi que c'hest une vieille chorchière, une vieille donneuse de sort, qui ne fait rien sans consulter Luchifer avec qui qu'elle est enfermée du matin au soir; aussi personne n'entre jamais chez elle, c'est pire que dans une prison. Allez, mossieu, il y a quelque chose là-dessous, et bien sûr qu'elle a fait un pacte avec le malin et qu'elle lui à vendu son âme, car un soir que je lui portais un demi-quarteron de beurre, j'ai vu le diable comme je vous vois.
—Vraiment, ma bonne madame de Grignac, vous en êtes bien digne, et je vous crois. Mais tâchez donc de me mettre un peu au courant de l'histoire de cette vieille sorcière, j'y suis plus intéressé que vous ne pensez.
—Je veux bien vous chatisfaire, mais surtout n'allez pas lui répéter ce que je vais vous dire, car elle me jetterait un chort, et que deviendrait la mèrrre Grrignac si on lui jetait un chort, vous me le promettez n'est-ce pas? alors écoutez-moi bien:
Il n'y a pas plus de trois mois que la vieille elle est tombée ichi à côté comme une bombe, sans que l'on sache si elle venait du chiel ou de l'enfer. En arrivant dans le quartier, elle loua l'appartement où elle est, au rez-de-chaussée, toutes les fenêtres en étaient grillées, mais non contente de cela elle en fit doubler les volets en fer, ainsi que la porte principale, dans laquelle elle fit pratiquer un guichet; cette porte est fermée de trois ou quatre cherrures de chureté, et elle ne l'ouvre jamais à personne. Quand elle sort pour aller à la messe ou au salut, le père Fleurus, son concierge, garde la porte à vue; notre saint-père le pape lui-même ne pourrait pas y entrer. Allez, mossieu, je suis bien chure de ce que je dis, c'hest une vieille chorchière qui fait de la fausse monnaie pendant la nuit: il y en a même qui disent qu'elle a la poule noire!!! Mais, mon doux Jésus, je tremble en vous disant tout cela; surtout qu'elle ne sache jamais que je vous ai parlé d'elle, car elle serait capable de me changer en chien ou en chèvre, et, qui sait? peut-être même en poulet d'Inde!
—Soyez tranquille, madame de Grignac, je suis homme discret, et d'ailleurs, comme je vous l'ai dit, j'ai plus d'intérêt que vous à me taire. Maintenant, s'il m'est permis de vous faire une observation, je vous dirai que vos craintes me paraissent par trop exagérées, et que loin que cette femme ait autant de pouvoir que vous lui en supposez, elle me paraît au contraire fort malheureuse et avoir bien de la peine à vivre.
—De la peine à vivre, quand on a la poule noire, et qui gnia qu'à faire tourner le tamis pour avoir de l'argent? on voit bien que vous n'entendez pas ces choses-là comme moi, mossieu, et puis d'ailleurs c'hest qu'alle a encore des rentes voyagères.
—Oui, on dit tout cela, mais on n'en sait rien, répliqua le vicomte: pour moi, je crois qu'elle est dans la misère jusque par-dessus la tête!
—Si elle était si pauvre, reprit la mère Grignac avec sécheresse, pourquoi prendrait-elle tant de précautions pour empêcher le monde d'entrer chez elle? Allez, mossieu, bien chur elle a un trésor, et un fameux encore! Le père Fleurus et sa femme ils chavent tout chela, mais ce sont de fins matois, vous auriez beau les questionner, ils ne vous diraient rien.
—Ainsi, bonne madame Grignac, vous croyez qu'elle a de l'argent et même beaucoup?
—Tiens, c'hte malice! c'hest-y donc si difficile d'avoir un trésor quand on est chorchière: J'suis chure qu'elle a des milards!!!
—D'après les détails que vous venez de me donner, ma chère bonne dame, je ne pense pas que cette dame soit celle que ma famille recherche et dont la tête est dérangée. Au surplus, je vais m'informer auprès du père Fleurus et de sa femme, si cette dame est la comtesse de Gipavas, dont malheureusement le cerveau est détraqué depuis quelque temps.
—Ah! ah! ah! ah! une comtesse! merci, j'chors d'en prendre! c'hest une drôle de comtesse celle-là, qui va au chabbat toutes les nuits avec Luchifer!
—Adieu, madame Grignac, jusqu'au revoir dit Lussan, en poussant avec affectation une pièce d'or sur son comptoir.
—Adieu, adieu, mossieu. Mais, me fait-il rire avec sa comtesse! c'est la comtesse Progerpine sans doute, et elle est noble de la fabrique du diable!—C'hest égal, il est bien comme il faut ce mossieu, et je n'ai pas trop perdu mon temps à jacasser avec lui, ajouta-t-elle, en ramassant la pièce d'or: voilà un petit chou comme on les aime dans mon pays?
Pendant que la mère Grignac continuait à marronner entre ses dents, Lussan était allé droit à la maison nº 25; il en examine avec soin, mais rapidement l'extérieur, car plus il approche du but, et plus il apporte de circonspection dans ses démarches. Il entre d'abord dans la cour, revient sur ses pas, et entre dans la loge du concierge, située sous la porte à gauche, et où par hasard il ne se trouvait personne en ce moment. Il est bon de dire que la porte de la loge est surmontée de cette inscription en lettres de six pouces de haut: «Adressez-vous à monsieur le concierge S. V. P.» et qu'à côté on lit, sur une ardoise attachée près de la croisée, cette autre inscription tracée en plus petits caractères:
SÉCURITÉ. DISCRÉTION.
«Le citoyen Fleurus et madame son épouse font les ménages dans la maison seulement.»
Diable, dit Lussan, voici des républicains qui ne se prodiguent pas! Enfin, maître pour un instant de la loge, il la parcourt rapidement des yeux, et fait ses petites remarques. Il la trouve d'une propreté irréprochable et passablement meublée: une pendule à colonnes en bois de citronnier, avec vases assortis garnis de fleurs; quelques gravures, dont une représentant la bataille de Fontenoy, et pour pendant, celle de Fleurus qui avait eu l'honneur de donner son nom à l'intrépide gardien de la maison. Une paire de fleurets en croix, des gants de buffle et un plastron, le tout formant trophée, témoignent de son culte pour les jeux de Mars et de Bellone. Au-dessous de ces instruments de mort, est un petit cadre en bois noir, renfermant le congé de réforme du nommé Jean-Chrysostôme Gringilliard, natif de Gaudiempré en Artois, maître en fait d'armes. En ce moment le vicomte est interrompu dans sa lecture par l'arrivée d'un homme d'environ soixante-huit ans, d'une taille de cinq pieds huit pouces environ, maigre, mais d'une constitution athlétique, coiffé d'un bonnet de police orné d'une grenade, qu'il porte crânement sur l'oreille droite, cravaté militairement; au total, propre et ce qu'on appelle tiré à quatre épingles; mais le vieux brave, à la suite d'une blessure, avait en la main gauche amputée. En voyant le vicomte, il saisit son bonnet de police, le lève, étend le bras, et d'un geste gracieusement calqué sur ceux du télégraphe, il salue en trois temps avec gravité.
—Pardon et excuse, mon coronel, dit-il au vicomte; quoique vous désirez? Ce disant, il replaça son bonnet de police avec ces mouvements automatiques qui caractérisent le vieux grognard.
—C'est moi, mon brave, dit le vicomte, qui vous demande pardon d'être entré chez vous en votre absence. Je suis d'autant plus charmé de vous rencontrer que je désire causer avec vous.
—J'en suis t'enchanté, répond l'intrépide Janitor; vous n'avez sans doute pas l'honneur de me connaître, mais c'est z'égal: un ancien curassier, c'est solide z'au poste. Parlez mon coronel!
—Il s'agit, citoyen Fleurus...
—Tiens! vous savez donc mon nom, interrompt le citoyen? D'où donc q'vous venez pour savoir que j'suis le citoyen Fleurus?
—Vous le saurez plus tard, dit le vicomte. Il s'agit pour l'instant, citoyen Fleurus de me rendre un service: c'est de me donner quelques renseignements sur la dame qui demeure chez vous et qui porte presque toujours un voile vert.
—Ah! vous voulez dire madame l'alolyme, madame l'incomito, comme qui l'appelle dans la maison: je suis à vos ordres; mais si vous voulez me permettre d'appeler Philippine Craperel, ou pour mieux dire, mon épouse, madame Fleurus, c'est z'elle qui peut z'avoir celui de vous satisfaire; elle a t'une langue dorée, et parle comme les aristocrates de Colblance, enfin c'est une frilosophe!
—Ne dérangez pas madame, je vous en prie, dit le vicomte.
Mais sans s'arrêter à cette prière, notre homme donne un coup de sifflet, et deux minutes après, entre dans la loge une femme de belle taille, droite et roide comme un échalas, âgée de soixante à soixante-cinq ans environ. Sa mise, qui paraît dater de la fin du règne de Louis XV, est d'une propreté peu commune: sa tête est encaissée dans une coiffure en dentelle à carcasse plissée, elle porte un caraco à manches courtes et dos froncé, le jupon de dessus est retroussé avec grâce dans les fentes des poches, et laisse voir celui de dessous, qui est en belle calmande à grandes rayes; elle est chaussée de mules en maroquin vert à hauts talons, et sa jambe que rehausse l'éclat d'un bas fin et d'une irréprochable blancheur, laisse apercevoir des contours qui ne sont pas sans charme. Enfin, l'ensemble de son costume, et son maintien, avaient ce genre d'élégance que nos pères admiraient chez les soubrettes de bonne maison, il y a trois quarts de siècle. Du reste, madame Fleurus avait dû être belle, car ses traits quoiqu'un peu flétris par l'âge, étaient encore fort bien.
En voyant le vicomte dans la loge, elle lui fit une profonde et gracieuse révérence; puis après l'avoir prié de l'excuser de ce qu'elle l'avait fait attendre, elle lui offrit une chaise, en réclamant son indulgence pour son mari, qui avait eu l'impolitesse de le laisser debout.
—Je suis confus de vos bontés, madame, dit le vicomte, et je vous...
—Dis donc, madame, interrompit maître Gringilliard, ce mossieur a t'un service à te demander une confinence à te faire.
M. Fleurus, dit aigrement madame son épouse, il me semble que vous n'auriez pas dû vous permettre d'interrompre monsieur. Ensuite, est-ce qu'il ne vous serait pas possible de vous défaire de cette manière de parler, de ces liaisons dangereuses qui sont l'écueil de votre langue à chaque instant? On voit bien, mon ami, que vous avez servi dans les cuirassiers!...
—Un peu, mon neveu, j'm'en flatte, répliqua vivement le père Fleurus, en se redressant et en posant devant sa femme. J'ai servi avec honneur et gloire, j'ai t'été blessé en servant la république une invisible et intarissable, à preuve qu'en v'là les marques, ajouta-t-il en montrant son moignon.
—C'est vrai, dit le vicomte, cela vous honore et je vous en félicite de tout mon cœur. Vous êtes un bon Français!
—Y a gros à parier, qu'j'en suis t'un de bon Français; mais gnia pas de quoi faire tant de bruit quand on a fait son devoir! J'avais juré de vivre libre ou de mourir en franc républicain, ce n'est pas ma faute si la république s'est périe avant moi!...
—Oui, reprit madame Gringilliard, dont les opinions ne sympathisaient pas avec celles de son mari, la république vous a joliment récompensé; elle vous a laissé la liberté..... de tirer toute votre vie le cordon d'une main.
—Et vous donc, madame la ci-devant? quéqu'ça vous a donc rapporté d'avoir zété à Colblance avec Pitt et Cobourg, et avec tous vos aristocrates? Vous y avez appris à faire la révérence, à parler du français qu'est un tas de blagues où je ne comprends rien; faut-y pas faire tant d'embarras pour ça!
—Taisez-vous, vieille croûte! sachez que j'ai appris à vivre dans le grand monde, moi, et que je ne serais pas déplacée dans un salon; tandis que vous, vous vous en feriez chasser par la grossièreté de votre langage et de vos manières populacières!
—J'suis du peuple! c'est vrai, mais du peuple souverain, madame Fleurus! Tâchez à l'avenir d'en parler avec respect du peuple souverain, entendez-vous? Un soldat républicain n'a que faire de science pour se battre, et je soutiens qu'entre ses mains un bancal vaut mieux que toutes vos grand'mères et toutes vos rhitouriques, qui sont autant d'inventions d'un tas de faignants! Du fer et du pain, mille cartouches, c'est assez pour aller à la gloire! Je parle sans illusions, moi; et qu'importe que vous saviez vous tirer d'affaire dans un salon, lorsque votre position vous force de rester à la porte avec votre digne époux?
—Le savoir aura toujours son prix, dit madame Fleurus, avec son air pincé, et je vois avec peine, mon cher mari, que vous ne soyez pas compétent pour trancher la question. Quant à votre république, je l'ai en horreur à cause de tout le mal qu'elle a fait: elle a tout détruit, religion, morale, royauté légitime!... Hélas! prions et craignons Dieu, car tout bon et miséricordieux qu'il est il se lassera, et peut-être le jour n'est pas loin où il punira les hommes d'avoir porté une main parricide et sacrilége sur le trône et l'autel!
—Pardon, continua madame Fleurus, en s'adressant au vicomte, pardon d'avoir poussé si loin cette discussion en votre présence; mais mon mari a beau dire et beau faire, je n'oublierai jamais tout ce que je dois à la noblesse!
—Respect à l'opinion de chacun, madame Fleurus, dit le vicomte, même à celle de votre mari, quoique par le privilége de ma naissance je doive me ranger à la vôtre. En effet, et quoiqu'il n'entre pas dans mes habitudes de tirer vanité de ce qui n'est qu'un jeu de la destinée, je vous apprendrai avec bonheur que je suis né gentilhomme!
—Je l'aurais deviné, monsieur, dit madame Fleurus, en prenant son ton le plus aimable, je l'aurais deviné à vos manières polies, qui sont l'apanage des gens de qualité.—Enfin, ajouta-t-elle, veuillez me dire en quoi je puis vous servir?
—Voici, madame, le motif qui m'amène chez vous:
Je suis originaire de la Flandre française; ma famille réside à Saint-Sylvestre-Cappel, et je me nomme le marquis de Woolblek. Lors de la dernière révolution, ma grand'mère a perdu la tête, et, il y a environ un an qu'elle s'est enfuie du château, emportant une somme de quatre à cinq mille francs. Je suis à sa recherche, et, d'après des renseignements précis que l'on m'a fournis récemment, j'ai lieu de croire que c'est dans cette maison qu'elle s'est retirée, et où elle est connue sous le nom de la dame au voile vert.
—Je regrette d'avoir à détruire vos espérances, M. le marquis, dit madame Fleurus, mais la dame dont vous parlez habite ici depuis deux ans, elle ne peut donc être votre parente.
Madame Fleurus mentait lorsqu'elle disait que la dame au voile vert habitait depuis deux ans la maison confiée à la garde de son époux. De Lussan le savait bien, mais il ne pouvait lui laisser voir qu'il était instruit de ce qu'il paraissait vouloir apprendre; la portière, d'ailleurs, ne faisait, suivant toutes les probabilités, qu'obéir aux instructions qu'elle avait reçues.
—En effet, répliqua de Lussan, un peu déconcerté, s'il est vrai qu'il y ait deux ans que cette dame est votre locataire, elle ne peut être celle que je cherche. Vous excuserez donc, madame, une démarche qui, comme vous le voyez, était fondée sur une curiosité fort naturelle. Toutefois, ce qui avait le plus contribué à me faire ajouter foi aux renseignements que l'on m'avait donnés, c'est que la dame que vous avez chez vous passe, dans le voisinage, pour folle, ce qui lui donne un grand air de ressemblance avec ma malheureuse grand'mère.
—Hélas! M. le marquis, répondit madame Fleurus, le monde est bien sot, bien méchant! on traite cette dame de folle parce qu'elle ne voit personne et qu'elle est assidue à l'église; mais la vérité est qu'elle n'est pas folle du tout, je puis vous l'attester.
—Ah! bah! dit maître Fleurus, si elle n'est pas folle, c'est bien d'hasard. Quoi donc qu'elle va faire tous les jours du matin jusqu'au soir avec ses calotins, si elle n'est pas folle?
—M. Fleurus, lui répondit sa femme, il me semble que vous devriez parler avec plus de politesse, d'une dame qui vous fait vivre, et d'une classe d'individus qui ont droit au respect de tous.
—De quoi qui m'fait vivre? Si je l'y garde son magot, n'est-y pas juste qué m'paye? Et quant à tous vos églisiers, quoi que je tiens d'eux, donc moi? Je ne connais que les curés de la république, les théophilou-en-troupe!...
—Elle a donc de la fortune, la dame au voile vert? ajouta de Lussan.
—A cet égard, je n'ai point de réponse à faire à M. le marquis, dit madame Fleurus. Je ne me suis jamais permis d'adresser à cette dame la moindre question sur sa position, parce que les affaires de nos locataires ne me regardent pas, et M. le marquis est trop bien élevé pour provoquer une indiscrétion.
—Vous vous méprenez sur le but de ma question, répondit le vicomte un peu piqué; je n'ai nul motif d'être curieux de ces sortes de choses, et si je vous ai demandé si cette dame avait de la fortune, c'est tout machinalement, et surtout sans l'intention de vous faire manquer à vos devoirs.
Le vicomte vit bien qu'il n'y avait rien à espérer, ni de cette vieille caricature, ni de son imbécile de mari: d'ailleurs il suffisait de les voir un instant pour être persuadé que, pour que la vieille eût conservé son bon sens, jamais elle n'aurait choisi de pareils confidents. Il prit donc le parti de laisser croire qu'il n'avait éprouvé aucune contrariété de la manière dont la précieuse concierge lui avait fermé la bouche, et, quoique peu satisfait du résultat de son enquête, il en savait du moins assez pour dresser d'autres batteries qui le missent à même de venir à bout de ses desseins. Il se retira donc en comblant les Fleurus de politesses et de salutations.
Nous connaissons trop de Lussan comme homme de résolution pour croire qu'il se rebute devant les obstacles, et qu'il se tienne pour battu par la puissance d'inertie des Fleurus. Il éprouva bien quelques regrets d'avoir si mal réussi d'abord auprès de ces cerbères; mais l'espoir d'être plus heureux une autre fois releva son courage. Deux cent mille francs en or, argent, diamants, en billets de banque, cent mille francs, en rentes au porteur. Quelle immense proie! se disait-il; la laisserai-je donc échapper? Vrai supplice de Tantale, j'y touche, je ne puis... mais non, dussé-je y périr, il faut absolument que j'en vienne à bout!
On pense bien que dès le jour même de l'entretien qu'il avait eu avec le vicaire de Saint-Roch, et par suite duquel il avait été instruit de tout ce qui se rattachait à la dame au voile vert, de Lussan n'avait pas manqué d'en rendre compte à son ami Salvador. Tous deux s'étaient ingéniés à qui mieux mieux pour mettre la vigilance des Fleurus en défaut; mais la bêtise du mari, plus redoutable encore que l'esprit et l'astuce de la femme, avait déconcerté tous leurs projets. Vainement ils leur avaient lâché émissaires, sur émissaires le père Fleurus, en esclave docile de sa femme, qu'il regardait comme un oracle, les renvoyait à celle-ci et ne répondait jamais autre chose que: Adressez-vous tà mame Fleurus, moi j'ignore la chose de mame l'Alolyme. Quant à madame Fleurus, élevée avec les grands, au milieu de ce monde tout confit en menteries, feint, fardé et dangereux, elle possédait au suprême degré l'art de dissimuler, et après une heure d'entretien avec elle, on se trouvait tout étonné de ce que ses phrases filandreuses n'avaient pas fait faire un pas à la question.
Il fallait don renoncer à cette importante affaire qui promettait un si beau résultat: c'est à quoi ne pouvaient se résoudre ni de Lussan, ni Salvador, et ils cherchaient tous les moyens d'arriver au but qu'ils voulaient absolument atteindre, lorsqu'ils furent arrêtés tous deux.
Les exigences de notre récit nous forcent à conduire nos lecteurs dans un lieu que nous ne nommerons pas; mais que la courte description que nous allons essayer d'en faire fera suffisamment connaître.
De la boutique d'une maison sise dans une des petites rues qui débouchent sur le boulevard Bonne-Nouvelle, on a fait un petit salon, tapissé seulement d'un papier rouge commun. Ce salon (puisque salon il y a), est meublé seulement d'une grande table ronde, couverte d'un tapis vert, d'un canapé en velours d'Utrecht jaune, et de quelques chaises en cerisier couvertes en crin, quelques mauvaises lithographies dans des cadres dorés sont appendues aux murs, une pendule d'albâtre et deux vases de porcelaine dorée, dans lesquels se prélassent deux grosses touffes de fleurs artificielles ornent la cheminée.
Un bon feu brûle dans l'âtre, et répand dans le salon une douce chaleur qui paraît réjouir fort ceux qui s'y trouvent.
D'abord six femmes encore jeunes et à peu près jolies, décolletées, vêtues seulement, bien que la température soit froide et qu'elles soient forcées de sortir de quart d'heure en quart d'heure, de robes de soie assez légères, de couleurs claires; ensuite deux hommes dont la physionomie ressemble à celle de tout le monde, si ce n'est qu'elle est plus belle que celles que l'on rencontre ordinairement. L'un de ces hommes est vêtu d'une redingote et d'un pantalon bleus assez propres; l'autre, d'un pantalon de velours côtelé et d'une blouse de chasse de toile grise presque neuve.
Nous venons de dire que la physionomie de ces deux hommes était plus belle que celles que l'on rencontre ordinairement; nous devons ajouter, cependant, que celui qui est vêtu d'une redingote porte des lunettes vertes qui font un assez vilain effet, et que l'autre a l'œil droit couvert d'un bandeau de taffetas noir. Tels qu'ils sont, cependant, ces messieurs paraissent plaire infiniment aux habitantes du lieu dans lequel ils se trouvent, qui toutes, à l'exception d'une fort jolie brune qui est assise à l'écart et ne paraît pas s'occuper de ce qui se passe autour d'elle, leur prodiguent une foule de petits soins et de gracieux sourires.
Nos lecteurs comprendront l'empressement et l'amabilité de ces dames, lorsque nous leur aurons dit que les deux messieurs ont commandé un énorme bol d'eau-de-vie brûlée qu'une servante vient d'apporter tout enflammée sur la table.
—Allons, Flamant, versez du punch à ces dames; dit à son compagnon l'homme aux lunettes vertes.
—Très-volontiers, mon cher Albert, répondit Flamant, qui prit avec une grâce toute particulière la cuiller à potage digne accompagnement d'un punch servi dans un saladier, et qui remplit jusqu'aux bords les verres destinés aux dames.
—Eh bien! Elisabeth, dit une de ces dernières à la jolie brune assise à l'écart, tu ne viens donc pas prendre un verre de punch?
—Je n'ai pas soif, répondit Elisabeth d'une voix brève.
—Viens donc, bête, il est bon, et ces messieurs disent que quand il n'y en aura plus il y en aura encore.
Elisabeth ne prit seulement pas la peine de lever la tête pour regarder celle qui l'interpellait.
—Laisse-la donc, dit une des femmes à celle qui venait de parler, ne sais-tu pas que lorsqu'elle s'est fourré quelque chose dans la tête, il n'y a pas moyen de la faire changer d'idée?
—Ah! il n'y a pas moyen de me faire changer d'idée! s'écria Elisabeth en se levant brusquement du siége qu'elle occupait. Eh bien! c'est ce qui vous trompe, j'en vais boire du punch et plus que vous encore; et joignant l'effet aux paroles, Elisabeth prit l'un après l'autre plusieurs verres et les vida chacun d'un seul trait.
—Cette malheureuse est folle, dit à voix basse Flamant à celle des femmes qui se trouvait près de lui.
—Un peu, répondit la fille, mais c'est égal, c'est une bonne camarade, et ses accès ne durent pas longtemps.
—Et on la garde ici?
—Elle est jeune, elle est jolie, n'est-ce pas tout ce qu'il faut?
Pendant que Flamant et la fille échangeaient ensemble les quelques paroles qui précèdent, Elisabeth, qui était restée debout près de la table, s'approcha doucement d'Albert; elle s'assit sur ses genoux et après lui avoir adressé le plus gracieux sourire qui se puisse imaginer, elle lui demanda une petite somme que celui-ci s'empressa de lui donner. Lorsqu'elle eût obtenu ce qu'elle désirait, elle sortit en courant du salon.
La femme qui causait avec Flamant avait remarqué ce qui venait de se passer.
—Vous lui avez donné de l'argent? dit-elle à Albert.
—Oh! peu de chose, répondit-il, mais que signifie tout ceci?
—Raconte à ces messieurs l'histoire d'Elisabeth Neveux, dit une des femmes, ça les amusera, c'est plus drôle qu'un mélodrame de la Gaieté.
—Je ne demande pas mieux si ça peut leur faire plaisir.
—Contez, charmante, répondit Flamant à cette question indirecte, contez, vous parlez si bien que nous vous écouterons avec infiniment de plaisir, n'est-il pas vrai, cher Albert?
Celui-ci fit un signe affirmatif.
—Je commence alors, dit la fille après avoir avalé un verre de punch.
—Nous t'écoutons:
«Elisabeth Neveux appartient à une famille d'honnêtes cultivateurs de la Lorraine, elle est née à Lacroix-Dieu, un joli petit village des environs de Lunéville; Elisabeth avait si souvent entendu parler de Paris, les gens de son village, que le hasard avait conduits dans la grande ville, faisaient un si beau récit des choses merveilleuses que l'on y voyait, qu'elle mourait d'envie d'y venir à son tour; aussi, lorsqu'elle eut atteint ses dix-huit ans, elle pria son père de la laisser partir et le bon homme qui ne savait rien refuser à sa fille, la conduisit un beau jour à la diligence, et la vit partir sans inquiétude, parce qu'il savait qu'elle serait reçue à sa descente de la voiture par l'aîné de la famille qui était depuis longtemps à Paris, où il exerçait la profession d'ouvrier serrurier. Elisabeth alla donc en arrivant à Paris loger chez son frère, et pendant quelque temps sa conduite fut irréprochable. Tout te monde vantait sa sagesse et sa modestie en même temps que sa beauté; malheureusement son frère, qui cherchait à lui procurer toutes les distractions que lui permettait sa fortune, la conduisit un soir à un petit bal de la rue Saint-Antoine, que l'on appelle le bal des Acacias. A ce bal elle fit la rencontre d'un beau jeune homme; ce beau jeune homme lui fit la cour, et ma foi il lui arriva ce qui est arrivé à plus d'une jeune fille, elle se laissa séduire, et un soir son frère l'attendit vainement pour souper. Elle était partie avec le jeune homme en question.
»Pierre Neveux, le frère d'Elisabeth, chercha longtemps sa sœur sans pouvoir la trouver; ce ne fut que par hasard qu'il apprit longtemps après qu'elle habitait sous le nom madame Lion...
—De madame Lion? dit Flamant.
—Est-ce que vous connaissez l'amant d'Elisabeth? répondit la narratrice: c'était un voleur.
—Je n'ai pas de pareilles connaissances, mais je sais en partie le reste de l'histoire de votre compagne. Son frère se présenta un jour chez elle, rue des Lions-Saint-Paul, elle venait d'avoir une violente altercation avec son amant qui était rentré ivre, accompagné d'un de ses pareils, nommé, je crois, Maladetta, Pierre Neveux voulut prendre le parti de sa sœur, que les deux voleurs se permettaient de maltraiter devant lui; ces derniers essayèrent de le malmener à son tour, et ma foi, comme il était doué d'une force herculéenne et qu'il tenait à la main un de ces forts marteaux dont se servent habituellement les gens de son état, il tua les deux bandits et ensuite s'esquiva; ce sont les journaux du temps qui m'ont appris ce que je viens de vous dire, quant au reste je l'ignore.
—Voilà ce qui arriva ensuite: Elisabeth fut arrêtée. Diverses circonstances ayant fait supposer qu'elle savait quel était l'assassin, on voulait qu'elle le fît connaître à la justice, c'est ce qu'elle ne voulait pas faire; elle ne pouvait se résoudre à dénoncer son frère, son frère qui ne s'était rendu coupable que parce qu'il avait voulu la défendre; aussi elle resta longtemps en prison, elle ne fut mise en liberté que lorsque l'on fut parvenu à s'emparer de Pierre Neveux. Le malheureux ouvrier fut traduit en cour d'assises et condamné à dix ans de travaux forcés; Elisabeth fut tellement affligée d'être la cause de la condamnation de son frère, qu'elle perdit complétement la raison. Elle fut mise à la Salpêtrière; les célèbres docteurs attachés à cet établissement lui rendirent à peu près la raison après un traitement d'une année; elle fut alors mise dans la rue, il faisait froid, elle était à peine couverte de quelques mauvais vêtements, elle avait faim. Elle ne pouvait, après ce qui s'était passé, penser à retourner dans sa famille: que pouvait elle faire? Elle entra ici, mais il faut croire que le métier ne lui convient pas, car depuis quelque temps sa tête s'est dérangée de nouveau. Souvent elle est triste, elle ne dit rien à personne, quelquefois elle est d'une gaieté folle, alors elle boit outre mesure, sans doute pour s'étourdir, mais quelles que soient les préoccupations qui l'agitent, qu'elle soit triste ou gaie, elle n'oublie jamais que son malheureux frère est au bagne de Toulon, qu'il souffre et qu'elle est la cause de ses malheurs; elle met de côté tout l'argent qu'elle peut se procurer, et lorsqu'elle est parvenue à amasser une petite somme, elle l'adresse à Pierre Neveux, qui ne sait pas ce que fait sa sœur. Comme ces envois se sont renouvelés et se renouvellent assez souvent, il est probable que ce pauvre garçon, qui à ce que l'on assure se conduit parfaitement bien, trouvera en sortant du bagne une somme qui lui facilitera les moyens de fonder un petit établissement; mais il ne trouvera pas sa sœur, les médecins disent qu'elle porte dans son sein le germe d'une maladie mortelle et que c'est tout au plus si elle a encore deux ans à vivre, et ce n'est que dans six que Pierre Neveux sera mis en liberté.
La narration fut interrompue par l'entrée dans le salon d'un homme, dont le brillant costume arracha à toutes les femmes des exclamations admiratives. Il était vêtu d'un superbe paletot sauce poulette, d'un pantalon bleu haïti, une chaîne d'or décrivait de nombreux contours sur son gilet de velours noir, son cou était emprisonné dans une cravate de satin rouge, il était coiffé d'un chapeau à longs poils, chaussé de bottes vernies, et il tenait à la main un magnifique jonc à pomme d'or; tout cela était neuf.
—Vous vous êtes bien amusés mes gaillards, tandis que je m'échinais à courir, dit-il à Flamant et à Albert; mais ça m'est égal, tout est arrangé pour le mieux, et je vais avoir mon tour. Du punch! s'écria-t-il, en frappant à coups redoublés sur la table, du punch!
—La maîtresse du lieu accourut tout effarée, et demanda d'une voix revêche, pourquoi l'on faisait un tel tapage dans une maison honnête.
—Parce que nous voulons du punch, et du soigné, répondit le fashionable, en jetant négligemment deux pièces d'or sur le tapis vert qui couvrait la table.
La vue de l'or calma subitement la vieille mégère; ses traits renfrognés se rassérénèrent.
—On va vous servir, mon poulet, dit-elle, on va vous servir, un peu de patience, causez avec ces dames en attendant.
Le fashionable se jeta négligemment sur le canapé de velours d'Utrecht.
—Il est à moitié ivre, dit Albert à son compagnon.
—Cela ne m'étonne pas, dès que ces misérables ont quelques pièces d'or à leur disposition, voilà l'usage qu'ils en font.
—Je ne lui en voudrai pas, s'il s'est acquitté avec intelligence des diverses missions dont nous l'avons chargé.
—C'est ce qu'il faudrait savoir.
Flamant et Albert s'étaient retirés à l'extrémité du salon, pour échanger les quelques paroles qui précèdent; ils firent signe au fashionable de venir les y trouver.
Celui-ci qui avait préalablement demandé aux dames si la fumée du tabac ne les incommodait pas, et qui avait obtenu une réponse conforme à ses désirs, tira de sa poche une pipe de terre culottée, qu'il alluma avant de s'approcher d'eux.
—Voyons, mon cher Vernier, lui dit Albert (nos lecteurs ont déjà deviné que cet individu n'était autre que Salvador, et que celui que jusqu'à présent nous avons appelé Flamant était le vicomte de Lussan), vous êtes quelque peu gai, mais vous êtes en état de nous écouter et de nous répondre, n'est-ce pas?
—A mort, j'ai bu quelques glacis de lance d'aff[891]; mais je suis aussi sain d'esprit que de corps, et ce n'est pas peu dire, le coffre est bon, tonnerre!
—Dites-nous alors ce que vous avez fait depuis ce matin?
—Très-volontiers, et vous allez voir que j'ai bon pied bon œil; en vous quittant, je suis allé trouver Louis l'Aventurier, il m'a donné, ainsi que je m'y attendais, trois mille balles[892] des bijoux de la danseuse, et il m'a de plus renfrusquiné[893].
—Ensuite?
—Ensuite, comme je savais que vous n'auriez pas, dans la maison où je vous avais prié de m'attendre, le temps de vous ennuyer, je suis allé déjeuner copieusement.
—Ensuite?
—J'ai pris un cabriolet, et je suis allé retrouver Louis l'Aventurier qui m'attendait chez un marchand de vins de la cour Saint-Martin, nous nous sommes de suite mis en campagne, et après avoir longtemps cherché, nous avons enfin trouvé dans une maison isolée et sans portier, de la rue de l'Ouest, ce qu'il vous fallait: un petit appartement composé de deux pièces et d'une cuisine. L'appartement a été loué par Louis l'Aventurier qui a donné son nom et son adresse, soi-disant pour deux parents qui arrivent ce soir ou demain matin de la province; l'appartement a été meublé de suite, on y a apporté des malles pleines de linge et d'habits de sorte que vous pouvez y arriver les deux mains dans vos poches, sans inspirer le moindre soupçon, à l'heure qu'il est il est prêt à vous recevoir, et j'ose dire que vous y serez en sûreté; voici votre clé et le passe-partout; pour que vous ne vous trompiez pas, j'ai écrit sur la porte le nouveau nom de Rupin.
—Et Louis l'Aventurier ne sait pas pour qui il a loué cet appartement?
—Il sait seulement qu'il doit être habité par deux grinches[894] qui viennent de s'évader de là-bas, il a donné les nouveaux noms que vous avez adoptés et tout a été dit. Louis l'Aventurier fait tout ce qu'on veut lorsqu'on le paye bien, aujourd'hui cependant il s'est montré bon zigue[895], il ne m'a pris que mille francs pour le tout.
—Nous allons te les remettre.
—Je n'en veux pas, il me reste deux mille francs, c'est assez pour attendre, en menant joyeuse vie, une nouvelle affaire.
—Nous n'en ferons plus qu'une à Paris, mon cher Vernier, mais celle-là sera bonne, je t'en réponds.
—Celle de la dame au voile vert dont vous parliez ce matin avec Rupin?
—Tu l'as dit.
—Elle demeure toujours rue Thérèse, 25, je m'en suis assuré.
—Réussirons-nous? dit Salvador, qui avait jusque-là écouté, sans y prendre part, les propos échangés entre Vernier les bas bleus et le vicomte de Lussan.
—Il le faudra bien, mon cher Albert, dussions-nous pour entrer chez cette vieille mégère, passer par le trou de la serrure; nous ne pouvons avec la misérable somme que nous possédons songer à passer à l'étranger.
—Vous l'avez dit, nous risquerons le tout pour le tout, et si nous échouons, on ne nous prendra pas vivants.
—Cela coule de source; je ne me soucie pas pour ma part de retourner à Bicêtre, cette maison me déplaît horriblement, on y traite un gentilhomme absolument comme le dernier des manants.
—Et je suis des vôtres? ajouta Vernier.
—C'est convenu, nous nous mettrons à l'œuvre dès que notre ami aura fabriqué les papiers qui nous sont nécessaires pour quitter la France.
La conversation des trois bandits fut interrompue, par l'entrée dans le salon d'une bonne qui portait un vase d'une plus grande capacité que celui qui venait d'être servi et plein jusqu'aux bords, d'un punch flamboyant; elle était suivie par la maîtresse du lieu, qui posa sur la table deux assiettes de porcelaine, sur lesquelles se prélassaient quelques douzaines de biscuits de Reims.
La bonne qui n'avait pas remarqué les trois hommes qui causaient ensemble à l'extrémité du salon, allait se retirer, après avoir posé sur la table le vase dont elle était chargée; elle en fut empêchée par une des femmes.
—Reste avec nous, Céleste, lui dit cette femme, tu boiras un verre de punch et tu nous chanteras quelque chose.
—Je n'ai pas le temps, répondit Céleste, c'est aujourd'hui mon jour de sortie; ce n'est que parce que j'avais oublié quelque chose que je suis rentrée; je vais ressortir.
—Je t'en prie, ma bonne Céleste, reprit la femme qui venait de parler, chante-nous quelque chose.
—Je ne vous chanterai rien; vous avez de douces paroles dans la bouche lorsque vous voulez obtenir quelque chose, et vous vous moquez de ma laideur, vous m'appelez la mouchique[896], lorsque vous avez obtenu ce que vous désiriez; je ne vous chanterai rien.
—Messieurs, messieurs, joignez-vous à ces dames dit la maîtresse du lieu, priez Céleste de chanter; vous n'en serez pas fâchés, elle chante à ravir, et en musique encore.
De Lussan, toujours excessivement poli, crut devoir adresser quelques mots à la femme dont on vantait avec tant d'emphase le talent musical.
Céleste regarda le vicomte avec tant de fixité que celui-ci en fut presque troublé, et l'effroyable laideur de cette femme lui fit faire un pas en arrière.
—Je n'ai rien à refuser à d'aussi gracieuses invitations, répondit Céleste, et, sans plus se faire prier elle attaqua les premières mesures du grand air de la Reine de Chypre.
—C'est la marquise de Roselly, dit de Lussan à Salvador, tandis qu'elle chantait.
—Il n'est que trop vrai, répondit celui-ci, et je crois qu'elle nous a reconnus.
—Que faire?
—Attendre, nous ne risquons rien; elle n'a pas sujet de se plaindre de nous et sa position n'est guère meilleure que la nôtre, nous n'avons donc rien à redouter.
Salvador ne se trompait pas, Silvia les avait reconnus. Tandis que les autres femmes et Vernier les bas biens, émerveillés, l'applaudissaient avec fureur, elle s'approcha des deux amis et leur dit à voix basse:
—M. le marquis de Pourrières et M. le vicomte de Lussan sont-ils contents de la chanteuse?
—Pas d'imprudence, ma chère Silvia, lui répondit Salvador, suivez-nous lorsque nous sortirons d'ici, mais ne nous abordez que lorsque nous serons arrivés chez nous.
—C'est bien; mais n'espérez pas m'échapper, j'aurai l'œil sur vous.
Lorsque minuit sonna, Salvador et de Lussan manifestèrent l'intention de quitter les aimables habitantes du lieu quelque peu suspect dans lequel ils se trouvaient; toutes les instances qu'on fit pour les retenir furent inutiles.
—Nous vous embarrassons depuis assez longtemps, dirent-ils à la maîtresse du lieu, une séance de douze heures nous paraît suffisante pour une première visite, mais nous vous laissons notre ami pour vous consoler de notre absence, c'est un joyeux compagnon dont vous serez satisfaite.
Vernier les bas bleus avait en effet déclaré à ses deux compagnons qu'il se trouvait en trop bonne compagnie pour quitter la place avant le lendemain matin.
Salvador et de Lussan arrivèrent sans encombre à leur nouveau domicile; Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, les avait suivi sans leur parler, entra avec eux.
Silvia ne pouvait savoir mauvais gré à Salvador, que les événements s'étaient chargés de justifier à ses yeux, de ce qu'il l'avait abandonnée au moment où le sort venait de la frapper si cruellement; elle ne lui fit donc aucun reproche et parut très-joyeuse de ce qu'il avait pu se soustraire à la triste fin qui lui était destinée; elle lui expliqua comment, après avoir reçu le petit billet qu'il lui avait adressé au moment où il se disposait à quitter Paris, elle s'était empressée de quitter sa demeure, emportant avec elle ce qu'elle possédait de plus précieux. De chez elle, elle s'était fait conduire dans une maison de santé où elle s'était fait passer pour une dame italienne, ce qui lui avait été facile, attendu qu'elle connaissait parfaitement la langue du pays dont elle se disait native. Elle était restée dans cette maison assez longtemps, mais ses ressources étant à peu près épuisées, elle avait été forcée d'en sortir. Elle avait d'abord essayé d'utiliser ses connaissances musicales, mais cela ne lui avait pas été possible, attendu que sa figure était devenue si affreuse qu'elle épouvantait ses jeunes élèves; enfin, de chute en chute et ne sachant de quel bois faire flèche, elle était tombée, après avoir vainement cherché sa mère, dans la maison où il venait de la rencontrer.
Silvia, Salvador et de Lussan furent éveillés le lendemain matin par Vernier les bas bleus, qui entra chez eux suivi de deux garçons restaurateurs qui apportaient tout ce qu'il fallait pour faire un somptueux déjeuner; quelques mots lui expliquèrent la présence de Silvia.
—Elle n'est pas belle la particulière, dit-il, mais c'est égal si le bêcheur[897] n'a pas menti, c'est une luronne et je suis bien aise qu'elle soit avec nous, si surtout elle plaît à Rupin.
—Elle ne me plaît pas, répondit Salvador, mais je la supporte; il le faut bien.
—Eh bien, alors, reprit Vernier les bas bleus, pourquoi ne pas s'en débarrasser; et il fit un geste significatif, traduction fidèle de sa pensée.
—Par exemple, s'écria de Lussan, une compagne d'infortune!
—Et qui, après tout, peut nous être utile, ajouta Salvador.
—A table! dit Silvia qui venait d'achever de mettre le couvert et qui n'avait pas entendu les paroles échangées entre les trois complices, à table!...
Ils s'empressèrent tous d'obéir à cette invitation, et ils firent honneur aux vins fins et aux mets délicats apportés par Vernier les bas bleus.
Plusieurs jours se passèrent ainsi; grâce à l'obligeance intéressée de Louis l'Aventurier et au talent de faussaire de Salvador, les membres de cette société de bandits étaient tous munis de passe-ports en règle; il ne leur manquait plus que de l'argent pour être en mesure de quitter la France, ainsi qu'ils en avaient l'intention. Celui qu'ils avaient volé à la danseuse Coralie commençant à s'épuiser, il était donc temps de penser à la dame au voile vert.
De nouvelles démarches furent faites, mais les obstacles devant lesquels avaient échoué les ruses précédemment mises en œuvre existaient toujours; comment les surmonter?
Salvador et de Lussan s'étaient plaint à plusieurs reprises devant Silvia des difficultés insurmontables que présentait cette entreprise et de la nécessité où ils seraient de l'abandonner, et toujours elle avait paru indifférente à leurs soucis. Mais enfin, vaincue par leurs doléances, et voyant qu'ils avaient épuisé sans succès tous les moyens, toutes les ressources, jalouse de leur montrer sa supériorité, elle leur rappela la part qu'elle avait prise à l'affaire du père Josué, et elle leur jura qu'elle viendrait à bout de celle-ci.
—Oui, messieurs, ajouta-t-elle, en s'exaltant, je réussirai si vous me promettez de suivre docilement mon plan; vous reconnaîtrez encore une fois que rien ne résiste à l'imagination et au génie d'une femme douée d'une volonté forte. En disant ces mots, ses yeux brillent d'un éclat sinistre; l'inspiration satanique dont elle vient de recevoir la commotion perce à la surface!
Salvador et de Lussan, confiants dans une parole qui ne leur a jamais manqué, partagent l'enthousiasme de Silvia; ils la pressent tour à tour dans leurs bras, et, malgré l'horreur que doivent inspirer ses traits, ils la proclament la première femme du monde!
—Demain matin, dit-elle, je me mettrai à l'œuvre; tenez-vous prêts à me seconder.
Cette promesse porte leur joie au comble: ils épuisent les formules adulatrices; l'encens brûle devant l'horrible divinité! Mais enfin, quand leurs sens sont un peu plus calmes, de Lussan, dont le caractère soupçonneux s'ouvre difficilement à la confiance, ne veut pas se livrer en aveugle aux entreprises de l'artificieuse Silvia.
—Au nom du ciel, lui dit-il, je vous en conjure, dites-nous quels sont les moyens que vous comptez employer pour réussir; je brûle d'impatience d'être initié à ce secret important.
—Ecoutez-moi, dit Silvia avec emphase et du ton d'une sybille qu'agite un fanatisme sacré: l'impuissance de vos conceptions, le secours que vous êtes forcé d'implorer d'une femme privée des avantages naturels de son sexe, tout m'annonce que vous touchez à une décadence prochaine. Vous avez jusqu'ici vécu dans une position brillante, grâce à quelques expéditions heureuses auxquelles j'ai pris une assez grande part; mais, rappelez-vous le bien, une longue suite de hasards est une chaîne fatale dont le prolongement amène nécessairement le malheur. Une catastrophe me paraît donc certaine, inévitable, et vous y succomberez; car, dans la carrière du crime, malheur à qui s'arrête ou regarde en arrière! Quant à moi, j'espère d'autant mieux échapper à l'adversité que c'est dans mon propre malheur que je veux puiser les chances de réussite. En un mot, c'est sur ma laideur, oui, sur cette figure, jadis si belle, aujourd'hui si horrible, que repose le succès de cette dernière entreprise. A une autre époque, je dus mon bonheur à la régularité de mes traits; eh bien! je veux dompter la nature, et que la laideur même me serve à vaincre les obstacles devant lesquels vous êtes venus vous briser. Je bénis donc mon destin, tout affreux qu'il est, puisqu'il m'est permis encore une fois de vous guider dans la carrière...
A demain l'attaque!
Le lendemain matin, Silvia fut exacte. Elle développa son plan, dans tous ses détails, à ses complices. Ils le trouvèrent si adroitement conçu qu'ils l'applaudirent à plusieurs reprises.
—Trouvez-vous, leur dit-elle, à Saint-Roch, à neuf heures, vous jugerez par vous-mêmes si mon déguisement n'inspire aucun soupçon, et, en même temps, de l'effet que ma présence produira sur la femme au voile vert.
A l'heure indiquée, les deux bandits étaient au poste. La vieille dame ne tarda pas à arriver; elle alla se placer à quelques pas du confessionnal qui se trouve près de la chapelle de la Vierge. Au bout de quelques instants, ils virent arriver une autre femme couverte de vêtements en lambeaux, et dont les couleurs primitives, effacées, maculées, indiquaient néanmoins par leurs vestiges, que celle qui les portait avait été dans l'aisance; c'était Silvia, mais, sous cet accoutrement, elle était méconnaissable. Sans regarder autour d'elle, elle se plaça sur les marches du tribunal de la pénitence, et tira d'un petit cabas qu'elle portait, un livre de prières qui, par un reste de fermoir en vermeil, indiquait avoir été orné avec luxe, mais, du reste véritable bouquin, et sale comme tout le reste du costume de la pénitente; elle l'ouvrit et se mit à prier avec une grande ferveur apparente. La messe finie, elle ne parut pas songer à se retirer, mais, au contraire, elle entama une autre série de prières dans lesquelles elle paraissait complétement absorbée. La dame au voile vert était restée priant, sur sa chaise, près de là, un chapelet à la main. Tout à coup elle le laissa tomber et se baissa pour le ramasser; mais la faiblesse de sa vue la faisait tâtonner à droite et à gauche, sans le retrouver d'abord. Silvia voyant son embarras, se baisse, le ramasse, et le présente à la vieille dame. Celle-ci lui adressa mille remercîments, qu'elle termine en lui disant:
—Dieu vous bénira, ma chère dame, puisque vous compatissez aux souffrances des affligés!...
—Grand merci de vos souhaits, vénérable dame, répondit Silvia, j'en ai grand besoin, car je suis bien malheureuse!
—Persévérez dans la voie sainte où vous êtes, ma fille; confiez-vous en Dieu, il ne vous abandonnera jamais.
—C'est aussi ce que je veux faire, répondit Silvia, et c'est pour me donner la force de supporter les coups de l'adversité que je viens me jeter aux pieds du vicaire de cette paroisse, que l'on m'a indiqué comme un homme aussi bon que pieux et charitable. Je veux lui faire l'aveu de mes fautes et m'entourer de ses conseils, car le malheur m'a persécutée avec tant d'acharnement, que souvent l'idée me prend de mettre fin à mon existence. Je l'aurais même déjà fait, si je n'avais été retenue par un reste des sentiments religieux qui vivent encore dans mon âme.
—Ah! ciel! que me dites-vous? répliqua la vieille; Dieu vous préserve d'une telle pensée, ce serait courir à votre damnation éternelle! Vous ferez bien de voir le digne vicaire dont le confessionnal est dans cette chapelle; je compte d'autant plus sur l'efficacité de ses consolations, que j'en ai éprouvé moi-même toute la puissance depuis qu'il me les prodigue.
—J'y compte aussi, madame, dit Silvia; mais quand on manque de tout et que l'on meurt de faim, que faut-il faire?
—Quoi! vous seriez réduite à cette affreuse nécessité, dit la vieille; tenez, prenez ce peu de monnaie; voici aussi un petit pain que j'avais acheté pour moi, mangez-le.
Silvia se précipita sur les mains sales et décharnées de sa bienfaitrice, les pressa, les baigna de ses larmes, et en un clin d'œil elle eut avalé le pain.
—Dieu vous récompensera, dit-elle à la vieille, vous m'avez sauvé la vie!
—Mais, lui répliqua celle-ci, vous êtes encore jeune, qui donc vous empêche de travailler?
—Hélas! dit Silvia, depuis que j'ai eu le malheur d'avoir la figure brûlée, je ne puis obtenir d'ouvrage, tant on me trouve laide! Tenez, voyez-vous même.
En disant ces mots, elle leva un mauvais voile qui lui couvrait le visage; la vieille s'étant approchée de plus près, à cause du mauvais état de sa vue, recula de surprise et d'horreur en voyant cette monstrueuse figure.
Enfin, pour ne pas trop la désoler, elle lui dit froidement:—il est vrai que yeux ont été bien maltraités, mais vous n'avez pas cessé d'être un membre de la grande famille, et il faut que vous viviez. Si vous voulez venir ici tous les jours, je vous donnerai douze sols pour vivre, en attendant mieux. Je vous le répète, soyez confiante en la Providence, elle ne vous abandonnera pas.
—Oh! merci, bonne et respectable dame, merci de vos secours inespérés; je les accepte avec joie, ainsi que vos sages conseils.
La dame au voile vert s'étant retirée en ce moment, Salvador et de Lussan la suivirent.
Pendant ce temps-là, Silvia était restée à l'église, attendant le vicaire pour se confesser: il ne tarda pas à venir, et la voyant agenouillée dans ce pieux dessein, d'un geste il l'invita à prendre place au confessionnal. Silvia s'approcha, et après avoir récité son confiteor, elle commença l'aveu de ses fautes sur lesquelles elle s'étendit largement; puis, prenant sa voix la plus douce, la plus insinuante, elle se mit à raconter une histoire si lamentable, et avec un tel accent de vérité, qu'elle fit verser des larmes au digne et trop crédule ecclésiastique qui l'écoutait attentivement. Bref, en peu d'instants, la perfide créature avait su se rendre intéressante, et convaincu son confesseur de ses malheurs imaginaires. Le digne homme en fut tellement touché qu'il lui remit quelques pièces de monnaie en lui promettant sa protection. Enfin, elle se retira; mais ayant aperçu de Lussan et Salvador, qui depuis quelques instants étaient rentrés dans l'église, et avaient été témoins de ses manœuvres hypocrites, elle leur remit une adresse ainsi conçue:
«Mademoiselle Aimée Dufresne, rue Maubuée nº 13, chambre 37, au sixième.»
Dans la soirée, Salvador et de Lussan, très modestement vêtus, se rendirent à cette adresse, ils trouvèrent Silvia dans un misérable galetas dont Gresset semble avoir dessiné le plan et l'ameublement, quand il a dit dans sa Chartreuse:
En voyant arriver ses complices, Silvia plaça sur une table estropiée un excellent poulet et une bouteille de bordeaux vieux, qu'elle tenait à côté d'elle. Ensuite, elle se leva pour offrir un escabeau à M. le vicomte et un tabouret au marquis, puis elle prit place sur le bord du lit. Vous voyez, messieurs, dit-elle, que la ci-devant marquise de Roselly sait se conformer aux circonstances: elle veut réussir, elle réussira. Cette journée m'a vue faire beaucoup de chemin, ajouta-t-elle, je suis étonnée de tant de succès. Croiriez-vous que la dame au voile vert s'intéresse déjà à moi? D'un autre côté, mon confesseur qui me fait l'effet d'un excellent homme, d'un parfait chrétien, m'a promis sa protection; vous voyez que tout va bien, et que j'ai quelque raison de dire que l'avenir est à moi. Soyez donc tranquilles, messieurs; si j'ai perdu mes charmes, j'ai beaucoup acquis en intelligence, et d'ailleurs j'ai été à bonne école.
—Mais, où tout cela nous conduira-t-il? demanda Salvador; car, enfin, nous voilà dans une position intolérable! Il y a de quoi tomber malade rien qu'à voir cet affreux taudis: quel sera le résultat de tant de privations?
—Le résultat, vous en pouvez douter? c'est le trésor de la vieille au voile vert!
—Que le ciel vous entende, dit de Lussan! Et nous, qu'avons-nous à faire?
—Vous recevrez tous les jours un bulletin qui vous indiquera la marche à suivre, répondit-elle. Au surplus, nous nous reverrons, mais jamais ici, où je me suis logée avec les cinq francs que m'a donnés le vicaire. Il est probable qu'il fera prendre des renseignements sur mon compte, s'il a réellement l'intention de me protéger; dès lors, j'ai certaines précautions à prendre.
—Vous pouvez compter sur sa promesse, dit le vicomte; l'abbé Reuzet? est le plus franc des hommes, le plus digne ecclésiastique que je connaisse: il est mon confesseur depuis longtemps.
—Votre confesseur, s'écria Silvia! il faut qu'il ait les manches larges alors, ou qu'il ait le pouvoir d'absoudre les cas réservés?...
—Eh! mon Dieu, qu'importe! dit de Lussan, nous n'allons pas discuter ici une thèse religieuse. M. l'abbé Royer est mon confesseur ordinaire, et tout bonnement pour satisfaire à la mode du jour, rien de plus. C'est un très-digne prêtre qui aime à faire le bien, et qui ne suppose jamais le mal. C'est du reste chez lui et par lui, que j'ai connu la dame au voile vert; aussi, suis-je bien convaincu qu'il ne m'en a point imposé dans les détails qu'il m'a donnés à ce sujet.
Quinze jours se passèrent en visites de Silvia au vicaire, et en assiduités de toute espèce à l'église. La dame au voile vert y rencontrait chaque jour sa protégée, elle lui apportait les restes de ses repas et quelque monnaie pour l'aider dans ses autres dépenses. Enfin, Silvia dans ses divers rapports avec l'un et avec l'autre, joua si bien son rôle, que le vicaire crut devoir engager la dame au voile vert à la prendre chez elle. «A votre âge, lui dit-il, il est imprudent de vivre seule; prenez cette infortunée avec vous, vous attirerez sur vous les bénédictions du Seigneur!
La vieille accueillit cette proposition, et, dès le lendemain, la fille de la Sans-Refus était installée chez la dame au voile vert.
Les complaisances, les petits soins de cette Syrène captèrent bientôt toute la confiance de la vieille pécheresse. Tous les soirs elle lui faisait la lecture, et puisait dans la fertilité de son imagination, tous les moyens de la distraire. Enfin, il y avait déjà quinze jours qu'elles vivaient ensemble, lorsque la vieille, qui prenait un intérêt croissant à sa protégée, lui demanda de lui raconter ses malheurs passés; Silvia qui avait prévu cette demande, n'avait pas manqué de composer une fable qui devait intéresser la dame au voile vert; voici donc brièvement ce qu'elle lui raconta:
«Je suis née à Orléans de parents honnêtes, mais peu fortunés: mon père était maître menuisier. Comme j'étais douée de quelque beauté, je devins son idole, et il me fit donner une éducation brillante et bien au-dessus de son état et de sa position. Ainsi, loin de se borner à l'enseignement ordinaire du pensionnat de la célèbre madame de Saint-Prix, il me fit donner des maîtres de peinture, de déclamation, de musique, d'équitation et de danse: j'excellais surtout sur le piano que je touchais, j'ose le dire, dans la perfection.
»Il n'en fallait pas tant, dans une ville de province, pour m'attirer de nombreux adorateurs, et, ce qui n'y contribua pas peu, c'est que malheureusement pour moi, nous demeurions à côté de l'hôtel où logeaient la plupart des officiers de la garnison. Ma beauté, dont je puis parler aujourd'hui sans vanité; l'éclat de ma voix, et les sons harmonieux que je tirais de mon piano, ne tardèrent pas à me faire remarquer par un jeune lieutenant de hussards, modèle accompli de grâces et de perfections. Que vous dirai-je? séduite, aveuglée par une passion que la fougue de l'âge et le peu de discernement de mes parents ne m'avaient pas appris à réprimer, séduite encore par la promesse fallacieuse qu'il m'avait faite de m'épouser, une belle nuit j'abandonnai ma famille pour suivre le lieutenant Saint-Denis.
»Quand je dis fallacieuse, peut-être l'accusé-je à tort, car je crois bien que ses intentions étaient honorables et qu'il m'aurait épousée; mais un accident affreux, terrible, vint donner une tout autre issue à notre liaison, et créer un obstacle presque invincible à la réalisation de ses projets et des miens.
»Un soir, à la suite d'un souper chez le lieutenant-colonel du régiment, on avait fait un punch monstre. Le vase qui le contenait était assez près de moi, et nous éclairait tous de sa flamme joyeuse, lorsque je ne sais à quelle occasion je tournai et baissai rapidement la tête vers un des convives. Par une fatalité tout à fait inconcevable, une de mes anglaises que je portais alors fort longues, trempa dans le liquide enflammé; en une seconde, mes cheveux, imprégnés de parfum, formèrent un vaste incendie auquel j'aurais moi-même succombé, si ce même voisin n'avait eu la présence d'esprit d'ôter rapidement sa redingote et de me la jeter sur la tête! Il parvint par ce moyen à éteindre le feu, mais il était trop tard, j'étais défigurée pour toujours!... Je fus conduite dans une maison de santé; mais quand, après un traitement de six semaines, mon amant eut acquis la certitude que le mal était irréparable, il m'abandonna; et lorsque enfin je fus en état de sortir, j'appris que son régiment était parti pour Paris!...
»Le jugeant d'après mon cœur, je m'y rendis pour le voir, mais il refusa obstinément tout rapprochement avec moi. Eclairée alors, mais trop tard, sur mon malheur, je fus me loger dans un garni. Je cherchai de l'ouvrage de tous côtés, et je ne manquai pas de vanter à outrance mon habileté, mais vainement; mon extrême laideur me faisait refuser partout. Désespérée, j'allais mettre fin à mes jours, ou mourir de faim, lorsque Dieu m'inspira la pensée d'aller à Saint-Roch, où j'eus le bonheur de vous rencontrer; vous savez le reste... Sans vous, madame, je le dis hautement, je n'existerais plus, vous avez été pour moi une seconde Providence? J'espère maintenant que vous me connaissez tout entière, vous daignerez me continuer vos bontés, et serez assez généreuse pour me garder près de vous. Je vous promets de vous donner chaque jour des preuves non équivoques de mon dévouement et de mon attachement sans bornes; enfin, je vous aimerai comme une mère tendre et vénérée. Oui, madame, je sens que mon cœur est pénétré pour vous de reconnaissance et d'amour; vous avez été si bonne, si compatissante pour moi, objet d'horreur pour tous, que je ne vous demande d'autre faveur que de rester près de vous, vous ferez tout ce que vous voudrez de moi et pour moi. Et si, d'après le cours ordinaire des choses, Dieu vous rappelle à lui avant moi, je veux vous rendre pieusement les derniers soins, les suprêmes devoirs; chaque jour j'arroserai votre tombe de mes larmes, et mon deuil n'aura d'autre terme que ma vie.
L'astucieuse Silvia voyant que ses discours faisaient impression sur la vieille, continua encore longtemps sur le même ton, et elle finit par y mettre tant de naturel et de pathétique, que son auditrice, transportée, se jeta à son cou en versant des larmes, et lui dit: «Oui, vous serez ma fille! vous remplacerez celle que le sort m'a ravie, ou qui, peut-être, oublieuse de ses devoirs, m'abandonne depuis si longtemps à mon triste destin. Puisque vous voulez bien m'assurer de votre attachement sincère et désintéressé, comptez sur moi, je ne vous abandonnerai jamais!»
—Que ces paroles sont agréables à mon cœur, dit Silvia transportée de joie, c'est en ce moment que j'éprouve combien la reconnaissance est un doux fardeau pour les âmes pures!...
Cette scène et ces discours préparés depuis longtemps par Silvia, la mirent tout à fait sur un bon pied dans la maison. A compter de ce jour, elle fut chargée des soins du ménage et prit une part plus intime aux affaires de la vieille, sans toutefois que celle-ci la laissât jamais seule à la maison, ni lui confiât aucune de ses clés. Enfin, par sa causerie toujours intéressante et spirituelle, par ses prévenances incessantes, Silvia avait tellement subjugué la dame au voile vert, que celle-ci ne pouvait se passer d'elle. L'intimité était parvenue à un tel point qu'un soir Silvia, lui chantant une romance de cette voix fraîche et suave, qui naguère lui avait mérité tant de suffrages adulateurs.
—Vous chantez admirablement, mon enfant, dit la vieille qui avait écouté Silvia avec ravissement.
—Si j'avais un piano, ce serait bien plus agréable, on ne peut bien chanter sans accompagnement.
—C'est un clavecin que vous voulez dire, n'est-ce pas, mon enfant?
—Piano ou clavecin, mais si vous aimez cet instrument, dit Silvia, je puis vous satisfaire sans qu'il vous en coûte rien, car j'en ai un chez mon pauvre père. Si vous voulez me permettre de lui écrire, et ensuite me promettre de faire ajouter à ma lettre quelques mots de recommandation par notre excellent vicaire, je suis persuadée que mon père daignera me pardonner et m'enverra mon piano. O combien alors je serai heureuse près de vous, chère madame! déjà vous vous êtes faite à ma figure, en me donnant les moyens de vous procurer d'agréables distractions, de charmer votre vieillesse, il me sera bien doux de penser que nous ne nous quitterons jamais.
—Je n'avais pas besoin de cette dernière preuve de dévouement, répondit la vieille; je suis prête à faire tout ce qui peut vous faire plaisir.
Silvia, enchantée de voir que son plan réussissait à merveille, écrivit le lendemain à son prétendu père une lettre ainsi conçue:
«Mon cher et très-honoré père,
»C'est à vos pieds et inondée de mes larmes, que je me prosterne! Fille coupable, une passion aveugle, insensée, m'a fait trahir tous mes devoirs envers Dieu, envers vous, envers le monde! Hélas! pourquoi ai-je cédé aux perfides insinuations d'un misérable séducteur qui avait juré ma perte? pourquoi ai-je abandonné le meilleur des pères pour me jeter dans la voie du crime?..... Ne me maudissez pas ô mon père! le ciel m'a assez punie; n'ajoutez pas au fardeau de mes infortunes!
»Oui, mon tendre père, j'ai été bien coupable; mais je déteste aujourd'hui mon ingratitude. Mon repentir et mes larmes me font espérer que vous jetterez un regard de compassion sur votre malheureuse fille, et que vous daignerez lui pardonner. Ce n'est plus, hélas! cette fille qui faisait naguère la joie et l'orgueil de votre cœur; cette beauté, ces grâces dont j'étais si fière, un accident affreux me les a ravies et m'a rendue l'horreur de tous ceux que j'approche! Plongée dans la misère, par suite de cette funeste catastrophe, abandonnée de tous mes amis, et n'ayant d'autre ressource que mon travail pour subsister, le croirez-vous, ô mon père, votre fille infortunée s'est vue repoussée par tous, comme un objet d'épouvante et dégoût! Je serais donc morte de désespoir et de faim si le Seigneur ne m'avait prise en pitié, et ne m'avait donné la pensée d'aller me jeter aux pieds d'un digne prêtre qui a daigné me tendre une main secourable. Sans lui, sans monsieur l'abbé Reuzet, je serais certainement morte de faim; mais cet homme de Dieu m'a placée chez une vieille et respectable dame qui m'a prise en affection, et qui promet de me garder près d'elle, malgré l'état horrible de ma figure. Cette dame, à cause de son grand âge, a besoin de distractions et montre beaucoup de plaisir à m'entendre chanter; mais, comme elle n'est pas musicienne, il n'y a pas de piano chez elle, et je suis forcée de chanter sans accompagnement. Oserai-je vous prier de m'envoyer le mien? ce serait pour moi un moyen de plus de plaire à ma bonne protectrice, dont les procédés sont au-dessus de tout éloge. De grâce, excellent et généreux père, ne refusez pas ma prière, je vous le demande à genoux: ne me traitez pas selon mes torts, mais comme une fille d'autant plus chère qu'elle s'offre à vos yeux purifiée par le repentir et les larmes.
»Je suis, avec le plus profond respect, mon très-cher et très-honoré père,
»Votre fille,
»AIMÉE DUFRESNE.»
«P. S. Vous adresserez mon piano, dans une caisse solide; à M. Fleurus, rue Thérèse, 25, à Paris.»
A la suite de cette lettre se trouvaient ces quelques mots de l'abbé Reuzet:
«Monsieur,
»Si la recommandation d'un homme voué au culte du Seigneur et ami des malheureux peut vous toucher, je puis vous assurer que votre fille est digne, par son repentir, de toute votre indulgence et de toute votre affection. Elle est placée près d'une dame aussi pieuse que respectable, et qui lui laissera probablement de quoi vivre, sinon richement, au moins d'une manière honorable. Du reste, tout ce qu'elle vous mande est parfaitement exact. Je vous engage donc à lui envoyer son piano qui lui est nécessaire, non dans des vues mondaines, mais pour procurer quelques distractions à sa bienfaitrice.
»J'ai l'honneur d'être, monsieur,
»Votre très-humble serviteur,
»L'abbé REUZET.»
Une réponse favorable du père ne se fit pas longtemps attendre; elle était adressée à M. l'abbé Royer et ainsi conçue:
«Monsieur l'abbé,
»J'ai l'honneur de vous remercier de la bonté que vous avez eue de vous intéresser à ma fille et de la tirer de la malheureuse position où elle se trouvait, par suite des égarements de la fatale imprudence de sa jeunesse. Sa lettre m'a fait verser des larmes bien amères, mais, en présence du témoignage d'un homme de bien qui prêche et pratique tout à la fois les maximes de l'Evangile, je ne puis oublier que je suis père et je lui pardonne.
»Ma fille me demande son piano dans le but de procurer quelques moments agréables à sa maîtresse, je ne puis le lui refuser. Veuillez donc être assez bon, M. l'abbé, pour lui dire qu'elle le recevra très-incessamment, et parfaitement emballé, à l'adresse de M. Fleurus, rue Thérèse, numéro 25.
»J'ose espérer, M. l'abbé, que vous ne laisserez pas votre bonne œuvre incomplète, et que ma fille trouvera toujours près de vous cette protection éclairée et ces bons conseils qui l'ont enfin fait rentrer dans les vues du Seigneur.
»Recevez, M. l'abbé, avec l'expression de ma vive et sincère reconnaissance, les salutations respectueuses de
»Votre très-humble serviteur,
»FRANÇOIS DUFRESNE,
»Menuisier, rue Jeanne-d'Arc, à Orléans.»
On a deviné que cette lettre avait été pensée et écrite par Salvador et de Lussan, que le chemin de fer avait depuis quelques jours transportés à Orléans où ils avaient pris un logement sous le nom de François Dufresne.
L'abbé Royer s'empressa de communiquer cette réponse à Silvia: elle en fut si joyeuse qu'elle sauta au cou de la vieille dame et l'accabla de caresses. Celle-ci, de son côté, n'en était pas moins ravie; il lui semblait qu'une nouvelle ère allait s'ouvrir pour elle, et que les sons magiques de l'instrument tant désiré devaient la rajeunir et lui rendre la beauté et les grâces du bel âge!
Enfin, au bout de quelques jours, le piano arriva.
A la vue de la caisse qui le contenait, la vieille s'écria:
—Dieu! qu'il est grand, votre clavecin!
—Et lourd! dirent les deux vigoureux commissionnaires qui l'avaient apporté.
—Oh! oui, il est lourd, dit Silvia, car c'est un piano à queue et à six octaves, de la fabrique de Pleyel; c'est ce qu'il a fait de plus solide et de plus riche!
—Il paraît que l'expéditeur est un homme avisé tout de même, dit le père Fleurus, car il l'a fait emballer dans une caisse joliment solide, et à deux serrures encore!
—Tiens, c'est vrai, dit Silvia: je reconnais bien mon père à l'excès de ses précautions.
La vieille paraissait examiner tout cela avec une espèce de satisfaction; mais ce qui l'embarrassait c'était de trouver une place pour loger l'énorme caisse sans tout bouleverser dans son appartement. Ne pourrait-on pas sortir le clavecin de la boîte, dit-elle, il tiendrait moins de place, et on l'entrerait plus facilement.
—C'est vrai, dit le citoyen Fleurus, s'il y a t'une clé, on peut z'ouvrir ilmédiatement tout de suite.
—Taisez-vous, monsieur le cuirassier, dit madame Fleurus, il faut donc que vous mêliez votre musique partout:
—Est-elle cocasse mame mon épouse! Va, j'ai le chic en fait d'instrument, moi qu'ai tété trois mois trompette dans les curassiers. Allons mes amis, donnez-moi la clé, je vous ferai voir l'truc pour déballer un craversin.
—Les clés? qui les a, les clés? dit l'un des commissaires à son camarade: est-ce toi, fiston? ousque tu les a fichées les clés?
—Tiens, répondit l'autre, tu sais bien que je les ai données à Pierrot. Il est capable de les avoir emportés chez le père Moulard, là ous qu'il loge à Charonne!
L'un de ces commissionnaires, il n'est peut-être pas nécessaire de le dire, n'était autre que Vernier les bas bleus, revêtu ainsi qu'un de ses camarades (qui bien entendu ne connaissait pas le mot de l'énigme et qui avait consenti, moyennant une somme de deux cents francs, à jouer le rôle qui lui était imposé), du costume complet des enfants du Cantal.
Pendant le colloque des deux commissionnaires, maître Fleurus avait été chercher un gros marteau et un ciseau, et déjà il se mettait en devoir de forcer les serrures; mais Silvia se jeta sur lui en lui disant:
—Qu'allez-vous faire! malheureux vandale? vous allez briser mon piano, le désaccorder pour toujours, et peut-être m'en donner pour deux cents francs de réparations! De grâce, madame, continua-t-elle en s'adressant à la vieille, ordonnez que l'on attende à demain; ce brave homme (indiquant l'un des commissionnaires), apportera la clé. Du reste, il faut un luthier pour déballer mon piano sans accident, et je ne pense pas qu'il y ait le moindre inconvénient à l'entrer jusqu'à demain dans la première pièce. Il faut le placer là, dit-elle en indiquant la place où elle voulait l'avoir.
La vieille ne s'y étant pas opposée, la caisse fut placée à l'endroit indiqué par Silvia, et tout le monde se retira satisfait, excepté pourtant le citoyen Fleurus, qui marmottait entre ses dents:
—En v'là z'une de couleurrr qui l'y ont montée zà la vieille, c'est pour avoir un deuxième pour boire, les faignants, qui l'y rapporteront les clés demain!
Il était bien trois heures de l'après-midi lorsque tout ceci fut terminé. Peu de temps après, la vieille et Silvia se mirent à dîner, et on pense bien qu'il ne fut question que du piano.
—Dieu, qu'il est grand! disait la vieille, je n'en ai jamais vu de cette dimension. Puis elle se levait et tournait à chaque instant autour de la caisse, l'examinait en tous sens, ajoutant: Voilà une boîte qui est bien faite, je n'en ai jamais vu de pareille.
—Mon père l'aura faite exprès, dit Silvia: c'est un homme qui ne fait que du solide en toutes choses.
La vieille s'en approcha encore une fois, l'examina de nouveau avec attention, puis la frappa de l'extrémité des doigts.
—Tiens, dit-elle, il me semble que j'ai entendu quéque chose grouiller?
—Ce n'est rien, dit Silvia, c'est la vibration qui produit cet effet.
—Quéque c'est q'la vibration? demanda la vieille.
Silvia eut assez de peine à lui faire comprendre l'effet de vibration qu'elle avait entendu, car comme nous l'avons dit, la vieille était d'une intelligence fort obtuse, et la science des Noël et Chapsal et des Bescherelles était pour elle lettre close. Enfin, elle fut rassurée par la démonstration que lui en fit Silvia en frappant sur un verre de cristal:
—Nous allons finir de dîner, ma bonne mère, dit Silvia, puis ensuite je vous lirai le deuxième volume de l'ouvrage que nous avons commencé.
—Si tu avais un autre livre à me lire, répondit la vieille, je n'en serais pas fâchée, car celui-ci me fait faire des rêves qui me font peur. L'autre nuit, j'ai rêvé que tous les voleurs de la Forêt-Noire s'étaient introduits et cachés chez moi pendant que je priais Dieu à l'église, et que la nuit ils nous avaient coupé le cou à toutes les deux.
—Ah bah! tous songes sont mensonges, ma chère maman; il ne faut jamais croire à ces bêtises-là.
—T'as ben raison, va! les rêves, c'est des histoires comme dit le proverbe.
—Tenez, reprit Silvia, si vous le voulez, je vous lirai les fables de Florian!
—Ah! oui, c'est gentil tout d'même ces histoires-là! C'est des fables qui ne sont pas vraies, n'est-ce pas?... N'importe, j'les aime bien tout d'même!—Tiens, il me semble que la caisse craque?
—Oui, c'est vrai, vous ne vous trompez pas, chère maman, la caisse a craqué; mais c'est l'effet du bois qui a changé d'atmosphère.
—Tiens, c'est du nouveau l'arme aux sphères! ça fait donc craquer le bois? Ah! mon Dieu, v'là qui craque encore plus fort! c'est comme mon buffet, qui craque si fort la nuit qu'il m'a éveillée plusieurs fois.
—Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Silvia; tous les meubles sont sujets à cela lorsqu'ils ne sont pas parfaitement en équilibre. Ne nous occupons plus de cela, lisons Florian.
La vieille devint attentive à la lecture de Silvia, mais de temps en temps elle faisait des remarques qui n'étaient certainement jamais venues à l'esprit d'aucun commentateur; elles étaient d'une naïveté à faire pouffer de rire, et il ne fallait rien moins que la grande préoccupation où se trouvait Silvia, pour ne pas lui éclater au nez.
Enfin neuf heures sonnèrent; la vieille se disposa à se coucher, mais lorsqu'elle voulut fermer la porte de sa chambre à double tour, comme elle en avait l'habitude, elle s'aperçut que la caisse était placée de manière à l'en empêcher; force fut donc pour elle de se mettre au lit et de laisser les choses dans l'état où elles étaient; car à elles deux elles n'étaient pas assez fortes pour remuer la caisse, ni la changer de place. Après l'avoir embrassée et lui avoir souhaité le bonsoir, Silvia se retira dans sa chambre.
Laissons-les l'une et l'autre; nous ne tarderons pas à apprendre comment elles ont passé la nuit.
Nous avons laissé la dame au voile vert et sa compagne retirées chacune dans son appartement, pour chercher dans un sommeil réparateur le repos du corps, l'oubli des peines de la journée et l'illusion sur celles qui souvent l'attendent le lendemain!... Quelques heures se sont écoulées; pénétrons dans cet intérieur et voyons ce qui s'y passe.
La vieille est ensevelie dans le plus profond sommeil; Silvia, l'oreille attentive, vient à pas de loup et pieds nus s'en assurer. Quelle est donc la cause d'une telle sollicitude? est-ce l'intérêt que lui inspire la dame qui l'a recueillie avec tant de confiance et tant de bonté? craint-elle qu'une indisposition subite, un affreux cauchemar, ou quelque autre cause, ne vienne interrompre son repos? Non, ce ne sont pas ces nobles sentiments qui la tiennent éveillée, Silvia en est incapable. Ce qui la tient éveillée, c'est la pensée du crime, c'est la soif de l'or, c'est celle du sang!!! Elle a juré la mort de sa bienfaitrice, elle vient s'assurer si le moment de frapper est arrivé!...
La chambre où repose la vieille n'est éclairée que par la faible lumière d'une veilleuse; Silvia approche, elle plonge un indicible regard sur la victime:
—Elle dort, dit-elle; elle dort, mais c'est pour ne plus se réveiller!
Puis revenant précipitamment dans la pièce voisine, elle ouvre la caisse, il en sort deux hommes. Salvador et de Lussan!...
Enfermés depuis plus de six heures dans cette espèce de cercueil, ils en sortent brisés et presque asphyxiés; mais grâce à un verre d'eau-de-vie que leur administre Silvia, ils ne tardent pas à se remettre et à retrouver l'énergie farouche et sanguinaire qu'exige l'accomplissement de leurs desseins.
Prêts à frapper, ils n'attendent que le signal de leur complice. Celle-ci retourne auprès de la vieille, qui dort toujours du plus profond sommeil...
Silvia appelle et guide du geste les deux assassins!...
Rapides comme la pensée, ils se précipitent sur la malheureuse vieille, et l'étranglent sans qu'elle puisse pousser un gémissement!!!
—C'est fait! dit de Lussan.
—Oui, répond Salvador! cette marraine[898] là ne viendra pas me tenir sur les fonts baptismaux[899].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur la demande de Salvador, Silvia apporta une lumière; il voulait s'assurer si la vieille était bien morte; il l'approche de sa figure:
—Dieu de Dieu! s'écrie-t-il, c'est la mère Sans-Refus!
—Ma mère! dit Silvia: quoi! j'ai fait assassiner ma mère!...
—Comment? c'est la Sans-Refus, dit à son tour de Lussan: voilà une aventure diabolique!...
Salvador et de Lussan s'entre-regardaient sans mot dire, l'œil fixe, et comme atterrés par cette découverte!
—Ah bah! dit Silvia, à qui un si grand crime n'avait pas arraché une larme; c'est un fait accompli, il faut en subir les conséquences. Après tout, c'est une manière d'hériter tout comme une autre; un peu plus tôt, un peu plus tard, la succession ne pouvait manquer de nous venir.
—C'est vrai, dit Salvador, Silvia a raison.
Et ces trois monstres se serrèrent alors la main en signe d'acquiescement et de félicitation.
—Ne perdons pas un temps précieux, dit de Lussan; procédons à la recherche de la cachette indiquée par mon cher confesseur.
En un instant ils eurent découvert la cachette que l'abbé Royer avait si indiscrètement indiquée, et s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait!...
Trois heures du matin sonnaient comme finissait cette sanglante expédition; mais pour sortir de là sans bruit, il fallait user d'adresse.
A cinq heures et un quart, le père Fleurus, en homme vigilant, arriva dans la cour pour commencer son service quotidien. Fidèle à ses vieilles habitudes et gai comme un pinson, il sifflotait l'air de la Carmagnole et du Ça ira, comme aux belles journées de 93. Lorsque le jour fut venu tout à fait, Silvia l'appela par le petit guichet, et le pria d'aller de suite lui acheter un peu de fleurs d'oranger pour sa maîtresse qui, disait-elle, était incommodée.
—A quoi q'c'est bon, vot'fleur d'orange? répondit-il: faurrait ben mieux lui faire prendre une bonne goutte de Paul-Niquet[900] ou de 107 ans!
—Non, non, citoyen Fleurus, c'est de la fleur d'oranger qu'il lui faut. Allez vite; tenez, voici de l'argent, vous garderez de quoi boire un verre de vin blanc pour votre peine.
—Vous êtes ben bonne, mamzelle; mais je ne puis laisser la maison seule en ce moment: on ne sait ce qui peut arriver, l'ennemi est quéq'fois plus près qu'on ne pense. J'reste donc à mon poste, à moins que mame Fleurus ne vienne me relever; mais il n'est pas encore six heures, et ce n'est guère qu'à neuf qu'elle se lève et descend dans la cour, quand elle sera arrivée je serai tout à vot' service.
—Ce vieil imbécile est capable de nous faire prendre comme dans une souricière, dit Lussan.
—Si vous le faisiez entrer, dit tout bas Salvador à Silvia, nous aurions bientôt la clé des champs.
—Excellente idée, dit Silvia.
Elle revient au guichet, appelle père Fleurus et lui dit que sa maîtresse désire lui parler et le prie de vouloir bien entrer un instant chez elle.
—Ah! pour ça, dit le rébarbatif portier, je suis t'à vos ordres.
Puis comme Silvia avait toutes les clés, elle lui ouvrit la porte, les deux brigands restèrent cachés derrière. Quand le père Fleurus fut entré dans la première pièce, Silvia lui dit qu'elle avait besoin d'un chaudron qui se trouvait sur un rayon très-élevé dans la cuisine, et le pria de vouloir bien le lui donner. Notre cuirassier sans défiance, entre dans la cuisine, monte sur une chaise; mais au même moment la porte est refermée sur lui à double tour, les trois complices disparaissent avec la rapidité de l'éclair!...
Le brave citoyen tout ébahi, était loin de supposer le véritable motif de son emprisonnement; il ne s'en affectait même pas le moins du monde, car il supposait que c'était une mauvaise plaisanterie que lui faisait Silvia pour se venger du refus qu'il lui avait fait un instant auparavant. Il en riait donc d'assez bon cœur; mais quand il vit que cela se prolongeait par trop longtemps, il appela:
—Aimée, Aimée, ouvrez-moi donc! J'vous promets qu'une aut' fois j'serai pus genti. Voyons, ouvrez-moi vite, car mame Fleurus me grondera si ma cour n'est pas t'en état de propriété quand elle va descendre! Aimée, Aimée! Tiens, pas de réponse!... Attends, attends va, petite farceuse, tu me payeras ça, je vas t'avoir bientôt fait d'ouvert la cage!
En effet, moitié riant, moitié grommelant, en moins de cinq minutes il eut dévissé la serrure; mais une fois sorti, il eut beau chercher il ne vit personne.
—Diable, diable, dit-il, en v'là une sévère de farce quoiqu'ça siguenifie?
Il cherche de nouveau, il appelle: personne ne répond. Alors, voyant que la chambre de la vieille est ouverte, il entre: quel spectacle! Tout y est dans le plus grand désordre, le lit est au milieu de l'appartement et ne renferme plus qu'un cadavre!!!
—Savoyard de sort, dit-il: en v'là zune de catatrofe[901]; qu'est-ce que va dire mame Fleurus? Mon Dieu, mon Dieu! tout est perdu, le diable est dans la maison!
Ce disant, il revient dans la première pièce, jette les yeux sur la caisse ouverte, point de piano. Seulement il y voit deux places artistement disposées et rembourrées, et les empreintes récentes dont elles conservent les traces en indiquent l'usage. Plus de doute, les assassins ont été introduits dans cette caisse par Aimée et elle a disparu avec eux!
—Au voleur! à l'assassin! crie le malheureux portier: A moi, au secours!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La police se livra à de longues et minutieuses recherches, mais vaines précautions, l'heure fatale n'avait pas encore sonné pour ces trois scélérats!
Le jour qui suivit celui où l'assassinat de la malheureuse Sans-Refus fut consommé, Salvador s'éveilla avec le soleil, et arracha de Lussan et Vernier les bas bleus au sommeil. (Ce dernier avait passé la nuit dans le logement de la rue de l'Ouest.) Silvia dormait encore paisiblement. Salvador mena ses deux complices dans la pièce voisine de la chambre à coucher.
—Nous n'avons pas de temps à perdre, leur dit-il; la police va mettre tous ses agents en campagne, et comme malheureusement la figure de Silvia est plus que remarquable, il est probable que nous serons découverts si nous restons ici: il nous faut donc quitter ce logement.
—Quittons-le donc et mettons-nous en route, répondit le vicomte de Lussan, nous avons de l'or, des papiers en règle...
—Nous ne pouvons en ce moment penser à nous mettre en route. Je pense que nous devons laisser s'écouler un peu de temps et nous confiner dans quelque obscure retraite.
—Nous ferons, cher marquis, tout ce que vous jugerez convenable; vous êtes aujourd'hui la sagesse et la prudence elles-mêmes.
—Je suis bien aise que vous me rendiez cette justice; car vous ne songerez pas alors à blâmer la cruelle nécessité qui nous force à abandonner notre amie.
—Comment abandonner la marquise, celle à qui nous devons le succès qui vient de couronner notre dernière entreprise? Ah! marquis!...
—Songez, vicomte, que la malheureuse Silvia est, à l'heure qu'il est, si laide, si reconnaissable surtout, que le premier individu peut fort bien dire en la voyant passer: Voilà la femme qui a introduit les assassins chez la vieille de la rue Thérèse.
—C'est vrai, s'écria Vernier les bas bleus, je me range à l'avis de Rupin.
—Laissons alors à la marquise, ajouta de Lussan, le quart de ce que nous possédons.
—A quoi bon, reprit Salvador, le sort de la malheureuse est fixé: elle sera prise avant qu'il ne se soit écoulé trois jours, ajouta-t-il d'une voix piteuse; est-il donc nécessaire qu'une partie de ce que nous avons eu tant de peine à gagner tombe entre les mains de la justice?
Au fait, reprit Vernier les bas bleus, je n'en vois pas la nécessité.
Le résultat de la conversation qui précède n'est pas difficile à deviner. Les trois bandits partirent, emportant l'or, les bijoux et les billets de banque volés à la mère Sans-Refus; ce ne fut que, pressés par les instances du vicomte de Lussan, qu'ils se déterminèrent à laisser sur la commode deux billets de banque de mille francs.
—C'est autant de perdu, avait dit Salvador en se déterminant à obéir à son complice: elle sera arrêtée lorsqu'elle voudra les changer.
Nous n'essayerons pas de peindre la rage qui s'empara de Silvia, lorsqu'elle eut acquis la certitude qu'elle avait été abandonnée par son amant.
—Je devais m'y attendre, s'écria-t-elle en proie à la plus sombre fureur. Je devais m'y attendre, il ne m'aimait que parce que j'étais belle; mais je me vengerai.
Le hasard, ou plutôt la Providence qui voulait que les crimes des scélérats dont elle désirait se venger fussent punis, se chargea de la servir.
Plusieurs jours s'étaient passés depuis la disparition de Lussan, de Salvador et de Vernier les bas bleus, et Silvia désespérait de parvenir à les découvrir, lorsqu'un soir elle vit ce dernier qui se dirigeait vers les cabriolets qui stationnent sur la place des Victoires; il marchait en chancelant, son teint était allumé, en un mot, il était ivre.
—Aux Batignolles, rue des Dames, nº 13, dit-il au cocher dont il avait choisi le véhicule.
—Enfin! se dit Silvia qui avait entendu ces mots, je le tiens, j'en suis sûre; mais pour que ma vengeance soit complète, il faut qu'ils sachent que c'est à moi qu'ils devront leur perte.
Silvia, réfléchissant aux moyens qu'elle devait employer pour arriver au but de ses désirs, allait gagner la retraite qu'elle avait choisie après avoir abandonné le logement de la rue de l'Ouest, lorsqu'elle se trouva en face d'un homme qu'elle connaissait depuis longtemps.
C'était Ronquetti, dit le duc de Modène.
Comme elle avait suivi avec assiduité le compte rendu par les journaux des débats qui avaient amené la condamnation de son amant et de ses complices, elle savait le rôle qu'y avait joué cet homme qui, pour récompense des révélations qu'il avait faites avait obtenu la remise du restant de sa peine, et était entré au service de la police à laquelle il savait se rendre très-utile.
Elle l'aborda résolûment.
—Vous êtes Ronquetti, le duc de Modène? lui dit-elle.
—Pour vous servir si j'en suis capable, belle dame.
Silvia était assez élégamment costumée: un voile épais couvrait son visage, et l'élégance de sa taille justifiait de reste le compliment que venait de lui adresser son ancien amant.
—Vous êtes mouchard? ajouta-t-elle.
Ronquetti voulut se fâcher.
—Ne vous mettez pas en colère, lui dit Silvia; nous n'avons pas de temps à perdre en paroles inutiles: bornez-vous à répondre à ma question. Vous êtes mouchard?
—Je suis mouchard, vous l'avez dit.
—Vous ne me reconnaissez pas?
Silvia entraîna Ronquetti sous un réverbère et leva son voile.
Ronquetti recula épouvanté.
—Je n'ai pas cet honneur, répondit-il.
—Je suis Silvia la cantatrice, ou plutôt la marquise de Roselly.
—Ah bah! en ce cas, ma chère amie, je vous arrête au nom de la loi; vous avez à régler un petit compte avec M. le procureur du roi.
—Je sais cela.
—Vous êtes, à ce qu'il paraît, lasse de vivre. Au fait, je comprends cela, votre visage...
—Brisons, je vous prie. Je puis vous donner Salvador, de Lussan et Vernier les bas bleus.
—Oh! faites cela, ma chère Silvia, et je vous promets que vous n'aurez pas sujet de vous plaindre de moi.
—Je le ferai, mais à une condition.
—Quelle qu'elle soit, elle vous sera accordée si toutefois elle est possible.
—Je veux être présente à l'arrestation de ces trois hommes.
—N'est-ce que cela? Accordé, accordé, je vous le garantis.
Le lendemain, de grand matin, une nombreuse escouade d'agents de police envahissait une petite maison isolée de la rue des Dames, aux Batignolles, et pénétrait dans un appartement où elle trouvait les trois bandits que jusqu'alors elle avait vainement cherchés.
Salvador, de Lussan et Vernier se conformant à la détermination qu'ils avaient prise de ne pas se laisser arrêter vivants, firent une vigoureuse résistance; ils tuèrent deux des agents chargés d'opérer leur arrestation; la police, elle aussi, a ses champs de bataille, mais il fallut enfin qu'ils cédassent au nombre. Salvador, blessé au bras, de Lussan, qui avait reçu une balle dans la jambe, Vernier horriblement maltraité, ne pouvaient plus faire de résistance, on se jeta sur eux, ils furent garrottés et tout fut dit.
Lorsqu'ils se trouvèrent dans l'impossibilité de nuire, Silvia, qui jusqu'à ce moment, s'était tenue à l'écart, s'approcha d'eux.
—C'est à moi que vous devez votre arrestation, dit-elle; je suis bien vengée, n'est-il pas vrai?
—Furie, s'écria Salvador, débarrasse-moi de ton odieuse présence.
—Ne vous mettez pas en colère, cher marquis, dit de Lussan, nous n'avons que ce que nous méritons, il faut le reconnaître; nous ne devions pas abandonner notre amie.
—Elle montera à la butte[902] avec nous, notre amie, dit Vernier les bas bleus, ça sera drôle.
—J'échapperai à l'échafaud, dit Silvia à Salvador, adieu, M. le marquis de Pourrières.
Elle porta à ses lèvres un petit flacon qui contenait de l'acide prussique, et tomba sur le carreau comme frappée de la foudre.
—Elle est allée retenir nos places là-haut, dit Vernier les bas bleus, bon voyage.
Salvador voulut s'emparer du flacon dont Silvia venait de se servir, mais il en fut empêché par les agents de police.
Les trois complices furent de suite conduits à la Conciergerie, et des ordres furent donnés pour qu'ils fussent gardés à vue; le nouveau procès qu'il fallut leur faire ne fut pas long; on n'avait en quelque sorte qu'à constater leur identité, et d'ailleurs, ils ne songèrent pas à nier le nouveau crime dont ils s'étaient rendus coupables depuis leur évasion.
Enfin, le soleil qui devait éclairer le jour où ils allaient recevoir la juste récompense due à leurs crimes se leva.
De Lussan, dès le matin, s'était fait couper les cheveux aussi courts que possible; il avait arraché lui-même le collet de sa chemise, enfin, sa toilette était faite.
—Vous le voyez, maître, dit-il au bourreau lorsque ce fonctionnaire s'approcha de lui; je suis prêt pour la cérémonie, vous n'aurez donc pas besoin de poser votre main sur moi.
Après avoir achevé sa toilette, de Lussan, excellent catholique, comme on sait, se confessa et communia avec une dignité et un recueillement très-remarquables; après avoir rempli tous ses devoirs, il fut gai et plaisant comme toujours; il envisageait la mort sans effroi.
Salvador qui, d'abord, avait voulu faire le frondeur, qui avait repoussé les consolations de la religion, ne put résister aux exhortations du vénérable aumônier des prisons et à l'exemple de son complice, qui parvint à le décider à finir en chrétien, ce qu'il fit en effet.
Ce scélérat se confessa avec une abondance et une sincérité de cœur que l'on dut croire véritables; il fit même l'aveu d'un crime dont les hommes ne lui avaient pas demandé compte, il confessa l'assassinat commis sur la personne du malheureux serviteur de la maison de Pourrières, d'Ambroise, qui, ainsi qu'on se le rappelle, trouva une mort cruelle dans les ravins qui bordent le parc du vieux château, et après avoir reçu l'absolution, il reprit sa gaieté naturelle, et, de ce moment à quatre heures, il causa avec le bon prêtre et son complice, avec une lucidité et une aisance véritablement remarquables.
Le repentir manifesté par ces deux hommes, qui moururent avec un courage calme et sans forfanterie, fut-il sincère ou ne fut-il qu'une dernière comédie jouée par eux pour se divertir aux dépens de ceux qui regrettaient de voir se terminer sur l'échafaud une carrière qui aurait pu être brillante s'ils avaient bien employé les nombreuses facultés dont ils étaient doués? c'est un secret entre Dieu et eux.
A Dieu seul le privilége de lire dans les cœurs.
Et maintenant, le lecteur va sans doute vouloir que nous lui apprenions ce que devinrent, après les événements que nous venons de rapporter, ceux des personnages de cette histoire, dont nous n'avons pas parlé dans les derniers chapitres qu'il vient de lire. Nous allons donc, avant de prendre congé de lui, satisfaire un désir que nous aurions été bien fâché de ne point entendre manifester.
A quelques portées de fusil de Senlis, bien loin de la grande route, au milieu d'une belle prairie, semée de bouquets d'arbres, il existe un joli petit village, nommé Saint-Léonard; à quelques pas de ce village est un noble et vieux château que ses nouveaux propriétaires viennent de faire réparer, et dans lequel ils ont réuni tout ce qui peut contribuer à faire chérir la vie des champs: des livres, des tableaux, de la musique. Non loin du château, à l'entrée du village de Saint-Léonard, est une jolie maison bourgeoise, dont la façade est ornée de quelques pieds de vigne vierge. Le château est habité par sir Lambton, Laure et son mari, la maison sert de retraite à Edmond de Bourgerel à sa femme, et à Lucie. La bonne madame de Saint-Preuil est morte entre les bras de ses enfants, heureuse de laisser sa chère nièce unie à un homme estimable.
Laure ne pouvait se résoudre à vivre loin de son amie, qui, ainsi qu'on l'a vu, ne s'était réfugiée chez Eugénie, que parce qu'elle avait deviné que sir Lambton ne voudrait pas qu'elle s'aperçût que sa fortune n'était plus ce qu'elle avait été, a voulu que son oncle vendît la propriété de Guermantes, et qu'il vînt se fixer à Saint-Léonard, et comme ses désirs n'ont jamais cessé d'être des ordres, sir Lambton et Servigny se sont empressés de lui obéir.
La plus étroite amitié unit Servigny et Edmond de Bourgerel, doués tous deux du plus noble caractère; Edmond, est de plus, un infatigable joueur de billard, ce qui plaît fort à sir Lambton, qui achève tranquillement sa vie, entouré d'êtres vertueux, et de trois beaux et joyeux enfants, qui bientôt ne lui laisseront pas le temps de regretter la vieille Angleterre.
Deux de ces enfants appartiennent à Laure et à Servigny, le troisième est celui d'Edmond et d'Eugénie. Il y a tout lieu de croire qu'ils ne feront pas mentir le vieux proverbe: tel père tel fils, ils paraissent doués des plus aimables qualités du cœur et de l'esprit, qualités qui, grâce à l'excellente éducation qu'ils reçoivent, deviendront avec l'âge des vertus solides...
Le bon abbé Reuzet visite souvent la petite colonie, qui vit heureuse à Saint-Léonard, il amène quelquefois avec lui un jeune avocat de ses parents, qui a déjà conquis une certaine réputation; ce jeune homme n'a pu voir, sans l'aimer, la douce Lucie, et nous croyons bien que cette femme ne le voit pas sans éprouver un certain plaisir. Si jamais il devient l'époux de Lucie, nous sommes certain qu'il lui fera oublier toutes les peines qu'elle a supportées.
La mère de Beppo, après la mort de son fils, est retournée en Provence, elle a emmenée Georgette avec elle; cette bonne femme a revu avec plaisir ses compatriotes, le ciel bleu de la belle Provence, et les grèves sablonneuses de la Méditerranée; nous croyons cependant qu'elle ne vivra pas longtemps; mais les soins affectueux de Georgette qui est devenue une très-honnête fille, et qui épousera probablement un pêcheur qui ne lui demandera pas un compte trop sévère de son passé, adouciront ses derniers instants.
Paolo est encore au service du général comte de Morengy, qui s'est fixé en Savoie, dans une jolie villa, près de la vallée de Chamouny; le général comte de Morengy, n'a fait que passer sous les yeux de nos lecteurs, nous leur dirons peut-être plus tard les raisons qui déterminèrent ce brave militaire à quitter sa patrie, que cependant il aimait autant que nous aimons notre dernière maîtresse.
Mathéo terminera ses jours à l'abbaye de la Meilleraye, frère Eugène (c'est le nom de religion du docteur Mathéo), est de tous les trappistes celui qui s'est imposé les pénitences les plus rudes. Dieu, nous aimons à le croire, daignera laisser tomber un regard de commisération sur ce pauvre pécheur, qui trouvera dans un monde meilleur, le repos qu'il n'a pu rencontrer ici-bas.
Les individus que nous avons souvent rencontrés chez la mère Sans-Refus, Charles la belle Cravate, grand Louis, Cornet tape dur, Robert, Cadet-Vincent, Mimi, Lenain, Dejean la main d'or, petit Crépine, Biscuit, Lasaline, et les autres, ont reçu la punition due à leurs crimes, les uns sont dans les maisons centrales, les autres sont au bagne où ils termineront probablement leur existence. Le grand Louis et Charles la belle Cravate, on le sait déjà, sont du nombre de ces derniers, ces deux misérables ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Cadet Filoux, Coco-Lardouche et Cadet l'Artésien, ces trois vénérables représentants de l'ancienne pègre, sont morts en regrettant les us et coutumes du temps passé, c'est dire qu'ils sont morts en état d'impénitence finale. Messire Satan a dû, lorsqu'ils sont arrivés dans sont ténébreux séjour, leur faire une bien magnifique réception.
Fanfan la Grenouille, de voleur devenu agent de police, n'a pas su faire un bon usage des dix mille francs que la mère Sans-Refus lui donna, afin qu'il favorisât son évasion. Après avoir dépensé cette somme en folles orgies, Fanfan la Grenouille se trouva un beau matin sans ressources sur le pavé du roi. Force lui fut alors de reprendre son ancien métier; mais comme il avait pendant une longue oisiveté, à peu près perdu la plupart de ses facultés, il se laissa prendre la main dans le sac, et il alla rejoindre en prison tous ceux qu'il y avait fait entrer, triste retour des choses d'ici-bas!
Vernier les bas bleus, pris ainsi qu'on l'a vu avec Salvador et de Lussan, les a accompagné sur l'échafaud. Ce misérable n'a pas suivi l'exemple de ses complices, il est mort ainsi qu'il avait vécu.
De Préval prit un peu tard la résolution de vivre désormais en honnête homme; il rassembla tous ses capitaux, qu'il convertit en inscription de rentes sur l'Etat, et il se trouva à la tête d'un revenu d'environ cinq mille francs, c'était plus qu'il n'en fallait pour mener bonne et joyeuse vie dans une petite ville de province, et telle était, en effet, l'intention de Préval; mais le diable qui ne veut pas que ses féaux fassent souche d'honnêtes gens, lui réservait un tour de sa façon: de Préval rentrant chez lui à une heure avancée de la nuit, la veille du jour qui devait éclairer son départ de Paris, se trouva par hasard devant un malheureux auquel il avait gagné, à l'écarté, une somme très-considérable; cet individu avait acheté quelques heures auparavant une paire de pistolets, avec lesquels il voulait se faire sauter la cervelle, ils étaient tout chargés, et il se rendait aux Champs-Elysées, afin de se tuer à son aise, lorsqu'il rencontra de Préval; la vue de celui qu'il accusait, non sans raison, de sa ruine, alluma dans son sein une furieuse colère, et comme, lorsque l'on est bien déterminé à se tuer, on ne craint guère les suites d'une action désespérée, il déchargea l'un de ses deux pistolets dans la poitrine du pauvre de Préval.
—Tu ne voleras plus personne, dit-il lorsque le malheureux grec tomba à ses pieds.
A la naissance du jour, deux cadavres furent relevés, l'un rue Monsigny, derrière la salle Ventadour, l'autre aux Champs-Elysées.
—«Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, «dirent en même temps Mina et la Lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis. Ces mots, qui terminent le premier chapitre de notre second volume, promettaient à nos lecteurs les histoires de deux jolies femmes. Ces histoires, nous ne les avons pas données, par la raison toute simple qu'après en avoir pris connaissance, nous avons trouvé qu'elles ressemblaient tant à celle de Félicité Beauperthuis, qu'elles auraient fait double emploi avec elle; jeunes filles sages et naïves que la séduction lance sur un chemin qui n'est pas celui de la vertu, voilà le fond; la forme seule diffère. Cependant, comme peut-être quelques-uns de nos lecteurs désirent savoir quel est actuellement le sort de Mina et de la Lorette (nous avons tracé de ces deux femmes un portrait qui, nous le croyons, justifie leur curiosité), nous les instruirons en peu de mots.
Mina est toujours belle; un prince valaque est amoureux d'elle, et comme la courtisane, en ce moment follement éprise d'un mauvais sujet qui la bat et qui la quittera lorsqu'il l'aura ruinée, ne veut pas prêter l'oreille aux tendres discours du noble Slave, il est présumable que, plus tard, elle sera princesse; quant à la Lorette, elle vient de se retirer du monde; elle a épousé un riche négociant de province, auquel elle a fait croire qu'elle était très-vertueuse; elle habite actuellement une petite ville dont tous les habitants vantent la dignité de ses manières et la pureté de ses mœurs.
Nous venons de nommer Félicité Beauperthuis; cette pauvre fille, plus malheureuse que coupable, est morte dernièrement à l'hôpital de la Charité. Son corps fut, suivant l'usage, porté à la salle de dissection; on nous a dit que lorsque le drap qui la couvrait fut levé, un ancien chirurgien-major de régiment, nommé depuis peu de temps chef de l'un des services de l'hôpital de la Charité, se trouva presque mal et qu'il sortit de la salle en se cachant le visage entre ses mains, ce qui fit beaucoup rire messieurs les étudiants qui se trouvaient là.
Ces messieurs, à ce qu'il paraît, retrouvent très-souvent sur les tables de marbre de l'amphithéâtre, les malheureux objets de leurs passagères amours.
Coralie, la danseuse, malgré le vol commis à son préjudice par de Lussan et ses complices, est toujours la plus délicieuse créature qui se puisse imaginer; elle ruine ses adorateurs, c'est vrai, mais elle ne les trompe pas; elle ne promet à personne un amour qu'elle est incapable de donner: «elle vend des sourires, des œillades et de doux propos,» et c'est peut-être parce qu'elle offre de rendre l'argent à ceux qui ne trouveraient par la marchandise de bonne qualité, qu'elle ne manque jamais d'acheteurs; elle dit, à qui veut l'entendre, qu'elle quittera le théâtre lorsqu'elle possédera cinquante mille livres de rente, et que, si elle n'épouse pas un diplomate, elle se fera dévote et gardienne si vigilante des bonnes mœurs, qu'elle chassera de chez elle celles de ses servantes qui ne sauront pas résister aux doux propos des lovelaces de l'antichambre.
Un affreux singe tient dans le cœur de Maxime la place occupée jadis par l'infortunée Miss; les lions de la loge infernale commencent à trouver les goûts de cette jeune fille un peu trop excentriques, mais Maxime ne s'inquiète pas plus de leurs discours, qu'un poisson d'une pomme; Maxime est si jolie, et il y a toujours à Paris un si grand nombre de riches étrangers.
Le père de Maxime est toujours frotteur; il boit souvent la goutte avec le fils de la fameuse baronne que nous avons rencontrée à Baden-Baden.
Cette dernière, qu'un procureur du roi malappris vient de faire condamner à quelques années de prison, n'en sortira que pour faire de nouvelles dupes; elle dit souvent à ceux qui lui rendent visite, qu'elle aura encore un riche appartement, des domestiques vêtus de splendides livrées, de beaux chevaux, et de magnifiques équipages; nous croyons que la baronne s'abuse étrangement, et que ses beaux jours se sont enfuis pour ne plus revenir; la mère des niais n'est pas morte, vous l'avez dit, madame, et vous ne vous trompez pas; mais il faut laisser à ses nouveaux enfants le temps de devenir grands avant de pouvoir les tromper, et grâce à Dieu vous êtes maintenant beaucoup trop vieille pour attendre.
Le poëte chevelu n'est plus maintenant un poëte incompris; il vient de publier le poëme épique qu'il avait l'intention de dédier au grand-duc de Bade; ce poëme, convenablement chauffé par la grande et la petite presse, a obtenu un succès pyramidal; aussi son auteur a été décoré par tous les souverains de l'Europe et des autres parties du monde; les libraires l'attendent à sa porte pour lui demander la faveur d'éditer un des ouvrages encore ensevelis dans les limbes de son cerveau; il sera de l'Académie avant Béranger, qui ne sera rien, pas même académicien.
Le noble duc et le comte étranger dont il raconta les infortunes conjugales à Roman pendant le court séjour que ce dernier fit à Baden-Baden, sont aujourd'hui ce qu'ils étaient jadis, ce qu'ils seront toujours, maris et contents; mais qu'importe, comme l'a fort bien dit le bon Lafontaine, qu'il faut toujours citer lorsqu'il s'agit des maris malheureux:
Le comte de *** exerce toujours l'honorable métier que vous savez, il sert sous les ordres du noble personnage grâce auquel Edmond de Bourgerel expia par plusieurs mois de captivité le crime énorme d'avoir écrit un mauvais drame; si vous passez près de lui, cher lecteur (nous avons tracé de cet homme un portrait si ressemblant qu'il vous sera facile de le reconnaître), si, disons-nous, vous passez près de lui, rappelez-vous cette chanson de Béranger:
Passe-Partout et son camarade (il ne faut oublier personne) sont toujours de fines et adroites mouches, ils iront loin... s'ils ne sont pas pendus.
Madame Delaunay est à la tête d'un de ces établissements qui n'ont point de nom dans le langage des honnêtes gens.
«Le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt au tard devant la cour d'assises.» Cette prédiction de la danseuse Coralie s'est réalisée, l'infortuné docteur vient d'être condamné à plusieurs années de prison par la cour d'assises de la Seine. L'époux de la jeune Agnès, dont nos lecteurs se rappellent sans doute l'histoire, le père nominal de ses enfants, lui envoie des secours.
Le général de la milice citoyenne, qui faisait de si beaux présents à la danseuse Coralie, forcé de quitter Paris pour se soustraire aux poursuites de ses nombreux créanciers, se réfugia sur les terres de l'Eglise; le nom qu'il porte, célèbre en Italie, lui a valu un accueil favorable, il est maintenant un des meilleurs officiers de l'armée papale; nos lecteurs savent sans doute que les soldats de notre très-saint-père, ne montent plus la garde avec un parapluie.
Nos lecteurs savent déjà que le digne ecclésiastique, qui ne récitait jamais d'autre prière que celle-ci, est actuellement évêque, mais ce qu'ils ne savent pas, ce que nous sommes heureux de pouvoir leur apprendre, c'est que ce saint personnage est un des plus fougueux champions de l'ultramontanisme, et qu'il tonne souvent en chaire contre la corruption et l'esprit irréligieux du siècle; on dit que ses sermons et ses mandements ressemblent aux homélies de l'archevêque de Grenade, mais, ce sont des méchants qui se permettent de semblables discours, et, pour notre part, nous ne voulons pas les croire.
Les méchants disent encore bien d'autres choses; ainsi, par exemple, ils assurent que si les deux honorables qui assistaient au banquet donné chez Lemardelay par Alexis de Pourrières s'occupaient un peu plus de leurs propres affaires et négligeaient tout à fait celles du pays, leurs créanciers seraient contents et que le pays ne s'en trouverait pas plus mal, faut-il les croire? Nous n'en savons vraiment rien.
La graine de niais de l'Anglais et du marchand de bonnets de coton ne trouve plus d'acheteurs, les annonces mirobolantes et les prospectus mirifiques du gérant de commandité ne trompent plus personne.
M. Roulin est devenu un honnête négociant; des choses aussi extraordinaires que celle-là arrivent quelquefois.
Le père des Lézards, l'infortuné Rigobert, trompé par la plupart des nombreux vauriens qu'il avait réchauffés dans son sein, a été obligé de fermer sa boutique; que vont devenir les malheureux reptiles qui trouvaient chez lui les moyens de changer de peau à si peu de frais?
N'oublions pas un avoué qui fit condamner une de ses anciennes maîtresses, coupable seulement de s'être rappelée les leçons qu'il lui avait données jadis, et un avocat qui apprit à un jeune voleur que la toge n'abrite pas toujours des gens irréprochables, le premier est chevalier de la Légion d'honneur, directeur du bureau de charité de son arrondissement, il est éligible, il a des chances pour arriver à la chambre élective; le second, grâce à une faconde inépuisable, est devenu l'un des aigles du barreau moderne; il sera riche un jour et épousera une héritière.
Et le comte palatin du saint-empire romain, et son inséparable ami? le premier a quitté Paris pour éviter d'être mené où l'on vient d'envoyer le second, c'est-à-dire dans une des villes maritimes du midi de la France; on dit même que des rets sont tendus à toutes les entrées de notre bonne ville pour le prendre comme dans un traquenard, s'il tentait d'y revenir.
Les biens de la maison de Pourrières, auxquels Salvador a fait une brèche considérable, ont été remis au fils du malheureux Alexis, mais il est probable que cet infortuné jeune homme n'en jouira pas longtemps; les malheurs et les privations de toute espèce qui ont assailli ses jeunes années ont ruiné sa santé; il ne s'abuse pas sur son sort, il a déjà fait son testament, dans lequel la femme Moulin (qui a réparé, autant du moins qu'elle l'a pu, le mal qu'elle lui avait fait) les deux filles de M. de Riberpré, Malaga et Brigantine et les membres de la famille Louiset n'ont pas été oubliés.
Fortuné a joint à son testament un codicille qui commence ainsi:
«Une femme estimable a porté pendant quelque temps le nom honorable qui bientôt va s'éteindre avec moi, n'ayant pas d'héritiers du sang, et pouvant, sans faire de tort à personne, sans blesser aucuns droits acquis, disposer comme je l'entends de la fortune qui m'est échue en partage, j'institue pour ma légataire unique, universelle, à la charge par elle d'acquitter les legs particuliers énoncés en mon testament: la dame Lucie, née de Casteval, veuve en premières noces de M. le général comte de Neuville, etc., etc.
»En réparant autant que je puis le faire une injustice du sort envers une femme aussi estimable que l'est la veuve du général comte de Neuville, je crois faire une action agréable à la fois et aux hommes et à Dieu.»
Et maintenant, cher lecteur, que nous sommes arrivé au bout d'une assez longue carrière, nous vous rappellerons ce que nous vous avons dit au deuxième volume de cet ouvrage que, lorsque nous nous sommes déterminé à l'écrire, nous voulions prouver ceci: «Que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables, qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui lui est due, que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre, que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu, sont toujours déplorables, qu'il n'est pas de chutes dont on ne puisse se relever, lorsque l'on a du courage...»
Si par l'accueil qu'il fera à notre ouvrage le lecteur nous prouve que, par le récit des aventures de Félicité Beauperthuis, d'Elisabeth Neveux, de Salvador et Roman, de Silvia et de Servigny, nous avons atteint le but que nous nous étions proposé, nous nous tiendrons satisfait, car nous aurons alors la conviction d'avoir écrit un livre utile. Quoi qu'il en soit, comme la tâche que nous nous étions imposée était peut-être au-dessus de nos forces, nous terminons par la formule qui clôt toutes les comédies de l'immortel Calderon.
Excusez les fau de l'auteur.
NOTES:
[1] Maison.
[2] Entrer.
[3] Nom générique de tous les instruments dont se servent les voleurs.
[4] Corde.
[5] Redingote.
[6] J'ai une lanterne sourde, des allumettes et des fausses clés dans les poches de ma redingote.
[7] Froid.
[8] Du courage.
[9] Le vol.
[10] Matin.
[11] Acheter des habits au Temple.
[12] Je me donnerai.
[13] Neuve.
[14] Soierie.
[15] A cheval.
[16] Des cadenas aux fenêtres.
[17] D'entrer.
[18] Porte.
[19] Ouvrir.
[20] Prêtons l'oreille.
[21] Rien.
[22] Donne la chandelle.
[23] La maison est riche.
[24] Beaucoup à prendre.
[25] Pris sur le fait.
[26] Cachons-nous.
[27] Des couteaux.
[28] Hommes.
[29] Cacher.
[30] Lit.
[31] Les tuer.
[32] Des hommes comme il faut.
[33] Langue.
[34] Revient.
[35] Orfévre.
[36] Nous.
[37] Donné sa part.
[38] Oui.
[39] Dix mille francs en billets de banque.
[40] Les billets n'ont pas de nom.
[41] Voyons cette marchandise.
[42] Entends-tu.
[43] Comme ils parlent argot.
[44] Des voleurs.
[45] Des voleurs.
[46] Du grand genre.
[47] Vol.
[48] Regarde.
[49] Boucles d'oreilles.
[50] Bagues.
[51] Epingles.
[52] Chaînes.
[53] Diamants sur papier.
[54] Francs.
[55] Les fausses clés ouvraient bien.
[56] La marchandise.
[57] La cachette.
[58] Nous vendrons plus tard au recéleur.
[59] Qu'ils partent.
[60] A la cachette de ces riches.
[61] Liard.
[62] Le diable.
[63] La marchandise de l'orfévre qu'ils ont volé.
[64] J'en perds la tête.
[65] Fouiller.
[66] Marchandise
[67] Rien.
[68] Camarade.
[69] Mettre le feu dans la maison.
[70] Voleurs.
[71] Voleurs.
[72] Bons voleurs.
[73] Richards.
[74] Voler.
[75] Mouchards.
[76] Bêtise.
[77] Mouchards.
[78] Bisque.
[79] Les regarder.
[80] Caché.
[81] Marchandise.
[82] Si riche.
[83] Aux galères.
[84] C'est être fou.
[85] Des vols de cinquante mille francs à vendre au recéleur.
[86] Un vol.
[87] Te manger le cœur.
[88] Paris.
[89] Plus peur du froid.
[90] Culotte.
[91] Redingote.
[92] Epaules.
[93] Voleurs d'objets de peu d'importance, de mouchoirs, etc.
[94] Connaître et favoriser les ruses des voleurs.
[95] La police.
[96] Le voleur qui a déjà subi quelques condamnations.
[97] Bienvenue.
[98] Vol.
[99] Taisez-vous, ou faites silence.
[100] Ecoutez.
[101] Minuit sonne à la ville, l'instant du départ.
[102] Voleurs de poches.
[103] Fouillerez dans les poches.
[104] Entrée.
[105] Sortie.
[106] Sans crainte vous mêler dans la foule.
[107] Agents de police.
[108] Des voleurs avaient donné ce surnom à un agent de police assez adroit, qui ordinairement en arrêtait deux à la fois.
[109] Signal pour avertir un complice de cesser, qu'il est en danger d'être pris.
[110] Prend sur le fait.
[111] Voilà vos billets d'entrée, déguisez-vous avec des lunettes.
[112] Au hasard.
[113] Les boutiques bonnes à être enfoncées.
[114] Noms de certains instruments de voleurs effractionnaires.
[115] Voleurs, qui avec un mouchoir attrapent un passant par le cou, le portent ainsi sur les épaules pendant qu'un camarade s'occupe à le dévaliser de manière à le laisser quelquefois nu et sans vie sur la voie publique.
Lorsque la victime est morte, ce qui arrive souvent, les charrieurs à la mécanique jettent le cadavre dans le canal; car c'est ordinairement dans ses environs qu'ils exercent leur horrible industrie.
[116] Saisir à l'improviste.
[117] Voiture.
[118] Voleurs qui attaquent les ivrognes tombés ivres morts sur la voie publique.
[119] Enfants.
[120] Manteaux.
[121] Tromperie, mauvaise foi.
[122] Riche.
[123] Clé.
[124] Il y aura du butin cette nuit.
[125] Domestiques.
[126] Aller voler.
[127] Forcez les boutiques et les chambres.
[128] Assassinez les bourgeois et les jetez à la rivière, mais apportez ici l'argent, les montres, l'argenterie, les marchandises; je vendrai le tout et je prendrai double part pour moi.
[129] Faire la part à ces donneurs d'affaires qui ne travaillent que de la langue, ils nous donnent des vols à faire qui ne sont pas mauvais, mais pour notre manière, nous trouvons en nous promenant ce qu'il nous faut.
[130] Les maîtres.
[131] Condamner à vie ou à mort.
[132] Jouer si gros jeu.
[133] Méprisent.
[134] De hardiesse.
[135] Vous ne donneriez rien à ces faiseurs d'embarras.
[136] Des poltrons.
[137] Vous ne diriez pas de pareilles sottises si vous les aviez vus voler.
[138] Assassineraient.
[139] Prendre.
[140] En médire.
[141] Tuer.
[142] Discours.
[143] Me prêter la main.
[144] Est-ce de bonne foi.
[145] Vol.
[146] Danger.
[147] Suivra.
[148] Logent.
[149] Cachette.
[150] Sortir.
[151] Assassinera.
[152] Tués.
[153] Entrera.
[154] Assassiner.
[155] Voler.
[156] Volez.
[157] Un voleur nommé Capahut, qui a désolé fort longtemps les environs de Paris, et qui a terminé sa carrière sur l'échafaud, avait l'habitude de ne jamais voyager qu'à cheval. Lorsqu'il revenait du travail (de voler) et qu'il était accompagné d'un de ses complices, malheur à celui-ci si les partages étaient faits. Lorsque Capahut et son complice étaient arrivés dans un lieu écarté, le premier laissait tomber quelque chose sur la route, puis il piquait son cheval de manière à le faire caracoler; au moment où il voulait descendre, son camarade se baissait pour lui éviter cette peine, Capahut saisissait alors un pistolet, et son complice avait cessé de vivre.
[158] Tuer.
[159] Taisez-vous, on frappe à la porte.
[160] Est-elle belle la dame.
[161] Boucles d'oreilles.
[162] Chaîne ou collier.
[163] Quel beau manteau sur ses épaules.
[164] Vue.
[165] Camarades.
[166] Volée d'autorité.
[167] Rien.
[168] Fermer la boutique.
[169] Silence.
[170] Je lui couperai le cou.
[171] Un verre d'eau-de-vie.
[172] Qu'elle est bien la femme.
[173] Que de voir une femme du grand genre dans la maison (tapis est ici employé pour maison).
[174] On ne rencontre pas la calège sur la voie publique, elle n'est pas cependant une femme honnête, ses appas sont la marchandise qu'elle débite; mais elle vend très-cher ce que ses pareilles, d'un étage inférieur, livrent à un prix modéré, sa toilette est plus fraîche, ses manières plus polies, mais ses mœurs sont les mêmes.
[175] Entrez dans la cachette, la patrouille arrive ici.
[176] Association de voleurs distingués.
[177] Voleur distingué.
[178] Se trouve sous le coup d'une condamnation.
[179] Guinguette mal famée à la Courtille.
[180] Maison du même genre à la place Maubert. Nous aurons occasion de parler de cette maison, qui est une des plus hideuses plaies de la capitale.
[181] Le vol dans les poches.
[182] Le vol à l'intérieur et à l'étalage des boutiques.
[183] Voleurs effractionnaires qui se servent de pinces, de fausses clés, etc.
[184] Voleurs qui s'introduisent par les fenêtres et à l'aide d'escalade, dans les appartements qu'ils ont l'intention de dévaliser.
[185] Les roulottiers sont ceux qui volent les malles, valises, etc., placées sur les voitures publiques et autres.
[186] Tout le monde connaît l'histoire du nommé Cognard, forçat plusieurs fois évadé du bagne. Cognard était si bien en cour, qu'à Gand, le duc de Berri le présenta lui-même à Louis XVIII, qui attacha sur la poitrine du prétendu comte de Pontis de Sainte-Hélène, sa propre croix de Saint-Louis.
Guy de Chambreuil était un individu de même étoffe.
Ces deux individus n'étaient pas les seuls qui, à la même époque, occupaient des places à la cour, nous citerons parmi plusieurs autres dont les noms nous échappent, les nommés: de Fénélon, qui prétendait appartenir à la même famille que l'illustre auteur de Télémaque. Cet individu, qui avait été détenu sept années à Bicêtre, était gentilhomme de la chambre; Jalade, faussaire libéré, après avoir subi huit années de travaux forcés, feutier en chef; Morel, évadé du bagne de Brest, employé au secrétariat des commandements du roi; Stévenot, aussi évadé du même bagne, colonel d'un régiment de ligne; Ménégaut, dit de Maugenest, qui après avoir subi quatre ou cinq condamnations, s'était fait poëte de cour, et qui chantait les Bourbons après avoir chanté la république et l'empire.
[187] Du sang.
[188] Beaucoup.
[189] Assassin de profession.
[190] Axiome des voleurs israélites dont le sens est trop clair pour qu'il soit nécessaire d'en donner la traduction.
[191] Lit de camp.
[192] Les bons voleurs.
[193] Matelas.
[194] La salle du bagne de Toulon qui porte ce numéro, est consacrée aux forçats les plus dangereux.
[195] Au travail.
[196] L'insolent.
[197] Un chrétien.
[198] Forçat.
[199] Que je te tue.
[200] Je le tuerai.
[201] Homme.
[202] Poltron.
[203] Un faussaire.
[204] Fasse découvrir un projet d'évasion.
[205] Du courage et feu sur les gendarmes ou nous sommes pris.
[206] Bourreau.
[207] Escrocs qui, lorsqu'ils jouent, savent corriger la fortune.
[208] Voleurs qui font contribuer un individu en le menaçant de mettre le public ou l'autorité dans la confidence de sa turpitude.
[209] Une réunion de fripons.
[210] Signal que fait un compère à celui qui tient les cartes, afin de lui indiquer le jeu de son adversaire.
[211] La dupe a beaucoup d'argent.
[212] Le tromper.
[213] Mon véritable nom n'est pas plus compromis que mon nom supposé.
[214] Anciens élèves du collége de Sainte-Barbe.
[215] Historique.
[216] Belle Laverna, donne-moi les moyens de tromper, de passer pour un homme de bien; couvre d'un nuage épais, d'une nuit obscure mes secrètes friponneries.
[217] On appelle ainsi les deuxième et troisième dimanches de carême, ce nom leur vient du premier mot de l'introït de chaque dimanche. Voyez Mathieu Laensberg, consultez même au besoin le bedeau de votre paroisse.
[218] Historique.
[219] Historique.
[220] Historique.
[221] Historique.
[222] Laide.
[223] Une femme qui rapporterait beaucoup d'argent.
[224] Les filles publiques nomment ainsi les registres sur lesquels on inscrit leur nom.
[225] En 1816 on découvrit à Batignolles-Monceaux, dans un fond qui existait où se trouve actuellement la mairie, des cendres et des débris de branchages et de feuilles sèches qui avaient dû être disposés en forme de lit, et sur lesquels se trouvaient les restes informes d'un cadavre; le lit avait été tout à fait consumé, et il ne restait plus du cadavre que des ossements entièrement calcinés. On trouva parmi ces tristes restes, deux lames de rasoirs, quelques boutons de métal et une boucle de pantalon. La tête du cadavre était tout à fait méconnaissable.
Les hommes de l'art prétendirent que le feu avait été alimenté, soit par des essences, soit par d'autres matières inflammables, et, en effet, il avait été si considérable que le feuillage des arbres environnants était à demi brûlé.
Cette découverte provoqua de la part de la police des recherches nombreuses qui demeurèrent sans résultats; on ne put jamais savoir si un crime avait été commis, ou si l'on ne devait déplorer qu'un suicide commis dans des circonstances extraordinaires; quoi qu'il en soit, on ne put jamais trouver le mot de cette énigme.
[226] Assassinat.
[227] Presque tous les malfaiteurs, voleurs ou assassins de profession, sont excessivement superstitieux, ainsi ils croient aux songes, aux présages, à l'influence des jours; beaucoup ne voleront pas un vendredi, ou si en sortant de leur gîte ils ont rencontré un prêtre, ou s'ils ont renversé une salière; mais s'ils trouvent un morceau de fer, ils seront audacieux et entreprenants.
[228] Celui qui s'est fait du jeu un métier et qui, lorsqu'il joue, friponne son adversaire.
[229] Maison où l'on se réunit pour jouer et pour exploiter des joueurs inexpérimentés.
[230] Indicateurs de vols.
[231] Voleur.
[232] Voleur qui dévalise les appartements à l'aide de fausses clés.
[233] Le vol.
[234] Fripon chargé de découvrir des dupes.
[235] Découvrir.
[236] Costumé.
[237] Tout le monde sait que le nom de rat et de raton ont été donnés aux dames du corps de ballet de l'Académie royale de musique.
[238] De tous les mots qui composent le vocabulaire des malfaiteurs, celui-ci est peut-être celui qui rend de la manière la moins complète l'idée qu'il veut exprimer.
[239] Source principale de Baden.
[240] Reconnu pour ce qu'il était.
[241] Historique.
[242] On se rappelle qu'il y a quelques années les matinées dansantes de madame d'Appony avaient obtenu la plus grande vogue.
[243] Il existe effectivement au bois de Boulogne une allée qui porte ce nom, un écriteau l'indique aux promeneurs.
[244] Voleurs.
[245] Voler de nouveau.
[246] Les personnages que nous mettons en scène ne sont pas tous des personnages inventés; et si quelques-uns d'entre eux paraissent un peu trop excentriques: ce n'est pas nous qu'il faudra accuser. Ainsi, par exemple, le vieillard dont nous parlons en ce moment est un personnage très-réel, que ceux de nos lecteurs qui ont visité les bons pauvres de Bicêtre ont sans doute remarqué; il est en réalité âgé de quatre-vingt-quatre ans; il a, ainsi que nous le disons, passé les deux tiers de cette longue existence dans les bagnes et dans les maisons centrales; et cependant, à l'heure qu'il est, il possède encore toutes ses facultés, et il est plus vigoureux que beaucoup d'hommes moins âgés que lui, et dont tous les jours se sont écoulés au milieu de toutes les aisances de la vie.
Le nom que nous lui donnons n'est pas le sien: il appartient à un homme qui rendit des services à la police, après avoir exercé longtemps la profession de voleur. Etre voleur, et se nommer Cadet Filoux! il faut en convenir, les jeux du hasard sont quelquefois bien bizarres!
[247] Mauvais lieu.
[248] Camarades.
[249] Argent.
[250] Vendre au recéleur.
[251] Lieux où se réunissent les malfaiteurs.
[252] Celui qui, dans l'exercice de la profession de voleur, n'a jamais trahi ses camarades. C'est le plus bel éloge qu'un voleur puisse faire d'un camarade.
[253] Fameuse recéleuse qui habitait, il y a quelques années, la rue de Grenelle-Saint-Honoré, et qui exerça pendant un laps de temps très-considérable sans se laisser prendre sur le fait. Sa physionomie, qui avait quelque ressemblance avec une tête de mort, lui avait valu le surnom sous lequel elle était généralement connue.
[254] Marchand d'habits et recéleur qui habitait à la même époque le quartier de la Sorbonne. Il se nommait Lesage, et les voleurs, je ne sais pour quelles raisons, l'avaient surnommé la Pomme-Rouge. Il est mort au bagne.
[255] Recéleur très-connu du marché Saint-Martin. Son surnom lui venait de ce qu'il puisait dans un pot l'argent avec lequel il payait ses acquisitions. Les voleurs, qui ne respectent rien, s'emparèrent un beau jour du pot et de tout ce qu'il contenait. Le malheureux recéleur ne put supporter un aussi épouvantable malheur. Il mourut de désespoir.
[256] Morts.
[257] Parlent pas.
[258] Bien avant qu'il ne fût question en France de Roberts Burck et des résurrectionnistes d'Edimbourg, des scélérats dont les noms sont souvent cités dans les annales de la police, les nommés Nifflet, Casque, Filoufi, Postillon, Lorgnebé, Lasonde, Brasseur et Barbaro, faisaient métier de voler les cadavres récemment inhumés, pour les vendre aux chirurgiens et aux étudiants en médecine. Mais fort souvent, en enlevant la nuit dans les cimetières ces cadavres, ils enlevaient un vieillard à la place d'un adolescent, un sujet masculin pour un féminin; alors leurs clients ne voulaient plus leur payer le prix convenu: de là des mécomptes pour ces scélérats qui ne touchaient que deux ou trois pièces de cinq francs, lorsqu'ils comptaient sur une somme beaucoup plus forte.
Alors ils se mirent, afin de pouvoir servir leur clientèle à souhait, à étrangler la première personne, telle qu'on la désirait, qu'ils rencontraient la nuit dans la rue. Ce fut à cette époque que fut inventé le charriage à la mécanique. Ils avaient double chance: la première, la dépouille de la victime; la seconde, la vente de son cadavre.
[259] Dénoncer.
[260] Cachette, lieu de rendez-vous ignoré.
[261] Signal.
[263] Agent de la police de sûreté, qui ne reçoit pas une solde fixe, mais seulement une gratification proportionnée à l'importance et à l'utilité des renseignements qu'il donne, ou des captures qu'il fait faire.
[264] Agent de sûreté reconnu et avoué par la police.
[265] Voleurs.
[266] Dénonciateur.
[267] Gardiens.
[268] Mouchard.
[269] Un nommé Clérambourg fut assassiné au bal des Nègres, guinguette mal famée des Champs-Elysées, pour avoir empêché la fille Louison, surnommée la blagueuse, avec laquelle il vivait, de porter des secours à son amant, le nommé Lartifaille, condamné à vingt-quatre ans de fers
[270] Ne dénonçaient pas leurs camarades.
[271] Volé.
[272] Peur.
[273] Celui avec lequel on avait commis un ou plusieurs vols.
[274] La place publique.
[275] Dénoncer.
[276] Camarades.
[277] Courage.
[278] Mouchards.
[279] Voleur.
[280] Pris sur le fait, en flagrant délit.
[281] Il dénonce ses camarades.
[282] De lieux où un voleur puisse trouver un asile et des ressources en cas de besoin.
[283] De la maison centrale.
[284] Du bagne.
[285] De prison.
[286] Entrez dans la cachette.
[287] Provenant de vols et démarqués.
[288] Pot de faïence brune pouvant contenir un ou deux litres de vin.
[289] Voleurs.
[290] Assassins.
[291] La mère Rousselle, cordonnière de la rue de la Vannerie, chez laquelle se fournissaient autrefois tous les voleurs. Les souliers qui sortaient des magasins de la mère Rousselle étaient très-reconnaissables, et la valeur morale de la clientèle de cette cordonnière était si bien appréciée, qu'un juge interrogateur, attaché au petit parquet, M. Limodin, avait pris l'habitude d'envoyer de suite en prison tous ceux qui étaient amenés devant lui, ayant aux pieds des souliers de la mère Rousselle.
[292] La mère.
[293] Camarades.
[294] Ne remue pas tant la langue, malheureux.
[295] Manger mon souper.
[296] La police.
[297] La cachette.
[298] Bien mis.
[299] De chemises sur les épaules.
[300] Nu ou presque nu, comme des nageurs.
[301] Habits en mauvais état.
[302] Aux pieds des savates percées,
[303] Souper.
[304] Voleur misérable, d'objets de peu d'importance.
[305] Mangeras.
[306] Vin.
[307] Pain.
[308] Viande.
[309] Nez.
[310] Bavardez.
[311] Du bruit, du tapage.
[312] Ferme la boutique.
[313] Table.
[314] Condamné à mourir sur la roue.
[315] Crier.
[316] Dénoncer leurs camarades.
[317] Voleur.
[318] Poltron.
[319] Bon.
[320] Métier.
[321] Prison.
[322] Bagne.
[323] La guillotine.
[324] Ne disait pas tout ce qu'il sait.
[325] Mouchards.
[326] Juges.
[327] L'avocat du roi.
[328] Traîtres, dénonciateurs.
[329] Le grand et le petit Châtelet.
[330] Cette punition était infligée au patient, entre les deux guichets de la prison, considéré comme lieu de liberté.
[331] Enfant.
[332] Fouet.
[333] La marque.
[334] Galères.
[335] Prisons.
[336] Bâton.
[337] Tous ces noms sont ceux de voleurs célèbres.
[338] Voleurs.
[339] L'assassinat.
[340] Nom d'une certaine catégorie de voleurs israélites, qui savent vendre très-cher une croix d'ordre, garnie de pierreries fausses.
[341] Des marchands de paroles absurdes, de bêtises.
[342] Voleur.
[343] Prison.
[344] Qui vous apprennent toutes les ruses du métier de voleur, qui vous enlèvent tous vos scrupules, en un mot, qui font d'un honnête homme un coquin.
[345] Condamnés aux travaux forcés à perpétuité ou à mort.
[346] Travailler.
[348] J'ai toujours de l'argent dans mes poches, montre d'or, chaînes, bagues et beaux habits.
[349] Travailler rudement du matin à la nuit pour gagner cinquante sous par jour que de voler.
[350] Je travaille.
[351] Un nègre.
[352] En état d'ivresse.
[353] Du bourgeois.
[354] Des camarades.
[355] Sur le banc des assises et condamné.
[356] Vol.
[357] Francs.
[358] Banquier.
[359] Vieux.
[360] Receleuse.
[361] Ne lui mettaient pas quelque pièces d'or dans la poche.
[362] De mourir de faim.
[363] Voleurs du grand genre.
[364] Fait de l'embarras.
[365] Mourir.
[366] Sa vie.
[367] La peur.
[368] Soldats.
[369] Gendarmes.
[370] Mouchards.
[371] Et des juges.
[372] Matin.
[373] Dormira.
[374] Nuit.
[375] Lit.
[376] Frapper.
[377] Porte.
[378] Le cœur.
[379] Gagné.
[380] Travaillant.
[381] Des diables.
[382] Voleurs.
[383] Si mauvais.
[384] Honnêtes gens.
[385] Prends.
[386] Argent.
[387] La surveillance.
[388] Les mots de la langue usuelle qui accompagnent ceux du langage argotique donnent souvent à ces derniers une signification complexe; ainsi ici affranchir est mis pour lorsque j'ai commis mon premier vol, puis un deuxième.
[389] Historique, rigoureusement historique.
[390] Volait pas.
[391] De niais.
[392] Forçat.
[393] Voleur.
[394] Cesser de voler, devenir honnête homme.
[395] Voleurs.
[396] Travailler.
[397] La maison connue sous le nom des Quatre Billards ou du Caveau, est située sur le boulevard du Temple.
Des apprentis qui ont quitté leur maître après leur avoir dérobé des sommes quelquefois considérables, des domestiques chassés de leur place, des ouvriers qui tout en ayant l'air de chercher du travail prient le ciel de n'en pas trouver, des voleurs de profession et des prostituées du dernier étage, en un mot, tous les éléments dont se compose la plus hideuse crapule, sont les habitués ordinaires de cet établissement dont l'existence n'est sans doute tolérée que parce que la police y trouve souvent l'occasion d'y faire d'importantes captures; malheur au provincial qui par hasard entre dans ce repaire, pour peu qu'il soit joueur, il n'en sortira que complétement dépouillé de tout ce qu'il possédait d'argent; bienheureux s'il n'y laisse pas sa montre et sa redingote; et qu'il ne s'avise pas de se plaindre, les habitués de cette maison, qui ne sont pas endurants, lui feraient un mauvais parti, et les voisins dont il réclamerait l'assistance, lui répondraient qu'il ne lui est arrivé que ce qu'il méritait, et que lorsqu'on ne veut pas courir le risque d'être mordu par les loups, il ne faut pas aller où ils se trouvent.
[398] Petits voleurs.
[399] Voleurs du grand genre.
[400] La receleuse.
[401] Commissaire de police.
[402] Préfecture de police.
[403] Vagabond.
[404] A la Force.
[405] Voleur.
[406] Bon voleur.
[407] Là, de bonne foi, vieux.
[408] Qu'on s'est mis à voler.
[409] Honnête homme.
[410] Condamné à cinq années de fers pour un vol avec effraction dans une maison habitée.
[411] Travaux forcés.
[412] Ses papiers de forçat libéré.
[413] Sa surveillance.
[414] Vieux.
[415] Jugement.
[416] Ville.
[417] Village de la Normandie.
[418] Devenir honnête homme.
[419] Paris.
[420] Que je vole pour manger.
[421] Forçat libéré.
[422] Les honnêtes gens.
[423] Le traître, le dénonciateur.
[424] Dénoncé, fait connaître pour ce qu'il était.
[425] Vieux.
[426] Vous ne me reconnaissez pas.
[427] Vieux.
[428] Venez boire un verre de vin.
[429] Marchand de vin.
[430] Bouteille.
[431] Bêtises.
[432] Mort.
[433] Dieu.
[434] Des chiens.
[435] Dévot.
[436] La peur.
[437] En enfer.
[438] Le diable.
[439] Le faire rôtir.
[440] De mourir.
[441] Petit voleur.
[442] Voleur du grand genre.
[443] Malin.
[444] Vieux.
[445] Vieux.
[446] Vin.
[447] Remarqué la vieille.
[448] Orfèvre.
[449] Prendre d'autorité.
[450] Volé.
[451] Femme qui achète aux voleurs.
[452] Tuer.
[453] Tuer.
[454] Entrer.
[455] Une foule de domestiques du diable.
[456] Donnaient pas dix billets de banque de mille francs, vous les dénonceriez.
[457] Niais, nigaud.
[458] Tête. La sorbonne, dans le langage des individus semblables à ceux qui sont mis en scène dans ce chapitre, est la tête qui pense, qui médite; la tronche est la tête lorsque le bourreau l'a séparée du tronc. Nous croyons qu'il serait difficile d'exprimer d'une manière à la fois plus concise et plus énergique, deux idées aussi dissemblables.
[459] Promène à la campagne.
[460] Jours.
[461] Moitié.
[462] Tromper.
[463] Couteau.
[464] Cœur.
[465] Tuer.
[466] Assassiner.
[467] Mauvais camarade.
[468] Tuer.
[469] Silence, taisez-vous.
[470] Tuons.
[471] Tuerons.
[472] La receleuse.
[473] Fouillerons.
[474] Beaucoup à prendre.
[475] Maison.
[476] Couteaux.
[477] Misérables.
[478] Brûle.
[479] L'heure.
[480] Du départ.
[481] Cadavres.
[482] Mourir.
[483] Vendaient.
[484] Vendre.
[485] Défigurer.
[486] Reconnus.
[487] Malin.
[488] Mouchards.
[489] Nom.
[490] Vin.
[491] Camarades.
[492] Jetterons.
[493] Eau.
[494] Trous.
[495] Nuit.
[496] Les femmes ne sont pas revenues à la maison, la recéleuse dort dans son comptoir.
[497] Homme.
[498] Rue.
[499] Corde.
[500] Jette.
[501] Reviens.
[502] Foule.
[503] Nous croyons cette note parfaitement inutile, cependant nous la plaçons ici; car nous ne voulons pas que nos amis s'amusent à chercher dans nos écrits ce qu'ils n'y trouveraient pas; nous nous servons après beaucoup d'autres d'une anecdote dramatique, rapportée par les frères Parfaict dans leur Histoire du Théâtre-Français, et dont l'abbé Pellegrin, auteur dramatique dont on ne parle plus, est le héros, nous l'habillons d'un costume à la mode, voilà tout.
[504] Instrument de voleurs qui sert à briser les portes.
[505] Fausse clé.
[506] Saint Marsault jouit d'une réputation colossale dans nos provinces du midi. Entre autres prières qu'on lui adresse, voici celle des paysans limousins, qui nous a paru originale. «Monsiour saint Marsao, nostra bon fondateur, preya pour nous Nostra Seigneur, qu'il nous veuille bien garda nostra raba, nostra castagna, nostra fama, alleluia!—N. B. La raba est une espèce de navet-rave qu'ils aiment beaucoup, et dont ils se nourrissent sans se donner la peine de le faire cuire: c'est ce qui fait qu'on les appelle Mâche-rabes, ou Raphanophages. Lorsqu'ils en ont le corps plein, leur voisinage n'est pas sans inconvénient (pour nous servir de l'expression du célèbre M. Aymes): témoin Rabelais, liv. II, chap. VI; où Pentagruel parlant de l'écolier Limosin qui s'était conchié pendant que ce géant l'avait tenu à la gorge: «Au diable le Mâche-Rabes tant il pue, dit-il.»
[507] Les nababs étaient les gouverneurs héréditaires des provinces de l'empire du Grand Mogol, et par extension on donne ce sobriquet à l'Anglais qui fait fortune aux Indes, et qui revient en Angleterre riche des vices acquis par l'exercice d'un long despotisme et une existence égoïste et sensuelle.
[508] Cipayes, nom que l'on donne aux soldats indiens au service de l'Angleterre.
[509] Capahut et ses complices terminèrent sur la place de Grève leur exécrable carrière, en l'an IV de la république.
Nous ferons remarquer à nos lecteurs un fait dont la raison nous échappe, c'est que les repaires qui existaient il y a 50 ans et plus, sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient alors, c'est-à-dire des lieux de réunion de malfaiteurs, il semble qu'il existe dans ces lieux une attraction qui amène les générations nouvelles sur le terrain brûlant qui a englouti leurs devanciers.
A la bande du père Cornu, succéda dans la maison des voleurs celle de Blaise le petit Christ dit Sans Pitié, dont les crimes épouvantèrent longtemps les départements de la Seine et de Seine-et-Oise.
[510] Historique.
[511] Hommes.
[512] Coucher.
[513] Misère.
[514] Nuit.
[515] Vieux.
[516] Mendier.
[517] Fermes.
[518] Châteaux.
[519] Oui.
[520] Ceinture.
[521] Ventre.
[522] Vide.
[523] Vue.
[524] Dit.
[525] Père.
[526] Orfèvre.
[527] Maison.
[528] Eglise.
[529] Fait sans résultats fâcheux.
[530] Père.
[531] Eglise.
[532] Dévalisée.
[533] Mère.
[534] Chats.
[535] De danger.
[536] Donne.
[537] Rien.
[538] Ecoutez.
[539] J'entends crier.
[540] La voix.
[541] Le couteau.
[542] Il y a eu du péril, le vol de l'église est manqué, le père est revenu.
[543] Signal.
[544] De la prudence.
[545] Un homme bon à dévaliser.
[546] Hommes.
[547] Hommes exerçant toutes les professions illicites auxquels on ne peut se fier.
[548] Travailler.
[549] Suspect ou être mis en prison.
[550] Petites filles.
[551] Dire.
[552] Coffret.
[553] Pesait beaucoup.
[554] Coffret.
[555] Les deux coureurs de campagne nous entendront si on tue l'homme en question.
[556] Tuer.
[557] Témoins.
[558] Tuer.
[559] Sang.
[560] Eglise.
[561] Faites le dévot, l'homme timoré.
[562] Discours.
[563] J'assassinerais dix individus pour prendre le coffret.
[564] Ma sœur.
[565] Tuer.
[566] Assassiner.
[567] Un agent de police.
[568] Cheval.
[569] Cabriolet.
[570] Et les habits de l'homme qui s'est sauvé.
[571] Ce que vulgairement on nomme une pile ou une danse.
[572] Forçat.
[573] Faussaire.
[574] Hommes.
[575] Courage.
[576] Gaieté.
[577] Reconnu.
[578] Peur.
[579] De la police.
[580] Shakspeare, monologue d'Hamlet.
[581] De la dévotion aisée.
[582] Nos lecteurs n'ont pas oublié que les journaux du temps rendirent compte de l'attentat dont Silvia faillit être la victime, et des événements qui suivirent.
[583] On se rappelle que la femme Moulin, à laquelle avait été confié le jeune Fortuné, voulant s'approprier les sommes que lui envoyait Alexis de Pourrières, avait laissé ignorer à cet enfant, qu'elle avait fait passer pour le fils d'une sœur morte pauvre, le secret de sa naissance.
[584] Dieu.
[585] Voler.
[586] Le fruit du vol.
[587] Sauvez-vous, l'affaire est manquée.
[588] Deux verres d'eau-de-vie.
[589] Ivre.
[590] Figures.
[591] Vues.
[592] De tuer une femme déguisée en homme.
[593] Vous ne parlez pas l'argot.
[594] Assassinat.
[595] Niais, honnête homme.
[596] Arrêtés.
[597] Arrêtés.
[598] Quelques litres d'eau-de-vie.
[599] Traître.
[600] Misérable.
[601] Rire.
[602] Voler.
[603] Heure.
[604] Boire.
[605] Chandelle.
[606] Payer.
[607] Litres d'eau-de-vie.
[608] Voler.
[609] Voler.
[610] Mains.
[611] Camarades
[612] Pris sur le fait.
[613] Traître.
[614] Tuer.
[615] Arrêter.
[616] Mouchards.
[617] Agents de police.
[618] Dénonciateurs.
[619] Traîtres.
[620] Lâches.
[621] Malins.
[622] Domestiques.
[623] De l'argent.
[624] La mère.
[625] Riche recéleuse.
[626] Ici.
[627] Vol.
[628] Prendre son argent.
[629] Mère.
[630] Arrêtée.
[631] De la police.
[632] Lier.
[633] Francs.
[634] Voleurs.
[635] Me sauver.
[636] Donne.
[637] Beaux billets de banque.
[638] Billets.
[639] Traître.
[640] La première des voitures qui portent ce nom fut construite à Lyon pour amener à Paris un voleur célèbre nommé Josas.
Cette voiture, ainsi que celles que l'on construisit sur son modèle était en osier, de là le nom de panier à salade.
[641] On appelle ainsi de vaste pièces souterraines dont on peut voir les fenêtres garnies d'énormes barreaux de fer sur le quai de l'Horloge, et dans lesquelles les prévenus extraits des diverses prisons de la capitale sont déposés pour attendre le moment de paraître devant le magistrat instructeur.
[642] Peintre en lettres très-renommé.
[643] Axiome des saltimbanques et des bateleurs.
[644] Vous demanderez, aux spectateurs de nos exercices, de quoi acheter des bonbons à la troupe.
[645] Bouteille.
[646] Le faire connaître pour ce qu'il était.
[647] Père.
[648] Donne.
[649] Lettre.
[650] Gagner de l'argent.
[651] Bien.
[652] Moi.
[653] Belle nuit.
[654] Police.
[655] Venue.
[656] Maison.
[657] Traître.
[658] Nous avait dénoncés.
[659] Fait connaître.
[660] Secret.
[661] Cachette.
[662] Camarades.
[663] Arrêtés.
[664] Forçat.
[665] Mouchard.
[666] Manger.
[667] Donné dix mille francs.
[668] Main.
[669] Sauver.
[670] A cette heure.
[671] Cachée.
[672] Gendarmes.
[673] Soldats.
[674] Mouchards.
[675] Commissaire de police.
[676] Juges.
[677] Bons enfants.
[678] Gagner de l'argent.
[679] Peur.
[680] S'amusent.
[681] Paris.
[682] Prison.
[683] Arrêtés.
[684] Faire des révélations.
[685] Dénoncer leurs camarades.
[686] Voleurs.
[687] Assassin.
[688] Tuer.
[689] Femme.
[690] Eau.
[691] Foule.
[692] Entrer.
[693] Moi.
[694] Pris.
[695] Contes.
[696] Voler.
[697] Campagne.
[698] Voleur.
[699] D'être arrêtés.
[700] Sauver.
[701] Voler.
[702] Paris.
[703] Enfant.
[704] Mère de Dieu.
[705] Mouchard.
[706] Camarade.
[707] Voleur.
[708] Police.
[709] Préfecture de police.
[710] Traître.
[711] Juges.
[712] Paris.
[713] Mouchard.
[714] Arrêter.
[715] Bêtises.
[716] Je suis devenue honnête.
[717] En prison.
[718] Voleur du grand genre.
[719] Froid.
[720] Partir.
[721] Bon feu.
[722] Bois.
[723] La maison du diable.
[724] Se plaindre.
[725] Misérable.
[726] Route.
[727] Gendarme.
[728] Dormez.
[729] Maître.
[730] Commis voyageur.
[731] Voyage à cheval.
[732] A l'auberge.
[733] Gendarmes.
[734] Papiers de sûreté.
[735] Portefeuille.
[736] Billets de banque.
[737] Cheval.
[738] Vol.
[739] Bon.
[740] Maître.
[741] Rentrons à la maison, je meurs de faim.
[742] Un bon feu.
[743] Fait.
[744] Vol.
[745] Le maire.
[746] Commissaire de Police.
[747] D'une foule.
[748] Agents de police.
[749] Venus.
[750] Matin.
[751] Maison.
[752] Femme.
[753] Arrêtées.
[754] La prison de Versailles.
[755] Lorsqu'elle suppose qu'une maison sert de retraite à des malfaiteurs, ou qu'elle appartient à un recéleur, la police y établit plusieurs agents qui sont chargés d'arrêter tous ceux des individus qui s'y présentent dont les allures suspectes peuvent justifier cette mesure, c'est ce qu'on appelle établir une souricière. Cette ruse que tous les voleurs connaissent, réussit cependant presque toujours, il ne vient que rarement à celui qui va visiter un ami ou vendre à un recéleur l'objet, quel qu'il soit, qu'il vient de voler, la pensée de prendre préalablement quelques renseignements dans les environs, les malfaiteurs sont, grâce à Dieu, les gens les plus imprévoyants qu'ils soit possible d'imaginer.
[756] A l'auberge.
[757] Mère.
[758] Sœurs.
[759] Faire des révélations.
[760] M'aime trop.
[761] Filles.
[762] Compromis.
[763] Maison.
[764] Témoins.
[765] Donner de nouvelles forces à l'accusation qui pèse sur elles.
[766] Femme.
[767] Hors de péril. Ainsi que nous l'avons déjà dit, les divers mots qui composent le jargon argotique empruntent souvent un sens aux mots de la langue usuelle qui les précèdent ou qui les suivent.
[768] Témoins.
[769] Tuer.
[770] Volons.
[771] Dénoncés.
[772] Homme.
[773] Sauvé.
[774] Nous.
[775] Habits.
[776] Cabriolet.
[777] Cheval.
[778] Donnez.
[779] Francs.
[780] donne.
[781] Un bon conseil, un avis salutaire.
[782] Bonne.
[783] Payez.
[784] Malin.
[785] Très-malin.
[786] De la police.
[787] Faites.
[788] D'affaires équivoques.
[789] La sacoche.
[790] Argent.
[791] Francs.
[792] Jours.
[793] Pieds.
[794] Cheval.
[795] Père.
[796] Se promener.
[797] Route.
[798] Camarades.
[799] Rentrera.
[800] Nuit.
[801] Parlant.
[802] Homme.
[803] Du courage.
[804] Boire.
[805] Souper.
[806] Dormira bien.
[807] Le cadavre.
[808] A la maison.
[809] Père.
[810] Vieux.
[811] Lui mettre les deux mille francs dans la main.
[812] Assassiner: mézière est un terme de mépris appliqué par les voleurs et les assassins à tous ceux qui n'exercent pas leur profession.
[813] Sous la main, à notre disposition.
[814] Bon.
[815] Mère.
[816] Pieds.
[817] Dieu.
[818] Mes filles, mes enfants.
[819] Assassinera.
[820] Niais.
[821] La Sainte-Vierge, la mère de Dieu.
[822] Le souper.
[823] La table.
[824] Le niais, l'imbécile.
[825] Il dort.
[826] Assassins.
[827] Agents de police.
[828] Arrêtées.
[829] Mouchards.
[830] Commis voyageur.
[831] L'auberge.
[832] Son souper.
[833] Cheval.
[834] Silence.
[835] Cessez.
[836] Assassins de grand chemin.
[837] Bourse.
[838] Nez.
[839] Tu parles l'argot.
[840] Voleur.
[841] Riches.
[842] Parlent l'argot.
[843] Nous.
[844] Bourse.
[845] Portefeuille.
[846] Coupe les jarrets du cheval.
[847] Il y a beaucoup.
[848] En route.
[849] Nous partagerons.
[850] Auberge.
[851] Son cœur bat encore.
[852] Père.
[853] Imbéciles.
[854] Route.
[855] Homme du métier.
[856] La mort.
[857] Dieu.
[858] Part.
[859] Enfants.
[860] Parlé.
[861] En route.
[862] Traître.
[863] A été un des premiers à faire des révélations.
[864] De tort, qu'il nous ait trompés.
[865] Bien mis.
[866] Ronquetti ne sait pas, au moment où il écrit, que la femme Adélaïde Moulin a déjà signalé la différence dont il parle.
[867] Déshabilliez.
[868] La visite.
[869] Il est d'usage lorsqu'il se fait une évasion par un trou, d'y laisser passer les premiers les condamnés aux plus fortes peines, et ainsi de suite.
[870] Ventre.
[871] Soupe.
[872] Bicêtre.
[873] Mourir de faim.
[874] Deux litres de vin.
[875] Pain blanc.
[876] De moitié.
[877] Tête coupée.
[878] Tête.
[879] Couper le cou.
[880] Voleur.
[881] Assassin.
[882] Tuerais.
[883] Gagner cinq francs.
[884] Tête.
[885] Voler.
[886] Les voleurs ne se servent plus de cire pour prendre l'empreinte d'une serrure, mais d'une carte préalablement mouillée, qui remplit parfaitement leur but et qui peut plus facilement disparaître en cas de malheur.
[887] Mes outils.
[888] Francs.
[889] Recéleur.
[890] Afficher du luxe.
[891] Verres d'eau-de-vie.
[892] Francs.
[893] Rhabillé.
[894] Voleurs.
[895] Bon enfant.
[896] Laide.
[897] L'avocat du roi ou le procureur général.
[898] Témoin.
[899] Déposer contre moi.
[900] Eau-de-vie commune provenant du trois-six ou esprit-de-vin.
[901] Il veut dire catastrophe.
[902] L'échafaud.