The Project Gutenberg eBook of Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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Title: Lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

Author: Edmond About

Release date: December 12, 2021 [eBook #66927]

Language: French

Credits: Clarity, Joël Savary and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UN BON JEUNE HOMME À SA COUSINE MADELEINE ***

LETTRES

D’UN

BON JEUNE HOMME

A

SA COUSINE MADELEINE


Paris. — Imprimerie A. Wittersheim, rue Montmorency, 8.


Au lecteur :

LETTRES D’UN BON JEUNE HOMME A SA COUSINE MADELEINE

TABLE DES MATIÈRES

NOTES DE TRANSCRIPTION


LETTRES
D’UN
BON JEUNE HOMME
A
SA COUSINE MADELEINE

RECUEILLIES ET MISES EN ORDRE

PAR

EDMOND ABOUT

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

1861

Tous droits réservés

[p. i]

A CHARLES EDMOND

Mon cher ami,

Vous avez suivi notre pauvre Valentin depuis ses débuts jusqu’à sa mort, et je ne crois pas qu’il ait eu un ami plus dévoué que vous, si ce n’est moi.

Lorsqu’il nous arriva de Quevilly, fort ignorant de la vie et bon jeune homme dans toute la sincérité du mot, vous l’avez dissuadé, comme moi, de gaspiller son encre dans les journaux de tapage. Il nous échappa cependant, l’espace de deux ou trois mois ; mais il revint bientôt, désabusé et vieilli. Il a brûlé de ses propres mains les premières lettres qu’il avait publiées : c’est pourquoi vous ne les trouvez pas ici.

Un peu plus tard, quand un homme de bien et un publiciste éminent fonda l’Opinion nationale, Valentin fut assez heureux pour suivre la fortune de M. Guéroult [p. ii] et travailler sous sa direction. Durant une année, il publia, en style courant, et sous une forme un peu trop légère, des idées qui ne manquaient ni de hardiesse ni de maturité. Il donnait son avis sur la question du moment et ne craignait pas, à l’occasion, d’attacher le grelot. C’est ainsi qu’il eut le bonheur de provoquer l’arrêté ministériel qui arrachait à la destruction les tableaux du Louvre.

Si vous trouvez le temps de relire les vingt-quatre lettres que je publie aujourd’hui sous le patronage de votre amitié, vous reconnaîtrez que, pour un simple conscrit, notre ami avait fait une campagne assez honorable. Il avait pris parti pour Raphaël et Rubens contre M. Villot, pour la méthode Chevé contre la routine musicale, pour l’enseignement professionnel contre la routine universitaire, pour le libre échange contre la prohibition, pour les malheureux Parisiens contre le préfet de la Seine, pour le Trésor contre l’entreprise des Monnaies, pour les Italiens contre leurs maîtres, pour les médecins contre les homœopathes et pour la liberté de la presse contre vous savez qui.

Un penchant irrésistible, surtout dans les derniers mois de sa vie, l’entraînait vers les questions politiques. Mais il lui fut toujours difficile, pour ne pas dire impossible, de dire ouvertement ce qu’il pensait. Lorsqu’on écrit dans un journal et qu’on peut d’un seul mot ruiner une grande entreprise, on a les mains liées par l’intérêt d’autrui.

[p. iii]

Valentin s’exprimait assez librement sur la politique étrangère. Il ne craignait point de publier ses sympathies pour les nations opprimées en Italie, en Hongrie et dans votre glorieuse et infortunée Pologne. Il a pu prédire aux Italiens une destinée qui s’accomplit aujourd’hui, et dessiner sur le papier la carte de l’Europe telle que nous la verrons dans trois ou quatre ans. Mais lorsqu’il touchait au gouvernement chatouilleux de la France, il avait beau prendre des gants de la peau la plus douce, il manquait rarement de se faire donner sur les doigts.

Cependant il n’était pas un révolutionnaire de la dangereuse espèce. Il pensait, je l’avoue, que la République est un bien joli gouvernement ; mais il croyait aussi qu’on doit prendre le temps comme il vient et tirer le meilleur parti possible du gouvernement que l’on a.

L’empereur Napoléon III ne lui ayant jamais fait ni bien ni mal, il le jugeait sans passion et ne voyait en lui ni un tyran ni un dieu. Une étude approfondie de l’histoire contemporaine l’avait conduit à supposer que la politique impériale, si ferme et si inflexible en apparence, pourrait bien être un roseau peint en fer. Il s’imaginait, bien à tort sans aucun doute, qu’il suffisait d’un choc, d’un souffle, d’un rien, pour faire pencher vers la révolution ou vers la réaction les maîtres d’un grand empire. Et le pauvre garçon écrivait naïvement ses petites lettres comme si elles avaient dû aller à Quevilly en passant par les Tuileries, Compiègne ou Saint-Cloud.

[p. iv]

Quelquefois, pour faire excuser une vérité un peu hardie, il lançait deux ou trois mots polis à l’adresse des hommes qui nous gouvernent. Mais quel n’était pas son désappointement lorsqu’en lisant le journal il ne trouvait plus que les petits mots gracieux et nulle trace de cette vérité hardie qui devait passer sous le pavillon de la politesse ! Souvent aussi on lui rendait des articles tout entiers, que la direction prudentissime n’osait insérer dans le journal.

Ces contrariétés ne l’ont pas conduit au tombeau, car nous sommes loin de 1830, et l’on ne meurt plus pour si peu. Mais vous savez comme moi que notre ami s’est éteint assez tristement, peu satisfait de la vie et surtout de la politique, mécontent des idées et des personnages qui prévalaient alors et persuadé que les hommes ne sauraient être sains et bien portants dans un édifice sans toiture.

Pauvre Valentin ! c’est le 23 novembre qu’il est mort, à la veille de ces glorieux décrets qui lui auraient rendu le courage et la vie. J’achèverai sa tâche, si je le peux, maintenant qu’il est permis d’écrire.

EDMOND ABOUT.

[p. 1]

LETTRES

D’UN

BON JEUNE HOMME

A

SA COUSINE MADELEINE


I
LE BEAU PAYS DE BADE

De mon respect pour les journaux. — Opinion de la presse française sur Bade et son gouvernement. — Je voyage par admiration. — Passage du Rhin. — Je me lie d’amitié avec un honnête Allemand. — De quelques usages allemands qui ne se retrouvent pas chez nous. — Contrebande, contrefaçon, loterie, fausse monnaie, etc., etc. — Bon conseil que je n’ai pas suivi. — Promenade solennelle des wagons allemands. — Bade et ses hôtes. — Mélancolie publique. — Une personne dont on dit du mal et un homme dont on dit du bien. — Elle. — Je la trouve. — Bataille. — Défaite. — Arrestation. — Lui. — Je pars sans l’avoir vu. — Un souhait en l’air.

Ma chère cousine,

Je lis les feuilles avec le plus profond respect, et toute parole imprimée est pour moi parole d’Évangile. Ne [p. 2] savons-nous pas depuis longtemps que MM. les rédacteurs aimeraient mieux se couper le poing que de tromper la crédulité publique ? D’ailleurs, j’ai entendu dire dans plusieurs cafés que le journalisme est un sacerdoce.

Or, il y a quasiment trois mois que tous les journaux de Paris célèbrent à l’unisson une petite ville d’Allemagne appelée Bade. Les uns admirent la beauté sauvage de ses environs, la solitude de ses forêts, la majesté des ruines qui l’entourent, la salubrité de ses eaux, la douceur de son climat, le silence, la paix et le recueillement qu’on y goûte. Les autres sonnent une fanfare retentissante en l’honneur des bals, des spectacles, des symphonies, des chasses, des courses, des feux d’artifice et du brouhaha plein de charmes qui remplit cet adorable enfer.

Un sceptique serait peut-être alarmé de ces descriptions contradictoires. Pour moi qui ai le cœur simple et l’esprit conciliant, j’ai compris que chacun, suivant ses goûts, trouvait à Bade le silence ou le bruit, la cohue ou la solitude, et que tout le monde y était content. Lorsque j’entendais louer les mœurs simples, l’hospitalité et le désintéressement des indigènes, je me rappelais les ballades du moyen âge et les contes du bon chanoine Schmidt ; j’étais heureux d’apprendre que rien n’avait [p. 3] changé et qu’on trouvait encore au delà du Rhin l’Allemagne au cœur d’or, l’Allemagne aux yeux bleus. Quand je lisais dans une correspondance de Bade : « La ville est pleine de ducs, de grands-ducs, d’archiducs ; nous ne les comptons plus que par douzaines. Il y en a dans tous les hôtels ; on les rencontre à la Conversation par compagnies de sept ou huit ; il est permis de les toucher avec la main et même de leur taper respectueusement sur le ventre ; » je me disais avec une pointe d’orgueil démocratique : « Qu’est-ce que cela prouve ? Que le siècle a marché, et que la bonne Allemagne est à la tête du progrès. »

Quand j’apprenais qu’un pauvre Italien est arrivé à Bade avec vingt sous dans sa poche et qu’il en est parti millionnaire, je souriais finement, et je pensais en moi-même : « Pourquoi s’en étonner ? ne faut-il pas s’attendre à tout dans un pays gouverné par le plus magnifique des monarques ? Ce Bajazet ou Bénazet que les journaux exaltent à l’envi, ce prince qui donne les plus belles fêtes de l’Europe dans des salons dignes de Louis XIV, cet ami des arts qui commande des comédies et des opéras-comiques pour l’ébattement de sa cour, ce sportsman qui jette quatorze mille francs en litière à un cheval qui a bien couru, ne devait-il pas [p. 4] faire quelque chose pour la malheureuse Italie ? »

Voilà, ma chère cousine, l’opinion que les journaux m’avaient faite sur Bade et son souverain. Je présume que tous les Français sont dans les mêmes idées, puisqu’ils vont puiser la vérité aux mêmes sources que moi.

Tu comprendras le désir irrésistible qui m’a poussé un beau matin vers la petite ville et le grand homme dont on parle si avantageusement tous les étés. Je suis parti comme un boulet. Que dis-je ? comme un caissier. C’est au point que dans ma hâte j’ai oublié d’aller voir midi à la belle horloge de Strasbourg.

Quand l’omnibus de Kehl aborda la rive droite du Rhin, mon cœur battit, mes yeux se mouillèrent : « Salut, m’écriai-je en moi-même, salut ! pensive Allemagne ! séjour de la bonne foi et de la simplicité ; patrie des vertus naïves ; sanctuaire des souvenirs innocents ! Reçois un étranger que le hasard a fait naître en France, mais qui méritait de voir le jour au milieu des honnêtes Germains ! » Peut-être avais-je pensé un peu haut, car tous les voyageurs de l’omnibus se mirent à me regarder. Mon voisin me tendit la main et me dit :

— Monsieur, nous sommes faits pour nous entendre ; touchez là.

Comme il parlait mal la langue allemande, je reconnus [p. 5] qu’il était Allemand du grand-duché de Bade. Sa figure me plut au premier coup d’œil, et son costume aussi. Ses traits semblaient avoir été ébauchés à coups de couteau par un artiste de la contrée. Ses pieds longs, larges et plats étaient de ceux qui s’appuient fortement sur la terre patrie et couvrent une vaste étendue de sol natal. Des bas de laine noire, une culotte de drap bleu, un gilet rouge à boutons de cuivre, une redingote tombant jusqu’aux talons et une casquette de loutre achèveront de te peindre ce vieil Allemand de l’âge d’or. Nous eûmes bientôt fait connaissance : donnez-moi un homme de cœur, et, avant cinq minutes, j’en fais mon ami.

Il m’offrit si cordialement un verre de bière, que je me fis un plaisir de manquer le train pour le suivre dans sa maison. C’était une maison de commerce, bien fournie en marchandises de toute sorte et de tout pays : vins, liqueurs, cristaux, cigares, librairie, épicerie, coutellerie, il y avait de tout dans ce magasin. La politesse me commandait d’y faire quelques emplettes. Je jetai mon dévolu sur certains cristaux de Bohême que je destinais à ton étagère ; mais l’énormité des droits à payer me retint.

— Qu’à cela ne tienne, s’écria mon nouvel ami : [p. 6] nous les ferons entrer sans la permission de la douane.

— En contrebande ?

— Bien sûr.

— Est-il Dieu possible ! Honnête Allemand, vous faites la contrebande ?

— Hélas ! monsieur, à quoi me servirait-il d’être Allemand, si je ne la faisais pas ?

Je demeurai confus. A mon sentiment, la contrebande est un vol. Mais je ne voulus pas le dire à ce brave homme, de peur de l’affliger.

— Ainsi, repris-je d’un air indifférent, vous faites tort au gouvernement français de tous les droits qu’il aurait à percevoir sur vos marchandises ?

— Je m’en flatte, et il n’y a pas un Allemand qui ne raisonne comme moi. Nous aimons les Français individuellement, mais nous n’aimons pas le gouvernement de la France. Obliger les individus en fraudant l’administration, c’est double plaisir.

Il y avait dans cet argument je ne sais quoi de spécieux qui m’éblouit.

— J’espère au moins, lui dis-je, que vous vous abstenez de faire tort à votre gouvernement ?

Il me regarda en homme qui ne comprend pas. Je développai ma question.

[p. 7]

— Voici, lui dis-je, du vin de Champagne, de l’eau-de-vie de Cognac, des cigares de la Havane, des rasoirs anglais, du thé : je ne doute pas que toutes ces denrées étrangères n’aient payé des droits à Bajazet, je veux dire au gouvernement du grand-duc.

Le digne Allemand se mit à rire, et de si bon cœur, que je partageai son hilarité sans savoir pourquoi.

— Ça ! criait-il en montrant du doigt les marchandises que j’avais nommées ; ça ! c’est allemand comme ma casquette, et ça n’est jamais venu de l’étranger.

— Quoi ! ce vin de Champagne ne vient pas de la Champagne ?

— Est-ce qu’il y a une Champagne ?

— Cette eau-de-vie de Cognac ?…

— Nous la faisons nous-mêmes, et je vous prie de croire qu’elle n’en vaut ni plus ni moins.

— Mais vos rasoirs anglais ? vos cigares de la Havane ?

— Rasoirs anglais d’Allemagne, cigares havanais de Hambourg.

— Et le thé, que diable ?

— Thé allemand, mon cher monsieur. Et vive la patrie allemande !

J’étais sérieusement étonné, et je commençais à me [p. 8] dire que la probité varie suivant les climats. Car, enfin, un Rouennais qui ferait ce genre de commerce ne passerait pas pour un honnête marchand, et les tribunaux le condamneraient pour tromperie sur la nature des marchandises. Je regrettai d’avoir amené la conversation sur un texte si délicat, et, pour rompre les chiens, je me mis à regarder un rayon de librairie. Tous nos romanciers y figuraient par rang de taille, depuis M. Mérimée jusqu’à M. Xavier de Montépin.

— Pour le coup, m’écriai-je avec un certain soulagement, voici bien de la marchandise française.

— Française, si l’on veut. Il est possible que ces livres aient été écrits en français ; mais on ne nous disputera pas l’honneur de les avoir imprimés.

— Miséricorde ! des contrefaçons !

— Ah ! vous ne connaissez pas encore le patriotisme allemand.

Je me sentis rougir jusqu’aux oreilles. A mon avis, cousine, la contrefaçon est le plus infâme de tous les vols, car elle ne dépouille guère que des pauvres. Mon hôte prit mon silence pour de l’admiration ; il me montra des statues, des groupes, des objets d’art de toute nature, surmoulés en Allemagne au détriment des artistes français ; des gravures et des lithographies françaises [p. 9] reproduites et gâtées par le patriotisme allemand. Ce spectacle ne diminuait pas positivement mon enthousiasme, mais il ébranlait toutes mes idées. Je m’apercevais que la notion du juste et de l’injuste est fort incomplète chez les Parisiens, et que l’Allemagne a le sens moral beaucoup plus large que nous.

— Attendez ! dit mon hôte, vous n’êtes pas au bout de vos étonnements. Voici un tiroir dont vous me direz des nouvelles. Il est plein de curiosités tout à fait allemandes, et comme on n’en fabrique pas à Paris.

Ici, ma pauvre cousine, permets-moi de me voiler la face. Ni ton âge, ni ton sexe, ni ma pudeur ne me permettent de faire l’inventaire de ce tiroir. Contente-toi d’apprendre qu’il était plein d’images, de moulages et de joujoux curieux sans doute, mais d’une nature indescriptible. « Il faut, me dis-je, que le peuple allemand soit bien honnête au fond, et d’une candeur bien éprouvée, pour qu’il manie sans danger toutes ces malpropretés-là. »

Un tiroir voisin contenait quelques milliers de billets de toutes les loteries royales et grand-ducales. Des loteries en Allemagne ! Tu vois d’ici ma nouvelle stupéfaction. Je n’eus pas le temps de l’exprimer tout haut : une jeune Allemande venait d’entrer dans le magasin, et [p. 10] j’admirais sa beauté suave. Ses cheveux étaient aussi blonds et aussi soyeux que le chanvre le mieux peigné. Simplement vêtue, un petit sac de voyage à la main, elle me parut plus poétique que la Dorothée du chef-d’œuvre de Gœthe. Elle nous salua modestement et acheta diverses choses. Ses emplettes, que je n’aurais pas osé faire, me surprirent tellement, que je lui demandai dans quel pays elle allait. Elle me conta, sans se troubler, qu’elle allait à Paris vivre familièrement avec un homme assez âgé, mais jeune de cœur. Une de ses amies, établie en France depuis deux ans, lui avait procuré cette bonne place. Elle ne craignait point de s’ennuyer, car elle trouverait à Paris plusieurs Allemandes de sa connaissance, établies dans des conditions analogues.

— Voilà, dis-je à mon hôte, un nouveau genre d’exportation.

— Eh ! eh ! répondit-il avec son gros rire cordial ; on vend ce qu’on a.

La jeune fille paya en or ; le marchand lui donna son reste en argent français.

— Puisque vous allez à l’étranger, lui dit-il, je ne veux pas vous donner de fausse monnaie !

Ce fut encore à moi à dresser l’oreille. De la fausse monnaie… Je n’en revenais pas.

[p. 11]

L’excellent homme me montra dans son comptoir un casier tout rempli de cuivre argenté et désargenté.

— Toutes ces pièces, me dit-il, sont bien loin de valoir la somme qu’elles représentent. Mais, comme une grande partie de la richesse nationale est en monnaie de cet acabit, nous nous en servons entre nous.

Il n’y avait pas une heure que je foulais le sol sacré de l’Allemagne, et j’avais eu le temps de faire connaissance avec des institutions bien différentes des nôtres. La fausse monnaie, la loterie, la contrebande, la contrefaçon, la falsification des denrées, l’exportation des blondes et tant d’autres choses inattendues me montraient ce beau pays sous un jour nouveau. Ma bonne opinion des Allemands restait entière, car on n’oublie pas en un jour trente ans de sympathie et d’admiration. Cependant je sentais au fond du cœur une inquiétude vague ; il me tardait d’arriver à cette ville de Bade dont la réputation est si pure dans les journaux. Je pris congé de mon hôte, qui ne parut pas me dire adieu sans regret :

— Ainsi, dit-il, vous partez sans avoir rien choisi dans ma boutique. J’en suis contrarié, non pour moi, mais pour vous.

— Pour moi ! Ah ! je ne sortirai pas d’ici que vous ne m’ayez expliqué ce mot-là.

[p. 12]

— Rien de plus simple. L’argent que vous dépenseriez chez nous serait autant d’épargné, et ce que vous emportez à Bade est autant de perdu.

Ce mot méritait une explication. Je voulus à toute force en avoir le cœur net, et je manquai le train pour la deuxième fois.

Mais pourquoi n’ai-je pas cru l’honnête marchand de Kehl ? pourquoi l’ai-je accusé de calomnier les institutions de son pays et les grands hommes de l’Allemagne ? Que j’aurais mieux fait de vider ma bourse dans son magasin ! J’aurais rapporté à Paris des denrées assez médiocres, mais du moins j’aurais rapporté quelque chose.

Je partis pour Bade en dépit des augures. Le premier objet que j’aperçus à la gare, c’est un suisse en livrée, la canne à la main. Personnage emblématique, qui symbolise à lui seul la lenteur majestueuse des chemins de fer allemands. Comme la distance entre Kehl et Bade est fort courte, on nous fit trois fois changer de train pour l’allonger un peu. Nous cheminions doucement à travers des paysages médiocres. Quelques petits villageois, pieds nus, s’amusaient à courir le long de la route et à nous dépasser de temps en temps. Nous arrivons enfin.

Au premier abord, quand mon pauvre argent sonnait [p. 13] encore dans mes poches, les environs de la ville m’ont paru beaux. Oui vraiment, presque aussi beaux que les Vosges, que les Français connaissent si peu. Il y a des collines boisées, des pelouses assez vertes, et une petite rivière où il serait facile de verser de l’eau. La ville elle-même, autant que j’ai pu en juger, se compose d’auberges assez propres, avec quelques jardinets alentour. Comme j’étais venu sans bagages, je cheminais tout doucement, les mains dans mes poches, et suivant le monde. Il me parut que tout le monde allait du même côté. Je passai devant un vaste bâtiment chargé de grandes mauvaises peintures, et je craignis un instant que ce ne fût le palais du souverain. Mais la foule ne s’y arrêtait pas, et personne n’y entrait. Était-ce la laideur des peintures qui faisait peur au public ? Je n’ai pu le savoir. Un promeneur obligeant m’a dit que cet édifice contenait une source d’eau minérale. On ne sait pas encore si elle est bonne ou mauvaise, attendu que personne n’a eu la curiosité d’en goûter.

Je passai outre, et j’arrivai devant une grande halle, pavoisée de drapeaux. Les couleurs du pays sont jaune et rouge. Cet ensemble n’est pas harmonieux, mais il est gai, cela fait penser à polichinelle. Quelques ouvriers accrochaient des verres de couleur à la devanture du [p. 14] monument ; d’autres préparaient tout pour un feu d’artifice. Une affiche collée sur le mur annonçait, pour le soir, un grand bal et un spectacle, et des courses de chevaux pour le lendemain. A ces munificences je reconnus que j’étais bien dans la capitale de M. Bénazet.

La place était couverte d’un populaire assez nombreux. J’y découvris en peu de temps vingt figures de ma connaissance. Arsène Houssaye, Decourcelle, Méry, Maxime Ducamp, Amédée Achard, Delacour, Edmond Martin, Charles Marchal, Carjat, Paul d’Ivoi, Clément Caraguel, Vivier, Régnier, Bressant, Sainte-Foy, des poëtes, des philosophes, des journalistes, des artistes se promenaient là, comme sur le boulevard des Italiens. Le comte Sollohub rimait en bon français au pied d’un arbre allemand, et mademoiselle Fix, dans un petit coin, faisait enrager les trois quarts du Jockey-Club. « Évidemment, dis-je en moi-même, l’homme qui a su grouper autour de son palais tant d’êtres intelligents n’est pas un prince ordinaire, et, depuis Périclès… »

Un ami fit le tour de la place avec moi en me nommant les grands personnages. Il y en avait de toute l’Europe ; moins pourtant que je n’aurais cru. Je vis cinq ou six femmes vraiment jolies, à qui personne ne faisait attention. En revanche, on s’empressait autour [p. 15] de deux ou trois haridelles étrangères, fripées, ridées, roussies, fanées comme si elles avaient voyagé dans des malles jusqu’à l’âge de cinquante ans. Voilà ce que je vis du premier coup d’œil.

A la seconde inspection, je remarquai que tous les visages étaient sinon tristes, du moins maussades. Je ne m’attendais pas à trouver le public si sérieux au milieu d’un océan de plaisirs. Deux membres du Jockey-Club passèrent à ma droite en se donnant le bras. L’un disait : « Elle m’a pris mille louis en deux jours. — J’ai eu plus de bonheur, répondit l’autre : je ne lui en laisse que cinq cents. — Ce qui me console un peu, reprit le premier, c’est que ce gros garçon d’Agen nous a vengés. »

Elle ? qui, elle ? Ce féminin m’intriguait un peu. Assurément, la personne dont on parlait n’était pas mademoiselle Fix. Mais j’aurais bien voulu savoir le nom de celle qui puisait si gaillardement dans les poches du Jockey-Club.

Je tombai au milieu d’un groupe de chroniqueurs et de vaudevillistes. Ils parlaient de la même personne, mais sans la nommer. L’un se plaignait de lui avoir donné six cents francs ; un autre lui avait laissé le prix de dix-huit articles ; un troisième s’était vu dépouiller par elle de tous ses droits d’auteur de la saison. Elle, [p. 16] toujours elle ! Je n’osai pas demander le nom d’une créature aussi dangereuse : on se serait moqué de mon ignorance, car ces messieurs aiment à gouailler le prochain.

La faim me prit, il était six heures ; j’entrai dans un restaurant appelé Restauration. Je demandai qu’on me servît à l’allemande ; les garçons comprirent probablement que je voulais être servi avec lenteur. J’attendis une chaise pendant vingt minutes, et les autres plats accoururent du même train. Tu penses si j’eus le temps d’écouter la conversation des tables voisines ! Il y en avait une entièrement meublée de jolies filles ou qui avaient été jolies. Je les reconnus presque toutes pour les avoir vues au bois de Boulogne dans des voitures à deux chevaux. A Bade, leur fortune semblait plus modeste ; à peine s’il leur restait quelques bijoux. Elles se serraient tristement les unes contre les autres, comme des colombes surprises par l’orage, et elles buvaient du vin de Champagne en jurant tout bas entre leurs dents. « Assurément, pensais-je, ce n’est aucune de ces dames qui a dévalisé le Jockey-Club. » Je vis bientôt que je ne m’étais pas trompé, car elles maugréaient aussi contre la créature dangereuse qui les avait dépouillées de tout. Diantre ! j’avais toujours entendu dire que les loups ne se mangent pas entre eux.

[p. 17]

Une de ces dames s’écria dans la chaleur de son dépit :

— Dire que la gueuse m’a volé cinquante mille francs !

— Bah ! répondit philosophiquement sa voisine ; tu te referas cet hiver.

— Oui, mais quel travail !

Pauvre dame ! Je la plaignais de tout mon cœur. Elle était d’un certain âge et visiblement fatiguée. Par quels efforts pouvait-elle gagner cinquante mille francs en un hiver, dans notre pays où le travail des femmes est si mal rétribué ?

Je dînai cependant, et je fis un des plus mauvais repas dont il me souvienne. Ah ! ce n’était point cette table de M. Bénazet, dont il est question dans les journaux. Aussi me tardait-il de faire connaissance avec ce grand homme, pour qu’il m’invitât à dîner. Ce fut lui du moins qui me régala au dessert. Son feu d’artifice que je vis pour rien, et sans quitter la table, me plut infiniment. J’appelai un journaliste de Paris qui entrait dans la salle, et je lui dépeignis en termes chaleureux mon admiration et ma reconnaissance.

— Vous avez raison, me dit-il, c’est le plus aimable, le meilleur et le plus généreux des hommes. Granier de Cassagnac a dit autrefois ; « Enfoncé Racine ! » S’il [p. 18] venait à Bade pour un jour, il s’écrierait avec autant de raison : « Enfoncé Louis XIV! »

Je me levai de table et je me promenai devant la grande halle, sous le portique illuminé. J’ai la digestion philosophique, comme tu sais, surtout après un mauvais repas. Je me disais que les Manichéens n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils prétendent que le monde est partagé entre deux influences contraires. Car voici d’un côté une mauvaise créature qui s’applique à mettre les gens sur la paille ; et voilà d’autre part un bienfaiteur des hommes qui se signale chaque jour par une nouvelle libéralité. Mais quelle pouvait être cette personne funeste ? Un passant me l’apprit en me culbutant.

— Gredine ! criait-il ; elle m’a rasé comme un ponton : il ne me reste pas trente francs pour rentrer à la boutique !

— Qui ? lui dis-je en le prenant au collet, qui est-ce qui vous a dépouillé de votre argent ?

Le voyageur du commerce répondit avec une brusquerie bien excusable :

— Mais est-il bête ! c’est la Banque.

En même temps, il me montra du doigt, à travers la porte ouverte, une grande table entourée de monde.

J’allai voir ce qui s’y passait, et je compris en peu [p. 19] d’instants que la Banque est un être de raison, une abstraction pure, mais une abstraction qui enlève l’argent du pauvre monde. L’honnête marchand de Kehl m’en avait parlé à mots couverts, mais j’avais oublié ce qu’il m’avait dit. Je regardai innocemment la bataille de la Banque et des joueurs. Mon voisin, qui jouait, fut assez heureux pour amasser en peu d’instants une somme rondelette. Cet exemple m’attira. Je vis qu’avec un peu de bonheur il me serait facile de faire payer par la Banque toutes les dépenses de mon voyage. Quel plaisir de raconter à Paris que j’ai vu M. Bénazet face à face, et qu’il ne m’en a rien coûté ! Je me mis donc à jouer très-petit jeu ; mais le diable était probablement de la partie, car je perdis à tous les coups. Ou plutôt non : je gagnai une fois dix francs qui furent ramassés par un monsieur, et une autre fois un beau louis d’or que je vis enlever par une dame très-respectable.

J’espérais encore que la fortune se retournerait vers moi, et que mes voisins me permettraient d’en profiter, mais ma bourse s’épuisa plus tôt que ma mauvaise veine, et je me trouvai sans un sou. Le déménagement de mes finances s’était fait en moins d’une demi-heure. Tout mon argent était allé grossir un énorme tas de monnaies où je ne reconnaissais plus même mes louis.

[p. 20]

Je demeurai un instant tout penaud, sans trop savoir où je coucherais. Un petit Allemand timide se glissa devant moi et jeta cinq francs qui furent aussitôt perdus. Mais au même moment un agent de police lui frappa sur l’épaule et l’emmena dans un coin. Je les suivis et j’entendis l’agent qui disait :

— C’est la seconde fois que je vous y prends. Pour commencer, on vous a mis à l’amende ; aujourd’hui, votre affaire est claire ; vous ferez de la prison.

Rien n’était plus injuste que ces menaces ; car enfin le pauvre diable avait joué et perdu loyalement. Je résolus de prendre sa défense et de me prouver à moi-même qu’on pouvait, sans un sou vaillant, obliger le prochain. Mais, au premier mot de mon plaidoyer, l’agent répondit brutalement :

— Monsieur l’étranger, ceci ne vous regarde pas. Cet homme est un habitant de Bade ; les gens de la ville n’ont pas le droit de jouer, et je suis payé pour les en empêcher.

— Parbleu ! répliquai-je, vous auriez bien dû me rendre le même service. Il faut que vous ayez peu d’estime pour la Banque, puisque vous lui défendez de ruiner vos concitoyens. Vous êtes donc sûr qu’elle doit gagner à tout coup ? Voilà pourquoi vous lui livrez les [p. 21] étrangers naïfs, comme moi, tout en protégeant vos nationaux contre elle. Je l’écrirai à ma cousine, et cela modifiera ses idées sur la loyauté allemande.

Ce qui m’affligeait le plus, ma chère Madeleine, ce n’était pas d’avoir perdu mon argent ; c’était de quitter Bade sans avoir vu ce bon M. Bénazet. Car enfin je n’avais pas un instant à perdre ; il fallait profiter de mon billet de retour et prendre la fuite à l’instant. Maudite Banque ! scélérate de Banque ! elle m’a privé du plaisir de connaître le Louis XIV de notre siècle, le plus magnifique des bienfaiteurs de l’humanité !

Si la Providence faisait bien les choses, elle placerait M. Bénazet à un bout de l’Europe et la Banque à l’autre bout. Et je ne m’égarerais jamais dans le pays de la Banque, mais j’irais tous les ans admirer les belles fêtes de M. Bénazet.

[p. 22]

II
UN CLUB EN PLEIN AIR

Danger de ramasser des marrons d’Inde dans le jardin des Tuileries. — Une réunion très-mêlée. — L’arc-en-ciel. — Le chapelet. — Les choristes à l’unisson. — Une jeune femme d’affaires. — La blouse bleue et les lunettes d’or. — L’homme aux boulettes de mie de pain. — Le valet d’un seigneur étranger. — Une vieille dame déraisonnable. — La politique de Tortillard. — Mon intervention. — Je reçois un accueil fraternel, comme tous les nouveaux venus du journalisme. — Réflexions philosophiques.

Ma chère cousine,

Tu as beau vivre loin de Paris et lire les contes bleus plus souvent que les journaux : il est impossible que tu n’aies pas entendu le bruit qui s’est fait ici la semaine dernière. La liberté de la presse était sur le tapis. Un journal a pris la liberté de dire qu’il ne se sentait pas assez libre, et quelques autres ont fait chorus. Le gouvernement leur a répondu qu’ils se trompaient, qu’ils n’avaient pas les mains liées, et qu’il fallait avoir perdu [p. 23] l’esprit pour secouer si bruyamment des fers imaginaires.

Le jour où cette nouvelle fut publiée à Paris, il faisait beau, par grand hasard. Je me promenais, à mon ordinaire, sans songer à rien ; mes pieds me portèrent dans un grand jardin qui s’étend au bord de la Seine, entre le palais des Tuileries et la place de la Concorde. Les marrons d’Inde commencent à tomber ; j’en ramassai quelques-uns. Cette innocente récréation me jeta au milieu d’un groupe de neuf ou dix personnes. Il y avait deux dames dans le nombre ; cependant tout le monde parlait à la fois, suivant l’usage des journaux ou des journalistes.

Un homme qui semblait exercer une certaine autorité criait de temps en temps : « Silence ! » Un butor gros, gras et grêlé recommençait toujours le bruit et montrait les poings à tout le monde. Le premier devait être un personnage officiel. Son front chauve et sérieux contrastait singulièrement avec sa figure jeune. La boutonnière de sa redingote brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’autre avait la tenue d’un cuistre et les manières d’un portefaix : je l’aurais pris pour un homme de rien, si je n’avais vu un chapelet pendant hors de sa poche.

Enfin le tumulte s’apaisa. Le jeune homme à l’arc-en-ciel [p. 24] déclara que la séance était ouverte ; chacun prit une chaise, et je m’assis comme tout le monde, par esprit de curiosité.

— Messieurs, dit l’arc-en-ciel, il nous manque deux de nos confrères, et précisément, si je ne me trompe, deux orateurs de l’opposition. Nous commencerons cependant, car l’opposition est un fait et non pas un principe, et nous devons agir avec elle comme si elle n’existait pas.

L’homme au chapelet poussa des cris de corbeau. L’arc-en-ciel le rappela poliment à l’ordre ; ce ne fut pas sans hausser les épaules. Il se pencha même vers son voisin, et lui dit à l’oreille :

— On ne trouverait pas dans tout le pays un homme aussi mal élevé ; on n’en trouverait pas deux dans l’Univers.

Il reprit à haute voix :

— Je vous ai réunis pour entendre vos réclamations contre la petite note de ce matin. Pour ma part, j’en suis très-satisfait. La liberté de la presse me sourit peu. J’ai eu, sous tous les régimes, le privilége de tout dire impunément, mais je n’en ai jamais profité. La moindre parole prend une trop grande importance en passant par ma bouche. Je souffle la hausse ou la baisse, la confiance ou la terreur, la paix ou la guerre. C’est pourquoi [p. 25] je tiens mon vent, dans l’intérêt de tout le monde. On pourrait presque m’appeler le Whist, organe du silence. Or, messieurs, je vous le demande, si mes voisins avaient le droit de dire tout ce que j’ai le devoir de taire, me resterait-il un abonné ?

L’orateur se boutonna jusqu’au menton. Il se tourna ensuite avec une familiarité protectrice vers quatre ou cinq messieurs dont l’habit bleu à boutons de métal avait un air d’uniforme ou de livrée.

— Messieurs, leur dit-il, développez dans votre sens les choses que j’ai sommairement exprimées. Il est bien entendu que, si vous vous trompez d’un seul mot, je suis là pour vous démentir.

Les hommes en uniforme se mirent à prononcer tous en même temps un seul et même discours. Ils parlaient à l’unisson, comme les voix qui font la même partie dans un chœur :

— J’applaudis, dirent-ils, aux remarquables paroles de mon confrère officiel : pourquoi Dieu m’aurait-il donné deux mains, sinon pour applaudir ? La liberté de la presse est trop grande, à mon sens, puisqu’on laisse subsister des journaux qui n’applaudissent jamais à rien. Pour ma part, je suis parfaitement libre d’imprimer tout ce qu’un ministre me dicte, sauf à recevoir [p. 26] d’un autre ministre un avertissement ou un démenti. Cette condition me plaît, quoique un peu dépendante. Car enfin, si j’ai revêtu l’uniforme que voici, ce n’est pas pour agir à ma tête, c’est pour gagner beaucoup d’argent avec peu de danger.

L’arc-en-ciel se mit à sourire en signe d’alliance et de protection. Il dit ensuite, d’un front plus rembruni :

— La parole est à nos ennemis acharnés. Vous, madame, veuillez parler la première. Vous êtes de l’opposition ; du moins, vous en avez été sous tous les régimes.

La personne interpellée était une jeune femme de vingt-trois ans, mais bien mûre et bien sérieuse pour son âge. Veuve d’un journaliste de génie, elle s’est mariée en secondes noces à un grand financier, et l’on assure qu’elle lui rend des services. Quoi qu’il en soit, son nouveau seigneur lui confie les intérêts les plus précieux, car je vis sur ses genoux un énorme rouleau d’actions de toute sorte. Elle les caressait de la main, tout en parlant. Sa voix était brève et saccadée ; sa phrase tombait en alinéas, comme le métal jeté de haut tombe en grenaille.

— Messieurs, dit-elle, mon premier mari, qui est parti plein de gloire et de vie pour les Champs-Élysées, m’a appris à défendre la liberté.

[p. 27]

» Non-seulement la liberté de la presse, mais toutes les libertés imaginables.

» Car il n’y a pas plusieurs libertés, il n’y en a qu’une.

» Mais manquons-nous de liberté ?

» Les uns disent oui, les autres non. Je parle comme les uns et je pense comme les autres.

» Car je me suis retirée des affaires, ou, pour parler plus juste, dans les affaires. Les affaires sont mon unique souci, et je n’ai plus d’autre affaire que les affaires.

» La Bourse est un beau monument. La Chambre des députés n’était pas mal, mais la Bourse est mieux.

» Dès que nous aurons terminé cette conférence, qui m’intéresse médiocrement, j’irai à la Bourse.

» Rentrée chez moi, j’écrirai un bulletin de la Bourse, le plus complet qui se publie à quatre heures.

» Aucune puissance humaine ne m’empêchera de dire que mes actions sont en hausse et que mes obligations vont aux nues.

» Aucun ministre ne me défendra d’annoncer sur mes quatre dernières pages les biberons les plus infaillibles et les médicaments les plus mystérieux ;

» Et de faire par ces moyens une fortune colossale ;

» Et de gagner l’estime et la considération qui accompagnent la richesse.

[p. 28]

» Voilà ma politique.

» La plus riche de toutes les libertés, c’est la liberté de s’enrichir.

Comme elle achevait de parler, je vis accourir un homme en blouse qui s’essuyait le front avec un mouchoir brodé. Il avait des lunettes d’or sur le nez, une casquette sur la tête et quatre millions dans la poche. Au premier coup d’œil, je crus reconnaître en lui un de ces ouvriers de la pensée qui demandaient la députation en 1848.

— Arrivez donc ! cria le président ; il y a un Siècle que nous vous attendons.

— Vous m’excuserez, répondit-il avec une simplicité majestueuse. J’étais chez le marchand de vins de la rue du Luxembourg, et je parlais de gloire et de liberté à quelques prolétaires en goguette.

Le chapelet crasseux murmura entre ses dents :

— Chez le marchand de vins ! Il y est toujours. On n’y entre jamais sans le rencontrer sur la table, ou dessous.

— Comment le savez-vous ? Je croyais que vous n’alliez qu’à la messe.

— Chauvin !

— Jésuite !

— Navet !

[p. 29]

— Silence, messieurs ! s’écria l’arc-en-ciel. Ou plutôt, M. de l’opposition radicale est appelé à donner son avis sur la question. Qu’il exhale son mécontentement, sans oublier les convenances.

— Mes bonnes gens, puisque nous sommes entre nous, je ne ferai point de premier-Paris, et je dirai ce que je pense. Il est vrai que je revendique assez fièrement la liberté de la presse, mais c’est surtout pour faire plaisir à mes abonnés. Les abonnés en général, et les miens en particulier, aiment bien que leur journal revendique quelque chose : ils déclament le premier-Paris en prenant leur café au lait, et se persuadent ainsi tous les matins qu’ils ont mis le gouvernement au pied du mur. Mais moi ! vous connaissez mes opinions et mes capitaux. Lorsqu’on a quatre millions dans sa poche, on n’est pas assez fou pour souhaiter le renversement de toutes choses.

» Je fais une petite opposition innocente qui amuse l’abonné et enrichit le journal, sans ébranler le gouvernement. Le régime un peu restrictif auquel nous sommes tous soumis est plus utile à mes intérêts qu’aux vôtres. Premièrement, il me permet de tempérer la fougue de mes collaborateurs ; deuxièmement, il me débarrasse de toutes les feuilles radicales qui me faisaient [p. 30] concurrence ; il force les républicains de toutes couleurs à venir s’abonner chez moi. Si la liberté absolue de la presse renaissait, pour mon malheur, vous verriez le National, la Réforme, la Démocratie Pacifique, le Peuple et tous mes ennemis, sortir de terre en un instant. Ils se partageraient mes abonnés et mes annonces, et mes quatre malheureux millions ne vaudraient plus quatre sous.

— J’irai le dire à Sparte ! hurla l’homme au chapelet.

— Et moi, répondit le faux ouvrier, j’irai dire à Rome comment vous entendez la charité chrétienne !

Ce débat fut interrompu par l’arrivée d’un nouveau personnage. Il marchait d’un pas solennel, la main droite noblement cachée dans le châle de son gilet. Un faux col ferme et droit encadrait sa mâchoire imposante ; son costume était correct comme une phrase de M. Villemain et moderne comme une fable de M. Viennet. Un parfum académique voltigeait autour de lui. On s’empressa de lui donner la parole, car il était de ceux qui la prennent lorsqu’on ne la leur offre pas.

— Messieurs, dit-il, je m’étais oublié sur la place Vendôme.

— C’est un lieu fécond en enseignements, murmura l’arc-en-ciel.

[p. 31]

— Peut-être ; mais je suis né pour donner des leçons, et non pour en recevoir. Je me suis, dis-je, oublié sur la place Vendôme avec toute l’Académie française, et madame de Saint-Benoît, bien connue dans les Deux Mondes pour la vivacité de ses saillies. Nous avons fait ensemble une petite manifestation assez hardie, qui consiste à lancer contre la base de la colonne quelques boulettes de mie de pain.

— Pensez-vous donc l’ébranler ainsi ?

— A Dieu ne plaise ! C’est une façon d’exprimer en style parlementaire le regret de quelques belles âmes pour un système d’institutions et un réseau de libertés que le nouvel ordre de choses a momentanément, je l’espère, éloigné de mon pays.

— L’animal parle bien ! murmura entre ses dents l’homme au chapelet ; mais nous éreintons mieux que ça.

— Silence ! dit l’arc-en-ciel. C’est l’honorable préopinant qui a réclamé la liberté de la presse. Il a la parole pour développer sa motion.

— Dieu puissant ! s’écria l’orateur avec une terreur visible. Penserait-on à m’accorder ce que je demande ? Ce serait fait de moi, et il ne me resterait plus qu’à mourir.

[p. 32]

— Rassurez-vous, dit le président. Mais je croyais, en bonne foi, que vous réclamiez la liberté absolue de la presse, comme le régime parlementaire, le cens électoral et toutes les fictions du gouvernement constitutionnel.

— Je demande à m’expliquer. Si vous aviez l’habitude de me lire, peut-être, messieurs, au lieu de vous arrêter à la superficie des mots, sauriez-vous pénétrer le sens intime et les arrière-pensées de ma polémique quotidienne. Car je dis ce que je veux, et les bons entendeurs me comprennent fort bien, et il n’est pas une idée qu’on ne puisse exprimer, sous quelque régime que ce soit, lorsqu’on ne manque ni d’esprit, ni de politesse.

» Mes abonnés, qui sont tous personnes riches et éclairées, savent interpréter mes soupirs et les porter à leur adresse. Lorsque je réclame une liberté pour le peuple ou un privilége pour la classe moyenne, ils sous-entendent ingénieusement le nom de la dynastie qui pourrait seule apporter à mon pays des biens si précieux. Je ne suis pas un journal de principes, car mes principes ont changé plus d’une fois ; je suis un journal de famille, et je me glorifie d’être toujours resté fidèle à mes affections. Or, messieurs, si votre gouvernement, pour me nuire, m’accordait les libertés que je lui demande [p. 33] pour le harceler, qu’arriverait-il ? Je serais forcé ou de me rallier ouvertement à lui et de trahir ceux que j’aime, ou de m’insurger sans aucune apparence de raison contre mon bienfaiteur. Conservons donc, s’il vous plaît, et le plus longtemps qu’il sera possible, ces utiles restrictions sans lesquelles je n’aurais plus aucune raison de parler ni, par conséquent, aucune raison d’être.

Une petite voix aiguë et chevrotante comme la voix d’une perruche, s’écria tout à coup :

— Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui !

Toute l’assemblée jeta les yeux sur l’auteur de cette manifestation bizarre. C’était une petite dame excessivement cassée, mais qui n’avait pas abdiqué ses prétentions. Elle portait avec orgueil une robe semée de fleurs de lis, sans voir que les fleurs de lis étaient presque partout effacées. Ses cheveux étaient poudrés avec soin, quoique le temps les eût faits plus blancs que la poudre. Cinq ou six mouches de satin noir émaillaient sa figure sillonnée de rides ; sa main osseuse folâtrait, non sans coquetterie, avec un petit drapeau blanc.

Le président se pencha à son oreille et lui cria tant qu’il put :

— Madame ! avez-vous quelque chose à dire ? La parole est à vous. Vous savez de quoi il s’agit ?

[p. 34]

Elle répondit avec une volubilité extraordinaire :

— Oui, oui, oui, oui, oui, oui ! Mon âge ? Bientôt deux cent cinquante ans. Mon principe ? L’appel au peuple. Appelez ! appelez ! ne craignez pas ! Le peuple est pour nous à Paris, à Parme, à Florence, à Modène ! Jouez-vous le reversi ? Moi, je l’adore. J’aime aussi M. de Wellington ; il a beaucoup fait pour nous. J’avais un pauvre carlin ; c’était le dernier, oui, oui, oui ! mais joli comme un amour ! Hélas ! monsieur, la Révolution me l’a tué ; Robespierre l’a fait cuire. Comment se porte Madame ? Monseigneur le dauphin, vous savez ? le grand dauphin, fils du grand roi ? Je l’ai connu bien enrhumé. Le vidame de Cachan nous abandonne ; on ne le voit plus. Vive le roi quand même ! mais n’oubliez pas l’appel au peuple !

Le président arrêta ce moulin à paroles. Il voyait bien que la bonne dame n’avait plus toute sa raison.

— Madame, lui cria-t-il, on a fait appel au peuple.

— Ah ! vraiment ! vous me faites plaisir. Oui, oui, oui. Eh bien, qu’est-ce qu’ils ont répondu, ces braves gens ? vive le roi ?

— Je regrette d’avoir à vous annoncer une mauvaise nouvelle, mais ce n’est pas cela qu’ils ont dit.

— Ah ! les marauds ! les faquins ! les bélîtres ! Voyez-vous [p. 35] cette canaille qui se révolte contre ses maîtres ! Aussi, pourquoi s’avisait-on de les consulter ? Envoyez-les tous ici, que je leur apprenne à vivre. Vidame, tirez l’épée, prenez ce ruban ; il est à mes couleurs ; exterminez-moi les maroufles, tous, tous, et, quand il n’en restera plus un seul, je vous donnerai ma main à baiser.

La cause était entendue. Le président dit à l’homme au chapelet :

— Vous avez la parole ; n’en abusez pas.

— Et s’il me plaît d’en abuser, répondit-il brutalement, qui de vous se permettra de me reprendre ? Je dis ce qui me plaît, je ne relève que de moi-même, et d’un homme qui n’est pas en France. C’est lui qui me paye mes gages. Lorsque je vais le voir, il me donne à baiser le pied de son valet de chambre. Quant à votre gouvernement, je le tolère, il me tolère, nous sommes quittes. Tout le monde sait que je cogne dur ; voilà ma liberté de la presse. Pour ce qui est des lois répressives, j’en demande, et de bonnes, et de terribles. Il m’en faut pour mes inimitiés et mes vengeances. Si je dénonce un homme à la justice, il faut qu’elle le ruine, qu’elle l’enferme, qu’elle l’étrangle !

Il reprit avec une mélancolie assez touchante :

— Mais hélas ! Dieu clément ! notre siècle est bien mollasse : [p. 36] on n’étrangle plus. Les navets de l’Université se permettent d’écrivailler contre nous, et ils ne sont pas même brûlés ! Tout au plus si l’on brûle leurs livres.

Il leva ses regards au ciel, lorgna du coin de l’œil une jolie promeneuse qui traversait l’allée, et se mit à dire son chapelet.

Tous les assistants avaient parlé, et je croyais que le président allait résumer les débats, quand je sentis quelque chose remuer sous ma chaise. Un nain boiteux, qui semblait sortir de terre, s’écria en grimaçant :

— Elle est trop bonne ! Et moi, j’en suis donc pas ?

On allait lui demander son nom, mais l’homme au chapelet le reconnut :

— Bonjour, Tortillard, lui dit-il, bonjour petit. Tu es bien laid et bien vicieux, mais je t’aime : on n’a jamais su pourquoi. Parle, mon mignon ; ces messieurs et ces dames sont tout oreilles.

Le nain se redressa tout fier, et commença ainsi :

— Mavessavieurs ! Jave vavous daviravai…

— Quel est ce langage ? demanda le président.

— Ça ! c’est le javanais, la langue des jeunes personnes de ma connaissance. Monsieur ne sait pas le javanais ? On va servir autre chose à monsieur. Je commence. Mes petites vieilles, nous sommes tous du bâtiment. Si je me [p. 37] mettais à vous vendre mon piano, vous diriez : « Gnouf ! gnouf ! trop tard le tonnerre ! »

L’assemblée, qui ne connaissait pas l’argot des coulisses, se récria violemment.

— Mais, tas de pantes, reprit l’orateur dans un nouveau langage, vous êtes plus sinves que des largues

— Arrêtez ! s’écria l’académicien parlementaire. Je reconnais ce dialecte. On l’a parlé assez longtemps au rez-de-chaussée de ma maison, lorsque M. Eugène Sue écrivait les Mystères de Paris. C’est l’argot de Toulon, malheureux jeune homme ! Avez-vous donc été au bagne ?

Le nain répondit avec une dignité qui nous frappa tous :

— Non, monsieur, j’ai toujours été acquitté.

— Tant mieux pour vous, reprit le président ; mais vous ne le serez peut-être pas toujours. Si les lois qui régissent la presse sont appliquées dans toute leur rigueur, que deviendrez-vous ?

— Ce que je deviendrai ? Elle est trop bonne ! Je deviendrai millionnaire. Je ne suis pas politique, moi ; je n’éreinte que les innocents, je ne discute que la vie privée, je n’attaque que les gens sans place. Supprimez les vrais journaux, je les remplacerai tous, et le public me dévorera comme les dévotes mangent des boudins de [p. 38] poisson et des côtelettes de pâte frite, pour tromper l’austérité du carême. Je serai le Moniteur de la prostitution, la Patrie du scandale, le Journal des Débats malhonnêtes, l’Union des vices, l’Estafette des lettres anonymes. On me lira par curiosité, par malveillance, par peur. Tous les honnêtes gens iront m’acheter le matin pour s’assurer que je ne les accuse pas d’inceste ou de parricide.

— Mais si vous ne touchez que des choses malpropres, vous risquez fort de vous salir les mains.

— Il n’y a pas de danger : les gens véreux me payeront des gants.

— Nous avons des lois sur la diffamation.

— Connu. Mais j’ai calculé la chose. Supposé que je tape un peu trop fort sur un monsieur pas tolérant. Il me fait un procès ; bon ! il est sûr de le gagner ; bon ! qu’est-ce que je fais ? Je cours trouver mon homme loyalement, le front haut. Je lui dis : « Vous allez me perdre, ruiner un pauvre petit ouvrier qui travaille dans la calomnie pour gagner son malheureux pain. En serez-vous plus fier ? Non ; car, avant de me laisser condamner, mon avocat vous jettera à la face un boisseau d’injures. En serez-vous plus riche ? Non ; car, si je vous paye des dommages-intérêts, l’honneur vous commande de les [p. 39] porter au bureau de bienfaisance. Croyez-moi, dans votre intérêt, vous ferez mieux de me pardonner. Je vous offre mes colonnes ; elles sont à vous ; nous y accrocherons tous vos ennemis. Si vous avez quelque bonne vengeance à exercer en dessous, j’ai deux ou trois petits jeunes gens qui feront l’ouvrage. Voulez-vous du mal à quelqu’un ? Nous allons l’injurier, lui, sa femme, ses enfants, ses amis, ses domestiques, son portier, son cheval ! Oui, nous dirons que son cheval a la morve, et s’il a besoin de le vendre, il n’en tirera pas vingt-cinq francs ! » Messieurs et chers confrères, ce petit discours éloquent réussit neuf fois sur dix.

— Mais un homme diffamé ne s’adresse pas toujours aux tribunaux. Il y a des épées et des pistolets en ce monde.

— Tant mieux ! qu’on me tue mes rédacteurs ! J’en trouverai assez d’autres, et l’argent gagné ne périt pas. Ah ! messieurs ! si Dieu permettait que je perdisse un homme par semaine ! C’est ça qui fait vendre les numéros !

L’homme au chapelet battit des mains ; les autres gardèrent le silence. Pour moi, cousine, une démangeaison invincible me poussait à protester un peu.

— Mais, mon petit monsieur, dis-je à l’orateur, si, [p. 40] dans l’intérêt de la sécurité publique, on vous écrasait comme une chenille ?

— Mon bonhomme, répondit-il, il ne faut qu’une courbette et une cabriole pour éviter bien des malheurs. Au reste, personne n’a rien à voir dans mes affaires, puisque j’éreinte tout le monde, excepté les gens en place. Mais qui es-tu pour me parler ainsi ? Je ne t’ai rencontré ni dans les brasseries ni dans les autres lieux où je vais chercher l’esprit français.

— Monsieur, répliquai-je fièrement, je ne suis rien qu’un bon jeune homme. Mais la parole des gens de bien mérite d’être écoutée partout. C’est, comme qui dirait, la voix de l’opinion nationale.

L’assemblée se leva comme un seul homme, en criant : « Un intrus parmi nous ! » Mon expulsion fut votée d’enthousiasme. Seul, l’homme au chapelet proposa de me garder, pour me faire cuire à petit feu. Je m’enfuis à toutes jambes, comme si tous les diables de l’inquisition avaient été à mes trousses.

Quand j’arrivai devant le palais des Tuileries, à deux pas de la sentinelle, le courage me revint. Je m’assis sur un banc, et je repassai dans ma mémoire tout ce que j’avais entendu en ma vie pour et contre la liberté de la presse.

[p. 41]

Il est certain, pensai-je en moi-même, que l’empereur de Russie est solidement assis sur son trône. Cela tient apparemment à ce que la presse n’est pas libre dans ses États. Mais le trône d’Angleterre est aussi solide, pour le moins, quoique la presse soit libre et très-libre en Angleterre. On a dit qu’un roi des Français avait été culbuté en 1848 par la liberté de la presse. Mais on dit aussi qu’un roi de France s’est mis à voyager en 1830, parce qu’il avait fait la faute de lier les mains aux journaux. Il y a du pour et du contre dans cette question-là.

Je levai les yeux sur le palais des Tuileries, et je me dis : « L’homme qui a su trouver un tel logement en passant par la prison de Ham n’a rien à craindre de sept ou huit feuilles de papier. Si jamais son étoile doit tomber du ciel, où elle brille d’un éclat assez imposant, ce n’est pas la plume d’un journaliste qui ira la décrocher ! Par le bonnet de coton de mon vieux père ! je donnerais deux sous pour rencontrer l’empereur dans son jardin ! « Sire, lui dirais-je, j’ai une idée à vous offrir ; prenez-la pour ce qu’elle vaut. M’est avis que vous feriez bien de nous accorder la liberté de la presse, histoire de faire enrager quelques méchants journaux, en leur prouvant que personne ne les craint. »

[p. 42]

III
LES PIÈCES DE DIX SOUS

Ma joie et mon chagrin. — Un fait divers. — Physionomie du marchand de tabac. — Chaque Français a droit à 4 fr. 50 c. de petite monnaie, si jamais on fait un partage. — Visite à Godard. — Bataille de l’or et de l’argent. — Les crises. — Économie politique. — Destruction des pièces de cent sous. — Loi de 1803. — Visite à l’Hôtel des monnaies. — Générosité d’un grand État envers un simple particulier. — Fabrication des monnaies. — J’ai une idée. — Mon idée n’est pas de moi, elle est de Colbert, de Turgot, de Necker, de Montesquieu et de M. Humann. — Objections de Godard. — Je les réfute une à une. — Godard s’aperçoit que j’ai raison et me met à la porte.

Ma chère cousine,

Je suis plus content et plus glorieux que le bourgeois gentilhomme après sa leçon de philosophie. « Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose ! » Mais je suis brouillé avec Godard.

Devine un peu l’école où je suis allé ce matin ? Ce n’est ni le Collége de France, ni la Sorbonne, ni l’Institut : [p. 43] tout cela est fermé pour cause de vacances. Je viens, ma chère, de l’Hôtel des monnaies.

Voici comment la chose s’est faite. J’avais lu dans mon journal et dans plusieurs autres :

« Les presses de la Monnaie de Paris, bien connues par leur activité miraculeuse, frappent, depuis quelques jours, une énorme quantité de pièces de cinquante centimes pour les besoins du commerce. »

Cette annonce me fit plaisir. J’avais remarqué que la monnaie d’argent devenait rare, et que les marchands de tabac n’en donnaient pas pour cinq francs sans faire une petite grimace. « Bon ! dis-je en moi-même, le gouvernement a vu cela comme moi, et il frappe des pièces de dix sous pour dérider les marchands de tabac. »

Je croyais encore que c’était le gouvernement qui frappait la monnaie ; tu le crois peut-être aussi, et, sur trente-six millions de Français, il y en a trente-cinq et demi qui vivent dans la même erreur.

Si quelqu’un était venu me dire que ce droit souverain était le privilége d’un simple particulier, je lui aurais donné un fameux démenti. Que nous sommes ignorants, bons dieux ! Mais, si je te dis tout à la fois, tu ne me comprendras pas. Il faut procéder par ordre, ou je m’embrouillerai pour sûr.

[p. 44]

Quand j’ai vu qu’on frappait des pièces de dix sous, j’ai senti la nécessité de voir le gouvernement dans son coup de feu, au milieu d’une grêle d’argent. Pour lors, il me revint à l’esprit que le petit Godard, le fils du garde champêtre de la Bouille, était chimiste à la Monnaie de Paris, et qu’il devait jouer un bout de rôle dans cette fabrication-là. Godard est un camarade, un pays ; nous avons canoté ensemble à l’âge de dix-sept ans ; ma foi ! je n’ai fait ni une ni deux, je suis allé le trouver dimanche, et je lui ai conté mon désir.

Il s’habillait pour aller dîner à la campagne ; mais, tout en faisant sa barbe, il m’a appris un million de choses dont nous ne nous doutons pas. Sais-tu combien de petite monnaie il s’est fabriqué en France depuis la création du système décimal ? Pas beaucoup, car, en supposant qu’il ne se soit ni égaré, ni exporté, ni fondu une seule pièce, chaque Français n’aurait pas plus de 4 fr. 50 c. de petite monnaie en pièces de quarante, de vingt, de dix et de quatre sous. Quant à la monnaie de cuivre, nous en avons pour cinquante millions au total, ce qui fait un peu moins de vingt-huit sous par tête ! Voilà pourquoi les grandes compagnies industrielles, la Banque et le Trésor lui-même, sont obligés quelquefois de faire fabriquer, pour leur commodité particulière, [p. 45] une ou deux montagnes de pièces de dix sous.

Une admirable chose que tu ne sais pas non plus, c’est la bataille de l’or et de l’argent. Ces deux métaux précieux se trouvent en assez bonne quantité dans les entrailles de la terre. Depuis le temps qu’on les cherche, on s’est aperçu que l’or était beaucoup plus rare que l’argent. Il est, en outre, plus utile, plus beau et plus agréable. Le législateur français a calculé toutes ces choses-là, et, après s’être rendu compte de la rareté, de l’utilité et des agréments relatifs de l’or et de l’argent, il a décidé, en 1803, que l’or valait quinze fois et demie plus que l’argent, ou qu’un gramme d’argent pur était à un gramme d’or pur ce que le nombre un est au nombre quinze et demi.

Depuis 1803, la loi n’a pas changé : l’État a maintenu invariablement le même rapport entre les deux métaux. Et pourtant, de 1803 à 1860, il s’est produit dans l’or et dans l’argent des révolutions curieuses. La recherche de l’or est facile, mais incertaine et aventureuse ; l’exploitation d’une mine d’argent est pénible et coûteuse, mais d’un revenu sûr. Il peut arriver que, pendant cinq ou six ans, les chercheurs d’or ne fassent pas leurs frais, se découragent et abandonnent le métier, tandis que les mines d’argent vont leur train et envoient des milliards [p. 46] en Europe. L’argent se fait commun, l’or devient rare et presque introuvable. Ceux qui ont des pièces de vingt francs les gardent pour eux, ou ne les vendent que pour vingt francs et quelques sous. L’or fait prime, comme on dit. C’est ce qu’on appelle une crise monétaire.

Mais il arrive aussi que les chercheurs d’or mettent la main sur quelque pot aux roses comme l’Australie ou la Californie. Des navires chargés d’or abordent dans tous les ports de l’Europe. Les ouvriers qui suaient sang et eau pour déterrer l’argent au Mexique, se débandent comme des fous, et courent au pays où l’or fleurit à la surface de la terre. On ne voit plus d’argent, on ne peut plus s’en procurer. La pièce de cent sous émigre ou se cache dans les petits trous. Celui qui veut en avoir quatre donne un louis et quelque chose de plus. C’est encore une crise monétaire : l’argent fait prime à son tour.

Il y a eu crise entre le 1er janvier 1842 et le 21 décembre 1846. L’or était si rare, que, dans l’espace de cinq années, la Monnaie de Paris n’a pas frappé plus de 9,627,140 francs en pièces d’or. L’argent était si commun, que le même établissement fabriquait 349,528,900 francs 50 centimes en monnaie d’argent. En d’autres termes, la France a frappé en moyenne, pendant cinq années, trente-six fois plus d’argent que d’or.

[p. 47]

Il y a eu crise, mais en sens contraire, à partir de l’année 1853. L’or est devenu si commun et l’argent si rare, que, dans une seule année, en 1854, la Monnaie de Paris a frappé 526,528,200 francs en pièces d’or. La fabrication de l’argent était réduite à 2,123,887 francs et quatre sous. C’est-à-dire que l’année 1854 a vu frapper environ deux cent quarante-huit fois plus d’or que d’argent. Cet accident s’est prolongé jusqu’à nos jours ; il dure encore, et la preuve, c’est qu’en 1859, le gouvernement a été obligé de fondre des pièces de cent sous pour fabriquer de la petite monnaie.

Oui, ma chère cousine, les choses en sont là. Le gouvernement retire les pièces de cent sous que l’impôt fait arriver dans ses caisses, et il les envoie à la Monnaie de Paris pour qu’on en fasse des pièces divisionnaires. Il y a plus d’économie à détruire des œuvres d’art toutes faites et bien faites qu’à payer des lingots d’argent brut : tant l’argent est devenu rare et cher !

Lorsque Godard me révéla ces mystères, je demeurai stupéfait et épouvanté.

— Ainsi donc, lui dis-je, l’or nous déborde. La France, l’Europe, l’univers entier est en proie à une véritable inondation d’or. L’argent, de son côté, devient plus rare et, par conséquent, plus précieux. Que va faire le gouvernement ? [p. 48] J’espère bien qu’il ne tardera pas à abroger la loi de 1803, et à décider que trois pièces de cent sous en argent valent vingt francs en or !

— Mon pauvre ami, répondit-il en souriant, tu raisonnes comme un économiste. Mais l’État regarde les choses d’un peu plus haut. Il voit que, malgré l’exportation et la déformation de quelques pièces de cent sous, nous avons encore en circulation pour plus de deux milliards d’argent blanc. Il sait que les mines d’argent du Mexique sont loin d’être épuisées ; que les mines de l’Oural, peut-être plus importantes, ne sont pas encore en exploitation. Il devine que les placers de la Californie, qui sont des caches de la nature plutôt que des mines proprement dites, s’épuiseront un beau matin ; que la production régulière de l’argent reprendra son cours naturel, et qu’après quelques secousses, l’équilibre se rétablira tout seul entre les deux métaux. C’est pourquoi il attend les bras croisés, remplaçant la pièce de cent sous par une petite pièce d’or, fondant la grosse monnaie d’argent pour suffire aux nécessités du commerce, et répétant à haute et intelligible voix l’excellente loi de 1803 : « L’argent est à l’or comme le nombre un au nombre quinze et demi. »

— Tu me fais plaisir, répliquai-je en lui serrant la [p. 49] main. Mais pourquoi as-tu dit que je raisonnais comme un économiste ?

— C’est que, de 1842 à 1847, durant la première crise dont je t’ai parlé, le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes ont poussé des cris de terreur. Ces deux honorables publications déclaraient à tout propos que la France était au plus bas ; qu’une pléthore d’argent, maladie incurable, ruinerait infailliblement le commerce et l’industrie, et jetterait une perturbation terrible dans toutes les relations des hommes. Depuis 1853 jusqu’à ce jour, les mêmes publications, rédigées par les mêmes auteurs, recommencent les mêmes articles contre l’invasion des matières d’or. L’art de plaider le pour et le contre à dix années de distance, et d’épouvanter la nation par l’annonce de dangers imaginaires, s’appelle d’un nom particulier dans le langage des gens sérieux. C’est l’économie politique.

Là-dessus, comme l’ami Godard avait achevé sa toilette, il me donna rendez-vous à la Monnaie pour ce matin. Tu penses bien que je suis arrivé à l’heure dite.

L’Hôtel des monnaies est situé sur la rive gauche de la Seine. C’est un bel immeuble qui appartient à l’État. L’État se charge de le réparer ; l’État a dépensé tout dernièrement 55,000 francs pour faire gratter la façade. Le [p. 50] matériel énorme et coûteux qui remplit ce palais appartient à l’État. Les commissaires et contrôleurs chargés de surveiller le titre et le poids des monnaies, et d’empêcher qu’on ne fasse tort au public, sont rétribués par l’État. L’État dépense tous les ans 189,400 francs pour que les monnaies françaises soient les plus justes et les plus loyales de l’univers.

Dans cet immeuble, avec ce matériel, sous l’inspection de ces commissaires, un simple particulier fabrique, tous les ans, pour cinq cents millions de monnaies à ses risques et à son profit personnel. Quiconque a besoin d’or ou d’argent monnayé s’adresse à cet entrepreneur, et lui porte le métal en lingots. Sa clientèle se compose des grandes compagnies, des financiers, de la Banque de France et de l’État lui-même. Si M. de Rothschild, l’État ou M. Mirès a besoin de dix millions en pièces de vingt francs, il porte ses lingots à l’entrepreneur, qui rend la somme dans un délai déterminé, après s’être payé des frais de fabrication. Ces frais, fixés par deux décrets de 1849 et de 1854, se montent à 1 franc 50 centimes par kilogramme d’argent, et 6 francs 70 centimes par kilogramme d’or. L’État les subit comme un simple particulier, avec cette différence, cependant, que l’entrepreneur réduit quelquefois ses tarifs en faveur [p. 51] d’une maison de banque et jamais en faveur de l’État.

Tu peux croire ce que je te dis là, si invraisemblable que cela paraisse. Oui, ma chère, un simple bourgeois, qui n’est pas même chef de bureau au ministère des finances, exerce à son profit le plus auguste de tous les droits de la couronne, et s’en fait trois mille francs de revenu… par jour.

Godard m’a montré la fabrication depuis A jusqu’à Z. C’est vraiment beau, je dois l’avouer : on frappait pour le gouvernement des pièces de vingt, de dix et de quatre sous ; pour les particuliers, de l’or. Les particuliers font leurs affaires, et je ne les en blâme pas ; le gouvernement songe aux intérêts de tout le monde. Il y a là soixante et dix ou quatre-vingts millions en lingots d’or, qui attendent l’empreinte légale pour entrer en circulation. L’entrepreneur pourrait en frapper pour six millions tous les jours, et il ne demanderait pas mieux. Mais le ministre des finances, qui craint l’encombrement, lui a défendu de fabriquer plus de deux millions d’or en vingt-quatre heures.

Lorsque je suis arrivé, Godard m’attendait dans une espèce de forge.

— Entre vite, me cria-t-il, on va couler.

Deux grands garçons, noirs comme des diables et armés [p. 52] de grandes perches en fer, tirèrent du feu une espèce de marmite où l’argent cuisait. Ils le versèrent tout liquide dans un moule à gaufres, qui laissa tomber l’instant d’après une demi-douzaine de barres solides, longues d’une coudée, larges d’un demi-travers de main et épaisses de deux doigts.

— C’est avec ces maquettes, me dit Godard, qu’on fait les pièces de dix sous. Mais il y a encore de l’ouvrage.

Il me conduisit ensuite dans un atelier où les grosses barres passaient et repassaient entre des cylindres de fer qu’on appelle laminoirs. C’est ainsi qu’on les amène à n’être pas plus épaisses que des pièces de dix sous. Elles s’aplatissent petit à petit en s’allongeant si bien, qu’on n’en voit plus le bout. Mais il faut du temps et de la peine. La même barre d’argent passe au laminoir plus de soixante fois, et, de deux en deux fois, on est obligé de la recuire au four : sans quoi, le métal deviendrait cassant comme de la pierre. Du reste, l’argent n’est pas beau dans cet exercice-là. Il devient noir comme de l’encre, et celui qui le trouverait dans la rue ne serait pas tenté de le ramasser.

Lorsque ces grandes banderoles noires sont arrivées à l’épaisseur d’une pièce de dix sous, il y a une petite mécanique qui les découpe à l’emporte-pièce ; on dirait [p. 53] alors des rondelles de cuir. Godard m’apprit que ces jetons d’argent sans marque, ni rien, s’appelaient des flans. On les pèse un à un, et ceux qui n’ont pas le poids sont mis au rebut. Cela ne veut pas dire qu’on les jette dans la rue. Ceux qui sont trop lourds sont rabotés à la mécanique ou limés à la main jusqu’à ce qu’ils aient le poids, et rien de plus.

On lave les flans dans je ne sais quel acide, jusqu’à ce qu’ils soient du plus beau blanc, et il ne reste plus qu’à leur donner l’empreinte. Cela se fait d’un seul coup, la face, le revers et la tranche : un vrai miracle de mécanique ! Figure-toi, cousine, que, jusqu’en 1841, les monnaies se fabriquaient avec un énorme balancier. Il fallait les bras de treize hommes pour faire une pièce de cent sous ; et les meilleurs ouvriers, en se hâtant bien, n’en faisaient pas plus de vingt à la minute. Un mécanicien français, appelé Tonnelier, a fabriqué une petite machine, un vrai joujou à vapeur, qui frappe de cinquante à soixante-cinq pièces à la minute, avec un seul ouvrier pour surveiller la besogne. Chaque flan reçoit une pression de trente à quarante mille kilogrammes. Il entre tout brut et sort tout fabriqué. C’est une merveille : un moulin qui moud le métal comme du blé et rend de la monnaie au lieu de la farine ! Le grand [p. 54] homme qui a inventé cette presse n’y a pas fait fortune. En revanche, il n’est pas célèbre du tout. Mais ces choses-là ne nous regardent point.

Je croyais que le travail était fini quand la pièce était frappée ; mais non.

— Maintenant, me dit Godard, l’entrepreneur a fait sa besogne et gagné son argent. L’État va se mettre de la partie en vérifiant l’empreinte, le poids et le titre de toutes ces pièces. Il le fera gratis.

— Pourquoi gratis ?

— Par grandeur d’âme. Le commissaire du gouvernement vérifiera le poids et les empreintes, le laboratoire des essais constatera le titre, la commission des monnaies se réunira en séance pour déclarer que le titre indiqué par le laboratoire et le poids indiqué par le commissaire sont le poids et le titre légaux, et elle prononcera avec une certaine solennité son jugement sur le poids et le titre. Le commissaire, le laboratoire et la commission sont payés par l’État. Tu vois que l’État ne ménage rien pour nous faire fabriquer des monnaies irréprochables.

— Mais, dis-je à mon tour, pourquoi l’État ne les fabrique-t-il pas lui-même ? S’il y a trois mille francs à gagner tous les jours, je serais bien aise de les voir entrer [p. 55] dans les coffres de l’État. De plus, il me semble que la fabrication des monnaies étant un privilége très-noble, appartient de droit à l’empereur. Les tabacs, les postes, les poudres et salpêtres, l’Opéra et la Comédie-Française sont placés directement sous la main de l’État ; pourquoi n’en serait-il pas ainsi des monnaies ? Si l’État régissait lui-même le bel établissement que tu m’as montré, il aurait un remède tout trouvé contre les crises monétaires. Lorsque l’argent deviendrait rare, il abaisserait à zéro le tarif de la fabrication, et l’argent sortirait de terre pour se faire frapper gratis. Lorsque l’or serait trop commun, l’État pourrait doubler, tripler les droits, et éviter ainsi l’encombrement. Il se réglerait sur l’intérêt public, qui est toujours le sien, tandis qu’un entrepreneur ne songe qu’à fabriquer n’importe quoi pour faire fortune au plus tôt. Enfin, n’est-il pas possible qu’il se rencontre un entrepreneur assez malhonnête pour emporter à l’étranger les matières précieuses que le public lui a confiées ? Tu m’as dit toi-même que vous aviez soixante ou quatre-vingts millions de lingots à la Monnaie. Quelle garantie les dépositaires ont-ils contre l’entrepreneur ?

— Son cautionnement de cent cinquante mille francs. Mais tu as touché, sans le savoir, à une question très-sérieuse. [p. 56] Tu voudrais que le gouvernement mît en régie la fabrication des monnaies, au lieu de la livrer à l’entreprise. L’idée n’est pas de toi, mon brave garçon, quoiqu’elle te soit venue tout naturellement. Colbert, Turgot et Necker, trois hommes bien respectables, ont poursuivi la même chimère. Montesquieu a fait l’éloge de la régie dans une page dangereuse, car elle n’admet point de réplique. La Russie et l’Angleterre ont une régie des monnaies, et ne s’en portent que mieux. Un ministre de Louis-Philippe, M. Humann, a proposé aux Chambres ce que tu proposes à ton ami Godard.

— Hé bien ? Qu’a-t-on répondu ?

— Des choses très-sensées : que l’entreprise attirait dans le pays les métaux précieux.

— Je croyais que c’était le commerce et l’industrie. Si nous exportons pour un milliard de marchandises, sans en importer pour plus de 900 millions, il faudra, si je ne me trompe, qu’il entre cent millions d’argent dans le pays.

— On a dit que le système d’entreprises soulageait l’État d’une lourde responsabilité. En effet, il ne garantit pas les lingots déposés à la Monnaie.

— Tu appelles cela un avantage ! J’aimerais mieux que l’État garantît les lingots ; car il n’est pas mauvais que les lingots soient garantis.

[p. 57]

— On a dit que, grâce à l’entreprise, on était sûr que le gouvernement ne tromperait pas le public.

— Et que gagnerait-il à le tromper ? L’État ne saurait rien prendre au public sans se voler lui-même.

— On a dit enfin, et c’est un argument très-sérieux, qu’un fonctionnaire prendrait moins de soin des intérêts publics qu’un particulier n’en prend de ses propres intérêts.

— Connu ; c’est l’argument des particuliers qui veulent encaisser à perpétuité l’argent du public. Je comprends que, pour une industrie nouvelle et dans l’enfance, on laisse à l’intérêt personnel le soin de chercher les perfectionnements et de poursuivre les progrès. C’est ainsi que l’Angleterre a fait organiser l’administration des postes. Mais, dès que l’intérêt personnel eut donné tous les miracles dont il était capable, l’État s’est mis à la place des particuliers. La machine était montée ; elle ne s’est pas arrêtée en changeant de mains. La machine que tu m’as fait voir ce matin n’est pas mal montée non plus. Crois-tu qu’elle se détraquerait du jour au lendemain si on la donnait à conduire aux ingénieurs de l’École polytechnique ? Et crois-tu que ces jeunes gens de talent se trouveraient plus déplacés ici qu’aux Tabacs ?

[p. 58]

— Mais, malheureux ! c’est toute une révolution que tu proposes !

— Pas du tout ; ce n’est qu’un déménagement. Je dirais à l’entrepreneur : vous avez bien travaillé, vous êtes riche, je vous remercie et je vous remplace, moi l’État.

Godard réfléchit quelque temps, puis il me dit :

— Tu as peut-être raison. Mais l’entreprise date de Charles le Chauve. Cet abus, si toutefois c’est un abus, n’est pas inutile à tout le monde. Tu froisserais bien des intérêts particuliers pour mettre quelques millions de plus dans les coffres du Trésor. Je ne te savais pas si dangereux, et je me demande si j’ai eu raison de te traiter en ami. Les hommes qui ont la rage de tout changer sont un fléau dans l’État, quelle que soit d’ailleurs la justesse de leurs idées et la pureté de leurs intentions. Je te parle en fonctionnaire, et, si tu veux conserver de bonnes relations avec moi, tu feras bien de m’éviter à l’avenir.

Là-dessus il me conduisit à la porte. C’est la deuxième fois, cousine, que pareil accident m’arrive depuis huit jours. Il y a là de quoi réfléchir, et plus d’un se corrigerait à ma place. Mais j’ai beau me raisonner, la chose est plus forte que moi, et, toutes les fois que la langue me démange, il faut que je dise la vérité.

[p. 59]

IV
LA RENTRÉE DES CLASSES

Visite de la tante Camille et du petit cousin Octave. — On me demande un conseil, et je suis fort embarrassé. — Mes souvenirs de collége. — Je cherche un remplaçant. — Opinion d’un vieux professeur sur l’instruction publique. — Discours un peu trop long. — Les lycées de notre pays sont faits pour les jeunes millionnaires. — 1789 et 1859. — Rollin. — Les universités anglaises ont du bon. — La bourgeoisie de Paris a pris d’assaut le collége et la Bastille. — Abus de l’égalité. — Complaisance de l’État. — Expiation. — Invasion des bacheliers dans les emplois publics. — Danger d’étendre à tout un pays la culture des roses. — Plaintes des familles. — Tâtonnements. — Utopie de mon vieux professeur. — Toto entre au collége Chaptal.

Ma chère cousine,

Lundi dernier, vers quatre heures du soir, la bonne tante Camille est montée jusque chez moi avec son fils. Tu te rappelles ce joli petit Octave que toute la famille appelait Toto ? Il a douze ans sonnés ; on a coupé ses cheveux blonds, et c’est, comme qui dirait, un petit homme. Fort bien élevé, du reste, et nullement gamin, attendu qu’il ne s’est jamais éloigné de sa mère. Je me [p. 60] suis senti tout aise en le voyant grandelet et posé, quoique ces métamorphoses des enfants que nous avons vus naître nous poussent terriblement vers la vieillesse.

J’étais de loisir, ayant fini ma tâche quotidienne, et je relisais, par manière de récréation, une belle et excellente brochure que M. Dentu m’avait envoyée le matin. J’adore les gens qui pensent comme moi, sans toutefois demander la tête des autres, et je me réjouissais de voir que M. Anatole de la Forge, un noble, avait si honnêtement résolu la question des duchés.

— Il ne s’agit pas d’Italie, me dit la tante Camille, femme active et positive, et qui n’aime pas à perdre son temps. J’ai un grand conseil à vous demander, un conseil de la plus haute importance, puisque l’avenir de mon fils en dépend.

A cette ouverture, la peur me prit. Je ne déteste pas de demander des conseils, parce que rien ne m’oblige à les suivre. Mais, s’il s’agit d’en donner un moi-même, j’ai toujours peur d’être cru sur parole et d’avoir ensuite à me reprocher le malheur des gens. La tante Camille ne prit nulle pitié de mon embarras, et elle poursuivit, sans voir que je rougissais jusqu’aux oreilles :

— Octave est en âge de commencer ses études ; je lui [p. 61] ai enseigné le peu que je savais ; il n’a plus rien à apprendre de moi. Vous êtes son cousin, vous avez fait vos classes ; vous commencez à connaître Paris ; voici l’époque de la rentrée : où me conseillez-vous de mettre mon fils ? Que faut-il qu’il étudie ? Dans quel chemin doit-il entrer pour arriver à quelque chose ?

Elle parla assez longtemps sur ce ton, avec la volubilité naturelle aux femmes. Pour moi, je cherchais le moyen de la renvoyer à quelque conseiller plus habile, et de lui rendre un meilleur service sans être responsable de rien. Je me rappelai fort à propos un vieux professeur de latin que j’avais connu à table d’hôte. Plus d’une fois nous avions discuté ensemble, tout en pelant une poire ou en égrenant une grappe de raisin. Ses idées m’étonnaient souvent par leur bizarrerie ; mais elles étaient bien à lui, et il les défendait avec une chaleur de bonne foi. Je le tenais pour le plus honnête homme du monde, sans l’avoir beaucoup pratiqué, et malgré sa manie de bouleverser l’enseignement.

— Ma chère tante, dis-je à Camille, la bonne volonté ne suffit pas pour donner les bons conseils. J’ai été au collége comme tout le monde ; mais j’y ai si peu profité, que mes parents auraient mieux fait d’économiser le prix de ma pension. Les professeurs me rangeaient [p. 62] parmi les cancres, le maître d’études prophétisait dans sa chaire que je mourrais sur l’échafaud, et mes camarades me regardaient comme une brute, parce que je faisais des contre-sens dans toutes les versions. A la dernière année, j’ai appris un gros livre intitulé Manuel du Baccalauréat. La Faculté m’en a fait réciter quelques passages et m’a reçu bachelier en haussant les épaules.

» Depuis cette cérémonie, j’ai travaillé avec goût, étudié avec plaisir, prouvé aux autres et à moi-même que je n’étais pas un cancre, et qu’à moins de révolutions bien imprévues, je ne mourrais pas sur l’échafaud. Il suit de là que je ne regrette point le collége, puisque je n’ai été un peu instruit, un peu heureux et un peu considéré que depuis le jour où j’en suis sorti. Cependant je persiste à croire que les études classiques et la fréquentation des auteurs grecs et latins sont nécessaires à l’éducation et au développement de l’esprit. M’a-t-on servi trop tôt cette bonne nourriture, ou les professeurs ont-ils oublié quelques assaisonnements ? Je ne saurais le dire… Toujours est-il que mes dix années de collége m’ont été trop désagréables et trop inutiles pour que j’en souhaite autant à votre cher fils.

» Ne prenez pas ceci pour un conseil ; ce n’est qu’un souvenir d’enfance. Je ne m’explique pas moi-même [p. 63] comment je puis avoir les études classiques en grand honneur et les classes du collége en profonde horreur. Mais, si vous me permettiez d’aller chercher un vieux savant qui demeure à quelques portes d’ici, il mettrait peut-être un peu d’accord dans mes contradictions, et nous ferait comprendre à tous les deux certaines choses dont j’ai comme un pressentiment vague, sans pouvoir les exprimer.

La tante Camille accepta mon remplaçant. Je courus le chercher, et, comme il ne sort guère que pour ses classes et ses repas, je le trouvai au gîte. Il me suivit de bonne grâce, et mit ses lumières au service de la tante avec une cordialité qui la toucha.

— Monsieur, lui dit-elle, voici mon fils unique. Il est toute l’espérance de ma vie, et, je puis le dire devant vous, la seule ressource que Dieu m’ait donnée pour mes vieux jours. Mon plus cher désir serait de lui voir apprendre le latin et le grec dans un bon collége, pour devenir bachelier, et, par la suite, arriver à tout. Mon parent a l’air de blâmer mon ambition, et en même temps il a peur de me donner un conseil. Vous êtes professeur ; je m’en rapporte à vous ; dites-moi ce que je dois faire.

Le professeur aspira lentement une prise de tabac, [p. 64] passa la main sous le menton du petit Octave, et dit d’un ton quelque peu doctoral :

— Madame, votre projet serait louable de tout point, si ce charmant enfant devait avoir un jour cent mille livres de rente.

Je me récriai violemment ; la tante aussi.

— Permettez ! reprit-il, vous avez coupé mon second membre de phrase. Je dis : Si votre fils devait avoir un jour cent mille francs de rente bien solide et bien assurée, ou si vous le destiniez à devenir un vieux pédant comme moi. L’enseignement des humanités, tel qu’il a été institué par nos ancêtres et tel qu’il existe encore dans la plupart des établissements publics, n’est propre qu’à orner l’esprit des jeunes gens riches, ou à fournir des professeurs de grec et de latin.

— Monsieur, dit la tante avec une modestie qui n’était pas sans dignité, je suis veuve et sans fortune. Mon mari occupait un emploi honorable dans une administration particulière ; lui mort, je n’ai droit à aucune pension. Nos deux patrimoines réunis, augmentés de toutes nos économies, forment un capital si minime, que je suis obligée de le faire valoir moi-même. J’ai fondé un petit commerce de lingerie dans le quartier du lycée Bonaparte, et, depuis deux ans, je gagne en [p. 65] moyenne sept à huit francs par jour. C’est le strict nécessaire à Paris, au prix où sont toutes choses. Cependant je me suis dit qu’en m’imposant quelques privations je pourrais envoyer mon fils au lycée comme externe, pour qu’il y reçût cette instruction classique qui conduit à la fortune et aux honneurs.

— Hélas ! madame, répondit-il, votre fils est dans la même situation que les neuf dixièmes de nos élèves. Neuf familles sur dix, non-seulement à Paris, mais dans toute la France, donnent à leurs enfants l’éducation classique et croient leur donner un gagne-pain. Toute la petite bourgeoisie de notre pays, depuis 1789 jusqu’à 1859, s’est jetée aveuglément dans cette fausse route.

— Pourquoi fausse ?

— Ceci demande quelques développements historiques, mais n’ayez pas peur ; je ne veux pas remonter jusqu’au déluge. Il sourit silencieusement à cette grave plaisanterie, et poursuivit :

« Avant la Révolution, il y avait en France environ cinquante mille jeunes gens qui naissaient riches. Chacun d’eux trouvait dans son berceau tout ce qu’il faut pour vivre et pour vivre bien. Leur avenir était tout fait, leur revenu assuré. S’il leur plaisait de vivre sur leurs terres, ils n’avaient besoin de rien, ni de personne. [p. 66] S’ils préféraient habiter Versailles, ou Paris, ou quelque autre capitale du royaume, toutes les charges de la cour, tous les emplois publics leur appartenaient par droit de naissance. Égaux à peu près par le sang et la fortune, ils ne pouvaient se distinguer entre eux que par le mérite : aussi leurs parents s’appliquaient-ils à leur en donner. Les uns s’élevaient dans l’hôtel ou le château de leurs pères, sous la direction d’un précepteur habile ; les autres entraient au collége, soit seuls, soit avec un gouverneur. C’est au collége qu’ils jouissaient des avantages de l’éducation publique, la meilleure de toutes, parce qu’elle habitue les petits hommes à vivre en société. Comme ils avaient du temps devant eux, et que nulle affaire pressante ne les appelait dans le monde, ils vivaient dix années et plus dans une sorte de cloître intelligent.

» Quelques bons maîtres qui n’étaient ni clercs ni laïques, mais qui tenaient de l’un et de l’autre, et qui remplissaient en conscience un vrai sacerdoce, s’appliquaient à orner l’esprit de ces jeunes gens. On les façonnait aux belles-lettres ; on les nourrissait de la meilleure prose et des vers les plus parfaits ; on leur donnait pour conseillers et pour amis les plus grands hommes de l’antiquité ; ils dînaient dans la compagnie [p. 67] d’Homère et s’endormaient avec Cicéron. Bientôt la contagion de ces illustres modèles avait transformé leur esprit et leur langage : ils pensaient en grec et en latin ; ils parlaient des idiomes oubliés ; ils écrivaient des discours un peu vides dans la belle langue de Salluste ; ils transvasaient des idées modernes dans le moule divin des vers de Virgile. Le professeur applaudissait ; et comment n’aurait-il pas applaudi ? Tous ces jeunes élèves étaient gens de loisir. Ils n’avaient rien de plus urgent à faire, rien qui fût plus utile à la société, à leurs familles et à eux-mêmes. Lorsqu’ils sortaient du collége, ils étaient en état de faire bonne figure dans le monde, d’écrire un billet irréprochable, de tenir un discours correct, de juger sainement un ouvrage de l’esprit, et de prouver aux hommes bien nés de toute l’Europe qu’ils avaient fait leurs humanités. En ce temps-là, madame, l’enseignement des colléges était ce qu’il devait être, et, pour ma part, je n’y vois rien qui ne soit digne d’éloge.

» A ces jeunes gens riches et bien nés, qui payaient une grosse pension, le collége avait soin d’adjoindre quelques boursiers, choisis pour leurs talents dans les échoppes du royaume. Ceux-là recevaient gratis la même instruction qu’on vendait cher aux autres. C’est qu’ils [p. 68] étaient destinés à enseigner à leur tour, et à monter dans la chaire de leurs maîtres. Ainsi Rollin, fils d’un pauvre coutelier de Paris, fut reçu par charité, ou plutôt par un calcul habile, au collége du Plessis, où il remplaça son professeur à l’âge de vingt-deux ans. Tout cela marchait au mieux, si je ne me trompe. Le collége n’était pas fait pour les gens de la classe moyenne. On n’y recevait que des enfants riches, pour développer en eux les qualités brillantes de l’esprit, et quelques petits malheureux, réservés au labeur pénible de l’enseignement. Les artisans et les boutiquiers, qui destinaient leurs fils à travailler pour vivre, ne les condamnaient pas à lire ou à écrire des vers latins pendant dix ans. Un enfant de condition médiocre apprenait les choses nécessaires à son métier. Lorsqu’il savait lire, écrire et compter, comme M. Jourdain, il s’en tenait là, et se jetait bravement dans l’industrie ou le commerce. Soyez bien sûre, madame, que, si nous étions encore en 1788, vous ne songeriez pas à mettre M. votre fils au collége, mais plutôt à lui apprendre la valeur des tissus, le prix de la main-d’œuvre, et les petits secrets d’un commerce honnête et modeste.

» Les Anglais n’ont pas eu de 89 ; ils n’ont eu qu’un 93, ce qui est bien différent, l’instruction publique est [p. 69] encore chez eux ce qu’elle était chez nous avant la Révolution. Ce peuple, médiocre en bien des choses, mais grand dans tout ce qui touche à la vie pratique, ne nourrit pas les bœufs avec des oranges, ni les bourgeois avec du latin. Savez-vous combien il a de colléges, de lycées et facultés des lettres ? Deux en tout, Oxford et Cambridge. Deux admirables établissements, les premiers de l’univers pour l’étude des lettres grecques et latines ; mais tout le monde n’y entre pas. Les enfants destinés à la Chambre des lords, les petits millionnaires dont la position en ce monde est toute faite, vont à Oxford ou à Cambridge se polir l’esprit au frottement de l’antiquité. Ils y restent longtemps, ils s’y livrent aux travaux les plus inutiles et les plus honorables ; ils y reçoivent une éducation vraiment libérale ; ils y font leurs humanités ; ils y écrivent non-seulement des vers latins, mais des vers grecs ! Ils ont le temps. Leur pain est assuré. Au milieu d’eux se forment quelques honnêtes professeurs, sortis du peuple, et qui, dans l’étude du latin et du grec, ne voient pas autre chose qu’un gagne-pain. Tout le reste de la nation apprend à la hâte, dans des écoles primaires, les choses nécessaires à la vie, et se répand ensuite dans les carrières de l’industrie et du commerce.

[p. 70]

» Nos Français ne sont pas si sages. Le lendemain de la Révolution, les petits bourgeois, ivres d’égalité, ont voulu que leurs enfants fussent élevés comme des fils de princes. Ils ne savaient pas au juste où cela pourrait les conduire, mais ils avaient à cœur de prendre le collége d’assaut, comme la Bastille. Tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous dans un espace de soixante et dix ans ont été pleins de complaisance pour cette manie de la nation. Ils ont créé lycée sur lycée, collége sur collége ; ils ont formé des milliers de professeurs érudits, abaissé généreusement le prix de l’instruction classique, et versé le latin à pleins bords dans les cerveaux français. Cette ambition des uns, cette complaisance des autres nous a conduits vous savez où. Tous les ans, vers la fin de l’été, les établissements d’instruction publique répandent dans le pays une épouvantable fournée de bacheliers, fort ignorants de toute chose, excepté des lettres latines, et persuadés que le monde leur appartient. La plupart n’ont pas de quoi vivre, ni, par conséquent, de quoi nourrir leur père et leur mère, ni à plus forte raison de quoi se marier et élever leurs enfants. Que font-ils ? C’est l’État qui leur a donné l’instruction ; c’est à l’État qu’ils demandent du pain.

[p. 71]

» L’État, qui s’est toujours conduit en bon père, quelle que fût la forme du gouvernement, a commencé par satisfaire ces innombrables ambitions qu’il avait lui-même éveillées. Il a distribué à ses élèves tous les emplois publics que la chute de l’aristocratie avait laissés vacants. Le flot des bacheliers montait toujours. L’État a créé des emplois nouveaux. Cette ressource venant à s’épuiser, il a fallu inventer le surnumérariat, c’est-à-dire une catégorie de places dont les titulaires travaillent sans manger. Les bacheliers arrivaient encore, et les emplois de surnuméraire ne suffisaient déjà plus. L’État a créé des aspirants au surnumérariat, une dérision greffée sur une dérision. Mais une nouvelle cohorte de bacheliers, à qui l’on ne put rien promettre, pas même de les nommer un jour aspirants au surnumérariat, se répandirent tumultueusement dans le pays, appelant le peuple aux armes, et criant que la société était mal organisée. Hélas ! non, ce n’est pas la société, c’est l’enseignement.

» N’est-il pas absurde, en effet, de donner presque gratis une éducation vide et toute d’ornement à des enfants qui n’ont pas de quoi vivre ? Que penserions-nous d’un gouvernement qui conseillerait aux cultivateurs de planter des rosiers dans toutes les plaines de France ? [p. 72] Ne mériterait-il pas un reproche de plus s’il fournissait à ces malheureux des graines et des replants au-dessous du prix de revient ? Qu’arriverait-il le jour où la France serait couverte de roses, comme elle est peuplée de bacheliers ? Les paysans diraient tous à l’État : « C’est vous qui nous avez encouragés ; achetez notre récolte ! » L’État achèterait des roses ; il en prendrait d’abord un peu, puis beaucoup, puis trop, et, quand il en aurait fait une énorme provision inutile, les producteurs continueraient à jeter les hauts cris.

Le bonhomme toussa, prit une deuxième prise, et s’aperçut que la tante Camille ouvrait de grands yeux étonnés.

— Je me suis mal expliqué, dit-il, car je vois que vous ne m’avez pas bien compris. Au fait, vous ne vous attendiez guère à voir des rosiers dans cette affaire. Je reviens à l’enseignement des colléges.

» L’État, je vous assure, est animé du meilleur vouloir. Il est même singulier que des gouvernements si divers aient cherché à résoudre le problème de l’instruction publique avec un zèle égal et une égale bonne foi. Mais le passé pèse sur le présent, et, malgré tous les efforts des souverains et des ministres, la routine des professeurs et l’ambition des bourgeois nous feront encore [p. 73] bien du mal. L’enseignement est une vieille machine qu’on raccommode tous les jours à grands frais, lorsqu’il serait plus économique d’en faire une neuve. Nous avons pris les colléges de 1788 et nous y avons entassé les bourgeois de 1830. Il en est sorti quoi ? Des fonctionnaires et des révolutionnaires. Aujourd’hui que l’ère des révolutions est fermée, du moins en France, il se produit un nouvel accident. L’instruction publique languit. Les professeurs, les élèves, les familles se découragent. Les parents sentent au fond du cœur que leurs fils perdent un temps précieux. Les enfants, qui savent combien le pain est cher et la vie difficile, ne s’intéressent ni au grec, ni au latin : ils pensent à l’avenir et prennent en grippe Virgile et Cicéron. Les professeurs se lassent de parler à des sourds, et perdent courage.

» Autant Rollin était heureux d’enseigner les belles-lettres à des enfants riches, qui devaient lui faire honneur dans le monde, autant je me dégoûte de faire avaler quelques tranches de latin et de grec à de futurs industriels qui n’y mordent pas sans grimace. De tous côtés, les familles crient à l’État : « Enseignez à nos enfants quelque chose qui leur profite ! Nous n’avons pas de rentes à leur laisser ; donnez-leur un gagne-pain. » L’État, plein de bonne volonté, mais accoutumé de tout [p. 74] temps à faire les choses à demi, l’État hésite, tâtonne, fait et défait, juge et déjuge, modifie les programmes, sans arriver à un résultat satisfaisant. Il ajoute aux études classiques l’enseignement des langues vivantes, du dessin, des sciences mathématiques, physiques et naturelles. Bravo ! crient les hommes positifs. Mais on s’aperçoit bientôt qu’il ne reste plus de place, c’est-à-dire plus de temps pour l’enseignement du grec et du latin. Vite, il faut remédier à la chose. Les colléges sont divisés en deux sections. Dans l’une, on apprendra les choses utiles ; dans l’autre, les belles et glorieuses inutilités que Rollin enseignait à ses élèves en 1687. Mais voici bien une autre affaire ! La division utile est encombrée d’élèves ; tel est l’esprit du temps et la nécessité du siècle. Le professeur d’humanités reste seul dans sa chaire, et catéchise les gradins vides. L’État craint d’avoir fait fausse route ; il revient sur ses pas. Il ramène au latin et au grec les brebis égarées et récalcitrantes ; il impose le baccalauréat ès lettres à tous ceux qui veulent être quelque chose. Le baccalauréat ès sciences lui-même devra passer sous les fourches caudines du peuple latin. On obéit, mais on murmure ; personne n’est content de l’ordre établi dans les colléges de l’État, pas même l’État.

[p. 75]

— Mais, monsieur, dit la tante Camille, vous ne m’apprenez pas ce que je dois faire de mon fils ?

— Eh ! madame, il ne s’agit pas seulement de votre fils, mais de cent mille enfants du même âge qui, tous les ans, sont dans le même embarras au commencement du mois d’octobre. Si seulement l’État daignait me consulter ! Mon plan est tout tracé ; j’ai tout prévu. Et qu’il serait facile de réformer en un rien de temps notre pauvre instruction publique !

— Que feriez-vous ? dis-je à mon tour.

— Ce que je ferais ! J’établirais dans toutes les communes un bon établissement d’instruction primaire gratuite, mais non pas obligatoire.

— C’est chose faite.

— A peu près. Dans tous les chefs-lieux de département, et dans toutes les villes d’une certaine importance, ou plutôt à la porte de toutes les villes, j’aurais un établissement d’instruction secondaire, où les enfants de dix à quinze ans apprendraient le français et une langue étrangère, l’arithmétique et la géométrie, la physique et la chimie, avec quelques notions de cosmographie, l’histoire de France et quelques éléments d’histoire universelle, le dessin, la musique et la gymnastique.

» Savez-vous que l’orthographe se perd ? Quinze bacheliers [p. 76] sur vingt sont refusés pour cause d’orthographe. Le dessin ne s’enseigne un peu que dans les écoles spéciales, et cependant, tout homme a besoin de savoir un peu dessiner. La musique est, pour la plupart de nos concitoyens, une langue plus étrangère que le chinois, quand une méthode admirable de simplicité, inventée par Rousseau, perfectionnée par M. Chevé, l’a mise à la portée de tout le monde. Et la gymnastique, que nous avons laissée dans un honteux oubli, fortifierait les nouvelles générations, et réparerait victorieusement l’effet des études sédentaires. Voilà le collége que je rêve ; l’école où toute la classe moyenne de notre pays serait heureuse d’envoyer ses enfants, puisqu’on n’y enseignerait que des choses utiles ; l’université où tous les professeurs seraient pleins de zèle et de contentement, parce qu’ils verraient croître, autour de leur chaire, des hommes. Au sortir de là, chacun suivrait sa vocation. Les uns entreraient à l’École des beaux-arts, les autres à l’École de Châlons, les autres à l’École du commerce, les autres dans une ferme modèle. L’École navale, les Écoles militaires viendraient prendre chez nous de jeunes marins et de jeunes soldats.

— Mais, malheureux ! m’écriai-je, que faites-vous du grec et du latin ?

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— Ce qu’ils doivent être dans une société comme la nôtre : l’ornement de quelques esprits qui n’ont d’autre affaire en ce monde que de se cultiver eux-mêmes. Je ne supprimerais pas tous les lycées ; j’en garderais en France autant que l’on en compte en Angleterre. Au lieu d’abaisser le prix de la pension dans ces écoles de luxe, je le doublerais, je le quadruplerais. Je n’y laisserais entrer que ceux qui ont leur pain assuré et leur fortune faite, avec les enfants pauvres et bien doués qui se destinent au professorat. C’est là qu’on dévorerait du latin et du grec ! On y absorberait l’antiquité tout entière, non par petites tartines misérables, comme on la distribue dans nos colléges, mais en gros morceaux, en blocs énormes, comme Bossuet la servait au dauphin de France.

» Là, les études seraient longues, complètes, approfondies, et personne ne s’en plaindrait. Les lettres classiques y seraient servies à haute dose, et chacun en consommerait suivant ses besoins. Un futur avocat, un aspirant médecin viendrait chercher une légère teinture du latin, et apprendre en un an ce qu’il en faut pour déchiffrer les Institutes, ou pour écrire une ordonnance. Un jeune homme destiné à la tribune, à la littérature ou à l’enseignement, s’y plongerait comme Achille dans les [p. 78] saintes eaux de l’antiquité, et vous l’en verriez sortir brillant, lumineux et invulnérable.

— Mais, monsieur, interrompit la tante Camille, dans combien de temps fondera-t-on un bon collége, bien modeste et bien utile, où mon fils apprenne en quelques années ce que tout homme doit savoir pour gagner son pain ?

— Madame, répondit-il, nous en avons quelques-uns en France. Si vous habitiez Mulhouse, ou si vous étiez disposée à placer votre fils à l’école d’Ivry, je vous recommanderais deux établissements admirables dans leur genre et dignes de la faveur de tous les gens de bien ; mais, sans sortir de Paris, vous pouvez choisir entre le collége Chaptal et l’école Turgot, fondée par notre digne et excellent confrère M. Pompée.

Le lendemain, ma chère cousine, Toto entrait au collége Chaptal. Quand sa mère sera assez riche pour se séparer de lui, elle le mettra en pension à l’école d’Ivry, que M. Pompée dirige en personne.

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V
LA COMÉDIE FRANÇAISE

Tout Paris en parle depuis une semaine : parlons-en. — La Comédie-Française est une académie de beau langage. — Protection et surveillance du gouvernement. — M. Buloz, roi constitutionnel. — La république de 1848. — M. Arsène Houssaye, président. — M. Empis monte sur le trône. — Éloge motivé d’un souverain déchu. — Léger inconvénient de la Comédie-Française. — Souvenir d’une commission réparatrice. — M. Édouard Thierry était de la commission. — L’avenir. — Préjugés de province. — Il est facile d’être joué rue Richelieu. — Il est difficile d’y être applaudi. — Les habitués de l’orchestre. — M. Verteuil. — Le comité. — Le régisseur. — Bonne compagnie. — Le foyer des acteurs.

Ma chère cousine,

Depuis environ huit jours, tout Paris s’entretient de la Comédie-Française. Pourquoi ne ferions-nous pas comme tout Paris ?

Le théâtre qui a changé de directeur, et qui va, selon toute apparence, changer de direction, passe à bon droit pour le premier de l’Europe. Il est le seul qui joue Molière, Racine et Corneille avec une conscience qui approche [p. 80] de la perfection ; le seul qui conserve pieusement la tradition des grands artistes de tous les temps, depuis Molière jusqu’à mademoiselle Rachel ; le seul enfin où les spectateurs assis dans leurs stalles apprennent agréablement le français. C’est quelque chose de plus qu’un lieu de plaisir ; c’est une académie de beau langage. Le dictionnaire qui se rédige au palais Mazarin n’a pas besoin d’indiquer la prononciation des mots : elle s’enseigne tous les soirs, de huit heures à minuit, au numéro 2 de la rue Richelieu. Aussi les gens de province et les étrangers disent-ils, dans un langage elliptique : « Je vais au Français, » comme on dit : « Je vais puiser de l’eau à la source. »

Tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous ont tenu à honneur de garder la source pure. Ils ont protégé, enrichi et surveillé ce théâtre, unique en son genre, qui jette tant d’éclat sur la capitale de la France. L’État ne trouvait pas mauvais qu’une compagnie de comédiens administrât elle-même cette glorieuse maison ; cependant il se réservait le droit d’intervenir directement et de juger en dernier ressort les affaires importantes. Il suit de là que la constitution de la Comédie-Française a été remaniée presque aussi souvent que la constitution de la France. De 1838 à 1848, au plus beau temps des [p. 81] fictions parlementaires, M. Buloz, commissaire royal, fut dans la maison de Molière un Louis-Philippe au petit pied. Il régnait et ne gouvernait pas. La révolution de février le précipita de son trône, et les comédiens affranchis proclamèrent une république qui tourna insensiblement à l’anarchie. A la fin 1849, le principe d’autorité se releva dans toute l’Europe et dans la rue Richelieu.

Un poëte avait sauvé la France du drapeau rouge ; un autre poëte, M. Arsène Houssaye, sauva la Comédie de la faillite. Il régna doucement ; son rôle ne fut pas celui d’un souverain, mais plutôt celui d’un président de république. Ce causeur, ce paresseux, cet homme d’imagination rouée et de fantaisie galante, prit de sa blanche main les rênes du théâtre, et le théâtre se mit à marcher droit. Les poëtes ses amis accoururent en foule, et le public suivit en masse. Le déficit de la caisse se combla par enchantement ; les recettes s’élevèrent, et les comédiens, qui avaient toujours touché une part imaginaire dans les bénéfices de la maison, apprirent avec stupéfaction qu’il y avait un dividende à partager. Cependant, en 1856, le gouvernement se rappela ce mot de Platon : « Le poëte est chose légère. » Il craignit de voir la fantaisie s’impatroniser dans le théâtre, à l’exclusion de [p. 82] l’art sérieux. M. Arsène Houssaye, attristé par un malheur domestique, aspirait à quitter la Comédie, et demandait un remplaçant. Il l’obtint.

On choisit pour lui succéder un homme d’une valeur incontestable : un écrivain souvent applaudi au théâtre, un ancien fonctionnaire éprouvé dans tous les hauts emplois, un membre de l’Académie française. Comme on voulait lui mettre en main un sceptre fort, on ajouta à l’autorité de son nom et de son titre l’importance d’un traitement élevé et des pouvoirs quasi discrétionnaires. L’administrateur général de la Comédie fut investi d’une sorte de dictature, sous la suzeraineté du ministre d’État.

En a-t-il abusé ? Je ne le crois pas. J’ai eu l’honneur de voir quelquefois M. Empis, dans l’exercice de ses fonctions. C’est un grand et beau vieillard, très-svelte et très-droit. Ses yeux vifs et ses cheveux blancs font un contraste agréable. La politesse la plus exquise ne l’abandonne pas même dans ses boutades ; car il est sujet à s’emporter. Tout en lui me rappelait les élégances correctes de la vieille cour de France : les gentilshommes de la Chambre devaient être ainsi en 1820.

Dans l’administration proprement dite, il a conservé les louables habitudes de M. Arsène Houssaye, évité les [p. 83] dépenses inutiles, ménagé la subvention, élevé les recettes, et augmenté le dividende des sociétaires. Je ne crois pas que ses administrés lui reprochent rien, sinon la vivacité de son caractère, et quelques-unes de ces préférences auxquelles tous les hommes sont sujets.

Le public a ratifié tous ses actes et approuvé la direction qu’il donnait au théâtre, puisque le public a toujours rempli la salle et la caisse. Pascal a dit quelque part : « Il faut croire les témoins qui versent leur sang à l’appui de leur dire. » On peut ajouter avec autant et plus d’autorité : « Il faut croire les témoins qui donnent leur argent. »

Pourquoi donc M. Empis est-il tombé d’une position qu’il honorait ? Hélas ! chère cousine, parce qu’il était de son temps. Ce n’était pas qu’il fût de son âge ; non, son esprit est toujours jeune et plein de vigueur. Mais le goût, qui change à chaque génération, l’avait laissé quelque peu en arrière. L’auteur de la Mère et la Fille, du Jeune ménage, de l’Ingénue à la cour, regrettait la littérature de 1827. Il la regrettait activement, et voilà le terrible. Il usait de ses pouvoirs discrétionnaires pour ressusciter des morts aimables et distingués, mais bien morts. Le public ne s’en fâchait pas, je te l’ai dit. Paris et la province envoyaient tous les jours des députations [p. 84] d’un certain âge devant la rampe du Théâtre-Français. Mais les auteurs vivants, ceux qui écrivent pour notre temps et un peu pour l’avenir, s’égaraient à droite et à gauche, les uns vers le Gymnase et le Vaudeville, les autres vers l’Odéon.

Il faut pourtant que je te le dise : les résurrections systématiques de M. Empis n’étaient pas le seul obstacle à l’arrivée des jeunes auteurs. Tu ne sais probablement pas qu’à Paris le beurre de table coûte trois francs la livre ; c’est une chose qui détourne bien des gens de porter leurs pièces au Théâtre-Français. Les auteurs y sont payés moins cher que partout ailleurs : ils reçoivent tant en argent, tant en gloire, tant en billets d’entrée pour l’Académie. De plus, ils ne sont pas joués plus de trois ou quatre fois par semaine, dans la plus grande nouveauté de leur succès. Il suit de là qu’une pièce est bien vieille à la vingt-cinquième représentation, lorsque l’auteur est à peine payé de ses frais.

Les choses vont tout autrement dans les théâtres moindres. Pour te citer un seul exemple, la Dame aux camélias, jouée au Vaudeville, a rapporté 120,000 francs de droits d’auteur. Si elle avait pu être représentée à la Comédie-Française, elle aurait donné au plus 40,000 fr. Il est vrai que l’auteur aurait une prime de 5,000 francs, [p. 85] comme fiche de consolation. Le Père prodigue, que l’on monte au Gymnase, vaudra 50,000 fr. à M. Alex. Dumas fils, si le succès de l’ouvrage est médiocre. S’il est grand, comme je l’espère, il faut doubler la somme : tu vois que le Gymnase a du bon. Le ministre d’État, qui voit nettement les choses, quoique d’un peu haut, songe à rétablir l’équilibre, et même à faire pencher la balance vers le grand théâtre de l’État. Il a réuni une commission de critiques, d’auteurs et de hauts fonctionnaires, et tout ce monde a déclaré que la Californie était trop loin du Théâtre-Français.

La commission assure que tout irait mieux si la Comédie donnait 15 pour 100 aux auteurs sur la recette de chaque soir, et je suis fort de cet avis. Mais je me suis laissé dire que les rapports des commissions tombaient quelquefois dans des cartons noirs où on ne les retrouvait plus.

Heureusement, le successeur de M. Empis a fait partie de cette commission, du temps qu’il était simple critique. Si M. Édouard Thierry a aussi bonne mémoire qu’il a bon goût et bon cœur, il n’oubliera pas le rapport qu’il a signé naguère, et il fera des pieds et des mains pour qu’on le convertisse en arrêté ou en décret. S’il arrive à ce but, sa tâche deviendra plus facile. Pourquoi [p. 86] l’a-t-on logé dans la maison de Molière ? Pour rajeunir la comédie. Il apporte des idées jeunes : c’est fort bien. Il amènera ses amis, qui sont jeunes : c’est encore mieux. M. Émile Augier, M. Sandeau, M. Ponsard, M. Alexandre Dumas fils, M. Barrière et vingt autres reviendront ou viendront au Théâtre-Français, pourvu toutefois qu’ils ne rencontrent pas à la porte ce spectre de la faim qui chasse les loups hors des bois.

Tu crois sans doute qu’il est très-difficile de faire jouer une pièce à la Comédie-Française ? C’est un préjugé répandu en province et même accrédité dans Paris. Ne reste pas dans cette erreur, et apprends, ma chère cousine, que le premier théâtre d’Europe est en même temps le plus accessible et le plus hospitalier.

Il est difficile d’y être applaudi ; d’accord. Je ne sais rien de plus redoutable et de plus imposant que l’orchestre de la Comédie, le jour d’une première représentation. On y voit non-seulement les critiques du lundi, qui vont partout, mais les doyens de la critique littéraire, les Villemain, les Patin et les plus illustres personnes de l’Institut.

A ces juges qui ont le droit de se montrer difficiles, ajoute, s’il te plaît, le bataillon sacré des habitués et des abonnés du théâtre, cent vieillards de tout âge : il y en [p. 87] a de vingt-cinq ans. Ces messieurs, qui savent leur répertoire sur le bout du doigt, qui ont assisté à l’éclosion de tous les ouvrages modernes, ont nécessairement, au fond du cœur, un préjugé contre la pièce nouvelle. Ils la comparent d’avance avec les chefs-d’œuvre immortels dont ils se sont nourris ; ils mesurent d’un air dédaigneux la distance qui sépare les contemporains des maîtres. Et plus d’un qui n’a jamais tenu une plume, se dit dans son for intérieur : « Si je voulais me mêler de comédie, avec mon instruction dramatique et mes souvenirs de l’orchestre, je ferais mieux que cela. » Ces délicats ont fait tomber à la première représentation plus d’un ouvrage qui s’est relevé à la deuxième. Heureux l’écrivain qu’ils daignent trouver de leur goût !

Mais le premier venu peut être admis devant ce terrible aréopage. Les débutants s’imaginent que les petits théâtres sont d’un accès plus facile que les grands. Ils se brisent le crâne contre la porte du directeur des Funambules, sans arriver à l’ouvrir. La porte du Théâtre-Français est toujours ouverte, et, chose incroyable ! le portier lui-même est poli. Voit-il entrer un auteur jeune et timide, le manuscrit sous le bras, il pourrait jeter homme et papiers par la fenêtre, et personne ne se plaindrait ; car les porteurs de manuscrits sont résignés [p. 88] à tout. Mais non : ce concierge ouvre une porte qui donne sur un escalier qui conduit au cabinet de M. Verteuil.

— Évidemment, pense le jeune homme, c’est une erreur. On m’a pris pour un autre. Il faut croire que je ressemble à M. Scribe ou à M. Ponsard. Mais, quand M. Verteuil entendra mon nom, il me poussera vers la porte et le concierge sera grondé.

Il entre en frissonnant : la porte de M. Verteuil est toujours ouverte.

Sa figure aussi. C’est bien la plus aimable physionomie de galant homme qu’on puisse rencontrer sous le soleil. M. Verteuil interrompt sa lecture ou sa conversation. C’est un causeur charmant et un glouton de livres. Il achète tout ce qui s’imprime à Paris : c’est son luxe. Il lit tout ce qui entre dans sa bibliothèque : c’est son vice. M. Verteuil prend le manuscrit et l’adresse de l’inconnu ; il le questionne, l’encourage, lui promet que sa pièce sera lue par l’administrateur du théâtre, et envoyée devant le comité, si elle vaut quelque chose.

— Je vous écrirai bientôt, lui dit-il. D’ici là, si vous voulez étudier le théâtre, venez de temps en temps me demander des billets.

— C’est un piége, se dit l’auteur en rentrant chez lui. Il y avait du feu dans la cheminée : mon manuscrit doit [p. 89] flamber à l’heure qu’il est. Heureusement j’avais conservé un double.

Huit jours après, il apprend que sa pièce est admise à la lecture. On l’invite à comparaître devant le comité.

Ce comité, contre lequel on a tant dit et tant écrit, se compose de l’administrateur et d’un certain nombre de sociétaires. Les femmes n’y sont plus admises. Les gens de lettres et les critiques qu’on y a fait entrer il y a quelques années, sont également partis. Tel qu’il est, je le trouve non pas infaillible, mais excellent. On peut s’inscrire en faux contre telle ou telle de ses décisions ; on ne prouvera jamais qu’il soit mal composé.

En bonne logique, les ouvrages présentés au théâtre doivent être appréciés par ceux qui ont intérêt à bien choisir. Or, l’administrateur et les sociétaires sont tous intéressés à la prospérité de la maison. Il faut, de plus, que les juges soient compétents : je ne connais pas de sociétaire qui manque d’instruction ou d’expérience. Il y a plus : si un auteur prétend qu’il doit être jugé par ses pairs, on a de quoi le satisfaire au comité de la rue Richelieu. M. Samson, M. Beauvallet, M. Régnier, M. Got, M. Monrose, ont tous écrit et même signé des ouvrages dramatiques. On a jeté leurs noms au public, au milieu des applaudissements. Et, lorsqu’ils viennent déposer [p. 90] dans l’urne du scrutin leurs petites boules blanches, rouges ou noires, personne ne les prendra pour un comité d’aveugles occupé à juger des couleurs. Il y a même des femmes à la Comédie-Française qui pourraient voter comme des auteurs. Et, si le régisseur général, M. Dubois-Davesne, était admis à donner sa voix, nos écrivains auraient mauvaise grâce à se plaindre, car il a été applaudi comme eux et avant eux.

Tu vas pour sûr me demander l’explication de ces trois couleurs, noire, rouge et blanche, qui servent au vote du comité. Le noir et le blanc s’expliquent d’eux-mêmes : l’un veut dire refusé, l’autre reçu. Mais le rouge ? Le rouge, ma chère cousine, est la couleur de la politesse. Une boule rouge dit à l’auteur, avec tous les ménagements imaginables : « Monsieur, votre pièce n’est pas de celles qui peuvent réussir chez nous. Cependant, comme vous n’êtes pas le premier venu, et que nous sommes gens bien élevés, nous n’avons garde de vous infliger la honte d’un refus. Il vous est permis de dire, en sortant d’ici, que l’ouvrage est reçu à correction. Ne vous y trompez pas cependant, et ne perdez pas votre temps à le corriger : vous nous mettriez dans la nécessité de l’accabler sous nos boules noires. Si nous l’avions cru corrigible, nous lui aurions donné des boules blanches, [p. 91] en vous priant tout bas de le corriger. » Ce petit discours te montrera que la politesse et la Comédie-Française habitent sous le même toit. Que t’en semble, cousine ? savais-tu que les comédiens fussent gens si délicats ?

Nos petites villes jugent fort mal ces excommuniés, parce qu’elles n’en connaissent guère que le rebut. Je t’assure que, si tu pouvais pénétrer pour une heure dans les coulisses du Théâtre-Français, ton opinion changerait du tout au tout. Tu t’imagines probablement qu’on s’y promène le chapeau sur la tête ? Pas plus qu’à l’église, ma chère amie. Tu crois que ces messieurs et ces dames se tutoient comme au théâtre de la foire ? C’est encore une illusion à rayer de tes papiers. Sache que le foyer de la Comédie est un des salons les plus corrects de tout Paris. On n’y vient pas en pantalon crotté ; on n’y a dit en vingt ans qu’un seul gros mot. La conversation n’y est pas collet monté comme au Gymnase : le Gymnase, c’est la famille ; la Comédie-Française, c’est le monde. Une liberté assez galante anime le discours, mais la plaisanterie a des limites qu’elle ne franchit jamais.

On y voit et l’on y entend des hommes qui sont, par leur tenue et leur caractère, des gentlemen accomplis, quoique le public les appelle Bressant tout court, Leroux [p. 92] tout court, Maillart tout court, Delaunay tout court. Je m’arrête au quatrième, parce qu’il me faudrait nommer à peu près tout le monde. Parmi les maîtresses de la maison, qui font séparément les honneurs du salon commun, il y en a qui ne sont pas seulement des artistes de premier ordre, mais encore des femmes célèbres, comme madame Augustine Brohan. Il y a des ingénues qui gardent pour un mari problématique leur innocence natale ; de vraies ingénues sans reproche, et qui mériteraient ce titre glorieux même à Quévilly. Ingénues savantissimes, cela va de soi : on n’étudie pas Molière, Regnard et Beaumarchais sans que la vertu se dérouille et s’aiguise au frottement de ces libres génies. Mais on est plus forte contre le danger lorsqu’on le voit chaque soir de tout près. Je pourrais te nommer ces jeunes filles dignes d’éloges ; j’aime mieux m’en abstenir : non que la liste soit trop longue ; mais, en citant les ingénues en qui j’ai foi, je craindrais de désobliger les autres.

Le salon est d’un grand aspect et d’une élégance noble. Les beaux marbres n’y manquent pas, ni les toiles de prix. Tout le passé de la Comédie y entoure les vivants d’une sorte d’auréole. Les peintres et les sculpteurs ont fixé, au profit de la génération nouvelle, cette gloire du théâtre, la plus brillante de toutes, et la plus fugitive [p. 93] aussi. Un artiste vivant, qui s’est fait un grand nom dans la comédie et un beau nom dans la peinture, M. Geffroy, a peint pour ce salon deux tableaux justement célèbres.

Les amis de la maison, ceux qui entrent par la porte fermée au public, sont des écrivains, des avocats, des médecins, des peintres. La plupart se sont fait une douce habitude de ce salon tranquille où l’on peut perdre une partie d’échecs contre cet excellent M. Provost, tout en promenant ses yeux sur les plus belles épaules et les plus jolis visages de Paris. Ils y viennent tous les soirs. Cependant la réunion n’est pas nombreuse à l’ordinaire : souvent même, elle est assez intime pour qu’on se mette en rond devant la cheminée et qu’on engage une conversation générale. On raconte les bruits de Paris, on s’égaye au bénéfice du prochain ; on débat une question d’art ou de littérature ; on raconte des histoires. Les conteurs se font rares de jour en jour ; lorsqu’on n’en trouvera plus dans les salons du monde lugubre, on pourra venir en chercher là. De temps à autre, au plus beau du récit, le narrateur et les auditeurs sont interrompus par une voix respectueuse : « Mesdames et messieurs, le troisième acte est commencé! »

Le foyer a ses grands jours, ses fêtes simples ou carillonnées. [p. 94] Le Mariage de Figaro est toujours une petite fête. Chacune des jeunes femmes qui jouent dans la pièce attire un certain nombre d’amis, d’admirateurs ou d’amoureux. Mais la plus grande solennité est toujours la représentation du Malade imaginaire. Toutes les jolies artistes du théâtre sont tenues de figurer dans la cérémonie, et elles ont soin d’arriver avant l’heure. Il faut voir l’affluence d’habits noirs et de gants paille ! Mais aussi, quel régal pour les yeux et les oreilles ! Le beau rire argentin de madame Augustine Brohan, ce rire sans pareil qui a la vertu miraculeuse de ressusciter Molière ; et les grands yeux rêveurs de mademoiselle Favart, et la beauté sans égale de mademoiselle Riquier, et la malice pétillante de mademoiselle Fix, et la candeur mutine de mademoiselle Emma Fleury, et le joli museau fripon de mademoiselle Figeac, et la perfection opulente de cette admirable Madeleine ! J’oublie une bonne moitié du spectacle, mais en vérité il n’en faudrait pas le quart pour troubler la raison des sept sages de la Grèce.

Que si tu es curieuse de savoir où la Comédie-Française va chercher toutes les merveilles dont elle est peuplée, je te répondrai : un peu partout. Le Conservatoire en fournit un certain nombre. Madame Augustine Brohan, [p. 95] par exemple, n’a fait qu’une enjambée, de la classe de M. Samson jusqu’au théâtre où elle règne. M. Got, après avoir fait des études brillantes à Charlemagne, et remporté des prix au concours général, a pris le même chemin pour atteindre le même but. Beaucoup d’autres, et les plus nombreux sans contredit, ne sont arrivés ici qu’en traversant la province et les théâtres de genre. Ainsi, M. Bressant est venu du Gymnase et madame Guyon de la Porte-Saint-Martin.

Le Conservatoire a cela de bon, qu’il est, à proprement parler, l’école de la Comédie-Française. On ne peut pas en dire autant des théâtres secondaires de Paris. Un simple écolier qui s’est exercé à bien dire Racine ou Molière dans la classe de M. Régnier ou de M. Provost, ne sera pas dépaysé s’il arrive du premier bond au théâtre de ses maîtres. Mais un artiste accoutumé à réciter la prose de M. Thiboust dans le voisinage de M. Hyacinthe, fera d’abord une pauvre figure au numéro  4 de la rue Richelieu. Certes, M. Bressant avait étudié à une école fort estimable, et cependant il lui a fallu du temps pour se rompre à la comédie classique. Madame Guyon, la plus grande actrice des boulevards, n’a pas encore pris le la du Théâtre-Français.

La transition serait plus douce et moins dangereuse [p. 96] si les théâtres de drame avaient le droit de jouer Racine et Corneille ; si le Gymnase, le Vaudeville et les Variétés étaient autorisés à donner Regnard, Molière et Marivaux. La Comédie-Française conserve avec un soin jaloux le privilége de représenter les grands classiques, sans songer qu’elle se fait tort à elle-même. Pourquoi défend-elle au Gymnase de donner Tartufe, au Vaudeville de représenter le Misanthrope, aux Variétés d’essayer le Légataire ? Ces théâtres n’abuseraient pas de la permission, mais je pense qu’ils en useraient un peu de temps à autre. Pour moi, je serais ravi de voir madame Rose Chéri dans Elmire, M. Félix dans Alceste, madame Fargueil dans Hermione, M. Derval dans Philinte, M. Dupuis dans Dorante, et même M. Lassagne dans Mascarille.

Si un bon décret impérial disait que les chefs-d’œuvre du répertoire appartiennent à tout le monde, on ne verrait plus tel théâtre s’encroûter dans un genre absurde, tel comédien oublier le français pour apprendre un jargon barbare. Les auteurs qui travaillent pour les scènes de drame et de genre seraient rappelés au bon sens et au bon goût par le voisinage des maîtres ; le public le plus modeste et le plus ignorant accepterait de bonne grâce la représentation d’un chef-d’œuvre : ceux qui [p. 97] l’ont vu applaudir Racine et Corneille aux spectacles gratuits ne me contrediront pas sur ce point. Et le Théâtre-Français aurait dans toutes les scènes de Paris des succursales qui ne lui feraient aucun tort, et des pépinières qui lui feraient du bien. Amen.

[p. 98]

VI
LES PROFESSIONS LIBÉRALES

Déjeuner chez Guillaume. — Je mets M. Navailles dans un grand embarras. — Il m’avoue en rougissant la profession de son beau-père, qui n’est pas une profession libérale. — Je veux trouver à tout prix la définition de ce mot. — Un voisin qui m’avait donné des coups de pied dans les jambes vient obligeamment à mon secours. — Nous passons en revue toutes les professions libérales. — Le barreau. — Le journalisme. — L’enseignement. — Les emplois publics. — La médecine. — L’armée. — L’Église. — Guillaume nous interrompt. — Un mot sur la rentrée de M. Roger à l’Opéra. — Définition des professions libérales. — On crie au paradoxe. — Je vais dîner chez M. Bonnet. — Sept convives. — Aucun d’eux n’exerce une profession libérale, mais ils sont tous libres et heureux. — Je porte un toast subversif. — Mon excuse.

Ma chère cousine,

J’ai déjeuné, ce matin, chez mon ami Guillaume. Tu le connais : je t’en ai parlé bien des fois. C’est l’esprit le plus ouvert, le caractère le plus loyal et le cœur le plus chaud que l’on puisse rencontrer à Paris. Il travaille beaucoup et vit simplement, n’étant pas riche. La faute [p. 99] en est à son père, qui a toujours refusé d’ouvrir les mains, du temps qu’il était premier ministre.

Il y avait à ce repas quelques jeunes gens de l’âge de Guillaume, et quelques hommes du mien. Je retrouvai parmi les derniers un joli garçon, fort bien élevé, que j’avais rencontré avec sa femme dans deux ou trois salons du meilleur monde. Il s’appelle Henri Navailles, et il est quelque chose à la Cour des comptes ou au Conseil d’État. J’eus bientôt renoué connaissance avec lui, et il me fit l’honneur de me serrer la main, comme si j’avais été son égal.

— A propos, lui dis-je, il n’y a pas huit jours que j’ai passé la soirée avec monsieur votre beau-frère. Je vous en fais mon compliment ; c’est un fort galant homme, et sa conversation m’a ravi. Habite-t-il Paris ?

— Oui.

— Je ne me suis pas informé de sa profession, mais je mettrais ma main au feu qu’il est notaire.

— Non.

— Alors, c’est qu’il est avoué ; je ne sors pas de là.

— Il n’est pas avoué non plus, répondit M. Navailles en rougissant un peu.

J’aurais dû comprendre dès ce moment que mes questions étaient déplacées, mais tu me connais : étourdi [p. 100] comme un hanneton. J’insistai de plus belle, sans m’expliquer la pantomime de mon voisin qui m’allongeait force coups de pied sous la table.

— Mon Dieu ! monsieur, reprit M. Navailles avec un sourire forcé, mon beau-frère est tout simplement dans la maison de mon beau-père.

— Alors, il ne me reste plus qu’à savoir la profession de monsieur votre beau-père.

A cette question, qui le poussait au pied du mur, M. Navailles devint pourpre.

— Mon beau-père, répondit-il, mon beau-père est… comment dirai-je ?… dans le commerce.

Je répondis avec simplicité :

— Le commerce est une profession bien honorable.

Mais, comme le maître de la maison se hâta de parler d’autre chose, un instinct secret m’avertit que je venais de faire quelque sottise.

Lorsqu’on se leva pour prendre le café, je tirai mon voisin à part et je lui dis :

— Si j’ai bien compris le sens de vos coups de pied, ma question à M. Navailles n’était pas des plus discrètes. Maintenant, je vous prie, faites-moi l’amitié de me dire pourquoi.

— Rien de plus simple, répondit-il en souriant. Le beau-père [p. 101] de Navailles est un marchand de fer très-riche et très-estimé, ancien président du tribunal de commerce, officier de la Légion d’honneur, membre-né du jury de toutes les expositions ; je vous fais grâce des et cætera. Mais Navailles ne pouvait pas avouer, sans rougir un peu, que la famille de sa femme n’exerce point une profession libérale.

— Je devine : ces gens-là sont des esprits étroits, bornés, terre à terre, abrutis par le calcul, enfoncés dans leur argent, ignorants de tout le reste. Le beau-frère m’avait laissé une tout autre impression.

— C’était la bonne ! Ces gens-là sont très-intelligents, très-instruits, très-bien élevés, très-généreux et même un peu prodigues. Ils ont une loge aux Italiens, une admirable bibliothèque et une galerie que je vous conseille d’aller voir. Rien de plus libéral que leur esprit, leur éducation et leur manière de vivre. Mais, au jugement de Navailles et de tous nos concitoyens, le métier de marchand de fer et le commerce, quel qu’il soit, n’est pas une profession libérale.

— Parbleu ! m’écriai-je avec admiration, j’ai bien fait de venir à Paris : on y apprend tous les jours quelque chose. Mais soyez assez bon pour m’expliquer ce qu’on entend par profession libérale, afin que [p. 102] je le sache, et que je ne prête plus à rire aux gens.

— Si c’est une définition que vous voulez, je n’en ai pas sous la main. Libéral est un mot qui s’explique tout seul. Un avocat, un auteur, un médecin, un notaire, un ecclésiastique, un officier, un fonctionnaire du gouvernement, que sais-je encore ? tout ce qui ne touche ni à la charrue, ni à la fabrique, ni à la boutique, appartient à la catégorie des professions libérales. Il n’y a pas de limites bien précises. Un agent de change ? Je ne sais. Un coulissier ? Non. Un banquier ? Avec des protections. Un courtier de commerce ? Jamais. C’est une chose qui se sent mieux qu’elle ne s’explique, mais je suis sûr que vous m’entendez.

Je me déclarai satisfait, quoiqu’il me restât bien quelques nuages dans l’esprit. Et, comme on allumait les cigares en agitant la question italienne, je me plongeai dans un fauteuil, et j’entrepris de mettre un peu d’ordre dans mon cerveau.

— Évidemment, dis-je en moi-même, libéral est un mot latin que nous avons naturalisé français. L’idée qu’il représente ne peut être qu’une idée romaine. En effet, je crois me rappeler que la société romaine se composait d’hommes libres et d’esclaves. Les professions libérales étaient donc celles qui pouvaient être exercées par les [p. 103] hommes libres : on les distinguait des professions serviles. A ce compte, il n’y avait à Rome que trois professions libérales : l’agriculture, la guerre, le barreau. On laissait aux esclaves l’industrie, le commerce, la médecine, l’enseignement. Le citoyen libre était fier de cultiver un champ, de porter un bouclier, ou de plaider devant un tribunal ; il achetait son médecin ou son professeur au marché. Nous avons un peu changé tout cela, puisque la médecine, par exemple, est devenue libérale, et que l’agriculture ne l’est plus. Si Caton l’ancien débarquait à Paris, quels seraient à ses yeux les hommes libres ? Primo, les maraîchers qui descendent le faubourg Saint-Honoré pour amener leurs légumes à la halle. Secondo, les officiers, sous-officiers et soldats. Tertio, les avocats.

Ma méditation fut interrompue par l’entrée d’un jeune homme en cravate blanche, et rasé comme un œuf. Ses amis le saluèrent d’un immense éclat de rire.

— Comme te voilà fait ! lui dit Guillaume. Pourquoi diable as-tu coupé tes moustaches ? Elles t’allaient si bien !

— Il le fallait ! répondit-il en inclinant la tête. J’en ai pleuré ; le rasoir me tirait les larmes des yeux. Mais il le fallait.

[p. 104]

Trois ou quatre voix s’élevèrent en même temps pour demander pourquoi.

— Pour prêter serment de fidélité aux lois de l’Empire.

— Tu n’es donc plus légitimiste enragé ?

— Je le serai jusqu’à la mort. Mais il faut bien faire quelques sacrifices, lorsqu’on veut embrasser une profession libérale.

Mon voisin de table s’était rapproché de moi. Il se pencha à mon oreille, et me dit :

— Vous voyez que je ne vous ai pas trompé. Le barreau : profession libérale. Gravez cela dans votre mémoire, et ne l’oubliez jamais.

— Je comprends, lui dis-je, que les professions libérales soient en si grand honneur parmi nous. C’est sans doute parce qu’on n’y arrive pas sans quelques sacrifices.

Il parut frappé de cette idée, et répondit :

— Vous avez raison et je pourrais citer plus d’un exemple à l’appui de ce que vous dites.

» Un jeune homme de ma connaissance s’est adonné à la sculpture, profession libérale. Depuis le jour où il a fait vœu de modeler la terre et de gratter le marbre, ce pauvre garçon a dû s’imposer les sacrifices les plus pénibles. Il passe sa vie à solliciter des travaux ; on le rencontre du matin au soir dans les antichambres, debout [p. 105] comme un laquais. Sa toilette accapare le peu de temps qui lui reste : ne faut-il pas être bien mis pour obtenir quelque chose ? Le pauvre garçon obtient à force de démarches les travaux les plus importants, et l’on dit qu’il gagne au moins vingt mille écus dans les mauvaises années ; mais il n’a pas le loisir de faire ses œuvres lui-même. Il faut, bon gré mal gré, qu’il se sacrifie et remette son ébauchoir aux mains d’un praticien obscur. Un autre sculpteur, artiste de grand talent et de beau caractère, n’a pas eu le courage qu’il fallait pour tant de sacrifices. Il végète tout seul dans un atelier désert ; il n’obtient ni marbres, ni commandes : à peine a-t-il de quoi payer son modèle et son mouleur, et terminer en vil plâtre des chefs-d’œuvre aussi beaux que l’antique. A sa première exposition, il a obtenu une médaille de première classe ; il a été décoré à la seconde ; il enfoncera peut-être les portes de l’Institut à la troisième ; mais il sera toujours aussi pauvre qu’un oiseau des bois, parce qu’il ne sait pas faire les sacrifices d’orgueil et de liberté que commande une profession libérale.

» Un autre de mes amis, que je ne vois plus, s’est jeté dans le journalisme, profession libérale. Il arriva rapidement au grade de rédacteur en chef, et il eut la fortune assez rare de défendre des opinions qui étaient les [p. 106] siennes. Il était républicain exalté, et gagnait des appointements raisonnables en flagellant tous les partis, sauf un. Au bout de quelque temps, les propriétaires du journal firent la part du feu, en sacrifiant quelques principes par trop compromettants ; la feuille rouge se décolora par degrés et passa au rose tendre. Le rédacteur en chef résista d’abord, puis céda, puis consentit. Fallait-il quitter une place honorable et lucrative pour une question de nuance ? Mais un partisan de la monarchie de 1830 acheta la moitié des actions plus une, et le journal devint orléaniste.

» — Après tout, pensa le rédacteur en chef, on ne dira pas que je me suis vendu au pouvoir : j’ai fait jusqu’ici une opposition radicale ; je ferai désormais une opposition parlementaire.

» La fusion du parti d’Orléans avec les légitimistes le déconcerta un peu, mais ne le découragea point. Il était entré dans la voie des sacrifices, et déjà il s’accoutumait à l’idée de sacrifier tout, excepté sa place. Enfin le journal, assez malade, pauvre en abonnés, et frappé de quelques avertissements, fut acquis et sauvé par un ami du gouvernement impérial. Que fit le rédacteur en chef ? Les amis qu’il avait gardés dans divers partis lui posèrent si brutalement la question, qu’il se cabra tout net :

[p. 107]

» — Je ferai ce qui me plaît, répondit-il avec fierté. De quel droit pensez-vous m’imposer une décision ? Si j’étais assez sot pour abandonner ma place, en auriez-vous une autre à m’offrir ? Ma démission était signée depuis ce matin ; mais, pour vous prouver que je ne vous crains pas, je reste. Et j’aurai la croix d’honneur avant un an, rien que pour le plaisir de vous faire enrager !

» Il exécuta ce qu’il avait dit, et cet exemple vous fait voir qu’on peut sacrifier coup sur coup trois ou quatre opinions, pour conserver une profession libérale.

» Mon frère aîné est professeur de philosophie dans un lycée de province : je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi les professions libérales, l’enseignement occupe un rang distingué. Mon frère a reçu tous les sacrements universitaires. Il est bachelier, licencié, agrégé, et même, par surcroît, docteur ès lettres. Aussi est-il admis à toucher un traitement de 2,200 francs, sauf une retenue de cinq pour cent pour la retraite. Vous me direz qu’il est libre de se créer quelques ressources en donnant des leçons : point du tout. Le recteur voit de mauvais œil qu’un fonctionnaire investi d’une profession libérale s’abaisse à gagner de l’argent. Mon frère ne détesterait pas d’écrire un article ou deux dans le journal de la ville ; malheureusement, c’est un plaisir qu’on lui [p. 108] a défendu. On lui défend aussi de porter sa barbe, et d’aller au café, et d’avoir une maîtresse. On ne lui défend pas de se marier ; mais le moyen, je vous prie, avec 2,090 francs de traitement net !

» Si du moins mon malheureux frère avait le droit d’enseigner ce qu’il pense ! Le plaisir de former des disciples le consolerait de tout. Mais il lui est défendu de répandre d’autres vérités que les vérités officielles, c’est-à-dire une sorte de catéchisme assez plat, rédigé par les disciples de M. Cousin, sous l’inspection de plusieurs évêques. Vous voyez que le pauvre garçon paye assez cher l’honneur d’exercer une profession libérale.

» Un de mes oncles est député au Corps législatif ; député de l’opposition. Ce n’est pas une profession qu’il exerce ; cependant, on peut dire qu’il occupe une situation libérale. Mais croyez-vous qu’il ne s’impose aucun sacrifice dans l’accomplissement de son mandat ? Il m’a dit souvent lui-même :

» — Je me considère comme l’esclave de mes électeurs. Ils m’ont envoyé au palais Bourbon pour faire de l’opposition au gouvernement ; je me fais un devoir strict de voter contre le gouvernement, lors même qu’il a raison. Si j’avais été nommé avec l’appui de la préfecture, je me croirais engagé d’honneur à voter [p. 109] pour le gouvernement, lors même qu’il aurait tort. »

» Dans une sphère infiniment plus modeste, je connais un brave homme qui gagne 1,800 francs sauf la retenue, au ministère des finances. Il compte aujourd’hui seize ans de service. Son unique occupation consiste à copier tous les jours, d’une très-belle écriture, une dépêche invariable. C’est une réponse aux solliciteurs qui demandent des bureaux de tabac. Le modèle est en permanence sur le bureau de l’employé, quoiqu’il le sache par cœur. Moi qui ne l’ai lu qu’une fois, je l’ai gravé dans ma mémoire, comme un beau spécimen du style administratif. Voici le texte : « Monsieur ou madame, j’ai pris en sérieuse considération la pétition que vous m’avez adressée à l’effet d’obtenir un bureau de tabac. Mais j’ai le regret de vous informer que vos prétentions, d’ailleurs fort légitimes, ne sont pas de celles auxquelles l’administration est pour le moment en mesure de faire droit. Si toutefois il se présentait, dans un délai qu’il m’est impossible de déterminer, une circonstance favorable que je ne prévois pas, croyez, monsieur ou madame, que j’aurais égard aux titres très-valables que vous avez mis sous mes yeux. » Le malheureux qui recopie cette lettre depuis seize ans exerce une profession libérale. Une femme, qui avait refusé deux [p. 110] marchands et un mécanicien de chemin de fer, lui a apporté 6,000 francs de dot, pour pouvoir dire qu’elle était la femme d’un employé. Les enfants sont venus, la petite dot est mangée depuis longtemps, la femme travaille comme deux mercenaires pour étaler un peu de beurre sur le pain sec du gouvernement, et elle se félicite tous les jours de n’avoir épousé ni un marchand, ni un ouvrier, mais un homme qui exerce une profession libérale.

» La médecine, profession libérale. Je connais un jeune docteur qui, pour se créer une clientèle à Paris, a passé trois ans de sa vie à faire des visites de politesse et de bon voisinage chez une douzaine de portiers.

» L’armée, carrière libérale. Avez-vous lu Servitude et Grandeur militaires de M. Alfred de Vigny ? Si vous ne l’avez pas lu, achetez-le en sortant d’ici. C’est un des beaux livres de notre siècle. Oui, le soldat est grand, et je crois, tout chauvinisme à part, que le soldat français est plus grand que les autres. Nous le voyons jeter sa vie sur les champs de bataille comme un beau joueur jette une poignée d’or. Mais c’est là le moindre sacrifice entre tous ceux que l’État lui demande et lui commande. Il faut qu’il fasse abnégation de ses idées, de ses sentiments et de ses volontés personnelles ; qu’il exécute avec une humilité héroïque un commandement qui n’est [p. 111] jamais ni expliqué ni motivé. Il est esclave du devoir, esclave de la discipline, esclave de la volonté, quelquefois absurde, de son chef immédiat. Dans quel régiment n’a-t-on pas vu un bachelier ès lettres, engagé volontaire, obéir aveuglément à l’ordre d’un caporal illettré ? Qui sait si Napoléon, lorsqu’il fut nommé lieutenant d’artillerie, ne tomba pas sous la coupe d’un capitaine Bitterlin ? J’ai vu un jeune gentilhomme du Jockey-Club s’engager dans la cavalerie, après quelques sottises. Il rejoignit le dépôt à Versailles. La première fois qu’il fut de faction, son brigadier le posta, la latte au poing, devant un cygne femelle qui couvait trois œufs. C’était jour de grandes eaux !

» L’Église, enfin, est de toutes les carrières libérales, celle qui exige le sacrifice le plus absolu de notre liberté. Le prêtre renonce à tout, même à la famille et à la patrie. Il se résigne à puiser toutes ses idées dans un ancien livre, et à les changer du blanc au noir, à la première injonction des supérieurs. Il se condamne à marcher les yeux bandés, sous la férule d’un vieillard. Il s’oblige à répéter aveuglément un mot d’ordre émané de Rome, ce mot fût-il : Révolte !

— Qui parle de révolte ? interrompit Guillaume. Voilà deux hommes qui sont bien à la question ! Nous causions [p. 112] ici de ce pauvre Roger et de sa rentrée prochaine à l’Opéra.

— Nous vous avions laissés dans les affaires d’Italie !

— Cela prouve que nous avons suivi la marche ordinaire de toutes les conversations. Et vous ?

— Nous, reprit mon interlocuteur, nous avons procédé régulièrement comme Socrate et son disciple. Valentin m’a demandé ce qu’on entendait ici par une profession libérale. J’ai cherché à petits pas une définition de la chose, et je crois la tenir enfin. Écoutez bien tous, et toi aussi, beau Navailles ; tu n’es pas de trop. Je définis les professions libérales, celles qui nous laissent le moins de liberté et nous donnent le moins d’argent.

Toute l’assemblée cria au paradoxe. On accusa Socrate de me fausser l’esprit et d’entraîner ma naïveté dans des erreurs funestes. On m’assura que ni M. Berryer, ni M. Hébert, ni M. Dufaure, ni M. Liouville, n’étaient réduits à l’esclavage ou à la mendicité ; on me jura que M. Velpeau, M. Huguier, M. Ricord et tous les princes de l’art médical gagnaient magnifiquement leur vie sans obéir à personne ; on m’étourdit de mille raisonnements qui me semblèrent fort justes, sans toutefois effacer la première impression qui s’était fixée dans mon esprit. Et, suivant la marche ordinaire de toutes les conversations, on conclut en disant que la rentrée de Roger serait une [p. 113] fête pour tout le monde, attendu que nul artiste vivant ne jouait le drame lyrique aussi puissamment que lui.

Quelques heures plus tard, ma chère cousine, je dînais dans un autre monde, chez ce négociant de qui je t’ai parlé. Le nombre des convives était celui des sages de la Grèce, et pas un sur sept n’exerçait une profession libérale. Le maître du logis est marchand de nouveautés. Sa maison, assez importante, n’est après tout qu’une maison de détail. Un marchand de soieries, M. Maillot, personnifiait le commerce de gros : notre cher Edmond Chennevière, que tu as vu dans sa fabrique à Elbeuf, représentait l’industrie. L’agriculture siégeait dans la personne d’un gros fermier de la Beauce appelé M. Thirouin. La Bourse était représentée par un coulissier dont le nom m’échappe. Ajoute à ces messieurs un modeste voyageur du commerce, et ton cousin, qui ne sera jamais rien, tu auras la réunion au grand complet.

Cependant le repas fut très-gai, la conversation variée et de bonne compagnie. Je ne sais pas de quels sujets on s’entretient dans le grand monde, où je ne suis jamais allé ; mais ce que j’entendis à la table de M. Bonnet n’aurait pu ni scandaliser, ni ennuyer personne. On parla peu de politique et point d’amour, mais on s’entretint beaucoup de la littérature moderne, du théâtre, des [p. 114] voyages, de la chasse, de la pêche, du jardinage, de la société d’acclimatation, de l’isthme de Suez et de vingt autres sujets qui doivent être en tout pays le fonds de la conversation des honnêtes gens. Cette maudite question des professions libérales me trottait obstinément par la tête ; mais j’avais fait une trop forte école le matin pour remettre un tel sujet sur le tapis. Je me contentai de demander à M. Thirouin si, n’étant que simple fermier, il était content de son sort ?

— Moi, répondit-il avec un léger accent beauceron, je suis le plus heureux des hommes. Je sème mon grain en automne, et je le moissonne en été. J’ai une grande machine à battre qui rend trente hectolitres de blé marchand dans une journée de dix heures. Quand ma récolte est en sacs, je la conduis au marché d’Étampes, et je rapporte quelques bons sacs d’écus dont la moitié au moins reste chez nous. Le reste du temps, je vais, je viens, je lis, je chasse. Nous avons quelque cinquante compagnies de perdrix sur la ferme et quelque cinq cents volumes à la maison. Ma femme a des robes de soie, mes deux garçons vont à la pension de Dourdan ; lorsqu’ils seront assez grands pour que les voyages leur profitent, je les enverrai voir l’Italie et même Constantinople, si le cœur leur en dit.

[p. 115]

» Nous nous portons tous bien, nous ne devons rien à personne, nous n’obéissons qu’à la loi, ce qui n’a rien d’humiliant. Les impositions sont un peu lourdes, mais nous les payons de grand cœur, lorsque c’est pour la gloire et la tranquillité du pays. Je suis du conseil municipal, ayant de gros intérêts dans la commune, et n’ayant jamais fait que du bien au pauvre monde. On m’a demandé pour être maire ; mais, ma foi, c’est trop d’embarras. Je n’ai nulle ambition, si ce n’est d’avoir des fils qui me ressemblent, et qui méritent l’amitié des voisins. Ils s’appelleront Thirouin : c’est une noblesse en Beauce ; nous sommes plus de quarante Thirouin dans le pays, dont on n’a jamais parlé qu’en bonne part. Voilà mon opinion sur les choses de ce monde, et, s’il y en a un autre, comme notre curé l’assure sans y avoir été, je suppose que nous n’y serons pas plus mal traités que dans celui-ci.

Assurément M. Thirouin ne s’exprimait pas comme un avocat ; mais ni le bonheur de cet excellent homme, ni sa philosophie, n’étaient à mépriser. Je me retournai vers Edmond Chennevière, et je lui dis :

— Quant à vous, je ne vous demande pas si vous êtes heureux. Je vous ai vu dans votre famille, du vivant de votre excellent père ; j’ai été témoin du respect et de [p. 116] l’affection de vos ouvriers. J’ai admiré l’immensité de votre industrie, les relations qu’elle entretient au bout du monde, et les services qu’elle rend à notre pays. Je sais à quel point vous êtes libre et quelle place un travail aussi important que le vôtre laisse aux plaisirs de la vie et au développement de l’esprit. J’ai trouvé à Elbeuf, sur votre bureau, tous les journaux et toutes les revues de l’Europe. Lorsqu’on a démoli le Jardin d’Hiver, à Paris, je vous ai vu l’acheter par morceaux pour le reconstruire au fond de votre parc. Je sais que vous avez assez de loisir pour courir de Normandie au Gymnase, lorsqu’on donne une première représentation de M. Alexandre Dumas fils. C’est pourquoi je ne vous demande pas si vous désirez quelque chose au monde, car vous pourriez me rire au nez.

— Mon cher ami, répondit-il, les manufacturiers ne sont pas seuls à jouir de cette liberté qui vous émerveille. M. Maillot ici présent vous dira qu’il est aussi libre et aussi heureux que moi. La maison de campagne qu’il occupe à Bougival est aussi jolie et aussi confortable que notre maison d’Elbeuf. Sa famille se porte aussi bien que la nôtre ; son indépendance est aussi absolue et ses loisirs sont aussi nombreux. Et la preuve, c’est qu’il prend une loge au théâtre les jours où j’y prends une stalle, et [p. 117] qu’il va chasser un mois en Normandie lorsque je viens me promener huit jours à Paris.

— J’avoue, reprit M. Maillot, que j’aurais mauvaise grâce à me plaindre ; mais j’ai dans la maison une douzaine de jeunes gens plus libres et plus heureux que moi. Le plus modeste est payé comme un chef de bureau. Ils ont de l’instruction, du linge de Hollande, des habits de chez Alfred, ou tout au moins de chez Renard, des livres et des spectacles à discrétion, et nul souci des affaires. Le joli voyageur que vous voyez là reçoit vingt-cinq francs par jour pour courir le monde, comme Joconde ou comme Ulysse, et étudier les mœurs des peuples lointains. Le trouvez-vous bien à plaindre ?

— Messieurs, interrompit le coulissier, je vous demande grâce. Le tableau du bonheur et de la considération qui vous entoure est trop navrant pour moi. Vous me direz que je suis bachelier comme tout le monde, que j’ai un tailleur passable et un revenu décent, que ma journée de travail n’est que de trois heures ; que je remue des millions tous les mois, sans autre capital que mon activité, que je contribue puissamment à centupler la richesse de la France en la mobilisant (passez-moi le barbarisme !), mais les vers de M. Ponsard et la prose de M. Oscar de Vallée ont jeté sur moi une tache ineffaçable. [p. 118] Ces moralistes sévères m’ont dépeint comme un malfaiteur aux yeux du monde naïf. La justice me poursuit, la justice me traque, sans savoir que la prospérité et la grandeur de la France sont renfermées dans mon petit carnet.

Cet agioteur parla longtemps, avec une sorte d’éloquence. Je ne compris pas clairement certains passages de son discours, un surtout qui concernait les primes de deux sous. Mais il paraissait honnête et convaincu, et sa parole ne laissa pas que de m’émouvoir un peu. La conversation devint générale ; je remarquai avec plaisir que le voyageur du commerce s’exprimait beaucoup plus élégamment que le célèbre Alcide Jollivet, de M. Alexandre Dumas. Dans ce siècle où l’amélioration des races est le rêve de tous les bons esprits, il me semble que la race des commis voyageurs s’est améliorée plus que toutes les autres.

Finalement, ma chère cousine, comme mon idée du matin ne cessait de me tracasser, je pris la liberté de porter un toast, et je dis :

— Messieurs, je bois à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, qui sont, à mon avis, les trois professions les plus libérales. Libérales parce qu’elles laissent à l’homme toute la liberté de ses idées, de ses sentiments et de ses [p. 119] actions ; libérales aussi parce qu’elles récompensent avec libéralité le travail de l’homme.

Il faut le dire, pour mon excuse, que j’avais pris un demi-verre de vin de Champagne Aubryet, moi qui n’en bois jamais.

[p. 120]

VII
LA MÉDECINE DE FANTAISIE

Le parrain de Madeleine vient à Paris pour ses rhumatismes. — Je le conduis chez un médecin qui n’exerce pas la médecine. — Opinion du parrain sur le corps médical. — Il songe à se mettre entre les mains d’un homœopathe. — Opinion de mon ami sur l’homœopathie. — Erreur d’Hahnemann, qui croit s’être donné une fièvre intermittente. — Similia similibus curantur. — Dangers terribles qui suivraient l’application de ce principe. — Aussi, les homœopathes se gardent-ils de l’appliquer. — Système de l’atténuation. — Le médicament supprimé. — On le remplace par une sorte de fluide impondérable : un peu de je ne sais quoi pilé et délayé. — Je prends la défense de l’homœopathie. — Cures incontestables. — Guérison de la jeune femme empoisonnée. — Effets du régime homœopathique. — Conversion de plusieurs médecins allopathes. — Apothéose.

Ma chère cousine,

Ton parrain m’est venu voir aujourd’hui avec son fameux rhumatisme. Il souffre cruellement, le pauvre homme, et il ne serait pas fâché de guérir une bonne fois. Sa préoccupation m’a paru toute naturelle, et je l’ai conduit chez un jeune savant de mes amis, le docteur Tripier, qui étudie l’art de guérir et qui ne l’exercera [p. 121] jamais. Au lieu de poursuivre la clientèle, il s’adonne à la recherche de la vérité, et tout me porte à croire qu’il signera plus de livres que d’ordonnances.

Dans l’escalier du docteur, je saluai son maître, M. Claude Bernard, un des plus grands hommes de notre siècle. Encore un médecin qui n’a jamais ordonné de lavement à personne ; mais il a fait à lui seul une révolution dans la science physiologique.

Mon ami me reçut devant une table où il corrigeait des épreuves. Je lui présentai ton parrain, qui crut devoir prononcer un petit discours.

— Monsieur le docteur, lui dit-il, j’ai fait usage de tous les remèdes et je ne m’en porte que plus mal. M’est avis que les médecins font exprès de prolonger nos maladies pour l’argent qu’ils gagnent sur nous. Mais, puisque vous connaissez Valentin et que vous allez me soigner gratis, il est sûr et certain que vous me guérirez en un rien de temps, afin d’être plus tôt débarrassé de moi.

Le docteur ne s’offensa point de cette impertinente naïveté, assez commune chez les malades d’une certaine classe. Il promit à ton parrain, sinon de le soigner lui-même, au moins de le mettre entre les mains d’un homme spécial qui le guérirait, pour rien, s’il était guérissable.

[p. 122]

— Puisque vous êtes si obligeant, reprit le bonhomme, et que vous avez des médecins au service de vos amis, je vous demanderai de préférence un somnambule ou un homœopathe. J’en ai assez, de vos docteurs à la douzaine. Je connais leurs rubriques, et il y a beau temps que je n’y crois plus. Ils se trompent neuf fois sur dix et vous soignent pour le poumon quand c’est le foie qui est malade ; tandis qu’un somnambule, ayant la double vue, vous lit dans l’intérieur du corps comme si vous étiez de verre. Ils vous abîment de cataplasmes, de saignées, de sangsues et de drogues amères, tandis qu’un homœopathe guérit toutes les maladies avec trois grains de sucre dans une cuillerée d’eau pure.

— Tranchons le mot, répliqua mon ami : vous éprouvez le besoin de vous jeter dans les bras des charlatans ?

Je me récriai à mon tour contre un jugement si sévère. Ce n’était pas que j’eusse une confiance illimitée dans la double vue des somnambules ; mais l’homœopathie, au moins, mériterait plus de respect. C’est une science comme toutes les autres ; ses lois découlent logiquement d’un principe vrai ou faux qu’il est permis de discuter, mais qu’il est inconvenant de tourner en ridicule. D’ailleurs, l’homœopathie est à la mode, et les gens riches de Paris m’ont raconté les cures merveilleuses de [p. 123] leur homœopathe. Enfin, je connais des médecins de cette école qui sont de fort honnêtes gens et des hommes de beaucoup d’esprit.

Ton parrain appuya mon dire, et mon ami le docteur vit bien qu’il ne pourrait nous convaincre que par de bonnes raisons.

— L’homœopathie, nous dit-il, est une plaisanterie fondée sur une hypothèse. Un fou sincère appelé Hahnemann, ayant pris du quinquina, crut s’être donné une fièvre intermittente. Il en conclut assez précipitamment que le quinquina coupe la fièvre chez ceux qui l’ont et la donne à ceux qui ne l’ont pas. Bientôt il généralisa sa conclusion et établit en principe que tous les poisons qui donnent la colique sont des remèdes contre la colique ; que tout médicament donne les maladies qu’il guérit et guérit les maladies qu’il donne ; provoque ou fait cesser, suivant le cas, les mêmes symptômes. Avez-vous mal à la tête, prenez les remèdes les plus propres à donner un mal de tête. Vous toussez à rendre l’âme, cherchez les irritants les mieux conditionnés pour vous faire tousser. A cette condition, vous serez guéri, et vous vous prosternerez devant le principe de l’école homœopathique : Similia similibus curantur.

» Malheureusement, il est douteux que le quinquina [p. 124] donne la fièvre intermittente ; il est douteux que l’opium éveille un homme endormi ; il est douteux que le café apaise l’irritation des nerfs ; il est douteux que la saignée fortifie les anémiques et que le homard guérisse l’indigestion. Si Hahnemann et ses élèves avaient appliqué franchement à leurs malades le similia similibus, le monde aurait été un champ de carnage. Une expérience mal faite, une conclusion précipitée et un principe arbitraire auraient dépeuplé le globe avec plus de succès que l’ambition de cinquante Alexandres. Bientôt l’État, gardien de la vie des citoyens, aurait pris des mesures contre les destructeurs homœopathes : on les aurait détruits à leur tour ; les préfets auraient ordonné des battues, et ces pauvres médecins de fantaisie, victimes à leur tour de la méprise d’Hahnemann, se seraient vu traquer comme des bêtes fauves, au lieu de gagner cent mille livres de rente.

» Ils aimaient mieux les cent mille francs de rente, et voici ce qu’ils ont imaginé. Ils ont écrit sur l’enseigne de leur boutique le célèbre similia similibus. C’est latin, c’est joli, c’est harmonieux, c’est nouveau et paradoxal, c’est un principe, peu démontré, j’en conviens ; mais qui a une bonne physionomie de principe. On attire plus de badauds avec un principe douteux qu’avec [p. 125] le sens commun tout bête et tout naïf. Mais, comme on n’en voulait qu’à la bourse des malades et nullement à leur vie, on a préparé les médicaments suivant une formule inoffensive qui atténuait fort les dangers de ce similia similibus.

» A-t-on reconnu chez un malade tous les symptômes analogues à ceux que produit l’empoisonnement par l’arsenic, c’est par l’arsenic qu’il le faut traiter, en vertu du similia similibus. Mais, si l’homœopathe administrait le médicament à forte dose ou seulement à dose raisonnable, les magistrats l’accuseraient d’avoir porté de l’eau à la rivière. L’intérêt du malade et le sien lui commandent de procéder par atténuation.

» Il prend cinq centigrammes d’arsenic qu’il broie avec cinq grammes de sucre de lait. L’opération doit durer une heure, partagée en six fois : six fois six minutes de broiement et six fois quatre minutes de frottement. Première opération.

» Sur cette poudre, qui contient l’arsenic dans la proportion d’un pour cent, on prélève cinq centigrammes qu’on broie de la même manière, avec cent fois leur poids ou cinq grammes de sucre de lait. Deuxième atténuation.

» Cinq centigrammes de cette poudre ne renferment [p. 126] plus qu’un dix-millième d’arsenic, ou cinq millionièmes de gramme. On les broie soigneusement avec cent fois leur volume de sucre de lait, et l’on fabrique ainsi la poudre de troisième atténuation, poudre au millionième d’arsenic, précisément aussi riche en poison que les eaux du mont Dore. Les eaux du mont Dore se boivent sans danger ; la troisième atténuation des homœopathes pourrait donc se manger à la cuiller.

» Mais ils ne s’en tiennent pas là, ces opérateurs prudentissimes : ils poursuivent leur ouvrage jusqu’à la trentième atténuation ! La manière de procéder change un peu, car les bras d’Hercule ne suffiraient pas à écraser tant de sucre. On remplace le mortier par un flacon, le sucre de lait par de l’alcool, et les coups de pilon par des secousses. Après chaque opération, on conserve une seule goutte de liquide arsénieux pour servir à l’opération suivante, et l’on secoue sur nouveaux frais. Combien pensez-vous qu’il reste d’arsenic dans la trentième atténuation ?

— Dame ! répondit ton parrain, autant qu’il y en a dans ma soupe ou dans le lait de nos vaches, c’est-à-dire pas du tout.

— Mais alors, repris-je à mon tour, qu’est-ce que les homœopathes administrent à leurs malades ?

[p. 127]

— Des frottements et des secousses. Ils en conviennent de bonne foi, lorsqu’on leur serre le bouton. « Les substances médicinales, dit Hahnemann, ne sont pas des matières mortes dans le sens vulgaire qu’on attache à ce mot. Leur véritable essence est dynamique, au contraire ; c’est une force pure, que le frottement, exercé à la manière homœopathique, peut exalter jusqu’à l’infini… » Jahr et Catellan ont développé cette théorie mystico-pharmaceutique : « La vertu réelle, disent-ils, se trouve à un état plus ou moins latent, et ne saurait être mise en activité que par la destruction de la matière primitive et l’addition d’une autre substance qui, en qualité de simple véhicule, reçoit la vertu développée et la transmet à l’organisme. » Et tenez ! voici qui est plus fort : « Une goutte de médicament versée dans le lac de Genève n’en fera jamais une atténuation homœopathique, quoique la proportion dans laquelle cette goutte est au lac soit loin d’être une fraction aussi petite que celle à laquelle se trouve le médicament dans la trentième atténuation. »

— Parbleu ! dis-je à mon ami, si le médicament est expulsé ou détruit avec tant de soin avant d’être donné au malade, que faisons-nous du similia similibus ? Pourquoi l’honnête Hahnemann s’est-il exténué à établir un principe douteux, puisqu’il n’en tire aucune [p. 128] conséquence ? Avait-il besoin de démontrer que l’opium réveille les endormis, — opium facit vigilare, — lorsqu’il administre à son malade des frottements en globule et des secousses en bouteille, sans aucun atome d’opium ? Le père de l’homœopathie ressemble fort à un entrepreneur qui jetterait en terre des fondations énormes et bâtirait sa maison à côté. Il me rappelle encore ce généalogiste naïf qui veut prouver que Jésus-Christ descend d’Abraham. « Abraham, dit-il, engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda, » et ainsi de suite durant quarante et une générations, pour aboutir à saint Joseph, qui ne fut point le père de Jésus-Christ. Que faisons-nous du similia similibus ?

— L’enseigne de la boutique.

— Tout ça est bel et bon, dit ton parrain. Je comprends, messieurs les docteurs, que cette boutique-là fait concurrence à la vôtre et que vous ne seriez pas fâchés de la fermer. Je veux bien croire, puisque vous le dites, que les homœopathes ne vendent pas en français les denrées qu’ils annoncent en latin. Mais toujours est-il qu’ils guérissent quelquefois leurs malades, et des malades, ne vous en déplaise, que vous aviez médicamentés sans les guérir. Qu’on me donne de l’arsenic ou de l’opium, ou des frictions en bouteille, je m’en moque comme de [p. 129] Colin Tampon. La grosse affaire pour un malade est de recouvrer la santé.

— Mon cher monsieur, répondit le docteur, je suis trop juste pour nier les miracles de l’homœopathie. Si vous alliez aujourd’hui soumettre vos rhumatismes à un disciple d’Hahnemann ; s’il vous présentait gravement et solennellement une cuillerée d’eau claire ; s’il vous disait d’un ton d’infaillibilité pontificale : Buvez, et vous serez guéri ! vous boiriez, mon cher monsieur, et vous seriez, sinon guéri pour toujours, du moins soulagé pour un temps. J’ai dit que l’homœopathie n’avait rien à démêler avec la raison ; mais je n’ai pas nié son influence sur l’imagination des hommes. La raison et l’imagination sont deux facultés distinctes, comme vous savez. L’une repousse obstinément les miracles, l’autre en fait de temps à autre. Tout allopathe que je suis, j’ai administré souvent des pilules de mie de pain que j’avais soin d’annoncer comme un médicament très-actif. L’effet était plus ou moins violent, suivant l’imagination du malade : foudroyant quelquefois, mais jamais nul. Les préparations homœopathiques ont précisément la même vertu que les pilules de mie de pain.

» Une jeune dame de ma connaissance, à la suite de quelques chagrins domestiques, s’empoisonna homœopathiquement. [p. 130] Elle ouvrit un flacon de strychnine que son médecin lui avait confié avec les recommandations les plus sévères : poison terrible, renforcé à coups de pilon, multiplié par une série incalculable de frottements et de secousses ; en un mot, trentième atténuation ! Elle en but la moitié, bien convaincue que le tout suffirait à tuer un régiment de cavalerie, hommes et chevaux. Lorsque j’arrivai chez elle, elle se mourait tout de bon : l’imagination des femmes est si vive ! Je me fis raconter toutes les circonstances du suicide, j’examinai le flacon, je lus le nom du pharmacien, et je partis d’un grand éclat de rire. Ma gaieté étonna la malade, non sans la rassurer un peu. Je lui expliquai en quelques mots la nullité absolue des préparations de ce genre, et, pour ajouter à mon discours une péroraison sans réplique, je bus d’un trait la prétendue strychnine qui restait dans le flacon. Dès ce moment, les symptômes morbides s’évanouirent, la malade se sentit mieux, puis tout à fait bien. Elle fit un bout de toilette, me retint à dîner, et mangea de grand appétit.

Cet exemple ébranla profondément la confiance de ton parrain. Quant à moi, j’avais entendu trop souvent l’éloge de l’homœopathie pour me rendre à la première sommation.

[p. 131]

— Mon cher ami, dis-je au docteur, tous m’accorderez au moins que les homœopathes ont inventé un régime admirable et qui vaut tous les médicaments du monde ?

— Leur régime est excellent, répondit-il ; c’est le même que nous prescrivons à nos malades de temps immémorial. J’avoue cependant qu’ils ont un avantage sur nous : on leur obéit aveuglément. Si je vous recommandais deux ou trois heures de repos horizontal dans l’après-midi, je n’aurais pas assez d’autorité pour faire passer ma prescription avant vos plaisirs ou vos affaires. Vous discuteriez l’ordonnance, car la médecine allopathique admet fort bien la discussion. Vous connaissez plus ou moins nos médicaments ; ils vous sont assez familiers pour que vous ne craigniez pas de les traiter sans façon.

» Un homœopathe vous prescrira : « Déjeuner à dix heures, au moment où les globules de la veille ont cessé d’agir ; prendre un globule à midi, se coucher une demi-heure après et rester au lit jusqu’à quatre heures, pour que l’effet du globule pris à midi ne soit pas perverti. » L’ordonnance ainsi prescrite sera fidèlement exécutée. Vous resterez au lit, par respect pour ce médicament extraordinaire et mystérieux. Ce que vous auriez refusé à la raison, à la logique, à l’expérience, vous l’accorderez [p. 132] sans marchander à la pilule de mie de pain.

» Grâce au régime, qui est un plus grand médecin que tous les docteurs du monde, l’homœopathie obtient des succès légitimes, dans la classe aisée des grandes villes. Elle sait contraindre au repos, à l’exercice ou à la sobriété ceux que l’activité, l’inertie ou l’abus des plaisirs expose à mille indispositions. Mais le pauvre, lorsqu’un accident ou une vraie maladie le met sur le flanc, n’a rien à démêler avec les prescriptions homœopathiques. Lorsqu’un couvreur tombe d’un toit, lorsqu’un paludier prend les fièvres, lorsqu’un moissonneur est foudroyé par le soleil, on court au médecin et non à l’homœopathe. Ces messieurs ont pourtant inventé la saignée homœopathique.

— Qu’est-ce que c’est que ça, demanda ton parrain, une saignée homœopathique ? C’est comme qui dirait une piqûre de puce…

— Qui vous ajouterait du sang, au lieu de vous en ôter ? Non, c’est un globule aussi inoffensif que les autres, car il faut avouer que les homœopathes ne font de mal à personne. Mais, si le malheur veut jamais que vous soyez frappé d’apoplexie, je ne vous conseille pas de vous faire saigner homœopathiquement.

— Mais enfin, dis-je à mon ami, si l’homœopathie [p. 133] était impuissante à traiter les maladies véritables, si elle ne guérissait que les bobos sans gravité, si tout le bruit qu’on a fait autour de cette prétendue science ne servait qu’à produire une hausse énorme sur les pilules de mie de pain, verrait-on un si grand nombre de docteurs passer avec armes et bagages dans le camp des homœopathes ? Je comprends que l’homme du monde, animal d’ailleurs simple et niais, se laisse mystifier par une prétendue science ; mais qu’une multitude de savants y soient pris, voilà ce qui me paraît plus difficile à digérer.

— Il est certain, répondit le docteur, que l’homœopathie a fait, dans les derniers temps, des recrues assez nombreuses. Beaucoup de médecins se convertissent journellement à cette absence de doctrine. Dirons-nous que ces catéchumènes appartenaient à l’élite du corps médical ? Je le veux bien, par politesse. Dans tous les cas, vous serez moins étonné du nombre des nouveaux convertis, si vous me permettez une observation et une citation.

» La médecine est à la fois une science et un art. Elle exige non-seulement des études longues et sérieuses, mais une application quotidienne, un travail assidu, une lutte perpétuelle contre un ennemi plus changeant et plus insaisissable que Protée. Il faut que le médecin [p. 134] ajoute incessamment à son bagage acquis les découvertes de la science moderne. Il faut que tous les jours, au chevet des malades, il exerce son diagnostic à deviner la cause cachée des effets visibles et à remonter jusqu’aux sources du mal. C’est un métier pénible, inquiet, plein de fatigues, de soucis et d’angoisses. Moi qui vous parle, je n’ai pas eu le courage de me mettre en chemin. Je me suis arrêté ici, et je casse des pierres sur la route où marchent mes confrères.

» Mais l’homœopathie, qui n’est pas une science, n’exige aucune étude spéciale. C’est une industrie facile, à la portée de tout homme qui sait lire et écrire. L’anatomie, la physiologie, le diagnostic, chimères ! Un homœopathe débarque chez un malade qu’il n’a jamais vu : il ouvre les yeux ; il observe un, deux, trois, quatre symptômes apparents, visibles à tout le monde. Il ouvre un petit livre où les symptômes sont numérotés et correspondent à certains médicaments, et voilà l’ordonnance toute faite. Ne lui demandez pas d’où vient le mal ni même qui il peut être : avalez ces globules et priez Dieu qu’il vous rende la santé.

» Si vous croyez que j’exagère en disant que l’observation des malades est aussi inutile à l’homœopathie que l’étude des maladies, lisez ce passage d’Hahnemann :

[p. 135]

« Il est difficile d’exaucer le vœu que beaucoup de personnes m’ont adressé, de mettre sous les yeux du public quelques exemples de guérisons homœopathiques, et l’on y parviendrait, que le lecteur n’en retirerait pas une grande utilité… Chaque cas de maladie non miasmatique étant individuel et spécial, ce qui le distingue de tout autre cas lui est également propre, n’appartient qu’à lui et ne peut servir de modèle au traitement à suivre dans d’autres cas. »

» Jahr a pris soin de rédiger une table alphabétique où les symptômes et les médicaments sont rangés comme les chiffres d’une table de Pythagore ou les heures d’un itinéraire des chemins de fer. « Cette table, » dit-il, « pourra être utile au praticien. En la détachant du volume, il pourra l’annexer à son cahier de notes et la consulter facilement pendant qu’il écrira son ordonnance. »

» Comprenez-vous maintenant qu’un assez grand nombre de médecins aient embrassé l’industrie homœopathique ? Si l’on ouvrait un nouveau boulevard aux portes de Paris, un boulevard bien pavé, bien ombragé, bien balayé ; si l’administration paternelle de la ville offrait la table, le logement et des rentes à tous ceux qui consentiraient à se promener là sans rien faire, croyez que la promenade nouvelle serait plus fréquentée que la [p. 136] grande allée du bois de Boulogne, et qu’on y rencontrerait des médecins par douzaine.

— Mais, dis-je à mon ami, pour vous exprimer si librement sur vos confrères, il faut que vous n’ayez pas l’esprit de corps.

— Mais, répondit-il, l’esprit de corps me condamnerait à prendre la défense de tous les docteurs, même lorsqu’ils se font montreurs de somnambules. Je vous mènerai chez une somnambule, un de ces quatre matins, et vous verrez de bien autres jongleries.

— Attendez ! m’écriai-je en l’interrompant ; ce que vous m’avez dit des homœopathes me paraît fort instructif. Je veux l’écrire à ma cousine.

— Parbleu ! mon cher ami, votre cousine aura la primeur de mon livre ; car j’écris, depuis tantôt huit jours, ce que je vous ai dit aujourd’hui.

[p. 137]

VIII
LE JURY

Deux procès récents. — Utilité des journaux. — La magistrature et le jury. — Contradiction évidente. — Comment le même accusé peut-il être à la fois innocent et coupable ? — Je voudrais bien concilier le différend. — Difficultés de l’entreprise. — Rencontre d’un homme du bon temps. — Son opinion sur les verdicts prononcés par douze bourgeois. — Regrets du passé. — La gloire d’un magistrat. — Onze têtes en un an ! — Abolition du jury. — Prompte expédition de la justice. — Je réclame. — La vindicte. — La peine. — Le droit de légitime défense. — Une loi qui n’est pas encore votée. — Traitement de l’hydrophobie.

Ma chère cousine,

Puisque ton père est abonné à un journal, tu connais mademoiselle Léonie Chéreau et mademoiselle Angélina Lemoine comme si tu avais été en pension avec elles. Vivent les journaux ! ils forment la jeunesse des deux sexes et lui épargnent l’humiliation d’ignorer quelque chose. Nous avons bien quelques chefs de famille qui voudraient retarder l’instruction de leurs enfants. Ces encroûtés ont soin de cacher la gazette, [p. 138] lorsqu’elle raconte un crime infâme ou simplement un procès scandaleux. Précaution fort inutile. Huit jours après, la gazette sort de son trou. Ce n’est plus qu’un vieux papier sans fraîcheur, sans intérêt et sans danger, du moins à ce qu’on pense. On l’emploie à couvrir des livres d’étrennes, à envelopper des poupées. Et les petites filles de douze ans, après avoir admiré la poupée ou regardé les images, vont dans un coin lire le vieux journal et faire connaissance avec mesdemoiselles Lemoine et Chéreau.

Toi qui n’as plus douze ans, tu as lu sans te cacher le procès de ces deux héroïnes. Tu les as vues arrêtées, interrogées, mises en accusation par d’honorables magistrats qui les croyaient coupables ; puis renvoyées des fins de la plainte et rendues à la liberté sur la déclaration de quelques honorables bourgeois qui les trouvaient innocentes.

Tu t’es peut-être demandé, comme moi-même, par quel miracle un accusé pouvait être criminel aux yeux des magistrats et innocent aux yeux des bourgeois.

Un enfant est volé dans un jardin, ou brûlé dans une cheminée. Toute la magistrature entre en campagne ; la police, la gendarmerie et tous les instruments de la loi sont employés à la recherche du coupable. On met la [p. 139] main sur une personne qui pourrait bien… qui doit avoir commis le crime. Un magistrat la fait arrêter, parce qu’il la croit coupable. Un juge d’instruction, autre magistrat, l’interroge et la trouve coupable. La chambre du conseil se réunit et la juge coupable. La chambre des mises en accusation vient ensuite, pense qu’elle est coupable et la renvoie devant la cour d’assises. Là, un haut fonctionnaire de la magistrature, le procureur général, vient lire un acte très-clair et très-bien rédigé, où l’on a réuni en un faisceau terrible toutes les preuves de la culpabilité. Un avocat général, orateur éloquent, dit à douze bourgeois pris au hasard dans le pays : « Voici une femme coupable, et, si vous déclarez le contraire, il faudrait voiler la statue de la Justice ! » On produit des témoins qui tous, sans hésiter, déclarent que l’accusée est coupable. Enfin, pour dernier argument, l’accusée elle-même, découvrant son visage baigné de larmes, avoue qu’elle est coupable. Là-dessus, les douze bourgeois, pris au hasard, se retirent dans la chambre des délibérations, débattent la question, posément, de sang-froid, sans se presser, et viennent déclarer sur leur conscience, à la face de Dieu et des hommes, que l’accusée n’est pas coupable.

Voilà, ma chère cousine, une étrange contradiction ! [p. 140] Mais le public ne s’en étonne plus, parce qu’il la voit tous les jours. Cent fois dans une année, et plus souvent peut-être, le jury renvoie innocents ceux que la magistrature avait amenés coupables. Que faut-il conclure de là ?

Faut-il dire que mademoiselle Léonie Chéreau, par exemple, avait été méchamment et injustement accusée par le corps le plus intègre et le plus honorable de notre pays ? — Non, cent fois non. Une hypothèse si monstrueuse révolte à la fois le bon sens et la conscience.

Mais, si les magistrats avaient raison, le jury était donc dans son tort ?

Dirons-nous que douze Français de la classe moyenne, doués d’une intelligence moyenne, pourvus d’une instruction moyenne et semblables en tout point à la majorité de la bourgeoisie française, ont fermé les yeux à l’évidence la plus éclatante et répondu à l’accusée qui avouait sa faute : « Ma chère enfant, vous vous calomniez vous-même ! » — Non. Lorsqu’un fait est évident aux yeux des magistrats, des témoins, du public et de l’accusé, il ne saurait être douteux aux yeux du jury.

Est-il permis de supposer que le jury, parfaitement édifié sur le fait, a prétendu trancher un point de droit ? [p. 141] Auquel cas, son verdict pourrait se traduire comme il suit : « Il est certain que l’accusée a volé un enfant à sa mère ou assassiné son propre enfant ; mais le rapt d’un petit innocent de trois mois, ou le meurtre commis sur la personne d’un pauvre baby qui ne demandait qu’à vivre, ne sont pas des actes coupables : donc, l’accusée est innocente. » — Non. Il n’y a pas douze hommes en France, il n’y en a pas un seul qui ait le sens moral assez perverti pour émettre une telle proposition.

Reste enfin une dernière hypothèse. L’accusée avait un avocat. Un homme jeune, éloquent, passionné, a jeté le manteau de sa rhétorique sur un crime trop évident. Les jurés éblouis ont perdu le sens du vrai, le sens du juste ; ils ont cédé à l’influence de cette parole éblouissante qui les fascinait tous, et l’acquittement s’en est suivi. — Non. J’admire sincèrement le barreau, cette dernière tribune. J’ai deux mains pour applaudir les grands maîtres de l’éloquence judiciaire, qu’ils s’appellent Dufaure ou Chaix-d’Est-Ange, Léon Duval ou Lachaud. Mais ils auront beau nous jeter de la poudre aux yeux, ils ne m’aveugleront jamais à tel point que je ne distingue plus dans un petit coin du ciel ces deux étoiles fixes : la justice et la vérité.

Nous voilà bien embarrassés, ma pauvre cousine. La [p. 142] magistrature a raison, c’est bien certain. Mais je n’aimerais pas à condamner le jury, qui ne condamne personne.

Nos magistrats se plaignent du jury. Ils l’accusent d’entraver l’action de la justice criminelle. On prétend même qu’ils n’ont pas hésité à le gourmander directement en 1859. Les parquets, les tribunaux, les cours obéissent à leur conscience en poursuivant le coupable. Le jury obéit à sa conscience en ouvrant une petite porte qui donne sur la campagne ; et le coupable est sauvé. Il y a donc une sorte de conflit permanent entre la conscience des magistrats et la conscience du jury. Comment sortir de là ? Comment pacifier l’application des lois et la distribution de la justice ?

J’ai soumis cette affaire à notre excellent marquis de Contreville, un soir que je l’avais rencontré au Théâtre-Français. Tu connais le vieillard : il adore le progrès, mais il le caresse à rebrousse-poil. C’est un de ces hommes d’ordre qui voudraient reprendre les biens nationaux, abroger le Code civil, rétablir le droit d’aînesse, relever la religion d’État, et mettre la France à l’envers. Les échafauds de 93 lui inspirent une si profonde horreur, qu’il voudrait ressusciter tous les jacobins pour leur couper la tête. C’est un tigre de modération.

[p. 143]

Aux premiers mots que je hasardai sur la question du jury, le bonhomme me coupa la parole.

— Votre jury, me dit-il, est une institution de la démagogie. Lorsque la France était gouvernée par ses rois, il aurait fait beau voir que douze faquins, sortis on ne sait d’où, vinssent dérober un homme à la justice ! Les magistrats étaient maîtres chez eux, d’autant plus qu’ils avaient payé leurs charges. Dès qu’ils jugeaient à propos de donner un homme à pendre, il fallait, bon gré mal gré, que le drôle fût pendu. Si vous lisez jamais l’histoire de ma maison, vous verrez que mon arrière-grand-oncle, Agénor de Contreville, procureur général (comme on dit aujourd’hui) près la cour de Rouen, eut la glorieuse satisfaction d’obtenir onze têtes en l’an de grâce 1724. Aucun magistrat n’a remporté pareille victoire depuis la sotte invention du jury !

La gloire et les victoires de l’illustre Agénor provoquèrent chez moi une petite grimace.

— Monsieur, dis-je au marquis avec tout le respect que je devais à son âge, je n’ai pas connu les magistrats de l’ancien régime ; mais j’ai l’honneur de rencontrer quelquefois des juges, des conseillers et même des procureurs généraux. Ils sont tous gens du meilleur monde et du plus noble caractère, esclaves de leur devoir, si pénible qu’il [p. 144] soit, mais incapables de regarder un arrêt de mort comme une victoire et de se glorifier du malheur d’autrui.

— Morbleu ! reprit le vieillard, vous me la baillez belle ! Il y a pourtant de quoi se vanter, et surtout dans le siècle où nous vivons. Jamais il n’a été plus malaisé, ni partant plus glorieux, d’exercer la vindicte publique. Les coquins sont assez retors pour qu’un juge d’instruction ait le droit de crier victoire lorsqu’il a saisi la preuve ou arraché l’aveu d’un crime. Les avocats sont assez bavards pour que le ministère public ait le droit de triompher le jour où il leur a rivé leur clou. Le jury est assez bête, assez poltron, assez veule, pour que la cour ait le droit de se frotter les mains lorsque la Providence, une fois par hasard, lui permet d’appliquer un bon arrêt sur un bon verdict ! Il est certain que les acquittements absurdes qui se publient tous les jours sont des défaites pour le juge d’instruction, pour le ministère public, et même pour la magistrature assise. Expulsez les douze bourgeois qui se sont introduits en 91 ou 92 dans nos cours d’assises ; la justice ira d’un autre train ! Lorsqu’une affaire arrivera devant la cour après avoir passé devant le juge d’instruction, la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation, on saura d’avance que l’homme n’est pas un innocent, [p. 145] et l’on fera en un tour de main ce qui reste à faire.

— Prenez garde ! répliquai-je à mon tour. Vous m’en direz tant que je vais adorer le jury. Ce grand mot de vindicte publique qui vous est échappé tout à l’heure ne me paraît ni très-juste, ni très-philosophique. La société ne se venge pas. Si le public affichait une rancune qui déshonore les simples particuliers, j’en rougirais pour lui.

— La société ne se venge point, soit ; mais elle punit : c’est un devoir pour elle.

— Je ne sais pas même si l’on peut dire qu’elle punit. La théorie des peines et des récompenses est bien usée. Elle se fonde sur le libre arbitre et tout un système de philosophie qui a fait son temps. Nos lois pénales sont brodées sur ce vieux canevas, qui se déchire un peu tous les jours. On commence à comprendre que si tel homme a commis tel crime, c’est parce qu’il avait le cerveau fait de telle façon, qu’il a été élevé à telle école, qu’il s’est trouvé dans telle ou telle nécessité, et qu’il ne dépendait pas de lui d’être meilleur, ni mieux élevé, ni plus riche.

— Ainsi, mon jeune ami, lorsqu’un misérable a tué son père et sa mère, la société n’a pas le droit de le punir ?

— Elle a le droit de se protéger elle-même et d’enfermer [p. 146] sous triples verrous tout homme qui a montré qu’il était capable de nuire. C’est le droit de légitime défense, et vous remarquerez, s’il vous plaît, que la magistrature et le jury s’accordent toujours sur ce point. Lorsqu’un accusé, par son maintien, par ses réponses, ou par quelques particularités de son crime, a prouvé qu’il était un animal féroce ou dangereux, le jury se fait un devoir de le séparer du monde. Mais qu’une pauvre fille égarée, qu’un malheureux, entraîné par des circonstances fatales, viennent s’asseoir au banc des accusés ; s’il est bien démontré que leur âme est guérie, qu’il n’y a plus de danger à les laisser libres et qu’ils ne nuiront plus à personne, le jury leur dit : allez en paix, et ne péchez plus ! Il fait ce que nous ferions tous, nous qui n’avons pas pour profession et pour habitude de rechercher le crime et de le punir ; il pardonne. Les juges du bon temps ne pardonnaient pas. Ils représentaient l’austérité inflexible de la loi ; le jury personnifie la sensibilité publique.

— Eh ! c’est précisément ce que je blâme.

— Comment l’entendez-vous ?

— Lorsqu’il s’agit de décider les questions de vie ou de mort, d’honneur ou d’infamie, de liberté ou de galères, il est absurde de confier à la sensibilité des hommes [p. 147] le rôle austère qui n’appartient qu’à la raison. Ignorez-vous qu’un avocat un peu éloquent sait aveugler le jury par les larmes, au point de lui ôter le discernement du vrai ? N’avez-vous pas entendu dire que le chef du jury, pour peu qu’il sache tourner une période, entraîne tous ses collègues après lui ? Les moindres passions, les intérêts les plus frivoles exercent une influence toute puissante sur l’esprit des jurés. Ainsi, l’on a remarqué depuis longtemps qu’ils étaient impitoyables pour le vol et pleins d’indulgence pour l’infanticide. Question d’intérêt, mon cher monsieur ! Le juré a peur d’être volé, et il a dépassé l’âge où il pourrait mourir victime d’un infanticide.

— Pouvez-vous croire qu’un intérêt si mesquin…?

— Soit, laissons l’intérêt de côté. Aussi bien, c’est de la sensibilité qu’il s’agit. Sur ce chapitre, vous me trouverez inébranlable comme un roc, et flanqué de raisons sans réplique. J’ai vu paraître devant le jury un jeune villageois, sans antécédents judiciaires, prévenu d’avoir quelque peu violenté une paysanne de sa commune. Il avouait sa faute et s’offrait à la réparer ; sa victime acceptait la réparation avec une joie visible ; les parents de la jeune fille retiraient leur plainte et suppliaient le jury de leur laisser un gendre ; le ministère public, qui ne [p. 148] s’attendrit pas souvent, désarmait ses batteries et remettait l’affaire à la discrétion du jury. Malheureusement l’accusé avait une figure ingrate. Le jury en fut frappé et le condamna, pour sa figure, à six ans de réclusion !

On apporte devant le jury un enfant de dix ans, maltraité cruellement par son père et sa mère. La langueur du pauvre petit, sa voix dolente, les ecchymoses, les cicatrices, les blessures dont ce faible corps est couvert excitent la compassion du jury. A la vue des parents dénaturés qui ont fait tout ce mal, la pitié se tourne en colère. On refuse aux accusés le bénéfice des circonstances atténuantes, et les voilà condamnés à la peine de mort. Croyez-vous que le jury les eût punis aussi cruellement si l’enfant avait péri quinze jours avant les assises ? Non, car il aurait jugé le crime sans passion : c’est le spectacle du mal présent qui a excité si vivement leur sensibilité.

— Il se peut, répondis-je au marquis, que le jury se montre quelquefois trop doux ou trop sévère. Mais il incline plus volontiers vers la clémence que vers la rigueur, et c’est pourquoi nous devons le conserver. Lorsque j’entends douze jurés dire, en présence d’un crime évident, démontré, avoué : Non, l’accusé n’est pas coupable ! je me figure que ces hommes éludent par ce mensonge [p. 149] pieux la sévérité implacable de la loi. Je crois les voir appliquer une loi nouvelle, peu connue, qui circule dans l’air, qui s’insinue dans la conscience publique, qui se publie hardiment dans les livres de quelques philosophes, et qui peut-être un jour s’imprimera dans le Code.

— Je vous comprends à demi-mot, reprit vivement le marquis. Mais pensez-vous que la société aurait trois jours d’existence, si l’on supprimait la peine de mort ?

— Monsieur, répondis-je humblement, lorsqu’un homme est atteint d’hydrophobie, on ne l’étouffe plus entre deux matelas. Cela se pratiquait autrefois, mais la mode en est passée. On enferme le malade, on le soigne ; quelquefois même on le guérit.

[p. 150]

IX
LES APÔTRES ET LES AUGURES DE LA MUSIQUE

L’auteur avoue son ignorance. — Peu de Français sont capables de lire la musique. — C’est un malheur. — L’art et la civilisation. — Orphée, où es-tu ? — Utopie. — On me réfute. — Je rencontre le petit Maréchal, de Quevilly. — Il m’entraîne à l’École de Médecine. — La musique peut se lire, s’écrire et s’imprimer aussi facilement que la prose. — Méthode Galin-Paris-Chevé. — J’assiste à une réunion de la société chorale et je vois des miracles. — Lecture à première vue. — Dictée musicale. — Mon admiration et mes espérances. — Maréchal m’apprend qu’il y a des augures. — Je me flatte que les apôtres prendront le dessus.

Ma chère cousine,

Je ne sais pas lire la musique, ni toi non plus. Cependant, nous avons été élevés comme tout le monde ; nous lisons couramment dans les livres et les manuscrits ; nous écrivons même au besoin, sans pécher contre les lois de la grammaire. Mais nous ne saurions ni lire ni écrire la belle petite mélodie que Lulli improvisa jadis sur ces paroles :

Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot !

[p. 151]

L’empereur Napoléon III règne sur trente-six millions d’animaux à deux pieds sans plumes. Il y a, dans le nombre, plusieurs millions de personnes plus ou moins lettrées, capables de déchiffrer à première vue une page de Télémaque. Il n’y a pas en tout cent mille Français assez érudits pour lire la musique de Mon ami Pierrot, sur une portée de cinq lignes, et j’en suis bien fâché.

Certes, nous sommes heureux de savoir lire et puiser les idées dans un livre comme on prend l’eau à la rivière. Je me réjouis fort à l’idée que dans cinquante ou soixante ans tous les citoyens de notre pays seront assez lettrés pour lire la Constitution, le Code et quelque bon traité de morale. Les livres d’histoire, de physique et de mathématiques s’imprimeront à deux ou trois millions d’exemplaires. Tous les hommes sauront parler de tout sans avancer des sottises trop lourdes ; ils seront tous plus ou moins capables de toucher aux affaires publiques, et le suffrage universel ne ressemblera plus à une loterie. Voilà, si je ne m’abuse, un avenir agréable et honorable, et j’aime à reposer mes yeux sur cet horizon prochain.

Mais j’aimerais aussi que la vie de notre grand peuple fût assaisonnée de quelques douceurs. Les arts ne sont [p. 152] pas seulement l’ornement de la société, le dessert de la civilisation, le couronnement d’une instruction publique bien réglée. Ces plaisirs délicats, inutiles et pour ainsi dire oisifs, ont été pour bien des gens le commencement de la vie intellectuelle. Rappelle-toi, cousine, la fable poétique d’Orphée. Les hommes demi-nus vivaient dans des tanières, comme des animaux. Ils s’égorgeaient entre eux sous les prétextes les plus frivoles ; ils dévoraient brutalement tout ce qui leur tombait sous la main. Survient un demi-dieu, armé de sa lyre. Il chante, et la nature entière s’arrête pour l’écouter. Ce langage vague et doux, ces pensées diffuses et comme noyées dans un flot d’harmonie apaisent insensiblement la turbulence des passions. L’homme ne comprend pas encore, mais il est ému, charmé ; le cœur bat, l’esprit s’ouvre. Bientôt du sein des ondes sonores qui frissonnent autour de sa lyre, s’élève un chant plus clair, plus net et plus précis : la poésie. La pensée prend un corps ; l’esprit des hommes démêle les vérités qui bourdonnaient confusément à leurs oreilles. Et quand l’auditoire dompté est venu s’asseoir en rond autour du poëte, quand les ennemis d’hier s’appuient l’un contre l’autre pour mieux entendre, quand les regards adoucis n’expriment plus qu’une innocente curiosité, le chantre dépose sa lyre, le poëte brise le [p. 153] rhythme cadencé de ses vers, il s’assied au milieu des hommes et leur dit en prose : Causons !

Au sortir de ces entretiens, les élèves d’Orphée s’en allaient semer du blé et construire des villes.

Nous avons autant de blé qu’il en faut, et des villes plus qu’il n’en faut. Cependant, ma chère cousine, la France aurait besoin de quelques Orphées. La civilisation doublerait le pas, si quelques artistes convaincus, passionnés, endiablés comme le chantre de Thrace, prenaient le peuple par les oreilles et l’entraînaient dans le bon chemin. Les livres font grand bien, mais ils ne sauraient tout faire. Passé un certain âge, l’homme qui n’a pas appris l’A B C dans son enfance, y renonce pour toujours. Il y a dans Paris même plus de cent mille sauvages illettrés qui boivent du vin bleu tous les lundis et quelquefois se mangent le nez au dessert. On trouve çà et là dans les campagnes de véritables brutes que le maître d’école n’apprivoisera jamais. Un maître de musique serait plus heureux, j’en réponds. La musique adoucit les mœurs : c’est une banalité qu’on ne saurait trop redire. Un dilettante sincère est presque toujours doux et bonhomme. Celui qui s’est pâmé d’aise une fois dans sa vie en écoutant Mozart et Rossini ne mangera le nez de personne. Orphée, où es-tu ?

[p. 154]

Je me trouvais ces jours derniers dans le cabinet d’un homme d’État qui m’honore d’un peu d’amitié. C’est une Excellence fort gracieuse et fort instruite, et passionnément éprise du progrès. Je m’enhardis au point de lui dire que si j’avais le pouvoir en main, j’obligerais toute la nation à savoir la musique.

Mon illustre interlocuteur me répondit fort sagement que la musique était un art plus ardu et plus hérissé que toutes les sciences. Lui-même avait essayé de l’apprendre, et il avait reculé devant les difficultés de la simple lecture. Cette portée de cinq lignes, ces clefs, ces mouvements, cette multitude de signes hiéroglyphiques, tout le grimoire enfin lui avait fait peur, ainsi qu’à moi et à tant d’autres. « Il faudrait, me dit-il, que la musique fût aussi lisible que l’écriture, et qu’on pût l’imprimer au même prix. A ces conditions, le peuple apprendrait à chanter comme il apprend à lire. »

Je rentrai en moi-même et je me rappelai la terreur qui m’avait saisi il y a quelques années, lorsque j’ouvris pour la première fois une méthode de musique. Ce n’était pas une méthode à proprement parler, mais un recueil d’exercices variés, sans aucun mélange de théorie. La plupart des professeurs affirment hardiment qu’un apprenti musicien n’a pas besoin de savoir ce [p. 155] qu’il fait, et qu’on arrive à exécuter et même à composer des chefs-d’œuvre par la force de l’habitude. Mais l’habitude me parut difficile à contracter, et je demeurai convaincu que la musique était faite pour une aristocratie de cent mille personnes. Je pensai à part moi que c’était grand dommage, et que la civilisation y perdait.

Mais voici bien une autre affaire. Le même jour, c’est-à-dire jeudi soir, je tombai sur un de nos anciens camarades d’école, le petit Maréchal, de Quevilly. Il habite Paris depuis un an, et il étudie la peinture. Fort occupé, comme tu penses : il peint des fonds de tableau pour gagner sa vie, et il travaille à son instruction toutes les fois qu’il n’y a pas de fonds à peindre dans l’atelier.

— Comme te voilà beau ! lui dis-je en l’arrêtant. Es-tu de noce ?

— Pas précisément, répondit-il ; mais la soirée sera bonne. Je vais à l’École de médecine faire un peu de musique.

— Toi !

— Moi-même.

— Tu es musicien ?

— Dame !

— Mais tu ne savais pas tes notes l’an passé !

[p. 156]

— J’ai appris.

— En un an ?

— En trois mois.

— Et de quel instrument joues-tu ?

— Du seul qui ne coûte rien. Du gosier.

— Farceur ! Tu avais la voix aussi fausse que moi, s’il est possible !

— Il n’y a pas de voix fausses. Mais si tu es curieux de m’entendre chanter, viens. On commence à neuf heures précises, et nous n’avons que le temps.

Il me saisit par le bras, et m’entraîna vivement jusqu’au grand amphithéâtre de l’École de médecine. Chemin faisant, il m’apprit que la musique pouvait se lire, s’écrire et s’imprimer aussi facilement que la plus simple prose. Qu’un système de notation en chiffres, inventé par J.-J. Rousseau, avait été perfectionné au XIXe siècle par M. Galin, puis par M. Aimé Paris, et finalement par M. et madame Émile Chevé ; que tous les morceaux de chant, sans aucune exception, pouvaient être mis sous une forme aussi claire, aussi limpide, aussi courante qu’une fable de La Fontaine, sans croches, ni doubles croches, ni portée de cinq lignes, ni clefs de fa, ni dièzes, ni bémols, ni bécarres, ni silences, ni soupirs, ni aucun de ces signes cabalistiques qui m’avaient [p. 157] fait si grand’peur. Il m’assura qu’après avoir suivi quelques mois un cours de M. Chevé, il était capable de lire une page de Mozart ou de Félicien David, pourvu qu’elle fût écrite en chiffres. Il se vantait même d’écrire correctement tel air qu’il me plairait de chanter devant lui.

Il ne se vantait pas, le drôle ! Mais je n’eus garde de le croire sur parole, et je le suivis dans le grand amphithéâtre de l’École en murmurant : Nous verrons bien !

La salle peut contenir un millier de personnes. Elle était pleine. Deux cordes tendues séparaient les exécutants des auditeurs. Il y avait quelque chose comme trois cents voix et sept cents paires d’oreilles.

L’ami Maréchal m’avertit que je n’assistais pas à une leçon, mais à une séance de la société chorale fondée, sous la direction de M. Émile Chevé, par les anciens élèves de son cours. Chacun des sociétaires apporte tous les mois une cotisation de cinq sous, pour l’impression des morceaux de musique. Moyennant ce faible sacrifice, il se compose une bibliothèque de musique chiffrée. De plus, il a le droit d’assister à tous les concerts, en compagnie de deux amis. C’est moins cher qu’au Théâtre-Italien.

Ce qui me frappa dès l’abord, c’est l’absence de la police. [p. 158] Pas un sergent de ville pour surveiller cette réunion de mille personnes. Les exécutants n’étaient pas tous du même sexe. Il y avait des chanteuses en robe de mérinos, et quelques-unes vraiment jolies : on leur faisait place avec toutes les marques du plus profond respect. Les chanteurs, les chanteuses et l’auditoire étaient recrutés, à ce qu’il me parut, dans la classe ouvrière. J’ai su depuis que certains ingénieurs de l’École polytechnique et un maître de conférences de l’École normale s’asseyaient pêle-mêle au milieu de ces artisans. Tout le monde avait fait toilette ; l’attitude de la foule était plus que décente : il semblait que ces mille personnes fussent sous l’influence d’une sorte de religion. Évidemment, Orphée avait passé par là.

Neuf heures sonnèrent. Un beau vieillard entra dans l’hémicycle. La foule se leva, et applaudit de toutes ses mains. Cet applaudissement est la seule rétribution des mérites et des vertus de M. Émile Chevé.

Quel homme ! c’est un sage, c’est un saint, c’est un apôtre, c’est un martyr de la musique populaire et de la civilisation. Il était médecin ; il s’est jeté à corps perdu dans la réforme musicale. Depuis tantôt vingt ans, il enseigne, du matin jusqu’au soir, l’hiver, l’été, sans prendre de vacances. Sa femme, son beau-frère, son [p. 159] fils, sa bru, tous les siens le devancent ou le suivent dans le chemin que Rousseau a tracé et qu’ils ont aplani. Ils sont pauvres, et il ne tenait qu’à eux de s’enrichir. Leurs cours publics et gratuits ont tué les cours particuliers qui les faisaient vivre. M. Émile Chevé se transporte de sa personne partout où l’on daigne ouvrir une porte à la science et à la vérité. Il court de l’École de médecine à l’École polytechnique, à l’École normale, à Sainte-Barbe, sans autre intérêt que le plaisir de faire des disciples. Je dis des disciples, et non des élèves ; car tous ceux qui ont goûté la manne de son enseignement sont pris d’une sorte de passion pour leur admirable maître. Ils le consultent à toute occasion ; ils lui confient le soin de leur santé et la direction de leurs affaires ; ils lui soumettraient au besoin des cas de conscience, s’il avait le temps de les écouter. Ils l’aiment ! J’ai vu un chambellan de l’empereur de Russie et un jeune employé du gouvernement français se serrer cordialement les mains, et tomber pour ainsi dire dans les bras l’un de l’autre, au seul nom de M. Émile Chevé !

Pardon, chère cousine ; je voulais te raconter ce que j’ai vu et entendu le 15 décembre 1859, à neuf heures du soir.

M. Chevé salua modestement les mille disciples qui [p. 160] l’applaudissaient ; il monta sur une table, prit un petit jonc qui lui sert à battre la mesure, et dit d’une voix fatiguée, usée, éraillée, brisée par les labeurs de l’enseignement :

« Prière de Joseph… (Méhul). »

Les trois cents sociétaires ouvrirent leurs cahiers et mirent la main sur la Prière de Joseph, traduite en chiffres et imprimée par le procédé Galin-Paris-Chevé. Le maître tira de sa poche le diapason normal, donna le la à toute l’assemblée, et trois cents voix exécutèrent ce chef-d’œuvre avec un ensemble et une précision que je n’ai pas le droit de louer, n’étant qu’un âne en musique.

Je ne suis pas connaisseur, mais j’ai le sentiment du beau, puisque Robert me transporte et que le Prophète m’ennuie. Je m’épanouis au Barbier, je frissonne à la Norma, je pétille aux Noces de Figaro, je bâille à la Magicienne, je grince des dents aux symphonies hurlantes de M. Berlioz, et je me persuade que l’âne, sans avoir appris la musique, est, malgré tout, un quadrupède musical.

La soirée me parut bien courte. J’applaudis en ignorant, mais comme un ignorant ému, passionné, transporté d’admiration. J’applaudis tour à tour Méhul, [p. 161] Weber, Kucken, Meyerbeer, Rossini ; la Prière de Joseph, le Chasseur diligent, le Jeune Conscrit, le Rataplan des Huguenots, la Prière du Comte Ory. J’applaudis en riant une adorable fantaisie brodée par M. Amand Chevé sur le motif de Malbrough, et deux chansons du XVIe siècle chantées par une jolie femme en robe de laine, qui ne portait pas un bouquet à la main !

L’ami Maréchal me dit à l’oreille que tous les exécutants, sans aucune exception, avaient commencé la musique en étudiant sur le chiffre, et que je pourrais chanter avec eux, dans quelques mois, si j’essayais de la méthode. Mais je n’étais pas convaincu. Je me demandais encore si les élèves de la vieille école ne seraient pas capables de chanter aussi bien avec un peu de mémoire et beaucoup de grimoire.

— Attends ! répondit mon introducteur. On va commencer les exercices d’intonation. Ouvre les yeux et les oreilles.

M. Émile Chevé descendit de son estrade et se dirigea vers un grand tableau hérissé de chiffres. Les uns représentaient des notes naturelles, les autres des notes diézées ou bémolisées. Le maître, armé d’une longue baguette, touchait un chiffre, puis un autre, et courait [p. 162] capricieusement aux quatre coins du tableau. Chaque note touchée était immédiatement lue, c’est-à-dire chantée par les élèves, et cette lecture rapide, cette improvisation foudroyante dura plusieurs minutes, sans que personne en fût déconcerté. Bientôt, M. Chevé prit une seconde baguette dans la main gauche, et toucha deux notes à tout coup, de manière à former des accords. Tout le chœur le suivit sans broncher dans cette nouvelle expérience.

— Maintenant, dit-il, je vais vous distribuer un chœur d’Herculanum, et vous le chanterez, s’il vous plaît, à première vue.

Il distribua trois cents exemplaires d’un admirable morceau de Félicien David, traduit en chiffres et imprimé suivant les principes de la méthode. Ce chœur, un des plus beaux et des plus difficiles du théâtre moderne, fut enlevé du premier coup. Peut-être les artistes de l’Opéra l’exécutent-ils avec plus de finesse et de style, mais après combien de répétitions ?

Enfin, ma chère cousine, j’assistai à une dernière épreuve ; mais celle-là est si invraisemblable, que tu refuseras peut-être de me croire sur parole. M. Émile Chevé ouvrit un petit cahier, et fredonna un air qu’il venait de composer lui-même. Trois cents élèves l’écrivirent [p. 163] sous sa dictée, avec le mouvement, l’intonation et la durée ; puis ils lurent à leur tour ce qu’ils avaient écrit, et répétèrent le morceau depuis le commencement jusqu’à la fin sans une faute ! Voilà, ma chère, ce que j’ai vu et entendu, et je te supplie de croire que je ne me suis pas laissé tromper par de faux miracles.

Cet excellent Maréchal me ramena chez moi après le concert. Il jouissait de ma surprise et de mon admiration et s’applaudissait de m’avoir converti à la réforme musicale.

— Écoute, lui dis-je, en redescendant vers le pont des Arts. Tes maîtres ont créé ou perfectionné un instrument de civilisation qui changera la face du monde. Avant dix ans, nous n’aurons plus de barbares, ni dans les villes, ni dans les campagnes. Du jour où la musique est mise à la portée de tout le monde, je me charge d’adoucir les mœurs, de fermer les cabarets, de donner aux classes pauvres une récréation innocente, morale, salutaire entre toutes. Commençons par faire savoir à l’univers entier qu’il suffit de quelques mois pour lire couramment Mozart et Rossini. Supprimons ce grimoire odieux qui rend la musique plus terrible à avaler qu’une médecine noire. Appelons au concours les champions de la vieille méthode, prouvons la supériorité du chiffre, [p. 164] bouleversons l’enseignement, prenons le Conservatoire d’assaut ; courons…

— Tout beau, Pyrrhus ! répondit-il avec un sourire triste. La vérité ne va pas si vite en besogne. Elle est nue et sans armes, tandis que le moindre préjugé s’avance avec le casque et la cuirasse. Sais-tu que la méthode Galin-Paris-Chevé lutte depuis plus de trente ans contre l’obstination de la routine ? qu’elle demande vainement un concours, une épreuve publique, qui lui permette d’établir sa supériorité ? que ses amis les plus puissants, car elle en a deux ou trois, se sont brisés contre une opposition injuste et intéressée ? que le grimoire s’est retranché au faubourg Poissonnière dans une forteresse imprenable ? Sais-tu que les apôtres que je t’ai montrés à l’œuvre sont en butte à une vraie persécution ? qu’on les dénigre, qu’on les injurie, qu’on les calomnie publiquement par la plume de quelques faquins sans pudeur ? N’as-tu pas lu dans les journaux cette lettre d’un voleur qui écrivait à ses juges : « Pardonnez-moi, messieurs. Il est vrai que vous m’avez pris la main dans le sac ; mais j’ai dénigré M. Chevé dans l’intérêt du Conservatoire et mérité par là votre indulgence ! »

Je répondis à Maréchal qu’il se trompait ; que nous [p. 165] étions en France, au XIXe siècle ; que le pouvoir avait intérêt à connaître la vérité, à comparer les méthodes, à répandre le goût des arts, à civiliser la nation, et à protéger les honnêtes gens. J’admets qu’une petite faction jalouse défende obstinément un préjugé qui la fait vivre. Mais l’égoïsme de quelques augures ne prévaudra pas longtemps contre le bien public.

[p. 166]

X
LE CARNAVAL

Bonne année. — Les bonbons à faux poids. — Petite guerre contre les abus. — Ma besogne de l’an prochain. — La Bourse. — Le Jardin des Plantes. — La Manufacture des tabacs. — Les théâtres. — Les ateliers. — Les hôpitaux. — Le gymnase Triat. — Je ne suis pas un homme sérieux, et je m’en trouve bien. — L’Académie. — Quatre candidats : — M. O. F., — M. C. D., — M. H. M., — M. J. S. — Un mot sur une brochure célèbre. — Une personne d’Orléans. — Ma petite opinion sur le débat. — La politique au théâtre. — Encore la revue des Variétés. — Explication d’une lettre de M. Guéroult à M. Coignard. — Le carnaval. — Le deuxième bal de l’Opéra.

Bonjour et bon an, ma chère cousine. Tu recevras, avec cette lettre, deux kilogrammes de bonbons, pesant à peu près quinze cents grammes.

Les grands confiseurs de Paris vendent leurs bonbons six francs la livre. C’est donné. Par compensation, ils ont le privilége de livrer à faux poids ces marchandises délicates, dont le prix de revient est d’un franc cinquante centimes environ.

Cela te prouve que messieurs les confiseurs sont fort [p. 167] au-dessus des épiciers dans la hiérarchie sociale. Si un débitant de sucre et de café se trompait seulement de dix grammes sur le poids de la marchandise, il s’entendrait condamner à quinze jours de prison et cinquante francs d’amende. On n’a jamais ouï dire qu’un confiseur eût langui dans les cachots. Jamais un acheteur ne s’est plaint d’avoir reçu moins que son compte. Si quelque amant de la légalité s’avisait de porter un sac de bonbons au vérificateur du poids public, le marchand pris en faute mettrait le poing sur la hanche et répondrait fièrement : « Ce n’est pas quatre cents grammes de sucre peint que je vous ai vendus pour six francs ; c’est mon nom, imprimé sur un sac blanc ou rose. Voici le sac, et mon nom en toutes lettres : que peut-on exiger de plus ? »

Tu as pu remarquer, ma chère cousine, que depuis mon arrivée à Paris j’étais frappé de tous les abus, et je les signalais volontiers. Est-ce à dire que j’aie l’esprit acariâtre et prompt à se hérisser contre le mal ? Non, que je sache. Si j’étais à Rome, les abus ne me choqueraient point, car ils sont le fonds même de la civilisation pontificale. Mais, à Paris, ils sautent aux yeux, parce qu’ils se détachent plus en noir.

Je t’en ai montré quelques-uns, je t’en ferai voir bien d’autres. On prétend que les citoyens français n’ont pas [p. 168] le droit de tout dire ; je te prouverai le contraire avant qu’il soit un an. Les bons jeunes gens de notre pays, c’est-à-dire les hommes qui veulent rendre la maison saine et agréable, sans la démolir brutalement, jouissent d’un beau privilége ! Tu verras.

Nous parlerons un jour de la Bourse, et de cette malheureuse poule aux œufs d’or, que nos Spartiates étranglent entre deux tourniquets. Je te ferai voir clairement, quoique tu sois une simple femme, les dangers de la morale étroite et de l’austérité niaise.

Nous dirons deux mots du Jardin des Plantes, où quelques vieux abus fleurissent et fructifient depuis bientôt deux cents ans.

Je te conduirai à la Manufacture des tabacs et je te dévoilerai des mystères plus curieux que ceux de l’Hôtel des monnaies.

Nous ferons un tour dans les théâtres de Paris, sans oublier le grand Opéra, que l’innocente Europe nous envie. De ces hauteurs sublimes où la raison s’égare dans les nuages de carton, nous descendrons ensemble jusque dans les bas-fonds de la cuisine dramatique. Tu verras les antres obscurs où un directeur privilégié attire les malheureux écrivains pour leur emprunter jusqu’à leur montre.

[p. 169]

Je te promènerai dans les ateliers des peintres et des statuaires. Nous chercherons ensemble pourquoi les arts vont mal, ou, ce qui est pis encore, ne vont pas.

La distance est petite, aujourd’hui surtout, entre l’atelier et l’hôpital. Nous courrons les hôpitaux, et je prierai un grand homme de la théorie ou de la pratique, M. Claude Bernard ou M. Velpeau, de nous conduire par la main à travers ces maisons gémissantes. Peut-être même nous exposerons-nous aux foudres bourgeoises de M. Prudhomme, car je veux savoir si l’invasion des confréries religieuses a poussé ou entravé le progrès de l’assistance publique. Tu verras (duel étrange !) la Bienfaisance aux prises avec la Charité.

Un soir, si nous avons le temps, nous irons, vers quatre heures et demie, au gymnase de M. Triat, et tu verras des miracles aussi surprenants que ceux que je t’ai montrés à l’École de médecine, dans l’enseignement de M. Chevé.

Les Parisiens ont décidé d’un commun accord que ton cousin n’était pas un homme sérieux. Tant mieux ! cousine ! C’est à ce prix qu’on achète le droit de traiter sans danger les questions sérieuses. Nous parlerons de l’enregistrement, du libre échange, des abus les plus invétérés et des réformes les plus brûlantes. Les Parisiens [p. 170] ne feront qu’en rire, jusqu’au moment où ils nous comprendront. Si j’essayais de peindre en style sérieux la splendeur de notre instruction publique, l’éclat des lycées, la prospérité des colléges communaux (s’il en reste), l’enthousiasme des professeurs, l’empressement des élèves, les bienfaits de M. de Falloux, et les grandes choses que M. Fortoul a perpétrées jusqu’à sa mort, je serais bon à noyer. Mais nous badinerons encore une fois sur ce texte lamentable, et peut-être un ministère réparateur transformera-t-il nos plaisanteries en décrets.

Nous parlerons aussi de l’Académie française, et l’occasion ne se fera pas attendre. Un fauteuil est vacant ; quatre candidats, m’a-t-on dit, sont en présence. L’un est peut-être le plus aimable et le plus délicat de nos prosateurs ; un esprit distingué, féminin, adoré des femmes du monde qu’il excelle à faire pleurer ou sourire. Il n’a ni la perfection adamantine de M. Mérimée, ni le grand style et le grand cœur de madame Sand, ni les splendeurs éblouissantes de M. Théophile Gautier. Il ne porte pas l’âme déchirée jusqu’à mourir, comme ce cher et malheureux Alfred de Musset ; mais il est tout plein des qualités brillantes et vivantes qui nous charment dans Marivaux.

L’autre est un cousin germain de Colin d’Harleville : [p. 171] poëte autant qu’il faut l’être pour écrire une comédie en vers élégants ; inventeur timide mais souvent original ; modéré de parti pris dans le comique et le pathétique ; observateur rigoureux de la mesure et du bon goût ; moraliste irréprochable et aimable. Son talent se compose de toute une collection de qualités moyennes, non de celles qui passionnent la foule entassée dans un théâtre, mais de celles qui attachent les esprits posés et font tourner sans bruit sur leurs gonds les portes des académies.

Ces deux candidats se rencontrent tous les jours dans les mêmes salons ; ils voient le même monde et s’étayent sur les mêmes appuis. Si leurs titres au fauteuil n’étaient pas plus que suffisants, chacun d’eux pourrait ajouter à son bagage une comédie soit en vers, soit en prose, intitulée : les Rivaux amis.

Je ne vois dans le camp ennemi que deux champions armés en guerre. L’un est un historien libéral, très-savant, très-droit, très-honnête, et pauvre. Son livre est toute une bibliothèque de faits exacts et d’idées justes. Je voudrais, dans un intérêt d’avenir, que les écrivains français eussent la force de concentrer notre histoire en deux volumes ; car les gros bagages s’égarent quelquefois et n’arrivent pas sans accident à la postérité. Mais mêlons-nous de nos affaires.

[p. 172]

Le quatrième et dernier candidat, non pas dans l’ordre du mérite, est un philosophe, un orateur, un politique. C’est l’homme du Devoir, de la Liberté, de la Religion naturelle ; homme de principes plutôt que de parti. Il a prononcé des discours éloquents dans une chaire et fait des leçons remarquables à la tribune de l’Assemblée constituante. Ses auditeurs à la Sorbonne et au Conseil d’État ont conservé pour lui une estime mêlée d’admiration. Mais il ne saurait être élu que par une coalition des républicains avec les orléanistes et les légitimistes ; et je ne sais si l’homme du Devoir achètera un fauteuil à ce prix.

Puisque nous sommes en pleine politique, laisse-moi dire deux mots d’une brochure nouvelle. Elle est intitulée : le Pape et le Congrès, mais on l’appelle tout simplement la brochure. C’est en effet la brochure par excellence, celle qui se distingue entre les autres brochures comme l’aigle entre les autres oiseaux. Depuis tantôt huit jours il n’est question que de cela en Europe. Toutes les nations en parlent ; quelques personnes en crient.

La pièce en elle-même est un écrit fort simple, fort modeste et fort net, remplissant trois feuilles d’impression. Le style est correct, sans aucune recherche d’élégance, [p. 173] et mâle sans nulle affectation de rhétorique. L’auteur doit être un homme d’affaires, car il va droit au fait et néglige les préambules.

Ses confrères (les écrivains libéraux) avaient embrouillé comme à plaisir la question romaine. L’un se livrait à des déclamations inutiles contre les abus du gouvernement pontifical et ce que Luther appelle la pourriture de Rome. L’autre, en véritable écolier, semait le ridicule à pleines mains sur un gouvernement insupportable sans doute, mais digne de tous les respects.

L’auteur de la brochure a dit et prouvé du ton le plus grave et le plus respectueux, que le gouvernement du pape, tel qu’il est aujourd’hui, sacrifie deux millions d’Italiens et compromet le catholicisme. Il indique poliment un moyen infaillible de limiter le mal et de sauver presque tout un peuple, sans nuire aux intérêts véritables de la religion. Il fait mieux : il relève le chef spirituel de l’Église ; il détache d’une main pieuse les liens qui enchaînaient le pape aux vils intérêts de ce monde. Il place au-dessus de tous les trônes une chaire auguste et sainte ; il forge avec l’or de l’Europe une tiare plus sacrée que toutes les couronnes. Enfin, par un acte de modestie qu’on ne saurait trop louer, il soumet ses plans à l’approbation du congrès de Paris.

[p. 174]

Je ne sais pas ce que le congrès pourra dire, car tous les congrès de l’Europe se sont jusqu’à présent réunis sans moi. Mais j’approuve la brochure et j’adore les hommes de bonne volonté. Ceux qui veulent le bonheur des nations et l’indépendance des peuples sont mes amis. Je suis prêt à les défendre et à me faire tuer pour eux, s’il le faut. Non-seulement je n’ai pas regretté mes vingt sous, mais j’étais homme à signer la chose de mon sang, et je pensais que tous les citoyens de la France étaient du même avis.

Hé bien ! non. Il y a une personne d’Orléans qui ne raisonne pas comme nous. C’est un employé du gouvernement, à ce qu’on m’a dit, et l’un des mieux salariés. Mais n’importe ! il n’y a ni rang, ni fortune qui puisse prévaloir contre la justice et la vérité. Ce fonctionnaire a beau crier du haut de sa tête et faire plus de bruit qu’une demi-douzaine d’insurgés : nous ne sommes plus au temps où les hobereaux de province se soulevaient impunément contre la loi et la conscience du pays. Il y a une nation française, et un chef qu’elle a choisi ou accepté, et un gouvernement qu’elle appuiera de toutes ses forces, tant qu’il marchera dans le droit chemin. Il y a, par-dessus tout, une autorité sacrée et inviolable, quel que soit l’homme qui l’exerce : l’autorité [p. 175] du bon sens et du bon droit. Je ne connais pas l’auteur de la brochure, étant peu répandu dans le monde littéraire. Mais si je savais dans quel café on le trouve tous les soirs, j’irais lui serrer la main et lui dire en bon normand :

« Allez, marchez ! il y a un homme d’Orléans qui clabaude contre vous, mais vous avez pour vous la France, l’Italie, et tout ce qu’il y a de meilleur et de plus vaillant en Europe. On prend plus de mouches, comme dit l’autre, avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre. Le miel, c’est le bien des nations, le soulagement du pauvre monde et la délivrance des opprimés. Serviteur au vinaigre d’Orléans ! Personne ici n’est tenté de le boire. Orléans par-ci, Orléans par-là ; Orléans ne fera pas ses frais cette année ; Paris et Bologne, Florence et Modène, Parme, Ancône et la pauvre Pérouse arrangeront leurs affaires en 1860 comme s’il n’y avait pas d’Orléans ! »

Je lui dirais encore, à cet écrivain éloquent et sage : « Vous avez le poing solide ; frappez donc sur vos adversaires, et frappez dur. Je les connais de vieille date. Non-seulement notre crédulité fait toute leur science, comme disait Voltaire, mais notre faiblesse et notre complaisance font toute leur force. Il est facile de les [p. 176] dominer, il est impossible de les séduire. Les bons procédés, les tolérances, les concessions, les donations, les constructions, les enorgueillissent sans les soumettre, et les enflent sans les satisfaire. Tout ce qu’on fait pour eux les rend plus exigeants ; qui les oblige s’oblige. Essayez d’une méthode qui a fait ses preuves. Un vieillard d’une maison d’Orléans s’est mis en tête de brider ces gens-là. Il les a tenus sous sa main de 1830 à 1848. Et pas un n’a bronché ! Et ils ont prouvé par une obéissance unanime qu’ils étaient véritablement les serviteurs du Dieu fort. Quiconque sera fort devant eux, sera leur Dieu. »

Pardonne-moi, chère cousine, cette divagation politique. Je ne suis pas coutumier du fait ; mais la politique envahit tout, même les salons et les théâtres. L’Europe est très-vivante, cette année. Depuis la glorieuse demi-campagne que nous avons faite cette année en Italie, on a vu comme une résurrection des esprits. Il n’y a pas un bonnetier qui ne s’intéresse aux affaires publiques ; M. et madame Denis ne s’endorment plus sans jeter un coup d’œil sur la mappemonde. Le dernier événement dramatique est une pièce assez bien faite où l’on a cru reconnaître l’histoire du petit Mortara. Le directeur de la Porte-Saint-Martin encaisse tous les [p. 177] soirs 5,000 francs, qui ne sont pas précisément le denier de saint Pierre ; et les applaudissements de la foule semblent tomber sur la joue de M. Louis Veuillot.

Mais je m’étais promis de te parler du carnaval, et je m’aperçois que je n’en ai pas dit un mot. C’est partie remise. Aussi bien le carnaval commence à peine. Je n’ai rencontré qu’un petit domino fort éclaboussé, qui trottinait sur le boulevard entre minuit et une heure. Le second bal de l’Opéra, qu’on espérait pour la veille de Noël, a été remis à huitaine. C’est une politesse que nous avons faite à ces personnes d’Orléans.

[p. 178]

XI
UN DÎNER DE CHASSEURS

Pourquoi cette lettre est datée d’Alsace. — Introduction du vomissement dans la langue politique. — Danger à éviter. — Les matassins journalistes. — La ville de Bouxviller. — Les petites capitales de l’Allemagne. — Pourquoi les Alsaciens ne parlent-ils pas le français ? — Je rencontre des protestants. — Horreur ! — Définition de la Raison, par M. Lacordaire. — Éloge des hérétiques, par quelques catholiques. — Je réponds victorieusement, à la romaine. — La chasse. — Dîner à Ingviller. — Les convives. — La conversation tombe dans la politique. — Circulaire de M. Billault. — Utilité des sous-préfets et des receveurs particuliers. — Cinquième et sixième roues. — Affaires de Rome. — Opinions de quelques chasseurs sur la question brûlante. — Trois discours. — Un homme de 1816. — Un homme de 1830. — Un homme de 1848. — Avenir de la coalition ultramontaine. — Les convives se mettent au lit.

Ma chère cousine,

Me voilà bien loin de Paris ; à cent vingt lieues, ou peu s’en faut. Mais garde-toi de croire que je sois exilé ou déporté. Les pauvres gens qui veulent mal de mort à tous les esprits libéraux ne sont pas en faveur à Paris. On ne les écoute que pour les siffler ; leurs gros mots ne [p. 179] blessent qu’eux-mêmes. Ils ont enrichi la langue parlementaire de quelques termes nouveaux, empruntés au dictionnaire des halles ; mais cette innovation, qui avait fait la fortune de M. Louis Veuillot, ne réussit point à ses alliés. Un évêque pamphlétaire m’accusait dernièrement d’avoir vomi de lâches calomnies contre le gouvernement du saint-père. L’expression n’était ni évangélique, ni académique. Cependant le bailleur de fonds du Journal de Rome a cru s’honorer en l’employant à son tour. Il l’a ramassée dans la fange où elle était tombée, et il la lance à son tour contre un journaliste plus autorisé que moi. Je ne sais pas si les 139 millions de catholiques admireront cet abus d’une métaphore sale, mais je me demande ce que deviendrait le langage des hommes si les amis de l’Italie répondaient à ses ennemis sur ce ton ? La modération, les convenances, la pudeur s’engloutiraient dans un même naufrage. La langue officielle descendrait de trope en trope au niveau du Catéchisme poissard. Tous les Moniteurs de l’Europe iraient cueillir des fleurs de rhétorique dans les jardins de la Villette et il faudrait attacher un matassin de Molière à la rédaction de chaque journal.

Quant à moi, ma chère cousine, je suis trop bien élevé pour juger en style de mandement la conduite de la [p. 180] cour de Rome. Si même un enfant terrible de l’Église monte dans une chaire française pour bombarder de ses gros mots le gouvernement dont il tient son titre, je suis prêt à déclarer politiquement que la bouche de monseigneur laisse tomber des perles et des roses. Mais il ne m’est peut-être pas défendu d’admirer dans ses effets les plus foudroyants

Cet esprit d’imprudence et d’erreur
De la chute des rois funeste avant-coureur.

Les Parisiens étaient généralement de cet avis lorsque j’ai quitté Paris pour venir chasser en Alsace.

Bouxviller est une ville de quatre à cinq mille âmes, bien laborieuse, bien commerçante, et singulièrement pittoresque, malgré tout son commerce et toute son industrie. Les vieux édifices n’y manquent pas, ni les costumes du bon temps. Un peintre de Paris qui était venu par hasard, y a loué un appartement pour l’année. Les mœurs des habitants sont antiques, c’est-à-dire simples, douces, hospitalières et patriarcales : leurs idées sont modernes.

Cette petite ville se souvient d’avoir été la capitale du comté de Hanau. Elle est un peu déchue de sa noblesse, mais elle a gagné en prospérité. L’Allemagne est pleine [p. 181] de petites capitales auxquelles je souhaite le même sort. Lorsqu’on voit quelques milliers d’habitants s’exténuer toute l’année pour subvenir au luxe mesquin d’une cour ridicule, on regrette que toutes les principautés féodales ne soient pas absorbées dans une grande monarchie, comme Bouxviller dans l’empire français. Il y aurait assez de quatre souverains en Allemagne. Trente-quatre gouvernements, c’est beaucoup.

Il y a deux cents ans que l’Alsace est réunie à la France, et nos départements du Rhin ont eu le temps de devenir français. Ils le sont par le cœur, par la gloire, par les souvenirs du premier Empire, par les douleurs de 1814 et de 1815, par le sang versé en Crimée et en Italie depuis la résurrection de nos drapeaux. Mais ils ne savent pas encore notre langue, et cela me fâche. Je ne crois pas qu’un cinquième de la population alsacienne ait appris le français après deux cents ans. C’est peut-être un dixième qu’il faudrait dire, peut-être moins encore. Les femmes surtout sont rebelles à l’étude, et, n’ayant jamais su qu’un mauvais allemand, elles n’enseignent pas autre chose à leur petite famille.

Je sais bien que les jeunes gens vont presque tous à l’armée et qu’ils y apprennent le français ; mais ils l’oublient au village, ayant fort peu d’occasions de le parler. [p. 182] Ils ne retiennent que les trois ou quatre jurons indispensables à la vie du soldat. N’y aurait-il pas quelque moyen de hâter l’éducation de ce million d’hommes ? Je me figure qu’il suffirait de quelques encouragements, de quelques primes offertes aux familles les mieux instruites, de quelques prix en argent distribués dans les écoles primaires. Le paysan s’applique à bien élever sa volaille, depuis qu’il a l’espoir d’obtenir, au comice, une médaille de vingt-cinq francs. On n’a jamais songé à récompenser les pères de famille qui apprennent le français à leurs enfants. C’est un oubli facile à réparer.

Un malheur, hélas ! irréparable, c’est l’invasion du protestantisme dans cette belle province. Bouxviller, Ingviller et les communes environnantes sont infestées du poison de l’hérésie. Il y a là bien peu de maisons où l’on ne voie dans le poêle, c’est-à-dire dans la plus belle chambre, les portraits de Luther, de Calvin, de Zwingle et de Mélanchthon. Je regardais avec une admiration mêlée d’horreur ces quatre apôtres de la révolte, qui ont arraché soixante millions d’âmes à la foi catholique. Ce n’est pas qu’ils aient de mauvaises figures, mais on lit dans leurs yeux la résolution implacable d’obéir à la raison. Or, qu’est-ce que la raison ? « La fille du néant, » comme l’a fort bien dit M. Lacordaire. « Elle vient du [p. 183] démon, » c’est M. Lacordaire qui l’a dit. Et il y a gros à parier que cette définition figurera prochainement dans le Dictionnaire de l’Académie !

J’avais tout lieu de supposer que les protestants d’Alsace, en qualité de rebelles, foulaient aux pieds les lois de l’Empire ; qu’ils refusaient l’impôt, se dérobaient à la conscription, méprisaient la morale et pillaient le bien d’autrui. Car enfin, une secte damnée à l’avance serait bien sotte de se refuser aucun plaisir ici-bas. Les renseignements que je pris sur place me jetèrent dans un véritable étonnement. Un policeman catholique m’assura que l’empereur n’avait pas de sujets plus dévoués, plus paisibles, plus irréprochables que ces hérétiques maudits. Un officier catholique me jura que ses meilleurs soldats étaient des protestants. Un percepteur catholique m’apprit que non-seulement les protestants se faisaient un devoir de payer leurs impôts, mais que plus d’un mettait une sorte de coquetterie à verser, le 1er janvier, toutes ses contributions de l’année. Un garde général catholique me déclara que, dans un canton où les protestants composent les trois quarts de la population, les quatre-vingt-treize centièmes des délits forestiers étaient commis par des catholiques. Je ne pouvais en croire mes oreilles. « Cependant, messieurs ! m’écriai-je avec l’autorité [p. 184] de la foi, il est certain que les catholiques sont plus éclairés que les protestants, puisqu’ils ont la lumière d’en haut. En outre, ils sont plus riches, puisque

Dieu prodigue les biens
A ceux qui font vœu d’être siens ! »

On me répondit poliment que je me trompais sur l’un et l’autre point. Que la jeunesse hérétique était plus instruite que la nôtre, parce que les pasteurs, hommes capables et pleins de zèle, s’adonnaient passionnément à la culture des esprits ; tandis que nos bons curés d’Alsace ne savent que dire la messe et anathématiser les protestants. On ajouta que les protestants cultivaient mieux la terre, élevaient des constructions plus propres, s’adonnaient plus hardiment à l’industrie et faisaient de bien autres fortunes que les catholiques. On me fit voir des villages protestants d’une propreté éblouissante, des terres en plein rapport, des manufactures admirables, comme celle de M. Goldenberg et celle de M. Schattenman. On me montra des hameaux et même des villes catholiques, où l’oisiveté, l’ivrognerie et la misère régnaient fraternellement, quoique les femmes eussent l’habitude d’entendre une messe par jour, et que les hommes célébrassent plus de cent fêtes tous les ans.

[p. 185]

— Vous voyez, me dit un hérétique, que l’influence de Rome se fait sentir assez loin. On pourrait la comparer à ce vent du sirocco, qui souffle dans les déserts d’Afrique, et qui nous casse bras et jambes à Strasbourg. C’est un grand bonheur pour nous, d’avoir trouvé un abri contre le vent qui vient de Rome. Et songez que, si nos rois du XVIe siècle avaient permis que la France fût protestante, elle serait plus instruite, plus riche et plus morale qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Cette hypothèse révolta mon orgueil catholique.

— Monsieur, m’écriai-je au protestant, voilà ce que j’appelle un monument insigne d’hypocrisie et un tissu ignoble de contradictions[1] !

[1] L’auteur de cette phrase est N. S. P. le pape Pie IX, parlant d’une brochure célèbre. On pourrait l’avoir oublié, car le temps n’est plus où toutes les paroles du saint-père se gravaient profondément dans les esprits.

Par ce moyen, je lui fermai la bouche. Car, entre nous, son raisonnement était difficile à réfuter, et, lorsqu’on n’est pas sûr d’avoir raison contre les gens, le plus court est de leur dire des injures.

Notre partie de chasse fut très-gaie et finit bien. Un grand propriétaire de Bouxviller, chasseur consommé, nous conduisit dans une admirable forêt qui couvre les [p. 186] derniers versants des Vosges. Il y a là tout un peuple de lièvres et de chevreuils que le maître ménage avec soin, pour le plaisir de ses amis. Il faisait froid, mais le givre étincelait au soleil, les bouvreuils et les mésanges sifflaient dans le branchage des arbres, sur la tête du chasseur immobile. Je ne suis pas rêveur de mon état et je n’ai jamais bayé aux corneilles de la poésie, mais je ne connais pas de plaisir plus âpre et plus vivant que de m’adosser au tronc moussu d’un vieux chêne, les pieds dans la neige, un bon fusil dans les mains, le regard plongé dans les broussailles, l’oreille tendue vers la voix des chiens. La chasse approche, le cœur bat, le chevreuil déboule au galop, faisant ployer le taillis devant sa poitrine fauve : le coup part, la bête tombe : victoire ! Si tu voyais le joli broquart que j’ai roulé lundi matin ! Nous en avons pris quatre autres avec neuf lièvres, avant l’heure du dîner.

Notre aimable hôte avait eu soin de commander un festin pantagruélique chez le meilleur aubergiste d’Ingviller. Chacun de nous fêta le vin rouge de Neuviller et fit honneur à la cuisine. Ce ne fut pas sans bavarder copieusement sur toutes choses, et même sur la politique. La politique est à la mode cette année, je crois te l’avoir déjà dit.

[p. 187]

Nous étions dix-huit chasseurs, de toutes les paroisses. Un peintre de Paris, un filateur de Rouen, un manufacturier de Strasbourg, un propriétaire breton, un bon jeune homme de Quévilly ; les autres nés ou domiciliés dans l’arrondissement.

On loua d’un commun accord une circulaire de M. Billault que tout le monde avait lue dans le Courrier du Bas-Rhin. Le maire d’Ingviller, homme fort capable, m’expliqua comment un simple avis du ministre à ses préfets pouvait simplifier l’administration.

— Personne, nous dit-il, ne s’était encore avisé du changement que les chemins de fer et les télégraphes doivent amener dans les affaires publiques. Nous avions autant d’employés dans les bureaux, nous consommions autant de papier à lettres que sous le règne des diligences. Une affaire se compliquait en passant de bureau en bureau, de carton en carton, et l’on n’en voyait jamais la fin. Du jour où les préfets verront les choses par eux-mêmes, et rien n’est plus facile aujourd’hui, la bureaucratie n’aura pas le temps d’embrouiller les questions, et elles se résoudront toutes seules.

— Mais alors, dis-je à mon tour, les sous-préfets deviendront inutiles !

— Ils le sont depuis longtemps, répondit un convive [p. 188] dont je ne me rappelle plus le nom. La sous-préfecture est une cinquième roue dont l’entretien coûte assez cher. Il n’y a pas de ville un peu importante où l’on ne trouve un président, un procureur impérial, un officier de gendarmerie, un commissaire de police, un maire, et plus de dix hommes qui sont les correspondants naturels et les auxiliaires assurés du préfet. La sous-préfecture était nécessaire en 1800, lorsqu’il s’agissait de créer l’unité administrative de la France ; mais l’unité ne nous manque pas en 1860, et nous sommes centralisés autant et plus qu’il ne faut. Je comprends encore l’autorité des sous-préfets, lorsque les distances étaient longues, les communications difficiles, et que le préfet pouvait à grand’peine exécuter une fois par an sa tournée obligatoire. Mais, aujourd’hui que toutes les villes se touchent, aujourd’hui que la plupart des préfets pourraient exécuter, sans fatigue, une tournée tous les deux mois, je ne vois plus à quoi nous servent ces trois cent soixante-treize administrateurs qui touchent de 4,500 à 8,000 francs d’appointements, sans compter les frais de bureaux, les frais de représentation, le logement dans un édifice public, etc., etc. Direz-vous que les sous-préfectures sont des écoles où l’on étudie pour devenir préfet ? On étudierait bien mieux au [p. 189] Conseil d’État, ou dans les bureaux de la préfecture.

Cette nouveauté me séduisit à première vue. Les économies de dix millions ne sont pas à dédaigner, et j’évaluais à dix millions par an ce luxe de trois cent soixante-treize cinquièmes roues.

— Mais, dis-je au réformateur, il me vient une autre idée. N’avons-nous pas aussi trois cent soixante-treize receveurs particuliers dans l’administration des finances ? Les percepteurs recueillent l’impôt direct et le portent au receveur particulier, qui le transmet au receveur général. Je ne suis pas un homme sérieux, mais je m’imagine que nos trois cent soixante-treize receveurs particuliers coûtent presque aussi cher à l’État que nos trois cent soixante-treize sous-préfets. Voilà une sixième roue à laquelle vous n’avez pas songé. Il fallait bien en prendre son parti lorsque les routes étaient longues et peu sûres. Mais nous sommes en 1860, et dites-moi, je vous prie, s’il en coûterait plus de temps et de danger aux percepteurs de vos communes pour transporter leurs fonds à Strasbourg que pour les voiturer à Saverne ? Elles n’y perdraient pas cinquante francs par année, et l’État y gagnerait pour le moins dix millions. Au demeurant, je suppose que les hommes qui nous gouvernent arriveront un jour à penser comme nous. Ils s’appliquent à diminuer [p. 190] le nombre des fonctionnaires en améliorant leur sort. Et puisque nous parlons de l’administration des finances, j’ai ouï dire que le ministre avait supprimé dix-huit cents perceptions en dix années, sans que la rentrée des impôts en eût souffert.

Je ne sais plus par quelle transition l’on vint à parler de la question romaine. Tous les convives étaient catholiques, au moins par le baptême ; cependant la majorité déclara qu’elle n’était point possédée du besoin d’avoir pour chef spirituel un souverain temporel.

— Moi, dit un brave Alsacien, je n’ai pas d’ambition pour moi ; à plus forte raison n’en ai-je point pour le pape. Si l’on me mettait une triple couronne sur la tête, on me fatiguerait beaucoup. Je ne souhaite point à autrui ce que je ne voudrais pas pour moi-même.

— Moi, dit un autre, je serais assez flatté de voir notre pape sur un trône ; à la condition toutefois que ses sujets s’en trouveraient bien. Un homme qui gouverne les gens malgré eux et qui fait tirer des coups de fusil sur son peuple, c’est un roi si l’on veut, mais ce n’est plus un pape.

— Moi, reprit un troisième, si notre curé se mettait sur les rangs pour être maire, je lui conseillerais de retourner [p. 191] à l’église. Et cependant un curé maire, c’est encore moins singulier qu’un prêtre roi.

— Moi, dit un autre, j’ai été pour le pouvoir temporel jusqu’à l’année 1858. Mais l’affaire Mortara m’a refroidi ; l’affaire Padova m’a glacé ; l’affaire Castellani m’a fait de la peine ; le sac de Pérouse m’a révolté. Je veux avant tout que le pape soit un saint homme, et je serai bien aise de lui voir ôter son pouvoir temporel, pour que personne ne commette plus de crimes en son nom.

Quelqu’un objecta que l’affaire Castellani n’était pas des plus graves. Un moine romain s’échappe de son couvent ; ce n’est pas la faute du saint-père. Le fugitif se marie chez nous, mange la dot de sa femme et lui laisse quelques enfants sur les bras : ce n’est pas la faute du saint-père. Le drôle retourne à Rome ; on lui donne les filles à confesser : ce n’est pas la faute du saint-père.

— Pardon, interrompit un vieux chasseur de Pfaffenhofen. J’ai une forêt, j’y mets du lapin, pour avoir le droit de chasser en tout temps. Mon lapin s’échappe et va manger vos récoltes sur pied : est-ce que je ne vous dois pas des dommages-intérêts ? Le pape a un royaume ; il y met du moine ; c’est son affaire. Mais, si le moine s’échappe du royaume et vient chez nous manger des [p. 192] dots et des innocences, n’avons-nous rien à réclamer ?

Quelques convives trouvèrent la comparaison plaisante ; quelques autres la trouvèrent juste. Mais le propriétaire breton, qui avait longtemps dévoré sans rien dire, réclama la parole avec une certaine solennité.

— Messieurs, dit-il, je suis un homme de 1816. Je regrette, par devoir ou par habitude, un jeune prince qui vit à l’étranger, qui se soucie médiocrement de régner sur nous, et qui, dans tous les cas, ne saurait fonder une dynastie, puisqu’il n’a pas d’héritier. Voilà ma couleur politique. J’ai de la religion comme vous tous, c’est-à-dire que je crois sans examiner et sans pratiquer.

» Pour ce qui est du clergé ultramontain, qui tend depuis quelques mois à soulever la France, je ne l’aime pas, et je l’estime peu. Nos souverains légitimes l’ont comblé de bontés ; on pourrait presque dire qu’ils ont été victimes de leur complaisance pour lui. Il les a trahis en 1830, pour baiser la main de Louis-Philippe, en 1848 pour caresser la blouse du peuple, en 1852 pour tomber aux pieds de l’empereur. Cependant, le jour où ces ultramontains donneront le signal de la croisade, je m’armerai !

— Pourquoi ? cria-t-on de tous côtés.

[p. 193]

— Parce que…

— Moi, reprit le manufacturier de Rouen, je suis un homme de 1830. J’adore (disons-mieux), j’estime et je regrette une famille qui voyage depuis douze ans dans toute l’Europe. Ce n’est pas qu’elle ait fait beaucoup pour la gloire de la France, mais elle a fait énormément pour sa prospérité. Si Dieu avait permis qu’elle régnât jusqu’en 1860, nous aurions moins d’autorité en Europe, mais nous n’y aurions pas d’ennemis. Nous n’aurions pas pris les drapeaux de l’Autriche, mais nos administrateurs ne nous traiteraient pas en Autrichiens. Nous aurions tout autant de chemins de fer, de télégraphes, de milliards et de crédit, et la dette publique serait moins forte de moitié. C’était, d’ailleurs, une belle famille ; elle a éprouvé de grands malheurs, elle a défendu contre le peuple les priviléges sacrés de la bourgeoisie, elle a perdu un trône plutôt que de reconnaître l’égalité des citoyens entre eux, et je l’aime peut-être pour ces raisons. Du reste, je suis voltairien comme M. Thiers, comme M. Villemain et tous les grands hommes de 1830. J’ai la statuette de Rousseau sur ma cheminée, auprès du buste de M. Cousin. Voltaire et Rousseau sont mes hommes, et je me moque de mon curé comme du pap… Pardon ; j’allais dire une sottise. [p. 194] La vérité, messieurs, est que le jour où la faction ultramontaine nous donnera le signal de la croisade, je m’armerai !

— Pourquoi ?

— Parce que…

— Messieurs, dit à son tour le manufacturier strasbourgeois, si vous faisiez cette imprudence, je m’armerais aussi, mais contre vous. Je suis pourtant un homme de 1848. Je n’ai ni voté pour le prince-président, ni envoyé mon adhésion à l’Élysée, comme plusieurs de vos demi-dieux l’ont fait après le 2 décembre. Je n’ai pas assisté aux conférences de la rue de Poitiers. Je n’ai vu aucun de mes amis prendre le portefeuille d’un ministère. Mais j’aime la France, et tout homme qui la fera grande au dehors, prospère au dedans, est sûr de mon appui. Je n’aime pas le despotisme monstrueux qui ronge le cœur de l’Italie, et quiconque lui déclarera la guerre m’aura pour soldat. Quel que soit son nom, son passé, l’origine de son pouvoir, il n’a qu’à me montrer la route, je marcherai.

» Vous allez dire que je ne suis pas un homme de principes ; j’en conviens, mais les hommes qui vous traînent à leur remorque ont changé de principes presque aussi souvent que d’habit. Ils ont écrit sur leur drapeau tous [p. 195] les mots du dictionnaire, les uns après les autres, et suivant les besoins du temps. L’ordre à tout prix et la paix à tout prix, la liberté et l’obéissance, le respect des lois et le saint devoir de l’insurrection, le patriotisme français et le patriotisme européen, la nécessité d’un gouvernement fort, la nécessité d’un gouvernement parlementaire, la protestation des journalistes, les lois de septembre, les banquets, la Pologne, guerre aux Anglais, droit de visite, et mille autres devises qui pourraient se résumer en un mot : opposition. On les a vus Autrichiens quand nous avions la guerre avec l’Autriche ; Anglais quand nous n’étions pas d’accord avec l’Angleterre ; ultramontains le jour où le pape nous dit des injures. La même action leur semble bonne ou mauvaise, suivant l’homme qui la fait. Pour moi, quand l’action est bonne, j’approuve l’auteur, d’où qu’il vienne, et je me mets à son service. Cependant, messieurs, je suis sûr que nous ne viendrons pas aux mains. On ne fait pas de croisades lorsqu’on n’a pas la foi. Si les nouveaux champions du saint-père se rassemblaient jamais en un corps d’armée, ils partiraient eux-mêmes d’un commun éclat de rire en entendant des voltairiens, des protestants et même des israélites répondre à l’appel. La coalition se disperserait au milieu d’une [p. 196] gaieté folle, et votre état-major rentrerait à l’Académie française par une porte dérobée. Et les voltairiens de 1827, et les déistes de 1828, et les libéraux de 1829, et les insurgés de 1830, offriraient un fauteuil au dominicain Lacordaire, histoire de se consoler et de s’amuser un peu.

Sur ce discours, on se leva de table, et chacun se mit au lit sans avoir convaincu personne.

[p. 197]

XII
UN CLOU CHASSE L’AUTRE

Deux lettres d’Orléans. — La pénitente mariée. — Nouvelles d’un évêché trop remuant. — La croisade. — Un mot en passant sur M. Lacordaire. — La gare de Nancy. — Je me trompe sur le sens des mots. — Protection, prohibition, libre échange, vie à bon marché. — On me tire d’erreur et l’on me donne un journal. — Discussion de mes compagnons sur la lettre de l’empereur à M. Fould.

Ma chère cousine,

Je vivais tranquille en Alsace, et je me promenais en gros souliers avec les plus honnêtes gens du monde, quand on m’apporta deux lettres d’Orléans. Mon cœur battit ; je me figurai dans le premier moment qu’un haut fonctionnaire de cette ville m’adressait enfin par la poste une réponse qu’il me doit[2]. Mais je fus bientôt désabusé. Je lus d’abord un billet anonyme qui peut se résumer ainsi :

[2] Voir la note à la fin du chapitre.

[p. 198]

« Mon cher Valentin, si tu me promets l’indiscrétion la plus absolue, je te conterai un fait assez particulier. Une dame de cette ville est mariée à un chrétien qui ne pratique pas. Elle a pour directeur un saint homme qui souffre impatiemment cet état de choses, et qui l’autorise à choisir un remplaçant dans l’assemblée des fidèles, si le mari refuse de se convertir. Si tu prends intérêt à cette curiosité religieuse et morale, écris-en deux mots à ta cousine. Aussitôt ta lettre lue, je t’enverrai d’autres détails. »

Tu vois, cousine, que je ne me suis pas fait prier. Maintenant, il me vient un doute. Le secret de la confession est renfermé d’ordinaire entre deux personnes. Donc, la lettre anonyme que je viens de résumer ne peut venir que du confesseur ou de la pénitente. Or, je ne croirai jamais qu’elle soit du confesseur.

L’autre lettre est signée d’un des noms les plus honorables du Loiret. Je la transcris d’un bout à l’autre, sans y changer un seul mot, par la raison fort simple que le style de mon correspondant vaut mieux que le mien.

« Décidément, notre ville est appelée à jouer son rôle dans la haute comédie du XIXe siècle. Notre évêque s’agite. Tous les dimanches, grande réception à l’évêché. Grand dîner tous les deux jours ; les fonctionnaires y [p. 199] sont conviés par fournées. A table, monseigneur engage ouvertement la conversation sur les affaires de Rome. Il a lu publiquement certaines lettres qui apportaient à sa brochure une adhésion inattendue. On a beaucoup remarqué celle de M. Victor Cousin. L’amant de madame de Longueville et de quelques anciennes jolies femmes, le professeur révolutionnaire de 1828, l’insurgé de 1830, qui éleva sur la place du Carrousel un monument à son ami Farcy ; le philosophe athée, panthéiste, déiste et finalement éclectique, l’éditeur enthousiaste de la Confession d’un vicaire savoyard, a passé avec armes et bagages dans la petite armée de monseigneur Dupanloup. Heureusement, si le bagage est lourd, les armes sont émoussées.

» On vient d’enterrer à Montmartre le dernier soldat de Louis XV ; il est permis de supposer que le dernier aventurier de la Fronde n’ira pas loin. M. Cousin prie notre évêque de mettre aux pieds du saint-père l’expression de son respect et de son dévouement. Le pape en voudra-t-il ? J’imagine qu’il est embarrassé des recrues qui lui viennent de l’Académie. Que dira-t-il de M. Thiers en grand uniforme de croisé ? M. Villemain était, il y a quinze ans, l’ennemi déclaré des jésuites. Il les voyait partout, et jusque sous la table du conseil, chez le roi [p. 200] Louis-Philippe. Cette appréhension obstinée le harcelait si violemment, qu’il en fit une maladie. Le voilà tombé d’un mal dans un autre. Il me rappelle ce pauvre diable qui louchait en dedans, et se fit opérer par un oculiste. L’art fit un miracle en sa faveur et le guérit si bien de son infirmité, qu’il loucha en dehors jusqu’à la fin de sa vie.

» On nous affirme pour certain que M. Lacordaire entrera de plain-pied à l’Académie française. Si l’événement donne raison aux prophètes de l’évêché, vous verrez passer sur le pont des Arts un moine en grand costume, et quel moine ! Un apologiste de l’inquisition, un général de ces dominicains qui avaient le privilége de brûler les gens ! Je sais que le carnaval excuse bien des choses ; mais la plupart des académiciens ont trop d’âge et de raison pour qu’on leur passe une fantaisie de carnaval. Avant de s’embarquer dans cette inexcusable folie, qu’ils regardent les bustes des hommes sérieux dont l’Institut est peuplé ; ou, simplement, qu’ils arrêtent leurs yeux sur M. Guizot, cette statue vivante de l’ordre et de la liberté ! Qu’ils épargnent à l’illustre chef du protestantisme libéral un spectacle aussi injurieux pour les politiques de 1830 que pour les révolutionnaires de 1789 !

[p. 201]

» M. Lacordaire est un homme de talent, je l’avoue. Il a parlé avec une certaine éloquence pour et contre tous les principes de la Révolution. Il a défendu et écrasé vaillamment les droits impérissables de la raison humaine. Il a brillé parmi les montagnards de 1848 et donné des garanties sérieuses au parti de la réaction. Le pape l’a justement béni et maudit tour à tour. Il est capable de servir utilement et de compromettre terriblement la coalition qui l’adopte. Mais ce chevalier errant du catholicisme, cet avocat de toutes les causes, cet enfant terrible de l’Église, porte un habit qui ne doit pas entrer à l’Académie. Les dominicains ne se contentaient pas de brûler les hommes ; ils brûlaient aussi les livres, et c’est un privilége qu’ils n’ont pas encore abdiqué.

» Je reviens à notre évêché. Grâce à la prépondérance de M. Dupanloup et au zèle de son état-major, les choses sont tendues dans le diocèse d’Orléans. Savez-vous combien nous avons de sociétés religieuses organisées et soumises à la direction de l’évêque ? Il y en a douze dans la ville, qui toutes, le jour d’une élection, obéissent comme un seul homme !

» Tous les membres de ces sociétés sont invités à tour de rôle aux soirées de monseigneur. Si bien qu’on y voit [p. 202] les ouvriers et les artisans coudoyer les chefs du parti légitimiste. Le compagnonnage religieux foisonne dans les salons, et, quoique les dames n’y soient pas admises, les boucles d’oreilles n’y manquent pas.

» Nos dévotes ne doutent point que le pape ne soit à la veille de monter sur le bûcher. Elles sont fanatiques de M. Dupanloup, comme il convient. On m’assure qu’elles portent du violet, en l’honneur de leur évêque. Autrefois le chevalier portait les couleurs de sa dame. Les béguines en chapeau violet, c’est le monde renversé.

» Je ne sais si la même agitation se fait sentir autour de tous les évêques, mais, si toute la France ressemble à Orléans, il y a une croisade dans l’air. La lettre de l’empereur au pape a calmé l’effervescence des courages et fait tomber la mousse. On s’escrimait hardiment contre une brochure anonyme ; pour attaquer la lettre impériale, il faut prendre un ton plus rassis. Les plus militants se sont déconcertés un jour ou deux ; mais, en revanche, il faut que la situation se dessine, depuis qu’il n’y a plus de biais possible. »

Tu comprendras facilement, ma chère cousine, que cette lettre m’ait arraché aux loisirs de la campagne et ramené bien vite à Paris. Je suis trop jeune pour avoir vu les croisades, et ma curiosité s’accroît de mon ignorance. [p. 203] Mon paquet fut bientôt fait. Trois de mes compagnons se décidèrent à revenir avec moi, pour certaines affaires qu’ils avaient à Paris. Tu les connais un peu, si je ne me trompe, sinon par leurs noms propres, du moins par leurs opinions politiques. Nous les appellerons, en trois chiffres, MM. 1816, 1830 et 1848.

En relisant cette grande lettre d’Orléans, je ne songeais pas à me demander comment un dignitaire de l’Église, logé dans un palais impérial, et salarié sur le budget, pouvait organiser, aux frais de l’État, dans une maison de l’État, une conspiration tapageuse contre les volontés libérales du chef de l’État. Mes réflexions ne s’égaraient pas si loin ; j’étais tout à l’espérance de voir une croisade, ou du moins une scène de la Ligue, ou pour le moins une copie des agitations plaisantes de la Fronde. Déjà mon imagination, aidée d’un peu de mémoire, me montrait des moines cuirassés jusqu’au troisième menton, des orateurs tondus pérorant sur la borne, le mousquet au poing ; M. Villemain porté en triomphe sous les arceaux des halles centrales, M. Cousin chevauchant au petit pas avec une grosse académicienne en croupe ; les dames en chapeau violet et les bedeaux au nez rouge chantant des mazarinades autour du palais Mazarin ! Mes compagnons de voyage ne trouvaient [p. 204] point la situation plaisante, et discutaient avec une certaine vivacité sur les priviléges du saint-père et les droits du peuple français. Il y avait quatre ou cinq jours que nous n’avions lu de journaux.

Je descendis à la gare de Nancy pour faire provision de nouvelles, et je vis du premier coup d’œil que l’agitation avait gagné jusque-là. Cent voyageurs de tout âge, de toute condition et de toute provenance s’arrachaient une demi-douzaine de journaux, lisaient à haute voix, ou discutaient par groupes sans parvenir à s’entendre. Je ne vis ni drapeaux, ni cuirasses, ni mousquetons, ni croix de drap rouge, et ce qui m’étonna particulièrement fut de n’entendre nommer ni le pape, ni le cardinal Antonelli, ni même M. Dupanloup. Les mots de protection, de prohibition furent les seuls que je saisis à la volée, parce qu’ils étaient dans toutes les bouches. On parlait aussi de libre échange et de vie à bon marché. Je ne manque pas de sagacité ; tu as pu le remarquer plus d’une fois. Je devinai qu’on débattait à mots couverts cette grande question qui remue la ville d’Orléans.

— Messieurs, dis-je en me glissant dans un groupe, je connais les choses dont vous parlez, et vouloir feindre avec moi ne vous servirait de rien.

[p. 205]

» Sans doute la protection dont il s’agit est celle que notre gouvernement et notre armée ont bien voulu prêter au saint-père durant plus de dix ans. Vous avouerez, si vous êtes juste, que le protégé manque un peu de reconnaissance envers ses généreux protecteurs.

» Le mot de prohibition s’applique évidemment aux abus de toute sorte, injustices, violences, confiscations, brigandages, spoliations, vols d’enfants, que nous avons essayé, mais en vain, de prohiber dans l’État pontifical. Mon seul regret à moi, c’est que la prohibition n’ait pas été plus efficace et que le cardinal Antonelli ait appuyé de toute son obstination les choses que la France prohibait de toute sa sagesse.

» Le libre échange est sans doute celui que la brochure impériale conseillait au saint-père, dans l’intérêt de tous les chrétiens. Si Pie IX avait échangé librement contre une dotation raisonnable ce malheureux domaine temporel qui périt entre ses mains, la papauté n’en serait que plus riche, plus tranquille et plus considérée ; et trois millions d’Italiens béniraient le vicaire de Jésus-Christ, au lieu de blasphémer son nom.

» Il me semble qu’en tout cela le gouvernement français joue un rôle fort honorable, outre qu’il s’exprime beaucoup plus poliment que ses protégés ; et je m’étonne [p. 206] de vous entendre dire que vous donneriez votre vie à bon marché pour défendre l’absurdité contre la vérité, la fureur contre la raison, les abus contre la justice !

Je fis une pause, et j’attendis les applaudissements du public. Mais l’auditoire ouvrait de grands yeux et n’avait pas l’air de me comprendre.

Un vieux monsieur qui tenait le Moniteur à la main me demanda si j’arrivais de Pontoise ? Je répondis que Pontoise était sur la ligne du Nord, que j’arrivais de Bouxviller (Bas-Rhin), et que mon excellent ami, M. Feyler, nous avait fait faire des chasses magnifiques.

— Eh bien, reprit le vieillard, acceptez ce numéro du Moniteur et lisez-le sans perdre de temps. Vous comprendrez que la question romaine est bien passée de mode depuis ce matin. Non pas que les Français soient devenus indifférents au sort de l’Italie, mais ils comptent sur l’empereur et ses alliés pour affranchir pacifiquement les victimes du pouvoir temporel. Ce qui nous émeut tous aujourd’hui, c’est la publication d’un admirable programme, une révolution démocratique descendue d’en haut, la promesse d’un bien-être et d’une prospérité que tous les gouvernements avaient refusés aux classes pauvres. La poule au pot, rêvée par Henri IV, deviendra sous peu une réalité palpable, et ceux qui [p. 207] n’aiment pas la poule bouillie seront libres de la remplacer par un chapon rôti. On sonne le départ ; prenez, lisez et applaudissez.

Je partis à toutes jambes en remerciant le vieillard, et je lus à haute voix, dans le wagon, la lettre de l’empereur à son premier ministre. Mes compagnons m’écoutèrent de toutes leurs oreilles, sans faire aucune observation. Au demeurant, le texte était d’une clarté qui rendait tout commentaire inutile. Moi qui ne connais rien aux questions de finance (car je donne souvent une pièce de dix francs pour une pièce de cent sous), je devinai comment la réforme de quelques tarifs et la suppression du mot prohibé pouvait améliorer la vie matérielle de tout un peuple et décupler la richesse de la France.

La lecture achevée, je dis à mes compagnons :

— Je ne doute pas, messieurs, que vous ne rendiez une justice éclatante à l’auteur de cette lettre. Il a beau n’être pas de vos amis, la justice vous commande de reconnaître en lui le bienfaiteur de la nation.

— Moi ! s’écria le filateur de Rouen, l’homme de 1830 : que je bénisse la main qui me ruine ! Cette lettre m’a porté un coup mortel ; je suis perdu sans ressource ; mes pauvres enfants n’ont plus de pain ! Hélas ! je vivais heureux, [p. 208] tranquille, à l’abri d’une sage et bienfaisante prohibition. Mon outillage était primitif, mon capital modeste, mes produits médiocres ; mais le commerce s’en contentait, faute de mieux, et je faisais en toute sécurité des bénéfices énormes. Que vais-je devenir ? Il faudra ou que je me laisse écraser par la concurrence anglaise, ou que je double mon capital, que je perfectionne mon matériel, que j’améliore mes produits ! Impossible de gagner ce que je gagnais autrefois, si je ne double le chiffre de mes affaires et la somme de mes tracas ! Et pourquoi, je vous le demande ? Pour que la vile multitude ait la satisfaction de mettre des bas ! Je retourne à Rouen ; je harangue mes mercenaires ; je les insurge contre un pouvoir odieux qui veut les enrichir à nos dépens. Que tous les manufacturiers suivent mon exemple ! Avant six mois, nous aurons soulevé les masses et relevé, grâce à nos ouvriers, le trône de la bourgeoisie !

— Mon cher monsieur, reprit l’homme de 1848, je suis manufacturier comme vous. J’occupe un millier de braves gens qui m’aiment et qui se feraient tuer pour moi. Chacun d’eux gagne en moyenne trois francs par jour, et cette petite somme est loin de suffire aux besoins d’une famille. C’est que tout est cher en France, depuis le pain jusqu’à la blouse. Le jour où le programme [p. 209] impérial aura pris la forme d’une loi, toutes les choses nécessaires à la vie baisseront de prix, et mes ouvriers seront plus riches, sans que je leur donne un sou de plus.

— Mais vous serez plus pauvre, vous ! La concurrence de l’étranger vous forcera d’abaisser vos prix !

— Assurément. Mais, si mes bénéfices sont diminués de moitié, j’en serai quitte pour produire deux fois plus ! Les consommateurs ne manqueront point, soyez-en sûr. Nous avons quelques millions de Français qui marchent pieds nus, et il faudra plus d’une semaine pour leur fabriquer des bas !

— Messieurs, interrompit l’homme de 1816, je ne me suis jamais occupé de ces bagatelles, et nos souverains légitimes n’y songeaient pas beaucoup plus que moi. Henri IV a bien dit un mot sur l’affaire dont vous vous entretenez, mais ni Louis le Grand, ni Louis le Bien-Aimé, ni Louis le Désiré, n’ont abaissé leur esprit jusqu’à la chaussure de nos manants. Il se peut toutefois que la lettre en question porte des fruits agréables au menu peuple ; raison de plus pour que les honnêtes gens lui refusent leur approbation. Un vrai Français aime mieux souffrir sous ses rois légitimes, suivant l’usage immémorial de la monarchie, que d’être heureux sous un usurpateur.

[p. 210]

— Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le républicain. Je ne suis point l’ami de Napoléon III, car il a renversé violemment mon parti, au moment où mon parti s’apprêtait à le renverser ; mais je préfère un ennemi qui nous fait du bien à un ami qui nous fait du mal.

La discussion durait encore lorsque le train nous déposa tous ensemble à la gare de Paris.


NOTE. — Les premières lignes de ce chapitre exigent deux mots d’explication. Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, dans un mandement qui fit assez de bruit, m’avait consacré le paragraphe qu’on va lire :

« Puis-je aussi vous rappeler sans rougir les lâches calomnies vomies, c’est le mot, contre le saint-père et contre son dévoué ministre, par une plume française ? Il est vrai qu’avant d’outrager Rome, elle s’était exercée déjà au mépris de l’hospitalité reçue, et agréablement moquée de cette Grèce, qui, quoi qu’on puisse dire encore d’elle et contre elle, n’en est pas moins la seule en Europe qui tienne l’étendard levé contre l’éternel ennemi du nom chrétien. »

[p. 211]

A cette agression tant soit peu brutale, je répondis par la lettre suivante :

« Schlittenbach, 8 octobre 1859.

» Monseigneur,

» J’habite, avec ma famille, une petite maison isolée dans le département du Bas-Rhin. Les journaux de scandale n’arrivent pas jusqu’à nous. C’est vous dire que nous ne recevons ni le Figaro, ni l’Univers, ni les mandements politiques des évêques. Mais un habitant de Saverne, qui s’intéresse à moi, et n’aime pas qu’on me dise des injures, m’a envoyé une copie de votre dernier pamphlet.

» Vous êtes, monseigneur, un esprit libéral. Vous avez défendu la liberté de l’enseignement, ou du moins ce que le clergé français déguisait sous ce pseudonyme. Vous tolérez l’étude des auteurs classiques, et vous avez des petits séminaires où l’on joue la tragédie en grec. Vous avez tenu tête à M. Veuillot avec un courage assez rare chez les hommes de votre rang, et vous ne vous êtes incliné devant ce grand génie que le jour où le pape lui a donné raison contre vous.

» Aujourd’hui, monseigneur, vous défendez la liberté [p. 212] de la presse. Vous faites mieux que de la défendre, vous la pratiquez hardiment, ouvertement, avec cette fierté mâle que l’assurance de l’impunité donne aux héros en robe longue. Le mandement n’était autrefois qu’une petite gazette épiscopale, traitant des œufs, du beurre et du fromage, et des choses qu’il est permis de manger en carême. Vous le transformez en journal politique, sans rien payer au timbre et sans verser aucun cautionnement. Garanti par un caractère sacré contre les rigueurs de la police correctionnelle, vous déclarez la guerre à votre ancien souverain et notre fidèle allié, le roi de Sardaigne. Vous ne ménagez pas même le gouvernement qui, de Savoyard vous a fait Français, de prêtre vous a fait évêque, et qui vous donne un traitement pour que vous le serviez. Vous affichez vos diatribes sur des murs qui appartiennent à l’État ; vous les faites lire en chaire par des fonctionnaires publics, nourris aux frais de l’État ; et le prince qui vient d’accorder une amnistie à ses ennemis vaincus et découragés, daigne laisser une apparence de triomphe à votre petite insurrection. Vous aviez deux bonnes raisons pour garder le silence, puisque vous êtes né sous le sceptre du roi de Sardaigne et que vous vivez dans l’empire français. Est-il possible que l’habit ecclésiastique vous ait affranchi [p. 213] de vos deux souverains légitimes pour vous soumettre à un petit prince étranger ?

» Ne croyez pas, monseigneur, qu’un sentiment de rancune personnelle m’ait inspiré ces réflexions. Vous m’avez maltraité, il est vrai, mais en si bonne compagnie, que c’était me faire beaucoup d’honneur. Je consens à rester jusqu’à la fin de mes jours dans la catégorie où vous m’avez rangé, avec le roi de Sardaigne et tous les glorieux chefs de la révolution italienne. Je confesse même entre nous que je ne savais pas mériter tant de gloire en plaidant la cause d’un peuple opprimé.

» Peut-être auriez-vous pu employer des expressions plus courtoises contre un homme poli et lettré. Mais la polémique religieuse a ses mœurs. Elle a transporté dans le langage les torches et les chevalets dont elle n’ose plus faire emploi dans la vie pratique. Le feu sacré de l’inquisition a passé tout entier dans l’éloquence des hommes.

» Je m’en suis aperçu dès le premier mandement, je veux dire dès le premier article de votre nouvel ami, M. Veuillot. Lorsqu’on m’a dit que ce père Duchesne de l’Église allait me déclarer la guerre, j’ai craint quelques objections sérieuses à mes théories, ou quelque réfutation terrible des faits que j’avais avancés. Déjà je préparais [p. 214] toutes les armes de la logique et de l’histoire : quelle naïveté ! M. Veuillot s’est borné à me dire des injures, comme vous, monseigneur, et à dénoncer mon livre à la police. Car il est plus facile de ruiner un éditeur que de ruiner un argument, et la réplique la plus saisissante sera toujours une saisie.

» Aux termes de la loi, monseigneur, je pourrais exiger l’insertion de cette lettre dans votre plus prochain numéro, c’est-à-dire dans votre prochain mandement ; mais je ne veux point abuser de mon droit, et il me suffit d’avoir raison.

» Je baise avec respect votre anneau pastoral et je m’incline humblement, monseigneur, devant le caractère sacré dont vous êtes revêtu. »

[p. 215]

XIII
LES ULTRAMONTAINS ET LES GALLICANS

Définition de l’ultramontain. — L’armée du pape contre l’empereur des Français. — Le gouvernement est patient. Il reçoit des boulets et renvoie des dragées. — Le clergé gallican. — Hincmar et Bossuet. — La déclaration de 1682. — Belle conduite du clergé gallican. — Mandement de monseigneur de Condom. — Moralité.

Ma chère cousine,

Lorsqu’on parle ici d’un évêque ultramontain, on entend sous ce mot un prélat qui a son corps dans la ville d’Arras ou d’Orléans et son âme à Rome, au delà des Alpes, en pays d’Outremonts ou d’Ultramonts.

Chacun sait que les ultramontains sont une fraction et même une faction très-puissante dans le haut clergé. Secte contraire à toutes les libertés publiques et nationales, toujours prête à sacrifier la nation au souverain, et le souverain à un petit prince étranger. On les a vus complices très-résolus de tous les maîtres qui se sont assis sur le peuple français, et révolutionnaires [p. 216] très-fougueux lorsqu’un mot d’ordre venu de Rome les a lancés contre le roi ou l’empereur de notre pays. Aujourd’hui même, la fureur qui les emporte contre le gouvernement impérial n’est comparable qu’à leur servilité du 2 décembre. S’ils pouvaient renverser à coups de mandements l’édifice que leurs mandements ont consolidé jadis, l’Empire ne serait plus qu’une ruine.

La nation ne veut aucun bien à ces hommes, qui seront toujours ses ennemis. Si quelques dévotes d’Arras et quelques Dupanlouves d’Orléans se coiffent de violet en l’honneur de leurs évêques, l’immense majorité du peuple français supporte impatiemment les homélies révolutionnaires de ces insurgés du despotisme.

Le gouvernement les supporte. Patiemment ? Je ne sais. Avec plaisir ? J’en doute. Est-ce la reconnaissance des services rendus ? est-ce la crainte d’une pire exaspération qui conseille à l’empereur et à ses ministres une patience plus qu’évangélique ? Pour résoudre cette question, il faudrait être plus grand clerc que je ne le suis. Ce que je comprends fort bien, c’est que les évêques ultramontains, soulevés contre l’empereur des Français et son allié le roi de Sardaigne, impriment impunément les écrits les plus audacieux. La liberté de la presse, qu’on a promis de nous rendre à tous, quand [p. 217] nous serions trop vieux pour en user, existe dès à présent pour quelques pamphlétaires mitrés. Le droit de réunion, qu’on nous refuse encore, est accordé généreusement à de formidables sociétés ultramontaines qui enrôlent les hommes par milliers. Autant on est sévère pour nous, pauvres petits révolutionnaires de la liberté, autant on est indulgent et respectueux pour la révolution théocratique.

J’imagine que le gouvernement se croit assez fort pour dédaigner les injures ultramontaines, parce qu’il s’appuie sur le clergé gallican. On sait, ou du moins on dit que la plupart des simples prêtres et quelques évêques français sont dévoués aux libertés gallicanes et même aux libertés publiques. On rappelle la glorieuse tradition d’Hincmar, archevêque de Reims, contemporain de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, qui se prononça courageusement pour la cour de France contre la cour de Rome. On évoque les souvenirs du bon temps et le rôle démocratique des évêques élus par les citoyens, héritiers des tribuns, investis du beau titre de défenseurs du peuple.

Si les évêques gallicans étaient encore animés du même esprit, si le souverain pouvait voir en eux des successeurs d’Hincmar et la nation des défenseurs du peuple, [p. 218] ni le gouvernement ni la nation ne seraient désarmés en face de la révolte ultramontaine, et nous aurions tort de désespérer de l’épiscopat français.

On parle aussi de Bossuet, nouvel Hincmar, et de la célèbre déclaration de 1682, qui maintint si fièrement les droits de l’Église gallicane contre les prétentions du pape.

Malheureusement, il est prouvé que les évêques gallicans signèrent la déclaration de 1682 pour obtenir du roi la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades. L’histoire nous atteste qu’après le résultat obtenu, tous les signataires de la déclaration écrivirent au pape pour désavouer ce grand acte et humilier l’Église gallicane. Il suit de là que ces héros en habit violet n’ont été gallicans un jour que pour acheter le droit de persécuter les citoyens, et qu’ils sont redevenus ultramontains, la besogne faite.

Bossuet lui-même, le grand Bossuet, ce père de l’Église gallicane, comme on dit en plus d’un endroit, ne paraît pas avoir été plus libéral, ni même plus gallican que monseigneur Parisis, ou monseigneur Dupanloup. Si tu veux lire le mandement ci-joint, qu’un de mes amis m’envoie par la poste, tu te convaincras qu’entre le plus brutal des ultramontains et le plus sublime des gallicans il n’y a pas l’épaisseur d’un cheveu.

[p. 219]

MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ÉVÊQUE DE CONDOM SUR LES AFFAIRES POLITIQUES.

« Dieu est le roi des rois. Il établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples. La personne des rois est donc sacrée, et leur autorité est absolue. Ils sont des dieux et participent en quelque façon à l’indépendance divine. « J’ai dit : vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » (Ps., LXXXI, 6.)

» Considérez le prince dans son cabinet. De là partent les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines, les citoyens et les soldats, les provinces et les armées par mer et par terre. C’est l’image de Dieu qui, assis sur son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature.

» Tout l’État est en lui. En lui est la puissance, en lui est la volonté de tout le peuple. Les sujets lui doivent une entière obéissance. Ceux qui pensent servir l’État autrement qu’en servant le prince et en lui obéissant troublent la paix publique et le concours de tous les membres avec le chef. Le prince ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne : quand le prince a jugé, il n’y a point d’autre jugement. Il faut lui obéir [p. 220] comme à la justice même ; sans quoi, il n’y a point d’ordre ni de fin dans les affaires. La crainte est un frein nécessaire aux hommes à cause de leur orgueil et de leur indocilité naturelle. Il faut donc que le peuple craigne le prince. La juste sévérité que Dieu fait éclater si visiblement dans les livres saints doit être en quelque sorte le modèle de celle des princes dans le gouvernement des choses humaines.

» Maintenant, ô rois, écoutez ! On voit auprès des anciens rois un conseil de religion, et les plus sages sont les plus dociles. Nous avons vu Samuel auprès de Saül. Nathan, qui reprit David de son péché, entrait dans les plus grandes affaires de l’État. Ira est nommé « le prêtre de David. » Zabud était celui de Salomon, et il est appelé « l’ami du roi » : marque certaine que le prince l’appelait à son conseil le plus intime. On peut rapporter en cet endroit le conseil du sage : « Ayez toujours avec vous un homme saint, dont l’âme revienne à la vôtre, et qui, voyant vos chutes secrètes dans les ténèbres, les pleure avec vous, » et vous aide à vous redresser.

» Le prince est exécuteur de la loi de Dieu. Il fait sanctifier les fêtes. Moïse fait mettre en prison et ensuite il punit de mort, par l’ordre de Dieu, celui qui avait [p. 221] violé le sabbat. La loi chrétienne est plus douce, mais aussi se faut-il garder de l’impunité. Les ordonnances sont pleines de peines contre ceux qui violent les fêtes, et surtout le saint dimanche. Et les rois doivent obliger les magistrats à tenir soigneusement la main à l’entière exécution de ces lois, contre lesquelles on manque beaucoup, sans qu’on y ait apporté tous les remèdes nécessaires.

» Le prince ne souffre pas les impies, les blasphémateurs, les jureurs, les parjures, ni les devins. « Le roi sage dissipe les impies et courbe des voûtes sur eux. » (Prov., XX, 26.) Il les enferme dans des cachots, d’où personne ne les peut tirer. Ou, comme d’autres traduisent sur l’original : « Il tourne des roues sur eux. » Il les brise, il les met en poudre en faisant rouler sur eux des chariots armés de fer, comme fit Gédéon à ceux de Soccoth et David aux enfants d’Ammon. Le Seigneur dit à Moïse : « Menez le blasphémateur hors du camp, et que tout le peuple le lapide. » (Lévit., XXIV, 13.) Le prince doit exterminer de dessus la terre les devins et les magiciens qui s’attribuent à eux-mêmes ou qui attribuent aux démons une puissance divine. Les lois des empereurs chrétiens, et, en particulier, celles de nos anciens rois, Clovis, Charlemagne, et ainsi des autres, [p. 222] sont pleines de sévères ordonnances contre ceux qui manquaient à la loi de Dieu ; et on les mettait à la tête pour servir de fondement aux lois politiques.

» Le prince doit employer son autorité pour détruire dans son État les fausses religions. Ainsi Asa, ainsi Ézéchias, ainsi Josias, mirent en poudre les idoles que leurs peuples adoraient ; ils en brûlèrent les bois sacrés ; ils en exterminèrent les sacrificateurs et les devins, et ils purgèrent la terre de toutes ces impuretés. « Le prince est ministre de Dieu. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée : quiconque fait le mal doit le craindre comme le vengeur de son crime. » (Daniel, III, 96-98.) Il est le protecteur du repos public qui est appuyé sur la religion ; et il doit soutenir son trône, dont elle est le fondement, comme on a vu. Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion sont dans une erreur impie. Autrement, il faudrait souffrir, dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion ; le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes, seraient les plus impunis.

» Dans la cérémonie du sacre, le roi promet « d’exterminer de bonne foi, selon son pouvoir, tous hérétiques notés et condamnés par l’Église. »

[p. 223]

« Honorez le Seigneur de toute votre âme ; honorez aussi ses ministres. » (Ecclésiast., VII, 33.) Le sacerdoce et l’empire sont deux puissances indépendantes, mais unies. Les rois ne doivent pas entreprendre sur les droits et l’autorité du sacerdoce ; et ils doivent trouver bon que l’ordre sacerdotal les maintienne contre toute sorte d’entreprise. Ils ne doivent pas croire, sous prétexte qu’ils ont le choix des pasteurs, qu’il leur soit libre de les choisir à leur gré : ils sont obligés de les choisir tels que l’Église veut qu’on les choisisse.

» Les princes ont soin non-seulement des personnes consacrées à Dieu, mais encore des biens destinés à leur subsistance. Toute la loi est pleine de semblables préceptes. Abraham en laissa l’exemple à toute sa postérité, en donnant à Melchisédech, le grand pontife du Dieu Très-Haut, la dîme des dépouilles remportées sur ses ennemis. Le peuple d’Israël ne se plaignait pas d’être chargé de la nourriture des lévites et de leurs familles, qui faisaient plus d’une douzième partie de la nation. Au contraire, on les nourrissait avec joie. Il y avait, du temps de David, trente-huit mille lévites, sans comprendre les sacrificateurs, enfants d’Aaron. Tout le peuple les entretenait de toute chose très-abondamment, avec leurs familles ; on mettait dans cet entretien un des principaux [p. 224] exercices de la religion et le salut de tout le peuple. Néhémias protégeait les lévites contre les magistrats. O princes ! suivez ces exemples. Prenez en votre garde tout ce qui est consacré à Dieu, et non-seulement les personnes, mais encore les lieux et les biens qui doivent être employés à son service. Protégez les biens des Églises, qui sont aussi les biens des pauvres. Souvenez-vous d’Héliodore et de la main de Dieu qui fut sur lui pour avoir voulu envahir les biens mis en dépôt dans le temple. Combien plus faut-il conserver les biens non-seulement déposés dans le temple, mais donnés en fonds aux Églises ! Quel attentat de ravir à Dieu ce qui vient de lui, ce qui est à lui, et ce qu’on lui donne, et de mettre la main dessus pour le reprendre de dessus les autels !

» La plus grande gloire des rois de France leur vient de leur foi et de la protection constante qu’ils ont donnée à l’Église.

» Les enfants de Clovis n’ayant pas marché dans les voies que saint Rémi leur avait prescrites, Dieu suscita une autre race pour régner en France. Les papes et toute l’Église la bénirent ; l’empire y fut établi. Aucune famille royale n’a jamais été si bienfaisante envers l’Église romaine ; elle en tient toute sa grandeur temporelle.

[p. 225]

» Après ces bienheureux jours, Rome eut des maîtres fâcheux, et les papes eurent tout à craindre, tant des empereurs que d’un peuple séditieux.

» Le Saint Esprit a tracé le caractère des conquérants ambitieux qui, enivrés du succès de leurs armes victorieuses, se disent les maîtres du monde. Voici le premier trait d’un conquérant injuste. Il n’a pas plutôt subjugué un ennemi puissant, qu’il croit que tout est à lui. Comme si c’était une rébellion de conserver sa liberté contre son ambition, les guerres qu’il entreprend ne lui paraissent qu’une juste punition des rebelles. Non content d’envahir tant de pays qui ne relèvent de lui par aucun endroit, il croit ne rien entreprendre digne de sa grandeur, s’il ne se rend maître de tout l’univers. Ce superbe roi n’a pas besoin de conseil ; l’assemblée de ses conseillers n’est qu’une cérémonie, pour déclarer d’une manière plus solennelle ce qui est déjà résolu, et pour mettre tout en mouvement. Mais voici un dernier trait : c’est de ne respecter ni connaître ni Dieu ni homme, et de n’épargner aucun temple, pas même celui du vrai Dieu.

» Lorsque Dieu semble accorder tout à de tels conquérants, il leur prépare un châtiment rigoureux. Dieu inspire l’obéissance aux peuples, et il y laisse répandre [p. 226] un esprit de soulèvement. Sans autoriser les rébellions, Dieu les permet, et punit les crimes par d’autres crimes, qu’il châtie aussi en son temps ; toujours terrible et toujours juste. Il n’y a qu’une exception à l’obéissance qu’on doit au prince, c’est quand il commande contre Dieu. Un prince qui se fait haïr par ses violences est toujours à la veille de périr. Ce n’est pas qu’il soit permis d’attenter sur eux ; à Dieu ne plaise ! mais le Saint Esprit nous apprend qu’ils ne méritent pas de vivre.

» Antiochus mourut d’une mort misérable. Saül se tua lui-même de désespoir. « Balthasar fut tué, et Darius le Mède fut mis à sa place. » (Daniel, V, 30, 31.) C’est assez d’avoir rapporté ces tristes exemples, et nous nous tairons du nombre infini qui reste. Les rois, comme ministres de Dieu, sont avec raison menacés, pour une infidélité particulière, d’une justice plus rigoureuse et de supplices plus exquis. Et celui-là est bien endormi, qui ne se réveille pas à ce tonnerre. « C’est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. » (Hébr., X, 31.) Il vit éternellement ; sa colère est implacable et toujours vivante ; sa puissance est invincible ; il n’oublie jamais ; il ne se lasse jamais ; rien ne lui échappe.

» †J. BÉNIGNE, évêque de Condom. »

[p. 227]

P.-S. Je rouvre ma lettre en toute hâte pour te garder d’une méprise. Mon ami s’est moqué de moi. Le prétendu mandement que tu viens de lire n’est qu’une mosaïque découpée phrase par phrase dans un ouvrage de Bossuet. Ce livre est intitulé : Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Bossuet l’a écrit pour l’éducation du Dauphin, fils de Louis XIV.

Averti de mon erreur, j’ai voulu m’assurer si du moins les citations étaient exactes. Il ne s’en faut pas d’un seul mot. C’est bien Bossuet qui a exposé ces théories monstrueuses. C’est le père de l’Église gallicane qui immole si gaillardement les peuples aux rois, qui humilie si vaillamment la royauté devant le pape.

Heureusement, ma chère cousine, le temps n’est plus où les évêques donnaient des leçons de politique aux enfants des rois. Un temps viendra peut-être où les rois donneront aux évêques des leçons de politesse.

[p. 228]

XIV
L’EXPOSITION DES BEAUX-ARTS

Le moment est bien choisi. — Nous sommes en paix, quoi qu’on die. — Les nuages sont dans la lorgnette. — Annexion de la Savoie. — Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. — Le berceau des grandes familles. — Le spirituel et le temporel sont deux. — Le temporel est soumis à des lois. — Réforme douanière. — Une lettre datée de Lille. — Beaux-Arts. — La peinture et la sculpture vont assez mal en France. — A qui la faute ? — Efforts des artistes. — Bon vouloir du public. — Excellentes intentions du gouvernement. — Les expositions bisannuelles. — Elles ont fait plus de mal que de bien. — Je propose de les remplacer par des expositions permanentes. — Avantages de mon projet. — Tout le monde y gagnera : le public, les artistes, les critiques. — Moyen d’exécution. — Profit pour le budget. — Expositions anglaises. — Le boulevard des Italiens.

Ma chère cousine,

La France et l’Europe sont en paix ; l’Italie, notre sœur aînée, organise tranquillement son indépendance ; l’Angleterre, notre alliée naturelle, unit ses intérêts aux nôtres par le lien le plus étroit ; les éternels ennemis de l’intelligence et de la liberté se suicident à coups de [p. 229] mandements et d’encycliques ; le gouvernement impérial, après dix années d’indécision, se jette résolûment dans la voie sacrée de la démocratie, et reprend en main la grande œuvre de 89 ; tout va bien. Le moment n’est pas mal choisi pour traiter au coin du feu la question des beaux-arts. Les arts sont les fruits de la paix, le luxe honorable de la vie. La France est assez riche et assez grande pour se donner ce luxe-là.

Il est vrai que certains journalistes signalent tous les matins de gros nuages à l’horizon ; mais je me figure qu’ils n’ont pas bien essuyé leur lunette, et qu’une légère vapeur condensée entre deux verres obscurcit, à leurs yeux, la sérénité du ciel. L’un prétend que nos ouvriers vont s’insurger en masse contre un traité de commerce qui leur donne la vie à bon marché. L’autre assure que nos paysans marcheront comme un seul homme au secours d’un petit souverain d’Italie menacé dans son pouvoir temporel.

Si tous ces dangers étaient évidents ou probables, ou simplement possibles, il y aurait presque de l’impertinence à traiter dans un pareil moment la question des beaux-arts. Mais j’ai beau lire les journaux et me travailler à les comprendre, toutes ces billevesées de quelques hommes sérieux m’amusent sans me persuader.

[p. 230]

Est-il vrai que le roi Victor-Emmanuel ne puisse nous donner un département très-pauvre et très-stérile sans que l’Europe en prenne de l’ombrage ? Chacun sait que la Savoie ajoutera beaucoup à nos dépenses et fort peu à nos revenus. Ses honnêtes et pauvres habitants ont besoin de routes, de chemins de fer et de mille autres choses très-coûteuses que le Piémont ne saurait leur donner sans obérer ses finances, et que la France leur offrira presque gratis. En échange de notre libéralité, que gagnons-nous ? La satisfaction de rentrer dans nos frontières physiques et de fermer une porte qui n’était jamais ni ouverte ni fermée. Le moindre propriétaire a le droit de s’enclore, et l’on conteste au peuple français le droit de s’enfermer chez lui ! J’avoue que l’annexion de la Savoie nous arrondit un peu, mais quelle nation voisine a le droit de s’en plaindre ?

Si le Piémont était resté dans ses anciennes limites, nous n’aurions pas plus songé à lui demander la Savoie qu’il n’eût pensé à nous l’offrir. Le voilà, grâce à nous, accru de toute l’Italie centrale : nos bienfaits lui commandent un peu de reconnaissance ; son accroissement nous commande de prendre quelques sûretés contre lui. Nous fermons notre porte. Il en serait de même si dans quelques années la Prusse s’agrandissait des petits États [p. 231] protestants qui l’environnent. Nous applaudirions sincèrement à cette grande et salutaire révolution, mais nous ne saurions nous empêcher de faire un retour sur nous-mêmes et de comprendre que la Prusse agrandie devient un voisinage dangereux pour nous. Nous fermerions notre porte et nous rappellerions à l’Europe que le Rhin est fait pour couler entre l’Allemagne et nous. C’est une vérité géographique que nous n’avons pas le droit d’oublier, mais que nous aurons la discrétion de taire, aussi longtemps que la carte d’Allemagne restera ce qu’elle est aujourd’hui.

Quelques personnes trouvent surprenant que le roi-zouave nous abandonne la Savoie, qui est le berceau de son illustre maison. Il faut que ces politiques soient bien ignorants de l’histoire. Les Bourbons de France n’ont-ils pas cédé la Navarre, qui était leur berceau ? Les empereurs d’Autriche ont renoncé à la Lorraine. Notre gracieuse alliée la reine Victoria ne songe plus à régner sur le Hanovre. Quand les aigles sont devenus grands, ils désertent leur nid.

Un respectable souverain réclame obstinément une province affranchie. Pour rentrer dans des droits qu’il a perdus par sa faute, il confond le ciel et la terre, le spirituel et le temporel. Il oublie les bienfaits du prince [p. 232] qui l’a restauré sur son trône ; il sème à travers l’Europe des paroles de révolte ; il s’efforce d’intéresser à son budget tous les simples et tous les ignorants de la terre ; il abuse d’une autorité sainte au profit d’un despotisme impuissant et vindicatif. Ce prêtre d’un Dieu de paix sème des brandons de discorde ; il aspire à voir l’univers en feu, pour sauver une aile de sa maison.

Cependant, ma chère cousine, nous pouvons traiter à notre aise la question des beaux-arts. Le peuple français est un peuple de bon sens. Si catholique qu’il puisse être (et je crois qu’il l’est encore un peu), il sait faire une différence entre les intérêts religieux et les petites cupidités politiques. Il respecte poliment le chef de l’Église, mais il n’ignore pas qu’un pouvoir temporel est sujet à croître et à décroître, comme toutes les choses temporelles. La paix, la guerre, les victoires, les défaites, les traités, le vœu des nations, le soulèvement légitime des opprimés, agrandissent ou réduisent tour à tour les royaumes de ce monde. La seule royauté qui n’ait rien à craindre des événements est celle qui n’est pas de ce monde, suivant la belle expression du Christ. M. Thouvenel, ministre des affaires étrangères, a établi cette vérité mieux que je ne saurais le faire. C’est pourquoi je ne te parlerai que des beaux-arts.

[p. 233]

On dit encore à Lille et à Rouen, chez quelques millionnaires de mauvaise humeur, que le changement de notre système douanier met la France à deux doigts de sa perte. Si une telle assertion était fondée, j’aurais bien mauvaise grâce à parler peinture aujourd’hui. Mais un grand manufacturier de Lille m’a fait l’honneur de m’écrire une lettre des plus rassurantes. Tous nos riches, grâce au ciel, ne sont pas des égoïstes. Un grand industriel de Mulhouse, après avoir lu la lettre de l’empereur à M. Fould, a couru droit aux Tuileries et a dit au maître de la maison : « Sire, j’approuve de tout mon cœur la mesure que vous avez prise dans l’intérêt de tous. J’y perdrai sans doute quelques millions ; mais j’étais honteux des bénéfices que nous faisions depuis plusieurs années. » Mon honorable correspondant de Lille est un homme de l’étoffe de M. Dollfus. Je copie textuellement la lettre qu’il m’a écrite :

« La fameuse lettre de l’empereur a causé ici une petite révolution ; c’est que les millionnaires sont tenaces. Être dérangé par un mauvais tarif, alors que, sans mal ni douleur, on vend 29 francs ce qui vous en coûte 14 !

» On a cherché à insurger les ouvriers en leur annonçant qu’on allait fermer les ateliers ; mais cela n’a pas pris.

[p. 234]

» Ces messieurs vont avoir 17 pour cent de diminution de droit sur les cotons bruts et 33 pour cent de droits protecteurs. Les voilà bien à plaindre !

» Nos filateurs de lin ne sont protégés que par un droit de 15 pour cent ; ce qui n’empêche pas MM. D… de gagner 600,000 francs, bon an, mal an.

» Du reste, l’empereur, qui s’appuie sur les ouvriers, ne peut avoir la pensée de les laisser mourir de faim. Or, tant que l’ouvrier aura à vivre, les patrons ne mourront pas.

» Les machines à vapeur ne devaient-elles pas aussi laisser nos ouvriers sans travail ? Eh bien, les salaires ont doublé ; l’ouvrier s’est vu débarrassé de sa besogne la plus rude ; et c’est l’ouvrier qui manque au travail, quand c’était le travail qui devait lui manquer. Il en sera de même dans les circonstances présentes, et avant quinze ans la France industrielle n’aura plus de rivale.

» Je payais il y a sept ans le charbon 1 franc 20 centimes l’hectolitre. Les actions de 1,000 francs valaient alors de 7 à 8,000 francs. Ce même charbon, devenu fort mauvais, vaut aujourd’hui 1 franc 70 centimes. Et les actions ont monté à 82,000 francs. Voilà des monopoles qu’on veut essayer de détruire. Y réussira-t-on ? J’en doute. Mais il y a déjà du courage à le tenter.

[p. 235]

» Les actions des charbonnages d’Anzin valent aujourd’hui 1,200,000 francs.

» Les possesseurs de ces monopoles accusent l’empereur de vendre la France à l’Angleterre !

» Quand il devrait m’en coûter quelque chose, je verrais toujours avec plaisir le gouvernement déclarer la guerre à ces fortunes si facilement acquises aux dépens de tous. »

Cette lettre, et quinze ou vingt autres que je résumerai quelque jour, m’autorisent, ma chère cousine, à ne te parler aujourd’hui que des beaux-arts.

Nos artistes (ceci soit dit entre nous) sont un peu découragés. Dans cette splendeur nouvelle de la France ressuscitée, ils se plaignent de rester cachés au dernier plan. Les uns dépensent leur vie dans les antichambres d’un ministère pour obtenir une misérable commande ; les autres, résignés à la modestie d’un commerce sans prétention, fabriquent de tout petits tableaux pour les ventes de l’hôtel Drouot ou les devantures de la rue Laffitte. Il n’y a plus ni grands ateliers, ni grandes ambitions, ni grandes passions ; les grands talents qui nous restent de 1830 meurent d’ennui dans le silence de la critique. — Si nous sommes encore à la tête de l’Europe artiste, comme l’exposition de 1855 l’a [p. 236] prouvé, c’est que l’Europe est aussi stagnante que nous.

L’empereur Napoléon III construit de grands palais ; il songe à les décorer, et l’on s’aperçoit un beau matin que la tradition est perdue ; que M. Ingres et M. Delacroix, l’un vieux, l’autre malade, n’ont pas d’héritiers parmi nous. Et l’on est réduit à livrer à des improvisateurs insuffisants des travaux qui réclameraient le génie de Gros et de David !

Cependant le métier de peintre est mis à la portée de tout le monde ; les écoles pullulent de jeunes gens ; les secrets de la couleur sont tombés dans le domaine public ; nous avons quelques milliers de paysagistes, tous capables de peindre un effet ; quelques milliers de peintres de genre, en état de barbouiller proprement un intérieur. Sans compter la bande austère des réalistes qui s’applique sérieusement à transporter sur la toile les grosses veines d’une feuille de chou.

Cependant le public s’intéresse de jour en jour plus vivement aux œuvres d’art. Tel qui n’allait pas au Louvre en 1840 s’arrête aujourd’hui tous les matins devant la boutique de Cachardy. Tel autre qui aurait cru jeter son argent par la fenêtre en achetant un paravent illustré, économise vingt-cinq louis pour se donner un Fauvelet. Non-seulement le goût des arts descend dans les masses de [p. 237] la bourgeoisie, mais il se rencontre de vrais Mécènes dans les sommets de la finance. On voit d’illustres parvenus introduire les artistes dans leurs hôtels et préférer hardiment la peinture à la dorure. On voit des spéculateurs d’assez haut rang former des galeries d’un grand prix et placer ainsi leur argent à des intérêts énormes. Je parierais qu’il se dépense plus de 50 millions par an dans les maisons où l’on vend des tableaux. J’ai vu un étranger débarquer dans un hôtel de la rue Castiglione et acheter pour 100,000 francs de peinture en moins d’une semaine. Le total de ses acquisitions ne vaudra pas 10,000 écus en 1870. D’un autre côté, j’ai rencontré un artiste de grand mérite qui colportait sous son bras un tableau de 1,000 francs, sans pouvoir en trouver cinq louis.

Il y a des artistes médiocres qui roulent sur l’or, parce qu’ils ont su se faire une clientèle, achalander leur atelier, élever leurs prix et passionner une coterie bourgeoise, loin du grand jour des expositions et du contrôle de la critique. Il y a des artistes merveilleusement doués qui meurent de faim, parce que le public ne les connaît pas, ou les oublie ou les juge mal.

Quoiqu’il en soit, les chefs-d’œuvre sont rares, et l’on peut affirmer, malgré la loi du progrès, qu’ils étaient [p. 238] plus communs en 1810 ou en 1830 qu’en 1860. Nos deux dernières expositions n’ont guère servi qu’à mettre en relief la médiocrité féconde de nos artistes.

Le gouvernement déplore cet état de choses : il est trop directement intéressé à la gloire du pays pour assister sans regret à cette décadence. Je crois même qu’il a cherché de bonne foi le remède du mal. Devant le très-médiocre salon de 1857, nos hommes d’État se sont dit que les expositions annuelles précipitaient le travail des artistes et les forçaient à produire vite et mal. Qu’un intervalle de deux ans leur permettrait d’apporter des œuvres plus grandes ou du moins plus mûres, et que l’art français s’en trouverait mieux.

On est parti de ce principe, croyant bien faire, et l’on a vu que l’exposition de 1859 dépassait en médiocrité celle de 1857. L’expérience continue. Le salon n’ouvrira pas en 1860, et je ne crains pas de prédire que 1861 tombera au-dessous de 1859.

C’est que le pharmacien a pris un médicament pour un autre et donné du laudanum à un malade en léthargie.

Si quelque chose peut ressusciter le grand art, c’est la publicité donnée aux ouvrages, l’émulation éveillée entre les artistes, les conseils distribués par la critique, [p. 239] la faveur et le blâme des regardants. Voilà pourquoi le principe des expositions annuelles était excellent, et, si l’on voulait trouver un encouragement plus actif, on n’avait qu’à décréter une exposition permanente.

Je suppose que le gouvernement mette à la disposition des artistes une aile de ce grand Palais de l’industrie, qui le plus souvent ne sert à rien. On écrirait sur la porte : Exposition permanente des Beaux-Arts.

Dès qu’un artiste connu ou inconnu aurait terminé un ouvrage, il n’inviterait pas le public à grimper les six étages de son atelier ; il ne solliciterait pas du préfet de police l’autorisation d’exposer sa statue devant le guichet du Louvre : il enverrait la statue ou le tableau au Palais de l’industrie. Une commission permanente, réunie en séance tous les huit jours, déciderait de l’admission. Les ouvrages admis resteraient trois mois exposés à la curiosité du public et à la sévérité des critiques.

Le public serait charmé d’avoir en toute saison, dans Paris, un lieu de plaisir noble et intelligent. Les étrangers pourraient, toute l’année, se faire une idée de nos artistes contemporains. Les artistes ne se tueraient plus à ébaucher précipitamment une toile pour l’exposition, puisque l’exposition serait permanente. Ils ne passeraient [p. 240] plus sous les fourches caudines du marchand de tableaux ; car, en donnant leur prix au gardien de la galerie, ils traiteraient presque directement avec les acquéreurs, sans avoir l’ennui de s’entendre marchander. Le grand acquéreur, l’État, représenté par le ministre, viendrait faire son choix et distribuer des encouragements solides. Le gouvernement échapperait à la honteuse nécessité de commander des tableaux et des copies à ceux qui ne savent pas les faire : la publicité donnée à toutes les œuvres d’un certain mérite lui permettrait de n’encourager que le talent.

Les critiques d’art, qui dorment vingt mois en deux ans, seraient aussi régulièrement occupés que les critiques des théâtres. Ils auraient du nouveau toutes les semaines, ils profiteraient tous les jours, ils seraient dans un commerce perpétuel avec le public et les artistes. Une agitation très-saine, très-salutaire, très-honnête, remplacerait le calme plat où nous vivons. Et bientôt, si je ne m’abuse, on verrait refleurir ces beaux temps où toute une ville se passionnait pour ou contre un tableau de M. Delacroix.

Voilà ce que je décréterais demain, ma chère cousine, si une révolution (fort imprévue d’ailleurs) me condamnait à régner sur la France. Le remède est des plus [p. 241] simples et des moins coûteux. Nous avons le palais, le jury et même le garçon de bureau. Si notre pays n’était pas assez riche, je pourrais ajouter qu’il y a quatre ou cinq cent mille francs à gagner sur les entrées, puisque le public a pris l’habitude de payer à la porte du Salon.

Le gouvernement va-t-il adopter mon idée ? Non, dis-tu ; eh bien, tant pis pour lui. Je parie qu’avant six mois il se formera en France une société anonyme pour l’encouragement des beaux-arts. Les Anglais en ont plusieurs, qui toutes rapportent de sérieux dividendes. Les Anglais n’ont pas été en nourrice chez Louis XIV ; personne ne les a habitués à compter sur le gouvernement comme sur une providence et à lui demander toutes les choses dont ils ont besoin, même la pluie et le beau temps. Ils savent ce qu’il leur faut, et ils se le procurent eux-mêmes. Peut-être un jour deviendrons-nous Anglais en cela. Je vois déjà s’ouvrir, au boulevard des Italiens, une petite exposition permanente qui sera peut-être le germe de la grande que nous rêvons. Si tu viens à Paris cet hiver, je t’y mènerai pour vingt sous, et tu verras de beaux Delacroix et d’adorables Meissonier.

[p. 242]

XV
LES BROCHURES À BON MARCHÉ

Mon jardinier m’apporte une brochure. — Joseph le buveur de bière, le forgeron François et le pape. — Mise en scène. — Qu’est-ce que le pape ? — Pourquoi le pape est-il roi ? — Grave question tranchée d’un seul mot. — Aménités du forgeron François. — Il habille à sa façon le roi de Sardaigne et l’empereur des Français. — Félicité des Romains. — État misérable des Piémontais. — Ils sont réduits à montrer des marmottes, tandis que les Romains s’ébattent en carnaval. — Les sujets du saint-père se révoltent parce qu’ils sont trop heureux. — Intrigues des juifs et des francs-maçons contre le temporel du pape. — Le pape ne doit pas écouter les conseils des souverains. — L’œuf et la poule. — Réflexions demi-politiques. — MM. Proudhon et Vacherot. — Deux catégories de révolutionnaires. — Modification désirable dans les lois sur la presse. — Grâce pour les philosophes ! — Souvenirs de l’auteur. — M. le docteur Pellarin. — Arago.

Ma chère cousine,

Mon jardinier, garçon honnête, intelligent et qui sait lire, m’a apporté ce matin une brochure de vingt pages, petit format.

— Voilà, me dit-il, ce qu’un monsieur m’a donné dans [p. 243] la rue. Cela se vend trois sous, mais cela se distribue aussi pour rien. Vous serez sans doute étonné quand vous aurez vu de quelles sottises on a la prétention de nous nourrir.

Je parcourus cet opuscule avec une certaine difficulté, car il est écrit en patois. Mais celui qui me l’avait apporté m’aida à le traduire.

C’est un dialogue entre un misérable ivrogne appelé Joseph, et un beau, brillant et vertueux forgeron du nom de François. Joseph, le buveur de bière, passe sa matinée à la brasserie, au milieu des pots et des journaux. François, le sage, entre là par un hasard inexpliqué. Il s’étonne de voir Joseph donner de grands coups de poing sur la table ; il se scandalise en apprenant que ces brutalités sont à l’adresse du pape. Et la conversation s’engage entre ces messieurs sur le pouvoir temporel du saint-père et la question des Romagnes.

Je te préviens, ma chère cousine, que nous sommes à plus de cent lieues des dialogues de Platon. Cet entretien, par demandes et réponses, doit avoir quelque parenté avec le Catéchisme poissard, que je n’ai jamais lu.

« Qu’est-ce que le pape ? » demande grossièrement [p. 244] l’ivrogne Joseph. Le bon François répond : « Un grand prêtre et un roi. — Pourquoi un roi ? »

La question est délicate ; on a déjà fait plus de deux cents brochures là-dessus, sans compter les volumes. Mais François tranche la difficulté d’un seul mot : « Le pape est un roi, dit-il, parce qu’il a un royaume. »

Voilà pourquoi votre fille est muette ! Voilà pourquoi la reine des nations, la maîtresse du monde ancien, la fille de Romulus, la mère de César, Rome enfin… est muette.

Joseph, l’ivrogne, ne répond rien à une si belle raison ; il se le tient pour dit. Le forgeron lui a rivé son clou.

« Et, reprend-il timidement, combien est-il grand ce pays ? — Deux fois aussi grand que l’Alsace. »

Vous vous trompez, maître François, ou vous abusez de l’ignorance de votre interlocuteur. Les deux départements qui composent l’Alsace ont une superficie totale de 8,700 kilomètres carrés. Doublez le chiffre, vous aurez 17,400. Or, le pape règne sur 40,000. Vous vous trompez donc, ô François ! de plus de moitié. Si les États du pape étaient réduits à la superficie que vous dites, je connais deux millions d’honorables Italiens qui seraient bien contents !

Mais Joseph a sans doute la langue épaissie par la [p. 245] bière. Il craint de s’engager dans une discussion de chiffres. Il demande depuis quelle époque le pape est en possession de son royaume ? « Depuis mille ans, pour une partie, répond François, et depuis treize cents ans pour l’autre. » Voilà ce qui s’appelle parler en chiffres ronds et simplifier l’histoire ! Joseph accepte les chiffres ronds.

Or çà, le pape est-il un souverain très-légitime ? ou, pour parler le langage de Joseph, ce pays est-il bien à lui ?

» FRANÇOIS. — Aussi bien que mon chapeau qui est sur ma tête est à moi.

» JOSEPH. — Et, si on lui prenait son pays en entier ou en partie, comment appellerions-nous ça ?

» FRANÇOIS. — Un vol.

» JOSEPH. — Et ceux qui le lui prendraient, que seraient-ils ?

» FRANÇOIS. — Ceci, tu le sais aussi bien que moi.

François ne veut pas dire de gros mots au roi de Sardaigne, il réserve ses injures pour un autre souverain. Tu vas en juger.

» JOSEPH. — Est-ce qu’on ne peut pas aider au vol, l’approuver, le louer ?

» FRANÇOIS. — Non. Si, lorsqu’un filou te vole ton chapeau, [p. 246] une autre personne s’écriait : « Très-bien ! à la bonne heure ! » tu dirais à cet autre qu’il est une canaille. »

C’est parler un peu sévèrement, mais le forgeron tape dur.

Ne crains pas, ma chère cousine, que je te traduise la brochure jusqu’au bout. Je n’en veux prendre que la fleur.

François, le bien informé, apprend au faible Joseph que les sujets du pape sont heureux entre tous les hommes, « que le Français paye deux fois plus d’impôts que le Romain ; que, dans le Piémont, on vole et on assassine six fois plus que dans les États pontificaux ; que les étrangers, les Anglais, les protestants allemands et les Russes préfèrent Rome à leur pays, à cause de la liberté dont on y jouit ; que les Romains sont les oiseaux les plus joyeux du monde ; que leur carnaval est le plus gai de toute la terre, en tout bien, tout honneur ; que tous les vagabonds qui nous viennent d’Italie pour étamer les casseroles, repasser les couteaux et faire danser les marmottes, appartiennent au Piémont ; qu’on ne trouve parmi eux aucun Romain, tant les Romains sont heureux ! que le prince héritier d’Angleterre, après avoir admiré le bonheur des sujets du pape, fit cette [p. 247] réflexion : « C’est dommage seulement que ce peuple soit gouverné par des prêtres. » Mais le prince de Galles parlait comme un petit sot, car c’est justement parce que ce peuple est bien gouverné, qu’il est de si bonne humeur. »

Joseph se rallierait volontiers à l’amendement du prince de Galles. Il ne croit pas que les prêtres soient capables de bien gouverner.

« — As-tu essayé de leur gouvernement ? demande François.

» — Non.

» — Alors, tais-toi et ne juge pas des choses qui ne sont point de ta compétence ! Il y a trois ou quatre cents ans, nous avions beaucoup de gouvernements religieux en Europe. L’évêque de Strasbourg était maître de toute la contrée de Molsheim et d’une parcelle de pays dans le royaume de Bade. Le long du Rhin inférieur, il y avait les électorats de Mayence, de Cologne et de Trêves. Les peuples de ces provinces étaient les plus heureux. Naturellement ! un prêtre n’a pas besoin de dépouiller ses sujets pour doter ses fils et ses filles. Aussi disait-on dans toute l’Allemagne : Sous la crosse, il fait bon vivre. »

L’alinéa que je viens de citer est comme la signature [p. 248] de cet opuscule anonyme. La main d’un homme d’Église s’y trahit.

» — Mais, dit le pauvre Joseph, les sujets du pape se révoltent.

» — C’est parce qu’il y en a de trop heureux, répondit François. Ce petit nombre (la noblesse et la bourgeoisie apparemment) avec les canailles du Piémont, de Naples, de la Toscane, de la Hongrie et de la France, qui s’y sont donné rendez-vous le poignard en main, ont imposé leur nouveau gouvernement au peuple.

» — Mais pourquoi tout le monde a-t-il l’air d’être pour eux contre le pape ?

» — Les juifs sont furieux de n’avoir pas encore de Messie, et ils veulent que les catholiques n’aient point de pape. C’est eux qui ont commencé le tapage (affaire Mortara, probablement). Beaucoup de protestants s’impatientent de voir que, depuis trois cents ans, le pape est toujours là, quoiqu’ils aient prédit soixante-dix-sept fois sa chute prochaine. Ils se sont mis avec les enfants d’Israël. De mauvais catholiques voudraient se débarrasser du pape, parce qu’il proclame dans le monde les commandements de Dieu, et qu’il interdit le parjure, l’adultère et le vol. D’autres catholiques stupides, que Dieu leur pardonne leur sottise ! crient parce qu’ils [p. 249] entendent crier. Les Piémontais voudraient s’approprier le royaume du pape ; les républicains voudraient en faire une petite république ; les francs-maçons voudraient y essayer leurs truelles et leurs tabliers de cuir ; les Anglais voudraient brûler l’Italie et la France, et se chauffer à l’incendie ; les enfants d’Israël voudraient encore une fois faire le commerce avec les galons dorés, les panaches, les ostensoirs, les calices et les biens de l’Église.

» — Mais d’où vient que tous prennent feu à la fois ?

» — Parce que le diable est déchaîné. »

A cela, nous n’avons rien à dire. C’est un argument sans réplique.

Il se peut, ma chère cousine, que la prose du forgeron François te fatigue à la fin. Je ne veux plus citer qu’un mot, parce qu’il est pittoresque.

Joseph a entendu dire qu’un prince assez généralement écouté en Europe, qu’un bienfaiteur de l’Église, un protecteur du saint-siége, avait voulu donner au pape quelques salutaires conseils. Il demande bien timidement pourquoi le pape n’a rien écouté ?

« — Le pape, répond François, est le père de la chrétienté. C’est à lui de donner des conseils et non d’en recevoir. Est-ce que l’œuf est plus sage que la poule ? »

[p. 250]

Que t’en semble, cousine ? N’admires-tu pas avec moi cette métaphore qui représente tous les souverains de l’Europe comme des œufs pondus par le pape ? Espérons que ces pauvres œufs ne se laisseront pas mettre en omelette par le forgeron François !

Je jette la brochure au panier, je me lave les mains et je reprends ma lettre.

Ne me demande pas, cousine, dans quelle imprimerie ni même dans quelle ville ce petit opuscule malpropre s’est publié. Je ne veux pas même te dire en quel patois il est écrit : ma lettre aurait une couleur de délation, et je ne dénoncerai jamais personne. Mais cette lecture m’a inspiré quelques réflexions sérieuses. Laisse-moi les jeter ici comme elles me viennent, et, si le gouvernement les lit par-dessus ton épaule, tant mieux !

Tandis que cette brochure et cent autres pareilles s’impriment librement à plusieurs millions d’exemplaires, un philosophe appelé Proudhon se condamne à l’exil pour échapper à trois ans de prison. Un autre philosophe appelé Vacherot va se constituer prisonnier un de ces jours, et philosopher trois mois sous les verrous.

M. Proudhon et M. Vacherot sont deux révolutionnaires, je l’avoue. Ils trouvent que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ils rêvent un [p. 251] nouvel ordre de choses qui leur semble préférable à l’ordre établi. En publiant des idées contraires aux idées régnantes, ils se sont placés sous le coup de la loi. Notre magistrature, conservatrice inflexible et incorruptible des institutions françaises, les a frappés sans haine, sans colère et sans mépris ; non qu’elle les crût ambitieux, méchants ou cupides, mais simplement parce qu’ils s’étaient rendus coupables de délits prévus par le Code.

Cependant les théories de M. Proudhon et de M. Vacherot, par la forme même sous laquelle elles ont été publiées, s’adressaient à des lecteurs éclairés, capables de juger un raisonnement et de réfuter un sophisme. J’ajoute que les deux ouvrages incriminés et condamnés légalement, ne pouvaient en aucun cas obtenir qu’un nombre assez limité de lecteurs. Il est certain, en outre, que les deux auteurs se sont abstenus d’attaquer personne, et d’avancer sciemment des faits inexacts. De sorte, qu’après avoir été déclarés coupables par la loi, ils n’en sont pas moins de fort honnêtes gens aux yeux du public, du gouvernement et des magistrats eux-mêmes qui les ont frappés.

Le digne et bon M. Vacherot, après avoir construit, comme Platon, une république dans les nuages, s’est laissé prendre à une illusion d’optique. Suivant l’usage [p. 252] de tous les rêveurs, il a cru toucher du doigt ce pays d’Utopie, dont les rives fabuleuses se dessinaient bien loin de lui. Ébloui par je ne sais quel mirage, il a étendu les bras, et s’est heurté douloureusement contre l’inflexibilité de la loi.

Je le plains, lui et tous ceux qui se trompent sincèrement. Peut-être un jour la loi, se rapprochant de la perfection, fera-t-elle une différence entre ceux qui se trompent eux-mêmes et ceux qui cherchent à tromper les autres.

Car il y a deux sortes de révolutionnaires, et la loi, cette conscience écrite des nations, ne les mettra pas éternellement sur la même ligne. La première catégorie, la bonne, comprend tous les chercheurs du mieux, tous ces esprits inquiets et souffrants qui rêvent pour la société des perfections ou des félicités nouvelles. Il y a du fou, il y a du dieu dans ces victimes de la pensée ; mais folie si l’on veut, leur folie est respectable.

Entre un abbé de Saint-Pierre, un Saint-Simon, un Vacherot et les révolutionnaires de la mauvaise espèce, je vois un abîme. Il est impossible de mépriser les premiers, lors même qu’on les condamne. Mais ces agitateurs égoïstes, qui, dans un intérêt de caste ou de dynastie, s’appliquent à fausser le jugement du peuple, à [p. 253] insurger son ignorance, à remuer la bourbe des passions basses ! ces hommes de parti, qui ne croient ni à ceci ni à cela, mais qui saisissent au hasard, comme une arme de rencontre, la première théorie qui leur tombe sous la main ! ces ennemis de tout ordre de choses où leur place n’est pas faite, ces alliés acquis d’avance à toutes les coalitions, échappent plus facilement à la rigueur des lois qu’au blâme des gens de bien.

C’est qu’ils savent porter un coup sans se découvrir eux-mêmes : rompus à la vieille tactique des campagnes parlementaires, ils ont l’art d’insinuer les choses sans les dire, et de se glisser le long du Code comme un Vendéen le long d’une haie, sans déchirer leurs habits. J’aime mieux un Proudhon tout carré ou un Vacherot tout simple, qui va droit son chemin, à la franche, à la paysanne, exposant sa poitrine découverte à tous les horions de la loi.

La loi se modifiera un jour ou l’autre ; je l’espère, je le crois. Le gouvernement ne saurait manquer d’établir une différence entre un livre honnêtement médité et les basses calomnies du forgeron François.

Bientôt peut-être on accordera aux honnêtes gens de toute opinion le droit de penser par écrit. Un gouvernement qui n’est ni sourd ni muet n’a rien à craindre [p. 254] des livres. Je comprends à la rigueur qu’il prenne certaines précautions contre les journaux ; car une diffamation ou une fausse nouvelle se publie à cinquante mille exemplaires, fait le tour du pays en deux jours et descend dans les bas-fonds de la société. J’admets qu’il défende au forgeron François de colporter dans les brasseries les vingt pages ignominieuses de sa brochure. Mais un livre est respectable, ne fût-ce que par le travail qu’il a coûté. Un livre n’est lu que par les gens qui savent lire, tandis que la brochure du forgeron François sera lue dans toute une province à tous les gens qui ne savent pas lire.

En attendant que la loi adoucisse ses rigueurs envers la philosophie, est-ce que nos philosophes demeureront exilés ? est-ce qu’ils iront en prison ? J’en doute, et voici pourquoi. Il y a quelques années, un honorable médecin que le sort avait désigné pour faire partie du jury se récusa lui-même en déclarant que sa conscience ne lui permettait pas de condamner un homme à la peine de mort. La cour, appliquant la loi à ce juré réfractaire, dut lui infliger une amende de 500 francs. Rien de plus juste. Mais le prince qui règne aux Tuileries, considérant que cet homme avait agi selon sa conscience, usa du droit de grâce et lui fit remise de la peine. Rien de plus noble.

[p. 255]

En 1852, si j’ai bonne mémoire, un grand savant et un grand citoyen, placé pour l’honneur de la France à la tête d’un de nos établissements scientifiques, aima mieux quitter sa place que de prêter serment au nouveau pouvoir. Il se souvenait d’avoir régné lui-même, avec quelques amis, sur la France de 1848, et aboli, en haine du parjure, l’usage du serment politique. Napoléon III permit à notre immortel Arago d’obéir à la loi de sa conscience, et j’aime à croire que tous les hommes de conscience sont assurés de trouver grâce devant lui.

[p. 256]

XVI
LE BAL DE LA MI-CARÊME

A Madame veuve Valentin, à Quévilly.

Ma bonne grand’mère,

J’apprends que vous êtes en parfaite santé, malgré vos quatre-vingt-onze ans, et j’en suis doublement heureux. D’abord et avant tout, parce qu’il est bon de conserver et d’aimer une excellente et respectable aïeule ; ensuite parce que, si un malheur vous enlevait à la tendresse de vos enfants, on aurait le droit de vous appeler voleuse, en vertu des priviléges imprescriptibles de l’histoire. Ce n’est pas, grâce à Dieu, qu’il y ait rien de vrai à dire contre vous. Vous avez été, durant quatre-vingt-onze ans, aussi honnête femme que monseigneur Rousseau fut honnête prélat et honnête homme ; mais l’insuffisance [p. 257] de notre législation permet à la calomnie d’usurper les droits de l’histoire, et tous les malappris seraient libres de vous insulter impunément, pour peu que vous fussiez morte. Conservez donc votre vie aussi soigneusement que le soldat de Sparte conservait son bouclier. Songez, ma bonne grand’mère, que, si l’on a puni le sergent Bertrand pour avoir exhumé et souillé quelques cadavres du cimetière Mont-Parnasse, la loi est sans autorité contre les sergents Bertrand de la polémique qui exhument la mémoire des morts pour la déshonorer dans leurs pamphlets. Tant que le Code français ne sera pas enrichi d’une loi qui est dans toutes les consciences, vivez pour l’honneur de la famille et la tranquillité de vos enfants ; car enfin, si vous n’étiez plus et si un brutal se permettait de vous diffamer, je ne saurais m’empêcher de le traduire en police correctionnelle, et je serais condamné aux frais du procès, ce qui est dur.

Mais, ma bonne grand’mère, vous suivez un régime et vous consultez un médecin qui vous conserveront longtemps à votre très-dévoué et très-respectueux

VALENTIN.

[p. 258]

A Madeleine.

Ma chère cousine,

La justesse de tes observations m’a frappé. J’ai surtout médité le paragraphe de ta lettre où tu me dis :

« Lorsqu’on est poussé par une démangeaison invincible à traiter des questions graves, on écrit des premiers-Paris. On se compose un auditoire d’hommes sérieux, ou soi-disant tels, accoutumés à manger les tartines politiques et endurcis à ce plaisir. Exposer une simple femme au danger d’apprendre quelque chose, c’est presque de la trahison. »

Tu parles d’or, ma chère Madeleine, et me voilà converti. Ce n’est pas que je sois décidé à publier en premier-Paris toutes les choses que j’ai sur le cœur. Les places de rédacteur politique sont plus demandées que celles de sous-préfet, car elles sont en plus petit nombre. Paris fourmille de journalistes capables et sans emploi, tandis que la tolérance du gouvernement n’y permet guère qu’une douzaine de journaux politiques.

Heureusement, les brochures sont de mode en 1860, comme les physiologies en 1841. L’écrivain est plus libre dans une brochure que dans un journal, car il n’y [p. 259] compromet que lui-même. Tu me diras que le principe de l’inviolabilité des brochures n’est pas encore proclamé ; mais les brochures sont au moins aussi inviolables que les livres. La Question romaine a été saisie, parce qu’elle défendait l’humanité contre ses éternels ennemis. On vient de saisir, pour des motifs tout différents, la brochure du curé de H…, que je t’avais résumée il y a un mois. Les journaux de Paris qui ont annoncé le fait ont commis un contre-sens des plus pittoresques. Der Biersepp ne veut pas dire l’évêque, comme on l’a cru à Paris, mais Joseph le buveur de bière. Quoi qu’il en soit, Joseph le buveur de bière est tombé dans le même sac que la Question romaine. Le curé de H… et le parpaillot de Saverne sont également punis dans leur propriété littéraire, l’un pour avoir injurié le gouvernement, l’autre pour l’avoir soutenu. C’est un signe des temps ; c’est la preuve d’un conflit, d’une incertitude, d’une hésitation. La grande horloge de l’Europe est réglée par un pendule tout-puissant qui oscille depuis une année entre Solferino et Villafranca.

Moi qui n’ai jamais oscillé, n’étant qu’un démocrate naïf et sans couleur politique, je broche innocemment ma petite brochure, et tu la verras affichée un de ces quatre matins à la fenêtre du papetier : « La Démocratie impériale, [p. 260] par Valentin de Quévilly, homme sérieux ! » Ne pourrait-on pas ajouter, comme sur l’affiche des comédiens de campagne : « Pour cette fois seulement. » J’attendrai, pour mettre le sous-titre, que tu m’aies donné ton avis.

Cette publication fera de moi un écrivain très-recommandable ou un perturbateur dangereux, selon le vent qui soufflera le mois prochain. Car la même idée est considérée comme un bienfait ou comme un crime, comme un rayon de soleil ou comme une torche d’Érostrate, suivant que le pouvoir est bien ou mal disposé. Telle brochure qui n’a choqué que le cardinal Antonelli au mois de janvier 1860 aurait été honnie six mois plus tôt comme un crime de lèse-tout. Fasse le ciel, ma chère cousine, que la nôtre arrive en son temps !

En attendant, puisque tu as soif de paroles inutiles, causons de la mi-carême et du dernier bal de l’Opéra. C’est une dette que j’acquitte. Il y a presque deux mois, je t’ai promis une admirable description du carnaval de Paris, et les préoccupations politiques m’ont entraîné à droite et à gauche. Il est aussi malaisé à l’homme de marcher contre la pente de son esprit qu’à la rivière de marcher vers sa source. Regarde M. Arsène Houssaye, un des esprits les plus aimables et les plus délicats de [p. 261] notre temps : la pente de son imagination l’a toujours emporté vers les belles filles à fard, à poudre et à mouches. C’est en vain que ce penseur solide, cet historien érudit, se jette de propos délibéré dans l’étude de la philosophie et de l’histoire. Un chœur aimable de comédiennes, de danseuses et de courtisanes le suit obstinément en tous lieux. Dans l’Académie de Platon, dans le Versailles de Louis XIV, dans le Ferney de Voltaire, il marche entouré d’un essaim frétillant d’adorables drôlesses. S’il écrivait la mythologie, il raccourcirait de deux pieds la jupe de Minerve ; s’il traduisait la Divine Comédie, il égayerait d’un ballet les tortures d’Ugolin. Hélas ! cousine, j’ai l’esprit porté tout au rebours, car la danse, la poudre et les mouches me ramènent malgré moi à la philosophie.

L’Opéra est un bâtiment à deux fins. On y vend, selon le jour et selon l’heure, du plaisir ou de l’ennui. Tout cela coûte assez cher, et les pauvres garçons comme moi n’ont pas le moyen de s’ennuyer, ni même de s’amuser tous les jours aux prix de l’Opéra.

Pour dix francs, on acquiert le droit de bâiller quatre heures de suite à la Magicienne ou à Pierre de Médicis. Mais, comme ce genre d’ennui est à la mode, la salle ne désemplit guère. Les riches de Paris et les étrangers de [p. 262] distinction mettent des cravates blanches ; leurs femmes se couronnent de fleurs et se décollètent jusqu’à mi-corps, et tout ce monde se lorgne et se salue de huit heures à minuit, en attendant que la pièce finisse. Voilà ce qui se passe à l’Opéra, les jours d’ennui.

Les jours de plaisir sont infiniment plus rares. On n’en compte pas plus de dix ou douze tous les hivers. La fête commence à minuit, et se termine vers cinq heures du matin.

Le prix d’entrée est fixé à dix sous pour les femmes, à sept francs dix sous pour les hommes. Les billets se vendent chez les coiffeurs et les gantiers. L’entrée est gratuite pour les écrivains, les journalistes, les artistes en renom et les femmes les plus connues pour leurs mauvaises mœurs. Les noms de ces privilégiés sont inscrits sur deux listes. Les hommes donnent leur nom à la porte, les dames reçoivent une invitation à domicile.

Les hommes ne sont admis qu’en costume ou en habit noir ; les femmes en costume ou en domino. On assure qu’autrefois, sous la Restauration, les femmes du monde venaient chercher aventure au bal de l’Opéra. Je crois que la mode en est passée depuis longtemps. Les demoiselles à qui l’on a donné du bois de rose n’osent plus guère y venir, même en domino, parce que la réunion [p. 263] est trop mêlée. Le public féminin se compose en grande majorité de tout ce qui se promène nuitamment sur les boulevards de Paris. Quelques ouvrières en voie de perdition, quelques figurantes des petits théâtres et une centaine de femmes du demi-monde complètent le total. Les hommes sont de toute condition : beaucoup de princes russes et passablement de croque-morts. Un croque-mort très-gai et bon danseur s’est fait une sorte de réputation dans ces fêtes nocturnes. Il porte un costume de troubadour assez plaisant, et il se démène à lui seul comme un million de diables. Mais il est triste au fond du cœur : les princes russes lui ont pris sa maîtresse, appelée Rigolboche, pour en faire une célébrité.

Il y a vingt-cinq ou trente ans, les artistes et les jeunes gens du monde se costumaient volontiers pour aller rire à l’Opéra. L’admirable collection de Gavarni, que je te montrerai un de ces jours, a conservé le souvenir de ces folies élégantes. Mais le XIXe siècle avait trente ans, et voilà qu’il vient d’attraper la soixantaine. Les gens du monde ne se costument plus que pour cinq ou six bals officiels. Ils le font gravement : le choix d’un costume est presque aussi sérieux que le choix d’un état. On s’applique à être beau, imposant et sublime ; on craindrait d’être ridicule et impropre à la [p. 264] diplomatie en revêtant un costume gai. Aussi les réunions du monde sont-elles peuplées de costumes historiques ou nationaux. On n’y voit que des Henri IV et des Charles-Quint, des Louis XIV et des François Ier, des Buckingham et des Philippe II, des Charles Ier sortis de leur cadre et gais comme s’ils marchaient à l’échafaud. Les costumes nationaux sont presque tous empruntés à l’Orient, avec beaucoup de cachemires, d’aigrettes en brillants et d’armes damasquinées. Ce serait peu de se montrer en Turc ou en Arabe : on veut être ambassadeur arabe ou gentilhomme turc.

A l’Opéra, les gens du monde et les marchands de lorgnettes sont uniformément vêtus de l’habit noir. Ils ne diffèrent que par la coupe, et il faut être tout près pour distinguer les clients d’Alfred des habitués de la Belle-Jardinière. Ceux qui arborent le costume sont, pour la plupart, des ouvriers qui n’avaient pas d’habit, et qui ont laissé leur paletot en gage, ou des hommes spéciaux que l’administration des bals équipe à ses frais. Cette catégorie est la plus voyante et la plus bruyante. Elle arrive à pied le long des boulevards pour exciter les passants et leur prouver d’avance que le bal sera beau. Elle porte des casques fabuleux et des panaches invraisemblables ; elle crie, elle chante, elle emplit [p. 265] la voie publique de sa réclame tapageuse. Mais les costumes, qui servent depuis bien des années, ne sont ni très-frais ni très-originaux. C’est presque toujours la même plaisanterie : un doge récureur d’égout, ou un pacha étameur de casseroles. La seule nouveauté qui ait paru depuis dix ans est le costume de baby.

Rarement, très-rarement, quelques jeunes gens de bonne famille se costument après boire ; mais ils ont soin de se faire une figure méconnaissable, car le siècle a soixante ans.

C’est pour toi, ma chère cousine, que je me suis fourvoyé dans ce lieu de plaisance ; mais, si tu viens à Paris l’hiver prochain, je te dispense de me rendre la pareille et d’y aller pour moi. J’ai entendu dans les couloirs le cri des femmes à qui l’on prenait la taille, et j’ai regretté de n’être pas venu en costume de garde municipal.

Un flot de promeneurs en habit noir me porta bientôt jusque dans la salle. La musique, énorme et assourdissante, me fit croire un instant que j’entendais une symphonie de M. Wagner. Mais bientôt je distinguai à travers le tapage un certain nombre de motifs légers, faciles, agréables, empruntés un peu partout, mais disposés dans un ordre ingénieux. Le chef d’orchestre et le directeur [p. 266] des bals est M. Strauss, un fort aimable homme, grand amateur de bric-à-brac et grand connaisseur de tableaux. Je ne te dirai rien de la danse, sinon qu’elle est beaucoup plus animée que dans les bals officiels. Le parquet s’abaisse et s’élève ; il bondit avec la foule. Un danseur à panache, que j’admirais avec étonnement, écrasa d’un coup de pied mon chapeau sur ma tête. Si celui-là est payé par l’administration, je dois avouer qu’il gagne bien son argent.

Un nuage de poussière et de feu planait au-dessus de la foule. Cependant je vis que toutes les loges de la galerie étaient occupées par des jeunes gens riches qui causaient avec des dominos. Je m’expliquai facilement l’utilité de ces loges, qui sont autant de salons où le locataire est chez lui. Il peut y conduire ses amis ou les dominos dont la conversation lui a plu. C’est pourquoi une loge de la galerie se loue plus de cent francs pour un soir.

Le foyer, sans admettre une intimité aussi étroite, est cependant un lieu consacré aux plaisirs les plus délicats. On y cause, et j’aime à causer ; tu le sais mieux que personne. Je m’introduisis donc au foyer, très-curieux d’apprendre quel genre de conversation pouvait s’établir entre des personnes de conditions si diverses. Je fus un [p. 267] peu désappointé quand je vis qu’il n’y avait guère que des hommes, et que tout le monde gardait son chapeau sur la tête. La foule était si pressée, que les rendez-vous dans un pareil milieu me parurent impossibles ou à peu près. J’aperçus quelques femmes en domino qui s’étaient assises sur des banquettes et semblaient n’y prendre aucun plaisir. Aucune d’elles ne me fit l’honneur de m’intriguer, ni même de m’adresser la parole. Elles étaient assez mal vêtues pour la plupart, et portaient, en guise de domino, un camail de taffetas sur une vieille robe de soie noire. J’essayai, mais en vain, d’entamer avec elles quelqu’une de ces conversations où triomphe l’esprit français. La première me demanda aux premiers mots un bouquet de dix francs ; j’ai su depuis qu’elle avait l’intention de le revendre cent sous à la bouquetière. La seconde se suspendit à mon bras et me pria de lui acheter un bâton de sucre de pommes ; mais je reconnus à sa démarche qu’elle avait exprimé une envie de femme grosse, et je ne jugeai pas à propos de la satisfaire. Une troisième, plus modeste, s’informa poliment si je pouvais lui prêter dix sous pour retirer son manteau du vestiaire. A une proposition si raisonnable, je ne pouvais légitimement opposer un refus. Je donnai les dix sous, et une larme monta jusqu’à mes yeux à [p. 268] l’idée de toute la misère qui se cachait sous cette mendicité. Malheureusement, la même personne m’aborda une seconde fois sans me reconnaître, pour me demander les mêmes dix sous.

J’observai la physionomie des hommes qui se promenaient au foyer. Les uns bâillaient, les autres causaient de leurs affaires ; aucun n’avait l’air de s’amuser. C’était au point que je me demandai pourquoi tous ces gens-là n’allaient pas entendre Pierre de Médicis, et dormir ensuite dans leur lit ?

Cette réflexion m’en inspira une deuxième, et je pris le parti de rentrer bourgeoisement chez moi. Mais, en traversant le couloir qui sépare le foyer de la galerie, je reconnus un artiste de mes amis. Tu ne saurais croire, cousine, la joie qu’on éprouve à rencontrer, dans ces solitudes trop peuplées, une figure de connaissance. Je harponnai mon ami, qui se tenait debout, tout seul, contre une colonne. Il ne témoigna point de joie à ma vue ; mais, comme il est obligeant de sa nature, il me permit de m’emparer de lui.

— Eh bien, lui dis-je, as-tu rien vu de plus ennuyeux ?

Il sourit finement et me dit :

— Tu vas me gêner un peu ; cependant, je veux consacrer [p. 269] dix minutes à ton instruction. Il y a ici quatre à cinq mille personnes qui payent pour s’ennuyer hors de leur lit ; il y en a une vingtaine qui s’amusent gratis, et je suis du nombre. Tu en seras peut-être un jour, si tu prends goût au bal de l’Opéra.

— Jamais !… Quand donc et comment pourrais-je m’amuser dans cette cohue ?

— Quand tu connaîtras tout Paris, et surtout lorsque tout Paris te connaîtra. Sache, grand innocent, que, parmi tous les dominos crottés que tu as froissés du coude, il y a une centaine de jolies femmes qui valent bien quelques journées d’attention. Peu de duchesses, c’est bien certain, mais des actrices, des femmes du demi-monde, qui s’ennuient chez elles et qui viennent se distraire ici. Je t’assure, foi d’honnête garçon, que j’en ai reconnu plus de dix qui te feraient baiser la semelle de leur bottine, si elles voulaient s’en donner la peine.

— Comment les as-tu reconnues ?

— On reconnaît aisément les personnes, lorsqu’on les connaît un peu. Mais il est bien certain que je ne les aurais pas distinguées dans la foule, si elles n’avaient commencé par venir à moi.

— Elles te connaissaient donc ?

— De vue et de nom : c’est tout ce qu’il faut.

[p. 270]

— Et tu as fait leur conquête ? et tu vas les emmener souper ?

— Grand enfant ! Une femme qui est libre de toute sa soirée, le jour où on la rencontre, ne vaut pas la peine d’être rencontrée. Mais, si tu veux connaître l’utilité pratique des bals de l’Opéra, la voici : un garçon, libre de son temps et de sa personne, qui va aux premières représentations, aux courses et au bois de Boulogne, n’est plus tout à fait un étranger pour les deux ou trois cents jolies femmes qui mènent la vie de Paris. Il les a lorgnées tout un soir au théâtre ou rencontrées tout un mois dans leur voiture. Peut-être une d’elles, au bout de quelque temps, s’est sentie portée d’inclination vers lui. Mais où se voir ? où se parler ? comment s’entendre ? L’hiver arrive ; on va faire un tour au bal de l’Opéra. Un mot dit en passant en amène deux ; la connaissance est bientôt faite. Si ce n’est pas au premier bal, c’est au second, mais on finit par prendre rendez-vous. Mon atelier a vu le dénoûment de bien des comédies qui avaient toutes commencé là, auprès de ce pilier. J’y suis toujours, car il faut que les gens sachent où nous trouver lorsqu’ils ont un mot à nous dire ; j’y suis seul, car il y a des femmes timides, même dans le demi-monde, et qui n’aiment point à parler devant un tiers. Et maintenant, [p. 271] fais le tour du couloir : tu compteras vingt ou trente garçons qui ont fait le même raisonnement que moi, et qui ne perdent pas leur soirée. Si l’administration avait l’idée de louer des places de couloir, elle ferait de l’argent, et les trente spéculateurs en question y trouveraient encore leur compte.

— Ainsi donc, m’écriai-je un peu stupéfait, nous sommes ici cinq à six mille pour le plaisir de vingt ou trente privilégiés comme toi !

— Halte-là ! Si tu es friand de statistique, je te prouverai un jour, chiffres en main, que le bal de l’Opéra est une institution de la plus haute utilité : il fait circuler l’argent du public ; il enrichit les gantiers, les cochers, les couturières, les tailleurs (ton habit est perdu ; nous étions sous les bougies !) ; il permet aux restaurateurs d’écouler tous leurs mauvais vins, toutes leurs crevettes de huit jours, tous leurs poulets de rebut, toutes leurs marchandises avariées ; il a fait la fortune de plus de cent médecins, d’un surtout.

— Celui qui guérit les fluxions de poitrine ?

— Précisément.

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XVII
LE MUSÉE DE LANDERNEAU

Explication de mon silence. — Voyage en Bretagne. — Célébrité de Landerneau. — Embellissements de la ville. — École des Beaux-Arts. — Les artistes de Landerneau. — Les grands. — Les médiocres. — Les mauvais. — Hôtel des ventes. — Galeries célèbres. — Trouvailles. — Le Raphaël de M. Morris Moore. — Le musée de Landerneau. — Les conservateurs. — Leurs devoirs. — Un Titien sur le pavé. — Un ivoire du VIIe siècle. — Un petit homme qui nettoie les tableaux. — Galerie maudite. — Flamands sans couleur. — Vénitiens blafards. — Je demande la tête d’un conservateur. — Le vin de 1834.

Ma chère cousine,

Si je t’ai laissée un bout de temps sans nouvelles, c’est que j’ai couru le pays. J’arrive de Landerneau, en Bretagne, tel que tu me vois ce matin.

Landerneau est un petit Paris pour la culture et le culte des arts. Les habitants de cette localité s’intéressent à tout ce qui se fait de beau dans l’Empire français. Aussi, toutes les fois qu’un jeune artiste sort du pair, lorsque M. Hébert achève la Mal’aria, lorsque M. Baudry [p. 273] peint sa Vestale, que M. Guillaume expose ses Gracques ou M. Perraud son Faune, les connaisseurs ne manquent pas de dire : « Il y aura du bruit dans Landerneau. »

Pareillement, lorsqu’il se produit un grand scandale, que M. Galimard est chargé de peindre la rue de Rivoli dans toute sa longueur, ou qu’une dame, peintre de fleurs, obtient la commande de deux batailles ; lorsque les conservateurs d’un musée massacrent un chef-d’œuvre ou couvrent d’or une croûte, tous les gens bien informés prédisent à coup sûr qu’il y aura du bruit dans Landerneau.

Landerneau est, d’ailleurs, une fort jolie ville, reconstruite à neuf sur le modèle de Paris. Elle avait autrefois des rues étroites et des maisons malpropres. La municipalité, humiliée d’un état de choses qui rappelait le moyen âge, fit élargir les rues et rebâtir les maisons. Puis, voyant que la ville ainsi refaite manquait d’ensemble et d’harmonie, elle la fit incendier pour cause d’utilité publique et la reconstruisit sur un plan qui ne laisse plus rien à désirer. Cela coûta quelque argent, mais on pourvut à tout par un système d’octroi fort paternel, qui augmente à peine de trois francs le prix d’un verre de vin.

[p. 274]

Landerneau possède une école des beaux-arts, précieux établissement où les professeurs viennent une fois par semaine pour s’assurer que les élèves ne sont pas morts.

Cette école produit de grands artistes, de médiocres et de mauvais.

Les grands artistes, à Landerneau, ne sont pas les plus riches. La conscience de leur talent et une certaine fierté naturelle les empêchent de faire le pied de grue aussi longtemps qu’il le faudrait dans les antichambres de M. le maire. Aussi n’obtiennent-ils guère de commandes. Ils travaillent pour la gloire, c’est-à-dire pour la satisfaction d’exposer leurs ouvrages dans une salle de l’hôtel de ville. L’exposition s’ouvre tous les sept ans, à moins toutefois que le concierge n’oublie de l’ouvrir. L’entrée du salon était gratuite jusqu’à ces derniers temps ; mais, pour répandre le goût du beau dans les classes pauvres, on l’a mise à vingt sous. Pendant toute la durée des expositions, les feuilles de Landerneau impriment un article des beaux-arts où la critique glorifie en patois d’atelier le talent de tous ses amis. Cet éloge, que le public ne lit guère, est la plus belle récompense et le plus clair revenu des grands artistes.

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Les médiocres sont les plus heureux. Pourvu qu’ils suivent le courant de la mode, qu’ils se conforment au goût du jour, et surtout qu’ils se gardent avec soin de rien faire de grand, ils sont sûrs de vendre leurs tableaux 100 francs la pièce à quelques honnêtes marchands qui les revendront 1,000. Si, par exception, un tableau montait à 1,000 francs dans l’atelier de l’artiste, il en vaudrait 10,000 dans la boutique d’un marchand. La proportion est toujours la même. C’est pourquoi ces messieurs du négoce accusent la rigueur des temps et jurent que leur bénéfice se réduit à zéro.

Les mauvais artistes qui n’ont aucun talent sont l’objet d’une protection spéciale dans la ville de Landerneau. Lorsqu’ils ont démontré qu’ils ne peuvent rien faire de bon et fourni toutes les preuves nécessaires, l’autorité les adopte, le conseil municipal les prend sous son aile. On dépense un million tous les ans pour les retenir dans une voie où ils auraient mieux fait de ne jamais entrer. Au lieu de les renvoyer à l’épicerie ou à la taille des moellons, on les occupe à copier de mauvaises copies d’un détestable portrait de M. le maire ; ébauches informes que l’autorité paye en fermant les yeux et qu’elle expédie sans perdre de temps dans les villages les plus reculés. C’est ainsi que la ville de Landerneau [p. 276] s’efforce d’encourager les arts. Peut-être emploierait-elle plus utilement ses largesses si elle donnait 25,000 francs par an aux jeunes artistes de mérite, pour les dispenser de peindre des tableaux de pacotille et des portraits de concierges.

La ville de Landerneau s’est fait bâtir un hôtel des commissaires-priseurs où l’on vend des tableaux anciens et modernes pour plus de vingt millions par an. Tous les notables du pays, sauf pourtant M. le maire, prennent part à ce commerce. On ne les appelle pas marchands, mais amateurs, et ils décorent leurs boutiques du nom de galeries ; moyennant quoi, ils gagnent des sommes importantes. Tel gentleman qui rougirait de gagner cent écus sur la vente d’un cheval en vole cinquante mille sur un tableau et n’en est que plus fier.

Les plus riches de ces messieurs se sont associés dans un intérêt commun. Ils forment la sainte-alliance des galeries célèbres. Quiconque a pour 500 mille francs de tableaux dans sa maison est censé n’avoir chez lui que des tableaux authentiques. Aucun associé ne lui donnerait un démenti : le droit des gens s’y oppose. Il suit de là que les copies achetées par les riches amateurs se revendent comme des originaux ; les croûtes qu’ils ont honorées de leur choix s’élèvent au rang des chefs-d’œuvre.

[p. 277]

Le public de Landerneau est si ignorant et si naïf, qu’il accepte la décision de ces messieurs comme parole d’Évangile. Il paye à des prix fous le rebut des galeries célèbres, quand les propriétaires daignent le mettre en vente. Il ferme l’oreille aux protestations des artistes et des critiques, car on a su lui démontrer que les artistes étaient incompétents dans les matières d’art, et les critiques ont eu soin de prouver eux-mêmes qu’ils n’y entendaient pas grand’chose. Il ne croit que les riches, ce bon public de Landerneau ! Qu’ils soient princes du sang, députés ou fumistes, ils sont infaillibles en peinture par cela seul qu’ils sont riches.

Cependant, ma chère cousine, il arrive que des amateurs, même très-riches, passent auprès d’un chef-d’œuvre sans le dépister. Il se peut même qu’un Raphaël aussi beau et aussi authentique que l’Apollon et Marsyas de M. Morris Moore soit exposé huit jours à l’examen de toute une ville sans qu’aucune personne autorisée y reconnaisse le pinceau de Raphaël. On a vu des hommes qui n’étaient pas très-riches mériter de le devenir par la sagacité de leurs recherches, la beauté de leurs trouvailles, l’autorité irréfutable de leurs démonstrations.

Qu’arrive-t-il alors ? Toute la sainte-alliance des galeries, tous les riches amateurs et tous les experts à leurs [p. 278] gages se liguent contre le chef-d’œuvre inconnu qui s’est produit sans leur permission. Quels que soient le mérite de l’œuvre et l’authenticité de la signature, on trouve d’excellentes raisons pour l’attribuer à quelque élève de Jules Romain, ou, au pis aller, à Jules Romain lui-même. Mais les amateurs et les experts se laisseraient tous égorger plutôt que de naturaliser un chef-d’œuvre qu’ils n’ont pas inventé. Le préjudice serait trop grand pour leur amour-propre et surtout pour leur intérêt. Un tolle général s’élève dans Landerneau. Le pauvre inventeur, étourdi par les criailleries, s’enfuit dans le camp des critiques. Il leur montre le chef-d’œuvre. Les critiques prennent leur lorgnon et reconnaissent la composition, le dessin, la couleur, le faire de Raphaël. Il s’adresse aux artistes, et les artistes de talent tombent à genoux devant le génie du maître. Il revient aux amateurs et les amateurs lui répondent : « Donnez-nous votre tableau pour rien ; il sera authentique avant trois jours. »

Heureusement, ma chère cousine, il y a un musée à Landerneau. Un musée est une collection d’œuvres authentiques, acquises à grands frais des deniers publics pour l’honneur du pays, la joie des habitants et l’instruction des artistes. Quelques administrateurs choisis par le maire sont chargés d’entretenir et d’augmenter ce trésor [p. 279] municipal. Ils ont le triple devoir de conserver intact le dépôt qui leur est confié, d’empêcher qu’aucune copie ni contrefaçon n’y soient introduites par fraude, d’y faire entrer à l’occasion tous les chefs-d’œuvre authentiques dont la possession serait utile ou honorable à la ville de Landerneau.

L’inventeur aux abois va trouver ces hommes de bien.

— Messieurs, leur dit-il, j’ai découvert un tableau de maître. Regardez-le seulement, et vous le tiendrez pour authentique si vous savez votre métier. Nos riches amateurs le repoussent avec toutes les apparences du dédain, parce qu’ils l’ont laissé passer en vente publique ; ils ne lui rendraient justice que si je leur en faisais présent. J’aime mieux vous le céder pour le prix qu’il me coûte, afin que votre sanction et le grand jour du musée me vengent de tous les quolibets. Acceptez donc mon Raphaël !

MM. les conservateurs du musée répondent au malheureux inventeur :

— Monsieur, si votre tableau était à moitié détruit et repeint du haut en bas, nous en donnerions 7 ou 800,000 francs, pourvu qu’il sortît d’une galerie célèbre. Le pavillon, en ce cas-là, couvrirait la marchandise. Mais un simple chef-d’œuvre qui vient on ne sait d’où ne servirait qu’à nous compromettre. Nous [p. 280] aimons mieux vous prouver que votre Raphaël est l’œuvre d’un grand maître inconnu, ce qui lui ôte toute espèce de valeur. N’insistez pas pour nous le vendre : nous prouverions alors que vous l’avez fabriqué vous-même et qu’il ne vaut pas deux sous. Le public et le gouvernement, qui s’y connaissent aussi bien l’un que l’autre, nous croiraient sur parole.

— Eh bien, s’écrie l’inventeur exaspéré, prenez-le pour rien ! je vous le donne. Il ne sera pas dit qu’une œuvre de ce mérite sortira de notre pays.

— Gardez votre tableau ! répondent les conservateurs du musée chargés d’entretenir et d’augmenter le trésor artistique de Landerneau. Si nous faisions l’imprudence de l’exposer dans une de nos galeries, on se mettrait peut-être à l’admirer, et l’on nous blâmerait de ne pas l’avoir acquis plus tôt.

Voilà, ma chère cousine, ce qui se passe dans une des villes les plus intelligentes de notre pays. Il est vrai que Landerneau est loin de Paris ; mais la chose n’en est pas moins surprenante. Je savais bien qu’à Londres, M. Morris Moore, inventeur d’un Raphaël très-beau et très-authentique, avait trouvé un ennemi acharné dans la personne de sir Charles Eastlake, directeur de l’Académie des beaux-arts et de la Galerie nationale. J’avais [p. 281] même entendu dire que M. Morris Moore s’était vengé en prouvant à la chambre des communes que sir Charles Eastlake achetait un faux Holbein pour 17,750 francs et détruisait des chefs-d’œuvre authentiques, sous prétexte de les nettoyer. Mais je n’aurais jamais supposé que la moindre de ces horreurs pût se renouveler en France.

Ce que je vis à Landerneau dissipa mes dernières illusions. Je rencontrai sur le seuil du musée un vieillard respectable qui remportait un tableau sous son bras. Il me prit à partie sans me connaître et me dit :

— Regardez ! c’est un Titien authentique. Tous nos grands peintres l’ont vu : M. A., M. B., M. C., M. D. ! Ils disent unanimement qu’il y aurait crime à laisser sortir un tel chef-d’œuvre de Landerneau. Tous nos critiques sont du même avis ; tous nos amateurs désintéressés pensent comme les critiques. Mais ces messieurs de l’administration ne veulent de mon tableau à aucun prix. Ils prétendent, sans aucune raison ni apparence, que c’est un Bonifacio !

Je consolai ce pauvre homme du mieux que je pus. Je lui dis que les conservateurs d’un musée devaient apporter dans leurs achats la plus grande réserve, et qu’on ne saurait être trop prudent lorsqu’on manie les [p. 282] fonds du public. D’ailleurs, le musée de Landerneau était déjà un des plus riches de l’Europe, et les conservateurs avaient assez à faire s’ils voulaient conserver religieusement le dépôt qui leur était confié.

Là-dessus, je tournai le dos au vieillard et j’entrai dans une grande salle où tous les conservateurs étaient réunis. Je les vis tous à genoux, plongés dans une sorte d’adoration muette. L’objet de leur culte était un petit fétiche d’ivoire jauni qui me parut assez laid…

— Messieurs, leur dis-je, vous me pardonnerez si je risque une question indiscrète ; mais je voudrais savoir quel prix vous attachez à ce brimborion-là ?

Un des conservateurs me regarda d’un air profondément dédaigneux :

— Apprenez, me dit-il, que nous sommes en admiration devant un ivoire du VIIe siècle qui ne nous a coûté que 5,500 francs. Le vendeur en voulait 6,000, mais nous avons marchandé.

Je demandai à voir le chef-d’œuvre d’un peu plus près. C’était véritablement un ivoire, et fort bien travaillé par les acides, car on était parvenu à le fendiller à contre-sens. Une petite inscription qui avait échappé à la loupe de ces messieurs m’apprit que ce fétiche avait été fabriqué à Paris en 1860. Il valait bien 25 francs [p. 283] pour un amateur ; il en eût valu 500, s’il avait été authentique. Je présentai mes compliments à ceux qui faisaient si bien les affaires du musée.

Un des conservateurs, touché de ma louange, offrit de me promener dans les galeries de peinture. Il m’arrêta devant un Murillo qui valait bien 30,000 francs, mais que la ville de Landerneau avait payé beaucoup plus cher.

— Tout cela n’est rien, me dit-il ; venez ici que je vous montre mes Vénitiens, mes Flamands. Je dis mes, car ils sont bien de moi depuis que je les travaille. Si la modestie ne me retenait un peu, je les signerais de mon nom.

Il me conduisit, en effet, dans une galerie où vingt-cinq ou trente toiles blafardes étaient attribuées à des maîtres flamands ou vénitiens. Je promenai un regard un peu étonné sur ces tableaux pâles et décolorés, aussi tristes à voir que les rosiers qui ont la maladie du blanc. On aurait dit qu’un rayon de lune était venu s’étaler sur ces chefs-d’œuvre pendant les vacances du soleil. La chaude lumière de l’Italie, les feux étranges que Rembrandt allumait sous sa brosse, les splendeurs radieuses que Rubens verse à larges flots sur ses montagnes de chair vivante avaient peut-être passé par là, mais il n’en restait plus aucune trace.

[p. 284]

— Sérieusement, dis-je à mon guide, que me montrez-vous là ? Est-ce des copies ? Elles ne sont pas mal dessinées, mais il conviendrait d’y ajouter quelques glacis. Est-ce des originaux ? Alors expliquez-moi le malheur qui leur est arrivé.

Mon guide se dressa sur la pointe des pieds en s’écriant d’une voix triomphante :

— Je savais bien que vous ne les reconnaîtriez pas ! ils étaient jaunes ! ils étaient colorés ! ils étaient barbouillés de soleil ou de vernis, d’ombre ou de crasse, qu’importe ? J’ai tout nettoyé, moi ! j’ai étendu ces toiles par terre ! j’y ai mis des ouvriers qui marchaient dessus ! j’ai fait frotter, frotter tant et si bien, que mes hommes se sont usé le bout des doigts. J’ai frotté moi-même avec du coton et quelques gouttes d’esprit-de-vin. Il fallait voir danser les couleurs inutiles et tout ce prétendu luxe de glacis qui fait des ombres sur les tableaux ! Regardez maintenant comme ils sont propres, nos grands maîtres ! comme ils sont frais, tendres et appétissants ! La femme que vous voyez là était brillante comme un feu d’artifice ; elle crevait les yeux, ma parole d’honneur ! La voilà blanche comme un poisson ; mais il a fallu du frottage ! C’est égal, je ne me plains pas de ma peine. Que Dieu me donne encore dix ans de vie et tous les tableaux [p. 285] de notre musée seront aussi blancs que ceux-là.

Je ne regardais plus les tableaux : à quoi bon attrister mes yeux par le spectacle de ces ruines ? Je regardais mon étrange compagnon. C’était un petit homme vif, à la figure brune, à l’œil brillant : un illuminé de la destruction. Évidemment, il était sincère et convaincu comme Danton ordonnant les massacres de septembre. Mais je songeais avec épouvante au mal irréparable que de tels hommes peuvent accomplir en dix ans ! J’entrepris de lui prouver qu’il avait gâté toute une galerie. Il rit d’un petit rire sec et satanique.

— Oui, dit-il, vous voilà comme les autres : un de plus à me blâmer, qu’importe ? il y a longtemps que je ne compte plus mes ennemis. Mon siècle aura beau se gendarmer : je sais que la postérité m’élèvera des statues.

— Il se peut, cher monsieur, lui répondis-je avec douceur ; mais, si j’avais l’honneur d’être pour un instant le maire de Landerneau, je commencerais par vous couper la tête !… sauf à vous élever une statue si la postérité vous donnait raison. Car il est monstrueux qu’un petit homme brun qui n’est ni artiste, ni même critique, gaspille arbitrairement l’héritage de nos grands maîtres et le patrimoine de toute une nation.

[p. 286]

— Des phrases ! dit-il en ricanant, des phrases ! j’en ferai aussi, quand je voudrai. Qu’est-ce qu’un musée ? Une école pour les jeunes gens. Nos élèves viennent ici pour étudier le procédé des maîtres ; je le leur montre à nu.

— Non, morbleu ! vous l’écorchez ! Croyez-vous que ce Rubens, par exemple, lorsqu’il sortit de l’atelier du maître, était aussi blafard que vous nous l’avez fait ?

— Je le suppose, monsieur, je le suppose.

— Et quand il serait vrai ; quand Rubens, ce que je nie, aurait été un peintre froid, fade et plat ; quand il serait vrai que le temps a corrigé les défauts et complété les qualités de son œuvre, de quel droit venez-vous lui ravir le bénéfice de l’antiquité et la collaboration des siècles ? Vous avez dans votre cave du vin de 1834 ; il est fait, il est bon, vous l’aimez ainsi. Que penseriez-vous d’un sommelier, qui, sans vous consulter, rendrait votre vin aussi vert, aussi aigre, aussi cru qu’il l’était en 1834, lorsque personne ne pouvait le boire ? Vous mettriez votre sommelier à la porte, et vous auriez raison.

— Turlututu ! Vous ne savez donc pas que le nettoyage est à la mode ? Sir Charles Eastlake a fait des miracles en Angleterre. Il a débarbouillé des Claude, [p. 287] des Poussin, des Paul Véronèse ! On ne les reconnaît plus. Et quelle vivacité dans l’exécution ! deux cent seize pieds carrés de peinture déblayés en deux cent seize heures ! C’est prodigieux !

— Prodigieux, en effet, mon cher monsieur ; mais les nettoyages de sir Charles Eastlake ont provoqué à Londres une enquête parlementaire.

— Heureusement, monsieur, nous n’avons point de parlement à Landerneau.

[p. 288]

XVIII
LE LOUVRE

Le musée de Paris est en danger ! — M. Fould et M. de Nieuwerkerke le sauvent. — Note du Moniteur. — Ukase.

Ma chère cousine,

Le massacre des grands maîtres ne se pratiquait pas seulement à Londres et à Landerneau. La fièvre de destruction gagnait de proche en proche les conservateurs de tous nos musées : c’était une épizootie. On montre à Marseille un tableau du Pérugin qui fut effacé, puis repeint, puis gratté ingénieusement avec la pointe d’un canif. Les curieux vont voir à Paris la dépouille mortelle d’un Saint Michel terrassant le démon. Ce tableau, qui fut de Raphaël, et qui valut beaucoup d’argent, ressemble à un chef-d’œuvre comme un noyé de la Morgue ressemble à un homme.

La nation, qui a payé les richesses du Louvre et entassé [p. 289] dans nos galeries un capital de plus d’un milliard, vivait dans la plus douce quiétude. Elle croyait sa fortune en sûreté entre les mains des conservateurs, ayant lu dans le dictionnaire que conservateur vient du verbe conserver.

Les artistes murmuraient tout bas, mais leur plainte ne sortait guère de l’atelier. Les critiques dormaient sur l’une et l’autre oreille. Quelques-uns, réveillés à demi pour un article de commande, se prosternaient devant la destruction avec un dévouement officiel.

L’autorité supérieure, le ministère d’État, la direction générale des Musées ne savaient pas qu’il y eût péril en la demeure. L’homme placé au sommet d’une administration ne saurait, dans aucun cas, surveiller les détails, et la France a toujours été gouvernée par une cinquantaine de chefs de bureau. Les conservateurs étaient, jusqu’à présent, les chefs de bureau du musée.

Si les choses avaient marché longtemps du même train, nous aurions entendu dans dix ans l’éclat de rire de quelque touriste allemand, italien ou anglais devant nos cadres dévastés, et la France aurait appris d’un étranger la nouvelle de sa ruine.

Heureusement, ma chère cousine, M. le comte de Nieuwerkerke a pris des mesures pour dérober Paris au [p. 290] sort honteux de Landerneau. M. Fould, ministre d’État, s’est hâté d’approuver une réforme si urgente. Ces deux hauts protecteurs de notre fortune artistique ont décidé d’un commun accord qu’il serait interdit aux conservateurs de gratter un tableau sans le consentement de l’Institut. Or, l’Institut ne permettra jamais que Paris devienne un autre Landerneau. Les gratteurs de peinture n’arriveront pas à Raphaël sans passer sur le corps de M. Ingres, et il faudra tuer M. Delacroix avant d’écorcher un autre tableau de Rubens. Bonne nouvelle ! tous les artistes qui liront le Moniteur de ce matin s’écrieront avec nous : le Louvre est sauvé !

On m’assurait aujourd’hui (mais ceci est moins officiel) que M. le comte de Nieuwerkerke avait donné à ce nouveau règlement une sanction pénale. Je t’envoie, sans en garantir l’authenticité, un charmant petit ukase qui circule dans les galeries du Louvre :

« Article 1er. Tout conservateur, atteint et convaincu d’avoir gratté un tableau, sera gratté à son tour.

» Article 2. L’opération aura lieu dans les formes ordinaires. Le patient, tiré de son cadre, sera étendu sur le parquet.

» Article 3. On commencera par lui arracher sa perruque, ses fausses dents, son œil de verre, et l’on [p. 291] effacera ainsi la trace des restaurations antérieures.

» Article 4. On s’occupera ensuite d’enlever les cheveux blancs, de faire disparaître les rides, de ratisser les écailles de la peau.

» Article 5. Défense absolue d’interrompre le travail avant que le patient soit redevenu ce qu’il était dans l’atelier de sa mère.

» Article 6. Les grattoirs de toute forme et de toute grandeur seront mis en œuvre suivant le besoin. En cas d’absolue nécessité, on pourrait employer les acides.

» Article 7. L’exécution de la sentence sera confiée au célèbre Mortemart, qui s’est fait une spécialité dans ce genre. »

Tu vois, ma chère cousine, que M. le comte de Nieuwerkerke n’est pas seulement un artiste de talent et un homme d’esprit. Il ferait au besoin un fier législateur !

[p. 292]

XIX
LA QUESTION DES FIACRES

Promenade des dimanches. — Pas d’omnibus. — Attitude des cochers de fiacre. — Paris est pavé de piétons qui attendent une voiture. — Soirée au Gymnase. — Les artistes. — Un maraudeur. — Réflexions mélancoliques. — Mes plaisirs et mes peines. — M. Haussmann et mademoiselle Cellier. — Plaintes d’un cocher de la Compagnie. — Doléances d’un cheval. — La Compagnie en bonne voie. — M. Ducoux. — Obstacles. — Fusion des voitures de place et des voitures de remise. — Exigences de la ville de Paris. — 1,500,000 francs d’impôt municipal sur les petites voitures. — Budget de 102  millions. — Son emploi. — Rage de construction et de démolition. — Le bon berger.

Ma chère cousine,

Il faisait beau dimanche dernier. J’ai voulu profiter d’une occasion si rare à Paris, et pousser une reconnaissance dans la direction du bois de Boulogne.

Tous les Parisiens, ou peu s’en faut, avaient fait le même raisonnement. La foule emplissait les rues et l’on se marchait sur les pieds comme dans un bal du grand monde.

[p. 293]

Je m’arrêtai devant un bureau d’omnibus et je demandai si MM. les chevaux de la Compagnie me feraient l’honneur de me conduire au bout des Champs-Élysées pour mon argent. Un homme très-affairé me donna pour toute réponse un petit carton fort sale, où je lus sous la crasse le numéro 279. Je m’informai auprès de mes voisins. On m’expliqua que deux cent soixante-dix-huit personnes auraient le droit de monter en voiture avant moi, si toutefois les voitures n’étaient pas complètes. Le calcul des probabilités me permettait d’espérer une place d’impériale pour mardi matin au plus tôt. Je n’eus pas la patience d’ajourner au mardi ma promenade du dimanche.

Tout compte fait, il valait mieux prendre un fiacre, quoique les fiacres coûtent assez cher à Paris. Je suivis donc la rue de Rivoli, appelant de la main et hélant de la voix tous les fiacres qui passaient. Les cochers haussaient les épaules d’un air dédaigneux : ils étaient chargés jusqu’à la gueule, comme on dit en style de cocher.

Heureusement, la place du Palais-Royal n’était pas loin. Elle sert de station à quelques centaines de fiacres, et, là, je ne pouvais avoir d’autre embarras que celui du choix.

Le fait est que je n’y trouvai nul embarras de voitures : [p. 294] place nette ! Un millier de promeneurs attendaient l’arrivée du premier fiacre, pour se le disputer à coups de poing.

Moi qui ne suis pas d’humeur belliqueuse, je pris tout doucement le chemin de la place Louis XV, qu’on appelle place de la Concorde depuis que Louis XVI y fut guillotiné. La rue était bordée de promeneurs immobiles qui attendaient les bras croisés un fiacre absent.

La place de la Concorde et les Champs-Élysées m’offrirent le même spectacle, et, comme j’avais fait cinq ou six kilomètres à pied, la fatigue me conseilla de rentrer au logis comme j’étais venu. « Allons ! disais-je en moi-même, puisqu’il est impossible de trouver un fiacre lorsqu’il fait beau, je profiterai du premier rayon de pluie pour visiter le bois de Boulogne ! » Lundi, il pleuvait à torrents : Dieu, qui protége la France et qui la mouille, m’avait exaucé. Il est vrai que les affaires ne me permettaient pas de courir la campagne ; mais, en revanche, j’avais huit ou dix courses importantes à fournir dans ce bon Paris. Je me mis en quête d’une voiture.

J’en trouvai mille et plus, mais aucune n’était libre. Je parcourus, sous mon parapluie, la rue Vivienne, le boulevard, la Chaussée-d’Antin, la rue Saint-Lazare, le faubourg Saint-Honoré, et je pus faire le recensement [p. 295] de cinq ou six mille Parisiens mouillés qui attendaient sous les portes cochères ce que je cherchais le long du trottoir.

Décidément, pensai-je en soignant le rhume que j’avais pris, la pluie et le beau temps favorisent à l’excès la circulation des fiacres. Les voitures de Paris ne chôment jamais. Quelle industrie florissante ! Heureux entrepreneurs ! heureux cochers ! heureux chevaux ! Que d’argent et que d’avoine ! Mais le public qui paye mériterait d’être mieux servi. A mesure que notre siècle avance en âge, Paris devient plus grand, le temps a plus de prix, les hommes sont plus pressés et les jambes plus paresseuses. Il conviendrait de doubler le nombre des voitures, et l’entrepreneur qui nous rendrait ce bon office ne perdrait pas son argent.

Le même soir, je profitai d’une embellie pour courir jusqu’au Gymnase. Le spectacle était excellent, et j’y pris grand plaisir, quoique enrhumé. Lafontaine me ravit ; il est rentré dans son élément et il y fait merveille. Le spectacle se terminait par un petit chef-d’œuvre de M. Labiche : les Deux Timides. Je ris aux larmes. Une jeune et jolie débutante, aussi recommandable que recommandée, mademoiselle Francine Cellier, jouait le rôle de Sophie Arnoult dans Je dîne chez ma mère. Sa [p. 296] beauté, sa grâce et son intelligence me transportèrent au septième ciel. Mais la pluie tombait à minuit, et tous les fiacres étaient couchés. Je ne trouvai pour rentrer chez moi qu’une voiture de maraude, sans numéro, sans glaces aux portières, malpropre au dehors, repoussante en dedans, traînée cahin-caha par un fantôme de cheval. Le cocher avait l’air d’un malfaiteur ; la voiture avait servi à commettre trois ou quatre espèces de crimes.

J’en échappai sain et sauf ; mais le cocher se fit payer sa course beaucoup plus cher qu’elle ne valait. Comme ses prétentions me paraissaient exagérées, il me dit d’une voix de rogomme :

— De quoi ! Est-ce que vous auriez la prétention de me payer comme un fiacre ? Je n’ai pas donné sept mille cinq cents francs pour acheter un numéro ; je ne paye pas vingt sous par jour à la Ville pour l’entretien de son macadam ; je ne suis pas forcé d’avoir domicile à Paris ; mon vin et mon avoine ne sont pas soumis à l’octroi ; mon loyer ne coûte rien, puisque j’ai ma remise dans les carrières Montmartre ; j’ai acheté ma voiture au vieux bois et mon cheval à l’abattoir ; c’est pourquoi ma course ne coûte pas vingt-cinq sous, mais quarante !…

Ce raisonnement me laissa fort étonné, et je me dis [p. 297] que le service des voitures de Paris était encore loin de la perfection. Je connaissais la merveilleuse célérité des cabs de Londres. Ils coûtent un peu cher, je l’avoue, mais ils courent avec le vent. J’avais entendu louer le droschki de Saint-Pétersbourg pour la vitesse et le bon marché. Les carrosses de Rome sont propres et confortables au prix le plus modéré. Les cabriolets de Naples vont d’un bout à l’autre de la ville, avec la rapidité de l’éclair, pour neuf sous. Comment se peut-il que les voitures publiques de Paris prennent la queue après toutes celles de l’Europe ?

Lorsqu’un Français voit quelque chose qui va mal, il s’en prend tout d’abord à l’autorité. Rien n’est plus naturel et, jusqu’à un certain point, plus légitime. Dans un pays où l’autorité exerce un pouvoir sans limites, on le rend responsable de tout.

Je me mis donc à murmurer contre la haute et puissante administration de la ville de Paris. J’accusai le très-dominant préfet de la Seine de négliger la question des voitures pour celle des expropriations. En un mot, ma chère cousine, le retour au logis gâta tout mon plaisir de la soirée. Mademoiselle Cellier me semblait toujours jolie, mais M. Haussmann me paraissait un peu négligent. J’admirais comme la jeune artiste avait joué [p. 298] son rôle ; je regrettais que le préfet ne s’acquittât pas mieux du sien. Ma nuit fut agitée, et je vis apparaître dans mes rêves tantôt mademoiselle Cellier, tantôt M. Haussmann, tantôt l’un et l’autre à la fois.

Mardi matin, je sortis de bonne heure pour dissiper les nuages qui m’obscurcissaient l’esprit. Comme j’avais l’intention de me promener à pied, je rencontrai plus de cent voitures vides : on en trouve tant qu’on veut, toutes les fois qu’on n’en veut pas.

Sur la place du Palais-Royal, je vis un cheval et un cocher qui mettaient leurs loisirs à profit : ils se battaient ensemble. Je m’adressai à l’homme, comme au plus raisonnable des deux ; je le rappelai doucement au respect de la loi Grammont, et je lui fis un peu de morale.

— Parbleu ! répondit-il, vous en parlez bien à votre aise ! J’ai été un homme établi, propriétaire d’une bonne petite voiture et de deux chevaux blancs qui ne travaillaient que pour m’amasser des gros sous. Il est venu une grande farceuse de compagnie qui m’a racheté tout ça… Dame, il le fallait bien, puisque j’étais ruiné si je refusais de lui vendre. Comme je n’avais pas les reins assez solides pour soutenir la concurrence, et comme j’étais trop vieux pour apprendre un autre état, j’ai vendu le numéro, les [p. 299] chevaux et la voiture, et j’ai pris du service dans la Compagnie en qualité de mercenaire. Mon argent est mangé depuis longtemps ; je vis au jour le jour d’un maigre salaire, sous la surveillance de quarante ou cinquante employés qui m’espionnent comme un voleur. Aussi j’escamote l’argent d’une course toutes les fois que l’occasion s’en présente ; et je serais bien bête de faire autrement, puisqu’on n’a pas de confiance en moi. Lorsque j’attrape une bonne aubaine, je bois à tire-larigot pour me consoler de mes misères. Autrefois je portais l’argent à la Caisse d’épargne, parce que j’avais un avenir ; j’espérais acheter une deuxième voiture, puis une troisième, et devenir finalement un petit entrepreneur. La Compagnie ne m’a laissé aucune espérance. Mercenaire je suis, mercenaire je mourrai, à moins qu’on ne me prenne en flagrant délit d’escamotage, auquel cas MM. les employés me mettraient à pied pour la vie, et il ne me resterait plus que l’hôpital.

Tandis qu’il soulageait son cœur de cocher avec une amertume qui me rappela le souvenir de feu Collignon, je regardais son cheval. La pauvre bête, mal pansée, le poil terne et maculé de boue par quelques coups de pied tout frais, semblait dire en son patois :

— Si j’avais choisi mon cocher, ou si quelqu’un me [p. 300] l’avait choisi avec intelligence, je serais beaucoup moins malheureux. Il faut des travailleurs assortis, et les bureaux, qui disposent de la vie des cochers comme de la nôtre, n’ont pas le temps de nous appareiller. Ils prennent au hasard n’importe quel homme et n’importe quel cheval, et les condamnent à vivre ensemble. Moi qui suis doux et flegmatique, je suis tombé sur un compagnon brutal, et cette incompatibilité d’humeurs abrégera ma vie de deux ou trois ans.

Je m’en allai tout pensif, et je me rappelai l’histoire de cette Compagnie impériale des Petites-Voitures qui est chargée de contenter également le public, les cochers et les chevaux.

Il y a cinq ans, les voitures de Paris étaient dispersées aux mains de quelques compagnies et d’une multitude de petits propriétaires. Une grande compagnie se fonda au capital de 40 millions. Elle voulut racheter toutes les voitures de place et de remise, persuadée que la centralisation réduirait les dépenses et doublerait les bénéfices. La préfecture de la Seine aida puissamment à cette révolution, soit parce qu’elle espérait améliorer un grand service public qui avait toujours laissé à redire, soit parce qu’elle se promettait d’augmenter ses revenus en prélevant une grosse part sur les bénéfices [p. 301] de la Compagnie. Les anciens propriétaires de fiacres ou de coupés ne furent pas expropriés pour cause d’utilité publique ; mais la peur d’une concurrence invincible et quelques faux bruits répandus dans Paris les décidèrent à vendre au plus vite. La Compagnie impériale acheta environ quinze cents voitures de place et douze cents voitures de remise, constituant à son profit une sorte de monopole.

Je me souvenais des brillantes espérances que le public de Paris, et surtout les pauvres et les ignorants, avaient fondées sur la nouvelle compagnie. J’avais vu les actions de 100 francs monter à 150 et plus haut encore dans un espace de quelques jours. Je supposais que les dividendes avaient répondu à l’attente générale, et je me demandais comment une compagnie si riche ne faisait rien de plus pour contenter ses voyageurs, ses cochers et ses chevaux. Fallait-il que tant de victimes fussent sacrifiées à l’insatiable avidité de MM. les actionnaires ?

Pauvres actionnaires ! Mon portier a eu deux actions de la Compagnie impériale, comme presque tous les portiers de Paris. C’est hier seulement qu’il m’a conté ses peines :

— Monsieur, me disait-il, je n’avais pas trop mal acheté. [p. 302] J’ai eu mes deux chiffons de papier pour 300 francs. J’aurais pu vendre avec profit quand les actions ont monté à 180, mais c’était un placement : j’ai gardé. Pendant cinq ans, j’ai espéré un dividende, ou pour le moins un intérêt de 5 pour cent : on ne m’a rien donné. A la fin, le découragement m’a pris, et j’ai vendu mes actions à 30 francs pièce ; 60 francs pour les deux ! C’est 240 francs perdus, sans compter les intérêts !

— Mais alors, dis-je en moi-même, qui trompe-t-on ici ? Tout le monde se plaint : voyageurs, cochers, chevaux, actionnaires. Le mal est grand ; d’où vient-il ? quel remède y pourrait-on apporter ?

La police correctionnelle a réformé un gros abus en punissant les administrateurs qui empochaient les bénéfices.

Un homme d’une capacité incontestable et de la plus haute intégrité, un des fonctionnaires les plus droits de notre pauvre révolution de 1848, M. Ducoux, est placé à la tête de l’entreprise. Il a pris en main la tâche ingrate de réparer cinq années de désordres et de gaspillage et de sauver un capital de 40 millions, le denier des pauvres, le trésor des petites gens. Il a jeté dans cette affaire son temps, sa vie, sa fortune et la fortune de ses amis. Les actionnaires ont deviné que lui seul [p. 303] était capable de sauver la Compagnie, si la Compagnie pouvait être sauvée : ils lui ont confié des pouvoirs de dictateur.

Déjà l’influence de ce nom pur, la réforme du luxe administratif, la suppression de quelques rouages inutiles, et surtout l’œil du maître, ont diminué la dépense, allégé le passif, rassuré les actionnaires, relevé le crédit de la Compagnie.

Mais, sans parler du matériel, qui se fait vieux, la Compagnie impériale est atteinte de deux vices organiques.

Le premier est la réunion des fiacres et des voitures de remise sous une même administration.

L’autre est un traité qui décerne tous les bénéfices de la Compagnie à la préfecture de la Seine.

La Compagnie, en réunissant l’exploitation de mille deux cents voitures de remise au monopole des voitures de place, n’a pas fait une bonne affaire. Il est facile de comprendre que la location des coupés de remise ne saurait profiter qu’à l’industrie privée. Un petit loueur qui possède trois ou quatre voitures peut s’installer n’importe où, dans une boutique, au fond d’une cour, ou même sous une porte cochère. Il surveille lui-même l’exactitude de ses cochers, la santé de ses chevaux, la distribution de ses fourrages. S’il s’absente pour une [p. 304] heure, il se fait remplacer par sa femme, ou sa fille, ou son petit garçon. Il est connu dans le quartier : c’est à lui qu’on vient se plaindre si l’on n’est pas content ; c’est lui qui punit les travailleurs employés à son service, lorsqu’ils manquent de politesse ou de probité ; c’est encore lui qui ménage la bougie des lanternes et l’avoine de la musette : rien n’est perdu ni gaspillé, grâce à lui. A force de soin, d’attention et d’économie, ce petit industriel fait rendre à son capital un intérêt de quatre ou cinq pour cent.

Mettez une compagnie à sa place : que gagnera-t-elle ? Une augmentation de recettes ? Non, car la voiture, le cheval et le cocher ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire lorsqu’ils ont amassé de douze à quinze francs en un jour. Une réduction sur les dépenses ? J’en doute. Les chevaux, les voitures et les cochers sont des unités parfaitement distinctes ; il n’y a nul profit à les agglomérer. Les maquignons n’ont jamais donné treize chevaux à la douzaine ; les carrossiers ne font aucun avantage à celui qui achète les voitures en gros ; la nourriture de vingt cochers coûte exactement vingt fois plus cher que la nourriture d’un seul. Il y a peut-être quelque chose à gagner sur le prix des fourrages ; mais tout approvisionnement est un capital qui dort, et le coulage est toujours [p. 305] plus considérable dans un grand magasin que dans un petit grenier. Ajoutez que les frais de surveillance, les frais d’administration et la nécessité de trouver ou de créer de grandes remises au centre même d’une capitale dévoreront d’emblée une bonne part du revenu.

Quant au public, à cet honnête et patient public de Paris, il lui sera d’autant plus malaisé de trouver une voiture que les remises deviendront plus vastes et la centralisation plus puissante. Supposez que la Compagnie n’ait plus que dix établissements dans la ville : elle sera peut-être un peu mieux en mesure de surveiller ses ouvriers ; mais le voyageur, l’homme pressé, celui qui paye, ne pourra plus aller chercher un coupé de remise, à moins d’avoir un carrosse à lui.

J’ai vu souvent que l’autorité se donnait beaucoup de peine pour faire mal et à grands frais ce que la liberté ferait mieux et à meilleur marché. Pourquoi ne permettrait-on pas à Paris ce qui se tolère sans inconvénient dans presque toutes les grandes villes de l’Europe ? Lorsqu’un particulier a un cheval, une voiture et une remise, que ne lui permet-on de se mettre à la disposition du public ? Prenez les précautions les plus indispensables : exigez que l’homme sache conduire, que la voiture soit propre et que le cheval soit valide ; exigez [p. 306] que le nom et l’adresse du propriétaire soient inscrits en lettres apparentes sous les yeux du voyageur. Vous encouragerez ainsi une petite industrie vraiment utile, et il suffira de quelques agents de police pour la surveiller. Le voyageur circulera en toute sécurité, la nuit comme le jour, sachant qu’il confie sa personne et ses biens à un homme établi, offrant certaines garanties, domicilié à tel endroit et soumis à telle surveillance d’en haut. Voilà pour les voitures de remise.

La Compagnie impériale, que nous avons à cœur de sauver, sera-t-elle tuée par cette concurrence ? Non.

Si je tiens à sauver la Compagnie impériale, ce n’est pas seulement parce qu’elle existe et que ses actionnaires, comme ses honorables administrateurs, sont dignes de tout notre intérêt ; c’est aussi parce qu’elle est nécessaire. Les coupés de remise auraient beau s’accroître en nombre sous un régime de liberté, ils ne suffiraient jamais aux besoins de la population : il faut des fiacres. C’est peu que le Parisien aisé trouve dans sa rue et presque à sa porte une voiture de remise à deux francs la course. Le marchand pour ses affaires, l’employé, le commis, le petit rentier pour ses visites, l’ouvrier pour sa noce, ont besoin d’une voiture à bon marché, dans les prix de vingt à vingt-cinq [p. 307] sous, intermédiaire entre l’omnibus et le coupé de remise.

Cette énorme réduction de prix ne peut s’obtenir qu’à une seule condition, et c’est ici que le concours de l’autorité devient nécessaire. Nous avons vu que les loueurs sous remise, en liardant sur toutes les dépenses et en mettant la course à deux francs, gagnaient au plus l’intérêt de leur capital. Comment les fiacres pourront-ils se tirer d’affaire s’ils abaissent leur tarif à vingt ou vingt-cinq sous ?

Ils le pourront si l’administration de la ville de Paris leur permet de stationner sur la voie publique et d’économiser ainsi le loyer d’une remise. Une remise est une boutique, et les boutiques se louent horriblement cher depuis la reconstruction de Paris. Le moindre hangar, dans les beaux quartiers, représente un capital de cinquante mille francs, puisque le terrain vaut plus de cinq cents francs le mètre. Or, combien pensez-vous qu’on puisse remiser de voitures sur une surface de cent mètres carrés ? Donc, il n’y aura de voitures à bon marché que celles qui pourront séjourner gratuitement dans la rue et attendre les passants le long du trottoir. Sans ce modeste privilége, point de fiacres.

La sécurité des voyageurs exige que ces voitures [p. 308] appartiennent à une grande compagnie. Il faut que la moralité et le capital d’une administration responsable servent de garantie au public contre les violences ou la mauvaise foi d’un cocher. Plus les voitures de place sont dispersées sur le pavé de Paris, plus il convient qu’elles soient réunies entre les mains d’un seul gérant.

Ce travail de concentration est tout fait, puisque tous les fiacres de Paris, sauf un chiffre insignifiant, appartiennent à la Compagnie impériale. Rien de plus honorable, rien de plus sûr et de plus rassurant que l’administration de M. Ducoux. Les tarifs modérés que l’autorité supérieure a établis sont de nature à contenter le public sans ruiner les actionnaires, et l’on peut dire sans paradoxe que la Compagnie impériale des fiacres, une fois débarrassée de ses voitures de remise, servira régulièrement les intérêts de son capital, avec quelque petit dividende.

A qui les servira-t-elle ? That is the question. Aux actionnaires ? Je ne connais pas un seul actionnaire qui ne soit de cet avis ; mais il semble que l’administration de la ville de Paris professe une opinion contraire.

A Dieu ne plaise, ma chère cousine, que j’outrage aucun pouvoir constitué ! Je dis ce que je pense, quelquefois [p. 309] moins, jamais plus, et je le dis avec toute la politesse que la nature et l’éducation m’ont départie. Quelques amis me trouvent trop timide et prudent à l’excès : c’est que j’ai pour système de n’abuser de rien, pas même de la liberté permise à la critique. Je touche par-ci par-là, du bout de ma plume, à tous les abus qui lèvent la crête ; mais toutes les personnes investies d’une autorité quelle qu’elle soit, me sont sacrées.

La fougue de mon tempérament me porte quelquefois à m’insurger contre les choses ; mais cet esprit de soumission qui est le fond même de l’esprit français me pousse à me prosterner devant les gens. Si j’habitais la Perse ou le Caboul, ou quelqu’un de ces pays où le bien public s’égare imprudemment dans les coffres des administrateurs, je signalerais le mal sans accuser personne ; je dirais : « Il y a des millions bien maladroits ; il se fait des fortunes trop rapides. » Mais nous voilà à cent lieues des Petites-Voitures et de la ville de Paris.

La ville a cru de bonne foi qu’elle faisait la fortune de la Compagnie impériale. Elle s’est réservé le droit de prélever, sous forme d’impôt, une part des bénéfices ; quelle part ? cent pour cent. Voilà un chiffre que les calculateurs n’avaient pas prévu. C’est l’expérience qui l’a donné.

[p. 310]

La Compagnie a commencé par acheter au prix de 11,000 francs chaque voiture de place. Sur cette somme assez ronde, il y a 7,500 francs qui ne se rapportent ni à la voiture, ni au cheval, ni au harnais, mais au numéro, c’est-à-dire au droit de rouler voiture et de stationner sur la voie publique. Ce droit, précieux entre tous, coûte donc à la Compagnie 375 francs par voiture, ou un peu plus de 20 sous par jour.

La ville a jugé qu’un privilége si brillant ne pouvait se payer trop cher. Elle a frappé chaque voiture d’un nouveau droit, dit de stationnement, au profit du macadam municipal.

Or, la Compagnie (déjà nommée) est tenue d’avoir ses magasins et tout son matériel dans l’enceinte de Paris. Elle paye à la Ville, sous forme d’octroi, une redevance qui ne laisse pas d’être considérable.

Les personnes les mieux informées m’ont assuré que le total des redevances payées par la Compagnie à la ville s’élevait à 1,500,000 francs par an. J’en conclus que, si la ville était assez généreuse pour renoncer à ses prétentions, les actionnaires auraient dès à présent 1,500,000 à se partager.

On me dit que l’honorable M. Ducoux poursuit devant les tribunaux la réparation de quelques erreurs [p. 311] commises par la Ville au préjudice de la Compagnie. Entre les juges et les plaideurs, je me garderai bien de mettre le doigt.

Mais tu me permettras de te soumettre ici quelques réflexions très-prudentes et très-mesurées.

C’est encore la ville de Paris qui a établi aux abords de la Bourse ces tourniquets ingénieux qui désespèrent nos financiers. On prétend, dans un certain monde, que les tourniquets ont paralysé les affaires, abaissé notre marché au second ou au troisième rang et diminué de quelques milliards la richesse de la France. Par compensation, ils rapportent 700,000 francs à la ville de Paris.

Il faut que la Ville soit bien nécessiteuse pour se procurer de l’argent à ce taux-là ?

Mais non, elle a 102 millions de revenu, le budget d’un royaume de troisième ordre.

102 millions ne sont pas une petite affaire. On peut avoir un bon pavé, un éclairage parfait et une excellente police municipale pour la somme de 102 millions.

Malheureusement, ma chère cousine, ce n’est ni le pavé, ni l’éclairage, ni la salubrité de la ville, ni la sécurité des habitants qui nous coûtent le plus cher. C’est… comment appellerai-je cette maladie ? La fièvre du changement.

[p. 312]

Une rue était vieille et mal bâtie : on la renverse, rien de mieux. On en bâtit une autre à la place, mais si vite, si vite, qu’on prend quelquefois mal ses mesures et qu’il faut démolir des maisons neuves pour les reconstruire à nouveau. Cela coûte assez cher, à ce que m’a dit un architecte.

Il arrive qu’on adopte sans y regarder de trop près le plan d’un édifice public. Les maçons accourent du bout du monde ; il faut travailler la nuit, le jour ; pas une minute à perdre. Mais un homme de goût passe par là et trouve le monument ridicule. On dessine un autre plan et l’on s’empresse de bâtir autre chose.

Un édifice monstrueux s’élève au milieu d’une rue, coupant les communications, menaçant le boulevard, déshonorant la rue de la Paix. Passe un homme de bon sens, qui ordonne la démolition. Mais pourquoi la ville de Paris avait-elle permis de construire ? Ne dirait-on pas qu’elle a pris pour devise les deux mots les plus coûteux du Dictionnaire : bâtir et démolir ?

J’entendais hier un étranger qui revient à Paris après dix ans d’absence.

— Vous êtes de singulières gens, me disait-il. A voir la fièvre qui vous talonne, on dirait que vous êtes des parvenus pressés de jouir, ou plutôt des usufruitiers qui [p. 313] se hâtent de manger leur revenu. Vous bâtissez des palais en un mois et vous plantez des arbres tout venus. Craignez-vous donc de mourir sans postérité, singulières gens que vous êtes ?

— Monsieur, lui répondis-je, ce n’est pas à nous qu’il faut vous en prendre : on ne nous a point consultés. Autrefois les travaux publics se décidaient plus lentement, et après une sorte d’enquête où tout homme disait son mot. Les Chambres, les journaux, vous, moi, chacun avait voix au chapitre. Si, par exemple, il avait été question de bâtir un Opéra définitif, vous auriez entendu un beau tapage dans Landerneau. Tout est changé ; nos mœurs sont beaucoup moins bruyantes depuis qu’on ne nous invite plus à parler.

» L’Opéra se construira tout seul, en un rien de temps, à nos frais et sans notre avis. Il sera trop petit, mais on pourra toujours le renverser pour en bâtir un autre. Croyez-vous que nous aurions voté la démolition immédiate et simultanée de toutes les rues de Paris, si nous avions été consultés ? On remplace les logements à bon marché par des appartements hors de prix, et, comme ce remaniement coûte assez cher, il faut augmenter les octrois. Il suit de là que nous payons douze centimes de trop sur un kilogramme de viande pour avoir le [p. 314] droit de payer 6,000 francs le loyer d’un cinquième étage.

— Tout cela, reprit l’étranger, fait le plus grand honneur à M. le préfet de la Seine. J’ai beaucoup connu son prédécesseur, un homme charmant. Nous l’appelions le bon berger, parce qu’il n’écorchait pas les moutons.

[p. 315]

XX
LA DÉMOCRATIE IMPÉRIALE

Le gouvernement de la France est démocratique et absolu. — L’ancienne monarchie. — Les associés du pouvoir royal. — A quelles conditions on pouvait régner sur la France. — La révolution abroge le droit divin et proclame le droit du peuple. — L’Europe monarchique se révolte contre ces nouveautés. — La France choisit un chef militaire. — La coalition est la plus forte. — Restauration. — Révolution bourgeoise de 1830. — La bourgeoisie règne pour son compte. — Révolution de 1848. — Faiblesse du parti démocratique. — Les vieux partis s’accordent contre la démocratie. — Élection d’un président. — Résistance de la démocratie. — Influence des partis vaincus. — Dix ans de réaction. — Expédition de Rome au dehors et au dedans. — Initiative de l’empereur et retour aux principes de 89. — Campagne d’Italie au dedans et au dehors.

Ma chère cousine,

Le spectacle des affaires publiques est assez curieux pour mériter un quart d’heure d’attention.

Nous avons un gouvernement absolu et démocratique. On peut même affirmer, sans trop de paradoxe, qu’il se fait plus démocratique à mesure qu’il devient plus [p. 316] absolu. Un prince élu par la majorité du peuple, en vertu d’un principe révolutionnaire, gouverne le pays dans l’intérêt du plus grand nombre et continue l’œuvre de la révolution française.

Depuis l’origine de notre nation jusqu’à l’année 1789, la majorité des citoyens a obéi par habitude, par bonhomie, par ignorance, à une monarchie théocratique et aristocratique. Théocratique, car le roi régnait par la grâce de Dieu, comme le délégué d’une puissance invisible et surnaturelle qui le sacrait par la main de ses prêtres. Aristocratique, car le souverain s’appuyait sur le dévouement intéressé d’une classe privilégiée.

En ce temps-là, le roi n’était pas tout à fait maître, mais la majorité de la nation était parfaitement esclave. Le roi devait une certaine obéissance à Dieu, c’est-à-dire aux prêtres, et une certaine déférence à la noblesse. Bon gré mal gré, il fallait compter avec ces deux puissances collatérales, et quelquefois rivales de la royauté. La noblesse ne craignait pas d’entrer en campagne contre Louis XI, Louis XIII et Louis XIV enfant ; sans parler des petites conspirations qui remplissent notre histoire. Le clergé régna sur les rois et les contraignit d’exécuter les volontés de Dieu, c’est-à-dire les siennes. Rien n’était plus logique ni plus conforme aux principes [p. 317] de la monarchie. Lorsqu’on règne par la grâce de Dieu, on est tenu d’exécuter ses commandements, et au besoin de leur prêter main-forte. Cette théorie est admirablement développée dans un chef-d’œuvre de Bossuet : la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. L’évêque de Condom ne fit que résumer en un corps d’ouvrage les idées qui avaient été de tout temps imposées par le clergé catholique et subies par les rois de la France.

De toute antiquité, nos souverains par la grâce de Dieu ont eu des gendarmes, des dragons et des bourreaux au service de l’Église. Je ne veux pas remonter jusqu’à Charlemagne, qui punissait de mort la rupture du jeûne, ni jusqu’à ce roi très-pieux qui perçait d’un fer rouge la lèvre des blasphémateurs. Relisez seulement l’histoire du XVIe siècle, écrite en lettres de sang, sous la dictée de la cour de Rome. Rappelez-vous que notre Henri IV, après avoir échappé aux dangers de la Saint-Barthélemy, menaça de la peine de mort les bouchers qui vendraient de la viande en carême. Il ne pouvait faire moins, du jour où il régna par la grâce de Dieu. Louis XIV, le mieux obéi de tous les maîtres, employa une partie de son règne à se défendre contre les empiétements de l’Église et l’autre à venger par le fer et par le feu les intérêts de l’Église.

[p. 318]

Ce grand prince, élevé par les prêtres, se regardait comme un député du ciel, et, quoiqu’il eût souvent maille à partir avec ses électeurs, il accomplissait fidèlement un mandat impératif. Louis XV, qui ne croyait pas en Dieu, défendait aux philosophes de penser comme lui, car l’athéisme aurait sapé les fondements de son autorité. Jusqu’aux derniers jours du droit divin, jusqu’à la veille de 89, le roi maintint les priviléges de la noblesse et du clergé, fit brûler des sorciers pour la grande gloire de Dieu et conserva des serfs sur la terre de France. C’est l’Assemblée constituante qui eut la gloire de mettre en liberté les derniers esclaves. Ils vivaient en Franche-Comté, et ils appartenaient à un couvent de moines. Jamais peut-être les rois n’auraient osé accomplir cet acte de justice, de peur de susciter la colère de Dieu.

La Révolution abrogea le droit divin et proclama le droit du peuple. Depuis longtemps déjà, l’absurdité du vieux principe était admise par tous les bons esprits. Quelques penseurs hardis avaient lancé, dès le XVIe siècle, des protestations un peu déclamatoires. Sous Louis XIV, un grand homme peu connu aujourd’hui, le pasteur Jurieu, établit avec une logique invincible ce principe de la souveraineté nationale, qui fut prêché [p. 319] par Rousseau, adopté par la nation, décrété par la Convention. Principe aussi vieux que la raison humaine ; admis sans contestation par les philosophes de l’antiquité, mais étouffé, durant plusieurs siècles, par la double oppression de la force et de la foi.

L’Église nous avait appris que les uns naissent pour commander, les autres pour obéir ; celui-ci pour encaisser les impôts, celui-là pour les verser dans la caisse et pour rendre à César ce qui n’appartient point à César. La Révolution a décidé, conformément aux lois de la nature, qu’il n’y avait ni maîtres ni sujets, mais des citoyens égaux entre eux, nés pour s’aider les uns les autres et vivre en paix.

Il était naturel que tous les souverains de l’Europe, tous les rois par la grâce de Dieu prissent les armes contre une doctrine formidable qui menaçait de les détrôner. De là cette coalition qui faillit écraser la république française. La nation dut se défendre ; elle s’organisa en armée et remit tous ses pouvoirs aux mains d’un général, imperator. Napoléon, quel que soit l’usage et l’abus qu’il a faits de son pouvoir et de son génie, n’a jamais été, en droit, que le premier magistrat d’une démocratie. Sa légitimité n’avait pas sa source dans le droit divin, mais dans le droit national. Il régnait par [p. 320] délégation du seul souverain qui n’abdique jamais : le peuple.

La coalition fut plus forte que lui. Les armées de la vieille Europe entrèrent chez nous, la baïonnette en avant, et nous imposèrent la monarchie du droit divin, à laquelle personne ne croyait plus.

Louis XVIII et Charles X régnèrent quinze ans, grâce à la fatigue et au découragement du peuple. Ils s’appuyèrent, suivant l’usage de leurs ancêtres et le principe de leur pouvoir, sur la noblesse et l’Église, roseaux fêlés, appuis débiles qui ne pouvaient les soutenir longtemps. Une force nouvelle grandissait autour de la monarchie et contre elle. La bourgeoisie, fière du rôle qu’elle avait joué en 89, enrichie par la vente des biens nationaux, éclairée par la lecture des philosophes du XVIIIe siècle, battit en brèche les derniers représentants du droit divin, et les culbuta en 1830.

Elle les avait renversés par la main du peuple, au nom des principes de 89 et de la souveraineté nationale. Mais, lorsqu’elle aperçut le trône vide, elle s’avisa qu’un trône est un siége confortable, et elle s’assit. Durant dix-huit années, la souveraineté nationale fut confisquée par la bourgeoisie à deux cents francs. La classe la plus riche et la plus éclairée de la nation se couronna elle-même [p. 321] dans la personne de Louis-Philippe. Elle administra à son profit les affaires du dedans et du dehors, sans nul souci des besoins ni des sentiments du menu peuple.

La nation est fière de son drapeau ; elle aime la gloire ; elle souffre impatiemment les mépris de l’Europe : la bourgeoisie officielle adopta la paix à tout prix et rangea modestement la France parmi les puissances de troisième ordre. Le peuple n’était pas heureux ; il manquait de vêtements chauds, de bas de laine, et de mille choses nécessaires à la vie : la bourgeoisie régnante maintint énergiquement un système de monopoles dont elle tirait grand profit. Le peuple est désireux de prendre part aux affaires publiques, depuis qu’il sait que c’est son droit : l’oligarchie bourgeoise eut soin de le tenir à l’écart. Elle se réunissait dans deux Chambres, où elle faisait de beaux discours ; elle décida, de concert avec son roi, que les grands hommes sans argent ne seraient point admis à ces réunions.

Je dois dire à la louange de la bourgeoisie parlementaire que, durant ces dix-huit années, elle se défendit énergiquement contre les invasions de la noblesse et du clergé. Le pouvoir lui semblait si bon, qu’elle n’admettait personne au partage. Mais, un beau matin, le petit peuple, qu’elle oubliait un peu trop, lui rappela qu’elle [p. 322] ne régnait ni par la grâce de Dieu, ni par la volonté nationale. Cet événement se rapporte à l’année 1848.

La France fut pendant quelques mois dans le même état que sous la Convention nationale. Chaque citoyen reprit la part de souveraineté qui lui revenait de droit, et mit la main aux affaires du pays. Neuf cents députés, véritablement élus par le vrai peuple, arrivèrent à Paris pour aviser à toutes les nécessités du dedans et du dehors. Je crois même qu’ils rédigèrent ensemble une constitution démocratique dont on pourrait trouver quelques exemplaires dans les bibliothèques.

Mais le parti démocratique n’avait guère pour lui que le bon droit. Il était faible, divisé, et pauvre en hommes de génie. Pour comble de malheur, il traînait à sa suite une queue de principes faux, de théories subversives et d’utopies absurdes.

Tandis qu’il s’agitait inutilement, sans ordre, sans lien, ses ennemis s’organisaient à merveille. Les partisans du droit divin, renversés en 1830, et les chefs de la bourgeoisie censitaire détrônés en 1848, se liguaient contre l’ennemi commun. On vit, dans une maison de la rue de Poitiers, les meneurs de la noblesse, du clergé et de la boutique, former une association fraternelle et travailler ensemble au renversement de la République.

[p. 323]

Les uns rêvaient le retour de la monarchie de droit divin et de cette race de saint Louis dont la Providence nous conserve un rejeton en Allemagne. Les autres ne voulaient pas remonter si haut. Ils se seraient contentés d’un de ces princes d’Orléans qui ont régné si bourgeoisement au profit de la bourgeoisie. En attendant, pour réveiller chez nous l’esprit monarchique, ils décidèrent que la République serait gouvernée par un président.

Il se présenta un candidat de qui le nom, par un hasard merveilleux, avait une triple signification. C’était un prince d’origine démocratique. Le chef illustre de sa maison avait relevé le principe d’autorité et rétabli le culte catholique : deux recommandations toutes-puissantes aux yeux des partis qui regrettaient le passé. Mais son plus grand prestige était dans les souvenirs de gloire inséparables du nom de Napoléon. Le corps de la nation, ces paysans et ces ouvriers qui entretenaient pieusement, depuis 1815, le feu sacré du patriotisme, votèrent comme un seul homme pour ce candidat de la gloire. La bourgeoisie déchue et les champions du droit divin l’appuyèrent de toute leur influence, espérant qu’il relèverait le principe d’autorité et remplirait dignement l’interrègne, en attendant mieux. Les vieux partis [p. 324] poussèrent la complaisance jusqu’à offrir leurs services au président de la République, persuadés que, s’ils mettaient la main aux affaires, ni la République, ni le président ne dureraient longtemps.

Un seul parti résista obstinément à toutes les séductions du nom et de l’homme : ce fut le parti démocratique. Ceux qui avaient inutilement cherché à fonder la république de 1848 ne voulurent voir qu’un ambitieux, un prétendant, un prince, dans l’élu du suffrage universel. L’alliance de Louis-Napoléon avec les vieux partis explique cette erreur, qui faillit creuser un abîme entre la démocratie et son nouveau chef. On oublia que ce prétendant avait dit autrefois, dans un procès fameux : « Je représente un principe, l’appel au peuple. » On ne se souvint plus du jugement de Carrel sur ce prince écrivain qui débuta dans le journalisme par des écrits démocratiques où circule librement la séve audacieuse de 89. La guerre fut violente et finit par un événement que le vainqueur lui-même a sans doute déploré.

Ce malentendu nous a procuré dix années de réaction antidémocratique. Napoléon III, malgré les tendances de son esprit et l’origine de son pouvoir, a dû s’appuyer sur les partis du droit divin et du droit bourgeois. Il a dû faire au clergé, qui le soutenait sans l’aimer, des sacrifices [p. 325] énormes. Il a dû prendre des mesures sévères contre la liberté de la presse. Il n’a pas été en son pouvoir de défendre l’Université, fille de Napoléon Ier, contre ses éternels ennemis. A cette malheureuse expédition de Rome, qui écrasait dans son œuf une démocratie légitime, il a fallu faire succéder, sur la réclamation énergique des vieux partis, une expédition de Rome à l’intérieur.

Lorsqu’on pourra envisager sans passion l’histoire de ces dix dernières années, on sera frappé de voir à toute heure un démocrate très-libéral comprimer une majorité qu’il aime et dont il est aimé, pour la satisfaction d’une minorité qui le hait. L’esprit démocratique qui est le fond même de Napoléon III, se trahit par échappée, toutes les fois que l’initiative personnelle trouve une petite place. Voyez la lettre à M. Edgard Ney, après l’expédition de Rome. Rappelez-vous cet acte éclatant par lequel le souverain de la France a épousé une personne de grande famille et de grand cœur, mais qui n’était pas de sang royal. Y a-t-il rien de plus démocratique au monde que ces discours, ces brochures, ces articles du Moniteur, qui établissent comme un dialogue quotidien entre le prince et la nation ?

Il semble qu’à la fin les tendances personnelles de [p. 326] Napoléon III aient surmonté tous les obstacles. Les vieux partis ont perdu leur influence sur le prince aussi bien que sur le pays. Le jour où l’empereur partit pour la guerre d’Italie, le peuple se jeta en foule autour de sa voiture avec des acclamations et des larmes. Ce fut, si je ne me trompe, le premier jour de vraie popularité. Les vieux partis boudaient dans un coin, je ne sais où. Le prince marchait à l’accomplissement d’une grande œuvre démocratique et libérale ; la nation applaudissait de toutes ses mains ; tous les cœurs battaient à l’unisson ; il n’y avait plus personne entre la France nouvelle et le chef qu’elle s’est choisi.

Après les victoires de Magenta et de Solferino, l’empereur a commencé, si je ne me trompe, une campagne d’Italie à l’intérieur. La réforme des lois douanières, l’essor donné aux grands travaux d’utilité nationale sont, pour ainsi dire, un Magenta et un Solferino démocratiques. Si les Autrichiens du dedans, c’est-à-dire les vieux partis, s’obstinent dans leur attitude rogue, s’il n’intervient entre la démocratie et le droit divin aucun traité de Villafranca, la France est en bonne voie.

Nous ne marcherons pas sans quelques difficultés dans cette route nouvelle. Il est aussi impossible de changer en un jour la pente d’un gouvernement que de rejeter [p. 327] en arrière un train lancé à grande vitesse. Les instruments du pouvoir sont tous ou presque tous choisis sous l’influence des vieux partis, et dans leur sein. L’administration est ici légitimiste, là orléaniste, presque partout ultramontaine et soumise aux influences cléricales. Mais je me figure qu’un souverain et une nation qui s’entendent sur les principes auront bon marché des ennemis communs qui les séparent.

[p. 328]

XXI
ABD-EL-KADER ET LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

Ma chère cousine,

La sagesse des nations a beau dire qu’il ne faut jamais parler des absents, nous dirons quatre mots d’Abd-el-Kader et de la liberté de la presse, quoique l’un et l’autre soient assez loin de nous.

J’aime le noble émir, sans l’avoir jamais vu. J’aime aussi la liberté de la presse, quoique je l’aie vue en mars 1848.

Elle est très-désirable et très-utile ; elle est très-honorable pour les peuples ; elle honore aussi les princes qui sont assez forts pour la supporter ; elle établit un commerce de vérités et un échange de bons offices entre les souverains et les sujets.

Quant à moi, je vouerais une reconnaissance éternelle au gouvernement qui me permettrait de tout dire ; non-seulement à moi, mais à tous ceux qui tiennent une [p. 329] plume, sans excepter M. Louis Veuillot. M. Veuillot est convaincu, j’aime à le croire. Les théories qu’il développait sont absurdes aux yeux de bien des gens, mais il les croyait bonnes, puisqu’il les publiait. C’était des vérités, au moins pour lui. Il est pénible et presque dégradant de se sentir les mains pleines de vérités et de n’oser les ouvrir. Or, nous en sommes tous là, nous autres gens de plume. Et cette multitude de vérités, vraies ou fausses, que la loi nous interdit de publier, nous procure au creux de la main des démangeaisons intolérables.

Nous maudissons de bien bon cœur toute espèce de censure : non-seulement la censure dramatique, qui coupe maladroitement dans une comédie le trait que nous aimons le mieux ; non-seulement la censure du colportage, qui nous interdit de vendre au peuple des campagnes le petit livre que nous avions écrit exprès pour lui, mais aussi la censure de l’imprimeur timide qui refuse de nous mettre sous presse parce qu’il craint pour son brevet ; la censure du rédacteur en chef, qui nous sabre la moitié d’un article, la meilleure, et pourquoi ? parce que le journal a déjà reçu deux avertissements et qu’une phrase mal interprétée peut réduire à zéro un capital de plusieurs millions.

[p. 330]

Oui, toutes les restrictions qu’on apporte au droit d’écrire sont une gêne horrible pour l’écrivain. Il est si doux et si naturel d’offrir librement au public les fruits de notre cerveau, tels que nous les avons mûris !

L’empereur Napoléon III, qui a été choisi pour régner sur la France, est assurément de la même opinion que nous. Quoiqu’il soit né au palais des Tuileries, il a été écrivain longtemps avant de devenir empereur. Il a eu les mains pleines de vérités nouvelles et hardies, et il les a ouvertes toutes grandes. Comme nous, il s’est froissé plus d’une fois aux entraves légales de la pensée ; il a vu ses écrits arrêtés par la douane ou saisis par la police ; il a maudit les obstacles et rêvé la liberté de la presse. Lorsqu’il relit ses œuvres complètes, il éprouve assurément, comme le dernier d’entre nous, le plaisir très-noble et très-libéral de voir sa pensée intacte et sans coupure.

Il est donc, comme nous, pour la liberté de la presse, et je ne croirai jamais que l’avancement rapide où il est parvenu lui ait fait oublier les aspirations légitimes et les droits sacrés de l’écrivain. Il nous rendra à tous ce franc parler dont il use si noblement lorsqu’il écrit à M. de Persigny. Il nous le rendra, car il a promis de nous le rendre. Peut-être même la chose serait-elle faite [p. 331] depuis quelque temps, n’étaient certaines objections que l’empereur entend faire autour de lui.

On lui dit que la liberté de la presse ne peut être que le couronnement de l’édifice impérial, et qu’il manque plusieurs étages à l’édifice. « Il est certain, lui dit-on, qu’il nous reste beaucoup à faire. Un édifice de grandeur militaire, de diplomatie ouverte, d’égalité, de prospérité, de paix intérieure et extérieure ne s’achève pas en un jour. Et ceux qui nous pressent de poser le couronnement, sans nous laisser le temps de consolider la base, sont ceux qui souhaiteraient de voir écrouler l’édifice. »

A ces conseils d’une sagesse un peu excessive, je répondrai, si l’on veut bien me le permettre, par l’histoire d’Abd-el-Kader.

Lorsque Abd-el-Kader se soumit à la France, la nation, par l’organe de ses généraux et de ses princes, jura de lui laisser la liberté.

Provisoirement, on le mit en prison ; mais il était bien entendu que le vaillant émir de l’Afrique, le Jugurtha de l’histoire moderne, s’en irait seul et sans geôliers vivre à sa guise en pays musulman.

Le roi Louis-Philippe, honnête homme au fond et bonhomme, était bien décidé à tenir sa parole. Mais les conseillers de la monarchie protestèrent, au nom de la [p. 332] raison d’État, contre cet acte de loyauté. « Sire, disaient-ils d’une commune voix, il importe au salut de la France que vous violiez votre serment. Les Anglais, dont l’amitié nous coûte si cher, n’attendent qu’une occasion de nous prouver leur haine. Si l’émir était libre aujourd’hui, demain l’Algérie serait en feu ! » Le roi crut et céda, croyant agir en politique. Il retint son prisonnier contre la foi jurée, et il s’applaudissait naïvement d’avoir sauvé ses possessions d’Afrique, lorsqu’un accident de 1848 lui ravit la France et l’Algérie d’un seul coup.

Le prince Louis-Napoléon, président de la république de 48, répara cette injustice. La compassion, l’équité et une certaine droiture de cœur assez rare chez les princes, lui conseillèrent une bonne action, et il ne prit point d’autres conseils. Il eut un mouvement honnête ; il suivit son penchant, sans tenir compte de la raison d’État ; il remplit l’engagement contracté par un autre : Abd-el-Kader reçut la liberté et cent mille francs de rente.

Qu’arriva-t-il ? L’Angleterre ne fit pas tourner contre nous cet acte de générosité spontanée. Personne ne mit l’Algérie en feu. Jugurtha vécut honorablement du revenu que nous lui avions assuré. Je dis plus : il nous aime et le prouve. La gratitude parle plus haut chez [p. 333] lui que le fanatisme musulman. Il défend nos consuls, recueille nos nationaux, protége nos protégés, et mérite à son tour notre reconnaissance.

Si Louis-Napoléon avait soumis son cœur et sa conscience à la raison d’État, il y aurait dix mille chrétiens de moins en Syrie.

Combien de nobles cœurs, combien d’esprits d’élite, combien de citoyens excellents manqueraient à la France, sans l’amnistie de 1860 ! Un funeste malentendu s’était élevé entre la démocratie et son chef. Le gouvernement du 2 décembre, suivant l’exemple déplorable que les chefs de la République avaient donné en juin 1848, expulsa de leur patrie tous les hommes en qui il voyait ses ennemis.

Le temps marcha, les années se succédèrent, les craintes se calmèrent, les rancunes faiblirent, la gloire de notre armée confondit dans une commune joie les citoyens de tous les partis ; cependant nos exilés n’osaient rentrer en France. On assure que, si la porte restait fermée, ce n’était pas l’empereur qui gardait les clefs dans sa poche. Tous les ans, le 14 août et le 31 décembre, il témoignait la résolution de décréter une bonne amnistie ; mais la plupart des conseillers poussait de grands cris : « Aujourd’hui l’amnistie, demain [p. 334] les barricades ! » Ainsi parlaient les sages défenseurs de la raison d’État.

Un beau matin, l’empereur, qui n’a d’autre Cavour que lui-même, signa le décret d’amnistie et rappela les exilés. On ne fit point de barricades, et le trône impérial se trouva plus affermi.

L’annexion des Romagnes au Piémont, le traité de commerce avec l’Angleterre, ont excité des craintes presque aussi vives et tout aussi frivoles. Les conseillers très-timides d’un prince très-hardi voyaient déjà les paysans de la Bretagne entraînés par leurs prêtres, et les ouvriers de Rouen soulevés par leurs patrons. Le saint-père a perdu les Romagnes, nos manufacturiers ont perdu les priviléges exorbitants qui les faisaient trop riches à nos dépens, et l’ordre règne dans toute la France. Les Bretons piochent la terre ; les Rouennais filent le coton.

Je me figure que la liberté de la presse ne serait pas une nouveauté plus dangereuse que tant d’autres, et que, si l’empereur nous l’accordait un beau matin, sans prendre conseil de personne, il affermirait son trône au lieu de l’ébranler.

J’ai dit : sans prendre conseil de personne, car je crois connaître l’opinion de tous les conseillers [p. 335] de l’Empire, et la voici, résumée en quelques mots :

« C’est le propre de l’opposition de dire au gouvernement : « Donnez-moi des bâtons pour vous battre. » Tous les gouvernements, usant du droit de légitime défense, répondent à l’opposition : « Je ne vous donnerai des bâtons pour me battre que si vous êtes assez forts pour venir les prendre. » Interrogez les chefs les plus illustres du parti soi-disant libéral, M. Guizot, par exemple, et M. Thiers. Ils ont dirigé le gouvernement et mené l’opposition, tour à tour. Comme opposants, ils ont toujours demandé la liberté de la presse ; comme gouvernants, ils l’ont toujours refusée.

» M. Guizot prépara contre la presse la loi du 21 octobre 1814 : il était alors secrétaire général de l’intérieur, sous le ministère de M. de Montesquiou. Cette loi servit de modèle aux ordonnances de 1830, que M. Guizot combattit énergiquement, parce qu’il n’était plus au pouvoir. M. Thiers, en 1830, défendait la liberté de la presse. Il mit sa tête au bas de la protestation du National : il était de l’opposition. Cinq ans plus tard, il combattit comme un lion pour les lois de septembre : il était ministre.

» Aujourd’hui, M. Guizot et M. Thiers sont également passionnés pour la liberté de la presse, car ils ne sont [p. 336] ministres ni l’un ni l’autre. Nous qui le sommes et qui avons l’honneur de servir un gouvernement fort au dedans et au dehors, pourquoi imiterions-nous la couardise de ces boutiquiers de 1848 qui écrivaient sur leur devanture : Armes données ! Nous avons une tâche à accomplir ; il nous faut du repos et de la sécurité. Que penseriez-vous d’un homme qui aurait sur les bras une besogne délicate, et qui permettrait aux importuns de venir incessamment le tirer par la basque de son habit ?

» Si nous accordions bénévolement à nos ennemis cette liberté qu’ils réclament, croyez-vous qu’ils s’en serviraient pour nous, ou contre nous ? Se borneraient-ils à demander quelques réformes, à censurer quelques abus, à nous conseiller les mesures les plus propres à nous affermir ? Ils commenceraient par là, selon toute apparence ; mais, avant six mois, ils auraient si bien vilipendé les instruments du pouvoir, les préfets, les ministres, la famille impériale et l’empereur lui-même, que nous serions tous discrédités dans l’esprit de la nation. Or, il y a des prétendants à l’étranger. Ces prétendants ont ici leurs amis, leurs clients, leurs fanatiques, leurs avocats, leurs banquiers, leurs ministres in partibus infidelium, et nous serions de grands fous si nous leur permettions d’y avoir leurs journaux ! »

[p. 337]

J’ai analysé, sans l’affaiblir en rien, l’argumentation des conseillers très-sages. Elle est spécieuse, elle est solide ; je n’entreprends pas de la réfuter, et je crois que ces raisons me paraîtraient sans réplique, si j’étais ministre.

Mais, si j’étais le souverain d’un pays comme la France, élu et réélu par sept ou huit millions de citoyens, confirmé dans mes pouvoirs à chaque élection partielle par la nomination des candidats que j’ai présentés, je verrais peut-être les choses d’un peu plus haut et je raisonnerais moins timidement.

La grande majorité de la nation française se compose de paysans et d’ouvriers. Cette multitude que M. Thiers appelait « la vile multitude » et que tous les gouvernements, sauf 93 et 48, ont écartée de la vie politique, est la base solide et inébranlable du gouvernement impérial. Les paysans, les ouvriers et les soldats, qui sont des paysans et des ouvriers en uniforme, ont fondé par leurs votes le second empire français. Ils ont adopté la dynastie nouvelle, qui, de son côté, a pour eux des soins tout particuliers. Ils la soutiendront fidèlement et lui demanderont peu de chose. Pourvu que le nom français soit respecté en Europe, que la religion ne soit ni persécutée ni persécutrice, et que chacun puisse vivre en travaillant, [p. 338] ils voteront et combattront pour Napoléon III et sa postérité. Combien ne faudrait-il pas de premiers-Paris, d’entre-filets, de variétés et de feuilletons pour entamer la fidélité de ces braves gens, qui, d’ailleurs, ne lisent guère que les almanachs ? Ouvriers, paysans, soldats sont et seront longtemps étrangers à ces détails de la politique quotidienne qui se discutent dans les journaux. J’excepte les ouvriers de Paris, qui, par l’aisance et l’éducation, sont souvent de véritables bourgeois.

Quant à la bourgeoisie, cette minorité lettrée, elle adore sincèrement la liberté de la presse. Quel homme ayant de quoi vivre ne s’est frotté les mains en lisant dans son journal une bonne critique bien salée de tel ou tel acte du gouvernement ? Quel rentier doux et pacifique ne s’est pâmé d’admiration devant une charge à fond de train exécutée par un peloton serré de publicistes contre tel ou tel abus ? On relit le journal en famille, on l’envoie à ses amis, on le réclame le lendemain, on le met de côté, on se promet de le relire, et vive la liberté de la presse !

Enfantillage ! d’accord. Mais cette niaiserie puérile cache un besoin sérieux de l’esprit. L’homme a soif non-seulement d’eau et de vin, mais aussi de la parole de l’homme. Nous sommes fiers de lire une chose écrite [p. 339] et imprimée librement. Cela nous relève à nos propres yeux et nous donne une satisfaction innocente, quoique un peu turbulente.

Refuser ce petit plaisir aux honnêtes gens, c’est jeter un levain d’aigreur au fond de leurs esprits. La minorité lettrée, qui n’est pas indispensable à la solidité de l’Empire, mais qui peut beaucoup pour sa grandeur et sa prospérité, s’intéresse aux journaux et aux livres. Sevrez-la violemment, elle sera tentée de prêter l’oreille aux orléanistes et aux légitimistes qui se déguisent en libéraux.

Nous faisons la partie trop belle aux ennemis de la démocratie et de l’Empire. Ils courent de salon en salon, colportant leurs petites doléances. Que regrettent-ils du temps passé ? M. le comte de Chambord ? M. le comte de Paris ? la religion d’État ? le suffrage restreint ? Non. Ils ne regrettent, ils ne réclament, ils ne revendiquent officiellement que la liberté de la presse. « Nous sommes libéraux, » disent-ils ; et on les croit, et on les écoute, et les bourgeois les plus sensés s’oublient quelquefois jusqu’à murmurer avec eux, car il est certain que la liberté de la presse est un bien très-désirable.

Si la presse était libre, les orléanistes et les légitimistes seraient forcés de se montrer tels qu’ils sont, de [p. 340] confesser leurs véritables regrets, d’afficher leurs vraies espérances, et la nation leur rirait au nez en voyant tomber le masque.

Que craignons-nous ? Quand la presse sera libre, les ennemis du gouvernement écriront contre lui : rien n’est plus probable, assurément. Mais nous leur répondrons, et ce serait bien le diable si nous étions battus dans la discussion, quand la raison sera pour nous ! Il n’y a ni raisonnements ni sophismes qui puissent renverser une monarchie populaire, fondée sur le suffrage universel et la volonté de la France.

Mais aujourd’hui, lorsqu’un écrivain des vieux partis publie un livre ou une brochure, lorsqu’il serait facile de le réfuter, de le combattre et peut-être de le battre, une sorte de pudeur nous oblige au silence. Nous nous croisons les bras, nous laissons faire la police qui saisit, la justice qui condamne, la police et la justice qui ne réfutent rien.

Un dernier mot, ma chère cousine. Je pense à l’avenir. Les hommes d’État se formaient jadis à deux écoles : la presse et le parlement. L’empereur Napoléon III s’est entouré de ministres capables et formés à la vieille école. Mais où prendra-t-on les ministres de Napoléon IV, lorsque la presse et le parlement n’existeront plus que de nom ?

[p. 341]

XXII
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE

Ma chère cousine,

Depuis que la France est tranquille au dedans et respectée au dehors, on voit flotter dans les salons de Paris et de la province une multitude de petits drapeaux avec ces mots : « Régime parlementaire ! »

Les drapeaux dont je parle ne sont pas tous de la même couleur. Il y en a de blancs, il y en a de rouges ; il y en a beaucoup de tricolores, surmontés du coq orléaniste. On en compte quelques-uns qui portent les armoiries du roi de Naples ou les vénérables clefs de saint Pierre. J’en ai même aperçu (croyez-moi si vous voulez) qui représentent l’aigle d’Autriche, noir sur fond jaune.

La faction qui agite ces divers étendards ornés d’une seule et même devise s’est formée par la réunion de divers partis. Tous les ennemis de l’Empire et quelques ennemis [p. 342] de la France se sont donné le mot pour réclamer unanimement le régime parlementaire. Ils sont descendus pêle-mêle dans le cirque et ils agitent leurs banderillas autour du gouvernement comme autour d’un taureau qu’on effarouche avant de le tuer.

Si l’on faisait le dénombrement de ces jouteurs, on y trouverait des philosophes et des dominicains, des rhéteurs sceptiques et des jésuites, des révolutionnaires à tous crins et des champions de l’ordre à tout prix. Voici des légitimistes qui supprimeraient jusqu’aux noms du parlement, si nous leur permettions de ramener leur roi. Voilà des orléanistes qui ont lutté héroïquement jusqu’en 1848 contre l’impertinence des avocats, des professeurs et des médecins qui réclamaient le droit de suffrage. Voici des législateurs de la rue de Poitiers qui ont voté en 1850 la restriction du suffrage universel. Voilà des hommes du 15 mai qui ont fait consciencieusement tout ce qu’ils ont pu pour jeter le parlement par les fenêtres.

Cette armée sans chefs, recrutée au hasard dans tous les camps de la politique, commencerait par tourner ses armes contre elle-même s’il lui arrivait de perdre ou d’oublier le mot d’ordre.

Les journaux étrangers, ou du moins les journaux de [p. 343] l’ennemi s’unissent de loin à cette croisade. Ils affectent de nous plaindre ; ils répandent leur encre en larmes hypocrites sur le malheur et l’abaissement de la nation française.

« Pauvres gens ! nous disent-ils, vous avez des canons rayés qui portent plus loin que les nôtres et des zouaves qui sont les croquemitaines de nos soldats.

» Votre marine que nous avions coulée avec la coopération du roi Louis-Philippe, est remontée sur l’eau en dix ans. Votre diplomatie, que lord Palmerston faisait passer par le trou d’une aiguille, est devenue plus fière que pas une autre.

» Vos finances sont relevées ; vos emprunts se souscrivent au quadruple ; vos ouvrages publics s’achèvent par enchantement ; vous guérissez par le travail cette plaie de la misère qui est incurable chez nous ; la statistique de vos tribunaux atteste une diminution notable dans le nombre des crimes ; mais nous vous plaignons cordialement, car vous êtes privés du régime parlementaire ! »

S’il est vrai que nous soyons dégradés aux yeux de l’étranger, tous les bons Français (et j’en suis) seront heureux de remonter en grade par la restauration du régime parlementaire.

[p. 344]

Mais quel parlement demanderons-nous ? Il faudrait s’entendre sur ce point.

Est-ce le parlement qui coupa la tête de Charles Ier ? Est-ce le parlement qui fit guillotiner Louis XVI ?

Est-ce le parlement-croupion qui opposa cette belle résistance au général Lambert ?

Est-ce la Diète polonaise, ce parlement à cheval où le veto d’un gentilhomme pris de vin annulait toutes les délibérations ?

Est-ce le parlement américain, où le revolver dit son mot dans les discussions les plus frivoles ? où l’orateur doit avoir le coup d’œil juste, moins pour démêler le vrai du faux que pour viser en plein gilet ses honorables contradicteurs ?

Est-ce le parlement prussien, où la Chambre des seigneurs et la féodalité résistent obstinément à toutes les réformes ?

Est-ce le parlement anglais, où la Chambre des lords s’amuse incessamment à défaire les lois à mesure que la bourgeoisie les a faites ? Envierons-nous à nos voisins les priviléges aristocratiques de la Chambre haute ? Importerons-nous en France les bourgs pourris, le suffrage restreint, les élections arrosées de bière et égayées par les coups de bâton ? Nos orléanistes ont pris l’habitude [p. 345] de célébrer le gouvernement anglais. Ils nous l’offrent à chaque instant comme un parfait modèle d’organisation parlementaire. Mais ce qu’ils admirent le plus chez nos voisins est précisément ce que nous voulons empêcher ici : l’oppression de la démocratie.

Le souverain, la noblesse, le haut clergé et la riche bourgeoisie de l’Angleterre s’entendent pour régler à l’amiable les affaires du pays, étouffer les masses, écraser l’Irlande, asservir les colonies. C’est la vieille politique du sénat romain, le plus parlementaire et le plus odieux de tous les gouvernements. L’histoire n’a rien connu de plus injuste, de plus oppressif et de plus anti-démocratique que ce parlement orgueilleux qui fit la conquête du monde. Les plébéiens, les esclaves, les alliés étouffaient sous la pression de ces hommes de bien, ces Brutus, ces Caton ! A chaque instant, le peuple entier se jette dans les bras d’un homme pour qu’il en finisse avec le parlement et fonde la démocratie. Marius, Catilina et bien d’autres l’ont essayé ; César l’a fait.

L’histoire romaine est-elle trop ancienne pour servir d’exemple ? Revenons à nos temps et à notre pays.

Que vous semble du parlement de Louis XVIII et de Charles X ? Regrettez-vous la Chambre des pairs qui remporta une si courageuse victoire sur le maréchal [p. 346] Ney ? Faut-il aller chercher dans le passé la Chambre introuvable, ou la Chambre de 1825, qui vota coup sur coup, dans l’espace de huit jours, la loi du sacrilége et le milliard des émigrés ? Il faut croire que ce régime parlementaire pesait à la France, puisqu’elle a fait une révolution pour le secouer.

J’aime mieux le régime parlementaire dont nous jouissons théoriquement aujourd’hui, quoiqu’il laisse à désirer dans la pratique.

Quatre pouvoirs établis par la Constitution gouvernent la chose publique :

1o L’empereur, élu par la totalité des citoyens et véritable député de la nation ; je ne sache pas qu’aucun roi de France ait régné en cette qualité : Louis XVIII fut mis sur le trône par les alliés, et Louis-Philippe par quelques amis ;

2o Le Sénat, nommé par l’empereur, comme la Chambre des pairs par le roi, comme la Chambre des lords par la reine, comme la Chambre des seigneurs par le roi de Prusse, et le Sénat de Turin par le roi d’Italie ;

3o Le Conseil d’État, nommé par le souverain pour préparer les lois, comme dans tous les pays où il existe un Conseil d’État ;

[p. 347]

4o Le Corps législatif, élu directement par toute la nation comme l’empereur lui-même. Il vote les lois et le budget. Il est maître absolu de refuser l’impôt, maître absolu de rejeter les lois qu’on lui présente. L’empereur, le Sénat et le Conseil d’État réunis ne pourraient ni ajouter un article à nos lois, ni décréter un centime d’impôt sans l’aveu du Corps législatif.

Telle est, en théorie, l’organisation actuelle du régime parlementaire.

Je ne crois pas qu’une seule monarchie de l’Europe soit constituée aussi démocratiquement. Il est dit, il est su, il est entendu que la France appartient à la totalité des citoyens français ; que le droit de souveraineté réside dans la nation ; que la nation le confie à un homme ou à une dynastie, en se réservant le droit de le reprendre.

Ce principe, le plus hardi de tous ceux que la Révolution a mis en avant, paraîtrait non-seulement nouveau, mais monstrueux aux souverains les plus libéraux de l’Europe. Et l’aversion de presque tous les princes régnants pour la dynastie napoléonienne n’a pas d’autre cause que ce fond absolument démocratique sur lequel l’empire est assis. Tous les rois et les empereurs vivants règnent plus ou moins par la grâce de Dieu. Ils ont tous [p. 348] la prétention plus ou moins avouée de rester sur le trône et d’y asseoir leurs descendants, lors même que la majorité du peuple en serait mécontente. La France est le seul pays constitué de telle façon qu’une dynastie n’y serait plus ni possible ni légitime le jour où elle n’aurait plus pour elle la majorité des citoyens.

Il suit de là que le Corps législatif, si modeste en apparence, est théoriquement une très-grande autorité dans l’État. N’est-il pas, comme l’empereur, issu du suffrage universel ? On ne s’est jamais demandé ce qui arriverait si une élection générale envoyait au Palais-Bourbon deux cent soixante-sept députés contraires à la dynastie impériale. Qu’une opposition s’élève par accident au sein du Sénat ou du Conseil d’État, la chose n’aura qu’une gravité secondaire, puisque les conseillers d’État et les sénateurs sont des auxiliaires choisis par le souverain. Mais que deviendrait la dynastie, le jour où le Corps législatif, aussi légitime que l’empereur lui-même, refuserait de voter l’impôt ?

Au temps de la monarchie constitutionnelle, le roi fondait son autorité sur quelque chose de supérieur à la volonté du peuple. Rencontrait-il une opposition un peu trop vive dans les députés, il les renvoyait chez eux et disait aux électeurs d’en nommer d’autres. Comme, [p. 349] après tout, les députés ne sortaient pas des entrailles du peuple et qu’ils étaient les élus d’une coterie de deux ou trois cent mille personnes, la dissolution d’une Chambre n’était pas un crime de lèse-nation. Les temps sont bien changés. Que dans cent ans, par exemple, Napoléon V ou Napoléon VI ait le malheur de se brouiller avec la France ! Le Corps législatif lui dira, avec toute l’autorité de la logique : « Les huit millions de Français qui ont donné la couronne à votre dynastie sont morts depuis longtemps ; la génération nouvelle, usant d’un droit imprescriptible, vous invite à vous retirer. »

Nous sommes bien loin d’une telle catastrophe, et chaque élection partielle le prouve clairement. De tous les pouvoirs de l’État, le Corps législatif est peut-être le plus dévoué à la personne et à la politique de l’empereur. C’est sans doute qu’un parfait accord n’a cessé d’exister entre la nation et son chef. Il suffit qu’un candidat se présente au nom du gouvernement pour qu’il soit élu d’emblée. Le paysan, l’ouvrier, le bourgeois se dit dans son gros bon sens : « Puisque l’empereur veut celui-là au Corps législatif, c’est celui-là que nous devons lui envoyer. »

Heureuse intimité ! Trois fois heureux mariage d’un homme et d’une nation ! Mais pour que cette union se [p. 350] prolonge au delà des limites de la lune de miel, il importe que l’empereur se tienne au courant des besoins, des idées et des aspirations de son peuple. La bonne harmonie et la confiance réciproque ne sauraient se conserver qu’à ce prix.

Puisque le gouvernement impérial, par une erreur commune à beaucoup de gouvernements, a cru bon de limiter à l’excès la liberté de la presse, il ne lui reste qu’un seul moyen de savoir ce qui se passe et ce qui se pense, de connaître les sentiments et les griefs de la nation et les abus de pouvoir commis par les agents de l’État. Il s’agit d’accorder aux députés le droit d’interpellation ; rien de plus. Si l’on craint que les campagnes parlementaires ne deviennent assez orageuses pour arracher les ministres à l’expédition des affaires, on peut, suivant la tradition du premier empire, désigner quelques ministres sans portefeuille pour soutenir le choc de l’opinion publique, le diriger à l’occasion et s’y soumettre au besoin.

Quelques modifications dans le règlement intérieur de l’Assemblée couronneront, sans danger pour le gouvernement, cette réforme sage et nécessaire. Le droit d’amendement peut et doit être étendu ; il faut relever la tribune qu’une terreur puérile a rasée comme la maison [p. 351] d’un malfaiteur. Il est décent de permettre aux députés la publication de leurs discours en style direct, et d’autoriser les journaux à raconter librement les séances de la Chambre. Car enfin les membres du Corps législatif sont, comme l’empereur lui-même, les délégués du souverain, qui est le peuple. Et il convient que le peuple vive en communication directe avec tous ses députés sans exception.

Si le gouvernement impérial est assez sage pour nous accorder les réformes innocentes que nous lui demandons dans son intérêt, le Corps législatif se distinguera bientôt par d’autres mérites que le dévouement et l’obéissance. Les hommes créent les institutions, mais les institutions aussi modèlent les hommes. Nous verrons naître des orateurs le jour où l’on relèvera la tribune ; et l’éloquence française, qui est entrée pour une si grande part dans la gloire de notre pays, ne sera plus reléguée dans le domaine archéologique.

Le régime parlementaire, tel que nous l’avons en théorie et tel que nous demandons à l’avoir en pratique, se distinguera toujours de l’ancien régime par le suffrage universel. Ce sera le règne de tous substitué à l’oligarchie des nobles ou des riches, le principe de la souveraineté populaire succédant, au nom du droit, au soi-disant [p. 352] principe de la souveraineté de la naissance ou du capital.

L’empereur a tout à gagner dans cette réforme, et rien à perdre. Il est légitime parce qu’il est voulu par la nation ; il sera légitime, lui et ses descendants, aussi longtemps que la nation trouvera avantageux d’obéir à son illustre dynastie. La seule chose qu’il ait à craindre, c’est d’être un jour en désaccord avec le peuple français, et ce danger ne peut être écarté que par la liberté de la presse ou l’indépendance du Corps législatif.

Personne ne songe à contester le brevet de grand homme au physicien qui a découvert le parti qu’on pouvait tirer de la compression des vapeurs. Mais celui qui inventa les soupapes de sûreté était un grand homme aussi.

Le Corps législatif est pour le gouvernement impérial, autant et plus que pour la nation française, une soupape de sûreté. Il est plus nécessaire encore à la dynastie qu’à la nation. Car, si la dynastie et la nation se brouillaient un jour faute de s’entendre, ce n’est pas la nation qui succomberait dans le conflit.

[p. 353]

XXIII
LES LIBERTÉS MUNICIPALES

Ma chère cousine,

Par surcroît de prudence, on fera bien d’adapter à la puissante machine qui nous mène une deuxième soupape qui s’appelle liberté municipale.

La Constitution, d’accord avec le sentiment populaire, concède à l’empereur un pouvoir à peu près illimité dans les affaires importantes. Il choisit ses ministres sans prendre conseil de la nation et les garde aussi longtemps qu’il lui plaît ; il dispose de l’armée et la commande en personne, décide des questions de paix et de guerre, signe les traités d’alliance et de commerce, entreprend ou suspend la délivrance d’un peuple ami. Depuis le vote du suffrage universel qui rétablissait la forme impériale, on peut dire que la majorité de la nation a approuvé ou accepté tout ce que l’empereur a voulu.

[p. 354]

Cependant il n’est pas infaillible. En admettant qu’il le fût, il ne saurait transmettre à ses ministres ce don précieux d’infaillibilité. Si même il le transmettait à tous les ministres sans exception, je ne sais pas si les ministres pourraient le communiquer à tous les préfets, à tous les sous-préfets, à tous les maires et à tous les gardes champêtres. On m’accordera bien, je l’espère, que le gouvernement le plus heureux et le mieux servi emploie au moins un fonctionnaire incapable ou malhonnête, et, partant, odieux et ridicule aux yeux des citoyens.

Or, la nature est ainsi faite que tout homme investi d’un lambeau d’autorité se persuade qu’il est infaillible et prétend être honoré comme tel. Les gardes champêtres eux-mêmes sont sujets à cette erreur, puisqu’ils sont hommes et fonctionnaires. J’ajouterai, sans crainte d’être contredit, que cette étrange illusion est plus arrogante dans les monarchies absolues que dans les États constitutionnels, car le garde champêtre lui-même se répète tous les dimanches en se faisant la barbe : « Souviens-toi que tu es l’instrument d’un pouvoir fort ! »

Il se produit donc en tout pays, mais principalement dans les monarchies absolues, un certain nombre d’abus. Quelques-uns sont réprimés ; ils ne le sont pas tous ; car il y a une certaine solidarité entre les agents d’un même [p. 355] pouvoir, et chacun d’eux se fait comme un point d’honneur de sauvegarder le principe d’autorité. Supposez, par exemple, qu’un garde champêtre vous manque très-gravement. Vous irez signaler au maire la conduite de son agent ; mais il faudra que vous apportiez des preuves bien écrasantes pour qu’il se décide à trouver coupable un homme de son choix. Si le maire refusait de vous faire justice, vous le dénonceriez, sans doute, au préfet ; mais il est presque surnaturel que le préfet donne gain de cause à un simple citoyen contre un fonctionnaire qu’il a nommé ou désigné lui-même. Et, si vous allez jusqu’au ministre de l’intérieur, il aura les mêmes raisons pour vous refuser la tête de son préfet.

Il suit de là que les simples citoyens, comme vous ou moi, sont livrés à peu près sans défense aux plus minces dépositaires de l’autorité. Les abus sont assez rares, je le veux bien ; il s’en commettait cent mille fois plus, et de plus intolérables, avant la révolution de 89. Mais, en ce temps-là, le peuple avait la peau moins délicate ou plus endurcie. D’ailleurs, il n’éprouvait pas le besoin de soutenir son rang, n’étant pas roi. Il me semble que nous sommes plus sensibles à la violence et à l’injustice depuis que chacun de nous est la trente-six millionième partie d’un souverain.

[p. 356]

Si le malheur voulait que les fonctionnaires de notre pays, enhardis par une sorte d’impunité, cédassent au penchant de la nature humaine et prissent l’habitude de faire les maîtres, le gouvernement perdrait, dans toutes les classes de la nation, un grand nombre d’amis sincères et désintéressés. Rien n’est plus injuste assurément que d’imputer au chef de l’État ou même à ses ministres les peccadilles des agents subalternes ; mais le Français a l’esprit fait de cette façon qu’il rapporte au gouvernement tout ce qui lui arrive en bien ou en mal. Considérez d’ailleurs que, pour l’habitant de trente mille communes rurales, le gouvernement est incarné dans trois personnes visibles, le maire, le gendarme et le garde champêtre. Si l’une de ces trois autorités le moleste ou lui fait tort, il se brouille avec le gouvernement. Et convenez que ce serait un spectacle à la fois triste et curieux si un empire brillant et respecté au dehors périssait miné par les gardes champêtres, comme ces navires qui s’élancent glorieusement vers la haute mer, toutes voiles déployées, et la carène rongée par les tarets.

On me dira que je prévois les malheurs de trop loin et qu’il n’y a pas péril en la demeure. Mais c’est précisément parce que le danger est encore loin que nous pouvons le prévenir.

[p. 357]

D’ailleurs, le remède est simple, facile et indiqué par la Constitution. Il est dit que le suffrage universel choisira parmi le peuple du département, de l’arrondissement et de la commune trois assemblées dont le droit et le devoir sont de contre-balancer l’absolutisme du maire, du sous-préfet et du préfet. Il importe non-seulement à la nation, mais surtout au gouvernement lui-même, que le conseil général, le conseil d’arrondissement et le conseil municipal soient composés de citoyens éclairés et indépendants ; car, le jour où ces trois corps ne seraient plus que des masses inertes, soumises par avance à l’impulsion du fonctionnaire qu’elles doivent contrôler, le département, l’arrondissement et la commune se verraient exposés à l’arbitraire, et le gouvernement à la désaffection.

Il est donc à souhaiter, je dis plus, il est nécessaire à l’avenir de la dynastie impériale que les citoyens les plus indépendants par leur fortune, leur caractère et leur éducation, s’introduisent dans les conseils provinciaux de tout rang et tempèrent l’omnipotence des autorités locales. Cela étant, le gouvernement sera plus solide, sans être moins fort. Il conservera toute sa liberté d’action au dedans et au dehors. L’opposition, si elle se produit en quelque endroit, ne s’attaquera pas à l’empereur, [p. 358] mais à tel ou tel agent trop enclin à usurper les prérogatives impériales.

Si enfin quelques fonctionnaires, par un excès de prévoyance impardonnable, sacrifiaient les intérêts de la dynastie régnante à l’un des prétendants qui nous entourent ; s’ils avaient la tentation d’entrer dans les petits complots ultramontains qui minent le sol de la France, ils seraient arrêtés tout court au début de leur trahison. On sait, à n’en pas douter, que, dans les premières années du nouvel empire, un certain nombre d’administrateurs ont regretté activement le règne des anciens partis. Il est certain qu’aujourd’hui même le vénérable saint Vincent de Paul, devenu recruteur malgré lui, enrôle tous les jours plus d’un fonctionnaire sous un drapeau qui n’est ni celui du gouvernement ni celui de la nation. Ces conspirations souterraines seraient facilement déjouées si la nation avait le droit de nommer des surveillants à ses administrateurs.

Pendant sept ou huit ans, le gouvernement impérial, par une erreur surtout préjudiciable à lui-même, s’est effarouché des moindres symptômes d’opposition locale. Préoccupé du soin de fonder l’ordre public et la paix intérieure, il a cru bon d’étouffer tous les bruits, de paralyser tous les mouvements, comme si le bruit de la [p. 359] respiration et le mouvement du cœur n’étaient pas la vie elle-même ! Au plus léger symptôme de résistance légale, l’autorité tombait en garde et s’apprêtait à soutenir le choc de l’ennemi. Mais les ennemis d’un préfet mal choisi ou d’un maire indigne sont précisément les meilleurs amis du gouvernement qui s’est trompé.

Il y a deux ans et demi, j’eus une assez longue conversation avec le préfet d’un de nos principaux départements. C’est un homme très-capable et très-vif, d’ailleurs sincèrement dévoué au gouvernement qui l’emploie. Il se plaignit à moi du conseil municipal de son chef-lieu avec l’impatience nerveuse d’un cheval de pur sang tourmenté par les mouches. « Si vous écrivez quelque chose sur notre pays, me dit-il (j’écrivais alors au Moniteur), demandez hardiment qu’on me débarrasse de ce maudit conseil et qu’on nomme une commission municipale. » Je plaidai la cause contraire, qui me paraissait la bonne ; mais le conseil municipal fut sacrifié, par la suite, aux impatiences de l’honorable préfet.

Les plus grandes villes de France sont administrées aujourd’hui par des commissions, et cela sur la demande des préfets. Si le gouvernement les consultait tous, s’il prenait l’avis des sous-préfets et des maires, tous les [p. 360] conseils municipaux seraient supprimés sans exception et remplacés par des commissions administratives. Mais, s’il est naturel que tout fonctionnaire cherche à se délivrer des entraves qui le gênent, le gouvernement serait bien fou de lâcher la bride à tous ses agents.

L’esprit de domination, toujours fécond en ressources, suggère à nos administrateurs un expédient. Ne pouvant expulser leurs conseils électifs, ils cherchent le moyen de les élire eux-mêmes. Non-seulement ils présentent les candidats les plus incapables de leur résister, mais ils travaillent de tout leur pouvoir à les imposer aux électeurs. La corruption électorale est incompatible avec le suffrage universel ; on la remplace par une pression, quelquefois même par une terreur électorale. L’empereur ne le sait pas, ni le ministre non plus. On se réjouit naïvement à Paris, dans les cercles officiels, lorsqu’on apprend que les listes de l’administration ont passé dans toute la France. On regarde cet heureux événement comme une preuve de sympathie universelle, et le gouvernement se persuade qu’il est devenu plus fort parce que ses employés ont su se rendre plus indépendants.

Je ne veux point revenir sur le passé ni parler une seconde fois du Corps législatif. Il me suffit de rappeler [p. 361] ici deux faits bien connus, qui prouvent combien les victoires électorales sont quelquefois de sottes victoires. On se rappelle le beau zèle du sous-préfet de Fougères, qui fit au gouvernement cent fois plus de mal que de bien, et compromit l’élection d’un honorable député qui aurait été nommé plus facilement s’il se fût présenté tout seul. J’ai assisté d’un peu loin aux efforts héroïques de l’administration locale pour faire élire dans le Haut-Rhin le remplaçant de M. Migeon. Le succès répondit au zèle des fonctionnaires ; M. Keller, candidat du préfet, obtint la majorité. Mais ce candidat, sorti tout armé du scrutin comme Minerve du cerveau de Jupiter, sauta sur un drapeau qui n’était pas celui de la France et courut se placer aux premiers rangs du parti ultramontain.

Les fonctionnaires ne se trompent pas toujours aussi lourdement. Je crois même que leur clairvoyance n’est presque jamais en défaut lorsque l’intérêt de leur petite domination est en jeu. Mais je maintiens que le gouvernement a tort de se trop réjouir lorsqu’il voit les conseils généraux élus indirectement par les préfets, les conseils d’arrondissement par les sous-préfets, les conseils municipaux par les maires. Chaque fois qu’une liste officielle passe au scrutin sans débat, comme une lettre à la poste, [p. 362] on devrait s’attrister à Paris, non-seulement parce qu’il y aura désormais un fonctionnaire sans contrôle, mais aussi parce qu’il y a un petit coin de la France où le ressort de la vie politique s’est brisé.

M. le ministre de l’intérieur sait tout cela mieux que nous, lui qui a figuré longtemps à la tête du parti libéral. La circulaire qu’il a publiée à la veille des dernières élections municipales, restera comme un monument de sagesse politique. Au moment où la France réunie autour de l’urne du suffrage universel se préparait à renouveler tous les conseils municipaux de l’Empire, M. Billault engageait les maires à recommander aux électeurs les hommes les plus éclairés et les plus indépendants de leurs communes, sans toutefois en imposer aucun et sans entraver les autres candidatures qui pourraient se produire. Rien n’est plus droit et plus libéral que cette circulaire et je l’admire encore très-sincèrement, quoiqu’elle ait fait faire à mon pauvre ami Gottlieb un faux pas assez ridicule.

Je ne sais si sa mésaventure s’est reproduite en plus d’un endroit ; mais je suis bien tenté de le croire, car l’homme est fait partout de la même façon, et il n’y a pas de circulaire ministérielle qui puisse corriger en un jour la rage d’arbitraire et de domination [p. 363] si fréquente chez les plus petits fonctionnaires.

Il me semble que le récit de sa maladresse et de sa déception ne sera pas inutile au public, car les faits portent leur enseignement avec eux, et toutes les déclamations sur l’injustice et la violence ne valent pas le simple récit d’un homme de bonne foi.

Donc, après avoir lu la circulaire de M. Billault, mon ami se rappela qu’il était citoyen d’une petite ville de cinq à six mille âmes, qu’on appelle Schlaffenbourg ; citoyen notable et bien noté, et dans les meilleurs termes avec toute la population.

Schlaffenbourg est une des plus jolies villes de la France ; le paysage qui l’environne, un vrai décor d’opéra ; la population douce, tranquille, honnête, hospitalière, intelligente : on n’en peut dire que du bien. Il n’y a, dans tout le pays, qu’un seul mari de Molière ; encore est-ce un homme qui s’est fait lui-même ce qu’il est et qui ne changerait pas d’état pour mille écus de rente.

Quant à mon ami Gottlieb, c’est un de ces philosophes contemplatifs et pansus que vous admirez dans les contes d’Erckmann-Chatrian. Docteur en philologie, auteur d’un poëme didactique sur la pisciculture, propriétaire d’une vieille maison et d’un assez beau jardin, [p. 364] il cultive passionnément les lettres et les légumes : la chronique de Schlaffenbourg ne lui connaît point d’autres vices.

Comment un homme de ce tempérament a-t-il pu se laisser entraîner dans une mêlée électorale ? Ceci demande deux mots d’explication. Le jardin de Gottlieb et sa vieille maison sont situés à huit ou neuf cents mètres de la ville. On y va par un chemin vicinal qui n’a pas été réparé depuis 1789. Mon pauvre ami, qui aime à sortir en voiture, versait au moins quatre ou cinq fois par semaine ; exercice violent qui finirait par lasser la patience de l’Alsacien le plus doux. Cependant Gottlieb payait, en impôts fonciers, cotes personnelles et mobilières et centimes additionnels une somme assez ronde, sans compter les prestations en argent ou en nature pour la réparation et l’entretien des chemins vicinaux. « Je ne m’expliquerai jamais, disait-il, qu’on emploie mon argent à réparer tous les chemins de la commune, excepté le chemin qui conduit à ma maison. » Plus d’une fois il avait soumis cette question à M. Jean Sauerkraut, maire de Schlaffenbourg. Mais M. le maire, ancien brigadier dans le train, avait d’excellentes raisons pour mépriser les hommes de science. Il tournait le dos à Gottlieb et s’en allait boire un verre de bière à la brasserie de l’Esturgeon.

[p. 365]

Après cinq ou six ans de démarches inutiles, Gottlieb voulut savoir à quoi l’on employait l’argent de la commune. On lui répondit que c’était un grand mystère ; que M. le maire était un homme violent ; qu’il réglait tout à l’amiable avec les conseillers municipaux, sauf à lever sa canne sur ceux qui n’étaient point de son avis ; que, d’ailleurs, la comptabilité municipale se réduisait à fort peu de chose, M. le maire n’étant pas un homme de plume, mais un homme de canne.

Ce propos et la circulaire de M. le ministre de l’intérieur inspirèrent à Gottlieb un vif désir d’entrer au conseil municipal. On lui dit que M. le maire s’occupait d’écrire ou de dicter la liste des candidats de l’administration. Gottlieb, qui avait dédié son poëme sur la pisciculture à Sa Majesté l’empereur Napoléon III, s’imagina innocemment qu’il avait quelques droits à figurer sur la liste. Il fit donc sa visite à M. Jean Sauerkraut, qui buvait de la bière de mars et fumait une pipe de porcelaine. Ce fonctionnaire le reçut mal et s’écria, en cassant une cruche et deux verres : « Je ne veux pas d’un savant dans mon conseil municipal ! »

M. Jean Sauerkraut dit mon conseil, comme on dit mon chapeau, mon chien, ma pipe. C’est le pronom possessif.

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Gottlieb aurait pu objecter qu’il n’était pas aussi savant que M. Coste et que, d’ailleurs, la circulaire de M. Billault ne proscrivait point cette catégorie. Il se contenta de maintenir sa candidature et jura sur son bonnet de docteur qu’il serait conseiller municipal en dépit de M. le maire ! C’est que les agneaux de l’Alsace se métamorphosent en lions quand on les pousse à la dernière extrémité.

Il courut au sous-préfet comme au feu. Malheureusement, le sous-préfet, M. Ignacius, était à la messe. Gottlieb ne fréquente pas les églises parce que le mauvais latin lui donne sur les nerfs. Il attendit. Un ami qui passait lui communiqua la liste officielle. Sur vingt-trois candidats, on y comptait neuf brasseurs, dix cabaretiers et quatre aubergistes.

« C’est donc ainsi, s’écria le bon Gottlieb, qu’on interprète la circulaire de M. Billault ? Il conseille à tous les maires de porter les hommes les plus éclairés et les plus indépendants, et tous les candidats de M. Sauerkraut sont directement sous sa dépendance ! » Il retourna dans l’après-dînée à l’hôtel de la sous-préfecture. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était à vêpres.

Mon Gottlieb, entêté comme un savant, rentra chez lui et écrivit sur deux ou trois mille bulletins :

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ÉLECTIONS DES 18 ET 19 AOÛT

Candidat :

GOTTLIEB !

Il déposa un exemplaire au parquet et retourna le soir même à la sous-préfecture. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était au salut.

Le bruit se répandit en ville que M. Gottlieb, le doux Gottlieb, le petit patriarche Gottlieb, se portait candidat malgré le maire. Il ne fallait rien de plus pour mettre Schlaffenbourg en révolution. Gottlieb est plutôt riche que pauvre ; il fait un peu de bien dans le pays. Lorsqu’il y a quelque démarche à entreprendre en faveur d’un malheureux, Gottlieb a bientôt chaussé ses souliers et pris sa casquette de loutre. Ajoutez que la douceur et l’aménité de son caractère lui ont fait beaucoup d’amis dans les hautes classes de Schlaffenbourg. Il en aurait davantage encore s’il était moins économe de ses visites ; mais les relations qu’il a lui suffisent et suffisaient aussi pour le faire nommer au conseil municipal.

Des hommes de toute condition accoururent chez lui pour savoir si véritablement il voulait être élu.

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« Oui ! répondait Gottlieb avec une énergie voisine de la colère. — Vous le serez, monsieur Gottlieb ! »

Et chacun emportait une liasse de bulletins au nom de Gottlieb.

Cependant Jean Sauerkraut, ancien brigadier du train, maire de Schlaffenbourg, buvait de la bière et tourmentait entre ses dents le tuyau de sa pipe. C’est sa manière de méditer.

Sous une enveloppe assez épaisse, ce fonctionnaire cache une certaine dose de malice. Il économise depuis dix ans les revenus de la commune pour doter Schlaffenbourg d’un boulevard. La ville n’a point de boulevard et n’en désire point. Mais un boulevard qui couperait en deux le jardin de M. le maire ne serait pas inutile à tout le monde. Jean Sauerkraut se verrait dans la douce nécessité d’exproprier Jean Sauerkraut. Comme propriétaire, il demanderait une grosse indemnité qu’il n’hésiterait pas à s’accorder comme maire. Après quoi, Jean Sauerkraut, deux fois plus riche que devant, donnerait sa démission et se retirerait, couvert de gloire, dans quelque bonne recette particulière, ou même dans la sous-préfecture de M. Ignacius. C’est un beau rêve, et Jean Sauerkraut n’est pas le seul maire qui raisonne ainsi, dans ce siècle de démolitions, de percements et [p. 369] de boulevards. Mais supposez qu’un homme dangereux, un perturbateur, un Gottlieb, s’introduise par force au sein du conseil municipal : il y prendra d’autant plus d’autorité que ses collègues seront des hommes doux et sans défense. On l’écoutera comme un oracle, grâce à sa réputation de savant. Il demandera des comptes, il voudra voir des écritures ; il exigera que les fonds de la commune soient consacrés aux besoins réels de la commune. Il prouvera qu’un boulevard n’est pas plus nécessaire à la ville de Schlaffenbourg qu’une plume à l’oreille d’un porc !

« Allons ! s’écria Jean Sauerkraut en éteignant sa pipe de porcelaine, il faut donner une leçon à M. Gottlieb et au suffrage universel ! »

Aussitôt dit, il rassembla les pauvres gens qui vivent dans la dépendance absolue d’un maire : le secrétaire de la mairie, les expéditionnaires, l’agent voyer, l’appariteur, le commissaire de police, les sergents de ville, les cantonniers, les gendarmes et les gardes champêtres. « Mes enfants, leur dit-il, vous savez à quel point je vous aime. Eh bien, je vous mets tous à pied si M. Gottlieb pénètre dans mon conseil. Si vous l’empêchez d’arriver, je paye à boire. — Vive monsieur le maire ! » répondit la foule des subordonnés.

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Dès ce moment, Gottlieb fut gardé à vue. On fit sentinelle autour de sa maison, il y eut un factionnaire nuit et jour dans ce joli petit chemin en pente où les voitures versaient si bien. On inscrivit les noms de ceux qui lui faisaient visite ; on le suivit lui-même dans ses promenades. C’est ce que Jean Sauerkraut appelait déjouer les machinations de l’ennemi.

Les sergents de ville rencontrèrent un vieillard de soixante-quinze ans qui paraissait sortir de chez M. Gottlieb. C’était un pensionnaire de l’hôpital ; on l’arrête, on le fouille, on trouve sur lui des bulletins qui portaient le nom de Gottlieb. « Ah ! scélérat, lui disent les agents, c’est toi qui veux nous mettre sur la paille ! » On le traîna par la ville entre deux argousins pour montrer aux bons habitants de Schlaffenbourg à quoi ils s’exposaient en soutenant la candidature de Gottlieb. Le septuagénaire fut enfermé dans la prison de l’hôpital et il y demeura cinq jours, pour le bon exemple.

Après avoir frappé ce grand coup, Jean Sauerkraut s’occupa de quelques fonctionnaires indépendants qui avaient osé prendre parti pour Gottlieb. Il leur écrivit, ou du moins il signa une lettre circulaire conçue en ces termes :

« Je suis le gouvernement. M. Gottlieb me contrarie ; [p. 371] donc, il est l’ennemi du gouvernement. Si vous vous déclarez en sa faveur, je serai forcé d’apprendre à votre ministre que vous faites cause commune avec les ennemis du gouvernement. Redoutez ma colère ! »

Un haut employé des finances ne craignit pas de répondre que la colère de M. Sauerkraut lui paraissait plus comique que redoutable. Savez-vous ce qui arriva ? Une dépêche télégraphique de M. le ministre des finances à l’employé récalcitrant ! La ville entière en eut connaissance, car M. le maire la fit copier au bureau du télégraphe et la déclama lui-même dans les carrefours. Il demeura avéré que Gottlieb était un homme dangereux et qu’il se portait au conseil municipal avec l’arrière-pensée de détrôner l’empereur Napoléon III.

Gottlieb courut à la sous-préfecture pour protester contre une imputation si mal fondée. Mais le sous-préfet, M. Ignacius, était à confesse. L’aumônier de Schlaffenbourg ne veut aucun bien à mon ami Gottlieb, qui ne fréquente pas les églises. Il prêcha contre lui, avec la permission de M. le maire. Cette fois, le sous-préfet, M. Ignacius, y était. Mais il hocha la tête avec bienveillance et s’endormit à la péroraison, en signe d’assentiment.

Le scrutin s’ouvrit enfin. Malgré les sermons du curé [p. 372] et les violences de M. le maire, la ville de Schlaffenbourg s’imaginait encore qu’elle allait voter pour M. Gottlieb ; mais on lui fit bien voir qu’elle n’y connaissait rien.

Une forte escouade de police gardait les abords de la mairie. Tous les gardes champêtres étaient là, confiant les récoltes aux bons soins de la Providence. On avait emprunté les gendarmes et les agents de plusieurs communes voisines, où la liste de l’opposition triompha pour cette fois, faute de police et de gendarmerie.

Lorsqu’un pauvre diable d’électeur se présentait, sa liste à la main, les agents de M. le maire ouvraient le papier, l’examinaient scrupuleusement et le mettaient dans leur poche, si peu qu’il y fût question de Gottlieb : ils donnaient en échange un beau bulletin imprimé, le bulletin de M. le maire.

M. le maire lui-même, dans la salle du scrutin, procédait à une seconde vérification. D’un seul coup d’œil (le coup d’œil de l’aigle !) il distinguait le bulletin écrit du bulletin imprimé. Et peu d’hommes furent assez hardis pour affronter sa colère.

Une scène touchante avait lieu à l’hôpital de Schlaffenbourg. Vingt-cinq vieillards, nourris et logés par la bienfaisance publique, s’apprêtaient à remplir leurs devoirs de citoyens. Le vingt-sixième était toujours au [p. 373] cachot. Un digne aumônier harangua ces pauvres diables, leur prit les bulletins qu’ils s’étaient fait écrire et leur donna en échange la liste imprimée de M. le maire ; puis il les conduisit lui-même à la mairie, sans les perdre de vue un seul instant ; puis il les félicita d’avoir voté selon leur conscience.

Le dépouillement se fit par les agents de la mairie, sous les yeux de M. le maire. Un serviteur dévoué lisait les bulletins, un autre écrivait. Lorsque ces braves gens rencontraient par hasard le nom de Gottlieb, le premier toussait violemment, le second se grattait l’oreille avec sa plume. Gottlieb surveillait les opérations comme il pouvait. Vous auriez dit un diable dans un bénitier.

« Hé ! monsieur ! criait-il, vous venez d’omettre mon nom !

— Silence ! répondait le maire d’une voix tonnante.

— Mais, monsieur le maire, mon nom était sur le bulletin et votre salarié ne l’a pas lu !

— Ce n’est pas une raison pour troubler la paix publique.

— Je proteste !

— Vous en avez le droit. »

A dix heures du soir, les employés de M. le maire avaient fini leurs additions. Jean Sauerkraut se leva [p. 374] dans sa gloire et dans sa majorité pour annoncer à la ville et à l’univers, urbi et orbi, que sa liste avait passé tout entière et que M. Gottlieb n’entrerait point dans son conseil.

— Je proteste ! murmura Gottlieb.

Mais les quinze ou vingt subalternes qui attendent leur pain de la mairie hurlaient unanimement : « Vive le maire ! vive la bière ! vive monsieur le maire ! vive madame la bière ! vive la bière de Schlaffenbourg ! vive notre bon maire de mars ! »

L’enthousiasme était si contagieux, qu’il gagna Jean Sauerkraut lui-même, et l’on entendit ce magistrat crier plus haut que la foule environnante : « Oui, mes amis, vive votre excellent maire ! »

Les brasseries ne désemplirent point de toute la nuit et le soleil levant aperçut plus d’un garde champêtre qui courait en zigzag dans les avoines et grognait d’une voix chevrotante : « Notre maire est triomphant ! »

Depuis cette grande journée, Gottlieb est en butte aux persécutions de l’autorité locale. Son célèbre chemin s’est changé en ravin, en torrent, en carrière. On en extrait du sable et des cailloux pour réparer les grandes routes. Ses récoltes sont en proie au premier occupant ; le garde champêtre n’y regarde plus. Les domestiques [p. 375] de sa maison peuvent le voler tout à leur aise : l’indulgence de la police leur est acquise. On ne surveille, on ne réprime, on ne punit que les crimes de Gottlieb. Ces jours passés, il a tué un mulot d’un coup de pied. Deux gardes champêtres qui le guettaient derrière un arbre, lui ont sauté à la gorge. Délit de chasse ; procès-verbal. Le tribunal a condamné Gottlieb à l’amende et aux frais, avec confiscation de l’arme, c’est-à-dire du soulier. Qui peut dire où s’arrêtera la guerre ? On parle déjà d’une prime de 25 francs offerte à l’homme qui abattra le farouche Gottlieb.

[p. 376]

XXIV
UN SINGULIER CONGRÈS

Ma chère cousine,

Un congrès comme on n’en avait jamais vu, un congrès de têtes couronnées, s’est réuni le 1er avril dans un salon de l’hôtel du Louvre, à Paris.

Les lettres de convocation avaient été envoyées par le sultan Abdul-Medjid, commandeur des croyants. Presque tous les souverains des grandes puissances répondirent par lettres autographes, sans parler de rien à leurs ministres, et quittèrent leurs capitales dans le plus grand secret.

Étaient présents : Sa Majesté l’empereur des Français, qui semble appelé à présider les assemblées générales de l’Europe ; Sa Majesté la reine Victoria, notre gracieuse alliée, toutes les fois que l’Angleterre a peur ou besoin de nous ; Sa Majesté l’empereur de Russie ; Sa Majesté l’empereur d’Autriche ; Son Altesse royale le prince régent [p. 377] de Prusse ; Sa Majesté le roi de Sardaigne ; Sa Majesté le roi de Naples ; Sa Sainteté le pape Pie IX, roi de quelques provinces italiennes ; Sa Majesté le sultan Abdul-Medjid.

Aucun sténographe, aucun secrétaire n’assistait aux délibérations. Les renseignements que nous sommes heureux de livrer au public nous ont été fournis par un garçon de l’hôtel, sourd-muet de naissance, qui préparait les verres d’eau sucrée.

Sa Majesté le sultan, après avoir bâillé trois fois, prit la parole d’un ton ferme et doux. Il déclara : « que l’état de ses finances ne lui permettait plus de payer l’armée ; que ses soldats, n’ayant ni pain ni souliers, ne pouvaient ni ne voulaient le défendre contre les ennemis du dedans et du dehors ; que les Grecs, qui sont en grand nombre dans l’empire ottoman et en majorité dans plusieurs provinces, se révoltaient de tous côtés ; que la plupart des races conquises par Mahomet II et ses successeurs réclamaient impérieusement le droit de se gouverner elles-mêmes ; qu’un ennemi puissant, repoussé à grand’peine, il y a quelques années, par les forces de la France, de l’Angleterre et du Piémont, s’apprêtait à recommencer la guerre et poussait activement les lignes de ses chemins de fer dans la direction de la Turquie ; qu’en présence de ces embarras et de ces [p. 378] dangers, il convenait de reconnaître avec soumission une fatalité irrésistible. En conséquence, le commandeur des croyants, chef spirituel et temporel de tant de millions d’hommes, avait résolu d’abdiquer le temporel et de se retirer dans la ville sainte de la Mecque, avec une centaine de femmes et autant de serviteurs, pour y exercer en paix l’autorité religieuse, laissant le reste à la disposition de l’Europe. »

Le saint-père se leva à son tour et fit voir à l’assemblée des trésors de douceur et de patience qu’il économisait depuis longtemps. « Mes chers enfants, dit-il, l’exemple de cet infidèle m’a touché jusqu’au fond du cœur. Il ne sera pas dit qu’un Turc s’est montré plus humain qu’un pape. La raison m’a fait comprendre, malgré l’avis contraire du cardinal Antonelli, que les deux pouvoirs réunis entre mes mains se détruisaient l’un l’autre. L’expérience m’a prouvé que les trois millions d’hommes soumis à mon sceptre obéissaient malgré eux et par contrainte. La nécessité des restaurations violentes et des occupations étrangères m’a fait sentir qu’un pape ne pouvait plus régner par ses propres forces. L’humanité me reproche deux fois par jour le sang qu’on a répandu pour me rendre ou me conserver ma couronne. C’est pourquoi, mes très-chers fils, je veux revenir [p. 379] à l’auguste simplicité de l’apôtre Pierre et régner modestement sur cent trente-neuf millions d’âmes, sans faire égorger personne. Faites-moi bâtir une chaumière à Jérusalem, avec une chambre au second pour mon cher Antonelli. Plus la maison sera petite, comme disait un journaliste de notre époque, plus le pontife sera grand. Là, délivrés des soucis de la terre, nous nous adonnerons en paix au soin des intérêts spirituels, qui ont un peu souffert par notre faute. M. Dupanloup viendra nous voir de temps en temps pour se fortifier dans la pratique de la douceur et de la modestie. Si même vous aviez la bonté de construire une cage au fond du jardin, je ne désespérerais pas d’apprivoiser Veuillot. Cependant l’Italie, rendue à elle-même, se consolera peu à peu du mal que nous lui avons fait, et notre bien-aimé fils le roi de Sardaigne, guéri du coup de foudre que j’ai lancé contre lui, vaquera comme devant à ses fonctions naturelles. Ainsi soit-il ! »

L’auditoire, ému jusqu’aux larmes, admirait ce grand acte de renoncement évangélique et inattendu. Mais le jeune empereur d’Autriche s’élança hors de son fauteuil avec une vivacité bien naturelle à son âge. « J’accepte, dit-il, l’héritage du saint-père en Italie. J’accepte aussi la succession du sultan ! » Il vit que l’empereur Napoléon [p. 380] III souriait en frisant sa moustache, et il reprit d’un ton plus retenu : « Si toutefois l’Europe y trouvait à redire, je n’accepterais rien du tout ; car mes affaires sont dans un tel état, que je ne saurais plus imposer mes volontés par la force. »

— My dear child, lui dit Sa gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, souffrez qu’une mère de famille vous donne un sage conseil. Mon peuple ne vous veut ni bien ni mal, et il l’a prouvé en s’abstenant de vous attaquer et de vous défendre. L’Angleterre vous a laissé aux prises avec les Français et les Italiens ; c’était un acte de bonne politique. A ce prix, nous sommes restés les alliés de la France, les protecteurs de la liberté italienne, et vos amis, sans qu’il nous en ait coûté ni un homme ni un schelling. Le bon avis que je vous offre ne compromettra ni mon budget ni ma neutralité… Croyez-moi, my dear child, ne cherchez plus à vous agrandir. La fureur des annexions a perdu la maison d’Autriche, comme la manie de la propriété a ruiné notre grand et excellent Lamartine. Lamartine et vous, vous êtes au-dessous de vos affaires, malgré ou plutôt par l’étendue de vos possessions territoriales. Que fait Lamartine ? Il met ses terres en adjudication pour payer honorablement ses dettes. Tâchez que cet exemple vous profite. [p. 381] Si vous ne prenez un grand parti, vite et tôt, vous régnerez prochainement à Clichy : la Revue des Deux Mondes l’a prouvé dans son numéro du 15 mars. Hâtez-vous donc de vendre quelques bonnes pièces de terrain, pour lever les hypothèques qui grèvent le reste de vos États. Vendez la Vénétie aux Italiens, la Hongrie aux Hongrois, la Gallicie aux Polonais. Il vaut mieux vendre à l’amiable que par voie d’expropriation. Toutes vos dettes payées, il vous restera quelques jolis millions d’argent blanc : vous les emploierez, si vous êtes sage, à l’amélioration du petit domaine qui vous restera. »

Le jeune empereur ne répondit ni oui ni non, suivant l’usage de la diplomatie autrichienne. Il remercia la belle et généreuse conseillère qui avait si bien parlé, et demanda timidement si la Valachie et le Moldavie ne lui seraient pas données en prix de sagesse. Ces deux provinces allaient se trouver sans maître.

— Elles en ont un tout trouvé, répondit Sa Majesté l’empereur des Français : c’est le peuple moldo-valaque. Le temps n’est plus où les nations devaient appartenir à quelqu’un, sous peine d’être arrêtées pour délit de vagabondage. Ce n’est plus pécher contre le droit des gens que de s’appartenir à soi-même. Ainsi raisonnent le peuple français, et la nation anglaise, et la plus noble [p. 382] moitié de l’Italie, et le petit peuple moldo-valaque. Peut-être, un jour, ce principe sera-t-il reconnu dans toute l’Europe, comme il l’est dans toute l’Amérique du Nord. Je ne désespère pas de voir tous les pays civilisés proclamer la souveraineté du peuple et choisir librement leurs magistrats suprêmes, comme la France m’a choisi.

— En attendant, reprit Sa Majesté l’empereur de Russie, les États du sultan sont privés de leur souverain. Loin de moi la pensée d’humilier les sujets de notre frère circoncis ! mais tout le monde conviendra qu’ils sont encore trop jeunes pour se gouverner eux-mêmes. C’est un travail dont je me chargerais volontiers, si l’Europe le trouvait bon…

Cette ouverture, quoiqu’elle ne fût pas imprévue, souleva un débat assez vif. Quelques personnes se récrièrent violemment. On alla jusqu’à dire que la Russie, comme l’Espagne de Philippe II et la France de Louis XIV, aspirait à la monarchie universelle. Cependant, comme on s’était assemblé dans un esprit de justice et de modération, et que tout le monde avait déposé les armes au vestiaire, on s’accorda à reconnaître que tous les souverains de la Russie, depuis Pierre le Grand, avaient servi assez utilement la cause du progrès. Ils avaient créé autour d’eux et propagé, par [p. 383] voie de conquête, un ordre de choses intermédiaire entre la barbarie et la civilisation. C’était servir les intérêts de l’humanité que d’entraîner les sauvages du Caucase et du fleuve Amour dans le courant de la vie européenne. La Russie était venue chercher nos arts et nos sciences pour les introduire tant bien que mal, à grand coups de canon, chez les peuplades les plus réfractaires. Il aurait été injuste de lui en savoir mauvais gré. Sa Majesté l’empereur Alexandre exposa avec une éloquente simplicité l’histoire des conquêtes de la Russie. Il n’eut pas de peine à prouver que le colosse du Nord ne marchait pas sur l’Europe, mais pour l’Europe ; que le but de son ambition, si souvent calomniée, était la conquête de l’Orient barbare ; qu’il ouvrait à nos idées et à nos produits des routes inconnues, et qu’on pouvait le considérer comme le maréchal des logis de la civilisation.

Le congrès, animé d’un grand amour du bien, fut frappé de cette éloquence. Peu s’en fallut qu’il n’annexât d’un seul coup l’empire turc à la Russie. Mais Sa Majesté la reine d’Angleterre fit observer que son peuple était aussi un puissant véhicule de nos idées et de notre industrie ; que les Anglais, cosmopolites de naissance, transportaient jusqu’au bout du monde une civilisation non [p. 384] pas ébauchée, mais parfaite, avec les tartans, les indiennes, les faïences peintes, les canifs à quatre lames et tous les instruments du progrès… ce qui parut incontestable.

Tel était le haut désintéressement des hautes parties consultantes que personne ne refusa de donner à la Russie et à l’Angleterre une portion de l’empire vacant. On pria les Anglais de se charger de l’Égypte, et Sa Majesté la reine accepta la donation, sauf à consulter le Parlement. Sa gracieuse Majesté daigna déclarer que le percement de l’isthme de Suez s’accomplirait désormais sans aucune difficulté, car la grande et généreuse nation anglaise est incapable d’entraver un projet d’utilité générale, lorsqu’il s’exécute à son profit. Elle ajouta même spontanément que, les forteresses maritimes de Corfou, de Malte et de Gibraltar lui devenant inutiles, elle en faisait l’abandon : trop heureuse de renverser cette insolente et despotique barrière de Gibraltar et de rendre à l’Europe les clefs de la Méditerranée.

De son côté, le czar Alexandre annonça généreusement qu’il ne voulait prendre aux Turcs que les provinces réellement barbares, puisqu’elles étaient les seules où la domination russe pût être un bien. Il n’accepta ni Constantinople, ni les provinces de la Turquie d’Europe, [p. 385] alléguant que la nation grecque, qui compose la majorité dans ces pays, devait disposer librement d’elle-même et choisir un souverain. « Les Grecs, dit-il, sont aussi éclairés pour le moins, et aussi civilisés que les Russes. Il ne faut pas juger la nation sur cet avorton de royaume que l’Europe a ébauché après 1830. Organisez un grand État, qui aura sa capitale à Constantinople ; placez-y un empereur choisi par la nation dans n’importe quelle maison d’Europe, excepté dans la mienne, et vous verrez bientôt vingt-cinq millions de citoyens marcher comme un seul homme dans la voie du progrès. »

Sa Majesté le roi de Naples éleva le voix pour demander si l’orateur était sincère. Ce jeune prince élevé à l’école du droit divin, s’étonnait qu’un souverain légitime pût plaider sans arrière-pensée la cause d’un peuple.

— Sincère ? répliqua l’empereur Alexandre avec un généreux emportement. Vous allez voir à quel point je suis sincère. Depuis tantôt quarante ans, les alarmistes se figurent que la Russie va descendre sur l’Europe, comme on vous faisait croire en 1848 que les faubourgs allaient descendre sur Paris. Eh bien, je veux guérir les bonnes gens de celle terreur puérile. Je demande que l’Europe élève une barrière infranchissable entre elle et nous. Ressuscitons d’un commun accord cette belle [p. 386] nation polonaise, ce peuple chevaleresque entre tous, que la diplomatie et la guerre ont sacrifié, sans abattre son courage ! Que la Pologne renaisse de ses cendres ! qu’elle soit grande ! qu’elle soit forte ! qu’elle touche par le nord à la Baltique, par le sud à la mer Noire, et les trembleurs de l’Occident cesseront peut-être de nous craindre lorsqu’ils seront protégés contre l’invasion slave par un rempart de Slaves !…

Un applaudissement unanime salua cette proposition. On se serra les mains, on s’embrassa, on pleura de tendresse à la seule idée de voir renaître le grand peuple polonais.

Toutefois Son Altesse royale le prince régent de la Prusse demanda avec une certaine inquiétude si l’on comptait lui reprendre le grand-duché de Posen ?

On lui répondit par un silence qui n’avait pas besoin de commentaire.

— En vérité, messieurs, reprit-il, voilà, vous en conviendrez, un singulier enchaînement ! Parce que le sultan des Turcs n’a pas d’argent, il faut que la Turquie d’Asie tombe aux mains des Russes ; parce que les Russes s’agrandissent en Asie, il faut reconstituer la Pologne ; et parce que la Pologne renaît de ses cendres, pour la plus grande sécurité de l’Occident, je dois [p. 387] perdre une des plus belles provinces du royaume ! Plutôt que d’encourir une telle nécessité, j’aimerais mieux prêter au noble Abdul-Medjid tout l’argent dont il a besoin.

Un orateur (je ne sais lequel) répondit à Son Altesse royale le prince de Prusse :

— A Dieu ne plaise que l’on vous arrache une province sans vous offrir aucune compensation ! ces brutalités étaient permises autrefois ou, du moins, tolérées : témoin la conquête de la Silésie et tant d’autres événements du même genre. Aujourd’hui, cher et honoré prince, la justice, le progrès, l’intérêt des nations sont les principes qui gouvernent la politique. Si nous désirons enlever quelques provinces à l’Autriche, c’est dans l’intérêt de ces provinces et pour le bien de l’Autriche elle-même, qui sera plus riche et plus libre, ayant moins de peuples à brutaliser. Si nous vous demandons le sacrifice du grand-duché de Posen, c’est pour le bien général de l’Europe et pour le bien particulier d’un pauvre peuple qui a beaucoup souffert. Mais la monarchie prussienne, en vertu des mêmes raisons, peut s’agrandir en Allemagne. Le moyen âge a laissé autour de vous une multitude d’États microscopiques, découpés au gré du hasard dans une seule et même nation. [p. 388] Réunissez en un seul corps ces malheureuses petites monarchies. Consultez les peuples : ils seront trop heureux de se fondre dans un grand royaume et d’économiser 90 pour 100 sur les frais généraux du gouvernement. Dès que l’opinion publique se sera prononcée, annexez hardiment, arrondissez-vous, prenez du corps. Tout le monde s’en trouvera bien, et surtout les nouveaux sujets de la Prusse. C’est pourquoi nous n’hésitons point à vous donner, dans le nord de l’Allemagne, tout ce qui ne nous appartient pas.

— Est-il possible ? demanda le prince visiblement ému. Mais que diront les souverains dépossédés ?

— Ils protesteront, selon toute apparence, comme le duc de Modène ; mais de la protestation à la restauration, il y a loin. L’univers est accoutumé à entendre crier les victimes du progrès, mais il ne s’émeut pas de leurs cris. Souvenez-vous du moyen âge et de cette poussière de souverains qui couvrait la surface de l’Europe. Ce petit monde croyait régner légitimement et tyranniser par la grâce de Dieu. Mais quelques bonnes révolutions, monarchiques ou autres, ont débarbouillé la terre de toute cette féodalité. Les ducs, les marquis, les comtes ont crié au brigandage ou au despotisme ; mais le gosier se fatigue à la longue, et ils se sont tus. Ils ont vu qu’on [p. 389] pouvait vivre décemment sans duché, ni comté, ni marquisat, et qu’une couronne un peu ridicule sur leur tête faisait très-bon effet sur la portière de leur voiture. Soyez sûr que vos petits voisins de l’Allemagne du Nord montreront même philosophie après avoir éprouvé même fortune. D’ailleurs, avec les titres qui vont leur rester, ils feront de beaux mariages.

— Et, d’ailleurs, ajouta le prince de Prusse, que la conviction gagnait peu à peu, il est temps de proclamer en Allemagne le principe de la souveraineté nationale. Un peuple n’appartient qu’à lui-même : donc, il a le droit de se donner. Les princes s’abusent étrangement lorsqu’ils se croient les propriétaires de la nation : ils ne sont que sa propriété. Fasse le ciel que j’appartienne à toute l’Allemagne du Nord ! Je jure d’obéir fidèlement à la majorité de mes sujets, et je remercie l’Europe, qui m’a fourni cette occasion de servir les hommes ! L’ambition n’est pas le guide de ma conduite, et je ne veux pas que le roi des Deux-Siciles puisse me méjuger un seul instant. Personne ne doutera de la pureté de mes intentions lorsque j’aurai rendu à l’empereur Napoléon III mes provinces françaises situées sur la rive gauche du Rhin.

L’empereur des Français refusa poliment le présent [p. 390] qu’on voulait lui faire. « Il est vrai, dit-il, que la géographie nous avait donné le Rhin pour frontière ; mais la diplomatie en a décidé autrement. La France, telle qu’on l’a faite il y a quarante-cinq ans, est assez grande pour n’avoir besoin de rien, et assez forte pour ne craindre personne. Si j’adhérais au travail de rectification proposé par la Prusse, il se trouverait des journaux assez injustes pour m’accuser d’ambition. La Belgique se croirait menacée… »

— Mais, sire, interrompit Sa Majesté la reine d’Angleterre, où serait le mal, quand Votre Majesté annexerait la Belgique ? Les Belges sont des Français, un peu plus spirituels que les autres. D’ailleurs, il y a un parti français en Belgique. Les grandes familles des deux pays sont unies par les liens les plus étroits, et je pense que les Mérode, par exemple, ne vous sont pas moins dévoués que les Montalembert.

— Il est vrai, madame, reprit l’empereur Napoléon III avec son sourire tranquille ; mais je porte un nom qui me condamne à être le plus pacifique et le moins conquérant des hommes. J’ai fait la guerre en Crimée pour les Turcs, en Lombardie pour les Italiens. Je suis prêt à la faire encore, s’il le faut absolument, dans l’intérêt de quelque grand principe. Mais je veux mourir à [p. 391] Sainte-Hélène s’il m’arrive de conquérir une demi-lieue de pays. Vous avez entendu les cris du Parlement, vous avez lu les diatribes des journaux, lorsque mon fidèle allié le roi de Sardaigne et le vœu des populations m’ont contraint d’accepter quelques versants de montagnes. J’ai juré, ce jour-là, qu’on ne m’y prendrait plus.

Toute l’assemble se récria, pria, supplia, menaça ; mais l’empereur des Français fut inébranlable. On crut un moment que l’Angleterre, la Prusse et la Russie allaient former une coalition pour lui imposer malgré lui l’annexion de la Belgique et des provinces rhénanes. La fermeté de son attitude les contint.

La fin de la séance fut employée à la délimitation des frontières. On assure que la carte remaniée se grave en toute hâte, et qu’elle sera publiée sous peu de jours chez M. Andriveau-Goujon.

On se sépara vers six heures. Quelques souverains partirent le soir même par les trains express ; les autres dînèrent aux Tuileries.

L’huissier d’un ministère de la rive gauche m’a dit que, dans la soirée, l’empereur avait réuni son conseil en séance extraordinaire ; qu’il avait annoncé à Leurs Excellences MM. les ministres le dénoûment heureux [p. 392] des négociations, l’Europe mise en ordre et la paix fondée sur des bases solides.

Si l’homme à la chaîne d’acier n’a pas abusé de ma confiance, l’empereur a terminé son allocution par ces belles paroles : « Messieurs, l’apaisement de tous les orages qui grondaient à l’horizon nous impose de nouveaux devoirs. Libres désormais de toutes les préoccupations de la politique extérieure, reportons notre activité vers les affaires du pays. Le bien-être matériel prendra, je l’espère, un nouveau développement, grâce au traité de commerce que j’ai signé avec l’Angleterre. Les intérêts moraux ne sont pas moins dignes de notre attention. L’instruction publique, longtemps négligée ou même détournée de son véritable but, appelle des réformes importantes. La presse, cette école destinée à l’instruction des hommes faits, devra être surveillée, mais non découragée. J’espère que nous pourrons, sans léser gravement les intérêts du fisc, supprimer l’impôt du timbre, qui pèse également sur les bonnes et les mauvaises doctrines. La discussion des affaires publiques pourra s’exercer plus librement, sans que l’État soit privé des garanties indispensables. Les élections s’ouvriront prochainement dans les pays annexés. A cette occasion, je veux et je dois vous dire que ni la [p. 393] Constitution ni moi n’avons jamais voulu que les députés au Corps législatif fussent nommés par le sous-préfet de Fougères, au lieu d’être élus par le peuple français. »

Tu remarqueras peut-être, ma chère cousine, que tous ces gros événements se sont passés le 1er avril. Mais la Fontaine a dit très-judicieusement :

Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que Dieu lui prête vie.

FIN


Paris. — Imprimerie A. WITTERSHEIM, rue Montmorency, 8.

TABLE DES MATIÈRES

    Pages.
  DÉDICACE I
I.  — Le beau pays de Bade 1
II.  — Un club en plein air 22
III.  — Les pièces de dix sous 42
IV.  — La rentrée des classes 59
V.  — La Comédie-Française 79
VI.  — Les professions libérales 98
VII.  — La médecine de fantaisie 120
VIII.  — Le jury 137
IX.  — Les apôtres et les augures de la musique 150
X.  — Le carnaval 166
XI.  — Un dîner de chasseurs 178
XII.  — Un clou chasse l’autre 197
XIII.  — Les ultramontains et les gallicans 215
XIV.  — L’exposition des beaux-arts 228
XV.  — Les brochures à bon marché 242
XVI.  — Le bal de la mi-carême 256
XVII.  — Le musée de Landerneau 272
XVII.  — Le Louvre 288
XIX.  — La question des fiacres 292
XX.  — La démocratie impériale 315
XXI.  — Abd-el-Kader et la liberté de la presse 328
XXII.  — Le régime parlementaire 341
XXIII.  — Les libertés municipales 353
XXIV.  — Un singulier congrès 376

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

NOTES DE TRANSCRIPTION

Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Cependant quelques erreurs typographiques ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve ci-dessous.

D’autres corrections mineures ont été faites et ne sont pas référencées.

La mise en évidence en italique des références de noms d’œuvres ou de journaux a été harmonisée.

CORRECTIONS

P. ii : prefessionnel --> professionnel (… pour l’enseignement professionnel…)

P. 34 : bélitres --> bélîtres (… Ah ! les marauds ! les faquins ! les bélîtres !…)

P. 66 : le --> la (… l’éducation publique, la meilleure de toutes…)

P. 77 : déchiffer --> déchiffrer (… ce qu’il en faut pour déchiffrer les Institutes…)

P. 94 : petillante --> pétillante (… la malice pétillante de mademoiselle Fix…)

P. 101 : et cœtera --> et cætera (… je vous fais grâce des et cætera…)

P. 127 : quoiqué --> quoique (… quoique la proportion dans laquelle…)

P. 129 : ecouvrer --> recouvrer (… est de recouvrer la santé…)

P. 144 : veûle --> veule (… assez poltron, assez veule…)

P. 146 : absurbe --> absurde (… il est absurde de confier…)

P. 161 : armée --> armé (… Le maître, armé d’une longue baguette…)

P. 179 : saint père --> saint-père (… contre le gouvernement du saint-père…)

P. 233 : M. Dolfus --> M. Dollfus (… est un homme de l’étoffe de M. Dollfus…)

P. 257 : trés-respectueux --> très-respectueux (… à votre très-dévoué et très-respectueux…)

P. 273 : chef d’œuvre --> chef-d’œuvre (… massacrent un chef-d’œuvre…)

P. 279 : venge --> vengent (… afin que votre sanction et le grand jour du musée me vengent…)

P. 292 : millons --> millions (… Budget de 102 millions…)

P. 329 : ntolérables --> intolérables (… des démangeaisons intolérables…)

P. 360 : snpprimés --> supprimés (… tous les conseils municipaux seraient supprimés…)

P. 363 : le --> la (… avec toute la population…)

P. 376 : générale --> générales (… les assemblées générales de l’Europe…)

P. 393 : chére --> chère (… ma chère cousine…)

La capitalisation des noms propres a été harmonisée (la Providence, la Chambre, les Chambres, le Conseil d’État, la Constitution, le Code (civil), la Manufacture des tabacs, le Catéchisme poissard, l’École des Beaux-Arts).

L’accentuation des lettres capitales a été harmonisée (APÔTRES, DÎNER, l’Église, AOÛT).

VARIANTES ORTHOGRAPHIQUES INCHANGÉES

Quévilly et Quevilly.

P. 228 : die (… quoi qu’on die.) est un archaïsme de dise.

Antidémocratique et anti-démocratique.