Title: Isabelle Eberhardt, ou, la Bonne nomade: d'après des documents inédits
Author: Paul Vigné d'Octon
Isabelle Eberhardt
Release date: July 28, 2022 [eBook #68622]
Language: French
Original publication: France: Eugène Figuière
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
P. VIGNÉ D’OCTON
d’après des documents inédits
SUIVIE DE
MEKTOUB !…
(C’ÉTAIT ÉCRIT !…)
ŒUVRE POSTHUME
PARIS
EUGÈNE FIGUIÈRE & Cie, ÉDITEURS
7, Rue Corneille, VIme
Bruxelles, 72, Rue Van Artevelde
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Russie.
DU MÊME AUTEUR :
En collaboration avec le professeur Ringuet :
Sous presse :
A M. Claude Augé
Directeur du Dictionnaire Larousse
Votre publication, légitimement universelle, dément chaque jour la parole de Balzac qui, si mélancoliquement, fit de la Gloire, le Soleil des Morts.
Grâce, en effet, à votre inlassable clairvoyance, non seulement les trépassés, mais encore nombre de vivants, avant d’aller au pays des ombres, ont le bonheur de voir leur effort éclairé de cette tant douce lueur.
Aussi, ce petit livre posthume d’Isabelle Eberhardt, si inespérément retrouvé, vous est dédié afin que soit réparée l’injuste erreur commise à l’endroit de la Bonne Nomade qui, inspirée par son amour de l’Arabe et du Désert, écrivit de belles œuvres attribuées, par votre Dictionnaire, à un autre.
Il vous est dédié, afin qu’au plus tôt lui soit rendu le rayon de gloire auquel elle a droit, et dont, involontairement sans doute, au profit de cet autre, on la dépouilla.
D’après des lettres et autres documents inédits.
… Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partentPour partir : Cœurs légers, semblables aux ballons,De leur fatalité jamais ils ne s’écartentEt sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons.Ch. BAUDELAIRE.
Le soir, par les temps clairs, dans les ravins perdus des Alpes, après que s’est tu le bronze des cloches, les chevriers et les gardiens de génisses, estivant loin des hameaux, entendent longtemps encore leurs voix limpides, et écoutent, le cœur ému, les Angelus que balancent jusqu’à la nuit, sous les cieux déjà pleins d’étoiles, les échos et le vent léger.
Ils écoutent, le cœur ému, ces Angelus déjà morts, et ils croient voir, comme s’ils ne les avaient point quittés, leur village et leur clocher.
Et moi, par un phénomène semblable, longtemps après avoir lu le poète, j’entends sa voix susurrer à mon oreille ces quatre vers où tient toute la psychologie du vagabond.
Je les écoute, l’âme attendrie, et, chaque fois, avec une netteté sans pareille, ils évoquent la silhouette de la douce Errante, pour laquelle il me semble alors que Baudelaire les a chantés.
Oui, certes, Isabelle Eberhardt fut vraiment celle qui part pour l’unique plaisir de prendre la route, de se griser d’air pur, de lumière et de liberté. Fidèle à son destin, elle alla d’étape en étape, souriante et sans savoir pourquoi, jusqu’à la dune d’or d’Aïn-Sefra où la main de Dieu lui avait fait son lit pour son dernier sommeil.
Et c’est pourquoi, tandis que le quatrain nostalgique, sans trêve ni répit, bourdonne à mes oreilles comme un essaim d’abeilles chimériques qui butineraient les Fleurs du Mal, il me plaît d’évoquer ses traits glorieux et de conter sa vie avec sincérité.
Enfant de l’amour, quand elle naquit dans la coquette villa de Meyrin, un Angelus égrenait sa plainte sur la colline génevoise, mais hélas ! c’était l’Angelus des exilés.
Certains biographes peu scrupuleux, non contents d’avoir mis la main sur son œuvre, ont encore, pour je ne sais quel motif, par ignorance peut-être, maquillé et tripatouillé tout ce qui touche à sa vie. Nous ne ferons pas comme eux. De même que nous éditons, sans en changer une virgule, l’œuvre qu’un hasard bien heureux mit en nos mains, de même nous dirons ici, sur sa trop courte existence, tout ce que nous savons de vérité.
Pourquoi des scrupules ? Pourquoi des légendes, quand, comme on en jugera tout à l’heure, la réalité est plus belle encore ? Et puis la morte d’Aïn-Sefra, n’est-elle pas maintenant entrée dans l’histoire littéraire de notre pays ?
Donc, ainsi que cela résulte des registres de l’état-civil par nous consultés, Isabelle d’Eberhardt, est née à Genève, en 1877, de dame Nathalie-Dorothée-Charlotte d’Eberhardt, âgée de trente-six ans et de père inconnu.
Oui, de père inconnu, comme Alexandre Dumas, et à Genève, comme Jean-Jacques Rousseau.
Grande, très grande dame, cette Nathalie d’Eberhardt, issue de la plus vieille noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la Femme de Trente ans, du Curé de Village, de Béatrix et du Lys dans la Vallée. Car il y eut, en cette femme remarquable, à la fois de Camille Maupin, de Mme de Mortsauf et de Julie d’Aiglemont. C’est au milieu d’elles qu’eût été sa place dans la galerie des héroïnes balzaciennes si fortement cataloguées par Paul Flat. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors.
J’ai sous les yeux, en écrivant, une photographie d’elle et un pastel qui ne manque pas de mérite, signé d’un peintre russe inconnu.
Dans la première, elle est âgée de vingt-trois ans ; et elle avait atteint la trentaine, quand l’artiste, sous le costume des femmes de l’Appenzell, fixa ses traits.
Ces deux images se complètent et témoignent de leur respective fidélité. Et elles sont l’expression extraordinairement vivante de cette beauté régulière, limpide, faite de douceur et de fierté, pétrie de brume et de soleil, assez fréquente chez les femmes de la Russie méridionale, où l’Orient risque déjà son sourire d’or.
Dans les deux portraits, elle est coiffée comme Scopas faisait coiffer les modèles de ses déesses.
Partagés en leur milieu, ses cheveux fins et cendrés ondulent en boucles heureuses, sur son front moyen, pas très large, et modelé de façon parfaite comme celui de la Vénus de Milo.
Sous les paupières qu’alourdissent, peut-être, des rêves d’amour, les yeux s’ouvrent très larges, montrant toute la franchise d’une âme que les hypocrisies sociales révoltèrent jusqu’au dernier jour. La flamme des pensées généreuses éclaire la fixité troublante de son regard, et l’impression que ce regard laisse au vôtre est un mélange de passion et de bonté.
Si les narines frémissent de voluptés inconnues, l’on prête l’oreille aux paroles de tendresse et d’humanité qui vont tomber de ses lèvres si joliment sinueuses et entr’ouvertes à demi.
Telle quelle, cette figure vous remue jusqu’au fond de l’âme, comme les plus vivantes de celles que le génie hellénique sculpta dans le Pantélique ou le Paros.
« … Monsieur, tout cela n’est que du papier, de la toile et de la couleur, tout cela n’est que de la matière tristement inanimée. C’est la rose, Monsieur, la rose glorieuse et frissonnante couchée pour toujours dans un herbier. Mais combien plus belle, quand, pleine de vie et de santé, elle respirait l’air du bon Dieu… »
Et j’entends encore soupirer à mon oreille le vieux proscrit, le Russe devenu Français, à qui je dois tout ce que je vais dire d’elle et aussi d’avoir ces deux incomparables documents sous les yeux.
« … Oui, Monsieur, nul, vous m’entendez, nul de ceux qui approchèrent Nathalie, quel que fût son âge et à quelque rang social qu’il appartînt, ne put pas ne pas l’aimer ; que dis-je ? ne pas l’adorer comme un moujik, l’icône de sa sainte préférée. »
Elle était belle comme ne le fut jamais, et comme ne le sera jamais une créature pétrie par la main de Dieu. Elle était belle à vingt ans et plus belle encore à trente. La quarantaine passa sans la flétrir, et je suis sûr qu’elle était belle infiniment quand sa fille Isabelle lui ferma les yeux. Car, croyez-le bien, Nathalie était de celles que la mort ne peut enlaidir.
Et bonne, Monsieur, bonne à s’ôter le pain de la bouche et à se dépouiller de ses bijoux pour soulager les malheureux.
Ils étaient nombreux dans la province lointaine où, jeune fille, elle vivait près des siens, grands propriétaires terriens, et pourtant, grâce à elle, grâce à sa générosité inlassable qui tenait en perpétuelle haleine la bonté de son père et de sa mère, nul, aux alentours du vaste domaine, ne souffrit jamais de la faim.
Une année de très cruelle famine, comme il y en avait beaucoup en ce temps-là, où elle entrait à peine dans ses quinze ans, elle allait à cheval du soir au matin, courant la campagne, s’arrêtant devant les maisons des paysans les plus éprouvés, et distribuant du pain qu’elle achetait avec l’argent destiné à ses propres colifichets.
Et de la voir si jolie, si svelte, si lumineuse et si blanche sur sa cavale de l’Oural, beaucoup croyaient à quelque bonne fée sortie des bois pour les arracher au fléau. Même dans les isbahs les plus modestes, il y avait, clouées au mur, des icônes d’une attendrissante naïveté, représentant une jeune sainte, presqu’une enfant dont le front était auréolé d’un nimbe d’or. Et des créatures plus naïves encore, agenouillées devant elle, murmuraient d’une voix tremblante : « Sainte Nathalie, petite sainte de notre campagne, qui êtes si bonne pour nous, intercédez auprès de Dieu pour que finissent ces tristes jours… »
Et plus tard, Monsieur, à Genève, pendant les longues années de l’exil, non seulement sa villa fut toujours ouverte à tous les malheureux de sa patrie, mais les infortunés du village ne s’adressèrent jamais vainement à sa bonté. Telle était sa discrétion qu’il fallut son brusque départ de Suisse pour en connaître la mesure, aux larmes que versèrent les paysans de Meyrin, dont elle était devenue la bonne Dame, comme elle fut la Madone de ses moujiks.
Ah ! j’entends bien ce que me dit votre regard plein d’une curiosité attristée ! Oui, cet exil volontaire de sa part, on le lui a reproché comme la faute capitale de sa vie. Et cela prouve tout simplement, une fois de plus, la profonde injustice de nos conventions sociales ou plutôt la bêtise méchante de nos mensonges sociaux.
Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés, toutes les délicatesses, toutes les bontés, on a fait un crime de ce qui constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses amis. Rares sont celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent été capables d’accomplir ce qu’on reproche à Nathalie d’Eberhardt. Et vous aviez raison tout à l’heure, de voir en elle une des plus touchantes héroïnes de Balzac. Nul doute, en effet, que si le grand romancier avait connu ces pages les plus incriminées de sa vie si tourmentée, il n’eût ajouté un autre beau livre à ceux qu’il nous a laissés.
Tourner le dos à la plus opulente fortune, abandonner le mari beau, puissant, titré, glorieux même, qui la possédait, s’arracher à une vie de plaisirs et d’élégances, quitter un milieu aristocratique où elle était adulée comme une reine, pour suivre, dans la solitude et l’exil, un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie.
Ce fut, en effet, le crime par lequel Nathalie d’Eberhardt scandalisa toute l’aristocratie russe d’alors.
Crime glorieux, en vérité, et après lequel, moi qui vous parle, à l’encontre de beaucoup d’autres, j’ai senti redoubler l’admiration que j’eus toujours pour la beauté de sa personne et la noblesse de son cœur.
Certes, je n’ignore point qu’elle ne fut pas la seule et que les partis révolutionnaires de cette grande et malheureuse Russie s’enorgueillissent d’abnégations analogues et de semblables dévouements. D’autres jeunes femmes et jeunes filles belles et heureuses comme Nathalie, ont dit un suprême adieu à leur famille, à la félicité paisible du foyer, pour suivre le terrible destin d’un proscrit, et s’en aller avec lui, le sourire aux lèvres et la haine du despote au cœur.
Cela est vrai. Mais, et c’est dans ce mais, que le génie de Balzac eût, à coup sûr, trouvé son chef-d’œuvre, tandis que la plupart, pour ne pas dire toutes ces héroïnes de mon pays, aimaient passionnément l’homme avec lequel elles s’exilaient. Nathalie d’Eberhardt adorait son mari, le général de Moërder, et de son amant elle n’appréciait que la noblesse de sa pensée, sa science, son talent et la grandeur de son idéal. Les autres partaient de l’amour pour aboutir à l’anarchie militante ; un peu d’égoïsme était donc au fond de leur sacrifice ; tandis que celui de Nathalie reste d’une absolue et surhumaine pureté.
Le général était beau, je le répète, et tous les sourires de la vie éclairaient cette beauté. Le proscrit ne l’était pas et toutes les menaces de l’exil pesaient sur lui.
Le général était doué d’une robuste santé : le proscrit fut un valétudinaire jusqu’à sa mort.
Nathalie n’hésita pas, et abandonnant le premier à sa fortune et à sa gloire, elle se fit la garde-malade du second et le soigna jusqu’à sa mort, qui survint peu après la naissance d’Isabelle en exil.
Ce que fut Alexandre Trophimowsky, son oncle qui la recueillit après la mort de l’être cher, et devint le véritable père spirituel d’Isabelle Eberhardt, je vais vous le dire en quelques mots :
Un savant modeste, un homme doux, un noble cœur.
Enfant, il fut aimé de notre grand Tourgueneff qui fréquentait dans sa famille et que sa jeune intelligence émerveillait.
A quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur et que l’on knouta jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système nerveux d’éphèbe, que, quelques jours après, il fut atteint par une fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir.
Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux poings et escortés par des cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut non moins profonde, et il tomba malade à nouveau.
Cette émotivité douloureuse ainsi mise en branle par les atrocités du tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va dès lors sans dire que dès ce moment, tandis que les germes du mal physique s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du nihilisme pénétrait en son cerveau.
Plus tard, parmi ses nombreuses et illustres amitiés, il compta celle de Dostoiewsky et de Nicolaï Gogol.
Voici, Monsieur, un exemplaire des Cosaques de l’Ukraine, où, sur la feuille de garde, vous pouvez lire, écrite de la main même de l’auteur, cette dédicace plus éloquente que toutes les apologies :
A Alexandre Trophimowsky,
Au savant qui dissimule sa science,
à l’ami sûr qui cache ses vertus comme
d’autres cachent leur ignorance et leurs
vices, son humble et dévoué.Nicolaï GOGOL.
Et voici maintenant un exemplaire de la Puissance des Ténèbres, où se lisent ces lignes qui attestent non moins chaudement ce que fut l’oncle de Nathalie d’Eberhardt :
A Alexandre Trophimowsky,
En souvenir des jours lointains où
j’acquis un peu de bonté au contact
de son noble cœur.DOSTOIEWSKY.
Combien d’autres témoignages de ce genre, écrits par les plus grands maîtres de la pensée russe sur des œuvres qui ne mourront pas, Trophimowsky tenait enfouis dans sa bibliothèque de Meyrin !
Et maintenant voulez-vous savoir comment je suis devenu possesseur de ces deux-ci. Ecoutez et vous connaîtrez un peu plus ce que valait le cœur de mon vieil ami.
C’était au début de son exil, peu après avoir quitté la Russie ; avant de se fixer à Genève, il décida de rester quelque temps à Paris, où son intention était d’achever un travail, par lui commencé, sur l’état de l’enseignement scientifique et philosophique en Europe pendant la grande Révolution.
Les ressources de la Bibliothèque Nationale et des Archives lui étaient indispensables, et il voulait aussi, pendant ce temps, suivre les cours de la Sorbonne et du Museum où professaient deux de ses amis.
Lorsqu’il y arriva, je me trouvais moi-même à Paris, depuis quelque temps, avec un groupe d’autres proscrits presque tous comme lui, et comme moi, anciens étudiants de l’Université de Moscou.
Sur mon conseil, il descendit, avec sa valise et quelques malles pleines de livres, dans un petit hôtel de la rue de Vaugirard, à côté de l’Odéon. La plupart d’entre nous et moi-même habitions tout près, dans les parages des Gobelins.
Sans être richissime, comme certains le croyaient, Trophimowsky possédait une fortune fort enviable, dont il avait, dès lors, la pleine jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité antique, solitaire et quelque peu misogyne, il consacrait la presque totalité de ses importantes ressources à ses études et surtout au soulagement de ses frères en révolution. Il fut vraiment la Providence de notre groupe, lequel, à de très rares exceptions près, dont la mienne, ne comptait que des militants peu fortunés. Je dois vous dire, en effet, que ma famille me faisait tenir secrètement, mais avec régularité, des subsides suffisants pour que je puisse, moi aussi, venir en aide à mes compagnons d’exil.
Mais il arriva que la police russe eut vent de ces envois, et somma brutalement mon père, haut fonctionnaire de l’Etat, de les cesser immédiatement sous peine de destitution.
Surveillé moi-même de plus près, je dus, dès lors, prendre mes dispositions pour quitter Paris et me réfugier en Suisse dans le plus bref délai.
Mais pour entreprendre ce voyage et effectuer ce déplacement, il me fallait de l’argent. Or, la caisse de notre petit groupe était vide et il ne me restait plus un sou vaillant. Sans hésiter une minute, je cours rue de Vaugirard, exposer ma situation à Trophimowsky, et lui demander les roubles qui m’étaient indispensables pour échapper à l’inquisition policière dont j’étais l’objet, et dont ne tarderaient certainement pas à souffrir mes compagnons.
Il faut croire que j’inaugurais une série noire, car je trouvai mon ami, que je n’avais pas vu depuis plusieurs semaines, aux prises avec des embarras pareils aux miens, non pas du côté sécurité, mais au point de vue argent.
La faute en était, si ma mémoire est fidèle, au notaire qui détenait encore en Russie sa fortune et qui, par excès de dévouement pour lui, se montrait d’une extraordinaire et fâcheuse timidité, effrayé par la surveillance policière dont il se croyait l’objet.
Bref, Trophimowsky me laissa parler, puis à ma demande d’argent, il ne répondit pas un mot, mais se leva, ouvrit devant moi tous ses tiroirs vides et m’embrassa en pleurant. J’étais fixé et je l’étais d’autant mieux que j’avais aperçu, au coin de sa table de travail, avant qu’il eût le temps de les cacher, un petit morceau de saucisson et un croûton de pain, tout ce qui lui restait pour manger ce jour-là et le lendemain. Les yeux mouillés, moi aussi, et oubliant ma propre détresse devant celle de mon ami, j’allais partir sur une fraternelle poignée de main, mais il me retint, me fit asseoir :
— Il faut tout de même que tu partes, dit-il, et dès ce soir, il y va de ta sécurité personnelle autant que de celle de nos amis.
Et tout en murmurant cela, il ouvrit une de ses malles, y fouilla avec des précautions infinies, et en sortit les deux livres que je viens de vous montrer.
Il les mit dans mes mains et s’assit devant son bureau :
« Ecoute bien, reprit-il, les indications qu’il me reste à te donner. Tu iras tout de suite au boulevard Saint-Michel, à tel numéro, tu monteras au troisième, porte à gauche, et tu demanderas à la bonne qui viendra t’ouvrir, Monsieur C…, de la part de Monsieur A. Trophimowsky. Tu seras introduit de suite auprès de ce vieillard, qui est un des bibliophiles les plus réputés, le plus riche peut-être de Paris, et qui raffole de nos écrivains : tu lui remettras la lettre que je vais écrire, tu prendras les trois cents francs qu’il te donnera et, dès cette nuit, ayant ramassé tes hardes, tu fileras par le premier train. »
Et, sous mes yeux, Trophimowsky écrivit ceci :
« Monsieur, j’ai réfléchi, et vous envoie les deux livres par le porteur auquel vous remettrez les trois cents francs que vous avez bien voulu m’offrir. »
Pendant qu’il signait :
« Non, fis-je, en déposant les volumes sur la table, je ne porterai pas cette lettre à Monsieur C… Du moment que toi-même, plutôt que de te défaire de ces précieux livres, tu préfères souffrir la faim, je ne vois pas pourquoi je n’en ferai pas autant. »
Il répliqua sèchement et d’une voix qui ne supportait pas la contradiction :
« Ce n’est pas la même chose, dans mon cas il ne s’agit que de mon bien-être, ma personne n’étant en rien menacée ; dans le tien il y va du salut de nos amis. Pour eux autant que pour toi, je consens ce sacrifice : fais-moi donc la grâce de m’obéir en tous points. »
Je repris les livres, et dissimulant mes larmes ainsi que lui cachait les siennes, je sortis. Comme je passais dans la petite rue Monsieur-le-Prince pour gagner le boulevard Saint-Michel, mon attention fut attirée par un carré de papier blanc collé sur la porte d’une modeste gargote d’étudiants.
Je m’en approchai machinalement et je lus :
« On demande pour tout de suite un plongeur. Vingt francs par mois et la nourriture. Très pressé ».
Merci, Seigneur, voilà le salut, pensai-je aussitôt. Je coupe ma barbe, j’endosse un costume de marmiton, je dépiste ainsi la police qui ne songera pas à me chercher, moi, le fils d’un puissant seigneur, dans le sous-sol de cet infime restaurant, je gagne ma vie en attendant des jours meilleurs, et aussi de quoi empêcher ce brave Trophimowsky de mourir de faim, tout en lui sauvant les deux livres, auxquels il tient plus encore qu’à son estomac.
Et tout cela fut aussitôt accompli que conçu.
Une heure après, rasé comme un garçon de café, et en costume de plongeur, de mes mains blanches qui n’avaient jamais manié que la plume du journaliste, je rinçais la vaisselle d’un restaurant à douze sous la portion.
Je restai là trois semaines sans donner signe de vie à mon ami, tout en lui faisant parvenir chaque jour quelques reliefs de ma cuisine et du pain, toutes choses qu’il croyait lui être envoyées par quelqu’un de nos groupements secrets.
Enfin, lorsque j’eus acquis la conviction que la police avait complètement perdu ma piste, je vins le trouver, et, triomphalement lui rapporter les deux bouquins en lui contant ma petite histoire par le détail.
Je n’avais pas achevé, qu’il m’embrassait et sanglotait comme un enfant.
— Ami, me dit-il, ces deux livres sont à toi. Garde-les comme le souvenir le plus précieux qu’un ami puisse donner à son ami.
Et avec un sourire dont s’illuminait ses yeux mouillés :
— Mais pourquoi, oui, pourquoi n’être pas venu me voir avant de t’imposer cette corvée qui a dû être bien rude pour toi. Oh ! dès le lendemain même du jour où je t’ai remis ces livres, j’ai su que tu ne les avais pas apportés à Monsieur C… Figure-toi, en effet, que j’ai reçu de mon notaire trois mille roubles ce matin-là, et naturellement, je me suis précipité boulevard Saint-Michel, pour essayer de les ravoir. Dès lors, sans rien connaître de ton aventure, j’ai deviné que tu étais à Paris, que tu n’avais pas vendu les livres, et aussi que tu m’envoyais ce qu’il me fallait pour ne pas mourir de faim ; car toi seul, m’entends-tu, toi seul, connaissais ma détresse du moment. Je t’ai cherché partout, sauf, bien entendu, dans la cuisine de ton gargotier.
Je voulus encore une fois déposer les deux livres sur sa table, mais il se fâcha, et toujours pleurant et riant :
— Je te supplie de les garder, car il me sera plus doux encore de les savoir en tes mains que de moi-même les posséder.
Je sortis donc, emportant les livres et mesurant, à la grandeur de son cadeau, la profondeur de son amitié.
Vous comprenez maintenant que j’y tienne comme au trésor le plus précieux. J’ai, de même que tous les proscrits, beaucoup souffert. J’ai subi les pires malheurs de l’exil ; j’en ai connu les plus affreuses détresses, et possédant des milliers de roubles de rentes, il y eut de nombreux jours où me manquèrent les deux sous de mon petit pain. Aujourd’hui, bien qu’ayant passé la septantaine, et encore pourvu de ce qu’il faut pour attendre la mort en paix, j’aimerais mieux souffrir à nouveau la faim, comme à trente ans, que de vendre, au poids de l’or, ces deux bouquins.
Quelques semaines après ce moment inoubliable de notre vie à Paris, nous partions ensemble pour la Suisse, que nous ne devions plus quitter. On nous y laissa vivre en paix ; de notre côté, d’ailleurs, nous mîmes lentement et pour toujours une sourdine à notre activité révolutionnaire, pris que nous fûmes par la passion de l’étude, par le nouveau foyer que tous deux nous nous créâmes à Genève et aussi conquis par le nouvel évangile de Tolstoï qui, déjà, prêchait la résignation aux révoltés du monde entier.
Mais, puisque je suis à vous parler du plus cher de mes amis, avant de quitter ce chapitre de sa vie et de la mienne, laissez-moi vous dire combien, à cette rude époque qui précéda et suivit la guerre franco-allemande, l’existence des fugitifs et des proscrits russes à l’étranger, était plus dure et plus difficile qu’aujourd’hui. D’une part, l’entente des tyrans européens avait su créer une police internationale de premier ordre et dont la vigilance ne connaissait pas la fatigue, soutenue qu’elle était par d’incalculables fonds secrets, et d’autre part, les moyens de locomotion plus rares rendaient les déplacements peu faciles : nous-mêmes étions moins nombreux, plus aisés à surveiller, et il fallait d’incessants miracles pour lui échapper.
Et ces miracles-là, nous les accomplissions quand il le fallait. Oui, Monsieur, nous avons tous poussé les audaces de la pensée révolutionnaire jusqu’à un point que les militants de l’heure présente ne dépassèrent jamais.
Vous considérez l’antimilitarisme, l’antipatriotisme, la haine ouverte du drapeau et de l’armée comme les théories les plus osées qu’ait risqué l’esprit rénovateur d’aujourd’hui ; eh bien, sachez-le, votre Gustave Hervé pissait encore dans son berceau, si j’ose m’exprimer ainsi, et y faisait ce dans quoi il proposa plus tard de planter vos trois couleurs, que nous avions, nous, jugé les nôtres ainsi que les drapeaux de toutes les nations comme dignes seulement de balayer la boue des cloaques, et la fiente des égouts. Lisez, Monsieur, ce que l’un de nous écrivait et ce que nous imprimions en langue russe, dans une petite feuille que nous appelions : Le Knout :
« … C’est ça, l’Empire des Tzars, gouverné, depuis des siècles, par des bandits, des ivrognes et des fous ; ça l’Empire d’Allemagne, qu’une lignée de soudards cancéreux mène la cravache à la main ; ça l’Empire français, que dirige un loufoque criminel ; ça le trône d’Angleterre, sur lequel une matrone cupide et niaise assied son derrière engraissé par toutes les famines des Indes…
» Oh ! misère… misère, de notre pauvre humanité, quand donc voudras-tu nous abandonner ?…
» Incroyable vraiment que, depuis les temps historiques et même avant, depuis qu’il y a des révoltés, il n’y ait rien de changé sur cette fange arrondie, que des milliards de créatures, prétendues intelligentes et raisonnables, se laissent toujours gouverner par des fantoches imbéciles où sanguinaires, plus souvent les deux à la fois ! Qu’elles s’inclinent niaisement devant des idoles et qui pis est devant de soi-disant symboles, fruits amers de l’humaine stupidité.
» Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, comme un fellah des époques pharaoniques ou un Hindou du Rig-Véda, l’homme d’aujourd’hui croit à Dieu. Il est resté la brute religieuse dont parle Platon. Le fantôme du Divin a imprégné sa cervelle pour toujours ; l’eau qui la baigne sous les méninges est de l’eau lustrale, et elle circule tout au long de sa moelle, provoquant des réflexes rituels.
» La passion du Dogme (avec un grand D) est plus nécessaire à sa vie morale que ne le sont à son existence physique les battements de son cœur.
» Il s’éteindrait et avec lui mourrait sa race — ce qu’il faut peut-être souhaiter — si, par la ruse ou par la force, il ne pouvait imposer à ses semblables ce qu’il croit la vérité.
» Voyez plutôt, après la tyrannie du moine, se dresser à l’horizon la tyrannie non moins insolente et nauséabonde du franc-maçon.
» Comme il y a des siècles et des siècles, et avec autant d’ardeur, il courbe la tête et délire devant un chiffon versicolore qu’il appelle le drapeau et avec lequel — tant il est sali de honte — un homme propre, intelligent et honnête ne se devrait même pas torcher le c…
» La folie que cette loque imbibée de sang, déchaîne en son âme, quand ses maîtres l’agitent devant lui, est plus épouvantable et plus cruelle que jamais. Les guerres des temps passés ne sont que des berquinades, près des contemporaines tueries.
» Même en temps de paix, et pour la préserver, cette guenille innommable, à peine digne de balayer les cloaques et les égouts, de ce qu’il appelle le déshonneur, il s’impose des sacrifices écrasants, dont une partie suffirait à tirer de la misère et de l’ignorance la moitié du genre humain, et il ne rêve que machines capables de détruire en quelques heures l’autre moitié.
» Passe encore, ô homme du XIXe siècle, en train de mourir comme les autres dans l’ignominie, passe encore que tu restes éternellement la Brute religieuse, rituelle et dogmatique, qui s’aplatit devant le triangle maçonnique ou la croix du Nazaréen, on ne s’extermine plus guère pour Dieu, on se contente de se déshonorer en son nom. Mais que tu persistes à être le bandit des siècles de fer, dénommant son repaire : La Patrie, que derrière tes frontières, comme le voleur et l’assassin dans leur caverne, tu n’aies qu’un but, un idéal : l’emporter sur ton voisin, le tuer, le piller et le voler pour t’agrandir, voilà certes qui est fait pour pousser au désespoir les hommes intelligents… »
Lisez et relisez ces lignes, Monsieur, songez ensuite qu’elles furent écrites et imprimées voici plus de quarante ans, par des hommes que traquait sans trêve la police dont je viens de vous parler, songez encore qu’après avoir ainsi rédigé et tiré à plus de cent mille exemplaires sur du papier à chandelle, au fond d’une cave, dans un quartier ouvrier de Genève, le Knout, un placard bi-mensuel, d’autres hommes en prenaient de lourds ballots et, risquant mille fois leur vie, gagnaient la frontière russe, pour les remettre à ceux qui les attendaient. Réfléchissez à tout cela et dites-moi ensuite si les « insurrectionnels » d’alors ne valaient pas ceux d’aujourd’hui et si, au point de vue de la hardiesse et de l’éloquence, les premiers ne l’emportaient pas de beaucoup sur les seconds.
Cependant, pour l’exactitude de votre étude biographique sur Isabelle Eberhardt et sa famille, je dois vous dire que Trophimowsky ne fut jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il n’était d’ailleurs pas, ainsi que je vous l’ai indiqué, un véritable banni, un réfugié politique, comme la plupart d’entre nous. Il n’avait jamais comparu devant les tribunaux de l’Empire : aucune condamnation, par conséquent, ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant et après, il avait à maintes reprises manifesté des idées libérales fortement hostiles au tzarisme et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés dans les milieux révolutionnaires de ce temps-là. Et c’est pourquoi, sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette inquisition de plus en plus gênante et aussi pour protester hautement contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.
L’atmosphère empuantie de Moscou et de Pétersbourg lui étant devenue insupportable et sa situation de fortune le lui permettant, il avait voulu respirer l’air plus salubre du Léman.
Je m’empresse d’ajouter qu’il partit à temps, car, ainsi qu’il l’apprit peu après son arrivée, les policiers, ayant eu vent de sa correspondance avec certains de ses amis, réfugiés en Suisse, se disposaient à perquisitionner chez lui et probablement à l’arrêter.
Les difficultés qu’éprouva son notaire pour lui faire tenir une partie de sa fortune, lui montrèrent suffisamment qu’il avait eu raison de changer d’air.
A cet exil bénévole, à ses amitiés révolutionnaires et à la générosité touchante dont il fit preuve à leur endroit, se bornèrent ses agissements. Il n’écrivit jamais dans le Knout, qui n’eut d’ailleurs que dix numéros, aujourd’hui introuvables, même au poids de l’or, ni dans les autres feuilles propagandistes d’alors.
Son esprit allait plutôt vers les doctrines spéculatives de la révolution, sur lesquelles il noircit beaucoup de papier sans jamais rien publier.
C’est ainsi qu’il écrivit à Genève d’abord, puis à Meyrin, une Psychologie de l’Autocrate et une Psychologie du Révolté, dont il lisait, de temps à autre, quelques pages aux amis qui venaient le visiter.
Tous en gardaient l’impression que jamais pensée plus puissante et plus virile ne fut servie par une forme plus séduisante, et nul d’entre nous ne le quittait sans l’avoir instamment supplié de livrer au public ces fruits de sa vie laborieuse et de ses incessantes méditations.
« Plus tard, plus tard, répondait-il sans lassitude, il y a beaucoup à retoucher. »
Que sont devenus ces manuscrits et aussi celui d’un Essai sur le suicide, et encore celui d’une massive et substantielle étude Sur les tyrans de l’Hellade, deux chefs-d’œuvre d’audacieuse érudition ? Je l’ignore, hélas ! car alors que mourut mon pauvre ami, je voyageais depuis trois ans, hors de Suisse, pour oublier ma solitude et la mort de ma chère enfant.
Les plus impétueux et les plus intransigeants d’entre nous n’en professaient pas moins pour ce grand savant, si simple et si bon, une profonde vénération.
C’est dans sa Psychologie du Révolté et dans son Essai sur le Suicide, que le groupe des plus virulents qui furent les premiers terroristes, avaient puisé l’idée d’une association tendant à colliger l’effort ultime des désespérés de la vie, à l’utiliser en le dirigeant contre la vie des tyrans et de leurs collaborateurs les plus actifs. Le principe était : L’instinct de la conservation dont l’homme est affligé vaut plus, pour la sauvegarde matérielle de ses oppresseurs, que les meilleures cottes de mailles et que les cosaques les plus dévoués. Celui qui a fait le sacrifice de la vie et plus particulièrement celui qui s’en trouve ainsi chassé par l’égoïsme et la cruauté de la société présente, est susceptible de devenir, pour cette dernière, mille fois plus dangereux que les plus hardis militants, dont l’audace est bridée par la vision de l’échafaud ou du peloton d’exécution.
On devait donc rechercher partout où faire se pourrait, ces malheureux, les recueillir, les initier rapidement aux meilleures méthodes terroristes, insuffler à leur désespérance une haine suffisante de ses causes, et enfin, leur mettre aux mains le moyen de se venger avant de mourir, en bien précisant un but à leurs coups.
Trophimowsky ignora toujours l’existence de cette Association quasiment restée d’ailleurs à l’état de projet, et il ignora aussi que, de ses études spéculatives, en avait pu sortir l’idée.
Toutefois, bien qu’à la veille de mourir, je n’en persiste pas moins à croire qu’il y a là, pour la puissance et l’avenir du terrorisme, une mine précieuse à exploiter.
Tandis que je m’installais définitivement à Genève, Trophimowsky, accompagné de Nathalie, en proie à la douleur profonde de son veuvage, errait encore, pendant de longs mois, à travers la Suisse et l’Italie, car on ne savait auquel de l’oncle ou de la nièce, était échue l’humeur la plus vagabonde, ou pour mieux dire, tous les deux possédaient au même degré ces instincts nomades dont, par sa mère, devait hériter Isabelle Eberhardt.
Ils allaient donc de Lausanne à Berne, de Berne à Bâle, de Bâle à Zurich et Lucerne, estivant en Herzégovine, promenant leurs automnales rêveries sur les rives aimables du lac Majeur, descendant jusqu’à Florence et Rome pour hiverner à Naples, Palerme et visiter la riante Trinacrie.
Cependant, ils nous revenaient toujours invinciblement attirés par le charme du lac Léman. Mais pour les retenir et les fixer à Genève, d’abord, puis à la villa de Meyrin que Trophimowsky ne tardait pas à acquérir, il fallut une assez grave maladie d’Isabelle, alors âgée de cinq ans, de cette troublante Isabelle, dont vous avez entrepris d’éditer l’œuvre inconnue et de narrer la si courte et poignante vie, ce à quoi je voudrais, Monsieur, vous aider de mon mieux.
Quand Isabelle naquit, j’étais moi-même, depuis quatre ans, père d’une charmante fillette qui devait être sa meilleure amie, comme j’étais le plus fidèle intime de ses parents. De sa prime enfance, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle était laide, très laide même, et que ses parents se montrèrent fortement impressionnés de cette disgrâce dont ils cherchèrent la cause en vain, Nathalie étant, comme je vous l’ai dit, la beauté même incarnée et son père, qui mourut d’ailleurs peu de temps après la naissance d’Isabelle, n’ayant, dans ses traits, rien de laid, voire de simplement disgracieux.
Or, voici qu’après cette sérieuse maladie et vers la fin de ses six ans, ce qui arrive quelquefois, mais jamais à ce point-là, comme si une bonne fée avait soufflé sur son visage pendant son sommeil, Isabelle se mit à devenir, un peu chaque jour, une jolie, gracieuse et avenante fillette promettant d’être ce qu’elle devint, en effet, vers ses seize ans, une jeune fille charmante sans être belle, à la fois robuste et fine, infiniment distinguée, attrayante et cent fois plus désirable, enfin, que beaucoup d’autres, au visage desquelles la nature prodigua des soins raffinés.
Elle ressemblait peu à son père, mais beaucoup à Nathalie et à son grand-oncle, dont elle eut dès lors l’intelligence très vive, tandis qu’elle empruntait à sa mère son activité dévorante et l’inquiète mobilité de son esprit.
Vous ai-je dit qu’à la mort du père d’Isabelle, Trophimowsky s’était épris, pour sa petite nièce, d’une vraie passion paternelle, tandis que Nathalie, tout en la chérissant beaucoup, gardait, sans cependant le laisser paraître, toutes ses préférences au jeune Augustin de Moërder, son autre fils, lequel était un fort bel enfant.
Mais, en revanche, le frère et la sœur s’aimèrent, dès cette époque, d’un profond amour qui arracha souvent des larmes très douces à leurs parents.
De son grand-oncle, Isabelle eut aussi cette avide et insatiable curiosité de l’esprit, qui la faisait passer des journées entières et des nuits dans la bibliothèque de la villa, où elle lisait, à se rendre aveugle et indifféremment tous les livres qui tombaient sous sa main fiévreuse, au petit bonheur. Science, histoire, philosophie, littérature, d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.
Trophimowsky ne fit jamais rien pour réformer cette avidité, qui fut la sienne en ses jeunes ans, et, comme on avait fait pour lui-même, il n’en limita pas davantage le champ.
N’allez pas croire pour cela qu’il se désintéressât de cette créature si chère, en laquelle il retrouvait à la fois, avec un tressaillement de joie, les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile, comme un amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.
Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain genevois quelque peu morose, s’étonnait, devant lui, de cette liberté d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans.
Ne craignez-vous pas pour sa santé, et ne craignez-vous pas aussi que les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit ?
— Oui, lui répondit non sans orgueil Trophimowsky, pour toute autre enfant qu’Isabelle je le craindrais et me conduirais différemment, mais ma petite nièce, qui est vraiment ma fille spirituelle, est une de ces créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein, ni d’aiguillon. La robustesse de son cerveau égale celle de son estomac ; et c’est pourquoi il n’est besoin, pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni fortifiant ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut sans aucun danger : elle n’assimilera certes pas tout, ce serait prodigieux, et cela ne s’est jamais vu : mais la Nature, qui lui fut exceptionnellement clémente, se charge, en elle, des élaborations physique et morale dans l’équilibre et l’harmonie dont vous parlez…
Souvent, à ces orgies de lecture, succédaient des fringales de mouvement, et c’était alors des périodes assez longues où il n’y avait, dans sa vie, de place que pour les exercices violents.
L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maëstria et la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis, suivaient de longs voyages en chemin de fer, en bateau et dans les vieilles pataches démodées.
En compagnie de ma fille, heureuse d’être son amie et presque sa sœur aînée, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire, et plus souvent encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes, où les souvenirs plus humbles mais plus troublants de Jean-Jacques la remuaient chaque fois plus profondément.
Il faut vous dire qu’elle avait, à l’auteur de la Nouvelle Héloïse, voué le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de l’âme et du cœur, s’imprégnait, jusqu’au tréfond d’elle-même, de son sentimentalisme débordant.
Tenez, Monsieur, pour servir votre œuvre à laquelle je m’intéresse comme aux heures les plus douces d’un passé lointain, j’ai entr’ouvert les plus secrets de mes tiroirs, je vais mettre sous vos yeux ce qu’ils contiennent de plus poignant pour votre humble serviteur.
Ce sont quelques lettres et de courts billets échangés entre Isabelle et ma pauvre fille, morte après avoir reçu le dernier, à vingt-trois ans, oui, Monsieur, à vingt-trois ans… »
Et le vieillard se tut, essuya ses yeux, ses lunettes, car il n’y voyait plus clair du tout pour trier et lire les pauvres petits papiers.
Pauvres petits papiers en vérité que l’exilé avait maintes fois mouillés de ses larmes, et auxquels ses doigts tremblants avaient donné la teinte des vieux parchemins, bien qu’ils eussent douze ans à peine.
Il y avait là, en feuillets épars, un journal de sa pauvre fille assez régulièrement tenu pendant les années 1894, 1895, 1896 et, au milieu d’eux, six lettres qu’Isabelle lui écrivit à ces époques.
Des souvenirs de son enfant relatés au jour le jour, en langue russe, le vieillard me lut ce qu’il crut devoir être utile à mon étude, et je vis, en effet, combien avait été profonde l’amitié qui unissait Marie K… à Isabelle Eberhardt, encore que celle-ci eût quatre ans de moins :
— Tenez, Monsieur, pour en revenir à la passion d’Isabelle, que dis-je ? au culte qu’elle vouait à Jean-Jacques, écoutez ceci couché sur cette page, par ma fille, en février 1896 :
« Hier, notre professeur de français nous a donné, pour sujet de composition, le suivant :
« Dire à qui, de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau, vont les préférences de votre esprit, et raisonner succinctement ces préférences ».
« J’ai mis l’auteur de la Nouvelle Héloïse avant celui du Siècle de Louis XIV, mais quand il a fallu raisonner cette préférence, j’ai été fort embarrassée de le faire succinctement, ainsi que nous l’avait indiqué, en insistant beaucoup, notre professeur.
« Les arguments affluaient si nombreux que, malgré tous mes efforts, j’ai dépassé de beaucoup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée.
« Bébelle (Isabelle), a triomphé superbement tant par la concision que par la force de sa composition.
« Monsieur H… (le professeur), en a été véritablement abasourdi ; et il n’a cessé, pendant toute la matinée, de relire et de répéter les vingt-cinq lignes de ma chère petite amie : je les sais moi-même par cœur, et il me plaît de les écrire ici :
« Avec la puissance de son inlassable génie, Voltaire a défendu les droits sacrés et méconnus de l’humanité, et jusqu’au dernier souffle de sa longue vie, il a lutté pour l’émancipation définitive de l’esprit humain : aussi, me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que durera cette humanité sur notre globe.
« Mais c’est avec son cœur que l’humble fils de l’horloger genevois a plaidé pour les droits de la créature, droit au bonheur, droit à l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux sur les beautés de la Nature, souveraine consolatrice de tous nos maux. Et c’est pourquoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habitants des planètes survivantes, quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune errant dans la nuit.
« Et c’est aussi pourquoi je donnerais le Dictionnaire philosophique pour huit pages des Confessions ».
Au sourire que j’ai surpris sur les lèvres minces et proprement rasées de Monsieur H…, j’ai bien vu qu’il soupçonna d’abord la collaboration du « Petit oncle Trof » dans cette composition de sa petite nièce. Mais, moi qui connais la franchise et la loyauté de Belle, la fière noblesse de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul instant ; et Monsieur H… lui-même a dû chasser bien vite ce vilain soupçon quand il a vu : « Petit oncle » aussi sentimental et Rousseaulâtre que sa nièce, s’essuyer les yeux en lisant sa composition… »
Oui, vraiment, on ne savait qui de Trophimowsky ou d’Isabelle était le plus féru du « Philosophe », de son œuvre comme de sa troublante personnalité. Que de fois n’ai-je pas entendu mon ami soutenir, après d’autres, mais avec plus d’éloquence, que de lui était sortie la Révolution française tout entière, la vraie, la seule, celle de la Convention.
Tous ses membres, en dehors desquels il n’y eut pas de révolutionnaires au sens complet de ce mot, et en commençant par le sentimental Robespierre qui en fût l’âme, puis en continuant par Marat qui en fut la plus agissante et la plus juste expression, furent des adorateurs de Rousseau, et s’imprégnèrent de ses écrits. Certains d’entre eux même poussèrent l’imitation de sa vie jusqu’en ses pires défauts.
Pour Isabelle, les raisons qui l’incitaient à faire du « Citoyen de Genève » le Dieu de son intelligence adolescente et son cœur furent, bien entendu, toutes différentes, et, à vrai dire, ce ne furent pas des raisons, mais des instincts.
Instincts héréditaires de vagabondage, qui furent ceux du pauvre philosophe toujours errant, besoins impérieux d’aimer et de se sentir aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bourru bienfaisant, besoin non moins exigeant de sentir, au fond de son âme, épanouies et toujours fraîches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du sentiment, voilà ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la noble et pauvre fille devant l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions.
Voilà ce qui la faisait pleurer à chaque ligne de ce dernier livre, et voilà aussi pourquoi elle eût donné, pour huit quelconques de ses pages, une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.
Et aujourd’hui, Monsieur, que nous est connue tout entière sa destinée si brève, si étrange, et si belle dans sa douleur, il nous apparaît bien clairement qu’elle était marquée par cette première, ardente et unique passion de son cerveau et de son cœur. Tout y était, depuis son véhément amour pour la vie libre des grands espaces désertiques, jusqu’à la pitié profonde, dont elle enveloppa les pauvres diables errant avec elle et portant, comme elle, le burnous égalitaire du Bédouin.
Je ne parle pas de son œuvre, de sa pensée littéraire et de son style, desquels vous m’avez dit, en excellents termes, qu’on ne sait à qui elle dut le plus, de Jean-Jacques ou de Loti et Fromentin.
Mais je bavarde inutilement au lieu de simplement vous lire cette lettre écrite par elle à ma fille, et dans laquelle vous puiserez sûrement plus d’éléments utiles à votre étude que ne saurait vous en donner le verbiage d’un vieillard.
« — Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce coin de rêve qu’est Montreux ?… Que deviennent les rhumatismes de ton papa ?… Petit oncle Trof et Maman te le demandent aussi, et avec beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes comme moi-même aujourd’hui.
» Pour ce qui est de ta Bébelle, inutile de lui demander ce qu’elle trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand tu es partie, et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis Jean-Jacques, je relis ses Confessions, retenue que je suis à la villa trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.
» Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les bibliothèques de « petit oncle », il me semble que je revis moi-même son enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que, le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie personnalité.
» Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes yeux.
» Il me semble que…
(Ici, Monsieur, comme vous le voyez, est une page déchirée et que, malgré toutes mes recherches dans les papiers de ma pauvre fille, je n’ai jamais pu retrouver.)
» Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières en les lisant et c’est avec les yeux de l’esprit que j’arrive à la fin des phrases dont je sais par cœur la plupart.
» Alors aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli par Madame de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des analogies qui facilitent et complètent l’illusion.
» Comme la maison des Charmettes notre villa, tu le sais, est ouverte à qui veut entrer.
» Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille « petit oncle », c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens qui demandent à voir maman ; tous les malheureux du voisinage courent après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient derrière la bonne Madame de Warens.
» Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle, d’incessants et grandioses projets pour donner libre cours à sa débordante charité ; création d’orphelinats, de fermes modèles, de refuges, etc…, etc…, puis passant tout à coup à des moyens plus pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.
» Et je me sens alors, ma chère, fière, très fière de posséder une « maman » belle, douce et charitable infiniment comme la « maman » de mon Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.
» Mais ne suis-je rien que cela ?… Tu vas rire, ma très chère, de toutes ces abracadabrantes folies… Tant pis… Oui, je suis amoureuse de mon « Philosophe » et il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en tant que femme, j’envie le sort : Thérèse Levasseur et Madame d’Houdetot. Ah ! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour la seconde la moindre petite place dans son cœur.
» Et, si j’avais été celle-ci, oh ! ce bon Monsieur d’Houdetot… enfin, je ne vais pas plus loin, tu me comprends… Non, rien, vois-tu, n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.
» Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant : j’aurais voulu naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie, posséder son amour de l’humanité… »
Je m’arrête, Monsieur, car il n’y a rien dans la fin qui puisse vous intéresser. Et le vieux proscrit, ayant remis pieusement dans le tiroir, cette longue et curieuse lettre :
N’avais-je pas raison de vous dire que dans cette extraordinaire passion pour l’œuvre de Jean-Jacques, pour les bizarreries troublantes de sa vie si pittoresquement tourmentée, tenait toute la destinée de la pauvre Isabelle Eberhardt.
Vivre pauvre et libre, en vagabondant, le cœur pitoyable aux souffrances de tous les errants.
Mais voici une autre lettre où, sur le seuil de ses dix-neuf ans, la jeune fille eut, avec une lucidité poignante et un frémissement de tout son être, le sentiment de ce que devait être son court passage ici-bas.
Elle fut écrite à ma fille quinze jours après celle que je viens de vous lire, et alors que nous étions encore à Montreux.
« Tu ne saurais croire, ma bonne Marie, combien petit oncle et maman ont été heureux de savoir ton cher papa en bonne voie de guérison, et même, nous dis-tu, à peu près complètement rétabli. Sans doute, sa reconnaissance doit aller au climat très doux de ce coin béni du Léman, où j’ai passé moi-même des heures exquises, l’an dernier. Mais j’imagine qu’il doit plus encore au dévouement passionné, aux soins éclairés de la jeune et jolie doctoresse qui est en même temps son ange gardien… »
Ici, la voix du vieillard trembla, ses yeux se mouillèrent encore une fois, et il s’arrêta, ne distinguant plus l’écriture sur le vieux papier jauni. Tandis qu’il essuyait ses lunettes : « Monsieur, fit-il, je dois ouvrir une parenthèse pour vous dire qu’il ne manquait, alors, à mon enfant bien-aimée que ses derniers examens de clinique, pour avoir son diplôme de docteur en médecine. Elle finissait à peine ses vingt-trois ans. Poussée par son exemple et encouragée par son père et par sa mère, Isabelle venait également de commencer ses études médicales, mais, je dois l’avouer, sans beaucoup d’entrain… »
Ceci dit, il reprit la lettre et continua :
« … Figure-toi que petit oncle et moi avions fait le projet de venir vous surprendre, ce dont j’étais toute heureuse, quand maman s’est trouvée souffrante, oh ! un léger rhume contracté, pour être restée trop tard, et en pantoufles, dans le jardin.
» Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon professeur lui aussi malade étant guéri, reprendre mes leçons de peinture et de dessin. Et j’ai dû également suivre le cours d’anatomie et de physiologie que, vraiment, jusqu’ici, j’ai beaucoup trop négligés.
» Ce pauvre N…! (le professeur de peinture et de dessin), la maladie qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait changé et amaigri.
» J’ignorais complètement et toi aussi, sans doute, qu’il avait été, pendant quelques mois, le professeur de notre grande et douloureuse Marie Baschkirtseff.
» Depuis qu’à propos de je ne sais plus quoi, il m’a révélé ce détail, nous ne peignons ni ne dessinons, mais tant que dure la leçon, je le harcèle, et ne cesse de le faire bavarder sur celle dont le Journal nous a tant fait pleurer toutes deux.
» Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aussi émue et troublée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la première fois. Je persiste à trouver médiocres les vers de Monsieur André Theuriet, qui lui servent de frontispice. Non, vraiment, ils ne sont pas à l’unisson. Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la virilité de son âme que des crises de faiblesse féminine viennent de temps à autre amollir sans arriver à la dompter.
» Et dans ces crises même, où bouillonne toute la désespérance qui lui vient de sa précaire santé, autant que de son impuissance à réaliser son idéal d’art, je la trouve attendrissante et humaine infiniment.
» Mais, dans toute la littérature dont je me suis gavée — c’est le mot — je ne connais pas de pages plus poignantes, plus capables d’atteindre le tréfond de l’âme, et d’en faire sortir toute l’humaine pitié, que celle où elle s’attriste devant la surdité précoce dont elle se sent menacée.
» Aucune des plaintes que, tout au long de son Journal, lui inspire la débilité fatale de ses poumons, n’égale en profondeur son cri de détresse…
» … Ah ! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle zébrant l’azur de son aile pointue, le murmure du vent dans les arbres, et les sanglots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver…
» C’est, je crois bien, le plus navrant et aussi le plus poétique lamento qu’ait exhalé une âme d’artiste uniquement éprise de la Nature et qui se sent, un peu plus chaque jour, isolée d’elle, de ses beautés les plus délicates, de ses jouissances les plus exquises par une cruelle infirmité.
» Petit oncle, à qui je disais cela, l’autre jour, m’a raconté, d’après ses lectures, la désespérance de Beethoven, aux prises avec le mal implacable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en relisant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.
» Enfin, ce que je souhaite ardemment comme elle, ce que je désire comme elle, à un degré presque douloureux, c’est, si je dois mourir jeune, de ne pas mourir tout à fait, de me survivre par quelque chose, livre ou tableau qui fera voltiger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront pour toujours clos. Oui, chérie, depuis mon âge de raison, j’ai l’intuition très nette que, moi aussi, je mourrai jeune comme elle, et quand je rêve à ma destinée, elle m’apparaît sous un jour tellement étrange que j’en ai les larmes aux yeux.
» Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite contradiction, si vraiment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un peu de fumée. La gloire ! La gloire ! Qu’est-ce au juste ? Hélas ! Quoi que dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de mort révolte, la nuit du tombeau doit être éternelle et impénétrable. Une seule clarté la traverse peut-être, pâle, mais douce aussi comme la lueur d’une veilleuse, c’est le souvenir du bien que nous avons fait sur la terre.
» Il me semble que, pour chacune de nos bonnes actions, Dieu allume autour et au fond de notre tombeau, tantôt une noctiluque menue, tantôt une luciole argentée, et c’est baignés de ces calmes et mouvantes clartés, que nous poursuivons, dans le silence éternel, notre sommeil et notre rêve.
» Elles nous suivent aussi, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises par la nostalgie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent leurs joies et leurs peines.
» Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la profondeur des ténèbres…
» Ah ! chérie, je voudrais, avant de mourir, avoir le temps de faire assez de bien pour que, grâce aux lampyres et aux vers luisants qui s’entrelaceront et joueront dans les asphodèles de ma tombe, il me soit permis de rêver, éclairée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ainsi mon dernier sommeil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurais fait une œuvre pendant ma vie, mais parce que j’aurais aimé d’un amour profond les parias, les déshérités, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure… »
Suivent, Monsieur, des détails sans grand intérêt. Inutile, je crois, de commenter ces pages quand on sait comment a vécu et comment est morte la pauvre enfant.
Grâce à vous, du moins je l’espère, se réalisera le souhait naïf et ardent de ses vingt ans. Grâce à vous, longtemps encore, des lèvres humaines diront le nom de la morte qui dort dans un petit cimetière africain. Votre pitié fraternelle lui rendra la gloire qu’on a essayé de lui ravir. Et elle aura cette « survie spirituelle » à laquelle seule tenait son âme de slave que le trépas du corps et le néant de la matière n’épouvantèrent jamais, parce qu’elle sut si bien les poétiser.
Sur ces mots, le vieillard se disposait à fermer le précieux tiroir, croyant m’avoir lu tout ce que je pouvais utiliser ; mais il se reprit, en sortit d’autres papiers :
— J’allais oublier deux autres lettres non moins importantes et qui contiennent certains détails dont vous tirerez peut-être parti.
Voici d’abord un billet que ma fille reçut au commencement de notre séjour à Montreux :
« Je te fais expédier par ce courrier la Pathologie Générale de Beaunis et Bouchard et la Physiologie de Küss, que tu avais prêtées à Lieven et que tu m’avais chargée de lui réclamer. Si tu ne les a pas eues plus tôt, il n’y a pas de ma faute comme tu vas voir. Je croyais pouvoir rencontrer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il suivait jusque-là plus régulièrement que moi, et j’y suis allée pendant une semaine entière tout exprès pour le rencontrer.
» Mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir, comme je sortais de la Poste avec maman, nous nous sommes trouvés nez à nez. Je lui ai fait part de la commission que tu m’avais donnée. Le pauvre garçon est devenu très rouge, puis très pâle, et rougissant encore une fois, il nous a dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre à ce sujet. Enfin, il nous a avoué être sans ressources depuis trois mois, la famille anglaise dans laquelle il donnait des leçons de russe ayant quitté Genève depuis ce temps-là.
» Et depuis ce temps-là aussi, a-t-il ajouté, je n’ai pu payer à ma propriétaire le loyer de ma chambre, et le blanchissage que je lui dois. Elle m’a chassé, voici huit jours, gardant en gage mes hardes et mes bouquins, parmi lesquels se trouvaient ceux qui m’ont été prêtés.
» Ce pauvre Lieven ! En disant cela, il était si blême, il souffrait tant de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais voulu recevoir de subsides en dehors de ce qu’il gagnait, que Maman et moi en avons été bouleversées.
» Connaissant cette fierté, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le courage de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à venir passer vingt-quatre heures à Meyrin. Puis nous sommes allées du même pas chez la propriétaire ; maman a payé la petite dette, moyennant quoi nous avons pu pénétrer dans la chambrette, presque aussi petite que la niche de notre Médor ; mais très propre, très blanche, et pour laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres, et, toutes émues, tremblantes, comme si nous venions de commettre une mauvaise action, en violant le logis du pauvre exilé, nous sommes revenues à la Poste pour te les expédier ».
Il me semble, Monsieur, fit le vieillard en déposant ces feuilles, que vous êtes ému de ce trait. Il vous montre mieux encore et dans toute sa délicatesse, la bonté de Nathalie d’Eberhardt et de son enfant.
Je ne regrette donc pas de vous l’avoir lu.
Et maintenant, voici la dernière lettre que ma fille reçut de sa pauvre amie, quelques jours seulement avant notre départ de Montreux, et dans laquelle Isabelle revient sur sa passion pour l’humble fils de l’horloger genevois :
« L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous arriver ; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Ecoute-moi bien et prépare-toi dès maintenant.
» Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes que nous fîmes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à Aix-les-Bains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une combinaison qui le servira et nous servira également.
» Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, où notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans, nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les amours de Julie et de Saint-Preux.
» Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où, en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylord Maréchal, la plus belle figure des Confessions et aussi le plus noble, le plus touchant de ses vrais amis.
» Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce beau projet à un degré que tu ne peux imaginer. »
— Hélas ! Monsieur, il ne le devait être jamais. Prise par le mal terrible qui emporta Marie Baschkirtseff, et auquel aussi, dix ans avant, avait succombé sa mère, ma fille fut littéralement foudroyée en quelques jours, et mourut la veille même d’obtenir son diplôme de docteur.
Malgré toutes les sollicitations de mes amis, ma Marie, une fois couchée dans la tombe, je m’enfuis de Genève comme un fou, ne pouvant supporter la vue des gens et des choses, que ses beaux yeux très chers et très doux avaient contemplés. Pour étourdir mon effroyable douleur, pendant quatre ans, j’errais comme un corps sans âme, à travers la Suisse, l’Autriche et l’Italie, sans rien voir, sans rien ouïr, sans savoir même où j’étais, pareil à un automate vagabond.
Après être resté quatre ans sans nouvelles du monde entier, quand je revins à Genève, en décembre 1900, j’appris, avec quel surcroît de douleur, vous le devinez, que mon vieil ami, Alexandre Trophimowsky, était mort et Nathalie d’Eberhardt aussi, et que, lui, reposait dans le petit cimetière de Meyrin, tandis qu’elle dormait son dernier sommeil sous une tombe arabe du littoral africain. J’appris, enfin, que la villa était passée en d’autres mains, qu’Augustin de Moërder s’était engagé à la Légion étrangère, où il servait peut-être encore et qu’Isabelle, sous le burnous du Bédouin, errait dans les solitudes du Sahara.
Quel drame, ou plutôt quelle série de drames intimes avaient aussi séparé ces quatre créatures que j’avais connues si heureuses et si unies, c’est ce que je n’ai jamais pu bien savoir.
Pourtant, voici deux ans, à Aix-les-Bains, dans l’hôtel où je descends chaque saison, je rencontrai la vieille Mme T…, qui fut à Genève, parmi les amis de Nathalie et qui, si je ne m’abuse, est quelque peu apparentée avec notre célèbre Lydie Pachkoff. J’appris d’elle qu’au cours de ses vagabondages africains, Isabelle lui avait écrit plusieurs fois ainsi qu’à notre célèbre voyageuse.
Et maintenant, Monsieur, je vous ai dit ce que je savais. Puissé-je avoir facilité votre tâche si fraternelle et si généreuse.
Inutile de me remercier ; c’est moi qui suis votre obligé, pour m’avoir permis de lire en manuscrit, ce poignant Mektoub, ces belles pages inédites de notre morte glorieuse que vous avez eu le bonheur de retrouver.
Il ne me reste plus qu’à attendre, dans la plus vive impatience, celles que vous avez entrepris de consacrer à son œuvre et à sa vie.
Toutefois, si les renseignements et la correspondance que détient peut-être encore Mme T…, peuvent vous être, comme je le crois, d’une certaine utilité, et si tel est votre désir, je serais très heureux de vous donner son adresse avec une lettre d’introduction.
En disant cela, le proscrit, dont les paupières étaient encore emperlées de larmes, remit pieusement dans leur tiroir, avec d’autres reliques de sa fille, boucles de cheveux, fleurs fanées, les pauvres petits papiers jaunis, auxquels le contact de ses doigts tremblants avaient donné la teinte des vieux parchemins, encore qu’ils n’eussent pas plus de douze ans.
C’est, je m’empresse de le dire, grâce à cette puissante recommandation du comte K…, que me furent ouverts, sans hésitation, les inappréciables trésors dont la bonne Mme T… disposait.
D’abord, des lettres aussi gentiment écrites et d’autant plus précieuses qu’elles nous permettent de suivre Isabelle après son départ de Meyrin (1897) et nous font connaître ce que furent sa vie, l’état de son esprit et de son âme pendant le séjour à Bône jusqu’au jour où moururent sa mère et peu après son grand oncle (1898-99), et où désormais, seule au monde, devenue bédouine, jusqu’au tréfond de ses moelles, elle commença sa vie errante, enamourée du Désert et de son soleil.
Et d’abord ce long extrait :
« Oh ! oui, chère Madame, vous avez raison de le dire, j’étais bien triste, affreusement triste quand nous avons quitté Meyrin. Que voulez-vous ? On n’abandonne pas, d’un cœur léger, les lieux où la bonté de Dieu vous permit de savourer presque quinze ans de bonheur. Quinze ans de bonheur ! C’est bien, oui, c’est bien ce que j’ai laissé sur le cher coteau aux horizons si paisibles, dans notre si aimable demeure, parmi les fleurs animées de notre jardin.
» Aussi, je m’en veux beaucoup, quand je me recueille, d’avoir été presque consolée, et si vite, par la mer. Oh ! la mer, quelle ensorceleuse ! Et, comme elle sait, dans sa grande caresse toute bleue, bercer et endormir nos petits chagrins ! Elle est la consolatrice, par excellence, la consolatrice divine, et je ne connais pas de paroles plus apaisantes que le murmure de son flot. Il est vrai, Madame, qu’elle se fit, pour nous, plus clémente et plus fraternelle que le lac Léman, aux plus beaux jours de l’été.
» Nous voici, maintenant, installées dans une jolie maison arabe, dont je me suis mise à raffoler encore plus que maman. Il y a, dans toutes les pièces, et presque à la hauteur de ma taille, des revêtements de faïences multicolores, aux teintes très vieilles et d’une délicatesse infinie.
» Quand il fera chaud, et il paraît que le soleil estival de Bône égale celui du Sahara, il me semble que de les regarder, elles doivent, tout en rajeunissant les yeux, vous rafraîchir un peu le sang.
» D’autant plus que nous jouissons aussi d’une cour, sur laquelle s’ouvrent les pièces principales et, où comme dans les patio d’Espagne, un jet d’eau sanglote du matin au soir.
» Je ne sais qui de maman ou de moi est la plus entichée de ce beau pays où tout nous enchante et nous éblouit ; toutes deux, nous nous arabisons un peu plus chaque jour ; nos domestiques sont arabes ; la cuisine que nous mangeons est arabe : « Cheurba », « Couscouss », « Méchoui », et autres mets aux noms très doux, mais bien rudement pimentés. Enfin, dans notre intérieur si complètement arabe, nous détonnerions si nous ne revêtions, l’une et l’autre, les étoffes aux couleurs si chatoyantes et, en même temps, si commodes des Mauresques d’Anneba[1]. Mieux encore, chère Madame, ne voilà-t-il pas que ma folle de maman vient de se découvrir des origines musulmanes, et elle m’en parle, chaque jour, avec un sérieux et des arguments qui m’ont presque convaincue.
[1] Anneba est la dénomination arabe de Bône.
» Au milieu de toutes ces folies qui nous font oublier bien des tristesses, n’allez pas croire, comme vous le lui reprochez, qu’elle vous oublie parce qu’elle ne vous a pas encore écrit.
» Non, certes, elle me parle au contraire, bien souvent de vous, et c’est sous ses yeux toujours et malgré tout souriants, que je vous écris. Du reste, je suis devenue tout à fait son secrétaire car, en Orientale parfaite qu’elle est maintenant, elle se refuse à toute écriture, qui pourrait noircir ses jolis doigts teints au henné… Ne riez pas, chère Madame, mes ongles aussi sont d’un joli rouge, et j’ai beaucoup de peine à ne pas pouffer de rire en les regardant avant de vous embrasser ».
A lire ce gracieux et pétillant verbiage, comme on sent déjà l’emprise lente et profonde de l’ardente terre d’Afrique sur ces deux créatures étranges, bien que l’une descendît la pente d’une existence orageuse et que l’autre fût à l’aurore de sa vie. Et aussi, comme on frissonne à la pensée que six ans encore, et toutes deux dormiront leur dernier sommeil sous les fleurs d’une tombe arabe, la mère, dans le petit cimetière de Bône, la fille, dans les sables du Sud-Oranais. Mais silence ! voici qui vous mettra, tout comme à moi, encore plus de larmes dans les yeux.
« … Et maintenant, chère Madame, il ne me reste plus qu’à plaider, encore une fois, les circonstances atténuantes pour ma paresse et pour le long silence de maman.
» Je pourrais tout simplement vous dire que nous nous sommes mises, depuis bientôt un an, hors de la civilisation occidentale, pour laquelle nous n’éprouvons, l’une et l’autre, qu’un joyeux mépris, que nous sommes aujourd’hui des femmes arabes, et que celles-ci sont trop paresseuses pour écrire ou même pour faire quoi que ce soit.
» Mais j’aime mieux, au contraire, vous affirmer que nous sommes, sous nos oripeaux mauresques, d’intérieur bien entendu, fort occupées toutes deux : d’abord à apprendre la langue arabe, dans laquelle, soit dit en passant et sans fausse modestie, nous avons fait et faisons chaque jour de sérieux progrès ; puis à nous initier, avec ferveur, par l’intermédiaire des plus saints et des plus savants marabouts, dans cette religion de l’Islam, si belle et si noble en sa grandiose simplicité.
» Vous dirai-je, chère Madame, et cela sans rire, mais avec beaucoup d’émotion, qu’en ce qui me concerne, je me sens, chaque jour, poussée, par une force mystérieuse, vers cette religion séculaire, vers ses mosquées liliales épanouies comme de grandes fleurs mystiques sous l’azur du ciel africain. Quand il m’arrive d’aller vers les villages voisins de Bône, où sont des zaouyas solitaires, je ne puis entendre la voix du « mueddin » clamant la prière du crépuscule, sans frissonner, comme je frissonnais, naguère encore, en écoutant chanter les cloches au fond des frais vallons genevois.
» Mais devant les minarets neigeux aux colonnettes graciles, surmontés du croissant d’or, mon émoi est plus profond et plus durable que celui dont je tressaillais en passant devant les sombres clochers montagnards.
» Certes, des cloches chantant au couchant et à l’aurore, il s’exhale une poésie profonde qui atteint l’âme des plus frustes et des plus épais, et longtemps encore l’« Angelus » de Millet, induira les plus sceptiques en une douce rêverie ; mais, jamais, non, jamais, la clameur du bronze, les tintements de l’airain, ne diront la gloire de Dieu comme la voix âpre et sonore qui sort de la poitrine d’un croyant. Le « mueddin » en robe blanche est vraiment la cloche du blanc minaret, plus émouvante, et aussi, à mon sens, beaucoup plus pieuse, plus respectueuse, et plus digne d’une grande religion. Toutefois, chère Madame, c’est aux abords des cimetières indigènes de la ville et de la campagne que je me sens le plus émue.
» Oh ! ces cimetières sans clôtures, où l’on entre de plain-pied, comme si l’Islam avait voulu établir des communications faciles et une permanente communion entre les vivants et les trépassés.
» Ils ont, en outre, une simplicité fleurie, qui enlève toute tristesse, quand on s’y promène parmi les stèles modestes orientées vers la Mecque, et qui, au nombre de deux seulement pour les sépultures ordinaires, marquent où est la tête du défunt, où sont ses pieds. Elles servent, en même temps, de clôtures minuscules à des jardinets lilliputiens où s’épanouissent, soigneusement entretenues, les plus odorantes fleurs du pays. C’est une étincelante profusion de roses, de géraniums, d’azalées, d’anthémis, et de cinéraires aux nuances tantôt ardentes, tantôt délicates, toujours infiniment variées. Parfois, un rosier grimpant, une liane de jasmin ou même les ceps d’une vigne vont d’une tombe à l’autre, grimpant vers les arbres qui abritent de la canicule cette merveilleuse floraison.
» Et ces arbres sont des figuiers centenaires aux troncs noueux, et dont certains ont des ondulations de boas, des grenadiers où rutile, dès janvier, la fleur aimée des Espagnoles de Bône et aussi des Juives qui en piquent leurs cheveux de jais ; des palmiers sveltes balançant leurs grandes palmes au vent du soir ; parfois il n’en est qu’un de ceux-ci dont l’ombre grêle se profile sur la blanche koubba du saint musulman, qui sanctifie par son sommeil celui des autres trépassés.
» Il y a des jujubiers, des oliviers, voire des poiriers, des pruniers, des néfliers du Japon.
» Le vendredi, qui est le dimanche des Musulmans, dès le matin, les femmes drapées et voilées de blanc, vont et viennent, humant les fleurs, cueillant des fruits et mangeant des confitures sur les tombeaux. Oui, j’aime l’Islam, d’un amour que je ne m’explique pas, mais qui bientôt, je le sens, me possédera jusqu’au fond du cœur. Et peut-être ma bonne maman n’est pas aussi folle que je le croyais, quand elle prétend que dans ses veines et, par conséquent, dans les miennes, coule un peu de sang musulman. Comment ne pas aimer une religion qui sait ainsi faire sourire la Mort ?
» Et il doit être moins triste qu’ailleurs de mourir jeune en pays d’Islam. Heureux morts ! Un peu de ce soleil d’Afrique que tamisent les vieux figuiers doit arriver jusqu’à eux ; et leur sommeil est sans doute plein de douceur et de beaux rêves embaumés par la florule de leur tombeau. Peut-être bientôt…
» Je m’arrête, chère madame, car voici maman, je ne lui lirai pas cette fin de lettre avant de la cacheter, car comme je vous le disais au début, elle est depuis quelque temps souffrante, se plaint du cœur, et me paraît plus affectée que de raison. Le médecin n’éprouve aucune inquiétude, et hier encore, il nous a répété qu’il n’y avait là que des phénomènes nerveux et qu’avec un peu de valériane et d’hydrothérapie tiède, il n’y paraîtrait plus dans quelques jours ».
Peut-être bientôt… Quelle éloquence poignante dans ces deux mots, et, avec quelle tristesse on devine ceux remplacés par des points de suspension ! Pauvre Isabelle ! Le petit cimetière arabe d’Aïn-Sefra qui devait te recevoir trois ans après, n’est certes pas aussi fleuri que les cimetières indigènes du Tell bônois, ainsi décrits et glorifiés par toi comme jamais ne sut le faire aucun de ceux que séduisirent les beautés de notre Algérie.
Il n’y a ni grenadiers aux fleurs sanglantes, ni alisiers, ni pampres vermeils ; il n’y pousse que des fleurettes désertiques, les fleurettes amies du sable, et aussi la pâle asphodèle et le physalis rustique cher au Bédouin ; mais une dune d’or le protège, et, de temps à autre, des mains pieuses ornent ta tombe simple et nue de quelques roses cueillies dans le Tell. Bientôt, du moins je l’espère, et fasse Allah qu’il en soit ainsi, grâce à ce petit livre issu de toi et qui t’appartient tout entier, tu dormiras sous la koubba maraboutique, liliale et ensoleillée, à laquelle te donnent droit ton amour profond du vieil Islam et le jeune rayon de gloire dont ta plume l’a magnifié.
Et ce jour-là, sous leurs tentes grises, tous les « meskines »[2] du « bled » tressailleront d’allégresse, ces « meskines », aux loques superbes et à l’âme résignée, dont tu fus la compatissante amie et la poétesse inspirée.
[2] Meskine en arabe, pauvre, malheureux, s’applique aux bédouins du désert qui ne possèdent rien que leur tente pour dormir.
Et maintenant, savourez ceci, extrait d’une autre lettre où il est surtout question de la maladie de sa mère, laquelle va désormais en empirant :
« … Au milieu de toutes ces tristesses, et du profond ennui dans lesquels je me débats, il ne me reste d’autre consolation que la lecture et le travail : Je me perfectionne toujours dans la langue arabe, et ne m’arrêterai que lorsque je la parlerai couramment, et pourrai lire, dans le texte, les Mille et une Nuits et la belle épopée d’Antar. Je lis Loti et Fromentin. Fromentin ! Loti ! que ne donnerais-je pas pour être un jour capable d’écrire quelques pages se rapprochant un peu de celles qu’ils ont, tous deux, consacrées à la Kasbah d’El-Djezaïr.
» En attendant, je me repose de l’un en relisant l’autre. Avec eux, je me grise de lumières et de couleurs. Puis, pour achever de m’étourdir, je bois du soleil, sans raison, démesurément, jusqu’au délire, inclusivement, comme Fromentin sur les dunes de Laghouat. Le soir venu, sur notre terrasse qu’elle argente, j’adore la lune amicale, et par ses rayons d’un bleu de rêve, je me laisse pénétrer et caresser toute, comme Salammbô.
» Le ciel est alors d’une beauté qui défie toutes les plumes, sans en excepter celle de Flaubert. Sa luminosité a de ces éclats adoucis qui désespéraient Fromentin et lui faisaient, tour à tour, prendre et rejeter, avec désespoir, plume et pinceaux.
» N’empêche que, lorsque la fraîcheur de la nuit m’oblige à regagner ma chambre, je le lis encore et je lis encore Loti quelquefois jusqu’à l’aurore, dont la contemplation termine toujours ma folle orgie. »
Certes, je me garderai bien de le taire, Isabelle Eberhardt doit beaucoup aux deux écrivains dont elle esquisse un éloge aussi bref que prestigieux, mais je n’hésite pas non plus à prétendre qu’elle a fait plus que les égaler.
Oui, elle ne se doutait pas, la pauvre fille, aujourd’hui si glorieuse, qu’elle les dépasserait l’un et l’autre, par la magnifique précision de son style, dans ses Notes de route et dans Mektoub… et que leurs randonnées désertiques pâliraient devant le « romanesque » exotique de sa courte vie.
De cette précédente lettre, il résulte qu’Isabelle Eberhardt avait un sens critique d’une délicatesse pénétrante et, à laquelle devraient aspirer certains Aristarques d’aujourd’hui ; mais voici qui le prouve mieux encore :
« Je viens de lire Au Soleil, de Maupassant, et me voici toute déçue. Depuis déjà presque un an que je vis sous le ciel d’Afrique, je crois avoir un peu de sa splendeur dans les yeux, et il m’est impossible de comprendre que, sur un aussi resplendissant sujet, avec un aussi beau titre, un aussi grand écrivain ait écrit un aussi terne bouquin.
» Vous penserez sans doute, et je le pense également, que c’est monstrueusement prétentieux à moi, pauvre « meskine », d’oser émettre un pareil jugement sur l’auteur de Bel Ami et de Pierre et Jean ; j’ai même tellement conscience de mon audace que je me sens rougir en l’écrivant sur ce papier. Heureusement que vous seule, bien chère amie, êtes appelée à le lire, et que vous le déchirerez tout de suite après, jurez-le moi.
» Et, cependant, puisque c’est vous qui m’avez demandé mon impression, et m’avez même fait l’amabilité de m’envoyer le volume, ce serait mal de ne pas vous dire ce qu’elle a été réellement.
» Non ! non ! et encore une fois non, le glorieux disciple de Flaubert n’a pas vu notre ardente et lumineuse Algérie, ou plutôt, en la visitant, il devait encore avoir les yeux noyés dans la brume ou caressés par les paisibles verdures de sa Normandie.
» J’ai eu beau, en fermant ce livre, me battre les flancs, me répéter à satiété que l’auteur fut, après la mort de son maître, le plus grand écrivain de notre temps, je ne trouve rien pour justifier l’ombre même d’une admiration ; je vais plus loin, malgré que sa signature s’étale sur la couverture bleue du volume, il m’est impossible de croire que notre grand Maupassant l’ait écrit. Après Loti et Fromentin, il aurait fait mieux ou n’aurait rien fait. Pardon, encore une fois, chère amie, des énormités que je vous dis là, et empressez-vous de les déchirer.
» Je n’en garde pas moins, pour lui, mon culte, ma ferveur sans bornes, mais je ne ferai habiller Au Soleil que d’une reliure modeste, et ne le mettrai point, avec ses frères plus luxueux, dans ma petite bibliothèque de chevet. De plus, je reste convaincue qu’à leur tour, quand, dans quelques siècles, les scholiastes intelligents commenteront son œuvre devenue classique, ils traiteront d’apocryphes ces pages monotones et sans éclat.
» Adieu, ma bien chère dame, pour effacer Au Soleil de mon cerveau tout imprégné de Fromentin, et par conséquent difficile en fait de beauté algérienne, je vais relire Notre Cœur, après vous avoir bien embrassée, pour ma bonne maman et pour moi.
» P.-S. — Je viens de relire cette sotte épître et je m’aperçois que j’ai oublié de vous dire ce par quoi j’avais eu l’intention de la commencer, puisqu’il ne devait y être question que de Maupassant. Savez-vous que maman possède, de lui, un autographe de dix lignes qu’elle reçut à Genève, en réponse à une lettre admirative qu’elle lui écrivit après avoir lu Notre Cœur, lors de sa publication.
» Pour être sûre de son autographe, elle la lui fit parvenir par une amie du ministre de France à Berne, laquelle était apparentée aux Maupassant.
» Il paraît, d’après ce que me dit maman, que dans notre colonie, à Genève, on collectionnait, en ce temps-là, avec fièvre, les autographes des Français illustres ; et Maupassant passait pour être un des plus avares de son écriture, et, sans doute, de son temps.
» La plupart des solliciteurs genevois n’obtenaient de lui, paraît-il, qu’un silence dédaigneux. Aussi les dix lignes que reçut maman firent-elles beaucoup de jaloux. Les voici :
« Ce que vous me dites de mon livre, me prouve, Madame, que vous l’avez lu comme il doit l’être, avec les yeux de votre âme. Je suis d’autant plus touché de vos éloges qu’ils sont, en grande part, immérités et qu’ils me viennent d’une exilée à laquelle vont mes hommages respectueux.
» Guy de Maupassant. »
» C’est gentil, n’est-ce pas ?…
» A mon tour, autant pour distraire mes loisirs que par une certaine curiosité dont je reconnais la niaiserie, j’ai voulu compléter la collection de maman et j’ai écrit dernièrement pour avoir quelques mots d’eux, à Paul Bourget, Anatole France, François Coppée, sous la signature de Nicolas Podolinski. Seul, le poète des Humbles m’a répondu quelques lignes d’une aimable banalité.
» Moi, j’ai ri de ma déconvenue, mais maman en est presque mortifiée.
» Pauvre maman ! elle est si nerveuse, si « émotive », comme dit le médecin, qu’un rien, une bagatelle, une fugue de notre chatte Moumoutte, lui met des larmes aux yeux.
» Guérira-t-elle ?… Une fois partie, que deviendrais-je, grand Dieu ?… Seule au monde, il ne me restera plus qu’à vagabonder, à courir vers ce désert dont le lointain me fascine à travers les pages de mes deux auteurs favoris. Qu’Allah retarde cette heure, car il me semble bien que ce vide de mon âme ne sera jamais comblé ! »
Même cri, même plainte, mêmes aspirations pleines d’une tristesse contenue, dans un court billet d’où j’extrais ceci :
« … Pas très heureuse, quand maman était bien portante, me voici franchement malheureuse, depuis que je la vois souffrir, et que je songe à la cruelle et peut-être imminente séparation. Ce jour-là, hélas ! le Sahara, dont la nostalgie de plus en plus me tourmente, ne sera ni assez grand ni assez lointain pour y noyer ma douleur… »
Vingt-cinq jours après, Madame T… recevait, ces quelques lignes d’une concision désolée :
« … Maman n’est plus… Elle est morte, le sourire aux lèvres, résignée comme une bonne Musulmane devant la volonté du Rétributeur. « Mektoub ! », a-t-elle murmuré, en me serrant dans ses mains glacées… Je suis folle de douleur. »
Suit un silence de plusieurs mois et, en octobre 1899, elle écrit, de Tunis, à Madame T…, une longue lettre encore toute emplie de la tristesse que lui ont causé ces cruelles séparations, car quelques mois après sa mère, Trophimowsky, son grand oncle, mourait à son tour dans sa villa de Meyrin…
« … Oublier ! chère Madame ! oublier, oh ! le triste privilège de notre pauvre humanité. Eh ! bien, non, moi je ne l’oublie pas. Seule, à cheval, escortée de quelques Bédouins, compagnons simples et fidèles, j’ai commencé la réalisation de mon rêve, j’ai parcouru le Sahara, j’ai visité l’Oued Rhir, âpre et salé, et j’ai traversé le Souf étrange au mois d’août, c’est-à-dire au moment où la canicule décuple sa grandiose désolation.
» Et pas une minute les souvenirs de ma pauvre maman et de « petit oncle Troph » ne m’ont quittée. Ils étaient avec moi le long des pistes brûlantes, à l’ombre tiède des palmeraies, et, la nuit, quand je me couchais pour dormir sur le sable frais de la dune, ou bien sous les grandes palmes retombantes, je les voyais me sourire, tantôt parmi les étoiles du firmament saharien, et tantôt dans le flot limpide des « seguias ».
» Ici, à Tunis, leurs ombres aimées hantent la délicieuse maison mauresque où je vis tout à fait à l’orientale et où tout me rappelle celle de la blanche Anneba.
» J’en sors très peu, et le temps que je ne passe pas à rêver est employé à revoir et à collectionner les notes que j’ai apportées du Sahara, et à écrire mes impressions de Tunisie.
» Car, pourquoi ne pas vous l’avouer, chère madame, le jour est peut-être proche où je serai obligée de demander à ma plume autre chose que la distraction de mon esprit.
» C’est, sans doute, très audacieux, ce que je vous dis là, et je n’ignore pas que la carrière littéraire dont je fus toujours entichée, tient en réserve pour une « meskine » de mon espèce, seule au monde et sans relations, un tas de déboires et de désillusions. Et pourtant, que voulez-vous ?… Je me sens une irrésistible vocation. Je ne vois rien dans la vie, rien qui puisse m’y attacher, si ce n’est écrire et vagabonder ; je n’ajoute pas « aimer », car c’est là, quoiqu’en disent les émancipateurs du beau sexe, le fond même de la femme, son but unique et son unique raison d’être, et, malgré mes goûts d’errante et ma passion des aventures, je n’en sens pas moins, jusqu’à l’angoisse, le désir et le besoin « d’aimer et d’être aimée ».
» Donc, encore une fois, écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve ; pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes vingt ans. Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur les deux derniers points de ce programme idéal ?… Il ne resterait donc que le premier ; et, ici, votre vieille amitié pourrait peut-être me servir. Aujourd’hui, plus que jamais, vous ne l’ignorez pas plus que moi, il faut au débutant de très puissantes relations pour que sa prose soit, je ne dis pas agréée, mais simplement lue par les directeurs de revues et de journaux capables de donner assez vite la notoriété.
» En ce qui me concerne, j’ai beau faire appel à mes souvenirs, sur ceux qui approchèrent ma famille, je ne trouve d’autre appui possible que le vôtre, chère Madame, et je suis sûre que vous ne me le refuserez pas. Je tiens de vous-même que vous êtes du dernier mieux avec notre célèbre compatriote, Madame Lydia Pachkoff, dont les relations dans le monde littéraire parisien doivent être grandes, car elle a beaucoup écrit dans les plus importantes revues, sur ses voyages et sur des sujets exotiques, comme le sont ceux qui m’occupent en ce moment.
» Sa bienveillance me serait, à coup sûr, très précieuse et pourrait m’entr’ouvrir des portes qui ne s’ouvrent pas aisément à des inconnus.
» Vous ne me refuserez donc pas, bien chère amie, de me recommander à elle, et de me dire son adresse, et si je puis lui faire part moi-même de mes désirs et de mes plus secrètes ambitions. Je voudrais aussi lui demander quelques conseils sur le point très délicat de mon état-civil, et aussi sur la question de savoir si je dois prendre un pseudonyme et lequel… »
A cette très intéressante lettre, la bonne Madame T… répondit à peu près ceci, que je résume d’après ses souvenirs et ses renseignements verbaux :
« Madame Lydia Pachkoff n’est pas mon amie au point que vous le croyez. Je l’ai vue et fréquentée quelquefois, à Saint-Pétersbourg, à Genève et à Paris, mais sans plus. Toutefois, je la connais suffisamment pour vous dire que si vous vous adressez à sa bonté, elle ne vous fera pas défaut, encore que vous lui soyez personnellement inconnue. Le contraire m’étonnerait autant que de voir la mer sans eau. Ecrivez-lui donc, sans plus tarder, à Yalta, en Crimée, où elle a fixé ses pénates vagabonds. »
En possession de cette réponse, Isabelle Eberhardt s’adressa franchement à l’illustre voyageuse qui, selon les prévisions de Madame T…, lui fut plus que bienveillante et lui prodigua des conseils et un appui quasi-maternels.
Vers la fin de 1900, Isabelle Eberhardt écrivait de Paris à sa vieille amie :
« … Vous aviez raison de me dire que l’on verrait plutôt la mer sans eau que Madame Lydia Pachkoff sans bonté. Je suis encore toute émue et je sens mes yeux humides d’avoir lu ce qu’elle a daigné répondre et, dans les huit jours, à la longue missive d’une solliciteuse inconnue.
» Et, d’abord, loin de me détourner de ce que je lui dis et crois être ma vocation, elle m’y encourage et se met à mon entière disposition pour me donner telles lettres d’introduction que je jugerais pouvoir m’être utiles et que je lui indiquerais.
» Entre autres journaux et revues, que son influence pourrait peut-être m’ouvrir, elle me cite le Figaro, la Revue de Paris et le Tour du Monde, où elle a publié le récit de ses plus intéressantes randonnées.
» Elle me conseille d’apporter, à ce dernier magazine, mes impressions du Sahara, puis d’écrire une nouvelle de mille à deux mille lignes que je pourrais, me dit-elle, assez aisément placer.
» Or, il se trouve que cette nouvelle, je l’ai longuement et amoureusement ciselée pendant l’automne que je viens de passer dans la délicieuse et blanche Tunis. Elle a pour cadre cette ville enchanteresse où j’ai vécu des heures que je n’oublierai jamais, précisément parce qu’elles s’écoulèrent dans le rêve et aussi, du moins l’ai-je cru, dans l’amour.
» En ces pages que je voudrais certes plus belles, j’ai mis un peu de l’émoi que mon âme a ressentie au contact d’un être d’élite appartenant à la race aimée, à la religion adoptée. J’y décris également le milieu sicilien de Tunis, si intéressant et à peu près inédit.
» Fasse Allah que, par l’intervention puissante de la bonne Pachkoff, je vous les fasse lire, bientôt, dans un journal ou une importante revue de Paris.
» Pour ce qui est de la signature que je dois placer au bas, et par conséquent de la question si délicate de mon état civil, elle me conseille de me donner bravement comme étant la fille de la veuve du général de Moërder et du docteur français X, Y ou Z.
» Elle en est aussi pour que je conserve l’ample et pittoresque vêtement des cavaliers sahariens, que je portais pendant mon voyage au désert ; et même elle me conseille de faire, sous ce costume, à la salle des Capucines, une conférence sur ma randonnée dans l’Oued R’hir et le Souf.
« Ne négligez rien, écrit-elle, de ce qui peut attirer l’attention sur votre personne. Peut-être, sans doute même, on vous plaisantera, on vous éreintera, pour employer le terme d’usage : n’en ayez cure, réjouissez-vous-en, au contraire, car le pis qui puisse vous arriver, c’est qu’on ne parle pas de vous… »
» Enfin, elle me recommande d’aller voir le vieux Cheik Abou-Nadara. « Il est très accueillant, me dit-elle, et aussi très influent dans les milieux littéraires et politiques de Paris. »
Et elle terminait ainsi :
« Je lis et relis cette longue et affectueuse lettre à laquelle j’étais bien loin de m’attendre, malgré tout ce que vous m’aviez dit de son auteur.
» J’avoue qu’elle m’est venue à son heure, car j’étais bien triste en arrivant seule à Paris ; et de me voir ainsi dans son effroyable tourbillon, après la solitude du désert, le calme du Tell tunisien et la paix profonde de ma petite maison mauresque, je me faisais l’effet d’une balancelle sicilienne, à la blanche voilure latine, perdue sur la Grande Bleue démontée.
» Pourtant, en débarquant à Marseille, chose que les Arabes considèrent comme le plus heureux des présages, j’avais, dès la descente du bateau et après avoir reçu la fraternelle embrassade d’Augustin, rencontré le sourire d’un visage ami, celui de Si-Derradji-ben-Smaïl-Massarly, l’excellent caïd de Touggourt, qui me fut si bienveillant, lors de mon passage dans la capitale de l’oued R’hir, et, qui, comme moi, se rendait à Paris.
» Mais la joie, qui me vint de ce hasard fortuné, s’était bien vite dissipée devant la sensation d’esseulement qui s’empara de moi en mettant les pieds sur les boulevards, puis, en rentrant à mon hôtel. Enfin, me voilà maintenant, grâce à la bonne Lydie Pachkoff, toute réconfortée, pleine d’espoir et bien décidée à ne rien négliger pour me faire ma place au soleil.
» L’immense foire au pain d’épices que doit être l’Exposition n’étant pas ouverte, j’emploierai tout mon temps à suivre les conseils de celle que j’ai maintenant le droit d’appeler ma grande amie… »
Hélas ! Comme d’autres écrivains de race, Isabelle ne possédait rien de ce qu’il faut pour réussir dans le monde des « gens de lettres », où elle eut, un moment, le désir d’entrer. Ses belles ardeurs s’évanouirent à la première déconvenue, et après un mois de séjour, reprise par son humeur vagabonde, elle quittait Paris à la fin de 1900, pour courir la Grande Bleue de Marseille à Gênes et de Gênes à Cagliari.
Puis, elle revint à Marseille où elle passa quelques semaines chez son frère, Augustin de Moërder qui, après avoir terminé son engagement à la Légion étrangère, y avait trouvé un emploi et s’y était définitivement fixé.
Enfin, elle ne résista pas plus longtemps à son Mektoub et, vaincue par la nostalgie du ciel africain, redevenue l’« Errante Isabelle », comme elle aimait déjà s’appeler, elle s’embarqua pour l’Algérie.
Pendant tout ce laps de temps, pas une fois la bonne Madame T… ne reçut d’elle signe de vie.
Enfin, vers la fin octobre 1900, elle lui faisait parvenir d’El-Oued, dans le Souf, ces quelques lignes non moins éloquentes que ses plus longues missives, et où elle étale, avec une franchise poignante, le tréfond de son âme, en même temps que la hantise de sa fin précoce, dont elle n’a jamais cessé d’être obsédée.
« … Me revoici dans mon milieu, dans mon élément, dans mon monde aussi, et dont j’avais eu le tort de sortir, autant qu’un poisson est mal venu à sortir de l’eau.
» Je vis dans un pays où les horizons sont sans limite, où la lumière est la caressante amie de mes yeux, où les couchants et les aurores ont des splendeurs toujours nouvelles, jamais les mêmes, et qui me donnent un avant-goût du Paradis. Je vagabonde sans trêve et, pour le plaisir de vagabonder, à travers les blanches dunes, sous les grandes palmes qui bruissent au fond des jardins ombreux. J’écris pour le plaisir d’écrire et sans même le plus vague désir d’être lue. Le papier que je noircis de temps à autre, dans mes haltes et pour couper mes rêveries, s’en va rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi que j’habite, le manuscrit de Mektoub, la nouvelle dont je vous parlais naguère et dont personne n’a voulu.
» La nuit venue, je m’endors à la belle étoile, sur le frais velours du sable, en attendant le jour, peut-être proche, où je reposerai dessous.
» Mais cette idée ne trouble en rien mon sommeil, car en bonne musulmane, je me sens dans la main de Dieu. Enfin, j’aime, je suis aimée et ne tarderai pas à m’unir à l’homme de cœur, au burnous rouge sur lequel s’est pour toujours fixé mon choix.
» C’est donc, comme vous le voyez, une femme heureuse, très heureuse qui vous écrit et vous embrasse, ma bonne amie. »
Ce fut la dernière lettre que Mme T… reçut d’Isabelle Eberhardt. Elle resta désormais sans nouvelles et apprit sa fin tragique par les journaux. Toutefois, outre cette précieuse correspondance qui nous a permis de pénétrer plus avant dans la vie morale de notre héroïne — ce mot est très juste en vérité — elle voulut bien nous conter certains détails postérieurs dont on appréciera l’intérêt.
Quelque temps après avoir reçu les lignes que l’on vient de lire, Mme T… se trouvait à Yalta, cette Nice de la Crimée, où Mme Lydie Pachkoff vivait sous un ciel très doux et sur les rives de cette mer qui tant évoque notre Côte d’Azur, dans une retraite paisible mais assez mal supportée par son humeur vagabonde et par la curiosité toujours insatisfaite de son noble esprit. Ces deux grandes dames russes se voyaient assez souvent et il leur arrivait parfois d’échanger quelques mots sur cette étrange Isabelle qu’elles savaient en train de courir le Sahara, mais sans plus.
Un jour, Lydie Pachkoff fit part à Mme T… d’une autre lettre d’elle, datée de Marseille et qu’elle venait de recevoir.
La pauvre fille lui racontait assez brièvement sa tragique aventure de Behima, dans laquelle un indigène fanatique avait tenté de l’assassiner, son séjour à l’hôpital d’El-Oued, comment, dès sa guérison, elle avait dû quitter le Souf, rentrer en France, où elle allait se marier avec un sous-officier arabe passé des spahis aux hussards.
Autant que ma mémoire est fidèle, continua Mme T…, elle terminait sa lettre à peu près ainsi :
« … Je quitterai Marseille avant peu pour regagner cette terre algérienne que j’aime tant, à laquelle j’ai voué désormais ma vie, d’où j’ai été injustement expulsée comme Russe, et où je rentrerai la tête haute, devenue Française par mon mariage avec Si Ehni-Sliman. Aussi, voudrais-je profiter de mon séjour en France pour essayer, encore une fois, de forcer les portes d’une grande revue parisienne avec une assez longue nouvelle exotique, écrite lors de mon séjour à Tunis, et quelques impressions que je crois intéressantes sur mes vagabondages au Sahara. Je ne puis rien sans votre aide que vous ne me refuserez pas… »
Peu de jours après, la bonne Lydia Pachkoff lui envoyait une lettre chaleureuse qu’elle devait remettre à M. Brieux, le célèbre auteur de « Robes Rouges » et des « Remplaçantes ».
« J’ai quelque peu hésité, je l’avoue, lui écrivait-elle en même temps, à vous envoyer cette lettre, car je me trouve dans une situation assez délicate à l’égard de M. Brieux.
» A l’époque pas bien lointaine encore de ses débuts très pénibles, il fut, en effet, mon secrétaire pendant que je résidais à Paris. Depuis, il a couru à pas de géant vers la gloire, et c’est moi maintenant, qui fais appel à son appui. Il est, en ce moment-ci, dans sa villa de la Côte d’Azur, où vous le trouverez : j’ai tout lieu de croire qu’il ne vous marchandera pas son concours.
» J’ignore, conclut Mme T…, ce qu’il advint de cette recommandation, n’ayant plus rien su d’Isabelle, que sa mort, par les journaux. »
Nous le savons, nous, hélas ! et ce n’est pas à la louange de M. Brieux.
Isabelle ne put aller à sa villa, mais lui envoya, par la poste, la lettre de Mme Lydie Pachkoff, en y joignant quelques mots, dans lesquels la vaillante jeune fille, avec une attendrissante dignité, lui faisait part de sa situation matérielle assez précaire, car il ne lui restait plus grand’chose du petit avoir qu’elle avait hérité de sa mère et de son oncle, et elle était à la charge de son frère Augustin de Moërder. Aussi, sollicitait-elle de lui un prompt appui pour qu’elle pût tirer quelques ressources de sa copie.
Quelques jours après, Isabelle recevait une lettre de M. Brieux. Elle l’ouvrit et devint toute pâle en y trouvant un billet de cent francs, puis un mot très court et d’une politesse assez froide, et où il n’était pas plus question de sa nouvelle que de l’Antéchrist.
M. Brieux ne pouvait montrer d’une façon plus éloquente combien son âme et son caractère étaient à la hauteur de son talent.
Il n’avait pu supporter l’idée qu’on pût savoir un détail de ses débuts, dont tout autre se serait enorgueilli.
Et Lydia Pachkoff n’avait pas été bien inspirée en s’adressant à celui qui fût son humble petit secrétaire et dut une grande part de sa chance extraordinaire à sa générosité.
Encore trois ans après, la pauvre Isabelle qui, cependant, n’avait jamais cessé d’opposer aux mufleries dont elle fut si souvent l’objet, la sérénité de son beau front dédaigneux, se mettait en colère, quand, devant un ami très intime, elle contait celle-là :
— Ah ! s’écriait-elle, j’eus un moment l’idée de lui renvoyer son billet de banque avec un mot cinglant au verso. Je ne le fis pas, par égard à la grande et bonne Lydie Pachkoff ; je me contentai de le donner au bureau de bienfaisance du quartier de la Madeleine, où habitait mon frère Augustin. Et cependant, ajoutait-elle avec son doux sourire résigné, moi qui aime tant, pour noyer mon rêve, les cigarettes de fin tabac, j’en étais à ce moment réduite à fumer des feuilles de platane desséchées.
Toute la glorieuse jeune femme est dans ce trait et dans ces mots.
Certes, M. Brieux ne se doutait pas et il ne se doute pas encore que son théâtre inesthétique et ses marionnettes falotes seront, depuis longtemps, tombés dans l’oubli, alors qu’on lira l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, bien que certain scribe peu scrupuleux en ait tripatouillé maintes pages, en essayant de se les approprier.
Quelques semaines après, écœurée de ses insuccès, mais heureuse d’avoir épousé l’homme aimé, renonçant à la gloire littéraire aussi peu noblement représentée, Isabelle repartait avec son mari, pour l’Algérie.
Conduite par la main de Dieu, elle allait encore une fois et pour ne plus revenir, vers cette terre que sa plume devait bientôt magnifier ; elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont, pauvre elle-même, elle devait, en prose ineffable, chanter la glorieuse pauvreté ; elle allait, enfin, vers son tombeau et vers la gloire qui, pour elle, fut si vraiment le Soleil des Morts.
Voici maintenant épuisée, sur notre héroïne, la documentation écrite et absolument inédite que nous sommes, non sans peine, parvenus à nous procurer.
Il en résulte, comme on a pu le voir, deux choses que personne ne connaissait jusqu’ici et d’un énorme intérêt : l’une touche à son œuvre littéraire, l’autre à sa vie morale, et toutes deux eurent le don de m’émouvoir profondément, en passionnant ma curiosité.
D’abord, pensai-je, qu’est devenue cette nouvelle tunisienne de 2.000 lignes, intitulée Mektoub, dont Isabelle parle assez longuement dans sa première lettre à Mme T…, sur laquelle elle revient dans sa deuxième missive à Mme Lydia Pachkoff ?
Ensuite, quel était l’objet du sentiment tendre, sinon de l’amour auquel elle fait une très claire allusion dans les deux passages suivants à Mme T… :
« … Donc, encore une fois écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve et, pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes vingt ans. Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur les deux derniers points de ce programme idéal ? »
Et plus loin, dans cette même lettre, à propos de la nouvelle tunisienne :
« … En ces pages que je voudrais, certes, plus belles, j’ai mis un peu de l’émoi que mon âme a ressenti au contact d’un être d’élite appartenant à la race aimée et à la religion adoptée… »
De la nouvelle, il n’existe nulle trace dans les œuvres publiées après sa mort, avec de déplorables retouches, comme je l’ai dit, pas plus dans le livre qui a pour titre Dans l’ombre chaude de l’Islam, que dans les Notes de route, beaucoup moins tripatouillées. Pas de vestige, non plus, dans les courtes nouvelles et les contes encore disséminés en des feuilles algériennes, et que je me propose de réunir bientôt en volume avec, il va sans dire, l’autorisation préalable de ses légitimes héritiers.
Pour ce qui est de l’« être d’élite, appartenant à la race aimée et à la religion adoptée », ce ne pouvait être Si Ehni, puisqu’elle ne connut que huit ou dix mois plus tard, à El-Oued, celui qu’elle devait épouser ?
Que faire pour retrouver le précieux écrit ? Comment résoudre l’énigme de l’amant mystérieux, sans autres renseignements que ceux dont nous avons fait l’exposé ? La chose nous apparut difficile, mais non pas irréalisable, et nous nous mîmes à l’œuvre sur-le-champ, poussés et soutenus par notre culte et notre amitié pour la grande disparue.
Et d’abord, pensâmes-nous, une enquête s’impose, personnelle, minutieuse, et qui serait aussi une sorte de très pieux pèlerinage au pays du Tell et du Sahara, où la noble errante vécut et souffrit sa courte vie.
Pour retrouver l’amoureux, il fallait s’informer d’abord à Bône où elle l’avait connu, puis battre la villa arabe de la blanche Tunis avec la patience et l’astuce d’un policier.
En ce qui concerne le manuscrit, une indication vague, mais précieuse, ne m’était-elle pas fournie par le passage suivant de la lettre d’El-Oued :
« … J’écris pour le plaisir d’écrire, sans même le plus vague désir d’être lue. Les papiers que je noircis de temps à autre, dans mes haltes, vont rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi que j’habite le Mektoub dont je vous parlais naguère et dont personne n’a voulu… »
Isabelle Eberhardt avait, à cette époque, séjourné plus de six mois dans la capitale du Souf. Qui sait ?… Peut-être aurai-je le bonheur de trouver les précieux feuillets soit à El-Oued, soit dans un des autres « ksour » ou quelqu’une des zaouïas qui lui donnèrent si souvent l’hospitalité. Mais, par-dessus tout, il fallait, coûte que coûte, visiter minutieusement les « recoins de la pittoresque maison soufi » où elle vécut à El-Oued.
Une circonstance particulièrement heureuse et quasi providentielle, comme on va le voir, facilita ma tâche et me permit d’éclairer, en quelques heures, la tendre et mystérieuse aventure d’Isabelle Eberhardt à Tunis.
Un de mes amis avait été, pendant quelque temps, fonctionnaire à Bône, à l’époque où y vivait la jeune fille, et il l’avait beaucoup connue.
Mis partiellement au courant de mes projets :
— N’oublie pas, me dit-il, dès que tu arriveras dans la ville, d’aller trouver le vénérable Si Saïd ben Mohamed, qui fut le professeur d’arabe d’Isabelle Eberhardt et de sa mère, en même temps qu’un des plus intimes amis des deux exilées. Il en sait long sur la vie de ces deux femmes mystérieuses et, étant donné le projet que tu poursuis, il n’hésitera pas à te le faciliter. Du reste, comme même après mon départ d’Algérie, je suis resté avec lui en très bonnes relations, je vais, dès maintenant, lui écrire pour lui annoncer ton arrivée. »
Je m’embarquai donc heureux de cette aubaine inespérée, et aussi désireux de remplir ma mission, entre toutes délicate, que de revoir la terre d’Afrique à laquelle, comme à la Bonne Nomade, j’ai voué le meilleur de moi.
Une terre lumineuse sertissant un golfe d’azur que sillonnent de rares steamers, mais où palpitent, nombreuses, au vent léger, les blanches voiles latines des balancelles de pêcheurs. Au bord, un hâvre, hier encore très calme et qui semblait dormir sous la caresse du ciel, tel un refuge oublié sur la côte lointaine de Moghreb, et qui, aujourd’hui, le dispute, en activité, avec les plus fréquentés de nos ports. Derrière et au-dessus, une avalanche cascadante de tuiles rouges et de maisons blanches, sur lesquelles, à l’aurore et au crépuscule, le soleil épuise toute la gamme de ses pourpres et de ses ors. A droite et à gauche, se reflétant dans le flot toujours paisible, les coteaux de la Ménadia où, parmi les orangers et les oliviers centenaires, s’épanouit toute une flore de délicieuses villas. Ici, le cap de Garde un peu sauvage, et où la prunelle du phare clignote dans la sérénité douce des nuits, là le mamelon d’Hippone magnifié par le souvenir d’Augustin.
Plus loin encore, et dominant ce paysage de rêve, la masse imposante, aux crêtes souvent vaporeuses, de l’Edough, dont les forêts sont millénaires. Et enfin, dans les lointains imprécis, les montagnes de la Tunisie, tantôt d’un bleu très doux et très pâle, et tantôt d’un violet très franc.
Tel est le tableau, qui, pour la troisième fois, enchanta mes yeux éblouis, quand le transat entra dans le port de Bône, par un matin soleilleux d’avril.
Au débarcadère, je trouvai, noblement vêtu de laine blanche, le sourire aux lèvres et sa barbe grise bien peignée, l’aimable Si Saïd ben Mohamed qui m’attendait. Une heure après, nous étions tous deux assis à l’arabe devant un excellent kaoua, parfumé à l’eau de rose, sur la terrasse de sa maisonnette arabe, sise dans le quartier haut de la ville. Le tableau, qui se déroulait sous nos yeux, était encore plus beau que celui dont je venais de jouir sur le pont du « Général Chanzy ». Et tandis qu’autour de nous, le soleil mourant épandait ses derniers ors sur la ville, rosait le golfe, et semait de lilas et de violettes les promontoires et les monts lointains, tandis que, d’une zaouïa voisine, montait, éperdue et nasillarde, la clameur d’un « mueddin », l’aimable vieillard, sur ma demande, me narrait tout ce qu’il savait de notre chère et grande morte, dont l’image restait, souriante et fraîche, en son souvenir.
Sur cette terrasse où elle était venue bien souvent savourer, comme nous le faisions à cette heure, les splendeurs ineffables du moghreb, il me répétait, sans lassitude et en prodiguant les fleurs les plus rares du bien-dire oriental, ce que furent l’intelligence et la bonté de cette créature d’élite, qu’Allah jaloux s’était empressé d’appeler parmi ses houris.
L’œil humide, la voix quelque peu tremblante, il enveloppait, d’un geste large, la beauté autour de de nous épandue.
— Encore qu’elle fut bien malheureuse, me dit-il, elle a aimé ce pays, cette ville, cette mer, ce golfe et ces montagnes harmonieuses d’un amour profond et comme seuls savent aimer les poètes et les vagabonds… Sur cette terrasse, à la place où vous êtes assis, je l’ai vue, maintes fois, pleurer de joie devant la féerie d’un couchant semblable à celui qui ravit nos yeux en ce moment. Par certaines nuits, comme il n’y en a qu’au bord de la mer latine, je l’ai vue sautiller, telle une folle, ou battre des mains comme une gamine, quand la lune, émergeant du large, se balançait à la cime des flots argentés. Et je l’ai vue aussi rire aux étoiles, aux bonnes étoiles, dont elle savait le nom et qu’elle appelait « ses petites amies du ciel africain ».
« — Oui, Si Saïd, me disait-elle avec ce sourire à la fois doux et résigné qu’ont seuls les êtres prédestinés et qui reste gravé dans mon œil, comme le nom du trépassé sur la pierre de son tombeau, oui, Si Saïd, ne plaisante pas, je les connais, comme tu me connais, et, quand je leur parle, elles me répondent tout comme toi. Tiens, vois-tu celle-ci dont le rire d’or tombe sur nous du zénith, et celle-là qui palpite à l’Orient, comme un clou d’argent, c’est Altaïr et c’est Aldébaran. Toutes deux ont là-bas, dans le ciel du Désert fascinateur, un éclat plus pur encore. Toutes deux sont mes amies les plus intimes, et sais-tu ce qu’elles me disent dans leurs scintillations de diamants et de rubis, sais-tu ce qu’avec elles me dit la lune qui émerge radieuse du cap Rosa ?
— Viens, viens au désert, bonne Isabelle. Pourquoi t’attarder plus longtemps en cette Anneba monotone qui n’a plus de secrets pour toi. Viens, viens au Désert. Nous éclairerons ta route de nos plus jolis rayons. Pendant les courtes nuits estivales, comme les mages allant vers la crêche de Bethléem, tu connaîtras l’ivresse divine de marcher en nous contemplant. Puis, quand tes pieds seront lassés, sur la dune qui te servira de couche, nous broderons avec nos fils les plus légers, avec des fils d’or et d’argent, un oreiller tout pareil à celui sur lequel les « djinoun » du Sahara reposent leur tête menue. Viens, viens, ô notre bonne Isabelle, ô notre douce sœur terrestre, viens voir comme nous savons embellir et caresser, de nos baisers lumineux, le Désert dont nous sommes les amoureuses. Et viens voir aussi comme nous savons emplir, d’une allégresse éternelle, l’âme du Bédouin qui s’endort en nous souriant. » Oh ! Saïd ! Saïd, mon maître vénéré dans la langue sainte du Livre, combien je suis malheureuse et pleine d’ennui ! Et combien je voudrais partir, fuir, errer à travers les solitudes lumineuses pour obéir à l’appel tendrement impérieux de mes célestes amies !… »
Et il y avait, dans sa voix, une telle détresse contenue que moi, vieillard blasé sur toutes les émotions de la vie et déjà mûr pour la tombe, je ne pouvais qu’essuyer mes yeux. »
Alors, n’osant exhaler le sanglot qui serrait sa gorge, le maître vénérable d’Isabelle se taisait, les yeux noyés dans les splendeurs du Moghreb. Et moi, non moins ému, je ne disais mot non plus, rêvant de la noble morte, à l’endroit même où elle aima tant bercer, dans un silence semblable, la tristesse de sa rêverie. Je l’évoquais, en train de rire à la lune, et d’écouter la voix des étoiles qui l’appelaient au Désert. Et il me semblait l’ouïr murmurant, nostalgique et douce, ces vers qui, par un matin d’incurable ennui, s’envolèrent, comme des abeilles harmonieuses, des lèvres divines de Mallarmé :
Et le vieillard poursuivit :
… Quand elle ne venait pas ici, elle allait, seule, à cheval, vers la colline d’Hippone où, parmi les vestiges de la cité morte, elle promenait sa nostalgie chaque jour plus grande du désert et sa jeune mélancolie.
Elle s’attardait près des citernes d’Adrien, à l’ombre de la basilique que tes pères roumis élevèrent à la gloire d’Augustin, l’enfant de Thagaste, un des plus illustres et des plus saints parmi vos antiques marabouts. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était de passer de longues heures à l’endroit où fut, dit-on, ensevelie Lalla Bouna, la sainte vénérée qui, avant d’être la protectrice de la ville, avait été la patronne des chameliers sahariens. D’après une attendrissante légende qu’elle me faisait souvent lui conter, Lalla Bouna n’était venue vers la blanche Anneba qu’à la fin de sa longue vie. Sa jeunesse et son âge mûr s’étaient passés à vagabonder dans le désert en compagnie des Bédouins et des « meskines » dont elle était la maraboute respectée.
Un jour, le « djich » dont elle faisait partie, s’était égaré dans un pays où il n’y avait ni source, ni puits, ni rhédir : ses compagnons et ses compagnes, après avoir marché, des jours et des jours, sous un soleil implacable, tirant la langue comme des chiens, et ne pouvant supporter le feu qui les brûlait aux entrailles, se couchèrent au flanc d’une dune pour mourir.
Alors Lalla Bouna se prosterna vers l’Orient, afin de supplier, une dernière fois, le Seigneur d’avoir pitié d’eux. Et tandis qu’elle priait, un flot de larmes tomba de ses yeux, roula sur le sable et aussitôt, à la place qu’elles touchèrent, un puits se creusa soudain, un puits dont l’eau fut et reste encore la plus limpide et la plus fraîche de toutes les sources du Sahara.
Quand, sur l’ordre de Dieu, elle quitta le désert, pour sanctifier de sa présence le Tell d’Anneba, elle avait déjà vécu plus de deux cents ans, sans cesser de vagabonder, et, cependant ses jambes étaient plus agiles que celles du plus robuste Bédouin, l’éclat d’une jeunesse radieuse brillait dans ses yeux, ses joues étaient semblables à des roses que les abeilles sauvages de l’Edough venaient butiner.
Toujours sur l’ordre de Dieu, elle fixa sa résidence dans les citernes éventrées qu’une folle végétation de myrtes, de lentisques et de chèvrefeuilles recouvraient un peu partout, en ces temps déjà lointains et bien avant votre arrivée.
Elle vécut là un nombre incalculable d’années, faisant un miracle chaque jour.
Des montagnes de Kabylie, comme du Tell et des ksours les plus lointains du Sahara, les croyants accouraient vers elle, attirés par le bruit de ses miracles et la réputation de sa sainteté. Ceux qui souffraient étaient guéris : ceux qui pleuraient étaient consolés.
Un matin, des gens d’Anneba étant venus la visiter, virent que les myrtes, les lentisques, les chèvrefeuilles et tous les arbustes les plus hirsutes qui recouvraient les citernes, s’étaient, pendant la nuit, métamorphosés en magnifiques rosiers, tout resplendissants de fleurs. Dans chacun d’eux voletait un rossignol qui, l’aile palpitante et la voix plus que jamais harmonieuse, chantait, en arabe, les louanges de la sainte, dont l’âme s’était envolée vers Dieu.
En effet, pénétrant dans les citernes, les visiteurs y virent Lalla Bouna couchée sur un lit de roses fraîches, et dormant, un sourire aux lèvres, son dernier sommeil. Nul, même parmi les marabouts les plus vénérés d’Anneba, ne se sentit les mains assez pures pour toucher au corps de la sainte d’où s’exhalait, avec la senteur des roses, une douce odeur de benjoin. Et ayant jugé qu’il n’avait pas besoin d’être lavé, ils décidèrent de le laisser ainsi dans les citernes, parmi les fleurs dont Dieu lui fit un manteau, et sous la garde des oiselets qui, sans la moindre lassitude, continuèrent à chanter.
Ils chantèrent encore pendant des années et des années, et ni les roses qui couvraient la sainte, ni son front toujours serein ne se flétrirent pendant ce temps-là.
Un beau matin, quelques années seulement avant l’invasion des « roumis », on vit un vol innombrable de rossignols l’emporter dans son lit de roses vers le ciel.
Mais, encore aujourd’hui, mes frères en Dieu, avec leurs femmes et leurs filles, vont au mamelon sacré d’Hippone, fumer le « kif » et danser, aux accords de la « rhaïta », près des oliviers sauvages de la vénérable Lalla Bouna.
Comme bien tu penses, c’est ce souvenir de l’antique maraboute, protectrice des nomades, que ma jeune élève venait chercher près des citernes, sur le mamelon fleuri.
Là, des soirées entières, pendant qu’aux mains d’un petit Arabe, sa monture broutait le gazon, elle rêvait du Désert où les aurores sont plus limpides, et les crépuscules plus ardents qu’aux villes du Tell. Elle rêvait des fiers « meskines » dont les loques s’empourpraient aux feux du couchant, des Bédouins au cœur simple qui devaient être bientôt ses frères, et des Bédouines, au frontal nimbé de sequins qu’elle aimerait bientôt comme ses sœurs.
Et, quand au retour de ses promenades, elle revenait sur ma terrasse, je la voyais plus triste encore ; je lisais, plus que jamais véhémente en ses yeux très doux, l’amertume des implacables nostalgies.
Son intelligence était une des plus vives qu’il m’ait été donné de rencontrer. En dix-huit mois de mes modestes leçons, et surtout de celles qu’elle reçut de professeurs de Medersa les plus savants, elle était devenue une arabisante distinguée.
Elle parlait très purement notre belle langue, la lisait et l’écrivait mieux que les plus anciens et les meilleurs des jeunes tolba bônois.
Elle connaissait nos meilleurs auteurs, qu’elle étudiait dans leur texte, et, parfois même, trouvait, pour certains d’entre eux, des commentaires spirituels et délicats.
Par sa science précoce des choses d’Islam autant que par la pureté de ses expressions, la sagesse de ses propos et l’originalité de son caractère, (elle portait déjà le costume arabe avec une noble élégance), elle stupéfia de vieux docteurs et nos plus vénérés savants. Parmi ceux-ci, je citerai Si Abdul Wahab, le fin lettré tunisien qui fit le voyage de Bône pour la voir.
Au risque de vous étonner, je vous dirai même qu’elle versifiait en arabe, on ne peut plus agréablement et composait de petits poèmes d’une fraîcheur délicieuse et pleins de coloris oriental.
Un jour, je lui montrai une poésie finement sertie, amoureusement ciselée et que m’envoyait un de mes anciens élèves parmi les meilleurs, devenu bach-adel[3], de la mohakma[4], de Touggourt dans l’oued R’hir.
[3] Bach-Adel, Greffier en chef.
[4] Mahakma, Tribunal arabe.
Elle en fut enthousiasmée, déclara qu’elle atteindrait, elle aussi, cette perfection, et, en attendant, écrivit au lointain poète, en arabe bien entendu, une missive dithyrambique dans laquelle elle glissa ses meilleurs vers.
Au lieu de les signer Mahmoud Saadi ou Nicolas Podolinski, ou de tout autre pseudonyme comme elle faisait pour ce qu’elle écrivait dès cette époque en français, elle les parapha de son vrai nom.
Mon ancien élève répondit et ce fut, dès lors, entre eux, une correspondance poétique très suivie, qu’elle me permettait de lire, et dont j’ai encore mon vieux cœur tout embaumé…
Ici, Saïd ben Mohamed fit une pause, se leva, et ses petits yeux flambants d’une allégresse furtive à ces souvenirs évoqués, il s’en alla vers le grand coffre de bois délicieusement peinturluré qui lui servait de bibliothèque, en sortit un tas de petits papiers minutieusement colligés, et dont il mit un certain nombre entre mes mains.
Il va sans dire qu’elles tremblaient en les recevant ; j’y jetai un regard avide, mais hélas ! le bon professeur me croyait plus fort en arabe que je n’étais réellement. Je dois avouer très humblement qu’au cours de ma longue vie africaine, j’ai quelque peu négligé la grammaire et que mes maîtres, les seuls, furent les Bédouins du « bled ».
Aussi fut-ce d’un regard presque navré et le rose de la honte au front, qu’après avoir parcouru les pattes de mouches du poète de l’Oued R’hir, et de la pauvre Isabelle, je les lui rendis :
« Mon cher Saïd, lui dis-je, j’ai visité à plusieurs reprises, la grande Mosquée de Tunis et aussi l’Université égyptienne d’El-Ahzar, mais je n’ai jamais eu le temps de m’y attarder. Je connais assez d’arabe pour parler à mes chameliers, pour comprendre ce qu’ils me disent et ce qu’ils chantent dans la monotonie des longues étapes et aussi les vieilles histoires qu’ils se content, le soir, devant les feux du bivouac.
» Mais c’est là tout. Ayez donc la complaisance de me traduire, de ces vestiges précieux, tout ce que vous croirez devoir intéresser ma curiosité fraternelle pour la morte et servir l’œuvre que je consacre à sa vie ».
Si Saïd n’eut pas même ce furtif sourire qui, en pareille occurrence, eût voltigé sur les lèvres d’un pédant occidental.
« D’Isabelle, me dit-il, je ne possède que quelques brouillons, car je dois vous dire que, de cette correspondance, j’avais fait, pour elle, matière à devoirs arabes et à compositions poétiques, que je retouchais quelque peu, mais toujours seulement au point de vue prosodique et grammatical, respectueux de leur grâce et leur laissant toute l’originalité de la pensée ; je vous dirai tout à l’heure où vous pourrez peut-être trouver les originaux.
Voici d’abord une des premières piécettes par elle envoyées :
Toujours, comme vous le voyez, la nostalgie profonde, incurable du Sahara. Son âme ardente déborde, ses yeux s’emperlent de larmes, rien que d’entendre ou d’écrire ce mot magique, ce vocable fascinateur. Et l’inspiration en naît très douce pour elle, prenante, apaisante et consolatrice aussi.
Des sables lointains de Touggourt, sur un rythme et un fond semblables, le poète, inconnu d’elle, répond :
Et du Tell au Désert, d’Anneba, la voluptueuse, à la sauvage Touggourt, le dialogue se poursuivait, tour à tour gracieux et naïf, nostalgique et langoureux. Isabelle était heureuse d’avoir provoqué cet écho lointain du pays ardemment rêvé, et peut-être quelque peu éprise déjà du poète saharien qu’elle savait, par moi et par d’autres, beaucoup plus âgé qu’elle — il avait dépassé trente ans — mais d’une beauté orientale à rendre rêveuses les plus jolies filles d’Occident.
Peu après elle lui disait :
Et le poète, dont ces strophes exaltent l’âme enfantine, dans la solitude de l’exil, de plus en plus enamouré, se fait pressant :
« Avouez avec moi, Sidi, que ces roucoulements de palombes au cœur du printemps, ainsi échangés par deux êtres épris de bien-dire et de poésie, et qui ne se connaissaient pas, sont tout simplement délicieux à lire comme à ouïr. Elles ne pâliraient certes pas, ces piécettes, parfumées aux roses du Tell, et aux fleurettes désertiques, devant les « qacidas » antiques des poètes du Hadjouz ou de l’Yémen. Oui, on dirait, vraiment, ces poèmes pleins de tendresse amoureuse, dont les meilleurs, sur une décision des plus illustres et des plus anciens parmi les autres poètes, étaient tantôt gravées en lettres d’or, tantôt simplement suspendues aux murs de la Kasba, et devenaient les unes des « Moallahaas » (les suspendues), les autres des « Mouzahabats » (les dorées). »
Hélas ! la pauvre Isabelle devait bientôt, en effet, s’en aller vers sa destinée, dans la voie que, de tout temps, lui traça le Rétributeur. Mais quelques semaines avant que ne mourût la très noble et très douce Mme Nathalie d’Eberhardt, devenue, devant Dieu, Fathima Manoubia, il se passa, dans la vie de sa jeune fille, un événement dont vous apprécierez vous-même l’intérêt profond.
Je vous ai dit l’étonnement dans lequel l’intelligence, le savoir et aussi l’étrangeté d’Isabelle avaient plongé, lors de sa visite à Bône, le vénérable Si Abdul Wahab, le lettré dont s’honore Tunis-la-Blanche. Sans doute, il dut en parler à son jeune fils, jeune homme dont la beauté et l’érudition avaient déjà fait de nombreux jaloux, car, à son tour, celui-ci désira connaître la famille d’Eberhardt. Il vint donc à Bône, et Allah voulut que l’impression mutuelle des deux jeunes gens fût de celles qu’on n’oublie pas de longtemps.
Peu après, Mme Nathalie d’Eberhardt mourut et fut suivie de près au tombeau par l’oncle Trophimowsky. Comme vous le savez, sa première crise de douleur passée, Isabelle, à la tête d’un petit avoir, partit seule pour son premier voyage au désert qui, d’ailleurs, fut des plus courts. Elle prit le chemin de l’Oued R’hir, passa par Biskra et arriva à Touggourt à cheval et sous le pittoresque costume des cavaliers sahariens qu’elle avait dès lors adopté.
Désireuse de voir, en passant, le poète bach-adel, tout en restant maîtresse de l’heure où elle se ferait connaître à lui, elle se donna pour un jeune taleb tunisien visitant les zaouïas du Sahara et prétendit s’appeler Mahmoud-Saadi, pseudonyme adopté par elle depuis quelque temps.
Son cœur appartenait-il déjà à un autre ? La rencontre du poète fut-elle une déception pour son idéal ? Mystère que la pauvre morte emporta dans son tombeau. Mais toujours est-il, et cela je puis l’affirmer, qu’elle resta trois jours entiers à Touggourt, avant de s’enfoncer dans le Souf ; que, pendant ce temps, elle eut avec Si Mohamed — c’était son nom — plusieurs entretiens et qu’elle partit aussi mystérieusement qu’elle était venue. Telle était la loyauté et la délicatesse d’Isabelle que le pauvre poète n’eût peut-être jamais connu l’identité de sa visiteuse si je n’avais eu, moi, la fâcheuse inspiration de l’en informer par un mot.
Je suis déjà vieux, Sidi, et peut-être n’ai-je devant moi que très peu de jours, mais jusqu’à ma mort, je ne me pardonnerai jamais cette malencontreuse idée, tu vas comprendre pourquoi.
Si Mohamed reçut ma lettre au lendemain même du jour où Isabelle avait quitté Touggourt pour le Souf. Il la lut, la relut, comprit toute la portée de son malheur et le trouva d’autant plus profond que dans le taleb Mahmoud-Saâdi, il avait, comme bien d’autres d’ailleurs, soupçonné une femme parmi les plus exquises, les plus troublantes et les plus dignes d’amour qu’il soit possible de rencontrer.
Il ne dit mot, courba la tête devant son « Mektoub » inéluctable, n’essaya même pas de revoir celle dont Allah lui refusait si clairement l’amour, ne lui écrivit même pas, mais il devint, en quelques mois, plus vieux de vingt ans et, hélas ! paraît-il, mais je n’en suis pas sûr, demanda à celle que vous appelez la « Fée Verte », l’oubli des jours que son Destin lui gardait. Est-il encore à Touggourt ? Vit-il encore ? Ou a-t-il emporté, dans la paix suprême du tombeau, sa passion morte et le souvenir des beaux vers échangés avec l’inconnue… Point ne le sais, car Si Mohamed ne m’a plus donné signe de vie. Toutefois, puisque votre pieux pèlerinage vous conduira à Touggourt, il y a là quelqu’un qui pourra vous renseigner, car il fut son meilleur ami. C’est le caïd de la capitale des Rouerha, le très aimé et très généreux Si Derradji-ben-Smaïl-Massarly, neveu et gendre de l’illustre Ben-Ganah, bach-agha de Biskra et des Ziban.
Allez le trouver, dites-lui l’œuvre que vous avez entreprise en l’honneur de la morte, et encore qu’il soit très discret, de ses lèvres, comme un vol d’abeilles, s’envoleront les souvenirs les plus précieux, car je tiens de source sûre que non seulement il fut l’ami de l’infortuné bach-adel, mais qu’il garde, pour la mémoire de l’errante, un culte attendri.
Ce que je puis vous dire, moi, c’est qu’à son retour d’El-Oued, où elle ne resta cette fois que quelques jours, Isabelle repassant par Touggourt, ne s’arrêta pas ; elle regagna Biskra par la même route des oasis qu’elle avait suivie à l’aller, poussa une pointe dans les montagnes de l’Aurès et s’en vint à Tunis où l’attirait l’impulsion vraie de son cœur. Assez brièvement, mais avec l’émotion profonde qui se dégage de tout ce qu’elle a écrit, elle-même a narré dans ses Heures de Tunis ce que fut sa vie pendant cet automne de l’année 1900. Elle a dit ses courses folles dans le Tell, et aussi sa tentative de vie rêveuse à l’orientale, dans la ruelle emplie d’ombre et de mystère, où l’amour avait caché la maison arabe aux fraîches faïences, au patio silencieux et au jet d’eau babillard.
Elle écrivit là, les belles pages tunisiennes, que vous connaissez comme moi, et où, dignement, elle laisse dans le silence les secrets de son âme éprise… »
Ici, le cœur débordant de joie d’avoir appris, en quelques minutes, une bonne part de l’inconnu, à la recherche duquel j’étais parti, je ne pus m’empêcher d’interrompre le vieillard.
— Isabelle, lui dis-je, n’a pas écrit, à cette époque, que les Heures de Tunis, mais aussi une longue nouvelle tunisienne, intitulée : Mektoub, ainsi que cela résulte de ses lettres à une vieille amie de sa mère, et à Mme Lydie Pachkoff ». Et je lui dis de mémoire ce que ses lettres contenaient à ce sujet.
De cette nouvelle, poursuivis-je, il n’y a pas de trace dans les pages publiées après sa mort, dans celles qui furent odieusement tripatouillées, comme dans celles qui ne le furent pas.
Vous comprendrez, Saïd, tout l’intérêt qu’il y aurait à découvrir ce manuscrit. Et c’est à cela que je m’emploie de tout cœur, décidé à suivre dans le Tell comme au Désert tous les chemins, sentiers et pistes qu’elle a foulés, et à visiter tous les bordjs, toutes les maisons, et tous les refuges maraboutiques où elle a, pour quelques jours ou quelques mois, déposé ses bottes poudreuses et dormi autrement que sous les étoiles du ciel…
— Qu’Allah bénisse vos efforts et les couronne de succès. Que l’inspiration du Prophète soit avec vous ! Je vous suivrai comme le pêcheur suit le liège de ses filets.
— Merci, lui dis-je, et maintenant voulez-vous, de grâce, continuer à me conter ce que vous savez de son existence à Tunis et de son aventure d’amour avec le jeune Abdul Wahab.
— Ce que je puis vous en dire, Sidi, avec pleine certitude, c’est qu’elle ne dura pas plus longtemps que ne vivent les roses d’automne ; à peine l’espace de ce que vous appelez, je crois, lune de miel.
— Fut-elle heureuse au moins du commencement à la fin ? On pourrait peut-être en douter d’après une lettre qu’elle m’écrivit à cette époque, la seule et la dernière qu’elle daigna m’envoyer.
Et Si Saïd ayant sorti de son coffre-bibliothèque, délicieusement peinturluré, cette lettre écrite, en arabe, voulut bien m’en lire ceci :
« … Quand vous recevrez ces mots, très estimé et très vénéré Saïd, le jour ne sera pas loin où je quitterai la Tunisie. En somme, les souvenirs que j’en emporte pourraient, l’éloignement aidant, figurer parmi les heureux de ma vie, si l’on tient compte des désenchantements inhérents à toute humaine félicité. Du moins, ceux-ci ne me seront pas venus du pays que j’aime et admire, et dans lequel s’épanouissent toutes les grâces de l’Islam. Non, vraiment, je n’ai rien de ce qu’il faut pour vivre dans l’inactivité et la mollesse du harem, alors même que j’y aurais l’avantage d’en être l’unique maîtresse et de dominer mon maître et seigneur. Je suis semblable à ces oiseaux des grands espaces qui dépérissent en captivité. Il serait, n’est-ce pas, puéril de vouloir garder en cage une mouette, un goëland ou une ganga. A celle-ci, il faut l’immensité désertique, à ceux-là, l’infini des Océans.
» Donc, à nouveau, je prends mon vol pour passer la mer encore une fois. Je vais en France, embrasser mon frère Augustin et tenter la fortune littéraire avec la folle audace que vous me connaissez.
» Où irai-je de là ? Dieu seul le sait. Mais, si j’en crois la nostalgie que j’emporte du Sahara, l’éblouissement persistant de mes prunelles, l’enchantement dans lequel sa seule évocation par la pensée ou l’écriture suffit à plonger mon âme, c’est probablement à lui, maître vénéré, que j’irai bientôt, car c’est, peut-être, dans la désolation superbe de ses sables que Dieu à décidé de fermer le livre de ma destinée… »
Vous savez ce qui suivit, car vous me l’avez vous-même conté, son voyage à Paris, ses tentatives avortées, ses pérégrinations rapides en Italie et en Sardaigne, et enfin, son retour prévu et fixé par Dieu au Sahara.
Et maintenant, je vous ai dit tout ce que je savais de notre glorieuse amie et qu’en général on ignorait. Faites-en pour votre fraternelle entreprise ce que vous jugerez bon, et dites bien, dans votre livre, ce trait de sa vie que j’allais oublier et qui, pourtant, reflète la grandeur de son âme et la fierté de son caractère aussi fidèlement que le golfe reflète les étoiles du firmament.
Pendant son séjour à Tunis, elle confia une bonne part de son avoir, vingt-cinq mille francs environ, à la garde d’un petit banquier juif, sans exiger le moindre papier. Quand elle les lui réclama, l’enfant d’Israël sourit dans sa barbe et, par les foudres de Yaveh, jura n’avoir rien reçu. Isabelle n’insista pas, haussa les épaules, cracha devant elle avec mépris et s’en fut. Elle ne s’en occupa plus, jamais elle ne parla, la première, de cette aventure, et, quand on y faisait allusion, et qu’on en prenait injustement texte devant elle pour déblatérer contre les juifs, souriante et douce comme toujours, elle répondait : « On ne juge pas une race d’après un individu… »
Si Saïd se tut. Déjà la nuit tombait autour de nous. Sous nos pieds, une à une, s’allumaient les lumières de la ville, tandis que devant nous, par delà le golfe, les prunelles vigilantes des phares commençaient à clignoter sur des promontoires lointains. Dans la nuit, d’une limpidité printanière, Aldébaran et Altaïr, les étoiles amies d’Isabelle, scintillaient comme des clous d’or. Longtemps encore, nous restâmes silencieux et il nous semblait, à l’un et à l’autre, que, par la porte entr’ouverte, la pauvre morte allait venir pour rêver, devant la splendeur du ciel africain.
Il était fort tard, quand nous nous séparâmes, et, certes, on n’eût pu savoir lequel des deux sortait le plus ému de cet entretien.
Le lendemain, sur ma prière, Si Saïd voulut bien me conduire à la maison où Isabelle Eberhardt et sa mère avaient vécu pendant leur séjour à Bône. Un fonctionnaire musulman, fort aimable, l’habitait. Je vis les belles faïences aux nuances délicates qui rafraîchissaient les yeux de la morte et, dans la pénombre douce du patio, j’entendis la chanson mélancolieuse du jet d’eau qui berçait, aux longues heures d’ennui, la rêverie de son âme perpétuellement tressaillante au souffle du vieil Islam.
Prestement, avec toute la puissance évocatrice d’une imagination possédée par son image et son souvenir, je la remis et la revis dans ce cadre d’un exotisme un peu naïf, mais prenant, et où, pendant près de deux années, elle souffrit, pensa, pleura, interrogea le Destin et eut une si claire intuition de ce que devait être sa courte et dolente vie.
Je vis ces deux créatures venues des collines genevoises aux bords d’un golfe dont l’azur profond fait pâlir celui du Léman, et poursuivant dans le calme mystérieux de cette maison arabe le cours de leur existence tourmentée. Quelle raison plus mystérieuse encore les y avait amenées ?
Pour les y attirer, la beauté du ciel d’Afrique, l’exotisme d’un sol lointain avaient-ils suffi ?
Cela que n’avaient pu ou voulu me dire ni le vieux proscrit, ni Mme T… ni Si Saïd, ni aucun de leurs amis et connaissances interrogés jusqu’alors, il m’était réservé de le connaître plus tard.
Et avant de poursuivre mon récit, il est, je crois, nécessaire que j’en dise deux mots ici.
Pour déraciner complètement un être du milieu auquel, la veille même, il paraissait attaché jusqu’à la mort, il n’est rien de tel qu’un orage d’amour.
Et c’est une de ces tourmentes qui souleva comme un fétu l’âme de Nathalie d’Eberhardt à l’âge où le mot seul d’amour tombant des lèvres d’une femme ne fait éclore, autour d’elle, que des sourires et des fleurs de mélancolie. Et pourtant, même à cet âge, Nathalie était si belle qu’elle fut ardemment aimée.
Mais à ces folies tardives, de toutes les plus redoutables, combien d’autres, parmi les meilleures, furent capables de résister ? Malgré cette faiblesse de sa fin d’automne, Nathalie n’en reste pas moins la grande âme, le noble cœur, la créature d’élite dont son vieil ami d’exil nous a dit, au début de cette étude, la si belle et si passionnante vie.
Pour ma part, je ne l’en aime que plus, et la sentant ainsi plus humaine, plus douloureuse, il ne me déplaît pas de pouvoir mêler à ma vénération un peu de pitié.
Celui qui fut l’ami le plus fidèle de son exil, lira sûrement ces lignes et, sans en demander davantage, car il en sait peut-être plus, ne pensera pas autrement que moi.
C’est de cette passion finale qu’elle chercha et trouva sans doute l’oubli dans la paix immuable de l’Islam. Sous un pan de son suaire, elle enveloppa les dernières ardeurs de son âme, et quand sa fille eut clos ses paupières, celles qui lavèrent son corps, selon les rites du Livre, restèrent émerveillées de sa beauté.
Dans le cimetière musulman de Bône, où j’allais en sortant de sa maison, elle repose aux bords du golfe d’azur. De chaque côté de sa tombe arabe s’épanouissaient deux rosiers. Sur eux, de belles roses se balançaient, ouvrant au soleil leur cœur glorieux. Dans un autre, plus éloigné, un rossignol peu farouche chantait le bonheur de vivre et la félicité de mourir quand a sonné l’heure de Dieu.
J’écarte, d’une main tremblante, les fleurs qui caressent les deux stèles du tombeau et je lis en français et en arabe :
Ici repose Fathima Manoubia…
Quand nous sortons, Si Saïd essuie encore une larme en me regardant, et moi, je détourne un peu mon visage pour voir, une dernière fois, les belles roses qui se balancent sur le tombeau.
Quelques heures après, je prenais congé de Si Saïd Mohamed et quittais Bône, car j’avais hâte de poursuivre jusqu’au Sahara ce pèlerinage si bien commencé dans le Tell.
Biskra ! l’oasis interlope et cosmopolite, telle fut, ainsi que je l’ai déjà écrit dans mes Visions Sahariennes, l’impression que fit sur moi la vieille Reine des Ziban.
Ce fut aussi l’impression d’Isabelle Eberhardt, encore aggravée chez elle par la rencontre qu’elle y fit en allant au Souf, d’un certain capitaine Susbielle, sorte de soudard colonial, dont le type, me dit-on, et j’aime à le croire, tend à disparaître de notre armée d’Afrique un peu chaque jour.
L’antipathie spontanée et naturelle qui ne manque jamais de surgir au premier contact d’une brute et d’une créature d’élite, poussa ce galonné à tracasser bêtement Isabelle pendant tout son premier voyage dans l’Oued R’hir.
De cette malveillance ridicule et sans motif, la vaillante jeune fille trouva la trace et eut à souffrir dans tous les bordjs depuis Chegga jusqu’à Touggourt.
A Our’lana, pour s’abriter dans le refuge cependant ouvert à tous les errants, elle dut se disputer avec le gardien qui avait reçu des ordres formels.
Partout, même hostilité de la part de ces pauvres diables à dix francs par mois. Eux qui, d’ordinaire, sont si avenants et si pitoyables même pour leurs frères les Bédouins vagabonds, lui mesurèrent les heures de repos, et lui refusèrent œufs, volaille et coucouss qu’ils vendent au premier venu.
Le capitaine avait tout prévu.
Isabelle ne s’en émut pas. Elle haussa les épaules, coucha à la belle étoile, et mangea sur la dune avec ses compagnons de route — Salah et Chlely ben Amor — les croûtons de pain et la galette qu’ils avaient emportés de Biskra.
Sa bonne humeur n’en souffrit pas, mais elle sentit croître, au fond de son âme, sa pitié pour les indigènes, sur lesquels un de Susbielle régnait en maître absolu.
Je vais suivant sa trace pas à pas, à travers les oasis et partout avec son souvenir, très vivant encore, surgissent devant moi les Visions Sahariennes d’antan.
« … A Sidi Khelil, à Tala-el-Mouïdi, à Chria-Saïa, à Djemâ, à Sidi-Amran, à Aïata, à Sidi-Rached, à R’amra, jusqu’à Touggourt, partout, enfin, je vois de la blanche mer de sable, surgir vers l’azur du ciel, des îlots de sombre verdure. O le merveilleux archipel qui s’égrène ainsi sous nos yeux ravis, dans la lumière caressante !
» Et soudain, voici qu’entre Our’lana et Sidi-Rached, je suis transporté, par cette vision merveilleuse, à quelques années d’aujourd’hui, alors que j’allais, vers les rives sacrées d’Hellénie, accomplir le plus saint des pèlerinages. Et il me semble que je vois, une fois de plus, surgir, des flots égéens, dans la pourpre du jour mourant, les corbeilles d’or des Cyclades.
» Partout, de M’rayer jusqu’à Touggourt, j’ai entendu, autour de moi, le bruissement joyeux des palmes, partout à la lisière des jardins, j’ai vu les maisonnettes de « tob » sourire au grand soleil qui les dore. Je voudrais, de ce spectacle enchanteur, de cette Afrique insoupçonnée, fixer ici le souvenir inoubliable.
» Et maintenant, voici Touggourt, la sablonneuse et la fière. C’est d’abord la vision de deux blancs minarets, hardiment profilés sur l’azur interni, qui frappe nos prunelles avides de connaître la capitale étrange, encore un peu sauvage de l’Oued R’hir !
» Puis, tranchant sur la neige du sable, nous distinguons la verdure imprécise de ses palmiers. Lentement, l’amas de ses maisons basses, les unes grises, les autres d’une blancheur douteuse, se dessine. Elles sont dominées de-ci, de-là, par les coupoles que des mains frustes, plus habiles à dresser la tente qu’à pétrir et ordonner les briques de « tob », arrondirent au petit bonheur.
» Ce serait presque une déception, si tout à coup le soleil n’eût atteint l’horizon. Avec une lenteur glorieuse, il sombre derrière les dunes occidentales et j’assiste à une transformation féérique de la vieille cité saharienne, jadis si ardente, si belliqueuse, et qui dort aujourd’hui d’un sommeil farouche, sur sa colline de sable fin. Le gris terne de ses maisons à terrasses est devenu rose ; ses deux minarets sont, l’un violet, l’autre lilas, et pareils à des améthystes, étincellent ses koubbas.
» Oui, certes, sous le manteau divinement bariolé que lui font toutes les délicates nuances du couchant, Touggourt est bien la sultane hautaine du Désert, qui, si longtemps, refusa de courber la tête. »
Précédé de mon guide, je vais derrière la Djama-Kébir, dans un des coins les plus ombreux de la vieille cité saharienne, où se cache, très modeste, la demeure du caïd qui fut l’ami d’Isabelle Eberhardt.
Quel merveilleux cavalier devait être — voici seulement quelques années — Si Derradji ben Smaïl Massarly.
Bien que légèrement alourdi par l’embonpoint de la cinquantaine approchante, il n’en reste pas moins encore un type bien représentatif de cette virile beauté, suprême et intangible apanage de la noblesse du Sahara. Il appartient doublement à la grande famille des Ben-Ganah, étant né d’une sœur et ayant épousé la fille préférée de l’actuel bach-agha des Ziban.
Des Ben-Ganah, il a la régularité sculpturale des traits, la prunelle ardente, la barbe orgueilleuse et le front superbe, et sous le burnous écarlate aux agrafes d’or des caïds, cette prestance vraiment royale des patriarches guerriers que Gustave Doré fait caracoler aux plaines arides de Judée.
A peine eus-je exposé ce qui m’amenait dans l’Oued R’hir, et prononcé le nom d’Isabelle Eberhardt, qu’une étincelle de curiosité sympathique pétilla jusque dans la profondeur de ses grands yeux noirs.
— Une créature d’élite, fit-il aussitôt, et qui eût été digne de naître sous la tente, dans notre belle famille, alors que les cavales nerveuses de nos aïeux foulaient le sol saharien dont ils étaient les possesseurs…
Et debout devant la Djama-Kébir, le front nimbé par un rayon du couchant, il leva les bras dans un geste qui eût voulu circonscrire le Désert illimité. J’acquiesçai vivement des yeux. Il reprit d’une voix lente, très douce, et dans un français très pur :
— … Sa mort tragique au ksar d’Aïn-Sefra fut une perte pour les « meskines » sahariens. Après trois ans, j’en reste encore tout ému. Mais bien que partie au printemps de son existence, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques chargés de misère, depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, son souvenir ne périra pas.
Voilà, Monsieur, ce que je pense et ce que j’ai à vous dire de celle qui tant aima notre race et mérita d’en être issue.
Cette oraison funèbre si courte et si fière de la Bonne Nomade, tombant des lèvres d’un prince du Sahara, m’émut jusqu’au fond de l’âme et, sentant sa mémoire entourée d’une telle vénération, je n’hésitai plus : je lui répétai ce que m’avait conté Si Saïd, le lettré bônois, de son aventure amoureuse avec Si Mohamed, le bach-adel de Touggourt et lui demanda :
— Qu’en savez-vous ?
— Guère plus que ce que vous venez de me narrer.
— Mais de l’infortuné bach-adel, qu’est-il devenu ? Est-il mort ?
— Non, Monsieur. Allah, dont les desseins sont mystérieux, n’a pas encore voulu lui accorder ce bonheur. Et pour combler son infortune, votre « Fée Verte » de qui, dans son désarroi d’amour, il sollicita l’oubli, ne lui a donné jusqu’à ce jour que la folie. Dans les premiers temps, je fis mille efforts pour l’arrêter sur cette pente terrible en lui montrant la dégradation, la misère et aussi la colère de Dieu qui étaient au bout. Ce fut en vain. Lui qui, jusqu’alors, avait été un observateur scrupuleux du Livre, déserta la mosquée, et en arriva jusqu’à boire comme le plus intempérant des roumis. Il ne tarda pas à négliger ses fonctions, oublia le chemin de la « Mahakma », malgré toutes les paternelles admonestations de son vénérable cadi qui joignit ses efforts aux miens.
Enfin, il fallut sévir et la révocation s’imposait. Mais telles étaient l’impeccabilité de son passé et l’estime dont sa famille jouissait dans la province de Constantine, qu’on se contenta de le rétrograder et de l’envoyer à Bône comme simple adel. Ce n’était, hélas ! qu’une étape dans la voie de calamité qui lui fut, toujours, tracée par Dieu. Il continua de boire, fréquenta les bouges et les lupanars et fut enfin révoqué. Il serait tombé dans la plus basse crapule du port, si un de ses oncles, membre vénérable du clergé musulman constantinois et mufti à la grande mosquée ne l’avait aussitôt recueilli. Et, maintenant, d’après ce qu’on m’en a dit récemment, il boit un peu moins, mais hélas ! il demande au kif l’oubli que l’absinthe lui a refusé. Du matin au soir, assis dans une minuscule échoppe de la ville arabe, sa pipette près de lui et son calam à la main, à ses heures de lucidité et pour gagner quelques piécettes de cuivre, il fait l’écrivain public.
» Oui, Monsieur, Si Mohamed ben Ould Feld, le brillant bach-adel de Touggourt, le poète dont l’inspiration charmante séduisit, en ses vingt ans, la douce Isabelle, écrit aujourd’hui des lettres pour les Bédouins égarés dans la grande ville et aussi pour les « fellahin » huileux et hirsutes descendus des montagnes de l’Aurès. Il est, en même temps, le secrétaire de quelques prostituées. Ainsi l’a voulu Celui qui, avant même notre naissance, écrivit sur les pages blanches du Livre notre destinée. Mektoub !
Mektoub ! Telle fut aussi, Monsieur, la parole qui tomba des lèvres d’Isabelle Eberhardt, quand, l’ayant rencontré, sur les quais de Marseille à son retour du Désert, j’eus la malencontreuse idée de lui conter jusqu’au bout la navrante aventure qu’elle ignorait. Elle devint très pâle, s’essuya maintes fois les yeux, et quand j’eus fini, elle me murmura dans l’oreille sur un ton dont la détresse m’émeut encore : Je vous jure, Si Derradji, qu’avant vous, je n’en avais jamais rien su, rien, rien. Mektoub !
Le bon caïd ajouta :
— Quand je pense à la pauvre morte et que je me remémore la loyauté de son âme, et la noblesse de son cœur, je sens encore le remords de ma fâcheuse indiscrétion qui a dû la faire beaucoup souffrir.
Il y eut entre nous un très court silence, et comme je me disposais à prendre congé, après l’avoir remercié :
— Alors, fit-il, vous allez d’ici dans l’Oued Souf ?
— Oui.
— Eh bien ! qu’Allah vous protège et facilite le noble but que vous poursuivez. Tous mes vœux seront avec vous, et je vous conseille de prendre pour guide, s’il y consent, un jeune commerçant soufi que, sans doute la bonté divine envoie pour vous à Touggourt, car il n’y vient que rarement. C’est l’aimable Si Ahmet-ben-Belkacem qui a connu Isabelle Eberhardt pendant son séjour à El-Oued.
» Il se trouvait avec elle et le vénérable Si El-Hachmi, le cheik kadrya des Amièches, dans la maison où le Tidjania Abdallah-ben-Lakhdar essaya de l’assassiner. Isabelle Eberhardt était en train de lui traduire, du français en arabe, une lettre de commerce, quand le fanatique se jeta sur elle et lui porta le premier coup. C’est un jeune homme sympathique, d’une famille estimable et riche et qui possède des maisons de commerce ici, à Biskra et à Guémar, dans le Souf.
— Mais consentira-t-il à me servir de compagnon, fis-je, déjà tout pâle à l’idée qu’il pourrait s’y refuser.
— Je l’espère d’autant plus qu’il doit avoir des affaires à régler présentement dans sa maison de Guémar.
Et avec son bon sourire :
— Je me charge d’ailleurs de l’y décider.
Ce soir-là même, j’étais présenté à Si Ahmet-ben-Belkacem, et le lendemain, nous prenions ensemble la route du Souf.
Tout en cheminant au pas lent, mais régulier de nos mules, à travers les dunes immaculées, je lui confiai que le but principal de mon voyage était la recherche d’un manuscrit écrit par la célèbre morte et qui, d’après moi, devait traîner, avec d’autres papiers sans doute, dans quelque coin d’El-Oued.
— Ah ! fit le jeune Soufi, quelque peu stupéfait.
Puis ayant réfléchi deux minutes :
— Si Mahmoud, en effet, n’écrivait pas beaucoup, pas du tout même, pendant les premiers temps de son séjour à El-Oued, mais vers la fin, elle ne faisait que cela.
Toutes les heures qu’elle ne passait pas à courir les dunes à cheval ou en compagnie des vagabonds et des chasseurs de la tribu des Rebaya, elle les employait à noircir papiers sur papiers. Même quand elle errait à travers les oasis, elle avait toujours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe, dans un cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits, ou à l’ombre d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et, pendant des heures entières, sa main blanche faisait marcher le calam.
Elle écrivait aussi, sans se fatiguer, dans le petit café maure de Belkacem-Bebachi, près de la Kasbah, où elle allait souvent, avant le moghreb, prendre son kaoua. Un jour que je m’y trouvais avec elle, je me permis de lui dire :
— Si Mahmoud, si j’en juge par toutes les lettres que tu écris, tu dois avoir beaucoup de parents et d’amis dans ton pays.
Si Mahmoud parti d’un éclat de rire qui fit tressauter les petites tasses de porcelaine dans l’oudjak. De la voir en cette gaîté débordante, Belkacem Bebachi, le kaouadji, se prit à rire à son tour et, comme lui, sans savoir pourquoi, les spahis et les souafa, qui se trouvaient là, éclatèrent à leur tour ; alors, de mon côté, j’en fis autant.
Quand tout le monde eut assez ri :
— Mais, mon brave Belkacem, fit-elle, ce ne sont pas des lettres que j’écris.
— Et alors, qu’est-ce que c’est si je ne suis pas indiscret ?
— Des histoires de ton pays que personne ne lira.
— Mais pourquoi donc les écris-tu ?
— Et toi, Belkacem, pourquoi humes-tu le bon kaoua de Bebachi, les yeux mi-clos, comme une chatte qui boit du lait ?
Et tout le monde à nouveau de rire et moi à mon tour de m’esclaffer. Oui, certes, encore qu’une simple femme, c’était un grand taleb que Si Mahmoud. Si j’en crois ce qu’en disait le vénérable Si El-Houssine, l’ancien mokaddem kadrya de Guémar, elle dépassait, en science, beaucoup de tolba de Constantine et de Tunis. Et il n’y avait pas, dans ces deux villes, de plus habiles toubibs.
Le jeune enfant de celui qui tient ma boutique de Guémar était sur le point de perdre la vue. Son père avait employé tous les remèdes, consulté tous les sorciers et toutes les sorcières de l’Oued Souf, sans pouvoir arrêter la pourriture de ses yeux. Si Mahmoud vint, soigna l’enfant et le guérit. Il y voit aujourd’hui comme toi et moi, et bientôt il remplacera son père déjà très vieux.
Si El-Houssine lui-même, le cheik vénéré, suivait ses conseils quand il souffrait. C’est à lui, à ce marabout vénérable que tu feras bien de t’adresser pour apprendre sur Si Mahmoud des choses que lui seul connaît. Lui et son frère, Si El-Hachmi, le noble cheik kadrya des Amièches furent, en effet, ses meilleurs amis ; ils lui tinrent lieu de frère et de père pendant tout son séjour dans le Souf. C’est par Si El-Houssine, alors mokaddem des kadryas de Guémar, qu’elle fut initiée à la confrérie de Sidi Abd-el-Kader Djilani. Chez lui et chez Si Lachmi, dans sa zaouya d’Elakbab, elle passait des semaines entières, quand elle ne courait pas le Désert.
Pour ce qui est des papiers que tu recherches, nul mieux que Si El-Houssine ne peut t’aider et voici pourquoi :
Quand Si Mahmoud sortit de l’hôtel d’El-Oued, où l’on avait soigné la blessure que lui fit le fanatique de Behima, elle fut dirigée sur Batna avec son mari, le maréchal des logis des spahis, Si Ehni Slimane. C’était, si ma mémoire est fidèle, du 15 au 18 février 1901. Comme le convoi qui devait les prendre tous les deux, pour les conduire jusqu’à Biskra, partait le surlendemain, elle eut à peine vingt-quatre heures pour faire ses préparatifs de départ. J’étais encore à El-Oued, où j’allais tous les jours à la Kasbah, me renseigner sur sa santé et lui apporter quelques petites douceurs ; car je n’oubliais pas que Si Mahmoud fut toujours très bonne pour moi, traduisant, quand je le lui demandais, ma correspondance française, et je n’oubliais pas surtout que c’est à la minute où elle déchiffrait pour moi un télégramme qu’elle fut assaillie par Abdallah. Je la vis donc, le jour même où elle sortit de l’hôpital.
Elle était encore très pâle et souffrait un peu de son bras qu’elle ne pouvait trop remuer.
— Belkacem, me dit-elle, je pars demain, n’aurais-tu pas dans tes magasins quelques caisses vides où je pourrais enfermer certains effets ?
— Si Mahmoud, lui répondis-je, tout ce qui est à moi est à toi, toutes mes caisses avec tout ce qu’il y a dedans.
Elle sourit tristement, me serra la main et me dit :
— Merci, Belkacem, tu es un bon cœur, je le savais, et je le sais encore plus maintenant. D’ailleurs, il y en a tant, ajouta-t-elle, en ce pays que je vais quitter, la mort dans l’âme, et peut-être pour ne plus y revenir.
Et Sidi, vous ne le croirez peut-être pas, elle que j’avais toujours vue, sous le burnous, plus virile qu’un Bédouin, elle pleura, oui, elle pleura comme une femme qu’elle était. Une heure après, je vins chez elle avec un de mes domestiques, lui apportant les caisses vides demandées et, comme Si Ehni n’était pas encore rentré, qu’elle était seule et ne pouvait faire grand chose de son bras, je lui offris mon aide et celle de mon serviteur. Elle accepta. A ce moment, Si El-Houssine arriva, et voulut mettre la main à l’ouvrage, lui aussi. Nous enfermions dans les caisses tout ce que Si Mahmoud nous donnait. Quand ce fut fini, tout emballé, les caisses même clouées, j’avisai, dans le recoin d’une chambre obscure, une paire de belles bottes marocaines presque neuves, celles-là mêmes qu’elle portait au sombre jour de Behima, et une ceinture bleue de tirailleur, le tout pêle-mêle au milieu d’un tas de papiers noircis.
— Et ça, demandâmes-nous à Si Mahmoud, qu’en faisons-nous maintenant ?
Si Mahmoud ne répondit pas, mais prenant les bottes, elles les mit dans les mains de Si El-Houssine :
— Ami, dit-elle, je ne les chausserai guère plus maintenant ; aussi, vous les ai-je réservées afin que vous pensiez à moi en les mettant, quand vous monterez à cheval pour vagabonder au Désert.
Puis, elle me tendit le miroir et me dit : « Tiens, Belkacem, tu as des femmes jeunes, coquettes et belles, prends-leur ceci et chaque fois qu’elles s’y regarderont, elles penseront à leur pauvre amie Si Mahmoud ».
Enfin, elle voulut que mon serviteur, qui était précisément le père de l’enfant par elle guéri, gardât pour lui la ceinture de tirailleur.
Restaient les papiers.
— Qu’en faisons-nous ? dit Si El-Houssine.
— Du feu ! répondit-elle en riant.
Mais le marabout est un grand lettré. Bien que ne pouvant lire le français, il savait que Si Mahmoud avait, au jour le jour, noirci ces feuilles en y mettant un peu de son cœur. Aussi, l’empêcha-t-il de les brûler, et si ma mémoire est fidèle, il les emporta.
Belkacem s’arrêta, me regarda, et me voyant blême d’émotion, il s’empressa d’ajouter :
— Peut-être est-ce là ce que tu cherches ? Et sans doute Si El-Houssine les a gardés ! C’est ce que je souhaite de toute mon âme, puisque tu y tiens tant que cela.
Il se tut et, me voyant toujours silencieux, il comprit plus encore mes perplexités. Alors, sans doute dans l’intention de les calmer : « Quelques mois après le départ de Si Mahmoud, poursuivit-il, au bout d’un instant, Si El-Houssine, à son tour, quitta Guémar et le Souf pour s’en aller prendre la direction des khouan kadrya du Sahara tunisien, à Bou-Abdallah, dans les Nafzouas, près Kebili, où il fit bâtir une très belle zaouïa. Peut-être y a-t-il emporté les papiers, et faudra-t-il que tu arrives jusque là pour les trouver ; mais, il peut se faire aussi qu’il les ait laissés à la zaouïa des Amièches, la plus importante de l’Oued Souf et même de tout le Sahara algérien, et dont son frère, Si El-Hachmi est le cheik très vénéré. Présentement, Si El-Hachmi est en « ziara »[5] dans le M’zab et au pays d’Ouargla, mais, quand j’ai quitté le Souf, voici à peine trois semaines, Si El-Houssine arrivait pour y rester quelque temps, et tu auras la chance certaine de le trouver à la « zouïa ».
[5] Ziara, pèlerinage accompagné de quêtes que font les chefs d’un ordre musulman, au tombeau de son fondateur ou de ses illustres santons.
Je n’ajoutai pas un mot, car il me semblait qu’à la moindre de mes paroles s’envolerait la belle essaimée d’espoirs qu’avaient fait naître en moi les indications précises et le récit si intéressant et si naïf d’Ahmet-ben-Belkacem.
Il est, dans la vie, des souvenirs dont on croit, tant ils vous apparaissent ailés et vivaces à chaque heure, que la Mort elle-même ne pourra les effacer, et qu’ils suivront, par delà la tombe, l’âme libérée de tout ce qui n’est pas eux.
Le souvenir que je garde de mon arrivée à la zaouïa des Amièches est au premier rang parmi ceux-là.
La veille, sur la piste de quelques kilomètres qui sépare Bir-Ourmès d’El-Oued, nous avions eu la bonne fortune de rencontrer le mokaddem des kadryas de Z’goum, un ksar situé près de Behima. Ce saint homme faisait route vers Touggourt, après passé par les Amièches.
Dès l’apercevoir au loin, l’excellent Belkacem qui, de plus en plus prenait conscience de mes anxiétés, avait mis sa mule au trot, et l’avait interpellé, lui demandant si le cheik Si El-Houssine était encore à la zaouïa.
De sa réponse affirmative, le brave garçon avait manifesté presque autant de joie que moi.
Le vénéré cheik des Nefzaouas, nous confirma le voyageur dès qu’il fut auprès de nous, doit rester à la zaouïa des Amièches jusqu’à l’arrivée de Si El-Hachmi. Vous me voyez tout pressé d’être à Touggourt, où j’ai affaire, pour rentrer à Z’goum, car Si El-Houssine doit venir bientôt y visiter nos « kouan ».
Cette rencontre fut pour moi le plus heureux des présages et les battements de mon cœur comptaient, sur le rythme ardent des fiévreux, toutes les minutes qui me séparaient de celle où j’arriverais à la zaouïa.
Jamais aube plus radieuse ne couronna nuit plus agitée. L’ombre de la pauvre Errante ne cessa de la hanter, et l’espoir, ou mieux la profonde intuition que j’avais de tenir, enfin, dans quelques jours, peut-être même dans quelques heures, le précieux manuscrit, m’empêchèrent de clore les yeux.
Il était matin, très matin, quand Belkacem et moi nous quittâmes El-Oued sur nos mules, le second jour du mois de mai. L’ombre bleutée des nuits sahariennes enveloppait encore les mille petites coupoles grises des maisonnettes souafa, et les blanches koubbas des mosquées. Les minarets étaient silencieux, et sur la muraille croulante des cours pas un coq n’avait chanté. Pourtant, sur la route du Sud que nous prîmes, dans les jardins profonds qui dévalaient et se creusaient en cuvette autour de nous, on entendait des bruits de pas, des frémissements de palmes et le grincement des troncs de palmier servant d’armature aux puits, et le son mat des outres de cuir tombant à la surface de l’eau. C’étaient les rudes fellahin d’El-Oued, qui déjà arrosaient leurs palmeraies.
Sur nos têtes, dans l’azur laiteux du ciel, l’Etoile du Berger palpitait encore et la lune agonisait. Ses derniers rayons, d’une pâleur fantomale, traînaient sur les hautes dunes qui moutonnaient à l’infini, sous nos pieds. Et à mesure que nous avancions, ce manteau disparaissait lentement pour faire place à la robe de lilas très doux que l’aurore commençait à tisser pour elles à l’Orient. Puis ce fut une éclosion plus lente encore de roses, qui muèrent les sables lointains en jardins du Paradis. A son tour, l’Occident se couvrit de cette flore merveilleuse ; des nuages jusqu’alors invisibles s’empourprèrent tout à coup, se frangeant d’or et d’argent, et sous le vent léger qui se leva, tout cet immense océan, aux lames figées, sembla frémir et refléter pourpres et ors.
Enfin, vers huit heures, le vieux refuge maraboutique d’Elelkbab nous apparut, avec son enceinte de murailles délabrées et ses koubbas déjà dorées par le soleil.
Prévenu depuis la veille par un pâtre Rebaya, auquel Belkacem avait remis un long billet explicatif de ma visite, Si El-Houssine nous attendait sur le seuil.
Son accueil dépassa, en affectueuse cordialité, tout ce que nous avions imaginé d’après la réputation du bon marabout.
Il nous sourit comme le ciel lui-même souriait à son antique zaouïa ; il se précipita vers ma mule, consolida l’étrier et me reçut dans ses bras.
Un frère aîné ne reçoit pas autrement, après une longue absence, le plus aimé de ses cadets.
Avant même qu’il me fût permis de rompre mon émotion de cet accueil et de l’en remercier : Vous venez pour Si Mahmoud, s’écria-t-il, soyez mille fois le bienvenu : que cette maison soit la vôtre comme elle fut celle de la pauvre disparue !
Et quand, après avoir traversé la vaste cour, nous fûmes dans la salle des hôtes, il n’attendit pas mes questions :
— Rassurez-vous, fit-il, tous les papiers qu’elle a laissés sont ici ; il n’en manque pas un seul.
Puis, tandis qu’un serviteur apportait le kaoua fumant, un autre arriva derrière lui, avec une caisse dans les bras.
Lui-même, Si El-Hussine, ne voulut laisser à personne le soin de la déclouer :
— Les voilà tous, fit-il, et tels qu’ils étaient, quand je les emportai de sa maison d’El-Oued ; personne depuis n’y toucha. Voyez, Monsieur, s’il y a ceux que vous êtes venu chercher.
Je n’essaierai même pas de rendre, avec d’inertes vocables, l’anxiété à laquelle j’étais en proie, tandis que je plongeai mes doigts parmi le tas de feuillets.
Elle était d’ailleurs si visible que le vénérable marabout et Belkacem en devinrent presqu’aussi pâles que moi. Cette pâleur fit soudain place à la roseur des joies suprêmes, et ils comprirent, l’un et l’autre, que j’avais enfin trouvé l’objet le plus poignant de mes désirs.
Et c’est à peine si j’eus la force de dire : Oui, Sidi, les voici.
Elle était bien là, en effet, tout entière, sans qu’il y manquât un seul feuillet, écrite d’une main ferme et de façon très lisible, cette nouvelle tunisienne, et le titre tracé en fort belles majuscules étincelait sous mes yeux ravis : Mektoub ! avec le sous-titre : C’était écrit !…
Oui, murmurai-je dans ma joie : Mektoub !
Mektoub ! Il était écrit que je retrouverais ces pages, dont allait se glorifier encore, la mémoire de Celle qui dort sous les sables du Sud-Oranais !
Et ces pages, nulle main sacrilège ne les tripatouillerait, nulle plume n’en changerait ni point ni virgule, et encore moins ne ferait disparaître le nom désormais illustre que l’auteur avait mis au bas.
En signe de réjouissance, Si El-Houssine voulut bien nous offrir le traditionnel mouton rôti en entier sur la braise parfumée. Rien comme le bonheur après un long et matinal voyage pour vous ouvrir l’appétit.
Nous fîmes donc au « méchoui » rissolé le plus grand honneur ; et tout en découpant de ses doigts experts, les fines lanières de peau dorée, Si El-Houssine nous conta tout ce qu’il savait de la morte ; et cette évocation de la « Douce Errante », de sa vie nomade dans les dunes de l’Oued Souf, de sa bonté inlassable, de sa pitié quasi divine pour les humbles Bédouins, fut une des plus belles et des plus attendrissantes qu’il m’ait été donné d’ouïr pendant mes pérégrinations au Désert ; en ce Désert qu’elle a quitté mais que son âme habite encore.
Certes, je connaissais déjà bien des choses de son récit ; n’empêche que j’éprouvai beaucoup de peine à cacher mon émotion. Mais ce que je tenais à savoir, ce que j’ignorais, et tout le monde comme moi, c’étaient les détails de son initiation à l’ordre des Kadryas, accomplie par le vénérable marabout. Je lui demandai donc en grâce de me les conter.
— Nous, Kadryas, dit tout de suite Si El-Houssine, nous ne craignons pas, comme nos voisins les Tidjanias, la lumière sur tout ce qui concerne notre confrérie. Nous n’avons pas, comme eux, des secrets ; nous ne fuyons pas le contact de nos amis les Français ; nous sommes même heureux et fiers quand il nous est donné d’en accueillir quelqu’un parmi nous. Je ne vois donc pas le moindre inconvénient à satisfaire votre désir et à vous narrer, dans tous ses détails, comment fut par moi initiée Celle que nous pleurerons longtemps encore comme la plus douce, la plus aimée, la plus généreuse de nos khouan.
Donc, un jour qu’elle était venue me voir à Guémar, elle me demanda avec insistance de lui conférer notre « ouerd »[6].
[6] Ouerd. — Formule pratique d’initiation propre à chaque confrère.
En fondant son ordre, notre maître, l’Emir des Sultans, l’Etoile des Savants, le guide des hommes pieux, le cheik Abd-el-Kader Djilani (que la miséricorde de Dieu soit sur lui !) eut surtout en vue la pratique de la charité. Et son cœur pitoyable fut ouvert à tous ceux qui peinent et souffrent, quelles que fussent leur race et leur religion.
Nous, mokaddems, naïfs et simples khouan du désert, ne devons être et ne sommes, d’après son auguste volonté, que les humbles porteurs d’aumônes envoyés par Dieu aux Errants. Nos zaouïas ont toujours été et ne cesseront jamais d’être, s’il plaît à Dieu, les hôtelleries du Désert.
Comment donc refuser d’admettre parmi nous cette jeune femme à l’âme virile, au cœur débordant d’humanité, dont la pauvreté superbe avait, chaque jour, des gestes d’une royale générosité qui nous mettait les larmes aux yeux. Comment refuser l’« ouerd » à celle qui partageait sa maigre galette avec le « meskine » affamé, soignait avec la science d’un « toubib » de France, les malades et tous ceux dont le sable et le soleil rongent les yeux, à celle qui pâlissait de bonheur quand on l’appelait « la Providence des Bédouins » et qui sereine, les yeux clos comme une sainte du Ciel, fit parfois, aux plus misérables, l’aumône d’un peu d’amour. Je n’hésitai pas et ce fut même avec fierté que j’accédai à son désir. L’initiation fut très simple et eut lieu chez moi, à Guémar, où j’étais alors mokaddem sans zaouïa, en présence de Si Ehni, déjà lui-même initié, et de quelques khouan Souafa.
Après les ablutions d’usage, je lui rasai la tête selon les rites — elle portait déjà les cheveux courts comme l’exige la lourde coiffure saharienne — et lui donnai le « dikr », c’est-à-dire la formule initiatrice de Sidi Abd-el-Kader Djilani, qu’elle devait réciter désormais après chacune des cinq prières du jour :
« Il n’y a de Divinité qu’Allah, car l’Ange Gabriel a dit au Prophète : C’est là ma forteresse. Celui qui prononcera ces paroles entrera dans ma forteresse, et celui-là sera en sûreté contre mes châtiments. »
Elle le répéta, et là aurait pu s’arrêter l’initiation. Ainsi va, en effet, pour la plupart de nos khouan. Mais Isabelle possédait une culture islamique qui méritait mieux. Elle connaissait d’ailleurs, aussi bien que le plus érudit de nos mokaddems, l’histoire, les doctrines et le rituel de l’ordre auquel elle avait décidé de s’affilier. Aussi, ce fut sans hésitation qu’elle répondit aux questions exigées et par lesquelles on est concédé, à un degré plus élevé, l’ouerd de Sidi Abd-el-Kader El-Djilani :
— Qui le premier a reçu la ceinture de Kadryas ?
— Gabriel.
— Où l’a-t-il reçue ?
— Au ciel.
— Qui l’en a ceint ?
— Les anges du ciel par ordre de la Vérité, que sa gloire avait proclamée !
— Qui le second a reçu la ceinture ?
— Notre seigneur Mohammed.
— Qui l’en a ceint ?
— Gabriel, par l’ordre du Maître de l’Univers.
— Qui le troisième a reçu la ceinture ?
— Ali, fils d’Abou-Thaleb.
— Qui l’en a ceint ?
— Mohammed.
— Et ainsi jusqu’au fondateur de notre ordre l’Etoile des mondes, le flambeau étincelant, la perle précieuse, l’astre de la religion, l’émir des Sultans, le cheik Abd-el-Kader El-Djilani.
Et je continuai en lui demandant :
— Qu’y a-t-il à ta droite, à ta gauche, derrière toi, devant toi, sur ta tête et sous tes pieds ?
Et elle répondit sans hésitation :
— A ma droite, est Gabriel ; à ma gauche, derrière moi, Azrael ; devant moi, Affafil ; au-dessus de moi, le Souverain glorieux ; et sous mes pieds, la Mort qui est plus proche de nous que la veine jugulaire ne l’est de la gorge, conformément à cette parole divine : « Toute âme doit goûter la mort ; vous recevrez votre salaire au jour de la résurrection. »
— Quelles choses sont venues du Ciel dont l’une est supérieure à l’autre ?
— Le blé et la viande. La viande est supérieure au blé, car le blé a été apporté du Paradis par Adam, tandis que le bélier a été envoyé du Ciel pour servir de rançon à Ismaïl que son père allait immoler.
— Quelle est la maison sans porte, la mosquée sans mirhab, et le prédicateur sans livre ?
— La maison sans porte c’est la terre qui n’est qu’un séjour d’illusions trompeuses : la mosquée sans mirhab, c’est la Kaâba, que Dieu Très Haut la protège ! et le prédicateur sans livre, c’est le Prophète, car il n’écrivait jamais, et on écrivait, au contraire, sur un livre, ce qu’il disait.
— Le diadème de l’Islam est-il sur ma tête ou sur la tienne ?
— Il est sur ma tête, sur la tienne et sur celle de tous ses serviteurs ; car notre maître commun est Dieu l’Unique, le Puissant qui dit à une chose : « Sois ! » Et elle est.
Puis je lui remis le chapelet de notre ordre et ce fut fini. Désormais, l’Errante Isabelle pouvait, sur son maigre étalon, courir d’un bout du Sahara à l’autre, vagabonder dans le grand Erg jusqu’à Ghadamès, planter sa tente au cœur du pays touareg, elle serait partout la bienvenue ; partout elle trouverait sa part de galette, des mains fraternelles et des visages souriants, car partout, dans le Sahara, notre ordre rayonne comme le soleil au firmament ; et il n’est pas, dans les ruelles des ksour et sur les pistes désertiques, un seul mendiant, un seul aveugle qui, pour apitoyer les passants et bercer sa vie dolente, ne chante la complainte de Sidi Abd-el-Kader Djilani.
Mais, à partir de ce jour, augmenta la haine que nourrissait contre elle la confrérie rivale des Tidjanyas de Guémar, à cause de sa vive sympathie pour nous. Son initiation ne pouvait que glorifier notre ordre dans le Souf parmi les « meskines », où sa popularité allait croissant.
Il n’y eut pas de calomnies, pas d’abominations dont ils ne l’accusassent, en attendant le jour où ils essayeraient de la faire assassiner.
C’est une prostituée, disaient-ils partout.
Oui, Monsieur, ils allaient partout répétant cela. Une prostituée ! Les misérables, ou ce mot n’a aucun sens dans ma langue comme dans la vôtre ; ou il désigne celle qui se donne pour de l’argent. Or, si parfois, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, Isabelle, au cours de ses vagabondages incessants, fit l’aumône de ses bras et de ses lèvres toujours souriantes, ce fut aux plus misérables des errants qu’elle rencontrait, et pour l’unique plaisir de voir un peu de bonheur étinceler dans les prunelles de ceux à qui le Destin ne concéda d’autres épouses que la Misère et la Pauvreté. Et pour cela, rien que pour cela, à défaut de tous ses autres mérites, sa place était marquée à la droite même d’Allah, dans le ciel. Car, si partager son pain avec celui que la faim torture est chose agréable à ses yeux, si couper la moitié de son burnous pour couvrir la nudité de son semblable lui plaît aussi, que dire de celle qui se donne toute et fait la charité d’un peu d’amour à celui qui n’en eut jamais ?
Oui, Sidi, même si tous les crimes dont l’accablèrent nos ennemis, les Tidjanyas de Guémar, étaient choses vraies, et si, au jour du jugement dernier on les mettait dans un plateau de la balance en y ajoutant des crimes plus grands encore, il suffirait, pour le soulever comme un fétu, de mettre dans l’autre, un seul de ces sourires et de ces baisers…
Ainsi parla Si-El-Houssine-ben-Brahim, mokaddem des Kadryas, fièrement drapé dans son burnous de laine blanche, tel un philosophe de l’Hellade dans son peplos. Et il me sembla que jamais, de la bouche des sages antiques, ne tombèrent plus nobles paroles sur la Pitié et sur l’Amour.
J’étais arrivé au terme de ma randonnée fraternelle et que le Dieu de Si Mahmoud avait bien voulu bénir. Il ne me restait plus qu’à l’écrire et à publier, dans son intégrité absolue, l’œuvre posthume si heureusement retrouvée, afin que soit rendue à la Morte la gloire dont on essaya hypocritement de la dépouiller.
Six mois avant, j’étais, pour la troisième fois, revenu dans l’extrême Sud-Oranais, où, partout depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais entendu les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amie. J’étais allé porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur son humble tombe musulmane, dans le petit cimetière désertique où Elle dort en paix son dernier sommeil :
Dors en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Aïn-Sefra ! Pour toi, je suis tenté d’implorer le sable d’or qui te recouvre, de même que Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée, comme toi, par la Mort en son printemps :
Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de ta tombe, ouïr les fières et pieuses paroles du bon caïd de Touggourt :
« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques chargés de misère depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued Souf, sa mémoire ne périra pas ».
Dors en paix ! Issue comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable, attend ton âme au seuil des siècles futurs. Peut-être même, en ces jours lointains, seras-tu la djinia bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un rai de lune, tu souriras, dans leurs rêves, aux chameliers endormis.
Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille poétiquement arabisé, tu deviendras la sainte, la Lella vénérée, qui repose dans la blanche koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.
O toi, la Bonne Nomade, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.
FIN
En ce temps-là, qui n’est pas encore bien lointain, quand les enfants bruns de Tunis-la-Blanche voulaient rendre hommage à la beauté de l’un d’entre eux.
Et de fait, il n’y avait pas, dans tout le Souk, des étoffes dont son père était « amin », d’adolescent plus parfait.
— Il est beau, disait-il, comme le jeune Omar-Hamidou-ben-Tayeb, le brodeur.
Sous son turban fleur de pêcher, ses yeux larges, abrités par des paupières aux longs cils, avaient l’éclat du diamant noir. Jamais regard plus limpide n’éclaira traits plus fins et plus doux. Son nez, ses lèvres surtout, eussent désespéré les plus habiles miniaturistes d’Ispahan. Son teint pâle et mat était celui que l’éloquente Shaharazade donne au visage de ses éphèbes et de ses vierges, quand elle veut emplir, de rêves lascifs, le sommeil de son terrible sultan.
Mais sur ses joues et à son menton, frisottait soyeuse et légère, une barbe, qui, sans nuire à l’incomparable douceur de ses traits, leur donnait la virilité suffisante au poète :
Quand, dans sa boutique minuscule du Souk peinte et dorée comme le mokam d’un saint marabout, la tête penchée, l’aiguille à la main, il brodait, sur des étoffes chatoyantes, les fleurs de son rêve, les vieillards s’arrêtaient pour le contempler, et on les entendait murmurer entre eux : Ainsi devait être, en son printemps, Haroun-el-Raschid, qui, avant de devenir le plus grand khalife, fut le plus beau des adolescents, auxquels avaient jamais souri les roses, dans les jardins de Bagdad.
Et les touristes qui, à l’ombre odorante des bazars, promenaient leur curiosité insolente et niaise, restaient de longues, trop longues minutes à dévisager le jeune brodeur importuné.
— Le Christ à vingt ans ! disaient la plupart — les peintres surtout — pour résumer l’impression que leur donnait cette exquise figure orientale.
Il y en eut un parmi ces derniers, dont le nom était glorieux, et qui, désireux de peindre Jésus au milieu des docteurs, lui demanda, comme une grâce, une heure de pose.
Il consentit, et au Salon qui suivit, le tableau fut un triomphe.
On pense bien que les clientes aussi ne manquaient pas à la petite boutique d’Hamidou, et qu’il n’était pas en peine de vendre les « cedara » ou gilets pour cavaliers, rehaussés de passementeries, les « r’elaïl », petites vestes que les femmes riches portent sous le blanc « haïk », les « familla », charmants boléros dont s’adornent les jeunes mariées tunisiennes, tous ornements qu’il brodait, d’ailleurs, d’une façon merveilleuse, et aussi les voiles fleuris d’argent, les tulles et les mousselines pailletées d’or, qu’il agrémentait d’arabesques idéales, car l’habileté de ses doigts était égale à la beauté de son visage.
Nul, même parmi les plus anciens brodeurs du Souk, ne lui était comparable pour la richesse et la variété des motifs comme pour l’art et la délicatesse des nuances. Et parmi les femmes de Tunis qui passaient pour les plus habiles dans ce gracieux et charmant métier, nulle n’était, mieux que lui, initiée aux secrets des « points » nombreux et savants dont se complique la broderie orientale : le moalk qui n’a pas d’envers, le men’zel, que l’on passe sans bourrage, le meteka qui doit être matelassé, le zezileyh, carré, un des plus exquis qui s’enlève à jour sur des étoffes, lilas, violettes ou roses très pâles, et d’autres encore qu’inventa l’imagination des grands artistes brodeurs du Maghreb lointain, de la Perse et de l’Asie-Mineure.
Une aimable fée semblait, après avoir enroulé l’arc-en-ciel sur ses bobines, guider elle-même son aiguille.
Et, sous le voile qui cachait leurs prunelles emplies d’extase, les plus belles femmes de Tunis ne savaient ce qu’il fallait le plus admirer de l’artiste ou de son œuvre.
Et plus d’une eût donné, pour un seul baiser de ses lèvres, tous ses bijoux. Elles emportaient, au fond des yeux, l’image du jeune brodeur, et rêvaient de sa beauté dans la solitude du harem.
Enfin, si Omar-Hamidou l’eût voulu, il y aurait eu, dans Tunis, beaucoup de maris trompés. Mais Hamidou, dont les heures de loisir se passaient à étudier le Saint Livre et à prier dans la Djemaâ Zitouna, savait que, selon la volonté d’Allah, il n’y aurait pas plus de place au Paradis pour les larrons d’amour que pour les autres. Aussi faisait-il semblant de ne pas voir les œillades enflammées, et de ne pas ouïr les ardentes déclarations comme les aveux timidement murmurés à son oreille.
A ses jeunes amis qui se moquaient de sa niaiserie, il répondait : « Que voulez-vous ? Je suis ainsi ; je respecte le bien des autres comme je voudrais qu’on respectât le mien, si j’en avais un ; et puis, je réserve toute la fleur de mon amour à celle qui me donnera la fleur du sien ».
Et ses amis, dont les passions étaient grossières et qui, en bons musulmans, ne voyaient dans la femme qu’un instrument de plaisir, de se gausser plus encore et de lui dire : « Tu es plus sentimental, à toi tout seul, qu’une douzaine de roumis. Epouse donc une de leurs filles, car les nôtres ne te comprendront jamais, ô Hamidou, brodeur de rêves ».
Et, chaque fois, d’entendre cela, le jeune Hamidou sentait le froid et la mort couler en ses veines ; une angoisse profonde s’emparait de lui, et il restait ensuite des heures entières, inerte, pensif devant sa broderie dont les couleurs lui semblaient éteintes.
C’est que, voici peu de temps, il avait eu la fâcheuse idée de consulter, dans sa maisonnette de Ben-Ménara, le vieil Abdallah-ben-Abducelem, le plus clairvoyant sorcier de Tunis-la-Blanche. Il ne s’était jamais trompé, disait-on, sur le sort prédit à ceux qui faisaient appel à ses surnaturelles lumières, car il lisait aussi facilement dans l’avenir qu’un savant taleb dans les livres.
Et Abdallah, après avoir mis dans la main d’Hamidou le fatidique calam pour qu’il en appuyât la pointe sur sa poitrine, et avoir tracé sur ses tablettes les chiffres et les signes cabalistiques, devint tout à coup très pâle, arracha les poils de sa barbe, et non sans une longue hésitation, finit par lui murmurer à l’oreille ces terrifiantes paroles :
— Une fille de chienne te prendra ton cœur, ô mon fils, elle en mourra, et toi… mais pardonne au vieux Abdallah, si t’ayant avoué cela, il ferme la bouche sur le reste.
Et malgré l’insistance maladive que mit le jeune brodeur à obtenir des explications sur la fin de cette phrase terrible, le sorcier ne sortit plus de son mutisme.
Et voilà pourquoi les paroles de ses amis qui s’obstinaient à lui donner une roumi pour épouse le plongeaient en d’aussi vives tristesses.
Depuis la prédiction du vieil Abdallah-ben-Abducelem, le jeune brodeur ne quittait que très rarement le Souk, évitait d’aller à la ville franque, et chaque fois qu’une jeune et jolie touriste s’arrêtait devant sa boutique, il baissait la tête, l’œil fixé sur sa broderie, afin de ne rien voir de son visage.
Mais hélas ! ce qui est écrit est écrit ; et comme tout le monde, Hamidou ne devait pas tarder à toucher du doigt la vanité des précautions prises contre le Destin, qui est la volonté même du Maître.
Un soir, pour célébrer la fête du « Rhamadan », ses amis l’entraînèrent à Halfaouine, où la fête arabe battait son plein, bruyante et folle, après le jeûne sévère.
Tout au long de la rue Bab-Souïka, comme aux entours de la Djama-Sidi-Mahrez, c’était un débordement de peuple affolé de jouissances, à la vérité quelque peu grossières et à la portée de toutes les bourses.
Les cafés maures regorgeaient de turbans multicolores, de burnous et de « djellabas », aux nuances audacieuses ou délicates, mais toujours mariées de façon très harmonieuse. Malgré toute leur bonne volonté, les « kaouadgis » n’arrivaient pas à servir leur débordante clientèle ; et les éphèbes à la tempe fleurie de jasmin, qui les aidaient dans leur besogne, ne savaient auquel entendre. A droite, à gauche, aux clients assis sur les nattes devant la porte et à ceux qui se tenaient accroupis sur les banquettes intérieures, ils distribuaient, sans une minute de répit, le « kaoua » fumant en de minuscules tasses fleuries, les narghilehs odorants et la braise ardente pour les fumeurs de cigarettes.
L’œil inspiré, la main au cœur, des meddahs — conteurs éloquents — narraient, avec une verve qui ne connaissait pas de lassitude, les exploits d’Antar, ou quelque récit merveilleux de l’éloquente Shaharazade.
Des « fezzesni » et autres nègres, venus du Soudan, se trémoussaient, avec des grâces simiesques, ou faisaient danser un bouc, aux sons diaboliques des kerokebs, qui sont des castagnettes de fer ou de bronze.
On faisait cercle autour d’eux et les sous pleuvaient dans leurs calebasses.
Mais les saltimbanques Aïssaouas étaient pour eux des concurrents redoutables. On se pressait, en effet, pour les voir avaler des sabres, manger du feu, des scorpions, des morceaux de verre et se taillader la poitrine.
Non loin d’eux, des nomades venus du Djerid, et des lointains Nefzaouas où les vipères abondent, charmaient, aux sons de l’aigre rhaïta, des lefâas, et des najas redoutables. Ils se faisaient mordre par eux jusqu’au sang et les forçaient à se balancer en cadence sur leur queue, aux sons de la flûte bédouine.
En des cafés européens aux allures louches, des ballerines ou plutôt des prostituées venues de tous les bouges qui fleurissent aux bords de la mer latine, exhibaient, sous des oripeaux éclatants, des charmes flétris et de suspects maquillages. Il y avait là, coiffées du petit chapeau constantinois paillette d’or, des Juives pâles et bouffies de graisse malsaine, des Maltaises maigres et des Espagnoles bronzées, en mantille et jupe courte et, même, perdue dans le large pantalon des Orientales, une Marseillaise menue et brune, à laquelle incombait l’honneur de représenter la femme arabe. Les unes dansaient la traditionnelle danse du ventre, les autres esquissaient des pas lascifs et d’audacieuses seguedilles ; la fausse Mauresque attaquait le grand écart et levait la jambe aussi haut que les meilleures coryphées du Moulin-Rouge.
Enfin, il y en avait qui, venu leur tour, chantaient, en tous les sabirs méditerranéens, les refrains canailles, les couplets sentimentaux, ou les scies boulevardières depuis dix ans passées de mode. Inénarrable était aussi le cosmopolitisme de l’orchestre qui accompagnait ces chants et ces danses.
Un Espagnol aveugle frappait vigoureusement sur ce que gardait de touches une très antique épinette. Deux Palermitains, le père et le fils, pinçaient de la mandoline et de la guitare. Drapés dans des burnous d’une propreté douteuse, trois Bédouins, venus du Sud, étaient accroupis à la mode arabe ; l’un jouait de la « rhaïta » qui tant ressemble à notre musette montagnarde, l’autre de la « djouath » ou flûte antique ; tous deux soufflaient à se rompre les veines du cou, et leurs joues se gonflaient et s’arrondissaient comme des courges ; le troisième multipliait, d’un pouce nerveux, les chiquenaudes sur la peau tendue d’une « darbouka » de terre cuite.
Et tout cela crissait, glapissait, hurlait, sanglotait et justifiait amplement, tant par la bizarrerie des instruments, que par l’étrangeté du charivari, l’enseigne :
Qonsair Franco Arabe
écrite, avec de l’encre et un balai, sur le linteau de la porte.
Et il n’y avait pas, dans la salle, assez de place pour tout le monde.
Le triomphe de cette kermesse cosmopolite n’était pourtant pas là, mais un peu plus loin dans un sous-sol obscur et nauséabond, où la verve épicée de Karagueuz et sa truculente gesticulation attiraient croyants et roumis de tout sexe et de tout âge. La paillardise endiablée des fameuses marionnettes avait le don d’égayer les plus moroses et de soulever d’inextinguibles éclats de rire : les plus grosses obscénités étaient les meilleures. On les applaudissait, on les bissait, avec une impudeur naïve, et Karagueuz, encouragé, se montrait encore plus licencieux, plus libertin qu’un faune lâché parmi des nymphes.
Un soleil d’avril, déjà brûlant sous le ciel d’Afrique, ajoutait encore, à la joie de ce peuple bariolé, l’allégresse de son sourire. C’était, tout au long de Bab-Souïka et sur la place Halfaouine, un ruissellement de rayons d’or dont se magnifiaient les gens et les choses : comme une bande de lézards lâchés sur le sable chaud de la dune, la foule se grisait d’air pur et de vibrante lumière.
Les pâtes de guimauve que les marchands enturbannés étiraient, tout en déambulant, prenaient des blancheurs et des roseurs idéales qui faisaient saliver les « yaouled », ces bambins arabes si jolis et si gentils sous leurs chéchias drôlatiques.
Les marchands de graines de courges avaient l’air de troquer des sequins d’or contre de la menue monnaie de cuivre.
Et la citronnade que les Siciliens vendaient aux gens altérés, étincelait dans les carafes comme du champagne.
Les vociférations gutturales des uns, Maltais, Tripolitains ou nomades, et le parler zézayant et doux des hommes de Palerme et de Messine, loin de se choquer en une cacophonie lamentable, s’harmonisaient, sous la magie de ce soleil radieux, comme les visages et les costumes.
Un peu de cette universelle griserie, à laquelle nul ne parvient à se soustraire, puisqu’elle émane de Dieu, s’était emparée du jeune Hamidou. Et il allait, non moins joyeux que ses amis, éprouvant après les privations et l’austérité du « Rhamadan », une sorte d’animale béatitude à se laisser emporter par la houle de ce peuple en fête.
Ils passaient d’un café maure à un autre, écoutant les conteurs, s’attardant devant les bateleurs aïssaouas et aussi devant les charmeurs de vipères. Il consentit même à les suivre dans le taudis de Karagueuz ; mais ces naïves et effroyables obscénités le révoltèrent. Comme, au contraire, ses amis s’amusaient beaucoup, il les quitta et reprit seul sa promenade à travers la place Halfaouine.
« … Entrez, entrez, nobles seigneurs et jolies madames, venez voir les extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Mes « pupazzi » sont les meilleurs de notre belle Sicile. Avant de faire la joie de Tunis, ils ont fait les délices de Palerme et de Messine. Que dis-je ? Madone du Ciel ! Ils ont soulevé l’admiration des Napolitains difficiles, et on les a applaudis jusque dans Sorrente la Magnifique. Entrez, entrez, nobles seigneurs et jolies madames, pour cinq sous seulement vous verrez les extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Entrez, entrez, on commence dans cinq minutes… »
Le boniment était lancé dans le parler populaire de Sicile, si joli et si rapide. Et l’homme debout sur un tonneau vide devant son théâtricule, l’accompagnait d’une mimique incomparable.
Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, juché sur une charrette vide, un rival s’évertuait à son tour et luttait d’éloquence gesticulante pour attirer à lui la foule :
— « Messeigneurs, clamait-il dans la même langue, illustres chevaliers et gentilshommes, et, vous, dames et demoiselles qui faites la joie de nos yeux, accourez pour voir les belles amours de Roméo et de Juliette. Les « pupi » ne sont que des pupi, tandis que nos acteurs, hommes et femmes, sont en chair et en os comme vous et moi et ne redoutent aucune concurrence.
» Ils ont été acclamés dans toutes les grandes capitales : à Rome, même, ils ont été applaudis par S. M. notre Roi, et ont fait pleurer notre illustrissime Reine, en jouant les amours de Roméo et de Juliette que nous allons vous représenter tout à l’heure.
» Entrez, entrez, illustres chevaliers et genstilshommes et vous, dames et demoiselles qui faites la joie de nos yeux, entrez, ce n’est pas cinq sous, mais quatre seulement qu’il en coûte pour pleurer comme notre illustrissime Reine. Entrez, entrez, voilà le rideau qui se lève… »
Et la foule, empoignée par ce double débordement d’éloquence, déjà captée par d’aussi alléchantes promesses, hésitait entre le théâtre de marionnettes et les amours de Roméo et de Juliette jouées par de vrais acteurs, dans un vrai théâtre.
Et dans l’un comme dans l’autre, il n’y eut bientôt plus assez de places. Hamidou, que sa destinée conduisait ainsi dans le quartier sicilien, lui aussi en fête, avait écouté les deux boniments avec un sourire, et désireux de passer quelques instants plus agréables qu’à Karagueuz, il se décida pour Roméo et Juliette.
Il entra donc, et eut de la peine à trouver un petit coin dans la salle bondée de monde. Il remarqua qu’il y avait beaucoup de fez écarlates parmi les feutres noirs et les casquettes ; et cela lui fit plaisir de voir que nombreux étaient, parmi les fils de l’Islam, ceux qui se complaisaient aux nobles spectacles.
La foule d’abord turbulente, se recueillit tout à coup dès que se leva la voilure de tartane qui servait de rideau à cette scène populaire.
Et le spectacle commença au milieu d’un silence religieux comme il s’en fait, à l’Elévation, dans les églises de Sicile.
Certes, si d’aventure l’ombre de Shakespeare s’était risquée dans ce petit théâtre sicilien de Tunis-la-Blanche, nul doute qu’elle n’eût tressailli d’étonnement devant ce qu’avait fait de son œuvre la fantaisie d’un impresario de Palerme. Roméo était devenu le fils du syndic et Juliette la fille d’un vieux pêcheur de Taormina. Les tribulations des deux amants ainsi audacieusement modernisés se corsaient de scènes dignes des marionnettes d’en face. N’empêche qu’un peu de la passion, dont frissonne le drame illustre, était restée dans cette adaptation populaire, et tels étaient la conviction et l’enthousiasme naïf de ses frustes interprètes que certaines scènes, quoique déformées, débordaient d’un pathétique plus brutal, mais non moins sublime.
En vérité, le Roméo était quelconque, bellâtre à la voix melliflue, encore que jadis célèbre dans les petits théâtres de la banlieue palermitaine. Mais en revanche, la Juliette était une de ces grandes tragédiennes, comme la nature se comptait parfois à en faire surgir dans le peuple, pour narguer les Conservatoires. La Madalena avait le feu, le geste et la voix d’une Rachel faubourienne.
Dans son âme qu’elle livrait jusqu’en son tréfond — naïve et superbe — la grande artiste eût senti palpiter un peu de la sienne.
Et de plus la Madalena était belle d’une beauté à faire pâlir la Duse elle-même, belle comme le furent jadis les courtisanes qui affolaient doges et papes.
La flamme de ses grands yeux noirs allumait des étincelles de passion en ses phrases les plus banales, et quand elle disait des mots d’amour, ou souriait au jeune héros, toutes les roses du désir s’épanouissaient sur ses lèvres.
Mais la chevelure, dont s’adornait cette beauté, était la signature même de Dieu content de son œuvre. Dénouée, elle la vêtait tout entière comme un péplos tissé par la main des Grâces antiques. C’était alors la chevelure d’une déesse, d’une stellaire Bérénice ou de Phryné devant l’Aréopage hellénique. Relevée en casque et piquée d’une rose purpurine, elle évoquait les hétaïres d’essence divine dont le sourire humanisa le génie de Périclès et de Socrate.
Enfin, simplement tressés et noués d’un ruban de soie, elle donnait à son visage le charme attendri des vierges gravissant, aux Panathénées, les escaliers de l’Acropole, une corbeille fleurie sur la tête.
Et de cette toison de jais qui parachevait sa beauté, la Madalena, en comédienne consommée, tirait des effets dont se nuançait la simplicité grandiose de son pathétique.
Ce jour-là, dans le drame ainsi popularisé du grand tragique, elle fut une Juliette incomparable.
Bouche bée, les prunelles élargies par l’extase, ils écoutaient, ces hommes et ces femmes du prolétariat vagabond, aux frustes allures, mais dont le cœur est pareil à l’or dans sa gangue. Ils bavaient de rire, ces exilés de la verdoyante Sicile, en les veines desquels coule encore le sang des pâtres et des vignerons qui suivaient le cortège du bouc antique en chantant des chœurs alternés d’où sortirent la comédie et le drame.
Un frisson passait sur les épidermes rudes, le frisson du beau qui ne doit rien aux artifices des hommes, mais s’exhale, naïf et superbe, des entrailles mêmes de la Nature.
Et dédaigneux de tout snobisme, ils pleuraient, sanglotaient sans songer à réfréner leurs sanglots ni à essuyer les grosses larmes perlant aux coins de leurs paupières.
Et voici que le jeune Hamidou se mit à pleurer comme ses voisins, remué jusque dans le tréfond de son âme musulmane, car le génie a des accents qui subjuguent les religions et les races.
Telle était l’émotion de la salle entière que nul ne remarqua combien la Madalena s’obstinait à regarder, en jouant, vers le coin où le jeune brodeur s’était glissé, sans être aperçu de quiconque.
Lui-même, à travers ses cils mouillés, ne vit pas d’abord ce manège.
Mais bientôt, devant la flamme de ses prunelles, le cœur battant, l’âme captée, il dut baisser ses paupières.
Elle semblait vraiment ne jouer que pour lui, et la passion qu’elle rendait en prenait des accents d’une humanité plus poignante.
En vérité, la beauté du jeune Hamidou, par un charme connu de Dieu seul, avait conquis la tragédienne.
Et ceux-là mêmes qui d’ordinaire l’écoutaient, son mari même, le Roméo de la pièce, trouvèrent qu’elle ne fut jamais aussi pathétique.
De son côté, Hamidou sentit bien que la Sicilienne cueillait son cœur avec la fleur de son amour, et il frémit comme frémissent les belles roses écarlates que l’on détache de leur tige.
Il frémit, car sur les planches de ce théâtre de faubourg, il vit surgir sa destinée, tandis que les paroles du vieil Abdallah alternaient, dans son oreille, avec la clameur passionnée de la tragique Juliette.
Et quand la toile tomba, la sueur au front, les mains brûlantes, il se surprit à murmurer le mot sacré qui contient toutes les résignations de sa race :
— Mektoub R’hibbi…
— Mektoub R’hibbi, murmurait-il encore en remontant, sans même s’enquérir de ses amis, vers Bab-Ménara, où logeait son père, l’amine.
Il dormit peu, cette nuit ; et son sommeil fut plein de la Madalena.
Il revit sa beauté simple et superbe, illuminée par son génie sous le casque sombre de sa chevelure. Il sentit, sur les siens, la caresse de ses yeux de flamme.
Il entendit ses soupirs d’amour, ses cris de passion, et il savoura plus encore la joie de les savoir jetés pour lui seul, parmi la salle entière, frémissante. Et il pleura dans son rêve comme au théâtre.
Le lendemain, en s’éveillant, il lui sembla que cette femme inconnue la veille, était depuis toujours dans son existence. Et quand il descendit au Souk, sa miniature de boutique, avec ses étoffes aux chatoyantes couleurs, lui parut éclairée et agrandie par la lumière de son sourire.
Il se remit avec plus d’ardeur que jamais à la broderie commencée, et son aiguille fit des miracles. Alors il regretta que la Madalena ne fût pas de sa religion et de sa race. Oh ! les beaux « famillas », les délicieux « a’laïls » qu’il aurait brodés pour la rendre encore plus belle et plus désirable !! !
Et il n’apercevait même plus les clientes énamourées, qui s’attardaient dans sa boutique, le frôlaient et le brûlaient de leurs regards, sous les voiles.
— « Comment la revoir ? songeait-il. Et son front se rembrunit quelque peu à la pensée que le théâtre du signor Vittorio Monte-Léone, ne jouant que le jeudi, le samedi et le dimanche, il lui faudrait attendre quatre longs jours, pour s’emplir les yeux de sa beauté et les oreilles de sa voix divine. Et ces quatre jours lui apparurent comme des siècles.
Non, certes ! il n’attendrait pas jusque-là, et il trouverait bien le moyen, en y réfléchissant un peu, de la voir avant la prochaine représentation théâtrale.
Et tout à coup, l’idée lui vint, inspirée sans doute par le djin qui veille aux amours des hommes, que la Madalena n’attendrait pas, elle aussi, jusque-là pour le revoir, et qu’elle viendrait, qu’elle allait venir au Souk des étoffes.
Et comme un peu pâle à cette pensée, il levait les yeux, il la vit debout devant son échoppe, un sourire lumineux aux lèvres.
Et ils se saluèrent simplement comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.
— Bonjour, Si Hamidou, fit la jeune femme.
— Et à toi, aussi, bonjour, Lella-Madalena, répondit le fils de l’amine qui s’empressa d’empiler coussins sur tapis pour lui faire un siège moelleux près de sa natte.
Elle s’assit sans hésitation, et posa sur l’adolescent son regard limpide :
— Tu m’attendais ? n’est-ce pas ? reprit-elle.
— Oui, et ma petite boutique était déjà toute éclairée de ton sourire.
Tous deux se turent, et ils entendirent battre leur cœur dans le silence du Souk désert, à cette heure matinale encore.
Un rayon de soleil filtra par les jointures de la voûte allumant l’or et l’argent de la familla, charmant petit boléro que l’adolescent était en train de broder pour une jeune mariée tunisienne.
— Sainte Madone ! s’écria la Madalena, que c’est joli ce que tu fais là, et comme je voudrais savoir broder comme toi, moi, qui ne sus jamais tenir une aiguille… »
Hamidou sourit, la regarda tendrement, et, très grave :
— Contente-toi, murmura-t-il, de faire couler de douces larmes à ceux qui t’écoutent.
— Alors, vraiment, tu as pleuré toi aussi, hier, à Roméo et Juliette.
— Oui, et encore toute la nuit en t’écoutant et te voyant dans mon rêve.
— C’est vrai, fit la Madalena devenue tout à coup rêveuse et comme se parlant à elle-même, il a pleuré, je l’ai vu, et lui abandonnant sa main qu’il cherchait :
— Ah ! si au lieu de Vittorio, mon époux, tu avais été Roméo, comme j’aurai joué mieux encore.
Et il y eut entre eux un nouveau silence.
Le jeune homme était devenu très pâle en apprenant ce à quoi il n’avait pas osé arrêter sa pensée, que la Madalena se trouvait sous la puissance maritale, et que son maître et seigneur était le directeur même du théâtre sicilien d’Halfaouine.
Un bien singulier personnage que le Signor Vittorio-Emmanuele Monte-Léone, et qui, la quarantaine dépassée, pouvait se vanter d’une existence tourmentée et pittoresque.
Il était le troisième enfant d’un vieux pêcheur de Palerme qui, jusqu’à sa mort, n’eut d’autre domicile que sa barque pontée, peinte en bleu, avec, à la proue, une Madone en robe rose, et à la poupe, sur une banderolle blanche, ce nom charmant écrit à l’ocre : Virgen della Primavera.
Sa mère avait accouché de lui, comme des deux autres, sur un tas de vieux filets hors d’usage ; et, pour lui faire son berceau, le père avait enroulé, dans un coin, la même amarre et avait bourré le nid ainsi obtenu de mousse marine et de varech à l’odeur salubre, ainsi que font, au creux des rochers, les goëlands et les mouettes.
Sa naissance n’avait pas, pourtant, empêché le bonhomme de battre, quelques jours après, toute la côte sicilienne et de voguer même vers les côtes de la Tunisie, pour y pêcher corail et éponges.
A l’encontre de l’aîné et du cadet, que leur métier passionna, dès qu’ils furent à même d’aider leur père, le jeune Vittorio ne se sentit jamais le moindre goût pour la pêche.
Il s’ennuyait à la mer et emportait toujours avec lui la nostalgie des quais de Palerme. Dès que la barque paternelle y revenait après une longue tournée de pêche, il s’empressait de déguerpir, et son bonheur, toute sa passion était d’aller dans le quartier de l’Albergheria, où se trouve le théâtre des Paladins dont les « pupi », ces fameuses marionnettes siciliennes, font la joie des Palermitains, de leurs enfants et de leurs femmes.
Là, pour cinq sous, il se grisait d’héroïsme, de bravoure, assistant, pendant des heures entières, aux mirifiques exploits des paladins du monde entier, encore amplifiés et magnifiés par la verveuse et inépuisable fantaisie de l’artiste qui maniait les ficelles.
C’était surtout, la Geste merveilleuse de Charlemagne, de Rolland, des chevaliers de la Table Ronde qui faisaient les frais de ces spectacles populaires, dont quelques-uns duraient des six mois entiers, coupés en représentations journalières.
Le vieux Monte-Léone n’était pas large pour ses enfants, ayant d’ailleurs fort à faire pour nourrir sa très nombreuse famille. Aussi, le jeune Vittorio économisait-il jalousement les quelques sous qu’il recevait, comme ses frères, chaque dimanche, afin d’aller plus souvent au théâtre de l’Albergheria.
Encore que les séances fussent longues, et qu’en été la soif lui serrât la gorge, il laissait passer devant sa banquette, l’« acquafolu » avec sa fontaine portative, plaignant le sou qu’il eût fallu pour boire un peu de limonade.
Il se contentait de se rafraîchir la bouche, en achetant deux centimes de graines de courge au riminzaru.
Son rêve qu’il ne disait à personne, pas même à ses frères, et qu’il n’osait se formuler à lui-même, tant il le trouvait exorbitant, irréalisable, était de devenir un jour l’artiste caché qui faisait esquisser de si beaux gestes à de simples poupées en bois et leur faisait prononcer de si éloquentes paroles.
Oh ! avoir un théâtre à lui, des « pupi » qui, sous ses doigts devenus experts, seraient tantôt Charlemagne, tantôt Rolland dont l’épée coupait en deux les montagnes !
Inspirer aux autres les sentiments qu’il éprouvait, les faire pleurer, frémir, tressaillir de terreur ou d’enthousiasme ! Comme il serait heureux, alors et comme cela était loin de la destinée que lui préparait la volonté paternelle !
En attendant, quand, entre deux tournées de pêche, la Virgen della Primavera était mouillée dans le port, et qu’il ne pouvait aller au théâtre de l’Albergheria, il s’ingéniait à imiter la dernière représentation avec des « pupi » par lui taillées en quelque épave ; ce qui lui valait maintes taloches du vieux pêcheur qui le croyait avec ses frères en train de réparer les filets ou de travailler à la propreté de la barque.
Vittorio les empochait en silence, mais soupirait plus encore après le jour où il pourrait échapper à la tutelle paternelle, travailler pour son propre compte à quelque métier qui ne l’éloignerait pas de Palerme, et, qui sait ? gagner peut-être assez d’argent pour réaliser son rêve.
Mais sa peine et ses regrets devenaient plus cuisants encore quand, au point culminant d’une épopée comme la Rotta di Ronscivalle, dont la représentation durait trois mois, il lui fallait s’embarquer pour une longue campagne de pêche, sans savoir ce qu’il advenait de Rolland, de sa fille, du traître Ganelon et de tous les autres personnages de la Geste.
Un jour, comme la Virgen della Primavera se disposait à faire voile le lendemain pour les côtes tunisiennes, il disparut. Son père et ses frères le cherchèrent vainement dans tous les coins de la ville, et désolés, appareillèrent sans lui. Il avait quitté Palerme pour suivre un de ces montreurs de « pupi », ambulants et modestes, qui vont, jusque dans les plus petites bourgades, amuser les paysans de Sicile.
Il s’était engagé comme domestique, sans autre gage que la nourriture, mais à la condition expresse que son maître l’initierait à tous les secrets de son métier et lui apprendrait son répertoire.
Ils coururent ainsi tous les villages siciliens, puis s’embarquèrent pour Naples. Les années passèrent et Vittorio, qui avait vraiment la vocation théâtrale, devint un artiste de premier ordre dépassant de beaucoup son maître, qui, d’ailleurs, en convenait, et le réservait pour les grandes circonstances.
Non content de rajeunir le répertoire un peu vieillot de leurs « pupi » par des adaptations nouvelles, il composait ou improvisait lui-même des bouffonneries, des comédies, des drames, dont le succès était grand parmi les paysans napolitains.
Cependant, tout en reconnaissant sa supériorité, et en s’inclinant devant elle, son maître ne se pressait pas d’augmenter ses appointements et continuait à la payer surtout en gracieusetés et prévenances.
N’avait-il pas, en outre, les applaudissements du peuple ? Et aussi la faculté de donner libre cours à sa verve et à sa passion pour les « pupi », devant des auditoires aussi variés qu’enthousiastes.
Cela certes, eût pendant longtemps encore suffi à Vittorio, sans la hantise du rêve qu’il faisait depuis son enfance : posséder un théâtricule de « pupi » ; jouer ce qu’il voudrait, et où il voudrait. Etre, enfin, le maître de ses marionnettes comme de lui-même. Il ne le réaliserait jamais en restant avec son patron, car il n’aurait jamais l’argent nécessaire pour l’achat du matériel, d’une carriole pour le traîner et d’une monture.
Aussi, après avoir longuement réfléchi, prit-il une décision très grave. Il abandonnerait pour quelques années les « pupi » ; achèterait, avec le peu d’argent qu’il possédait, une petite pacotille, et s’embarquerait pour l’Afrique.
Un bateau était en partance pour l’Erythrée, il le prit, passa là-bas trois ans dans les privations et les fatigues, et revint avec une somme qui lui permit d’acquérir le matériel de son ancien patron, trop vieux maintenant pour courir les bourgades de la campagne.
Mais hélas ! la fortune ne consentit pas à couronner la persévérance de ses efforts. A la suite de quelques années maigres, il y eut, dans la campagne napolitaine et en Calabre, une véritable disette. On manqua de pain dans les villages où était sa meilleure clientèle, laquelle n’avait, d’ailleurs, plus le cœur à la joie ; et lui-même, pour ne pas mourir de faim, fut obligé de vendre son matériel et ses « pupi ». Il revint à Naples, et entra comme facchino dans un hôtel de la Chiaja.
Il y avait alors, à Naples, une troupe de passage qui jouait la comédie et le drame dans les théâtres de deuxième ordre. Son impresario était justement en cet établissement. Vittorio, toujours tourmenté par la vocation théâtrale, fut assez heureux pour se faire engager par lui comme utilité, et bien entendu moyennant un salaire dérisoire.
Mais qu’importait encore au jeune Monte-Léone ? Ne serait-il pas, maintenant, au-dessus de son ambition et au delà même de son rêve, puisqu’au lieu de faire applaudir des marionnettes de bois sur un théâtre enfantin, il jouerait sur une vraie scène, avec des artistes de métier, de vraies comédies et de vrais drames ? Et, de fait, il ne tarda pas à montrer ce dont il était capable, et on lui confia bientôt des rôles d’une certaine importance.
Ce fut alors qu’il s’énamoura de la Madalena, toute jeune encore, presque une enfant, mais qui ne devait pas tarder à se révéler comme une grande tragédienne. Alors que l’impresario de la troupe ne se doutait pas du trésor qu’il possédait, Vittorio le devina, sut s’en faire aimer, en attendant de l’épouser et d’unir sa destinée à la sienne dans la carrière dramatique.
Ensemble donc, ils coururent toutes les villes d’Italie, petites et grandes, et trois ans après, la troupe s’embarquait à Gênes pour Alexandrie et l’Egypte.
Mais tandis que Vittorio, ayant donné tout ce qu’il avait dans le ventre, restait, malgré ses efforts, un artiste populaire de deuxième ordre, la Madalena était devenue l’étoile de la petite troupe, dont elle assurait le succès, en soulevant l’enthousiasme des auditoires plébéiens. Autant par son merveilleux et fruste génie que par sa beauté et la splendeur de sa chevelure, elle allumait autour d’elle, partout où elle jouait, des passions ardentes.
Et bien qu’elle lui gardât la foi jurée et lui accordât tout son amour, Vittorio qui, plus follement que jamais, la chérissait, n’en subissait pas moins les tourments d’une jalousie féroce.
Bientôt même, ce mauvais sentiment l’aveugla au point de se montrer injuste envers elle. Ce furent d’abord, à propos de tout et de rien, de sanglants reproches. Puis ses colères et ses accès prirent une brutalité croissante. La Madalena subissait tout avec une patience angélique, sans jamais un instant se rebeller, mais, au contraire, s’évertuant à guérir de son mal affreux, l’homme qu’elle aimait, malgré tout, encore et qu’elle plaignait aussi de toute son âme.
Vittorio ne vivait plus que dans la pensée d’arracher sa jeune femme à la promiscuité des théâtres populaires, ou plutôt de posséder un théâtre à lui, d’être l’impresario d’artistes qu’il dirigerait, ce qui, croyait-il, lui rendrait plus facile la surveillance de la Madalena.
Il était dans ces intentions, quand la troupe vint à Tunis pour donner une série de représentations théâtrales.
Un beau matin, il reçut une lettre de son frère aîné, avec lequel il n’avait cessé de correspondre, de loin en loin, il est vrai, mais d’une façon régulière. Il lui annonçait la mort de leur père, et lui disait que la succession étant réglée, il lui revenait, pour sa part, environ trois mille lires.
C’était, pour lui, la fortune et le moyen de réaliser son nouveau rêve. Justement, dans le quartier sicilien, un café était à louer, déjà très achalandé et dont la salle se prêterait merveilleusement à l’installation d’une scène, ce qui lui permettrait d’en faire un théâtre par intermittence.
Il le loua incontinent, et, trois mois après, il s’y installait avec sa femme toujours résignée, toujours aussi douce et aimante.
Encore qu’il eût beaucoup de peine à trouver, parmi les Italiens de la colonie, des artistes suffisants, et n’ayant guère à sa disposition que des amateurs bénévoles, grâce à la beauté de la Madalena, le succès dépassa ses espérances.
Il eut, d’ailleurs, la très heureuse inspiration, comme on était aux approches de la semaine sainte, de débuter par une de ces Passions, dont raffolent non seulement les Siciliens, mais tout le peuple de l’Italie méridionale.
Et il recommença l’année suivante…
A Rhadès, sur la colline fleurie où l’amine du Souk des étoffes, possédait une maison de campagne.
Impossible de rêver, pour des amoureux, lieu de rendez-vous plus charmant que cette terrasse mauresque d’où la vue s’épandait comme une caresse facile, sur Tunis-la-Blanche, sur la mer bleue, sur le lac Bahira à toute heure hanté de flamants roses. Sur la colline verdoyante de Carthage, et aussi sur le promontoire où la sereine Bou-Saïd s’épanouit, liliale, au milieu des roses.
C’est là que pour fuir la curiosité et les indiscrétions des oisifs, la Madalena et Hamidou se rencontraient, après que la Destinée les eut jetés dans les bras l’un de l’autre.
Sans la moindre hésitation, convaincus tous deux qu’ils étaient aux mains d’une puissance mystérieuse qui est plus forte que la mort, et à laquelle rien ne résiste, ils s’étaient, dans un frémissement de tout leur être, passionnément baisés sur la bouche dès leur première rencontre.
Du soir au matin, que dis-je ? d’une heure à l’autre, la Madalena oublia l’amour juré sur les pieds de la Madone et la fidélité jusqu’alors gardée, malgré tout, à Vittorio Monte-Léone.
Et de son côté, Hamidou ne songea pas plus à la terrible prophétie du vieil Abdallah-ben-Abdusselem que s’il n’y avait jamais eu de sorcier à Bab-Ménara, où logeait son père.
Enfin, bien que leur amour datât à peine de trois semaines, il leur semblait à tous deux qu’il n’avait jamais commencé et qu’il n’aurait jamais de fin comme Dieu lui-même.
— Madalena !…
— Hamidou !…
Ils ne balbutiaient pas autre chose, entre deux étreintes, et pendant des heures entières, parce qu’il n’y avait pas autre chose dans leur âme emplie d’eux-mêmes.
— Hamidou !…
— Madalena !…
Ils ne se fatiguaient pas plus de répéter ces deux noms qu’ils ne se lassaient de se mirer dans les prunelles l’un de l’autre.
Et autour d’eux, sur la colline fleurie, tout chantait l’amour, en ces matinées printanières.
Mais hélas ! venait bientôt l’heure de se séparer alors que, sur les terrasses de Rhadès, les colombes se baisaient encore et que l’haleine des fleurs, pâmées sous les caresses du soleil, montaient vers eux plus que jamais enivrantes.
Et c’était, chaque fois, la scène poignante du balcon, quand les deux amants entendent chanter l’alouette.
— Ecoute, Hamidou, disait, ce matin, la Madalena, les yeux mouillés à la pensée qu’allait sonner la fin de l’heure si douce, écoute, c’est à peine si nous pouvons nous rencontrer ainsi deux fois par semaine ; il y aurait pourtant un moyen de nous voir, pendant quelque temps, chaque jour, et non pas ici, mais chez moi, et sans que mon mari, qui ignore tout, s’en inquiète.
— Tu deviens folle, Madalena, s’écria le jeune brodeur en étreignant nerveusement son amante.
— Non, Hamidou, je ne suis pas folle, et de toi seul dépend qu’il en soit comme je viens de te le dire.
— Parle donc, chère, parle, tu sais bien que ta volonté est la mienne.
— Nous voici au milieu de notre carême : comme chaque année, Vittorio se dispose, quand viendra la semaine sainte, à représenter la mort de Christ, pour complaire à tous nos compatriotes de Tunis, qui aiment tant ce spectacle. Seulement, voilà, il a beau chercher, il ne trouve, dans la colonie italienne, personne capable de jouer le rôle du Christ et comme il t’a vu plusieurs fois, il ne cesse de répéter : Ah ! s’il voulait, ce jeune musulman qui ne manque pas une de nos représentations, et qui possède la beauté du Nazaréen, quelle belle Passion n’aurions-nous pas et qui soulèverait d’admiration nos compatriotes ?… Et moi, pour ne pas lui donner l’éveil, je feins de hausser les épaules à son idée, de la trouver ridicule, mais je ne m’en réjouis pas moins au fond de mon cœur, devant l’espoir des douces heures qu’elle nous vaudrait, s’il y persistait et pouvait la réaliser. Et il y persiste, ami, plus que jamais, cherchant tous les moyens de t’accointer, mais il n’ose pas, ayant appris que tu es fils d’amine et descendant du Prophète. Ah ! trésor, si tu voulais, si tu consentais à aller le voir et lui dire que tu as appris, par hasard, son désir, et que tu serais heureux de t’y prêter, quelle joie, quelles incomparables délices ! Songe donc, nous ne sommes pas encore à la Mi-Carême, et les répétitions vont commencer. Chaque soir, pendant plus de trois semaines nous passerions, l’un près de l’autre, les longues heures de la veillée ; chaque soir, moi, qui joue le rôle de la Madeleine, je te dirai les pieuses tendresses dont son âme est pleine jusqu’à déborder. Chaque soir, je ferai le geste de parfumer tes pieds blancs, et chaque soir, je dénouerai ma chevelure pour les essuyer. Ah ! trésor, quel bonheur, je n’ose à peine y songer ; mais toi, cher, le voudras-tu ?
Elle avait dit tout cela presque d’un trait, les yeux mi-clos, sans le regarder, tant, en sa vive intelligence, elle comprenait l’énormité de sa demande.
Elle leva enfin les yeux sur lui, et vit son visage blême, décomposé comme s’il eut reçu, dans la poitrine, un coup mortel.
— Ami, ami, s’écria-t-elle en le baisant sur la bouche, pardonne-moi, oublie les sottises que je viens de prononcer, tu as dit vrai, je deviens folle, oui, Hamidou, folle d’amour, pardonne-moi.
Et l’heure de la séparation étant passée, elle s’arracha vivement à son étreinte, revêtit hâtivement les habits de musulmane, l’ample haïk et le voile qui la protégeaient chaque fois, et s’en alla.
Resté seul, Hamidou connut, pendant de longues minutes, toutes les affres, toutes les angoisses morales dont peut être assaillie l’âme d’un jeune homme de sa race, de sa religion et de son rang. Lui, fils de l’homme le plus pieux, le plus vénéré de Beb-Ménara, en les veines duquel coulait le sang du Prophète, non content d’aimer follement une comédienne, devenir le baladin qu’Allah maudit et que Mohammed exécra. Et quel baladin, juste ciel ! Celui qui représente les impostures et les mensonges, sur lesquels les roumis ont modelé la noble figure du doux Prophète Sidi-Aïssa ! Quelle abomination et quelle désolation, quand on apprendrait cela dans les Souks et dans son quartier de Beb-Ménara ! Son vieux père en mourrait peut-être de chagrin, et le chasserait, en tout cas, de sa maison. Et lui, dont la vie s’était jusqu’alors partagée entre la prière et le travail, entre sa petite boutique du Souk et l’ombre sainte de la Djemaa-Zitouna, deviendrait le hideux « m’zanat », le renégat, auquel est interdite l’entrée des mosquées, et, sur les pas duquel cracheraient les femmes et les enfants. Oui, vraiment, s’il faisait cela, il n’aurait plus, pour n’être pas lapidé, qu’à quitter Tunis, ou bien à s’y terrer en un coin, invisible à tous, et même à fuir pour toujours la terre d’Islam, le sol sacré de sa race.
Oh ! encore une fois, la terrible, l’épouvantable, la tragique lutte qui se livra entre son devoir et son amour, dans l’âme énamourée et vacillante du pauvre Hamidou-ben-Taïeb ! Et qui, hélas ! se termina comme elle devait se terminer : c’est-à-dire selon la volonté du Destin, éternel et impénétrable.
— Mektoub R’hibbi ! fit-il simplement et très pâle, mais l’esprit soudainement rasséréné, n’ayant plus au cœur d’autre désir que celui de voir son amante plus souvent, il s’en alla, le soir même, vers le quartier sicilien.
Au signor Monte-Léone, qui tressaillit de le voir :
— J’ai appris, dit-il, que tu voudrais bien me confier le rôle du Christ dans la Passion que tu joueras le vendredi saint ; je n’en serais pas fâché non plus ; aussi bien, signor Vittorio, me voilà. Quand veux-tu que nous commencions à répéter ?
— Ce soir même, répondit Monte-Léone, exultant de joie…
Ah ! la belle, l’incomparable Passion qui fut, cette année-là, représentée devant la colonie italienne de Tunis-la-Blanche. On en parla et on parlera longtemps encore dans les parages de Bab-Souïka et d’Halfaouine.
Au dire de tous les spectateurs, on ne fit jamais mieux dans les théâtres populaires de Palerme et de Messine.
Devant la voie douloureuse de ce Christ aussi beau que ceux dont la face pâle s’incline à la lueur douce des cierges, dans les églises de Sicile, les hommes pleurèrent et sanglotèrent, enfants et femmes.
« Ainsi, oui, ainsi devait être le Nazaréen portant sa croix sur le chemin du Golgotha », murmuraient-ils sans même essuyer les larmes étincelant entre leurs paupières.
Et quand survint la fameuse scène, entre Maria de Magdala et Jésus, quand la pécheresse, ayant versé sur les pieds du Christ le nard de son urne, dénoua, pour les essuyer, sa chevelure divine, ce fut, parmi le peuple, un délire d’amour et de foi brûlante.
Jamais la grande tragédienne des faubourgs n’avait atteint, et jamais plus elle ne devait atteindre ce point culminant de son génie et de sa gloire.
Toute la folie mystique, toutes les ardeurs d’une passion à la fois divine et charnelle, que la Madalena sut exhaler devant son amant, s’empara de l’auditoire.
Et non moins pâle que le Christ à la veille de son calvaire, Hamidou fut sur le point de s’évanouir, quand il sentit, sur ses pieds nus, couler à flots, les vraies larmes de son amante…
Combien terribles et douloureux les lendemains que le Destin réservait à ce triomphe ! Vittorio qui, jusqu’aux dernières répétitions — tant furent prudents les deux amoureux — ne devina pas leur intrigue, ne put conserver l’ombre d’un doute, comme d’ailleurs tout le monde, devant ce geste que, seule, l’ardente passion pouvait inspirer à une femme, fût-elle la plus incomparable tragédienne.
Il eut tôt fait de connaître, par une enquête rapide, la vérité tout entière. Désormais, plus que jamais brûlé par les feux de la jalousie, il martyrisa sa Madalena ; et pour oublier son chagrin, plus que jamais, aussi, il s’adonna à l’anisette et à l’absinthe, ces deux fléaux de l’Afrique septentrionale.
Et le sort d’Hamidou fut plus calamiteux encore. Dès qu’on apprit à Bab-Ménara et dans les Souks, qu’il était l’amant d’une roumie comédienne, et qu’il avait poussé la honte, le mépris de Dieu et du Livre jusqu’à monter avec elle sur les planches, et à représenter le Prophète Sidi Aïssa dans toutes les jongleries que lui prête la doctrine des infidèles, le scandale dépassa tout ce que le jeune brodeur avait prévu sur la terrasse de Rhadès, voici trois semaines.
Son père, le vieil amine qui, pourtant, l’aima toujours plus que ses autres enfants, ne voulut plus le regarder, et le maudit sans même verser une larme. Pour n’être pas étranglé par ses frères et lapidé par les voisins, il dut fuir précipitamment de Bab-Ménara, ayant juste le temps d’emporter ses économies, quelques bijoux qu’il possédait et quelques hardes.
Il se réfugia à Bab-Souïka, chez un vieux potier dont les ancêtres furent esclaves de sa famille, et qui lui portait une affection paternelle.
Là, dans une sorte de souterrain obscur et chaud où le zereba pétrissait son argile et faisait cuire, à la flamme du four, ses vases et ses canthares, il continua de recevoir les visites de la Madalena ; car, loin de s’affaiblir devant ces malheurs, leur passion ne fit que s’accroître.
La Madalena profitait des longs et profonds sommeils qui suivaient les excès alcooliques de son mari, pour s’échapper et venir le rejoindre. Alors, vêtus, lui, d’une pauvre djellaba déchirée que lui prêtait le potier, semblable à un « meskine » de Bab-Souïka, elle, dissimulée sous le voile et le haïk d’une pauvre femme arabe, ils s’en allaient vers le lac Bahira, par des ruelles solitaires, et, sur la barque d’un pêcheur, gagnaient le large. C’était l’heure où le soleil mourant magnifie la mer elle-même, en laissant traîner la gloire de ses ultimes rayons sur les promontoires. Devant eux, celui de Bou-Saïd et la petite ville blanche qu’il supporte s’auréolaient d’or et de pourpre. Sur les collines de Carthage flottait une douce buée violette, et dans la profondeur verdoyante de ses blés, l’alouette déjà blottie jetait, vers l’azur pâli du ciel, son dernier trille. Autour d’eux le lac frissonnait au vent du soir, et sa moire prenait la teinte rose des flamants qui regardaient l’agonie du jour, debout et immobiles sur la grève.
Alors, devant la beauté de l’heure, devant le bonheur paisible qu’exhale la fin d’une journée radieuse, pour ne penser qu’à leur amour, ils oubliaient leur misère.
Les yeux dans les yeux, silencieux, ils revivaient les heures douces de Rhadès, mais hélas ! celles-ci passaient plus vite encore que sur la terrasse, et les battements douloureux de leur cœur en scandaient les dernières et fugitives minutes.
Il fallait se séparer, avant même que s’éteignît la dernière rose du crépuscule, et chaque fois, avec l’idée, de plus en plus angoissante, que leurs adieux seraient peut-être des adieux suprêmes.
C’est qu’en effet, la jalousie et les colères de Vittorio s’exaspéraient de jour en jour, et entre ses accès de brutalité, il parlait souvent de quitter Tunis, pour fuir quelque part, dans le sud, où sa femme ne verrait personne.
Le malheureux marchait à grands pas sur le chemin de la folie définitive. Il buvait plus que jamais et avait de fréquentes hallucinations, au cours desquelles il voyait la Madalena épandant, sur les pieds blancs du bel Hamidou, les splendeurs de sa chevelure.
Oh ! ce geste dans lequel elle avait mis, comme dans les accents de sa voix d’or, toute l’ardeur d’une passion qui la fit toucher au sublime, non seulement Vittorio l’avait perpétuellement sous les yeux pendant le jour, mais il la revoyait, la nuit, dans son sommeil, sans répit ni trêve.
Cruelle comme l’idée fixe qui ronge lentement le cerveau des fous, était devenue pour lui l’image de cette chevelure, que tant de fois il caressa de ses lèvres énamourées, au temps pas encore lointain de leur jeune et folle tendresse.
Et dans les affres de sa jalousie, éréthisée par l’absinthe, il lui venait d’horribles projets de vengeance, comme de l’oindre d’essence pendant que la Madalena dormirait, et d’en approcher ensuite la lampe.
Et il tressaillait d’une satanique allégresse quand, dans les rêves sombres, il la voyait flamber, cette chevelure d’amour et de honte !
Et si, au moment de ses réveils toujours mauvais, il la surprenait en train de se peigner devant la glace, il la querellait pour le plus futile motif, se jetait sur elle, et saisissant à pleines mains les superbes cheveux épandus sur les épaules, il la traînait comme une loque dans la chambre.
Et la pauvre femme se contentait de pleurer comme Maria de Magdala, sa patronne.
Il y avait à ce moment-là, dans le quartier sicilien, une jeune prostituée venue à Tunis des bouges de Malte pour tâcher de mieux exploiter ses charmes.
Elle s’appelait Thérésa et on la surnommait la « Gouge », parce qu’elle ouvrait sa porte à la lie de toutes les races qui grouillent dans la ville Franque.
Aussi, l’infortunée ne tarda pas à subir ce qui est le lot douloureux de beaucoup, parmi ses pareilles.
Un beau matin, elle s’éveilla, le visage et tout le corps ravagé par ce mal horrible que Dieu met au bout des amours nomades, et dont tous les peuples du monde, y compris les Napolitains, se jettent l’origine à la face comme une honte. Ce mal, en terre africaine, a des effets et des allures plus qu’ailleurs terribles et dévorants.
La pauvre Maltaise faillit en mourir, et trois mois après, quand elle sortit de son taudis, elle n’avait plus cheveux ni cils ; tous ses traits étaient flétris d’indélébiles stigmates, et, dans la bouche jadis jolie, ne se voyaient plus que quelques dents jaunes et branlantes.
Elle vécut, désormais, de la charité publique : ses compatriotes la nourrissaient et, de-ci, de-là, lui faisaient l’aumône de quelque monnaie de cuivre.
N’ayant plus rien à espérer dans ce monde, la malheureuse vivait dans un antre, et demandait un peu d’oubli à la « Fée Verte » qui lui en ouvrait chaque jour les portes.
Son crâne nu, caché par un béret de matelot, chaque jour elle venait au café de Vittorio, s’asseyait dans le coin le plus sombre de la salle, et se faisait servir une absinthe.
Elle la savourait à gorgées menues comme un buveur endurci, allumait une cigarette, attendait, qu’entre ses paupières écillées et sanguinolentes surgissent, dans la fumée bleue, les rêves berceurs et les doux mirages.
Bientôt, elle se voyait petite et jolie, trop jolie sans doute, gaminant derrière ses chèvres, sur les rochers moussus et fleuris de l’île natale. Elle était si naïve, alors, et si peu coquette qu’elle ne songeait même pas à se mirer, comme les autres, dans l’eau vive des ruisselets, quand elle venait y boire.
Et la bonne fée prolongeait, jusqu’à la minute présente, ce rêve de lointaine enfance. Elle permettait que la pauvre jeune fille se vît, au fond de son verre, toujours belle et plus que jamais séduisante.
Puis, le rêve fini, elle lui envoyait le sommeil lourd et profond de son ivresse, ce sommeil qui ressemble tant à la mort et dans lequel il n’y a pas de place pour les songes.
Parfois alors, d’autres ivrognes près d’elle couchés la prenaient brutalement dans une impulsion de luxure, et payaient cher cette voluptueuse minute.
Souventes fois, Vittorio, qui avait connu Thérésa dans toute la fleur de sa beauté, lorsqu’elle arriva de Malte, se surprenait à la regarder longuement, hideuse, affalée devant une table, cachant sa tête sans cheveux dans le coin le plus obscur de la salle.
Et, au plein de ses accès de jalousie, cette image lui suggérait d’abominables idées, auxquelles il s’attardait chaque jour un peu plus, après avoir bu son absinthe.
— Quelle vengeance, pensait-il, de voir un jour la Madalena semblable à Thérésa-la-Gouge.
Et il la voyait vraiment ainsi, au cours de ses hallucinations alcooliques. Si bien qu’un jour, pendant un accès encore plus violent que les autres, il mit à exécution son diabolique projet, et, tandis qu’elle était plongée dans son sommeil comateux, comme un ivrogne, il posséda l’ivrognesse.
… Un mois après, là-haut, tout en haut dans la blanche Kasbah d’Alger, sur la terrasse exiguë d’une modeste maison mauresque, la Madalena et Hamidou, plus que jamais enamourés, la main dans la main, regardent le golfe divin dont l’azur frémit doucement au vent léger de l’aurore.
Aube divine, annonciatrice d’un beau jour d’été comme il en est à El-Djzaïr, cette rose neigeuse que la main clémente de Dieu fit s’épanouir sur les flots bleus de la mer latine.
Depuis plus de quinze jours, ils ont fui l’enfer de Tunis, sans être vus de quiconque ; ils sont heureux, heureux autant que peuvent l’être, ici-bas, deux créatures qui s’aiment et font tenir le monde entier dans leur tendresse.
C’était Hamidou, qui, le premier, avait eu l’idée de se réfugier à Alger. Il y connaissait un très riche Mozabite, marchand d’étoffes, de tissus et de vêtements orientaux qui ne manquerait pas d’utiliser son grand talent de brodeur et ne lésinerait pas sur le salaire.
Il lui avait écrit, en effet, et sur sa réponse affirmative, tous deux avaient décidé leur fuite.
Ils partirent donc quinze jours après la fameuse nuit, où fou d’alcool et de jalousie, Vittorio avait possédé Thérésa-la-Gouge.
Et l’immonde, après s’être ainsi volontairement empoisonné, n’avait pas manqué d’empoisonner, au moment voulu, l’infortunée Madalena.
Leur bonheur présent était donc semblable à l’un de ces fruits superbes encore, mais en lesquels, par une piqûre que nul ne peut voir, s’est introduite, invisible aussi, la larve, mère des pourritures à venir et de la chenille dévorante.
Dans les veines de la Madalena où jusqu’alors n’avait coulé qu’un sang limpide, le terrible virus dormait, attendant l’heure fatidique.
Elle ne devait pas tarder à sonner. Chaque matin, Hamidou, après avoir tendrement pris congé d’elle, quittait la petite maison qu’ils avaient louée tout en haut de la Kasbah, et s’en allait dans le quartier de Bab-el-Oued, où était l’atelier du Mozabite : or, voici que, ce jour-là, à peine était-il sorti qu’elle se sentit plus lasse, plus affaiblie qu’avant de s’endormir la veille.
Depuis déjà trois jours, d’ailleurs, elle s’essoufflait au moindre pas, dormait peu, d’un sommeil pénible, se réveillait migrainée, endolorie dans tous ses membres et un peu de sueur aux tempes. Même, elle avait remarqué, sur sa poitrine et ses bras, des taches d’un rose livide, qui pâlissaient et s’avivaient tout à tour, la tourmentant de démangeaisons douloureuses.
Elle n’y prit garde, s’en cacha de son amant par une sorte de pudeur, et aussi pour ne pas lui créer des inquiétudes inutiles. Elle ne s’en alarma pas elle-même, mettant le tout sur le compte des fatigues de leur voyage, de leur nouvelle installation et de ses tristes émotions encore récentes.
Mais peu après, Hamidou se trouva comme elle, éprouvant ce qu’elle éprouvait, et alors, s’étant mutuellement renseignés, tous deux prirent le parti d’en rire.
Ils en riaient d’autant plus qu’ils crurent avoir une scarlatine légère, selon le diagnostic d’un vieux sorcier moghrebin, leur voisin, lequel soignait, pour ce mal-là, quelques enfants de la ville arabe.
Et de fait, sans autre traitement que quelques simples anodins ordonnés par le vieux marabout et accompagnés de quelques versets du Coran, le mal disparut et ne laissa pas la moindre trace.
Ce furent, alors, pour les deux amants, des mois d’un bonheur parfait, inouï, et comme le Rétributeur n’en concède que très rarement à des créatures élues, dont il marqua le front du doigt pour des desseins pleins de mystère.
Le merveilleux talent d’Hamidou était apprécié du Mozabite ; et les salaires qu’il gagnait suffisaient pour assurer leur existence, au delà même, car ils vivaient simplement de la vie arabe, comme d’ailleurs tous leurs voisins, dans ce quartier musulman de la ville haute.
D’abord, par prudence, comme on l’a vu, puis par goût et par habitude, enfin et surtout pour complaire à son amant, qui la préférait ainsi, la Madalena s’habillait comme ses voisines.
Elle se voilait comme elles pour sortir, et, comme elles, sortait rarement pour les besoins du ménage ou pour aller au bain maure, accompagnée d’une vieille négresse qu’Hamidou lui avait donnée pour servante.
Enfin, pour combler leur amoureuse béatitude, Hamidou obtint de son Mozabite qu’il emporterait et ferait chez lui son ouvrage.
Dès lors, ils ne se quittèrent plus un instant, et la claustration à laquelle ils se vouèrent d’un accord tacite, eut, pour eux, des voluptés ineffables.
Bientôt, de la Sicilienne, il ne resta plus grand’chose en la Madalena. Conquise par l’amour à l’Islam dont sa grande âme avait compris, depuis longtemps, l’austère et simple beauté, ce fut avec un bonheur profond que, pour donner à son amant cette joie suprême, elle prononça, devant le vieux marabout moghrebin, les paroles qui la sacrèrent musulmane :
« Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son Prophète ».
N’ayant qu’une âme, pouvaient-ils, vraiment, ne pas avoir même idéal, même Dieu, mêmes espoirs, de s’aimer encore et toujours dans le même ciel que leur ouvriraient les mêmes prières ?
L’Islam, avec le bel épanouissement qu’il donne à la vie intérieure, n’a-t-il pas d’ailleurs, pour ceux qui s’aiment, d’incomparables délices ?
Désormais donc, la Madalena devint vraiment ce que ses voisines et voisins l’avaient toujours crue : Lella Zina, une pieuse Moghrebine amenée du pays natal par son époux et qui, par sa bonté, ne tardait pas à se faire adorer de tout le monde.
L’aisance, en effet, nécessaire à la charité, venait chaque jour, car ils étaient deux, maintenant, à exécuter des broderies merveilleuses. L’amour ne fut-il pas, de tout temps, le plus puissant des thaumaturges ? Quelques mois lui avaient suffi pour faire de la Madalena une brodeuse sur étoffe, comme Hamidou, incomparable. Une part de l’argent qu’elle gagnait, servait, d’un commun accord, à secourir autour d’eux les plus criantes misères.
Et Dieu sait si, dans cette pauvre Kasbah, elles sont nombreuses.
Enfin, pour tout le quartier musulman, elle était bien Lella, la Sainte, la Madame, autant dire une Maraboute.
Quand elle sortait pour aller, enveloppée et alourdie de ses voiles, à travers les ruelles de la Kasbah, les enfants se disputaient pour avoir d’elle une caresse, les vieillards, une main au cœur, inclinaient la tête, et les pauvresses qu’elle soulageait pleuraient en baisant le pan de son bel haïk de soie blanche.
Et autant se réjouissait Hamidou de la voir ainsi aimée, vénérée et sainte que de la sentir belle et sienne.
Or, voici, qu’au plein de cette félicité pareille à nulle autre, de nouveau la Madalena se sentit malade : mais, cette fois, au grand désespoir d’Hamidou, son mal s’aggrava avec une rapidité terrible. Ce furent, d’abord, des douleurs qui, pendant la nuit, lui broyaient le crâne, comme si on l’eût martelé sur une enclume. Elle se réveillait brusquement en poussant des cris dont s’épouvantait Hamidou qui ne savait que lui faire.
Le vieux Moghrebin consulté, ne s’alarma pas, disant que ça passerait comme le reste. Il écrivit sur des petits carrés de papier, quelques sourates du Saint-Livre, en fit des boulettes qu’elle devait avaler comme pilules, et déclara qu’Allah, miséricordieux et clément, se chargeait du reste.
Mais hélas ! Il fit si peu que, loin de s’atténuer, les douleurs du crâne redoublèrent et s’étendirent même à tous les os de la malade, lui arrachant, pendant la nuit, des cris qu’elle ne pouvait réprimer, malgré toute sa volonté de ne pas ajouter à la détresse du pauvre Hamidou couché près d’elle.
Pourtant, ce qui la désespérait plus encore que ces tortures nocturnes, c’était de se voir maigrir, pour ainsi dire, à vue d’œil. De plus, chaque matin, quand elle démêlait devant son miroir sa splendide chevelure, il en restait, aux dents de son peigne, des poignées énormes, qui allaient de jour en jour grossissant, et dont la vue mouillait son front d’une sueur froide. Enfin, après chacune de ces crises aiguës, elle sentait branler et voyait jaunir ses dents, jusqu’alors plus blanches et plus éclatantes que des perles.
Et ce lent évanouissement de sa beauté, mais par-dessus tout, la perte bientôt consommée de sa chevelure, la jetait en de mornes désespoirs qu’elle s’efforçait, sans y parvenir, de dissimuler à Hamidou, dont la navrance était encore plus profonde que la sienne.
Il se résolut donc, enfin, ce par quoi il aurait dû commencer, à faire appeler un des médecins de la ville, mais, avant, il perdit encore un temps précieux en mandant, sur le conseil d’une voisine, la vieille Frendah, cette sorcière de Bab-el-Oued, dont la réputation de guérisseuse dépassait le Sahel d’Alger, et que, de leurs très lointains douars du Sud, accouraient consulter de riches nomades.
Elle arriva, palpa longuement le crâne de la malade, et tous les os de ses membres, et annonça que c’était un djin amoureux de Lella-Zina qui, chaque nuit, venait lui frapper la tête et les membres, et lui arracher un peu de sa chevelure.
Elle se livra à de bizarres incantations, ordonna de faire boire à la malade une mixture plus étrange encore, dans laquelle entraient du lait d’ânesse, de l’urine d’âne, des pépins d’orange et quelques graines de courge, pilées ensemble.
Elle ordonna, en outre, de lui appliquer une peau de chèvre noire sur la poitrine et sur les membres.
Le mal bien entendu empira : les beaux cheveux de Lella Zina restèrent plus encore à son peigne ; quelques dents achevant de se déchausser, tombèrent ; son amaigrissement s’accrut, la peau de ses bras devint squameuse comme celle des couleuvres, et il lui sortit, aux doigts des pieds et des mains, tout autour des ongles qu’elles firent lentement tomber, de petites plaies douloureuses et très profondes.
Enfin, quand le docteur arriva, il n’eut pas de peine à reconnaître la nature du terrible mal, et put, par une médication énergique, en arrêter la marche ascendante, mais la science, déclara-t-il, était impuissante devant les ravages accomplis et qui faisaient de la belle Lella Zina une créature méconnaissable.
Alors, à certaines paroles et investigations du médecin, la pauvre femme comprit, elle aussi, quel était son mal, et eut de lamentables intuitions sur son origine.
Elle se rappela, en effet, que pendant un de ces accès de rage jalouse, Vittorio lui avait dit au milieu d’un tas d’injures immondes :
— Un jour, tu seras pareille à Thérésa la Gouge.
Elle frémit, mais courba la tête, résignée comme une bonne musulmane.
Pourtant, elle se sentit incapable de survivre à cette beauté qui lui valut l’amour d’Hamidou, et était sa seule raison d’être en ce monde.
— Ma vie ne peut désormais être pour lui qu’une continuelle déplaisance, il ne me reste donc qu’à mourir, pensait-elle, tandis qu’Hamidou, refoulant au fond de son âme bonne, sa désespérance, redoublait de dévouement, de tendresse délicate, de tendresse d’amant épris, pour lui rendre l’existence encore meilleure.
— Eh ! que t’importe, trésor, ne cessait-il de lui répéter, puisque tu es toujours belle à mes yeux et que je t’aime ! »
Or, comme il avait eu l’affectueuse précaution de faire enlever du logis toutes les glaces, la Madalena ne pouvant plus se regarder et entendant ces douces paroles sentait s’apaiser son ardent désir de suicide.
Mais un jour, ayant mis la main sur un de ces petits miroirs engaînés de cuir brodé dont se servent les mauresques, elle eut la triste curiosité de s’y contempler, se vit, et poussa un rugissement de détresse, tant elle s’apparut semblable à Thérésa la Gouge.
Hamidou était derrière elle, et lui enlevait, mais trop tard, la fatale glace.
La pâleur de la pauvre femme ajoutait encore à la laideur de son visage. Alors, n’osant plus même l’embrasser, comme une chienne ou une esclave, elle se jeta à ses pieds, les baisa dans une étreinte frénétique.
— Hamidou, clama-t-elle, de grâce, ne m’empêche plus de mourir. Ecoute, tu m’as donné la plus grande preuve d’amour qu’un amant puisse donner à son amante. Tu m’as aimée laide et malade autant, même plus, que dans la splendeur de ma beauté et de ma saine jeunesse. Nulle créature n’a donc eu plus de bonheur que ta servante. Oh ! mourir, maintenant, encore tiède de tes caresses ! ami, crois-moi, ce suprême sourire de ma Destinée serait plus doux que les autres. La tienne te réserve encore des matins roses, car tu es jeune et tu es beau, et tu mérites d’être aimé jusqu’à la tombe. Ami, ami, je t’en supplie, laisse-moi mourir en baisant ta main secourable et bonne.
Devant ces accents de désespoir, Hamidou vit bien que tout était fini, que tout bonheur était désormais pour elle impossible. Il aurait beau l’aimer ardemment dans sa beauté évanouie, se dépenser en mille efforts pour lui faire oublier la cruauté du destin, l’image de sa laideur ne cesserait de la hanter et empoisonnerait toutes les heures de son existence.
Et lui, Hamidou, pourrait-il encore être heureux en la sentant malheureuse ? Alors, il regretta d’être épargné par le mal, et les paroles du sorcier de Bab-Ménara lui revinrent à la mémoire, avec une netteté sans pareille :
— Une roumie prendra ton cœur, et pour le reste, permets au vieil Abdallah de clore ses lèvres.
Ce reste, il le connaissait à cette heure.
Il courba la tête devant l’inéluctable Mektoub, et serrant tendrement dans ses bras son amante :
— Trésor, fit-il simplement, la vie sans toi serait pour moi pire que la mort, et puisque tel est notre destin, mourons ensemble.
Et le soir même, ils s’enfermèrent dans leur chambre, allumèrent le fatal réchaud, puis ayant revêtu leurs plus beaux habits, s’endormirent dans la paix de Dieu, après un baiser suprême.
Le lendemain, la vieille négresse qui couchait sur une natte dans la cour, ne les voyant pas sortir, força la porte et les trouva morts, les mains enlacées et se souriant encore l’un à l’autre.
Elle comprit tout le drame, l’approuva dans son âme simple, et afin que rien ne vînt ternir, aux yeux des musulmans, la réputation de sainteté dont jouissait sa bonne maîtresse, elle enleva le réchaud, et après s’être assurée que rien ne pouvait trahir le suicide, elle appela les voisins à l’aide.
Ils accoururent avec le vieux moghrebin en tête, et tous furent étonnés du sourire de béatitude qui voltigeait sur les lèvres des deux cadavres.
— « Mektoub ! » murmura le marabout après avoir constaté la mort ; et il déclara que, sur l’ordre même d’Allah, l’ange Azrael avait dû leur apparaître dans le jardin des délices. Ce qui expliquait la douceur ineffable de leur sourire.
Quand on voulut les séparer pour remettre leur dépouille à celui et à celle qui lavent les morts, selon les rites, il fut impossible de rompre l’étreinte qui liait la main droite d’Hamidou à la main gauche de son amante. Il eût fallu les rompre aux poignets d’un coup de hache.
Force fut donc — ce que leur conseilla d’ailleurs le vieux marabout — de les coudre dans le même linceul, et de les coucher dans la même fosse, leur regard encore brillant d’amour tourné vers La Mecque.
On leur éleva, dans le cimetière d’El-Kettar, une petite koubba maraboutique ; et le vendredi qui est le dimanche des musulmans, les femmes arabes de la Kasbah, viennent, accompagnées de leurs enfants, prier et manger des confitures parfumées sur la tombe de Lella Zina qui fut, pendant sa trop courte vie, si secourable et si bonne.
Isabelle Eberhardt.
SORTI DES PRESSES
DE LA
MAISON EUGÈNE FIGUIÈRE ET Cie
7, RUE CORNEILLE, PARIS
ET
72, RUE VAN ARTEVELDE, BRUXELLES,
LE 15 AVRIL 1913