Title: Ruines et fantômes
Author: Jules Claretie
Release date: February 22, 2006 [eBook #17830]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PARIS
LIBRAIRIE BACHELIN-DEFLORENNE
3, Quai Malaquais, 3
Succursale, boulevard des Capucines, 10
et place de l'Opéra, 6
1874.
A mesure qu'il avance dans la vie, l'homme risque fort de heurter du pied contre quelque ruine, et il marche escorté comme d'un essaim de fantômes. Ruines et fantômes! C'est le bilan des choses humaines: ruines d'illusions, fantômes de souvenirs. Il suffit d'errer ou de penser pour se voir ou plutôt pour se sentir entouré de tout ce qui est mort autour de nous et de tout ce qui est devenu invisible.
Qui donc a prétendu que les spectres n'existaient pas? Ils sont partout; partout l'homme vieilli rencontre, au détour d'une année qui finit, d'un anniversaire éloquent qui parle du passé, une foule de choses blêmies et perdues à demi dans la brume, et qui sont des spectres en vérité, spectres d'affections ou d'illusions mortes. Que de spectres ainsi logés dans ce Paris que les vivants croient habiter seuls! Dans presque toute chambre, nid clos ou discret, où deux amoureux s'aiment, deux ombres se glissent, qui jadis, à la même place ont échangé aussi leurs baisers ou leurs soupirs. Le monde des fantômes tient autant de place que l'autre.
Je le sens bien, à cette heure même où une nouvelle année s'ajoute pour moi aux années passées, et où le jour de ma naissance me fait regarder un moment en arrière. Sans être vieux, que j'en ai vit mourir!
Oui, que de visages déjà pâlis! Que d'yeux autrefois rayonnants d'espoir et maintenant à jamais clos ou plutôt disparus dans leurs orbites creuses! Ruines humaines, fantômes d'amours, d'amitiés, d'espérances, de gaietés, fantômes des jeunes années, des premières joies et des premiers rêves! On n'a plus, passé trente ans, qu'à se baisser pour ramasser à terre la poussière de ce qui fut la vie, cendre chaude encore de passion ou encore humide de larmes.
Pourquoi donner ce titre à ce livre: Ruines et Fantômes? Il n'est pas un seul des travaux humains qui ne pût être appelé ainsi. Tout finit, non par des chansons, comme disait Beaumarchais en ses ironies, mais par des ruines, comme le criait le vieux Job en ses lamentations. Pourtant les ruines étudiées ici et les fantômes évoqués sont des spectres et des débris d'espèce particulière.
_Ainsi j'ai ramassé les miettes du curieux.
Ce sont les courses à travers le vieux Paris, les causeries en chemin, les souvenirs de l'histoire, tout ce qu'une vieille muraille contient d'inconnu, tout ce qui se tient tapi aux angles secrets des logis anciens; c'est, en un mot, le passé que je recherche et qu'on trouvera dans ces pages. Comme il console du présent! Quelle volupté n'éprouve-t-on pas à feuilleter, si je puis dire, les vieilles rues comme à cheminer à travers un livre! Plaisirs de coin du feu ou joies de chercheur et de touriste, vous vous ressemblez tous. C'est toujours la curiosité qui sert de guide, l'appétit de savoir qui nous pousse, le besoin de consolation et d'oubli qui nous mène._
Plaisir d'hiver que celui de ces lectures; et l'hiver n'est-il point le temps des évocations et des souvenirs?
Ce n'est pas quand le bois feuillit, que l'eau tiède court gaiement sous les saules verts; ce n'est pas quand luit le soleil, quand le ciel est bleu, le vent doux, le temps heureux, qu'on se plaît à les faire revivre, les chers fantômes! Mais vienne novembre ou décembre, l'heure des brouillards malsains, des lourdes et longues heures, des veillées peuplées de songeries, alors, sous la lampe, en rêvant, tandis qu'un bruit indistinct de chars roulant sur le pavé vous arrive à travers les rideaux tirés, on se laisse doucement aller à jeter un regard au passé, regard d'adieu ou de regret, ou de mépris, selon le fantôme évoqué, le souvenir réveillé, le nom prononcé tout bas!
Puis, quelle volupté intime, lorsqu'on ouvre les tiroirs, lorsqu'on relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un vague parfum d'autrefois!
Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés, j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire, souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs, larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long poëme.
Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!—Un peu de cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une étincelle, une seule, c'est assez!
Jules CLARETIE.
3 Décembre.
L'ABBÉ HARDY ET LUCIE GAUTIER
1787-1792
L'histoire a ses dédaignés, héros ou criminels méconnus. Elle n'aime pas l'égalité, mais l'élection. Elle est femme. Parmi les générations tout entières, c'est un homme qu'elle choisit, un seul, scélérat ou martyr; et celui-ci accepté, elle se dit et se croit quitte envers les foules. Pendant ce temps restent dans l'ombre les plus terribles et les plus braves, les meilleurs ou les pires, ceux dont la vie heurtée ou fièrement unie, sinistre ou superbe, était faite pour attendrir ou pour effrayer par l'exemple.
Il y aurait fort à faire si l'on voulait jamais réparer ces injustices.
Pourquoi César, et pourquoi pas Laridon? Pourquoi Isaïe, et pourquoi pas
Baruch? Pourquoi Murat, et pourquoi pas Rampon? Pourquoi Lacenaire, et
pourquoi pas Lemaire?
Ce n'est pas un héros que j'ai découvert. Il n'intéresserait personne. Un héros, fi donc! Non…—C'est un assassin. Nul ne connaît, d'ailleurs, cette cause ignorée qui allait être une cause célèbre. Et pourtant je n'invente rien, pas un détail, pas une date, pas un trait. C'est en fouillant dans nos Archives nationales de la rue du Chaume que j'ai rencontré le drame inconnu dont je vais citer les principaux traits sans essayer de colorer à la moderne ce petit tableau d'un autre temps. «Monsieur mon neveu, disait M. de L** à un académicien qui n'est pas célèbre, voulez-vous être poignant? Soyez sobre.»
Le 17 janvier 1787, un dimanche, le commissaire royal Pierre-Jean Duchauffour fut averti qu'un crime venait d'être commis rue Saint-Louis, proche le Palais. Seize jours auparavant, le 2 janvier, une femme Lucile Gautier était venue louer, à raison de 120 livres par an, une petite chambre où gisait maintenant, frappé de plusieurs coups de couteau, le corps d'un homme qui fut bientôt reconnu pour être celui de Louis-Pierre Hardy, maître de la Chambre des comptes de Montpellier. Millon, lieutenant criminel au Châtelet, est averti sur-le-champ; l'enquête commence, les voisins sont interrogés, un chirurgien est requis, et voici le rapport qu'il rédige et qu'il signe. Ces pièces authentiques, en quelque sorte tachées de sang ont toujours une éloquence que le neveu de M. de L** lui-même ne saurait égaler:
«Nous, conseiller-médecin et chirurgien ordinaires du Roy en son Châtelet de Paris, de l'ordonnance de monsieur le lieutenant criminel, sur le réquisitoire de monsieur le procureur du Roy, nous sommes transporté rue Saint-Louis du Palais, maison du sieur Caban, horloger, au premier étage sur le derrière, à l'effet d'y voir et visiter le cadavre du sieur Pierre-Louis-Hardy, maître de la Chambre des Comptes de Montpellier, pour constater la cause de sa mort. L'ayant examiné extérieurement, nous luy avons remarqué: 1° une playe pénétrant jusqu'au péricrane prenant depuis le temporal gauche, s'étendant jusqu'à l'occipital; 2° une division totale de tous les tégumens, prenant son origine de la première playe désignée ci-dessus, se propageant jusqu'à l'os pariétal du côté droit; 3° une playe sur la partie moyenne de l'occipital, longue de trois travers de doigt, et ayant mis l'os à découvert; lesquelles playes ont été faites par un instrument contondant, tel qu'il soit; 4° trois playes: la première située sur le milieu du coronal, la seconde sur l'orbite droit, et la troisième sur l'orbite gauche et pénétrant toutes trois jusqu'aux os; 5° une plaie à la partie moyenne de l'os maxillaire droit, n'intéressant que la peau et le tissu cellulaire, oblique et longue de deux pouces; 6° une playe à la partie antérieure du col, large de cinq travers de doigt et longue de sept, avec lésion de la peau, des muscles, des vaisseaux, de la trachée-artère, de l'esophage, et enfin la ditte playe pénétrant jusqu'aux vertèbres du col; 7° enfin une playe à la partie antérieure et latérale de la poitrine du côté gauche, large d'un pouce, pénétrant dans la capacité de la ditte poitrine sans lésion des parties y contenues, tous accidens occasionnés par un instrument piquant, et tranchant, tel que couteau de chasse, rasoir, etc., que nous estimons avoir occasionné la cause de la mort prompte dudit sieur Hardy.
«Fait à Paris, le dix-sept janvier mil sept cent quatre-vingt-sept.
La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu. Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'un quidam.
Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais, Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à suivre la trace des deux coupables[1].
[Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.]
Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche, pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «à son de trompe par un seul cri public»; puis déclaration de la contumace, commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés, poudreux, jaunis, momifiés, dans les Registres du cy-devant Parlement de Paris en la Tournelle criminelle. Cependant Jacques Hardy était loin de France et croyait bien n'y jamais rentrer.
En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand, de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre. Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier, il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses premières études il prend l'habit de l'Ordre et se fait régent des basses classes. Il est tonsuré, mais il n'endosse en quelque sorte la soutane que pour la jeter aux orties, reprend l'habit séculier, et tout brillant de jeunesse ardente, le diacre réfractaire se lance à corps perdu dans le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa vie dans un Mémoire justificatif qui, trop souvent écrit dans le style emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits, dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique, je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle moeurs n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde, je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse, effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais comme il faut subir son sort, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes. Elle ne l'a que trop prouvé.»
Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui la chaîne, et le tolle soulevé par ce scandale se calme peu à peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant prodigue… du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite, nouveau haro. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy, logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné.
Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait, palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo sur le point d'honneur. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme, qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts, et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire, dit-il, dans une campagne isolée mais riante; et là, savourant la solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps, depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur.
Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche, moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées, pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son Mémoire; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville, dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge, si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant l'oreille:—Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille s'était logé dans le tube auditif: «Je le retirai avec une pince. Qui m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur dans la tête?»
Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais venue!
Mais, parmi les douceurs d'une vie champêtre, cette atroce pensée était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il faut en arrêter le cours. «Monnoie fait tout», disait Riquetti. Hardy connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes routes.
A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la famille du plaideur; elle l'accompagna encore incognito lorsque, trois mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés, s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle, d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme.
Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris. Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard, rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir.
Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu, commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait retrouver son frère.
La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.
—J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On ne nous séparera pas.
Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point. Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours.
L'abbé Hardy, dans son Mémoire, a raconté tout au long ce fatal dimanche, la journée du crime.
Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel Louis-le-Grand, il dîne «avec tout l'appétit d'un jeune homme bien portant qui veut bien employer ses trente sols», et va faire un tour au Palais-Royal et y prendre le méridien. Il rencontre là son frère, le salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la femme Gautier.
Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique.
Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés; les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n° 114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier, l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!» Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par Pâris.
Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures.
Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin, il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son domestique, entra vivement, et lui dit:
—Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église
Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler.
«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.»
Et il sort.
«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «—J'ai des choses de la dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de treillages, où nous étions absolument seuls.
«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air embarrassé:—On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.—C'est une terreur panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire perdre.»
C'est alors—toujours selon la version de Hardy—que Lucile, laissant éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement, elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de rien.»
On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à l'heure il écartait de lui l'accusation par l'alibi; maintenant il la rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se jetant à ses pieds et lui disant:
«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration, mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme celle qui pendant trois ans a partagé ta couche, va faire préparer mon supplice; et si c'est encore peu pour toi, viens toi-même être témoin du spectacle de ma mort. Mais songe que tu ne m'immoleras pas seule en assouvissant ta vengeance, tu sacrifieras à la fois deux victimes. As-tu oublié que je porte dans mon sein un gage sacré de notre union? Après cela foule-moi aux pieds, ou plutôt si tu n'es pas attendri pour moi, prends pitié de ton sang, sauve cette innocente victime qui doit t'être encore chère et qui n'a pas participé à mon crime.»
«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères qu'elle ne dirigeait; dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol.»
Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice. Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme, une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières, on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu.
En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait son complice.
Il rentre à l'hôtel de Calais, il fait sa bâche, attelle son cabriolet, va chercher Lucile qui l'attend, et (c'était le soir) en passant sur le pont de la Tournelle, l'idée lui vient un instant de se jeter à l'eau. La Seine semble avoir parfois des remous magnétiques. «Le parapet n'est pas bien haut, songeait Hardy, la rivière est forte, tout sera fini[2]!» Mais Lucile!… Il s'éloigne. «Me voici. Viens!» Elle monte en voiture. Ils sortent de Paris par la porte Saint-Bernard. Le garde insistait beaucoup pour savoir où allaient ces gens qui, j'imagine, étaient pâles. A Villejuif, ils prennent la poste. Lucile, que tout retard effrayait, attelle elle-même les chevaux. On abandonne le cabriolet sur la route, et vite les coups de fouet. Aux portes de Sens, par une fatalité, l'essieu casse. Il faut le réparer. Hardy entre dans une auberge, tombe épuisé sur un banc et regarde le parquet d'un oeil fixe. Le géant est brisé; la frêle et nerveuse Lucile va, vient, presse les ouvriers, prend le rabot, travaille elle-même. L'essieu refait, elle entre dans l'auberge. Hardy dormait.
[Note 2: Mémoire manuscrit de J.-M.-B. Hardy. Combien de pareils manuscrits que l'on ne consulte pas pour écrire l'histoire!]
—Holà! en route!
Elle le secoue et l'éveille. Ils sont partis.
L'histoire ici tourne au roman. Je n'écris pas une nouvelle, je raconte ce que j'ai lu. C'est dommage. L'abbé Hardy pourrait fournir un beau sujet aux faiseurs de récits d'aventures. Arrivés à Lyon, il prend un passeport sous un nom supposé. Voilà qui est dit. Les fugitifs traverseront les Alpes, gagneront l'Italie, s'établiront à Milan ou à Bologne, et vivront là comme ils pourront, heureux et libres! Libres!
Jacques Hardy avait emporté peu d'argent. C'était une faute. Mais comment réaliser si vite la fortune du mort? On était parti un peu au hasard, fuyant le gibet, courant le salut. Ils allèrent plus loin qu'ils ne se l'étaient promis et ne s'arrêtèrent qu'à Venise. Hardy appelle cette course folle à travers la France et l'Italie «un voyage qui, en exceptant le passage du mont Cenis, aurait pu être agréable dans toute autre position». Italiam! Italiam! Sans doute. Mais ce n'était pas là Roméo et Juliette, c'était lord et lady Macbeth, et le spectre de Banquo les suivait. En route, l'abbé avait acheté en gros (sans doute à Genève) une douzaine de montres qu'il revendit aux Vénitiens avec bénéfices. Venise la républicaine ne lui déplaisait pas; mais elle était encore trop près du royaume de France. Il projetait de passer la mer, de s'établir en Égypte, et déjà s'entendait avec un capitaine de vaisseau vénitien prêt à mettre à la voile pour le Levant. «Je connaissais le commerce d'Alexandrie, et j'espérais me tirer d'affaire par son secours en commerçant sur le café, les sequins vénitiens, la saieta et autres objets, sans cependant changer de religion.»
Parbleu! Bien entendu, l'abbé.
Mais une chute de Lucile vint tout gâter. Elle descendait de gondole, après une promenade au Lido; elle tombe et fait une fausse couche.
—Pars donc seul! dit-elle à Hardy.
Il s'embarque pour Trieste où je ne sais quelles affaires l'appelaient chez un marchand de verroteries, et, à son retour, quel étonnement!… Lucile n'est plus là. Fatiguée de son amant, effrayée de la pauvreté qu'il fallait maintenant partager avec lui, elle s'était simplement fait enlever par un nommé Lesage, agent secret de l'ambassade française.
Le premier mot de Hardy fut celui-ci: Je le tuerai!
Peut-être l'eût-il fait; mais un beau matin on éveille l'abbé dès l'aurore, on lui ordonne de s'habiller, et on le conduit aux prisons de l'Inquisition d'État. C'était le 8 juillet 1787, six mois après le meurtre. Sans autre forme de procès, l'abbé fut jeté dans le même cachot qu'un Titatarma qui me paraît un énergique et joyeux compagnon. Ce Titatarma avait bien çà et là distribué quelques coups de couteau à ses contemporains, mais il aimait à rire et payait volontiers à Jacques Hardy quelque réchauffant fiaschetto.
—Ah çà! lui dit-il au bout de trois ou quatre jours de fraternisation, est-ce que vous avez tué, vous, homme ou femme?
Titatarma aimait les confidences.
L'abbé Hardy devint pâle.
—Je ne sais même pas, dit-il, pourquoi je suis ici!
—Diable, fit l'autre, je suis donc plus instruit que votre Eccellenza. C'est comme assassin qu'on me loge. Et quant à vous, tenez, vous êtes un bon enfant, eh bien! vous êtes accusé d'avoir tué votre frère. Bah! qu'importe! Le vrai mot d'ordre est celui-ci: Du marasquin et de la gaieté. Un mauvais quart d'heure est bientôt passé.
L'abbé Hardy, qui nous raconte ce dialogue, ne nous dit pas si le Vénitien Titatarma passa le mauvais quart d'heure, mais il a soin de répéter que lui, sujet de Louis XVI, demeura trois mois dans ces cachots, rongé de vermine, sans chemise, misérable et malade. L'inspecteur de police le remit à la fin bien et dûment enchaîné aux autorités françaises, et on le reconduisit, une chaîne cadenassée à chacun de ses pieds et formant noeud sous le ventre d'un mulet rétif. Il passa de la sorte le mont Cenis, par le froid, par la neige, vêtu simplement d'un habit de camelot déchiré et les membres disloqués à chaque bond du mulet. On rencontre justement à mi-côte de la montagne une caravane de baladins montreurs de bêtes. L'odeur des fauves monte aux naseaux du mulet qui prend peur, galope et broie littéralement, secoue, torture son triste cavalier. Le voyage dura onze jours. A la fin d'octobre 1787, Hardy arrivait à Lyon au château de Pierre-Cise, où on l'enchaîna par le cou dans un cachot.
On lui laissait pourtant les mains libres. Il résolut d'en profiter; il voulait mourir.
«J'avais soustrait à cinq visites d'Argus plusieurs morceaux de verre bien taillants. J'en choisis un en forme de lancette, je pilai le reste que j'avalais, et je m'ouvris les veines.
«D'abord ma main malhabile et peu au fait d'une opération qui exige de l'expérience et de la pratique, ne pouvait en venir à bout, je me martyrisais inutilement; mais enfin, réunissant tout mon courage, j'entrai le verre si profondément, que je fis jaillir le sang. Non content d'y avoir réussi, je fis une ligature à l'autre bras, et, devenu plus expert, je donnai un autre passage à mon sang par une large ouverture, et je souffris beaucoup, parce que le verre ne coupe pas, mais déchire.»
—C'est le seul sang, ajoute-t-il, que j'aie répandu de ma vie!
Puis il écrivit sur le mur, avec son doigt trempé dans ce sang: Je meurs innoc…, et s'évanouit.
«Je meurs innocent!» On le croirait parfois.
M. le commandant du château, le marquis de Belle-Cise, était absent lorsqu'on vint annoncer la tentative de suicide du prisonnier; mais sa femme entra dans le cachot et fit donner des soins à Hardy. Il revint à la vie, ou plutôt la vie le reprit, pour ainsi dire. Et avec la vie, l'espoir, la soif de salut. Rien ne prédispose à l'existence comme un suicide manqué. Jacques Hardy, nouvel Achille, résolut d'en échapper malgré les dieux. Il récapitula ses chances de succès, fit appel à ses parents, demanda du papier, écrivit—et cela dans l'ombre de la nuit—rima, adressa lettres sur lettres, composa ce Mémoire dont j'ai parlé et que j'ai cité, remua terre et ciel, compila, copia, versifia. Tous ses écrits sont un appel à la pitié. Aucune faiblesse pourtant.
Il supplie, mais dignement.
Il demande à M. de Jolly, son parent, avocat aux conseils, de lui faire obtenir du bois pour l'hiver, une chambre, de l'air. Il le demande en vers.—Et quels vers!
Dans ce séjour malencontreux
Je suis cent fois plus malheureux
Que le plus malheureux ermite,
Car un chartreux a son jardin;
Le plus austère anachorète
A le plaisir, dans sa retraite,
De voir l'aurore, le matin;
Et le soir, assis sur l'herbette,
Il voit le jour sur son déclin.
Lacenaire était romantique byronien; l'abbé Hardy est gentil-bernardien.
Il n'est pas ingrat, d'ailleurs, ce poëte de cachot, et paye sa dette à la marquise qui l'a secouru en chantant M. le marquis:
Je vous le dis avec franchise,
On ne me verra point chercher
De vains moyens de m'évader;
D'ailleurs monsieur de Belle-Cise
Veille assez bien sur Pierre-Cise
Pour être sûr de l'empêcher.
Il est bienfaisant au possible,
Affable, humain, compatissant,
Mais pour avoir le coeur sensible
Il n'a pas moins l'oeil vigilant.
Verselets qui semblent tirés du Chapelle et Bachaumont de la captivité!
Mais, sur ces entrefaites, 89 était venu, et cette secousse profonde, ce tremblement de terre moral qui allait renverser la royauté, renversa d'abord les Parlements. Toute la procédure instruite contre l'abbé Jacques-Maurice-Bruno Hardy fut réduite à néant, et, amené à Paris, le ci-devant abbé fut traduit au 6° tribunal criminel établi par la loi du 14 mars 1791. Le 16 septembre, l'instruction recommence, les témoins sont rappelés, le chirurgien Dupuis mandé et interrogé, les confrontations faites de nouveau. Bien des preuves manquent alors. Où est Lucile? où est Gautier? Pas plus que le mari, la femme n'a reparu. Elle est morte sans doute à Venise, ou cachée. Lesage, qui a dénoncé Hardy, a pris soin évidemment de la soustraire aux poursuites. C'est sa maîtresse maintenant, il l'aime, elle l'aime peut-être. Elle vit fort honnêtement là-bas, est-ce qu'on sait? Bref, quoique l'affaire soit portée comme pressée sur les rôles, elle traîne, elle ne finit pas.
Le 22 septembre 1791, Lempereur, commis-greffier, lit le jugement qui annule la procédure de 1787 à Hardy, entre les deux guichets de la Force comme lieu de liberté. Hardy y acquiesce et refuse de signer. A la Force, malgré les versiculets de tout à l'heure, il tente de s'évader. Enfermé au Châtelet en 1790, il avait réussi déjà à sortir de prison; il avait erré dans Paris pendant trois jours, sans ressources. Il s'était présenté chez M. de Pastoret, lui demandant de l'argent. Arrêté bientôt, on avait trouvé sur lui un certificat du district des Cordeliers sous le nom de Moïse Delcamps, de Bordeaux. En mars 1791, porté comme malade à l'infirmerie de Bicêtre, Hardy avait fait mieux. Après avoir fabriqué de faux assignats dans sa prison (ce qui est à peine croyable), il avait acheté les gardiens avec ces papiers, donné 50 livres assignats à chacun des infirmiers-prisonniers et s'était fait ouvrir la grille. Son portefeuille, qui existe encore, bourré de notes, d'adresses, de projets, contient des renseignements curieux, des lettres faites pour dérouter les poursuites, l'une datée de Chambéry, l'autre de Laon; des memoranda: chez le fruitier, rue des Blancs-Manteaux, à côté de la rue de l'Homme-Armé.—De Soissons à Laon.—De Laon à Marle, chez la veuve Mauclerc, aubergiste sur la route de Moncornet; et des projets d'étapes: des trajets sont faits, au nord, au midi, en divers sens!
De Paris à le Bourget: 1-1/2 poste.—De Paris à le Ménil-Amelot: 2.—De
Paris à Dammartin: 1.
Et toujours, toujours, au bout de la route la frontière bénie: que ce soit l'Allemagne ou l'Espagne, Maubeuge, Liége ou Londres,—l'étranger, le salut!
L'administrateur de police fut instruit de la tentative d'évasion. Hardy y gagna d'être à l'avenir plus strictement verrouillé.
Et le temps passait. L'accusé ne perdait ni ses espoirs ni son énergie. Une terrible maladie, qu'il n'avait pu soigner dans sa prison, l'avait rendu chauve. Il était pourtant encore superbe. Le mercredi 22 février 1792, il produisit un grand effet sur l'auditoire lorsque, transféré des prisons de l'Abbaye, il comparut dans la salle d'audience du 6e tribunal criminel, au Palais, le président dudit tribunal étant Claude-Emmanuel Dobsent qui devait présider bientôt le tribunal révolutionnaire pendant l'intervalle de la destitution de Montané à la nomination d'Herman.
Là, Hardy déclara se nommer Jacques-Maurice-Bruno Hardy, âgé de trente-trois ans, né à Montpellier, et quant à ses qualités, se dit «jurisconsulte et docteur ès lois en l'Université de Paris.» De son état ecclésiastique, pas un mot.
Le drame touchait à sa fin. Le procès certes paraissait près du dénoûment. L'arrêt cependant ne fut pas rendu encore, et l'abbé Hardy, transféré de prison en prison, de la Conciergerie du Palais à l'Abbaye et de l'Abbaye à la Force, devait finir bizarrement, fatalement, comme il avait vécu.
J'ai dit qu'on n'a jamais su ce qu'était devenue Lucile.
Le 3 septembre 1792, les massacres commencèrent dans les prisons de la Force vers une heure du matin. Les vengeances voulaient du sang. Le peuple réclamait, lui aussi, sa Saint-Barthélémy. Les prisonniers, jugés entre les deux guichets, étaient poussés à l'entrée du guichet de la Force, rue des Ballets, et sur-le-champ massacrés, expédiés. Weber et Mathon de la Varenne, enfermés là et épargnés, ont raconté ces terribles scènes. «A une heure du matin, dit Mathon, le guichet qui conduisait à notre quartier s'ouvrit; quatre hommes en uniforme, tenant chacun un sabre nu et une torche ardente, montèrent à notre corridor, précédés d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre attenante à la nôtre… J'entendis en même temps appeler l'abbé Hardy, qui fut massacré sur l'heure ainsi que je l'ai su…» L'écrou consulté, Chépy, président du tribunal de la Force, et Pierre Chantrot, accusateur public, n'eurent pas fort à faire pour déclarer l'homme coupable. Leur justice était expéditive. Jacques Hardy l'attendait depuis cinq ans! On retrouvera le nom de l'abbé sur la liste des victimes remises par le concierge de la prison au commissaire de police de la section des Droits de l'Homme.
Étrange destinée! le nom du fratricide devait être inscrit sur le feuillet sanglant où l'histoire peut lire le nom de l'infortunée Mme de Lamballe.
LE VINGT JUIN 1792
Nous avons aussi nos anniversaires.
La France se souvient de certaines dates qui sont comme ses titres de gloire et, à côté de l'anniversaire douloureux du 18 juin, qui dit Waterloo, l'anniversaire du 20 juin dit Résistance et Affirmation du droit.
Au 20 juin 1792, la question était nettement posée entre ces deux adversaires irréconciliables: la Révolution et la cour. La Révolution voulait le progrès, la marche en avant, la délivrance suprême. La cour était bien décidée à la réaction. La garde suisse chargeait ses fusils, les gentilhommes fourbissaient leurs épées ou aiguisaient leurs poignards. On parlait de fermer les clubs, d'enlever aux sections leurs canons et d'envoyer sous bonne garde à l'Abbaye les orateurs populaires.
La Fayette, campé à Maubeuge, était prêt à faire sonner le boute-selle et à lancer ses cavaliers sur Paris, balayant les rues et sabrant les gens—comme au champ de Mars.
Il écrivait au roi ce mot terrible:
Persistez, sire!
Persistez dans la résistance, dans la guerre au droit, dans l'insolent veto, dans le défi jeté à la nation. Persistez dans le faux, dans l'odieux et dans l'absurde.
Cette lettre signifiait cela. Les conseillers des monarchies sont tous les mêmes: aveugles et fous.
Le roi persistait. Le roi n'avait pas besoin d'être encouragé dans son appétit de réaction. Il en était comme nourri: il en avait la pléthore. Il se sentait protégé par les trois bataillons suisses, quatre mille huit cents hommes; soldats achetés qu'il pouvait, d'un signe, jeter sur l'Assemblée nationale, à la moindre velléité de coup d'État.
Il prenait déjà le ton tranchant et dur avec le girondin Roland, qu'il subissait comme ministre de l'intérieur. Il se sentait appuyé, jusque dans l'Assemblée, par les Feuillants qui se rallieraient à La Fayette et applaudiraient à tous ses actes, fusillades et décrets d'accusation.
La reine disait:
—Bientôt, tout le tapage cessera!
Et le roi répétait:
—Bientôt.
Alors, tandis que la cour complotait la confiscation du droit de réunion, tandis que les Feuillants demandaient la mise en accusation du maire de Paris, Pétion, tandis que la garde suisse, buvant et chantant, se disait qu'elle tâterait bientôt du Parisien, des hommes s'assemblaient, le soir, chez le brasseur Santerre, en plein coeur du faubourg de gloire, et se demandaient ce qu'il fallait faire contre la cour qui résistait, contre le roi qui trahissait.
Ils étaient là, dans la grande brasserie du faubourg Saint-Antoine,
Santerre en uniforme de commandant du bataillon des Quinze-Vingts;
Rossignol; le formidable et gigantesque Saint-Huruge, l'ami de Camille
Desmoulins, le lord Seymour de la Révolution française. Ils parlaient,
ils débattaient la question pendante. Que faire?
Ce qu'il fallait faire, Vergniaud l'avait dit et, de la part de Danton,
Legendre vint, un soir, le répéter en pleine brasserie, tandis que
Santerre trinquait avec le commandant Alexandre et avec Lazowski,
capitaine des canonniers de Saint-Marcel.
Vergniaud avait dit, montrant les Tuileries:
—La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; eh bien, qu'elle y rentre donc, au nom de la loi!
Et Legendre, envoyé par Danton, ajoutait:
—C'est aux Tuileries qu'il faut aller demander le rappel des ministres patriotes et la sanction des décrets.
Le mot avait été dit, il fut acclamé:
—Aux Tuileries!
On irait aux Tuileries sommer le roi de tenir ses promesses, d'abandonner la politique hypocrite que ses conseillers lui faisaient suivre, et de reconnaître enfin la toute-puissance de ce peuple qui maintenant était le souverain.
On irait en foule, on irait en armes, musique en tête, sans menaces, avec le calme superbe et fier que donne la force.
On irait, à cette date immortelle du 20 juin, date du serment du Jeu-de-Paume, et tandis que des citoyens se rendraient en pèlerinage civique à Versailles, par cette route que les femmes avaient suivie, au 6 octobre, mais, cette fois, pour y fêter l'anniversaire; d'autres citoyens des faubourgs, après avoir défilé devant l'Assemblée et parlé aux représentants du peuple, entreraient au palais des rois et opposeraient enfin leur sic volo sic jubeo au veto stupide de Louis XVI.
«Le peuple le veut ainsi, allait dire fièrement un orateur populaire dont l'histoire n'a point le nom, et devant ce chêne robuste, le faible roseau doit plier.»
Le polonais Lazowski fit voter par les sections qu'on planterait, à cette date du 20 juin, un arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillants. Le frémissement des feuilles du peuplier rappellerait peut-être au roi l'approche des grands orages populaires.
—Si vingt personnes se présentent au roi, dit quelqu'un de la cour, sa
Majesté recevra la pétition.
La pétition du peuple fut portée par vingt mille citoyens.
Ils étaient vingt mille, à cette aurore du 20 juin, marchant par les faubourgs, le soleil faisant joyeusement étinceler l'or des canons et l'acier des piques. Dans l'air chaud et sous le ciel bleu, sans nuages, les drapeaux flottaient comme aux jours des fédérations heureuses.
Des musiques marchaient devant la manifestation populaire, jouant le Ça ira que scandaient les sabots des sans-culottes, tandis que de ce flot humain qui roulait une foule enfiévrée,—hommes, femmes, enfants, vieillards, carmagnole et bonnets rouges,—de grands cris sortaient, cris d'espérance plutôt que de colère:
—Vivent les patriotes!
Et, à la tête de la foule, Saint-Huruge, las de porter l'habit du marquis, le géant Saint-Huruge déguisé en fort de la Halle, paradait; des hommes portaient le peuplier enrubanné qu'on devait planter devant les Tuileries, et Santerre, dont le soleil faisait reluire les grosses épaulettes, disait de sa forte voix, comme il allait tout à l'heure le dire en pleine Assemblée, à tout ce cortége:
—En avant, arche!
Et ce flot, ce torrent, cette mer mugissante, allait, poussait, entrait dans l'Assemblée, se heurtait aux grilles, s'engouffrait dans les corridors ou les cours, grossissait, montait, emplissait les escaliers, traînant, portant des canons, voyant, de loin, briller les mêches allumées des canonniers de la garde nationale. Point irritée, plutôt gaie, résolue, mais point haineuse, et pourtant décidée à la lutte si on avait fait feu sur elle.
Un coup de feu, à cette heure, c'était heureusement chose plus difficile qu'aujourd'hui. Les armes à pierres, grossières, ne partaient pas facilement. A cette heure, le revolver rendrait atrocement tragiques de telles journées tumultueuses[3]. Il semble, en effet, que les armes de précision éclatent toutes seules.
[Note 3: Ces mots étaient écrits avant ces dernières guerres civiles où le revolver a tristement joué son rôle.]
Au 20 juin, pas un coup de feu, pas un mort. Et pourtant les Tuileries étaient prises, le flot coulait dans les appartements, les femmes, hâves, décharnées, sabre en main, entouraient la reine. La disette et la misère se dressaient, hurlantes, devant le roi.
Louis eut le flegme écrasant de l'homme gras qui reste impassible. Il ne broncha point. Il gagna du temps.
Une fois pourtant il tressaillit.
Legendre, en lui parlant, disait:
—Monsieur…
—Je suis votre roi, fit-il.
Legendre reprit:
—Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter.
Tout à l'heure Louis XVI allait se coiffer d'un bonnet rouge, y mettre une cocarde tricolore et crier: «Vive la nation!» Il temporisait.
Il disait—d'ailleurs résolu lui aussi:
—Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements.
La foule grossissait dans les appartements. Dans la buée torride d'une chaleur étouffante, ce peuple s'agitait comme dans un brouillard d'étuve. Le roi, apoplectique, semblait indifférent. Les faubouriens, eux, riaient, criaient, tâtaient le lit de plume du roi et le trouvaient bon (Michelet).
Assise devant une table, à côté de madame de Lamballe, la reine, pâle, regardait. Le petit dauphin, grimpé à côté d'elle, suait sous un bonnet de laine rouge.
Pétion qui le trouva ainsi, dit:
—Il étouffe, cet enfant-là!
Et il ôta le bonnet du front du prince.
Depuis trois heures de l'après-midi, les Tuileries étaient prises, envahies, et les troupes n'osaient bouger, de peur de faire feu sur le roi. Louis XVI était déjà prisonnier. Prisonnier dans son palais comme un mois plus tard au Temple.
Isnard et Vergniaud vinrent, puis Merlin de Thionville, puis Pétion, pour le délivrer.
Merlin de Thionville, le futur commandant des Mayençais, celui qui, toujours debout à la batterie, fut par les Prussiens assiégeant Mayence appelé le démon de feu, Merlin voyant la reine affaissée, écrasée, injuriée, versa une larme.
—Ah! vous pleurez, monsieur, lui dit la reine. Vous le voyez, vous pleurez!
Et Merlin, fièrement:
—Oui, madame, je pleure. Je pleure parce que je vois une femme et une mère malheureuse. Mais je ne pleure point sur la reine. Je hais les reines autant que je hais les rois!
Le peuple à la fin s'écoula.
—C'est assez, avait dit Pétion, retirez-vous!
Et plus d'un, hochant la tête, plus d'un sectionnaire qui avait entendu le roi beaucoup crier: «Vive la nation!» et ne l'avait pas vu signer un décret pour la nation, plus d'un répétait:
—Rien n'est fini. Tout est à refaire. Le veto existe. Il faudra revenir.
Et, le soir, on rentra les canons muets du 20 juin qui allaient devenir les canons terribles du 10 août.
Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin.
Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi.
Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple.
Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries.
Elles en savaient le chemin.
Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait Castor et Pollux, et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première représentation des Jumeaux de Bergame, les Noces cauchoises et Jeannot ou les Battus paient l'amende, la nouvelle se répandait dans Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et repoussant devant eux l'ennemi,—tout en chantant.
Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières.
Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait peut-être; puis, tout à coup:
—Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés. Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a dite:—C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les portes enfoncées!
Et Barère redevint muet.
LE DIX AOÛT 1792
Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie de plusieurs siècles.
[Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent d'une époque de lutte—la lutte contre l'empire, et c'est ce qui explique leur caractère enflammé.]
10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution, disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que «l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le flegmatique veto royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes, souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir.
Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était déclarée en danger. «Citoyens, la patrie est en danger!» C'étaient les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés, guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats d'Allemagne et les grenadiers prussiens.
Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes régulières devenues patriotes.
Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les régiments de la nation, leur criaient: «Désertez! venez à nous! à nous, brave régiment Dauphin!»
Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri:
—On y va!
Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux Archives et signé Brunsvig). On se montrait les caricatures menaçantes confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux Jacoquins (Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil, proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après elle, déclaraient que Louis XVI, Louis le Faux, n'était plus roi des Français.
Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles, ses chevaliers du poignard, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues, qui signifiaient: Venez! Il comptait et recomptait le nombre de combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir, cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa victoire et ses vengeances.
Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient, attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose, avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais. C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la France victorieuse et libre, c'était la Marseillaise!
La reine dit:
—D'où vient ce bruit?
Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses du Pauvre Jacques à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau, le Devin du village, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du château, sous les fenêtres des Tuileries:
Allons, enfant de la patrie
Le jour de gloire est arrivé.
Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups d'épée, chantaient la chanson nationale,—la Marseillaise, dont les notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes d'Europe—pour que le roi, le premier, l'entendît.
Le roi appela un valet et fit un signe.
Le valet ferma la fenêtre.
Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait toujours.
Paris était bien réellement divisé en deux camps. Aux Tuileries, le roi conspirait. Dans les rues, dans les clubs, la nation impatientée frémissait. Chose à noter, ce furent le pouvoir et ses séides qui commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés, menaçaient les tribuns du peuple. Le peuple chargeait ses fusils, fourbissait ses piques, et attendait.
Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Il y avait fête aux faubourgs. Au quartier général des Enfants-Rouges, on était joyeux en respirant par avance l'odeur de la poudre. La rue de Lappe, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau, étaient illuminés. Aux municipalités, la foule était grande. Pâles, mais souriants, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure était venue de vaincre ou de mourir.
La commune parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'hôtel de ville et prenait en main la direction de la bataille[5].
[Note 5: Il ne faut pas la confondre avec cette Commune de Paris qui, plus tard, voulut la mort de la Gironde, et encore moins avec cette odieuse parodie de la Commune, cette Commune de 1871, qui a déshonoré jusqu'aux noms d'autrefois: fédérés, salut public, etc.]
La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août, pacifique et sereine. Des silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. C'était un fédéré qui regagnait sa division, un sectionnaire qui se rendait à son poste, une femme qui portait de la charpie. Elle riait et se disait peut-être, en écoutant le tocsin qui, cette fois, semblait joyeux:
—Demain, vendredi, jour de la Saint-Laurent, sera la vengeance de la
Saint-Barthélémy.
Sonne, tocsin de ma paroisse, comme avait sonné, en août 1572, le tocsin de Saint-Germain l'Auxerrois.
Le jour venu, la grande masse populaire s'ébranla. De la Bastille, par le faubourg, quatre-vingts divisions de sectionnaires descendaient vers l'hôtel de ville, et leurs baïonnettes oscillaient à l'aurore avec les remous d'un fleuve de fer. Les Marseillais marchaient à l'avant-garde, et, entre les compagnies des gardes nationaux, les hommes du peuple, leurs piques à la main, suivaient en chantant.
Au palais, on buvait, on attendait; l'insurrection victorieuse allait retrouver, dans quelques heures, les tessons des bouteilles que les Suisses vidaient en criant: A bas la nation! et vive le roi! Le roi songeait déjà à chercher un refuge à l'Assemblée nationale. Il comprenait (trop tard) que la loi seule maintenant le pouvait protéger. A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans la loge du logographe et, tandis qu'à cent pas de là on s'égorge, il s'inquiète tristement de son estomac qui le tiraille, et regrette, le pauvre homme, non pas son trône, mais son garde-manger.
Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Je me trompe. Le peuple, fiévreux, emporté, quittant les sections, les laissant assez loin sur les quais, s'était engagé en désordre dans les ruelles que formait alors le Carrousel, pâtés de maisons, culs-de-sac boueux, quartier de Paris vermiculaire, dont l'impasse du Doyenné donnait encore une idée il y a trente ans. Les Suisses étaient postés dans ces masures, cachés dans ces replis, fusils chargés. Les gens du peuple s'avancent, on leur ouvre les grilles, ils passent. Ils croient entrer dans ce palais des rois tête haute et armes basses, pacifiquement. Ne sont-ils pas chez eux? Soudain, la fusillade éclate. Les Suisses, à bout portant, font sauter les cervelles et trouent les poitrines. Accablés, égorgés, les hommes tombent. C'en est fait, l'avant-garde de l'insurrection est écrasée, et les grenadiers suisses poussent gaiement un cri de victoire devant cette troupe dispersée.
—Où sont-ils, les Parisiens?
Patience! Ils sont là-bas. Ils viennent. Ils viennent en bon ordre; en colonnes serrées, et les fédérés de Marseille et de Bretagne marchent avec eux. Fournier l'Américain mène les Marseillais. Les Marseillais ont deux canons. Feu, feu à mitraille! et le vieux palais des Médicis reçoit les premières balafres de la main populaire. Feu! et les boulets parisiens, la grenaille, les clous ramassés dans le ruisseau, la ferraille des revendeurs de la rue de Lappe, répondent aux balles des grenadiers de la garde royale. Feu! et l'on n'a point de munitions, point de gargousses! Feu! et les cartouches manquent. Feu! et les gamins de dix ans, les éternels et héroïques Gavroches, les Gavroches du 10 août, vont, sous la mousqueterie, ramasser de la poudre dans les gibernes des morts. Feu! feu!
La fusillade croisée qui part du château ne fait pas reculer les assaillants d'une semelle. Ils tombent. Mais leur dernier cri est: En avant! Et les survivants avancent. Tout à l'heure, corps à corps, ils combattront avec les Suisses, avec les gentilshommes déguisés. Leur torrent furieux va tout emporter. Ils ont atteint la grande entrée, ils s'engouffrent dans les Tuileries, ils frappent, ils trouent, ils tuent. On se bat partout, dans les escaliers, dans les galeries, dans la chapelle; on dispute, on conquiert le palais marche par marche, dalle par dalle. Du sang partout. Des blessés partout. Les Suisses, morts ou vivants, sautent par les fenêtres. Le palais entier, sous ce beau ciel bleu, a l'air en flammes. A travers la fumée, les uniformes rouges des pauvres fuyards appellent les balles. Les balles sifflent sous les marronniers dont les feuilles tombent et dont le tronc saigne. Sous les arbres, les Suisses effarés, s'enfuient et meurent. Ils se sont groupés auprès du petit bassin, ils battent en retraite, massés, vers le bassin octogone. A chaque pas, la petite troupe est moins compacte. Un homme tombe la tête fracassée, un moribond râle, jette un dernier regard à ce ciel, à ces arbres, à tout ce qui est la vie, et songe, agonisant, aux lacs tranquilles, aux montagnes vertes, aux soirs pacifiques de son canton républicain. Le Ranz des vaches revient à ses oreilles qui n'entendront plus, et lui fait oublier la Marseillaise. Soldat mercenaire, pauvre paysan de Lucerne ou d'Unterwald, qu'es-tu venu faire ici?
Tout à l'heure, divisés, sabrés, ils iront mourir bravement, froidement, au pont Tournant où Lambesc sabrait hier le peuple, ou sur la grand'place, non loin de cet endroit où le roi périra demain.
C'en était fait. Le peuple victorieux avait triomphé de la monarchie.
L'Assemblée nationale était maîtresse des Tuileries. Santerre et
Westermann, Danton, de sa grande voix, pouvaient dire au peuple:
«Maintenant, tu es libre!»
Sur les colonnes des Tuileries, sur les brèches faites par le canon des Marseillais, des patriotes traçaient à la craie des inscriptions comme ils avaient écrit: Ici l'on danse sur les ruines de la Bastille.—Vive la Saint-Laurent! écrivaient-ils; vive le peuple du 10 août!
On raconte que, pendant ce temps, un homme, un maigre et jaune jeune homme, en habit militaire râpé, l'oeil brillant, les traits contractés, regardait, en hochant la tête, les Tuileries, où personne ne devait plus rentrer, et le peuple, ivre de joie, qui ne devait plus avoir de maître.
Celui-là s'appelait Napoléon Bonaparte.
«Est-ce bien là, se disait-il, le dégel de la nation? (Les mots sont de lui.) Et tournant le regard vers l'assemblée, là-bas, où Louis XVI, tandis que Vergniaud parlait de réunir une convention nationale, mangeait doucement son poulet rôti:
—Piccolo, petit, pauvre petit, murmurait-il, tu n'avais donc pas de canon pour balayer la multitude?»
L'homme de Brumaire, celui qui devait étouffer, escamoter une révolution et déformer le tempérament de la France, se dressait déjà devant le peuple du 10 août.
Mais quoi! le peuple était vainqueur, et quoi qu'aient pu faire depuis cette date les souverains, l'idée monarchique a été battue, bafouée et broyée en cette journée du 10 août 1792.
Nous datons de là! L'ère nouvelle s'ouvre au son du tocsin de Paris. Le lendemain de ce grand jour lumineux et fier, c'est la Convention, la France armée, l'Europe repoussée, la Révolution victorieuse. C'est la tribune toute puissante, c'est l'impossible décrété et réalisé, c'est le monde ébloui, c'est la parole de liberté, d'égalité, de fraternité traversant l'espace comme une bouffée d'air pur, c'est la souveraineté nationale reconnue, imposée, c'est l'effarement du passé devant ce présent irrésistible, c'est la France, enfin, notre pauvre et bien-aimée France, c'est la patrie sauvée, affranchie, délivrée, maîtresse d'elle-même, et, par sa grande idée de sacrifice et de dévouement, maîtresse aussi du monde. Vive la France!
«Je ne veux pas oublier, s'écriait un jour Berryer, l'avocat de la légitimité, je n'oublierai jamais que la Convention a sauvé ma patrie!»
La Convention est la fille du Dix août.
Une petite place triangulaire, triste et sombre par les jours de pluie, bizarre d'ailleurs, parfois rajeunie, réchauffée de soleil; des maisons hautes, des portes basses, des grilles aux fenêtres: c'est la place Dauphine. Tous les omnibus qui passent par le pont Neuf sont contraints d'en faire le tour. La correspondance l'exige. En regardant ce triangle, tout aussitôt on a froid. La teinte est grise. A peine un bout de ciel égaré au-dessus. En tout temps, ses maçonneries de briques, salies par chaque journée depuis Henri IV, suintent l'ennui, et ses arcades à refends ont de sinistres et mélancoliques aspects; ses pierres de taille se disjoignent comme si elles bâillaient. Les boutiques qui sont là blotties ne sont pas faites pour l'égayer: des magasins de librairie, des repaires d'antiquités, des études d'huissiers, des bureaux de journaux judiciaires. Les petits corridors ouvrent sur la place leurs boyaux noirs, les escaliers sont glissants, les paliers étroits. Un quinquet phthisique agonise tout le jour durant sans éclairer personne. La rampe est huileuse, les murs sont gras. Mais vient un rayon et tout cela se dore et semble sourire.
La place Dauphine a d'ailleurs ses enthousiastes. On l'a appelée «la plus jolie place de Paris». Ce qui peut-être la rend définitivement maussade, c'est cette colonne dérisoire qu'on a élevée là au général Desaix. Le buste lugubre, l'air assombri, dégradé par le temps, verdi par la pluie, regarde (et non sans envie)—là-bas, dans la foule, parmi les arbres—la statue de bronze de Henri IV, qui développe à cheval sa lourde carrure.
Ce monument de Desaix, avec sa statue à demi-détruite, ses noms de victoires maintenant illisibles, ses tables de marbre plongeant piteusement dans un réservoir mesquin, est la chose la plus triste du monde. On doit mieux que cela au général républicain. Une inscription de cette colonne rappelle les paroles fameuses:
«Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour la France et la postérité!»
Il est aujourd'hui prouvé que Desaix, tué sur le coup, n'a prononcé avant de mourir aucune parole. Mais on peut dire cependant que, s'il regrettait de n'avoir pas assez fait pour la France, la France peut regretter de n'avoir pas encore assez fait pour lui.
La place Dauphine a, d'ailleurs, changé d'aspect depuis la reconstruction de la préfecture de police et, dit-on, les deux vieilles maisons aux briques rouges, qui en forment comme l'entrée du côté du pont Neuf, vont tomber. Ainsi s'enfuient les souvenirs! C'est dans la maison qui donne sur le quai de l'Horloge qu'habita le graveur Philipon et que naquit Mme Roland. On a démoli, à l'intérieur, la petite cellule où, la journée finie, s'enfermait la jeune fille avec ses livres, ses chers livres, et traçait sur son papier ces Lettres aux demoiselles Cannet, dont M. Dauban a donné naguères une édition nouvelle.
La maison va tomber! Dans peu d'années, que sera devenu le Paris historique qu'on aimait à retrouver dans ses promenades comme on feuilletterait un vieux livre? Ruines! Fantômes! Que de fois, à cet angle du quai, n'aurait-on pas cru voir, avec ces yeux de l'imagination qui valent bien les autres, la petite Manon «en fourreau de toile» aller au marché avec sa mère ou, son panier sous le bras, tête nue, ses jolis cheveux frisés sur son front de quinze ans déjà bombé et réfléchi, achetant «à quelques pas de la maison, du persil ou de la salade que la ménagère avait oubliés.»
La première édition de ces Lettres aux demoiselles Cannet date de 1841 et M. Auguste Breuil l'avait signée. Elle jetait déjà sur les années d'adolescence et de la jeunesse de Mme Roland un jour satisfaisant. Elle montrait Manon au couvent des Dames de la Congrégation, rue Neuve-Saint-Étienne, et s'y liant d'amitié avec Sophie et Henriette Cannet, qui devaient être pour elle comme des soeurs.» C'était vers le soir d'un jour d'été, dit Mme Roland; on se promenait sous des tilleuls… Les voilà! les voilà! fut le cri qui s'éleva tout à coup.» Ne semble-t-il pas, à la façon dont ce souvenir est raconté, qu'il y eût comme une prédestination dans l'amitié des trois jeunes filles? La première édition de ces lettres était suffisante pour le temps. Mil huit cent quarante et un, ce n'est pas si loin, et pourtant l'histoire a marché, ou le goût de l'histoire, le souci des petites choses, des traits peu importants en apparence et qui peignent nettement tout un caractère, l'amour des petits riens qui sont à l'étude d'un homme ce que les moindres plis, les rides minuscules, les tics sont à son visage: ils complètent sa physionomie, l'animent, la rendent vivante.
Grâce à la publication récente, les grandes lignes et les moindres traits sont aujourd'hui rassemblés. L'édition des Lettres aux demoiselles Cannet est complète, et nous pouvons,—c'est bien le mot,—lire à livre ouvert dans la jeune âme de Manon Philipon. Nous assistons à ses journées de travail, nous recevons ses plus chères confidences, nous savons la cause de ses ennuis, de ses enthousiasmes, le secret de son coeur. Honnête et loyal secret, rêves sans fièvre, châteaux en avenir dont le toit et la façade sont bien modestes.
Elle lit Plutarque et je sais nombre de gens qui lui en feraient un crime. Mais lire Plutarque n'empêche pas de «connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausses,» comme dit Molière, et de les raccommoder au besoin: «Je n'ai, à franchement parler, ni haine ni goût pour le commerce; je sens qu'en entrant dans tel état que ce soit… je m'appliquerais uniquement à l'accomplissement de mes devoirs et que j'en ferois le premier et le plus grand de mes plaisirs.» (Lettre septième, inédite.) Cette Romaine redevient bien vite, puisqu'il le faut, la petite bourgeoise et l'humble fille du graveur.
Humble par raison, fière par tempérament. «On nous a beaucoup pressés d'aller à Versailles chez quelqu'un de connoissance pour les fêtes du mariage. Maman s'est décidée à rester: j'en suis bien aise. Toutes réflexions faites, j'aime mieux rester dans ma cellule avec mes livres, ma plume et mon violon, qu'aller me faire pousser et presser pour voir l'habillement des princes.» Ses plumes et son violon! Elle oublie ses fleurs qu'elle aimait tant.
Les volumes des Lettres de Mme Roland ont tout l'intérêt des Mémoires historiques et aussi d'un roman. On assiste pour ainsi dire, en lisant, à la formation intellectuelle de cette femme, à l'incubation de ses idées politiques, et aussi à la formation de cet honnête et solide attachement qu'elle eut pour M. Roland de la Platrière, un brave homme dont elle fit presque un grand homme. Figure sans élévation, celle de Roland, mais d'une pâte, après tout, sympathique. Il se mouchait pourtant avec ses doigts, se couchait sur son lit et priait sa femme de jouer et chanter à son chevet. C'est le mari dans toute la force du terme, mais le mari sans épithète ridicule. Il aimait sa femme et elle l'aimait et le respectait. Cette passion pour Buzot, dont on a maintenant la preuve, grandit Mme Roland au lieu de l'abaisser. La statue s'est animée. Il y avait un foyer d'amour dans ce marbre. Loin de la lui reprocher, on lui sait gré de cette haute et chaste affection.
Le rôle politique de Mme Roland est plus discutable. Si la Gironde s'est perdue, la femme du ministre y a contribué pour la bonne part. Elle haïssait comme elle aimait, en femme. Et qui sait combien de ses haines instinctives elle a fait partager à ses aimables et éloquents cavaliers-servants? C'était les perdre, c'était se perdre. Du moins sut-elle bien mourir avec ceux qui mourraient un peu pour elle et par elle.
Ah! que je voudrais qu'on pût nous rendre les impressions qu'eut Mme Roland, dans la charrette, de la Conciergerie à la place de la Révolution, et que, dit-on, elle demanda à écrire au crayon, avant de monter les degrés de l'échafaud! Elle ne put les écrire, ces suprêmes pensées, et elles demeureront à jamais dans les éternels desiderata de l'histoire. Nous aurions, cette fois, eu, non le dernier jour d'un meurtrier, mais la dernière heure d'une condamnée!
MADEMOISELLE DE SOMBREUIL 1793
Ceux-là qui, au temps où M. Labat père, digne prédécesseur de son fils, était directeur des Archives de la Préfecture de police, ont pu consulter et regarder les trésors historiques enfouis dans l'espèce de grenier où on logeait l'archiviste, sous les toits d'où l'on apercevait la flèche de la Sainte-Chapelle, ceux-là peuvent seuls savoir ce que les incendiaires de la Commune ont dérobé à l'histoire et à l'avenir. Que de monuments écrits! Sans compter des curiosités artistiques, comme, par exemple, tel buste de Marat provenant d'une section de Paris. Que de papiers importants, de choses inédites! Il y avait là de quoi écrire la plus curieuse des histoires, l'Histoire des lettres de cachet. Il y avait les écrous des prisons, celui de la Conciergerie, avec les signalements de Marie-Antoinette et de madame Roland, et des procès-verbaux d'exécutions, comme celui de Bailly où l'on pouvait suivre, aux terribles ratures du greffier, le nombre des stations que l'on fit faire au martyr, de la place de la Révolution au champ de Mars.
Il y avait aussi (quel étonnement!) le registre des massacres de septembre. Ce registre! Je le vois encore.
Il m'a été donné justement de le feuilleter un jour. Ce registre est—ou était—un in-4°, à peine épais comme deux doigts, carré de forme et relié en parchemin blanc que le temps avait sali. Les feuillets étaient couverts d'une écriture large et ornée, une écriture de l'ancien temps, celle du greffier chargé de l'écrou. Chaque page, divisée en deux, présentait d'un côté les noms, prénoms et qualités des prisonniers, en général des Suisses arrêtés au 10 août; de l'autre, tracé de la main de Maillard ou de celle du greffier, le résultat du jugement. Une croix, placée en regard de chaque nom, indiquait que Maillard marquait, à mesure qu'on les appelait, les prisonniers. Puis; en face de ce nom (la lettre M largement tracée et les jambages se contournant élégamment), le mot Mort écrit par Maillard et suivi partout de cette note du greffier: Par jugement du peuple;—ou (toujours de l'écriture de Maillard, avec les mêmes fioritures aux majuscules) l'indication: En liberté.
On le regardait, ce registre, avec une impression d'effroi, et l'on se demandait si vraiment il avait été le témoin muet de l'horrible drame du 2 septembre. Oui, c'était bien lui. Ces taches jaunes qui le maculaient étaient des taches de sang. Quelques-unes avaient été faites par les doigts des travailleurs venant tourner les feuillets pour voir s'il y avait encore beaucoup de prisonniers à appeler; d'autres avaient dégoutté des vêtements de ces misérables. Les massacreurs n'entraient pourtant que par hasard dans la salle où se tenait le tribunal. M. Labat avait été mis au courant de la façon dont ces terribles, ces criminelles exécutions étaient alors organisées.
Il y a quelques années un vieillard, l'air triste et le costume convenable, vint voir feu M. Labat et lui demanda à consulter ce registre de l'Abbaye. On ne le communiquait pas à tout le monde. M. Labat s'informe, l'autre balbutie, hésite, explique que ses souvenirs se rattachent pour lui à ce livre, et finalement déclare qu'il se trouvait tout enfant à l'Abbaye au moment du massacre.
Un témoin du 2 septembre! Un témoin vivant! M. Labat n'avait garde de le laisser échapper. Il lui montre le registre. Le vieillard pâlit et recule, puis il avance: «Oui, c'est cela, c'est bien cela!» dit-il. Et alors, s'échauffant, se souvenant, il explique à M. Labat comment Maillard, placé entre les deux guichets, celui qui s'ouvrait sur les corridors et par lequel venaient les prisonniers, et le guichet par lequel ils sortaient, traçait les sentences sur le registre à mesure qu'elles étaient rendues. Ce qui prouve—en passant—que Mlle de Sombreuil n'a pas pu boire le fameux verre de sang, puisque Maillard ayant écrit en regard du nom de M. de Sombreuil la note: En liberté, M. de Sombreuil, libre avant même d'être sorti de la salle, n'avait pu être sauvé par sa fille dans la cour où les travailleurs ne l'attendaient plus.
«Monsieur Maillard était alors, dit sans affecter d'appuyer sur le Monsieur, ce témoin à M. Labat (qui a vérifié ces assertions), monsieur Maillard était un jeune homme d'une trentaine d'années, brun, grand, l'oeil superbe, les cheveux noués en catogan. Il portait, ce jour-là, un habit gris à larges poches et des bas chinés. De temps à autre les travailleurs venaient derrière monsieur Maillard, consulter des yeux le registre et parfois leurs mains en touchaient les feuillets. De là le sang que vous voyez!»
Tout en parlant, le vieillard semblait vraiment revoir les scènes de carnage de septembre. Il parla longtemps encore, remercia, puis s'éloigna, comme en chancelant, et M. Labat ne le revit plus.
Étrange destinée que celle de ce Maillard, mort à trente et un ans, et dont la mémoire est encore sanglante et détestée, lorsqu'à cette date du 2 septembre, il joua, tout au contraire—faut-il le dire?—un rôle providentiel (s'il en est dans l'histoire), et, enrégimentant, organisant la fureur populaire, la dirigea et la calma en partie, lui arracha plus de victimes qu'on ne croit, sauva des innocents, épargna bien des gens voués à la mort et qui, sans lui, eussent péri déchirés par une populace irritée, affolée, criminelle! Oui, il brava cette rage même, délibérant froidement, acquittant ou condamnant, selon sa conscience, sans que les sabres levés sur lui pussent influencer son jugement.
Mais il avait touché au sang: c'était assez, et—c'est justice—sa mémoire en demeurera éternellement ensanglantée, souillée et exécrée.
Les quelques lignes que nous avions écrites plus haut sur Mlle de
Sombreuil nous valurent une réponse de son fils.
Ce n'est point pour diminuer l'horreur que nous inspirent les massacres de septembre, c'est seulement pour rétablir la vérité sur un fait contesté que nous prenons à corps la légende du verre de sang.
«Monsieur, écrivait M. de Sombreuil au rédacteur en chef du Grand
Journal:
«A mon retour de la campagne, on me communique le numéro de votre journal du 11 février, où je lis ce qui suit:
«Notre époque a le goût des réhabilitations; si elles ne sont pas toujours justes, elles ont au moins cet avantage de mettre dans un jour exact, entouré de tous les documents à l'appui, chaque figure historique. M. Jules Claretie annonce, dans l'Avenir national, la publication d'une histoire de Maillard, l'ancien huissier du Châtelet, le chef des travailleurs des 2 et 3 septembre 1792, pour employer le sombre langage d'alors.
«Il est bien difficile de toucher à ces terribles souvenirs sans froisser de justes susceptibilités; mais pourtant je dois dire que Maillard, dont le nom est resté attaché à cette date sanglante, en enrégimentant, en organisant pour ainsi dire la fureur populaire, lui arracha plus de victimes qu'on ne le croit.
«On conserve aux archives de la Préfecture le registre de l'Abbaye, témoin muet de l'effroyable massacre, et sur lequel, en regard du nom de chaque prisonnier, Maillard mettait l'indication: En liberté, ou le mot: Mort; d'où il résulte, raconte toujours M. Claretie, que Mlle de Sombreuil n'a pu boire le fameux verre de sang, puisque Maillard ayant écrit, en regard du nom de M. de Sombreuil, la note: En liberté, M. de Sombreuil, libre avant même d'être sorti de la salle, n'avait pas à être sauvé par sa fille dans la cour où les travailleurs ne l'attendaient plus.»
«Fils de Mlle de Sombreuil, je viens vous prier, monsieur le rédacteur, au nom de la vérité et par respect pour l'acte de piété filiale qui a rendu le nom de ma mère immortel, d'accueillir la rectification suivante au fait avancé par M. Claretie.
«Mon grand-père, M. le marquis de Sombreuil, ancien gouverneur des Invalides, avait été arrêté immédiatement après le 10 août et jeté dans les cachots de l'Abbaye; le dimanche 2 septembre 1792, le terrible Caveant consules venait de mettre le pouvoir aux mains de Danton; sur son ordre, des égorgeurs avaient été demandés au comité de surveillance, présidé par Marat, où ils avaient reçu leurs instructions et étaient convenus de leur salaire.
«Le lendemain, lundi 3 septembre, vers cinq heures du matin, les travailleurs[6], sous la conduite de Maillard, surnommé Tape-dur, se dirigèrent vers la prison de l'Abbaye. Les victimes sont au complet, le carnage va commencer.
[Note 6: Si nous nous servons de cette expression en parlant des assassins de septembre, c'est qu'ils sont ainsi désignés sur les États de service dressés dans les bureaux de la Commune, où sont constatés les payements qui leur ont été faits. (Note de M. de Sombreuil.)]
«Maillard établit d'abord son tribunal de juge populaire dans la cour de la prison, et les égorgeurs sont placés sur deux haies; aussitôt les portes du cloître, qui recélait les prêtres arrêtés les jours précédents, sont ouvertes, et tous sont massacrés sans qu'il soit fait grâce à un seul.
«L'horrible tuerie humaine est un instant suspendue pour laisser les travailleurs manger la soupe et boire le vin que la Commune leur fit distribuer à la porte de la prison; mais bientôt ils recommencèrent leur oeuvre sanglante.
«Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen de Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui lui fend la tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de Sombreuil, quand sa fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou de son père, qu'elle enveloppe de sa magnifique chevelure, et, présentant sa poitrine aux assassins: «Vous n'arriverez à mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit trois blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait entendre. Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la vertu, et peut-être par l'irrésistible attrait de la beauté dans les larmes, les égorgeurs entourent le père et la fille, et l'un d'eux, lui présentant un verre de sang qui s'échappait de la tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «Bois ce sang à la santé de la nation, citoyenne, et ton père sera libre.» Elle l'avale d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété filiale, la liberté de son père.
«Peu de temps après, Mlle de Sombreuil épousa son parent, M. le comte de
Villelume.
«En 1814, Louis XVIII, ne voulant pas que le nom de Sombreuil, dont le dernier avait été fusillé à Auray, s'éteignit, adressa une lettre autographe à mon père (lettre aujourd'hui encore entre mes mains), par laquelle il lui exprimait le désir qu'il eût ajouté à son nom celui de Sombreuil.
«Après sa mort, le 15 mai 1823, le coeur de ma mère fut inhumé dans la chapelle des Invalides d'Avignon.
«Lors de la suppression de cette succursale, en 1850, les invalides présentèrent une requête au prince Louis Napoléon, président de la République, pour obtenir que le coeur de leur bon ange (c'est ainsi qu'ils l'appelaient) fût conservé au milieu d'eux. Le prince Louis ayant fait droit à cette requête, avis m'en fut donné par la lettre suivante:
«M. le maréchal gouverneur me charge d'avoir l'honneur de vous prévenir que la cérémonie relative au coeur de Mme la comtesse de Sombreuil aura lieu aux Invalides, le vendredi 6 de ce mois, à midi.
«Si vous voulez vous présenter au cabinet du gouverneur, j'aurai l'honneur de vous donner une autorisation et de vous adresser au curé des Invalides.
«Veuillez, etc.
«Signé Baron DU CASSE.»
«C'est ainsi que, par une exception unique dans l'histoire, le coeur d'une femme repose au milieu des gloires dont la France s'honore.
«Permettez-moi, monsieur le rédacteur, après ce récit exact des faits qui concernent ma mère, de joindre ici un document officiel attestant l'acte mémorable de Mlle de Sombreuil, contesté par quelques biographes:
Séance du 26 thermidor, l'an III de la République française, une et indivisible.
«Vu par le comité de législation la pétition de la citoyenne Viraud Sombreuil, laquelle réclame la main-levée sur le séquestre apposé sur les biens héréditaires des citoyens Viraud de Sombreuil, son père et gouverneur des Invalides, et l'autre, son frère, inhumainement assassinés au tribunal révolutionnaire de Paris, le 2 prairial an II…………….
«Considérant: 1° Que la citoyenne Sombreuil a des droits évidents à la moitié des successions dont il s'agit;
«2° Qu'elle a également des droits infiniment plausibles sur une partie de l'autre moitié, parce que la succession de son frère, injustement supplicié, doit lui appartenir tout entière; parce que les lois ordonnent, sans limitation quelconque, la restitution des biens des condamnés à leur famille; parce que la République a solennellement et justement renoncé à tous les droits ouverts par des assassinats judiciaires dont elle ne peut profiter ni directement ni indirectement.
«Considérant que, sur le mobilier délaissé par son père, la citoyenne Sombreuil a des prétentions particulières et infiniment favorables; elle assure que, dans la saisie des effets qu'il a délaissés, on a compris ceux qui étaient à elle; elle assure et prouve que son père lui avait donné tout son mobilier;
«Considérant que les assertions d'une personne dont la piété filiale s'est signalée par un acte de courage inouï et par des traits héroïques qui doivent passer à la postérité la plus reculée sont du plus grand poids;
«Considérant que la République doit s'empresser de rendre justice à une telle héroïne dans la plus grande latitude.
«Arrête, en exécution des articles 4 et 7 de la loi du 13 ventôse an III, et par les considérants sus-énoncés………………..
«Charge la commission des administrations civiles, police et tribunaux, de l'exécution du présent arrêté.
«Signé: LAPLAIGNE, président; MOLLEVAUT, SOULIGNAC, PONS (de Verdun), LANJUINAIS, BESARD et DELAHAYE.
«Pour copie conforme:
«Signé LAPLAIGNE, président; SOULIGNAC.
«Pour expédition conforme:
«La commission des administrations civiles, police et tribunaux:
«Le chargé provisoire: AUMONT.
«Pour copie conforme: LEFEBVRE.»
«Recevez, monsieur le rédacteur, avec tous mes remercîments, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
A la lettre de M. de Sombreuil, nous répondîmes comme il suit:
Il faut en finir avec certaines légendes. L'histoire a longtemps été remplie de ces faits divers erronés, espèces d'herbes parasites que l'esprit de parti arrosait avec un soin pieux. La critique, à la fin, est venue; elle a arraché une à une ces touffes absorbantes, et fort heureusement les fables sont oubliées aujourd'hui ou jugées à leur valeur. L'herbe cependant repousse parfois, l'erreur trouve encore des esprits crédules. C'est pour ceux-là que je veux revenir sur un fait que je croyais depuis longtemps tiré au clair.
Le Grand Journal avait reproduit, il y a quelque temps, une partie de la chronique de l'Avenir national, où je contais comment Mlle de Sombreuil, lors des massacres de septembre, n'avait pu boire le fameux verre de sang demeuré légendaire, en dépit de la critique historique.
Le comte de Villelume de Sombreuil, fils de Mlle de Sombreuil, a adressé à ce sujet une lettre rectificative au rédacteur en chef du Grand Journal, et dans cette lettre M. le comte de Sombreuil croit répondre à notre article en reproduisant littéralement la légende que nous avons essayé de détruire, sans vouloir pour cela révoquer en doute l'héroïsme de Mlle de Sombreuil:
«Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen de Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui lui fend la tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de Sombreuil, quand sa fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou de son père, qu'elle enveloppe de sa magnifique chevelure, et présentant sa poitrine aux assassins: «Vous n'arriverez à mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit trois blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait entendre. Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la vertu, et peut-être par l'irrésistible attrait de la beauté dans les larmes, les égorgeurs entourent le père et la fille, et l'un d'eux, lui présentant un verre de sang qui s'échappait de la tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «Bois ce sang à la santé de la nation, citoyenne, et ton père sera libre.» Elle l'avale d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété filiale, la liberté de son père.»
Voilà bien l'anecdote qu'on nous a tant de fois répétée, celle qui nous faisait frissonner à cet âge heureux où nous apprenions la Révolution française dans certains livres d'histoire si bien faits pour être étudiés au lendemain d'une lecture des contes de Perrault et des exploits de ses ogres. Voilà le fait divers illustre que M. Victor Hugo, parlant de Mlle de Sombreuil, revêtit un jour de sa poésie d'adolescent:
Souvent, hélas! l'infortunée,
Comme si de sa destinée
La mort eût rompu les liens,
Sentit avec des terreurs vaines
Se glacer dans ses pâles veines
Un sang qui n'était pas le sien!
Voilà la persistante impossibilité que je regrette de retrouver encore dans le livre de M. Edgar Quinet: «Deux jeunes filles, Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte, désarmèrent les bourreaux et sauvèrent leurs pères, la première en buvant un verre de sang.» (La Révolution, tome I, p. 384.) Mais puisque aussi bien M. le comte de Sombreuil nous en fournit l'occasion, je veux, en peu de mots, raconter l'histoire exacte de ce verre de sang bu à la santé de la nation.
Comment naquit cette légende? Quel est l'inventeur breveté, sans garantie de l'histoire, de cette anecdote? Aucun contemporain n'en parle: Jourgniac de Saint-Méard n'en dit mot, pas plus que les chroniqueurs ou les témoins royalistes des massacres de septembre, l'abbé Sicard, Peltier ou Maton de la Varenne. Lacretelle, dans son Histoire de la Révolution, dit, à propos de Mlle de Sombreuil: «On lui présente un verre; elle regarde, elle croit voir du sang…» Dans une romance qu'un poëte de ce temps-là, Coëttant ou Coittant, composa pour célébrer le dévouement de Mlle de Sombreuil, il n'est aucunement question du verre de sang. Or, je trouve ce renseignement dans les Mémoires sur les prisons, à la date du 18 pluviôse an II: «Le citoyen Coittant a donné lecture d'une romance de sa composition sur le dévouement de la citoyenne Sombreuil; sa généreuse action a été célébrée de la manière la plus touchante: l'héroïne était présente et écoutait la tête baissée; son visage était baigné de pleurs.»
«L'héroïne était présente»,—et sans doute l'assemblée nombreuse. On n'eût pas manqué de faire remarquer à Coittant l'oubli du verre de sang, si le fait eût été authentique.
M. Louis Blanc a expliqué ce qui a pu donner lieu à cette sinistre légende. Mlle de Sombreuil allait s'évanouir, lorsque l'un des massacreurs lui présenta un verre d'eau dans lequel une goutte de sang tomba de la main de cet homme. Le fait a été rapporté à M. Louis Blanc par une amie de Mlle de Sombreuil, qui l'avait conté elle-même pour prouver que les meurtriers de l'Abbaye (sans excuse devant l'histoire et la morale) n'étaient pas absolument insensibles.
Mais non, c'est à l'auteur du Mérite des femmes que nous devons ce conte qui a fait fortune. Après avoir célébré le dévouement de Mlle de Sombreuil, laquelle avait partagé la captivité de son père, et, l'accompagnant devant ses juges, avait plaidé pour lui de toute sa jeunesse et de toutes ses larmes, après avoir écrit….
Une fille au printemps de son âge,
Sombreuil, vient, éperdue, affronter le carnage.
Etc., etc.
Legouvé, qui (il le dit lui-même) ne put placer le verre de sang dans son poëme, ajouta une note en prose où il raconta—le premier—quelle condition on mit—selon lui—à la délivrance de M. de Sombreuil. Legouvé ignorait donc comment fonctionnait le tribunal de l'Abbaye; il ne savait pas que tout prisonnier déclaré en liberté par Maillard, entre les deux guichets, ne courait plus aucun danger au dehors? Et n'est-ce pas à Maillard lui-même que M. de Sombreuil dut la vie, à ce Maillard qui, dit M. Michelet, s'en alla de l'Abbaye emportant la vie de quarante-trois personnes qu'il avait sauvées et l'exécration de l'avenir? Il est hors de doute, en effet, que Stanislas Maillard ait prononcé cette belle parole: «Je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.» On la retrouve citée dans le Patriote français de Brissot, qu'on ne peut accuser de partialité en faveur des septembriseurs.
Delille n'a pas imité Legouvé, et, dans son poëme de la Pitié, il s'est abstenu de parler du verre de sang. Les poëtes se suivent et ne se ressemblent pas.
Je reconnais d'ailleurs que l'abnégation et l'amour filial de Mlle de Sombreuil furent absolument admirables en ces journées terribles. J'ai dit qu'elle avait obtenu la faveur d'aller retrouver son père dans sa prison, et l'on pourrait s'étonner de rencontrer à cette époque ce singulier mélange de rigueur et de pitié. Qui pourrait arracher aujourd'hui cette grâce de partager la captivité d'un détenu? Et Mlle de Sombreuil ne fut pas la seule qui s'enferma ainsi avec un parent. La marquise de Fausse-Landry ne demeura-t-elle pas dans la prison de son oncle, l'abbé de Rastignac? Mme de Fausse-Landry a même publié une relation des massacres de septembre, et il n'y est point question du verre de sang bu par Mlle de Sombreuil. On pourrait d'ailleurs invoquer son témoignage, car Mme la marquise de Fausse-Landry vit encore, croyons-nous, à Paris.
Nous admirons certes autant que personne l'héroïsme de Mlle de Sombreuil. Elle a partagé la captivité de son père, elle eût voulu à coup sûr partager sa condamnation. Mais, énergiquement, nous nions qu'elle ait pu ou dû boire un verre de sang. M. le comte de Sombreuil a beau citer dans sa lettre un Extrait du registre des arrêtés du comité de législation (séance du 26 thermidor an III), cet extrait constate simplement avec nous son courage inouï et sa piété filiale. Il ne dit rien, et pour cause, du verre de sang.
Bref, l'horrible anecdote est apocryphe.
Tout le prouve.
L'histoire: sur le registre de l'Abbaye, en regard du nom de Sombreuil et de la main même de Maillard, de cette écriture calme et correcte, il est porté: «Jugé par le peuple et mis en liberté.» Qu'avait-on besoin, encore un coup, de racheter M. de Sombreuil en vidant un verre de sang, puisqu'il était libre?
La physiologie: M. Barthélémy Maurice, l'historien des Prisons de la Seine, a consulté des hommes de science qui lui ont affirmé que du cadavre d'un homme tué comme on a tué les prisonniers de l'Abbaye, il serait tout à fait impossible de tirer un verre de sang potable. Or, d'après M. de Sombreuil, le sang présenté à sa mère aurait été recueilli d'une blessure reçue à la tête par M. de Saint-Marsault, ce qui rend la chose encore plus invraisemblable.
La vérité est que Mlle de Sombreuil aura bu quelque verre d'eau ou de vin (on en avait distribué aux travailleurs), et la preuve, c'est que Mlle Cazotte, qui, elle aussi, sauva son père une fois, en fit autant. Le fils de Cazotte, qu'on ne peut accuser d'être un ami de la Révolution, le dit tout au long en contant qu'elle but à la santé de la nation: «C'est par exagération qu'il a été dit qu'un verre de sang des victimes lui avait été versé (à Mlle de Sombreuil); les verres portaient les traces des mains auxquelles ils servaient, et la même santé avait été imposée à ma soeur.» (Témoignage d'un royaliste, par J. S. Cazotte, in-8°, 1839.)
Mais il ne suffit pas à M. le comte de Sombreuil que sa mère ait bu un verre de sang, ce qui est—l'assertion de Cazotte suffirait à le prouver—complétement erroné. M. de Sombreuil veut aussi que Mlle de Sombreuil ait été menacée ensuite de l'échafaud.
«Mlle de Sombreuil, ajoute-t-il dans sa lettre, ne jouit pas longtemps du triomphe dû à son sublime dévouement. Son père et son frère aîné, incarcérés de nouveau en 1793, elle obtient encore de les suivre. Traduits au mois de mai devant le tribunal révolutionnaire, ils furent conduits à l'échafaud.
«Mais un décret de la Providence devait sauver une seconde fois ma mère. Le même homme qui; dans le choeur de l'Abbaye, avait fait entendre le cri de grâce et suspendu ainsi le poignard des assassins, l'ayant reconnue dans la fatale charrette, les mains liées derrière le dos, il la saisit par les poignets et la précipita hors de la voiture.»
Or, aucune biographie de Mlle de Sombreuil n'indique ni sa condamnation, ni la façon extraordinaire dont elle aurait été sauvée par un honnête massacreur, un septembriseur ex machina, aidé d'un décret de la Providence. On peut tenir ce fait pour complétement imaginaire. En effet, M. de Sombreuil, impliqué dans le procès des chemises rouges, et son fils; pris à Quiberon les armes à la main, ont été condamnés le 17 juin 1795 (et non 1793, comme dit M. de Sombreuil); et—c'est M. F. Lock qui veut bien me le faire remarquer—la liste officielle des condamnés ne porte pas le nom de Mlle de Sombreuil, preuve évidente que celle-ci ne fut pas condamnée, et par conséquent ne fut ni mise dans la charrette des exécutions, ni arrachée à la mort par le moyen impossible qu'on a indiqué. Au surplus, il existe une lettre de Mlle de Sombreuil à Fouquier-Tinville, où elle intercède pour les deux accusés. Il est donc bien évident qu'elle n'était point impliquée comme ils le furent, dans le complot de Batz. Cette lettre, d'ailleurs, mériterait d'être citée. J'y remarque, entre autres choses, ce singulier passage: «Je me repose sur ta justice; ton âme intègre et pure, ton dévouement à ta patrie te feront un devoir d'examiner avec ta sévérité, mais aussi avec ta justice ordinaire, la conduite des deux individus.»
La présente question, du reste, a été traitée et discutée longuement dans l'Intermédiaire (année 1864), et, l'enquête terminée, il s'est trouvé que tous les témoignages concordent à faire rejeter comme fantastique l'incident du verre de sang. On voit pourtant que la légende n'est pas tout à fait morte. J'aurais été heureux, pour ma part, si j'avais pu contribuer à la détruire, dans l'intérêt de la vérité et de l'histoire.
Je ne voudrais pas rouvrir aujourd'hui un débat qui me paraît clos. Voici pourtant, à propos du verre de sang de Mlle de Sombreuil, une lettre et un document que je ne puis m'empêcher de passer sous silence. Le document en question est, croyons-nous, inconnu en France. Il vaut donc la peine d'être publié.
«Mon cher ami,
»Il y a deux ans et demi, M. Louis Blanc, répondant à une critique de la Revue d'Édimbourg qui mettait en doute l'exactitude de certains passages de son Histoire de la Révolution française, publia, en anglais, dans l'Athenæum (26 septembre 1863), une curieuse lettre qui lui était adressée par une vieille dame française, au sujet de l'épisode de Sombreuil. Cette dame, que ses opinions royalistes ne peuvent rendre suspecte de partialité, tenait de Mlle de Sombreuil elle-même le détail des faits qu'elle relate, et qui sont une preuve de plus contre la fable du verre de sang.
»Je ne sache pas que cette lettre ait été publiée en France. A tout hasard je traduis à votre intention ce précieux document, enchanté qu'il achève de vous donner raison dans l'intéressante polémique que vous avez si victorieusement engagée.
»Tout à vous.
Voici maintenant la lettre que M. Paul Parfait a bien voulu traduire pour nous:
«Cher monsieur Louis Blanc,
»Vous me demandez si rien n'est venu modifier mon opinion depuis le jour où je vous ai raconté la vérité, quant aux faits relatifs à Mlle de Sombreuil, pendant les journées à jamais lamentables de septembre 1792.
»Mon opinion est et devait naturellement rester la même, car je tenais ces détails de la bouche même de Mlle de Sombreuil. Je ne puis mieux vous convaincre de l'exactitude de mes assertions qu'en vous racontant de quelle manière la version de l'aventure fut portée à ma connaissance par cette héroïne de la piété filiale.
»En 1815, à l'époque des événements du 20 mars, étant très-jeune, je vivais avec ma famille à Paris, rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, n° I. Mon frère aîné, étudiant en droit, partit, comme beaucoup d'autres, pour aller rejoindre Louis XVIII à Gand. Dans la même rue, au n° 3, habitait une veuve nommée Mme de Montarant (je puis mal orthographier le nom). Cette dame avait une fille plus âgée que moi, et un fils, chevau-léger dans une des quatre compagnies qu'on nommait alors la maison du roi. M. Aimé de Montarant, fils unique, se montrait peu empressé de rejoindre à Gand ceux de ses camarades qui avaient suivi le roi, et cela par égard pour sa mère dont il était tendrement aimé. Ayant appris le départ de mon frère, celle-ci pria ma mère de lui faire savoir, dès qu'elle aurait de ses nouvelles, comment il s'y était pris pour passer la frontière sans être arrêté. Son fils lui avait promis de ne pas partir avant d'avoir reçu cette information: il ne partit point. De tout ceci il résulta que mon frère, à son retour de Gand, nous trouva en relations avec la famille Montarant, que j'ai depuis longtemps perdue de vue. Quoi qu'il en soit, à l'époque dont je parle. Mlle de Montarant vint un jour, de la part de sa mère, nous inviter tous à dîner. Ma mère, je ne sais pourquoi, montrant quelque hésitation, Mlle de Montarant lui dit: «Il y aura une de nos cousines, Mlle de Sombreuil, maintenant Mme de Villelume, si fameuse par le courage qu'elle montra en septembre 1792, courage auquel son père dut la vie, malheureusement pour peu de temps.» Le désir de voir Mlle de Sombreuil eut raison des hésitations de ma mère. Cette dame n'avait que quelques jours à dépenser à Paris. Elle y était venue pour attendre le retour de son mari, qui, ayant suivi le roi à Gand, faisait partie du corps dit des officiers sans troupes, corps presque entièrement composé de vétérans de la première émigration. Mme de Villelume, si je ne me trompe, habitait, depuis son retour en France, dans le Limousin, lieu de naissance de son mari, lequel était, par parenthèse, un de ses cousins. Elle avait un fils qui me parut, à vue d'oeil, avoir une douzaine d'années. Mme de Villelume, à ce qu'on m'a dit, mourut quelques années après, à Avignon.
»Pendant le dîner je remarquai que cette dame ne buvait que du vin blanc. Je dis à Mlle de Montarant: «La répugnance insurmontable qu'éprouve Mme de Villelume à prendre du vin rouge tient sans doute au souvenir du verre de sang qu'elle fut forcée de boire?—Elle n'a jamais bu de verre de sang! répondit Mlle de Montarant; c'est là une erreur que je vous engage à redresser, comme elle ne manque pas de le faire chaque fois qu'elle en trouve l'occasion.» Son cousin l'ayant alors invitée à parler, Mme de Villelume s'exprima à peu près comme il suit: «Je ne dirai pas que ce soit jamais sans un sentiment des plus pénibles que je reporte mes souvenirs sur ce terrible épisode de ma vie, ni que je puisse accorder aucune sympathie aux instruments d'un parti qui fut pour moi la cause de tant de malheurs; mais je crois qu'il est de mon devoir de ne pas souffrir qu'un crime, qui ajouterait une nouvelle atrocité à tant d'horreurs, soit imputé à tort à ceux qui me rendirent mon père. Voici la vérité: Quand les meurtriers, touchés de mes efforts pour sauver mon père, m'accordèrent sa vie, vaincue par l'émotion, je me sentis défaillir. Alors les meurtriers, par un sentiment difficile à concevoir de la part de gens qui avaient commis tant de crimes, m'emmenèrent devant la porte d'un café voisin. L'un d'eux, ayant demandé un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger, m'en fit boire quelques gouttes qui me ranimèrent; mais ses doigts teints de sang avaient taché le verre. Mon premier mouvement, à la vue de la main ensanglantée tendue vers moi, fut de me retourner avec horreur; sur quoi un de ceux qui me soutenaient murmura à mon oreille: «Bois, citoyenne, et pense à ton père.» Ainsi fis-je, mais jamais depuis je n'ai vu de vin rouge dans un verre sans être prise de frisson.»
»Tel est, cher monsieur, le récit authentique des faits, tel que
je le tiens de Mlle de Sombreuil elle-même.
»Je vous autorise volontiers à faire de ce renseignement l'usage
qui vous paraîtra convenable.
»Vc DE MONTMAHON, née ROUSSEL.»
Et maintenant la question est jugée.
LA MAISON DE MARAT 1793-1870
Vieilles maisons! vieux souvenirs!
Combien de fois n'ai-je point cherché, dans les rues de Paris, les traces du passé? Avec quelle fièvre j'interrogeais les coins de rues, les logis aux façades antiques! Que de souvenirs historiques ramassés en passant!
Connaissiez-vous le coin de Paris qui s'appelait les piliers des Halles, un pauvre coin—bien innocent, bien pittoresque—où le peintre retrouvait comme un reflet du Paris de la Fronde, où le rêveur pouvait se figurer que Molière avait gaminé? J'y avais passé souvent, m'arrêtant tout exprès devant ces boutiques obscures où s'entassaient, dans un pêle-mêle et une ombre bizarres, des meubles et des souliers, des bonnets de tulle et des chaussons de lisière, un assemblage de marchandises diverses, des fauteuils et des légumes, des sabots et de la volaille que des marchandes inamovibles, et conservant encore le type de ces femmes qui acclamaient le duc de Beaufort, débitaient, superbes sur leurs tabourets de paille, le gueux de terre sous leurs pieds, comme des sénateurs sur leurs chaises curules. Tout cela a disparu.
N'ai-je point revu Denis Diderot, ce bon, ce grand, ce fougueux génie, en passant devant cette maison de la rue Taranne qui fait l'angle de la rue Saint-Benoît et où maintenant on a établi un café? Et d'Holbach, ne l'ai-je point rencontré, lui aussi, devant cette maison de la même rue, maison qui fut la sienne et où l'on voit à cette heure un établissement de bains?
Place Scipion, à l'endroit où l'on a établi la boulangerie des hospices civils, n'ai-je point foulé, comme tant d'autres, la place où sont enfouis les os de Mirabeau? Oui, l'orateur puissant, le Titan de la tribune est là, sous ces pavés; il est là, avec tant d'autres cadavres, avec Pichegru, avec tous ceux qui furent enterrés au cimetière Sainte-Catherine.
Et Marat, qu'on crut jeté à l'égout de la Halle (on n'y jeta que son buste), n'est-il pas enterré dans un coin ignoré du cimetière Sainte-Catherine?
Je pense à Marat, et le nom de Charlotte Corday vient sous ma plume. Rue d'Argout, au nº 17, dans une maison dont la façade est aujourd'hui réparée, mais qui naguère encore montrait des fenêtres en guillotine,—maison de chétive apparence, étroite, à boutique fermée et occupée naguère par une serrurerie—lorsque Charlotte Corday vint à Paris pour assassiner Marat, un hôtelier tenait là, rue des Vieux-Augustins, comme s'appelait alors la rue, l'hôtel de la Providence. Charlotte y descendit; elle n'était pas fort éloignée du logis de Saint-Just, qui demeurait rue Gaillon, à l'hôtel des États-Unis (n° 11 aujourd'hui). Ce fut de ce logis qu'elle partit pour aller frapper l'ami du peuple.
Singulier ami, flatteur plutôt. On a retrouvé, aux Archives nationales, mainte pièce qui donne une idée exacte de ce qu'était Marat savant—un empirique bâtonné souvent par les grands seigneurs auxquels il réclamait ses gages, et qui, se plaignant devant le commissaire, n'en gardait pas moins rancune des coups reçus.
Mon ami M. Émile Campardon, l'érudit historien du XVIIIe siècle, m'a communiqué maintes pièces qui prouvent à la fois combien Marat eut de mésaventures avec ses clients mécontents, et combien aussi ses malades le traitaient de façon étrange.
Une seule de ces pièces suffira pour confirmer ce que je veux dire:
L'an 1777, le samedi 27 décembre, dix heures du soir, en notre hôtel et par-devant nous, Antoine-Joachim Thiot, est comparu M. Jean-Paul Marat, docteur en médecine et médecin des gardes du corps de Monseigneur le comte d'Artois, demeurant à Paris, rue de Bourgogne, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice. Lequel nous a rendu plainte contre M. le comte de Zabielo, Polonois de nation, demeurant à Paris, rue Coq-Héron, hôtel du Parlement d'Angleterre garni; contre M. Darnouville, demeurant à Paris; le sieur Darbel, demeurant aussi en cette ville et le nommé Flamand, domestique de dame Courtin, ci-après nommée, et nous a dit que, s'étant rendu aujourd'hui à sept heures du soir chez la dame Courtin, rue Neuve-Saint-Roch, qu'il traitoit depuis neuf semaines d'une maladie de poitrine, pour lui faire sa visite de médecin comme de coutume, il a trouvé dans l'antichambre mondit sieur le comte de Zabielo, qui, au lieu de le laisser entrer dans la chambre de la malade, l'a fait passer dans une autre pièce où l'ont immédiatement suivi les sieurs Darnouville et Darbel; qu'à peine assis, mondit sieur le comte de Zabielo a commencé à lui faire des reproches sur l'état de la malade, quoiqu'il se soit beaucoup amélioré depuis qu'il la soigne, et sur les frais de la cure, quoiqu'il soit dû au comparant 27 louis pour ses honoraires; que des reproches le comte de Zabielo est passé aux injures; qu'il a traité le comparant de charlatan; que lui, comparant, s'étant levé, a répondu qu'il étoit surpris qu'on l'eût fait venir pour l'insulter et qu'il n'étoit pas fait pour souffrir de pareils procédés. Sur quoi mondit sieur de Zabielo lui auroit porté un coup de poing sur la tête; qu'au même instant il s'est trouvé assailli par lesdits sieurs de Zabielo, Darnouville et Darbel, qui l'ont frappé sur la tête, lui ont arraché beaucoup de cheveux et lui ont fait des marques de leurs violences au doigt et sur la lèvre inférieure: en effet, nous avons aperçu de petites excoriations, l'une au petit doigt de la main gauche et l'autre au visage, sous la lèvre inférieure du plaignant; qu'il n'est parvenu à se dégager qu'en mettant l'épée à la main pour les repousser, qu'à l'instant il s'est senti saisi le bras par eux, qui ont sauté sur la lame de son épée, qu'ils ont cassée; que dans un moment aussi critique il auroit crié à son laquais, qui étoit resté dans l'antichambre: «A moi, Dumoulin! on m'assassine!» Que son laquais, entendant le bruit, étoit accouru, et voulut entrer; mais le dit Flamand l'en vouloit empêcher. Que de suite ce dernier fut joint auxdits sieurs de Zabielo, Darnouville et Darbel en disant: «Laissez-moi faire, monsieur le comte, j'aurai bientôt fait son affaire.» Que le plaignant, livré à leur fureur, s'étoit vigoureusement défendu et qu'à l'aide de son laquais qui crioit sans cesse aux assaillans: «Ne le tuez pas!» il s'étoit enfin débarrassé. Qu'en se retirant, il avoit été poursuivi et assailli de nouveau par ledit Darnouville, dont il s'étoit dégagé avec la poignée de son épée. Que parvenu à gagner la rue, il s'étoit rendu chez lui pour examiner l'état de sa tête où il sentoit de vives douleurs et où il a vu les signes de violence ci-dessus énoncés, et de là chez nous, pour des faits ci-dessus, circonstances et dépendances, nous rendre la présente plainte contre lesdits sieurs de Zabielo, Darnouville, Darbel, Flamand et autres, leurs complices, fauteurs et adhérens. Que, comme homme public, il dénonce au ministère de M. le procureur du roi, attendu que les fonctions du plaignant l'engagent à prêter ses secours à quiconque en a besoin, et doit avoir toute sûreté à cet égard, remettant là-dessus sa vengeance au ministère public. Nous requérant acte de tout ce que dessus[7].
[Note 7: L'information eut lieu le 17 janvier suivant, avec Marat (qui se dit âgé de trente-trois ans) et Nicolas Dumoulin (vingt-cinq ans), domestique, pour témoins. Cette information ne nous apprend rien de nouveau.]
Signé: JEAN-PAUL MARAT; THIOT.
En sortant du Luxembourg, l'autre jour, j'ai voulu, à deux pas de là, visiter une maison condamnée, elle aussi! l'ancien appartement de Marat. Au simple point de vue historique, cette maison valait un souvenir.
Elle porte aujourd'hui le nº 20 de la rue de l'École-de-Médecine, l'ancienne rue des Cordeliers. «C'est, dit M. Michelet, la grande et triste maison avant celle de la tourelle, qui fait le coin de la rue.» Construction du dix-septième siècle avec escalier assez large, à rampe de fer historié. C'est par là que Charlotte a passé, pâle sans doute et contenant les palpitations de son coeur. La concierge vous avertit qu'on ne visite point l'appartement de Marat. Sévère consigne. Mais tant de curieux se présenteraient, en effet, chaque jour. Il faut avoir un certain courage pour loger dans des lieux historiques et soutenir ainsi de continuels assauts. Cet appartement est au premier, et le locataire actuel est le docteur Galtier, un savant médecin, l'auteur d'un remarquable Traité de toxicologie. J'ai eu un moment l'idée, pour pénétrer jusqu'à lui, de me donner pour malade. Mais quoi! j'ai craint qu'il ne m'ordonnât le Midi brusquement. La surprise eût été inattendue.
Je pus entrer enfin. La chambre étroite, mais point obscure, quoi qu'en ait dit M. Michelet, est la dernière au fond de la cour après deux ou trois autres assez petites. Ce n'est pas même une chambre, c'est un cabinet. Rien n'est resté au surplus du temps passé. Un papier à fleurs jaunes tapisse à présent cette pièce. Au fond, à l'endroit où étaient placés la baignoire et l'escabeau, est accrochée une photographie de la peinture de Paul Baudry, la Mort de Marat, avec une dédicace au docteur Galtier. M. Baudry est venu là étudier. Des brochures encombrent ce cabinet, et l'on peut se figurer que ce sont encore là quelques-unes de ces piles de journaux oubliées par les porteurs, les plieurs, qui allaient et venaient jadis à travers ces chambres, tout le jour durant.
Mais comme la vue de ces petites pièces si étroites détruit l'effet produit par le tableau de Henri Scheffer, placé dans les galeries du Luxembourg! Scheffer a représenté une chambre dix fois trop vaste. Il a groupé toute une foule autour de la baignoire; or la vérité est que dans la salle de bain, six personnes auraient peine à se tenir debout. Paul Delaroche, au surplus, a commis une erreur pareille, et le billot et la hache de l'exécution de Jane Grey, conservés à la tour de Londres, ne sont pas semblables à ceux qu'il a peints sur le tableau qu'a gravé Mercury.
Il vaut infiniment mieux voir les choses telles qu'elles sont. Pourtant la demeure de Marat, telle que je me la figurais, sombre, noire, affreuse, tenant de la cave et de la tanière, parlait mieux à mon imagination.
On ne peut, il est vrai, la juger par ce qu'elle est aujourd'hui. La pioche des démolisseurs va tantôt jeter à bas la maison, mais le temps s'est déjà chargé de la transfigurer. A cette place où Charlotte Corday planta son couteau dans le coeur du conventionnel, on rencontre un logis propre et gai, paisible et simple, heureux, pour tout dire, et qui fait songer à ces touffes d'herbe qui poussent sur l'emplacement des échafauds.
En m'éloignant, j'ai jeté un coup d'oeil aux croisées de la rue. Lorsque Danton logeait cour du Commerce et qu'il allait aux Cordeliers, il s'arrêtait parfois sous ces fenêtres, et de sa voix puissante:—Hé! Marat, disait-il. Une des fenêtres s'ouvrait. La tête livide de Marat, enveloppée dans quelque mouchoir, se montrait:—Je descends! Et tous deux allaient au club voisin, où Camille Desmoulins, peut-être, les attendait déjà.
Le cordonnier Simon, lui aussi, demeurait près de là.
Cette mort de Marat eut son épilogue d'ailleurs et causa d'autres morts encore—et cela par une sorte de magnétisme fatal.
L'histoire de la guérite où presque chaque soir se suicidaient, à la porte d'un maréchal de France, les sentinelles qu'on y plaçait, date du premier empire. Elle est demeurée légendaire. Napoléon fit enlever la guérite, et l'on ne se suicida plus à cet endroit-là. Il y a, dans les suicides, des courants et presque des modes. On se tue volontiers parce qu'un autre s'est tué. Eh bien! après la mort de Marat, on avait exposé dans une sorte de niche, près du Carrousel, la baignoire dans laquelle Marat avait été assassiné et qui figure aujourd'hui au musée Tussaud, à Londres. Cette baignoire, d'aspect étrange, en forme de sabot, était éclairée, la nuit, par des torches qui lui donnaient je ne sais quel fantastique aspect, si bien que la sentinelle chargée de la garder prenait peur volontiers; mais, chose singulière, au lieu de fuir, se déchargeait à elle-même un coup de fusil dans le crâne. Il y avait là comme un magnétisme malsain, un terrible attrait. Bref, on donna l'ordre d'ôter de sa niche la baignoire de Marat; et le Carrousel n'entendit plus parler de suicide nocturne.
La Rotonde du Temple, cette propriété d'un poëte, elle n'est plus!—Oui, elle appartenait à un poëte.
Tous les cousins de Gilbert ne meurent pas à l'hôpital. M. Alfred de Vigny possédait une ou deux îles—un vrai royaume—dans l'Océanie; et les journaux annonçaient naguère qu'un poëte, M. Laurent Pichat, venait de recevoir plus d'un million et demi d'indemnité en échange de la Rotonde du Temple, qu'il abandonnait à la pioche des démolisseurs.
Pioche insatiable et terrible qui va, vient, cogne, lézarde, éventre, renverse avec une étonnante rapidité, une persistance sourde. «Tout arrive», disait M. de Talleyrand.—Tout s'en va, eût-il pu dire. La véritable lamentation du moment apporte une variante à la plainte de la veille, et Jérémie s'écrie maintenant:
Hélas! que j'en ai vu démolir de maisons!
Cette Rotonde du Temple était un des coins les plus curieux de notre étonnant Paris, une de ces originales verrues que Montaigne eût aimées sans peine. Elle datait du siècle passé; à peine peut-on voir encore quelques débris de ses arcades circulaires. Elle s'élevait naguère haute, droite, sur ses colonnes toscanes, abritant toute une population laborieuse, garnie de magasins hybrides où s'amoncelaient comme en une hécatombe tous les vêtements que Paris abandonnait à Paris.
Le spectacle était fort curieux le soir, vers onze heures, lorsque venaient, les uns après les autres, les marchands d'habits apporter le butin de leur journée et le céder aux vendeurs. Le hasard en son ironie y faisait des rapprochements étranges, et l'habit noir du dandy, le paletot de l'employé, la casquette de l'ouvrier et le chapeau de la femme entretenue s'y rencontraient, étonnés de cette promiscuité, comme pour fournir maintes réflexions au promeneur en quête de philosophie banale.
Combien regretteront cette Rotonde, sans compter les romanciers, qui en ont si largement usé lorsqu'il leur fallait un peu de pittoresque?
Mais de quoi n'use et n'abuse pas un romancier?
La demi-lorette y puisait tout un arsenal de séductions au rabais qu'elle revendait avec prime; la vanité du pseudo-gandin à la bourse légère y venait pourchasser l'élégance; la médiocrité y trouvait le nécessaire, et Mélingue, ce grand artiste plastique, disait un jour qu'il ne composait jamais un costume sans en avoir cherché les éléments dans les vieilles étoffes ou les habillements accrochés au Temple.
Car le passé, aussi bien que le présent, était le tributaire de la Rotonde, et toutes les grâces, et tous les atours des siècles évanouis se retrouvaient là, poudreux et dormant sous d'épaisses couches de guenilles.
Que de sources alimentaient le pandémonium des hardes!—Il y en avait même de bourbeuses.—Un exemple qui date de loin:
Le général Dorsenne, rival de Murat pour l'élégance militaire, tenait à se rendre digne de la parole de l'empereur Napoléon Ier, lequel disait:
—Voulez-vous voir le type du général français? Regardez Dorsenne un jour de bataille!
Il avait donc acheté un uniforme neuf et des plus magnifiques. Le départ étant proche, le costume avait été emballé avec les autres bagages, et Dorsenne se proposait de l'étrenner au premier combat.
La veille de son départ, il se rend à la Gaîté, où un nouveau drame de
Guilbert de Pixérécourt attirait tout Paris.
Le rideau se lève; un acteur entre en scène. C'est Tautin, l'artiste aimé, le grand-père de l'Eurydice d'Offenbach, Tautin vêtu d'un superbe costume de général.
Dorsenne pousse un cri; il n'en peut croire ses yeux: c'est son uniforme que porte l'acteur. Il fait appeler Tautin, qui accourt.
—Quel est ce costume? De qui le tenez-vous?
—Je l'ai acheté au Temple.
Un domestique du général avait envoyé les bagages de Dorsenne aux revendeurs de la Rotonde. Le général n'avait pas le temps de se fâcher; il partit de fort méchante humeur, fit avec son vieil uniforme toute la campagne de Prusse, et sa brigade n'en marcha pas plus mal.
Il n'y a plus trace de la Rotonde et l'on n'aura plus que la consolation de la contempler en effigie toutes les fois qu'on reprendra le Fils du Diable, Paul Féval ayant placé là une des principales scènes de son drame. La démolition a été rapide, et les anciens hôtes de la Rotonde n'ont pas vu s'écrouler sans regret leur demeure. L'homme comprend si bien le prix du temps et des choses, qu'il s'attache à tout ce qui l'entoure et jusqu'aux pierres qui forment son logis. On ne voit pas sans émotion disparaître une maison (si noire et si vieille qu'elle soit), où l'on a mis quelque chose de sa vie! Les marchands du Temple ont voulu tous emporter une photographie de la Rotonde. Combien de fois la regarderont-ils en songeant au passé plein de souvenirs!
M. Laurent Pichat parlait dernièrement de certaine tradition,—qu'il
tenait de M. Laboulaye,—et qui se rapportait à la Rotonde du Temple.
Il s'agissait d'un testament de la reine Marie-Antoinette caché dans la
Rotonde. On devait le retrouver sans doute.
Un testament de la reine! Voilà qui doit intéresser les lecteurs des Histoires de Marie-Antoinette, publiées par MM. de Goncourt et M. de Lescure.
Mais que faut-il penser de la nouvelle?
Je demanderai à M. Laboulaye la permission de citer la lettre qu'il a bien voulu m'écrire à ce sujet.
»Il y a, en effet, dans ma famille, une tradition conservée depuis soixante-dix ans, à tort ou à raison, et qui est celle-ci:
»C'est mon grand-père, Jean-Baptiste Lefebvre de la Boulaye, ancien notaire du roi Louis XVI, qui a bâti la Rotonde du Temple sur des terrains achetés à l'ordre de Malte, et dans l'intention assez étrange d'en faire un lieu d'asile pour les débiteurs poursuivis par leurs créanciers; les biens du Temple (qui appartenaient à l'ordre de Malte) étaient à l'abri des officiers de justice.
»Mon grand-père habitait la Rotonde à l'époque où le roi et la reine étaient enfermés dans la Tour du Temple; ma grand'mère, qui se nommait Savin de la Guerche, était une Vendéenne et une ardente royaliste. Son frère fut aide de camp de Charette et fusillé en Vendée. Suivant notre tradition de famille, ma grand'mère communiquait par signes avec madame de Tourzel, qui était enfermée avec la reine, et on lui aurait jeté le testament de la reine, qu'elle aurait caché dans la Rotonde. Ma grand'mère fut si vivement émue par les événements de la Révolution qu'elle en perdit la raison; de façon qu'il m'est assez difficile de dire si ce n'est pas dans son égarement qu'elle a cru s'être mis en correspondance avec la reine. Ce qui est probable, c'est que Marie-Antoinette a dû faire un testament; ce qui est sûr, c'est que nous ne l'avons pas.
»Cette tradition n'a pas grande valeur si, comme il est probable, on ne trouve rien dans la démolition; mais si l'on trouvait un papier quelconque concernant le roi ou la reine, elle en prouverait l'authenticité. Je vous la donne telle que je l'ai reçue; mon père est mort depuis longtemps, mais, sur ce point, il n'en savait pas plus que ce que je vous dis: il croyait cependant à l'existence du testament. Mais il était fort jeune en 1793, étant né en 1780.
C'est la démolition complète de la Rotonde qui seule pouvait donner tort ou raison à cette tradition, de toute façon fort curieuse.
Ma curiosité fut bientôt satisfaite. Le rédacteur en chef du journal où je publiais les lignes qui précèdent reçut la lettre suivante:
«Paris, le 3 juillet 1863.
»J'ai vu avec plaisir la notice intéressante que l'un de vos collaborateurs a publiée sur la rotonde du Temple, dans un des derniers numéros du journal.
»Quoique n'ayant pas l'honneur d'être connu de votre collaborateur, M. Jules Claretie, je me promettais bien de prendre la liberté de lui envoyer copie des documents que nous pourrions trouver dans les démolitions, persuadé qu'il me pardonnerait la liberté grande en faveur de l'intention. Malheureusement le succès n'a pas répondu à ses espérances.
»Hier, le dernier coup de pioche a fait disparaître la dernière pierre de la Rotonde; et, en fait de documents historiques, nous n'avons trouvé que la plaque commémorative de la pose de la première pierre de la Rotonde ou portiques du Temple, en 1788, et celle de la pose de la première pierre du vieux Marché, en 1809. Pensant qu'il peut être agréable à votre collaborateur de prendre connaissance de ces deux pièces, je lui en envoie la copie fidèle.
»Et maintenant, monsieur, je crois qu'il faut renoncer à l'espoir de jamais retrouver le testament de Marie-Antoinette. Il peut être regardé comme fait acquis désormais à l'histoire, ou que l'infortunée reine n'aura pas fait de testament, ou que ce testament, confié à d'autres mains que celles des habitants de la Rotonde, aura été détruit, soit par accident, soit avec intention. Ce doute ne sera probablement jamais changé en certitude.
»Veuillez croire, monsieur le rédacteur en chef, à ma considération la plus distinguée.
»ERNEST LEGRAND,
»Architecte, inspecteur des travaux du nouveau Marché,
3, rue Payenne.»
Voici le texte des pièces justificatives jointes à la lettre de M.
Ernest Legrand:
«Bâtiment isolé, de 37 toises de long sur 17 de large, avec galerie formée par 44 colonnes portant arcades, élevé sur les dessins de F. V. Perrard de Montreuil, architecte.
»La première pierre en a été posée le 10 juin par très-haut et très-puissant seigneur Mgr Alexandre-Emmanuel, bailly de Crussol, grand'croix non profez de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, chevalier des ordres du Roi et de Saint-Louis, maréchal des camps et des armées de Sa Majesté, capitaine des gardes du corps de Mgr le comte d'Artois, administrateur général du grand prieuré de France, pour S. A. Mgr le duc d'Angoulême;
»En présence de M. de Ligny de la Quénoy, prieur curé du Temple; de MM. Prévaud et de Ricard, chanoines du Temple et de M. Lefèvre de la Boulaye, secrétaire du Roi, propriétaire à titre de bail emphytéotique des terrain et bâtiments; Louis-Adrien Le Paige étant bailly; Charles-Pierre Le Paige, lieutenant du baillage; Antoine-Gabriel Pangue, commissaire du Temple; François-Valentin de Jouy étant régisseur et receveur général du grand prieuré de France.»
(Copie de la plaque en cuivre trouvée, le 30 juin 1863, à la démolition de la Rotonde du Temple.)
«Paris, le 30 juin 1863.
»Pour copie conforme à l'original,
»E. LEGRAND,
»Architecte, inspecteur des travaux.
»NOTA. Il n'y avait pas de monnaies.»
Copie de l'inscription gravée sur la plaque de cuivre placée dans la boîte contenue dans une cavité de la première pierre posée lors de l'inauguration de l'ancien marché du Temple, laquelle a été découverte le 14 mai 1863, lors des travaux de démolition:
Le 14 octobre 1809,
VI du règne de Napoléon,
Empereur des Français,
Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin;
Sous le ministère
De son Excellence Jean-Pierre Bachasson de Montalivet, comte
de l'Empire,
Commandant de la Légion d'honneur, Ministre de l'intérieur;
Étant préfet de police,
Louis-Nicolas-Joseph Dubois, comte de l'Empire,
Commandeur de la Légion d'honneur, Conseiller d'État à vie,
chargé du IVe arrondissement de la police générale;
les marchés établis des diverses places publiques de Paris,
pour la vente des hardes, linges et vieux fers,
ont été transférés
sur l'emplacement de l'ancien enclos du Temple;
la première pierre des fondations a été posée
par Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot, comte de l'Empire,
Commandant de la Légion d'honneur, Chevalier de l'ordre royal
de la Couronne de fer,
Conseiller d'État, Préfet du département de la Seine;
en présence
d'Athanase-Jean-Marie Bricogne, membre de la Légion d'honneur,
Maire du VIe arrondissement municipal de Paris
de Nicolas Goulet et Jean-Denis Toussaint Solle, ses adjoints,
et de Jacques Molinos, architecte, inspecteur général des
travaux publics du département de la Seine et de la ville de Paris;
Directeur des constructions.
NOTA. Sous cette planche de cuivre étaient placées, dans des cavités pratiquées dans l'épaisseur du fond de la boîte, deux pièces d'or: une de 20 fr., une de 40 fr.; cinq pièces d'argent: une de 5 fr., une de 2 fr., une de 1 fr., une de 1/2 fr., une de 1/4 de fr., et une de 10 cent. en métal de cuivre allié d'argent, portant la lettre N.
»Pour copie conforme à l'original,
»E. Legrand,
»Architecte, inspecteur des travaux.»
Paris s'en va! Paris s'écroule. De ce qui fut l'histoire, on a fait des gravois.
Il ne restera bientôt plus rien du Paris glorieux ou curieux d'autrefois.
Il est temps de rechercher les restes, ou les traces, de ce Paris dont on nous déshérite.
Dans ces courses pieuses, on irait volontiers au hasard, selon le caprice et la brise, aujourd'hui, rue du Faubourg-Poissonnière, dans la chambre du sergent Hoche, demain, à Versailles, respirer l'odeur vivifiante de salpêtre que semble avoir gardé le vieux Jeu-de-Paume.
La rue de Châteaudun occupe maintenant une partie du terrain où s'élevait, il y a quelques années encore, l'hôtel Chantereine. Des boutiques de parfumeurs ont remplacé les allées où Joséphine, qui avait fort besoin de parfumerie, errait au bras de son époux. Je revois encore, au nº 60 de la rue de la Victoire, la petite porte verte, armée de faisceaux consulaires, qui s'ouvrait sur l'allée de la maison et conduisait à l'hôtel. C'est là que se joua l'odieuse comédie du 18 brumaire, et que s'ourdit la conspiration.
Bonaparte n'était déjà plus l'officier inconnu, maigre, avide, ambitieux sans point d'appui, que le petit belvédère du quai Conti,—au haut de la noire maison qui fait le coin de l'étroite rue de Nevers,—avait vu dévorant ses rêves de jacobinisme effréné. Il avait oublié déjà ses relations républicaines, sa liaison avec les Robespierre, tous ses projets à la Brutus. Il était le vainqueur d'Italie et le vainqueur d'Égypte. Il venait d'abandonner, de laisser sans vêtements, sans argent, les troupes qui l'avaient suivi dans sa grande et folle aventure d'Orient. «Les troupes sont nues, écrivait Kléber, et Bonaparte n'a pas laissé un sou en caisse!» Et tandis que, superbe, résolu dans sa gaieté mâle, Kléber, trahi par Bonaparte, se disposait à mourir, Bonaparte, débarquant à Fréjus, songeait déjà à régner.
Il avait épousé, par passion, si on l'en croyait, par calcul, si on en croit l'histoire, cette Joséphine qui, plus âgée que lui, fort répandue dans le monde du Directoire, dansait jambes nues, avec la Récamier, et souffletait la République agonisante, elle qui, en nivôse an II, sollicitant coquettement du vieux et austère Vadier une audience, lui adressait cette lettre fameuse: «Je t'écris avec franchise, en sans-culotte montagnarde.» Les Mémoires de Barras diront bientôt, lorsqu'on les publiera, pourquoi, dans quel but, avec quel espoir, Bonaparte s'était épris si vivement d'une femme de trente-quatre ans, créole, c'est-à-dire fatiguée déjà[8].
[Note 8: Ce fut Joséphine qui mit à la mode pour les femmes les mouchoirs de dentelle qu'on tenait sur les lèvres, cela pour dissimuler ses dents, qui étaient fort laides.]
Ce n'était certes point par passion. De bonne heure il avait donné, d'un coup sec, un tour de clef à ses passions. L'amour est un boulet au pied des ambitieux. Le Corse était d'avis qu'il faut, matériellement et moralement, se servir des femmes; mais les aimer, jamais. Il les traitait comme des choses. Brutal avec Mme de Staël, il était cynique avec ses maîtresses. C'est la Contemporaine, cette folle éprise de César, qui raconte qu'un jour, comme elle lui demandait tendrement son portrait: «Ah! mon portrait? fit-il brusquement, eh bien, le voilà, tenez, et très-ressemblant!» Et il lui tendait une pièce de cent sous.
L'églogue avec lui devient facilement sanglante. Un jour, en Italie,—un dimanche,—des petites dames lui exprimant leur envie folle de voir une petite guerre: «Qu'à cela ne tienne, dit-il.» Il fait avancer un peloton contre un avant-poste autrichien. On se fusille et on nous jette huit grenadiers sur le carreau. «Voilà qui est fait, dit-il alors à ses visiteuses. Êtes-vous contentes?» On rapportait au camp français les cadavres des pauvres diables inutilement sacrifiés[9]. Ne croirait-on pas voir quelque condottiere italien du temps de Castruccio Castracani donner le spectacle d'un tournoi meurtrier à de blondes et belles capricieuses?
[Note 9: Voy. Arnaud (de l'Ariége).]
Cet homme évidemment n'aimait point Joséphine de Beauharnais. Il se servait de son influence, de son appui, pour risquer les premiers pas sur la route entrevue, quitte à congédier ensuite, comme il allait le faire, cette auxiliaire de la première heure.
L'hôtel Chantereine appartenait à Joséphine Tascher de La Pagerie.
Bâti par l'architecte Ledoux pour Condorcet, la veuve du girondin, soeur du maréchal Grouchy, l'avait vendu à Julie Carreau, qui, dans cet hôtel où devait venir s'établir Bonaparte après son mariage, avait épousé Talma. Au temps du comédien, la demeure était pleine de fêtes. Un soir, pendant qu'on y dansait et que les uniformes bleus des conventionnels se perdaient dans les robes de gaze des artistes du théâtre de la Nation, Jean-Paul Marat, au milieu du grand salon de l'hôtel, se heurta contre Dumouriez, qui le regarda, sans dire un mot, dans les yeux. Les joues bilieuses de Marat étaient devenues livides, et son regard jetait des flammes. Dumouriez sourit et passa. Mais l'autre, hochant sa grosse tête, sortit brusquement, et on l'entendit murmurer: «Celui-là sent le traître!»
Joséphine avait acheté l'hôtel Chantereine à Talma. Mariée au général, elle y vint vivre avec Bonaparte. Il y établit, dès son retour d'Égypte, son quartier-général de conspirateur. Quelle comédie incroyable on pourrait écrire avec les menus détails de cette conjuration de brumaire! Avec Bonaparte, le petit hôtel de cette rue Chantereine, qu'on débaptise et qu'on appelle, à cause de lui, rue de la Victoire, devient comme un ministère nouveau, un petit État dans l'État, le foyer de multiples intrigues, l'atelier où se fabrique doucement l'immense toile d'araignée dont une poignée de généraux va bientôt envelopper la malheureuse France.
Tout est mis à contribution; la famille entière, le nid des Bonaparte s'en mêle. Joséphine amadoue le pauvre et brave Gohier, cet héroïque Géronte républicain; Joseph, qui ose à peine se risquer dans l'affaire, est chargé de séduire Bernadotte et Moreau, et d'offrir au héros de Hohenlinden, de la part de son frère, des sabres égyptiens enrichis de diamants. Lucien, plus républicain d'aspect, n'attend que l'heure de trahir et de sacrifier la patrie à la famille. Les généraux, interrogés, sont pris par leur vanité, par leur sottise, par leur ambition, par leur haine. On dispose cet hôtel Chantereine comme un décor de théâtre. Dans les soirées, où Volney s'abaissera jusqu'à souffler, pour la faire refroidir, la tasse de thé du général, on suspend à la muraille les lances, les aigrettes et les sabres des mamelucks. On remise au grenier les meubles pour avoir l'occasion de faire asseoir les convives sur des tambours qui n'ont jamais vu l'Italie, et leur dire: Prenez place, citoyens, ce sont les tambours d'Arcole!
Mais le mot citoyen est déjà hors d'usage. Robespierre, avant de mourir, a dit au bourreau: Monsieur.
L'histoire est trop dédaigneuse et trop grave. Lorsqu'elle n'est point signée Michelet, elle n'ose tout dire. Elle a tort. Les petits ridicules de Bonaparte, à cette heure d'hésitation, de trouble, de dévorante ambition, le font mieux connaître que ses discours ou ses actes. Il faisait tout alors pour la mise en scène. Cet homme qui, après avoir passé le Saint-Bernard à dos de mulet, voulait que la peinture le représentât calme sur un cheval fougueux, comprenait le prix de ce que le baron de Foeneste appelait le paroistre. Il avait trouvé que des cheveux noirs encadraient bien son long et pâle visage, et, pour arriver à leur donner la couleur et le reflet de l'aile de corbeau, il se teignait et se graissait avec de la pommade. Peut-être était-ce là de la coquetterie.
Plus d'une fois, on le prend sur le fait de fatuité physique. On sait que ses yeux, ses fameux yeux d'aigle, n'avaient point de cils. Un jour le vieil Houdon expose aux Tuileries (Bonaparte était alors consul) un buste du héros, superbe et frappant. De même qu'il avait laissé à Voltaire toutes ses rides, Houdon avait représenté sans cils les paupières du général. Bonaparte arrive un matin, traînant son sabre, suivi de son état-major, et s'arrête devant son buste. Houdon, un peu anxieux, attendait.
«Ai-je l'oeil ainsi fait? dit Bonaparte.»
Et, prenant le buste par le nez, il le jette à terre et le brise.
Rue Chantereine, quand il parlait, il affectait la lenteur musulmane. Il fallait que le général d'Égypte eût l'attitude troublante du sphinx du désert. Ce sphinx en habit brodé était tout prêt d'ailleurs à livrer son secret. Un jour de novembre, le 18 brumaire de l'an VIII, la petite porte devant laquelle j'ai tant de fois passé s'ouvrit: un cortége de généraux sortit, pâles et enveloppés dans leurs manteaux à collet. Les uns allaient à Saint-Cloud, d'autres demeuraient à Paris. Tous trahissaient la République et livraient à un homme de Corse cette France qu'au prix de leur sang ils avaient défendue contre l'étranger.
La veille de ce jour où la République allait être frappée, le président du Directoire exécutif de la République française recevait ce billet écrit, rue Chantereine, par la femme du général Bonaparte:
«Ce 17 brumaire an VIII.
«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner avec moi demain, à huit heures du matin. N'y manquès pas. J'ai à causer avec vous sur des choses très-intéressantes. Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur ma sincère amitié.
L'invitation, le billet, l'amitié, tout était un piége. Gohier ne se consola, ne se pardonna jamais d'y être tombé. Pendant ce temps, ceux des généraux qui voulaient demeurer fidèles à la République, étaient surveillés, traqués dans leurs maisons. Fusils chargés, des grenadiers se tenaient de planton à leur porte. La loi était prisonnière. Les députés se présentaient au palais directorial et se heurtaient aux sentinelles.—On n'entre pas!—Mais nous sommes députés.—On n'entre pas!
Ordre d'arrêter Santerre, dont la grande voix populaire pouvait, comme au 10 août, soulever, déchaîner le faubourg Antoine. Et l'aveugle et obéissant Lefebvre, passant en revue ses soldats, leur criait (c'était le mot d'ordre donné par Bonaparte):
—Soldats, vous n'aimez pas les avocats? (Non! non!) Eh bien, je vais vous mener quelque part où vous en trouverez beaucoup.
Et les grenadiers, avec un hourra, suivaient ce soldat qui, fils de la
République, allait stupidement tuer sa mère.
Quelques heures après, c'en était fait de l'oeuvre à laquelle tant de héros, tant de génies, tant de martyrs illustres ou inconnus avaient donné leur sang. Bonaparte, tremblant, allait laisser échapper sa victoire; mais Lucien (le seul des Bonaparte que l'histoire sévère ait épargné), Lucien le libéral, Lucien le protecteur de Béranger, trahissant du haut de son fauteuil l'assemblée qu'il présidait, ressaisissait cette victoire par un coup d'énergie. On couchait en joue les Cinq-Cents. L'assemblée, dissoute par les baïonnettes, protestait vainement, et vainement voulait combattre. Ses cris de: Vive la République! se perdaient dans les acclamations d'une soldatesque qui comprenait qu'elle allait régner.
Je n'ai jamais passé rue de la Victoire sans me souvenir de ces choses. L'hôtel Chantereine n'existe plus pourtant. Donné par Bonaparte au général Lefebvre-Desnouettes, le général Bertrand l'a habité sous Louis-Philippe. C'est là qu'en décembre 1797, le Directoire était venu, en grand appareil, inviter Bonaparte à une fête triomphale qui fut donnée, dans la grande cour du palais du Luxembourg, le 10 décembre, date prédestinée.
C'est devant cet hôtel qu'en 1825 passa le convoi mortuaire d'un autre général, mort le 28 novembre (en brumaire encore) dans une maison, démolie aujourd'hui, et qui faisait l'angle nord de la rue Chantereine et de la rue de la Chaussée-d'Antin. Celui-ci, ce mort qu'on allait enterrer dans la petite église Saint-Jean, rue du Faubourg-Montmartre, n'avait jamais combattu que pour le droit, la patrie et la liberté; ce n'était pas, dans toute la valeur du terme, un grand homme, c'était mieux que cela: c'était un honnête homme, c'était le général Foy.
Vendu par Mme Desnouettes à M. Gauby, l'hôtel Chantereine a été démoli en 1860.
Un jour, Napoléon,—celui qu'on appelait à Brienne Napollione, d'où la paille au nez,—dit à quelqu'un qui lui prouvait que les Napoléon descendaient de Charlemagne:
—Ces généalogies sont puériles! A ceux qui demanderont de quel temps date la maison Bonaparte, la réponse est bien simple: elle date du 18 brumaire.
Du 18 brumaire. Il disait vrai, et son berceau fut l'hôtel Chantereine.
Noblesse toute neuve, noblesse de coups de main et de coups d'État.
J'aime assez l'autographomanie. Les autographes sont un peu comme les coulisses de l'histoire. Lorsqu'il écrit, on a beau dire, M. de Buffon ôte ses manchettes et le grand Roi enlève sa perruque. L'autographomanie surprend l'histoire à son petit lever, ou à son petit coucher, comme on voudra, et la dépouille de toute solennité. Il n'est pas de grand homme pour son valet de chambre, affirme le dicton, et cela est bien possible. Il n'est pas de comédien à coup sûr pour son papier à lettres.
Encore faut-il pourtant que les autographes soient authentiques. Les fausses lettres de Mme de Maintenon et les fausses lettres de Marie-Antoinette nous ont assez divertis, il y a huit ans. On s'égayait ensuite aux dépens de prétendues lettres de Pascal qui étaient de Goussard ou de Giboyer, ou de tout autre. Voici maintenant que M. le marquis de Raigecourt écrit au Journal des Débats pour affirmer qu'il a été tout dernièrement mis en vente publique seize lettres de Mme Élisabeth à la marquise de Raigecourt, sa mère, lettres dont il possède, lui, les originaux. Quel est ce mystère? Je crains bien qu'on ne puisse le pénétrer autrement qu'en affirmant qu'il existe, je ne sais où, une fabrique de faux autographes comme il existe des boutiques de fausse monnaie. On expédie là les curiosités par douzaines et les textes précieux à la grosse; mais la supercherie, tôt ou tard, finit bien par se découvrir[10].
[Note 10: L'étonnante affaire Vrain-Lucas l'a prouvé. Le savant M. Chasles, que le fabricant de faux autographes a trompé, en est encore inconsolable.]
Vous savez l'histoire de M. Prosper Mérimée qui, pour se faire bien venir de Charles Nodier, lui confectionna de sa propre main un autographe de Robespierre. Le bon Nodier était enchanté, tournant et retournant le précieux papier entre ses doigts et s'extasiant sur l'intérêt tout historique du document, lorsqu'en approchant cette page de la fenêtre, en examinant la transparence, il aperçut dans le grain même le nom du fabricant accompagné d'une terrible date. Canson. 1834. Jugez du courroux. M. Mérimée pensa en étouffer de rire et Nodier de colère.
Ces dates sont vraiment inconvenantes. C'est ainsi que depuis une vingtaine d'années, certains marchands achètent à la fabrique de Sèvres des pièces de porcelaine qu'ils font décorer à leur guise et qu'ils vendent, sans scrupule, comme ayant appartenu au service de table de Louis-Philippe. Cela est fort bien, mais si l'acheteur se donne la peine de regarder sous la soucoupe ou sous la tasse, il y verra, très-lisible, le monogramme de Sèvres entre les deux chiffres qui servent à dater, par exemple: 6. S. 9. pour: Sèvres, 1869. Les curieux seuls et les amateurs sont comme il faut stylés là-dessus et mis en garde contre les truqueurs.
Mais je connais un cabinet d'autographes, certes un des plus riches et des plus ignorés de Paris, où l'on est sûr du moins de l'authenticité des écritures, l'homme qui le possède étant expert en la matière. Rue de Richelieu, sous cette vieille arcade Colbert, que l'on a démolie, par amour de la régularité et de l'alignement, avez-vous jamais vu, assis, le nez dans un livre, un homme à longue barbe grise, robuste encore, lunettes sur le nez, front intelligent et large, vrai rabbin de Rembrandt, honnête et énergique tête de démocrate plutôt—et qui se tient là, vendant des livres, le long de ses casiers accrochés à la muraille? C'est le dernier peut-être des bouquinistes de Paris. Quand je dis bouquiniste, j'entends fin connaisseur et ami des livres, sûr de ses éditions, flairant les trouvailles et tout prêt à faire bénéficier de ses trésors, non le passant qui ignore, mais le client lettré qui s'arrête et qui cause. C'est là seulement, sous cette arcade, qu'on peut encore espérer découvrir quelques ouvrages de prix. Les quais, depuis longtemps, sont envahis par la bibliothèque de pacotille. On chercherait longtemps sans y rien déterrer. Tout au contraire, là j'ai vu des Elzevirs bien souvent, et j'ai acheté un Alde Manuce le plus beau du monde.
L'homme s'appelle Lefebvre. Il a cinquante ou soixante ans, je ne sais. Il connaît tout, cause de tout, et, j'en suis bien sûr, a tout lu. Ancien forgeron, il était jeune lorsqu'il reçut un coup de pied de cheval qui lui cassa le bras, lui rendit impossible tout rude travail. Adieu le marteau! Et maintenant, que faire? étendu sur son lit, pendant sa maladie, il avait feuilleté des livres, ces vieux livres qu'il parcourait la journée finie ou le dimanche venu. Va donc pour les livres! «Je vendrai des livres, se dit-il, et ce me sera une occasion d'en lire!» Il s'établit je ne sais où, et le voilà enrôlé volontaire dans le régiment du bouquin. En ce temps-là, on avait des occasions qu'on n'a plus et le métier était bon. Le père Lefebvre rencontra et put saisir les bonnes aubaines. Livres, brochures, manuscrits, il prenait et vendait tout. Il acheta un jour tous les papiers de Camille Desmoulins, ou à peu près, une autre fois la bibliothèque de Grimod de la Reynière. Tout ce que l'illustre gourmand a laissé d'inédit, Charles Monselet le trouvera sous l'ex-arcade Colbert. M. Lefebvre a vendu à M. Feuillet de Conches un autographe de Nostradamus, ou de Nicolas Flamel. Il en a vendu bien d'autres! S'il avait voulu faire fortune, sa fortune serait faite et considérable. Mais il est artiste et garde pour lui les bons morceaux. Sa collection, qu'il ne veut pas éparpiller, est admirable. Il cédait, en 1869, à la Bibliothèque un magasin entier de documents sur la Révolution, que j'ai feuilletés et longtemps désirés. C'était, en un amas, la réunion de toute la correspondance complète de trois sections de Paris avec l'Hôtel-de-Ville. Que de matériaux enfouis là!
L'intérieur de mon bouquiniste attend encore son Balzac. Au haut d'une maison du passage, les livres, les écrits, réunis en un vrai pandémonium de papier, sont rangés avec un soin amoureux, catalogués, surveillés, les bouquins à leur place, les autographes dans leurs serviettes. On en voit de toutes sortes, et M. Lefebvre les a communiqués à plusieurs.
Les frères de Goncourt ont trouvé chez lui la plupart des curiosités dont ils ont fait usage dans leur Histoire de la société française pendant la Révolution et sous le Directoire. L'éditeur Plon publiait, un jour, avec une préface de M. Cantrel, un recueil de Nouvelles à la main sur la Du Barry et Louis XV, qui, longtemps, avait dormi dans ces cartons. M. Arsène Houssaye a découvert là plusieurs des lettres de Mme Tallien, et M. Jules Janin célébra jadis, dans un feuilleton, la science et le goût du vieux libraire.
Le jour où M. Lefebvre mettra en vente sa collection d'autographes, ce sera vraiment un beau tapage et comme un événement dans le monde des autographomanes et les érudits vendeurs; MM. Charavay auront un beau catalogue à publier. Le vieux Lefebvre possède des richesses incroyables. Je trouvais chez lui l'autre matin, en lui demandant un nom au hasard, cette belle lettre de Balzac au marquis de Custines, qui venait de publier son roman, Ethel.
«Sèvres, 17 février.
«Cher marquis, je suis tout à fait inhabile à juger les êtres ou les choses qui me font plaisir, et j'ai beau vous écrire d'Ethel deux jours après l'avoir lu, je suis trop sensible aux beautés pour m'attacher aux défauts, et cependant il y a peut-être des défauts: mais c'est, je crois, des vices de composition, de métier; j'aime mieux donc vous savoir écrivain qu'auteur.
«J'ai été surtout frappé de cette belle lutte entre deux caractères, dont l'un épure l'autre; c'est d'autant plus beau pour moi que Béatrix, à laquelle je travaille, est le sujet renversé: c'est la femme coupable (je prends le mot dans le sens vulgaire) épurée par l'amour d'un jeune homme, épurée par la douleur, comme Ethel fait de Gaston. Votre livre doit plaire énormément aux femmes; il est d'un homme qui sent vivement, qui jouit à toute heure de toute sa vie, qui comprend les luttes intestines de la passion. La victoire de l'amour sur les sens était une donnée magnifique et vous l'avez bien posée; pour mon goût, j'aurais mieux aimé pour cette oeuvre le vieux système du roman par lettres; mais dans cette époque vous avez dû préférer le récit. Les journalistes ne vous rendront pas justice. Ils abaisseront tant qu'ils pourront les courtines de velours rouge sous lesquelles vous avez mis, comme Titien, votre Vénus et ils feront leur métier, ces ennuyeux du feuilleton.
«Je n'aurais pas le courage de critiquer un livre où, de deux pages en deux pages, je trouve des choses comme: l'espérance est l'imagination des malheureux. C'est pour moi ma vie écrite en cinq mots, c'est plus que ma vie, c'en est la métaphysique, c'est ce qui m'a fait vivre et me soutient encore aujourd'hui. «Vous appartenez beaucoup plus à la littérature idée qu'à la littérature imagée; vous tenez en cela au dix-huitième siècle par l'observation à la Champfort et à l'esprit de Rivarol par la petite phrase coupée. Pour moi, je regrette que vous n'ayez pas commencé par la peinture de votre monde parisien, que vous ne l'ayez pas coupée par l'arrivée d'Ethel, en disant ce qui s'est passé en Angleterre, et que de là vous n'ayez pas couru au dénoûment. Vous n'avez plus à refaire Ethel, ceci s'adresse au manuscrit et non à l'imprimé, au premier roman que vous ferez et non à celui-ci. D'ailleurs elle est ce qu'elle est, vous assujettirez peut-être le public à votre manière, mais ce procédé donne, comme disent les marchands, une chose moins avantageuse, qui flatte moins l'oeil.
«Pour moi, le livre est dans l'anagramme d'Ethel. C'est le thé d'un homme de coeur et d'esprit. Vous savourez au coin d'un bon feu une délicieuse liqueur, et l'on médit de l'Angleterre, ce que j'adore; on assassine d'esprit les gens que l'on n'aime pas; l'on vante merveilleusement les bons coeurs qu'on aime, tout en admirant la madone d'un grand peintre accrochée là, devant vous, dans un superbe cadre, et à laquelle on revient toujours.
«Mme de Fraisnes est une ravissante création, Gaston n'est pas assez libertin; si Mme de Montléry existe, je voudrais la cravacher; ne me rappelez-pas au souvenir de Savardy quand vous le verrez et sachez que vous êtes mon créancier de quelques heures de bonheur qui ont nuancé de fleurs le canevas de ma vie travailleuse; je crois que je mourrai insolvable avec vous.
«T. à V.
A mon avis, Balzac est là tout entier, avec son âpre volonté, sa tristesse dont ne triomphe pas toujours son généreux tempérament, sa haine aveugle contre la critique, qui a si fort servi à sa gloire, et ce mysticisme bizarre qu'il tenait sans aucun doute de l'humeur paternelle. «Ethel signifie le Thé,» Quel autre que ce voyant eût risqué cette étrangeté? Et, à ce propos, quand se décidera-t-on à éditer la Correspondance de Balzac, qui ne manquerait pas de nous ouvrir de nouveaux et vastes horizons sur son génie? Les quelques lettres imprimées par Mme Surville dans le livre consacré à son frère, nous ont mis en appétit[11].
[Note 11: Cette correspondance va faire partie de l'édition complète de
Balzac presque achevée chez Michel Lévy.]
M. Lefebvre possède plusieurs lettres de Balzac; il en a de Béranger qui n'ont jamais été réunies dans les quatre volumes de Correspondance publiés par M. Paul Boiteau. Le fragment de Béranger que je vais citer m'a semblé curieux. La lettre où je le prends est adressée à Mme Desbordes-Valmore, place Saint-Clair, nº 1, à Lyon. Il y est question du procès que M. Champanhet intentait à Béranger pour les Infiniment petits, le Sacre de Charles le Simple, le Petit Homme rouge et les Missionnaires. Un journal de Douai avait imprimé des vers de Mme Valmore en faveur de Béranger. «Le journaliste, répond le chansonnier, a bien senti que rien n'était plus propre à me recommander au public que des vers aussi charmants que les vôtres.» Et, revenant à son procès, Béranger ajoute:
«Je suis toujours en attendant la décision du tribunal pour savoir à quelle sauce on me mettra. On est décidé à faire cuire le poisson, mais on hésite sur la manière de l'accommoder. Jusqu'à présent, j'en ai pris peu de souci, parce que j'attends que le mal soit arrivé pour me plaindre. Mon imagination n'aime pas à se créer des monstres. Je suppose donc mes juges assez bonnes gens pour ne me condamner qu'à six mois ou un an de prison. J'espère qu'ils n'iront pas jusqu'au maximum de l'article qu'on veut m'appliquer. Ce maximum est de cinq ans, mais ils ne peuvent me gratifier de moins de six mois, qui en est le minimum. En bonne justice, ce serait six mois de trop, mais il n'y a point de bonne justice pour un homme qui s'amuse à dire la vérité. Je ne suis qu'un sot, et deux ou trois gredins en robe noire sauront bien me le prouver.»
La lettre est datée du 15 novembre 1828. Le 10 décembre, la Cour d'assises condamnait Béranger à neuf mois de prison et 10,000 francs d'amende. J'ai cité ce fragment qui n'est pas sans intérêt pour l'histoire littéraire. Et, vraiment, lorsqu'on songe à ces années de Restauration où Béranger, pour combattre gaiement n'en combattait pas moins le bon combat, on s'étonne que quelques-uns aient pu se montrer si sévères, disons si injustes, pour sa mémoire.
Un jour ou l'autre, quand je voudrai des documents intéressants, je puiserai encore dans la collection Lefebvre. J'ai à vous parler d'autres autographes. Ceux-ci sont exposés aux Archives de France, rue du Chaume. Depuis quelques années un musée y a été ouvert, et, chaque jeudi, dans l'après-midi, Paris peut aller étudier, sur les documents originaux, les chartes et les lettres authentiques, son histoire nationale. Une promenade dans ces galeries a comme le vague d'un rêve. Passer des papyrus où saint Éloi a mis sa signature, au registre qu'a touché la main de la Brinvilliers, de la condamnation du Pantagruel de Rabelais, à l'acte d'accusation de Marie-Antoinette, aller de l'amiral Coligny à Voltaire qui le chanta, et de Rousseau à Robespierre, conçoit-on cette féerie?
Les papyrus sont étendus comme des étoffes en montre, semblables à des joncs clissés sur lesquels on aurait tracé des hiéroglyphes. Ces caractères indéchiffrables, c'est la signature de Dagobert. Plus loin, voici les parchemins. En marge de la chronique de Jeanne d'Arc, le greffier a dessiné avec une enfantine naïveté le profil de la Pucelle, tête nue et cuirasse au dos. On vous montre une lettre de Coligny écrite à Montgommery assiégé dans Rouen. La missive est tracée sur une chemise que le porteur a dû faire coudre à son pourpoint. Tout à côté l'acte de mariage de Marie Stuart. Catherine de Médicis a signé: Caterine, comme le duc de Brunswick signera: Brunswic-Lunebourg son trop fameux manifeste que le sabre d'un Français lui fit payer à Iéna. L'orthographe est décidément une invention démocratique.
Tous les siècles défilent ainsi et les morts avec eux. Une curieuse chose, c'est la liste des princesses d'Europe dressée pour le mariage de Louis XV. Chaque nom de princesse est suivi des mentions de l'âge, de la nationalité et de la religion. Presque toutes sont luthériennes; Marie Leckzinska est catholique, avec trois ou quatre autres. La plus vieille a quarante-neuf ans, la plus jeune sept ans. Mascarade de l'étiquette et de la politique! Cette liste s'étale aux archives dans la salle même où couchait madame de Soubise, joli dortoir doré et pomponné, tout paré par des nudités de Boucher. Les lettres de madame de Pompadour y sont bien à leur place, sous les vitrines, vrais poulets de femme galante, papier brodé et découpé, entouré de filets bleus et roses, écriture de petite maîtresse nerveuse et impérieuse. Non loin de là, sont exposées la condamnation de l'Emile et la protestation de Voltaire en faveur de Calas. Ce sont d'étranges antithèses. On voit, dans un coin, l'humble authographe de l'humble Lhomond qui signe: professeur de 6e au collége du cardinal Lemoine. Pauvre grand homme médiocre qui nous a rendu tant de services, et que nous avons tant maudits sur les bancs de notre prison!
Toute cette partie du dix-huitième siècle a été mise en ordre et fort bien mise par M. Émile Campardon. Je signalerai au collégue de M. Campardon, qui a étalé les vitrines révolutionnaires, deux petites erreurs. La lettre de Charlotte Robespierre à son frère, lettre violente et irritée, est adressée à Robespierre jeune, non à Maximilien. Il faudrait peut-être l'indiquer. Et certain écrit signalé comme étant de la main d'Olympe de Gouges est justement ouvert à l'endroit où Olympe n'a rien tracé. J'aurais bien envie de demander aussi pourquoi ces autographes révolutionnaires sont tous ou presque tous des condamnations, des jugements, des décrets terribles, et s'il n'y avait pas autre chose à exposer que ces autotographes, fort intéressants, mais assez farouches? Ce serait peine perdue. On retrouve là Danton, Desmoulins, le procès-verbal de la mort de Valazé, la dernière lettre ramassée sur le cadavre de Pétion et rongée à demi, sanglante, les notes que contenait le portefeuille de Robespierre, des lettres de généraux, des annonces de batailles, de victoires. Les clefs des villes prises sont dans une autre salle attachées par des rubans tricolores et enfermées dans l'armoire de fer de l'Assemblée nationale avec le testament de la Reine.
Une très-intéressante lettre que je conseille aux amateurs de rechercher, dans ces salles, c'est la pétition de Beaumarchais à François de Neufchâteau (4 fructidor an VI) et où l'auteur du Mariage de Figaro recommande un certain citoyen Scott, qui a perfectionné la navigation aérienne. «Des ballons, toujours des ballons! s'écrie Beaumarchais. C'est la découverte du siècle!»
Les autographes de généraux, de maréchaux, tout solennels d'allure, avec paraphes majestueux, occupent une vitrine à part. Le pauvre maréchal Lefebvre signe duc de Danzic, sans rougir. Mme de Sévigné faisait bien aussi des fautes. J'ai vu là et copié cette lettre de Bonaparte à Louis XVIII, si nette et si dédaigneuse, en réponse aux offres faites par le futur Roi:
«Paris, le 17 fructidor an VIII de la République.
»J'ai reçu, monsieur, votre lettre. Je vous remercie des choses
honnêtes que vous m'y dites.
»Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous
faudrait marcher sur 100,000 cadavres.
»Sacrifiez votre intérêt au salut et au bonheur de la France…
L'histoire vous en tiendra compte.
»Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir (le mot volontiers, mis d'abord, est effacé) au… (illisible, sans doute: maintien) de la douceur et de la tranquillité de votre retraite.
Et c'est ainsi qu'on a tout profit à s'égarer dans le passé, les vieux papiers et les vieux grands hommes.
Je ne puis jamais passer dans le quartier de l'Arsenal,—si terriblement mutilé par la Commune,—sans songer à Charles Nodier.
J'aime ce coin de Paris, ces ruelles qui virent passer Sully, le Béarnais et la belle Gabrielle. Étrange quartier de notre Paris, silencieux, presque désert. Les passants y sont rares et marchent lentement. Ces carrefours paraissent porter encore le deuil d'Henri IV et pleurer le départ du «cher Rosny». Sur le boulevard désert, on rencontre quelque bohême famélique qui regarde la Seine d'un oeil légèrement troublé et suppute avec étonnement, et l'estomac vide, le nombre de sacs de blé que contient le Grenier d'abondance. Derrière ces murailles, les grains sont entassés! Combien y a-t-il là dedans d'existences amoncelées de poëtes épiques? Le vieux rentier se promène là, doucement; le malade y vient prendre l'air. L'uniforme militaire domine parmi les passants; quelque drôle aux cheveux lisses et aux dents gâtées heurte en sifflant le bibliophile qui se dirige, le nez dans un livre, vers la bibliothèque de l'Arsenal. L'ombre de Nodier te protége, brave homme!
Elle me fait pourtant sourire un peu—tout doucement, quand je l'évoque, cette ombre de Nodier.
Je ne sais qui a dit de Charles Nodier et des souvenirs que contait volontiers le bonhomme:
«Si l'on écoutait Nodier, il vous prouverait qu'il a été guillotiné du temps de la Révolution.»
Il aimait à raconter, en effet, le Franc-Comtois, et il était non-seulement pris de l'envie d'écrire et de ce qu'il a appelé lui-même le prurit invincible des muscles érecteurs du métacarpe, mais il était secoué encore du prurit non moins entraînant de la langue. Il causait bien.
Mais parfois allait-il trop loin en causant, comme lorsqu'il se figurait avoir vu (il le soutenait mordicus) Robespierre en habit bleu barbeau le jour de la fête de l'Être suprême.
Charles Nodier, tout en causant, avait même trouvé le moyen de se faire passer, aux yeux des Sainte-Beuve, des Hugo, des Dumas, des jeunes gens qui l'écoutaient, pour une victime du double despotisme jacobin et impérial. Il y a même, à ce propos, une légende de la jeunesse de Nodier qu'il me plaît de réduire ici, preuves en main, à sa juste valeur.
Je veux parler de la captivité de Charles Nodier en 1803, de ses heures de prison, qu'il a peintes sous des couleurs si noires, de ces persécutions dont il s'est fait plus tard un titre contre Bonaparte, dont il était pourtant l'obligé.
La sincérité avant tout. Voici,—racontée pour la première fois, et sans craindre qu'on me contredise,—la vérité sur le cas de Charles Nodier:
Il y avait encore, il y a quelques années, rue des Frondeurs, tout près de la rue de l'Échelle et des Tuileries, un vieil hôtel garni aux allures monumentales,—un grand portail, de larges fenêtres, je ne sais quoi de classique et de cérémonieux dans l'aspect,—et, au fronton de la porte d'entrée, cette enseigne en lettres dorées: Hôtel de Berlin. Aujourd'hui tout est à bas. Les maçons sont venus. Adieu les murs! Bonjour poussière! Or, c'était là que vers 1802 Charles Nodier s'était logé, sans doute dans les étages supérieurs, rêvant la gloire non loin des étoiles. Mais la gloire a le pas lent et mesuré, et ne se règle pas sur la volonté des gens. On souhaiterait qu'elle vint au galop, et elle traîne le pied ou s'arrête en chemin pour faire la coquette. N'importe, Nodier l'appelait en prose et en vers.
La police consulaire poursuivait justement en ce temps-là, traquait et confisquait certaine ode politique dirigée contre Bonaparte, la Napoléone, espèce de philippique à la fois royaliste et républicaine, où «le vainqueur d'Arcole», comme on disait alors, était assez maltraité. Il y est question des chaînes nouvelles sous lesquelles le peuple gémit, des tyrans aveuglés d'encens odieux, de rébellion, de liberté.
Aux premières heures du Consulat, «au moment où Bonaparte s'élevait, il se formait en France un parti rival qui avait juré sa chute et qui devait l'opérer un jour. Cette conspiration a duré quatorze ans[12].» Le général Mallet et le colonel Oudet s'étaient mis à la tête de ces conjurés qui s'appelaient les Philadelphes. C'était à Besançon (devenue Philadelphie) que l'institution avait été formée, et, à l'époque du Consulat, Mallet résidait précisément comme adjudant-général dans le chef-lieu de la Franche-Comté. Mallet s'aboucha avec le colonel Jean-Jacques Oudet, soldat intrépide, sorte de Don Juan à épaulettes qui devait mourir à Wagram. C'est ce J.-J. Oudet qui disait à Bonaparte au moment du retour d'Égypte:
—Montre-moi ton visage afin que je m'assure encore si c'est bien
Bonaparte qui est revenu d'Égypte pour asservir son pays!
[Note 12: Voyez Histoire des sociétés secrètes de l'armée. L'auteur n'est autre que Charles Nodier lui-même.]
Oudet s'appelait dans la langue des Philadelphes, Philipoemen.
D'autres se nommaient, Spartacus, Mahomet, Sertorius, etc.
A cette association politique, il fallait une littérature. Toute armée a besoin d'un clairon. Ce fut sous l'influence de J.-J. Oudet que Charles Nodier écrivit La Napoléone qu'il retira plus tard du commerce. La Napoléone destinée à être chantée à grand choeur dans les banquets de la Société des Philadelphes avait été mise en musique par un membre de l'association, Francis Dallarde. Voici cette ode, devenue désormais une curiosité historique:
Ode
Que le vulgaire s'humilie
Sur les parvis dorés du palais de Sylla,
Au devant des chars de Julie,
Sous le sceptre de Claude et de Caligula.
Ils régnèrent en dieux sur la foule tremblante.
Leur domination sanglante
Accabla le monde avili.
Mais les siècles vengeurs ont maudit leur mémoire,
Et ce n'est qu'en léguant des forfaits à l'histoire
Que leur règne échappe à l'oubli.
Qu'une foule pusillanime
Brûle aux pieds des tyrans son encens odieux.
Exempt de la faveur du crime
Je marche sans contrainte et ne crains que les Dieux.
On ne me verra point mendier l'esclavage
Et payer d'un coupable hommage
Une infâme célébrité.
Quand le peuple gémit sous sa chaîne nouvelle,
Je m'indigne d'un maître, et mon âme fidèle
Respire encore la liberté.
Il vient, cet étranger perfide,
Insolemment s'asseoir au-dessus de nos lois.
Lâche héritier du parricide,
Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois.
Sycophante vomi des murs d'Alexandrie
Pour l'opprobre de la patrie
Et pour le deuil de l'univers,
Nos vaisseaux et nos ports accueillent le transfuge,
De la France abusée il reçoit un refuge,
Et la France reçoit des fers!
Pourquoi détruis-tu ton ouvrage,
Toi qui fixas l'honneur au pavillon français?
Le peuple adorait ton courage.
La liberté s'exile en pleurant tes succès.
D'un espoir trop altier ton âme s'est bercée,
Descends de ta pompe insensée,
Retourne parmi tes guerriers.
A force de grandeur crois-tu devoir t'absoudre?
Crois-tu mettre ta tête à l'abri de la foudre
En la cachant sous des lauriers?
Quand ton ambitieux délire
Imprimait tant de honte à nos fronts abattus,
Dans le songe de ton empire,
Rêvais-tu quelquefois le poignard de Brutus?
Voyais-tu s'élever l'heure de la vengeance,
Qui vient dissiper ta puissance
Et les prestiges de ton sort?
La roche Tarpéienne est près du Capitole,
L'abîme est près du trône, et la palme d'Arcole
S'unit au cyprès de la mort.
En vain la crainte et la bassesse
D'un culte adulateur ont bercé ton orgueil.
Le tyran meurt, le charme cesse,
La vérité s'arrête au pied de son cercueil.
Debout dans l'avenir, la justice implacable
Évoque ta gloire coupable,
Veuve de ses illusions;
Les cris des opprimés tonnent sur ta poussière,
Et ton nom est voué, par la nature entière,
A la haine des nations.
Longtemps, aux lois de la victoire,
Ton bras triomphateur a soumis le destin.
Le temps s'envole avec ta gloire,
Et dévore en fuyant ton règne d'un matin.
Hier j'ai vu le cèdre. Il est courbé dans l'herbe.
Devant une idole superbe,
Le monde est las d'être enchaîné.
Avant que tes égaux deviennent tes esclaves,
Il faut, Napoléon, que l'élite des braves
Monte à l'échafaud de Sidney.
L'ode de Nodier ne vaut pas les imprécations des Châtiments, mais elle a cependant assez de vigueur encore et de colère pour mériter d'être conservée[13].
[Note 13: Comme antithèse aux vers de Charles Nodier, je donnerai une curiosité littéraire,—rara avis. Ce sont des vers composés en 1810, sur l'Entrée de Napoléon et de Marie-Louise à Paris, par Berryer, le futur porte-paroles du parti légitimiste.
Berryer (ceci soit dit à sa décharge) n'avait que vingt ans lorsqu'il fit ces alexandrins bonapartistes.
Citons ces vers assez imprévus, on l'avouera:
Mille cris jusqu'aux cieux montent de toutes parts,
L'organe des combats gronde sur nos remparts.
Favorisé des Dieux, armé de leur puissance,
Un héros, à jamais l'idole de la France,
Un héros, le modèle et le vengeur des rois,
Au bruit de son courroux, au bruit de ses exploits,
Des enfants d'Érynnis chassant l'indigne horde,
A son char triomphal enchaîne la Discorde.
Hymen, ô doux Hymen! que ton joug fortuné
Soit des plus belles fleurs par nos mains couronné!
Que l'hymne de la paix succède aux cris de guerre,
Les temps de l'âge d'or sont promis à la terre!
Hymen embellira les fêtes des hameaux,
Hymen du laboureur embellit le repos…
Vivez, princes, vivez pour faire des heureux,
Tige en héros féconde, arbre majestueux,
Déployez vos rameaux, et croissant d'âge en âge,
Protégez l'univers sous votre antique ombrage!
Signé de Berryer, tout cela certes est assez bizarre et curieux.]
Cette Napoléone faisait fureur. La Société des Philadelphes l'avait adoptée pour sa Marseillaise et la chantait sur un air qu'on pourrait retrouver. Peltier, qui continuait à Londres ses journaux français, l'inséra depuis la première strophe jusqu'à la dernière dans l'Ambigu, et le gouvernement de Napoléon s'empressa de faire poursuivre le journaliste devant les tribunaux britanniques.
Mais un beau jour, grande stupéfaction: Fouché reçoit une lettre signée et datée de l'Hôtel de Berlin, rue des Frondeurs, et où un certain Charles Nodier, homme de lettres, se déclare l'auteur de la pièce incriminée: «C'est moi!» s'écrie-t-il avec une intention évidente de draperie, et comme s'il avait sur les épaules le péplum d'un héros de Corneille. Sa lettre, d'ailleurs, est échevelée, emportée, écrite, dirait-on, dans un accès de fièvre: «Quiconque a aimé avec passion peut haïr avec excès. A vingt-trois ans, j'ai répudié tout amour et toute amitié. Je vous apporte aujourd'hui ma liberté; hâtez-vous, demain peut-être j'en ferais un terrible usage.» Il est prêt, au surplus, à braver la prison, l'exil ou l'échafaud. Voilà celui qui sera plus tard le fin narquois, le bonhomme Nodier.
La lettre reçue, on l'arrête, comme on pense bien. Il est interrogé par Dubois; il s'accuse encore. «Il a écrit, dit-il, la Napoléone dans un moment d'exaltation, en revenant de Besançon, où son père est juge. Une femme l'avait trahi; il a pris sa plume avec rage, il ne recommencerait pas.» On le voit, le Romain s'amende déjà: «On ne doit pas, affirme-t-il, attaquer le gouvernement sous lequel on vit, même quand on le déteste.»
L'interrogatoire continue:
—Pourquoi étiez-vous à Paris?
—J'y étais venu pour faire imprimer un ouvrage, le Livre des suicides, que je n'écrirai jamais. J'ai changé d'avis. Je prépare une tragédie.
—Quels sont vos moyens d'existence?
—Mon père me fournit de l'argent lorsque mes livres ne m'en donnent pas.
Il prétend que la Napoléone, publiée chez Maradan et Barba, a été donnée, sans son consentement, à l'imprimeur Dalin, par un homme à qui il en avait montré une copie. On voit là—ces pièces authentiques disent tout—que Nodier était conscrit de l'an IX et qu'il avait de taille 1m,63.
Notre poëte est reconduit dans sa prison. Là, sa fièvre se calme, son exaltation cesse; la solitude est un réfrigérant; le fanatique devient un peu bien raisonnable, et après avoir attaqué le premier consul, il lui envoie une lettre, pour ne pas dire une supplique, qui commence par ces mots: «Le seul homme qui eût chanté Achille gémit sur la paille de la misère.» Oh! oh! Nodier, vous vous déjugez! Il met toute sa faute sur l'égarement de sa douleur; dans une autre lettre il demande au directeur de Sainte-Pélagie la Bible et l'Imitation de Jésus-Christ. Il «ne le remercie pas. Dieu qui voit tout le payera de tout.» Brutus, en un clin d'oeil, est devenu Silvio Pellico.
Après avoir pris connaissance de la pétition, Bonaparte (il faut être juste envers tout le monde) haussa les épaules, dit à Fouché, en parlant de Nodier: «C'est un fou!» et donna ordre qu'on le retournât à M. son père, à Besançon. Le grand-juge signa la feuille de secours qui fut octroyée au poëte pour le voyage. Nodier ne dut pas se sentir de joie. Il resta chez lui, au pays, sous la surveillance de la police, et l'on retrouva dans ses papiers une demande rédigée pour attendrir ses Argus et pour retourner à Paris.
A en croire Nodier, il aurait gémi et souffert pendant des années, traqué par les agents, cadenassé par des geôliers! Quels beaux contes il nous a fait sur ses verroux! La Restauration venue, comme il sut, par des soupirs discrets et des articles révélateurs, se grimer savamment en proscrit! Ses soirées de l'Arsenal en cela ressemblaient un peu aux bals des victimes! On me dit que Nodier racontait comme pas un ses impressions de cachot. Dans ces cas-là, comme il devait sourire, le malin bonhomme, de la terreur ou de la pitié de ceux qui l'écoutaient!
Les cimetières.—La poésie et les réalités de la mort.—Le Père-Lachaise.—Montparnasse.—Les grands hommes.—Le quartier des riches.—Le coin des pauvres.—Des noms! des noms!—Le secret de la mort et le mot de la vie.
Tous plus ou moins, nous autres romanciers, nous avons un jour cherché et voulu montrer comment on vit à Paris. Là cependant n'est pas le drame. La question suprême, la question poignante est celle-ci: A Paris, comment meurt-on?
Le grand secret de toute misère est dans la réponse. La maladie, le suicide, le crime, la faim, le vice, et jusqu'au dévouement parlent, et viennent dire: «Voilà comment on meurt!» La mansarde calfeutrée pour l'asphyxie, la rue où le sang coule, l'hôpital où les râles et les agonies fraternisent, les coins cachés où le dénuement, cette autre épidémie, frappe sans pitié, l'éternelle rivière, l'éternelle pauvreté, témoignent dans ce procès funèbre. Quel livre cruel, sombre, poignant, ironique, si jamais on l'écrit: La mort à Paris! L'avenir qui le lira sera effrayé, n'en doutez pas, et se révoltera devant ce mélange atroce de comique qu'il rencontrera dans nos cérémonies suprêmes. Ah! philanthropes qui travaillez pour les vivants, que de fois vous oubliez les morts!
Don José de Larra, le satirique espagnol qui, las de protester contre l'injustice, se tira un jour un coup de pistolet au coeur, a écrit que la seule vie de la société moderne est au cimetière, ou plutôt que les cimetières véritables ce sont les grandes villes où roulent, haletants, pressés, les passants, ces flots humains. Pourquoi pas? Oui, si les villes sont mortes, les cimetières sont vivants. Les souvenirs y demeurent. C'est un monde aussi, celui-là; vaste, innombrable et (mais je ne veux point rire) c'est, hélas! le seul véritable tout Paris. Il est même si grand, qu'il finira par dévorer l'autre. On a beau le chasser, lutter contre lui, il nous combat de ses émanations et de ses atomes, et triomphera en fin de compte si l'on ne remplace un jour l'inhumation par la crémation. La mort à Paris avait pris d'abord les environs des églises et conquis jusqu'à l'intérieur, jusqu'aux caveaux qu'elle transformait en charniers. Cette putréfaction emprisonnée dans les murailles de la cité y semait la peste et la fade odeur des cadavres. A Londres encore, auprès de Westminster, on marche sur les pierres tombales[14]. Les cimetières intérieurs furent abolis sous Louis XVI, la mort rejetée bien loin, et cadenassée dans des lieux d'inhumation si mal entretenus d'abord, qu'ils faisaient dire à Bernardin de Saint-Pierre: «L'ami ne peut plus reconnaître les cendres de son ami dans ces voiries humaines.» Ces lignes étaient écrites avant 1789.
[Note 14: On peut voir un de ces cimetières près de l'ancienne abbaye de Montmartre, un cimetière fermé, plein d'herbe et d'oubli, caché par les arbustes et les ronces, inconnu, oublié.]
Les cimetières bientôt se changèrent en jardins; on opposa les parfums des fleurs aux senteurs des corps en dissolution.
Le 21 prairial an XII on arrêta que les inhumations ne pourraient être faites que dans des terrains éloignés d'au moins 35 mètres de l'enceinte des villes, et le cimetière du Père-Lachaise, l'aîné des cimetières parisiens, fut établi en 1804. Le Père-Lachaise ou Mont-Louis c'était loin, c'était la province au temps du premier empire; aujourd'hui Paris a dévoré le cimetière, l'a englobé, et le jardin des morts est bien près de ressembler au vieux cimetière des Innocents. Mais les cimetières parisiens ont fini leur temps. Les morts seront bientôt transportés près de Pontoise, sur les terrains de Méry-sur-Oise et de Saint-Ouen-l'Aumône. Paris a peur et vomit ses dépouilles sur la banlieue. Les pauvres morts, aller si loin! Des enterrements à la vapeur! Il le faut bien; nos Campi-Santi regorgent. Le Père-Lachaise descend jusqu'à l'ancien boulevard extérieur et déborderait sur la voie sans la muraille qui l'arrête; les tombeaux forment comme une lisière au chemin de ronde et, de là, les passants peuvent lire les noms (entre tous celui de Deburau en grosses lettres) et déchiffrer les inscriptions tumulaires.
Pauvretés attristantes, ces productions de poëtes-marbriers!
Quelle vanité nous allons trouver dans ces inscriptions funéraires! Quelle triomphante sottise! O bêtise humaine! Des vers prétentieux, des titres inutiles, des regrets hyperboliques, douleurs gonflées de vent qu'une piqûre d'épingle réduit à néant. «Ici gît, dit une pierre, Mme***, jeune beauté que tout le monde admira.» Jeune beauté! Qu'en reste-t-il? «Mon époux, s'écrie-t-on de ce côté, attends-moi, je te rejoins!» Et la veuve de ce mausolée porte déjà le nom d'un autre. Ailleurs: «Monsieur et madame Cochet» Monsieur! Madame!
On connaît cette épitaphe célèbre:
Très-haute, très-excellente, très-puissante
Princesse***
morte âgée de sept jours.
Et cette autre qui donne la note exacte de tout un état social:
Sa veuve infortunée continue son commerce. Rue Saint-Denis nº….
Comme ils comprenaient mieux que nous, les anciens, la pénétrante poésie de la mort! Avec quel charme attendri ils savaient exprimer leur douleur, l'atténuer pour ainsi dire en l'idéalisant, ou la fixer à jamais par une de ces épigrammes d'une éternelle et touchante simplicité! L'Anthologie est remplie de ces épitaphes où le génie grec, qu'on dirait froidement impassible, laisse venir une larme pure à ses yeux calmes. Rien n'est plus parfait et d'un sentiment plus délicat.
«Je suis, dit une épigramme de Parménion, le tombeau de la jeune Hélène, et comme un frère l'a précédée, je reçois de sa mère un double tribut de larmes. Des prétendants la douleur est la même; tous pleurent également celle qui n'était encore à aucun d'eux.»
Celle-ci est de Simonide:
«La vieille Nico dépose des couronnes sur la tombe de la jeune
Mélète; Pluton, est-ce là de la justice?»
«Ce tertre, dit une autre, c'est une tombe. Retiens donc tes boeufs, laboureur, et retire le soc, car tu remues de la cendre humaine. Sur une telle poussière, ne sème pas du blé, verse des larmes.»
Quelle mélancolie dans les épigrammes qui suivent:
«Je suis mort, et je t'attends; toi aussi, à ton tour, tu en
attendras un autre!»
«Après avoir peu mangé, peu bu, beaucoup souffert, me voilà
tardivement, mais enfin me voilà au tombeau.»
N'est-ce pas l'épitaphe éternelle de tous les pauvres gens?
«L'homme était petit de taille, et l'épitaphe ne sera pas plus grande: «Théris, fils d'Aristoeos, Crétois, gît ici.» C'est bien long.»
«O terre, la mère de tous, dit Méléagre, sois légère à OEsigène, à celui qui n'était pas un fardeau pour toi.»
Depuis les Grecs le parfum s'est envolé. Nous n'avons plus cette légèreté de main, cette fraîcheur d'idées. Et pourtant nos épitaphes ont parfois, lorsqu'elles sont simples, le sentiment des inscriptions des Catacombes. Casta, dit à Rome une épitaphe de jeune chrétienne, et toute une vie est là, dans un mot. J'ai lu, au coin d'un cimetière de Paris, un nom: «Louise,» et rien de plus. Et l'épigramme, cette fois, vaut toutes celles de l'anthologie. Parfois j'ai rencontré encore des initiales et point de nom: «L. V. M. V.» C'en est assez. On regarde, on songe[15].
[Note 15: Une très-belle et très-éloquente épitaphe est celle-ci, au cimetière Montmartre: X…, Polonais mort pour la liberté italienne, au service de la France.]
Mais cette simplicité est rare, et l'orgueil humain va se nicher jusque sous le lierre des tombeaux.
Chaque cimetière a sa physionomie distincte, et si le Père-Lachaise représente, dirait-on, l'aristocratie, et Montparnasse la démocratie souffrante, le cimetière Montmartre est quelque chose comme un cimetière moyen et de tiers-état.
Les convois, pour y parvenir, suivent le boulevard extérieur, passent devant la Reine Blanche. C'est l'antithèse: la vue du bal où l'on s'agite sert de préface au coin de terre où l'on se repose. Des couronnes jaunes, des boutiques de marbriers, des rez-de-chaussée où l'on vend des plâtres pour tombeaux, enfants endormis, anges en prières, frisés, bouffis, que l'eau va détremper et verdir. On approche. Une avenue d'abord où stationnent les fiacres qui ont suivi la bière; et qui attendent les parents et les amis; avenue funèbre d'aspect, et peuplée de gamins pourtant, qui vont courant, criant, riant, jouant avec des paquets d'immortelles. Puis la grille, la porte d'entrée, le logis du gardien, et la longue allée qui conduit aux tombes.
Ce qu'on aperçoit tout d'abord, c'est la grande croix de pierre au centre du carrefour où viennent s'amonceler les couronnes qui ne peuvent plus se flétrir sur un tombeau, la croix à tout le monde, comme on l'appelle, hécatombe, fosse commune des souvenirs. C'est là que vont prier les pauvres; les misérables ne gardent pas longtemps leur tombe. La croix de bois qui marquait l'endroit où l'on avait couché le mort est arrachée après cinq ans, pourrie par la pluie, et va finir avec ses inscriptions effacées dans le foyer de quelque gardien. Où la retrouver jamais, la trace de celui qu'on a perdu? Cette glaise a tout pris; tout a disparu, tout est fini. Côte à côte, des générations se dissolvent ainsi, rentrent dans la matière, et, morceaux d'argile, rapportent à la masse immense leurs molécules indestructibles. Mais il faut à l'homme je ne sais quel souvenir palpable qui représente comme le fantôme de ceux qui ne sont plus. Il faut que les vivants aient avec les morts un lieu de rendez-vous où, sûrs de les rencontrer, ils conversent avec eux par delà l'infini, ils leur parlent, ils les consolent, ils les embrassent de leurs sanglots.
Chères superstitions, consolations suprêmes, qu'on retrouve presque partout, également fortes et touchantes! Nous en agissons tous plus ou moins avec nos morts comme les anciens Tonquinois avec les leurs. «Après minuit, dit un vieux géographe, lorsque la nouvelle année commençait, les Tonquinois ouvraient leurs portes toutes grandes, sans quoi ils auraient cru insulter les morts, qui, affirment-ils, retournent en ce temps-là dans les maisons.» On prépare des lits à ces visiteurs d'outre-tombe, et l'on couvre le plancher d'une belle natte de jonc. Puis on allume des flambeaux pour eux; on pousse des cris de joie, on brûle des pastilles; on interroge les chers hôtes, on leur conte ce qui est arrivé d'heureux à ceux qu'ils ont quittés. Pendant les trois jours qui suivent, on laisse sans la nettoyer la maison entière, «de peur d'élever de la poussière dans un lieu où les morts font leur séjour.»
Nous autres, nous n'attendons pas que les morts viennent à nous, nous allons à eux; leur fête est à eux seuls. Plus est affirmé notre scepticisme en toutes choses, plus est profond le culte de nos morts. Ils ont leurs fleurs, leur jardin, leur parure, et l'on porte à la croix commune les souvenirs que l'on ne peut donner à la tombe effacée. Elles sont nombreuses les couronnes, elles sont pressées, entassées autour de la grande croix de pierre. Association de douleurs qui se coudoient, promiscuité de regrets et de larmes, autel immense où tour à tour les souffrants et les humbles viennent déposer une offrande à cette fédération de la mort.
La plus belle des tombes, la plus simple et la plus poignante, est à gauche, à l'entrée du cimetière Montmartre: une statue de bronze couchée sur un tombeau de pierre. Ici dorment les deux Cavaignac et leur soeur; et, sur ce monument, on peut lire encore: «A la mémoire de J.-B. Cavaignac, député à la Convention, mort en exil à Bruxelles, le 24 mars 1829 à l'âge de 68 ans. Ceux qui sont fatigués se reposent.»
Rude a sculpté de sa main d'artiste la maigre et saisissante figure de Godefroy Cavaignac. Il est couché, de son long étendu dans le linceul, paupières closes et bouche muette. Il a combattu le bon combat; la journée finie, la lassitude l'a courbé, le froid glacial est venu. Le lutteur sommeille. Le roide pli du suaire dessine, en se collant à lui, ce corps miné et fatigué. Les bras courageux sortent, comme prêts à s'animer, à ressaisir, avec la fièvre d'autrefois, cette plume ou cette épée, armes chéries de cette main vaillante. S'il allait se lever! Si cette apparition se dressait soudain!… Il dort. Les cheveux, mouillés par la sueur dernière, baisent ce front d'un modelé puissant, intelligent et fier; la mort a scellé les lèvres, les joues sont caves, les orbites creuses, la barbe court sur le menton osseux, le cou sinueux est immobile; elle ne respire plus, cette poitrine nue: le soldat est tombé au champ d'honneur. Dans les creux formés par les replis du vêtement de bronze, l'eau du ciel maintenant demeure et les libres oiseaux viennent y boire, joyeux, chantant et battant des ailes.
On a entamé, pour pratiquer les allées de ce cimetière, des buttes crayeuses recouvertes d'herbes qui, en plus d'un endroit, existent encore. Certaines tombes sont ainsi au ras du chemin, d'autres au haut de petites collines, et celles-ci, isolées d'ordinaire, entourées d'arbres. Partout le gothique domine, ce gothique d'occasion, sans caractère et sans poésie: la petite chapelle, droite et grêle, avec clochetons vulgaires, et porte grillée par où les dorures de l'autel, les vases de porcelaine peinte, les ex voto s'aperçoivent. La tombe de Ruggieri, artificier du roi, est à l'entrée de la grande allée, bordée de monuments, qui conduit au cimetière annexe relié à l'ancien par une voûte. Le cimetière juif se dresse à droite, sur la hauteur. Une statue en marbre d'Halévy y domine bourgeoisement les autres tombeaux.
La statuaire moderne est fort empêchée avec nos vêtements. Toute poésie semble fuir devant le paletot sac, et le ciseau le plus hardi devient rebelle à sculpter les plis ridicules du pantalon. Que je préfère pourtant ce monument élevé au maître à cette façon de tabernacle bâti tout à côté par un financier épris de dorures! Là, tout est peint, rouge et bleu: les teintes plates des fresques de Pompéi sont mariées aux fonds d'or des tableaux byzantins. La lampe à sept branches, éclatante, étincelante sous le soleil, rayonne devant le péristyle. Tant de luxe pour une tombe! Dort-on mieux sous les tentures de velours que sous le baldaquin de serge?
Dix pas plus loin, la statuette de Millet, élevant au-dessus de sa jeune tête son bras onduleux comme un cou de cygne, jette éternellement ses fleurs de marbre sur la pierre de Henry Mürger. Mürger! un nom qui semble attendri; nom de bohême battu par le vent, souffleté par la déveine, mais illuminé d'un rayon d'amour. Homme, il valut mieux que sa vie; artiste, il valut mieux que son oeuvre. La sympathie de tous lui a fait crédit de ce qu'il n'a pas donné, et l'oubli n'est pas venu encore; peut-être ne viendra-t-il jamais. Mimi, Musette, Francine, filles d'Ève et filles du rêve, chantent encore et passent toutes souriantes dans les mémoires. Pauvre poëte que sa poésie a tué! Il a vécu du mensonge et il en est mort. Mort, las de la bohême, de l'amour frelaté, du triste pain béni de la gaieté quand même!… Un rosier fleurit sur sa tombe, et une main inconnue renouvelle presque tous les jours un petit bouquet de violettes qui sourit là, tout parfumé, sur la pierre grise…
Ce cimetière Montmartre est, je le répète, comme le quartier bourgeois du Paris funéraire. Point de monuments superbes, mais une façon de confortable général et de bien-être dans le repos; la fosse commune est immense d'ailleurs, là comme partout. Plusieurs fois agrandi, Montmartre a fini par escalader, pour ainsi dire, ses murailles. Il a sa lugubre succursale entre Saint-Denis et Paris, au bord du railway, et les morts peuvent s'habituer à l'appel futur de la trompette de Jéricho, et patienter, en écoutant les sifflets quotidiens de la locomotive.
Les hôtes de Montmartre sont illustres: Greuze, Legouvé, Charles Fourier, Armand Marrast. On s'arrête devant ces noms, on rêve, et la tête est pleine de pensées lorsqu'on s'éloigne.
Madame Paul Delaroche, Emilia Manin sont aussi là, sans compter de plus humbles, des morts plus ignorés, martyrs inconnus, héros oubliés, guéris de leurs souffrances, et comme relevés des postes d'honneur ou d'abnégation que la destinée leur avait confiés. Qui de nous n'a pas quelque ami parmi ceux-là? Qui n'a pas fait, tête nue, l'oeil à terre, dans la boue jaune, le chemin de la fosse ouverte? Le trou profond attendait; on y descendait celui qui avait été votre confident ou votre conseiller, qui emportait quelque chose de vous, laissant quelque chose de lui.
Un peu de terre, un peu de sable, de l'eau jetée par gouttelettes, une prière rapidement marmottée, et c'était tout. Vous souvenez-vous comme on revient sombre, las, le coeur vide? On ne le reverra plus, on ne l'entendra plus; il est parti! Et pendant bien des jours, dans le rapide mouvement de ce vaste Paris, dans le bruit et la poussière, on revoyait, semblable à l'oméga de tout cet alphabet de passions, d'appétits, d'espérances ou de désirs, le trou muet là-bas, dans un coin du grand cimetière.
Le cimetière Montmartre s'était appelé d'abord le Champ du repos. Le cimetière de l'Est ou du Père-Lachaise se nomma aussi le cimetière de Mont-Louis. Ce terrain, habité aujourd'hui par les morts, appartenait jadis à l'évêque de Paris qui le vendit à un certain Regnauld, lequel le céda à Sa Majesté Louis XIV. Le roi des dragonnades en fit cadeau à son confesseur, le père Lachaise, qui débaptisa le Champ de l'Évêque et l'appela fièrement Mont-Louis. Ce père Lachaise était courtisan.
A la mort du jésuite, la villa qu'il s'était fait construire fut achetée par la maison de Bourbon-Conti. Le prince Louis de Conti y mit les ouvriers, transforma les jardins, bâtit, planta, donna des fêtes.
En 1804, le parc devenait cimetière. Adieu les gais souvenirs! Le Campo-Santo, d'ailleurs, fut bientôt—comment dire?—à la mode. Misère! Car il faut que vous sachiez que le sépulcre a son bon ou son mauvais ton. Les gens du bel air ne voulurent plus dormir que là. «Le bel endroit pour être mort!» Notez que le Père-Lachaise, qu'on va fermer, est demeuré depuis soixante ans le cimetière de la fashion.
Sous la Restauration, M. de Chabrol, préfet de la Seine, demanda à Lafont d'Aussonne (qui connaît Lafont d'Aussonne aujourd'hui?) une inscription pour le portique du cimetière.
Je la retrouve citée dans la Revue anecdotique:
O vous que la pitié, le devoir ou l'amour
Conduit en ce vaste séjour
Et de la mort et du silence,
Oubliez un instant vos projets, vos travaux;
Songez à vos plaisirs suivis de tant de maux,
Et sachez, deux jours à l'avance,
Vous choisir une place entre tous ces tombeaux
Creusés à si peu de distance.
Piètre poésie que remplacent aujourd'hui deux versets latins.
La grille ouverte, le cimetière commence.
La foule monte, toujours nombreuse, presque gaie, tant elle est pressée, la petite colline où les cyprès, à côté des tombes, s'inclinent sous le vent avec des balancements doux. Les veuves en noir, les orphelins, des enfants au recueillement inconscient, de pauvres vieux courbés sous la douleur coudoient les gens qui viennent là «pour voir,» les indifférents, les visiteurs ou les fillettes du faubourg qui, tête nue, assises sur les bancs, prennent le frais ou se reposent.
Les premières tombes célèbres, à gauche, sont celles de Visconti, représenté endormi dans son habit d'Institut, de la famille Dantan et d'Alfred de Musset. Le petit saule du poëte croît, pousse timidement.
Mes chers amis quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière;
J'aime son feuillage éploré…
Un étranger a répondu à ce dernier voeu du maigre Rolla.
Dans Westminster, tombeau des rois, l'Angleterre a fait une part aux grands hommes, et là, côte à côte, dorment les plus grands par le génie et les plus puissants par la force, ceux qu'a touchés du doigt l'inspiration et ceux que le hasard a fait naître sur un trône. Au Père-Lachaise comme à Westminster, les poëtes ont leur coin, poetes's corner. Casimir Delavigne, Balzac, Nodier, Souvestre, ont été couchés comme du même coup au sommet de la colline. Ils fraternisent dans la mort. Le buste solide et superbe de Balzac, par David (d'Angers), regarde en riant à la Tourangeaise le mince et fin visage de Nodier, qui lui rend un sourire franc-comtois. L'image d'Émile Souvestre est rêveuse et sérieuse. Une muse pleure sur le mausolée de Delavigne. Le lierre couvre ces tombeaux, couronne le front de Balzac, serpente autour du livre de bronze où l'on peut lire ce titre fulgurant: Comédie humaine. La tombe de Charles Nodier a des fleurs toujours; elle est aimée, visitée. On sent une âme vivante, un éternel et pieux amour autour de ce marbre. Tout près de là dort Bory de Saint-Vincent, sous un mausolée fait de colonnes grecques, de frises antiques, de sculptures arrachées par lui à l'oubli, tombées de quelque temple qui s'écroule. Il a dû les contempler souvent, déchiffrer ces inscriptions, interroger ces miettes du passé. La tombe est belle comme toutes celles que les morts se sont construites eux-mêmes.
Étrange hasard! C'est là, à cet endroit même où il est étendu, que Balzac un jour a placé son Rastignac regardant «Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières». Sans doute, comme son héros, Balzac, plus d'une fois les yeux attachés avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, «là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer», a dû, semblable à Rastignac, lancer lui aussi sur «cette ruche bourdonnante un regard qui, par avance semblait en pomper le miel»; sans doute, posté sur ce tertre, rêvant, cherchant, espérant, prêt à la lutte, il a dû s'écrier avec l'accent des coureurs de grandes aventures: A nous deux maintenant! C'est là qu'il allait songer, et c'est là qu'il devait être enterré. De cette hauteur la vue est sinistrement belle.
Les pieds dans la boue, dans cette terre brune où les vieilles couronnes, maculées, molles et sales, semblent se dissoudre, les yeux sur le ciel, sur la ville immense, on regarde presque effaré. Au premier plan la ville morte; à l'horizon la ville qui va mourir: la pétrification contemplant la fièvre. Des arbres de couleur foncée, aux balancements fatigués, çà et là aux jours de printemps, quelque bourgeon jaune et frais dans les feuillages sombres, à travers les verdures noires, les ternes blancheurs de la pierre, un amphithéâtre de croix. Puis, plus loin, là-bas, et comme perdus dans la fumée, dans une façon de brume lumineuse, des maisons, des toits, des dômes, des clochers, un entassement dans une buée. Le Panthéon, Notre-Dame, les deux aiguilles des colonnes triomphales qui racontent, l'une la gloire d'un homme, et l'autre la gloire d'un peuple; l'arc de l'Étoile, et aux derniers plans la silhouette d'un fort, le Mont-Valérien, sur le ciel gris. Point de bruit, aucun murmure, mais une agitation qu'on devine, un grondement dont on sent intérieurement l'écho. Que d'espoirs, que de rêves, que d'efforts, que de dévouements, que de trahisons, que d'héroïsmes, que de lâchetés dans ces tas de pierres qui pensent! On demeurerait là des heures entières, immobile comme devant la mer. Soudain, le soleil crève quelque nuage, fond sur Paris, le crible de rayons, fait jaillir mille étincelles, va chercher pour les brunir comme avec l'agate tous les ors de Paris, sertit dans une manière d'apothéose les cuivres, les saillies, les flèches dorées des églises, les nervures des monuments, et le génie de la colonne de Juillet. Tout flamboie et s'éclaire dans une réverbération éblouissante. Le splendide panorama de Rome vu des hauteurs du Vatican ne vaut certes pas celui-là.
On marcherait longtemps au hasard dans ce champ immense, peuplé de morts illustres dont le nom jaillit pour ainsi dire du fond des allées: Girodet, Gros, Denon, Bernardin de Saint-Pierre, Élisa Mercoeur, Benjamin Constant, Cuvier, Talma, Grétry. Je cite au hasard et de souvenir. Seuls ces tombeaux, souvent modestes, nous arrêtent.
Que nous importent, au contraire, les monuments superbes, ces colonnes immenses, ces temples gigantesques! Presque toujours devant ces orgueilleuses tombes on passe en murmurant: Un si grand monument pour un si petit mort! Il n'y a de magnétisme vraiment que dans les tombes fermées, muettes, sans nom, enveloppées de lierre et d'oubli, enfouies sous les fleurs, à jamais closes, et pourtant visitées encore. Elles cachent, on le devine, quelque secret ou quelque douleur, quelque amour mystérieux, peut-être une faute, peut-être un crime. Qu'y a-t-il derrière cette porte? Qui donc est endormi sous cette pierre où l'on n'a rien écrit, et que l'herbe, complice ou dépositaire du secret, envahit et va recouvrir? Peut-être des heureux ont-ils voulu finir ainsi, dérobant à l'avenir leur bonheur passé; peut-être des souffrants ont-ils demandé que le nom auquel ils étaient rivés leur fût arraché enfin, comme on briserait une dernière chaîne!…
Ici gît… Point de nom: demandez à la terre!
Tombeaux muets, tombeaux discrets, c'est vers vous que s'en vont les blessés de la vie, ou bien encore ces fous altérés d'une liqueur tarie qu'on nomme les poëtes. Vers vous et aussi vers la fosse commune, où la douleur du moins est éloquente et serre le coeur. La fosse commune! Une forêt, un fourmillement de croix noires, droites ou penchées, renversées çà et là, s'appuyant les unes sur les autres, avec des inscriptions en lettres blanches, lavées par la pluie, effacées; de l'herbe verte au bas, des couronnes en haut, jaunes ou blanches, et qu'un vent jette à terre comme des fruits trop mûrs.
Là, remarquez-le bien, dans ce coin des pauvres, les couronnes sont plus nombreuses que partout ailleurs. Chaque mort en a beaucoup, beaucoup plus certes que celui qu'on a doté d'un mausolée de marbre. Le dimanche, les jours de fête, on lui en porte une, deux; on les accroche aux bras de la croix. Les plus généreux pour les morts, ce sont ceux à qui ces immortelles coûtent le plus cher. Les autres payent une statue ou un buste sur leurs revenus; les pauvres gens se privent d'un morceau de boeuf pour donner un pot de fleurs à leurs morts. Qu'est-ce que ces monuments soldés sur des rentes que le défunt a laissées? Les morts de la fosse commune ont coûté beaucoup aux vivants pendant la dernière maladie. Les médecins, les remèdes, c'est cher. Leurs héritages à eux, ce sont les dettes, hélas! Qu'importe, on payera tout, et les morts auront encore leur part. Point de jardiniers pour surveiller ces misérables trous recouverts de terre; si les fleurs poussent, c'est qu'on vient souvent les arroser, les renouveler. Et l'on vient de loin! On porte un pied de pensée au père, en allant à l'atelier. C'est la religion du peuple de Paris, ce culte de ceux qui sont partis. Il est sceptique, il est badault, comme disait Rabelais, mais avant tout il est respectueux pour le corbillard qui passe. Pas un front ne se découvre à Londres devant une bière qu'on emporte; à Paris, tout le monde salue: convoi de première classe, voiture des pauvres, qu'importe! C'est la grande égalité. Les morts des hôpitaux seuls, transportés sur des fourgons, ou les guillotinés qui s'en vont à Clamart escortés de gendarmes,—les criminels et les misérables,—n'ont jamais de saluts. Longtemps d'ailleurs la misère marchera de pair avec le crime.
On pourrait, dans ce cimetière du Père-Lachaise, tracer comme des zones historiques. Les contemporains tombent ensemble; ils ont comme un même tombeau. Les maréchaux de l'empire, presque tous, sont enterrés à droite dans un espace resserré: Gouvion-Saint-Cyr, Macdonald, Masséna; à côté d'eux, Lefèvre dont le monument fut élevé par la maréchale. Elle vendit ses diamants, disant:
—Lorsque j'étais jeune et pauvre, je ne portais que des fleurs; plus tard, comme je vieillissais, il m'a fallu des pierres précieuses. Aujourd'hui qu'il est mort je n'ai plus besoin de rien.
On se moqua d'ailleurs beaucoup d'elle à la Cour.
Parmi ces porteurs de sabre apparaît Beaumarchais, le manieur de plume. Une simple pierre et son nom. C'est assez. Béranger, près de là, repose dans la tombe de Manuel. Les médaillons des deux amis se regardent. Que de noms sur ce monument! Que d'inscriptions, de couronnes, de souvenirs, de louanges! Noms de gens du peuple qui n'oublient pas et n'entendent pas la casuistique de la critique, qui admirent et qui se donnent corps et âme. Allez donc leur dire à ceux-là que Béranger était un faux bonhomme! Ils l'aiment parce qu'il les aima. Au Père-Lachaise, seule, la tombe de madame Raspail est couverte de signatures aussi touffues.
Quant au monument d'Héloïse et d'Abailard, les amoureux ex-voto en sont légendaires.
On marche toujours dans la longue allée. Voici la tombe de Pezzo-di-Borgo, celle de l'amiral Bruat.—Un nom allemand: Ludwig Boerne, celui d'un républicain sincère, qui rêva—ô le poëte!—l'alliance de l'Allemagne et de la France dans la liberté. Pauvre Boerne! on l'exila pour avoir parlé de fraternité des peuples et de délivrance prochaine. Il l'avait bien mérité!
La tombe élevée un peu plus loin à Garnier-Pagès par souscription nationale est une des plus remarquables et des plus imposantes: le marbre a la forme de la tribune dont l'orateur franchit tant de fois les degrés d'un pas ferme.
N'est-ce pas là, le long de ce chemin, que j'ai lu cette touchante et simple inscription:
Ci-gît un bon ménage?
Au bout de l'allée, à l'angle d'un carrefour, voici Pradier et toutes les charmantes créations de son ciseau, sculptées sur son tombeau. Désaugiers rit à côté de lui; Cadet-Buteux, le Gaulois, cause avec l'Athénien de la rue de Bréda. Une colonne brisée près de là, et le nom de Léon Faucher. Plus loin, en montant, enfermées dans la même enceinte, deux tombes jumelles supportées par des colonnettes de pierre: Molière et La Fontaine. Une partie du génie de la France est là.
Je redescends vers le rond-point où, superbe, se dresse impérieux encore, Casimir Périer. Un nom lu en chemin: Géricault. Voici le tombeau de Monge, froid et nu comme un monument égyptien; l'oeuvre d'Étex sculptée sur la tombe de Raspail; à côté le tombeau de Gall. Un chemin remonte à droite, dominé par le colossal monument de la famille Demidoff. Là, le tombeau de Kellermann avec deux noms rayonnants: Valmy, Marengo. A deux pas de là: Famille Dosne, famille Thiers. Cela est simple et bourgeois. Duchesnois… Sieyès, qui sut vivre paisiblement, disait-il, quand on savait si bien mourir, et à côté de lui un dédaigné, Népomucène Lemercier, un vrai poëte qu'on ferait bien de relire.
Dans le cimetière Israélite, où les tas de cailloux prescrits par le rite sont placés sur les tombes juives, vous trouvez la tombe de Rachel. On la revoit tout entière; on retrouve son front bombé, ses yeux brillants, sa maigreur passionnée, en regardant ce diadème ciselé sur le fronton du monument funéraire. Un diadème… ce fut en effet une reine, et son trône est resté vide.
J'aurais envie d'écrire ici cet axiome mortuaire:—Au cimetière du
Père-Lachaise on pose, au cimetière Montparnasse on repose.
Montparnasse! c'est bien là, cette fois, qu'on peut dormir. Martin Luther n'eût pas envié les morts du Père-Lachaise; mais devant les tombes de Montparnasse comme devant celles de Worms, il se fût écrié: Invideo quia quiescunt! Qu'elle est humble, cette entrée, cette porte sur le boulevard pauvre et désert! C'est, on le devine, le cimetière des misères. Point ou peu de grands noms, mais Monseigneur Tout Le Monde. A droite une cloche attend, sans cesse agitée,—excepté la nuit,—et dont chaque tintement dit une fosse ouverte et bientôt comblée, un dénouement, un convoi, une douleur, des larmes… Le gardien, son tricorne ciré sur la tête, presque toujours enveloppé de son manteau, se promène d'un air indifférent, siffle, fredonne. Il voit passer sans être ému bien des robes noires, bien des yeux rouges. Que lui font ces deuils, à lui? Il vit à côté de la mort; bien plus, il vit de la mort sans aucun tressaillement, par habitude. Tout s'use dans l'homme, tout, et surtout l'attendrissement.
Le cimetière n'est pas vaste. On pourrait apercevoir dès l'entrée, au bout de l'allée bordée d'arbres et de tombes, le mur de clôture. A droite, en se dirigeant vers le cimetière des soeurs de charité, on lit un nom sur un monument, un nom aimé: Famille Henri Martin.
Les soeurs de charité dorment côte à côte, avec leurs croix uniformes, sous des tertres entourés de bordures de buis et de fleurettes blanches. Des noms obscurs! Une seule tombe, d'ailleurs bien modeste, élevée par les pauvres et par les riches à soeur Rosalie, cette brave et sainte fille qui voua au peuple, aux souffrants, aux malheureux son existence entière. Ça et là quelque pierre, avec inscription, parmi ces croix de bois.
Les mortes qui sont là ont quitté la vie en quittant le monde, où bien longtemps après, j'entends qu'elles ont fait la route longue ou qu'elles sont tombées dès les premiers pas. Les inscriptions là-dessus sont éloquentes: Morte à soixante-dix ans, ou morte à vingt ans.
Celles qui ne peuvent supporter cette existence se courbent et disparaissent; elles se brisent, les autres résistent et se bronzent. Elles ne vivent pas d'ailleurs, elles vieillissent. Peu ou point de mortes de trente ans, de quarante ans. Jeunes filles ou vieilles femmes, ainsi s'en vont-elles. La mort choisit et se plaît à l'antithèse; elle leur demande le sourire de la vingtième année ou les rides du dernier âge.
Hégésippe Moreau, Rude, Grégoire le conventionnel, Bocage, les quatre sergents de la Rochelle sont enterrés à Montparnasse, et bien d'autres avec eux, morts frappés, eux aussi, par le couteau de la Restauration: Carbonneau, Talleron, Pleignier. Longtemps sur la tombe des sergents vint s'agenouiller une vieille femme dont les historiens des excentriques de Paris (la fidélité est aussi de l'excentricité) ont raconté l'existence. C'était une pauvre paysanne poitevine, cassée en deux, aux joues creusées par l'âge, qui se traînait sur un bâton jusqu'au tombeau de Goubin et de Bories, et leur apportait des fleurs, violettes au printemps, roses l'été, chrysanthèmes l'automne, et des immortelles pendant l'hiver. Ils la connaissaient bien, les gamins du quartier, et l'appelaient la Fée. La fée du souvenir, soit!
On dit que cette femme avait été la fiancée de l'un de ces jeunes gens, et qu'elle avait passé sa vie l'aimant et le pleurant toujours. D'autres ont prétendu qu'elle était folle. Et qui sait—par le temps qui court—l'attachement à quelque chose de noble et de sacré est peut-être bien une folie?…
Dornès aussi repose là. Dornès? Cherchez ce nom dans une biographie, vous ne l'y trouverez pas. Qu'est cela, Dornès? Un représentant mort pour son idée. Les biographes ont bien d'autres gens à faire entrer dans leurs colonnes! Pauvres fustigés de la vie, qui êtes aussi les oubliés de l'histoire, qui donc aura la gloire un jour d'être votre historien, j'allais dire (me le pardonnez-vous) votre défenseur?
Orfila, lui, possède une tombe superbe et qui d'emblée frappe la vue. On ne l'évite pas. Le monument de Drolling, élevé, je crois, par ses élèves, est plus modeste. Une pierre et un nom, voilà l'éloquence tumulaire. Mais qui s'est avisé de représenter, gravé sur je ne sais quelle hutte d'Océaniens en forme de pain de sucre, peinturlurée de rouge et de jaune, dorée, bronzée, Dumont-d'Urville montant au ciel, à travers les flammes, avec sa femme et son enfant?
Les trois personnages sont nus, absolument nus, l'amiral et madame Dumont-d'Urville. Cette vue, je ne sais pourquoi, choque singulièrement. L'artiste a voulu rappeler l'épouvantable catastrophe où périt, sur le railway de Paris à Versailles, comme un nageur qui se noierait dans un ruisseau, l'intrépide marin qui venait de faire et de refaire le tour du monde. Il fallait alors toucher à ce malheur autrement.
Quelle belle chose que le goût!
N'avez-vous souhaité jamais, pour l'éternel repos, pour le dernier sommeil, un coin désert, calme, ignoré, quelque tertre plein d'herbe, à l'angle d'un cimetière de village, des fleurs, de l'ombre, un arbre où nichent les oiseaux? Il semble que dans ces endroits enviés la mort soit plus douce et plus complète, la tombe plus fermée, l'anéantissement plus profond. Aux heures enfiévrées, troublé par ses désirs, dévoré par ses ambitions, le coeur parfois débordant d'amertume, la pensée vide—ou pleine, hélas! d'espérances déçues—lassé de tout ou tourmenté par toutes choses, l'homme mélancoliquement laisse pencher son front vers la terre, regarde fixement l'avenir, comme arrêté devant un puits insondable, et cherche alors en quel endroit il pourrait bien, comme un avare qui cacherait son trésor, enfouir ses rêves brisés, ses souvenirs rayonnants ou brumeux, tout ce qu'il porte en lui de méconnu ou d'ignoré, et il se dit alors, ambitieux de sa tombe comme il le fut de sa vie, rêvant jusqu'à la fin: Le bel endroit pour mourir! Le bel endroit pour un tombeau!
Si le duc de Gramont-Caderousse, celui que le Jockey-Club appelait notre cher duc, celui dont on disait, quand il montrait sur le boulevard ses favoris roux, son maigre profil et le camellia de sa boutonnière: Voilà la régence qui passe; si cette célébrité de steeplechase et de villes d'eaux, ce Don Juan du plaisir, cet éternel agité, a rêvé, dans ses nuits chaudes, au milieu d'un souper, au lendemain d'une folie, le calme, le repos et l'ombre, il n'a pas certes pu les demander plus complets qu'il ne les a trouvés dans une des allées de ce cimetière Montparnasse. L'allée est étroite, silencieuse, enveloppée comme d'oubli; l'herbe semble un tapis, le sable est discret sous les pas, les cyprès forment un rideau et comme un voile au-dessus des têtes; un rayon de soleil filtre parfois dans la verdure sombre, quelque passereau bat des ailes à travers les branches; pour tout horizon, des tombeaux; pour tous visiteurs, des affligés qui semblent glisser comme des ombres. On n'oserait parler, on passe. C'est la paix profonde, la paix suprême. Et le viveur est couché là. Bruyantes amantes, illustres aventures, duels fameux, folies belles ou laides, tout finit là, voilà votre épilogue! Pauvre Yorick titré, «toujours prêt, jamais las», le dernier de sa race, mort en emportant sa couronne ducale depuis longtemps échangée contre une couronne de festin. Alas! quelle antithèse, poor Yorick!
La tranchée commune, à Montparnasse, est immense, les croix sont nombreuses: une armée, un monde. Je songe que là-bas, au Père-Lachaise, dans cette glaise, parmi ces innommés, à côté de ces forçats de la misère, on a enterré Lamennais. Cette sépulture en valait une autre. Le révolté d'ailleurs avait assez largement marqué sa place dans le monde des vivants pour qu'il lui fût permis de demander au monde des morts un coin où dormir, côte à côte avec ceux qu'il avait aimés, qu'il avait défendus et pour lesquels peut-être il était tombé.
Il dort avec les pauvres celui qui a protesté en leur nom par ce cri amer, poignant, inoublié: Silence au pauvre!
Ici, à Montparnasse, dans la fosse commune, on a mis l'abbé Chatel, un excentrique, un fou, un brave homme. J'ai vu son buste de plâtre, fiché sur un piquet parmi tous ces morts, tournoyer et soupirer au vent d'hiver, et pousser comme une amère plainte….
Paris a d'autres cimetières encore,—ou, pour mieux dire, le Paris funéraire ne finit pas. Du pont d'Iéna, sous le velum même de l'Exposition, au fond du Trocadéro, n'apercevait-on pas le rideau noir des cyprès de Passy? P.-J. Proudhon est couché sous ces arbres. Clamart a son cimetière, près de l'amphithéâtre où l'on dissèque. On y porta Gilbert et Mirabeau. Un jour, faites-vous ouvrir la porte du cimetière de Picpus, aujourd'hui fermée. C'est là, dans ce coin ignoré de Paris, que repose Lafayette, et avec lui tous ceux qui moururent sur l'échafaud, barrière du Trône (en ce temps-là barrière Renversée). On y retrouverait peut-être les ossements d'André Chénier. Quant aux autres morts illustres, dont le sang a coulé sur la place de la Révolution, quant à Danton, à Desmoulins et à tant d'autres, demandez aux Catacombes!…
Lugubres excursions, ces promenades aux champs des morts! On en rapporte toujours pourtant comme un sentiment plus puissant et plus assuré de la liberté et de la dignité humaines. On a conversé, pour ainsi dire, avec ces aïeux qui nous ont nourris de leur pensée, qui nous ont faits plus robustes et meilleurs. Cette course dans la boue pétrie de détritus de cadavres vaut la lecture d'un livre de vie. On passe dédaigneux devant les tombes vaines; on s'arrête, attendri ou écrasé, devant les noms aimés et les grands noms. Il sort de ces tombeaux des conseils.
Ces cadavres parlent, agissent encore; ces poussières vous pénètrent, comme si leurs atomes dégageaient encore du courage et de la foi. Tel dit: Dévouement; tel crie: Sacrifice; un autre: Devoir. Et l'on comprend alors ces anciens qui faisaient de la voie des tombeaux leur lieu de promenade, l'endroit où les enfants jouaient au-dessous de l'urne cinéraire de leurs parents. On comprend tout ce qu'il y a, en vérité, de sain pour l'âme dans la fréquentation des tombes.
La parole du passé est là. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon survit. Voilà l'immortalité véritable, celle de l'exemple.
Hamlet, écrasé sous sa tâche, hésitant devant son terrible devoir, et courbé sous la loi, va demander conseil à ceux que ronge milady vermine. «Il y a là, dit-il, une belle révolution; si seulement nous avions le bon esprit d'y regarder!» Nous sommes tous, fils du doute, des Hamlets à nos heures, effrayés de notre tâche, tremblants et peureux. Regardons là, regardons droit où sont les vieux. Il y a toujours au fond d'une tombe une voix pour dire: Courage, et, lorsque les vivants se taisent, ce sont les morts qui crient: En avant!
MOREAU DE JONNÈS 1776-1870
J'avais connu et j'avais aimé ce grand vieillard que la mort vient de prendre[16]. Il s'appelait Alexandre Moreau de Jonnès. Il avait fait, vaillamment, les campagnes de la République et de l'Empire. Il était parti, joyeux, avec les volontaires de Brest, lorsque la patrie en danger appelait à elle ses enfants, et, après une vie bien remplie, demeuré fidèle à ses beaux souvenirs, il s'était enfermé avec ses livres, son papier, ses plumes, et après avoir combattu pour la France républicaine, il s'était mis à conter ses malheurs et ses gloires.
[Note 16: Mai 1870.]
Moreau de Jonnès habitait un logis assez vaste, boulevard de La Tour-Maubourg. C'est là que, pour la première fois, je l'ai vu, assis dans son fauteuil, devant sa fenêtre et sa table de travail. L'homme était grand, solide encore et superbe, la tête puissante, un nez gros, les narines frémissantes d'un Mirabeau, ridé mais point défiguré, portant toute sa barbe, l'air d'un vieux soldat de la République, des mèches de cheveux blancs sortant d'une haute calotte de velours noir un peu semblable à celle des bourgeois florentins dans les fresques de Ghirlandajo et de Botticelli.
Il avait quatre-vingt-dix ans passés, quatre-vingt-dix ans de peines et d'efforts, de luttes ardentes, de combats sous tous les ciels, de souffrances à toutes les heures. Il les portait bravement, et son oeil profond, singulièrement vivant, étonné parfois, scrutateur toujours, avait encore des flammes de jeunesse et comme des éclairs d'été. De ce grand corps vigoureux sortait une voix grave, sonore, presque caverneuse, voix d'oracle ou plutôt d'Épiménide qui, sans quitter sa grotte, suivrait de loin les agitations des humains.
Cet homme, en effet, était d'un autre temps, d'un autre âge et d'une autre trempe que nous. Il ressemblait à ces témoins qu'on laisse dans les champs aplanis pour indiquer l'ancienne élévation des terres. Il avait, avec sa majesté d'ancêtre, l'attitude superbe d'un exemple et l'ironie d'un reproche vivant. Il semblait dire à la génération présente: «Nous étions ainsi et par le débris du passé jugez maintenant de sa valeur!»
Ancien soldat, après l'épée il avait pris la plume. Ses travaux de statistique, ses études d'économie sociale l'avaient conduit à l'Institut. Mais depuis douze ans il ne se rendait plus aux séances. Depuis douze ans, enfermé dans sa chambre comme jadis dans sa cabine de marin, il demeurait avec ses travaux et ses souvenirs, attentif aux choses du dehors, applaudissant de loin à ceux des nouveaux qui jetaient leur cri, affirmaient leur foi, et comparant, quelquefois avec amertume, d'autres fois aussi avec confiance, les hommes de jadis aux hommes d'aujourd'hui.
Il fallait le voir dans sa demeure, entouré de ses tableaux et de ses livres. Quelques toiles de l'école italienne, des maîtres de l'école de Bologne, et, parmi ces Guerchin ou ces Carrache, des esquisses de la Révolution française, Danton allant à l'échafaud, des portraits, des reliques, des dessins à la manière de David ou de Topino-Lebrun, son élève.
Je l'écoutais parler avec passion, stupéfait, fiévreux, enchaîné à sa parole. Tout ce que me disait cet homme avait pour moi le fantastique et l'attrait magnétique du rêve. Sa voix, encore un coup, semblait sortir du fond des siècles. Même il avait toujours ce style coloré et puissant, cette fougue et cette grande éloquence de l'heure d'éruption du volcan. Alexandre Moreau de Jonnès parlait en 1870 comme en 1792 à la tribune des Jacobins ou des Cordeliers. Les années, les épreuves, les revers, les défaillances environnantes, les lâchetés voisines, les désertions et les déceptions ne lui avaient rien enlevé de sa foi primitive et de sa conviction toujours intacte, toujours en sa force et en sa verdeur.
Parfois, en vérité, je croyais entendre parler le vieux Lakanal ou voir, à demi enseveli dans son fauteuil, le sombre Billaud-Varennes rêvant et contant les grandes histoires écroulées.
Que de figures alors évoquées! Que de cendres remuées! Que de souvenirs rajeunis! Que d'anecdotes inconnues! Que de journées disparues dans la brume du temps et soudain, par le verbe, retrouvées avec leur soleil, leur ciel bleu, le poudroiement des volontaires en marche et le verdoiement de l'herbe aux jours charmants de prairial!
Et j'écoutais toujours.
«—J'ai vu Camille Desmoulins, une fois, me disait Moreau de Jonnès. C'était au club des Cordeliers. Marat était à la tribune. Je me rappelle encore l'impression de chaleur étouffante que je ressentis en entrant là. Lorsque Marat eut fini de parler, je ne me souviens pas pourquoi il se fit un certain tumulte. A ce moment apparut, à l'entrée de la salle, un jeune homme, l'air vif et les cheveux noirs. Une jeune femme s'appuyait sur son bras. On me dit: «Voilà Camille Desmoulins et sa femme». Il parla. Bégayant d'abord et un peu intimidé, il se remettait bien vite et, au bout de dix minutes environ, il parla fort éloquemment. On l'applaudit beaucoup: le discours était intéressant. Quant à sa femme, avec ses jolis cheveux châtains, elle était, je m'en souviens, fort gentille. Une vraie petite Parisienne!»
Rien n'était singulier comme ces récits qui ramenaient de la sorte les grandes scènes de la Révolution à l'intimité familière des tableaux de genre. En sortant des Archives et en allant vers Moreau de Jonnès, je passais des peintures de David aux croquis de Boilly.
Boilly a sa valeur. Les Mémoires sont la monnaie—bien frappée—de l'histoire.
«—La dernière fois que je vis Louis-Phi-lippe, continuait Moreau de Jonnès, il me parla de mes travaux:—Il y a longtemps que je vous connais, Monsieur, me dit-il.
»—Moi aussi, répondis-je. Depuis 1792. Je vous ai déjà vu aux Jacobins,
Sire!
»Et Louis-Philippe se mit à sourire, en saluant.»
Moreau de Jonnès a publié deux volumes de souvenirs, les Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat. Il laisse deux volumes encore, volumes inédits, ses mémoires relatifs aux combats de l'Empire, aux luttes de la Révolution. Ce sont là livres qui resteront, mais qui ne rendent point, comme la parole même de l'homme, l'impression de vigueur, d'ardeur généreuse que donnait la conversation de ce grand vieillard.
Il meurt à quatre-vingt-treize ans, fidèle au culte de toute sa vie, à la liberté, à la patrie, à la République. Tel qu'il était parti de Brest un matin d'avril, il meurt un soir de mai, confiant dans l'avenir, ferme dans ses principes, inébranlable dans ses convictions. Tête et coeur de Breton, il avait en lui toute la solidité de cette terre granitique où poussent durement les chênes. En 1792, sous le drapeau flottant des volontaires d'Ille-et-Vilaine, il s'était mis en campagne, au son du fifre que jouait Habeneck, le futur chef d'orchestre de l'Opéra, pour le moment chef de musique du bataillon des fédérés armoricains. On n'avait pas d'argent pour acheter d'autre orchestre. Mais ce fifre criard et guilleret suffisait.—Vive la nation!
On marchait, et chaque étape était une fête. A Paris, Moreau de Jonnès porte à Tallien des lettres de recommandation. Tallien le fait incorporer dans le bataillon des Minimes. Un soir que le jeune homme (il avait seize ans) était de garde aux Tuileries, des gentilshommes, de ceux qui s'appelaient les Chevaliers du poignard, font mine de vouloir arriver jusqu'au roi gardé à vue, et de le délivrer. Le poste prend les armes. Au bout d'un moment un homme entre, carrure d'athlète, large figure, parole haute, les yeux pleins d'éclairs.
—La garde nationale, dit-il, était prête à arrêter ces gens, j'espère?
—Oui, répond Moreau, si ces gens l'avaient attaquée!
L'homme regarda Moreau de ses yeux profonds.
—La justice, dit-il, frappe les criminels et ne lutte pas avec eux!
Et il tourna le dos au fédéré, puis sortit.
—Quel est donc celui-là? demanda Moreau.
On lui répondit:
—C'est Danton.
Moreau de Jonnès était à la tête de sa section au 10 août 1792, lorsque le peuple emporta d'assaut le vieil antre de royauté, les Tuileries pleines de Suisses. Il était dans le Morbihan lorsque les chouans, révoltés plutôt contre la conscription que pour la royauté, voulaient tenir en échec le droit, ne point servir la France et résister à la Convention nationale. Il était à Toulon lorsque le futur réacteur Fréron, le chef à venir des muscadins et de la jeunesse dorée, mitraillait la ville écrasée. Il était au combat du 13 prairial, à bord du Jemmapes, dans le feu de la bataille, dans l'atmosphère rouge et chaude de la canonnade, lorsque sombra le vaisseau le Vengeur. Il était à Quiberon lorsque l'émigration fut étouffée, à une portée de canon de la flotte britannique qui laissait couler, comme le dit depuis Sheridan, l'honneur anglais par tous les pores. Il escortait, en qualité d'aide de camp, le général Hoche, et que de fois m'a-t-il dit: «Si celui-là eût vécu, Bonaparte n'eût pas régné!» Il était à Saint-Domingue, avec Leclerc, le mari de Pauline Borghèse, mari gênant que Napoléon envoyait à la fièvre jaune. Il était au Morne-aux-Couleuvres, il était partout où se dressait le danger; vie aventureuse, étonnante, romanesque, pleine de chocs, tantôt ensoleillée et joyeuse comme un frisson d'écharpe tricolore au vent de messidor, tantôt funèbre et navrée comme une journée sombre de brumaire, fière d'ailleurs et superbe, unie et vaillante comme une épée de chevalier.
Quand il se rappelait toutes ces choses, la captivité à bord des pontons, les journées d'enthousiasme de la Révolution, les lendemains de victoire, les gloires et les défaites de l'empire, les marches consternées des combattants de Montmirail devenus les brigands de la Loire, quand il évoquait ce passé, Moreau de Jonnès devait se sentir mélancolique et douter de la justice. Tant d'amertume, tant de déceptions, tant de trahisons, tant de rêves finis, tant d'espoirs aux ailes brisées!
Quels spectacles faits pour déconcerter l'âme la mieux trempée! Après 1789, 1815; après le 4 août, le 9 thermidor; après le 10 août, le 18 brumaire. Après Valmy, Waterloo. Après Cambon, Ouvrard. Après 1830, 1834. Après 1848, 1852. Après le coup de soleil du 24 février, l'assombrissement, l'atmosphère spongieuse et malsaine du 2 décembre. La République deux fois proclamée, deux fois égorgée, la liberté tant de fois proscrite, le droit tant de fois souffleté, la justice tant de fois méconnue! Il avait vu tout cela. Il avait vu la Révolution, l'empire, Talleyrand en bas de soie recevant le czar éperonné et les talons couverts de la terre de France; il avait vu Foy à la tribune, Manuel au tombeau; il avait vu juillet, il avait vu, entendu l'écho lugubre de Saint-Merry, les cris joyeux de Février, tout ce qui a été la vie, la palpitation, l'espoir, la désillusion, les révoltes et l'asservissement de la pauvre et chère patrie.
Cet homme avait vu tout cela et, en présence de tant d'efforts inutiles, de tant de sacrifices bafoués, de tant d'héroïsmes raillés, de tant de vérités escamotées ou proscrites, peut-être dans sa longue existence d'octogénaire s'était-il senti las de protester, peut-être s'était-il dit qu'après tout l'humanité tient sans doute à demeurer troupeau et que sa servitude volontaire importe peu au philosophe? Peut-être s'était-il dit que le métier d'éternel mécontent, d'honnête homme et de citoyen, est métier de dupe[17]? Peut-être avait-il perdu patience et perdu courage?
[Note 17: Écrit au lendemain du plébiscite qui devait nous amener la guerre. Que Moreau de Jonnès a bien fait de mourir avant Forbach et avant Sedan!]
Eh bien, non! il était tel en mai 1870 qu'il était en septembre 1792. Il était le même, le même toujours, l'éternel combattant du droit. Son oeil s'animait au souvenir de ces grandes journées et il apportait dans ses jugements sur les choses du jour la passion superbe qu'ils avaient eue tous, ceux de son temps, pour les choses d'autrefois. Il envoyait, une fois, à l'Avenir national, un article sur les défenseurs nouveaux de Marie-Antoinette. Le style est celui des conventionnels. Cette reine, devant lui, reste ce qu'elle est pour l'histoire, l'archiduchesse et l'Autrichienne.
Un jour, comme nous parlions des affaires d'Italie et des embarras financiers de ce peuple:
—Qu'attendent-ils donc? dit brusquement le vieillard, ils ont les biens du clergé et ils ne les prennent pas!
On se sentait avec lui dans un autre temps, on comprenait la grandeur farouche de l'époque altière et fécondante, à la fois terrible et douce. De ses lèvres tombaient des mots inconnus, oubliés. Souvent, comparant à nous ce vieillard, j'avais honte pour ceux qui vivent aujourd'hui. Lui s'inquiétait de leurs efforts, de leurs idées, de leur but, de leurs espérances.
Il avait l'air d'un aïeul qui juge—et qui aime—ses petits-fils, pourtant dégénérés.
Cet homme est mort; mort emportant un monde de faits, d'idées, de souvenirs, de science; mort de cette mort de l'homme qui peut regarder sa vie sans y trouver une faiblesse; mort avec cet amour au coeur pour la République, rêve de sa vingtième année qui fut encore l'espoir de ses quatre-vingt-dix ans.
«La vie exemplaire, a dit Goethe, c'est le songe de la jeunesse réalisé par l'âge mûr.»
Ce fut mieux que cela pour Moreau de Jonnès. Ce fut ce songe continué, poursuivi, adoré,—même après le réveil et même après la déception, même après l'âge mûr, même aux heures de vieillesse, même à l'heure de la mort.
Songe qui ne finit pas. Et, pour que le rêve devienne un jour réalité, Moreau de Jonnès en tombant, ce grand chêne celtique abattu et jamais courbé, le combattant du 10 août, le volontaire de Rennes, le soldat de Hoche, nous lègue un de ces héritages qui profitent à tous et qui se font rares: un exemple.
Décembre 1871.
Paris est maintenant condamné, pendant longtemps, à des anniversaires. Il va revivre de la dure existence du passé, revoir les scènes douloureuses qui datent d'une année à peine, se replonger dans ses deuils, évoquer les espoirs évanouis, contempler de nouveau les réalités amères, il va se retremper dans ses souvenirs,—et puisse-t-il y laisser tout ce qui lui reste de sa folle humeur, gouailleuse et niaise, d'autrefois!
Après le triste anniversaire du Bourget (31 octobre), voici qu'on a célébré l'anniversaire du combat de Champigny. Déjà un an passé sur ces drames! Un an cruellement rempli et qui peut compter double! Quelle année!
Lorsque dans les derniers jours de novembre 1870, un matin, Paris en s'éveillant lut sur ses murailles les proclamations belliqueuses du général Ducrot et du Gouvernement de la Défense, il sentit passer en lui une fièvre d'espoir. Toute la nuit le canon avait tonné, faisant à la grande ville comme une ceinture de feu. Lorsque le jour se leva, un jour clair, lumineux sous un ciel d'un bleu pâle, on se battait de plus d'un côté, à Montmesly, à Champigny, à Épinay. La foule anxieuse se pressait aux barrières, grimpait aux buttes de Montmartre et de là-haut regardait à l'horizon les fumées blanches de la bataille. Il faisait un froid vif qui cinglait les visages, coupait les mains, gerçait les lèvres. Lorsqu'on dépassait, en allant du côté de Vincennes, les fortifications, on rencontrait une sorte de lande nue et triste, avec des arbres coupés au ras de terre et des maisons démolies. C'était la zone militaire. Des soldats venaient ça et là, des spahis filaient au galop rapide de leurs petits chevaux arabes dont la longue queue traînait sur la terre gelée et sonore. Dans la longue rue de Vincennes, les portes étaient closes, les maisons paraissaient mornes, vides. Les bals ou les restaurants semblaient faire pénitence avec leurs enseignes ironiques et leurs volets silencieux. Dans la plaine, au delà du fort, on apercevait, fourmillante, noire et rouge, avec ses équipages, ses fourgons, ses canons et les drapeaux blancs de ses ambulances, la réserve de l'armée de Ducrot, dont les premières colonnes étaient engagées vers Champigny. Ces milliers d'hommes s'agitaient dans un horizon argenté, gris et fin. Des Kabyles, en manteaux rouges, passaient, traînant par les racines de petits arbres qu'ils venaient d'arracher.
Au loin, dans le fond, roussi par l'hiver, dans les bois, on apercevait des lueurs soudaines, des éclairs, des flocons de fumée; une crépitation incessante, une fusillade acharnée arrivait à nos oreilles. Nous avançons. Des blessés reviennent, se traînant vers Vincennes, la tête enveloppée d'un linge sanglant ou soutenant d'un bras valide une main broyée ou coupée et qui saigne. En ce moment, il était trois heures de l'après-midi. C'était le mercredi, 30 novembre. Les troupes avaient emporté Bry-sur-Marne, Champigny et, grimpant sur les hauteurs, essayaient d'enlever la position de Coeuilly et le parc de Villiers. Les Saxons, repoussés par nous, s'étaient, sous le feu de nos mitrailleuses qui les décimaient, réfugiés derrière le mur crénelé du parc et là, à l'abri, fusillaient nos soldats qui s'apprêtaient à tenter l'assaut de la muraille.
Un officier d'artillerie, que je vois encore, hochait la tête en commandant le feu de sa batterie; il se tordait la moustache et disait tout bas en préparant une brèche:—Ah! si l'on avait un peu d'infanterie!
Cet homme eut un mouvement superbe, à un moment. Les pointeurs lui demandaient sur quel endroit de Villiers il fallait diriger leurs projectiles. Il le leur indiqua lui-même.
—Là, tenez, sur cette maison, à gauche. Une fois que vous l'aurez démolie, elle vous offrira un large passage; elle donne sur une grande rue, je la connais, cette maison, c'est la mienne!
L'artillerie, que dirigeait le général Frébault, avait été d'ailleurs admirable ce jour-là. Elle décida du sort de cette journée qui fut une victoire, victoire inutile remportée sur un terrain que nous devions abandonner quatre jours après. Les mitrailleuses renouvelèrent de ce côté leurs massacres de Gravelotte. Quelques mois plus tard, un de nos amis, officier de cavalerie, s'arrêtait dans la cour du fort de Vincennes, devant une batterie de ces mitrailleuses et demandait au soldat qui les gardait s'il était content d'elles.
«Je crois bien, mon capitaine, il n'y a rien de meilleur, quand on peut s'en servir à bonne portée.
—Ah! Et il paraît qu'il y en a qui ont fait de la besogne, à Champigny?
L'artilleur sourit doucement, et posant la main sur le canon noirci de ses pièces et les caressant comme un jockey l'encolure de son cheval:
—Ce sont justement celles-là, mon capitaine. Je vous garantis qu'elles ont travaillé. On a parlé, tenez, d'un régiment de uhlans détruit ce jour-là. Je ne sais si c'est vrai, ce n'était pas de mon côté, mais voici ce que je puis vous certifier, mon capitaine. Ma batterie était postée, entre Bry et Champigny, au tournant d'une route, sur un petit mamelon et nous la dissimulions derrière un abattis d'arbres qu'on peut voir encore sur le champ de bataille. Tout à coup voilà un bataillon saxon qui débouche des bois et s'engage, au-dessous de nous et à portée des pièces, vers Champigny. Nous laissons faire, et quand les Allemands sont tout à fait placés sous le feu des mitrailleuses, nous faisons une décharge qui pouvait compter. Aussitôt, voilà le bataillon qui se couche et ils restent là, à plat ventre, sans se relever. Nous nous disions, nous: «C'est bon, nous attendrons; que ce soit aujourd'hui, que ce soit demain, il faudra bien que vous vous releviez, et alors vous m'en direz des nouvelles!» Et nous demeurions là, guettant le moment, la main sur la mécanique. Ah bien oui, mon capitaine; il n'y avait pas de danger que les Saxons se relevassent! Nous les avons ramassés le lendemain, tous tués ou blessés, écrasés. Un bataillon écharpé net. Voilà le parti qu'on peut tirer des mitrailleuses.»
Récit exagéré de soldat, ou vérité stricte, toujours est-il que les hauteurs de Bry-sur-Marne étaient couvertes de cadavres allemands. On voyait, à travers les vignes, au pied des buissons, le long des routes encaissées ou des sentiers, leurs corps étendus, bossuant le sol de taches noires. Çà et là, parmi eux, quelque pantalon rouge de lignard ou quelque uniforme de zouave. Il ne reste plus là maintenant qu'un sol piétiné, où, en cherchant bien, on ramasserait à peine quelque débris méconnaissable de bidon ou quelque carton pourri de cartouche. Mais cette terre est imprégnée de sang. En remontant de Bry-sur-Marne vers Champigny, il y a, dans une ferme, à gauche, deux petits tumuli au fond d'un jardin potager. Ce double monticule n'arrêterait pas un moment le regard d'un passant. C'est pourtant là, dans un trou que j'ai vu creuser, près de la ferme, qu'on a enterré de pauvres diables foudroyés, défigurés, et des Prussiens, dont les pieds nus sortaient de leurs pantalons boueux. Je les revois encore avec leurs vêtements usés, couleur d'amadou, leurs cheveux blonds, leurs barbes rousses pleines de terre, leurs prunelles bleues et vitreuses. A côté d'eux, de ces colosses abattus, on enterra de frêles et nerveux petits Français, des enfants pour la plupart, dont les bras raidis, gelés par le froid, semblaient encore menacer l'ennemi. Il y en avait un, dix-neuf ans, presque imberbe, gras, la peau blanche et qui devait, vivant, avoir les joues roses. Pauvre enfant! son histoire était celle-ci: il s'était engagé au début du siége dans les zouaves, à cause de l'uniforme qui est joli, et puis parce qu'il fallait défendre Paris. A Châtillon, en septembre, dès le premier coup de feu, pris d'un trouble subit, il avait jeté son fusil et s'était enfui. Il était rentré dans Paris avec le flot des fuyards. A peine revenu, il se dit avec effroi, cette fois:
—Mais je suis donc un lâche?
Il se constitua prisonnier, le conseil de guerre le condamna à mort avec d'autres. Cet enfant était d'une famille parisienne dont les amis pouvaient approcher du gouvernement. Ils firent des démarches, le pauvre garçon fut sauvé et quand on lui rendit son fusil, il dit avec élan: «Cette fois, je m'en servirai!»
Tremblant à Châtillon, il fut téméraire à Champigny. Le fuyard de septembre devint en novembre un héros. Il tomba sur ce côteau sanglant avec deux balles dans la poitrine et une dans le ventre. Il s'appelait T…
Comme je regardais son cadavre, des chasseurs à pied apportaient, roulé et balloté dans une couverture de laine, le corps d'un capitaine de la ligne, visage fier, un sourire vaillant relevant sa moustache blonde. A travers sa capote dégrafée et l'ouverture de sa chemise de flanelle à carreaux, on voyait un trou rond et noir par où la vie était partie.
Un aumônier suivait le cadavre et me le montrant:
—Celui-là, me dit-il avec une satisfaction évidente, je l'ai administré moi-même!
Tous ces souvenirs confus, une date les évoque, un anniversaire les ranime. Je revois ce coucher de soleil rouge et sinistre, jetant ses derniers rayons au champ de bataille couvert de mourants, tandis que les bateaux-mouches, chargés de blessés, filent le long de la Marne, où se reflète le couchant et emportent vers Paris leurs cargaisons sanglantes.
Le surlendemain, dès l'aube, nous étions brusquement attaqués par les Prussiens qui, silencieusement, durant la première nuit de décembre, s'étaient massés dans les bois de Coeuilly et, avant le jour, se glissèrent, rampèrent comme des Mohicans jusqu'à nos avant-postes, qu'ils surprirent. Il y eut une alerte terrible dans Champigny, que nous occupions, et les mobiles, pris de panique, laissèrent massacrer les compagnies de ligne placées en grand'gardes. L'arrivée de Ducrot et de Trochu rétablit le combat. La légion du génie auxiliaire de la garde nationale coupa la route de Joinville aux bataillons qui reculaient et bientôt, l'offensive reprise, maison par maison, on réoccupa Champigny, en rejetant les Allemands dans leurs lignes.
Ce soir-là, le général Trochu, au galop de son cheval, traversait la plaine devant Joinville et rentrait au fort de Nogent, tandis que les gardes nationaux, placés en réserve dans l'île de Beauté, regagnaient Paris, chantant et rapportant de la bataille, dont ils avaient été spectateurs, quelque casque prussien. Des feux s'allumaient, çà et là, au flanc des côteaux. Les artilleurs, dans leurs grands manteaux noirs, battaient la semelle auprès de leurs pièces. Les mobiles, les troupiers se chauffaient à des brasiers faits de branchages, de troncs d'arbres, tandis qu'ils dressaient autour d'eux en manière de case, pour se garantir de la bise, des volets de fenêtres et des portes arrachées aux maisons. Cette flamme rouge éclairant ces visages fatigués, enveloppés de linges, ces groupes d'hommes présentant au feu leurs mains gelées dans leurs gants épais, ces lueurs allumées sur une ligne de plusieurs kilomètres donnaient à cette plaine immense et à ces collines qui sentaient la tuerie un aspect inoubliable, à la fois grandiose et affreux.
Et, tout en se chauffant, les soldats chantaient quelque refrain, sifflaient un air du pays, trempaient la soupe, coupaient au flanc de quelque cheval mort des tranches de viande.
La route qui va de Joinville à Bry et Champigny, et le terrain tout entier de la bataille, étaient pleins d'un mouvement sombre, d'une sorte de bruissement sourd fait de rires étouffés, de propos de bivac, de grincement de roues, de piétinement de chevaux sur la terre dure, et cette sorte d'harmonie bizarre et farouche montait et se perdait, avec la fumée des campements, dans le sifflement du vent d'hiver.
Une sorte de cohue étrange glissait au milieu de ces soldats qui venaient de combattre bravement; c'était la longue file de voitures d'ambulance, de fiacres réquisitionnés et ornés du drapeau de la convention de Genève; il y avait dans ce cortége des tapissières à l'essieu criard, épaves des anciennes fêtes des jours d'été; il y avait des voitures de magasins de nouveautés portant leur réclame en lettres d'or jusque sur cette terre sanglante; il y avait des coupés de maîtres, mis à la disposition des ambulanciers pour sauver à la fois le cheval de la réquisition et le cocher de la garde nationale. Des gens aux costumes bizarres, directeurs d'ambulances de rencontre, grossissaient le flot et, sous le prétexte de ramasser les blessés, ramassaient des légumes ou des fusils Dreyse. C'était le comique à côté du lugubre. Les fantaisistes ou les habiles de la philanthropie coudoyaient ces soldats, qu'ils n'eussent pas su soigner et qui savaient mourir.
Au rebord d'un fossé, près du coude que fait la route—pour mener vers Bry, sur la gauche, et, tout droit, vers Villiers—des soldats portaient sur des brancards des Allemands roulés dans leur capote, et qui râlaient. Je revois ces grands corps étendus, ces faces pâles, ces yeux retournés. Un caporal de la ligne, appuyé sur son chassepot, regardait un de ces mourants et (détail qui fait sourire dans ce drame lugubre) tandis qu'on entendait dans la gorge du Germain ce bruit terrible de la mort, pareil à un tuyau plein d'eau qui se vide:
—A qui la faute? disait le troupier d'un air placide et bonhomme. Est-ce que nous vous en voulions? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtés après Sedan?… Vous ne seriez pas là, parbleu!
A l'extrémité du terrain que nous avions conquis, les mobiles de Seine-et-Marne, l'arme au pied, en ordre de bataille, se tenaient encore prêts à repousser toute attaque. Non loin d'eux, dans l'ombre, invisibles dans cette nuit, les Prussiens qu'on devinait et qu'on eût pu entendre si la campagne avait été silencieuse.
Il était huit heures environ. Depuis de longues heures, nul n'avait mangé. Tout à l'heure, la fumée appétissante des marmites de la ligne m'était montée aux narines. Pour trouver un repas, n'ayant rien emporté, il me fallait rentrer à Paris et je redescendis vers Joinville, franchissant la Marne, où la lune maintenant laissant tomber comme de blafardes étincelles, lorsque, passant entre les voitures qui se pressaient à l'entrée du pont, une voix me hèle, m'appelle par mon nom, m'invite à monter dans un fiacre où se trouvaient deux ou trois personnes.
C'est un confrère, Armand Gouzien, secrétaire des ambulances de la Presse, et M. le docteur Demarquay, qui reviennent aussi du champ de bataille. Ils vont dîner, non pas à Paris, mais tout près de là, à Joinville, dans un logis abandonné dont ils ont fait comme leur quartier-général, et ils m'offrent gracieusement une part de leur table et de leurs vivres. Je me rappelle tous les petits incidents de cette soirée; ils seraient peut-être insignifiants pour tout autre que pour moi, et cependant, non, ils ont leur intérêt spécial dans l'histoire de cette grande tragédie du siége.
La maison où nous entrâmes était une de ces villas des bords de la Marne, villas joyeuses aux beaux jours de l'été avec leur population de canotiers, de petits bourgeois en gaîté, de commis et de grisettes; maintenant, désertes, froides et vides. On voyait sur les murs au papier dégradé des images oubliées, des portraits-cartes d'inconnus qui avaient pourtant vécu là. Des livres dépareillés dans une bibliothèque aux vitres brisées. Des planches du parquet arrachées par quelque franc-tireur pour faire du feu. Les volets pendaient tristement, à demi brisés, comme l'aile fracassée d'un oiseau. C'était lugubre, ce logis sans vie où nous entrions en maîtres. Le chapardage, cette invasion amie, avait passé par là.
Dans la salle où nous pénétrons, des hôtes improvisés nous attendaient déjà près du foyer où se consumait un tronc d'arbre. Un homme d'aspect jeune, le front haut, la barbe entière et blonde, portant une sorte de tunique collante où brillait la plaque d'un ordre étranger, chauffait à ce feu sombre ses bottes molles qui fumaient. On l'appelait monseigneur. C'était Mgr Bauer, aumônier en chef des ambulances de la Presse. A ses côtés, deux Anglais, correspondants de journaux, fort sympathiques à la France, causaient et riaient en attendant le repas. C'était M. Bower et son fils.
—Nous avons avec nous le père et le fils, dit quelqu'un.
—Et le Saint-Esprit, ajouta en riant M. Bower, en désignant Mgr Bauer.
On se mit à table, on attaqua résolûment les conserves alimentaires (du veau, des pois verts, choses déjà inconnues aux Parisiens!); on prit le café, et le docteur Demarquay se levant:
—Allons, messieurs, les blessés attendent!
Tandis qu'on attelait les voitures, on nous amena des prisonniers saxons, très-intimidés par les galons des ambulanciers, qu'ils prenaient pour des feld-maréchaux, et qui tournaient entre leurs doigts leur chapeau de cuir à retroussis et à panache de crin ou leur casquette de drap. L'un d'eux, avec un air ébahi, contemplait de ses yeux bleus agrandis les constellations qui s'étalaient sur la poitrine de M. Dardenne de la Grangerie et se demandait évidemment: «—Quel est ce gros général?» Celui-là de retour au pays saxon, a dû faire de beaux contes!
Cependant on allait se mettre en marche. Les brancardiers, dérangés de leur repas inachevé, maugréaient tout bas.—«Pas de réplique, dit M. Bauer, vous êtes ici des soldats, il faut obéir.» J'avoue que les frères, dont les longues soutanes tachaient la nuit, ne murmuraient point. J'avais, pour suivre la caravane des ambulanciers, échangé mon képi de garde national contre un képi d'ambulance et déposé mon sabre dans quelque coin. Je voulais voir, de nuit, ces collines pleines de morts que j'avais vues le jour. On vint nous avertir que le général Ducrot, revenu au château de Poulangis, n'avait pour son repas qu'une soupe et point de vin. Nous prenons une ou deux bouteilles de bordeaux et nous voilà en route. On traverse le pont. Le château de Poulangis est à gauche; nous entrons dans un jardin, et, au bout d'une allée assez longue, nous apercevons une sorte de pavillon devant lequel, sous la marquise, un chasseur monte sa faction.
Au bruit que nous faisons, un homme ouvre la porte extérieure et se montre sous la marquise. C'est M. de Gaston, l'officier d'ordonnance du général Ducrot.
—Vous ne pouvez pas voir le général Ducrot. Il s'est un moment jeté sur son lit, tout vêtu, et il sommeille, accablé de fatigue. Avant-hier, il avait cassé son épée dans la poitrine d'un Allemand. Aujourd'hui, il a reçu (mais ne le dites point) une contusion à la nuque, un éclat de bois qui l'a frappé. Il n'y a pas de blessure, mais le général souffre légèrement. Il faut le laisser dormir.
Comme nous nous éloignons, un prêtre s'approche de nous. Il vient d'interroger un prisonnier allemand qu'on emmène. Cet homme lui affirme que là-haut, dans les bois, les Prussiens se massent et que, depuis quelques heures, ils ont reçu des renforts considérables. Ils en recevront toute la nuit sans doute. Leur mouvement de concentration ne discontinue pas. A l'aube, le lendemain, il est probable qu'ils vont nous attaquer et s'efforcer de nous rejeter dans la Marne.
—C'est pour cela, répond tout bas un officier, qu'on a donné ordre à toutes les troupes bivaquées de multiplier les feux, afin d'en imposer à l'ennemi par le nombre.
La caravane des ambulances a demandé à M. de Gaston un trompette pour sonner la sonnerie des parlementaires. C'est, je crois, un dragon. Il galope en tête de ce cortége de frères et de brancardiers, aux côtés de M. Bauer qui manie son cheval en vrai cavalier hongrois qu'il est. Dans l'ombre, le pli de suaire du drapeau blanc à croix rouge clapote, semblable à une bannière du moyen âge. Sur la route, les trains d'équipages roulent, lancés au galop, avec un grand bruit, mais, à mesure qu'on se rapproche de Champigny, le silence se fait: ordre est donné d'éviter le moindre mouvement. L'ennemi est là, en effet, à quelques mètres. Il tient encore une partie du village, les maisons hautes. Une centaine de Saxons, réfugiés dans cette portion de Champigny, n'ont pas voulu se rendre. On parlait de faire sauter le logis. On n'a pas osé. On attendra donc le jour pour les attaquer. L'église est transformée en ambulance et aussi en morgue. On y a transporté les cadavres. Toutes les rues sont encombrées de soldats, de mobiles qui dorment, non sur, mais dans des matelas pris aux Prussiens. Ils ont crevé ces matelas pleins de paille et se sont coulés au milieu, cherchant un peu de chaleur dans cette rude nuit de décembre.
Il fait un froid noir; les oreilles gelées, les yeux pleurant, les mains gonflées, ces malheureux petits paysans dorment, éreintés, après deux jours de bataille. Dans la pénombre s'agitent confusément des espèces de fantômes; nulle lumière. Il ne faut d'aucune façon donner l'éveil à l'ennemi. Parfois, au pâle rayon d'une lueur triste qui filtre d'un nuage, on aperçoit la silhouette d'une maison, le reflet d'une baïonnette, l'ombre d'un homme.
—Comme tout prend un caractère inattendu, dit quelqu'un à mes côtés.
Artistiquement parlant, c'est superbe!
Celui qui parle ainsi est, je crois, M. Viollet-Le-Duc; il a amené là sa légion du génie auxiliaire et déjà ses hommes travaillent à créneler les maisons conquises. Les coups de pioche retentissent lentement et sourdement, étouffés avec soin. «Chut! silence! Pas si fort!» Les Prussiens, à quelques pas de là, peuvent entendre. Ils entendent à coup sûr. On se montre un angle noir, un coude que fait la rue, on se dit: «Ils sont là!» Une barricade sépare seule les avant-postes français, où nous sommes, des avant-postes allemands.
C'était saisissant, ce tableau lugubre, ces hommes travaillant avec précision, frappant, piochant; on eût dit des fossoyeurs.
—Eh bien, murmure une voix tout bas (et comme on avait ordre de parler), voilà des souvenirs tout trouvés pour des romans ou des poëmes futurs!
Je ne reconnus pas tout d'abord celui qui parlait. Il se nomma. C'était Eugène Vermesch, le futur Père Duchesne,—le père Duchesne coiffé du képi d'ambulancier et marchant à la suite de Mgr Bauer! Il l'appelait monseigneur aussi. Le bon bougre n'avait alors l'air que d'un bon garçon. Il rêvait de poëmes futurs. Des poëmes! Et pour aboutir à la hideuse prose qu'on a lue et qui vient de Londres. Ce n'est pas un des moins étranges souvenirs de cette nuit-là que cette rencontre.
Il fallait pourtant aller ramasser les cadavres, et tout d'abord, demander un armistice aux Prussiens. Le cortége se met en marche, ou plutôt Mgr Bauer se détache du groupe, suivi du porte-fanion et du trompette de dragons. Au moment où ils gravissent une petite montée qui, par une ruelle de gauche, va de la grande rue de Champigny au plateau de Villiers—c'est là que fut tué M. de Grancey, des mobiles de la Côte-d'Or—la lune, tout à l'heure voilée, se dégageait des nuages et l'on pouvait apercevoir à sa clarté le drapeau blanc croisé de sang.
—Pas de lanternes, pas de torches, avait-on dit. Les Prussiens tireraient.
Alors, dans le silence étonnant de la nuit, la sonnerie lente, sinistre, douloureuse comme un appel, retentit par quatre fois. C'était comme une plainte, et chaque note disait:—Plus de tuerie! songeons aux morts!
Les Prussiens ne répondaient point.
—Allons, allons, dit le trompette, çà ne rend pas!
Tout à coup, allongés comme des claquements de fouet, des coups de fusils répondirent, partis des lignes allemandes. On vit, comme les étincelles qui courent sur un papier brûlé, s'allumer une traînée de feu. Les balles passaient en sifflant.
—Çà pourrait trop bien prendre, dit encore le trompette dont le cheval piaffait.
Il fallut se retirer et, par la volonté des Prussiens, de malheureux blessés demeurèrent ainsi se tordant sur la terre dure, le froid bleuissant leurs membres sanglants, par cette longue et affreuse nuit d'hiver où le vent gelait nos oreilles sous le passe-montagne qui les couvrait. Pauvres gens, gémissant dans l'ombre et appelant à travers les ténèbres un secours qui n'arrivait pas!
Deux heures plus tard, cette nuit-là, tandis que, ramenant un ami, un franc-tireur, accablé de fatigue, je longeais, allant vers Paris, la Marne bleuie par la lune, j'aperçus de longues files d'hommes qui silencieusement rentraient au fort. C'était des mobiles, et le mouvement de retraite commençait déjà. Les officiers marchaient s'appuyant sur leur canne. On entendait le bruit monotone, le pékling, pékling que font les quarts de fer blanc en frappant sur le fourreau des sabres. Parfois un bout de refrain, un mot, un lazzi. Ce flot humain s'écoulait le long de l'eau. On rentrait.—Quoi! déjà? C'en était fait des héroïsmes, des sacrifices, des efforts des journées passées? Morts inutiles, braves gens tombés en vain!
Vaincus à Artenay, à quoi servaient nos stériles succès devant Paris? Nous allions retomber, à demi brisés, du haut de nos espoirs. Ducrot rentrait à Paris et le gouverneur priait les journaux d'affirmer que le général était toujours à Vincennes. Voilà pourtant les souvenirs que ramènent ces anniversaires! Une carte d'invitation, entourée d'un filet noir et marquée de la croix rouge, vous rejette soudain vers les préoccupations de l'an terrible. Après tout, ces spectres du passé font oublier les fantômes du présent. Ce temps n'est pas gai. Il y a des époques tragiques, et nous traversons une des plus sombres. La Chambre réunie achève son oeuvre. Que nous apporte-t-elle dans les plis de son manteau? La paix, le calme, l'apaisement, le soulagement après tant d'angoisses;—ou bien la continuation de cet état de malaise, beaucoup plus psychologique que réel, une succession de jours inquiets et troublés? Jamais, il faut le dire, la France ne s'est trouvée au seuil d'une année pareille à celle qui va commencer. Ce sont les six mois climatériques de son histoire qui vont s'ouvrir.
La France, pareille à Hamlet, tient à cette heure un crâne, celui de quelque nation morte, la vieille Rome ou la vieille Espagne,—et, le contemplant avec effroi se pose la question fatidique: To be or not to be!
Être ou n'être plus! Durer ou disparaître! Continuer à être la France, ou devenir comme une sorte de Pologne ou de Mexique, étouffée par un Czar ou déchirée par un Cluseret. Oui, certes, voilà le problème, ni plus ni moins. Mais est-ce que les nations meurent? Est-ce que le coeur français a cessé de battre? Non, non, mille fois non. J'en atteste ces morts de 1870, dont on célèbre la mémoire, et qui tombaient aux cris de: «Vive la France!» et cela le 2 décembre, date anniversaire de ce jour où la France parut aussi s'abîmer sous le despotisme, aux yeux du monde étonné.
Allons, espérons et luttons encore! Que faut-il à la patrie déchirée pour la tirer de cet état funèbre? Un peu de ce qui fut sa force et son génie et de ce qui sera son salut: du bon sens, de l'abnégation, de la clarté dans l'esprit et de la foi dans le coeur!
Les Allemands peuvent être satisfaits: ils ont changé Saint-Cloud en monceaux de ruines. Ils ont brûlé le palais, détruit les maisons, incendié les casernes, émietté les logis où tant de gens abritaient leur repos. La belle oeuvre, et que la Providence doit bénir les soldats de Guillaume le Conquérant!
Avec quelle tristesse, après trois ans, on parcourt les rues désertes de cette petite ville, qui respirait autrefois la gaîté, cette gaîté parisienne et bonne fille du temps des grisettes et des chansons! Tout est poussière. Saint-Cloud est rasé comme autrefois Marly. Montretout n'est plus que ruines. La maison où Gounod chantait est un nid de débris. Cette petite demeure à volets verts (demeure d'un ami qui nous a oublié, et pis que cela, hélas!), cette maison de l'ancienne route impériale où nous avons tant ri autrefois, tant ébauché de rêves, d'espoirs, de beaux projets, de grandes chimères, elle n'existe plus. Elle s'est écroulée comme cette affection qui nous était chère. Peut-être la tombe de Sénancour, le rêveur, tout près de là, a-t-elle reçu quelque éclat d'obus!
Saint-Cloud, ce paradis, n'est plus qu'un cimetière. Il y a des tombes sous les grands arbres, des tertres funéraires dans le parc. Des officiers allemands dorment là de leur dernier sommeil. Des Français sont couchés en pleine terre de la patrie, vaillamment et inutilement défendue. Pauvre Saint-Cloud! Et ce palais, ce fantôme, ce squelette de palais, où les passants maintenant écrivent des mots terribles: Vengeance! Revanche! ce palais n'existe plus. Rien n'existe que le souvenir de ce que Saint-Cloud a été jadis.
Pauvre Saint-Cloud de notre jeunesse! Je ferme les yeux et je te revois, et j'entends le clairon de ta fête et le nasillement de ton mirliton.
Oh! les baraques et les tourniquets, les jeux de boule et les jeux de bague. Il y a quatre ans, cela n'était point perdu, défunt. Elle est maintenant tarie, cette gaîté en plein air; ils sont exilés les chiens de Corvi et les singes savants, les serpents boas qui négligent d'avaler leurs maîtres, et les sauvages d'humeur moins frugale, qui se nourrissent d'étoupe et de chair fraîche. Et la musique, cette musique criarde, assourdissante, épileptique, faite de chocs de cymbales et d'apoplexies de clarinettes, symphonie exécutée à tour de bras et à coups de poumons,—elle aussi est jouée, jouée pour toujours. E finita la musica! Nous ne l'entendrons plus! Et pourtant je crois l'entendre encore! Il me semble revoir ces gais tableaux, ces paysages ensoleillés!
La pelouse est verte, les arbres jaunissent à peine, dorés par l'automne qui les fera chauves bientôt; le vent est doux encore et le soleil est de la fête. Sous les arbres du parc, les enfants jouent, les parents marchent, les vieux regardent, sur les bancs. Il y a du bruit partout et de la couleur; les drapeaux palpitent, les feuilles frissonnent, les brutalités de la grosse caisse et les gaillardises du clairon des baraques voisines se heurtent parmi les branches; on entend l'appel du marchand et la fusillade des pétards, des dianes enfantines sonnées par des trompettes à deux sous, des nasillements vainqueurs de mirlitons, la crécelle du vendeur d'oublies et la pratique de Polichinelle. Et les cuivres du saltimbanque, et les coups de carabine du tir voisin, et par-dessus tout cela l'odeur graisseuse du marchand de gaufres! Cela assourdit et rajeunit; le tympan se plaint, l'odorat fait le renchéri, mais le coeur applaudit et chante. Fêtes du bon vieux temps, ô fêtes de Saint-Cloud! journées de verdure et de soleil! On se promenait pour se promener, pour prendre l'air, pour aller, pour venir, pour rire. On ouvrait tout grands les poumons et les yeux. On se grisait de tout ce bruit, de tous ces cris, de cette foule. C'était un jour entier de gaîté, du matin au soir, de midi à minuit, sous le soleil ou sous les verres de couleur. On s'en donnait pour tout un mois de voir, d'admirer, de tirer des macarons ou d'écouter les parades, de monter sur les chevaux de bois ou de descendre en courant les pelouses en pente. On dînait comme on pouvait, ici ou là, mal servi, avec des intervalles de deux heures entre chaque plat, appelant le garçon, qui fuyait comme Jean de Nivelle, et l'on riait, et l'on prenait toujours, orage ou bourrasque, la chose du bon côté.—Il pleut? Il vente? Il grêle? Bast! A la fête comme à la fête!
Il faut lire dans les livres d'un temps qui n'est plus, dans les almanachs fashionables d'il y a vingt ans, d'il y a trente ans, les splendeurs des fêtes de Saint-Cloud. Elles feraient aujourd'hui sourire de dédain les grisettes, s'il en est encore. En ce temps-là les dandys—ils s'appelaient les dandys—s'en contentaient. Ouvrez l'Almanach des Gourmands, par exemple—ce moniteur des estomacs et des palais délicats—et vous verrez qu'en 1825 les «petites maîtresses» allaient à Saint-Cloud en toute saison «manger des fritures et des matelotes qui égalent celles de la Rapée!» Les matelotes de la Rapée! Que de choses dans une ligne, et quelles révélations! Les petites maîtresses d'à présent, attablées sur quelque terrasse, une tranche de chapeau leur coupant le front et tombant sur les sourcils comme la casquette des étudiants d'Heidelberg, le visage pâle et maquillé, les lèvres peintes, préfèrent au goujon la bombe glacée ou la bouchée à la reine, et font sauter dans les acacias les bouchons comprimés de feu la veuve Clicquot.
Soyons juste, pourtant; ceci est l'exception. La fête de Saint-Cloud appartient encore au Parisien sans façon, au petit commis, à l'ouvrier en rupture de banquette, à la châtelaine des environs qui fait salon buissonnier, au flâneur, à l'observateur, au vieillard, à l'enfant… J'y ai vu, dans les rues, à la porte des traiteurs, de braves familles, des sociétés, comme on dit, qui dînaient gaîment au grand air, buvant le vin du pays et découpant le melon apporté de Paris, et comme si les personnages de Paul de Kock existaient encore. Et ces gens-là s'amusaient, je le jure. Ils ont peut-être un secret pour cela.
Ma foi, j'ai voulu faire comme eux. Je me suis planté devant ces théâtres faits de toile à peu près peinte et de planches à peu près jointes,—variantes du char de Thespis, qui valent bien les bouisbouis parisiens. Je suis badaud. C'était la grande vertu de Nodier. Il me plaît d'écouter ces plaisanteries éternelles, qui n'ont point changé depuis Tabarin, et de me donner le spectacle des petites comédies, comédies réelles j'entends, qui se jouent devant le public et que le public ne voit guère. Ils sont là, côte à côte, deux directeurs, deux rivaux. L'un promet au public la Prise de Mexico, l'autre la Vivandière sultane. La campagne d'Égypte fait concurrence à la campagne du Mexique, le soldat de Bonaparte se mesure fièrement avec le zouave de Forey. Et la foule hésite, fascinée, devant ces parades éblouissantes. Voilà des Mexicains de ce côté, barbouillés de safran, jaunes comme des citrons; de cet autre des Égyptiens, des soldats de Mourad-Bey, teints en noir, Othellos au jus de réglisse. Égyptiens et Mexicains, tous, d'ailleurs, essuieront également une défaite exemplaire. On plantera, ici et là, le même drapeau tricolore sur la poitrine de ce gaucho en chapeau de paille et sur le ventre de ce mamelouck en turban blanc. A droite et à gauche, même patriotisme et même dévouement à la France. Je le conçois, il est permis d'hésiter.
Alors, les musiques rivales se livrent à un effrayant steeple-chase de couacs. La grosse caisse gronde à se fendre, le cornet à piston hurle à se démonter, les cymbales déchirent les oreilles de la fête tout entière, et dans le bruit, dans la saturnale de notes, dans le chaos de mélodies, le boniment de droite répond au boniment de gauche: Entrrrez! La prise de Mexico! La prise du Caire! Combat au sabre, coups de fusil, coups de canon! Victoire des Français! Entrrrez, entrrrez! Et voilà comment je me suis trouvé assis sur un banc de bois et sous une lampe à schiste dans une baraque où l'on représentait la Prise de Mexico. S'il faut tout dire, ces spectacles éminemment populaires ne laissent pas de donner aux spectateurs une idée erronée de la valeur de l'armée française. On ne saurait, par exemple, se figurer bien exactement les efforts que nos soldats ont dû faire par delà l'Océan, lorsqu'on a vu une troupe de Mexicains armés de fusils absolument taillée en pièces par un soldat de la ligne, qui n'a pour se défendre que… cinq pains de munitions; je les ai comptés. Ce soldat—il a nom Fanfan, il faut tout dire—jette les pains à la tête de ses adversaires, qui s'enfuient épouvantés—et la ville de Mexico se trouve de la sorte à peu près prise. J'ai vu, dans le même ordre d'idées, à Bruxelles, un tableau représentant la Bataille de Waterloo, et où un simple lancier prussien foule aux pieds—aux pieds de son cheval—tout un bataillon de grenadiers de la garde.
On voit de plus figurer dans la Prise de Mexico un certain comte de Sézanne, «ancien porte-drapeau d'un régiment de zouaves,» et qui pointe contre ses compatriotes de France les canons mexicains. Ce gentilhomme a, comme on le suppose, le privilége de se rendre odieux à la majorité du public. Il est, au surplus, tué tout net au dernier acte, et, s'il m'en souvient bien, tué par une cantinière,—cette même cantinière qui, vous savez, sauve le drapeau. Oh! que les cantinières ont sauvé d'étendards dans nos drames militaires! Et maintenant ôtez donc de l'idée à tous les gens qui ont écouté cette oeuvre que le comte de Sézanne—je n'ai aucune raison pour prendre sa défense—n'est pas digne de la potence. Notez que la Prise de Mexico, pièce éminemment patriotique, n'est pas aussi éloignée de défunt le Nouveau Cid de M. Hugelmann qu'on pourrait le penser.
Allons, il faut quitter Saint-Cloud, la grande allée garnie de boutiques où les canotiers organisent—pour tuer le temps—des poussées dans la foule qui pourraient bien tuer les gens;—il faut quitter les lapins en loterie, les tireuses de cartes, les gondoles vénitiennes, les Avant et après dîner, voyez combien vous pesez! les joueurs de vielle, les marchands de plaisirs et les marchands de chansons! Adieu les grandes allées où les robes claires encore balaient les feuilles déjà tombées, les coins ignorés où les statues sans poignet et sans orteils semblent moisir sous la mousse, et la pièce d'eau jaillissante, et l'écume blanche en cascades, et les jets d'eau qui s'irisent, et les cygnes qui plongent en faisant onduler leur cou de serpent, ou qui jettent au vent leur duvet en battant des ailes. Adieu cette foule de jouets, de tourniquets, de sucres de pomme et d'articles de Paris! rubans bleus, faveurs roses, papier doré, paillon, clinquant. Cela brille et provoque. La toupie hollandaise ronfle, l'arbalète part: pif! paf! c'est le pistolet, c'est la carabine. On joue, on gagne, on perd. On va, on vient, on oublie: «Régalez-vous, mesdames, voilà le plaisir!» Ah! le vieux cri, comme on le désapprend. Le plaisir! «pâtisserie légère roulée en cornet» dit Bescherelle—que Littré détrône—le plaisir, là son dernier domaine, c'est la foire de Saint-Cloud. Partout ailleurs—à Vincennes, à Chantilly, au bois de Boulogne—le Roederer qui éclate, le Cordon impérial qui fulmine, le vin de Champagne l'a chassé.
«Voilà le dernier plaisir!»
C'est sans doute parce qu'on y riait trop dans ce Saint-Cloud où fleurissaient les lilas, où l'eau jaillissait des bassins avec un reflet d'arc-en-ciel; c'est parce qu'on y était heureux que les Allemands de Brandebourg, ces fils des sables tristes, en ont voulu faire un tombeau.
Je suppose qu'un étranger, venu chez nous, à un an de distance, se donne pour tâche de comparer ce qu'est aujourd'hui Paris à ce qu'il était, jour pour jour, l'année dernière[18]. A coup sûr il n'en pourra croire ses yeux.
[Note 18: Écrit en mai 1872. Depuis on a oublié à qui Paris et la France doivent cet ordre moral que M. Thiers a assuré pendant deux ans.]
L'an passé, à pareille époque, je me souviens de l'émotion et de l'angoisse qui me saisit lorsque, par une petite porte, dont on allait bientôt baisser le pont-levis, je pénétrai dans Paris, ma valise à la main. Il me semblait que j'entrais dans une ville inconnue. Nous étions, mes compagnons et moi, les premiers qui franchissions, sans permis spécial, les fossés des fortifications. La veille, on se battait encore. La lutte venait à peine de finir et l'atmosphère en paraissait toute chaude. Des soldats couverts encore de poussière se tenaient aux remparts, les capotes salies et l'air harassé. En face d'eux, du côté de Saint-Denis, les Prussiens avaient établi des batteries d'artillerie et des terrassements. Quand on entrait dans la ville, la première impression était celle d'un homme qui met pour la première fois le pied dans un désert. Les maisons étaient closes et les rues vides. On apercevait çà et là quelque passant qui hâtait le pas. Des trous de balles tout frais ponctuaient les murailles, et, en plus d'un endroit, des piquets de bois indiquaient la place où gisaient des cadavres.
Comme nous approchions d'une de ces fosses, un homme qui errait par là, nous dit:
—Ils sont sept là-dedans. Le dernier qu'on y a jeté, c'est le charbonnier.
Et il nous montra du doigt une boutique de marchand de coke dont les volets, déchiquetés par des coups de feu, pendaient le long de la devanture comme les ailes d'un oiseau blessé. Le charbonnier s'était retranché dans son logis et, seul, il avait combattu jusqu'au moment où la troupe, enlevant d'assaut la boutique, avait fusillé le boutiquier. J'ai revu, l'autre jour, cette bicoque. Elle est toujours vide, toujours close, et l'enseigne porte toujours le nom du mort. Un petit écriteau collé sur les volets brisés dit simplement: Boutique à louer.
C'était par le quartier de Flandre, qui précède le faubourg Saint-Martin, que nous entrions, curieusement regardés par toute cette population, qui s'étonnait de voir rentrer un étranger. Au coin d'une rue, des petites filles qui causaient s'interrompirent pour dire toutes surprises:—Tiens, un monsieur!
Un chapeau haut de forme était, paraît-il, devenu une curiosité dans ce coin de la grande ville.
Des drapeaux tricolores improvisés flottaient à toutes les fenêtres. On lisait, à l'angle des carrefours la proclamation du maréchal de MacMahon, affichée depuis le matin. Le long des boulevards extérieurs, le terrain était semé et comme couvert de croix de carton bleu qui étaient des enveloppes de cartouches déchirées. On pouvait voir et ramasser partout des balles de plomb aplaties, devenues semblables à des pruneaux secs. Pauvre Paris! Quel silence! Quel recueillement de cimetière! Des maisons effondrées attiraient et retenaient les regards. On apercevait, de loin en loin, des pompiers, noirs de suie, les vêtements sordides, qui se rafraîchissaient après une semaine de rude besogne. Ce qui navrait, c'était l'odeur étrange faite d'une double odeur d'incendie et de tuerie qui vous saisissait à la gorge. On avait peur d'avancer de crainte de rencontrer, à chaque pas, une ruine nouvelle. Toute cette ville, ces rues, ces boulevards sentaient le crime.
Du côté de la Roquette et de Belleville, les traces du combat étaient encore visibles. Un amas sans nom de fusils brisés, de tambours crevés, de vareuses déchirées, de pantalons à bandes rouges, de képis déformés, de ceinturons, de gibernes s'élevait à demi poudreux, à demi sanglant, sur la place de la mairie du onzième arrondissement, au pied de la statue de Voltaire, qui semblait ricaner de la folie furieuse des hommes. L'emplacement des barricades restait encore visible et les pavés n'étaient pas tous remis dans leur alvéole. Au coin du boulevard du Prince Eugène et de la place du Château-d'Eau, à l'endroit où avait été frappé Delescluze, des artilleurs disaient à chaque instant:
—Enlevez un pavé de la barricade!
Bien des gens du quartier enlevaient le même pavé qu'ils avaient été peut-être contraints de remuer quelques jours auparavant.
Celui qui a vu un tel tableau ne l'oubliera jamais, et pouvait alors douter que Paris redevînt un jour ce qu'il avait été naguère. Les boulevards, encombrés de réverbères broyés, de branchages coupés par les obus ou les balles, de plâtras, d'ardoises, de carreaux émiettés, ressemblaient à un camp improvisé. Les troupes bivaquaient sur ces débris. La colonne de Juillet était trouée de projectiles. On se montrait, sur le canal, les tonneaux de pétrole que les fédérés avaient essayé de pousser sous la voûte pour faire sauter ce coin de Paris. L'huile minérale miroitait sur l'eau du canal et la faisait ressembler, avec ses reflets violacés, à quelque lac bitumineux.
L'entrée de la rue de la Roquette, avec ses maisons incendiées, gardait un aspect de sépulcre. Il y avait là une large plaie béante et fumant encore. On montait vers le Père-Lachaise et, le long du chemin, tout près des prisons, des baïonnettes fichées en terre indiquaient les endroits où avaient été enfouis les corps des fusillés. Mais le spectacle vraiment épouvantable et quasi fantastique attendait le passant dans l'intérieur du cimetière. C'était là qu'avait eu lieu le dernier épisode de cette bataille de sept jours, là que les fusiliers marins, corps à corps, avaient combattu l'insurrection dans son dernier refuge. On s'était entretué sur la tombe des morts. Des tombeaux brisés par les obus laissaient apercevoir l'ombre sinistre de leurs caveaux. Des fédérés s'étaient tapis là, à la dernière heure, et ces fosses mortuaires avaient vu des duels atroces à l'arme blanche.
Sur les tombes, les monuments funéraires, apparaissaient des mains noires ou sanglantes. C'étaient les combattants qui, pour s'échapper, avait essuyé leurs doigts, noirs de poudre, à la pierre de ces tombeaux. Ces traces, ces ombres de mains répétées çà et là, produisaient un effet singulier. Sur la hauteur, tout près du tombeau de Balzac et de Souvestre, à l'endroit où le Rastignac du romancier considère Paris en lui disant: A nous deux! on retrouvait la trace de la batterie fédérée qui, au hasard, avec un redoublement de rage, avait à la fin bombardé la ville. Des débris de bouteille, des flacons de kirsch ou de rhum vidés, avec étiquettes jaunes ou rouges, traînaient dans la terre glaise pétrie par les talons des combattants, et où apparaissaient, boueux, les détritus de la lutte: baïonnettes tordues ou crosses cassées de chassepots.
Puis, quand on détournait les yeux du cimetière bouleversé, aux marbres broyés, aux tombeaux éventrés, et quand on reportait ses regards sur ce grand Paris, étendu là, aux pieds de la ville morte, on voyait, dans ce tas immense de maisons, des foyers d'incendie qui fumaient encore et lançaient au ciel leur vapeur noire. C'était, à droite, le Palais de Justice, les Tuileries, l'Hôtel de Ville, la Légion d'Honneur, la Cour des Comptes, et, à gauche, le Grenier d'abondance aux lueurs bizarres, livides, verdâtres ou pourprées. Et l'on demeurait confondu, regardant toujours cette ville, un moment menacée du sort qui a dévoré en 1872 une partie d'Yéddo, et au-dessus de laquelle le Mont-Valérien, se détachant sur l'horizon, semblait veiller comme un géant armé.
Ce qui me frappa surtout dans cette course à travers Paris ruiné, dans ce voyage parmi les décombres, ce fut, dans un coin du Père-Lachaise, un homme et un enfant accroupis et occupés à réparer les dégâts commis sur une tombe.
L'homme était un ouvrier, jeune encore et vêtu, ce jour-là, de l'habit des dimanches, très-propre. Il était pâle, l'air triste et fatigué. Il avait l'air honnête et bon. Un genou en terre, avec une petite pelle de bois comme en ont les enfants pour jouer à bâtir, cet homme égalisait doucement, soigneusement, une couche de terre encadrée d'une bordure de buis, et que, dans la lutte, les combattants avaient dû fouler aux pieds. Il mettait à accomplir cette tâche une attention absolue et touchante. On sentait que c'était pour lui une affaire et comme un devoir. Il redressait la croix de bois noir qui s'était inclinée, il remettait en ordre les rameaux de buis que la boue avait souillés ou les talons écrasés. Et, peu à peu, lorsqu'il voyait que le tombeau «reprenait tournure,» on surprenait un sourire doucement satisfait qui relevait sa moustache noire.
L'enfant maintenant s'était mis debout et ses petits bras croisés derrière le dos, il regardait travailler son père. Qu'il avait l'air sérieux et recueilli, ce bambin tout blond, tout rose, tout rouge plutôt, avec de bons yeux bleus, limpides et grands ouverts! Lui aussi paraissait pénétré de la tâche à remplir. Et moi, au bout d'un moment, après avoir considéré ce groupe silencieux du père et de l'enfant, je m'approchai doucement et je lus sur la croix, par-dessus l'épaule de l'homme: Alexandre Dichart, mort à trois ans et demi, le 30 janvier 1871.»
C'était la tombe du petit frère que venaient ainsi soigner le père et ce «grand frère» qui n'avait pas cinq ans. Tout ce que ce pauvre homme avait vu, lui, dans la lutte farouche des sept jours, tout ce qu'il avait évoqué, à travers les nuages de la fumée du combat et de l'incendie, c'était cette tombe d'enfant, ce coin de terre où reposait le premier-né et, quand on lui disait qu'on se battait là-bas, au Père-Lachaise, il songeait à cela, qu'on allait ravager la tombe du petit.
Alors, quand tout fut fini, que la guerre civile laissa échapper son dernier râle, il s'habilla, prit l'aîné par la main et monta vers la colline où reposait l'autre, réparant, tandis que Paris sortait à peine de ses ruines, la ruine, plus pénible pour lui que celle des palais, la ruine du tombeau de son enfant.
J'ai songé bien souvent à ce tableau touchant qui m'apparut, comme une idylle, au milieu des hideurs des lendemains de bataille. J'y songe encore maintenant que Paris tout entier a fait ce que faisait ce père, au dernier jour de mai 1871. Paris, en effet, a tout réparé, tout effacé et, par un prodige de vitalité particulière, le voilà qui célèbre le bout de l'an lugubre de ses deuils par des courses à Chantilly et une sorte de renaissance incroyable.
Je défie l'étranger dont je parlais tout à l'heure de reconstituer, même par le passé, le Paris effondré dont il est question plus haut. En sortant un après-midi du palais de l'Industrie où l'exposition d'horticulture complète l'exposition de l'art, et où les rouges fuchsias, les cinéraires mélancoliques, les géraniums, les pensées, les agaves semblables à des hérissons, les cactus admirables et difformes servent d'encadrement aux bronzes de Carpeaux ou aux plâtres de Falguière, le touriste descend, je suppose, vers la place de la Concorde et sauf la ville de Lille, qui demeure encore enfermée dans sa baraque de planches, et une des fontaines qui n'est pas reconstruite, il retrouve ce coin de Paris tel que jadis, plein d'équipages, de soleil et de lumière. Les balustrades brisées par les obus sont remises en état, les plaies sont fermées, les blessures effacées. Chose étrange! Encadrées par les masses de verdure où les cônes blancs des fleurs de marronniers piquent leur note printanière, les ruines des Tuileries ont, par ces beaux jours, des aspects féériques. Du fond de la voûte de verdure qui rend si charmante la terrasse des Feuillants, le pavillon dénudé, léché par la flamme, mais où l'air circule, apparaît comme une merveille. Hélas, les choses tombées ont leur poésie, et ces ruines grandioses laissent loin derrière elles celles du palais d'Heidelberg!
Les arcades du ministère des finances, ce Colysée en miniature, ont été abattues. Il ne reste du bâtiment qu'un coin de salon, dont on aperçoit encore les sculptures dorées. Le soubassement de la colonne Vendôme ressemble à un dé gigantesque sur lequel on aurait posé une énorme couronne d'immortelles. L'Hôtel de Ville est toujours découpé à jour et comme décharné, mais ce squelette a son élégance. Partout ailleurs, les ruines sont réparées et relevées. La rue Royale, ce brasier de l'an passé, rit au soleil, blanche comme la blanche Cadix, avec des maisons neuves. La Porte-Saint-Martin va renaître de ses cendres. C'est un prodige que cette résurrection, cette renaissance. Paris, cette fois, est bien redevenu Paris.
Il caracole au Bois, dans ce Bois à demi rasé, coupé, mais charmant encore. Il se promène au concert du soir, il applaudit l'Alboni, il se presse au Salon. Il vit, en un mot, et non pas d'une vie factice. Il travaille surtout et s'apaise. Je me suis donné cette satisfaction d'errer, en manière de flânerie, sur les boulevards extérieurs, quartiers perdus pour les boulevardiers d'habitude et qui gardent encore leur physionomie primitive et populaire. Tout ce petit monde, redevenu laborieux, prend l'air pur du soir, doucement s'assied sur les bancs et respire. Ou bien il se presse devant quelque loterie en plein vent, quelque débitant de poudre dentifrice, quelque vendeur de macarons. Aux pieds des buttes Montmartre, du côté de Ménilmontant, aux endroits où l'an dernier, la bataille fut la plus chaude, Paris a repris son aspect pacifique et curieux. Il y a toujours foule autour des chanteurs en plein vent, virtuoses populaires qui, le doigt râclant la guitare, jettent leurs chansons au vent du soir.
Rien de plus intéressant que d'étudier les groupes qui se forment autour de ces ténors de la rue, et c'est là qu'on se rend bien compte de ce que pense, sent, aime la foule. Deux bougies plantées dans des verrières éclairent l'étalage de chansons que débite le chanteur. Ces petits cahiers de deux, quatre ou dix sous, sont enveloppés de papiers rose ou bleu. Debout sur un tabouret, le chanteur domine la foule. Une femme en bonnet se tient à ses côtés, tendant les cahiers au public. Les amateurs, tenant le cahier à la main, suivent sur le papier la chanson qu'interprète le chanteur, et, à demi-voix, apprennent et répètent l'air que l'autre chante tout haut.
Ce sont, presque toujours, à cette heure, des chansons apaisées, attristées, célébrant l'héroïsme des petits, les souffrances de nos prisonniers, le dévouement et le malheur des soldats, qu'apprend et répète la foule. Le virtuose, d'une voix lente, achève le refrain du Français captif à Magdebourg et qui dit à l'oiseau venu de France:
Petit oiseau, retourne, quitte moi! est assez ici de malheureux sans toi
Ou encore, c'est la charge des cuirassiers de Reichshoffen, le drapeau du 3e zouaves, toute une série de complaintes patriotiques nées de l'amertume de la défaite et qui ne sont point sans valeur morale, si elles n'ont que bien peu de qualités littéraires. D'autres fois, la veine satirique du peuple se fait jour dans quelques refrains comme les Coupures, où l'on rit du papier-monnaie, où comme dans Galurin, où un ivrogne se plaint que l'on impose les alcools; mais, en somme, le sentiment qui domine dans toutes ces productions tout à fait éphémères, mais très-caractéristiques, c'est le besoin, même inconscient d'amendement et de réforme, de «régénération»; puisque le mot est à l'ordre du jour.
Soyons sérieux, répète une chanson dont j'ai retenu ces quatre vers:
Qu'à l'ouvrage chacun se rue
Pour notre pays endetté;
Plus de révolte dans la rue,
Le travail, c'est la liberté!
Et la foule, au refrain, reprend avec le chanteur: Soyons sérieux. Au fond, il y a dans tout ceci des symptômes qui font plaisir. Peut-être bien (chose incroyable!) que la leçon subie par la France ne sera point perdue. Ce qui se passe dans les quartiers populaires nous pourrait le faire espérer, mais en revanche ce qu'on aperçoit dans les faubourgs aristocratiques nous cause bien quelque doute.
Ce n'est pas qu'on chante de ce côté, mais c'est qu'on expose une quantité considérable de petits factums et de petites images qui donnent à ces rues du faubourg Saint-Germain un aspect tout particulier. On se croirait certes dans une autre ville que Paris. Ce ne sont partout que photographies de Henri V et petits cahiers de biographies royalistes louangeuses. Ici le comte de Chambord apparaît cuirassé comme François Ier, portant sur les épaules un manteau fleurdelysé et recevant l'accolade de Jésus-Christ lui-même qui lui apporte la couronne de France. Là, ce même comte de Chambord, assis sur le trône de ses pères, donne audience à un groupe de jeunes femmes, dont l'une représente la Religion, l'autre la Foi; une troisième, la Vertu; une quatrième, la Charité; et d'autres encore, l'Alsace et la Lorraine. Dans le fond du dessin photographié à des milliers d'exemplaires, François Ier, Henri IV et Jeanne d'Arc, son étendard à la main, contemplent, en souriant, cette aimable audience royale. Ces tableaux sont partout, à tous les étalages, dans ce bienheureux faubourg.
Il y a aussi les cartes de géographie, cartes destinées à prouver que la dynastie des Bourbons seule a fait le bonheur de la France. Les provinces conquises par la monarchie y sont doucement marquées d'une teinte rose; celles qu'a perdues l'empire y figurent sous une couche de couleur noire. Quant aux conquêtes de la République et à l'unification de la patrie faite par elle, il n'en est pas question. Cette propagande royaliste multiplie également les brochures: Henri V raconté par un paysan, Henri V, père du peuple, etc., sans compter les prédictions de ce curé poitevin qui nous promet, pour dix sous, une série interminable de malheurs, lutte civile, réédification passagère de l'empire, guerre de sécession dans nos provinces du Midi; bref, un cortége de fléaux auquel la bienheureuse venue de Henri V mettra seule une fin dans un ou deux ans d'ici.
Tout cela ne serait, à la vérité, que fort comique, si ce travail de termites ne finissait par ébranler l'espérance et par mettre le doute dans les esprits. Et pendant que, dans ces quartiers légitimistes, ces emblèmes monarchiques, les portraits de M. de Chambord, entourés d'un cadre orné de la fleur de lis, et les photographies politico-religieuses s'étalent chez tous les libraires et les marchands d'objets de sainteté,—les brochures bonapartistes se glissent ailleurs aux devantures de certains vendeurs de livres et les portraits des souverains déchus, portraits faits récemment à Londres, réapparaissent rue Vivienne et rue de la Paix, dans des poses pensives faites pour attendrir les âmes sensibles au malheur.
Mais comme il faut des photographies pour tous les goûts, dans les quartiers bourgeois et même populaires, voici qu'on s'arrête maintenant devant une image nouvelle qui s'appelle le rêve de M. Thiers. Le président de la République est représenté assis, accoudé et songeant. Dans le fond du dessin apparaît une famille de braves gens, heureuse et souriante, puis un paysan poussant la charrue. Enfin la France, guidée par la République vers un champ de blé opulent, vers cette image palpable du bonheur qui a pour nom: l'abondance. Va pour un tel rêve, et si ce n'est qu'un songe, encore sera-t-on satisfait de l'avoir bercé, un moment, et d'avoir caressé cette espérance! Mais remarquez combien la physionomie de M. Thiers, vouée si longtemps aux coups mordants du crayon et à la caricature, prend peu à peu des traits populaires. M. Thiers devient de cette façon et restera pour l'avenir une sorte de bonhomme Béranger, plus petit de taille, plus malicieux et plus narquois, mais plus résolu aussi, plus actif et qui aura remis en selle son pays désarçonné[19].
[Note 19: A un an de distance, on voit, aujourd'hui, le chemin fait par la coalition monarchique et l'on peut, par là, mesurer l'ingratitude des partis. Mais quoi! est-il bien à jamais évanoui le rêve de M. Thiers? (24 mai 1873.)]
L'HÔTEL-DE-VILLE
(Juin 1871)
S'il existait un monument que la rage des pétroleurs dût épargner, c'était l'Hôtel-de-Ville, le coeur même de la cité parisienne, le monument en quelque sorte sacré où, glorieuse et tourmentée, avait défilé notre histoire.
L'Hôtel-de-Ville, en effet, n'était pas seulement une merveille artistique, une des élégances les plus pures de la Renaissance; c'était aussi une sorte de temple où revivaient, tout palpitants encore, des souvenirs, et où revenaient, en quelque sorte, des ombres. Tout le passé de la grande ville semblait être enfermé là. Toutes ses fièvres, toutes ses grandeurs, tous ses héroïsmes, toutes ses misères semblaient s'y entasser et s'y coudoyer. On eût dit que, dans ces longs couloirs, parfois l'ombre de quelque prévôt des marchands y saluait le fantôme d'un frondeur ou d'un membre de la première Commune. Chaque coin du monument avait sa légende, chaque pièce évoquait une tradition, une chronique, une date, et l'on ne sait ce qu'il faut regretter le plus, ou de ce grandiose nid à souvenirs, ou de ce chef-d'oeuvre d'un art inimitable et charmant.
Ruiné, incendié et dévasté, l'Hôtel-de-Ville reste du moins la plus superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un pittoresque et funèbre désordre qui serre le coeur, tout en offrant aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels écroulements. La masse de l'édifice est percée à jour, léchée et rongée par la flamme. Les pavillons de droite et de gauche laissent pénétrer par les plaies béantes des fenêtres le soleil, qui éclaire en pleine lumière les monceaux de détritus, la poussière et les plâtras, et qui se joue dans les ouvertures, dans les brèches et les lézardes de l'incendie. Les lignes brisées de l'édifice semblent découpées et déchiquetées par un caprice bizarre et cruel. Les figures qui entourent le cadran d'horloge, que nous avons tant de fois vu allumé durant la nuit comme un oeil de cyclope au fronton du monument, ont été décapitées et cassées à mi-corps. Le campanile, où, pendant les soirées de bombardement, lors du dernier siége, on montait pour interroger les lueurs sinistres des batteries à l'horizon, ce campanile élégant s'est écroulé, s'est abîmé dans les flammes. Plus rien ne reste de lui! Il faut tout un travail d'imagination pour le retrouver, tel qu'il était, droit et fier, s'élançant au-dessus de la ligne correcte des toits. Maintenant, seules, les hautes cheminées se dressent avec leurs lignes sévères et tristes au-dessus du squelette du monument et de l'amoncellement des ruines.
La Commune avait fait enlever de la porte du milieu la statue de bronze d'Henri IV. Le profil déformé de la statue se dessine encore sur la muraille, découpé comme une ombre chinoise. Une plaque de marbre noir, où se déchiffrent des lettres étranges, gravées verticalement, était placée sous la statue du Béarnais. Les statues de grands hommes qui, debout dans leurs niches, formaient le long de l'Hôtel-de-Ville comme l'aréopage défunt et immortel de la cité, ont eu leur part dans la catastrophe. Déjà blessées par les balles au 22 janvier, elles sont ou tombées ou brisées à demi dans la terrible nuit de mai. Juvénal des Ursins a été coupé en deux comme par un boulet. D'autres montrent leurs bras devenus des moignons, leurs jambes broyées, leur torse criblé. Côte à côte, Pierre Lescot et Jean Goujon, ces deux ouvriers sublimes, semblent défier le sort et la barbarie, leur maillet, leurs outils d'artistique travail à la main.
C'est cependant par cette porte du milieu que, tant de fois, poussé par des courroux divers, s'est précipité le flot populaire! C'est du haut de ce perron qu'ont été tour à tour acclamés tous les gouvernements de France! Les Frondeurs, aux jours des mazarinades, ont passé par cette porte, hurlant et chantant. Les vainqueurs de la Bastille y sont entrés, apportant les trophées arrachés à la noire citadelle. Au 10 août, au 9 thermidor, la Révolution y a roulé ses vagues formidables, sa mer de vainqueurs et de vaincus. C'est là que Lamartine a parlé: «Prenez garde, disait-il le 17 mars 1848, les 18 brumaire du peuple pourraient amener les 18 brumaire du despotisme!» C'est là que Barbès, au 15 mai, est entré, croyant sauver la République. Tous les personnages qui ont contraint la renommée à garder leurs noms en ces dernières années, ont défilé sous cette voûte, et ouvert ou enfoncé cette porte pour entrer dans l'histoire.
Quelle ruine! Et si ces pierres calcinées, rougies de tons de brique ou noircies par la flamme, pouvaient parler! Ils ne comprenaient donc pas, ceux qui vouaient un tel monument à la destruction, qu'ils anéantissaient la tradition même, la pétrification superbe des idées et des espérances parisiennes? Qu'était-ce que l'Hôtel-de-Ville, sinon la maison commune, le parloir du peuple succédant au vieux parlouër aux bourgeois du moyen âge?
Jadis, au VIe siècle, le corps municipal de la cité parisienne était composé de ce qu'on nommait le «corps des négociants par eau», les nautes défenseurs. Ville de matelots, créée au début, défendue au dénoûment par des marins; sous Clovis, ces conducteurs de barques régnaient et commandaient, représentant tout le commerce. Puis le titre s'éteignit. Les mercatores aquæ, les marchands d'eau de Paris devinrent les citoyens, les bourgeois de Paris. Et leur confédération, la hanse de ces bourgeois, donna naissance à la «compagnie française» qui devait instituer l'Hôtel-de-Ville. Humble hôtel-de-ville tout d'abord, sorte de baraquement, une grande pièce où l'on délibérait sur les affaires publiques; puis on se transporta sur la place de Grève, dans cette Maison aux piliers qui resta debout même après que Domenico Boccaredo, Domenico da Cortone, eut en 1549, sous Henri II, commencé l'édification du monument que 1871 à détruit. Qui ne reconnaissait, dans ces humbles et laborieux bourgeois du moyen âge, les vrais frères de la Commune libre, la Commune qui fonde, non celle qui détruit, pacifique Commune s'occupant du travail des citoyens, du négoce des marchands, des droits de tous; et non la Commune qui combat, qui lève les armées, contraint tout homme à prendre un fusil pour la guerre civile et attente ainsi à la liberté de l'individu autant qu'au droit de l'État?
Il est bien difficile de reconstruire, même par la pensée, ce qu'était, il y a six mois, il y a trois mois, l'Hôtel-de-Ville, en parcourant ces cours encombrées de débris, en se risquant dans ces galeries écroulées et mises à jour comme les arcades d'un cloître. Dès les premiers pas, l'odeur, l'éternelle odeur de mort, de salpêtre et de plâtre vous saisit à la gorge. On aperçoit, par la grande porte, l'amas de choses écroulées que déblaient les maçons, poussant leurs brouettes sur les rails d'un petit chemin de fer spécial qu'on a construit. Ces hommes sifflent ou fredonnent en faisant l'ouvrage. Ils commencent l'oeuvre de réparation. La Commune a surtout assuré le droit au travail à deux corps de citoyens, les pompiers et les maçons.
Nous jetons un regard sur ces murs noircis par la fumée ou couverts par l'incendie d'une étrange teinte rose. Des lambeaux d'affiches au papier jauni pendent encore çà et là, ironiques: Commune de Pari, dit l'une, 19 avril 1871, 5 h. 27 soir. Guerre à exécutive. Bonnes nouvelles d'Asnières et de Montrouge. Ennemis repoussés. Et l'autre: Appel est fait aux artificiers et ouvriers spécialement attachés à la préparation des fusées percutantes des obus. A nos pieds des fragments de marbre, de sculptures, gisent à terre. Mais le sol presque tout entier est fait d'une couche de poussière et de plâtre. Une cour immense s'ouvre devant nous, vide et nue, bordée par des arcades ruinées à demi, des pans de murailles nues; c'est la cour de Louis XIV. Est-il possible? Quoi! voilà ce qui reste de ce portique supporté par les colonnes de marbre aux chapiteaux dorés, de ces médaillons en terre cuite, dignes de Luca della Robbia, qui brillaient et égayaient ce bijou architectural; voilà ce qui survit de cette frise aux inscriptions glorieuses, de cet escalier de stuc et de marbre, d'une construction élégante et qui menait à la galerie des Fêtes? Voilà ce que le désastre nous laisse de tout ce qui était le luxe et la séduction du monument municipal? Rien, absolument rien; le vide, le néant, la fumée!
C'était là qu'avaient passé les souverains et les visiteurs illustres; là que M. de Bismarck, en 1867, tandis que le roi son maître parcourait la salle de bal, entouré, regardé curieusement, c'est là que le ministre était descendu, voulant une place à part dans la curiosité ou l'inquiétude publique, et, pressé par la foule, son casque de cuirassier sous son bras gauche, causait, nu-tête et souriant, aux dames et à ceux qui l'entouraient.
L'aspect était féerique de cette cour blanche et dorée, aux jours de réceptions et de fêtes. Les hautes tiges des arbustes, les couleurs des magnolias se mariaient aux blancheurs marmoréennes des colonnettes ioniennes. Parfums et fleurs, griseries de la vue et des sens, la mélodie de la galerie arrivait à travers les plantes. Les ruissellements d'épaules blanches, des robes traînantes, les éclairs des regards et des parures se croisaient, se confondaient sur les marches de l'escalier en fer à cheval. J'y ai vu, aux heures de siége, des mobiles dormir, enveloppés dans leurs couvertures de laine, des gardes nationaux manger, à la lueur des lampes, leur repas, et des médecins faire, à cette même place où tour à tour la reine Victoria, le roi Guillaume, le czar, les empereurs avaient passé, un cours pratique de pansement à la légion de brancardiers organisée pour les champs de bataille. Quelle antithèse! cette cohue de souverains, et, au lendemain de ces rêves, ce réveil: un groupe d'hommes en blouse d'uniforme, têtes nues, écoutant un docteur qui leur explique, en leur montrant des brancards neufs et demain tachés de sang, comment on ramasse un blessé et comment on le couche sur la toile du brancard!
On a retrouvé, dans l'entassement de détritus qui couvrait la cour Louis XIV, déblayée aujourd'hui, la statue de Louis XIV, qui était debout, sous le portique, faisant pendant à une statue de François Ier! L'explosion d'un amas de cartouches avait enlevé le roi-soleil de son socle et l'avait projeté, sans lui casser un ongle, à plusieurs mètres de là, dans un amas de décombres.
Au 31 octobre, ce fut par cette cour que l'envahissement commença; les maires de Paris délibéraient dans la salle du conseil municipal qui donnait sur la cour par le petit et coquet escalier. Assis devant leurs pupitres de bois d'acajou, ils venaient de fixer la date des prochaines élections municipales, lorsque M. Mahias s'écria: «Nous ne sommes plus maîtres de la situation!» La foule entrait, en effet, se ruait sur l'escalier de marbre, pénétrait dans la salle, grimpait sur les pupitres, prenait la parole, applaudissait, sifflait, et, regardant les peintures d'Yvon qui décoraient la salle, se mettait à en lacérer une. C'était celle qui représentait Napoléon III remettant à M. Haussmann le décret d'agrandissement de la ville de Paris. Peinture médiocre comme toutes ses voisines, Clovis ou Philippe-Auguste. La foule demeura là pendant toute l'après-midi, broyant les pupitres sous ses talons, cassant le nez des bustes et emportant les lampes. La vue de cette salle, le lendemain, était pitoyable.
Cette fois, pourtant, elle avait épargné la Galerie des fêtes, la galerie superbe qui donne sur la caserne Lobau, et qui, maintenant, n'est qu'une ruine. Galerie des fêtes, quel nom pour cette chose brûlée et broyée, pour ces colonnes que la flamme a rongées, découpant les rondelles de pierres comme des ruines séculaires, quel nom pour cette grande salle vide et morne dont l'armature de fonte rouge, tordue, pendant au plafond comme une ostéologie, et dont le plancher semble prêt à s'écrouler sous les pas. Aux larges fenêtres illuminées les soirs de bal, pendent, lugubres, des débris de volets, des lambeaux brûlés de stores, pareils à des bouts de papier à demi consumés; le vent ballotte ces détritus; une blanche statue, encore debout au dehors, se détache sur le vide et semble veiller sur ces ruines; on cherche vainement dans la courbe des voûtes, trace des peintures de Lehmann. Tout est écaillé, perdu, anéanti. Quel désert! et quels lendemains aux fêtes du préfet! Le vent s'y engouffre, et les perspectives des quais apparaissent par les larges brèches. E finita, e finita la musica! Une affiche de la Commune, collée sur une colonne cannelée, semble signer tristement cette épouvantable ruine.
Épouvante, est-ce bien le sentiment qu'on éprouve? Non, le sentiment artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses des choses si belles, qu'on s'arrête et qu'on admire. Les eaux-fortes de Piranési ont de ces profondeurs superbes, les premiers plans de Claude Lorrain nous ont habitués à ces arcades merveilleuses qui encadrent ces fonds blancs de ruines, ces murs consumés, ces éboulements, et, par-dessus, le ciel bleu, railleur dans la profondeur calme de son éther.
Là, dans cette partie ruinée du bâtiment, tous les points de vue sont saisissants. La vue prise de l'escalier des fêtes sur la cour des bureaux est attristée comme Ninive. Puis, si l'on se détourne, on retrouve, au contraire, des ruines en quelque sorte attirantes. De ce côté on aperçoit, se succédant l'une à l'autre, dans leur solitude, la salle des Prévôts, où l'on retrouve encore, à demi-calcinées, rongées, pareilles à des têtes de mort décomposées, les faces graves de ces vieux et honnêtes prévôts des marchands qui tinrent les destinées de Paris; puis, après cette salle, le salon des arts, où Delacroix avait signé quelques décorations, et le salon de Napoléon, dont le plafond, peint par Ingres, représentait l'Apothéose de Napoléon Ier. Tout est détruit. De lugubres fils de fer pendent comme des serpents le long de ces murailles, et les vestiges de peintures ne sont plus que des squames de peau malade. Une figure décapitée, éventrée, demeure comme un spectre contre la muraille. Près de là s'ouvre un gouffre, le plancher s'est effondré. Des pans entiers de muraille sont écroulés de ce côté. Combien de pertes irréparables! Le malheur a rapproché Ingres de Delacroix. Celui-ci avait peint le plafond du salon de la Paix. Ce chef-d'oeuvre est perdu comme l'autre.
On erre à travers ces ruines, pris d'une mélancolie qui croît à chaque pas. Des armes rouillées, des bouts de papier noirci, des fusils tordus sortent des décombres. Au bout des galeries, de grandes glaces, au tain à demi fondu, reflètent vaguement les perspectives de ces ruines, et donnent aux rares visiteurs l'aspect indécis et livide de fantômes. Pâle, d'une blancheur de marbre, Napoléon Ier, intact dans son médaillon, fait face à Mérovée, d'une galerie à l'autre, et ayant à ses côtés Hugues Capet qui regarde Charlemagne; tous quatre, de leurs grands yeux blancs sans prunelles, semblent contempler ces amas de ruines, que n'ont faites ni les Northmans, ni les Goths, ni les Avares, mais cette masse formidable, devenue affolée, les prolétaires.
Ils regardent, et l'on rêve.
Mais détachons-nous de cette partie du palais qui constituait le côté officiel, somptueux du monument, et allons vers la partie plus curieuse pour l'histoire et pour les moeurs, la partie attenante à la façade, où le Gouvernement du 4 septembre se tenait, et nous allons retrouver les souvenirs de M. Haussmann et de la Révolution française.
Nous redescendons vers la cour Louis XIV, et, avant d'aller plus loin, nous donnons un coup d'oeil à la salle Saint-Jean. Là sont établis maintenant les bureaux des architectes, qui travaillent à prendre les dimensions exactes des choses détruites, à refaire les plans, à reconstruire le palais municipal. On pourra facilement, mais coûteusement, restituer le monument tel qu'il fut jadis. Cette salle Saint-Jean! Que de spectacles elle a vus, que d'émotions! C'était là que tiraient au sort les conscrits parisiens. C'était là qu'on proclamait le résultat des votes aux élections! Que de souvenirs chacun de nous avait laissés là! Le Comité central, avant de siéger dans la salle de la République (salle du Trône), tint là ses premières séances, devant les draperies rouges sur le fond desquelles se détachait le buste blanc de la République. Maintenant on a entassé dans un coin des débris de candélabres, des fragments de statues, et aussi des statuettes provenant du fameux surtout de table de la Ville de Paris. Le hasard d'un tel désastre préserve ainsi mille objets différents et en rassemble les débris. Croirait-on que la note d'un restaurateur, fournisseur des membres de la Commune, a échappé à l'incendie? Sur cette note figure une fourniture de deux cents francs de raie.
L'Hôtel-de-Ville avait trois cours intérieures: à gauche, en nous plaçant en face le monument, la cour des bureaux; au centre, la cour Louis XIV; à droite, la cour du préfet. Le pavillon de droite, celui dont le prolongement s'étend parallèlement au quai, était en effet affecté aux appartements particuliers du préfet; le pavillon de gauche aux bureaux de la municipalité. Le centre du monument était tout entier occupé par la salle du Trône, devenue salle du Peuple après le 4 septembre, et par la salle des Huissiers. Chaque corps du bâtiment avait, en quelque sorte, sa vie propre et tout à fait particulière. A gauche, le va-et-vient des réclamations, des visiteurs, des solliciteurs, la foule affairée qui donnait au monument sa vraie physionomie de la maison commune. A droite, les piaffements des équipages préfectoraux, les petits appartements intimes, les salles à manger et les chambres à coucher. L'ameublement de toutes ces pièces avait cette splendeur fausse et criarde du luxe contemporain, simili-marbre et carton-pâte. On arrivait à ces appartements par de petits couloirs étroits et de petits escaliers tendus de tapis tigrés qui faisaient ressembler ce vaste logis à l'intérieur d'un navire. On se serait littéralement cru à fond de cale, et les portes des appartements s'ouvraient comme des portes de cabine. Durant la Commune, madame Assi occupait, à l'Hôtel-de-Ville, les appartements tendus de soie bleue de madame Dollfus.
Du temps du gouvernement de septembre, les séances quotidiennes se prolongeant fort avant dans la nuit, un en tout cas de viandes froides était préparé dans la première salle du bas, cette même salle où, en juin 1848, le général Négrier, apporté mourant, avait rendu le dernier soupir sur un canapé.
Au-dessus de ces appartements se trouvait le grand salon jaune, où siégeait, pendant le siége, le Gouvernement de la défense nationale. C'est là que, pendant la journée du 31 octobre, furent entourés, par les bataillons de Flourens et de Blanqui, M. Jules Favre, M. Trochu, M. Picard, etc. La commission pour l'enseignement primaire se réunissait une fois par semaine dans cette même salle. En se dirigeant vers l'aile gauche du bâtiment, du côté de la rue de Rivoli, on passait par une sorte de salle d'attente s'ouvrant sur l'escalier, qui menait au rez-de-chaussée, vers les salles à manger et les appartements privés. Puis, de là, avant de gagner le cabinet du préfet, on rencontrait, à main gauche, une petite pièce secrète, confortablement meublée d'un divan, tendue de perse blanche à bouquets jetés, et mollement capitonnée. C'était bizarre et capricieux, cela faisait songer à ce roman de Crébillon fils, le Sopha, et aux petites maisons du XVIIIe siècle. Tous les meubles de cette pièce ne sauraient être décrits. On doit en passer sous silence. Ce petit retrait parfumé, agrandi par des glaces à biseau, vrai boudoir d'Orient, était particulièrement réservé à M. Haussmann, qui y donnait des audiences tout à fait intimes. En nous le montrant, les huissiers souriaient discrètement, ou, comme on voudra, indiscrètement, car, sur ce point, les adjectifs se valent.
Le cabinet du préfet, vaste, tendu de rouge, aux meubles dorés et aux divans de soie, avec sa haute cheminée de marbre, sa grande table recouverte de damas vert, était une des pièces les plus réellement belles de l'Hôtel-de-Ville. Beaucoup de papier blanc et d'encriers. Peu de livres. Dans un corps roulant de bibliothèque, une trentaine de volumes tout au plus, livres d'administration et de droit. C'était la bibliothèque particulière du préfet. Un bibliothécaire spécial touchait des appointements pour con server ces quelques malheureux volumes. Ce n'était pas, je m'empresse de le dire, la seule bibliothèque du palais. La bibliothèque du Conseil Municipal, placée à côté de la salle du Conseil, près de la cour Louis XIV, était relativement pauvre. En revanche, la magnifique bibliothèque de la Ville, qui emplissait plusieurs salles des étages supérieurs, nous offrait des trésors inappréciables. Tout est consumé aujourd'hui, et non-seulement les livres, mais les documents, les archives, tout ce qui était l'histoire parisienne, et, en particulier, l'amas considérable de documents chauds de salpêtre, pour ainsi dire, et relatifs à 89, 92, 93. Chose à noter; c'est la Commune de 71 qui a détruit les procès-verbaux de la Commune de 93, que les historiens n'ont pas feuilletés, et qui resteront éternellement inconnus.
Dans ce cabinet du préfet, dont je parlais, plus d'une députation fut reçue: bataillons amenant les canons offerts à la défense, ou délégués se plaignant du renvoi d'un maire. Le 31 octobre, sur cette table, Flourens proclama la Commune de Paris.
Pendant de longues heures, Blanqui, Millière couvrirent de projets de décrets les feuilles volantes qui encombraient d'ordinaire la table au tapis vert. Des gardes nationaux, s'asseyant à côté d'eux, rédigeaient ou dessinaient. Tout l'attirail fut abandonné, lorsque le commandant Ibos entra à la tête de son bataillon. Quelqu'un qui eût recueilli tous les papiers épars, froissés et maculés, oubliés par les envahisseurs, eût pu composer le plus original recueil d'autographes et d'orthographes.
On sortait du cabinet du préfet pour entrer, après avoir traversé un couloir où se trouvaient placés les télégraphes, dans le salon des Huissiers. Là travaillèrent, de septembre à février, les secrétaires; là les maires, les chefs de bataillons se heurtaient, se pressaient, s'entre-croisaient; les uns réclamaient les vivres de campagne, les autres des souliers à grosses semelles, etc. C'était l'antichambre de toute personne demandant à parler à quelqu'un des membres du Gouvernement. Gustave Flourens y vint un soir, avant le 31 octobre, grave, pâle et couvert d'un long pardessus à l'américaine, la main sur la poignée de son sabre. Il voulait parler à Henri Rochefort. Rochefort était absent. Flourens demanda du papier, une plume, et écrivit textuellement ce qui suit:
«Mon cher ami,
«Le peuple veut se débarrasser des culottes de peau. Il a choisi un chef, c'est vous. Venez. Mettez-vous à notre tête et marchons. Vous ne savez pas monter à cheval peut-être, mais notre amitié vous en tiendra lieu.
«Tout à vous,
La porte de cette salle s'ouvrait sur la salle du Trône, ou salle du Peuple, la magnifique salle décorée par Séchan, et où les mobiles bretons, en sentinelles, regardaient, un peu ébahis, passer le flot des visiteurs, ou dormaient tout debout, en montant leur faction. Deux magnifiques cheminées en marbre, deux chefs-d'oeuvre à coup sûr, se faisaient face. Merveilles de la Renaissance. L'une avait été sculptée par Th. Bodin, l'autre par Biard, disciple de Buonarotti! Que de fois nous y avons vu quelque estafette, venant des tranchées, y sécher le bout de ses bottes couvertes de boue et de neige et qui fumaient devant la braise. C'était la vraie grande salle historique de l'Hôtel, et ses fenêtres, maintenant béantes, avaient vu bien des spectacles! A l'extrémité droite de la salle était jadis le cabinet Vert, où Robespierre, Couthon, Saint-Just se tenaient pendant la nuit du 9 thermidor. Le gendarme Méda, Merda plutôt, c'était son nom véritable, mort général à la Moskowa, avait tiré là le fameux coup de pistolet qui brisa la mâchoire de Maximilien. On avait, depuis 1794, réuni le cabinet vert à la salle du Trône. C'était là encore, à la fenêtre du milieu, que Louis XVI se montra coiffé du bonnet rouge; c'est là que Lafayette dit en 1830 au peuple, en lui montrant Louis-Philippe: Voici la meilleure des républiques. C'est de là qu'aux jours du siége on voyait défiler sur la place les bataillons de marche se rendant aux avant-postes. Les musiques jouaient la Marseillaise, les gardes défilaient, agitant leurs képis, devant les maires qui saluaient. Le modèle des drapeaux qu'on devait leur distribuer, en un jour de fête qui n'arriva jamais (pique et couronnes de chêne dorées et étendard de soie), était déposé dans un coin du cabinet du préfet. Deux ou trois bataillons en obtinrent seuls, le bataillon de Boulogne entre autres, et celui de Belleville.
Au bout de la salle du Peuple une petite porte s'ouvrait, qui donnait sur la galerie de pierre. On eût pu appeler cette galerie extérieure la galerie des Paysages, comme on pouvait nommer la galerie extérieure, qui longeait le cabinet du préfet, galerie des Bustes. Tandis qu'on rencontrait dans celle-ci les bustes des souverains régnants (on avait enlevé de son socle, au 4 septembre, celui de Frédéric-Guillaume), on voyait, aux murailles de celle-là des décorations d'un genre tout particulier, les paysages des environs de Paris, par Desgoffe, Bellel, Paul Flandrin, Hédouin. Paysages frais et verts, avec des figures en robes blanches et en chapeaux de paille, un bout de rivière, un petit pont, de l'herbe et des fleurs! C'était Champigny, Sceaux, Châtillon, des noms printaniers et charmants, avec des odeurs de liberté, de gaminerie, de jeunesse, de friture et de vin clair! Comme nous les regardions, et avec tristesse, pendant qu'à cette place même nos morts du 30 novembre et du 3 décembre pourissaient ou que, de ces hauteurs, les Prussiens nous envoyaient leurs obus!
Cette galerie longeait les bureaux particuliers des adjoints au maire de Paris et du secrétaire de la mairie. M. Hérisson s'y occupait de l'équipement et de l'habillement de la garde nationale; M. Clamageran de l'alimentation; M. Chaudey du bois de chauffage de ce malheureux Paris, glacé et affamé. Grand, souriant, actif et bonhomme, Chaudey recevait les déclarations, y faisait droit de son mieux; et il fallait voir la foule grelottante des pauvres gens qui l'attendaient! Puis, il ceignait l'écharpe du maire et descendait recevoir un canon offert à la défense, ou passer en revue les compagnies qui partaient. Et, plus d'une fois, la nuit venue, à l'heure où Paris qui ne veillait pas aux tranchées dormait, Chaudey courait pour assurer le chauffage des arrondissements de Paris.
Le bureau du maire occupait la grande salle, la dernière du pavillon de gauche. Étienne Arago déjeunait habituellement là, à côté de la besogne quotidienne, et se multipliant. M. Ferry lui succéda; le bureau du maire ne fit qu'un avec le bureau du préfet, c'est-à-dire que ce dernier devint le bureau de la mairie. Regardez ces fenêtres où le vent se joue, cette carcasse de monument et cette découpure sinistre. La troisième à gauche du pavillon de la rue de Rivoli vit Robespierre jeune surgir par là brusquement, le soir de thermidor, se dresser sur la nervure de pierre qui court le long du monument, et, livide comme un homme qui hésite un moment, regarder le vide à ses pieds, puis, brusquement, de cette hauteur, se précipiter sur le pavé!
Combien de fois, durant les nuits du siége, lorsque je regardais les fenêtres rougies par la lumière de cet Hôtel-de-Ville, où s'agitait le sort de la cité, combien de fois n'ai-je pas évoqué les mâles figures, bronzées au feu du volcan, de ces morts qui emplirent la Maison commune de leur fièvre patriotique. Ceux-là, du moins, en sortant de l'Hôtel-de-Ville, n'y laissèrent pas la trace noire de l'incendie; ils n'y laissèrent, s'immolant à la foi qui les dévorait, que les éclaboussures de leur sang.
Pauvres couloirs, emplis de vie, de bruit, de passion! Ce n'était pas là l'asile d'un seul, comme les Tuileries… C'était la demeure de tous. Par cette petite porte qui s'ouvrait, à gauche du monument, faisant face à la rue de Rivoli, que de pauvres gens ont passé! Lorsqu'on avait franchi deux étages, on se trouvait, de ce côté, dans la galerie du Conseil Municipal. Elle longe la rue de Rivoli. Là, pendant le siége, se tinrent les commissions des institutrices (enseignement professionnel des femmes) et les réunions des maires de la banlieue. Quand on songe que tous les objets qui meublaient ces pièces, les chandeliers, les chenets, étaient étiquetés, numérotés, catalogués, et que le chef du matériel en répondait, à un encrier près! Maintenant c'est le vide et la ruine, c'est l'anéantissement, ce sont les arcades où l'air s'engouffre, les murs crevés, les amas de pierre. C'est l'effondrement et la tombe. Ci-gît l'Hôtel-de-Ville.
Mais encore si, dans un dénouement brutalement plagié du Prophète, ils s'étaient ensevelis, ces brûleurs de temples, sous les ruines du Palais de la Cité! On raconte que, lors du dernier jour de la Commune, tous se réunirent dans une sorte de banquet suprême, et, avant de se séparer, jurèrent tous de mourir à leur poste: «Notre cause est perdue, dit le vieux Delescluze, il faut la féconder avec du sang!» Puis on se sépara. Le proscrit du moins tint parole. Les autres s'enfuirent, tandis que le peuple, qui croyait en eux, mourait pour eux. Ce fut, dit-on, Pindy qui se chargea d'incendier l'Hôtel-de-Ville. «Prends ton rabot, Pindy, disait Vallès au menuisier, et rabote le vieux monde!» Pindy laissa le rabot pour le pinceau à pétrole. Les murs barbouillés d'huile, les caves, vraies cartoucheries, volcans emplis de salpêtre, tout flamba et éclata à la fois. On retrouve encore dans les débris des balles et des cartouches intactes.
C'est avec peine qu'on s'éloigne de cette ruine où tout vous retient, où l'on interroge à la fois les débris et les souvenirs. Tout est curieux dans ces choses mortes qui, semblables aux anatomies, livrent les secrets de la vie. Un fourneau de cuisine colossal reste encore comme pour attester l'appétit gigantesque des soupers d'autrefois. Les bouts de papiers noircis voltigent comme des papillons funèbres. Ce sont des décrets qui furent éternels pendant deux jours et que le vent jette à la Seine.
A travers les blancheurs crues des murailles, quelques colonnes de marbre rouge avec leurs chapiteaux dorés encore, tranchent par leur décoration primitive. Cela survit dans un cimetière de choses mortes. On sort, les débris de verre crient sous les pas, la poussière blanche vous couvre de ses nuages. Quel émiettement navrant de ce qui fut une séduisante oeuvre d'art! Cette poudre, cet impondérable, ce nuage, cette fumée, ce sont les peintures de Coignet, de Vauchelet, de Landelle; ce sont les sculptures de Jean Goujon; c'est de la pierre et du marbre qui s'envolent! C'est l'âme même de ce monument dont la flamme a fait un squelette.
Un dernier regard encore; et sous l'horloge aux ressorts mis à nu, sur le fronton de l'Hôtel-de-Ville, des inscriptions subsistent: Liberté, Égalité, Fraternité, et au-dessus: République française démocratique une et indivisible. Une et indivisible! Hélas! où marchait la Commune, sinon à la désagrégation même de la patrie[20]!
[Note 20: Quelques jours avant l'incendie de l'Hôtel-de-Ville de Paris, quelqu'un a pris copie de l'inscription suivante:
HAND. ÆDIFICIORVM. MOLEM. MVLTIS. IAM. ANNIS. INCOATAM. ET. AFFECTAM. MARINVS. DE. LA. VALLÉE. ARCHITECTVS. PARISIN. VSCEPIT. AN. 1606. ET. AD. VITIMAM. VSQVE. PERIODVM. FOELICITER. PERDVXIT. AN SAL. 1628.
Elle était gravée dans la clef de voûte, dans le péristyle de la cour d'honneur.]
DE GERMINAL A PRAIRIAL
1871
Ils appelaient cette année 1871 l'an 79 de la République. Ils reprenaient, dans leurs vieux souvenirs républicains, l'almanach de l'intègre Rome, et les noms des mois, des années de fièvre et de gloire reparaissaient sur les actes publics. Germinal, Floréal, Prairial, les noms charmants des mois printaniers! Germinal, où l'herbe s'étend, saine et fraîche, dans les prés reverdis, où les pieds marchent gaiement, au matin, égrenant sous leurs pas les pleurs de la rosée.
C'était le printemps, le printemps de l'an 79, le printemps de cette triste année 1871. La pauvre France désolée éprouvait, après tant de souffrances, le désir âpre du repos, et, alanguie, le sang de ses veines coulant par ses blessures encore ouvertes, elle se demandait si l'heure était enfin venue de fermer ses plaies et de guérir ses maux.
C'était le printemps, après l'hiver farouche, après les longues nuits au rempart, les dures étapes dans la neige, les longues stations glacées à la porte des boucheries vides, le printemps qui consolait, éveillait l'espoir, mettait aux branches des arbres labourés par les balles des bourgeons et des feuilles. Quelle joie après tant de peines! Un peu d'air réchauffant, des fleurs, des rayons et de l'herbe! On s'était dit, durant les heures de bombardement et de bataille: «Nous ne reverrons plus cela!»
Germinal, le mois d'enfantement et de germination féconde; le mois où couve la sève, où la vie circule bouillante à travers les plantes et les êtres, où l'effluve créatrice court comme à travers les veines du grand Tout, où le grain se déchire et s'ouvre pour laisser poindre l'embryon de la plante de jour en jour grandissant pour s'épanouir; Germinal, où l'on sent, dans les profondeurs, le mouvement de l'être enfanté, le premier vagissement des choses créées par la nature immense; où le vent ride, joyeux, l'eau du ruisseau déjà moins froide; où tout sourit au souffle d'avril, caressant comme un baiser de vierge!
Germinal, c'est,—sous un ciel d'un bleu laiteux et doux où de légers flocons blancs flottent comme le duvet envolé d'un cou de cygne;—c'est la sève éveillée, qui court sous l'écorce des jeunes chênes; c'est le jaune bourgeon, à reflets verdâtres, qui apparaît et s'entr'ouvre au bout des branches. Aux jours de Germinal, une teinte verte s'étend, comme une poussière vivante, sur les haies; dans les bois, les primevères blanches, les pervenches violettes, soucieuses, apparaissent au-dessus des amas de feuilles flétries du dernier automne. Des papillons jaunes, blancs ou tachetés de pourpre rayent gaiement l'horizon. Il y a des chansons dans les taillis et des rouges-gorges sur les arbres. C'est, tandis que les dernières feuilles tombent avec un bruit sec, c'est l'éveil, le sourd enfantement, l'éclosion, la vie,—Germinal!
Floréal, le mois d'épanouissement et de beauté, mois couronné de fleurs, mois charmant, où l'air embaume; temps de floraison, de reverdoiement et de renouveau; mois où les bois ont des abris pour le rêveur qui passe et pour l'oiseau qui chante; mois où la glycine tombe en grappes, où les lilas sourient, où, dans le bois profond la fleur d'or des genêts apparaît, comme en un écrin; où, dans un immense embrassement, les choses ont comme des soupirs et des amours; où l'immensité n'est qu'un lieu de rendez-vous; où, depuis le brin d'herbe jusqu'au chêne, tout frémit d'une allégresse ardente.
Prairial, le mois des prairies, le mois de vie intense et de vigueur superbe; le mois où le soleil chauffe, où la fleur des banquets entr'ouvre, comme une lèvre, ses roses et odorants pétales;—Prairial, où passe, en jetant au vent son refrain, le faucheur des prés, sa faulx aiguisée sur l'épaule.
Mois de printemps et de rajeunissement, qu'ont fait de vous les hommes en cette année 1871?
Printemps de l'an 79, où l'herbe fut tachée de sang, où les primevères virent des agonies; où, dans les bois reverdis, sifflait l'obus; où, les balles déchirant l'écorce des arbres et la chair des hommes, la sève coulait avec le sang. Mois de carnage sous un ciel adouci; mois de tueries, où les flocons blancs des boîtes à mitraille montaient, comme des rondeurs d'étoupe, au-dessus des grands bois immobiles.
Partout était la vie cependant.
Dans les gramens couraient ces mille insectes rouges qui naissent chaque année du printemps et chaque année meurent avec lui. Les buissons étaient pleins de nids; les bataillons d'insectes volaient autour des épines-vierges, et battaient l'air de leurs petites ailes, au bourdonnement vague; bataillons qui, loin de s'entre-tuer, s'entr'aimaient. Il y avait partout, dans ces bois aux noms charmants, Viroflay, Meudon, Chaville, comme des sourires invisibles. Et, à cette même heure, après l'hiver terrible, après la rude guerre, après la souffrance et la ruine, les hommes, autour des forts, combattaient et mouraient!
Printemps de 1871, où les fleurs des lilas, où les branches d'aubépine étaient triomphalement plantées dans les canons des fusils chauds encore de la bataille; printemps où ces bois amoureux furent pleins des sifflements du fer, des éclairs du feu, des hurlements de la haine, Germinal, Floréal, Prairial, que de douleurs et que de morts vous avez vus!
Je n'oublierai jamais l'impression qui me saisit, un matin de mai, lorsque, montant par la côte de Sèvres, à travers les sentiers déserts et labourés d'obus, j'arrivai sur ce plateau de Bellevue, d'où, à l'horizon, baigné dans un lumineux brouillard, on apercevait le géant Paris. Quelle immensité de pierres et quel monde! Les monuments découpaient sur le fond du tableau leurs clochers ou leurs coupoles; l'Arc de l'Étoile apparaissait, colossal et défiant les bombes; la Seine roulait ses circuits tourmentés à travers ce vaste paysage. Paris!
C'était là Paris! Paris, que les Prussiens n'avaient osé attaquer de front, et où ils n'étaient entrés qu'en posant le pied, piteux et hésitants, comme si ce terrain volcanique brûlait;—c'était Paris où, de septembre 1870 à janvier 1871, une communauté de souffrances et d'espoirs avait fait de tant de coeurs un seul coeur, et des classes diverses de la cité une ville unie, fraternelle et résolue;—c'était le Paris qui, après avoir subi un premier siége, en supportait un second, plus terrible que le premier; car si la famine n'était plus au logis, la terreur était au foyer.
Paris!—Je me sentais le coeur serré en le regardant, et lorsque je tournais les yeux vers la droite, vers les coteaux reverdis, du côté de ce fort d'Issy où les canons grondaient, où pleuvaient les obus, du côté de ces tranchées d'où sortait la fusillade, l'angoisse ressentie et la douleur devenaient plus fortes encore, et une sourde malédiction montait alors à mes lèvres contre cette chose qui s'étalait en plein soleil: la guerre civile.
Printemps de 1871, on ne t'oubliera pas! Germinal vit sourdre et Floréal s'épanouir la haine; Prairial vit faucher non l'herbe, mais les hommes. Qu'eût-il dit, qu'eût-il dit alors l'intègre savant qui avait créé jadis le calendrier des mois républicains, le pur Romme, l'ami de ce Bourbotte qui jetait en mourant ce cri de réconciliation suprême:
«Embrassons-nous tous, et aimons-nous tous; c'est le seul moyen de sauver la République!»
LA FÊTE MORTUAIRE
D'ALEXANDRE DUMAS
Mai 1872
«Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne,
située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la
Noue, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit
Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine.»
C'est ainsi qu'à la première page de ses Mémoires, Alexandre Dumas s'est peint lui-même en six lignes, avec sa franchise naïve et sa brave faconde. Il se place trop modestement à côté de l'auteur des Lettres sur la Mythologie et très-orgueilleusement à côté de l'auteur de Phèdre, puis il ajoute:
«Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre un jour, pour que j'aille mourir dans cette chambre où je suis né et que je rentre dans la nuit de l'avenir au même endroit d'où je suis sorti de la nuit du passé!»
C'était le voeu secret du grand homme demeuré toujours tel qu'il était aux heures où il dénichait les merles, à Villers-Cotterets, et ce voeu, la destinée ne lui a point permis de le réaliser. Il est mort loin de sa petite ville et, chose cruelle, à l'heure où les fourgons et les canons prussiens faisaient retentir du fracas de leurs roues les pavés silencieux des rues de Villers-Cotterets. Il ne lui a pas été donné de mourir où il était né; mais, hier, cette maison de la rue de Lormet, qui porte, sur une plaque de marbre, la date de la naissance d'Alexandre Dumas, était comme parée de couronnes d'immortelles voilées de crêpe noir, et, lorsque le cercueil de Dumas, porté à bras d'hommes, a passé devant, il s'est arrêté comme si le mort eût voulu saluer sa maison natale.
Villers-Cotterets! C'est pourtant à Dumas que la petite ville doit sa célébrité et son lustre. C'est par lui qu'on a appris à l'aimer, à connaître sa forêt, ses bois pleins d'ombre, ses recoins cachés. Il l'a adorée de toutes les façons, en chasseur et en poëte. Il y a couru enfant; jeune homme, il y a rêvé; célèbre, il y est venu promener sa gloire et rechercher ses premiers souvenirs.
Qu'ils étaient riants, ces souvenirs-là, parfumés et savoureux comme des fraises agrestes! On les retrouve ou plutôt on les respire en feuilletant les premières pages des Mémoires! On rajeunit avec Dumas adolescent, on revoit les matins de printemps et les soirs d'été qui furent les aurores et les soleils couchants de sa jeunesse.
Les belles parties de chasse! Les grandes et saines échappées! Et les amourettes! Et les ceintures roses, les bonnets chiffonnés des filles du vieux tailleur de la place de l'Eglise, de Joséphine et Manette Thierry, ses soupirs de seize ans! Manette, une pomme d'api, dit-il lui-même, et il les compare l'une et l'autre aux «fruits égrenés et flétris de ce chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour.»
Puis, à l'écouter, on assiste bientôt à l'éclosion de son génie littéraire; on apprend comment il vit, à Soissons, jouer par un certain Culot, méchant acteur qui lui fit l'effet de Talma, l'Hamlet de Ducis, cet Hamlet, chef-d'oeuvre ignoré pour lui, qui le transporta et lui fit dire:
—Et moi aussi, je serai auteur dramatique!
Voilà ce qu'évoquaient pour nous ce nom de Villers-Cotterets, et cette ville où nous allions pour la première fois.
Tout ce qui porte un nom dans les lettres, tout ce qui tient de près ou de loin à l'art du théâtre, tout ce qui garde la reconnaissance des plaisirs éprouvés, des joies causées par le grand conteur; tous ceux qui ont aimé Alexandre Dumas, c'est-à-dire tous ceux qui l'ont connu, étaient là!
Villers-Cotterets a dû être étonné d'une telle affluence. Le conseil municipal, le maire et ses adjoints, ne s'étaient pas, d'ailleurs, mis en frais pour assister à la cérémonie. S'ils y ont paru, c'est sans caractère officiel. Ils se sont abstenus. Je ne sais pourquoi ils ont dédaigné de fêter ce mort qui illustre leur ville, et je demanderais volontiers la cause de cette ingratitude.
Il n'y avait là qu'un détachement de la gendarmerie départementale. Les gendarmes ont formé la haie et présenté les armes au cercueil.
En revanche, la population tout entière a fêté Dumas. Je dis fêté, car la cérémonie, d'un bout à l'autre, a plutôt, comme l'a fort bien dit M. Dumas fils, ressemblé à un couronnement qu'à un deuil.
On n'avait pas là un mort, mais un immortel.
Les paysans de la campagne, les bourgeois de la ville étaient accourus. La foule se pressait dans l'église, aux fenêtres, au cimetière, foulant les autres tombes, moins illustres, pour arriver plus près de la tombe de Dumas. J'ai bien peu vu de services funèbres aussi saisissants dans leur simplicité.
Cette petite église Saint-Nicolas, toute tendue de noir, avec les lettres A. D. entrelacées; ce catafalque couvert de fleurs et de couronnes, autour duquel brûlaient, dans des torchères argentées, des flammes vertes courbées par le vent du printemps entré par les verrières; cette foule entassée dans les bas côtés, des cierges à la main; cette fanfare du pays dont les cuivres jouaient au dehors des musiques lentes et touchantes; ce tableau tout entier, primitif et sincère, était vraiment caractéristique et attendrissant. L'admiration la plus profonde et la piété la plus vive pour la gloire de Dumas, l'enfant du pays, étaient peintes sur ces visages de paysans: on les eût pris pour des personnages des scènes de Jules Breton, calmes et recueillis.
Lorsque le cortége s'est mis en marche, tous saluaient.
On a traversé la place de la mairie, longé la rue de Lormet, et, prenant un chemin à gauche, on est arrivé au cimetière. Là, à côté de la tombe du général républicain Dumas de la Pailleterie, à côté de la tombe de sa femme, au pied des grands pins dont le vent agitait les branches, Alexandre Dumas a été enseveli.
Les discours se sont succédé, tous marqués au coin de l'émotion juste et vraie. M. Dugué a salué l'auteur dramatique, et M. Gonzalès a fort heureusement caractérisé l'homme de lettres multiple, inépuisable, vraie fontaine de récits, ou plutôt fleuve—et fleuve de Jouvence.
M. Perrin, au nom de la Comédie française, a rendu hommage à l'auteur de Henri III, de Mlle de Belle-Isle, des Demoiselles de Saint-Cyr, et a annoncé que les amis de Dumas seraient conviés bientôt à une autre fête, à celle de l'inauguration du buste du grand dramaturge qu'on placera au foyer, à côté de ses aînés.
M. Charles Blanc, au nom du ministère de l'instruction publique, a salué dans Dumas le conteur honnête écrivant, comme on eût dit au temps de Molière, pour les honnêtes gens. Puis tout pâle, froid, roidi par l'émotion, et la voix un peu étranglée, M. Dumas fils a rendu à Alexandre Dumas un dernier, un filial hommage. Il a surtout voulu remercier l'assistance.
«En décembre 1870, a-t-il dit en substance, mon père mourait à Puy, sans bruit, loin de tous, seul, mais sans souffrances et sans cris, à l'heure où tant d'autres, seuls aussi, mouraient dans les imprécations et les larmes, sur un sol envahi par l'étranger.
»Dès ce moment je voulais faire transporter sa dépouille à Villers-Cotterets, à côté de la tombe de son père qui avait tant de fois, lui, fait reculer les ennemis. Il a fallu attendre, et j'ai attendu que le ciel ne fût plus sombre et que l'hiver eût passé pour que cette cérémonie n'eût rien de funèbre et qu'on sentît à travers cette mort une résurrection.
»Et le printemps semble s'être fait mon complice. Le ciel est clément et bleu, et c'est aujourd'hui comme la fête de cet homme illustre qui m'a légué le souvenir de reconnaissance de cette ville où il est né, souvenir qu'à mon tour je léguerai à mes enfants.»
Ces paroles, dont beaucoup n'ont saisi que le sens et que j'essaye de me rappeler, nous parvenaient par-dessus le silence respectueux de la foule et à travers le grand murmure sourd des peupliers et des pins. Le printemps, en effet, souriait à ces souriantes funérailles. Les pommiers en fleur, les cerisiers poudrés de blanc, apparaissaient, comme parés, au-dessus des murs du cimetière. L'herbe était verte et saine autour des tombes. Les immenses prés, piqués de fleurettes, la forêt, à l'horizon, reverdie, renaissante, pleine de bourgeons ouverts et de feuilles nées d'hier, servaient de cadre à cette scène plus semblable à une apothéose ou à une idylle qu'à un ensevelissement.
Dumas aura été Dumas jusqu'au lendemain de sa vie, et il semblait que les larmes blanches de son drap mortuaire fussent des pâquerettes.
Un seul discours a détonné dans cette cérémonie, celui d'un architecte de la ville qui a montré la foule, pour rendre hommage à Alexandre Dumas, venant de Villers-Cotterets et des environs.
Les environs, c'est Paris. Paris est décidément condamné à devenir modeste.
Ce qui m'a frappé dans cette rapide visite au pays du poëte, c'est l'espèce de culte cordial qu'on garde à sa mémoire. Il n'est pas vrai que nul ne soit prophète en son pays. Dumas est prophète dans le sien, un prophète non pas redouté, mais aimé, ce qui vaut mieux.
Je me trouvais, à l'hôtel du Dauphin, à côté d'un vieux cultivateur tanné par tous les soleils, vêtu de neuf, de frais rasé, à qui je demandais s'il avait connu Alexandre Dumas.
—Si je l'ai connu? dit-il fièrement. J'ai couché avec lui! Oui, ajouta-t-il. J'ai été son camarade de lit. Enfants, on nous donnait la même couchette. Un frère de lait, je vous dis. J'en ai joliment tué des hirondelles avec lui. Sa mère tenait un bureau de tabac, place de la Mairie. C'est de là que nous partions pour aller en forêt! Un bon garçon, et resté toujours le même!—quoique célèbre et quoique riche!
Les portraits de Dumas sont partout avec des autographes. Il en donnait à toute la ville. Chaque année, il revenait là, distribuant des poignées de main, retrouvant quelque vieille paysanne qui lui disait:
—Nous avons fait notre première communion ensemble!
—Si j'ai changé autant que vous, ma pauvre amie, comment faites-vous pour me reconnaître?
—Ah! monsieur Dumas, c'est que je vous ai suivi, moi, de loin, pendant que vous grandissiez!
Et voilà bien ce qui a fait le charme à la fois poignant et souriant de cette fête mortuaire d'Alexandre Dumas. Toutes les sympathies s'étaient donné rendez-vous autour de ce cercueil, depuis les plus vieux amis, comme M. de Leuven, son premier collaborateur dans son premier vaudeville, depuis M. Maquet, son alter ego, jusqu'à ses derniers admirateurs, les nouveaux venus. Il ne manquait là presque personne, sauf d'Artagnan peut-être, qui devait bien pourtant ce dernier hommage à son poëte.
Puis, cette cérémonie terminée, on est remonté en wagon, toujours parlant de Dumas ou plutôt des Dumas, de l'intarissable, du père, ce Gargantua littéraire qui nourrissait toute une génération des miettes tombées de sa table, de ce puissant évocateur du passé, de ce maître du drame et de l'invention, de cette force de la nature, comme disait Michelet; et de ce philosophe profond, cruel et vrai, à qui n'échappe aucun secret de l'âme humaine, son fils, qui semble avoir condensé le prodigieux talent de son père, et avec l'acier de l'épée du romancier d'aventures, fait comme un scalpel étincelant, aiguisé,—instrument de chirurgie par la lame, bijou d'orfévrerie par la ciselure.
A cinq heures, le train ramenait cette foule d'élite dans ce grand Paris, qui a tant vécu de la vie de Dumas, joui de ses plaisirs et pleuré de ses drames. Et il ne reste de cette journée qu'un souvenir plein de soleil, de bruissement de feuilles, d'herbe fraîche, quelque chose comme une odeur irrésistible de printemps et comme un poudroiement de gloire.
Versailles! A ce nom, tout un passé s'éveille. Les fantômes évanouis d'un temps qui fut illustre reprennent corps et semblent revenir, comme au gré d'une évocation, parmi les bosquets déserts. Toute l'histoire moderne de notre France a gravité autour de ce palais majestueux et de cette ville célèbre. Toutes nos évolutions et nos révolutions s'agitent, semble-t-il, entre ces deux pôles: Versailles et Paris.
C'est par les journées d'hiver, où le grand parc abandonné semble plus veuf de son passé, qu'il faut le visiter, ce Versailles, seul, la brume et le silence vous enveloppant comme d'un suaire, et c'est alors qu'on respire le parfum de mort de cet Escurial de la royauté française. Marchez, personne ne vous troublera. Vos pas seuls feront crier les feuilles sèches que le vent n'a point balayées. Vous n'aurez pour témoins de vos réflexions que ces faunes ou ces nymphes de Coysevox, verdis par la pluie qui fait ruisseler ses gouttelettes pourries sur leurs joues de marbre, et semble prêter des larmes à leurs yeux blancs. Comme il est envahi, ce jardin, l'été, quand les eaux jaillissent des bassins maintenant muets! Les promeneurs banals y passent sans songer. Pas un de ces bons bourgeois en partie de plaisir, foulant du pied le tapis vert, qui se doute qu'il marche sur des cendres! Pauvre Versailles! Ils ne comprennent pas quelle leçon tu donnes, dans ta ruine muette et ton vaste délaissement, à toutes les pompes, à toutes les ambitions, à toutes les éternités humaines!… Ils ne l'entendent point, ta réponse cruelle, qui, lorsqu'on s'écrie: Avenir! espoir! grandeur! aussitôt ajoute: Néant!
Ce palais, ces jardins, ces escaliers de marbre, tout fut bâti—caprice de roi tout-puissant—sur des terrains marécageux, qu'il fallut combler pour plaire à S. M. Louis XIV. Versailles, au temps de Louis XIII, avait commencé par être un rendez-vous de chasse, un petit pavillon perdu dans les bois où venait, entre deux lancers, se reposer la Cour. Puis, le roi ayant acheté cette terre à François de Gondi, l'archevêque de Paris, y fit bâtir un château blotti dans les bois, château dont son successeur devait faire un palais. Las d'habiter Saint-Germain, d'où l'on apercevait la flèche de Saint-Denis,—c'est-à-dire l'endroit où dormaient les rois de France et où il se coucherait, un jour, dans son cercueil,—Louis XIV fit agrandir par Mansart le château royal, creuser par son armée une route allant droit de Paris à Versailles, et, plus tard même, l'eau manquant à la somptueuse demeure, il voulut, la machine de Marly étant insuffisante, qu'on amenât les eaux de l'Eure de Maintenon à Versailles.
Plus de 30 000 hommes, des soldats, transformés en terrassiers par la volonté souveraine, travaillaient à cette oeuvre colossale. La terre, dégageant des émanations fétides, des milliers de ces pauvres gens mouraient tués par des miasmes, eux qui semblaient destinés à mourir par le fer. Peu importait à Louis XIV. Il fallait continuer les travaux. L'aqueduc inachevé de Maintenon—ruine superbe et vaine aujourd'hui—était sous le grand roi ce que les Pyramides furent sous les Pharaons: l'oeuvre inutile et gigantesque qui coûta tant de sueur et tant de labeur, et tant de morts, aux travailleurs.
Versailles cependant était devenue cette ville rayonnante d'où le roi-soleil dictait au monde ses volontés. La nuée de courtisans, pressée dans la galerie de l'Oeil-de-boeuf, attendait le regard du roi avec l'anxiété d'un Hébreu affamé se demandant si la manne tombera du ciel. Le roi, précédé des violons de Lulli, traversait majestueusement cette foule enrubanée dont Saint-Simon notait les vices au passage, et d'où l'Alceste de Molière s'éloignait fièrement. Parfois, parmi les courtisans, apparaissait, simple et imposant, un grand homme. C'était Turenne, grave et digne; c'était Condé, pliant sous ses lauriers; c'était Vauban, c'était Catinat, c'était Colbert, c'était même Louvois, farouche et dur comme un autre Bismarck. L'art ajoutait ses séductions aux triomphes de la force. Tantôt on jouait, dans les bosquets du parc, la Princesse d'Élide, de «Monsieur Pocquelin», ou l'Iphigénie de Racine; plus tard encore c'était Athalie, où figuraient, dans leur costume réglementaire, les demoiselles de Saint-Cyr.
C'est à «trois marches de marbre rose» que Musset, en un jour de caprice, a demandé les secrets de ce Versailles du grand roi et du Versailles coquet qui succéda, avec la Pompadour, au Versailles solennel:
Quel heureux monde en ces bosquets!
Que de grands seigneurs, de laquais!
Que de duchesses, de caillettes,
De talons rouges, de paillettes!
Que de soupirs et de caquets,
Que de plumets et de calottes,
De falbalas et de culottes!
Que de poudre sous ces berceaux!
Que de gens, sans compter les sots!
Mais avec la monarchie élégante et tourbillonnante de Louis XV et Louis XVI, ce n'est plus Versailles qui domine, c'est Trianon. La laitière Marie éclipse la reine Marie-Antoinette. On joue aux quatre coins sous ces grands arbres, et là-bas Paris gronde, s'émeut, s'irrite, et le canon du 14 juillet viendra tout à coup dissiper les rondes charmantes où riaient Mme de Lamballe et Mme de Polignac. Maintenant le lourd sabot du peuple va retentir sur les dalles de la cour de Marbre, et le temps n'est pas loin où la reine, du haut de son balcon, verra s'avancer par la grande avenue le flot bruyant des femmes conduites par Maillard.
Songent-ils à tout cela, ceux des visiteurs qui vont et viennent au hasard de la curiosité dans les grandes allées du parc? Non.—Pas un qui, rassasié enfin de ces arbres de cimetière taillés de façon bizarre, lassé de ces statues, de ces bassins où les tritons grelottent, où coassent les grenouilles de chair sur les grenouilles de bronze; pas un, fatigué de ce Trianon désert, de cette fosse commune où gisent tristement deux règnes, pas un qui sache aller trouver, découvrir, dans une petite rue voisine, la rue de Gravelle, près de la place d'Armes, une salle abandonnée, elle aussi, mais éloquente dans son silence: la salle du Jeu de paume, où les députés de la France jurèrent un jour de ne se séparer jamais avant d'avoir achevé leur oeuvre de délivrance. Voyez-vous cette petite porte, à peine assez large pour laisser passer un seul homme? Un soleil sculpté dans la boiserie la surmonte,—un soleil, l'emblème orgueilleux du Grand Roi. C'est par là qu'ils ont passé tous, les vaillants et les embrasés de liberté; sur cette marche de pierre, appuyant son pied de Titan, est monté Mirabeau! Et quand on entre, quand on la voit dans sa splendide nudité, cette salle du Jeu de paume, demeurée encore ce qu'elle était ce jour-là, on éprouve l'étonnement d'un homme qui se trouverait face à face avec son rêve. On touche du doigt l'histoire passée. Quoi! cela a donc existé? La voici, cette salle d'où la Révolution est partie? Le foyer du volcan est là sous vos pieds; sous ces dalles, il semble que le sol gronde encore. Des murs nus, couverts à demi d'une couche noire, de grandes fenêtres à carreaux, une plaque de bronze, une inscription, rien de plus:
Et cela suffit. Ils sont évoqués soudain, dans leur costume sombre, les députés du tiers, mouillés, trempés par la pluie, tous groupés, tous embrassés, tels que les peignit David.
Napoléon 1er, comme Napoléon III, délaissa Versailles. Ville bâtarde, disait-il à Sainte-Hélène. Louis-Philippe en fit un Musée national, le Panthéon de nos gloires militaires. Au point de vue de l'art, Versailles compte certes bien des toiles, des portraits répréhensibles; au point de vue de l'histoire, c'est un merveilleux arsenal de documents et de souvenirs. De temps à autre Versailles voyait bien, en ces dernières années comme au temps jadis, quelque fête. Lorsque la reine d'Angleterre visitait la France, lorsque nos soldats revenaient victorieux d'Italie, Versailles rayonnait, étincelait, mais pour s'éteindre. Il semblait, encore un coup, porter le deuil du passé.
Puis un jour, un terrible jour, il entendit, vers Châtillon, gronder le canon prussien; il vit accourir les uhlans dans ses rues, caracoler les dragons bleus devant la statue de Hoche, M. de Bismarck, à pied, s'aller faire raser chez un coiffeur de la rue; et,—quelle douleur et quelle honte!—la ville de Louis XIV et de la Révolution devint le quartier général allemand, la cité du roi Guillaume. Que dis-je? Ce fut dans sa galerie des Glaces que le roi de Prusse devint César; ce fut là qu'on lui décerna le titre d'empereur. Dans la nuit qui suivit, toutes nos gloires indignées frémirent le long des galeries funèbres.
Enfin l'Allemand partit. Des troupes françaises reprirent la place encore chaude de l'occupation germaine. L'Assemblée de Bordeaux s'installa dans le théâtre qu'avait bâti, sous Louis XV, l'architecte Gabriel, et Versailles entendit encore toutes les nuits le canon, mais, cette fois, l'odieux canon de la guerre civile!
Les pierres ont leurs destins, comme les livres. Qui eût dit, lorsqu'en 1770, le 16 mai, jour du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, on inaugurait la salle de l'Opéra, qui eût dit qu'un siècle après, les députés de la nation s'assembleraient là, sous la présidence d'un illustre historien devenu chef d'un État si grand encore dans sa chute? Cette salle de théâtre où, lors des noces du duc d'Orléans, Louis-Philippe faisait représenter, pour la première fois, une pièce de Molière avec les costumes du temps de Molière, qui eût dit qu'elle serait l'asile d'une Assemblée, le logis d'un Parlement?
Coquette, ornée, dorée, avec ses banquettes de velours rouge, ses ornements d'or, ses colonnes de marbre, ses lustres élégants, ses cristaux, son luxe à la fois charmant et somptueux, elle assiste à des scènes que l'architecte n'avait pas prévues, et voit se dérouler, devant le fauteuil à bras de cuivre du président, un drame dont on suit, anxieux, les péripéties. Deux choses muettes marquent éloquemment dans cette salle, l'une le temps, l'autre la température du lieu: c'est l'horloge qui court au-dessus de la tribune, et le thermomètre placé près de l'avant-scène de droite. Thermomètre politique, à coup sûr, et qu'on voudrait toujours voir au beau fixe.
Quelle étrange légende que celle de Versailles! On raconte que, la nuit, lorsque les députés sont partis, tous les fantômes qui hantent le palais, connétables aux brassards de fer, maréchaux, soldats, diplomates, rois, princes, empereurs, tout ce qui est le passé, tout ce qui fut la puissance et parfois la gloire, on raconte que ces spectres se glissent le long de la galerie des Tombeaux, et là, pénétrant dans la salle des séances, prennent place, à leur tour, sur les bancs de la Chambre, et, sous la présidence de quelque aïeul de la patrie, discutent, eux aussi, sur les destinées du pays. Alors, tous ces fantômes que l'immortalité a faits clairvoyants et sages, s'unissent dans une pensée suprême, et, qu'ils se nomment Philippe-Auguste ou saint Bernard, Louis XI ou Commines, Henri IV ou d'Aubigné, Louis XIV ou Jean-Bart, Louis XVI ou Lafayette, Hoche, Kléber ou Marceau, ils n'ont qu'un mot, ils n'ont qu'un cri qui parfois fait vibrer les échos assoupis de Versailles: Vive la France!
LE DERNIER FANTÔME
1873
«Napoléon III est mort ce matin, à 10 h. 45, à Chislehurst.»
C'est par cette laconique dépêche que Paris a appris la fin d'un empereur qui pendant vingt ans a gouverné le monde, silencieux, et qui, mort sans parler, dans le sommeil opaque du chloroforme, aura été, on peut le dire, le silence couronné.
Comme il faut que, dans la vie parisienne, tout se compose de contrastes, c'est à la première représentation de la Petite Reine et dans un couloir des Bouffes-Parisiens, que la nouvelle nous est parvenue d'une mort déjà connue depuis quelques heures. On pourrait écrire un bien étrange article avec le récit de cette représentation où les airs d'opéra-comique étaient coupés de philosophiques réflexions. Les entr'actes se passaient à commenter les renseignements reçus, les dernières consultations médicales, la situation nouvelle que faisait aux partis cette disparition d'un homme; puis, au coup de sonnette du théâtre, on regagnait son fauteuil, on se reprenait à écouter quelque motif de valse, et tout était dit. J'ai fait d'ailleurs là une remarque bizarre et qui ne saurait contribuer à augmenter beaucoup la somme de respect qu'on éprouve pour une certaine humanité: c'est que, dans tout ce public mêlé et disparate, ceux qui accueillaient avec le plus d'ironie dégagée la nouvelle de ce dénoûment n'étaient pas toujours les ennemis nettement déclarés de l'empire, mais, au contraire, ceux-là mêmes que l'empereur vivant avait le plus volontiers comblés de ses faveurs.
Oui, tandis que les adversaires gardaient une attitude calme et réservée, je voyais s'étaler dans quelque avant-scène tel personnage dont le nom bien connu avait été longtemps compromis dans les intrigues impériales, et j'entendais un homme qui a servi avec un zèle exagéré le système tombé, rééditer, à propos de la pierre de l'ex-empereur, un vieux mot de Désaugiers et s'écrier en riant:
—Décidément, il était au bout de sa carrière!
—L'empereur est mort, vive la Petite Reine! ajoutait un autre.
—L'empereur est mort, je marque le roi, avait dit un autre en jouant aux cartes.
Et tandis que l'opérette égrenait ses airs nouveaux, je songeais à la place qu'avait occupée, usurpée ce mort, et j'évoquais des souvenirs enfouis. Qui se souvient des jours où la parole gutturale de l'empereur était anxieusement attendue, lorsqu'il ouvrait la session du Corps législatif? En rappelant ces choses effacées, il me semble que je fais ici de l'archéologie. Que c'est loin! que c'est confus! que c'est vieux!
Depuis onze heures du matin, la grande cour du Louvre était alors envahie par les curieux. On attendait. A Paris, on attend toujours. Il est une race éternelle qui naît public, qui veut tout voir, tout savoir, et qui, pour satisfaire sa passion dominante, restera deux heures durant à faire «le pied de grue» et à «bayer aux corneilles», deux comparaisons également ornithologiques. Le pavillon Denon, tendu de draperies de velours pourpre semé d'abeilles d'or, était assiégé déjà par une file d'équipages. Jusqu'à midi et demi, les voitures devenaient de plus en plus nombreuses. On se pressait, on se poussait, on descendait, on voulait voir. On entrait. Le péristyle et l'escalier étaient littéralement ourlés de cent-gardes, roides dans leur cuirasse, la carabine au pied, et semblables, dans leur superbe immobilité, à de hautes statues polychromes. Les casques reluisaient et les poitrines cuirassées se constellaient de paillettes à chaque rayon de soleil. En haut, les musiciens des cent-gardes, en tunique rouge, se tenaient à leur poste, leur clairon à la main. La galerie de l'École française, qui aboutit à la salle des États, était alors transformée en un passage, et traversée d'un bout à l'autre d'un tapis. Les reîtres de Valentin, les moines de Lesueur, les philosophes du Poussin, regardaient, d'un air étonné, ce défilé d'habits noirs et de robes claires, d'uniformes et de chamarrures, qui allait durer une heure au moins.
La salle des États était déjà envahie. On se plaçait comme on pouvait dans les tribunes. Les dames, du haut des galeries, lorgnaient cette foule de dignitaires, qui fourmillait et flamboyait de toutes ses décorations et de toutes les couleurs de ses uniformes. A gauche, dans la galerie supérieure, les ambassadeurs et les officiers étrangers causaient en s'asseyant et regardaient. Les sénateurs et les députés, les officiers, les magistrats, les archevêques, arrivaient par groupes. C'était une confusion de tons crus qui pourtant s'harmonisaient. Un peintre ami des demi-teintes eût poussé des hurlements devant cette salle immense où se croisaient et semblaient se heurter les casques de dragons et les chapeaux de Laure, la robe rouge des cardinaux et les robes bleu de ciel des élégantes, les grands cordons des généraux et les burnous blancs des chefs arabes. Fourmillement de couleurs, opposition de taches brutales, rouge, vert, violet, bleu: ici les officiers étincelants; là les groupes d'habits noirs entassés et comme troués de cravates blanches; plus haut, le lilas, le rose, le gris perle, le bleu tendre des robes, et pourtant,—ô politique de coloriste!—tout cela se fondant en un vaste tableau à qui le dais de velours pourpre servait de dernier plan, tandis que le plafond allégorique de Muller, avec ses larges rinceaux et son amalgame de rouge et de jaune crus, tenait lieu de ciel.
Peu à peu l'oeil s'habituait à voir clair dans ce fouillis. On distinguait et reconnaissait les visages. On analysait et lorgnait la salle tout entière. Là-bas n'est-ce pas M. de Nieuwerkerke, en habit rouge, causant avec le maréchal Canrobert? Voici M. Fould, qui s'entretient peut-être de son nouveau projet de finances avec M. Troplong. M. Duruy parle justement à Mgr Darboy. On se montrait M. de Sacy, qui tout à l'heure allait prêter serment et qui étrennait aujourd'hui son habit de sénateur. Et parmi les grandes dames empoudrerizées, des actrices, des curieuses du demi-monde sentant la pommade de concombre, l'opopanax, l'eau de Lubin ou le patchouly. Dieu me pardonne si j'eusse deviné qu'elles s'occupaient aussi des affaires du pays!
On détaillait et critiquait les toilettes. Presque partout des fourrures. Le succès, tout compte fait, est pour cette jeune dame qui regagne sa place, là-haut, à droite. La voyez-vous? Chapeau rose clair, robe rose garnie de petit-gris, agréments roses, et pour manchon un large ruban—rose encore—entouré de fourrure grise, un mouchoir minuscule, moins que rien, un prétexte pour tenir un fragment de moire à la main.
Et pourquoi ce bruit, bon Dieu? Ce sont, me dit-on, les ambassadeurs marocains qui font leur entrée. Je ne les aperçois pas. Mais on me montre des officiers étrangers, des Prussiens en tunique sombre, des Russes, des Circassiens avec le bonnet d'astrakhan. Ils viennent compléter cet ensemble un peu officiel que le soleil, à force de rayons, de lumière, de gaieté, rend pittoresque à satisfaire les plus difficiles.
Ah! comme il se jouait, en ces jours de parade et de pose, comme il se jouait, l'ami soleil, sur ces épaulettes, sur ces croix, ces rubans, ces crachats, ces dorures, ces velours, ces soieries, ces habits, ces fresques un peu pâles et ce dais aux crépines d'or! Tout cela est usé, passé, défraîchi, jeté à la hotte! Ci-gît tout ce fracas d'autrefois!
Mais un mouvement soudain parcourait cette foule, qui se levait brusquement. C'était l'impératrice. Elle s'avançait, montait sur l'estrade et saluait. Elle avait un chapeau blanc, une robe lilas clair sans volants et un mantelet de dentelle blanche. L'empereur venait ensuite. Il s'asseyait sur le trône; à sa droite, le prince impérial; à sa gauche, le prince Napoléon; derrière lui, les ministres, le prince Murat et son fils en uniforme d'officier des guides,—tout un monde disparu.
Puis le discours, ce discours dont chaque mot tombait du haut de l'estrade prononcé avec un accent hollandais, presque allemand.
Le discours achevé, le défilé commençait. Les cent-gardes reformaient la haie dans la galerie de l'École française et l'empereur sortait le premier, puis l'impératrice. Vite, il fallait se mettre à la fenêtre et regarder maintenant la cour du Louvre, la cour Napoléon III, où les voitures fourmillaient, où la foule s'entassait, où le soleil éclatait, joyeux, parmi les arbres encore verts. Des cent-gardes, à cheval, le sabre haut, entouraient la voiture impériale; des musiques jouaient soudain l'air de la Reine Hortense; çà et là les écuyers s'empressaient, les valets de pied couraient, les aides de camp éperonnaient leurs chevaux; puis toute l'escorte s'ébranlait et brusquement disparaissait dans cette foule, du côté des Tuileries.
La seule fois que je vis ce spectacle, je sortais, l'habit tout taché de la poudre de riz des épaules involontairement frôlées en passant. Un jeune homme brun, solide, énergique, se détacha de la foule et vint vers moi en me disant:
—Eh bien?
Le Eh bien? signifiait: «Qu'a-t-il dit? A-t-il promis le despotisme ou la liberté, la paix ou la guerre?» Chaque mot de cette bouche d'augure couronné était attendu avec fièvre.
—Eh bien?
Et celui qui me demandait cela, avocat seulement connu alors de quelques amis (c'était en janvier 1866), s'appelait Léon Gambetta.
Souvenirs d'avant le déluge!
Puis je me rappelais encore, entre autres choses, ces journées de l'année 1867, où Paris, devenu le caravansérail des rois et le cabaret de l'Europe, accueillait à la fois tant de souverains, et, parmi eux, le roi de Prusse et le czar.
L'arrivée du czar à Paris! Elle venait se présenter à mes yeux, vision éblouissante et folle!
Un temps superbe, le ciel d'un bleu tendre, à la Corrége, les boulevards envahis. De l'entresol au faite des maisons, les fenêtres garnies, les balcons pleins; dés robes claires, gris de perle, violet tendre; de jolis visages impatients et caressés par le vent, frissonnant, bavardant; des milliers de ces drapeaux de toutes les couleurs qui sont de toutes les fêtes, de toutes les entrées et de toutes les sorties de rois. Les drapeaux russes faisaient d'ailleurs un peu défaut dans ce pavoisement général. On ne les connaît guère, et puis le Parisien patriote croit bravement que c'est bien assez de fêter un czar avec des drapeaux tricolores. Le trottoir est encombré. Une quadruple rangée de curieux forme, le long de la grande voie, comme une double croûte bruyante, remuante, que le cordon des sergents de ville force à demeurer rectiligne. C'est la même foule qui, attendant aujourd'hui l'empereur de Russie, attendait, il y a douze ans, la reine d'Angleterre, et justement pendant qu'on tuait des soldats russes. C'est la foule que j'ai vue frémissante à l'arrivée des soldats de Crimée, au retour des soldats d'Italie; la même foule qui accourait vers le Prince-président sur ces mêmes boulevards, après son voyage en province; la même foule qui défilait, enthousiaste, pendant de longues heures, devant le gouvernement provisoire de la République française. Cela fait rêver qu'un même peuple puisse aimer autant les spectacles, et des spectacles de si diverses colorations.
Tout ce monde attend, la tête tournée vers le boulevard Poissonnière, par où l'on doit apercevoir le cortége. Le bruissement des foules, continu, mais heurté, qui enfle, gonfle, puis diminue, pour croître encore, emplit cette immense veine de Paris où, à cette heure, le sang afflue.
Les femmes paraissent enchantées. J'entends une fort honnête bourgeoise dire à son mari, tout haut: «Il paraît qu'Alexandre Il est un fort bel homme.» Elles aiment à voir, et surtout à être vues. S'il allait tout particulièrement saluer l'une d'entre elles, en passant! J'en vois qui ont de gros bouquets à la main. Une femme qui oserait jeter des fleurs dans la voiture d'un homme qu'elle ne connaîtrait pas semblerait vaguement exaltée, mais la calèche d'un czar n'est pas une calèche ordinaire. Mesdames, apprêtez vos roses!
Le malheur est que les souverains vont arriver en voiture close. Un frémissement profond, un vaste remous, l'ondulation et le tassement de la croûte de curieux. Ce sont Eux! Les sabots des chevaux battent le macadam comme des marteaux d'enclume. Des lanciers passent, le soleil pailletant leurs épaulettes, frappant droit sur la blancheur de l'uniforme et faisant jaillir mille éclairs des visières, des galons, des pompons, des boutons et des sabres. Puis les cent-gardes, colosses bleus, blancs, piqués de rouge, crinières éparses, éblouissants. La voiture qui porte deux empereurs et leur fortune, sans compter un empereur futur, passe rapidement. Le temps de saisir l'attitude roide, l'air froid, les grandes moustaches, la tête fière sur un torse splendide du czar qui s'enfonce dans l'angle de la voiture, et les regards curieux, impatients de voir, presque joyeux du czaréwitch et de son frère: tout est fini dans un coup d'oeil.
Maintenant c'est l'escorte, c'est l'état-major, ce sont les généraux, les ministres, les colonels, les secrétaires, les conseillers: des épaulettes blanches et larges, des poitrines criblées de croix, des rubans et des grands cordons, des têtes blondes, de race slave, énergiques, altières: la même expression sur les visages. Sourire de gala chez ceux qui reçoivent, remercîment calme et diplomatique chez ceux qui sont reçus. Puis le brouhaha des soldats, des piqueurs, de la cavalerie. A la fin, une voiture découverte, et, magnifique dans son costume, un officier russe, immobile, avec une poignée de plumes blanches qui flottent, au sommet de son casque, comme un duvet de cygne.
Les curieux n'ont plus rien à voir et suivent, un moment encore, le cortége qui disparaît dans la lumière, cavaliers, écuyers verts galonnés d'or, équipages étincelants que semblent emprisonner les escadrons au-dessus desquels se dresse la grêle forêt des lances. On se sépare ensuite, le trottoir se répand sur la chaussée; une mer de chapeaux noirs, de chapeaux gris, où s'agitent comme de petites vagues les chapeaux féminins bleus ou roses, ondule, se mêle et se heurte. Les observations vont leur train.—«J'aime l'uniforme bleu des grands-ducs.—Ils sont donc décorés de la Légion d'honneur?—Enfin, ils ont une qualité, après tout, ils sont exacts!» O triomphe de la démocratie! Les souverains auront beau faire, dorénavant, c'est toujours le peuple qui dira, comme jadis Louis XIV:—J'ai failli attendre!
On n'avait point fait passer la voiture du czar par le boulevard de Sébastopol, ce qui eût été fort impoli, mais on avait cependant permis à Sa Majesté de contempler la colonne de la place Vendôme. Du haut de la plate-forme de bronze, le jour de l'entrée des alliés et de l'empereur Alexandre Ier à Paris, le fils de Gracchus Babeuf se précipita de rage, tête baissée, sur le pavé. J'ai entendu traiter ce suicide, l'autre soir, de folie pure. Mais quelle chose bizarre, me disais-je alors, que ce voyage tout fraternel de l'empereur de Russie rappelle inévitablement la tournée moins amicale de 1815! Au fait, pourquoi oublierions-nous cette date assez cruelle, lorsque nos voisins mettent un soin si tenace à se la rappeler?
Et j'ajoutais:
—A cette heure, il y a, de par le monde, en Prusse et en Russie, de braves gens qui se racontent avec une espérance avide la légende de l'invasion. Il y a de vieux guerriers courbés et blanchis qui ont gardé sur les lèvres l'âcre saveur du vin de Suresnes, et qui voudraient bien encore en goûter. Il y a des conteurs éloquents qui répètent à la jeunesse ébahie comme Schwarzenberg savait conduire son armée à la victoire, à la mangeaille et aux jolies filles. Que de gens, là-bas, rêvent des séductions gigantesques des galeries de bois du Palais-Royal et des tripots de la rue Vivienne. Ils ont vu cela, et voudraient le revoir; ou leur père, ou leur oncle leur en ont parlé, et ils grillent de savoir si le père a menti. Dans je ne sais quel écrit francophage, le vieux Goerres, un de ces capucins allemands dont se moquait si bien Ludwig Boerne, parle des souvenirs sacrés de Montmartre. Ces Prussiens pensent naïvement qu'ils pourraient encore escalader la butte. Arndt le répète assez souvent dans ses oeuvres.
Nous l'avions trop oublié, nous!
Ainsi j'évoquais ces journées d'autrefois.
Puis, après le souvenir de cette cavalcade souveraine, c'était le grand jour de la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie.—Ce même jour où l'on apprit la mort de Maximilien, fusillé.
Paris s'était réveillé, ce jour-là, comme un homme qui, au lendemain d'un bal masqué, recevrait un billet de faire part. Le coup de foudre venu du Mexique avait tout interrompu, fêtes et réceptions officielles, et le sultan en était réduit à visiter sans bruit nos monuments, tandis que le prince de Galles, plus curieux, allait contempler, au théâtre chinois de l'Exposition, le Mangeur d'oeufs et l'avaleur de sabres.
Quel dénoûment terrible à la plus incroyable des aventures! La tragédie certes n'est pas morte et le théâtre futur a encore là tout tracé, tout sanglant, un sombre et dramatique sujet. Shakspeare n'eût pas rêvé un cinquième acte plus atroce. Au Mexique d'ailleurs les drames finissent ainsi—par la fusillade—pour les grands et pour les petits. On fait bon marché de la vie humaine. Empereurs et partisans, qu'importe! Deux coups de mousquet, et tout est dit. Le sang sèche si vite sous le grand soleil!
Quarante-trois ans, presque jour pour jour, avant la mort de Maximilien, un autre empereur, l'Espagnol Iturbide, tombait sous les balles mexicaines, le 19 juillet 1824, comme est tombé, le 19 juin 1867, l'empereur Maximilien. Lui aussi, Iturbide, avait fait vaillamment le sacrifice de sa vie. Chassé des États qu'il avait conquis, proscrit par le congrès, réfugié en Angleterre, menacé de mort s'il remettait le pied sur le territoire de la république mexicaine, il s'embarqua à Londres avec ses enfants, revint au pays qui le repoussait, et en débarquant, alla droit au général Felipe de la Garza en lui disant:—Je suis l'empereur!
Garza répondit en lui demandant son épée et en lui annonçant de se préparer à mourir.—«Quand cela?—Dans trois heures.» Iturbide s'inclina et réclama son chapelain. Mais au moment de donner l'ordre de l'exécution, le commandant Garza hésita, soit crainte, soit pitié, et envoya au congrès de Tamaulipas, séant à Padella, la nouvelle de la capture; puis, sous bonne garde, il conduisit le prisonnier aux députés, en donnant—chose bizarre!—à Iturbide lui-même le commandement des soldats de l'escorte. Il faut lire dans Magnabal le récit de cette singulière et lugubre catastrophe. En arrivant à Padella, l'empereur apprend que le congrès, constitué en tribunal, l'a déjà condamné à mort; il était six heures du soir. «Savez-vous,» dit Iturbide aux soldats, «savez-vous ce qui arrive! Vous allez me fusiller, mes amis…»—Et au moment de partir: «Allons donner un dernier coup d'oeil au monde!» Le lieu de l'exécution était assez éloigné. «On me fait marcher bien longtemps», répétait le condamné. Quand on s'arrêta, il détacha de son cou son rosaire, le donna au prêtre: «C'est pour mon fils aîné.»—Et prenant sa montre: «Pour mon plus jeune fils. Arrêtez les aiguilles à l'heure de ma mort. Quant à cette lettre, elle est pour ma femme.» Ensuite regardant sa bourse, il y trouva trois onces d'or en petite monnaie et les fit distribuer à la troupe.
Au moment de donner le signal des coups de feu, Iturbide s'écria d'une voix claire: «Mexicains, à cette heure de mort, je vous recommande l'amour de la patrie, c'est lui qui doit vous conduire à la gloire. Je meurs pour vous avoir secourus, mais je meurs content, parce que je meurs parmi vous.—Feu!» dit-il ensuite à l'adjudant Castillo. Il tomba roide mort.
Le dernier fils d'Iturbide, le prétendant au trône, vient de mourir après avoir tenu un cabaret aux environs de Paris, dans la banlieue[21].
Un cabaret chantant au coin d'un carrefour!
[Note 21: Les journaux annoncèrent ainsi cette mort:
«Hier, vers neuf heures du matin, passait silencieusement, dans la grande avenue de Neuilly, un corbillard des pauvres, suivi d'une cinquantaine de personnes.
»Ce modeste convoi n'était autre que celui d'un prince de sang impérial, le prince Iturbide, que de rares amis et quelques voisins accompagnaient à sa dernière demeure.
»Le deuil était conduit par M. Lemaire, président de la Société de Saint-Vincent de Paul. Après une messe basse, dite par M. Bazin, vicaire de la paroisse de Neuilly, le corps a été inhumé dans un petit coin du cimetière, une simple concession temporaire faite pour sept ans.
»Quand on songe qu'au bout de ces sept ans le terrain sera très-probablement retourné et qu'il ne restera plus de traces de celui dont le père fut empereur du Mexique!
»Actuellement une croix de bois noir, avec le nom du défunt, rappelle seule qu'un prince gît sous cette terre.
»Nous avons été voir cette tombe, hier après midi; sur le tertre fraîchement remué, il n'y avait pas une couronne, pas même une simple fleur.
»Le prince Augustin-Cosme Iturbide était âgé de quarante-huit ans, et demeurait à Paris depuis le mois de décembre 1865.
»Augustin Iturbide, quoique sans fortune, avait néanmoins de quoi vivre.
Cédant aux sollicitations d'une femme qui exerçait un grand empire sur
lui, il avait, en 1866, fondé une table d'hôte au n° 6 du boulevard
Montmartre, et, en 1867, acheté un bal-concert à Courbevoie.
»Il ne reste plus maintenant, des huit enfants de l'empereur Iturbide, qu'une princesse, âgée de cinquante-deux ans, et qui demeure à Bayonne.»]
Quel triste roman que l'histoire, et comme elle se répète jusqu'à faire trouver banale l'horreur elle-même. Qu'elle nous garde d'ailleurs d'ironiques et cruelles antithèses! Oui, je m'en souviens, c'était au moment de présider à la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie, que Napoléon III recevait la terrible dépêche, aussi terrible que celle de janvier 1873! Quel refrain à l'hymne qu'avait composé Rossini que cet écho de la mousqueterie de Juarez!
Spectacle évanoui et que je revoyais l'autre soir; j'avais devant les yeux encore ce tableau étonnant. Vingt mille personnes entassées, toilettes claires, uniformes, habits noirs constellés de croix, toutes les dorures et chamarrures de la terre. Il avait plu des ordres étrangers. Tout d'abord les détails se perdaient dans l'ensemble; quand on fermait les yeux à demi, cette foule semblait immobile et telle qu'on aurait pu la regarder dans un stéréoscope. La lumière se décolorait, on n'avait plus devant soi qu'un entassement sombre où se détachaient, pressés, grenus, les chapeaux blancs, lilas ou roses et la poudre de riz des épaules apparaissant sur les gradins comme s'il y avait neigé. Si l'on essayait ensuite de saisir d'un coup d'oeil le vaste ensemble, c'était un éblouissement. Tamisés par des velours d'un bleu doux ou d'un vert d'eau parsemés d'étoiles, les rayons de soleil ne perçaient que çà et là, comme d'un jet incandescent, ce je ne sais quoi de tendrement opaque qui était le jour. Autour du palais, des faisceaux de drapeaux; en bas, la foule avec un demi-murmure, fait non pas de joie grondante, comme dans les fêtes publiques, mais de menus propos à voix basse, comme dans un salon. Parfois des remous la parcouraient, et ces milliers de têtes se penchaient, se courbaient vers un seul point—l'empereur—comme des épis sous le vent. Au-dessus des gradins, les éventails s'agitaient comme des ailes de papillons avec des frémissements voluptueux. Les invités allaient, venaient, longeant l'immense bordure de fleurs; les exposants se groupaient autour de leurs chefs-d'oeuvre industriels disposés en faisceaux. Puis si l'on découpait de petits points de vue dans la fourmilière, peu à peu émergeait quelque rouge tunique, quelque étonnant costume, le bonnet à aigrette et la pelisse fourrée d'un Magyar, le casque d'un Prussien, l'uniforme élégant d'un officier de Cosaques, la robe brodée d'un Persan. Il y avait là de la féerie. Et parmi ces splendeurs orientales, à côté des ambassadeurs à grands cordons, leurs rubans au cou et leurs plaques de diamants sur la poitrine, on apercevait en simple frac, mais en tenue correcte de gentlemen républicains, quelques-uns des ministres des États-Unis d'Amérique.
Et pâle, troublé, essayant cependant de sourire, Napoléon, tout en distribuant les récompenses, entrevoyait dans cette foule le spectre sanglant de Maximilien.
Ce spectre devait le hanter plus d'une fois. On a retrouvé, dans le tiroir même du bureau de l'empereur, une photographie de la redingote et du gilet troués de balles que portait l'archiduc à Queretaro. Napoléon conservait aussi (pourquoi?) une gravure allemande—quelque dessin du Kladderadatsch sans doute—où il était lui-même représenté debout dans son lit, tandis que le fantôme de Maximilien venait, enveloppé d'un suaire taché de sang, lui dire:
—Les balles qui m'ont frappé rejaillissent jusqu'à ton front!
Napoléon devait en effet amèrement regretter d'avoir jeté dans une telle aventure l'infortuné Maximilien; et qui sait si des larmes impériales n'ont point coulé sur les photographies de ces vêtements déchirés par les balles?
Il ne faudrait pas trop, d'ailleurs, s'abandonner au sentiment et, par amour de l'équité, par un penchant naturel vers la justice, sembler prendre le parti d'un ennemi qui fut implacable. Le sentiment et la sentimentalité sont, en politique, deux guides exécrables, et ce furent ceux-là, il faut bien le reconnaître, que suivit le plus souvent cet homme de lettres manqué, ce chasseur de chimères qui fut le prince Louis-Napoléon Bonaparte. La nature personnelle de cet homme (pour n'envisager sa physionomie que par des côtés intimes) était absolument opposée à tout ce qui dans le monde est immédiatement applicable et pratique. Ce n'est point par de vaines raisons qu'étant jeune, il s'était senti attiré par les poésies de Schiller et qu'il en avait traduit quelques-unes. Il y avait en lui de l'Allemand, non point de l'Allemand pratique, Yankee d'Europe, métis de juif et de Germain que nous a révélé la dernière guerre, mais de l'Allemand à la façon des portraits que nous traçait jadis Mme de Staël, de l'Allemand rêveur et perdu dans les brouillards du Rhin. On pouvait se faire une idée exacte de l'esprit même de Napoléon, en jetant sur son cabinet de travail, aux Tuileries, un coup d'oeil, même rapide. C'était là une accumulation étrange d'objets disparates, témoignant de préoccupations multiples; mais, par une rencontre singulière, on s'apercevait bien vite que tout ce qu'il y avait de chimérique au monde, d'impossible, d'irréalisable, d'impraticable, était l'objet des sollicitudes constantes, des études de l'empereur, tandis que tout ce qui était net, tangible et d'intérêt direct, ne l'attirait, ne le sollicitait que médiocrement.
Devant lui (mais à peine consultés) étaient entassés les dossiers relatant les forces exactes de la Confédération du Nord, les rapports clairs et alarmants du colonel Stoffel (qui depuis…), les relevés de chiffres, tout ce qui devait forcer un souverain à se mettre immédiatement en demeure de maintenir l'État dans la force voulue. Mais peu importait évidemment tout cela à Napoléon III. Ce qui l'attirait, ce qui le séduisait, c'était ou un modèle curieux de canonnière, ou une mitrailleuse perfectionnée, ou un sac inédit, ou une bouillie nutritive, sorte de brouet à l'usage de l'armée, toutes choses dont les modèles ou les échantillons étaient là, inutiles, chimériques dans l'application, mais examinés évidemment avec soin, patiemment, longuement, par un esprit rêveur qui avait cette manie spéciale d'inventer et d'innover dans un art où il fut toujours profondément inhabile, l'art militaire, le plus opposé de tous à son tempérament de songeur.
Il aimait si fort la chimère,—ce mot qui, en parlant de lui, revient sans cesse sous la plume,—que sa grande oeuvre littéraire, la Vie de Jules César, fut encore une chimère en action. Il s'était épris de cette grande et redoutable figure, César, dont il semblait vouloir faire comme un aïeul de sa propre race, se croyant lui-même le petit-fils de la déesse. Négligeant les affaires du pays pour la confection de cet ouvrage inachevé, mosaïque érudite à laquelle tous les savants du monde apportaient leur caillou, il était heureux de s'enfermer, en compagnie de quelque membre de l'Académie des inscriptions, avec de vieux textes, de vieux parchemins et de vieilles médailles. Il croyait alors trouver lui-même ce qu'on lui indiquait et traduire ce qu'on lui expliquait. Cette humeur mal étouffée d'homme de lettres, de rêveur schillérien, qui avait été celle de sa jeunesse, se montrait encore et réapparaissait jusque dans sa vieillesse. Et puis il éprouvait une profonde joie à goûter, décernée par les plus brillants des écrivains de son temps, cette louange littéraire, si douce et si caressante au coeur de l'homme. Des gens qui n'avaient pas le courage d'achever la lecture du lourd travail impérial, n'en écrivaient pas moins à l'auteur, en accumulant les louanges et les flatteries, que la Vie de César était le monument littéraire de ce siècle. Il devait bien, à ses heures de retour sur lui-même et de lucidité, il devait fièrement mépriser l'humaine espèce, cet empereur tombé, qui avait tour à tour connu de si près les flatteurs, les exploiteurs, les complices et les ingrats.
Mais quoi! une sorte de confiance fataliste et une foi en lui-même le soutenaient contre des réflexions pareilles. On a retrouvé, dans un carnet de sa jeunesse, les pensées qui agitaient alors son âme, la plus troublée, la plus hésitante, la mieux préparée à devenir la proie des intrigants qui fût jamais:
«J'affronte un orage; un souffle m'abat», écrivait-il alors, dans ces années où, loin de France, il errait, tantôt à Port-Louis, tantôt à Rio.
Un peu plus loin, dans ces notes, il ajoute, rapportant quelque parole féminine qu'il applique à sa propre destinée:
«J'ai été gâtée, jeune, brillante, recherchée, encensée, calomniée, persécutée, mourante, réhabilitée,—et me voilà!»
Ce et me voilà! résumerait toute sa théorie fataliste. Le principal, à ses yeux, était de durer pour survivre aux événements et aux hommes et pour les dominer. Cette idée, on la retrouve encore plus d'une fois exprimée dans ses pensées de jeunesse.
Il écrit cela justement au lendemain de l'attentat de Strasbourg. «Je crois en moi!» Cette foi en lui-même, ou plutôt en l'idée napoléonienne, à ce rêve colossal et insensé de la famille, c'est ce qui devait faire la force de cet homme, lui assurer un jour (et en dépit de ses propres fautes) le premier rang dans ce pays de France, attaché alors en esclave à cette légende bonapartiste, faite de rayons et de brumes, aujourd'hui dissipés.
Nous devions payer terriblement cher ces hallucinations et ces admirations instinctives de la force. Mais, personnellement, nous avons assez combattu l'empire, alors qu'il était puissant, pour garder une réserve devant l'empereur mort. Il y a là cependant une leçon de morale qu'on doit donner à méditer aux peuples. Toute nation qui s'abandonne elle-même, par terreur des éléments qu'elle contient dans ses flancs, est une nation perdue. Elle craint d'enfanter dans la douleur, et, par crainte de ce mal, elle se déchire elle-même et se laisse déchirer les entrailles par un sauveur qui fait durement solder son opération.
La maladie suprême de Louis-Napoléon est d'ailleurs un dernier argument contre la monarchie. Il est évident que, douloureusement affecté par ce mal mortel qui l'a terrassé, Napoléon n'avait plus, surtout dans ces dernières années, la liberté de penser et d'agir. C'est le propre de semblables maladies d'absorber et de faire converger sur un seul point toutes les facultés d'un être. L'histoire physiologique tirera parti, un jour, du dépôt d'oxalate de chaux de l'ex-empereur. La vessie de Cromwell, dont parlait Pascal, la fistule de Louis XIV, qu'a rendue célèbre M. Michelet, ont désormais un pendant. Il est proclamé que c'est à un malade que la France, au mois de mai 1870, avait remis ses destinées; que c'est un malade qui, en juillet, n'a pas eu la force de résister à ceux qui le poussaient à faire la guerre à l'Allemagne, dans l'espoir d'y trouver quelque profit; que c'est un malade qui, après Woerth et Forbach, a perdu, à Metz, des jours précieux pour le salut de l'armée en s'obstinant à rester à la tête des troupes; que c'est un malade, enfin, qui a guidé ou embarrassé, de Châlons à Sedan, la marche de la dernière armée de la France, et que c'est un malade qui a enveloppé dans sa chute le drapeau même de la patrie. Voilà ce que risquent les nations en ne trouvant point l'énergie de se gouverner elles-mêmes, en abdiquant leur volonté, leur libre arbitre et leur conscience!
Je n'oublierai jamais le départ de l'armée de Châlons, par un matin pluvieux du mois d'août. Quelle triste aurore, frileuse et sombre comme un jour d'automne! Les soldats harassés pataugeaient dans la boue, déroulant les longues files de leurs colonnes silencieuses. Parmi eux, l'empereur, en voiture, drapé dans un caban doublé de rouge, passait, saluant çà et là des troupiers qui ne lui rendaient déjà plus le salut. Cela sentait la ruine et la défaite. Un vent de débâcle sifflait et nous regardions tout, le coeur comprimé et désolé, car il s'agissait maintenant du salut de la France.
Quelques jours avant la déclaration de guerre et l'entrée en campagne, une consultation de médecins avait eu lieu sur l'état de la santé de Napoléon, et le docteur G. Sée avait été chargé de faire connaître un diagnostic détaillé. Ce diagnostic aujourd'hui appartient à l'histoire aussi bien que le registre de Fagon. A cette époque (5 juillet 1870), il ne restait d'une anémie ancienne, due à la captivité de Ham, c'est-à-dire à une aération insuffisante et à des influences morales, d'autres traces que des hyperesthésies cutanées et musculaires, des douleurs superficielles de la peau des cuisses, une grande sensibilité près des articulations des pieds. Quelques phénomènes goutteux se montraient aussi çà et là. Mais la véritable maladie, M. Sée ne s'y trompait pas, c'était la lésion de la vessie.
Il faudrait lire avec ses termes scientifiques la description des hématuries, de la dysurie, que donne le savant docteur. Bref, M. Sée concluait ainsi: «Nous considérons comme nécessaire le cathétérisme de la vessie à titre d'exploration, et nous pensons que le moment est opportun, par cela même qu'il n'y a actuellement aucun phénomène aigu. Si, en effet, la dysurie ou la purulence, ou les douleurs augmentaient ou reparaissaient, on aurait à craindre de provoquer par l'exploration une inflammation aiguë.» J'ignore si les opérations du docteur Thompson ont amené ce que redoutait le docteur Sée, et jusqu'à cette heure on n'est pas tout à fait renseigné, à Paris, sur la cause suprême de la mort de Louis-Napoléon. Toujours est-il que le malade était déjà à demi condamné lorsqu'il partait presque furtivement de Saint-Cloud en juillet 1870, pour se rendre à Sedan, où il eût pu mourir sans les souffrances matérielles et morales de ces deux dernières années et avec l'auréole du devoir et du sacrifice qui manque terriblement à cette mort de Chislehurst.
Il me semble, au surplus, le voir errer, attristé, abattu, dans ces appartements de Campden-House, où, posant la main parfois sur quelque écrit de sa jeunesse, il devait lui arriver de relire ce qu'il avait écrit, au temps jadis où il rêvait d'amalgamer le socialisme de M. Louis Blanc avec le régime policier de Fouché. Peut-être a-t-il retrouvé alors cette phrase qu'il écrivait, voilà longtemps, dans son travail: De l'organisation militaire en France, où il réclamait précisément le système prussien, le service obligatoire pour tout citoyen valide:
«Si l'humanité permet qu'on hasarde la vie de millions d'hommes sur le champ de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans le seul but d'enflammer l'opinion publique et de soutenir, par quelque expédient, un pouvoir toujours dans l'embarras.» (Ham.)
Peut-être encore a-t-il pu méditer, dans son exil de châtelain anglais, cette vérité qu'il a démontrée après l'avoir proclamée: «On ne bâtit rien de solide sur le mensonge.»
Et maintenant, tout est dit. L'homme qui tint si longtemps le sort de la France entre ses mains et dont l'Europe attendit souvent la parole, lorsque arrivait une année nouvelle, pour savoir si le monde demeurerait en paix ou s'égorgerait cette année; ce somnambule couronné, qui meurt dans son rêve inachevé, ce César est couché là-bas, dans un cottage des environs de Londres. Il est parti de l'exil pour aboutir à l'exil. Né avec une âme tendre, il a commis peu à peu, en avançant dans la vie, tout ce que peut commettre un caractère ambitieux et pusillanime. «Sa mère lui sera fatale», écrivait de lui le roi Louis de Hollande, qui voyait avec effroi la reine Hortense entretenir des rêves de pouvoir dans cette jeune tête. Le roi Louis oubliait combien cette fatalité pèserait aussi sur la France.
L'empire maintenant n'est plus qu'un souvenir. Un jour, dans une leçon publique, en Sorbonne, M. Saint-Marc Girardin (qui n'en faillit pas moins devenir plus tard sénateur de l'empire) expliquait un passage d'une tragédie, lorsqu'il arriva et s'arrêta à ce vers:
L'empire est quelque chose et l'empereur n'est rien
—Messieurs, interrompit alors le professeur, ne pourrait-on pas dire, avec plus de vérité encore, mais en prose: «L'empereur est quelque chose et l'empire n'est rien!»
Et tout aussitôt ce fut, à cette allusion directe, un tonnerre d'applaudissements dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. M. Saint-Marc Girardin avait raison. L'empereur était la clef de voûte d'un système qui devait s'écrouler après lui. Ce n'est pas seulement Napoléon III qui gît, à cette heure, glacé et sans vie, dans la tombe de Chislehurst,—c'est l'empire.
Préface.
L'Abbé Hardy et Lucile Gautier.
Le 20 juin 1792.
Le 10 août 1792.
La Place Dauphine.
Mademoiselle de Sombreuil.
La Maison de Marat.
La Rotonde du Temple.
L'Hôtel Chantereine.
Les Autographes.
Charles Nodier et sa jeunesse.
Les Cimetières parisiens.
Moreau de Jonnès.
Champigny.
Saint-Cloud.
Paris après la Commune.
L'Hôtel de ville.
De Germinal à Prairial.
La Fête mortuaire d'Alexandre Dumas.
Versailles.
Le Dernier Fantôme.