Title: La mythologie du Rhin
Author: X.-B. Saintine
Illustrator: Gustave Doré
Release date: December 29, 2017 [eBook #56265]
Most recently updated: January 24, 2021
Language: French
Credits: Produced by Isabelle Kozsuch, Chuck Greif and the Online
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LA
M Y T H O L O G I E
DU RHIN
———
PARIS.—IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie
Rues de Fleurus, 9, et de l’Ouest, 21
———
PAR X.-B. SAINTINE
ILLUSTRÉE PAR GUSTAVE DORÉ
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14
—
1862
Droit de traduction réservé
[1]
TABLE DES MATIÈRES |
I
Époque primitive.—Premiers colons du Rhin.—Des savants à l’école.—De la langue sanscrite et du bas-breton.—Un dieu fainéant.—Divinités microscopiques.—Culte des arbres.—Des arbres de naissance et des arbres de mort.
Quoique né en Suisse, dans le pays des Grisons, quoique côtoyant ou traversant une partie de la France, et allant ensuite, après un long et [4]magnifique parcours, s’absorber dans les nombreux canaux de la Hollande, le Rhin est un fleuve essentiellement allemand.
Dans les siècles les plus reculés, avant de planter des villes sur ses bords, toutes les peuplades germaniques y ont tour à tour planté leurs tentes, y ont abreuvé leurs troupeaux, y ont livré leurs interminables combats, sans que le cliquetis de leurs épées et le bruit de leurs trompes de guerre aient pu un instant attirer l’attention de l’impassible histoire, qui dormait alors de son plus profond sommeil.
Malgré son silence, qui devait se prolonger longtemps encore, on peut le supposer à coup sûr, le Rhin était déjà la grande voie de communication des peuples allemands entre eux, comme du reste de l’Europe avec l’Allemagne. Par le Rhin lui sont venus le commerce et la civilisation, mais aussi les invasions de toutes les espèces. Nous ne parlerons avec quelque détail que des invasions religieuses, les seules qui soient de notre sujet.
Dans les âges primitifs, le midi de l’Europe était seul habité; la partie nord ne présentait que des forêts inextricables, aussi vieilles [6]que le monde, et où les pas de l’homme n’avaient pas encore tracé un premier sentier: sombres et froides solitudes sylvestres espacées de marécages, où les arbres se disputaient le terrain, les plus forts étouffant les plus faibles pour se faire une place au soleil; désert boisé parcouru seulement par des bandes d’animaux sauvages qui se poursuivaient et se dévoraient entre eux; ombrages séculaires où des volées d’oiseaux timides et palpitants cherchaient de vains refuges contre les troupes voraces des oiseaux de proie.
Ainsi, même en l’absence de l’homme, la guerre existait déjà, elle existait partout, dans ces régions où il était du destin de ce grand destructeur de s’en faire un jeu, une fête, une nécessité, une gloire!
Nul regard humain ne s’était ouvert sur les magnificences de ces contrées ignorées?
Puis, un jour, une peuplade de sauvages s’y établit avec ses troupeaux. Après elle, en vint une autre, plus guerrière, mieux armée, qui chassa les premiers occupants, et prit leur place, déjà défrichée.
Après celle-ci, une autre, puis une autre encore.
Il en fut de même pendant une longue série d’années et de siècles; et tous ces flots humains descendaient de l’extrême nord, marquant chacune de leurs étapes par de sanglantes batailles; et c’est ainsi que les vaincus, forcés, l’épée dans les reins, de faire une marche en avant, tour à tour pourchassés et pourchassant, allèrent peupler ces pays incultes et déserts, qui furent depuis la Belgique, les Gaules, l’Angleterre, la Bretagne,[7] poursuivant leur course de plus en plus, du Rhin à la Méditerranée, s’épanouissant de droite à gauche, de l’est à l’ouest, franchissant les Pyrénées et les Alpes, pour s’emparer, dans leur fuite conquérante, de l’Ibérie d’un côté, et des plaines lombardes de l’autre.
Ces vaincus, ces vainqueurs, ces envahisseurs, ces envahis, ces premiers pionniers, ces premiers défricheurs d’un monde inconnu, étaient tous issus d’une même famille et ne portaient qu’un même nom, le nom de Celtes.
Mais d’où était sorti ce long chapelet de familles, de peuplades, de nations, s’égrenant ainsi, par jets successifs, sur la plus grande partie de notre continent? D’où venaient à l’Europe, naguère morne et silencieuse, ces flots de visiteurs inattendus, affluant tous des régions hyperboréennes? Quoi! à[8] ces lointaines époques, les flancs glacés du pôle étaient-ils donc doués d’une si prodigieuse fécondité? répondez, hommes de la science!... La question est grave, peut-être même indiscrète; car sur ce point litigieux qui interroger? l’histoire? Elle n’existait pas; les monuments écrits ou sculptés? les anciens Celtes n’avaient songé à cultiver ni l’écriture ni la sculpture.
Devant ce mutisme universel que pouvaient nos savants? rien! si ce n’est de s’avouer impuissants, vaincus.... Eh bien, non! Des savants ne se résignent pas à de semblables aveux. A défaut d’autres monuments, les Celtes avaient laissé une langue, un jargon, encore en usage aujourd’hui dans quelques parties de l’ancienne Bretagne, ainsi que dans le pays de Galles, en Angleterre.
D’illustres académiciens, la plupart Allemands, n’hésitèrent pas à rentrer à l’école pour apprendre le bas-breton. De quel dévouement la science n’est-elle pas capable!
Après de longs travaux d’analyse et d’élimination pour séparer ce qui appartenait à la langue primitive de ce qui avait pu s’y ajouter depuis, nos érudits se trouvèrent face à face avec le sanscrit, idiome sacré des brahmes, idiome générateur de la vieille langue germanique, de la vieille langue celtique, par conséquent du bas-breton.
L’affaire était jugée, jugée scientifiquement et catégoriquement, sans appel. Les Celtes, nos ancêtres, étaient Indiens: nous descendons tous d’indiens émi[9]grants, poussés sans doute par une puissante pression, soit politique soit religieuse, peut-être par de grandes famines périodiques, hors de cet immense et intarissable réservoir de peuples.
Au premier abord, la chose a pu nous étonner nous autres bourgeois, artistes, poëtes, romanciers ou dramaturges, assez généralement tous gens de petit savoir; mais les doctes ont prononcé; Bénarès et Quimper-Corentin ont fraternisé; les brahmes de Bénarès parlent le bas-breton, tout comme les Bas-Bretons de Quimper parlent le sanscrit. Nous avons une Bretagne indienne et une Inde bretonnante.[10]
Aujourd’hui, grâce à la linguistique comparée, le rapprochement de deux syllabes de race différente constate l’alliance de deux peuples; l’hybridité vaut parenté.
Bienheureux sont les savants! A trois mille ans de distance ils peuvent converser avec les morts, et les morts n’ont pas de secrets pour eux. Un seul mot laissé par une nation disparue leur suffirait pour reconstruire l’histoire de cette nation.
Mais il me reste à leur adresser une autre question, bien plus importante pour moi. Quelles étaient les croyances religieuses de ces premiers habitants de l’Europe?...[11]
M. Simon Pelloutier, pasteur de l’Église réformée de Berlin, d’origine française, et l’un des hommes qui ont le plus et le mieux étudié les religions primitives des Celtes, nous l’apprend. Ces peuples, avant l’arrivée des druides, adoraient, ou, plutôt, honoraient les astres, le soleil, la lune, les étoiles, sorte de sabéisme qui, cependant, n’excluait pas l’existence d’un dieu, créateur, mais non régulateur de toutes choses.
Ce dieu, bien imparfait, selon moi, engourdi, somnolent, inexplicable, sans forme définie, n’ayant ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre, était incapable de sentiments, de pitié ou de colère; les vœux et les prières des hommes ne pouvaient arriver jusqu’à lui. Invisible, intangible, incompréhensible, flottant dans l’espace, qu’il remplissait, qu’il animait sans y songer, tout-puissant quoiqu’inactif, faisant par son approche seule naître les îles et les continents, flamboyer les soleils et les étoiles, ce divin fainéant avait créé le monde sans daigner se donner la peine de le gouverner.
Le gouvernement des astres, à qui l’avait-il confié? M. Pelloutier lui-même ne l’a jamais bien su. Quant à celui de la terre, il en avait commis le soin à une foule innombrable de petites divinités subalternes, dieux et sous-dieux de très-petite espèce, sans formes comme lui, invisibles comme lui; mais plus que lui, actifs, remuants, doués de toute l’énergie qu’il n’avait pas voulu garder pour lui-même; et ils suppléaient par le nombre, par[12] la force collective, à leur faiblesse individuelle, bien présumable, vu l’incroyable exiguïté de leur taille, qui permettait à un millier d’entre eux de s’abriter commodément sous la feuille d’un noisetier.
Aussi, aux différents départements qui leur étaient assignés présidaient-ils non par centaines, mais par myriades, par millions de myriades, faisant, sous leur impulsion, sous leur élan, bruire l’air dans toute son étendue, dirigeant le cours des ruisseaux et des fleuves, surveillant les terres et les forêts, pénétrant dans les profondeurs du sol à travers la moindre fissure, s’y frayant une sortie par le cratère des volcans, qui, dans ce temps, formaient une ceinture du Rhin au Taunus, y brillant un instant sous forme de pluie d’étincelles, ou se rabattant vers la plaine en colonnes de fumée noirâtre.
La physique d’alors avait établi ce principe incontestable: le mouvement ici-bas ne peut se produire que de deux façons, ou par la volonté des êtres animés, ou par le choc de ces petits dieux microscopiques.
Si les flots se gonflaient ou jaillissaient en cataractes, si le feuillage des bois s’agitait sous le vent, si la fleur se courbait sur sa tige, c’étaient ces dieux infimes, invisibles, toujours agissants, qui les forçaient à se mouvoir, qui provoquaient les éclaboussures de la cataracte, les tourbillons du vent à travers les arbres; eux, qui passaient sur la fleur, et la contraignaient de plier la tête; eux qui, rasant le sol avec[13] rapidité, soulevaient la poussière du chemin; eux, qui déroulaient les cheveux de la jeune fille se rendant à la fontaine; qui faisaient vaciller sur son épaule la cruche de terre durcie au soleil; eux, qui crépitaient dans la flamme du foyer; eux encore qui mugissaient avec la tempête ou dans les éruptions de la montagne de feu.
En songeant à ce que devait être tout ce petit monde de dieux-moucherons, fendant l’air par essaims, allant, venant, luttant, virant de droite et de gauche, bourdonnant, tourbillonnant partout sur votre tête comme sous vos pieds (je demande pardon à leurs divinités de les comparer à d’humbles insectes, nés de la fange, et soumis comme nous aux infirmités et à la mort), mais ne songe-t-on pas involontairement à ces beaux vers de Lamartine, dans Jocelyn:
Tels étaient donc les dieux reconnus par les premiers et naïfs riverains du fleuve; ces dieux bien dignes d’une société naissante.... Cependant, le dirai-je? Et pourquoi ne le dirais-je pas puisque M. Simon Pelloutier, de Berlin, mon guide jusqu’ici, a négligé de nous en instruire? Au fond de cette mythologie soi-disant primitive, puérile, en apparence seulement, il me semble voir se tordre un monstre hideux, tout à la fois menaçant et ricanant. Ce dieu Chaos, insoucieux et nonchalant, doué de fécondité, mais sans l’amour de son œuvre, n’est-ce pas la matière s’organisant d’elle-même? Cette poussière de dieux de bas étage, je les ai nommés microscopiques; j’aurais pu les désigner mieux sous le titre de moléculaires, de corpusculaires; ce sont des atomes, des monades. Il y a évidemment ici moins une croyance religieuse à l’état de germe, qu’un symbole de philosophie matérialiste, fruit d’une civilisation antérieure, civilisation dégradée et décrépite.
J’en ai douté d’abord, je commence à le croire, les savants ne s’y sont pas trompés; oui, ces premiers Celtes descendaient de l’Inde, de l’Inde déjà en décadence morale, et, dans leurs bagages de voyageurs, ils en avaient emporté, par mégarde, ce lambeau de cosmogonie symbolique, dont, à coup sûr, eux-mêmes ne comprenaient pas la triste signification.[15]
Au bout de quelques années, de quelques siècles peut-être (ici nous n’avons pas à ménager le temps), toujours s’obstinant à prendre au sérieux ce dieu égoïste, perdu dans la contemplation de soi-même au sein d’un ciel froid et vide, n’abandonnant pas l’espérance d’établir quelques relations entre eux et lui, à défaut du Créateur, les Celtes s’adressèrent à la création, lui demandant un intermédiaire qui écoutât leurs plaintes ou leurs actions de grâces et pût les transmettre plus haut.
On le sait, ils avaient d’abord à cet effet pris conseil du soleil et de la lune; mais ils n’avaient pas eu à se louer d’eux.
Placés trop loin de leurs clients pour entendre leurs plaintes, ou préoccupés de leur labeur quotidien, ces astres participaient vis-à-vis des hommes à la parfaite indifférence de leur maître commun.
Irrités de ce manque d’égards, nos dévots songèrent à se choisir d’autres intercesseurs moins occupés, qu’ils pussent non-seulement toucher du regard, mais de la main, et qui, autant que possible, restassent en place, afin qu’on fût toujours sûr de les trouver à domicile.
Ils s’adressèrent aux fleuves et aux montagnes, mais les fleuves n’avaient d’immobile que leurs rivages; comme le soleil, comme la lune, ils poursuivaient leur course; quant aux montagnes, refuge des loups, des ours et des serpents, ce qui était déjà une mauvaise recommandation, les neiges[16] ou les brumes les voilaient sans cesse aux regards des suppliants.
De guerre lasse, on finit par s’adresser aux arbres, et, comme il arrive toujours, on reconnut que c’était par là qu’il eût fallu commencer.
L’arbre était le médiateur le plus favorable; placé entre ciel et terre, il tenait à la terre par ses racines, et sa tige, semblable à une flèche empennée de verdure, se dressait vers le ciel comme pour s’y élancer.
Le culte des arbres, probablement, fut une première tentative de vie sédentaire, opposée à la vie nomade que les Celtes avaient menée jusqu’alors, de gré ou de force; il s’établit en peu d’années dans tous les pays en deçà comme au delà du Rhin.
Les arbres ne manquaient pas; chacun eut le sien. Ne pouvant l’emporter avec soi, on s’habitua à vivre près de lui.
L’homme pouvait y adosser sa cabane; le troupeau y dormir à l’ombre.
Les oiseaux y venaient d’eux-mêmes. Chantaient-ils? c’était un signal de plaisir; y suspendaient-ils leurs nids? une invitation au mariage.
L’arbre qui produisait des fruits parlait de bien-être, d’abondance et de fêtes; des fêtes de la récolte, de celles du pressurage, où assisteraient les amis, tenant à la main la corne de bœuf débordant d’un liquide mousseux.
Bientôt, à la naissance d’un enfant on planta l’ar[17]bre natif, qui devait être son compagnon et son conseiller pendant toute sa vie.
Plus tard, un massif représenta une famille.
Les soins religieux à rendre à l’arbre, c’était de l’émonder, de le diriger dans sa maîtresse branche, de nettoyer son écorce de toute herbe parasite, d’écarter de sa base les animaux nuisibles, les fourmis, les rats, les serpents. Ces soins continus devaient nécessairement aider aux progrès de la culture.
Les sectateurs des arbres firent plus. A de certains jours consacrés, ils suspendirent à leurs branches des bouquets d’herbes et de fleurs; leur portant à boire, et même à manger. Le fétichisme s’en mêlait déjà. L’homme a-t-il jamais su se préserver de l’excès?
Quand le vent murmurait à travers le feuillage, le fervent propriétaire écoutait attentivement, essayant d’interpréter le langage mystique de son cèdre ou de son poirier, et une causerie en règle s’établissait entre eux.
Qu’un orage s’élevant secouât vigoureusement l’arbre, présage fâcheux; que sous la rafale une de ses branches fût brisée, pronostic certain d’une catastrophe prochaine; que la foudre le frappât, signe infaillible de mort pour le propriétaire; et celui-ci se résignait, fier d’avoir enfin forcé son dieu fainéant de correspondre directement avec lui.
Si un enfant mourait, on l’enterrait sous son arbre, encore arbrisseau. Il n’en était pas de même quand il s’agissait d’un homme.[18]
Les Celtes usaient de divers et étranges moyens vis-à-vis des dépouilles humaines pour les faire disparaître. Dans tel pays, on les brûlait, et l’arbre[19] natif fournissait le bois du bûcher; dans tel autre, le Todtenbaum (l’arbre de mort), creusé par la hache, servait de cercueil à son propriétaire. Ce cercueil, on l’enfouissait sous terre, à moins qu’on ne le livrât au courant du fleuve, chargé de le transporter, Dieu sait où! Enfin, dans certains cantons existait un usage,—usage horrible!—qui consistait à exposer le corps à la voracité des oiseaux de proie; et le lieu de cette exposition lugubre, c’était le sommet, la cime de ce même arbre planté à la naissance du défunt, et qui cette fois, par exception, ne devait pas tomber avec lui.
Or, que voyons-nous dans ces quatre moyens si tranchés de restituer les dépouilles humaines aux quatre éléments, à l’air, à l’eau, à la terre et au feu? quatre genres de funérailles, de tout temps, et même encore aujourd’hui, pratiqués aux Indes, parmi les sectateurs de Brahma, de Bouddha ou de Zoroastre. Les Guèbres de Bombay, comme les derviches noyeurs du Gange, en savent quelque chose. Donc voilà quatre preuves pour une en faveur du système qui donne aux Celtes une origine indienne. Quant à moi, je le déclare, cette quadruple preuve achève de me convaincre.
On doit croire que l’usage des arbres de mort et des noyades posthumes dura séculairement dans la vieille Gaule comme dans la vieille Germanie. Vers 1560, des ouvriers hollandais, occupés à fouiller un atterrissement du Zuyderzée, rencontrèrent, à une grande profondeur, plusieurs troncs d’arbres mira[20]culeusement conservés par pétrification. Chacun de ces troncs avait été habité par un homme, dont il conservait quelques débris, eux-mêmes presque fossilisés. Évidemment, c’était le Rhin, ce Gange de l’Allemagne, qui les avait charriés jusque-là, l’un portant l’autre.
En 1837, en Angleterre, du côté de Solby (Yorkshire), plus récemment encore, dans le grand-duché de Bade, au mont Lupfen, à la date de 1846, des arbres todtenbaum, de même conservés par la vertu spéciale du sol, ont été rencontrés avec leur habitant.
Ces preuves, authentiquement données, de l’usage de livrer les arbres de mort, soit aux fleuves, soit à la terre, est-il indispensable d’en produire d’autres à l’appui pour la combustion des corps, pratiquée partout dans la vieille Europe?
Au surplus, moi mythologue, suis-je tenu de prouver quoi que ce soit. Laissons donc là les arbres de naissance, les arbres de mort, les arbres[21] fétiches, que, du reste, nous devons retrouver bientôt, et hâtons-nous de passer à une époque mythologique autrement importante.
Les druides viennent d’apparaître dans la Gaule et dans la Germanie.
II
Des druides et de leur doctrine.—Ésus.—Le chêne sacré.—Le tilleul de Pforzheim.—Une plante de l’opposition.—Du gui et de l’anguinum.—L’oracle de Dodone.—Chevaux immaculés.—Les druidesses.—Un électeur en retard.—Institution philanthropique des sacrifices humains.—Seconde époque des druides.
Non par leurs dogmes, mais par leurs rites, les druides, ces grands importateurs de la première vérité religieuse dans les Gaules, comme dans la[26] Germanie, peuvent être soumis à l’appréciation mythologique.
D’abord d’où étaient sortis les druides? Disciples des mages, venaient-ils de la Perse? Quelques-uns l’ont prétendu. Initiés à ses mystères par la vieille Isis, arrivaient-ils de l’Égypte? Quelques autres l’ont avancé. Enfin, n’avaient-ils pas été poussés vers nos régions par une dernière vague humaine descendue de l’Inde, à la suite d’une nouvelle compression? C’est l’opinion de plusieurs.
Embarrassé de choisir entre ces trois hypothèses, pourquoi n’essayerais-je pas de les concilier toutes les trois? La route de l’Inde à la Germanie et à la Gaule est longue; on peut bien admettre quelques étapes entre le lieu de départ et le lieu d’arrivée, entre l’embarcadère et le débarcadère, comme nous dirions aujourd’hui.
Les druides, ainsi que les autres Celtes, étaient partis de l’Inde, mais par un trajet non direct, et n’avaient abordé en Europe qu’après divers stationnements et transbordements en Égypte ou en Perse.
Ceci admis, reconnaissons-le hautement, si les premiers venus parmi les Celtes n’avaient emporté avec eux, des bords de l’Indus et du Gange, que quelques rêves d’un naturalisme malsain, propagés hors du temple par la foule des faux docteurs, c’est dans le temple même, c’est-à-dire dans les confidences suprêmes de l’initiation, que les druides avaient connu la vérité, la vérité vraie au sujet de la divinité.[27]
Leur doctrine reposait sur cette triple base:—un Dieu unique;—L’immortalité de l’âme;—Récompense ou châtiment dans une autre vie.
Ces croyances salutaires, aussi anciennes que le monde, fondement de la morale humaine, avaient de tout temps été adoptées par les sages.
Plus tard, les Grecs, quelque fiers qu’ils fussent de leur philosophie platonicienne, n’hésitaient pas à déclarer qu’ils en avaient puisé le germe chez des peuples barbares, les Celtes, les Galates, c’est-à-dire les druides. Un père de l’Église, Clément d’Alexandrie, reconnaît hautement que ces mêmes Celtes ont marché dans la voie droite de la religion, du moins quant aux dogmes.
Quel nom les druides donnaient-ils à l’Être suprême? ils le nommaient Ésus, c’est-à-dire le Seigneur, ou le désignaient par ce simple appellatif, Teut (Dieu). C’est par Teut que les peuples de la Germanie sont devenus les Teutons, les fils, les sectateurs de Teut; aujourd’hui encore, en langue allemande, ils ne portent que la dénomination de Teutsch, Teutschen.
Trois maximes d’un grand laconisme composaient à elles seules presque tout le catéchisme des druides:—Sers Dieu.—Abstiens-toi du mal.—Sois vaillant.
A la fois guerriers et pontifes, les druides, dans l’exercice de leur sacerdoce militaire, déployaient toute la force, toute la rigueur, toute l’autorité que peut comporter cet étrange accouplement de mots.[28]
Réunissant tous les pouvoirs dans leurs mains, parlant au nom de Dieu, commandant les armées, gardiens du trésor public, exerçant les fonctions de juges, même celles de médecins, ils châtiaient à la fois l’hérésie et l’insubordination, et mettaient fin aux procès comme aux maladies, toutefois plus souvent par la mort du malade que par celle de l’accusé.
D’après leur législation, libérale et philanthropique malgré sa rigueur apparente, un jury, composé de notables, connaissait des crimes importants; l’idée d’un jury fait supposer facilement l’admission de circonstances atténuantes; aussi le coupable en était-il presque toujours quitte pour une forte amende s’il était riche, pour l’exil s’il était pauvre.
Cependant, malgré tous les efforts des druides, l’ancien culte des arbres n’avait pu être entièrement anéanti; ils résolurent d’en adopter un, à l’exclusion de tous les autres, un seul, qui ralliât autour de lui les hommages dispersés des populations. Cet arbre officiel, sorte d’autel verdoyant où Dieu venait se manifester à ses prêtres, ce fut un chêne, un chêne robuste et vigoureux, le roi des forêts.
Aujourd’hui le chêne sacré est reconnu et honoré; c’est vers lui que les dévots, la nuit, des torches à la main, se rendent processionnellement pour déposer leurs offrandes.
Cette coutume a bientôt envahi toute la Celtique.
Autour de ce chêne, les druides établirent des enceintes sacrées, où se fixèrent leurs familles, car[29] ils étaient mariés; seulement, ils ne pouvaient avoir qu’une femme; parmi les autres chefs, la polygamie était usuellement pratiquée.
Néanmoins, si le chêne eut la prééminence sur les autres arbres, il ne fut pas exclusivement adopté partout. Soit antagonisme religieux, soit simplement question de terroir, quelques provinces de la Gaule ou de l’Italie lui préférèrent le hêtre ou l’orme. Dans la Gaule particulièrement, l’orme avait le pas sur le chêne; la France chrétienne continua même de planter un orme devant chaque nouvelle église qu’elle édifiait, pour y attirer Dieu plus sûrement; et, jusqu’à la fin du moyen âge, c’est sous un orme que se rendait la justice. De là notre vieux proverbe, qui n’avait pas le sens railleur qu’on y attache aujourd’hui: Attendez-moi sous l’orme! n’était rien[30] moins alors qu’une belle et bonne assignation à comparoir devant le juge.
Le frêne aussi eut ses partisans parmi les populations de l’extrême Nord, et ce fut sur les branches élevées d’un frêne que vint s’abattre ce nuage sombre qui renfermait le terrible Odin et son cortége de dieux.
Voici donc le culte des arbres revenu. Ce culte a longtemps, a toujours persisté en Allemagne. Il y existe encore; mais ce n’est plus au chêne, à l’orme, au hêtre ou au frêne que s’adressent les hommages, surtout ceux de la jeunesse, c’est au tilleul. Les dévots du tilleul y poussent leur ferveur jusqu’au fanatisme, et leur fanatisme jusqu’au meurtre.
J’avais refusé de le croire. Ce matin, j’ouvre mon journal: j’y lis, à la date du 30 décembre 1860, qu’un jeune homme de Pforzheim, palatinat du Rhin, a tenté d’assassiner le bourgmestre au moyen d’un révolver, dont les quatre canons étaient chargés chacun d’une balle de plomb.
Arrêté sur-le-champ, le coupable déclara n’avoir[31] personnellement aucune haine contre ledit magistrat, mais celui-ci, abusant de son autorité, venait de faire abattre des tilleuls, auxquels les Pforzheimois portent un culte, et il avait voulu le punir de cette profanation.
Le journal ajoute: «Ce jeune homme appartient à une famille honorable, ses antécédents sont purs, et jamais il n’a manifesté rien qui pût faire supposer en lui un dérangement mental.»
En quoi donc le tilleul mérite-t-il plus que les autres arbres d’exciter aujourd’hui, en plein dix-[32]neuvième siècle, des sentiments de sympathie aussi violents? C’est que la jeune Allemagne l’a proclamé l’arbre des amoureux, sa feuille ayant la forme d’un cœur.
Si je ne craignais de m’attirer une mauvaise affaire, si je ne ressentais une horreur naturelle pour toutes les armes à feu, et spécialement pour les révolvers à quatre coups, je ferais observer que les anatomistes protestent contre cette prétendue forme de la feuille susdite qui, se terminant par une pointe aiguë, ressemble, en réalité, moins à un cœur qu’à l’as de cœur; mais ici la convention triomphe de l’anatomie, qui ne doit jamais se mêler aux choses de l’amour.
Le chêne des druides, quoique prêtant moins aux comparaisons galantes, avait fini par exciter des sentiments presque aussi fanatiques. Les processions et les offrandes se multipliaient autour de lui; les jeunes filles l’ornaient de guirlandes de fleurs, entremêlées de bracelets et de colliers; les guerriers suspendaient à ses branches les plus précieuses dépouilles conquises par eux dans les combats. Un vent d’orage aidant, les autres arbres des enceintes semblaient s’incliner humblement devant lui.
Et cependant, il avait un ennemi, un ennemi personnel, acharné. S’implantant sans façon sur ses rameaux sacrés, jusque sur sa tige auguste, une petite plante abjecte, obscure, misérable, vivait à ses dépens, se nourrissait de sa séve, absorbait sa substance, au point de le menacer dans son libre accroissement, poussant l’insolence jusqu’à voiler sous[33] son feuillage terne et glauque le brillant feuillage de l’arbre fétiche.
Cette plante hostile et impie, c’était le gui, le gui du chêne. (Guythil.)
Des gens moins habiles, moins prévoyants que les druides, pour débarrasser l’arbre de cet hôte incommode et nuisible, se seraient contentés simplement de l’escalader, et d’un coup de serpe l’auraient séparé de son parasite. C’eût été là une manœuvre irrévérencieuse autant que maladroite. Qu’aurait pensé le peuple? Le peuple n’aurait pas manqué de dire que l’arbre divin, frappé d’impuissance, n’avait pas la force de se débarrasser lui-même de sa vermine.
Les druides firent mieux. Ils en usèrent envers le gui comme on en use assez volontiers chez nous envers un membre de l’opposition devenu redoutable; ils lui donnèrent une place dans le sanctuaire. Déclaré plante officielle et sainte, le gui fut spécialement attaché au culte.
Ce n’est point sournoisement, et avec une vile[34] serpette de fer qu’on le détacha de l’arbre, c’est à la vue de tous, au milieu des réjouissances publiques, au bruit des cantiques, au moyen d’une faucille d’or que le Guythil, tranché à sa base, fut soigneusement recueilli sur des voiles de lin. Ces voiles, sanctifiés par lui, ne devaient plus servir à un usage profane.
Chez les Teutons du Rhin, on tirait de la plante une espèce de glu, réputée infaillible comme contrepoison, infaillible pour combattre la stérilité chez les femmes, infaillible pour chasser les maladies et conjurer les maléfices, et aussi pour prendre les petits oiseaux.
Dans les Gaules, après dessiccation, on le mettait en poudre pour en remplir de jolis sachets, qu’on se distribuait, comme étrennes, au premier jour de l’an. De là, ce cri resté longtemps populaire dans nos provinces: «Au gui l’an neuf! (Aguilanneuf!)»
La science moderne n’a pu découvrir dans le gui qu’un purgatif; ainsi, c’était un purgatif, et un purgatif violent, que nos pères échangeaient autrefois entre eux en guise de bonbons d’étrennes.[35]
L’intronisation de cette plante parasite dans le sanctuaire ne laissa pas que d’être un bienfait pour tous. Le gui du chêne sacré devenant une valeur commerciale, les contrefacteurs (il y en avait déjà sous les druides) prirent soin de le recueillir sur les autres chênes, même sur les autres arbres où il se produisait, pommiers, poiriers, ormes, noyers, frênes, tilleuls ou mélèzes. Bientôt, dans les vergers aussi bien que dans les bois, on eut à s’applaudir de la supercherie, sur laquelle les druides fermèrent les yeux. Mais ils profitèrent de la leçon.
Une foule de reptiles dangereux s’étaient multipliés dans les cantons du Rhin, où nécessairement ils devaient être une cause d’accidents continuels pour des gens qui vivaient au grand air, et logeaient presque tous à la belle étoile. A l’époque de leur[36] engourdissement, ces reptiles, s’entrelaçant les uns aux autres, collés ensemble par un suintement visqueux, composaient une espèce de pelote, nommée œufs, ou plutôt nœuds de serpents chez les Celtes, et que les Romains appelèrent anguinum.
Comme le gui, l’anguinum entra dans la pharmacopée des druides; il figura même dans leurs cérémonies religieuses, et fut bientôt assez rare pour devenir un objet précieux que les riches seuls se procuraient à prix d’or. S’ils s’étaient d’abord laissé entraîner à des usages superstitieux, réprouvés par leur conscience, ensuite les druides avaient su tirer parti de ces mêmes superstitions pour le bien général.
Par malheur, les nœuds de serpents, le chêne et son parasite ne pouvaient suffire longtemps aux partisans des innovations.
La voie des concessions, quelque étroite qu’en soit l’entrée, doit toujours aller en s’allongeant et en s’élargissant.
L’ancien parti du culte des arbres (il était nombreux encore, actif surtout, comme tous les anciens partis) se plaignit qu’on eût supprimé les compagnons, les oracles de la famille, en faveur d’un chêne, si ce chêne unique, privilégié, ne jouissait même pas de la faculté de les mettre en communication avec Ésus, le dieu du ciel.
Ces exigences ne manquaient pas de logique; il y fallut satisfaire.
Les druides se partagèrent en trois classes:[37]
Les druides proprement dits (Eubages, dans la Gaule), à la fois philosophes et savants, magiciens même au besoin, car alors la magie n’était que la forme extérieure de la science; ils étaient chargés d’entretenir les principes de la morale et d’étudier les secrets de la nature: LES DEVINS, qui, au moindre souffle du vent, savaient interpréter le langage du chêne sacré par le murmure du feuillage, le froissement des branches, un craquement dans l’arbre, le retard ou la précocité de sa végétation. Enfin, les bardes, poëtes rivés à l’autel.
Tandis que les bardes chantaient autour du chêne, les devins lui faisaient rendre des oracles. Ces oracles se multiplièrent non-seulement en Europe, mais jusque dans l’Asie Mineure, où une colonie celte, au dire d’Hérodote, institua celui de Dodone, par droit de conquête; la Grèce naissante rendit hommage à un chêne, que Strabon assure avoir été un hêtre; on ne peut disputer des arbres ni des couleurs; mais Homère l’a déclaré chêne, et, pour nous, chêne il restera.
Ce nouveau mouvement, imprimé au culte puritain des druides, ne devait pas s’arrêter là.
Une fois habitués à correspondre avec Teut par un arbre, les Celtes s’étonnèrent, quand les arbres pouvaient parler, de voir les êtres animés rester muets, complétement privés de tout don de présage. Quelques chefs, se mettant en campagne et péniblement affectés dans leur dévotion de ne pouvoir emporter le chêne sacré avec eux, s’imagi[38]nèrent de consulter les tressaillements subits de leur cheval, ses hennissements dans un moment de surprise ou d’effroi, car pour avoir sa valeur augurale il fallait que le mouvement de l’animal fût involontaire et spontané. Cette croyance s’établissant peu à peu, tout homme, se préparant à voyager ou à guerroyer, enfourchait son augure, bien convaincu que, en cas de besoin, il pouvait le consulter le long de sa route, en soumettant, bien entendu, les pronostics aux savantes interprétations du devin.
Le collége des druides ne tarda pas à s’alarmer de ces oracles voyageurs, nécessairement sujets à se contredire entre eux.
Comme il avait autrefois institué un seul arbre[39] officiel, il ne reconnut qu’à certains chevaux, élevés sous ses yeux dans les enceintes sacrées, le don spécial de fournir des présages authentiques.
Ces chevaux, à la robe blanche et immaculée, nourris aux frais du trésor public, n’étaient soumis à aucun travail, à aucune des entraves de la selle et du licou. Fiers et indomptés, la crinière au vent, ils erraient en toute liberté à travers les hautes futaies. Grâce à leurs mouvements plus libres, par conséquent plus sûrs au point de vue de la pronostication, ces chevaux-prophètes, qui faisaient presque partie du clergé druidique, jouirent longtemps dans tous les pays celtes d’une autorité incontestable, qui, un beau jour cependant, se trouva contestée.
D’autres êtres animés leur firent concurrence, et ces adversaires des chevaux, le dirai-je? ce furent les femmes. Les femmes se trouvèrent douées tout à coup, au plus haut degré, du don de seconde vue, d’inspiration, d’intuition, de divination.
Forcés par le sentiment public de se prononcer, les druides admirent chez elles (c’est Tacite qui nous l’apprend) quelque chose de plus instinctif, de plus divin que chez les hommes, et même que chez les chevaux. Leur organisation facilement impressionnable les prédisposant au don de prophétie: «c’est qu’en effet les femmes agissent plus volontiers par un instinct naturel et irréfléchi que par prudence et par raison.»
Cette dernière et malséante explication n’est pas[40] de Tacite, ni de moi, grand Dieu! Elle appartient en propre à M. Simon Pelloutier, déjà nommé. Que chacun réponde de ses œuvres.
Les druides firent pour les femmes ce qu’ils avaient fait pour les chevaux, ce qu’ils avaient fait pour le gui et pour les arbres. Ils ne reconnurent pour vraies prophétesses que celles qui déjà subissaient le plus près d’eux possible les influences du chêne sacré: c’est-à-dire leurs épouses et leurs filles.
Le système de la centralisation des pouvoirs ne date pas d’hier.
Il y eut alors des druidesses comme il y avait des druides. Les druides tenaient école de jeunes gens; là le maître disait à ses disciples le mouvement des astres, la forme et l’étendue de la terre, les diverses productions de la nature, l’histoire des ancêtres, reproduite, sous forme de poëmes, par les bardes; ils leur apprenaient tout, excepté à lire et à écrire. La mémoire y suffisait. De leur côté, les druidesses ouvrirent des écoles de jeunes filles; elles enseignèrent à celles-ci le chant, la couture, les pratiques du culte, la connaissance des simples, et même la poésie; leur faisant apprendre par cœur des vers spécialement composés[41] pour elles. Ces vers, d’un lyrisme douteux, nous devons le penser, les initiaient à l’art de faire le pain, de préparer la bière, et autres petits détails de cuisine et de ménage.
Les druidesses exerçaient aussi la médecine. Cette triple prérogative de femmes-docteurs, d’institutrices, de prophétesses, finit par les rehausser à tel point dans l’esprit de la nation que les prêtres de Teut, forcés d’abandonner leurs sanctuaires, ne craignaient point de leur en confier la garde. Dans de certaines cérémonies, elles présidaient même de droit.
Qu’une d’elles se signalât par la fréquence, la lucidité, la sûreté de ses inspirations, comme dans leur temps les célèbres Aurinia, Velléda, Ganna, que les empereurs romains ne dédaignaient pas de faire consulter par ambassadeurs, alors le collége orgueilleux des druides, courbant le front, l’installait à sa tête. Durant cette dictature féminine, arbitre des destinées de la nation, elle décidait de la paix ou de la guerre, pressait ou retenait le mouvement des armées.
César raconte qu’ayant demandé à des prisonniers germains pourquoi Arioviste, leur chef, n’avait pas encore osé lui présenter la bataille, il lui fut répondu que les druidesses, après avoir examiné les remous et les tourbillons du Rhin, avaient déclaré qu’il ne devait point engager l’action avant l’époque de la nouvelle lune.
Comme on le pense bien, l’interrogateur profita[42] de l’avis, et la nouvelle lune ne s’était levée que pour voir les Germains en déroute complète.
Mais le Rhin n’a pas encore rendu d’oracles, et le temps n’est pas venu où Ganna, Velléda, Aurinia daigneront accorder audience aux ambassadeurs de Rome.
Nous avons voulu seulement tracer en quelques lignes le développement futur de cette nouvelle institution des druidesses, dont nous ne parlerons guère plus qu’à son déclin.
Déjà, cependant, leur pouvoir et leur crédit naissants croissaient de jour en jour. Les Teutons étaient-ils enfin satisfaits?... Non. Malgré l’ha[43]bileté de leurs devins et de leurs druidesses, ils trouvèrent que le chêne sacré par les frémissements de son feuillage, les chevaux par leurs tressaillements, leurs bonds désordonnés, leurs hennissements plus ou moins prolongés et stridents, n’offraient ni des signes révélateurs assez sûrs ni un spectacle assez émouvant. Il leur parut bon, il leur parut convenable de consulter les animaux, non plus dans leurs manifestations extérieures, mais jusque dans leurs entrailles palpitantes, ce qui ne pouvait manquer de donner aux cérémonies religieuses un aspect plus sérieux, certain ragoût de meurtre, capable du moins d’éveiller l’attention d’un peuple guerrier.
Les druides cédèrent encore, mais presque découragés. Qu’était-elle devenue cette grande religion philosophique, se contentant de la prière et de la méditation, et qu’ils avaient cru, un peu à la légère il est vrai, pouvoir acclimater au milieu de ces barbares?
Au pied du chêne, jusque-là pur de sang, ils consentirent à immoler les animaux nuisibles d’abord, des loups, des lynx, des ours; vinrent ensuite les animaux utiles, nourriciers de l’homme, les brebis, les génisses, puis, enfin, jusqu’à son compagnon de guerre, le cheval.
Les chevaux immaculés, entourés jusqu’alors d’une si haute considération superstitieuse, ne furent même pas épargnés.
Et à chacun des degrés de cette échelle sanglante, toujours résistant, toujours débordés, les druides laissaient échapper une dernière concession, espé[44]rant par là retenir encore quelque temps un pouvoir qu’ils sentaient près de défaillir entre leurs mains.
Exaltés par le succès, les progressistes en vinrent à demander pourquoi la plus digne offrande à faire à Dieu ne serait pas le sang d’un homme? L’homme, parmi les êtres créés, n’était-il pas le plus noble, le plus parfait? Peut-être, poussant l’argument plus loin encore, espéraient-ils prouver que parmi les hommes, les plus agréables à Dieu, les plus dignes d’être choisis, c’étaient les druides eux-mêmes. Mais il ne faut pas demander trop à la fois. Cette suprême conséquence d’un même principe, ils la tenaient en réserve, n’exigeant pour l’heure qu’une victime vulgaire, la première venue, pourvu que ce fût un homme.
Certes, devant cette requête abominable, devant cet assassinat proposé au nom du ciel, les héritiers, les descendants de ces sages pontifes qui avaient détruit les premières et inoffensives superstitions des anciens Celtes, se voilant la face, reculant d’horreur, retrouvant leur vieille énergie, allaient faire parler à la fois le ciel et les enfers, le chêne sacré, les devins, les druidesses, les chevaux immaculés, en appeler à la nation tout entière, et lancer l’anathème sur la tête des infâmes pétitionnaires: il n’en fut rien. Au contraire, ils se hâtèrent de légitimer par leur saint acquiescement cette immolation sauvage. On aurait pu les soupçonner même d’en avoir, en dessous main, inspiré l’horrible pensée.
O prêtres hypocrites, philosophes menteurs, tigres[45] déguisés en pasteurs de peuples!... Calmons ces emportements. En agissant ainsi, peut-être obéissaient-ils moins à un instinct de cruauté qu’à une haute pensée de politique, et même de philanthropie, oui, de philanthropie: expliquons-nous.
Chez les Celtes alors la vie de l’homme était comptée pour peu de chose; on la prodiguait dans les batailles, on la prodiguait dans les duels. Les Gaulois, à l’époque de leurs grandes assemblées nationales, pour forcer les électeurs à l’exactitude, avaient pour coutume de mettre à mort le dernier arrivé; celui-là payait pour tous les retardataires. Je ne proposerais pas de rétablir un pareil usage aujourd’hui; mais enfin, c’était un moyen, moyen infaillible, économique, et qui, sans frais, remplaçait avantageusement les jetons de présence.
De leur côté, les Teutons, non dans leurs assemblées électorales, mais à la guerre, vainqueurs impitoyables, se faisaient un jeu de massacrer tous leurs prisonniers.
Ces massacres cessèrent dès que les druides se furent fait un monopole des sacrifices humains.
Devenu sanguinaire, le bon Ésus réclamait les captifs, comme victimes expiatoires réservées à son autel; malheur à qui aurait osé frapper à son détriment! Celui-là, les enceintes sacrées se fermaient devant lui; déclaré impie, sacrilége, il cessait d’être compté au nombre des citoyens, et risquait même de remplacer le mort qui, par sa faute, manquait à l’holocauste.[46]
Les choses ainsi réglées, quand les prisonniers lui avaient été livrés sains et saufs, le grand prêtre choisissait ceux qui devaient être égorgés, se contentant parfois d’un seul. C’était le plus souvent un des chefs ennemis; on l’immolait avec son cheval de guerre, pour rehausser la pompe cérémoniale, et aussi pour que la quantité du sang versé fît passer sur le petit nombre des victimes.
Après avoir scrupuleusement interrogé les flancs entr’ouverts du cheval et du cavalier, le sacrificateur, la barbe et les vêtements souillés de sang, levant vers le ciel une main rougie à la même source, terrible, suant le meurtre, respirant le carnage, déclarait son dieu satisfait: son dieu en avait assez; et l’on réservait le reste des captifs pour un autre jour, qui ne devait pas venir.
Un nouvel emploi venait donc d’être créé, celui de sacrificateur. Dans la Germanie, comme dans la Gaule, des deux côtés du Rhin, les druides se le réservèrent: dans d’autres pays de la Celtique, chez les Scandinaves, chez les Scythes, ce triste emploi, des femmes mêmes l’exercèrent; l’Iphigénie en Tauride est là pour l’attester.
Quoi qu’il en soit de cette sanglante innovation, elle profita aux prisonniers; mais ceux qui en tirèrent encore le meilleur bénéfice, ce furent les druides. Leur pouvoir, fortement ébranlé, secousse par secousse, se raffermit tout à coup. L’opposition n’avait tenu compte ni de leurs remontrances ni de leurs prières, elle s’arrêta devant leur couteau.[47]
De ce moment date la SECONDE ÉPOQUE DES DRUIDES.
Le couteau druidique joua un long rôle, dans lequel il ne me convient pas de le suivre. César avait conquis et pacifié les Gaules; les successeurs d’Auguste lançaient leurs décrets impériaux contre tous les druides, sacrificateurs d’hommes, que ce même couteau continuait de se lever sur la Germanie.
III
Visite a la terre des aïeux.—Les deux rives du Rhin.—Pierres druidiques.—La noce et l’enterrement.—Culte nocturne.—Un vitrier demi-dieu.—Le duel de société.—Une compatriote d’Aspasie.—Boudoir d’une dame celte.—Récit du barde.—Teutons et Titans.—Tremblement de terre.
Quiconque a déjà voyagé avec moi doit le savoir, je suis sujet à m’égarer en route, ou du moins à prendre LE CHEMIN DES ÉCOLIERS. Il me plaît aujourd’hui de détourner mes yeux et mes pas de cette enceinte sacrée des druides, transformée en abattoir, et où la main qui bénit est aussi la main qui égorge.[52]
J’ai besoin de respirer un air moins chargé des parfums ou plutôt des fétidités du sacrifice. Là-haut, sur cette colline, dont un soleil couchant éclaire les cimes blondes, je respirerai plus à l’aise.
M’y voici.
Devant moi, le Rhin étale ses deux rives, que ne relie encore aucun pont, pas même un bac, essayant de les rapprocher l’une de l’autre.
Des deux côtés, sous d’épais massifs d’osiers et de roseaux gigantesques, dans ses criques vaseuses, le Rhin abrite une multitude de petites barques sournoises, barques de pêcheurs inoffensifs dans le jour, mais qui, réunies le soir, s’emplissent de pillards et de corsaires allant à la proie sur la rive opposée et s’aventurant même au besoin jusqu’à la mer du Nord. Pour le moment, rien ne bouge; les pêcheurs sont rentrés, les corsaires ne sont pas encore sortis. Je porte mes regards plus loin.
Sur la rive gauche campent les Celtes gaulois, aux yeux bleus, à la peau blanche, à la chevelure dorée et ondoyante. Presque nus, ils semblent avoir pour principal vêtement ce haut bouclier, presque de la longueur de leur corps, à l’ombre duquel ils marchent, à l’ombre duquel ils dorment, et qui les garantit tout aussi bien des traits du soleil que de ceux de l’ennemi. Tout à coup, je les entends, la bouche collée contre un des bords de ce même bouclier, pousser des cris aigus, répétés au loin, de distance en distance, le long du fleuve. A ces cris, qui leur[53] servent de télégraphie sans doute, répond le bruit strident des trompettes.
Quels sont ces autres soldats aux cheveux noirs, au teint de bronze? Symétriquement alignés, ils s’avancent couverts de cuirasses brillantes et portant des bannières surmontées d’un aigle d’or aux ailes demi-éployées. Après dix ans de combats, César est donc parvenu à se rendre maître des Gaules jusqu’à la frontière du Rhin? Je n’en saurais douter; à leur vue, les Gaulois abaissent le fer de leur lance en signe de bon accord, et laissent passer.
Une fois près du rivage, la petite phalange romaine s’arrête; sous sa protection, quelques hommes, vêtus d’une simple tunique, sans autres armes que des tablettes, un style et des cordeaux pour mesurer le terrain, se mettent en devoir de dresser un plan, le plan d’une ville ou d’un fort....
Sentinelles de la Germanie, prenez garde à vous![54]
Du haut de ma colline, embrassant un étroit horizon sur la rive droite, je vois divers groupes d’hommes disséminés dans les bois ou dans la plaine, travailler sous la surveillance d’un druide; celui-ci je le reconnais à sa longue robe et à la branche feuillue qu’il tient à la main; les uns fouillent la terre pour déraciner les arbres qui la stérilisent en l’obscurcissant; les autres la sillonnent du soc de la charrue. Ces travailleurs, dans leurs mouvements, semblent tous atteints d’une même gêne, dont, de si loin, je ne puis apprécier la cause.
Pour y réfléchir plus à l’aise je cherche où m’asseoir. A mi-côte j’entrevois un petit banc de pierre.[55] A mesure que je l’approche, l’objet grandit et s’élève bientôt de telle sorte qu’il me faudrait une échelle pour prendre possession de mon siége.
Ce siége prétendu, c’est un monument, un monument druidique composé de deux roches verticales, reliées à leur sommet par une roche horizontale.
En France, en Angleterre, en Allemagne, il existe encore de ces pierres levées, dolmens ou menhyrs; les pierres levées étonnaient déjà Alexandre de Macédoine dans sa traversée de la Scythie. En Bretagne, à Carnac, quelques-unes, d’une seule pièce, se dressent solitaires au bord de la route, comme pour raconter au voyageur l’histoire du passé, ou s’alignent devant lui, innombrables, dessinant sur le sol des cercles peut-être emblématiques. Mais le voyageur ne comprend plus leur langage. Était-ce l’autel, était-ce le dieu, ou simplement la borne posée sur une tombe? Dans le premier cas, Carnac serait un Olympe; dans le second, un cimetière.
Je tournais autour de la triple pierre pour mieux en prendre connaissance, quand j’aperçus près de moi un troupeau de brebis, puis un berger.[56]
Le berger, couvert d’une saie en lambeaux, avait les pieds enveloppés de bandelettes de cuir; sur son front une blessure, qui n’avait pas eu le temps de se cicatriser, mi-béante encore, ajoutait à son air farouche. Son regard flamboyait en se portant tour à tour et sur la pierre druidique et sur un autre objet, jusqu’alors échappé à ma vue. C’était la garde d’une épée implantée en terre.
Cette poignée d’épée, cette roche superposée sur son double appui, était-ce là de nouvelles concessions des druides?
D’après leurs idées spiritualistes, Dieu ne pouvant se revêtir d’une forme visible semblable à la nôtre, ils l’avaient figuré tant bien que mal par un symbole. Ainsi les sacrifices humains ne leur suffisaient déjà plus pour maintenir leur doctrine!
Tandis que j’examinais avec une curiosité croissante cet étrange gardeur de moutons, une jeune fille, grande et belle, les épaules et les pieds nus, dans cette même partie de la colline, gardait aussi son troupeau, tout en s’occupant à recueillir des plantes médicinales. Près de s’éloigner, elle offrit au berger de panser sa plaie; il refusa d’un air hautain: en se retirant, souriante, elle lui jeta une fleur au visage.[57]
Cette fleur, il ne la ramassa pas; cette jolie fille, il ne salua son départ que d’un regard de dédain.
Ah! plus de doute, ce malheureux, comme les abatteurs d’arbres, comme les laboureurs de la plaine, est au nombre des prisonniers de guerre sauvés par les druides et utilisés par eux. Ses cheveux rasés, sa blessure saignante, le carcan qu’il porte à son cou en témoignent assez clairement. S’il n’a pas répondu à l’avance, à la fois empreinte de pitié et de coquetterie de la ramasseuse d’herbes, c’est que celle-ci n’a éveillé en lui qu’un souvenir douloureux: sa fiancée absente ou sa femme qu’il ne reverra plus! Si son regard s’est tourné terrible et fulgurant vers la pierre druidique et vers la tête d’épée, ne serait-ce pas que l’une et l’autre marquent des lieux de sacrifice? Là il se croit destiné à mourir peut-être?... Qui sait? peut-être aussi le guerrier de sa tribu, déjà immolé, était-il son meilleur ami, son frère?...
Mais je me suis réfugié ici pour échapper à des idées pénibles de sang et de meurtres; cherchons ailleurs nos distractions.[58]
Plus bas, aux derniers replis du coteau, se montrent quelques cabanes ou plutôt quelques toitures aplaties, écrasées, à peine exhaussées de terre. Sont-ce là des maisons, des étables ou des caves?
Sur la rive gauche, Gaulois et Romains ont disparu derrière une brume du fleuve. Sur la rive droite, laboureurs ou bûcherons, les captifs, appuyés sur leur cognée ou sur leur charrue, semblent demander au soleil si la journée n’est pas bientôt finie.
Le vent fraîchit; le pâtre rassemble son troupeau et, toujours sombre, gagne le sentier de la colline qui s’abaisse vers le village.
Je le suis, sans savoir quelle force inconnue m’entraîne de ce côté.
Quelque druide magicien me tient-il si bien sous le charme que, sans oublier qui je suis, d’où je viens, ni quel siècle m’a vu naître, j’assiste ainsi, invisible pour tous, à ces scènes étranges, depuis longtemps effacées, et que, parmi les vivants, il n’aura été donné qu’à moi, à moi seul, de contempler de près? Essayons de mettre à profit cette bonne fortune si rare, même par le temps qui court.
Ce village rez terre où me voici parvenu est occupé par une colonie de Francs-Saliens, déjà échelonnés le long du Rhin. L’œil fixé sur la rive gauloise, ils se préoccupent pour le moment bien plus de l’invasion des Romains en Germanie que de leur propre invasion dans les Gaules.
Un vif sentiment d’intérêt vient tout à coup de naître en moi. Qui d’entre nous, Français du dix-neuvième siècle, peut dire que le sang de ses veines n’a pas circulé jadis dans celles de ces terribles hommes du Nord, Francs ou Gaulois? Nous sommes tous originaires de la rive gauche ou de la rive droite, même des deux rives, qui se sont rapprochées enfin, par la guerre d’abord, par la fraternité ensuite, comme certains écoliers tapageurs ne se sentent pris d’affection l’un pour l’autre qu’après de bonnes gourmades données ou reçues.
C’est donc d’une visite à nos grands ancêtres paternels (car les Francs nous ont laissé leur nom)[60] qu’il s’agit aujourd’hui pour moi. On pourrait s’émouvoir à moins.
Les cahutes du village que je parcours (si tant est que ce soit un village), séparées entre elles par des pacages, par des cultures, débordent au loin dans la plaine, comme isolées les unes des autres. Là viendront peut-être un jour s’asseoir ou Cologne ou Mayence, sans occuper plus d’espace, même avec leurs faubourgs.
Des vergers, enclos d’ajoncs et tout peuplés de pommiers en fleurs; des bois de sapins, sombres et noirs; des mares, dont les eaux verdâtres sont contenues à grand’peine par un léger épaulement de terre, bordent la route, obstruée çà et là par une roche vive qui court à fleur de sol, ou par des arbres abattus et à peine ébranchés. Dans les pâtis, on entend le reniflement des buffles, encore essoufflés de leur travail de la charrue; le hennissement des chevaux se répète d’un bout à l’autre du pays et va en décroissant à mesure que le soleil se rapproche de l’horizon; de maigres génisses, aux longues cornes en spirale, passent de temps à autre leur tête au-dessus de la clôture des vergers pour tondre d’un dernier coup de dent les pousses tendres des ajoncs, et de petits bœufs de race inférieure, regagnant leur gîte en même temps que les moutons, se contentent comme eux de brouter l’herbe du chemin, tandis que des bandes de porcs se roulent dans les fanges des bas côtés.
Le paysage tient à la fois de la Bretagne et de la[61] Normandie; mais à ce paysage les chaumières manquent. Pour rencontrer une habitation humaine il faut s’exhausser au-dessus des enclos de haies et abaisser ses yeux vers la terre.
A l’entre-croisement d’une route, les claquements d’un fouet se font entendre: porcs, moutons et petits bœufs sont chassés pour livrer passage à une sorte de procession d’hommes et de femmes, tous graves, silencieux, recueillis, presque consternés.
C’est une noce.
Deux jeunes époux viennent de faire bénir leur mariage devant le chêne sacré. Vêtue de noir, une couronne de feuillage sombre sur la tête, la mariée marche au milieu des siens, courbée en deux comme sous le poids de pensées accablantes. Une matrone, placée à sa gauche, lui met sous les yeux une nappe blanche; c’est un linceul; le linceul dans lequel elle sera ensevelie un jour. A sa droite, un druide entonne un chant, au rhythme solennel, où sont longuement énumérés tous les tourments, toutes les angoisses qui l’attendent dans son ménage:[62]
«Sur toi, jeune épouse, sur toi seule retombe dès ce jour le fardeau de la communauté;
«Tu veilleras au fourneau, à la provision de vivres et de bois, à la préparation de la lampe et des torches de résine;
«Tu laveras le linge à la fontaine et confectionneras les vêtements;
«Tu prendras soin de la vache, même du cheval, si ton maître l’exige;
«Toujours pleine de respect, tu le serviras, debout, à l’heure de ses repas;
«S’il lui plaît de prendre d’autres épouses, tu accueilleras tes nouvelles compagnes avec aménité;
«Si besoin est, tu prêteras même ton sein à leurs enfants, toujours par soumission à la volonté du karl (du maître);
«S’il s’emporte contre toi, s’il te frappe, tu adresseras tes prières à Ésus, le dieu unique, sans accuser ton mari toutefois, les torts ne pouvant être de son côté;
«S’il témoigne du désir de t’emmener à la guerre, tu l’y suivras, pour porter ses bagages, entretenir ses armes en bon état et veiller sur lui en cas de blessures ou de maladie;[63] «Le bonheur est dans l’accomplissement du devoir: sois heureuse, ma fille.»
A l’audition de ce menaçant épithalame, assez semblable à celui que les ménétriers bretons du Croisic et du bourg de Batz adressent encore aujourd’hui aux nouvelles mariées, à la vue de ce linceul, de ces vêtements de deuil et de tout ce funèbre cortége nuptial, je me sentais profondément attristé, lorsque des rumeurs de bon présage, des cris, des acclamations de joie se firent entendre.
Un autre cortége coupait en sens inverse le carrefour. Dans celui-ci toutes les figures souriaient et s’épanouissaient....
C’était un enterrement.
Il en était ainsi chez nos pères; ils se réjouissaient devant la mort, qui affranchit l’homme[64] de tous ses maux; ils n’avaient que des pleurs à lui donner quand il poursuivait son temps d’épreuves.
Cependant, au crépuscule du soir la nuit a succédé. De petites lumières, semblables à des feux follets, errent à travers les bois et les campagnes, en prenant des routes diverses. Ce sont les dévots qui, un flambeau ou une lanterne à la main, se rendent aux lieux consacrés par le culte public, ou par leurs croyances particulières.
Les uns, et c’est le plus grand nombre, se dirigent vers la forêt de chênes, où se tiennent les druides; les autres, masquant de leur mieux la lumière de leur lanterne, vont, deci delà, vers les taillis de sapins et de hêtres, ou vers le fleuve, ou vers la colline, naguère blonde, maintenant d’un brun foncé. Qu’y vont-ils faire? Adresser leurs hommages au Rhin, aux sources, à tous les cours d’eau, aux arbres, aux pierres druidiques ou aux têtes d’épée. Quelle religion a pu échapper au schisme![65]
Schismatiques ou non, les Celtes, germains ou gaulois, ont toujours professé une religion essentiellement nocturne; ils divisent l’année en mois lunaires, et ces mois, non par le nombre des jours mais par celui des nuits. Et ils ont été véhémentement soupçonnés d’adorer le soleil! Et j’ai failli partager cette erreur! Comme il est bon de tout voir par soi-même!
Plus curieux, pour le moment, d’observations de mœurs que de mythologie, je poursuis mes premières investigations; n’est-il pas nécessaire, d’ailleurs, de connaître la vie des gens pour être à même d’apprécier justement les objets de leur culte?[66]
En même temps que ces diverses lumières, semblables à des étoiles filantes, sillonnent la surface du pays, certaines lueurs, s’immobilisant, paraissent fixées au sol. Ce sont les lucarnes éclairées des habitations. Ces habitations, je les ai déjà qualifiées d’étables ou de caves; à l’exception de quelques-unes, je maintiens le mot.
Creusées dans la terre, humides, obscures, elles ont leur faîtage à fleur de sol et revêtu de plaques de gazon ou d’un chaume aride rongé de mousse; un couvercle plutôt qu’une toiture. On y descend par une sorte de porte à tabatière, engagée à niveau dans cette toiture même. Le jour n’y pénètre que par cette porte ouverte; par conséquent les ténèbres y règnent pendant toute la saison des pluies et des neiges, c’est-à-dire les trois quarts de l’année; les ténèbres! ces fléaux de la joie, de la santé, de l’imagination, de tout bien-être humain; et quel moyen de les conjurer: pas de fenêtres, pas de vitraux! O divin Apollon!
Certes, que de toi, la brillante personnification du soleil, de la lumière, on ait fait un dieu de premier ordre, je suis loin d’y trouver à redire; mais, avec non moins de raison, peut-être, de ce bienfaiteur mystérieux qui inventa les fenêtres, les vitres, du premier vitrier enfin, il eût été convenable de faire un demi-dieu; et il est resté un simple mortel, et l’on n’a pas même retenu son nom![67] Les hauts emplois ne sont pas mieux distribués dans le ciel que sur la terre!
A défaut de la fenêtre, c’est par la lucarne que mon œil plonge au milieu d’une de ces masures souterraines. L’aspect est loin d’en être aussi misérable que je l’avais pensé. J’y vois des murs tapissés de nattes, une aire salpêtrée; près de la lampe fumeuse qui descend de la poutre du plafond, pendent, accrochés, un quartier de cerf, des paniers remplis de provisions, des instruments de pêche et de chasse, filets et traquenards; puis, des guirlandes d’herbes médicinales, comme à la boutique d’un herboriste; et parmi ces bouquets de plantes, comme de droit, le gui tient la place d’honneur.
Dans un autre de ces sous-sols, le luxe même semble s’être introduit. Incrustées de cailloux du[68] Rhin, aux couleurs nuancées, les parois y étalent des faisceaux d’armes luisantes: l’angon à crochets, la framée, les haches de silex ou de fer, les casse-tête à pointes aiguës, s’y marient agréablement à des boucliers, à de larges carquois en cuir, à de longues flèches, empennées d’un bout, dentelées de l’autre. On croirait que pour compléter et pour adoucir en même temps l’éclat de ces panoplies quelque peu menaçantes, la dame du logis y a entremêlé les bijoux de son écrin celtique: il n’en est rien. Ces chaînes d’or, ces colliers, où s’enchâssent l’onyx et les rubis, les guerriers d’un certain rang ont pour habitude de les étaler sur leur poitrine dans les combats, aussi bien comme objets de parure que comme armes défensives. Au dire d’un historien sérieux, très-sérieux, même un peu gourmé, c’est à cet usage de nos pères les Francs que nous devons aujourd’hui les hausse-cols de nos officiers. Qui le croirait? moi, moi-même, j’ai porté cet insigne barbare en qualité de lieutenant dans la garde nationale de la banlieue de Paris!... Quant aux nattes de paille, ici on les foule aux pieds; elles servent de tapis, non de tapisserie.
L’appartement, profond et spacieux, dont, à travers la lucarne, je n’aperçois qu’une des pièces principales, cloisonné, divisé dans sa longueur et dans sa largeur, s’ouvre de différents côtés sur d’autres chambres, ou d’autres caveaux, comme on voudra l’entendre. Évidemment, je suis devant le palais d’un des chefs du pays.[69]
Dans la première habitation visitée par moi, j’avais trouvé les gens à table, buvant la cervoise dans des cornes de bœufs sauvages, et causant affaires: car chez nos grands ancêtres, comme chez nous, on ne traitait bien les affaires qu’à table. On avait parlé d’échanges de béliers, d’association pour une grande pêche, d’un coup de main à tenter sur la rive gauloise, et un peu aussi des élections prochaines: le régime municipal et même constitutionnel, Montesquieu l’affirme, étant déjà connu et pratiqué en Germanie.
Dans la seconde habitation, celle aux panoplies, on ne parlait ni d’élections ni de pêche, mais on y était de même à table; on n’y buvait pas seulement la cervoise dans la corne des braves, mais aussi l’hydromel et l’hypocras dans des tasses de cuir, ou dans des crânes humains, blancs comme ivoire, soudés d’argent et naturellement façonnés en coupes. Dieu merci, cet usage, les Francs ne nous l’ont pas laissé.
Ce soir-là, on y fêtait la bienvenue d’un jeune guerrier, déjà connu par ses hauts faits et appartenant à une peuplade voisine et amie.
Le repas achevé, et quel repas! (je me garderai de le décrire, le récit seul serait capable de donner une indigestion), on songea à prolonger l’amusement de l’hôte illustre. Comment s’y prendre? Les petites demoiselles franques ne cultivaient point encore le piano, et le noble jeu de billard attendait son inventeur. On mit en avant des énigmes à deviner.[72] L’exercice ne parut lui en plaire que médiocrement. Au jeu des cailloux, sorte de jeu d’osselets, il fut pris de somnolence. Les devoirs de l’hospitalité exigeaient qu’on redoublât d’efforts pour distraire le noble étranger, Chérusque ou Marcoman. On lui proposa le mouchoir. Il redressa subitement la tête.
Le jeu du mouchoir, fort goûté alors, était une espèce de duel de société. Deux adversaires bénévoles, sans autre motif que le désir de s’amuser un instant et de complaire à la compagnie, saisissaient de leur main gauche l’extrémité d’un mouchoir, et de la droite un couteau, couteau de table, couteau de chasse ou de cuisine, peu importait, pourvu que l’instrument fût aigu et bien affilé. Ah! c’est que nos bons aïeux ne connaissaient ni les armes courtoises ni les fleurets mouchetés! Imbus de cette étrange idée que combattre un contre un, ou mille contre mille, est ici-bas le bonheur suprême, ils se faisaient volontiers un divertissement de se couper la gorge, même avec leur meilleur ami.
La galerie s’était formée autour des assaillants. Après que ceux-ci eurent juré par le cercle de leur bouclier, par l’épaule de leur cheval et par la pointe de leur couteau que nulle animosité ne les excitait l’un contre l’autre, à un signal donné, le jeu commença. Quelque temps je vis le mouchoir se tendre, se replier, puis opérer un vif mouvement de rotation; déjà de légères entailles entamaient la peau des deux lutteurs; le sang coulait le long[73] de leurs bras; mais pour si peu les témoins affriandés ne songeaient guère à interrompre le divertissement.
Tout à coup, j’entendis un joyeux hourra trois fois répété; le bienvenu, le bien choyé, l’hôte de la maison, venait de tomber à la renverse, le couteau de son adversaire en pleine poitrine. Il était mort.
On n’avait trouvé que ce moyen de lui faire passer la soirée agréablement. O hospitalité du bon vieux temps!
Ce joli jeu du mouchoir, quelque peu modifié, s’est conservé dans certaines contrées du Nord. Le mouchoir s’est enroulé sur la lame pour en diminuer la longueur. Dans les cabarets de la Hollande on dit ce jeu utile à la santé; un coup de couteau a la chance de sauver de l’apoplexie; il équivaut à une saignée.
Je m’étais enfui. Pendant une heure, j’errai au hasard, jetant un regard ahuri à travers quelques lucarnes, au fond desquelles j’entrevoyais des hommes, des femmes, des bœufs, des chevaux étendus pêle-mêle sur une même litière. Encore un souvenir de la Bretagne!
Au milieu d’un de ces bouges, je crus reconnaître la jeune fille de la colline; l’attitude du repos donnait à ses membres souples et délicats un charme particulier; sous les éclairs crépitants de la lampe, elle revêtait l’idéale beauté d’une nymphe endormie.
C’était une jeune Ionienne, une compatriote d’As[74]pasie; capturée enfant, elle avait traversé vingt marchés d’esclaves, toujours, en dépit d’un sort contraire, se développant dans sa grâce et dans son éclat. Sur les bords de l’Ilyssus, on lui eût dressé des autels; sur les bords du Rhin, elle gardait un troupeau de cochons.
Ce n’était pas la seule de son sexe qui dût m’apparaître durant cette nuit fantastique.
Bientôt, les sons d’un fifre aigu, mêlés à des vibrations de harpe, attirent mon attention. Je me dirige de ce côté.
Dans une petite chambre enguirlandée de fleurs, une jeune femme procédait à sa toilette. J’aurais dû fuir encore.... par pudeur, par convenance cette[75] fois.... Mais un historien consciencieux doit tout braver pour arriver à la connaissance de la vérité exacte. N’était-ce donc rien que de pouvoir, de visu, révéler au monde moderne ce qu’était le boudoir d’une dame celte?
Celle-ci, à demi dévêtue, assise sur un escabeau, les cheveux flottants, tenait devant elle une plaque de métal poli, qui lui servait de miroir. Une vieille, sa mère ou sa servante, je ne sais au juste (cependant il me semblait que l’une et l’autre, comme ma jolie gardeuse de porcs, avaient déjà frappé mon regard une première fois; où? j’aurais été bien embarrassé de le dire); la vieille donc avait empoigné dans toute leur épaisseur les cheveux de la[76] jeune, qui lui emplissaient les mains; elle les enduisait d’un mélange de suif, de cendres et de chaux, et, grâce à cet affreux philocome, les beaux cheveux passaient graduellement du blond cendré au roux le plus ardent, exigence d’une mode que je n’ai point à juger ici, mais simplement à enregistrer. Après les lui avoir lavés, peignés, lissés à plusieurs reprises, elle lui frotta les épaules et le cou de beurre fondu et lui lava le visage et les bras avec de l’écume de bière.
Ces petits soins de propreté achevés, elle plaça devant la jeune dame une légère collation, vite servie et vite consommée; et tandis qu’elle procédait ainsi à sa toilette, tandis qu’elle achevait ce festin de passereau, dans la salle voisine on prolongeait outre mesure un repas de cyclopes; les voix y retentissaient pleines et véhémentes; tout le monde y parlait à la fois, et avec un tel vacarme qu’à peine pouvait-on encore percevoir par intervalles le son du fifre; car c’était de cette salle, invisible pour moi, que les notes criardes de l’instrument étaient arrivées jusqu’à mon oreille.
Prévoyant la fin de l’orgie, la matrone se hâta de compléter son œuvre; ouvrant un coffre de bois, elle en tira une paire de jolis brodequins rouges, dont elle chaussa la jeune femme; jeta par-dessus sa robe blanche une écharpe de pourpre, retenue à l’épaule gauche par une longue épine de prunellier; elle lui cercla la tête d’une mince bandelette écarlate, lui passa des bracelets et des colliers de petites[77] baies, semblables par la forme et la couleur à des grains de corail; enfin, comme dernier agrément, elle lui maquilla les joues au moyen d’un cosmétique où la brique, je le suppose, entrait pour une bonne part.
Quand la jeune lionne franque se vit ainsi ponceau, pourpre, garance, écarlate, rouge des pieds à la tête, elle poussa un cri de triomphe, surtout lorsque, suivi de ses convives, son mari entra dans sa chambre et parut émerveillé, ébloui à la vue de la charmante épouse qu’il venait d’acheter.
Acheter une femme, c’était déjà l’expression, expression longtemps conservée en Allemagne, Ein weib kaufen. Il faut dire qu’alors la fiancée n’apportait pas de dot; tout au contraire, c’était l’épouseur qui payait une certaine redevance à la famille de la promise. Nous devons beaucoup de nos usages à nos pères Celtes; quant à celui-ci, nous n’avons pas jugé à propos de le conserver.
Ce mari qui avait maintenant le sourire dans les yeux, sur les lèvres, sans doute aussi dans le cœur, je le reconnus aussitôt; c’était le Sire de la noce, celui que, deux heures auparavant, j’avais rencontré si grave, si solennel, si morose.
Selon les prescriptions du druide, la nouvelle mariée l’a d’abord servi à table, humblement et debout comme les autres esclaves de la maison; puis, vers le milieu du repas, elle s’est retirée pour substituer à sa toilette de jeune fille celle de la[78] jeune femme, de la jeune femme qui a le droit de suivre la mode et d’arborer le rouge jusque dans ses cheveux.
Maintenant, le maître, elle le reçoit chez elle; là elle est maîtresse et maîtresse elle doit rester. Il en était ainsi parmi les Francs; malgré l’antienne du barde, malgré les rigides conditions du mariage, les femmes finissaient presque toujours par devenir souveraines au logis; usage qui, mieux que celui de la fille sans dot, a pu traverser le Rhin.
De compte fait, dans mon excursion nocturne au pays des aïeux, je venais d’assister, en qualité de témoin seulement, il est vrai, à trois repas successifs: repas d’affaires, repas hospitalier, repas de noces. Insuffisant pour la complète satisfaction de mon appétit, cela pouvait aider du moins à le faire naître. Je songeais donc à battre en retraite pour chercher un gîte et un souper, lorsque le barde-druide, qui n’a pas dédaigné de s’asseoir à la table nuptiale, comme font nos bons curés de village, s’avance solennellement au milieu de la chambre, en tirant quelques accords d’une sorte de harpe, faite d’un arc fortement courbé et comptant trois cordes au lieu d’une seule.
Il se prépare à charmer la société par le récit d’un de ces longs poëmes mystérieux contenant les annales de la Celtique. Je suspends mon départ.
On l’a dit, et l’on a eu raison de le dire, l’histoire de nos ancêtres gaulois ou germains devrait être pour nous un curieux sujet d’études; mais vainement des hommes courageux ont tenté de relever le vieux chêne, de l’ébrancher, pour y faire pénétrer l’air et le jour; les oiseaux qui chantaient sous son feuillage n’ont pas laissé trace de leurs chants, et à peine si quelques échos des enceintes sacrées sont parvenus jusqu’à nous.
O bonheur! ô gloire inattendue, inespérée! Ce que n’ont pu tant d’érudits, tant d’historiens armés de patience et de résolution, cuirassés de latin, de grec et de sanscrit, je le ferai, moi, moi, l’homme que vous savez! Grâce au récit du barde, je vais pouvoir combler cette lacune si regrettable; le premier, le seul dans le monde de l’histoire, je porterai le flambeau au milieu de ces impénétrables ténèbres!
Le barde commença. Attentif, retenant mon haleine, je demeurai l’oreille tendue, faisant un appel suppliant à ma mémoire, d’ailleurs assez vaillante.
Dans un exorde pompeux, il dit d’abord l’arrivée des Celtes sur la terre d’Europe; la venue des druides, propagateurs de la religion vraie; il dit comment une nombreuse colonie de Francs Saliens, de Gaulois, sous le nom collectif de Pélasges, tous[80] fils de Teut, ou Teutons, avait d’abord été à Dodone planter le chêne sacré. Sur ce point, j’étais déjà renseigné; il aborde ensuite la fondation d’Athènes, due aux Teutons aussi bien qu’aux Grecs de Cécrops; il raconte comment lorsque ceux-ci, corrompus par les écarts de leur imagination, voulurent dresser des autels à Saturne, à Jupiter, à tous ces faux dieux empruntés à l’Égypte et à la Phénicie, au nom de la raison humaine outragée, les Teutons se soulevèrent en proclamant le Dieu unique et en brisant des simulacres menteurs. De là cette terrible lutte, si célèbre encore, des dieux de l’Olympe grec contre les Teutons, ou Titans....
Je ne respirais plus. Quoi! ces géants redoutables, même à Jupiter, ces hommes colosses, qui entassaient Ossa sur Pélion ou Pélion sur Ossa, ils étaient Celtes! C’étaient nos ancêtres à tous!
O Titans, mes frères, avec quels transports j’écoutais les saintes paroles du barde, pour vous les répéter et m’enorgueillir avec vous de notre glorieuse origine!
Par une grâce spéciale, je comprenais parfaitement les vers germano-celtiques du bon druide. Cependant le poëme se déroulait interminable; je commençais à me défier de ma mémoire. Les siècles succédaient aux siècles, les événements aux événements, serrés et nombreux comme les grains dans un sac de blé. La tension trop continue de mon[81] esprit commençait à me donner le vertige. Les plus illustres entre les héros gaulois ou germains ne passaient plus devant moi que sous forme d’ombres chinoises; Sigovèse et Bellovèse, les neveux du grand roi Ambigat; Brennus, Belgius et Lutharius, fils ou gendres de l’autre grand roi Cambaule, se mirent bientôt à tourner dans ma tête, en se donnant la main et en exécutant une ronde bretonne au bruit d’un instrument breton. Arioviste jouait du biniou. Puis, aux sons du biniou, du fifre aigu et de la harpe druidique, se mêla un terrible bruit de cloches sonnant à grande volée; on eût dit du bourdon de Notre-Dame; les airs étaient ébranlés; puis, tout à coup la terre elle-même trembla; un éboulement général se fit autour de moi; le druide, les gens de la noce, la lucarne, la maison, le hameau, les arbres, la colline, le Rhin et ses rivages, le ciel et les étoiles, tout disparut en même temps, et je me réveillai dans mon fauteuil, au milieu de mes pauvres livres épars, qui, de mes genoux, venaient de crouler à mes pieds.
La cloche du dîner sonnait encore.
IV
Invasion des dieux de Rome en Germanie.—Drusus et la druidesse.—Ogmius, l’hercule gaulois.—Grande découverte philologique au sujet de Teutatès.—Transformations de toutes sortes.—Irmensul.—Le Rhin divinisé.—Les dieux franchissent le fleuve.—Druides de la troisième époque.
La transformation hardie des Teutons en Titans, je ne l’ai pas rêvée, croyez-le bien; j’en ai été informé officiellement par un de mes auteurs les plus doctes et les plus recommandables. Ces messieurs les savants ont quelquefois bien de l’esprit.
Suivant le même, la taille des Celtes étant fort élevée en comparaison de celle des Grecs, avait naturellement inspiré à ceux-ci l’idée de les métamorphoser en géants. Dans les environs d’Athènes, les Celtes-Pélasges, pasteurs guerriers, comme tous ceux de leur race, faisaient paître d’ordinaire leurs troupeaux sur les hautes montagnes; ces montagnes,[86] on leur en fit troubler le statu quo traditionnel; ils les entassèrent les unes sur les autres pour escalader le ciel. Folles imaginations de poëtes! direz-vous; d’accord! Mais à la suite de ces premiers poëtes, Hésiode et Homère sont venus qui ont donné au nuage vaporeux toute la solidité du roc; et sur ce roc, une nouvelle religion, une nouvelle civilisation se sont assises.
Aujourd’hui, l’heure est venue où ces mêmes dieux de la Grèce, devenus ceux de Rome, vont poursuivre les Titans, ou Teutons, jusqu’au fond de la Germanie.
César, on le sait, après avoir soumis la Gaule, avait rapidement traversé le Rhin, plutôt pour faire une simple reconnaissance sur la rive opposée que pour s’y établir. Son successeur pénétra plus avant dans le pays. Drusus, fils adoptif et lieutenant d’Auguste, atteignait jusqu’aux bords de l’Elbe, pourchassant les Francs, les Teutons, les Bourguignons, les Chérusques, les Marcomans, tous ces enfants d’une même famille, vaincus, mis en fuite, mais sans demander grâce.... Tout à coup, au moment où il s’apprête à franchir le fleuve, de la profondeur des bois sort, non une nouvelle armée de barbares, hérissée de fer, brandissant l’angon et la framée, mais une femme, grande et fière, frémissante, les cheveux flottants sur ses épaules nues, et le front couronné d’un simple rameau de chêne.
Lui barrant le passage et le doigt étendu, d’une voix impérieuse elle ordonne à Drusus de retourner[87] en arrière, et de rentrer dans son camp pour y mourir.
C’était une druidesse, douée au plus haut degré du don de prophétie, on doit le croire, car avant d’avoir regagné sa tente, le général romain tombe de cheval et meurt.[88]
Toutes les druidesses, cependant, ne parvenaient pas à faire rétrograder les envahisseurs d’un geste[89] et d’un mot; tous les généraux romains ne se tuaient pas en tombant de cheval. Après soixante-cinq ans, mêlés de revers et de succès, plus de ceux-ci que de ceux-là, le génie de Rome l’emporta et devait l’emporter; le monde ne marchait-il pas à sa suite? Mais à sa suite aussi marchaient ses dieux, qui, malgré leur nombre, ou plutôt à cause de leur nombre, trouvaient aux bords du Rhin une résistance plus vive, plus prolongée encore que ses soldats.
Rome avait une magnifique mission à remplir. Son but glorieux était de reconstituer l’unité des grandes familles humaines, de les améliorer par le rapprochement, par la fraternité. Pour atteindre à ce but, la guerre avait été son instrument principal; la religion, son moyen subsidiaire, l’arme qu’elle tenait cachée, mais dont elle ne se servait pas moins pour assurer la durée de ses conquêtes.
Par malheur la corruption, une corruption effroyable, se manifestait parmi ses dieux aussi bien que parmi ses grands citoyens. Sur l’échelle double de la civilisation, on monte échelon par échelon; parvenu au faîte, comme le mouvement est la nécessité, l’élément même du progrès, le moment vient où, forcé d’aller, d’aller toujours devant soi, il faut descendre, descendre encore, jusqu’à ce qu’on soit tombé dans la dégradation sensuelle, dans la barbarie savante, raffinée, voluptueuse.... le bas de l’échelle.
Rome avait commencé par dresser des autels à toutes les vertus; aujourd’hui, ses dieux ne person[90]nifiaient que des vices. Le moyen, je vous le demande, d’en proposer l’adoption, d’en faire la présentation en règle à ces hommes grossiers, chez qui la prostitution, l’adultère, le vol, étaient à peine connus de nom; chez qui une femme réclamant l’hospitalité d’un karl, pouvait tranquillement reposer sous son toit, partager même sa couche, sans craindre la médisance, s’il avait placé son épée entre elle et lui; chez qui l’usage des serrures et des coffres-forts n’était pas né et n’avait pu naître. Pour mettre en sûreté leurs objets les plus précieux, ne leur suffisait-il pas de les suspendre en plein champ, aux branches d’un arbre consacré, sinon de les déposer sur la plate-forme d’une pierre druidique, ou dessous, à leur choix? Cela fait, ils pouvaient dormir tranquilles, et pas besoin n’était d’y mettre une sentinelle en faction.
Déjà, du temps de César, les Romains, dans des circonstances semblables, usaient, pour sortir d’embarras, d’une supercherie assez ingénieuse vis-à-vis[91] des Gaulois. Ils avaient feint de retrouver leurs dieux, leurs propres dieux, établis dans le pays depuis longues années. Ainsi, dans la vieille Gaule existait une statue élevée par les Étrusques à un certain Ogmius, ou plutôt Ogma. Le Grec Lucien en a fait mention en ces termes:
«C’est un vieillard décrépit; sa peau est noire; cette figure d’homme ne laisse pas que de porter l’équipage d’Hercule, la peau du lion, la massue. Je crus d’abord, ajoute Lucien, que les Celtes avaient inventé cette figure grotesque pour se moquer des dieux de la Grèce; mais ce soi-disant Hercule, déjà d’une haute antiquité, traîne après soi une[92] grande multitude d’hommes, qu’il tient tous attachés par les oreilles avec des chaînes d’or qui lui descendent de la bouche.»
Cet Ogmius était évidemment la personnification du druidisme lui-même; Ogma, en langue celtique, signifie tout à la fois la science et l’éloquence. Où trouver de l’hercule là dedans? Les Romains ne s’obstinèrent pas moins à lui en maintenir le nom.
Ils ne s’en tinrent point là.
Entendant de tous côtés, au milieu des hommages du peuple conquis, résonner le nom de Teutatès, dans ledit personnage de Teutatès ils se hâtèrent de reconnaître leur dieu Mercure. C’était bien lui! C’était Mercure, le fils de Jupiter et de la nymphe Maïa! Analogie complète, ressemblance frappante! Il n’y avait point à s’y méprendre un instant!
O mes braves Romains, je ne vous en veux plus aujourd’hui de l’ennui que vous m’avez causé au collége; de ce côté j’ai tout oublié, tout!... Mais quelle sotte idée vous est venue de vouloir, bon gré mal gré, impatroniser votre Mercure, le dieu de l’éloquence, si l’on veut, mais avant tout le complaisant des amours de Jupiter, le dieu du commerce et des voleurs, dans un pays où le commerce, l’amour et les voleurs n’avaient pas cours. Se ralliant à l’opinion romaine, certains écrivains modernes ont été assez habiles pour prouver qu’entre ce Mercure exceptionnel et Teutatès existaient en effet de grands liens de parenté; eh bien, moi, ici, hautement, je leur donne un démenti! De nouveau, la philologie va venir à mon aide pour les réfuter. Ce matin, en me rasant, j’ai fait, même sans le secours du docteur Rosahl, une découverte philologique de la plus haute importance, à laquelle le public ne peut manquer de prendre un vif intérêt, l’Académie des inscriptions et belles-lettres aussi, je n’en doute pas.
Le mot Teut (mon lecteur ne peut l’ignorer maintenant) signifie Dieu; Tat, en celtique alors, et aujourd’hui encore en langage breton (je le tiens d’une vieille servante bretonne qui m’a élevé), a pour traduction exacte le mot père; ajoutez la terminaison Ès, diminutif d’Esus, le Seigneur; rassemblez les trois monosyllabes, et vous avez Teut-Tat-Ès, DIEU, PÈRE et SEIGNEUR.
Où retrouvez-vous, messieurs les historiens à la[94] manière de Panurge, qui n’avez fait que sauter les uns après les autres, un Mercure quelconque dans Teutatès, la grande divinité des druides? Mais il vous a été plus commode de vous en rapporter aux dires intéressés des écrivains de Rome. N’eussent-ils pas voulu vous tromper, ne pouvaient-ils se tromper eux-mêmes? Ignorez-vous que Plutarque, le consciencieux Plutarque, après avoir, en Judée, assisté à la fête des Tabernacles, écrivait que les Juifs adoraient le dieu Bacchus? Soyez sincères, vous l’ignoriez, n’est-ce pas?... Eh bien, je l’ignorais de même il y a dix minutes; c’est le docteur Rosahl qui vient de me l’apprendre. Le cher docteur est enchanté de ma découverte du Teut-Tat-Ès; selon lui, jamais grande question étymologique ne fut posée plus nettement et plus nettement élucidée. Il m’a conseillé d’écrire à ce sujet une notice qu’il se chargeait de communiquer à des savants de ses amis, m’engageant toutefois à ne pas faire mention, comme autorité, de ma vieille servante bretonne; mais je suis de ceux-là qui se font un cas de conscience de toujours citer leurs auteurs.
Maintenant, puisque j’ai nommé Panurge, revenons à nos moutons, ou, mieux, à nos Teutons.
En Germanie, durant la conquête romaine, ce même système d’interprétation, essayé dans les Gaules, continua. Le chêne sacré devint un Jupiter, représenté symboliquement; les pierres druidiques figurèrent tantôt Apollon, tantôt Diane, ou des dieux[95] de second ordre, des nymphes, le dieu Terme, tout ce qu’on voulut. Mais de ces métamorphoses, faites un peu à la hâte, s’ensuivit un singulier quiproquo.
Les vainqueurs avaient rencontré sur les bords du Weser un haut monolithe, simplement taillé à la hache par les rudes et naïfs sculpteurs du pays. Il avait nom Irmensul. Tout autant que le Teutatès gaulois, à de certaines époques, Irmensul attirait autour de lui un grand concours de peuples. Connaissant l’esprit guerrier des indigènes, les Romains n’hésitèrent pas à en faire un dieu Mars. En cette qualité, eux-mêmes lui rendirent les plus grands honneurs, lui consacrant leurs armes et lui offrant des sacrifices propitiatoires.
Or, qu’était donc cet Irmensul?
Lorsque, sous le règne d’Auguste, son général Varus avait envahi la Germanie à la tête de trois légions, Arminius le Chérusque (le Brunswickois, comme nous dirions aujourd’hui) l’avait surpris, enveloppé dans les marais de Teutenburg, sur les bords du Weser. Tout ce qui était romain ou allié des Romains, tout ce qui portait la livrée romaine, avait péri par l’épée. Pendant huit jours le Weser, dans ses flots ensanglantés, avait roulé trente mille cadavres.
A l’annonce de ce désastre, Auguste crut la Gaule perdue, l’Italie menacée, Rome elle-même en péril. Fou de douleur, un mois durant, on le vit se réveiller la nuit, saisi d’épouvante, et parcourir son[96] palais en criant éperdu: «Varus! Varus! rends-moi mes légions!»
Eh bien, l’Irmensul n’était autre que la colonne triomphale élevée à la mémoire d’Arminius le Chérusque. Irmen est le même nom qu’Herman ou Armin (Arminius), et sul signifie colonne. Voilà ce que les Romains ignoraient, et ce qu’ils avaient tort d’ignorer, sans quoi ils n’auraient pas commis cette immense bévue de se prosterner devant le grand exterminateur des trois légions de Varus. Décidément, ils n’entendaient rien au celtique ni au tudesque!
Ne nous étonnons pas trop cependant de voir les soldats du peuple-roi transformer les pierres en dieux, comme Deucalion les avait transformées en hommes. Avant Homère, et longtemps après lui, Jupiter, en Séleucie, était modestement représenté par un fragment de roche; Cybèle, par une pierre[97] noire. A Chypre, la Vénus de Paphos n’était autre qu’une pyramide triangulaire ou quadrangulaire; je ne saurais dire au juste quel rôle jouaient les angles dans ce corps aux saillies aiguës et qui devait s’assouplir bientôt sous les contours les plus merveilleux. Les poëtes étaient venus d’abord, qui avaient chanté Cybèle, la bonne déesse; Jupiter, l’omnipotent; Vénus, âme du monde et reine de la beauté. A leur voix et d’après leurs inspirations les artistes avaient promené leur ciseau sur ces pierres et sur ces pyramides; ils en avaient fait sortir le maître des dieux, armé de sa foudre, la belle Cythérée, mieux armée encore de toutes les grâces de la femme.... Poëtes et sculpteurs, vous avez tout bouleversé en fait de religion! C’est vous qui avez ôté au culte son austérité primitive! misérables tailleurs de pierres, imprudents numérateurs de syllabes sonores, c’est vous qui avez substitué le symbolisme à la vérité!... Cependant, je ne vous maudis pas; quoique je me sois fait l’avocat des druides de la première époque, je suis loin de rester insensible aux charmes de l’art et de la poésie; d’ailleurs, moi, mythologue, ai-je le droit de jeter l’anathème sur ceux-là qui ont été les vrais créateurs de la Mythologie?
Tandis que les vainqueurs des Teutons, croyant user d’habileté, entassaient méprises sur méprises, et trébuchaient au milieu de leurs propres traquenards, les vrais dieux de Rome, déjà acceptés par la Gaule, se tenaient sur les bords du Rhin, impa[98]tients de voir la Germanie leur élever à son tour des temples et des statues. Mais le Rhin, le sourcil hérissé, leur barrait impitoyablement le passage.
Un peu rancunier par nature, le vieux fleuve pouvait-il oublier qu’autrefois, dans les fêtes triomphales de Germanicus, il avait, ô honte! figuré, chargé de chaînes, en qualité de fleuve vaincu, et que les prolétaires et les gamins de Rome, après avoir insulté à sa défaite, lui avaient jeté au visage la boue du Tibre!
Le souvenir de son humiliation passée entretenait sa colère présente; sa colère décuplait ses forces. En vain, à diverses reprises, les Olympiens avaient tenté de le franchir sur différents points, ils le retrouvaient, depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord, agité, furieux, grondant, menaçant dans tous ses flots, écumant sur tous ses rivages.
Pour le gagner à la cause de l’Empire, on le fit[99] roi; le roi des fleuves de la Germanie. Qu’était-ce qu’un roi de plus ou de moins pour un peuple qui faisait ou défaisait les rois à volonté?
Flatté dans son orgueil, le Rhin parut s’adoucir.
Il avait déjà laissé passer Jupiter, le prenant peut-être pour Ésus; après informations et sur leur brevet de moralité, il laissa de même la route libre devant Apollon, Minerve, Diane et quelques autres divinités supérieures et bien famées; mais à la vue de Bacchus, sa colère le reprit. Quoi! gorgés seulement de bière, les Germains n’étaient-ils pas assez[100] emportés, assez querelleurs? Devait-il consentir à ce que le vin excitât encore leurs passions tapageuses? Il était roi; il devait garantir ses peuples d’un pareil fléau.
Les divinités, déjà admises, plaidèrent la cause du fils de Sémélé; il resta inexorable. Cependant, lorsque l’empereur Probus eut fait planter de vignes une partie du Rheingau, charmé de cette nouvelle décoration ajoutée à ses rives, ayant déjà, peut-être, mordu lui-même à la grappe, sa rigueur se détendit. Il consentit à ce que Bacchus traversât d’une rive à l’autre, mais seulement à l’époque des vendanges.
Une fois admis, Bacchus servit d’introducteur à cette foule de dieux libertins et de déesses tant soit peu compromises de Rome et de la Grèce. Le Rhin s’émut de nouveau; de nouveau on l’apaisa par des caresses, par des honneurs inattendus.
Il était roi, on le fit dieu.
Le Pater Rhenus commença à prendre en grande estime ses anciens ennemis. Voyant sa rive gauloise comme sa rive germaine adopter les coutumes et la religion des vainqueurs, il abandonna complétement la police de ses rivages, et aida lui-même à faire tout passer. Une fois installé, Jupiter appela à lui ses corybantes; Bacchus, ses bacchantes et ses égipans; Diane, ses nymphes chasseresses; Vénus, son entourage de prêtresses lascives; les[102] Dryades et les Hamadryades, les Naïades et les Tritons, les Faunes et les Sylvains arrivèrent à leur tour. Ce fut un envahissement.
Cependant, la grave Germanie se sentait troublée au plus profond de ses habitudes austères par cette irruption générale de dieux frivoles et suspects. Si la jeunesse, déjà quelque peu romanisée, commençait à s’éprendre de cette poétique personnification de toutes les forces de la nature, les vieillards, les chefs, les druides surtout, et derrière eux le peuple[103] presque unanime, se demandaient tout bas ce que signifiait cet engouement subit, cette dévotion vertigineuse pour des pantins célestes?
Mais nul n’osait agir; déchus de leur sauvage énergie d’autrefois, affaiblis, rompus, brisés par la durée même de leur résistance, les Teutons, devenus pusillanimes, après s’être présentés ostensiblement devant les temples païens, dans la crainte de se compromettre aux yeux du vainqueur, pour l’acquit de leur conscience, gagnaient ensuite quelque partie ténébreuse de la forêt, où l’œil inquiet, l’esprit troublé, ils offraient au chêne sacré leurs hommages fervents, mais souvent interrompus par des tressaillements de peur.
Les dieux de Rome allaient bientôt se trouver en face d’adversaires plus redoutables.
Au delà même de la Germanie, telle que les géographes la décrivent et la bornent, existaient une foule de nations, échelonnées sur un territoire immense, jusqu’aux bords de la mer Caspienne. Les Romains n’avaient sondé qu’avec inquiétude ces profondeurs inconnues, d’où sortaient incessamment d’innombrables essaims de soldats, auxquels ils ne savaient donner encore que le nom vague et collectif d’Hyperboréens. C’étaient les Huns, les Scythes, les Goths, les Slaves (Polonais, Danois, Suédois, Russes, Norvégiens), races de pirates et de pillards; ceux-ci, sous le nom de Cimbres et se ralliant aux Teutons, avaient déjà fait irruption dans les Gaules et jusqu’en Italie, ne s’arrêtant que de[104]vant l’épée de Marius; ceux-là devaient bientôt franchir les Pyrénées et s’abattre sur l’Espagne. Parmi tous, plus puissants que tous, dominaient les Scandinaves, soldats intrépides, grands écumeurs de la mer du Nord, qui devaient couvrir de leurs barques conquérantes les eaux du Rhin et faire pleurer Charlemagne en prévision de l’avenir!
Oui, un jour, ces corsaires indomptables aborderont jusqu’à la Loire, jusqu’à la Seine; ils assiégeront notre vieux Paris, puis, par la suite des temps, grâce à la politique adroite de notre roi Charles,[105] dit le Simple, devenus chrétiens ou à peu près, sous le nom de Normands, ils s’établiront dans une des plus belles provinces de la France. On les verra alors féconder le sol au lieu de le ravager, boire du cidre au lieu de bière, se livrer paisiblement à la culture des procès et des bestiaux, et porter des bonnets de coton, après avoir aidé toutefois à la destruction de Rome et conquis deux fois l’Angleterre.
Les Scandinaves, d’origine celtique, comme les Gaulois et les Germains, à la fois nomades et sédentaires, plus barbares qu’incultes, bâtissaient des villes et même des temples, dans lesquels ils adoraient Odin le Borgne. Si la moisson avait manqué, si les premières chaleurs du printemps éveillaient en eux des idées de vagabondage et de guerre, ils s’élançaient dans leurs barques ou sur leurs chevaux, et les nations dans la stupeur, tour à tour regardaient à l’horizon, et prêtaient l’oreille le long des fleuves, pour savoir si ce grand ouragan du Nord, cet ouragan de fer, de feu, de sang et de larmes, allait leur venir par terre ou par mer.
A force de traverser la Germanie dans tous les sens, de gré ou de force, quelques-unes, ou plutôt quelques débris de ces bandes, s’étaient fixés sur différents points du territoire, surtout dans les îles du Mein, du Wéser et du Necker. Leurs prêtres attiraient au culte d’Odin toutes les populations voisines. Qu’importait à celles-ci Odin ou Teut? C’était un autre nom désignant pour elles un même dieu, le dieu unique des Celtes.[106]
L’influence de ces nouveaux druides de la troisième époque ne laissa pas cependant que de soulever quelque résistance; les prêtres germains les accusaient d’être excessifs dans la pratique de leur culte sanguinaire, et d’avoir donné pour compagnon à leur Odin un certain dieu Thor, grand pourfendeur de géants, qui altérait nécessairement la doctrine commune, dont l’unité formait la base.
Un schisme était près d’éclater dans l’Église druidique, lorsque l’arrivée des dieux de Rome rapprocha simultanément les deux parties adverses. On s’adoucit, on se concerta, on conspira. Les druides scandinaves, se départant de la prudente retenue observée par eux jusqu’alors, déclarèrent que pour triompher de l’Olympe romain, Odin n’avait pas seulement pour aide tout-puissant son fils Thor, mais qu’il pouvait faire montre d’une escorte de dieux pour le moins aussi imposante par le nombre que celle de Jupiter lui-même.
Les druides germains se voilèrent la face; mais le peuple, mais tout le vieux parti opposé à Jupiter le dépravé et à Vénus l’impudique acclamèrent la proposition. Quelles que fussent, sous le rapport des victimes à offrir à ces nouvelles divinités, les cruelles exigences des prêtres scandinaves, le culte de la terreur leur parut préférable à celui des voluptés dégradantes. Ils reconnurent Odin et son fils Thor, et appelèrent les autres de tous leurs vœux.
Les druides germains cédèrent, espérant peut-être[107]
que les deux polythéismes, une fois aux prises, se détruiraient l’un par l’autre.
Le Pater Rhenus, pris d’une égale affection pour tous les dieux ses confrères, sans y entendre malice, et en bon homme qu’il était, à travers la mer du Nord, alla jusque dans les plus froides régions hyperboréennes chercher les dieux nouvellement élus.
Les deux partis étaient en présence.
Il est de notre devoir de faire connaître dans son ensemble la curieuse théogonie des Scandinaves. Maintenant, et jusqu’à la fin de ce récit, légendes et traditions mythologiques, nous n’aurons plus qu’à nous baisser pour en prendre.
V
Le monde avant et depuis Odin.—Naissance d’Ymer.—Les Géants de la Gelée.—Une bûche fendue en deux.—Le premier homme et la première femme.—Le frêne Ygdrasil et sa ménagerie.—Les trois joyaux de Thor.—L’épée enchantée de Freyr.—Un souvenir de la garde nationale de Belleville.—Histoire de Kvasir et des deux nains.—Miel et sang.—Invocation.
Le monde n’est pas né.
Un brouillard épais, qu’aucune clarté ne colore, qu’aucune limite ne contient, remplit l’espace.
Après un long temps de ténèbres, de silence et d’immobilité, une éclaircie, à peine sensible, se fait, vague et douteuse; quelque chose s’agite confusément dans cette nuit. Le géant Ymer vient de naître spontanément du mélange et de l’assimilation[114] de ces vapeurs resserrées, concrétées par un froid subit et intense.
A cette époque, nos savants ne discutaient pas encore sur les créations spontanées; de celle-ci il ne fut mention dans pas une académie.
Ymer, le seul habitant, le Robinson de ce monde ténébreux, s’irrita de son isolement. Devinant le secret de sa naissance, il rassembla, il entassa ces nuages de vapeur les uns sur les autres, leur donna une forme semblable à la sienne, et de nouveau le vent du Nord vint les solidifier. Géant, il créa des géants; il créa aussi des montagnes, sans doute pour servir de siéges à ses géants, car la plus haute d’entre elles ne leur allait pas à la ceinture; non que ces montagnes fussent moins élevées que celles d’aujourd’hui, mais les fils d’Ymer étaient d’une telle taille qu’ils n’auraient pu, sans se courber un peu, s’appuyer du coude sur la cime culminante du Chimboraço; et, chose incroyable, Ymer surpassait en hauteur non-seulement chacun de ses fils, mais tous ses fils ensemble, montés, sur les épaules les uns des autres. Quand il s’étendait de son long, les Alpes pouvaient lui servir d’oreiller tandis que ses pieds s’appuyaient au Caucase.
A pareille besogne, il dut nécessairement employer une grande partie de la matière fournie par ce chaos de brumes; ce qui restait de substance gazeuse, ébranlé par le vide, perdant l’équilibre, retomba dans la profondeur des vallées, et forma l’Océan.
Quelques animaux commencèrent bientôt à se[115]
mouvoir dans les eaux et sur les rivages de cette mer immense, sphinx, dragons, hydres, serpents, griffons, kraken, léviathans, créations inférieures, mais proportionnées toutefois aux dimensions de ce monde colossal, de ce monde des infiniment grands, et devant se relier par quelques points à ces familles antédiluviennes des mammouths, des ptérodactyles, des ichthyosaures et des plésiosaures, dont un beau matin Cuvier a retrouvé quelques échantillons dans les carrières de Montmartre, près Paris.
Dieu de première race, créateur sans précédents, Ymer manquait nécessairement de cette habileté, de ce savoir-faire qu’une longue expérience peut seule donner. Ainsi, chose étrange, mystère inexplicable, ce monde où la vie avait commencé, quoique affranchi de son brouillard originel, restait encore un monde de ténèbres. Quelques phosphorescences de la mer, quelques échappées de la lumière électrique, boréale, zodiacale, éclairaient seules d’une lueur rapide ces grands corps glissant dans l’ombre, ces monstrueux reptiles, un instant éblouis, se replongeant au plus profond des ondes, qu’ils agitaient comme sous une tempête.
Ce devait être surtout un curieux spectacle, il le faut avouer, que de voir à travers des plaines et des rivages sans limite, sous un ciel sans rayons, ces Géants de la Gelée (ainsi les nomma-t-on), errants à travers les ténèbres, se chercher à tâtons d’un bout du monde à l’autre; ce qui pour eux, il est vrai, n’était que l’affaire de quelques enjambées,[118] et attendre, s’ils voulaient jouir du plaisir de se contempler face à face, le hasard, la bonne fortune d’une fugitive clarté crépusculaire.
A ce spectacle, il ne manquait qu’une chose, des spectateurs.
Cela ne pouvait ainsi durer. Avec un nouveau dieu, un nouveau monde se fit. Ce dieu, bien différent du premier, était la lumière elle-même, condensée librement à l’extrémité méridionale du ciel, loin de la terre habitée par les géants.
Un beau jour (jour désastreux pour eux cependant), ceux-ci s’aperçurent qu’au-dessus de leurs têtes, les nuages se coloraient peu à peu de rose, de violet, de pourpre; et ils se réjouirent. Tout à coup, un globe de feu parut, et ils s’épouvantèrent. C’était Odin, Odin suivi de sa céleste famille, composée de douze divinités principales....
Mais non! non! je me rétracte! je me révolte! On ne peut toucher aux vieilles mythologies sans se cogner contre un système astronomique. Les astronomistes trouvent sept dieux principaux dans la théogonie scandinave lorsqu’il leur faut les transformer en planètes, et douze quand il s’agit des signes du zodiaque. C’est vraiment mythologuer trop à son aise. Ne dirait-on pas que les premiers hommes sont tous nés avec un télescope et un quart de Davis en poche, et qu’ils ont bâti un observatoire avant de songer à se construire des cahutes?
Heureusement, j’ai le choix de ma route.
Des historiens, dignes de foi, ont reconnu qu’Odin,[119] selon la méthode indiquée par Cicéron, avait habité la terre avant que d’habiter le ciel. C’était un conquérant illustre, grand tueur d’hommes, un de ces fléaux de Dieu qui s’appesantissent sur les peuples pour les broyer. Nécessairement, après sa mort les peuples le déifièrent.
Je ne vois rien là d’astronomique.
Maintenant je rentre dans mon rôle, en le représentant tel que ses druides, ses skaldes et ses adorateurs l’ont fait.
Il arriva donc des pays du midi, de l’Orient sans doute, traînant à sa suite le soleil, indispensable auxiliaire quand il s’agissait de reconstituer ce monde glacial et ténébreux. «Car il fut un temps, dit l’Edda, cette bible des Scandinaves, où le soleil, la lune et les étoiles ne savaient pas quelle place ils devaient occuper. Ce fut alors que les dieux s’assemblèrent et convinrent du poste qu’il était bon de leur assigner.»
L’installation des astres, une fois convenue, à l’instar de tous les Hercules de l’Égypte et de la Grèce, Odin, pour payer sa bienvenue, commença par pur[120]ger la terre de tous les monstres qui l’avaient envahie. Ymer, le premier, succomba sous ses coups: puis, après lui, tous les autres géants de la gelée, race malfaisante,» ajoute l’Edda. Malfaisante envers qui? je le demande. Était-ce envers les griffons, les serpents et les kraken?...
Malheur aux vaincus! c’était déjà la devise du plus fort, et le monde était né à peine.
Parmi les géants de la gelée un seul échappa au carnage. Il était marié probablement, car sa race, par la suite, se multiplia au point d’inquiéter les Ases; c’est-à-dire Odin, et les autres dieux ses compagnons.
Après les géants vint le tour des animaux terrestres ou marins, presque aussi redoutables qu’eux. A ce désastre universel, deux monstres seuls[121]
survécurent: le loup Fenris, aux mâchoires formidables, capables de broyer des montagnes, même d’entailler le soleil; et le serpent Iormoungandour, le grand serpent de mer par excellence. Tous deux devaient un jour aider les géants de la gelée à tirer vengeance de leur défaite.
Pensant n’avoir plus rien à craindre pour le moment, Odin remonta dans l’espace lumineux, y jouissant en paix de sa gloire, au milieu des délices de la Valhalla.
Un matin qu’il en était descendu pour savoir comment tout se comportait sur la terre, depuis qu’il l’avait réorganisée, il vit avec plaisir que sa nouvelle création prenait figure. L’herbe poussait dans[124] les plaines, sur la pente des collines, même sous les flots des fleuves et de la mer; des arbres isolés, ceux-ci en flèches, ceux-là en pyramides, découpaient l’horizon d’une façon pittoresque, et en rompaient la monotonie; quelques-uns, réunis par groupes sur la montagne, légèrement agités par un souffle d’air, semblaient converser tout bas entre eux, tandis que la foule des autres se déroulant à perte de vue, immobiles, remplissaient les vallées, comme une armée qui se tient au repos tandis que ses chefs délibèrent.
Derrière le rideau des forêts, cerfs, élans, aurochs, bondissaient par troupeaux, avançant parfois leurs élégantes ramures ou leurs fronts touffus à l’entrée des clairières; des chèvres cabriolaient sur les rochers, et jusqu’au bord des précipices; des oiseaux chantaient sous les taillis, se balançaient mollement sur la branche flexible des osiers, ou tout à coup fendaient l’air d’une aile rapide; les poissons glissaient silencieusement sous la surface des eaux, qu’ils argentaient et diapraient tour à tour; les papillons et les insectes volaient ou bourdonnaient autour des fleurs.
Odin sourit: l’artiste était content de son œuvre.[125]
Mais les animaux, livrés à leurs instincts naturels, exclusivement préoccupés de satisfaire à leurs besoins grossiers, étaient-ils dignes d’occuper seuls un pareil séjour?
L’idée lui vint d’inventer un être qui, sans participer à l’essence divine, s’élèverait cependant au-dessus des autres créatures. Cette fois, à l’œuvre de l’artiste divin, il fallait un spectateur intelligent, capable de l’apprécier, capable aussi de la faire valoir, d’en tirer parti.
Il y réfléchissait en longeant les rivages de la mer, lorsqu’un morceau de bois, le fragment d’une maîtresse branche brisée par le vent, jeté aux flots par la forêt, triste épave roulée de vague en vague, livrée à tous les caprices du flux et du reflux, vint frapper son regard. Il attira à lui cette épave flottante, cette bûche misérable, la fendit en deux, et en fit l’homme et la femme.
«Entendez-vous? comprenez-vous?» nous dit à ce sujet l’Edda.
Or, que veut-on nous faire comprendre ici? Que l’homme, en butte aux caprices des éléments, n’est que le vain jouet de la destinée? Très-bien, nous admettons l’explication. Mais le livre sacré des Scandinaves prétendrait-il nous faire entendre que l’origine de l’humanité remonte à deux bûches? Franchement il y aurait là un jeu de mots pitoyable, que nous repoussons comme indigne de la gravité habituelle de l’Edda, et de la majesté mystique des vieilles cosmogonies.[126]
D’ailleurs, ne l’oublions pas, chez tous les peuples du Nord les arbres avaient été divinisés; si la Germanie honorait le chêne, le frêne était en aussi grand honneur parmi les hyperboréens; reste à savoir si notre premier père était frêne, chêne ou bouleau.
Ceci nous amène naturellement à parler du frêne Ygdrasil, et de sa singulière population de dieux, d’oiseaux et de quadrupèdes.
C’est sous cet arbre miraculeux, dont les branches s’étendent sur la surface de la terre, dont le sommet supporte la Valhalla, et atteint jusqu’aux autres cieux supérieurs, dont les racines plongent jusqu’au fond des enfers, qu’Odin et ses Ases se tiennent, lorsqu’il s’agit du gouvernement du monde, ou d’une décision importante à prendre.
Deux corbeaux au vol rapide parcourent sans cesse l’univers pour voir ce qui s’y passe, et, venant s’abattre l’un sur son épaule gauche, l’autre sur son épaule droite, lui content tout bas à l’oreille la gazette du jour. Un écureuil, d’une agilité égale à celle des corbeaux, exécute un va-et-vient continuel le long de l’arbre.... Si vous doutez, écoutez le poëte:
Mais le poëte ne vous dit pas tout.
Comme contre-police chargée de vérifier les rapports de l’aigle, de l’écureuil et des corbeaux, un vautour perché sur le faîte de l’arbre divin, étendant ses regards à travers tous les horizons de la terre et du firmament, attentif à la moindre alerte, signale chaque événement de quelque gravité par ses cris ou ses battements d’ailes.
D’autres animaux encore peuplent le grand frêne Ygdrasil. Ceux-là jouent un rôle sinistre au milieu de cette étrange ménagerie: des reptiles hideux, grouillant dans des mares croupissantes où plonge une des racines de l’arbre, s’occupent sans relâche à y injecter leur venin; sous une autre s’est blotti un dragon, qui[128] la ronge incessamment, et quatre cerfs affamés, courant à travers ses branches, dévorent son feuillage.
«Entendez-vous? comprenez-vous?» répète l’Edda.
Pour le moment, n’essayons pas de comprendre, et avant de pénétrer ces sombres mystères, nommons les principaux d’entre les Ases.
Du mariage mystique d’Odin avec Frigg est né le dieu Thor, vénéré à l’égal de son père. Chargé de porter la foudre, c’est lui qui ébranle la terre lorsque, monté sur son char attelé de deux boucs,[129] il traverse les nuages en faisant poumerlé poump! poumerlé poump! pliz! pluz! schmi! schnur! taratantara! taratantara!
Cette traduction, par onomatopées, de l’éclair qui jaillit et du tonnerre qui gronde, ne m’appartient pas; elle émane directement de maître Martin Luther, le grand réformateur.
Thor a aussi pour occupation de poursuivre et d’anéantir les géants des montagnes, fils dégénérés, quant à la taille du moins, des géants de la gelée. Plus tard, nous retrouverons d’autres géants de dimension moindre encore. Tout ce qui était grand et fort ici-bas a toujours tendu à décroitre.
Pour cette chasse aux géants, Odin a fait don à son fils de trois objets précieux nommés dans l’inventaire des Ases, les trois joyaux de Thor. Le premier est son lourd marteau, Mjoïner (quelques-uns disent sa massue), qui va de son propre mouvement à la rencontre des géants, et leur brise la tête. Un des commentateurs de l’Edda ne veut voir dans les géants des montagnes que les montagnes elles-mêmes, et dans le marteau Mjoïner que la foudre, qui le plus souvent les frappe à la tête. Défions-nous des commentateurs autant que des astronomistes.[130]
Le second joyau de Thor, ce sont ses gants de fer. Dès qu’il en est armé, le marteau lancé dans l’espace, après avoir atteint son but, revient se placer dans sa main, comme, dans la chasse au vol, le faucon sur le poing du chasseur.
Enfin le troisième joyau de Thor, c’est son baudrier de vaillance. En est-il revêtu, aussitôt ses forces s’augmentent de moitié; il devient irrésistible, il terrasserait le puissant Odin en personne. Mais de ce côté, Odin n’a rien à craindre; quoique d’un naturel brutal et emporté, Thor est un fils soumis et respectueux.
Comme maître du tonnerre aux cheveux rouges, comme destructeur des géants, comme dieu actif, turbulent et tapageur, un peu coiffé sur l’oreille, Asa-Thor, c’est-à-dire le seigneur Thor, jouissait parmi les hommes de la plus haute considération.
Une arme pour le moins aussi merveilleuse que le marteau d’Asa-Thor, c’est l’épée du dieu Freyr. Cette épée, douée d’une intelligence peu commune chez ses pareilles, obéissait ponctuellement aux ordres de son maître. Même lorsqu’il n’était pas là pour la diriger, elle se portait d’elle-même à son commandement sur tel point, sur tel autre, frappant d’estoc et de taille, faisant rage au milieu de la mêlée, sans qu’une main quelconque en fît mouvoir la poignée.
Pendant ce temps, le bon Freyr, dieu pacifique s’il en fut, peu curieux des batailles, se[131] contentant de donner de loin des ordres à son épée, restait paisiblement assis à la table d’Odin, où il s’abreuvait de bière forte et des vins les plus exquis.
Quand j’étais lieutenant dans la garde nationale de Belleville, si l’on avait à cette époque su confectionner des fusils d’après un semblable système, j’en suis certain, en visitant les postes, j’aurais pu voir un fusil graviter tout seul devant la mairie, ainsi que devant le corps de garde; spectacle non moins intéressant, j’aurais pu rencontrer sur ma route une patrouille composée de quatre fusils et d’un caporal, un caporal de bonne volonté, pour crier: «Qui vive?» tandis que les heureux possesseurs de ces armes perfectionnées, assis non à la table d’Odin, mais à celle du café ou du cabaret le plus proche, se seraient abreuvés de vin et de bière, à la façon des dieux scandinaves.[132]
L’état peu avancé des arts mécaniques chez nous ne m’a pas permis d’assister à un tel spectacle; je le regrette.
L’heureux possesseur de cette arme magique, Freyr, dirigeait en chef l’administration générale des nuages; il faisait la pluie et le beau temps, emploi difficile, qui devait l’exposer à bien des demandes et des supplications contradictoires.
Sa sœur Freya, après Frigg, épouse d’Odin, était la déesse la plus honorée sur la terre et même dans le ciel; elle inspirait et protégeait les amoureux. Bien différente de celle de la Grèce, cette Vénus du Nord passait pour une fort honnête femme.
On raconte que son mari s’étant éloigné d’elle pour entreprendre de longs voyages, elle en conçut une telle douleur, que, nuit et jour, de ses yeux coulaient, intarissables, non des pleurs, comme aurait pu faire une simple mortelle, mais des gouttelettes d’or qui inondaient sa poitrine; et depuis, parmi ce peuple, l’or a conservé le doux nom de larmes de Freya.
Un seul des habitants de la Valhalla avait trouvé moyen de lui apporter quelque consolation en lui chantant ses plus belles chansons; ce consolateur, c’était le dieu Bragi, le dieu de la poésie et du beau langage.
Une tradition, qui vaut d’être répétée, rapporte comment ce don précieux de l’éloquence et de l’art des vers lui avait été départi.
Dans les premiers temps du monde, alors que le dieu créateur avait concentré dans quelques hommes seulement toutes les forces vives de l’humanité, alors que de longues années leur permettaient de mener heureusement à fin de patientes études, existait un sage dont la vie entière avait été consacrée à l’art encore ignoré, même parmi les dieux, de relever la pensée par l’expression, de lui don[134]ner de la saillie par l’image, par des couleurs empruntées aux sons, non au prisme; ce sage, on le nommait Kvasir. Kvasir avait inventé les runes, l’art des vers, l’art non moins précieux de reproduire la parole et de la fixer par l’écriture. Ses runes, il les gravait en intailles sur des planches de frêne; un effort de plus, et il inventait l’imprimerie bien avant Gutenberg.
Kvasir possédait donc seul alors le don de poésie.
Deux méchants nains, occupés à la recherche des trésors, jugèrent le trésor de poésie digne plus que tout autre d’exciter leur convoitise. Ils s’introduisirent sournoisement près de Kvasir, et le tuèrent. S’entendant aux sciences magiques, comme tous les nains de ce temps-là, ils recueillirent précieusement le sang du mort, et, le mêlant avec du miel en dosages différents, le distribuèrent dans trois vases hermétiquement fermés. Ces trois vases contenaient l’un la logique, l’autre l’éloquence, le dernier la poésie.
En attendant l’occasion d’en faire usage, nos méchants nains les enfouirent au fond d’une caverne inaccessible aux hommes, et inconnue des dieux eux-mêmes. Mais un de ces commis voyageurs qui, sous forme de corbeaux, couraient le monde pour le compte d’Odin, avait, témoin muet, assisté et au meurtre, et au mélange, et à la cachette. Il retourna rapidement vers le frêne Igdrasil, et conta tout au maître. Sur l’ordre de celui-ci, transmis sans doute par l’écureuil, l’aigle, qui faisait sa guette au som[135]met de l’arbre divin, laissa pour quelques minutes le poste à la garde du vautour, son suppléant, et se rendit à tire-d’ailes vers la caverne, d’où il rapporta les trois vases précieux. Il est à supposer qu’il portait l’un à son bec, et chacun des deux autres à chacune de ses deux serres.
Son message accompli, l’aigle déposa le tout aux pieds d’Odin, après quoi il alla relever le vautour de sa faction.
Odin décoiffa d’abord le vase de poésie; il y goûta. A partir de ce moment il ne parla plus qu’en vers. Il goûta de même à la logique, et il raisonna avec tant de justesse, tant de justesse, qu’il ne se trouva plus d’accord avec personne; il goûta à l’éloquence, et dès qu’il se mit à pérorer, on l’eût pris pour le premier avocat du barreau de Paris. Comme à Ogmius, ou comme à MM. Berryer et Lachaud, on eût dit que des chaînes d’or découlaient de sa bouche, suspendant les cœurs et les oreilles à ses discours.
Tandis qu’il dégustait, Bragi son fils et Saga sa fille, assis à ses côtés et se pourléchant les lèvres, le contemplaient d’un air tant soit peu quémandeur.
En dehors du caractère terrible dont ses druides l’ont revêtu, Odin se montrait parfois bonhomme, bon père toujours. Il présenta le vase de poésie, d’abord à Saga; son titre de femme lui donnait droit à cette primauté. Elle y posa ses lèvres, ce fut tout. Quand vint son tour, Bragi en avala avidement une large gorgée, et sans s’être donné le temps de[136] reprendre haleine, il se mit à entonner un chant triomphal, où il célébra les festins, l’amour, la guerre, la grandeur des dieux, les astres du firmament, le paradis, l’enfer et le frêne Ygdrasil. Dans ses rimes cadencées, il fit entendre le choc des coupes, le roucoulement des tourtereaux et des amoureux, le tumulte des batailles, l’harmonie des sphères célestes, avec tant de verve, de fougue et de grâce tour à tour, qu’Odin enthousiasmé, et qui s’y connaissait depuis cinq minutes déjà, le déclara sur-le-champ le dieu-poëte, au lieu du dieu à la longue barbe, seule dénomination qu’on lui eût donnée jusqu’alors. Bien plus, il lui confia en dépôt le triple trésor dont il avait dépouillé les meurtriers de Kvasir.
Tel était le dieu Bragi, qui seul parvint à adoucir les douleurs de la belle et inconsolable Freya.
Par lui les druides s’instruisirent dans l’art des vers; par lui se propagea cette terrible poésie scandinave, où assurément il entre, ainsi que le dit Ozanam, autant de sang que de miel.
Quant à Saga, elle devint la déesse de la Tradition. «Le cœur de l’histoire est dans la tradition,» a dit un maître, un sage, un poëte.
Bonne déesse Saga, tes lèvres, je le sais, n’ont touché ni au vase de l’éloquence ni à celui de la logique, bien s’en faut! C’est cependant sur toi que je compte pour me soutenir dans ce travail, peut-être imprudemment entrepris; car les matériaux se multiplient autour de moi, le sujet est grave, plus[137]
grave qu’il n’en a l’air, et, malgré les bons conseils de mon savant docteur, et l’aide de mes deux charmantes collaboratrices, le temps et les forces pourraient bien me manquer à la fois; aussi je te de[138]mande, ainsi qu’à mon lecteur, la permission de me reposer un instant ici, avant de poursuivre mon voyage à travers ce monde fantastique d’Odin.
VI
Biographies résumées.—Un dieu clairvoyant.—Un dieu rayonnant.—Tyr et le loup Fenris.—Hôpital de la Valhalla.—Pourquoi Odin était-il borgne?—Les trois Nornes.—Mimer le Sage.—Une déesse mère de quatre bœufs.—Les galanteries d’Heimdall, le dieu aux dents d’or.
Nous nous garderons bien de donner la liste complète des dieux de ce populeux olympe. Néanmoins, citons encore, pour mémoire, Hermode, le messa[142]ger, l’homme d’affaires d’Odin; Forsète, le conciliateur; Vidar, le dieu du silence, personnage muet, qui ne marche que dans l’air, comme s’il craignait d’entendre même le bruit de ses pas; Vali, l’habile archer; Uller, le bon patineur, et dont le géant Tialff n’était que le disciple, quoi qu’en ait dit le poëte Klopstock; Hoder, divinité mystérieuse, dont chacun, sur la terre comme dans le ciel, doit bien se garder de prononcer le nom! Pourquoi?... Odin seul le sait!
Citons aussi Heimdall, aux dents d’or. Fils d’Odin, il a eu neuf mères, ce qui ne s’était peut-être jamais vu avant lui. Gardien de la Valhalla, il est chargé de surveiller les géants qui, par le pont de Bifrost (l’arc-en-ciel), pourraient bien s’aviser quelque matin d’escalader le séjour céleste. Que les dieux reposent en paix; ni l’aigle ni les corbeaux d’Ygdrasil ne peuvent égaler Heimdall en vigilance. Chez lui, les sens de l’ouïe et de la vue sont d’une finesse, d’une perceptibilité au-dessus de toute imagination. Il entend l’herbe croître dans les prés, et voit pousser la laine sur le dos des brebis; d’une extrémité du monde à l’autre, non-seulement il peut suivre de l’œil un moucheron perdu dans l’espace, mais il distingue nettement les diverses jointures de ses pattes et les points noirs ou ocrés qui maculent ses ailes; au milieu de la nuit la plus sombre, comme sous les flots les plus profonds de la mer, il voit un atome se mouvoir, et assiste aux hymens des monades. L’univers n’a rien de caché pour lui.[143]
Mais pourquoi, à l’instar de quelques naturels des îles de la Sonde, le dieu Heimdall a-t-il des dents d’or?... Odin seul le sait!
Parmi tous ces dieux, le plus richement doué de grâces, de vertus, le meilleur, le plus beau, c’est Balder, Balder, le dieu rayonnant par excellence. Quoique fils d’Odin et de Frigg, on eût pu le croire né de Freya, tant il semble représenter l’amour, non l’amour turbulent, passionné, capricieux des Grecs, mais l’amour dans la plus large et la plus noble signification du mot; l’amour, même dans le sens chrétien. Balder, c’est la bonté, la loyauté, l’affection, l’harmonie universelle, qui relie tous les êtres entre eux; Bragi, le poëte, est son frère; Forsète, le conciliateur, est son fils.... Mais nous n’aurons que trop tôt l’occasion de faire un douloureux retour vers lui!
Malgré notre désir de clore cette liste déjà longue, pouvons-nous passer sous silence ce pauvre Tyr, modèle d’intrépidité, de bonne foi, et la victime de sa hardiesse, comme de sa confiance imprudente dans les autres dieux?
Un jour, ceux-ci ayant rencontré le loup Fenris, lui proposèrent de faire avec eux un bon repas. Le loup, d’appétit vorace, prêta l’oreille à la proposition. Les Ases alors, feignant de craindre qu’il ne leur jouât un mauvais tour durant la route, ne voulurent l’emmener qu’une chaîne au cou, s’engageant, sur leur honneur de dieux, à le délivrer de ses liens en se mettant à table. Défiant de son natu[144]rel, comme tous les loups, comme tous les méchants, Fenris consentit à se laisser attacher, mais à la condition qu’en garantie de la promesse faite, un des Ases lui mettrait la main dans sa gueule. Tyr, sans hésiter, acquiesça à sa demande, ne pouvant soupçonner une perfidie de la part de gens aussi haut placés. Les dieux, ses confrères, ayant manqué à leurs engagements en retenant Fenris prisonnier, Fenris s’adjugea le gage et coupa la main de Tyr jusqu’au poignet, à l’endroit appelé depuis, en mémoire de cette amputation: l’articulation du loup.
On pouvait donc compter un manchot parmi ces dieux, déjà présidés par un borgne; mais Tyr et Odin étaient-ils seuls parmi les Ases atteints d’une infirmité? non. Heimdall, aux dents d’or, portait évidemment un faux râtelier; Vidar, le dieu du silence, était muet; Hoder, cet être mystérieux dont[145] le nom ne devait pas être prononcé, était aveugle. Il y avait même un certain dieu Herblinde.... non-seulement celui-là était aveugle, il était mort. Pour nous autres, la mort semble de fait comprendre la cécité: il n’en était pas ainsi parmi ces personnages mystiques. Herblinde, par exception, tout aveugle, tout mort qu’il fût, n’en assistait pas moins au grand conseil des dieux, et il y avait voix délibérative.... Comprenez-vous?... moi, je ne comprends pas.
Et à ce grand conseil, et dans cet hôpital de la Valhalla, qui comptait un manchot, un muet, un édenté, deux aveugles, je l’ai dit, présidait Odin, Odin le borgne! C’est plus que jamais le cas de rappeler le proverbe: Dans le royaume....
Mais pourquoi Odin était-il borgne?
A la question, cette fois, je suis à même de répondre.
Ce grave pourquoi, les astronomistes l’ont résolu nécessairement d’après leur imperturbable système d’interprétations sidérales. Odin étant le dieu-soleil, le soleil étant l’œil de la nature, et la nature n’ayant qu’un œil, Odin devait naître borgne!... Et voilà pourquoi votre fille est muette!...
L’Edda raconte les choses d’une autre manière: je déclare me rallier à sa version, puisée dans la connaissance même des faits les plus intimes.
Odin est né avec ses deux yeux; le soleil n’a été que son compagnon de route lorsque, du fond de l’Orient, il est venu ranimer, réchauffer la terre, alors au pouvoir des géants de la gelée.[146]
Quelques siècles après avoir créé l’homme, il se promenait un jour vers les parties basses de son grand frêne Ygdrasil, songeant à la lourde responsabilité qui pesait désormais sur lui, puisqu’au gouvernement des cieux il avait adjoint celui de la terre; et la terre commençait à se peupler de toutes parts. Il se demandait si la science des choses lui avait été suffisamment révélée, tout dieu omnipotent qu’il était, pour qu’il pût mener à bien sa double gestion. Tour à tour il avait bu aux trois vases de Kvasir, mais la poésie, l’éloquence et même la logique ne constituent pas la sagesse.
En passant près d’une large piscine alimentée par une source murmurante, il vit s’y ébattre trois beaux cygnes, lesquels, après l’avoir examiné d’un air tout particulier, moitié narquois, moitié réfléchi, faisant onduler leurs longs cous flexibles, semblaient échanger entre eux autant de pensées que de regards.[147]
Il leur adressa la parole, leur demandant s’ils possédaient le secret de la sagesse.
Les cygnes plongèrent tout à coup sous l’eau, et, à leur place, apparurent trois femmes, belles toutes trois, quoique à trois étages différents de la vie.
C’étaient les Nornes.
La première, nommée Urda, savait le passé; la seconde, nommée Vérandi, voyait sous ses yeux se dérouler le présent heure par heure, minute par minute; et quand aujourd’hui était devenu hier, sa sœur aînée recueillait le jour défunt et l’inscrivait sur son registre. Enfin, Skulda, la troisième, la Norne de l’avenir, jouissait du don précieux de voir clairement s’agiter devant elle les germes des événements futurs, et de pouvoir prédire avec certitude l’époque et les conséquences de leur éclosion.
Faisons ici une pose; une observation que me communique à l’instant l’aimable et savant docteur[148] Rosalh pourra peut-être sembler curieuse à quelques-uns de nos lecteurs.
Ces trois Nornes, on s’en souvient, les Romains avaient feint d’abord de les prendre pour les trois Parques, sans doute parce qu’elles étaient trois et qu’elles étaient femmes; je n’en vois guère d’autres raisons. Urda, Vérandi et Skulda étaient aussi gracieuses, aussi belles, qu’étaient repoussantes de laideur Alecto, Lachésis et Atropos. D’ailleurs, leur emploi différait complétement. Les Nornes connaissaient de la destinée humaine, mais ne pouvaient rien sur la durée de la vie des hommes. Ainsi les apprécie justement l’Anglais Hollinshed dans sa chronique. Warburton ne veut voir en elles que des walkyries; mais, chose plus grave, le croira-t-on? ce sont ces trois belles vierges prophétesses que Shakespeare a choisies pour en faire les trois ignobles sorcières (the weird sisters), les trois affreuses vieilles, sales et édentées, qui criaient à Macbeth: «Macbeth, tu seras roi!»
Le bon Shakespeare avait pris au sérieux l’anathème de l’Église contre les anciennes divinités de son pays.
Odin eut meilleure opinion des trois sœurs; il s’entretint longtemps avec elles; à plusieurs reprises, il revint les visiter. Près d’elles et par elles il acquit l’expérience.
Mais l’expérience, ajoutée même aux dons précieux de la poésie, de l’éloquence et de la logique, ne suffit pas encore à donner la sagesse.[149]
Jaloux de posséder ce plus précieux des biens, dût-il l’échanger contre ses trésors de poésie et d’éloquence, contre son armure enchantée qui le garantissait de tout mal, contre son cheval Sleipner qui avait huit jambes et traversait l’espace avec la rapidité de la foudre, fût-ce même contre son aigle, son vautour, son écureuil et ses deux corbeaux, il alla, par le conseil des Nornes, trouver Mimer, le sage par excellence, le successeur du vieux Kvasir; il suivit assidûment ses leçons, comme disciple soumis et attentif, et quand le disciple fut devenu maître, quand il sentit que la sagesse lui était venue, il paya généreusement le philosophe d’un de ses[150] yeux, voulant témoigner par là du prix qu’il attachait au service que Mimer venait de lui rendre.
Et voilà pourquoi Odin était borgne. Certes, le fait lui est trop honorable pour qu’il soit permis de le dissimuler sous de vains prétextes astronomiques.
Maintenant, quel usage fit-il de sa sagesse?
Il commença par régulariser l’administration du ciel. Les Ases jusqu’alors vivaient un peu à leur fantaisie; il leur distribua des emplois, imposant à chacun d’eux un devoir à remplir: à Niord, la direction des fleuves et de la pêche; à Égir, celle des mers et de la navigation; ainsi des autres; exigeant de tous l’exactitude et la régularité, mais leur in[151]terdisant l’excès de zèle, ainsi que le faisait M. de Talleyrand vis-à-vis de ses commis diplomates.
Ensuite, il songea à la terre.
A mesure qu’ils s’étaient multipliés, les hommes avaient senti croître leurs vices en même temps que leurs besoins. Pour satisfaire aux uns comme aux autres, ils avaient recours à cette grande loi primitive qui compose à elle seule tout le code de la barbarie, la loi du plus fort.
Les pâturages les plus abondants, les rochers, les grottes, qui présentaient les plus sûrs abris, les forêts les plus giboyeuses, les sources où les troupeaux venaient de préférence se désaltérer, tout se conquérait par la force et se maintenait les armes à la main.
Le sage Odin comprit que la violence n’était pas le droit, que le vol ne pouvait suffire à constituer la possession. Il résolut de fonder la propriété, et de la fonder en lui imprimant un caractère religieux qui pût la rendre sacrée aux yeux des peuples.
Une de ses filles, nommée Géfione, fut envoyée par lui vers un des chefs les plus puissants de la Scandinavie. Elle arriva devant sa tente les mains pleines de présents. En échange, Géfione ne réclamait que la possession d’un empan de terre. Le chef lui donna un champ vaste, mais inculte.
Non sans des vues secrètes, et toujours sous l’inspiration d’Odin, elle alla bien loin, dans des pays de montagnes, dans des pays de géants. De ces géants, elle en épousa un, un des plus forts, dont[152] elle eut quatre fils. La force a son bon côté. Ces quatre fils du géant, Géfione les transforma en bœufs, et, par douce persuasion, contraignit son mari lui-même à les atteler à la charrue. Un ruisseau marquait les limites du champ; à l’autre bord s’élevait un autel.
Ainsi fut instituée la première propriété, par l’achat, le travail, et sous la protection des dieux. Son premier possesseur, l’époux géant, y figura la force se soumettant au droit; les quatre bœufs représentaient la famille laborieuse, améliorant le sol et le fécondant de ses sueurs.
A l’imitation de Géfione, bientôt, de toutes parts, on mesura la terre pour la diviser; on la borna, et les pierres qui indiquaient l’étendue légale de chaque possession furent réputées saintes.
Pour encourager les hommes dans leurs efforts, chaque matin, les Ases, montrant leurs têtes lumineuses à l’horizon, les réjouissaient de leur vue et assistaient à leurs travaux.
Il arriva même que le dieu Thor vint rendre visite à sa sœur Géfione; sur tous ces terrains nouvellement acquis, il lança quelques éclats de sa[153] foudre pour les consacrer. Déjà avait cours cette croyance que le tonnerre consacre tout ce qu’il touche. Plus tard, et jusqu’au quinzième siècle, à Bonn, à Cologne, à Mayence, le marteau de Thor, lancé sur la portion de terrain devenu fief, suffit pour attester le droit imprescriptible du propriétaire.
Mais ce droit ne suffisait pas à rendre la société humaine stable et florissante; il fallait aux peuples une hiérarchie de rangs et de races; du moins le divin disciple du sage Mimer jugea qu’il en devait être ainsi. Cet ordre hiérarchique, les moyens qu’il employa pour l’établir peuvent nous paraître étranges, bizarres, peut-être malséants, à nous qui ne sommes pas des dieux; ils réussirent néanmoins.
Par son ordre, Heimdall, le dieu au faux râtelier, abandonna pendant neuf jours son poste de gardien de la Valhalla, et, prenant route à travers les pays, il vint frapper à la porte d’une cabane chétive, misérable, où logeait LA BISAÏEULE. Il y demeura trois jours et trois nuits.
La Bisaïeule mit au monde un enfant mâle, à la peau noire, aux mains calleuses, mais aux larges épaules et aux bras vigoureux. On le nomma Thrœll (le serf).
Les goûts naturels de Thrœll le portaient aux rudes travaux des mines et du défrichement; il aimait la société des animaux domestiques, et couchait volontiers avec eux dans l’étable. Ses fils furent porchers, bouviers, mineurs ou bûcherons.[154]
Heimdall s’était remis en route. Il s’arrêta chez LA GRAND’MÈRE, dans une petite maisonnette bien simple, mais où du nécessaire rien ne manquait. Il y passa trois jours et trois nuits.
La Grand’Mère donna naissance à un fils qu’on nomma Karl (le libre).
Karl se plaisait à accoupler les bœufs, à travailler le bois et le fer, à construire des barques et des maisons, à trafiquer. De lui sont descendus les laboureurs, les artisans, les marchands et les constructeurs.
Se dirigeant vers le Midi, Heimdall, qui n’avait qu’à montrer ses dents d’or pour être le bienvenu auprès de toutes les femmes, se présenta devant une belle habitation entourée de jardins magnifiques, et qui se mirait dans les eaux d’un lac bleu. La maîtresse du logis, LA MÈRE, parée de riches ajustements, le reçut avec les plus grands honneurs, mit une nappe brodée sur une table de frêne poli, et, dans des plats d’argent, lui servit toutes les variétés de poissons et de gibier que produisaient le lac et les bois environnants. La Mère mit tout en œuvre pour retenir longtemps le dieu près d’elle; comme chez l’Aïeule, comme chez la Bisaïeule, il n’y resta que trois jours et trois nuits.
Un fils vint la consoler du départ de son hôte illustre; ce fils, en venant au monde avait déjà les joues vermeilles, les cheveux longs, le regard impérieux. Encore enfant, il se plaisait à brandir la lance, à tendre l’arc; à quinze ans, il traversait le lac bleu à[155] la nage, ou, sur un cheval indompté, s’enfonçait dans les bois avec la rapidité d’une flèche. On le nommait Jarl (le noble).
Quelques années après, Heimdall visita de nouveau le pays; enchanté des prouesses de Jarl, il le reconnut pour son fils et lui apprit le langage des oiseaux, que les dieux seuls comprennent et parlent couramment; il lui enseigna de même la science des runes; des runes de la victoire, que l’on grave sur la lame ou sur le pommeau de son épée; des runes de l’amour, tracées sur la corne à boire ou sur l’ongle du pouce; des runes de la mer, dont on décore la poupe et le gouvernail du navire; toutes précautions indispensables pour se mettre à l’abri du mauvais sort.
Outre ces dons du savoir, il lui assura un domaine héréditaire, inaliénable. Ce fut le premier des majorats créés en Europe.
Jarl, dit l’Edda (chant de Rig), eut la force de huit chevaux. Nous ne dirions pas mieux aujourd’hui dans ce beau langage anglo-saxon des chemins de fer, et qui remonte aux Scandinaves, à ce qu’il paraît.
De Jarl sont descendus tous les grands chefs, les barons, les princes, les rois et les druides, dépositaires de la puissance de leur divin aïeul aux dents d’or; seuls ils sont ses fils légitimes et reconnus; ceux de la Bisaïeule et de la Grand’Mère ne sont que ses bâtards. Cependant, qu’ils se tiennent par la main droite ou par la main gauche, tous ne for[156]ment qu’une chaîne, une même famille, tous procèdent d’un même dieu! C’était réserver au plus humble ses droits pour l’avenir.
En vérité, quand j’examine de près ces barbares, hommes ou dieux, je m’étonne de découvrir sous l’enveloppe de leurs fables tant de notions d’ordre et de justice. Sur ces fables, le temps devait souffler un jour. Jusqu’à présent, peut-être n’a-t-il pas soufflé assez fort, c’est possible; peut-être aussi reprochera-t-on à Odin d’avoir, dès les premiers siècles du monde, inventé le moyen âge et le régime féodal; reproche puéril! Il le faut reconnaître, en dépit de la violence des mœurs et des excès du culte, une civilisation brutale, si l’on veut, agressive, je le reconnais, mais une civilisation enfin était née chez les Scandinaves et s’y conservait sous la neige comme les vigoureuses plantes de nos Alpes. D’où vient que les Germains et les Francs, plus favorisés par le climat et par le voisinage de peuples policés, leur sont restés si longtemps inférieurs de ce côté? C’est qu’ils étaient plus qu’eux sujets aux invasions; les invasions descendaient de la Scandinavie, mais n’y remontaient pas.
La propriété et la hiérarchie sociale édifiées, Odin avait établi le mariage avec l’anneau symbolique, puis les tribunaux. Toutefois, ayant donné à l’homme une âme immortelle, lui devant, selon ses mérites, récompense ou châtiment dans un autre monde, c’est dans cet autre monde qu’il avait dû commencer à installer ses hautes cours de justice.[157]
Nous allons donc maintenant nous transporter dans la Valhalla et même jusque dans les enfers, si le lecteur veut bien nous y suivre.
VII
Ciel et Enfer.—Les Valkyries.—Divertissements dans la Valhalla.—Porc et sanglier.—Un enfer gelé.—Mort de Balder.—Dévouement de Frigg.—La forêt aux arbres de fer.—Crépuscule des dieux.—Les pommes d’Iduna.—Chute du ciel et fin du monde.—Réflexions sur cet événement.—Petit bonhomme vit encore.
Quand les guerriers se préparaient à combattre, un essaim de vierges aux yeux bleus, montées sur des chevaux resplendissants de lumière, passaient à travers leurs rangs, les excitant du geste et de la[162] voix, murmurant à leur oreille des chants de guerre, changés bientôt en chants de triomphe pour ceux-là qui tombaient mortellement frappés.
Ces vierges, c’étaient les Valkyries, les Valkyries tant célébrées, tant reproduites depuis par les poëtes et par les peintres de l’École ossianique. L’École ossianique, régénérée vers la fin du dix-huitième siècle par l’Écossais Macpherson, compta chez nous deux jeunes adeptes enthousiastes, Napoléon et Lamartine, ne l’oublions pas!
Les Valkyries donc, ces belles nymphes du carnage, attirées par le bruit des armes, se plaisaient aux mêlées sanglantes, aux cris des mourants, même[163] à l’odeur des cadavres, goût étrange chez des femmes aux yeux bleus. Disons cependant que ces goûts contre nature se trouvaient justifiés chez elles par la mission qu’elles avaient à remplir, mission toute de bienveillance et de tendre mansuétude.
Elles parcouraient les champs de bataille, non pour relever les morts, mais pour recueillir l’âme de ceux qui venaient de mourir. A Séola (tel était le doux nom de l’âme chez les peuples de race gothique ou scandinave), elles posaient alors rapidement les questions suivantes:
«Séola, appartenais-tu à un homme libre ou à un esclave?
«Séola, ton maître honorait-il les dieux, et les prêtres de ces mêmes dieux?
«Gardait-il la foi jurée?
«Est-il mort en brave, la face à l’ennemi et sans un frisson au cœur?
«Séola, a-t-il jamais combattu contre ceux de sa race et de son sang?»
Une fois échappée aux liens misérables de cette terre, l’âme humaine ne possède plus la puissance funeste du mensonge; Séola répondait donc avec pleine sincérité, fût-ce même pour sa propre condamnation. Dans ce dernier cas, la Valkyrie l’abandonnait aux Alfes noirs, sortes de démons, pourvoyeurs de l’enfer; mais s’était-elle adressée à la séola d’un soldat brave et loyal, aussitôt déployant ses blanches ailes, elle l’emportait vers la Valhalla, séjour des dieux, paradis des héros.[164]
Ce paradis, spécialement destiné à l’homme libre, s’ouvrait néanmoins devant le serf tombé aux côtés de son maître, même devant l’esclave qui, pour continuer son service près de lui, s’était volontairement jeté dans les flammes de son bûcher.
Les joies de la Valhalla étaient-elles assez attrayantes pour devoir pousser à ces immolations volontaires? Examinons.
Le premier de tous les plaisirs y était la lutte, le combat, d’accord! mais de la lutte et du combat n’abusait-on pas un peu? On s’y battait durant des heures entières, les uns contre les autres, à cœur joie, avec acharnement, se transperçant, se tailladant, se détranchant en morceaux. Il est vrai de dire que l’heure du dîner venue, le sang cessait de couler, les blessures refermaient leurs lèvres béantes, les membres abattus par le fer retournaient à leur place, les têtes fendues, les entrailles mises à jour se recousaient, se recollaient d’elles-mêmes, sans apparence de cicatrices, et, bras dessus, bras dessous, on allait se mettre à table, se promettant bien d’égayer le dessert par quelques joyeux exercices du même genre.
A cette table des dieux et des héros, si la nourriture était saine (ce qu’on peut mettre en doute), elle y était peu variée.
La charcuterie alors, sur la terre comme au ciel, jouait un grand rôle dans l’alimentation publique. Parmi les peuples du Nord, et jusqu’aux bords de la Baltique (c’est Tacite qui l’affirme), les chefs et[165] les matrones suspendaient volontiers à leur cou une petite figure de porc, emblème d’abondance et de fécondité. Le porc était, chez le riche comme chez le pauvre, la providence des garde-manger. Cependant, jugé indigne de figurer sur la table d’Odin, il y était remplacé par le sanglier; les dieux se nourrissaient de porc sauvage, les hommes de porc domestique; là était toute la différence.
Il m’arrive assez souvent de manger du porc; j’ai eu[166] parfois l’occasion de goûter au sanglier, et sous toutes ses formes; je le déclare, la main sur l’estomac, selon moi, les dieux et les héros n’étaient pas les mieux partagés. Peut-être aussi, les sangliers d’ici-bas ne sont-ils point à comparer aux sangliers de là-haut.
Quoi qu’il en soit, sur la lisière d’une des merveilleuses forêts de la Valhalla, chaque matin, apparaissait un sanglier énorme, gigantesque, un mammouth de la race porcine; les héros lui donnaient la chasse, quelquefois en compagnie de Thor, de Vali, l’adroit tireur à l’arc, de Tyr, le dieu manchot, qui n’en brandissait pas moins l’épée avec force et justesse. Le monstre abattu, dépecé, rôti, tous ensemble en dînaient.
Le lendemain, aux abords de la forêt merveilleuse, apparaissait encore un sanglier, tout aussi gras, tout aussi énorme, en tout semblable à celui de la veille (peut-être le même, qui sait? c’est l’opinion de quelques savants des mieux renseignés); nouvelle chasse, nouveau repas au sanglier.... En vé[167]rité, c’était à en dégoûter les gens pour le reste de leurs jours, et ceux-là étaient immortels; jugez!
Pourra-t-on le croire? le paradis scandinave n’était pas le seul où la charcuterie reçût ainsi sa glorification. Dans un paradis voisin, celui de la Finlande, M. Leouzon-le-Duc nous l’apprend, les fleuves coulaient en flots de bière et d’hydromel, les montagnes étaient de lard, les collines de petit salé.
Pour faire passer si solide nourriture, les dieux scandinaves avaient, tout aussi bien que ceux de la Finlande, la bière et l’hydromel; de plus qu’eux ils avaient le vin, qu’ils buvaient dans des coupes d’or. Le vin!... Dans ce seul mot, les hommes sérieux de l’histoire ont entrevu une grande révélation.
Comment, dans ces pays hyperboréens, où la vigne n’existait pas, ne pouvait pas exister, était-il venu à l’idée d’Odin de la faire fructifier dans son paradis? Il la connaissait donc?... où l’avait-il connue?... Mais ne voulant pas interrompre mon récit, je me réserve de traiter cette grande et intéressante question, avec bien d’autres, dans le chapitre suivant, chapitre à part, où je pourrai, sérieusement et scientifiquement, les développer à mon aise.
Avec le vin, avec la bière, avec l’hydromel, les bienheureux de la Valhalla possédaient encore une précieuse liqueur à laquelle, je crois pouvoir l’affirmer à coup sûr, nul habitant de la terre n’a jamais goûté. Cette ambroisie, d’une espèce particulière, les dieux et les héros l’extrayaient eux-mêmes,[168] à de certains jours fériés, de la blanche substance de la lune. Oui, de la lune. La buvaient-ils à plein verre, la humaient-ils avec un chalumeau? je l’ignore; mais à cette saignée périodique les peuples attribuaient les phases diverses et la diminution progressive de cet astre. Lorsqu’ils le voyaient réduit à sa plus simple expression de croissant, l’épouvante se lisait sur tous les visages et resserrait toutes les poitrines; s’oubliant au milieu d’une orgie céleste, les gens d’en haut allaient-ils donc boire la lune jusqu’à sa dernière goutte!
La lune pour eux, ainsi que pour les Germains, n’était qu’une outre transparente, remplie d’un lait miellé et phosphorescent.
Résumons. Chasser au sanglier, déjeuner avec du sanglier, dîner de même, recommencer le lendemain, boire de la bière, du vin, et, de temps en temps, de cette espèce de lait de poule fourni par la lune, se battre matin et soir, mourir pour renaître, renaître pour se battre encore, telles étaient les distractions de ces lieux de délices. Sur ma foi, il fallait être bien Scandinave pour s’en contenter.
Si le paradis d’Odin nous semble peu attrayant, en compensation, son enfer nous paraîtra peu terrible, surtout si on le compare aux enfers créés par les poëtes, à l’enfer du Dante, à l’enfer de Milton, même à l’enfer des petites Danaïdes de Désaugiers.
Situé au dernier des mondes inférieurs, et tenu en partie double, l’enfer des Scandinaves se compose du Nastrond et du Nifleim. Ce dernier est une[169] sorte de vestibule sombre où errent à travers les ténèbres les séolas dolentes de ceux qui n’ont été ni bons ni méchants, ni héros ni scélérats, et qui ne sont pas morts par le fer. Mourir dans son lit ou sur son escabeau, était un tort aux yeux d’Odin, un tort grave, non un crime cependant, puisqu’il ne le punissait que par une détention temporaire dans ces souterrains humides, où l’obscurité, le silence et l’ennui paraissaient coopérer seuls à leur châtiment. Les habitants du Nifleim n’avaient guère d’autres distractions que leurs bâillements réciproques et, de temps en temps, un jet de lumière blafarde qui arrivait jusqu’à eux quand les petits alfes noirs entraient ou sortaient, occupés au transport de leurs cargaisons d’âmes.
C’est dans le Nastrond, le véritable enfer, qu’étaient jetés les grands criminels. Particularité remarquable! on n’y voyait pas, comme dans les autres, des brasiers, des grils ardents, des fournaises, des tourbillons de flammes; c’était un enfer de glace; il y gelait à pierre fendre, et les damnés y claquaient des dents. Dans l’œuvre du Dante j’ai entrevu quelque chose de semblable; mais du Florentin et du Scandinave c’est évidemment le premier qui a été le plagiaire du second.
N’était-il pas naturel que dans ces contrées hivernales de la Scandinavie, où le froid est le fléau le plus redouté, un froid intense, continu, éternel fût l’épouvante et la punition du crime? L’idée d’un enfer chaud, plutôt que de le retenir sur la pente[170] fatale, eût peut-être été capable d’encourager à mal faire quelque scélérat frileux.
Les malheureux qui grelottaient dans le Nastrond, l’onglée aux doigts et des larmes gelées dans les yeux, sentaient redoubler leurs tortures engourdissantes quand s’arrêtait sur eux le regard sans rayons de la déesse pâle, la reine du lieu, Héla, c’est-à-dire la Mort.
Oui, c’est Héla qui règne sur cette affreuse banquise; son palais se nomme la Misère; sa porte, le Précipice; sa salle de réception, la Douleur; son lit, la Maladie; sa table, la Famine; son trône, la Malédiction.
Le corps de cette reine sinistre est bariolé mi-par[171]tie de blanc, mi-partie de bleu, et son haleine a cette odeur cadavérique si plaisante aux Valkyries.
N’importe! je vois là plus de grands mots que de grandes tortures; l’excès du froid paralyse la douleur elle-même, et nous sommes loin de ces enfers classiques où les bains de lave, les roches roulantes, les roues enflammées, les chevalets de fer rougi, la poix bouillante, les flèches de feu et le fouet de serpents des Euménides composaient un matériel infernal digne de tenter l’imagination des plus grands poëtes.
Dans le Nastrond, pas de démons, pas d’Euménides: il y a bien Bigvor et Lisvor, des furies, si vous voulez; elles gardent la porte du lieu, avec Garm, le chien redoutable, mais à tous trois, l’entrée en est interdite.
A défaut d’autres monstres, y figurent cependant quelques-uns de ceux épargnés par Odin lors de sa première campagne contre les géants fils d’Ymer, et le loup Fenris, traîtreusement pris au piége par les Ases: il y a même encore deux autres loups, convaincus d’avoir attenté à l’existence du soleil, mais tous, solidement enchaînés, figurent là plutôt au nombre des tourmentés que des tourmenteurs.
Un jour, leurs liens de fer tomberont; un jour, il fera froid dans le ciel; il y aura dégel en enfer; et alors.... alors, malheur aux dieux!
Écoutez!... le moment approche où tous les mystères vont s’éclaircir.... Voici venir l’heure où vous allez entendre, où vous allez comprendre! mais[172] avant de donner ce dernier mot, ce mot final et fatal, il nous faut signaler un événement qui alors se passa en pleine assemblée des dieux, et remplit le ciel et la terre d’étonnement, de pitié et d’épouvante.
Reconnaissons-le, jusqu’à ce moment nous n’avons eu affaire qu’à des personnages divins d’apparence assez débonnaire; Odin, en dépit de ses druides, trop exigeants sur l’article des sacrifices, nous a paru rempli de bonnes intentions; le dieu Thor, malgré ses manières un peu soldatesques, a rendu de grands services aux hommes, et le même marteau qui les protége contre les géants a su, sans le secours de la géométrie, marquer les limites des propriétés respectives; le dieu aux dents d’or, Heimdall, dans l’intérêt de l’humanité, a, certes, fait preuve de dévouement et d’une grande résignation auprès de l’Aïeule et de la Bisaïeule; ainsi des autres. Mais nous avions nos raisons pour ne pas épuiser complétement la liste des Ases. Il en est un que nous tenions en réserve, que nous ne voulions faire apparaître qu’à son heure, c’est Loki, Loki, le dieu du mal et le génie de la destruction.
Surpassant Odin lui-même dans les arts magiques, beau de taille et de visage, le sourire à la bouche (mais les lèvres minces, ajoute l’Edda), avec le caractère le plus jovial en apparence, et sous la forme la plus agréable, Loki est un composé des vices les plus hideux, la haine, la cruauté, l’envie, l’hypocrisie, la perversité. C’est notre Satan avant sa chute. S’il avait été roi des enfers, le[173] Nifleim et le Nastrond auraient été remplis de plus de tortures et d’épouvantements que tous les enfers connus.
Voilà cependant celui sur lequel comptaient les dieux pour les égayer dans la Valhalla, et qu’ils avaient surnommé leur bouffon!
Un jour, une ancienne prophétesse se réveille, se redresse dans son tombeau en poussant un cri terrible: «Balder, le beau Balder va mourir!» Elle dit, retombe sur sa couche funèbre, et remeurt à tout jamais.
Cependant, ce cri a retenti jusqu’au sommet du frêne Ygdrasil. Troublés, éperdus, les Ases se rassemblent, se regardent, terrifiés, non sans raison, car de la destinée de Balder dépend celle des autres dieux; puis, Balder, le dieu rayonnant, c’est la gloire du ciel, c’est l’amour de la terre; peut-il mourir ce Balder, le plus charmant, le plus pur, comme il est le plus beau des fils d’Odin? si beau que Héla elle-même ne pourrait s’empêcher de sourire en le regardant; si pur que le mensonge est impossible en sa présence, et qu’un vase renfermant une liqueur falsifiée se briserait à son approche; si charmant que tous les dieux l’aiment comme leur fils préféré, et que les hommes l’ont surnommé l’Espérance! Non, non! Balder ne mourra pas!... ainsi parlent les Ases.
Sa mère désolée, l’épouse d’Odin, Frigg, entrecoupant chaque mot par un soupir, par une angoisse douloureuse, explique ses appréhensions. A ceux qui traitent de vaine terreur l’émotion subite qui s’est emparée de tous au cri de la prophétesse, elle déclare que depuis plusieurs nuits déjà des songes répétés, persistants, lui annoncent la mort de son fils bien-aimé; elle n’y voulait pas croire; elle y croit!
La divine sibylle Vola, dont les prédictions n’ont jamais failli; Skulda, la norne de l’avenir, sont appelées; elles se consultent:
«Balder est en danger, Balder va mourir si toutes les substances terrestres, capables de donner la mort, ne sont pas désarmées à l’avance.»[175]
Frigg descend sur la terre; elle s’adresse aux volcans, aux trombes d’air, à la glace, à la grêle; ils lui jurent d’épargner son fils. Parmi les puissances aquatiques, depuis la mer jusqu’aux plus faibles ruisseaux; parmi les pierres, depuis les rochers jusqu’aux cailloux; parmi les métaux, depuis l’or jusqu’au fer, tous lui prêtent le même serment. Il en est ainsi des plantes, depuis le chêne jusqu’au moindre buisson, jusqu’au brin d’herbe.
Triomphante, elle remonte au ciel annoncer la grande nouvelle. C’est une joie générale. On célèbre la réussite de son voyage par un banquet de famille, durant lequel Loki parvient à dérider jusqu’à Odin lui-même par ses joyeux propos. Jamais il n’avait été plus en verve, jamais il n’avait semblé prendre part avec plus d’abandon à un événement heureux.
Le repas achevé, les dernières coupes vidées en l’honneur de Balder, on propose, en façon de divertissement, d’essayer vis-à-vis de lui jusqu’à quel point toutes ces substances, végétales ou minérales, engagées par leur serment, y seront fidèles.
Commençant par les plus inoffensives, on lui jette une motte de terre; la motte de terre se disperse en un nuage de poussière avant de l’atteindre; on[176] lui verse sur la tête une cruchée d’eau; l’eau forme cascade au-dessus de lui sans même mouiller ses vêtements; on essaye de le frapper d’une baguette de coudrier; la baguette, échappant à la main qui la tient, se rompt en deux. Balder, prenant plaisir à ce jeu, encourage les assaillants.
L’adroit Uller lui lance une flèche sans pointe, ne le visant, par un reste de prudence craintive, qu’à l’épaule. La flèche passe à vingt pieds du but et poursuit son vol à travers les airs, comme l’oiseau qui chercherait sa proie par delà les nuages.
Ainsi de dix autres qui s’essayent à leur tour, soit armés d’un fragment de roc, soit d’une lourde branche en forme de massue; mais le fragment rocheux était de pierre, et la pierre se rappelait le serment fait à Frigg; mais la massue provenait[177] d’un arbre, et l’arbre se rappelait le serment fait à Frigg.
Enhardi par tant d’épreuves rassurantes, Freyr voulut essayer de son épée magique; cette fois, l’épée resta sourde à son commandement. Thor brandit son marteau; son marteau, après un vif mouvement de recul, faillit lui retomber sur les talons. L’épée de Freyr, le marteau de Thor étaient de fer; le fer se rappelait le serment fait à Frigg.
Loki n’eut garde de se présenter.
Les exercices étaient terminés, on le croyait, lorsqu’on vit s’avancer à tâtons, vers le dieu rayonnant, son propre frère Hoder, le dieu aveugle. Hoder agitait dans sa main une légère touffe de feuillage, un brin d’herbe, ou du moins ce qui paraissait tel après les terribles engins mis en avant.
Un immense éclat de rire, un rire à l’instar de celui des dieux d’Homère, salua sa tentative; Loki, se tenant les côtés, riait plus fort que tous les autres; Hoder lui-même prenait part à la gaieté générale; mais il s’avançait toujours, toujours, agitant son fétu de verdure; puis, quelque peu chancelant, et renseigné sur la direction à donner au jet par un Ase placé derrière lui, de toute sa force, qui était prodigieuse, il lança son frêle rameau contre Balder.
Atteint en pleine poitrine, Balder s’affaissa sur lui-même. Cette blanche lumière qui rayonnait autour de lui s’éteignit tout à coup; il ferma les yeux, laissa tomber son beau front découronné sur son [178]épaule.... Balder était mort.
Le trait dont il venait d’être frappé était une branche de gui. Frigg avait adressé sa supplique au chêne, mais elle n’avait point songé au gui qui croissait sur le chêne; le gui n’avait pas prêté serment à Frigg. Devons-nous chercher là un symbole? Est-ce à dire que le gui druidique va bientôt triompher des dieux de la Scandinavie? Le symbole, dans ce cas, porterait complétement à faux, car à l’époque où nous voici arrivés, du sage druidisme de la première époque il n’est plus question; celui de la seconde s’affaiblit de jour en jour, et le scandinavisme gagne, s’étend et doit s’étendre encore, même bien par delà le Rhin.
Mais gardons-nous d’interrompre ce récit, aussi poétique, aussi touchant que les fables les plus vantées de la Grèce.
Au milieu des cris de désespoir qui l’environnent comme un cercle de malédictions, Hoder l’aveugle, Hoder, dont le nom ne devait plus être prononcé (rappelez-vous-le!), s’inquiète, s’informe.... et tout à coup joignant ses cris de détresse à ceux des Ases, se précipitant éploré sur le corps de son frère, il dénonce Loki comme l’auteur de la catastrophe. Loki lui a reproché que seul il ne prenait point part aux divertissements en l’honneur de Balder; c’est lui qui l’a armé de la plante fatale, c’est lui qui a dirigé son bras. Loki était jaloux des perfections de Balder: sa haine pour lui était égale à l’amour que les autres dieux portaient à Balder.
On cherche Loki. Il a disparu. Sans doute, se dé[179]robant à la vengeance de tous, il a été, dans les montagnes, rejoindre les géants, ses alliés naturels, ou, au plus profond des mers, le serpent Jormoungandour. Et pendant ces lamentations, ces interpellations, ces investigations, l’âme de Balder a été emportée par les alfes noirs au Nifleim, ce sombre vestibule de l’enfer.
En dépit de la mort, Odin espérait que son fils lui serait rendu. Sur son ordre, Hermode, le messager des dieux, monté sur le cheval Sleipner, se rendit auprès de Héla; mais, par promesses ni par menaces, il ne put rien obtenir. Le destin avait prononcé, et le destin est au-dessus des dieux comme les dieux sont au-dessus des hommes.
Alors Frigg alla trouver la déesse pâle; Frigg pleura, et devant les larmes de cette mère, l’impitoyable Héla sentit son cœur s’amollir.
«Que tous les êtres de la création, tous, cette fois, tu m’entends, lui dit-elle, donnent une larme à Balder, une larme semblable à celle que tu viens de répandre devant moi, et Balder te sera rendu.»
Frigg ne voulut confier qu’à elle-même le soin de réaliser sa suprême espérance. De nouveau elle se remit en route. Elle parcourut la terre; elle réunit autour d’elle toutes les populations les unes après les autres; au seul nom de Balder, des pleurs coulèrent de tous les yeux.
Pendant trois mois elle parcourut les forêts, les montagnes, les lacs, les mers, et les animaux qui peuplaient les mers, les lacs, les montagnes, les forêts[180] pleurèrent. Elle pénétra jusqu’au séjour des géants, les ennemis des dieux, et devant sa douleur les géants pleurèrent: chaque arbre pleura, chaque rocher pleura.
Frigg, la joie au cœur, croyait sa tâche terminée; elle apprit qu’à l’orient de Midgard demeurait une vieille femme, au milieu d’une forêt aux arbres de fer. Comme elle y demeurait seule, loin de tout[181] chemin tracé, elle n’avait pu se trouver sur la route de la céleste voyageuse. A travers des sentiers escarpés, coupés de fondrières et de torrents, Frigg parvint jusqu’à elle. Au récit de son désastre, les arbres de fer pleurèrent, mais la vieille ne pleura pas.
On la nommait Thorck, et son cœur était dix fois plus dur que son nom.
«Que me fait à moi ton Balder! dit-elle à la déesse; que m’importe qu’il soit mort ou vivant!... Tu as d’autres fils, moi je n’en ai plus un. Naguère j’en avais quatre, tous quatre ma joie, mon orgueil; qu’ils étaient beaux! qu’ils étaient grands!... Ton fils Thor me les a tués tous quatre. J’ai bien pleuré alors; maintenant, c’est fini. Cherche des larmes ailleurs; je n’en ai pas pour la douleur des autres!»
Frigg se courba devant elle, la pria, la conjura, se mit à ses genoux; la vieille fut inflexible. Balder devait rester le prisonnier de Héla.
Quelques commentateurs des runes Scandinaves ont pensé que l’habitante de la forêt aux arbres de fer n’était autre que Loki, métamorphosé en vieille femme. L’idée n’est pas admissible. Les Ases se trouvant en dehors de l’arrêt de Héla, le refus de Loki n’eût pas annulé ce vote unanime de toute la nature attendrie, apitoyée, où des pleurs seuls tombaient dans l’urne du scrutin. Supposons-le plutôt, par ses conseils, par ses enchantements, Loki avait coopéré à la résistance de Thorck; par lui, le cœur de la vieille était devenu de fer tout aussi bien que les[182] arbres qui l’environnaient. Ainsi, deux fois Loki avait causé la mort de Balder!
C’est à partir de ce moment qu’un bruit étrange, incroyable, se répandit confusément parmi les hommes; les druides le répétaient tout bas à leurs initiés, des voix de l’air l’avaient même, assure-t-on, fait entendre au milieu des nuits; ce bruit, ce secret effrayant, cette révélation inattendue, c’est que les dieux devaient mourir un jour. Thor, après avoir vu la foudre s’éteindre entre ses mains, devait mourir; Odin lui-même devait mourir: ainsi des autres. Les destinées de chacun d’eux se trouvaient irrévocablement dépendre des destinées de ce monde fragile qu’ils gouvernaient, et ce monde devait mourir; il devait mourir puisque Balder était mort.
Quoi! l’univers, retournant tout entier au chaos, s’écroulera-t-il sans qu’une volonté toute-puissante essaye de le retenir sur la pente de l’abîme?... Cette volonté, où pourrait-elle être puisque les dieux ne seront plus?
Écoutez! écoutez ces versets de l’Edda!
«Quel est le plus ancien de tous les dieux?
—Alfader, c’est-à-dire le père universel. Il a toujours vécu et vivra toujours; il gouverne tout, les grandes choses comme les petites; il a fait le ciel, la terre et les dieux. Si Odin a créé les hommes, c’est Alfader qui leur a donné une âme immortelle.»
Ici, nous rentrons dans la pure essence du dieu unique, toujours le même, qu’il se nomme Teut,[183] Ésus ou Jéhovah; les autres dieux ne sont que ses émanations, ses symboles vivants, destinés à durer tout au plus quelques misérables milliers de siècles, voilà tout.
Entendez-vous? Comprenez-vous, maintenant?
Comprenez-vous pourquoi le grand frêne Ygdrasil est rongé à sa racine par un dragon? Pourquoi quatre cerfs affamés dévorent son feuillage?... Vous comprenez?... bien!
Mais à quel signe reconnaîtra-t-on la fin plus ou moins prochaine des dieux? ce que l’Edda nomme leur CRÉPUSCULE?
Le plus important des livres sacrés du Nord, le livre qui renferme les prophéties de la déesse-sibylle Vola, la Voluspa, va nous l’apprendre.
«Quand le moment fatal approchera, leur voix deviendra inhabile à faire entendre des chants; l’éclat lumineux dont leur corps resplendit s’affaiblira progressivement.
«En sortant du bain, au lieu de rester secs comme il leur arrive aujourd’hui, leurs membres conserveront une moiteur humide; des gouttes d’eau y ruisselleront; ils deviendront, de ce côté, semblables au vulgaire des hommes.
«Pour conjurer ces premiers symptômes de malaise, la femme du dieu Bragi, Iduna, leur donnera à manger des pommes qu’elle garde en réserve. Ces pommes auront le don de les réconforter et de leur rendre une fausse jeunesse pendant quelques milliers d’années peut-être.[184]
«Mais un jour leurs yeux commenceront à clignoter; le matin, à leur réveil, leurs paupières se colleront et deviendront rouges et chassieuses.
«A table, procédant à leurs libations accoutumées, si leurs coupes, tenues d’une main déjà vacillante, laissent échapper un léger flot de vin ou d’hydromel, leurs vêtements en resteront maculés.
«A ces mêmes vêtements, si la poussière s’attache, mauvais signe!
«Si les couronnes de fleurs ou de pierreries se fanent, se ternissent sur leurs fronts, plus mauvais signe encore!
«Enfin, si les parfums qui d’ordinaire s’exhalent de leur corps se changent en odeurs âcres et nauséabondes, ils n’ont plus qu’à faire leur testament.»
J’ai tout lieu de croire que ce dernier membre de phrase ne se trouve dans le texte sacré de la Voluspa que par une coupable et frauduleuse interprétation; le reste est le texte même, reproduit d’après les versions les plus exactes.
«Alors, continue la prophétie, on entendra les trois coqs sacrés, habitant les trois mondes principaux, chanter et se répondre pour annoncer le crépuscule des grandeurs;
«Alors, sur la terre, tout ne sera déjà plus que désordres et égarements; les familles se méconnaîtront, les droits du sang seront oubliés, les frères combattront contre les frères; on ne verra qu’adultères, incestes, meurtres, rapines; âge barbare, âge d’épée, âge de tempêtes, âge de loups![185]
«Les loups, ils seront en train de dévorer le soleil. Trois longs hivers non suivis d’étés couvriront la terre de neiges et de glaces; les branches des arbres se briseront sous leur amoncellement prolongé; le soleil s’obscurcira de plus en plus; la lune se dissoudra en vapeurs; les étoiles s’évanouiront; les montagnes, tremblantes sur leurs bases, seront agitées comme les roseaux du fleuve; la terre rejettera de son sein les plantes, les arbres et les rochers; les flots vomiront sur leurs rivages tous les poissons,[186] toutes les algues, tous les coraux qu’ils recouvraient, et avec eux les cadavres des naufragés, hideux squelettes, dont les os entre-choqués accompagneront de leur harmonie sinistre les bruits de la vague envahissante.
«Alors, sur la mer devenue ténébreuse, flottera ce monstrueux vaisseau fait des ongles des morts. Debout, au tillac, se tiendra le géant Ymer, momentanément ressuscité pour seconder Loki escaladant le ciel par le pont de Bifrost à la tête des autres géants de la Gelée.
«Alors, des contrées du Midi, de la région du feu arrivera Surtur le Noir, avec tous ses génies malfaisants armés de torches et chargés d’incendier le ciel et la terre.
«Alors la pâle déesse de la mort, Héla, délivrera ses captifs, le loup Fenris le premier, et marchera à leur tête comme auxiliaire de toutes les puissances du mal.
«Alors, les dieux s’armeront; Odin les rassemblera autour de lui, ainsi que les héros de la Valhalla, et tous engageront leur dernière bataille.»
Mais la prophétie de Vola doit avoir son accomplissement; les dieux vont périr; le monde avec eux.
Freyr, enveloppé des flammes de Surtur le Noir, meurt; Thor succombe sous les enlacements et les atteintes empoisonnées du grand serpent Jormoungandour; cependant, avant de mourir, il le tue; Odin est mis en pièces par le loup Fenris.[187]
Et, pendant la lutte, le ciel s’est fendu; les génies du feu y entrent à cheval par la brèche, tandis que les géants ébranlent le frêne Ygdrasil, qui se tord en poussant de longs mugissements, et tombe enfin avec la voûte céleste qu’il soutenait, écrasant sous leurs communs débris vaincus et vainqueurs, et le monde s’évanouit en fumée sous l’embrasement allumé par Surtur le Noir.
Après le crépuscule des dieux, la nuit des dieux devait ainsi venir.
«O vous, esprits des montagnes, savez-vous s’il subsistera encore quelque chose?» dit la Voluspa en terminant ses lugubres prophéties.
Convenons-en, il y a dans cette poésie sombre et terrible une grandeur sauvage, une allure épique dont il est impossible de ne pas être frappé. Ici le poëme de l’Edda est à la hauteur des plus vigoureux tableaux du Dante et de Milton, et par plus d’un côté il touche à l’Apocalypse.
Ouvrons ce livre mystérieux.
«Alors il s’éleva du puits de l’abîme une fumée semblable à celle d’une grande fournaise. Un tremblement de terre eut lieu, et le soleil devint noir comme un sac fait de poil de chèvre; la lune parut ensanglantée; les étoiles du ciel tombèrent sur la terre; le ciel se retira comme un tapis qu’on roule; les montagnes et les îles changèrent de place, et il y eut une grande bataille au ciel. Michel et ses anges combattaient contre le dragon, le grand serpent. Ensuite, j’entendis une voix dans le ciel qui[188] disait: «Maintenant est le salut, la force et le règne de notre dieu!» Ensuite, je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre.»
Cette nouvelle terre, plus favorisée, plus parfaite, qui doit succéder à la terre détruite, incendiée, est de même annoncée par l’Edda:
«La terre, ainsi brisée en pièces, dévorée par les flammes, qu’arrivera-t-il?
—Il sortira de la mer une autre terre plus belle et plus féconde.
—Et, parmi les dieux, en est-il qui survivront?
—.... Sorti du séjour des morts, Balder ressuscité gouvernera le monde nouveau sous la direction de l’impérissable Alfader.... Ce sera le règne de la justice....»
La mythologie des Scandinaves embrassant dans ses symboles les grands phénomènes de la nature, les luttes continuelles de ses deux principes contraires, la création, la destruction, plus compliquée, plus savante que celle des Germains et des Gaulois, devait occuper dans le plan de cet ouvrage une place importante; nous croyons la lui avoir faite.
Mais pourquoi la civilisation d’Odin, pas plus que la philosophie des druides (première et deuxième époques), ne concourait-elle en rien au bien-être, au perfectionnement de l’humanité? Je crois en avoir trouvé la raison.
Pour les Germains comme pour les Scandinaves, Dieu n’était que juste et sévère. Le règne du Dieu charitable n’était pas venu encore. Peut-être [189]allait-il venir avec Balder, avec cet autre monde annoncé par l’Edda.
Entendez-vous? comprenez-vous?
Au milieu de tous les incidents qui devaient signaler la conflagration générale, il en est un qui réveille particulièrement en nous un souvenir d’histoire. Des ambassadeurs celtes, interrogés par Alexandre de Macédoine, lui répondirent que ce qu’ils redoutaient le plus au monde c’était la chute du ciel. Cette réponse, si fière en apparence, fut grandement admirée par le jeune conquérant; elle l’est encore tous les jours dans les leçons d’histoire de l’université. Cependant elle ne faisait que traduire simplement, naïvement, une des plus fermes croyances religieuses de ces peuples; n’était-ce pas de la chute du ciel que leurs livres prophétiques les menaçaient?
Mais ce globe terrestre, déjà brisé par cet effroyable cataclysme, devait être complétement anéanti par le feu. Cet autre détail me rappelle, non plus un souvenir gravement historique, mais un simple jeu de mon enfance, jeu symbolique qui, peut-être (ici je n’émets qu’un doute), remonte à l’Edda.
Vous souvient-il de ce joyeux passe-temps, fort en usage autrefois dans nos provinces et même à Paris, où, de main en main, circule un tison enflammé, une brindille de bois, un fétu de paille, un.... n’importe quoi, que le feu attaque déjà par un bout. Pour ne pas encourir la responsabilité de son extinction, au plus vite on le passe à son voisin, en l’interpellant de ces mots significatifs: Petit bon[190]homme vit encore! Le voisin le passe à un autre, et ainsi de suite, toujours avec ce même refrain: Petit bonhomme vit encore! Ce jeu, au moyen âge, se traduisait, dans les pays du Nord, surtout en Bretagne, par la danse de la torche (je crois l’avoir déjà dit ailleurs).
Eh bien! ce jeu, je ne sais, mais il me semble qu’il figurait le grand embrasement futur, inévitable, et que le petit bonhomme, c’était le monde!
Hâtons-nous d’arriver à notre grande dissertation scientifique.
VIII
Comme quoi les dieux de l’Inde ne vivent qu’un kalpa, c’est-à-dire la durée d’un monde à l’autre.—Comme quoi le dieu Wishnou était borgne.—Comme quoi les Celtes et les Scandinaves admettaient la métempsycose, à l’instar des Indiens.—Comme quoi Odin, avec ses émanations, procède du dieu Bouddha.—Du Mahabarata et du Ramayana.—Chronologie.—Age du monde.—Tableaux comparatifs.—Citations.—Preuves à l’appui.—Un cénotaphe.
Mon lecteur vient de l’échapper belle!
Résolu d’approfondir dans ce chapitre la véritable origine du culte scandinave, j’avais, avec tout le zèle d’un nouveau converti, rassemblé, compulsé tous les documents capables de prouver irrésistiblement que les prêtres d’Odin, tout ainsi que les autres druides, étaient descendus de l’Orient. La thèse me semblait belle à soutenir, neuve surtout![194]
Mon chapitre achevé, très-satisfait de sa réussite, je le lus au docteur Rosahl, comptant, je l’avoue, sur ses chaudes félicitations.
«Eh! cher monsieur, me dit-il lorsque j’eus terminé, que d’efforts pour plaider une cause déjà plaidée, déjà gagnée par les plus beaux esprits de la science! En France ou en Allemagne seulement, comptez! Fauriel, Lassen, Lenormand, Ampère, Eichhoff, Saint-Marc Girardin, Marmier, Klaproth, Ozanam, les deux Rémusat, les deux Thierry, les deux Humboldt, les deux Grimm, sans parler de M. Simon Pelloutier et de vingt autres!... A quoi bon venir à leur aide quand la victoire est décidée? Voulez-vous donc vous poser comme un savant?»
Je poussai un cri de dénégation, et, saisissant à deux mains mon manuscrit, je le jetai résolûment au feu.
Par un reste de faiblesse paternelle cependant, de ce fameux chapitre j’ai conservé le sommaire; je lui ai gardé son numéro d’ordre, afin qu’il témoignât de mon travail évanoui. Le corps du délit manquant, ce sommaire sera placé là comme une inscription sur un tombeau vide, pour honorer la mémoire du défunt.
Mon chapitre VIII passe à l’état de cénotaphe.
Moi, un savant!... grand Dieu!... Que le lecteur se rassure. En composant cet ouvrage, qu’ai-je voulu? simplement recueillir le long du Rhin de curieux récits mythologiques nés des vieilles croyances de l’Europe, car tout est venu aboutir là. Là se[195] trouvent entassés, comme par alluvions successives, tous les anciens fabliaux, tous les récits merveilleux, même enfantins, adoptés autrefois par l’imagination crédule de nos pères. Sauf quelques exceptions, où la gravité du sujet me soulève de terre malgré moi, ce sont les contes de ma mère grand’ que je veux surtout vous redire. Nous y arrivons. L’Edda elle-même n’a pas une autre signification. L’Edda se traduit par la grand’mère.
Non! moi, l’homme aux contes bleus, je n’ai jamais eu la prétention de figurer parmi les savants; mais parfois j’aime à picorer de loin sur leurs traces. On m’a indiqué les bons endroits, et j’y pille de mon mieux, voilà tout.
Ignorant et pillard, je suis comme l’abeille qui, sans savoir le nom latin des fleurs, entrerait dans un jardin de botanique, et sa récolte faite, joyeuse, l’emporterait dans sa ruche, sans prétendre pour cela en composer un miel académique.
IX
Confédération de tous les dieux du Nord.—Liberté des cultes.—Le christianisme.—Miserere mei, Jesus!—Dénombrement à la façon d’Homère.—Les dieux prussiens, slaves et finlandais.—Le dieu des cerises et le dieu des abeilles.—Une femme d’argent.—Chant de noce d’Ilmarinnen.—Un dieu squelette.—Le pilon et le mortier de Yaga-Baba.—Préliminaires de la bataille.—La petite chapelle de la colline.—Signal de l’attaque.—Jésus et Marie.
Il est temps de retourner sur les bords du Rhin, où les deux olympes, celui de Jupiter et celui d’Odin, se trouvent en présence.[200]
Alors les fatales prophéties de l’Edda étaient loin d’être en voie d’accomplissement; Odin, longtemps encore, devait rester tout-puissant.
A la surprise générale des opposants, loin de paraître s’alarmer de sa venue, les Romains l’accueillirent, lui et son cortége de dieux, comme d’anciennes connaissances. D’après leur système invariable, ils ne voulurent voir en lui qu’un Jupiter, comme dans le farouche Thor leur galant dieu Mars, un peu assombri par son séjour prolongé sous les latitudes boréales et par l’abus de la bière forte.
Chacune des divinités scandinaves était simplement, pour les Romains, ce que nous autres gens de la partie appelons un mythe en retour.
Les poëtes consacrèrent ces prétentions; les historiens essayèrent de les justifier. Selon les uns, Odin le Conquérant, de la famille des Ases, après avoir donné le nom d’Asie à une partie de ses conquêtes (ce qui pourrait bien être vrai), refoulé par les armées de Rome dans ses froides contrées hyperboréennes, y aurait adopté les dieux de ses vainqueurs, dans l’espérance qu’ils le rendraient vainqueur à son tour (ce qui nous semble complétement invraisemblable); selon les autres, le poëte Ovide, exilé par Auguste en Scythie, ayant appris la langue des barbares au milieu desquels il vivait, s’étant mis en communication intellectuelle avec eux, avait pris plaisir à s’en composer un auditoire et à leur lire ses Métamor[201]phoses. Il n’en avait pas fallu davantage pour que les Scythes se fissent des dieux à l’instar de ceux de Rome.
Et Tacite, et Plutarque, et Strabon, et tant d’autres écrivains des plus illustres, sans tenir compte de la date du culte scandinave, n’ont pas craint de se faire les échos de ces puérilités!
Cependant Rome n’admettant pas les sacrifices humains, les prêtres d’Odin, ceux de Teut, s’étaient retirés d’abord, loin des chemins frayés, dans la sombre épaisseur des vieilles forêts. Là, il leur était permis de vivre tranquilles, d’exercer librement la religion de leurs pères, et d’égorger leur homme en toute sécurité; ils l’espéraient du moins! Les soldats romains, habitués à manier la pioche aussi bien que l’épée, la cognée aussi bien que la lance, firent de larges trouées à travers ces bois séculaires, égorgèrent les égorgeurs, et renversèrent les autels rouges de sang.
Parfois il arriva que les braves légionnaires employés à ces expéditions hasardeuses ne reparurent[202] plus. Les proconsuls, chargés de discipliner la Germanie, auraient bien voulu sévir; mais alors commençait la grande réaction du Nord sur le Midi.
Tandis que Rome s’efforçait de s’établir en Germanie, des nations germaines, les Francs, les Bourguignons envahissaient les Gaules et commençaient[203] à s’installer dans les provinces romaines par droit de conquête.
Les proconsuls jugèrent prudent et sage de fermer momentanément les yeux sur la question religieuse; sinon la paix, une longue trêve fut consentie entre tous les cultes, avec quelque défiance de part et d’autre, il est vrai. Odin eut ses autels distincts de ceux de Jupiter; on éleva un temple au dieu Thor en regard de celui du dieu Mars; si Bacchus, Diane, Apollon eurent leurs jours fériés, il en fut de même pour Bragi, pour Frigg, pour Freya.
Malgré cette tolérance universelle, on continuait de s’observer cependant.
Une guerre sainte ne pouvait tarder d’éclater; sur quelques points elle avait commencé déjà, quand des pêcheurs du Rhin, occupés à retirer leurs filets, entendirent des voix courir sur la surface du fleuve en murmurant les noms de Jésus et de Marie.
Ces mêmes voix, ces mêmes noms se firent entendre à diverses reprises devant Strasbourg, Mayence et Cologne, c’était le christianisme qui s’avançait.
Ces noms fatidiques murmurés par le fleuve, plus tard, des druidesses, dans leurs exaltations prophétiques, des prêtres de Jupiter, en consultant les augures, l’avaient articulé d’eux-mêmes et contre leur propre volonté.
On citait un druide qui, au moment du sacrifice, saisi d’un transport soudain, laissant échapper son[204] couteau, s’était écrié: Miserere mei, Jesus! Et le latin avait été jusque-là une langue inconnue à ce druide!
Les peuples demeuraient dans l’attente d’une nouvelle révolution religieuse.
Bientôt des vaincus de Tolbiac, faisant retour vers le Rhin, jetèrent la consternation dans tous les[205] cœurs en annonçant que Clovis, le roi des Francs, déjà soupçonné de pactiser avec Rome, venait de se donner au Dieu des chrétiens, et que le Dieu des chrétiens s’avançait à la tête de dix légions d’anges exterminateurs.
A cette nouvelle, oubliant leurs désaccords, les cultes rivaux, également menacés, se réunirent pour résister à ce terrible envahisseur. Un appel général fut fait, non-seulement du camp d’Odin à celui de Jupiter, mais à tous les dieux du Nord, aux dieux de la Finlande, aux dieux de la Russie, aux dieux slaves: le danger était commun à tous, et tous, répondant à l’appel, se dirigèrent vers le Rhin.
Il ne nous est point permis de passer avec rapidité sur ce grand rassemblement olympique, rêve de poëte si l’on veut, mais rêve traditionnel, étrange, non dépourvu d’éclat, et qui donne un complément inattendu à ce tableau, jusqu’alors restreint, des mythologies du Nord.
Au rendez-vous se présentèrent d’abord en bon nombre les dieux borussiens (prussiens); au premier rang, parmi eux, figuraient Percunos, le divin ordonnateur des astres; Pikollos, à la face aussi pâle que celle de Héla; comme celle-ci il présidait aux enfers, et n’exigeait des hommes que des prières accompagnées de battements de cœur, se souciant peu qu’on l’aimât pourvu qu’on le craignît. Un troisième, Potrympos, avait la figure d’un adolescent, la bouche souriante et le front couronné[206] d’épis et de fleurs; c’était le dieu de la guerre.... de la guerre! alors, pourquoi ce sourire, pourquoi ces épis, ces fleurs? C’est que Potrympos présidait aussi à l’alimentation publique et même à l’amour.
Il paraît que dans l’ancienne Prusse, la guerre était la munitionnaire générale, et suffisait à tout.
A la suite de Percunos, de Pikollos, de Potrympos, la grande triade, venaient Antrympos, le dieu[207] de la mer et des lacs; Poculos, le dieu de l’air et des tempêtes; puis, après ces dieux rimant en os, d’autres divinités rimant en us; Pilvitus, le dieu des riches; Auchwitus, le dieu des malades; Marcopulus, le dieu des nobles. Ce dernier, la terreur du peuple, le tenait ployé sous un joug de fer. Pour tenter de l’adoucir, on avait recours à Puscatus, encore un dieu en us, mais un bonhomme de dieu. Il habitait sous un sureau, et comme prix de ses bons offices auprès du terrible Marcopulus, il voulait bien se contenter d’un morceau de pain et d’une chope de bière.
Quoique leurs prêtres portassent le nom de crives ou de waidelottes, leurs cérémonies n’en étaient pas moins calquées sur celles des druides. Les Borussiens honoraient particulièrement le chêne de Remowe,[208] que Percunos, Pikollos et Potrympos venaient visiter chaque jour. A ces mêmes dieux ils sacrifiaient leurs prisonniers de guerre, non par le couteau, à la manière germaine ou scandinave; ils les faisaient périr par les flammes ou dévorer par d’énormes serpents, vivant de l’autel et pour l’autel.
Aujourd’hui, prêtres et dieux sont accourus en Germanie, accompagnés de leurs monstrueux reptiles, de griffons effrayants à voir et des démons de leur enfer, tous évoqués pour participer à la grande lutte prévue.
Presque en même temps que les dieux prussiens[209] arrivaient ceux des Scythes et ceux des Sarmates, les premiers en chariot, selon la manière de voyager de leurs peuples; comme leurs peuples encore, eux-mêmes courbaient le front devant le puissant Tabiti, la grande personnification de leur culte, le feu. Les Scythes avaient bien mal profité de la lecture qu’Ovide leur avait faite de ses Métamorphoses.
Les seconds, en petite escorte aussi, représentés seulement par leur triade supérieure, Péroun, leur Jupiter tonnant; Rujéwit, qui dirige les nuages; Sujatowist, qui juge les morts, n’avaient amené à leur suite que Trizbogh et les Tassanis, c’est-à-dire la peste et les furies. Leurs autres dieux, ne pouvant rien pour le succès de la guerre, étaient restés au logis.
Puis-je me dispenser de vous faire connaître les noms et les attributions de ces inoffensives divinités locales honorées par les farouches Sarmates? C’étaient:
Kirnis, qui fait mûrir les cerises;
Sardona, qui veille sur les noisetiers;
Austeïa, qui préside à l’éducation des abeilles;
La douce Kolna, qui s’occupe du mariage des fleurs.
Il y avait aussi les dieux ou les déesses du blé, du pétrin, de la lessive, le dieu des mouches et le dieu des papillons; convenons-en, pour le moment, tous ces dieux-là n’avaient rien à faire sur les bords du Rhin.
Mais Odin, mais Jupiter pouvaient compter comme auxiliaires plus sérieux, plus solides, ceux de la Finlande.[210]
Les dieux ont toujours quelque chose des mœurs de leurs sectateurs, de leurs administrés; et quels peuples plus que les Finnois ou Finlandais firent jamais preuve d’un courage indomptable? Pirates de la Baltique comme les Scandinaves l’étaient de l’Océan, ils partageaient avec ceux-ci les dépouilles du monde boréal. Descendus des hauts plateaux de l’Asie avec leurs frères les Turcs, les Mongols, les Tartares, les Tongouses, ils avaient d’abord été connus sous le nom d’Ugoriens ou d’Ogres, et Dieu sait si les Ogres devaient laisser un long et terrible souvenir au fond de nos histoires populaires!
Les Finlandais ne comptaient guère parmi eux que des marins, des soldats, des mineurs et des forgerons. Extraire le fer, le forger en ancres de navires, en lances, en sabres, en épieux, telles étaient leurs principales occupations. Aussi honoraient-ils particulièrement Rauta-Rekhi, la personnification même du fer; Wuolangoïnen, le père du fer; Ruojuota, la nourrice du fer; et ils adressaient un culte spécial à trois sombres vierges dont les robustes mamelles fournissaient en abondance un lait noir qui devenait du fer en se refroidissant, comme en se refroidissant l’eau devient de la glace.
Leurs dieux principaux, en dehors de ceux-là, étaient au nombre de trois, comme toujours, trois frères.
L’aîné, le vieux Vainamoïnen, a créé le feu céleste et le feu terrestre, c’est-à-dire le soleil et les volcans.[211]
Le second, Ukko, est chargé de les alimenter de combustible, sans quoi la terre refroidie passerait bientôt à l’état d’un immense glaçon et le soleil à celui d’un amas de braise éteinte. Placé dans les nuages, il souffle alternativement sur l’un et sur l’autre pour entretenir leur double foyer, et il les interpelle avec la voix du tonnerre.
Ilmarinnen, le troisième, grand travailleur et bon ouvrier, a forgé la terre et les sept cieux qui l’environnent; on l’appelle le Forgeron éternel. Il passe sa vie à forger, tantôt des étoiles de toutes les grandeurs, tantôt des lunes de rechange. Il a même forgé une femme d’argent, non pour lui, mais pour son frère puîné, à qui ses occupations multipliées, incessantes, ne permettaient pas de faire les démarches nécessaires pour tout mariage sortable. Cette femme de fin métal, bien confectionnée, belle, charmante, du plus heureux caractère, n’avait qu’un défaut, un seul; on ne pouvait l’approcher sans se sentir gelé jusqu’à la moelle des os.
Le plus habile forgeron n’arrive pas du premier coup à faire une femme parfaite.
Aussi, quand il s’agit de son propre mariage, Ilmarinnen se décida-t-il à prendre une femme toute faite, et, comme il était d’usage alors parmi les Finlandais comme parmi les Germains, il l’acheta.
Pour nous reposer un peu de cette longue énumération de divinités aujourd’hui passées de mode, j’ai grande envie de placer ici une saga, une tradi[212]tion finlandaise, au sujet de ce même mariage d’Ilmarinnen le Forgeron, et composée par sa propre sœur. Dans ce chant de noce, expression des sentiments les plus doux et les plus chastes, on pourra entrevoir les mœurs intimes de ces dieux artisans, à qui il arrivait parfois de battre leurs femmes; du moins la saga nous donne le droit de le supposer.
Ilmarinnen vient de se marier, et il s’impatiente, il se damne de ne point voir accourir au-devant de lui sa jeune épouse. Écoutez ce que lui chante alors, en s’accompagnant de la petite guitare-kantèle, pour le calmer plus sûrement, l’hôtesse de Pohjola, sa sœur:
«O époux, frère de mes frères, longtemps déjà tu t’es irrité dans l’attente de ce jour heureux, patiente encore; ta bien-aimée ne tardera pas; elle achève sa toilette, mais, tu le sais, elle est loin la fontaine où elle a dû aller puiser de l’eau.
«O époux, frère de mes frères, patiente; elle vient de passer sa robe, mais elle n’a encore mis qu’une manche; veux-tu donc qu’elle se présente devant toi avant d’avoir mis l’autre?
«O époux, elle vient de tresser ses cheveux; une riche ceinture emprisonne sa taille, mais un seul de ses pieds est chaussé; il faut bien qu’elle chausse l’autre.
«Époux.... la voilà qui accourt.... mais elle n’a encore mis qu’un gant.... laisse-lui le temps de passer l’autre!»[213]
La jeune mariée s’étant montrée enfin, la bonne hôtesse de Pohjola s’attendrit tout à coup sur elle.
«O épouse, ô vierge achetée, ô colombe vendue! ma sœur, mon poëme, ma verte tige, que de pleurs tu vas répandre!
«Ta famille a été bien prompte à se faire compter l’argent dans le creux d’un bouclier.
«Pauvre ignorante, tu as cru quitter le toit de ton père pour quelques heures, pour un jour peut-être! Hélas! tu t’es donnée à jamais; tu as un maître maintenant!»
Et se tournant de nouveau vers Ilmarinnen, elle continue ainsi:
«O époux, frère de mes frères, ne montre point à cette enfant, avec le fouet de l’esclave, le chemin où il lui faudra marcher;
«Ne la fais pas crier sous la verge ou sous le bâton; instruis-la doucement, à demi-voix, portes closes,
«La première année par la parole, la seconde par un pli de ton front, la troisième en lui pressant légèrement le pied. Sois patient!
«Si, les trois ans écoulés, elle est rebelle à tes leçons, ô époux, frère de mes frères, prends quelques brins de jonc, quelques tiges de carex, châtie-la.... mais avec une verge recouverte de laine.
«Résiste-t-elle encore, eh bien! coupe un rameau dans le bois, une branche de bouleau, pas trop forte, et cache-la sous tes vêtements; que nul ne se doute de ce qui va se passer.[214]
«Surtout, ne la frappe ni sur les mains ni sur le visage; car son frère pourrait bien te demander: «Est-ce le loup qui l’a mordue?» son père pourrait bien te dire: «Est-ce donc l’ours qui l’a déchirée ainsi!»
Cette saga, dans son réalisme fleuri, ne respire-t-elle pas un charme attendrissant? Les instincts les plus délicats, les plus pudiques, se conservaient donc intacts au milieu des mœurs grossières et des habitudes violentes? Quel nom portiez-vous, muses naïves de la Finlande, qui inspiriez alors la bonne hôtesse de Pohjola? N’étiez-vous pas les filles de ces belles gandharvas de l’Inde qui disaient:
«On prend un éléphant par sa corde, on prend un cheval par sa bride, on prend une femme par le cœur.»
Et ne semble-t-il pas issu de la petite bourgeoisie, ce forgeron éternel, ce dieu de première classe, qui a fait la terre et les cieux, qui achète une femme, qui la bat, et redoute ensuite les réprimandes de son beau-frère et de son beau-père?
Notre halte faite, continuons de décrire les autres cohortes des dieux, accourus sur les bords du Rhin pour soutenir une cause commune à tous.
Près des célestes représentants de la Scythie, de la Sarmatie, de la Prusse, de la Finlande, figuraient ceux des différentes races slaves.... Mais à quoi bon la liste complète de cette multitude de confédérés dont la mémoire la plus vaillante ne parviendrait pas à retenir les noms baroques?[215]
Il nous suffira de dire que les Lithuaniens, les Moraves, les Silésiens, les Bohémiens, les Russes étaient représentés là par leurs dieux les plus redoutables; Ilia, le grand archer, dont les flèches atteignaient leur but à travers l’épaisseur de neuf sapins; Radgost, l’impitoyable destructeur; Flintz, ce dieu squelette qui portait un lion sur ses épaules, et roulait dans un char enflammé; la gigantesque Yaga-Baba, dont la tête dépassait les plus hautes montagnes. Lorsqu’un soldat était atteint par la peur avant de l’être par l’ennemi, elle l’enlevait aussitôt des rangs et le broyait dans un mortier de bois avec un pilon de fer.
Tous quatre traînaient à leur suite des bataillons de Stryges, suceurs de sang, de Trolls voraces, de Marowitz et de Kikimoras étouffeurs; de Polkrans et de Leschyes; ceux-ci, espèces de satyres nains, pouvaient à volonté se transformer en géants; ceux-là, moitié hommes, moitié chiens, aboyaient et chantaient; leurs chants, sinistres comme leurs aboiements, répandaient la terreur devant eux, et à cent pas ils donnaient la mort sous le souffle empoisonné de leur haleine.
Tels étaient, contre le christianisme, les auxiliaires des dieux romains et scandinaves.
Quand les nouveaux arrivants se furent organisés, l’aigle de Jupiter s’éleva au-dessus des nuages, poussa trois cris retentissants en se tournant vers trois points de l’horizon, et, du couchant, du levant et du midi, les dieux dispersés de l’Italie et de la[216] Grèce, abandonnant leurs retraites mystérieuses, accoururent; Neptune avec ses Tritons, ses Protées, ses Harpies et ses monstres marins; Pluton avec ses Parques, ses Euménides, ses Furies et toute sa cohorte infernale.
Odin frappa sur son bouclier, et, du fond du Nord, non-seulement les dieux et les Valkyries, non-seulement les héros de la Valhalla, mais jusqu’aux adversaires même des Ases, Héla, le loup Fenris, les Géants de la Gelée, Loki à leur tête, vinrent se ranger sous ses ordres pour assister aux grandes fêtes du carnage.
Jamais les armées de Darius, d’Alexandre, d’Attila, de Charlemagne n’avaient offert, ou n’ont offert depuis, un aspect plus imposant et plus terrible.
Les sibylles, les nornes, les augures, les magiciennes consultés, on se mit en marche.
A quelques lieues au delà du fleuve, du côté d’Argentoratum (Strasbourg), à mi-côte d’une légère colline, s’élevait une petite chapelle en voie de construction.
C’est de ce côté que les sibylles et les prophétesses avaient ordonné de se diriger, ne doutant pas que le dieu des chrétiens, à la tête de ses légions, ne se présentât pour la défendre.
Les confédérés s’avançaient silencieusement, profitant de la nuit pour surprendre leurs adversaires, déjà rassemblés sans doute. Odin commandait la droite de l’armée; Jupiter, la gauche. Les dieux scythes, sarmates, slaves, borussiens et finlandais, sous[217] les ordres de Tabiti, de Péroun, de Percunos, de Wainamoïnen, de Radgost, occupaient le centre.
A peine en vue de la colline, ils virent une lueur scintillante toute particulière, au milieu de l’obscurité profonde, entourer sa base d’un cercle de lumière.
Aussitôt les trois agiles messagers des dieux romains, slaves et scandinaves, Mercure, Algis et Hermode, accompagnés des Euménides, des Valkyries et d’une troupe légère de Lapithes et de Centaures, sont envoyés à la découverte. Bientôt de retour, ils annoncent que ces scintillements qui entourent la colline sont les reflets des épées flamboyantes des dix mille anges exterminateurs. Ils n’en doutent pas.
Parmi les confédérés, quelques-uns, comme dans tous les combats épiques, s’élancent impétueusement hors des rangs pour défier en combat singulier les principaux entre les chefs des anges. Mais Jupiter et Odin, pensant que toute lutte partielle ne peut que compromettre le succès de la grande lutte générale, les ramènent aux lois de la discipline.[218]
De dépit, Thor qui, un des premiers, s’était jeté en avant, laisse tomber sa lourde massue sur une petite ville placée sur la route, et qui pouvait gêner la marche de l’armée. La massue revient aussitôt d’elle-même dans la main de son maître, retombe, remonte, retombe encore.
Grâce à cette manœuvre incidente, la plaine, devenue plus libre, le signal de l’attaque est enfin donné. Les Corybantes font sourdement résonner leurs tambours; au centre, comme à la droite, y répondent les chants des Bardes et des Skaldes, qui ont bientôt pour accompagnement moins les accords de leurs harpes que le bruit des trompes, les aboiements frénétiques de Cerbère, le chien à trois gueules, de son confrère Garm et les hurlements des Stryges, des Kikimoras et des Polkrans.
Le concert ne devait pas s’arrêter là.
Mars, Odin, Potrympos et les autres dieux de la guerre tirent leurs épées qui, en sortant du fourreau, rendent un grincement formidable; Jupiter chez les Romains, Péroun chez les Slaves, Ukko chez les Finlandais, Thor chez les Scandinaves, font à la fois résonner leur tonnerre. Aux éclats multipliés de tant de foudres se joint le roulement des chars de Tabiti, de Flintz, le dieu squelette, de Poculos, de Stribogh, les dieux des trombes et des tempêtes boréales; les Égipans, les Cyclopes, les forgerons d’Ilmarinnen, poussent bruyamment devant eux d’immenses quartiers de rocs; en guise de massues, agitant des chênes entiers, tiges et ra[219]cines, les géants de la Gelée les suivent avec d’effroyables clameurs, répétées par toute l’armée envahissante, et la non moins gigantesque Yaga-Baba, l’affreux chef d’orchestre de ce concert infernal, marque la mesure en frappant de son pilon de fer dans son mortier de bois.
Sous tant de bruits redoublés, sous tant de secousses retentissantes, le ciel et la terre semblent près de se confondre, l’horizon vacille et se balance, les montagnes tressautent sur elles-mêmes.
Seule, la colline sacrée reste immobile.
La lumière qui la cerclait à la base est graduellement montée jusqu’à son sommet et fait resplendir la petite chapelle d’un éclat pharamineux.
Surprise de ne pas voir encore l’ennemi apparaître, l’armée des dieux païens s’arrête.
Soudain, ô merveille! enlevée comme sous un[220] coup de vent venu d’en haut, la chapelle disparaît et découvre aux regards un simple autel de pierre, que surmonte la croix.
Devant cet autel, privé de tout ornement comme de tout défenseur, se tient une jeune femme, une vierge, les pieds nus, portant un enfant entre ses bras.
Elle descend la colline, le sourire aux lèvres; la lumière scintillante ne brille plus qu’autour de son front et de celui de l’enfant; elle marche à la rencontre des dieux coalisés, qui commencent à se regarder entre eux avec stupeur; elle avance encore, et tout à coup, saisis d’une irrésistible panique, Jupiter, Odin, Wainamoïnen et Péroun, Mars, Thor, Ukko, Rujewit et Potrympos, et les Euménides, et les Tassanis, et les Cyclopes, et les Géants, tous enfin font volte-face vers le fleuve, qu’ils traversent en désordre, se culbutant les uns les autres et heurtant dans leur fuite désespérée leurs propres temples et leurs statues qui s’écroulent sur eux.
Une partie fut engloutie dans le Rhin, où nous les retrouverons plus tard; le reste, clopin-clopant, regagna ses froides latitudes, abandonnant presque toute la Germanie à Marie et à Jésus.
Il est bon de le remarquer, dans cette lutte des dieux contre le christianisme naissant, aucune tradition ne signale le Teut et l’Ésus des Celtes, l’Alfader des Scandinaves, le Jumala des Finlandais, le Bogh des Slavons, pas plus que le dieu inconnu des Romains. C’est que chacune de ces grandes divinités, seules impérissables, comme l’Indra du ciel[221] indien, résumait toutes les autres et ne présentait à la pensée que l’image du Dieu unique et éternel.
Cette grande et vaine tentative des dieux païens est fixée traditionnellement vers l’année 510 de l’ère chrétienne. Dans le cours de cette même année, le roi Clovis résolut d’élever au Christ un temple digne de lui, et jeta les premiers fondements de la cathédrale de Strasbourg, peut-être avec l’intention de remplacer la petite chapelle, disparue d’une façon si merveilleuse.
X
Marietta et l’Églantine.—Ésus et Jésus.—Amalgame.—Un catéchumène.—Défense de se nourrir de la chair du cheval.—Les évêques-soldats.—Interruption.—Rentrez chez vous, bonhomme!—Rôle de la Prusse dans la mythologie du moyen âge.—Tybilinus, le dieu noir.—La petite fleur bleue.
Ceux qui me connaissent et m’apprécient témoigneraient au besoin de ma sincérité native. Même[226] lorsqu’il ne s’agit que de fables, je ne me permettrais pas d’inventer quoi que ce soit; j’en suis incapable. Cependant, vu le merveilleux du sujet, quelques lecteurs incrédules pourraient penser que cette espèce de poëme, célébrant le triomphe de la vierge Marie sur les faux dieux coalisés, est une œuvre de mon imagination. Pour me disculper, je ne crois pouvoir mieux faire que de rapporter ici une des nombreuses traditions qui ont trait à ce grand événement. C’est un nouvel emprunt à faire à la muse finlandaise.
«Il existait alors une jeune vierge si pure, si pure, si candide, que son regard jamais ne s’était arrêté sur un autre regard que celui de ses sœurs; que jamais sa main ne s’était posée sur un des êtres de la création pour lui donner une caresse.
«Elle vivait solitaire au logis, dans le tête-à-tête de sa quenouille, ignorante de ce qui se passait même dans le cercle d’ombre tracé par le soleil autour de son habitation, et l’image d’un homme ne s’était guère plus réfléchie sous ses yeux que dans sa pensée. Sa pensée comme ses yeux avait gardé une chasteté parfaite.
«On la nommait Marietta.
«Un jour Marietta, par une belle matinée de printemps, sentit un désir vague et incompréhensible d’admirer la nature de plus près. Son cœur se gonflait dans sa poitrine sous une émotion étrange!
«Poussée moins par un désir qui lui fût propre[227] que par un ordre venu d’en haut, elle ouvrit sa porte et se mit à parcourir une culture enclose d’une haie, près de sa maison.
«Sur la haie s’épanouissait une églantine. Elle s’approcha de l’églantine pour respirer ses parfums; l’attouchement seul de la fleur lui suffit: Marietta devint mère, et quand son fils vit le jour, elle comprit à son orgueil démesuré qu’elle venait de donner la naissance à un dieu!
«Cependant, avertis par leurs prophétesses que cet enfant né d’une vierge et d’une fleur devait un jour les chasser de leur ciel, les autres dieux, ceux du pays et ceux des pays circonvoisins s’étaient assemblés en armes, résolus de les faire périr tous deux pour prévenir la catastrophe prédite.
«Au moment où ils tenaient secrètement conseil, Marietta leur apparut portant son fils entre ses bras, et tous ces dieux, si redoutables naguère, pris d’épouvante, s’enfuirent précipitamment jusqu’au milieu des glaces du pôle, qui se refermèrent pour toujours sur eux.»
Telle est l’histoire de Marietta et de son fils Jésus.
Eh bien, cette naïve histoire, que M. Léouzon le Duc a plus longuement développée dans son remarquable ouvrage sur la Finlande, n’est-elle pas l’esquisse gracieuse du grand tableau homérique présenté par nous au lecteur? Nous n’avons fait que le compléter, grâce à des documents analogues.
Maintenant le christianisme recueille les fruits[228] de la grande journée d’Argentoratum. Plus tard, les dieux vaincus devaient opposer encore sur quelques points une résistance désespérée; mais tout d’abord le triomphe de Marie et de Jésus, peut-être aussi les victoires du roi Clovis, firent de la première lueur du christianisme en Germanie une sorte d’incendie purificateur qui s’étendit rapidement du Rhin au Weser, du Weser au Danube.
Des circonstances étranges parfois y aidèrent. Parmi les Teutons, beaucoup avaient appris, sous l’enseignement druidique, à ne reconnaître qu’un seul dieu, premier point qui les ralliait à la prédication nouvelle; parmi ses noms divers, ce dieu portait celui de Ésus, presque Jésus! D’autres, à l’imitation des Slaves, s’étaient prosternés devant la poignée de leur épée, faite en croix; ils retrouvaient facilement dans la croix un signe de protection et de salut. Il n’est pas jusqu’aux partisans d’Odin qui ne courussent volontiers au-devant du baptême. Ils l’adoptaient en souvenir de ces ablutions régénératrices de l’eau prescrites par leur ancien culte: «Si je veux qu’un homme ne périsse jamais dans les combats, je l’arrose avec de l’eau lorsqu’il vient de naître,» avait dit Odin dans le chapitre runique de l’Edda.
Enfin ce modèle des justes mis à mort par des méchants, le Christ ressuscité, ne leur rappelait-il pas leur dieu Balder? Oui, les temps prédits étaient venus; Balder, l’ancien prisonnier du Nifleim, allait rénover le monde; sous sa nouvelle forme, le dieu[229] rayonnant n’était plus le fils de Frigg; il était le fils de Marie et se nommait Jésus.
Mais ce mouvement, quoique se manifestant sur bien des points à la fois, était loin d’être unanime.
A la table de Clovis, les évêques, et saint Remi lui-même, se virent contraints de prendre place près des druides scandinaves. Quand ils entamaient le bénédicité, ceux-ci ne manquaient pas d’y répondre par une libation en l’honneur d’Asa-Thor ou d’Asa-Freyr. Malgré tous les efforts d’un clergé héroïque, infatigable, le polythéisme survivait jusque dans les rangs des nouveaux convertis, qui assistaient dévotement aux processions du culte chrétien en portant leurs idoles et leurs fétiches entre leurs bras, et en faisant le signe de la croix dès qu’ils apercevaient une source ou un arbre consacrés par leur ancien culte. Et quel moyen de les soumettre à l’orthodoxie complète?
La liberté telle que nous l’entendons, telle que nous avons raison de l’entendre aujourd’hui, aurait paru aux yeux d’un Slave ou d’un Teuton une belle femme le cou dans un carcan, et traînant des chaînes à chacun de ses membres. La Germanie, comme les autres contrées du Nord, avait ses lois, ses lois écrites ou non, mais la dignité de l’homme libre consistait surtout à n’en pas tenir compte. L’homme libre abandonnait son pays pour aller guerroyer n’importe où; sa famille, pour aller vivre n’importe avec qui; il en était de même pour lui dans les choses de religion; il se réservait son libre arbitre,[230] le droit de pratiquer à sa manière, et la faculté du mélange.
De cette étrange liberté des cultes, de ces amalgames au choix, il résultait que parmi nos néophytes, beaucoup, sans scrupule aucun, moitié chrétiens moitié païens, se tenaient volontiers à cheval sur la limite des deux religions.
Dans le poëme des Niebelungen, qui, selon nous, n’est qu’une grande épopée scandinave christianisée après coup, nous voyons les gens aller à la messe après avoir dévotement consulté sur leur sort futur les nix du fleuve. C’était là l’image de la Germanie à la première époque du christianisme.
Pour quelques-uns, le baptême, entouré de cérémonies pompeuses, devenait un jeu; pour quelques autres un calcul. Nous empruntons à Ozanam, si bien renseigné sur tout ce qui touche à cette curieuse époque de transition religieuse, l’anecdote suivante.
Un jour, il y avait foule parmi les aspirants au baptême; chacun d’eux, selon l’usage, avait été revêtu d’une robe de pureté, blanche par conséquent, et d’étoffe convenable. Cette parure symbolique était un présent fait par l’Église au néophyte, et que celui-ci devait conserver précieusement comme preuve de sa rédemption. Or, ce même jour, le nombre des robes disponibles étant épuisé, au dernier qui se présenta le prêtre ne put offrir qu’un vêtement, de couleur claire il est vrai, mais en assez mauvais état.[231]
«Qu’est-ce à dire? s’écria le catéchumène en reculant de trois pas; n’ai-je pas droit, aussi bien que les autres, à la robe blanche, et de fine laine encore?» Et, fixant sur le prêtre un regard furibond: «Croyez-vous donc m’en faire accroire? Voilà vingt fois que je me fais baptiser, et jamais on ne s’est permis de m’offrir semblable guenille!»
La naïve franchise de ce brave Teuton nous ferait penser qu’étranger à tout calcul, il se méprenait sur le but véritable du baptême, et n’y voyait qu’une distribution gratuite de vêtements.
D’autres méprises, plus regrettables encore, eurent lieu lorsque les missionnaires chrétiens, franchissant les landes et les forêts, allèrent, au risque de leur vie, jusqu’aux extrémités de la Germanie, chez des peuplades à demi sauvages, imprégnées encore de scandinavisme pur, prêcher, en même temps que l’Évangile, le culte des saints.
Le zèle patient, la douceur, l’éloquence des prédicateurs finirent par triompher des anciennes convictions de ces barbares. Ils reçurent le baptême, et non-seulement les saints furent les bien venus et les bien fêtés chez eux, mais, s’exagérant l’importance de leur rôle dans la hiérarchie religieuse, ils[232] ne tardèrent pas à en faire des dieux. A ces nouveaux dieux ils dressèrent des autels, et sur ces autels ils leur immolèrent des victimes humaines.
Ces mêmes missionnaires avaient pour consigne d’interdire à leurs nouveaux convertis de se nourrir de la chair du cheval, usage général alors, et dont ils ne triomphèrent pas sans peine. Il nous paraît difficile d’expliquer l’importance attachée par l’Église à cette abstention, aujourd’hui que les plus honnêtes gens du monde s’efforcent de faire sortir le cheval de nos écuries pour le faire entrer dans nos cuisines.
La difficulté la plus sérieuse de ces époques de crises, c’est que tandis que le vrai clergé, par des efforts prodigieux et dignes de l’admiration de tous les âges, parvenait à soumettre à la discipline cette foule de chrétiens indécis, un faux clergé s’installait de force dans les cures et dans les évêchés, sans toujours attendre qu’ils fussent vacants. Pépin d’Héristal et Charles Martel, son fils, venaient de[233] forcer les Saxons païens à s’abriter derrière le Weser. La guerre terminée, quand il s’agit de congédier les chefs de cette nombreuse armée jusqu’à la prochaine campagne, ainsi que cela se pratiquait alors, la plupart d’entre eux, comme prix des services rendus, demandèrent à troquer le casque contre la mitre, et la cuirasse contre la chape et la chasuble. Il leur semblait que l’état devait être bon et facile à exercer.
Pépin et Charles résistèrent; ils furent débordés.
Au grand scandale des populations nouvellement converties, au grand dommage de la sainte cause qu’ils étaient censés devoir servir, ces prêtres-soldats transportèrent dans l’Église la vie des camps et des burgs; ils vivaient entourés d’écuyers, de fauconniers et de chambrières, de chevaux et de chiens de chasse; lançant l’oiseau, courant le cerf, faisant bombance, se livrant à tous les excès, et tirant gaillardement l’épée contre quiconque y trouvait à redire.
La guerre rallumée, presque tous reprirent leur cuirasse, restée au vestiaire, sans pour cela renoncer à leurs fonctions ecclésiastiques. Gérold, évêque de Mayence, périt dans un combat contre les Saxons; son fils lui succède au trône épiscopal et, à peine sacré, songe à venger son père. Il court à la bataille, défie le meurtrier de Gérold, le tue, et rentre tranquillement dans Mayence pour y célébrer les saints offices et rendre grâces à Dieu de sa réussite.[234]
Devant ces excès de la violence et des plaisirs mondains, les fidèles demeuraient dans la consternation; l’Église des apôtres commençait elle-même à s’intimider devant l’Église des soldats. Les Saxons reparurent, après avoir décuplé leurs forces par une alliance avec les Scythes et les Scandinaves....
«Mais, va s’écrier le lecteur (je l’entends d’ici!), c’est de l’histoire, même de l’histoire ecclésiastique que vous nous contez là, et non de la mythologie!...
—Je le reconnais, monsieur; aussi ai-je, sur ce terrain de l’histoire, tracé, aussi étroit, aussi court que possible, le sentier indispensable pour me faire regagner les terres de mon domaine?
—Allons, rentrez chez vous, bonhomme!
—Pardon, monsieur, avant de rentrer chez moi, comme vous dites, qu’il me soit permis du moins de glorifier en passant trois hommes appelés alors à sauver le christianisme et avec lui la civilisation, par la plume, par la parole et par l’épée. Ces trois hommes, également grands, également héroïques, sont trois saints aujourd’hui.
—Encore des saints!
—Oui, monsieur; le premier est le pape Grégoire; le second, Boniface le missionnaire; le troisième, l’empereur Charlemagne. Rassurez-vous, je me contenterai de les nommer, dans la crainte de m’engager de nouveau dans une route ardue, aux aspects trop sévères pour moi, vous me l’avez fait comprendre. Cependant, permettez-moi d’ajouter que si la lutte entreprise par ce dernier fut longue[235] et terrible, elle fut glorieuse par-dessus toutes. N’était-il pas merveilleux, dites, de voir la nation des Francs, composée naguère encore d’une agglomération de barbares, s’avancer à la suite de son jeune roi comme la protectrice de Rome, de la civilisation et du christianisme? La massue était devenue bouclier, la baliste s’était faite muraille et rempart.
—Très-bien! d’accord! tout le monde sait cela!
—Mais, le saviez-vous, monsieur? quand les Saxons, dix fois vaincus, eurent reçu le baptême avec leur roi Witikind, quand le Rhin, baptisé lui-même, ne fut plus qu’un fleuve français et chrétien, quand l’Allemagne entière se prosternait devant la croix, un de ses peuples cependant, les Prussiens, ou Pruczi, ou Borussiens, s’obstinait dans son idolâtrie, et devait s’y obstiner pendant des siècles encore? Oui, il en fut ainsi. Les dieux proscrits, réfugiés sur les rives de l’Oder et de la Sprée, revenaient de là, vous le comprenez bien, visiter leurs anciens sectateurs. Ainsi se continuèrent sans fin dans les bas-fonds du monde allemand les croyances mythologiques.... Vous le voyez, monsieur, je suis rentré chez moi.»
Achevons rapidement cette première partie de notre tâche pour arriver enfin à la mythologie moderne, populaire, non moins curieuse, non moins étrange que l’autre.
Pendant la durée du moyen âge, l’Allemagne s’était hérissée de burgs, de donjons féodaux sur[236]montés d’un casque et d’une croix; la croix s’élevait à l’encoignure de toutes les rues de ses villes, dans tous les carrefours de ses campagnes; les plus belles basiliques du monde, d’innombrables couvents se miraient dans les eaux de son fleuve, et cependant au sein de ses campagnes, de ses villes, le long des rivages de son fleuve, les faux dieux pullulaient encore.
Instruit par l’Église à ne plus les regarder que comme des démons, le peuple n’osait leur faire un mauvais accueil. Les démons ne sont pas des hôtes avec lesquels on puisse rompre trop brusquement.
«Dès le huitième siècle du christianisme, dit un de nos savants fournisseurs, les Saxons et les Sarmates, entendant les missionnaires leur parler sans cesse de la puissance redoutable du démon, crurent prudent de lui offrir un culte secret pour le désarmer et même se le rendre favorable. Ils l’appelaient le dieu noir ou Tybilinus; les Allemands l’appellent encore aujourd’hui Dibel ou Teufel.»
Eh bien, le dieu noir devint pour les peuples germaniques le chef d’armée de leurs dieux proscrits, armée qui devait encore se grossir de plus en plus.
Les princes, les chevaliers, suivis de leurs vassaux, partaient en foule pour la croisade; mais de la croisade, mais de l’Orient, princes et vassaux, en même temps que de saintes reliques, rappor[237]taient la tradition des gnomes, des péris et des ondines.
Irrité de ne plus être dieu, le Rhin, pour se venger des seigneurs évêques, accueillait ces derniers venus comme il avait fait de leurs devanciers. Dans ses eaux régénératrices, les ondines se mêlaient aux tritons et aux naïades; les gnomes s’abritaient sous ses rochers, où ils faisaient bon ménage avec les nains, et au crépuscule du soir, les nymphes, les elfes, les dryades recommençaient à danser sur ses rivages avec les sylphes, les fées et les péris.
Sans doute, pour l’Allemagne chrétienne ce fut là plus tard moins une affaire de conscience qu’un aliment à l’imagination; mais dans ce bon pays, à la fois croyant et rêveur, où les paroles des poëtes sont paroles d’évangile, l’imagination domine facilement la conscience, et la recherche de la petite fleur bleue en égara plus d’un, même parmi les doctes, dans des sentiers quasi-sataniques. D’ailleurs il est dans l’essence de l’esprit allemand, toujours tourné vers l’idéalité, son pôle magnétique, d’opposer au culte officiel un autre culte plus intime, plus mystérieux.[238]
Il en était ainsi au quatorzième et au quinzième siècle; il en est encore ainsi au dix-neuvième, surtout parmi le peuple des campagnes, qui, durant son passage à travers les temps de sorcellerie, où Tybilinus dominait presque exclusivement, a complétement modifié ses croyances païennes, et transporté son Olympe sur le Broken, la montagne du Sabbat.
Voyons maintenant ce que sont devenus, parmi les habitants des bords du Rhin, leurs anciens dieux et demi-dieux de toutes les paroisses.
XI
Esprits élémentaires de l’air, du feu et de la terre.—Des Sylphes, de leurs divertissements et de leurs usages domestiques.—La petite reine Mab.—Les Follets.—Elfes clairs et Elfes noirs.—Véritable cause du somnambulisme naturel.—La fiancée du vent.—Le Feu-Grisou.—Maître Hœmmerling.—Le dernier Gnome.
Répétons-le, si nous ne l’avons pas dit encore assez clairement, en Allemagne, les mœurs, les coutumes, les croyances, les choses du préjugé, comme celles de l’art et de la science même, ont un commencement et n’ont pas de fin. Dans cette vieille[242] terre du mysticisme et de la philosophie, tout s’implante à jamais, tout s’y perpétue, comme les chênes séculaires de l’antique Hercynie; le vieil arbre abattu, à défaut de sa tige, y verdit encore çà et là par ses rejets et ses surgeons. Le druidisme lui-même s’y est perpétué. Nous l’avons vu combattre contre les dieux de Rome; il a combattu de même contre le christianisme avec Witikind; il se cachait dans les rangs des premiers iconoclastes ou briseurs d’images; au milieu de cette vaste contrée, soumise enfin, et dévouée tout entière au catholicisme, on a pu le voir ressusciter tout à coup aux premières lueurs de la Réforme. Luther fut encore un druide.
Grâce à cette ténacité de croyances, dans ce bienheureux sol prolifique, tout ce qui semble avoir disparu n’a fait que se modifier, tout ce qui est mort ressuscite sous une forme ou sous une autre.
Prouvons-le.
De tous ces dieux déjà mentionnés par nous, ceux qu’on aurait pu croire à jamais oubliés, balayés par le vent, qu’ils avaient eu la prétention de suppléer, ou retombés dans la poussière à laquelle ils paraissaient faire concurrence, c’étaient, certes, ces petits dieux microscopiques dont nous avons parlé tout d’abord.
Il n’en était rien. Ne représentaient-ils pas de fait les esprits élémentaires par excellence? et le culte des éléments persista en dépit des autres cultes qui le frappaient de réprobation.
Seulement, ces dieux atomes, quoique restés bien[243] petits, bien petits, s’étaient, relativement à leur ténuité première, développés d’une manière considérable; ils avaient même pris une forme et un corps, un corps visible, une forme non dépourvue de grâces.
Ils étaient devenus les Alps ou Alfs, connus plus tard sous leur dénomination orientale de Sylphes.
Il arrivait autrefois que le voyageur attardé, le paysan ou le bûcheron revenant d’une noce vers la tombée de la nuit, avaient cette chance heureuse de rencontrer dans une clairière du bois ou sur les bords d’un ruisseau, une troupe de lutins s’ébattant au milieu des clartés crépusculaires.
C’étaient les Sylphes, ce petit peuple de l’air,[244] qui volaient par essaims, faisant leur nid d’une fleur ou de quelques brins de mousse au pied d’un genêt, ne sortant que le soir pour aller se visiter réciproquement et remplir leurs devoirs de société et de bon voisinage.
Si le voyageur, le bûcheron ou le paysan avait doucement marché sur le sable du ruisseau ou dans un sentier herbeux qui amortit le bruit de ses pas, s’il s’était arrêté à temps pour bien voir sans être vu, alors il pouvait assister à leurs divers exercices, et, témoin ignoré, pénétrer les secrets de leur vie intime.
Avez-vous, lecteur, dans le Roméo de Shakspeare, entendu Mercutio raconter la venue de la petite reine Mab?
«Son char est fait d’une coquille de noisette finement évidée; les longues pattes d’un faucheux ont fourni les rayons de ses roues; le manche de son fouet est un os de grillon, et son postillon un petit moucheron vêtu de gris.»
Eh bien, le paysan, le bûcheron ou le voyageur jouissait d’un spectacle non moins curieux.
Parmi nos Sylphes, les uns, suspendant un fil de la Vierge entre deux brins d’herbe, se livraient au plaisir de l’escarpolette ou se faisaient un hamac d’une toile d’araignée; les autres dansaient en tourbillonnant dans l’air avec un harmonieux bruissement d’ailes qui, pour eux, servait d’orchestre à ce[245] bal aérien. Non loin de là, les petites dames sylphides, en bonnes ménagères, lavaient leur linge dans un rayon de la lune ou préparaient le repas commun.
C’était un léger mélange du miel extrait du nectaire des fleurs, quelques gouttes de lait recueillies sur les hautes herbes touchées en passant par les mamelles pendantes des génisses, quelques perles de cette précieuse rosée sécrétée par les plantes aromatiques, le tout servant d’assaisonnement à des œufs de papillon, et battu en neige.
Si, durant le repas, d’épaisses ténèbres enveloppaient tout à coup les convives, d’autres lutins, les Follets, aux ailes de feu, venaient prendre place à leur table hospitalière, payant leur écot par la clarté qu’ils répandaient autour d’eux.
La principale occupation de ceux-ci consistait à marcher devant le voyageur égaré, afin de le remettre dans sa route.
Tels étaient alors les esprits inoffensifs de l’air et du feu. Tout a bien changé de ce côté: depuis que des méchants ont fait courir le bruit qu’ils ne sont que le produit d’une combustion de gaz hydrogène ou de la présence du phosphore tenu en dissolution dans les terrains humides, les Feux-Follets, prenant les hommes en haine, ne se montrent plus aux voyageurs que pour les entraîner dans les ravines et les marécages.
Quant aux Sylphes (Alps ou Alfs), soit que de mauvais propos aient été de même tenus sur eux,[246]
soit que le chimiste Liébig, dans son Traité sur la composition de l’air, ait étourdiment nié leur existence parce qu’il n’avait trouvé ni Sylphes ni Sylphides au fond de son appareil, subissant une[247] troisième transformation, ils sont devenus les Elfes perfides, également ennemis des hommes.
Les Elfes aujourd’hui se divisent en deux classes, toutes deux redoutables.
Nymphes errantes à travers les prairies et les bois, comme les Willis des Slaves, les Elfes clairs (Liosalfar) guettent les jeunes gens sans expérience et les associent à leurs danses sans fin, à la suite desquelles, le souffle leur manquant, ils tombent le plus souvent pour ne plus se relever. Les traditions allemandes sont pleines de leurs méfaits. La place où se sont circonscrites ces rondes diaboliques s’argente sous leurs pas. C’est à ces cercles argentés que les bergers reconnaissent leurs traces, dont ils ont hâte de s’éloigner ainsi que leurs troupeaux.
Les Elfes noirs (Schwartzalfar) personnifient le cauchemar et le somnambulisme, le somnambulisme naturel, bien entendu.[248]
Pendant ce dernier état, c’est l’Elfe noir qui dirige les mouvements du dormeur, qui vit en lui, qui pense et agit pour lui, qui le fait grimper sur les meubles et même sur les toits; qui lui fait garder son équilibre, à moins que.... Pauvre dormeur, prends garde! les Elfes noirs sont traîtres et cruels; il pourrait bien passer par la tête de celui qui te possède l’idée bouffonne de te jeter du haut en bas.
Les Alfs, devenus les Elfes, n’étaient pas les seuls esprits de l’air, on le comprend: vu leur nature frêle et délicate, par manque de souffle ils n’auraient pu suffire à enfler la voile des vaisseaux ou à pourchasser les nuages d’un horizon à l’autre.
Chez les Celtes, tous les magiciens avaient eu les vents et la tempête à leur disposition; aujourd’hui encore en Norwége, en Laponie, certains hommes vous vendent, à prix débattu, le vent qui vous convient pour accomplir heureusement votre traversée; en Allemagne, le peuple reconnut le vent comme puissance élémentaire; il ne le divinisa pas, comme avaient fait les Grecs et les Romains avec toute cette famille essoufflée d’Éole, d’Eurus, de[249] Borée et de Favonius, mais il en fit un personnage doué de volonté, agissant par lui-même. Les poëtes aidèrent à donner de l’importance à monsieur le Vent.
Il me tombe sous la main une ballade qui mettra le lecteur à même d’en juger:
«Greth, la jolie meunière, était courtisée par le fils du roi. Son père, le meunier, sachant que les fils de rois n’épousent guère, lui avait choisi pour mari un jeune marchand de farine de Rotterdam.
«Le Hollandais s’était déjà mis en route par le Rhin; le soir même il devait arriver pour faire sa demande. Greth appela à son aide monsieur le Vent, qui entra aussitôt par sa fenêtre, non sans briser quelques carreaux.
«Que me veux-tu?
«—Un homme, malgré moi, va venir pour être mon mari; il s’approche dans sa barque à voiles; fais en sorte qu’il ne puisse toucher à Bingen.»
«Le Vent souffla, souffla si bien que la barque, au lieu de continuer de tenir le cap sur Bingen, navigua en arrière jusqu’à Rotterdam. A Rotterdam elle ne put même jeter ses amarres; reculant toujours, elle s’engagea dans la mer du Nord, où peut-être encore aujourd’hui le Hollandais est en train de courir des bordées.
«Mais avant de souffler, le Vent avait posé ses conditions auxquelles la belle meunière avait souscrit sans même les entendre, tant, sous l’influence[250] de son visiteur, les meubles, les portes, les cloisons faisaient vacarme autour d’elle. Et c’est ainsi que la pauvre Greth se trouva être la fiancée du Vent, ce qui la contrista fort, car plus d’espoir pour elle d’épouser jamais le fils du roi.
«Cependant, avec sa belle fiancée, le Vent se montrait galant à sa manière. Chaque matin, quand elle ouvrait sa fenêtre, il lui jetait de beaux bouquets arrachés par lui dans les jardins voisins.
«Quelque jeune garçon du village qu’elle avait dédaigné passait-il devant elle sans la saluer, monsieur le Vent lui enlevait son chapeau, qu’il faisait tournoyer en l’air à des hauteurs si considérables, que volontiers il n’apparaissait bientôt plus que de la grosseur d’une alouette. Trop heureux que, du même coup, avec le chapeau, il ne lui enlevât pas la tête.
«Un jour (on peut supposer que ce jour-là monsieur le Vent dormait), le fils du roi entra au moulin, pénétra sans obstacle dans la chambre de Greth, et tout d’abord voulut l’embrasser; Greth le laissa faire. Mais, de nouveau, sans qu’au dehors rien ne bougeât, les portes et les cloisons se démenèrent, battant à qui mieux mieux; les meubles, les tables, les chaises exécutèrent une danse désordonnée.
«Greth elle-même se mit à tournoyer d’une manière effrayante; ses cheveux, tout à coup dénoués, épars, ruisselants, agités, tourbillonnaient comme elle avec des bruissements, des sifflements sinistres.[251] Épouvanté à la vue de cette tempête à huis clos, le prince s’écria:
«Ah! maudite, tu es la fiancée du Vent!»
«Et au même instant une rafale épouvantable emporta le fils du roi, la meunière et le moulin, dont on n’entendit plus parler depuis. Peut-être avaient-ils été rejoindre le Hollandais qui courait toujours ses bordées dans la mer du Nord, ou le chapeau qui poursuivait sa route à travers les nuages.»
La tradition ne nous dit pas si c’est après cet événement que monsieur le Vent épousa madame la Pluie.
Voilà pour les esprits de l’air. Quant à ceux du feu, bien entendu ils n’étaient pas représentés seulement par les Follets; il y avait aussi les Salamandres, trop connues pour qu’il soit nécessaire d’en parler ici; de même des Feux-Saint-Elme, proches parents des Feux-Follets; mais nous nous arrêterons un instant devant le redoutable Feu-Grisou, l’effroi des mineurs, en nous étonnant du rôle presque insignifiant joué par lui dans la Mythologie populaire de l’Allemagne, malgré les nombreuses victimes qu’il a faites dans tous ces pays de montagnes, et particulièrement dans le Harz.
Cette foudre souterraine, plus meurtrière que celle d’en haut, les peuples du Rhin l’ont simplement personnifiée sous la figure d’un moine de haute taille, qu’ils nomment maître Hœmmerling.
Maître Hœmmerling visite les mines de temps en[252] temps avec les allures pacifiques d’un amateur ou plutôt d’un inspecteur qui en prendrait à son aise; cependant, surtout le vendredi, il est parfois sujet à des colères subites. Qu’un ouvrier manie le pic avec maladresse, qu’il soit insolent envers son chef ou son chef trop dur, trop exigeant envers lui, rapide comme l’éclair il ira de l’un à l’autre, tandis qu’ils ont le corps à moitié hors de la fosse, et, rapprochant subitement ses longues jambes, il leur broiera la tête entre ses deux genoux, sans plus de façons que n’en met une bonne mère de famille à écraser entre les ongles de ses deux pouces l’insecte nuisible qui s’attaque à son enfant bien-aimé.
Nous voilà quittes envers les esprits élémentaires de l’air et du feu; mais tandis qu’à la suite de maître Hœmmerling, nous nous trouvons engagés dans les profondeurs des montagnes, pourquoi, sans désemparer, ne dirions-nous pas un mot des Gnomes, ces esprits de la terre?
A travers la couche d’air épaisse qui remplit ces immenses cavernes, voyez-vous pendre de haut en bas de gigantesques stalactites tout imprégnées de fer; ce sont les colonnes de ces palais souterrains; autour des stalactites, des eaux dormantes et plombées figurent de petits lacs dont les bords sont comme cerclés de rouille; çà et là, dans des fonds vaseux, encombrés de minerais et de scories de toute espèce, croissent de noirs roseaux en forme de couleuvres: comme les couleuvres, ils se replient sur eux-mêmes, promenant de côté et d’autre leur tête,[253] à l’extrémité de laquelle brille un œil de diamant. Ces sombres profondeurs semblent se peupler d’êtres fantastiques; près d’un amas de pépites d’or, dans une pose immobile, se tient un griffon, gardien vigilant et silencieux; autres gardiens des trésors enfouis dans ce monde des métaux et des pierres précieuses, une bande de chiens noirs rôde incessamment le long de ces voûtes; sur les pentes, de petits nains, pareils à des grillons, sautillant comme des pois sur le crible du vanneur, ramassent de droite et de gauche des paillettes d’or abandonnées à leur discrétion; d’énormes grenouilles y sont aussi placées en sentinelles; puis enfin, au plus profond de ces abîmes se meuvent les rois de cet empire, au corps ramassé, aux membres trapus, à la tête monstrueuse; ce sont les Gnomes.
Mais aux Gnomes on ne croit plus guère; les ouvriers mineurs, qui chaque jour auraient dû se trouver en rapport avec eux, ont nié leur existence, et insensiblement ils sont passés à l’état d’êtres fabuleux.
Il m’a été raconté cependant que, pas plus tard que l’année dernière, une jolie paysanne des environs de Hombourg fut vue certain soir à la danse, portant au doigt un gros rubis. Elle prétendait l’avoir reçu d’un esprit de la terre qui lui était apparu à l’entrée des mines du Taunus.
Après informations prises par les commères, convaincue de n’avoir eu de rencontre réelle qu’avec un Gnome anglais, voyageant pour sa santé et cour[254]tisant les jolies filles pour sa satisfaction, elle fut chassée du pays.
C’est le dernier Gnome dont on ait entendu parler dans cette partie de l’Allemagne.
XII
Esprits élémentaires des eaux.—Pétrarque à Cologne.—Jugement de Dieu par l’eau.—Des Nixes et des Ondines.—Une permission de dix heures.—L’Ondine au pied blanc.—Toc, toc! hâtez-vous!—Horribles mystères du Rhin.—La cour du grand Nichus.—Nixcobt, le messager des morts.—Ses joyeux tours.—Je me mets à la recherche d’une Ondine.
«En quittant Aix-la-Chapelle, je m’étais arrêté à Cologne, sur la rive gauche du Rhin, toute couverte alors de plusieurs rangs de femmes, troupe innombrable et charmante.... Couronnées de fleurs ou d’herbes aromatiques, les manches relevées au-dessus du coude, elles plongeaient dans le fleuve leurs mains blanches et leurs bras potelés, en mur[258]murant je ne sais quelles paroles mystérieuses que je ne pouvais comprendre.
«J’interrogeai. On me répondit que c’était l’ancien usage du pays. Grâce à ces ablutions, accompagnées de certaines prières, le fleuve emportait avec lui, au courant de ses flots rapides, tous les maux qui, sans cela, vous auraient atteints dans l’année. A quoi, en souriant, je répondis: «Bienheureux les peuples du Rhin, puisque le bon fleuve entraîne vers les contrées lointaines toutes leurs misères! Jamais ni le Pô ni le Tibre ne réussiraient si bien à nous débarrasser des nôtres!»
Ainsi s’exprime Pétrarque dans une de ses lettres familières datée de la veille de la Saint-Jean.
Cette lettre, précieuse autant par sa date que par son contenu, témoigne irréfutablement qu’au quatorzième siècle, dans ce même jour où s’allument les feux de joie en l’honneur des fêtes du solstice, obstinés vestiges de l’ancien culte du feu, le Rhin avait sa part égale dans les hommages populaires.
Par malheur, les chrétiens finirent par en appeler aux éléments, soit de l’eau, soit du feu, comme à une autorité judiciaire.
Ce principe admis que les éléments étant des substances pures devaient naturellement rejeter loin d’eux tout objet impur, dans l’ordalie par l’eau on vous déshabillait, et après vous avoir préalablement lié en croix les mains et les pieds, c’est-à-dire la main droite attachée au pied gauche et la main gauche au pied droit, on vous jetait dans une ri[259]vière, dans un cours d’eau quelconque, pourvu qu’il fût profond; surnagiez-vous, déclaré coupable, on vous brûlait vif; plongiez-vous, persistiez-vous à rester au fond de l’eau, on vous reconnaissait innocent, mais vous étiez noyé.
Tel était, selon Henri Heine, le résultat infaillible de cette justice du moyen âge, et le moyen âge en Allemagne, c’était hier.
Il y avait aussi l’épreuve par le pain et le fromage (exorcismus panis hordeacei, vel casei, ad probationem veri), mais le pain et le fromage ne sont pas des éléments. Revenons aux esprits élémentaires des eaux.
Dans le grand mouvement de réaction religieuse qui se fit après Charlemagne, tous les dieux mythologiques des fleuves et des rivières n’avaient pas manqué de se reconstituer, ou à peu près, dans leurs anciens emplois. Le grand Nix ou Nichus, à qui était échu le gouvernement de tous les fleuves de l’Allemagne, n’était rien autre que le ci-devant Niord, un dieu considérable, espèce de Neptune scandinave. Cette importante découverte appartient en propre au savant Mallet-Dupan.
Sans doute ce dieu Niord, à la suite de la déroute d’Argentoratum, était tombé dans le Rhin. On l’y croyait noyé; il n’avait fait que chercher un refuge dans ses cavités les plus profondes, les plus insondables. De là, malgré les décrets des conciles, en dépit de l’anathème chrétien qui atteignait également tous les esprits élémentaires, le grand Nichus[260] avait appelé à lui les divinités subalternes des sources, des étangs, des lacs, des rivières, aussi bien les nymphes du rivage que les monstres difformes, écailleux, qui grouillaient dans les bas-fonds du Rhin; il s’en était fait une escorte, un peuple, une armée. Avec cette armée, il avait envahi les rivages du Necker, du Mein, de la Moselle, de la Meuse, ses puissants tributaires, et maintenait par la terreur les habitants du littoral. Plus d’une fois on l’avait vu pousser ses ravages bien avant dans les plaines, renverser les églises à peine édifiées, et noyer dans ses eaux les déserteurs du culte d’Odin.
Niord était un dieu méchant et d’un affreux caractère. Il avait soumis au joug le plus fantasque, le plus cruel, ses sujets de toutes les classes, et fait du Rhin un enfer des eaux.
C’est dans ce royaume humide et sombre du grand Nichus que nous allons aborder, en tenant moins compte, nous le déclarons, de ses dignitaires que de ses plus humbles sujets ou sujettes, c’est-à-dire les Nixes, les Ondins et les Ondines, race de démons anathématisés, qui, à eux seuls, composent presque toute cette population sous-fluviatile.
Quoi! pauvre Lore, belle fée du Lorelei, vous qui avez préféré la mort au supplice, assez friand d’ordinaire à celles de votre sexe, de rendre tous les hommes amoureux de vous, ne seriez-vous donc aujourd’hui qu’un démon, une puissance malfaisante[1]? Non; de ce côté, l’opinion publique a ré[261]sisté aux déclarations de l’Église. Pour les Nixes comme pour les Elfes, on admet généralement deux espèces distinctes: les Nixes proprement dites, anciennes divinités païennes, dont on ne saurait trop se méfier, et les Nixes femmes, presque toujours inoffensives, parfois secourables.
[1] Voir le Chemin des Écoliers librairie de L. Hachette et Cie.
A celles-ci nous continuerons de donner ce doux nom: les Ondines.
Les Nixes de la première catégorie prennent volontiers toutes sortes de déguisements pour arriver à leurs fins. On en voit rôder aux abords du fleuve, dans les endroits isolés; quelques-unes ont paru dans les villes du littoral, où elles se faisaient passer pour des étrangères de distinction, ou pour des artistes, généralement de première force sur la harpe. Elles y ont noué des intrigues amoureuses fatales aux galants. D’autres se sont montrées dans les fêtes villageoises, se mêlant à la danse avec une ardeur telle que leurs valseurs, enivrés, entraînés par elles, saisis de vertige, perdant la tête, croyant toujours entendre le bruit des harpes ou des violons, aux trompeurs accords de notes fascinatrices,[262] abordaient la rive du Rhin, et ne reprenaient un instant leurs sens qu’en disparaissant sous les flots.
N’oublions pas un fait essentiel. Pour se préserver de l’approche de ces fées maudites, il suffit de porter sur soi un brin de marrube ou d’origan. Que ceux qui projettent de visiter les bords du Rhin se tiennent pour avertis. Avant de prendre leur passe-port, ils doivent se présenter d’abord chez l’herboriste.
La seconde classe des Nixes, la seule intéres[263]sante, les Ondines, sont, autant que j’ai pu me rendre compte de leur nature ambiguë, les âmes errantes des pauvres filles qui, par désespoir d’amour, se jettent dans le Rhin; et trop souvent le pauvre amour allemand, à bout de courage, va demander asile au suicide.
D’après les renseignements un peu confus puisés dans mes auteurs ou dans mes entretiens intimes avec la famille Rosahl, les Ondines, nées mortelles, bien inférieures en puissance aux Nixes véritables, vivent sous l’eau le même temps qu’elles auraient vécu sur la terre, si, volontairement, elles n’avaient pas abrégé leur existence. C’est là pour elles une résurrection conditionnelle, un purgatoire anticipé où trop souvent elles expient, sinon la faute de leur amour, du moins celle de leur mort.
Dans les abîmes du fleuve, au fond de ces grottes toujours submergées, se tient un tribunal secret présidé par le grand Nichus qui les soumet à sa discipline impitoyable, comme le prouvent surabondamment une foule d’histoires sinistres, entre autres celle des trois Ondines de Sinzheim, rapportée par les frères Grimm à la date de 1806.
Trois jeunes filles d’une merveilleuse beauté, trois sœurs, se montraient chaque soir à la veillée d’Epfenbach, près de Sinzheim, et prenaient place parmi les fileuses de lin. Elles apportaient des chansons nouvelles et de jolis contes inconnus au pays. D’où venaient-elles? On l’ignorait sans oser s’en enquérir, dans la crainte de paraître se tenir en[264] défiance à leur égard. Elles étaient la joie de ces réunions; mais aussitôt que sonnaient dix heures, elles se levaient, et ni prières ni supplications ne pouvaient les faire demeurer un moment de plus.
Il arriva qu’un jour le fils du maître d’école, amoureux de l’une d’elles, pour mettre obstacle à leur départ, s’avisa de retarder l’horloge de bois qui devait sonner l’heure de la retraite.
Le lendemain, des gens du village côtoyant le lac de Sinzheim entendirent des gémissements sous l’eau, dont trois larges taches de sang vinrent rougir la surface. Depuis ce temps, on ne revit plus les trois sœurs à la veillée, et le fils du maître d’école ne fit plus que dépérir. Il mourut peu de temps après.[265]
Dans ces trois sœurs, douces, aimables, laborieuses, rien n’accusait la fréquentation de l’esprit des ténèbres. On se rappela seulement que le bas de leur robe était souvent mouillé à l’ourlet, le seul signe auquel on puisse reconnaître les Ondines, tant, du reste, elles sont semblables aux autres jeunes filles, et l’on déplora bien amèrement la sévérité du grand Nichus.
Touchant la permission de dix heures, nos lois militaires elles-mêmes sont moins rigoureuses que les siennes.
On s’abuserait cependant en pensant que toutes les Ondines ont la douceur et la résignation de celles-ci. Aigries par le souvenir de leur abandon, il en est qui ne songent qu’à se venger, et par là semblent participer un peu à la nature des Nixes, ou plutôt, pourquoi ne pas le dire avec franchise? restent fidèles à leurs instincts de femmes.
Comme preuve à l’appui, voici un petit drame complet que Mlle Marguerite Rosahl a extrait, à mon intention, du volumineux recueil de Busching.
Le comte Herman de Filsen, dont les domaines s’étendaient sur la rive droite du Rhin, entre Osler-Spey et Braubach, allait se marier avec la riche héritière du château de Rheins, rive gauche. Déjà son messager, chargé des lettres de convocation, s’était mis en route; mais, en route, la crue subite d’un ruisseau lui avait barré le passage. En essayant de le franchir, son cheval s’était abattu et noyé. Sans perdre courage, le messager poursuivit son[266] chemin pédestrement. Partout il rencontra le ruisseau devenu torrent, et le torrent le serrait de près, décrivant des courbes, des zigzags, des cataractes, toujours lui interceptant les voies de communication et les sentiers praticables.
S’aidant d’un bâton, sautant de roche en roche, le pauvre homme, perdant un peu la tête, ne se dirigeant plus qu’au hasard, se trouva devant le Rhin, où le torrent, grondant tout à coup derrière lui, semblait le pousser de tous ses efforts.
Par bonheur pour lui, un bateau flottait près de la rive; il le détacha, s’empara de la rame, regagna Filsen et dit au comte:
«Monseigneur, une Nixe s’est opposée à mon voyage.»
Le comte ne croyait pas aux Nixes. Il dépêcha un autre messager. A celui-ci comme à celui-là advint pareille mésaventure.
Le jour du mariage était fixé; le comte passa outre, quitte à ne se présenter à l’autel qu’avec un maigre cortége.
Un matin, quand il traversa le fleuve de la rive droite à la rive gauche pour rejoindre sa fiancée, une tempête subite se déclara. Il crut voir sortir des flots une figure pâle, qui, pesant sur l’avant de la barque, essayait de l’entraîner au fond du gouffre. Devenu taciturne, il appela à lui son majordome, et le chargea de s’enquérir de ce qu’était devenue une certaine fille du voisinage, Gottlieb de Braubach.
«Je l’ai rencontrée il y a quelques jours à la[267] chapelle de Saint-Marc, dit le majordome, et lui ai même offert de l’eau bénite. Gottlieb s’est informée près de moi de votre prochain mariage, monseigneur. Elle était bien portante et d’assez belle humeur.
—Va la trouver sur-le-champ, dit le comte, et rapporte-moi de ses nouvelles.»
Pendant le repas des noces, Herman de Filsen paraissait joyeux et galant près de la nouvelle comtesse, mais il suait à grosses gouttes des efforts qu’il faisait pour le paraître, quand un petit pied de femme, blanc et menu, se dessina à ses yeux, à ses yeux seuls, au plafond de la salle du festin.
La sueur se glaça sur son front. Se levant brusquement, il courut se réfugier dans le salon, où sa[268] femme, sa mère, ses convives, le croyant atteint d’un mal subit, le suivirent tout en désarroi.
Dans le salon, une draperie se souleva, et une main blanche, toujours visible à lui seul, en sortit, son doigt indicateur recourbé en signe d’appel.
Naguère, sans y ajouter foi, Herman a entendu conter que ce petit pied blanc, cette main blanche annoncent la présence de l’Ondine et une catastrophe inévitable.
Il croit maintenant.
L’évêque qui venait de le marier avait assisté au repas. Herman va droit à lui, s’agenouille et se confesse à voix haute d’avoir abusé de la confiance d’une jeune fille, belle et sage entre toutes, de l’avoir détournée de ses devoirs et abandonnée. Gottlieb a demandé au fleuve l’oubli de ses maux, et maintenant elle songe à se venger.
«Bénissez-moi, mon père, car je vais mourir.»[269]
Avant de prononcer les paroles de l’absolution, l’évêque exige qu’il abjure d’abord sa croyance impie à ces êtres surnaturels déniés par l’Église.
«Puis-je ne pas croire à ce que je vois.... La voici!... pâle, comme je l’ai vue ce matin à la tête de la barque.... Ses cheveux, entremêlés d’herbes vertes, sont épars sur ses épaules; elle me regarde avec un sourire larmoyant....
—Visions! reprend l’évêque; votre regard vous abuse.
—Mais alors ce n’est pas seulement le regard qui me trompe, car j’entends sa voix.... elle m’appelle.... Pardon, Gottlieb!...
—Délire! piéges du démon! Et qui vous dit que cette fille ait cessé de vivre, et par un crime?... Grâce à Dieu, mieux inspirée, Gottlieb est venue me trouver comme pénitente; aujourd’hui elle habite un couvent.»
Dans ce moment l’assemblée, grandement émue de cette scène, en fut distraite par l’arrivée du majordome, qui, l’air effaré, s’approcha de la comtesse douairière, la mère du comte, et lui parla bas à l’oreille. Celle-ci ne put retenir un cri:
«Morte! répéta-t-elle.
—Oui, elle est morte, et moi je vais mourir!» cria Herman avec un geste de désespoir.[270]
La jeune épouse, offensée de ces aveux d’un autre amour, s’était d’abord tenue à l’écart; ne consultant que son cœur, elle essaya de lutter contre cette rivale invisible, et, les bras tendus, elle se rapprocha de son mari; mais il la repoussa rudement.
L’évêque commença ses exorcismes.
Tandis qu’il exorcisait:
«Que me veux-tu, Gottlieb? disait le comte; fais-moi grâce, et nous prierons pour toi. Tu pleures et tu m’embrasses tour à tour, mais tes baisers ne me sont qu’amertume, puisqu’à une autre j’ai donné mon nom, puisqu’une autre est ma....»
Il n’acheva pas. Poussant un râle aigu, il venait de tomber de tout son long sur le parquet, et à son cou on voyait le sillon gonflé et bleuâtre de l’étranglement.
Cette histoire de l’Ondine au pied blanc, à la main blanche, circule encore aujourd’hui dans toute l’Allemagne; seulement, pour les uns, le héros se nomme Herman de Filsen, pour les autres Pierre de Staufenberg.
Ainsi qu’il a ses Ondines, le fleuve a ses Ondins et ses Nixs mâles, ces derniers grands ravisseurs de femmes, grands destructeurs d’enfants, et l’épouvante des villes rhénanes.
Au milieu de la nuit, par un temps de bourrasque, un homme, enveloppé d’un manteau sombre, se présente au logis d’une accoucheuse.
«Toc, toc! hâtez-vous!... ma femme a besoin de votre aide!... Venez vite!»[271]
L’accoucheuse le suit en s’étonnant qu’il la conduise sur les bords du Rhin, et de ne pas voir de bateau pour le passage.
«Entrez, entrez hardiment,» dit l’homme au manteau en désignant à la matrone un sentier qui de lui-même se creuse sous les eaux.
L’un menaçant, l’autre tremblant de peur, ils arrivent dans une grotte sous-fluviale. Là, sur une couche de roseaux, l’accoucheuse trouve une femme criant et se tordant au milieu des préliminaires de la maternité.
Elle entre aussitôt en fonctions, et le mari emporte le marmot, laissant imprudemment les deux femmes ensemble.
«Mon mari est un Nix, un monstre, un démon! dit aussitôt l’accouchée à l’accoucheuse; il m’a enlevée comme je lavais un matin mon linge au bord du rivage; depuis ce temps il me détient ici malgré moi. L’enfant que vous venez de mettre au monde, il est en train de le manger peut-être, mais à coup sûr il le tuera comme il vous tuera vous-même si vous ne lui gardez le secret.»
Il faut le croire, cette première sage-femme fut discrète, puisque mille autres de sa profession y ont été prises après elle.[272]
Dans tous mes auteurs, j’ai retrouvé, à des dates différentes, cette même histoire du Nix et de l’accoucheuse, et de la fille enlevée, et du nouveau-né mis à mort par son père.
«C’est chose effroyable que le diable ait le pouvoir d’engendrer des enfants comme font les Nixs!» s’écrie à ce sujet Martin Luther.
De cet empire humide et ténébreux des Nixs et des Ondins, le maître, le despote, le Wasserman par excellence, nous l’avons dit, c’est le grand Nichus. L’autorité qu’il exerce ne se borne pas aux droits de haute et basse justice; sa volonté, réglée sur ses appétits désordonnés, est la loi suprême pour tous; les Nixs mâles composent sa cour; pour son harem, il choisit les plus belles mortes que le suicide lui envoie. Entre ce Sardanapale au teint verdâtre et ses odalisques de morgue se passent, dit-on, des scènes de débauche monstrueuse qui donneraient à croire, si l’on n’avait déjà reconnu en lui Niord, le dieu scandinave, que le grand Nichus n’est autre qu’un de ces anciens empereurs romains divinisés, dont Pétrone a tracé l’histoire galante avec de la boue et du sang.
Son principal agent et le factotum de la commu[273]nauté, Nixcobt, dit le messager des morts, chargé d’entretenir les relations entre les habitants du fleuve et ceux du littoral, est peut-être le personnage le plus excentrique de la Mythologie du Rhin.
Lorsque l’aube va poindre, lorsque la sommité des hautes montagnes seule commence à s’éclairer d’une lueur douteuse, on a vu parfois une espèce d’homme court, trapu, horriblement grotesque, raser dans l’ombre les maisons de la ville, ou descendre le long des coteaux, entre les rangs pressés des ceps de vigne, qu’il dépasse à peine en hauteur. Sa tête effrayante tourne sur son cou grêle comme sur un pivot, lui permettant ainsi, sans ralentir sa marche, de tout inspecter autour de lui. Ses épaules nues, ses coudes, ses genoux et la partie saillante de ses pommettes sont couverts d’écailles de poisson; de petites nageoires se soulèvent par inter[274]valle sous la cheville de ses pieds; son œil rond et glauque est marqué au centre d’un point rouge lumineux; ses dents et sa chevelure sont vertes, et sa bouche, largement fendue, contournée comme celle d’un barbillon, se contracte sous un immobile sourire qui vous glace de terreur. C’est lui, c’est Nixcobt.
Le jour venu, de retour au fleuve, il s’enquiert si sa funèbre population ne s’est pas augmentée de quelques victimes, volontaires ou non. Il prend leur signalement, dresse leur nouvel état civil, apprend par eux les causes déterminantes de leur brusque passage d’un monde dans l’autre, leur offrant ses bons offices pour les remettre en communication avec les parents ou les amis qu’ils ont laissés derrière eux, ignorants de leur sort ou inconsolables de leur perte.
Puis il égaye le grand Nichus de toutes ces histoires, et des bons tours joués par lui, pendant ses visites nocturnes, aux villageois comme aux citadins des deux rives.
Ces bons tours du joyeux Nixcobt, aujourd’hui encore, servent d’aliment aux récits des fileuses durant les longues veillées d’hiver, où le bruit demi-ronflant du rouet leur est un agréable accompagnement.
Nixcobt se rend un jour chez le percepteur des tailles de la petite ville de.... Il le trouve consterné; sa femme a quitté la maison conjugale; il ne sait ce qu’elle est devenue. Pour le consoler, Nixcobt lui annonce qu’elle est morte, morte noyée, et comme preuve, il lui remet une lettre recueillie par lui dans la poche de la défunte.[275]
C’est la lettre de congé d’un amant.
Le mari, qui commençait à pleurer, essuie ses larmes, entre en fureur et regarde ses enfants d’un air farouche. Nixcobt rit et se rend chez un autre.
Cet autre, honnête vigneron du Rheingau, la veille, dans un moment de vivacité, a tué son ami et l’a ensuite jeté dans le Rhin ainsi que le couteau qui a servi au meurtre. Ce couteau, Nixcobt le lui présente, car il se charge volontiers de faire retrouver les objets perdus.
Tandis que le meurtrier demeure pétrifié à la vue de cette lame restée sanglante, il court chez le bourgmestre lui tout conter; une descente de justice a lieu; on trouve le vigneron tenant encore à la main l’instrument de son crime; il est pendu, et Nixcobt rit de plus belle.[276]
Une nuit, un notaire de Badenheim, près Mayence, entendit, pendant son sommeil, une voix lui dire: «Jean Harnich, le grand Nichus fait la cour à ta femme, passée Ondine il y a trois mois; elle refuse de l’écouter. Il te prie de le renseigner sur le moyen de lui plaire.»
Le notaire crut à un mauvais rêve, poussa un soupir en pensant à la défunte, et se rendormit. Mais une main glacée, se posant sur sa poitrine, le réveilla aussitôt:
«Jean Harnich, reprit la voix, parle, parle vite et sois sincère, ou tu ne dormiras plus.»
Jean Harnich résiste encore, se débat, mais il voit dans son alcôve, sous la lueur d’une flamme rouge, briller des dents vertes et des pommettes écailleuses. Sous l’impression de la peur, il dit ce qu’il sait.
«Merci!» lui crie Nixcobt avec un nouvel éclat de rire retentissant.
On composerait un in-folio de toutes les lugubres joyeusetés de ce messager des morts; mais assez sur lui. D’ailleurs, Nixcobt a perdu tout crédit aujourd’hui. On a cessé de le voir glisser nuitamment à travers les rues des villes et les sentiers des vignobles.
Combien d’histoires intéressantes, combien de lieds et de ballades sur les Nixes, sur les Ondines ne pourrions-nous pas rapporter encore: il y a les Ondines des fleuves et des lacs; il y a même celles de la mer; en Allemagne, elles pullulent jusque dans les plus modestes courants d’eau.
Avant-hier, je me suis promené le long du Rhin;[277] hier, le long de la Moselle. Ce matin, dirigeant ma course au hasard, j’ai rencontré un ruisseau, une petite rigole qui m’appelait par son doux murmure. Je l’ai suivie, je l’ai suivie pendant deux heures. Pour le moment, je n’avais rien de mieux à faire.
Ma petite rigole, à peine à quelques pas de sa source, enfant encore, s’agitait sous l’herbe de droite et de gauche, et semblait marcher à quatre pattes comme tous les enfants. Plus loin, je la rencontrai jeune fille; elle s’était développée, agrandie; courant çà et là, insouciante, capricieuse, elle bondissait follement entre des rochers, emportant les fleurs qui croissaient le long de son rivage, sans doute pour s’en faire un bouquet. Plus loin encore, j’assistai à son mariage avec un gros ruisseau descendu de la montagne; la voilà jeune femme; avec gravité elle traverse la plaine, comme une sage rivière qui déjà porte bateau et se prépare à rejoindre sa sœur aînée, la Moselle.... Bientôt je la traversai sur un pont; sur ce même pont, quatre soldats prussiens étaient attentivement occupés à regarder couler l’eau, sans doute pour épier le passage de quelque Ondine furtive. Quant à moi, j’ai eu beau te suivre pas à pas depuis ta naissance, petite rivière inconnue, ce matin, le long de tes rives, sous tes bordures d’aunes et de saules, pas plus qu’hier et qu’avant-hier en inspectant la Moselle et le Rhin dans leurs anses isolées, dans leurs îles solitaires, nulle part je n’ai entrevu l’ombre d’une Nymphe, d’une Nixe, d’une Ondine!...[278]
Qu’en dois-je conclure?
Devant le tribunal de la police correctionnelle, un voleur, mis en présence de deux témoins de son vol, disait:
«Ces deux-là prétendent m’avoir vu, mais moi, je pourrais en citer vingt autres qui attesteraient ne m’avoir point vu!
—Qu’est-ce que cela prouve?» lui répliqua le président de la sixième chambre.
Moi, je n’ai point vu. Qu’est-ce que cela prouve? comme a dit le sage magistrat.
XIII
Esprits familiers.—Le Butzemann.—La bonne dame Hollé.—Les Kobolds.—Un Kobold au service d’une cuisinière.—Zotterais et Petites Dames blanches.—Les Killecroffs, fils du diable.—Anges blancs.—Les désirs satisfaits, fable.
En France, où le scepticisme a pénétré partout, on ne semble guère se douter des services que peuvent rendre à une bonne ménagère, du dommage que peuvent causer, si on les irrite, des bons conseils que donnent à l’occasion certains esprits, visi[282]bles ou invisibles, recherchant volontiers la société de l’homme, gîtant sous son toit, et, en de certaines circonstances, faisant même partie de sa famille, dans le sens le plus rigoureux du mot.
Ces lutins, peu connus chez nous, fréquentent cependant aussi bien la partie française que la partie allemande de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, et parfois nos cuisinières d’Alsace ou nos cochers de Lorraine en ont amené quelques-uns à Paris.
Passons rapidement en revue, non tous, mais les plus authentiques entre ces esprits familiers.
Le soir est venu, la nuit est noire, les maîtres sont déjà couchés. Une servante, sa chandelle à la main et bâillant à cœur joie, visite tous les coins et recoins de la maison, remettant chaque chose à sa place. Tout à coup une porte s’ouvre ou se ferme violemment devant elle, sa lumière s’éteint!... Quelque fenêtre sera restée ouverte, direz-vous; c’est une bourrasque de vent...
Non! c’est le Butzemann!
De bons vivants, rassemblés dans la salle haute du Gasthaus, y célèbrent la fête de la grosse grappe, en souvenir du divin Dionysius. La nuit les retrouve encore le verre à la main, chantant, buvant.... Silence! Les chants et les cris cessent; les verres restent suspendus au milieu d’un toste; les paupières alourdies, les jambes titubantes se redressent et s’affermissent. Chacun regagne précipitamment son logis. Par trois fois un être velu, difforme, est[283] venu se heurter à la croisée en battant des ailes. C’est une chauve-souris, direz-vous.
Non! c’est le Butzemann!
Autour du large poêle de faïence, la famille est rassemblée, bravant gaiement le froid hiver. Les hommes fument, un pot de bière devant eux; les femmes tricotent, en causant du mariage prochain de la fille aînée.... Malheur! au fond de l’âtre, quel bruit, quelle lumière! Les charbons et les étincelles ont rejailli jusque sur la robe de la fiancée. Qu’y a-t-il donc? c’est un nœud dans le bois, peut-être un marron oublié dans les cendres et qui éclate? direz-vous encore.
Non! c’est le Butzemann!
Le Butzemann, l’esprit prophétique de la famille, vous signale un danger, vous met en garde contre un désastre prochain. N’entreprenez pas un voyage, ne vous mariez pas, si par un signe manifeste le Butzemann est venu jeter son veto au milieu de vos apprêts de noce ou de départ. La difficulté est de bien distinguer entre le Butzemann, le coup de vent, la chauve-souris ou le marron-pétard.
Il n’en est point ainsi de dame Hollé (Frau Holla), dont on reconnaît la présence à des indices certains. Elle s’est imposé la tâche de surveiller les filles du peuple dans leurs travaux. Mais pourquoi cette bonne fée du travail, au lieu d’habiter quelque ville industrielle, quelque belle campagne luxuriante où se fasse sentir l’activité du labour, du fanage, du rouissage, où les rouets grondent en tour[284]nant sous le pied des fileuses, où les échos aboient en répétant les coups de battoir des lavandières, a-t-elle fixé sa demeure dans un marais tourbeux, en compagnie de Follets perfides et de Nixes de bas étage?
On n’a jamais osé secouer assez rudement ce mystère pour en faire tomber la vérité.
Les uns ont laissé entrevoir timidement que la bonne dame Hollé, de si petite condition aujourd’hui, et ne figurant plus guère que parmi les esprits familiers, avait été autrefois un haut et puissant personnage; mais ils se sont tus sur ses gloires passées, comme il arrive pour une pauvre portière qui a eu des malheurs.
Les autres, plus hardis ou plus savants, ont reconnu en elle la déesse Frigg, l’épouse d’Odin. Chère dame Hollé, quelle déchéance! Ce que c’est que de nous!
Une fois la croix arborée sur les rives du Rhin et du Danube, Frigg, sous le nom d’Hertha (la Terre-Mère), s’était réfugiée dans une île de l’Océan, où elle vivait invisible et solitaire au milieu d’un bois consacré, presque toujours envahi par la vague marine.
Un prêtre, dévoué à l’ancien culte, savait seul l’heure et l’instant où la déesse daignerait de nouveau se montrer aux hommes. L’instant venu, de l’île marécageuse il tirait un char enveloppé de voiles; Hertha y montait, et pendant quelques jours parcourait le monde, répandant autour d’elle les[285] bienfaits et les consolations; alors, toutes les guerres étaient suspendues; non-seulement l’épée rentrait au fourreau, mais ce qui était fer, arme offensive ou même défensive, et jusqu’au soc de la charrue, tout devait être soigneusement enfermé. Hertha conviait le monde à la paix et au repos.
Maintenant, voyons en quoi la dame Hollé ou Holla rappelle la bonne déesse.
A certaines époques de l’année, vers la Noël surtout, dame Hollé quitte son marais pour faire sa tournée d’inspection. Les ouvrières en linge, les filandières, les brodeuses, les blanchisseuses reçoivent tour à tour sa visite. Si, le matin, en se mettant à son rouet ou à sa broderie, Anna trouve sa quenouille, Catherine son métier salis de fange; si Berthe, la couturière, aperçoit une déchirure là où la veille elle avait fait une reprise; si, au lavoir, l’eau est devenue huileuse ou noirâtre, soyez-en convaincu, dame Hollé a passé par là; dame Hollé a châtié la paresse ou la négligence des mauvaises travailleuses.
Est-elle satisfaite, au contraire, le ruban de la quenouille se pare d’une jolie fleur des étangs, iris, nénufar ou glaïeul; sur le métier à broder ou sur l’œuvre de couture, une petite aiguille d’or est implantée, et l’amas de linge bien blanchi, bien plissé, se couronne d’un beau morceau de savon parfumé qui embaume la maison.
Parfois la bonne Frau Holla pénètre mystérieusement dans la mansarde où la fièvre, causée par[286] l’excès du travail, retient alitée quelque pauvre ouvrière. Elle-même achève l’ouvrage commencé, et ne part qu’après avoir déposé quelques florins au chevet de la malade endormie.
Bénie sois-tu, bonne dame Hollé! Eusses-tu jamais été déesse de premier ordre, crois-moi, tu n’as pas à rougir de ta condition présente! Seulement, on se demande avec terreur comment la noble Frigg, la toute-puissante Hertha en est-elle arrivée à n’être plus aujourd’hui que la patronne des blanchisseuses et des couturières? Comment cette île de l’Océan, avec son bois consacré, est-elle devenue un marais vaseux, fétide, mal fréquenté?... Une seule réponse reste à faire; Frigg a eu des malheurs.
Mais les filandières, les couturières, les brodeuses et les blanchisseuses n’attirent pas seules la bienveillante attention de ce monde surnaturel.
«Dans certains pays, disent les frères Grimm, chaque paysan, sa femme ou ses fils, ont à leur service un lutin qui leur sert de valet; il porte l’eau à la cuisine, coupe le bois et va chercher la bière.»[287] Pendant ce temps le patron n’a qu’à se reposer et à le regarder faire.
Ce lutin, c’est évidemment celui que les anciens nommaient Genius loci.
De tous, le plus célèbre aujourd’hui en Allemagne, le plus étrange, celui qui a donné lieu aux histoires les plus singulières, sans contredit, c’est le Kobold.
Pendant la nuit, le Kobold met tout en ordre dans la cuisine; il nettoie les verres, les assiettes, les casseroles, donne la chasse aux araignées et aux souris. Pour tant de bons soins, il ne demande qu’un peu de nourriture préparée exprès pour lui, car il ne se permettrait pas de se faire sa part sur le dîner des maîtres.
Quoique attaché spécialement au service de la cuisinière, le Kobold tient avant tout à la maison. Si la cuisinière reçoit son congé, si les maîtres déménagent, il n’en reste pas moins au logis, prêt à offrir ses services aux nouveaux occupants. Dans le premier cas, la servante qui part dit à celle qui la remplace:
«Ne négligez pas de mettre un peu de panade sur la huche pour le Kobold, sans quoi il vous jouera de malins tours; prenez-y garde, il n’est pas toujours d’humeur accommodante.»
Si le Kobold, ou, à défaut du Kobold, si le chat mange la panade, la nouvelle cuisinière ne manque pas de se dire:
«Chim est venu, je prévois que nous vivrons ensemble en bonne intelligence.»[288]
Chim a-t-il laissé la panade intacte ou à peine entamée, elle s’inquiète:
«Peut-être l’aime-t-il avec un jaune d’œuf? peut-être n’y ai-je pas mis assez de beurre?»
Presque toujours invisible, le Kobold se laisse cependant volontiers aller à la causerie.
Que sont donc ces êtres étranges, les serviteurs de nos serviteurs, plus fidèles que ceux-ci à la maison où ils se sont une fois installés? ces êtres qui généralement ne font que le bien et craignent de se montrer, et qui, chose effrayante à penser! à l’extrémité inférieure de leurs reins portent une petite queue figurant une lame de couteau?
Martin Luther lui-même se charge de nous répondre dans un de ses Propos de table.
«Depuis plusieurs années, dit-il, une servante avait un esprit familier qui s’asseyait près d’elle au foyer, où elle lui avait fait une petite place, et ils conversaient ensemble durant les longues soirées d’hiver. Un jour elle demanda à Heinzchen (Chim, Himschen et Kurd Chimgen, telles sont les dénomi[289]nations que les cuisinières allemandes ou alsaciennes donnent ordinairement à leur Kobold), de se laisser voir sous sa forme véritable. Heinzchen refusa d’abord d’y consentir, mais enfin, cédant à ses instances, il lui dit de descendre à la cave où il se montrerait à elle. La servante prit un flambeau, descendit à la cave, et là, dans un tonneau ouvert, elle vit un enfant mort qui flottait dans son sang. Plusieurs années auparavant, la malheureuse était accouchée d’un enfant qu’elle avait égorgé et caché dans un tonneau.»
Vous le voyez, notre lutin du foyer se transforme en un personnage de drame; Trilby devient tout à coup le spectre de Banquo.
D’après la croyance générale, les Kobolds appartiennent pour le moins autant à l’humanité qu’au monde des esprits; ils conservent la taille et la figure des enfants, et ce couteau, qui trop souvent leur[290] sert d’appendice caudal, n’est autre que l’instrument avec lequel ils ont été mis à mort.
Il existe une foule de lutins tapageurs qui bouleversent tout dans les maisons, privent de sommeil et de repos à les rendre fous les gens qu’ils ont pris en grippe. C’est bien injustement, selon moi, qu’on les a mis au nombre des Kobolds. Ceux-ci sont presque toujours doux et inoffensifs; s’ils s’emportent parfois, c’est à la manière des enfants; ils cassent, ils brisent, mais se laissent facilement apaiser à la vue d’une friandise, d’une panade à l’œuf et au beurre, par exemple.
Les Zotterais et les Petites Dames blanches, par leurs habitudes, se rapprocheraient beaucoup plus des Kobolds. Serviables et peu exigeants, les Zotterais fréquentent les écuries comme les Kobolds les cuisines, étrillant les chevaux, les pansant même quand ils sont blessés, et tenant tout en bon ordre dans le râtelier comme dans la sellerie.
Plus délicates dans leur choix et dans leurs in[291]stincts, les Petites Dames blanches recherchent surtout les chevaux de race, les chevaux arabes ou turcs, ce qui a donné lieu de penser qu’elles étaient originaires de l’Orient.
Pénétrant dans les écuries des riches, tandis que dorment les palefreniers, elles allument une mince bougie, qu’elles portent toujours avec elles, et procèdent à leur besogne.
Au matin, quand le cocher vient faire sa ronde, s’il trouve une goutte de cire sur la robe de l’alezan ou de l’isabelle:
«Vous n’avez pas eu grand mal aujourd’hui, vous autres, après vos bêtes, dit-il aux palefreniers, la petite dame a passé par ici.»
Les Zotterais, eux, simplement d’origine germanique, sans regarder à la race, et sans bougie de cire, prennent soin des chevaux de labour et de messagerie. Plus grands travailleurs que les autres, plus exposés aux salissures et aux accidents, ils n’en viennent pas moins à leurs fins, mais non sans fatigue; aussi exigent-ils qu’à la crinière du cheval un nœud soit fait, où ils puissent se suspendre et se reposer. Pas un paysan n’y manque sur le Rhin comme sur la Meuse, et j’ai moi-même vérifié leur prévoyante attention à cet égard.[292]
Autrefois les Zotterais protégeaient les troupeaux de moutons contre la tique et contre l’emmêlure, comme le prouve leur nom, qui vient de zotte (flocon de laine). Alors tout donne lieu de le penser, d’après les habitudes de ce petit monde bienveillant, les toisons étaient plus blanches et mieux peignées qu’aujourd’hui, mais les éleveurs eurent cette malheureuse idée (par avarice peut-être) de faire tondre leurs troupeaux sans laisser aux béliers et aux brebis une mèche pendante, avec le nœud indispensable. Irrités de cet oubli, qui ressemblait à de l’ingratitude, les Zotterais abandonnèrent les moutons pour les chevaux. D’ailleurs ils ne vivaient pas en bonne intelligence avec les chiens des bergers.
Il nous reste à parler du plus important, du plus extraordinaire des esprits familiers, et que nous ne pouvons nous dispenser de comprendre dans cette catégorie, puisqu’il ne représente rien moins que le fils de la famille, l’enfant de la maison lui-même. C’est le Killecroff ou suppositus.
Ce dernier nom lui vient de ce que ce soi-disant fils de la maison n’est en effet qu’un enfant supposé, un enfant mis à la place de l’héritier légitime.
Cet enfant légitime qui l’a enlevé de son berceau[293] pour lui substituer un Killecroff et de celui-ci quel est le vrai père?
A cette double question une même réponse: «Le Diable!»
Nous avons évité jusqu’à présent de toucher aux choses de la sorcellerie; par malheur, elles n’appartiennent pas plus aux bords du Rhin qu’aux bords de la Seine ou de la Tamise; mais les Killecroffs, ces fils du Diable, censément conçus au milieu des orgies du sabbat, ont eu sur la terre leur existence réelle; suppositi ou non, ils ont joué leur rôle dans le monde et même laissé une postérité parfois illustre.
De même que le roi suédois Vilkins et le roi des Francs Mérovée se glorifiaient d’avoir pour père un dieu aquatique, l’illustre famille de Haro, celle des Jagellons se vantaient de descendre du Diable, sans doute par les Killecroffs, et portaient dans leurs armes quelque emblème de l’enfer.
A quoi peut-on reconnaître le véritable Killecroff, que, bien à tort, on a mis d’abord au rang des Kobolds?
Dès son début dans le monde, le Killecroff excite l’étonnement, parfois l’admiration de ses prétendus parents; il tette de si grand appétit qu’à sa nourrice il faut adjoindre deux chèvres et une vache, comme au célèbre Gargantua; on le sèvre, nouvelle surprise! Il avale la soupe à pleine soupière, «comme pourraient faire deux paysans et deux batteurs en grange,» nous dit en propres termes[294]
un homme célèbre. Il grandit, tout est tapage autour de lui, il excite les querelles non-seulement entre les domestiques, mais entre ses parents. Arrive-t-il un événement fâcheux, il éclate de rire; vienne pour la famille un jour de fête, il pousse des cris de détresse. Dans l’appartement, du matin au soir, il court, il galope, à cheval sur un bâton ou sur une broche, escaladant les tables, les meubles, brisant tout sur son passage, se brisant un peu lui-même, agaçant les chiens, les chats de la maison, même le perroquet sur son perchoir; les faisant piailler, miauler, hurler; courant à l’écurie, il enfonce une aiguille dans la croupe du cheval pour le voir gambader, riposte aux ruades, fait sauter les portes et les serrures à coups de bû[295]ches; dans le jardin, jouant le rôle d’ouragan, il détruit, il renverse, il arrache tout; dans la basse-cour, il tord le cou aux poules et marche sur les petits poulets; dans la cuisine, il soulève volontiers les couvercles des casseroles, assaisonnant à nouveau les mets à sa fantaisie, avec du sel, du poivre, de la cendre, du poussier, de l’huile, du vinaigre, de la moutarde, du sable ou de la sciure de bois, et ne s’éloigne qu’après avoir tourné le robinet des fontaines.
S’il arrive un visiteur, il en prend possession; au salon, il se place entre ses jambes, lui marche sur les pieds, lui défait les boutons de son gilet, les cordons de ses souliers, les boucles de ses jarretières; il se démène, il le presse, le broie, le torture; il le pince, l’égratigne. Cependant sur cette légère observation de sa mère qu’il peut devenir incommode pour monsieur, en fils soumis, il laisse monsieur tranquille, après lui avoir toutefois rompu la chaîne de sa montre, pris sa canne et enlevé ses lunettes; la canne, il la laisse, par mégarde, tomber dans le puits; les lunettes, il ne sait plus ce qu’il en a fait. Et quand le pauvre monsieur, ahuri, crispé, agacé, hébété, se retire, il trébuche du haut en bas de l’escalier, grâce à un bout de corde tendu par son petit ami le Killecroff.
Les Killecroffs sont généralement adorés de leurs parents. Par bonheur, ils vivent peu.
L’homme célèbre, déjà cité, déclarait au prince d’Anhalt que, s’il était souverain comme lui, il se hasarderait à devenir homicide en pareil cas, et ferait jeter dans la Moldau tous ces fils du Diable!
Cet homme célèbre, qui croyait si fort aux Killecroffs, qui croyait de même au Butzemann, aux Kobolds, aux Nixes et aux Ondines, qui voyait un diable dans chaque mouche qui venait boire son encre ou se percher sur son nez, c’est encore maître Martin Luther.[297]
Le grand réformateur en combattant les superstitions des papistes me semble s’être peu préoccupé de se guérir des siennes.
Mais parmi ces illusions au milieu desquelles il semblait se complaire, il en est une, une charmante cette fois, née de la religion chrétienne elle-même et que je ne puis, il me semble, passer sous silence en parlant des esprits familiers.
Il s’agit des Anges gardiens.
Un savant et spirituel académicien, M. Alfred Maury, dans son beau livre de la Magie et l’Astrologie, nous apprend que, d’après la doctrine égyptienne, une étoile particulière indiquait la venue au monde de chaque homme, et pour l’attestation du fait, il nous renvoie à Horapollon, dans son Traité[298] des hiéroglyphes. Nous préférons de beaucoup nous en rapporter à M. Alfred Maury, qui ajoute: «Cette croyance existe encore chez les populations rurales de certaines contrées occidentales, et notamment en Allemagne.»
Il est possible que, dans diverses contrées de l’Allemagne, chacun ait encore foi en son étoile; nous le croyons, puisqu’il nous le dit, mais dans presque toutes l’étoile a été remplacée par l’ange gardien, l’ange blanc, comme on l’appelle, personnage bien plus séduisant, et autrement intime et sympathique. L’Ange blanc est mieux que le genius loci, il est le genius personalis.
Sans entamer une dissertation à propos des Anges gardiens, aujourd’hui quelque peu reniés par l’Église, nous nous empressons de rapporter ici, comme complément à ce chapitre sur les esprits familiers, une légende, sous forme d’apologue, ou un apologue sous forme de légende, que nous avons été assez heureux pour recueillir nous-même d’une jolie bouche véridique.
«.... Une forme blanche apparut aux yeux de la jeune fille comme elle s’éveillait.
«Je suis ton Ange gardien.
—Alors les vœux que je formerai, tu les exauceras?
—Je les porterai aux pieds de Dieu. Compte sur mes bons offices. Quels vœux formes-tu?
—Ange blanc, toujours manier le fuseau me fatigue, m’ennuie, et mes doigts se durcissent à tel[299] point qu’hier, à la fête, mon danseur aurait pu croire tenir dans sa main une main de bois.
—Ton danseur, n’est-ce pas ce beau cavalier de la Hesse? Hier, ne t’a-t-il pas dit qu’il aimait tes yeux bleus et tes cheveux blonds, et que, si tu voulais le suivre, il te ferait baronne?
—Ange blanc, fais que je sois baronne.»
Le soir de ce même jour, un jeune paysan vint trouver la mère de Louise et lui demanda sa fille en mariage. La mère la lui accorda.
«Ange blanc, délivre-moi de ce rustaud; je veux être baronne.»
Mais la mère, qui était veuve, avait de la volonté pour deux; l’Ange blanc ne reparaissait plus; Louise dut céder, et continua de tourner le fuseau.
Un jour, son mari, épuisé par le travail, car c’était un rude travailleur, tomba gravement malade. Louise avait revu le cavalier.
«Ange blanc, il m’aime toujours; il a juré de m’épouser si je deviens veuve....» Elle n’osa achever. Son mari recouvra complétement la santé. L’Ange blanc faisait toujours la sourde oreille. Elle perdit l’espérance d’être jamais baronne.
Quelques années plus tard, Louise était mère de deux beaux enfants; elle aimait son mari, dont le travail lui avait donné l’aisance, et en songeant à lui et à leurs deux marmots, son fuseau lui semblait doux aux doigts.
Un soir qu’elle sommeillait à peine, ayant sa main dans la main de son mari, couché à ses cô[300]tés, et à son sein le dernier venu de ses chers petits, la forme blanche réapparut, et elle entendit une douce voix murmurer à son oreille. C’était celle de l’Ange blanc.
Que lui disait-il? Il lui contait la fable que voici:
«Un petit barbillon frétillait dans l’eau claire, et regardait avec envie une jolie fauvette à tête noire qui, après avoir tracé des cercles dans l’air, se balançait doucement sur la branche d’un saule, tout au bord de la rivière.
«Oh! disait le petit barbillon, quelle heureuse créature est cet oiseau! Il peut s’élever vers le ciel, et aller au-devant du soleil pour se chauffer à ses rayons. Que n’en puis-je faire autant!»
«De son côté: «Oh! l’heureux petit poisson! disait la fauvette en le regardant; du moins l’élément qu’il habite le supporte; il n’a qu’à se laisser glisser. Que j’aimerais pouvoir m’ébattre au milieu de ces eaux si transparentes et si fraîches!»
«Un milan fondit alors sur le petit poisson, en même temps qu’un méchant écolier d’un coup de pierre atteignait la fauvette; tombée dans ces eaux si transparentes et si fraîches, celle-ci put s’y ébattre avant que de mourir, tandis que le petit barbillon, transporté dans les airs, allait se chauffer au soleil. Leurs vœux étaient exaucés.»
«Louise, continua la douce voix, notre devoir à nous autres Anges gardiens est bien plus souvent de contrarier vos désirs que de les satisfaire.»[301]
C’était la moralité de sa fable.
Louise pressa un peu plus fort la main de son mari, baisa son dernier né, et dit: «Merci, Ange blanc!»
En vérité, je suis heureux de penser que parmi les esprits familiers de l’Allemagne s’il existe des Killecroffs, il s’y rencontre aussi des Anges blancs.
XIV
Les géants et les nains.—Duel d’Éphesim et de Grommelund.—Nains de cour et petits Nains.—Les fils d’Ymer.—Les moissonneurs invisibles.—Histoire du nain Kreiss et du géant Quadragant.—Comment les géants se mirent au service des nains.
Si la tradition légendaire n’est que la vibration lointaine de la cloche de l’histoire, où irons-nous chercher les traces de l’existence des géants? Est-ce dans l’Edda ou dans les livres saints eux-mêmes? Plus tard, les grands ossements fossiles des mammouths, des mastodontes et autres animaux antédiluviens ne firent qu’en ressusciter le souvenir.[306] Le livre d’Énoch nous apprend que des anges, au nombre de deux cents, épris des filles de la terre, étaient descendus sur la montagne d’Hermon pour se rapprocher d’elles. Des principaux entre ces anges, il nous donne même les noms; c’étaient Urakabaramiel, Sanyaza, Tamiel, Akibiel. Pourquoi la crédulité des peuples n’aurait-elle pas admis que les diables, qui sont des anges déchus, aient agi de même à l’égard de la postérité d’Ève? Des amours entre les diables et les femmes sont nés les Killecroffs, comme nous venons de le voir; des hymens entre les femmes et les anges était sortie la race des géants. Les femmes devaient mettre en combustion le ciel, la terre et les enfers.
L’Allemagne, entrée la dernière parmi les nations de l’Europe dans l’unité catholique, et qui la première en devait sortir par la réforme, persista plus longtemps que les autres dans sa foi aux géants. Le droit de libre examen en pourrait bien être cause.
Le géant Einheer vivait du temps de Charlemagne et servait même sous ses ordres. Des siècles plus tard, il y avait des géants burgraves le long du Rhin, comme le prouve l’histoire si connue de cette jeune et naïve géante qui, n’étant jamais sortie du château de son père, de sa première excursion faite aux champs, lui rapporta dans son tablier un laboureur avec sa charrue attelée de deux chevaux qu’elle avait ramassés en route, traitant homme et bêtes de petits animaux très-curieux à voir.[307]
La race des géants allant en s’amoindrissant, on n’en rencontra bientôt plus que dans les hautes montagnes, dans les forêts profondes et dans les romans de chevalerie; puis ils disparurent.
Toutefois il en existe, dit-on, comme spécimen, un couple, homme et femme, conservés vivants par art magique, dans un endroit isolé du Harz.
Les géants avaient d’abord inspiré une terreur universelle. On bénissait le dieu Thor, quand, armé de sa massue de fer, il les pourchassait à outrance à travers la forêt Hercynienne. En les connaissant mieux, on les redouta moins. Rarement cruels, ils ne se nourrissaient de chair humaine que dans les cas extrêmes, et le plus souvent se montraient accommodants, même un peu simples, comme il arrive à la plupart des hommes qui prennent trop de développement, soit en long soit en large. A l’appui de[308] cette dernière opinion, l’anecdote suivante circule en Allemagne.
Un ancien duc de Bavière avait à sa cour un nain nommé Éphesim et un géant nommé Grommelund. Le géant s’étant moqué du nain, celui-ci le menaça d’un soufflet. Grommelund, après avoir ri du propos, le défia d’accomplir sa menace; Éphesim releva le défi, et le duc, présent à la querelle, ordonna que le champ clos s’ouvrît immédiatement.
On s’attendait à faire comme le géant, à rire du pygmée, qui ne pouvait guère réussir que par escalade, car il avait au plus deux pieds de haut; il n’en fut rien.
Le nain tourne d’abord autour de son adversaire comme pour prendre mesure; le bonhomme de géant, debout, immobile, le regarde faire, riant encore à se tenir les côtes; mais tandis qu’il se tient les côtes, le pygmée lui dénoue lestement les cordons de ses souliers, puis le harcèle en lui pinçant les mollets.
Grommelund chatouillé rit plus fort que jamais, fait quelques pas, s’embarrasse dans ses cordons, manque de trébucher, et, avec une présence d’esprit bien digne[309] de ceux de sa race, s’arrête et se courbe pour les rattacher.
Éphesim a prévu la faute; il profite du moment, et, sur la joue du colosse applique un soufflet qui, quoique parti d’une petite main, résonne assez fort pour que le bruit en parvienne jusqu’aux oreilles du duc et des seigneurs de sa cour, lesquels applaudissent bruyamment à l’adresse d’Éphesim.
Humilié, bafoué, vaincu, le pauvre géant, dit-on, déserta la ville et se réfugia dans les montagnes où il mourut de sa honte.
Le peuple commençait donc à avoir assez mauvaise opinion des géants, lorsque le bruit se répandit que la plupart d’entre eux s’étaient mis au service des nains, non des nains de cour, mais des petits nains, auprès desquels ceux-ci sont eux-mêmes des géants.[310]
Les petits nains, nommés tour à tour, dans les divers récits, Wichtelmœnner, Metallarii, Homunculi, pullulaient autrefois dans toutes les contrées montagneuses du Nord. En Bretagne on les connaît[311] encore sous les noms de Couribes, de Paulpiquets, de Cornicouets; mais comme ils sont laids et portés au mal avant tout, j’ai tout lieu de penser qu’ils ne sont pas de la même espèce que nos bons petits nains qu’on voit le soir apparaître au pied des chênes ou dans les vieilles ruines, sortant par milliers de toutes les fissures de la terre ou des crevasses des anciens monuments, sautillant, grouillant et disparaissant au premier bruit.
Il existe diverses opinions touchant leur origine. Une seule est digne de toute croyance, par cela même qu’elle se trouve dans l’Edda.
Selon la bible scandinave, lorsque Odin eut tué le géant Ymer, son corps en putréfaction produisit une quantité innombrable de petits vers. En vertu de l’ordre naturel déjà établi pour les insectes, ces petits vers se transformèrent en chrysalides, et de ces chrysalides sortirent de petits hommes, semblables, à quelques différences près, aux hommes de la grande espèce créés par Odin.
Comme nous, ils sont soumis aux infirmités de l’âge, aux maladies, à la mort; comme nous, ils sont parfois susceptibles de raisonner avec justesse. Habiles métallurgistes, ils s’occupent dans les mines où déjà nous les avons entrevus; l’imagination ne leur fait pas défaut, ni même la piété.
Quel culte professent-ils?
Depuis longtemps, on l’assure, la plupart, convertis au christianisme, en auraient ressenti les[312] influences bienfaisantes beaucoup mieux que nous, car ils ne se font point la guerre entre eux, et tous les auteurs, toutes les traditions s’accordent à les montrer doux et serviables, s’aimant les uns les autres, bienveillants, laborieux et tout à fait pacifiques de leur nature; aussi les appelle-t-on le Peuple paisible.
«Anciennement, dit Wyss, les hommes habitaient les vallées; autour de leurs habitations se tenait, dans les cavités des roches, le petit peuple nain, vivant avec eux en fort bonne intelligence, et les aidant même dans leur travail des champs. C’était leur divertissement de faire ainsi le bien, car d’ordinaire ils se livraient à leurs occupations de mineurs dans la montagne, fouillant la terre pour en extraire les parcelles d’or et d’argent qu’elle renferme.»
Parfois, les cultivateurs, arrivant pour sarcler ou pour planter, trouvaient leur besogne faite, et, cachés derrière les broussailles, les nains, témoins de leur ébahissement, éclataient de rire.
Il arriva qu’un jour, de grand matin, en passant devant une pièce de blé, des paysans virent que les épis, sur une longue rangée, tombaient d’eux-mêmes, très-nettement sciés à la base, et d’eux-mêmes aussi semblaient se former en javelles. Ils se doutèrent bien que c’étaient les petits nains qui travaillaient ainsi à la sourdine, mais des travailleurs, ils n’en virent pas un.
Les nains, comme toutes ces races mystérieuses,[313] jouissaient de la faculté de pouvoir se rendre invisibles à volonté. Il leur suffisait pour cela d’abattre sur leurs oreilles un petit capuchon faisant partie de leurs vêtements. Nos campagnards, s’apercevant bientôt que les blés ainsi fauchés n’étaient pas suffisamment mûrs, entrèrent dans une violente colère contre ces complaisants maladroits, et, s’armant de ramées, ils frappèrent à gauche et à droite sur ces invisibles moissonneurs, espérant en atteindre quelques-uns au hasard. En effet, quelques petits cris de douleur retentirent dans le sillon, et les premières lignes des épis restés debout s’agitant tumultueusement, témoignèrent assez d’une fuite en désordre.
Plusieurs nains, décapuchonnés par le contact des rameaux, apparurent aux yeux de leurs agresseurs. Ceux-ci, toujours furieux, s’apprêtaient à les frapper à coups plus sûrs, quand un orage se déclara, et la grêle, en tombant, hacha menu la moisson future, à l’exception des épis déjà étendus sur la terre.
Les méchants paysans comprenant alors que c’était en prévision de l’orage que le peuple paisible s’était ainsi mis à la besogne, se repentirent de leur brutalité; mais, les nains irrités de leur ingratitude, ne reparurent plus dans le canton. Il en fut de même dans bien d’autres pays.
Maintenant, disons comment, par leur persévérance, par leur adresse, et surtout par le génie audacieux d’un des leurs, ces petits êtres, hauts[314] tout au plus de quelques pouces, étaient parvenus à soumettre les géants.
On raconte, sans fixer la date, que, dans les temps anciens, un maître géant, ayant sans doute besoin d’une badine soit pour battre ses habits, soit pour se donner un maintien de fashionable devant les dames géantes, arracha un jour un jeune chêne dans les racines duquel nichait toute une peuplade de nos mirmidons.
A la vue de ce fourmillement de petits hommes, qui, tout en désarroi, couraient, perdant la tête, virevoustant, se culbutant pour regagner le fond de leur petite taupinière, le géant demeura d’abord la bouche béante; puis, par passe-temps de grand seigneur, du bout de son pied il en écrasa quelques douzaines.
Comme il était naturellement curieux, il songea ensuite à étudier leurs mœurs. Le moment était mal choisi, il le faut avouer. Ce n’est pas dans une ville prise d’assaut et mise à sac, qu’on peut à loisir observer les[315] habitudes et les usages coutumiers de ses citoyens. Mais, on le sait déjà, les géants sont un peu bêtes.
Celui-ci, dont je n’ai pu savoir le véritable nom, et que, pour la commodité du récit, je nommerai Quadragant (Quadragant était un peu géant, est-il dit dans Amadis des Gaules; le nôtre l’était beaucoup; il avait trente pieds de haut), notre Quadragant donc s’étendit de tout son long, la face tournée vers la profonde excavation laissée par le chêne. Il entendit un sourd bourdonnement sous la terre; toutefois, il n’aperçut plus rien.
Il patienta, et, à force de patienter, il s’endormit, en se retournant sur le dos, ce qui était sa manière habituelle de dormir.[316]
Après quelques heures d’un bon sommeil, solide et lourd, comme celui de tous les géants, il se réveilla. S’apercevant alors que le soleil avait fait comme lui, qu’il s’était couché, à cette idée que l’heure du souper était venue, il poussa un long et profond soupir de satisfaction, et, rejeté violemment dehors par le souffle puissant de sa poitrine, quelque chose lui sortit de la bouche.
Ce quelque chose, c’était un nain; et ce nain, le plus hardi, le plus intelligent de tous les nains, on le nommait Kreiss.
Mais pour bien faire comprendre comment Kreiss se trouvait dans la bouche de Quadragant, laquelle bouche n’avait pu être pour lui qu’un logis accidentel, disons d’abord ce qui s’était passé pendant le sommeil de celui-ci.
Leur arbre renversé, leur peuplade mise en déroute, les petits nains, à travers les interstices et les crevasses du sol, avaient gagné une longue galerie souterraine creusée autrefois par leurs pères, et, poussant des cris de détresse, assez semblables aux cris des grillons, ils étaient arrivés dans les ruines d’un vieux burg, toutes peuplées de petites gens de leur espèce, et où se tenait d’ordinaire le conseil général des nains.
Kreiss, arrivé depuis la veille, en députation, avec plusieurs de ses frères, ouvrit immédiatement cet avis que, avant tout, il fallait songer à rendre aux morts les honneurs de la sépulture, après quoi on devrait s’occuper immédiatement de boucher les[317] trous et crevasses produits par l’arrachement de l’arbre, de combler même l’excavation qu’il avait laissée, sans quoi les pluies survenant pouvaient inonder la grande galerie et les priver pour longtemps de leur plus sûr moyen de viabilité.
La double motion de Kreiss adoptée par acclamation, tous, munis de pieux et de fascines, se mirent aussitôt en marche au nombre de plus de dix mille.
Ils croyaient le géant parti; ils le trouvèrent étendu de tout son long sur la terre, et ronflant à pleines narines. Leur premier mouvement fut de fuir; Kreiss les retint. Une idée audacieuse lui était venue; c’était de le faire prisonnier. N’étaient-ils pas munis de cordes et de pieux? N’étaient-ils pas puissants par leur nombre? On se mit à l’œuvre sans désemparer, et, en moins d’une heure, le meurtrier, hors d’état de faire un mouvement, cloué à ce sol qu’il venait d’ensanglanter....
«Plaît-il?... Oui, monsieur, sans aucun doute vous avez raison; ceci ressemble fort au moyen employé contre Gulliver dans l’île de Lilliput. Qu’y pouvons-nous? Au surplus, nous vous ferons observer que de tout temps les petits nains ont existé en Allemagne; s’il a plu à Jonathan Swift de les transporter dans ses pays imaginaires, qui cela regarde-t-il et qui peut être accusé de plagiat, je vous le demande?
Passons donc rapidement sur ce détail qui nous importe peu; là n’est pas notre sujet.[318]
La besogne achevée, quand l’excitation causée par le travail, quand l’enthousiasme du premier élan amortis, on se demanda ce qu’on allait faire de ce grand captif, les fronts se rembrunirent.
Les nains sont de bonnes gens qui ont horreur du sang. D’ailleurs, il était plus difficile encore de faire disparaître Quadragant que de le tuer. Cependant, si on ne le tuait pas, aussitôt réveillé, il allait crier à l’aide! au secours! ce qui ne manquerait pas d’attirer de ce côté les autres géants. Devenus furieux devant un pareil affront fait à un des leurs, ceux-ci, pour se venger, n’auraient plus d’autre souci que de renverser tous les chênes, et de poursuivre la race des nains jusque dans les entrailles de la terre.
Tandis que ces observations, un peu tardives, circulaient d’un groupe à l’autre, Kreiss demeurait silencieux et rêveur, une main au coude et l’autre au front.
Cependant, des simples propos on passait aux murmures, et des murmures aux menaces. Il fallait au plus tôt défaire ce qu’on avait fait: effacer toute trace de cette ridicule entreprise; rendre au géant sa liberté, comme on la lui avait ôtée, c’est-à-dire sans qu’il s’en doutât; et s’il venait à s’éveiller pendant l’opération, eh bien, on lui livrerait les auteurs de ce fatal projet comme victimes expiatoires.
Ah! c’est que, quelque petits soient-ils, les nains sont des hommes, et il ne fait pas bon de s’attaquer aux géants![319]
Le découragement, la démoralisation étaient au comble. Calme au milieu de toute cette agitation, Kreiss rêvait toujours, sans paraître se soucier des invectives à son adresse et des petits poings crispés qu’on brandissait vers lui; mais dès que quelques-uns font mine de vouloir délier le prisonnier, tout à coup, détachant les mains de son coude et de son front, faisant face à ses insulteurs:
«Je reconnais mes torts, dit-il, et c’est à moi de les expier. Partez! mes sept frères et moi nous suffirons à la délivrance du géant. S’il s’éveille, il ne s’en prendra qu’à nous. Allez!»
Les ci-devant conspirateurs ne se le firent pas dire deux fois, et, sans même songer à enterrer leurs morts, ils détalèrent sans tambour ni trompette. Aux dernières clartés du jour on pouvait les voir tous trotter confusément entre les hautes herbes et sous les coupoles des champignons de la route, éveillant en sursaut les phalènes et les scarabées, s’en servant même comme de montures pour regagner plus promptement les ruines de leur vieux burg.
Resté avec ses frères: «Maintenant à nous seuls l’honneur de l’entreprise! leur dit Kreiss; loin de renoncer à mon projet, je prétends lui donner un complément qui couvrira notre race d’une gloire éternelle.»
Outre leur habileté comme métallurgistes, les nains sont très-experts en charpenterie.
C’est à eux que les bonnes gens du Rheingau attribuent aujourd’hui encore la solidité des vieilles mines, dont les nains habitaient les parties basses et qu’ils ont, disent-ils, si bien étayées que le temps n’y peut plus rien. Ainsi que tous les gros hommes, Quadragant dormait la bouche ouverte; dans cette bouche, large et spacieuse comme l’entrée d’un caveau, Kreiss, armé d’un long épieu, pointu aux deux extrémités, se glissa audacieusement, ayant soin de n’appuyer d’abord ses pieds mignons qu’aux échancrures des dents, qui formaient là comme une double rangée de créneaux parallèles. Il s’en aida pour parcourir le gouffre d’une extrémité à l’autre,[321] sans troubler le repos du dormeur par un chatouillement inopportun. A tout hasard cependant Kreiss tenait son épieu d’une main ferme, prêt à le redresser entre les deux mâchoires pour les empêcher de se refermer.
Ses frères, alors occupés à confectionner des poutres, des chevilles et des chevrons, les lui passaient au fur et à mesure que besoin était. Un d’eux vint même l’aider dans sa besogne.
Entre la double rangée des dents, ils fixèrent de forts madriers reliés entre eux par des solives. L’ouvrage n’avança pas sans peine; dans la bouche du géant il faisait noir comme dans un four; comme dans un four aussi on y éprouvait une chaleur intolérable. De plus, Quadragant avait dîné ce jour-là d’un chevreuil et de quelques lièvres, et comme en fin gourmet il n’aimait la venaison que faisandée,[322] les parfums de son haleine ajoutaient une incommodité de plus à la chaleur et à l’obscurité du lieu.
Le frère de Kreiss, tout à coup pris de nausées, sortit précipitamment et alla rejoindre les autres, qui continuaient leur œuvre de charpenterie, tout en surveillant le captif.
Quadragant était alors occupé militairement, au dedans comme au dehors, par les huit frères nains.
On avait fait passer une lanterne à Kreiss; il la suspendit à l’une des poutres transversales, et, seul, poursuivit résolûment sa tâche, non sans se boucher le nez de temps à autre.
C’est au moment où, sa besogne achevée, il se disposait à sortir de ce gouffre humide, suintant, empesté, que le soupir du géant qui s’éveillait l’enleva de place, comme fait un vent d’orage d’une feuille de frêne, et, ainsi que nous l’avons[323] dit, le lança tout étourdi dans l’espace, d’où il retomba sur la poitrine du colosse.
Après s’être remis de la secousse, convaincu par une rapide inspection que les liens qui retenaient son captif étaient assez solides pour l’empêcher de bouger, de la poitrine de Quadragant, Kreiss chemina, le long du cou, jusqu’à son oreille, à l’aide de laquelle, se hissant, il escalada le menton, après avoir traversé sa joue dans toute sa largeur. Sa position prise sur cette éminence maxillaire, redressant sa petite taille, enflant sa petite voix:
«Meurtrier de nos frères, lui cria-t-il, tu es mon prisonnier, et tu vas mourir; recommande ton âme à Dieu!»
Le géant abaissa, en l’orientant, son regard du côté où venait la voix frêle qui s’adressait à lui. Il ne vit rien d’abord qu’un faible jet de lumière rayonnant à l’extrémité de son nez, mais son nez lui cachait entièrement l’orateur.
Kreiss fit alors quelques pas du menton vers la bouche de Quadragant, et celui-ci aperçut une sorte de petit homme, couvert d’un manteau fait d’une peau de souris, dans laquelle il se drapait fièrement, comme Hercule dans la peau du lion néméen.
Il tenait à la main, non une massue, mais une lanterne de pierre à jésus, renfermant pour tout luminaire un ver luisant.[324]
Grâce à cette lueur phosphorescente, qui semblait envelopper Kreiss d’une auréole, Quadragant put l’examiner à loisir, et il se demanda comment cet embryon lui était sorti de la bouche et comment lui, Quadragant, avait pu devenir son prisonnier.
Au regard dédaigneux que lui jeta son ennemi, Kreiss devina quelles idées le préoccupaient: «Tu ne te crois pas notre captif, reprit-il, eh bien, lève-toi et marche.»
Quadragant essaya de faire un mouvement et s’aperçut alors qu’il était fixé à la terre par des cordages, par des chaînons, par chacun des cheveux de sa tête, par chacun des poils de son corps. Il voulut apostropher l’homoncule, l’immobilité tétanique de ses mâchoires suffit à lui révéler la vérité.
«Quant à ton genre de mort, poursuivit Kreiss, si les loups et les vautours ne s’en mêlent bientôt, la faim y suffira.»
A cette pensée qu’il courait risque de mourir de faim, le genre de mort qu’il avait toujours le plus appréhendé, le pauvre Quadragant se mit à pleurer, et deux ruisseaux de larmes, après avoir coulé le long de ses joues, contournant la commissure des lèvres, débordèrent sur son menton.
Kreiss fut forcé de faire quelques pas en arrière pour éviter le double courant.
Quoique ferme dans ses résolutions, il était naturellement bénin. Tant et de si grosses larmes finirent par l’émouvoir; mais sa pitié même le fit[325] persévérer dans la résolution de rendre sa vengeance non moins grande qu’utile.
«Écoute-moi bien, géant; tu peux racheter ta vie.»
Les larmes de Quadragant s’arrêtèrent. Dans cette vie qu’on lui offrait, il entrevit d’abord l’espérance d’un bon souper prochain, et si ses mâchoires n’avaient été paralysées par la charpenterie de Kreiss, sa large face se fût épanouie dans un sourire.
«Mais cette vie et cette liberté que nous te rendrons, poursuivit le nain, tu les consacreras au service de notre peuple décimé par toi, entends-tu? tu seras, comprends-le bien, moins encore notre protecteur que notre serviteur; tous les travaux que nous t’ordonnerons dans l’intérêt de notre sûreté comme dans celui de notre bien-être tu les accompliras sans réflexion; et tout d’abord tu relèveras ce chêne qui ombrageait et cachait les[326] demeures des petits nains de ce canton; tu l’arroseras chaque jour jusqu’à ce qu’il ait repris sa force. Maintenant, par un signe de tes yeux, dis si tu acceptes mes conditions.»
Quadragant ouvrit et ferma vivement les yeux à dix reprises différentes.
Kreiss décrivit avec sa lanterne comme des signaux télégraphiques; ses frères, toujours au nombre de sept, comme lui vêtus de peaux de souris ou de mulots, portant comme lui une lanterne habitée par une luciole, grimpèrent à leur tour sur la face du géant, qui alors parut illuminée.
Trois d’entre eux se placèrent sur son front, deux autres près de chaque œil. Ces deux derniers te[327]naient à la main, en guise de poignard, une longue épine de prunellier.
Kreiss, demeuré à sa même place, reprit, en s’adressant au géant: «Si, ta voix redevenue libre, tu pousses un cri pour appeler à ton aide, nous te crèverons les yeux sans miséricorde: te voilà averti.»
Armé de son épieu à deux pointes, il rentra dans la bouche de Quadragant et détacha une des poutres transversales qui formaient la clef de voûte. D’un coup de sa langue, le patient acheva la démolition de l’édifice; puis, après un soupir de soulagement, rapprochant ses formidables mâchoires, il broya sous ses dents les poutres, les chevrons, comme il eût fait d’un paquet d’allumettes, et ingurgita le tout en à-compte sur son souper; après quoi, il prêta ce serment qui, pour messieurs les géants, équivalait à celui que les dieux de la Grèce prêtaient en invoquant le Styx.
«Par la terre qui est ma mère, par les montagnes qui sont ses os, par les bois et les forêts qui sont sa chevelure, par les ruisseaux, les rivières et les fleuves qui sont le sang de ses veines, moi, le géant Quadragant, je me déclare l’esclave des nains.»
Au soleil levant, Quadragant était debout, portant ses nouveaux maîtres entre ses doigts entrelacés en forme de berceau. En moins de cinq minutes, il arriva, d’après leurs indications, devant la vieille forteresse en ruines, où tenaient conseil[328] non-seulement les fugitifs de la journée, mais avec eux les principaux députés des nains de cette partie de la Germanie.
Lorsque les gens de garde annoncèrent à ceux-ci l’arrivée du géant, croyant leur dernière heure venue, tous firent un mouvement pour battre en retraite jusque sous les fondations mêmes du vieil édifice. Kreiss, qui s’était fait mettre à terre devant les caveaux du burg, fit alors son entrée dans la salle des séances, et, comme tous les triomphateurs, affectant l’air le plus modeste, il leur annonça que le géant était leur esclave.
Tombant aussitôt à ses pieds, ils voulurent le proclamer empereur des nains.
Instruit par une expérience récente, Kreiss se garda bien de prendre au sérieux ce nouvel accès d’enthousiasme.
A partir de ce jour, le géant quitta son nom de Quadragant pour prendre celui de Putskuchen, qui alors signifiait l’ami des nains, et qui, dans le langage moderne, se traduit simplement par omelette soufflée.
Tout alla bien d’abord; cependant, au bout de trois années, Putskuchen était devenu triste et morose; Putskuchen ne faisait plus que quelques repas par jour; Putskuchen se fanait dans sa fleur; Putskuchen était amoureux; amoureux d’une jeune géante, qui lui[329]
reprochait de s’être mis au service des homoncules, qui lui reprochait surtout d’être pauvre. Le malheureux dépérissait de jour en jour; l’Omelette soufflée s’était aplatie; Putskuchen n’était plus qu’un échalas de trente pieds de haut.
Kreiss l’avait pris en grande affection; après avoir obtenu l’assentiment des autres chefs, il mit à sa disposition un amas considérable de paillettes d’or recueillies par les nains dans les montagnes environnantes. C’était là de quoi acheter trois femmes au lieu d’une.
Le fait à peine ébruité, tous les géants pères de famille le voulurent pour gendre, et, voyant de quelle façon le peuple nain récompensait ses serviteurs, ce fut à qui, parmi eux, se ferait l’homme-lige d’une peuplade.
C’est ainsi que, grâce à Kreiss, on vit les géants entrer au service des nains, et reconnaître leur supériorité.
Des sceptiques ont avancé qu’il n’y avait dans cette histoire qu’un symbole. Selon eux, ce géant attaché à la terre et muselé par des nains, c’était le peuple, le peuple toujours courbé, toujours soumis malgré sa force; les nains qui habitaient sous le chêne (l’arbre sacré de tous les peuples d’origine celtique), c’était le clergé. Fi des vilaines gens qui d’une tradition font un apologue et de notre ami Kreiss un druide!
Les nains, réconciliés avec les hommes, firent exécuter par leurs géants des travaux de viabilité,[332] des ponts, des routes, dont plus tard on attribua la construction aux Romains.
La croyance aux petits nains existe encore aujourd’hui dans la plupart des pays du nord. Ils peuplent par myriades les souterrains et les rochers de la Westphalie, de la Suède et de la Norvége, où ils travaillent à amasser des trésors.
XV
Des enchanteurs et des enchantés.—Voyage d’Asa-Thor et de ses compagnons.—L’hôtellerie aux cinq corridors.—Skrymner.—Un gant perdu et retrouvé.—Arrivée à la grande ville d’Utgard.—Lutte du dieu Thor contre la nourrice du roi.—Frédéric Barberousse au Kisfhauser.—Teutonia! Teutonia!—Ce que sont devenus les anciens dieux.—Vénus et le bon chevalier Tannhauser.—Jupiter dans l’île aux lapins.—Un dieu de nos jours.
Écoutez!... voici du plus merveilleux encore! Mais, nécessité fâcheuse, il nous va falloir revenir[336] sur les géants; des géants nous avons largement usé, depuis Ymer jusqu’à Quadragant, et l’on se fatigue, même des meilleures choses. Cependant que le lecteur se rassure; cette fois, nos géants ne sont pas absolument des géants, ou du moins ce sont des géants d’une espèce toute particulière.... Au lieu de nous perdre dans les réticences et les divagations, entamons franchement notre histoire.
C’était à l’époque où les dieux scandinaves trônaient dans toute leur puissance.
Curieux de voir certaines contrées dont on lui avait fait des récits incroyables, un jour, le dieu Thor se mit en route, accompagné de Raska, de Tialff et de Loki. Laissant derrière eux la Suède et la Norvége, ils arrivent sur le bord de la mer, qu’ils traversent à la nage. Qu’est-ce que cela pour des gens de cette sorte? Sur le rivage opposé, ils trouvent une vaste plaine, et comme la nuit était proche, et que le besoin de repos se faisait sentir pour eux, ils cherchent un gîte. Dans la plaine immense et déserte, un seul s’offre à leurs regards; c’est une grande maison, informe, abandonnée, plus large que haute, et d’un aspect tout singulier. On n’y voit ni portes, ni fenêtres, ni toitures; les brumes du soir il est vrai pouvaient leur masquer une partie du bâtiment. Engagés dans un vestibule carré, aplati, au fond duquel s’ouvrent cinq longs corridors, chacun de nos voyageurs enfile le sien au hasard, à tâtons, cherchant une chambre, un lit; n’en trouvant pas, ils prennent le parti de s’étendre à terre, le dos contre la muraille.[337]
Du reste, la muraille, comme le plancher, avaient une certaine élasticité; un torchis de paille ou de mousse les recouvrait sans doute, et leur donnait le moelleux d’un feutre, un peu rude et grossier, voilà tout. On pouvait dormir là commodément et chaudement. Nos gens y dormirent.
Le matin venu, Thor, se frottant les yeux, s’étirant les bras, alla faire un tour dans la campagne pour se dégourdir les jambes et secouer les dernières atteintes du sommeil. A travers les nuages blancs qui couvraient encore la sommité des hautes collines, il crut voir une grosse tête ébouriffée, puis, au milieu de cette tête, deux yeux lui apparurent. Il supposa d’abord que cette grosse tête et ces deux grands yeux tout brillants n’étaient autres qu’un rocher couvert de broussailles, et deux flaques d’eau illuminées par les rayons du soleil levant: cependant la grosse tête ébouriffée s’agitait, s’abaissait vers la terre, se tournait tantôt d’un côté tantôt de l’autre. Les nuages s’étant dissipés, Thor s’aperçut qu’il avait devant lui un géant, mais un géant de telle taille que ceux auxquels il donnait la chasse d’ordinaire ne lui auraient pas été au genou.
Le géant s’avançait vers lui, toujours regardant çà et là, et toujours les yeux fixés au sol, comme à la recherche d’un objet égaré.
Thor, que la vue d’un géant mettait facilement en colère, alla droit à sa rencontre et d’un ton d’arrogance:[338]
«Que fais-tu là? qui es-tu? ton nom?
—Je me nomme Skrymner, lui répondit l’autre, ne le savais-tu pas? Quant à moi, je n’ai pas besoin de t’adresser semblable question; tu es le dieu Thor, un de ces dieux de petite taille qui demeurent avec Odin sur le chêne Ygdrasil. As-tu trouvé mon gant?... j’ai perdu mon gant, oui.... hier, ajouta-t-il de l’air le plus indifférent du monde, et comme préoccupé seulement de sa recherche.
—Je n’ai rien trouvé de pareil, lui répondit Thor, toujours de méchante humeur, et regrettant de n’avoir point son marteau sous la main.
—Et tu voyages seul ainsi? reprit Skrymner.
—J’ai trois compagnons.
—Je ne les aperçois pas.
—Tous trois reposent encore dans cette maison où nous avons gîté cette nuit.»
Et, du doigt, il indiqua la maison qui leur avait servi d’hôtellerie.
Skrymner fit un mouvement de surprise et de joie: «Mon gant! s’écria-t-il, c’est mon gant! le voilà retrouvé!» Il courut ramasser cette prétendue maison aux cinq corridors, l’enleva, non sans l’avoir secouée doucement en la rapprochant de terre, preuve qu’il n’était pas dépourvu de tout sentiment humain.
Loki, Tialff et Raska roulèrent sur l’herbe, un peu effrayés de l’ascension, suivie d’une culbute, qu’ils venaient de faire. Une fois remis de leur émotion, et surtout de leur surprise en apprenant[339] qu’ils avaient passé la nuit dans un gant, ils songèrent à poursuivre leur voyage.
Le pays leur étant inconnu, Skrymner s’offrit à les guider et se chargea même de porter leurs bagages. Tant de complaisance et de courtoisie bannirent du cœur de Thor, qui maintenant avait son marteau, toute idée agressive à son égard.
A la première halte, comme ils s’apprêtaient à déjeuner, le géant les quitta, après leur avoir toutefois indiqué le chemin à suivre; mais il fut impossible à Thor d’ouvrir la valise aux provisions, tant les cordes et les chaînettes qui la fermaient se trouvaient emmêlées. Ils durent se remettre en route sans avoir procédé à leur repas du matin, ce qui pour des voyageurs, et même pour des dieux, est toujours chose de fâcheux augure.
Au bout de quelques heures, la plaine restant déserte et aride, et la faim les tourmentant, ils prêtèrent l’oreille, espérant entendre le vagissement d’une vache ou le hurlement d’un ours, bien résolus à dîner soit de l’un soit de l’autre; mais les bourdonnements d’un orage, le roulement de la foudre furent tout ce qu’ils entendirent.
Irrité que quelqu’un se permît de tonner sans attendre son ordre, à lui, le dieu du tonnerre, Thor s’élança en avant. Se dirigeant au bruit, il arriva dans un défilé rocheux, ombragé de quelques chênes, où il trouva Skrymner qui, renversé sur le dos entre deux collines, dormait en ronflant d’une manière formidable. Ce ronflement avait suffi pour[340] faire supposer à nos voyageurs l’existence d’un orage.
«Sans doute, se dit Thor, ce misérable digère maintenant les provisions qu’il nous a volées; pour cacher son vol, c’est lui qui a embrouillé les nœuds de notre valise; mais il me le payera cher! D’ailleurs, ne m’a-t-il pas traité de dieu de petite taille!»
Ce disant, il prit son marteau et le lança sur la tête du géant endormi, qui, sans autrement bouger, passa la main devant son front, comme si une feuille tombée des arbres l’eût chatouillé en le frôlant.
Thor se rapprocha de lui et de nouveau le frappa derrière la tête, droit au cervelet, que les géants ont très-développé.
Cette fois, le dormeur ouvrit un œil, le referma, et après s’être légèrement gratté du bout de l’ongle à l’endroit contus, il se rendormit.
Naturellement brutal, surtout à jeun, Thor était tombé dans une colère rouge à la suite de son inexplicable impuissance. Bien décidé à en finir une fois pour toutes avec son immobile adversaire, il se revêtit de sa ceinture de vaillance, qui avait le don de doubler ses forces, saisit son marteau à deux mains, le dirigea avec une telle violence d’impulsion vers la figure du géant qu’il s’enfonça jusqu’au manche dans une de ses joues; et Thor eut beaucoup de peine à le faire revenir à lui.[341]
Pour le coup, Skrymner se réveille tout à fait, ouvre les deux yeux, porte sa main à sa joue, se plaignant qu’on ne puisse dormir en repos dans cet endroit, et qu’une mouche vient de le piquer.
Apercevant alors près de lui son assaillant, d’un air plein de bonhomie il lui demande comment il se trouve là, et s’il s’est égaré. Les autres voyageurs arrivent; Skrymner leur propose de les conduire dans la ville d’Utgard, leur y promettant bon gîte, bonne table, bon accueil, la satisfaction complète non-seulement de leurs besoins, mais de leurs fantaisies.
Thor ne sait plus quoi penser. Ahuri, confondu, il marche sur les pas de son guide, sans autre idée en tête que de prendre une éclatante revanche de toutes ses humiliations.
La ville d’Utgard a des dimensions incroyables; les murs d’enceinte, les maisons, les arbres, les meubles, tout y est géant. Nos voyageurs pourraient passer volontiers entre les jambes des enfants qu’ils rencontrent, comme nous autres gens de Paris nous passerions sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Vous le voyez, maintenant nous ne sommes plus à Lilliput; nous voici avec Gulliver dans l’île des Géants. Gulliver pourrait bien être né d’une tradition scandinave.
Le roi reçoit Thor et les siens en riant de leur petite taille et leur fait offrir des siéges trois fois plus hauts qu’eux. Après une foule d’aventures où nos hommes, c’est-à-dire nos dieux, ne cessent de[342] jouer le mauvais rôle, Thor furieux défie les géants à la lutte corps à corps. Le roi lui propose de lutter contre sa nourrice, une vieille édentée. Thor, qui a besoin de passer sa colère sur quelqu’un, accepte, bien résolu de jeter par la fenêtre la nourrice de Sa Majesté. A grand’peine, il parvient à la soulever un instant de terre, mais lui-même, affaibli par l’effort, tombe sur un genou.
Le lendemain, les quatre compagnons en avaient assez des voyages. Skrymner les reconduisit, avec sa courtoisie ordinaire, hors de la ville. En se séparant d’eux, il prit le dieu Thor à part: «Jusqu’à présent, lui dit-il, vous ne savez de moi que mon nom; ce n’est point assez; je suis Skrymner l’enchanteur. N’ayez donc souci des événements de la journée d’hier. Par trois fois vous avez cru me frapper de votre marteau, il n’atteignait que les rocs impénétrables au pied desquels je dormais, en simulacre seulement; quant à la nourrice, en la soulevant de terre vous avez donné là un témoignage de vigueur dont je n’aurais pas cru capable même le dieu Thor, car la vieille édentée n’était autre que la Mort, oui, la Mort, que j’avais contrainte à venir se mêler à nos jeux; le reste, prestiges, illusions! Je voulais éprouver si la puissance de l’art magique était égale à celle des dieux. Bon voyage, Asa-Thor!»
Plus furieux que jamais, Thor voulut se jeter sur lui. Le faux géant venait de s’envoler sous la forme d’un petit oiseau; Thor se retourna vers la ville[343] d’Utgard, pour la détruire de fond en comble; elle achevait de s’évanouir en fumée.
Eh bien, je vous avais promis des contes de ma Mère-Grand’, ai-je tenu parole? Et ne pensez pas que celui-ci je l’aie puisé à des sources douteuses; vous le retrouverez, avec tous ses développements, dans les chapitres 23, 24, 25 et 26 du livre sacré de l’Edda.
Sur les enchanteurs, sur les magiciens, j’aurais beaucoup à dire; mais la route se prolonge encore devant moi, et je suis pressé d’arriver. Puis, qui ne connaît les prouesses des Merlin et des Maugis?
Dans toutes les anciennes traditions du Nord, se trouvent sans cesse des récits merveilleux d’enchantements, d’apparitions; ici et là, métamorphoses de rochers en palais, de bêtes en hommes, d’hommes en bêtes, poétique fantasmagorie, élément épique de nos anciens romans de chevalerie comme des poëmes de l’Arioste et du Tasse.
Chez tous les peuples, la poésie épique dut toucher à la religion, et par elle au merveilleux; n’a-t-elle pas été pratiquée d’abord dans les temples et pour les temples? Ainsi, aux Indes, le Mahabarata; en Grèce, les Cycles d’Hercule et d’Orphée. Il en devait être ainsi de ces longs poëmes des bardes gaulois ou germains et des skaldes scandinaves, chefs-d’œuvre inconnus, à jamais regrettables.
Mais ce qui appartient plus essentiellement à l’Allemagne que ses enchanteurs, ce sont ses enchantés, autrement dit ses DORMANTS. Là, on la retrouve[344] avec ses grandes idées patriotiques, avec ses grandes expériences toujours déçues, toujours persistantes; là, ce ne sont pas seulement ses vieilles croyances qui se sont obstinées à rester debout, ce sont ses vieilles affections. Arminius, Siegfrid (le héros des Nibelungen), Théodoric, Charlemagne, Witikind, Frédéric Barberousse, Guillaume Tell, Charles-Quint, ses héros, ses amis, ses gloires de toutes les époques, elle n’a point souffert qu’ils se séparassent complétement d’elle et de ses destinées futures; ils ne sont point morts, elle ne l’a pas voulu; ils dorment; Witikind sous le Siegburg, en Westphalie; Charlemagne, dans les souterrains du château vieux de Nuremberg. Là, malgré tout ce qu’on en peut penser à Aix-la-Chapelle, entouré de ses pairs il repose majestueusement, prêt à se réveiller quand Dieu lui indiquera que le moment est venu.
Quant à Frédéric Barberousse, il dort au Kisfhauser, dans les monts de porphyre et de granit de la Thuringe; ainsi des autres, et ne niez pas! on les y a vus!
Peu d’années après sa disparition du monde, Frédéric, lorsque les sons de quelque instrument montaient de la plaine, apparaissait sur une des cimes de sa montagne. Connaissant son goût pour la musique, les sociétés philharmoniques ou chorales d’Erfurt et des autres villes viennent encore parfois lui donner des aubades.
On dit qu’un soir, comme l’horloge de Tilleda sonnait minuit, des musiciens, montés sur le Kisf[345]hauser, virent la montagne s’ouvrir devant eux; des femmes, couvertes de pierreries et portant des flambeaux, leur apparurent. Elles firent un signe; ils les suivirent, sans cesser de jouer de leurs instruments, et arrivèrent ainsi devant l’Empereur. Celui-ci leur fit servir un bon repas, et quand ils se disposaient à prendre congé de lui, les belles dames de la cour, après les avoir reconduits, toujours leurs flambeaux à la main, remirent à chacun d’eux un rameau de peuplier. Nos musiciens avaient espéré mieux de la générosité de Frédéric. Parvenus au bas de la montagne, de dépit, ces rameaux, ils les jetèrent au milieu de la route. Un seul garda le sien, et, rentré chez lui, l’accola dévotieusement à la branche de buis bénit qui décorait la tête de son lit. Alors, ô miracle! chacune des feuilles du peuplier se changea en un ducat d’or. Instruits du fait, les autres coururent à la recherche de leurs rameaux; ils ne les retrouvèrent plus.
Une autre fois, un pâtre (d’autres disent un ouvrier mineur) rencontra sur le Kisfhauser un moine à barbe blanche, qui, sans plus de façon, comme s’il se fût agi d’une visite à faire au métayer voisin, lui dit de venir sur le champ avec lui auprès de l’empereur Frédéric Barberousse, qui avait à lui parler. Le pâtre resta d’abord interdit, puis il se mit à trembler de tous ses membres. Après l’avoir rassuré, le moine le conduisit dans un petit vallon ténébreux, et, frappant la terre de sa baguette, il cria par trois fois: «Ouvrez! ouvrez! ouvrez!»[346] Sous les pieds du moine et du pâtre, un grand bruit se fit entendre; la terre sembla osciller, puis se fendit tout à coup. Ils se trouvèrent dans une vaste galerie, au milieu de laquelle brûlait une lampe. A l’extrémité se trouvait une porte d’airain, à double battant. Le moine (c’était un magicien sans doute) frappa trois fois la porte de sa baguette en répétant: «Ouvrez! ouvrez! ouvrez!» et la porte d’airain tourna sur ses gonds, avec un bruit semblable à celui qu’avait rendu la terre auparavant.
Ils étaient dans une grotte dont la voûte et les parois noircies à la fumée d’une immense quantité de torches semblaient recouvertes de tentures de deuil. On eût dit d’une chapelle ardente, sans cercueil ni catafalque toutefois. Le pâtre s’était remis à trembler; le moine répéta son cri d’appel, en frappant à une porte d’argent qui leur faisait face. La porte d’argent s’ouvrit comme venait de s’ouvrir la porte d’airain.
Dans une chambre magnifique, éclairée d’un demi-jour, sans qu’on pût deviner d’où venait la lumière, ils virent l’empereur Frédéric, «assis sur un trône d’or, une couronne d’or sur la tête; à leur entrée, il s’inclina doucement en fronçant ses épais sourcils. Sa longue barbe rouge avait poussé au travers de la table placée devant lui, et tombait jusqu’à ses pieds.»
Se tournant, non sans quelque effort pénible, vers le pâtre, il lui parla assez longtemps sur di[347]vers sujets, en lui recommandant de redire ses paroles à ceux d’en bas. Sa voix chevrotait; mais elle redevenait sonore et vibrante dès qu’il était question de la gloire de l’Allemagne; ensuite, il lui dit:
«Les corbeaux volent-ils encore au-dessus de la montagne?
—Oui, répondit le pâtre.
—De grands arbres morts pendent-ils comme autrefois au-dessus des abîmes du Kisfhauser?
—Qui pourrait les en arracher, si ce n’est la tempête?
—Nul ne t’a parlé de la réapparition de la vieille femme?
—Non.
—C’est bien; j’ai encore un siècle à dormir ici.»
Il fit signe au pâtre de se retirer, et se rendormit en murmurant un nom de femme qui lui mourut entre les lèvres.
C’est que parmi ces grands dormants de l’Allemagne figure aussi une femme, une femme d’une existence moins réelle que symbolique; qu’importe? Voici ce que dit sur elle la tradition.
Lorsque Witikind fut battu par Charlemagne à Engter, une pauvre vieille, ne pouvant le suivre dans sa fuite, poussait des cris lamentables, qui ajoutaient à la terreur de l’armée fugitive. Si, sur l’ordre répété de Witikind, les soldats s’arrêtèrent un instant au milieu de la panique, ce fut pour amonceler sur la vieille une masse de sable et de rochers. Ils ne[348] croyaient pas la tuer eu l’enterrant ainsi toute vive; leur chef avait dit: «Elle reviendra!»
Cette vieille qui doit revenir, c’est Teutonia; et c’est son nom que Frédéric Barberousse balbutiait en reprenant son sommeil séculaire.
Quand la vieille femme d’Engter sera parvenue à se débarrasser de ce linceul de sable et de pierre qui pèse sur elle, alors, alors seulement le grand jour sera venu. Les héros, jusqu’à présent captifs dans leurs montagnes, dans leurs grottes souterraines, secoueront la torpeur de l’enchantement; ils reparaîtront au milieu des peuples; les grands arbres desséchés reverdiront pour témoigner de leur retour par un miracle; le cri de: Teutonia! Teutonia! résonnera dans les vallées, et les oiseaux eux-mêmes le répéteront!
On assure que lorsque viendra ce jour tant souhaité, l’Allemagne, débarrassée de toutes ses entraves, n’aura plus qu’une seule croyance, une seule loi, un seul cœur; elle sera glorieuse et libre, une et indivisible! Attendons que les oiseaux nous le disent pour y croire.
Il n’y avait pas que Teutonia et des empereurs parmi les dormants. On cite une paysanne des environs de Mayence qui, faisant route pour retourner chez elle, épuisée de fatigue et redoutant le grand soleil, entra dans une maison isolée, jetée à sa gauche au milieu d’une pépinière de petits arbres nouvellement plantés. C’était la demeure d’un savant magicien. Elle lui demanda la permission de[349] s’y reposer un instant. Comme il était alors dans ses grands calculs de grimoire, il se contenta de lui répondre par un hochement de tête et lui indiqua de l’œil un banc placé dans le coin le plus reculé de la grande pièce. Elle s’y assit, mais de la hanche seulement, ne se trouvant pas suffisamment autorisée; et à chaque instant, elle se levait à demi, demandant à son hôte si elle ne lui était pas importune, et qu’elle aimerait mieux sortir sur-le-champ, malgré la chaleur et la fatigue, que d’être la mal-venue chez lui, le priant, du reste, de ne pas se déranger pour elle et de faire comme si elle n’y était pas; et une foule d’autres propos de cette force.
Irrité de son bavardage, le magicien se retourna brusquement vers elle et la regarda avec fixité entre les deux yeux. Elle s’endormit aussitôt. (Il était déjà question de magnétisme à cette époque, mais seulement de magnétisme magique.) Quand notre villageoise s’éveilla elle se trouva seule; l’hôte s’était absenté. A son grand regret, elle se vit contrainte de partir sans le remercier de son hospitalité, plutôt dix fois qu’une, ce qui était dans ses habitudes, et sans lui faire ses excuses de s’être ainsi laissée aller au sommeil, malgré l’honneur de sa société.
En s’éloignant de la maison, elle s’étonna d’abord de voir, au lieu de la pépinière de petits arbres, s’élever autour d’elle de grands chênes, de grands sapins; mais peut-être avait-elle suivi pour sortir une autre issue que pour entrer.[350]
Elle arriva enfin dans son village, où bien d’autres surprises l’attendaient. Parmi toutes les bonnes gens qu’elle rencontra sur son chemin, ou qui se tenaient sur le pas de leurs portes, elle n’en reconnut pas un; longtemps en vain elle chercha sa maison, et quand elle l’eut trouvée, elle était habitée par des étrangers, qui, malgré ses réclamations, la jetèrent dehors, après l’avoir traitée de folle.
Un procès s’ensuivit, dont le résultat fut de prouver qu’au lieu de dormir une heure sur la banquette, ainsi qu’elle le croyait, elle y avait dormi cent ans, ce qui nécessairement avait donné aux petits arbres de la pépinière le temps de pousser, et à sa maison celui de changer de maîtres. Les étrangers qui l’habitaient alors, et qui l’avaient si lestement mise à la porte, n’étaient rien moins que ses arrière-petits-enfants.
J’aime à croire que l’affaire s’arrangea.
Par cette même persistance qui les distingue, les Allemands, pour ne rien perdre, ont conservé tant qu’ils ont pu leurs anciens dieux comme leurs anciens héros, toujours au moyen non de l’embaumement, mais de l’enchantement. Remarquons cependant, à l’avantage des dieux, que ceux-ci n’étaient pas soumis à la condition du sommeil indéfini. Ils ne figuraient point au nombre des dormants, ainsi que Charlemagne, Witikind, Frédéric 1er, Guillaume Tell, ou la villageoise des environs de Mayence; ils habitaient bien quelques cantons[351] isolés, qu’il leur était interdit de franchir; mais ils agissaient du moins, ils y vivaient de leur ancienne vie, ou à peu près.
Il n’y a pas longtemps que des bûcherons de la Schwarzwald assuraient avoir vu Asa-Thor, à défaut de géants à abattre, lancer son marteau contre les grands arbres, qu’il brisait, qu’il déracinait; de même pour les meutes chasseresses de Diane, dont les aboiements lointains troublaient pendant la nuit le repos des honnêtes villageois de la Bohême. Qui n’a entendu parler des amours de la vieille Vénus, non avec son ancien galant classique, le dieu Mars, mais avec le bon chevalier Tannhauser? Il en a été question dernièrement, même à Paris. Il n’est pas jusqu’à Jupiter, qui, s’il faut en croire M. Henri Heine, n’ait été retrouvé récemment dans une des îles de la Norvége.
Essayer d’en reprendre le récit après lui serait imprudent, je me contenterai de présenter ici un aperçu, un simple sommaire de cette tradition curieuse.
Dans une île des mers du Nord, bordée de glaçons et dont les montagnes arides, brumeuses à leur base, étaient à leur sommet recouvertes de neige[352] les trois quarts de l’année, des voyageurs, poussés plutôt par la tempête que par leur propre volonté, débarquèrent un matin. C’étaient pour la plupart des savants, des académiciens de Stockholm et de Saint-Pétersbourg, qui avaient entrepris un voyage de découvertes vers le pôle. Le terrain aride, presque dénudé, ne leur promettait guère une bonne relâche; cependant les parties de la montagne exposées au midi se couvraient de longues herbes, de groseilliers nains; les nombreux terriers qui en trouaient les pentes, et les vestiges, facilement reconnaissables, dont l’entrée de ces mêmes terriers était remplie, disaient clairement que les lapins s’y étaient multipliés en grand nombre. Nulle part, ils ne voyaient trace d’autres animaux. Les lapins semblaient être les seuls habitants de l’île. Somme toute, pour des marins fatigués du régime des viandes salées, c’était une bonne fortune.
Nos savants se préparaient donc à façonner des traquenards et à tendre des collets, quand une violente rafale de grêle et de neige survenant, ils n’eurent que le temps de se réfugier dans une grotte spacieuse ouverte de ce côté.
Très-surpris, ils y trouvèrent un grand vieillard, chauve, les joues creuses et pâles, le corps maigre et décrépit, à peine vêtu au milieu de toutes les rigidités du climat, mais gardant sous les meurtrissures de l’âge et de la misère un certain air d’autorité, un front auguste et serein, et si bien empreint d’une majesté surnaturelle, que nos visiteurs[353] se sentirent saisis vis-à-vis de lui d’un respect non-seulement humble et pieux, mais frissonnant.
Un aigle de la grande espèce, aux allures souffreteuses, au plumage amoindri, étique, plutôt une carcasse qu’un oiseau, se tenait dans un coin, l’œil terne et l’aile pendante. C’était son seul compagnon.
Tous deux, faute d’autres ressources, vivaient de leur chasse, et le vieillard trouvait encore à faire quelque petit commerce avec la fourrure de l’unique gibier existant dans l’île; cette menue pelleterie, dont il faisait provision, il l’échangeait....
Mais ici ma plume s’arrête d’elle-même. Vous redire une histoire tout à fait apocryphe, qui tînt moins de la tradition que de la mystification, serait mentir tout à la fois à mes habitudes d’écrivain et à ma conscience d’honnête mythologue. Or, ce vieillard, c’était Jupiter, et, en y réfléchissant, je crois entrevoir que M. Heine, qui plaisante avec les choses les plus sérieuses, cachant avec habileté sa moquerie sous les artifices d’un récit plein d’intérêt, a visé avant tout dans cette narration à nous montrer le maître des dieux devenu.... marchand de peaux de lapin!
Je ne puis le suivre dans cette route.
Sans me détourner de mon sujet, car il s’agit encore de faux dieux, à ce récit, forcément écourté, je suppléerai par un autre, de l’authenticité duquel je puis répondre. «En Perse, nous dit M. le comte de Gobineau, dans un très-bon livre récemment publié, les Soufys, c’est-à-dire les savants, les phi[354]losophes, repoussent toute croyance dogmatique, n’admettant la réunion de l’âme à Dieu que par l’extase. Lorsque cette union est complète, l’âme se transforme, devient elle-même participante à la nature de l’être incréé, et l’homme est Dieu.» La folie humaine est toujours une maladie de l’orgueil.
En France, nous avons eu quelques dieux de cette espèce; je ne prétends pas cependant les faire entrer dans la mythologie du Rhin, spécialement consacrée à l’Allemagne. Mais, en Allemagne, une secte de philosophes, tout à fait incrédules, sans avoir recours à la méthode persane, laissant de côté l’extase, et l’âme immortelle, ont fini par renier Dieu pour se faire dieux eux-mêmes, tant, dans ce beau pays, les savants comme les ignorants ont besoin de peupler la terre de divinités de toute sorte.
C’est l’histoire d’un de ces dieux terrestres que je vais raconter pour clore enfin ce long chapitre. Hélas! il est mort aujourd’hui, et c’est grand dommage; mais il a existé; sur ce point essentiel, les témoins ne manqueraient pas; je pourrais même, comme les paysans de la Thuringe à propos de Frédéric Barberousse, dire: je l’ai vu!
Donc, à Dusseldorf, en Prusse, dans une famille d’anciens juifs nouvellement convertis à la réforme, un jour, vers 1800, naquit un enfant qu’on eût, à bon droit, pu déclarer un être surnaturel, tant, dès ses plus jeunes années, il se montra en contradiction avec toutes les idées reçues. Quoiqu’il fût[355] des siens, à coup sûr, Martin Luther n’eût pas manqué de le déclarer killecroff.
Non-seulement il était turbulent et tapageur, mais il était pédant; il régentait ses professeurs et n’écoutait volontiers que les conseils des tout petits enfants. Ses parents le grondaient-ils, il riait; qu’un événement grave survînt dans le ménage d’un voisin, il riait; que les Français s’emparassent de sa ville natale, il riait; il riait toujours.
Cependant, arrivé à l’adolescence, il se remplit de logique, de mathématiques, de latin, de grec, d’hébreu, et de toutes sortes d’autres bonnes choses. Il devint même philosophe avant l’âge; mais sa philosophie se manifestait surtout par un rire sarcastique. Quand on lui parlait du rang qu’il pouvait occuper à Dusseldorf, des richesses qu’il y pouvait acquérir, il ne répondait que par une gambade.
Un rabbin étala devant lui des monceaux d’or, les lui promettant s’il voulait devenir son vassal, seulement durant quelques années; il lui tourna le dos. Comme il était vaniteux, le démon de la gloire essaya de le tenter; il lui rit au nez.
Enfin, le diable, un vrai diable pour le coup (on le nommait George-Guillaume-Frédéric Hégel), lui souffla à l’oreille: «Veux-tu être dieu?»
Notre jeune philosophe ne rit pas cette fois. Il devint dieu, et, par rivalité d’emploi, se mit à renier le grand Dieu qui est au ciel, et tous les sentiments humains s’effacèrent en lui. Il vécut seul, sans amis, sans enfants, sans famille, renonçant[356] même à sa patrie, et trouvant tout à refaire dans ce monde qu’il n’avait pas créé.
Quittant l’Allemagne, il vint en France, en France où il fit résonner son rire impie, plus aigre, plus strident que jamais. En France on ne crut pas à sa divinité, on ne l’adora pas, mais on l’aima comme s’il n’avait été qu’un simple mortel; en France il eut des amis, et s’y réhumanisa. Enfin, comme au fond il n’était méchant que du côté de l’esprit, il se convertit de lui-même en voyant le mal produit par ses doctrines. Après avoir pris femme devant l’église, il y mourut croyant.
Cet ex-Dieu se nommait Henri Heine, Henri Heine qui se moquait si bien de son ex-confrère le grand Jupiter, en faisant de lui un marchand de peaux de lapin.
XVI
Les femmes missionnaires, les femmes prophétesses, les femmes fortes, les femmes-serpents.—Mythologie de l’Enfance.—Les Marraines.—Les Fées.—La baguette magique et le manche à balai.—La fiancée du Kinast.—Un mari au clou.—Les trois baisers de Léonhard.—Le Monde des Morts, le Monde des Spectres, le Monde des Ombres.—Animaux mythologiques.
Eh bien, avons-nous assez prolongé notre visite aux dieux et aux demi-dieux de l’Allemagne? aux[360] Nixes, aux Lutins, aux Kobolds, aux Nains et aux Géants? aux Enchanteurs et aux Enchantés? Vous ai-je assez ouvert, à deux battants, ce vaste magasin des folies humaines? En vérité, la tristesse m’en prend et, avec la tristesse, l’envie de fermer boutique.
Trop bien approvisionné de matériaux, les voyant, à mesure qu’il avance dans sa tâche, se dresser, se multiplier sous sa main, en pareille circonstance, le mythologue consciencieux risque fort de ressembler à ces savants docteurs de Bedlam ou de Charenton qui passent leur vie au milieu d’une bande d’aliénés; atteints de la fièvre d’imitation, ils finissent bientôt par divaguer eux mêmes.
Peut-être en suis-je arrivé là sans m’en apercevoir; c’est au lecteur d’en juger.
Mais, gonflé de mythes, de symboles et d’excentricités traditionnelles, mon cerveau fatigué commence, je le sens, à crier grâce; et cependant, n’ai-je point encore quelque engagement à remplir? Voyons.... je crois me le rappeler, j’ai promis un complément à l’histoire des druidesses, c’est-à-dire des femmes.... des femmes, ces êtres mythologiques par excellence! Cette sorte de sens intuitif, cette délicatesse de perception qui les distingue de l’autre sexe, sexe matériel et grossier, devait assurer leur empire sur lui. En Celtique, en Scandinavie, elles furent les modèles de toutes les vertus, les oracles de la maison; on les battait bien un peu, mais on les honorait grandement, et l’Allemagne, sur[361]tout, les parfuma d’encens, avant de les enfumer de tabac.
A l’époque du christianisme, les femmes jouèrent un grand rôle, un rôle glorieux; les historiens sont là pour l’attester. Du quatrième au sixième siècle, Fritigill, reine des Marcomans, Clotilde, reine de France, Berthe, reine d’Angleterre, avaient, par simple persuasion, et non par sortilége, comme le[362] prétendaient méchamment les païens, forcé leurs époux à se prosterner devant la croix. D’autres femmes, sorties du peuple, ou appartenant à de nobles familles, Chunihild, Thécla, Liobat, secondaient les missionnaires dans leurs périlleux travaux, les aidant à renverser les chênes sacrés.
Pendant ces persécutions, longtemps prolongées, qu’étiez-vous devenues, belle Ganna, noble Aurinia, majestueuse Velléda, vous ou vos sœurs les autres druidesses?
Errantes au milieu des bois, proscrites, pleurant leur gloire évanouie, elles se tenaient dans les endroits écartés, où les agents du pouvoir civil n’apparaissaient que rarement. Parfois, vers le soir, s’aventurant sur une route de traverse, elles accostaient un passant attardé et avaient avec lui des entretiens mystérieux. Parfois aussi les habitants des villages, même ceux des villes, allaient en secret les relancer jusqu’au fond de leurs retraites, pour les consulter sur la chance heureuse ou malheureuse qui les attendait dans le monde, ou sur une épidémie survenue dans leurs étables. Quelques-uns, même parmi les nouveaux chrétiens, imbus encore aux trois quarts de leurs anciennes croyances, leur demandaient un nom pour leur nouveau-né, un nom qui portât bonheur. Voilà pourquoi on les nomma d’abord les Marraines, et plus tard les Fées.
Comme les anciennes fées de l’Orient, ne devaient-elles pas tenir leur pouvoir des astres, ces femmes qu’on voyait, aux clartés de la lune, glisser silen[363]cieuses sur la pente des montagnes, sortir tout à coup d’un rocher ou d’un arbre qui s’entr’ouvrait, et dont les follets et les mouches lumineuses seuls connaissaient la demeure?
Parmi ces fées, beaucoup étaient bonnes et d’un naturel charitable; d’autres, aigries par le malheur sans doute, se montraient irascibles et méchantes. Bien à plaindre les hommes, et même les bestiaux, sur lesquels elles jetaient un mauvais sort.
Pour en combattre la fâcheuse influence, il fallait avoir recours à une autre fée, à une bonne cette fois, qui, au moyen d’un talisman, d’une pierre constellée, ou de quelques paroles magiques, vous en débarrassait avec plus ou moins de facilité.
Maintenant, à ces marraines, à ces filleuls, à ces fées, bonnes ou méchantes, joignez les terribles ogres, dont le nom inspirait encore l’épouvante partout à cette époque, et vous aurez le personnel complet de cette curieuse mythologie enfantine dont on nous a tous bercés, et dont, chez nous, Charles Perrault fut l’Homère. En regardant de près dans les anciennes traditions, Barbe-Bleue se retrouverait facilement chez les vieux burgraves du Rhin, comme ailleurs, déjà, nous y avons retrouvé le Chat botté[2]; la Belle au bois dormant pourrait bien descendre en ligne directe de notre villageoise endormie pendant un siècle sous l’influence du magnétisme magique; et pourquoi notre petit nain[364] Kreiss et ses frères n’auraient-ils pas fourni l’idée première du Petit-Poucet, Quadragant jouant le rôle de l’ogre? Cendrillon, ne pourrions-nous la reconnaître sous les traits d’une de ces trois sœurs ondines qui, au milieu du plaisir de la veillée, oublièrent leur permission de dix heures? Ainsi de bien d’autres vivant sous les fatales influences du grand Nichus ou des méchantes fées.
[2] Le Chemin des Écoliers.
Pauvres druidesses! si encore vous étiez restées fées! si on vous avait surprises seulement à voyager dans les airs, n’ayant d’autre soutien que votre ba[365]guette magique.... mais à mesure que le christianisme gagnait, votre puissance allait en déclinant. Un jour vint où l’on osa vous transformer en diseuses de bonne aventure, puis en sorcières maudites; et votre baguette enchantée ne fut plus qu’un manche à balai sur lequel vous traversiez l’espace pour vous rendre au sabbat!... Misère!... misère!... Désillusion! bouleversement fatal des gloires et des grandeurs d’ici-bas!
En perdant l’espoir de dominer les hommes par l’inspiration prophétique, les femmes, un beau jour, changeant tout à coup de tactique, de mœurs, d’habitudes, presque de sexe (je le dis à regret!), affectèrent les manières turbulentes et soldatesques de leurs frères et de leurs époux; elles n’aimaient plus que les exercices violents, le cheval, la lutte, même la guerre. Ce fut le temps des femmes matamores, des FEMMES FORTES enfin.
Jeunes filles, on ne pouvait plus aspirer à leur main que par des prouesses périlleuses, par des tentatives impossibles. Telle fut la célèbre fiancée du Kinast.
Elle possédait dans ses domaines une vieille tour en ruines située au sommet d’un roc ardu, perpendiculaire, presque à pic, et qu’un gouffre entourait de tous côtés.
Riche, jeune et belle, relancée par une foule de prétendants, pour les tenir en respect elle ne songea point un instant, à l’instar de Pénélope, à quelque ouvrage de broderie à faire ou à défaire; elle ne brodait pas, et tout ouvrage de femme était tenu[366] par elle non-seulement en mépris, mais en dégoût. Elle leur signifia qu’elle était la fiancée du Kinast (c’était la vieille tour), et que quiconque aspirait à l’honneur de devenir son époux, devait d’abord la lui disputer. Pour cela faire, il s’agissait simplement d’escalader le roc et la tour; parvenu aux créneaux, il fallait ensuite les parcourir dans tout leur circuit, non pas à pied et en s’aidant des bras, des genoux, des mains et des ongles, mais à cheval, sans autre soutien que la bride.
L’essaim des soupirants s’envola comme par enchantement, à l’exception de deux. C’étaient deux frères, rendus insensés à force d’amour.
Après avoir tiré au sort, le premier tenta l’ascension; il y réussit d’abord. Ce fut tout. A peine a-t-il atteint la cime crénelée du vieil édifice, avant même que son fidèle coursier ait pu le rejoindre, pris de vertige, il tombe précipité dans l’abîme.
Le second, à son tour, escalada la pente avec succès, parvint même, chose merveilleuse! à franchir quelques créneaux; mais bientôt, son cheval, sentant les pierres rouler derrière lui et la tour vaciller sous son poids, refusa d’aller plus avant. Reculer, se retourner était impossible. Le cavalier, résolu à poursuivre l’aventure, gourmandait le cheval, l’excitait de la voix et de l’éperon; le pauvre animal demeurait immobile, comme emboîté, incrusté dans ces assises de pierres. Bientôt le cheval et le cavalier disparurent; à leur tour, l’abîme les reçut sanglants et défigurés.[367]
La fiancée du Kinast ne pouvait déguiser son orgueil et sa joie en recevant les félicitations des autres châtelaines ses voisines, qui toutes se promettaient bien d’avoir un Kinast, ou tout autre trébuchet équivalent, à l’usage de leurs amoureux.
Personne ne se présentait plus toutefois pour conquérir cette main si bien défendue par la mort. La dame en éprouvait quelque humiliation. Deux hommes immolés à sa beauté, cela ne pouvait guère lui suffire; aussi en était-elle attristée et de méchante humeur, lorsque enfin un troisième aspirant se présenta, demandant à subir l’épreuve.
Elle ne le connaissait point, ce qui l’étonna; comment avait-il pu s’éprendre d’elle? Sans doute pour l’avoir vue à son balcon, ou dans quelque cérémonie princière; peut-être rien que sur sa bonne réputation? Au surplus, qu’avait-elle à craindre en accueillant sa demande? C’en était un de plus ajouté à la liste de ses morts; voilà tout. A cette époque les femmes étaient devenues féroces.
Une forte brume d’automne, qui devait s’épaissir de plus en plus pendant plusieurs jours, enveloppait alors le Kinast du haut en bas, et rendait son accès impraticable.
Selon les lois de l’hospitalité la plus vulgaire, la dame dut donc héberger le nouvel arrivant.
Celui-ci était beau, bien pris dans sa taille; sa physionomie respirait l’audace et l’intelligence; ses mains blanches, fines et d’une grande distinction, accusaient suffisamment sa noblesse; sa suite nom[370]breuse témoignait assez de son rang et de sa fortune; mais ce qu’il possédait de plus rare que tout cela, c’était sa parfaite modestie. Depuis trois jours, il passait la plus grande partie de son temps auprès de la dame, et il n’avait pas osé encore lui dire un mot de son amour; bref, elle éprouva pour lui un sentiment qui jusqu’alors lui était resté inconnu.
Quand le voile de brume se déchira et laissa le Kinast resplendir en pleine lumière, elle fut sur le point de déclarer à son hôte qu’elle le dispensait de l’épreuve; mais qu’auraient dit ses bonnes amies, les châtelaines?
Le moment venu, se sentant défaillir, la fiancée du Kinast s’enferme chez elle, pleure, se lamente, et, quoique la prière ne fût guère plus dans ses habitudes, elle prie Dieu; elle le prie de faire un miracle en faveur de son chevalier. Ce miracle, cependant, elle y compte peu, car une longue rumeur s’étant élevée parmi les spectateurs de la scène, elle s’évanouit, le croyant déjà lancé dans le gouffre.
Des cris de joie et de triomphe la réveillent. Le chevalier est sorti vainqueur de l’épreuve. Éperdue, elle court au-devant de lui, et, tant est grand son trouble, et plus grand encore son amour, sans même songer que tous les regards sont fixés de son côté: «Ma main est à vous!» lui crie-t-elle.
Mais lui, se redressant, l’air dur et hautain, lui répond avec un sourire méprisant:
«Votre main, vous l’ai-je demandée? Je ne suis venu ici que pour venger mes deux frères, tués par[371] vous, et j’ai réussi, car je ne vous aime pas, moi, mais vous m’aimez! c’est bien! maintenant mourez de votre amour, sinon de votre honte!... Adieu! je retourne près de Marguerite, ma mie, ma femme!»
Le même soir, la malheureuse se fit hisser sur la vieille tour, d’où elle voulait, disait-elle, contem[372]pler le coucher du soleil. Avant que le soleil eût disparu sous l’horizon, elle avait été rejoindre ses deux victimes.
C’est ainsi que le Kinast posséda sa fiancée.
Il y a dans ce sujet un magnifique drame pour l’opéra, musique de Berlioz. Cependant, peut-être conviendrait-il mieux au cirque Olympique; j’y vois trois beaux premiers rôles de chevaux.
La fiancée du Kinast n’était une femme forte que par l’insensibilité de son cœur; il y avait aussi alors des femmes vraiment fortes dans le sens matériel du mot, des femmes chez lesquelles l’habitude des exercices violents avait développé une telle vigueur physique que peu d’hommes se trouvaient en état de triompher d’elles, soit dans une lutte corps à corps, soit les armes à la main.
Telle se montrait la noble Brunhilt, reine d’Isenstein, dans les pays de la Norvége.
«Elle était démesurément belle et sa force était très-grande, est-il dit dans le poëme des Nibelungen; elle joutait de la lance contre les héros qui venaient pour obtenir son amour. Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour devait, sans faillir, vaincre à trois jeux cette femme de haute naissance; s’il perdait à un seul, sa tête était tranchée.» Charmante créature!
Gunter, roi des Burgondes, s’amouracha d’elle, rien qu’au récit de ses prouesses; il entreprit de la vaincre et de l’épouser, et il y parvint, mais par[373] des moyens déloyaux, par sortilége, et en se donnant un aide invisible. Quand la reine Brunhilt l’apprit, il n’était plus temps de se dédire; elle était mariée et venait d’arriver à Worms, sur le Rhin, dans la capitale du roi son époux. Cependant, la première nuit des noces s’en ressentit; ce qui s’y passa, je laisse à M. de Laveleye, le fidèle traducteur des Nibelungen, le soin de le raconter:
«La foule s’était retirée, dames et chevaliers. Il se hâta de fermer la porte.... Mais le moment n’était pas venu où elle deviendrait sa femme....
«De sa main le noble roi éteint la lumière, puis il s’approche de la jeune femme, le guerrier courageux! Il se couche à côté d’elle. Grande est sa joie. Il allait lui prodiguer les plus tendres caresses, si Brunhilt le lui eût permis....
«Elle lui dit: «Noble chevalier, vous allez renoncer à tout ce que vous aviez projeté jusqu’à ce que j’apprenne le secret que je vous ai demandé.»
«Par force Gunther voulut obtenir son amour. La femme puissante saisit soudain une ceinture faite d’un galon très-fort, dont elle se ceignait les reins. Elle fit grand mal au roi.
«Elle lui lia les pieds et les mains, puis le porta et l’attacha à un clou qui était fixé dans le mur, afin qu’il ne troublât pas son sommeil. Sa force était si grande qu’il faillit en recevoir la mort.
«Il commença à la prier, celui qui aurait dû être le maître. «Détachez mes liens, très-noble vierge. Je ne tenterai plus de vous vaincre, ô belle dame!»[374]
«Elle s’inquiéta peu de la façon dont il se trouvait; elle était, elle, mollement couchée. Il resta ainsi suspendu toute la nuit.... Pendant ce temps, les plaisirs du roi n’étaient pas grands.»
Nous le croyons facilement. Mais laissons ce bon roi Gunther suspendu au clou, et continuons notre étude sur les femmes mythologiques, sans vouloir (Dieu nous en garde!) en tirer les moindres conséquences blessantes pour un sexe à qui nous avons dû notre mère, nos sœurs, quelques jolies cousines aussi, sans compter.... Continuons.
Le règne de la force n’est jamais de longue durée. Aux femmes fortes succédèrent.... ou plutôt en même temps qu’elles, peut-être avant elles, à coup sûr depuis elles, vinrent les femmes rusées, c’est-à-dire les femmes-serpents. Il est bien entendu que, moins que jamais, nous ne voulons sortir ici de notre terrain mythologique.
Les femmes-serpents, dont le buste gracieux se terminait par une longue et épaisse queue de reptile, n’entretenaient pas moins, malgré cette difformité, des intrigues amoureuses avec les galants; «heureux mortels dont la maîtresse n’était serpent qu’à moitié!» s’écriait à ce sujet ce même Henri Heine, alors dieu misanthrope, assez aveugle pour ne pas croire à la stricte fidélité des femmes.
Bien avant qu’il fût question chez nous de Mélusine, le prototype du genre, vers la fin du neuvième siècle, Éberhard III, comte de Nordgau et landgrave de la basse Alsace, avait répudié sa[375] femme Adelinde, pour s’abandonner tout entier aux séductions d’une femme-serpent, qui, tout serpent qu’elle était, n’en portait pas moins le titre de chanoinesse d’Erstein, complication bizarre qu’on a peine à s’expliquer. Celle-ci, dit-on, pour entretenir Éberhard dans son fol amour, lui ayant administré un philtre mal préparé, il en mourut.
Mais à cette époque la foi n’était pas encore bien enracinée à l’égard de ces monstres. Quelques sceptiques qui, déjà, cherchaient la vérité sous le symbole, prétendirent que le comte de Nordgau avait succombé aux suites d’une piqûre de serpent.
Plus tard, un moine, s’occupant de la chronique contemporaine, écrivait qu’en punition de sa conduite vis-à-vis de sa femme Adelinde, il avait été dévoré vivant par les vers, comme certain personnage de l’histoire sainte.
Un médecin s’en mêla ensuite, et, grâce à ses explications pathologiques, l’effet des charmes de la chanoinesse-serpent allant en s’amoindrissant de plus en plus, dès le troisième échelon, aboutissait simplement à une maladie vermiculaire, qu’il eût fallu traiter par la thériaque et les purgatifs.
Cependant il exista des femmes-serpents, bien avérées, mises hors de doute, des femmes-serpents, moitié serpents, moitié femmes, ainsi qu’il résulte d’une foule d’histoires authentiques, entre autres de l’aventure arrivée à un certain Léonhard, et recueillie par les frères Grimm.
Ce Léonhard, qui était bègue, mais honnête, et[376] d’une pureté de mœurs telle que la médisance elle-même n’avait jamais pu rien trouver à reprendre dans sa conduite, s’était égaré un jour en visitant de longs souterrains, pareils à des catacombes. Il se trouva tout à coup transporté dans une riante campagne au milieu de laquelle une belle fille se jouait, à moitié enfoncée sous l’herbe. Elle l’invita à venir se reposer près d’elle.
Trop innocent pour y entendre malice, Léonhard, par simple politesse, s’empressa de lui obéir, et s’aperçut alors (la hauteur de l’herbe l’avait d’abord dissimulée à ses yeux) que la jolie fille, ornée dans tout le haut de son corps de deux beaux bras à la peau soyeuse, et d’une poitrine éblouissante de blancheur, se terminait au-dessous des hanches, et tout à fait à son désavantage, par une queue écailleuse et serpentiforme. Il voulut se lever et fuir, mais cette même queue lui avait déjà enlacé les jambes.
La pauvre créature lui raconta alors son histoire, à laquelle il dut forcément prêter attention. Par la suite, il la répéta à tous ceux qui voulurent l’entendre, et d’autant plus longuement que, je l’ai dit, il était bègue.[377]
Née princesse, issue d’un sang royal, entourée d’affections et d’hommages, elle se croyait à l’abri de la mauvaise fortune, lorsqu’un magicien pervers l’avait mise dans l’état où il la voyait; cet état ne devait cesser, elle ne devait reprendre sa forme première que lorsqu’un beau jeune garçon de vingt à vingt-deux ans tout au plus, et d’une innocence parfaite, lui aurait donné trois baisers.
Léonhard était beau; elle lui demanda son âge.
Il devait avoir vingt-deux ans le jour même, à midi précis, et il était dix heures du matin. Deux heures de bon lui restaient donc encore, et il n’en faut pas tant pour donner trois baisers à une jolie fille. Mais, pris d’émotion, Léonhard bégaya si fort que peu s’en fallut que les deux heures passassent avant qu’il se fût complétement expliqué sur la date de sa naissance.
Quant au certificat de bonne vie et mœurs, il ne sut même pas ce qu’elle voulait lui dire. La princesse, qui s’y connaissait, en toute confiance lui tendit sa joue.
Sans trop d’hésitation, il lui donna un premier baiser.
Alors, soit que l’idée de sa délivrance prochaine agît vivement sur ses nerfs, la princesse-serpent, prise tout à coup de convulsions, se roula sous l’herbe avec des mouvements désordonnés. Effrayé, et les jambes libres cette fois, Léonhard s’enfuit loin d’elle; mais elle le rappela d’une voix si douce, mêlant à ses supplications de si belles promesses[378] d’or, d’argent, de trésors qui devaient être le prix du service signalé qu’il pouvait lui rendre, qu’il revint sur ses pas et lui donna le second baiser.
L’effet de celui-ci dépassa dix fois celui du premier; les yeux ardents, les narines dilatées, les joues gonflées et empourprées, haletante, le corps et les bras agités de convulsions frénétiques, elle se redressa, bondit, s’élevant, s’abaissant tour à tour sur sa queue en spirale, en sifflant, en poussant des cris affreux et lamentables, vrais cris de Mélusine.
Léonhard s’était sauvé à toutes jambes. Toujours courant, il avait franchi la plaine, sauté par-dessus les ruisseaux et traversé les souterrains dans toute leur longueur. Dès qu’il se sentit à l’abri des atteintes de ce monstre furieux, il s’arrêta, respira, étancha la sueur qui lui coulait du front, puis, tranquillisé, reposé, mieux avisé, il se demanda[379] s’il n’avait pas pris peur un peu à la légère. Que lui importait, après tout, que la princesse-serpent fut sujette aux convulsions et criât à fendre les oreilles d’un sourd. Ne lui avait-elle pas promis de le rendre riche à jamais? Léonhard était intéressé. La besogne aux deux tiers faite, allait-il la laisser inachevée quand sa fortune en dépendait? D’ailleurs, après ce troisième baiser, ne devait-elle pas reprendre, par en bas comme par en haut, sa forme de jeune fille? Alors qu’avait-il à craindre?
Il retourna donc sur ses pas; mais à peine dans le souterrain, il entendit l’horloge de l’église voisine sonner douze coups. Il était midi: il entrait dans sa vingt-troisième année. Il n’était plus temps.
Les devineresses, les marraines, les fées, les femmes fortes, les femmes-serpents, ne sont pas les seules que nous aurions peut être pour mission de passer ici en revue. Nous pourrions citer les femmes-cygnes, qui planaient dans les brumes du matin, enveloppées d’un manteau d’édredon; et la femme de la forêt, en l’honneur de laquelle on brûlait tous les ans une quenouillée de chanvre pour se mettre à l’abri de ses maléfices; et les éternueuses dans l’eau, auxquelles il fallait répondre trois fois: Dieu vous bénisse, pour sauver leur âme en peine; et les petites remueuses de mousse, qui n’échappaient à leurs ennemis, la femme de la forêt et le chasseur sauvage, qu’en s’abritant derrière des arbres marqués de trois croix par un bûcheron bienveillant. Mais nous avons hâte d’en finir.[380]
Cependant, puisque ce chasseur sauvage vient de se retrouver sur notre chemin, pouvons-nous tout à fait le passer sous silence?
C’est le sieur Hackelberg. Imprudemment, il avait demandé à Dieu d’échanger sa place en paradis contre le droit de chasser éternellement sur la terre. Pour le punir, Dieu l’a exaucé; et depuis ce temps, à grand bruit de meutes, de cors et de fanfares, sans repos, sans relâche, il chasse; il chasse, il chasse toujours, aujourd’hui comme hier; il chassera demain encore comme aujourd’hui; mais un même chevreuil qui lui échappe et lui échappera sans cesse et à tout jamais.[381]
Quel est le plus à plaindre, ou de cet éternel chasseur, ou de cet éternel gibier?
Combien d’autres auraient droit, ainsi que lui, au moins à une mention!
Et les condamnés à toujours rester debout; et les condamnés à danser toujours, autre sorte d’enchantés.
Croyez-vous maintenant mes matériaux complétement épuisés? Détrompez-vous. D’abord, j’aurais pu vous parler des animaux mythologiques; du bouc de Thor, qui, semblable au sanglier de la Valhalla, après avoir satisfait au rude appétit de son maître et de ses invités, jouissait du privilége de renaître dans toutes ses parties corporelles, pourvu toutefois qu’on eût grand soin de mettre les os à part.
J’aurais pu revenir avec plus de détails sur ce fameux Jormoungandour, le grand serpent de mer, encore existant de nos jours; qui en pourrait douter? L’équipage d’un vaisseau anglais, passagers, état-major et matelots compris, n’a-t-il pas attesté, par un procès-verbal en règle, l’avoir rencontré récemment dans les mers du Nord?
Et le Kraken, ce monstrueux cétacé qu’on pouvait facilement prendre pour une île habitable, et sur lequel d’imprudents navigateurs, un beau matin, débarquèrent, s’amarrèrent, déployèrent leurs tentes, dirent même la messe, sans qu’il bougeât, et qui ne commença à donner signe de vie qu’à la levée des ancres.[382]
Et les Griffons, ces parfaits symboles de l’avarice, sans cesse occupés à tirer de la terre des amas d’or et de pierres précieuses, dont, au péril de leur vie, ils se constituaient les gardiens et les défenseurs, quoique cet or et ces joyaux ne leur fussent bons à rien. Et Sleipner, le cheval à huit jambes d’Odin; et le chien garm, etc., etc.
Passant à un autre ordre d’espèces zoologiques, j’aurais pu citer le Saumon, dont le méchant Loki revêtit la peau écailleuse pour échapper à la juste vengeance des dieux après la mort de Balder; et ce merveilleux Esturgeon du Rhin, dont nos légendaires français ont eux-mêmes fait leur profit. Arrêtons-nous un instant devant ce merveilleux poisson.
Pour sauver son honneur, une jeune châtelaine a résolu de détruire sa beauté, sacrifice le plus grand, le plus héroïque, le plus calamiteux qu’une femme puisse accomplir. Aussi, le moment d’agir venu, le courage lui manque-t-il. Mais si elle n’ose se faire laide, elle se fera infirme du moins. Elle pose son poignet sur le rebord de sa fenêtre donnant sur le Rhin, frappe d’un coup de hache sa main qui sursaute dans le fleuve, et l’intrépide innocente, de son moignon sanglant terrifie son infâme persécuteur. Ici apparaît l’esturgeon. Cet esturgeon providentiel a vu tomber la main; il l’a engloutie dans son estomac vorace, mais avec l’arrière-pensée de la restituer sept ans après, intacte, à sa vraie propriétaire, et de témoigner par là de sa[383] vertu surhumaine. C’est ce qui eut lieu en effet, les sept ans d’épreuve écoulés, à Rome, par-devant le pape et les cardinaux assemblés. On ne comprend pas tout d’abord comment des eaux du Rhin l’esturgeon a pu passer dans celles du Tibre, mais en ces sortes d’histoires, il faut bien se garder de chercher à toujours comprendre.
La châtelaine et l’esturgeon ont fourni le sujet du fameux roman de la Manekine, et, plus tard, un drame-mystère pour le théâtre français du moyen âge.
Avant de mettre enfin un terme à ces récits, ne dirai-je pas un mot sur le Monde des Morts, qui, dans certaines nuits consacrées, fréquente les églises où se réunit dans des repas silencieux? sur le Monde des Spectres, dont Jung-Stilling a recueilli les annales et tracé la législation?[384]
Les spectres peuvent imiter les mouvements de l’homme, marcher, courir et même sauter, mais ils restent impuissants contre tout objet matériel; ils ne changeront de place ni une table, ni une chaise, ni un fétu de paille. Tous leurs efforts réunis ne parviendraient pas à faire vaciller la flamme d’une bougie. Rassurons-nous donc sur le compte des spectres; ils ne peuvent ni bouleverser notre mobilier, ni serrer d’une manière inquiétante le nœud de notre cravate.
Puis-je me taire complétement sur le Monde des Ombres, plus terne, plus effacé encore que celui des spectres? Aussi n’en citerai-je que ce fait, conservé par une tradition hollandaise. Le maître sonneur de la ville d’Harlem, surpris au cabaret par sa femme, s’enfuit si vite devant elle que son ombre n’eut pas le temps de le suivre et resta empreinte sur la muraille, comme en ont témoigné alors, par attestation et signature, le bourgmestre, les échevins et les principaux notables de l’endroit.
Malgré ces témoignages respectables, peut-être pourrait-on mettre en doute l’authenticité de cet accident curieux, dont Hoffman, je crois, a tiré parti dans un de ses contes; mais avant Hoffman, avant le maître sonneur de la ville d’Harlem, le dieu Fô n’avait-il pas laissé son ombre dans je ne sais quelle ville de l’Indostan, en guise de carte de visite? Nous avons beau faire, rien de nouveau sous le soleil; et tous nos faits mythologiques ou anecdotiques[385] les plus merveilleux ont traversé l’Inde avant d’arriver jusqu’à nous.
Je pourrais aussi vous raconter.... mais tout dire c’est dire trop. Marquons ici notre dernière halte. Adieu, lecteur, et que le ciel te conserve sain de corps et d’esprit.
ENVOI
A M. ANTOINE MINOREL
CHIMISTE, MATHÉMATICIEN ET PHILOSOPHE ERRATIQUE
[389][388]
Les savants et les philosophes nous ont toujours été contraires. Ils ont fini par prouver que les géants étaient beaucoup plus rares qu’on ne le[390] pensait généralement; que le chêne sacré était un chêne comme un autre, et le frêne Ygdrasil un frêne invraisemblable; que les bruits des vents et de la tempête ne sont pas dus seulement aux cris des huarts noirs et aux aboiements des meutes du chasseur sauvage. Philosophes et savants, par vous nos pères se sont laissé persuader que les éruptions des volcans ont d’autres causes déterminantes que les luttes acharnées des sorciers et des démons, se disputant l’empire des enfers; que l’arc-en-ciel n’a pas toute la solidité qui convient à un pont; et autres démonstrations analogues.
Jusque-là il n’y avait trop rien à dire.
Cependant, peu à peu, de tous ses domaines célestes, la mythologie du nord n’en avait plus conservé qu’un seul, l’Aurore boréale.
L’aurore boréale, emblème poétique et saisissant, était un reflet de la Valhalla, l’ombre éclatante de tous ces divins fronts rayonnants, le produit splendide des lueurs, des étincelles, des éclairs jaillissant des épées dans les mêlées incessantes des héros et des dieux.
A cette explication, claire et plausible, la science ne trouvait pas un mot à répondre; de l’aurore boréale, elle ne savait rien, absolument rien!
L’aurore boréale restait donc le dernier abri, la forteresse inexpugnable de notre mythologie!
Tout à coup, précédé d’une rumeur étrange, un homme sinistre descend des Alpes. Cet homme sinistre, à l’œil sombre, à la barbe inculte et di[391]visée en deux pointes, c’était toi, Antoine; d’après cette rumeur étrange, l’aurore boréale ne devait plus être considérée désormais que comme un amas de particules de glace flottant dans les régions supérieures de l’atmosphère; cette doctrine, subversive de tout principe mythologique, tu l’avais ramassée à la suite d’un certain physicien de Genève appelé de Laville, je crois; tu la propages, tu l’exaltes, tu parles de calorique, d’électricité, de magnétisme terrestre; les badauds de la science t’écoutent la bouche grande ouverte; ils applaudissent à la découverte du Génevois, devenue la tienne, et, grâce à lui, grâce à toi, s’écroule le dernier rempart de la mythologie du nord! Voilà de vos prouesses à vous autres!
Ainsi dépossédée, où la mythologie se réfugiera-t-elle?... Où? Dans la mémoire et dans la conscience des peuples!
Tu hausses les épaules, Antoine; tu prends tes grands airs de philosophe sceptique et railleur, en roulant ton éternelle cigarette! Selon toi, toutes les mythologies du monde n’ont jamais été que les romans-feuilletons du passé, affaires de conteurs et de poëtes, pour amuser l’imagination des oisifs et servir de prétexte aux fêtes populaires. Personne, même parmi la plèbe des villes et des campagnes, ne les a jamais prises au sérieux; et nous autres, mythologues, nous ne sommes que des collectionneurs de vieux rêves évanouis, de neiges fondues, de brouillards dissipés et de fusées éteintes.[392]
Ne l’as-tu pas dit, traître?
Eh bien, intéressé aujourd’hui à rendre aux études de ce genre toute leur importance relative, je prétends, non glorifier ces rêves, Dieu m’en garde, car combien de fois, les passant en revue, je me suis efforcé d’en rire pour ne pas en pleurer, mais je prétends témoigner contre toi de leur influence, de leur durée, mieux encore, te prouver qu’en niant leur puissante action sur le peuple, tu t’es mis en contradiction flagrante avec toi-même.
En naissant, tous autant que nous sommes, nous voyons les objets dans le sens opposé à celui qu’ils ont naturellement, c’est-à-dire à l’envers. Cette grande vérité physiologique, c’est toi qui me l’as enseignée, mon maître. A ce propos, tu m’as même cité Platon. Platon, que tu approuves, va plus loin. Dans les phénomènes physiques de l’univers, selon lui, tout se meut en complète harmonie; chez l’homme, au contraire, les phénomènes de l’ordre moral inclinent de leur propre mouvement vers le chaos, c’est à-dire vers la déraison.
Si Platon et toi vous êtes dans le vrai, alors, Antoine, quoi d’étonnant que les classes laborieuses, infimes, de la société, n’ayant guère le temps de s’occuper du redressement de leur intelligence contrefaite, laissées même, par un calcul égoïste de tant de gouvernements successifs, dans une ignorance, dans une obscurité pleines de visions et de fantômes, se soient, surtout dans les pays de la rê[393]verie et du mysticisme, abandonnées à cette multitude de folies superstitieuses?
L’Allemagne a gardé bon souvenir de Thor et de son marteau; j’en ai déjà parlé dans cet ouvrage, plus sérieux qu’il ne paraît l’être, et que, pour ton instruction, je te conseille de lire et de relire. Fidèle à son souvenir, à la fin du seizième siècle, même en adoptant le calendrier grégorien, en dépit de toutes les réclamations du clergé catholique, elle exigea qu’un des jours de la semaine fût spécialement consacré au fils aîné d’Odin et de Frigg, et le jeudi s’y nomme encore Thorsdag. L’Angleterre a suivi cet exemple; Thursday signifiant de même le jour de Thor.
Dans certains pays du nord, l’Odins’dag figure aussi dans les almanachs.
Cela t’étonne, et tu t’imagines peut-être que la vieille Germanie seule résiste avec tant d’opiniâtreté dans ses entêtements mythologiques? Comme l’astronome de la fable, comme tous les savants, du reste, absorbé dans tes équations et tes supputations, tu as perdu la connaissance de ce qui se passe près de toi, autour de toi. Est-ce que chez nous, en France, comme chez nos voisins du midi, la dénomination des mois, celle des jours de la semaine, ne sont pas aujourd’hui, et pour longtemps encore sans doute, empruntées, sinon à la théogonie scandinave, du moins à celle des Grecs et des Romains, à Mars, à Vénus, à Mercure? De même que l’Allemagne est restée indienne et druidique, nous avons[394] gardé cette empreinte romaine, si vigoureusement apposée par César sur la Gaule.
Hier encore, nos usages, nos arts, notre littérature, les expressions de notre langage, tout n’était-il pas païen aux trois quarts? En dehors du calendrier, sommes-nous complétement christianisés aujourd’hui?
Le paganisme romain a persisté parmi les peuples de race latine aussi bien que l’autre parmi les nations d’origine germanique ou scandinave. Pour le prouver, il me suffira d’évoquer ici un mythe, un seul, afin de circonscrire la dissertation dans d’étroites limites, tout en lui laissant cependant sa marche régulière et chronologique.
Eh bien, Antoine, choisis toi-même le sujet!... Voyons, cherche!... La barque à Caron te va-t-elle?... Oui?... Va pour la barque à Caron!
J’agis ici, je le sais, un peu à la manière des tireurs de cartes, qui ont toujours soin de vous en faire choisir une à leur convenance quand vous avez pensé la prendre au hasard. Peu importe! Nous n’y regardons pas de si près. La barque à Caron est justement la carte qu’il me fallait! Cela me suffit, et j’entre en matière.
Dès les premiers siècles du christianisme, au rapport de l’historien Procope, l’héritage du vieux Caron, l’emploi de passeur d’âmes, s’était partagé entre plusieurs marins caboteurs de nos provinces picardes ou neustriennes des bords de l’Océan.
Quand minuit sonnait, le patron à qui échéait le[395] service durant cette nuit entendait frapper trois coups à sa porte. Il ouvrait et ne voyait personne; mais une voix faible, à peine articulée, une voix de l’air, lui demandait si sa barque était prête.
La barque vide flottait, déjà attachée au rivage.
Alors la voix mystérieuse faisait un appel auquel des êtres invisibles, les âmes des défunts sans aucun doute, ne répondaient qu’en prenant place dans l’esquif, toujours vide en apparence. A mesure que ces étranges passagers y affluaient, le bateau plongeait peu à peu sous leur poids. La barque suffisamment lestée, le patron montait à bord, hissait la voile, saisissait le gouvernail et mettait le cap sur une des îles de la Grande-Bretagne.
Ce paquebot fantastique arrivé à destination, la même voix faisait de nouveau l’appel; on entendait comme un léger frôlement sur un des bords de l’embarcation, qui s’élevait de plus en plus sur les flots, à mesure que ses passagers invisibles, non pas impondérables, prenaient possession du rivage.
C’était vers l’Irlande que se dirigeaient quotidiennement ces cargaisons d’âmes; elles prenaient ensuite le chemin de cette caverne célèbre, appelée plus tard le purgatoire de saint Patrice, et qui passait alors pour la porte principale de l’enfer.
Ainsi, la barque à Caron était encore de service quand lui-même, devant les premières ferveurs de la religion nouvelle, avait jugé prudent de s’effacer et de faire le mort. Patience! il va reparaître. Où cela? Partout. Sans vouloir le suivre[396] dans toutes ses apparitions, disons que, dès la fin du treizième siècle, un grand poëte chrétien, le Dante, de sa pleine autorité, avait rétabli le vieux Caron comme nautonier de son Enfer. Après lui, dans cette même Italie, mieux encore, dans la ville catholique par excellence, et travaillant sous les yeux d’un pape, Michel-Ange, un savant, un artiste sublime, le représentait dans son tableau du Jugement dernier en même temps que Dieu, le Christ, la Vierge et les saints. Sans Caron, pas d’enfer possible! telle était encore l’opinion de Rome chrétienne au quinzième siècle.
Nous traverserions pas à pas tout le moyen âge, qu’à toutes les époques, sous tous les régimes, nous retrouverions le vieux nautonier, sa barque et son obole. Tout cela n’est-il pas devenu proverbial chez nous? La barque à Caron ne fournissait-elle pas encore naguère le couplet final obligé de toutes nos chansons à boire? Quant à son obole, nous y arrivons.
Dans son Histoire des sépultures nationales, Legrand d’Aussy rapporte que le clergé de France, ne pouvant détruire parmi les gens de la campagne l’usage du Naulus, c’est-à-dire de l’obole destinée à payer le passeur d’âmes, avait ordonné que: «au lieu de mettre une pièce de monnaie dans la bouche du mort, on y mettrait une hostie consacrée.»
Sauval, dans ses Antiquités de Paris, à la date de 1630, nous apprend qu’en fouillant de vieux cimetières, dans le clos des Carmélites, et à Notre-[397]Dame des Champs, on trouva une quantité de défunts ayant encore leur obole entre les dents.
Ces graves autorités ne te suffisent-elles pas? Eh bien, sceptique, sache donc que dans mon fameux voyage à Châlon-sur-Saône, j’ai séjourné dans un village de la Bourgogne, où j’ai vu, de mes yeux vu, acquitter encore la contribution du Naulus!
Que si ton incrédulité s’opiniâtre à nier l’évidence résultant de toutes ces preuves accumulées, si tu ne crois ni à Sauval, ni à Legrand d’Aussy, ni à Michel-Ange, ni à Dante, ni à ton serviteur et ami, sais-tu, Antoine, à qui je te renverrai en dernier ressort? A toi-même, oui, à toi!
Te le rappelles-tu, un jour, dans l’église d’un chef-lieu de canton des environs de Paris, tous deux, assistant à un convoi, nous avons, non sans quelque surprise, vu l’officiant recevoir des mains du bedeau un pain et une bouteille de vin à l’intention du mort. Je n’étais pas mythologue alors et je laissai passer la chose sans trop m’en émouvoir; mais, cette fois, s’il ne s’agissait pas directement de Caron, nous nagions du moins dans des eaux analogues; c’était évidemment un écho de la vieille Rome, et même de la vieille celtique qui arrivait jusqu’à nous.
Eh bien, crois-tu maintenant que nous en ayons fini avec toutes ces neiges fondues et ces brouillards évanouis? Antoine, dans notre beau pays, pays des lumières et du progrès, où il faut du nouveau coûte que coûte, où l’on songe sérieusement à se[398] débarrasser des errements de l’ère moderne, tu le vois, nous sommes loin encore d’être tout à fait délicotés de ceux de l’ère ancienne.
Combien de siècles, combien de générations de philosophes, de sages magistrats, d’opiniâtres confesseurs faut-il donc pour faire disparaître complétement de chez un peuple ses anciennes habitudes religieuses, alors même qu’elles ne sont plus que de la mythologie?
Sur les bords du Rhin, si le peuple se rappelle encore ses Elfes, ses petits Nains, ses Kobolds, nos paysans, quoique devenus rétifs devant leurs curés, quoique laissant à leurs femmes seules le soin de fréquenter les églises, ne croient pas moins aujourd’hui aux sorcières et aux jeteurs de sort.
Le besoin de croire est plus fort que la mauvaise volonté des hommes. On n’est jamais incrédule que d’un côté.
Ami, cette grande vérité ne s’applique pas seulement à ces pauvres ignorants, utiles et laborieux, qu’on appelle le peuple. Parmi les classes élevées, instruites, favorisées par la richesse, par le loisir, l’incrédulité, soi-disant philosophique, est venue s’établir, et, tour à tour, Gessner, Cagliostro, Mesmer, les thaumaturges, les magnétiseurs, les tables tournantes, les esprits fluidiques, les esprits frappeurs, sont arrivés juste au moment où vous autres, les esprits forts, vous pensiez avoir fait table rase de toutes nos superstitions.
Que conclure de cela? En vérité, j’ai grande[399] envie de me rallier à ton système, comme à celui de Platon, touchant les aberrations natives de l’humanité.
Bien insensé fut-il celui qui, le premier, s’imagina de déclarer l’homme un animal raisonnable; un animal susceptible de raisonnement, oui, à la bonne heure! voilà ce qu’il fallait dire! L’homme raisonne, et raisonne parfois juste, mais à la condition qu’il aura appris à raisonner, en soumettant son esprit et ses passions à une sage discipline; qu’il aura imposé silence aux fantaisies de son imagination; qu’il aura cherché Dieu dans la nature, dans la vérité, dans sa conscience, non chez les poëtes ou les mythologues.
Telle est, mon ami, la moralité que j’ai cru devoir faire ressortir de la Mythologie du Rhin.
Stolzenfels (bords du Rhin), 1860.
Marly-le-Roi, 1861.
I. | Époque primitive.—Premiers colons du Rhin.—Des savants à l’école.—De la langue sanscrite et du bas-breton.—Un dieu fainéant.—Divinités microscopiques.—Culte des arbres.—Des arbres de naissance et des arbres de mort | 3 |
II. | Des druides et de leur doctrine.—Ésus.—Le chêne sacré.—Le tilleul de Pforzheim.—Une plante de l’opposition.—Du gui et de l’anguinum.—L’oracle de Dodone.—Chevaux immaculés.—Les druidesses.—Un électeur en retard.—Institution philanthropique des sacrifices humains | 25 |
III. | Visite a la terre des aïeux.—Les deux rives du Rhin.—Pierres druidiques.—La noce et l’enterrement.—Culte nocturne.—Un vitrier demi-dieu.—Le duel de société.—Une compatriote d’Aspasie.—Boudoir d’une dame celte.—Récit du barde.—Teutons et Titans.—Tremblement de terre | 51 |
IV. | Invasion des dieux de Rome en Germanie.—Drusus et la druidesse.—Grande découverte philologique au sujet du Teutatès gaulois.—Transformations de toutes sortes.—Irmensul.—Le Rhin divinisé.—Les dieux franchissent le fleuve.—Druides de la troisième époque | 85 |
V. | Le monde avant et depuis Odin.—Naissance d’Ymer.—Les Géants de la Gelée.—Une bûche fendue en deux.—Le premier homme et la première femme.—Le frêne Ygdrasil et sa ménagerie.—Les trois joyaux de Thor.—L’épée enchantée de Freyr.—Un souvenir de la garde nationale de Belleville.—Histoire de Kvasir et des deux [402]nains.—Miel et sang.—Invocation | 113 |
VI. | Biographies résumées.—Un dieu clairvoyant.—Un dieu rayonnant.—Tyr et le loup Fenris.—Hôpital de la Valhalla.—Pourquoi Odin était-il borgne?—Les trois Nornes.—Mimer le Sage.—Une déesse mère de quatre bœufs.—Les galanteries d’Heimdall, le dieu aux dents d’or | 141 |
VII. | Ciel et Enfer.—Les Valkyries.—Divertissements dans la Valhalla.—Porc et sanglier.—Un enfer gelé.—Mort de Balder.—Dévouement de Frigg.—La forêt aux arbres de fer.—Crépuscule des dieux.—Les pommes d’Iduna.—Chute du ciel et fin du monde.—Réflexions sur cet événement.—Petit bonhomme vit encore | 161 |
VIII. | Comme quoi les dieux de l’Inde ne vivent qu’un kalpa, c’est-à-dire la durée d’un monde à l’autre.—Comme quoi le dieu Wishnou était borgne.—Comme quoi les Celtes et les Scandinaves admettaient la métempsycose, à l’instar des Indiens.—Comme quoi Odin, avec ses émanations, procède du dieu Bouddha.—Du Mahabarata et du Ramayana.—Chronologie.—Age du monde.—Tableaux comparatifs.—Citations.—Preuves à l’appui.—Un cénotaphe | 193 |
IX. | Confédération de tous les dieux du Nord.—Liberté des cultes.—Le christianisme.—Miserere mei, Jesus!—Dénombrement à la façon d’Homère.—Les dieux prussiens, slaves et finlandais.—Le dieu des cerises et le dieu des abeilles.—Une femme d’argent.—Chant de noce d’Ilmarinnen.—Un dieu squelette.—Le pilon et le mortier de Yaga-Baba.—Préliminaires de la bataille.—La petite chapelle de la colline.—Signal de l’attaque.—Jésus et Marie | 199 |
X. | Marietta et l’Églantine.—Ésus et Jésus.—Amalgame.—Un catéchumène.—Défense de se nourrir de la chair du cheval.—Les évêques-soldats.—Interruption.—Rentrez chez vous, bonhomme!—Rôle de la Prusse dans la mythologie du moyen âge.—Tybilinus, le dieu noir.—La petite fleur bleue | 226 |
XI. | Esprits élémentaires de l’air, du feu et de la terre.—Des sylphes, de leurs divertissements et de leurs usages domestiques.—La petite reine Mab.—Les follets.—Elfes clairs et elfes noirs—Véritable cause du somnambulisme naturel.—La fiancée du vent.—Le feu grisou.—Maître Hœmmerling.—Le dernier gnome | 241 |
XII. | Esprits élémentaires des eaux.—Pétrarque à Cologne.—Jugement de Dieu par l’eau.—Des Nixes et des Ondines.—Une permission de dix heures.—L’Ondine au pied blanc.—Toc, toc! hâtez-vous!—Horribles mystères du Rhin.—La cour du grand Nichus.—Nixcobt, le messager des morts.—Ses joyeux tours.—Je me [403]mets à la recherche d’une Ondine | 257 |
XIII. | Esprits familiers.—Le Butzemann.—La bonne dame Hollé.—Les kobolds.—Un kobold au service d’une cuisinière.—Zotteraies et petites dames blanches.—Les killecroffs, fils du diable.—Anges blancs.—Les désirs satisfaits, fable | 283 |
XIV. | Les géants et les nains.—Duel d’Éphesim et de Grommelund.—Nains de cour et petits Nains.—Les fils d’Ymer.—Les moissonneurs invisibles.—Histoire du nain Kreiss et du géant Quadragant.—Comment les géants se mirent au service des nains | 305 |
XV. | Des enchanteurs et des enchantés.—Voyage d’Asa Thor et de ses compagnons.—L’hôtellerie aux cinq corridors.—Skrymner.—Un gant perdu et retrouvé.—Arrivée à la grande ville d’Utgard.—Lutte du dieu Thor contre la nourrice du roi.—Frédéric Barberousse au Kisfhauser.—Teutonia! Teutonia!—Ce que sont devenus les anciens dieux.—Vénus et le bon chevalier Tannhauser.—Jupiter dans l’île aux lapins.—Un dieu de nos jours | 335 |
XVI. | Les femmes missionnaires, les femmes prophétesses, les femmes fortes, les femmes serpents.—Mythologie de l’enfance.—Les marraines.—Les fées.—La baguette magique et le manche à balai.—La fiancée du Kinast.—Un mari au clou.—Les trois baisers de Léonhard.—Le Monde des Morts, le Monde des Spectres, le Monde des Ombres.—Les animaux mythologiques | 361 |
Envoi a M. Antoine Minorel, chimiste, mathématicien et philosophe erratique | 387 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris.—Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus, 9.