The Project Gutenberg eBook of En chine: Merveilleuses histoires

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Title: En chine: Merveilleuses histoires

Author: Judith Gautier

Release date: May 16, 2006 [eBook #18407]
Most recently updated: January 26, 2021

Language: French

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LES ARTS GRAPHIQUES
ÉDITEURS
3 RUE DIDEROT, VINCENNES



LES BEAUX VOYAGES

(Merveilleuses histoires)




1911



EN CHINE

par

Judith GAUTHIER

de l'Académie Goncourt




PRÉFACE


PAR JEAN AICARD,
de l'Académie Française



«FAIRE un beau voyage,» quelle émotion soulevaient ces simples mots dans notre cœur d'enfant! Quel trouble délicieux ils y éveillent encore!

Espérer, c'est vivre. Nous ne vivons vraiment que par l'attente d'on ne sait quoi d'heureux qui va probablement nous arriver tout à l'heure... ce soir... demain... ou l'année prochaine. Alors, n'est-ce pas? tout sera changé; les conditions de notre vie seront transformées; nous aurons vaincu telle ou telle difficulté; triomphé de l'obstacle qui s'oppose à notre bonheur, à la réalisation de nos désirs d'ambition ou d'amour. L'enfance, puis l'adolescence, se passent ainsi à appeler l'avenir inconnu, à le rêver resplendissant de couleurs magiques. Être jeune, c'est espérer, sans motif raisonné, malgré soi, à l'infini—c'est-à-dire voyager en esprit vers des horizons toujours nouveaux—courir allègrement au-devant de toutes les joies.

La plupart des hommes, rivés aux mêmes lieux par la nécessité, s'habituent à ne plus rien attendre. Ils ont appris plus ou moins vite que demain sera pour eux tout semblable à hier; la ville ou le village ou les champs qu'ils habitent ne leur apprendront jamais rien de plus que ce qu'ils savent.

... Dès qu'ils en sont sûrs, c'est qu'ils ont vieilli, vraiment vieilli, —de la mauvaise manière; mais, même alors, il arrive que ces mots enchantés, «faire un beau voyage,» raniment en eux la force d'espérer, de rêver, de vouloir et d'agir. L'illusion féconde, dont parle le poète, rentre dans leur cœur. Et dès qu'ils se mettent en route, ils se persuadent qu'à chaque détour du chemin ils vont, comme le héros de Cervantès, voir apparaître l'Aventure, la chose nouvelle, l'évènement, le spectacle imprévus, ce je ne sais quoi d'étrangement exquis que les sédentaires (ils le croient du moins) ne sauraient rencontrer.

Et c'est là proprement le charme du voyage; il est dans le renouvellement indéfini de notre faculté d'attendre avec joie. Voyager c'est espérer; voilà pourquoi le voyage est parfois un remède efficace aux grands chagrins. Il nous force à espérer encore. Un désir de voyage est essentiellement un désir de nouveau et d'amusant, d'inédit, de romanesque ou de féerique—en tous cas, de non-encore-vu.

L'avènement de l'exotisme en littérature a été un rajeunissement.

Le personnage de Robinson Crusoë incarne le voyage même, et il semble bien que jamais livre n'obtint succès plus grand et plus durable.

L'apparition de Paul et Virginie fut un enchantement. C'étaient Adam et Ève tout enfants, dans un Éden tout nouveau. Le voyage avait rajeuni l'innocence et l'amour même.

La curiosité et l'espoir se sentirent vivifiés avec Chateaubriand, puis avec Pierre Loti.

Nous autres, écoliers du XIX^e siècle, n'avons-nous pas lu un moment, avec avidité, derrière un rempart de dictionnaires, de médiocres histoires de chasses en Amérique, d'Apaches et de Comanches—et sans images. Quant à la vraie géographie, à l'ethnographie scientifiques, avant les reclus, elles se présentaient à nous sans ornement, sans pittoresque, sans couleur—dans des livres un peu ennuyeux et qui, en effet, nous rebutaient souvent.

On a compris aujourd'hui que les livres «d'instruction» destinés aux enfants doivent s'adresser à leur sensibilité, se faire aimer d'eux, exciter en eux «l'espérance,» la bonne curiosité, c'est-à-dire la joie de vivre.

Les éditeurs des «Arts Graphiques» ont le projet de publier des ouvrages dont les illustrations, vivantes et colorées, documents précis, seront à la fois destinés aux jeunes écoliers et aux hommes, ouvrages d'éducation et d'amusement pour les uns, albums de souvenirs pour les autres.

Les six premiers volumes sont consacrés à l'Espagne, au Maroc, à l'Égypte, aux Indes, à la Chine et au Japon.

On n'attend pas ici une critique de textes, dus

à Monsieur Fridel, Bibliothécaire du Musée Pédagogique, Ancien Chef de Cabinet de Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique, auteur du volume sur l'Espagne;

à Monsieur le Commandant Haillot, détaché à Casablanca, collaborateur au Figaro, auteur du volume sur le Maroc;

à Monsieur Jean Bayet, docteur en droit, auteur du volume sur l'Égypte;

à Monsieur le Capitaine Marcel Pionnier (capitaine Baudesson), Chargé de Missions par le Gouvernement, auteur du volume sur les Indes;

et enfin à Madame Judith Gautier, Membre de l'Académie Concourt, auteur des volumes sur la Chine et le Japon.

On trouvera, parmi les signataires des six volumes qui suivront, des noms des plus connus.

Avec de tels noms d'auteurs, l'ensemble de ces ouvrages se présente assez heureusement de soi-même au grand public; mais ce qu'on peut tout particulièrement lui signaler, c'est l'intérêt que présentent les jolies planches en couleurs dont ces livres sont enrichis. La valeur documentaire positive en fait le premier mérite; il est décuplé, pour la plupart de ces planches, par l'attrait que leur donne le ton à la fois juste et aimable des coloris.

J'imagine que beaucoup de ces illustrations sont des photographies en couleurs prises directement; tels autres sont des aquarelles, assurément exécutées d'après nature; et toutes ces images sont des «portraits de pays» ressemblants et vivants.

Commenté par de pareilles images, le texte parlera aux yeux des enfants, fixera leur attention; et, après les avoir vues, ils n'oublieront plus le pays où ils croiront avoir réellement voyagé.

En chaque série se résument les caractères généraux, très différents—des grandes contrées qu'elles mettent sous nos yeux.

J'ouvre, au hasard, l'une d'elles: voici un «Bazar à Marrakech»; la disposition des boutiques sous le toit de poutres qui, çà et là, laisse par un trou, voir l'éclat du ciel, voilà qui attire invinciblement ma curiosité et la retient; puis c'est l'allure des passants qui la sollicitera; puis la qualité de l'ombre lumineuse qui règne sous ce «couvert»; et j'ai tout revu du Maroc, si je l'ai visité autrefois; j'en ai tout vu et appris, si je ne le connaissais pas.

Bien plus parlant encore m'apparaît ce maigre personnage de bonze noir, le «Porteur de dépêches,» qui, son bâton horizontal sur le dos, à la hauteur des épaules, les coudes en arrière, les mains comme accrochées et pendues aux extrémités de sa matraque, d'un pas large et fatigué, chemine dans le crépuscule—sur le ciel vert et jaune, se détachent là-bas, le profil d'une habitation mauresque et les silhouettes de deux bédouines ... Cet étique fantôme, c'est le facteur de là-bas, le porteur de rêves, d'espérances, de déceptions aussi, l'incarnation même du voyage.

Dans «l'Égypte» on remarquera plus particulièrement les «Arabes du désert.» Cette page donne l'idée exacte d'une course de chameaux comme j'en ai pu voir moi-même, non pas en Égypte, mais en Tunisie.

Et quoi de plus amusant, pour des yeux d'écolier, que «l'École d'enfants dans la Mosquée du Sultan Kelaun,» les bambins assis à terre, leurs babouches à côté d'eux—le maître «assis en tailleur» dans sa grande chaise ajourée!

Certes, la photographie, de nos jours, nous présente partout et à toute heure des documents aussi précis, mais non pas avec cette variété et cette gaîté de couleurs, qui, pour les petits et les grands, est un attrait des plus vifs... qu'on se rappelle l'influence de l'ancienne et naïve imagerie d'Épinal sur nos cerveaux enfantins. Heureux les enfants d'aujourd'hui!

Comment, avec des mots, à moins d'être Pierre Loti, donnerez-vous au lecteur l'idée de ce que peut être un prince hindou, un maharadja en grand costume? Et que vous en dirait la photographie sans la couleur? Comment saurez-vous que l'éléphant qui porte ce prince est vêtu d'un brocart d'or? que le char sans roue, le trône qu'on voit sur le dos de l'énorme animal est, comme le prince, un ruisselement de dorure? L'image coloriée peut seule le dire; à elle seule elle est un conte féerique; et voilà une façon gaie d'apprendre aux bambins ce qu'est un maharadja et dans quelles somptuosités il parade parfois, sous un parasol d'or, et sur un éléphant recouvert d'or flamboyant et de pierreries rutilantes.

Le texte des deux volumes sur la Chine et le Japon a été demandé à Madame Judith Gautier.

Personne ne pouvait mieux qu'elle parler de cette Chine «qui a inventé tout ou presque tout, à une époque des plus reculées. Il y a quatre mille ans les chinois se servaient déjà de boussoles. Bien des siècles avant Gutenberg, ils avaient inventé l'imprimerie, ils gravaient des livres qu'ils tiraient en nombre illimité. Ils ont inventé la soie, il y a 4500 ans. Ils ont même inventé la poudre: il y a neuf siècles, ils en emplirent des globes de fer qu'ils lançaient à l'aide de tubes: c'était presque des obus.»

Madame Judith Gautier nous parlera des mœurs, des usages, de la poésie de ce pays où une justice extraordinaire, qui paraît se complaire à inventer les supplices les plus hideux, permet aux criminels les plus redoutables, lorsqu'ils sont condamnés à mort, de s'acheter un remplaçant parmi les citoyens pauvres et honnêtes.

Dans le volume sur la Chine, je vous signale la planche où sont représentés «Les cormorans pêcheurs.» Elle est, par elle-même, des plus explicatives. D'un coup d'œil, on apprend, sur cette pêche, et d'inoubliable manière—ce qu'il en faut savoir, c'est-à-dire la forme et les attitudes des oiseaux pêcheurs, la structure du radeau qui les conduit à leur besogne, la façon dont ils portent le collier qui s'oppose à l'ingurgitation de la proie.

«En loge pour les degrés de mandarin...» Imagineriez-vous la façon dont peuvent être disposées ces loges?—Et ce moulin à eau mû par des hommes, l'imagineriez-vous? Non. La plus habile description ne nous présente jamais que successivement les lignes d'un tableau qu'ici vous embrassez et comprenez d'un seul coup d'œil.

La leçon d'écriture japonaise, la fête des drapeaux, le marchand de poupées, les enfants jouant à la toupie, autant de spectacles topiques dont rien, sinon l'image arrivant au secours de la parole, ne peut évoquer la physionomie et le mouvement exacts, caractéristiques, la colorisation expressive.

Lorsque cette série de douze beaux voyages s'achèvera par un voyage en Alsace-Lorraine signé d'un nom aimé et respecté, elle aura vraiment une signification éducatrice complète. Après avoir fait aimer aux esprits les moins aventureux le voyage d'agrément ou l'utile voyage d'exploration et de colonisation, elle affirmera que notre patrie aussi est belle—et semble plus belle encore, lorsqu'on la compare.

N'oublions pas que, parce qu'elle est belle et riche, la patrie française est, pour d'autres hommes, un objet de rêve et parfois de mauvaise envie. Un des fruits les plus savoureux des beaux voyages est l'estime nouvelle, l'amour renouvelé qu'ils nous inspirent à l'heure du retour, pour les mérites, pour les beautés de la terre française, pour «l'enchantement du ciel de France.»

Dès que le Français s'est éloigné un temps de notre mère-patrie, il s'aperçoit mieux que jamais qu'elle a des vertus et des charmes incomparables. Plus qu'ailleurs, en France, l'homme trouve sécurité et liberté, on ne sait quelle façon d'aimer les autres hommes, que tout l'univers connaît bien—et qui fait dire quelquefois aux gitanes, ces sans-patrie: «C'est encore en France qu'on est le plus libre, et le moins malheureux.»

Ceci est le mot authentique d'un bohémien dont le voyage fut la vie même.

JEAN AICARD.
Saint-Raphaël, Août 1911.




Note: L'ouvrage paru en 1911 était illustré de 12 planches en couleurs et d'une carte. Les planches en couleurs ne sont pas reproduites dans la présente édition en raison de leur mauvaise qualité. Seule la carte de la Chine montrée ci-dessous a été conservée.







EN CHINE




CHAPITRE I

ANTIQUITÉ DE LA CHINE


La Chine est une des plus vénérables aïeules du Monde et de la civilisation. Elle nous offre cet exemple—unique dans l'histoire de la terre—d'un peuple qui, depuis la plus lointaine antiquité, s'est développé sans interruption, jusqu'aux temps modernes toujours semblable à lui-même sans se mêler, sans se diviser à travers les siècles, les invasions, les conquêtes, car il a toujours su s'assimiler le vainqueur.

À peine modifié dans son langage et son écriture, ce peuple est aujourd'hui ce qu'il était plus de VIII siècles avant la naissance de la civilisation grecque.

L'Égypte, Babylone, l'Indoustan, la Grèce, Rome, toutes ces splendeurs se sont éteintes, seule la Chine a traversé les âges, d'un cours égal, sans s'amoindrir comme un beau fleuve intarissable.

Les commencements de la Chine s'enfoncent en de tels lointains, qu'il est impossible de les fixer avec certitude, mais à partir d'un certain point, rien n'est plus certain ni mieux prouvé que son antiquité: rien de plus sûr que ses annales. Près de trois mille ans avant notre ère, elle avait déjà un passé, car c'est alors que fut fondé «le Tribunal pour écrire l'histoire.» Ce tribunal n'a jamais cessé ses travaux, et fonctionne encore aujourd'hui. Son histoire est très véridique—car l'impartialité de ses historiens est assurée par un procédé infaillible: plusieurs lettrés, attachés au palais impérial, écrivent chaque jour, sans se concerter et en secret, sur des feuilles volantes, toutes les actions de l'empereur, et toutes les nouvelles qu'on leur rapporte et qu'ils peuvent contrôler. Le soir, ils jettent leurs écrits dans un grand coffre scellé, percé d'une fente comme une tirelire. Jamais on n'ouvre le coffre du vivant de la famille régnante qui pourrait avoir intérêt à falsifier la vérité. Plus tard, on confronte les écrits, et on rédige les annales.

On a coutume de dire que les Chinois ont tout inventé, tout, ou presque tout.

Quand on fouille un peu dans leur histoire, on marche de surprise en surprise.

Il y a quatre mille cinq cents ans, ils connaissaient la boussole, et s'en servaient pour se diriger sur terre, car en ces temps, il n'y avait pas de route, et les quelques chemins tracés n'allaient pas bien loin.

C'était en des chars très ornés que se cachait «le mystérieux esprit qui désigne le Sud.» Le Sud et non le Nord, mais n'est-ce pas la même chose? Le prolongement de l'aiguille aimantée vers le pôle opposé. Les Chinois ne se sont intéressés qu'à la direction qu'il leur était utile de connaître et que désignait le signe indicatif placé à l'extrémité sud de l'aiguille. Les Chinois ont inventé l'imprimerie, sinon par les caractères mobiles, du moins en gravant des livres qu'ils pouvaient tirer à des exemplaires illimités et cela, des siècles avant Gutenberg. Ils ont inventé la soie, il y a quatre mille cinq cent ans. L'Impératrice Youen-Fi, alors régnante, sortit un jour en grande pompe de son palais, et alla planter de sa main dans un des temples de la capitale un jeune mûrier, puis elle enseigna la culture et l'élevage des vers à soie. Les Chinois reconnaissants ont déifié Youen-Fi, et lui rendent hommage encore aujourd'hui.

On ne peut pas dire des Chinois, «qu'ils n'ont pas inventé la poudre» car ils l'ont inventée. Au siège de la ville Lian-Lian, il y a neuf siècles, ils en emplirent des globes de fer qui éclataient, et qu'ils lançaient à l'aide de tubes: les obus, ou à peu près.

Mais on n'a pas cherché à perfectionner et à répandre l'art de s'entre-détruire. Le peuple qui, cinq cents ans avant le Christianisme, a proclamé que tous les hommes sont frères, ne pouvait penser qu'à se défendre. Sitôt l'ordre rétabli, on fondait les armes pour en faire des instruments d'agriculture, on licenciait l'armée pour rendre les travailleurs à la terre et le terrible engin n'avait plus que des fracas joyeux sous la forme de ravissants feux d'artifice...

La porcelaine, elle aussi, est originaire de Chine, la célèbre fabrique de King-te-Tchin existe toujours; elle est située dans la vallée de Fo-Liang sur une petite rivière nommée Tchang. C'est là que l'on garde depuis huit siècles les précieux secrets de sa fabrication.

Trois mille fourneaux brûlent dans la ville, sans s'éteindre jamais. Un million d'ouvriers travaillent continuellement, tout le monde vit de la grande fabrique. Les enfants et les vieillards arrosent le Kaolin, les aveugles broient les couleurs.

Le soir, de loin, il semble qu'un immense incendie flamboie dans la vallée, et le passant attardé, qui chemine sur les côteaux, croit voir voltiger dans les flammes le poussah de la porcelaine, celui qui, autrefois ouvrier de King-te-Tchin n'ayant pu réussir un modèle proposé par l'empereur, se précipita dans la fournaise et s'y transforma en un vase merveilleux qui avait «la couleur du ciel après la pluie, la clarté d'un miroir, la finesse d'une feuille de bambou et la résonnance d'un gong.»

L'opulente ville de Fou-Tchéou, seule, fait une concurrence sérieuse à King-te-Tchin. On y fabrique en grand de faux antiques, dont on trafique ouvertement, on reproduit les genres de toutes les époques: les craquelés de Ko-Yao le frère ainé, les truites de la Belle Chou, qui vivait sous les Song, les fonds grenats et veinés de rouge de l'époque des Ming, la porcelaine bleue des Tsin, la verte des Soui, les fonds blancs du VIIe siècle, les bleus célestes du Xe, les gris clair et les blancs de lune.

Les Chinois fabriquèrent même les allumettes chimiques, mais ils ne s'en servirent guère, préférant l'antique briquet, car, et c'est là une particularité très singulière, les Chinois n'attachent pas beaucoup d'importance à la plupart de leurs inventions, ils s'en amusent quelque temps comme d'une curiosité, mais cherchent bien rarement à exploiter la trouvaille et à en tirer parti.

Bien des siècles avant Pascal, ils ont imaginé et mis en usage un véhicule portant sur une seule roue. La brouette chinoise a, il est vrai, un aspect assez différent de la nôtre, bien qu'elle ait le même principe. La roue assez grande la partage en deux compartiments, sur lesquels doivent s'empiler les marchandises à transporter. Quelquefois, le possesseur de la brouette prend un, voire deux passagers. S'il y en a un seul, il met ses bagages de l'autre côté de la roue, pour faire contre-poids. S'ils sont deux, ils se font équilibre.

À Shanghai, il y a des brouettes, dont les compartiments très allongés, peuvent recevoir jusqu'à dix passagers. Lorsque le vent est favorable, on ajoute une voile à l'équipage, dont l'allure devient alors presque rapide. Pour ne pas trop fatiguer ses bras, le conducteur croise sur son dos deux courroies qui sont assujetties à la brouette.




CHAPITRE II

LE LANGAGE ET L'ÉCRITURE


Si un contemporain de l'empereur Yao, qui régnait plus de deux mille ans avant notre ère, pouvait soulever la poussière de son tombeau et prêter l'oreille aux bruits du Monde, il comprendrait encore les paroles qui vibrent sur les lèvres du Chinois d'aujourd'hui et pourrait lire les caractères tracés par leur pinceau.

Le langage des Chinois est un des plus anciens du Monde et le seul qui, depuis des temps presque fabuleux, soit encore vivant, tandis que le Sanscrit, l'Hébreu, le Zind, le Copte, sont devenus des langues mortes, retrouvées et conservées seulement par les efforts des savants, tandis que l'on parle et l'on écrit le Chinois presque comme on le parlait dans les premiers âges du monde. Cette prodigieuse ancienneté est sans doute ce qui explique la conformation restreinte et rudimentaire de la langue parlée. Au lieu d'user des sons et articulations qui forment les autres langues, le Chinois s'en est tenu aux monosyllabes, et cela dénonce bien les premiers balbutiements de l'humanité.

Les monosyllabes qui composent la langue Chinoise sont à peu près au nombre de six cents, dont la plupart ne sont encore que les mêmes sons prononcés autrement, d'après les cinq intonations: le ton uni, le ton bas, le ton ascendant, le ton descendant, le ton élevé. Mais ces nuances sont très difficiles à savoir pour d'autres que l'oreille exercée d'un Chinois.

Chaque monosyllabe sert à nommer un grand nombre de mots différents, et il serait impossible de se comprendre, si par un mécanisme particulier, les chinois n'alliaient pas ces sons deux à deux, trois à trois, ce qui forme en réalité l'équivalent de nos mots polysyllabiques.

Si les mots du langage sont d'une simplicité primitive, l'écriture, par contre, est devenue peu à peu horriblement compliquée.

L'écriture chinoise n'est pas composée de lettres, mais formée de signes qui, dans le principe, étaient des dessins rudimentaires:

le soleil, la montagne, la lune, l'arbre, l'enfant

qui devinrent:

Puis ces signes se multiplièrent, se combinant entre eux à l'infini, se compliquant, jusqu'à former une armée d'au moins quarante mille caractères.

Plus de quatre cents millions d'hommes se servent de cette écriture, la plus difficile qui soit au monde. La Chine, le Japon, la Corée, l'Annam, la Cochinchine, tout en les prononçant d'une façon différente, font usage de ces caractères.

Il existe en Chine au moins dix-huit dialectes de la langue parlée, tous assez différents les uns des autres pour que ceux qui les parlent ne se comprennent pas entre eux. Cela ajoute encore un écueil à l'étude du Chinois, déjà d'une si extrême difficulté.




CHAPITRE III

L'INSTRUCTION ET LES GRANDS EXAMENS


En Chine, toutes les études portent presque exclusivement sur les lettres et l'histoire: l'écolier doit apprendre à bien comprendre et à retracer exactement les innombrables caractères idéographiques qui composent l'écriture, en même temps, il lui faut apprendre successivement par cœur les livres classiques; s'il est un bon élève, il pourra se présenter aux examens annuels, puis subir les trois épreuves du grand concours triennal et obtenir les grades de Siou-tsai, bachelier, Kiu-gin, licencié, Tsin-se, docteur, et même devenir membre de la forêt des pinceaux, Han-lin, c'est-à-dire académicien. Les épreuves triennales ont lieu vers la fin septembre au chef-lieu provincial. Dès que les candidats arrivent, ils sont minutieusement fouillés et introduits dans d'étroites cellules munies d'un banc, d'une table et de quelques ustensiles de cuisine, on les enferme au verrou et ils sont surveillés par des soldats. Il ne leur est permis d'emporter avec eux aucun livre et de communiquer avec qui que ce soit, les examens durent un jour entier et le canon, qui donne le signal du commencement, en annonce la fin. Voici le programme des trois épreuves: Composition sur un sujet donné pris dans les quatre Livres. (Les quatre livres contiennent les dialogues de Confucius avec ses disciples.) Composition sur un sujet pris dans l'œuvre de Ming-Tsin (Minicius). Composition sur un thème choisi dans un livre de Confucius, intitulé «La Grande Étude.» Développement d'un sujet pris dans l'invariable milieu, œuvre d'un petit-fils de Confucius.

Dans la deuxième épreuve, on commente par écrit des thèmes choisis dans les cinq livres qui sont: le Chi-Kin, livre des vers; le Chou-Kin, histoire de l'antiquité; le Che-Kin, livre mystérieux, philosophique, et symbolique où il est traité du Ciel et de la Terre, des oracles, des sorts; le Ly-Ki, livre des rites, qui enseigne les règles de conduite, la politesse, l'étiquette; puis une composition poétique s'inspirant d'une pièce de vers d'un poète célèbre.

Dans la troisième épreuve, on traite des sujets très divers: l'examinateur pose des questions sur l'histoire ancienne et moderne, la politique indigène ou étrangère, les mathématiques, la géographie, etc...

Les examinateurs sont d'une sévérité implacable; la plus minime erreur, l'équivalent d'une virgule oubliée ferait tout perdre à la composition la plus parfaite.

Il existe à ce propos une jolie légende: un jeune candidat, très appliqué et d'un talent supérieur, lors d'un concours, omit dans le caractère X. (Pou), négation, de tracer le point. À cause de cela, tous ses efforts, tous ses travaux allaient être réduits à néant. Par bonheur, une fée s'émut en faveur du jeune lettré; elle se changea en un petit insecte noir, et quand le fatal feuillet passa sous les yeux de l'examinateur, elle se mit à la place du point. De la main, le maître essaya de la chasser, mais elle se tint ferme et il ne vit pas que le point manquait.

Celui qui triomphe dans toutes les épreuves, est considéré comme un parfait lettré.

Il est probable qu'au point de vue Européen, et dans l'état actuel de la science, on jugerait le savoir de ce triomphateur bien mince et trop exclusivement littéraire.

Aujourd'hui d'ailleurs, tout va changer, tout change dans cette Chine que les convoitises du monde ont enfin éveillée de son long sommeil.

Déjà, les réformes sont décidées, et c'est par celles de l'instruction que l'on commence. On va supprimer, s'ils ne le sont pas déjà, ces fameux examens, dont nous venons de vous donner le programme. On fonde des écoles suivant les méthodes d'Europe, depuis l'instruction primaire, jusqu'à l'université qui sont fréquentées par des milliers d'étudiants, et même d'étudiantes; des revues, des journaux sont publiés journellement, ou traduits en Chinois: Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo, et bien d'autres.

Une jeunesse ardente et enthousiaste marche vers le progrès avec une rapidité extraordinaire.




CHAPITRE IV

LA MUSIQUE


La Musique était en grand honneur en Chine, dès la plus lointaine antiquité; on ne la considérait pas comme un amusement frivole, mais comme la science des sciences, et les Chinois lui attribuaient de singulières vertus. Elle était pour eux un écho de l'harmonie universelle qui équilibre les mondes et elle seule était capable de guider et d'anoblir les pensées et les actions des hommes.

La légende raconte que c'est Fou-si, empereur presque fabuleux, qui inventa les premiers instruments de musique, qui rendaient, paraît-il, sous ses doigts, un son céleste.

Mais l'histoire devient certaine, quand sous l'empereur Houang-Ty, un savant chinois nommé Line-Lene fut chargé de fixer les lois des sons musicaux. Ce sage se retira, alors, dans la solitude d'une magnifique forêt de bambous située près des sources du Fleuve Jaune. Là, il médita et il travailla pour arriver à fixer d'une façon décisive les règles et les sons de la musique. Il tailla des tiges de bambou de différentes grandeurs, et détermina la longueur de chacune, en rangeant l'un contre l'autre les grains d'une sorte de gros millet noir, très fermes et très égaux entre eux. Il se trouva qu'il fallait juste cent grains pour égaler le tube qui donnait le son considéré comme fondamental. Line-Lene divisa alors sa progression de dix en dix, et, du même coup, inventa le système décimal, qui fut aussitôt appliqué aux poids et aux mesures. Il donna le nom de Liu (base, règle, principe) à la note, élue comme fondamentale: cette note correspond à la notre «fa». Le sage découvrit bientôt que l'octave musicale pouvait se diviser en douze demi-tons. Il coupa avec soin douze tubes qui rendaient exactement les douze demi-tons. Il les distribua en Yang-Liu, liu parfaits; et en Yn-Liu, liu imparfaits. Les Yang-liu correspondent aux notes naturelles, les Yn-liu aux dièses. Line-Lene fixa ensuite sept modes formés chacun par la réunion de cinq yang et de deux pien, c'est-à-dire de cinq tons et de deux demi-tons: Fa, sol, la, si, do, ré, mi, en chinois: Kong, Chang, Ko, Pien-Tche, Tche, Yu, Pien-Kong: exactement la gamme dont nous nous servons aujourd'hui.

Pythagore, deux mille ans après Line-Lene, essaya lui aussi de déterminer les rapports des tons au moyen de mesures et de poids, et il est curieux de constater que, si l'on a reconnu des erreurs dans les conclusions de Pythagore, celles du mathématicien Chinois sont demeurées inattaquables.

Quelques siècles après Line-Lene, il y a quatre mille cinq cents ans seulement, l'empereur Chun fonda un conservatoire de Musique, le premier en date bien certainement. Seuls, les fils des princes et l'élite de la noblesse étaient admis à y faire leurs études.

La direction de ce conservatoire fut confiée à un musicien très renommé, qui n'avait pas pour nos oreilles un aussi joli nom que celui d'Orphée—il s'appelait Kouai—mais, bien avant Orphée, cet illustre artiste se vantait de pouvoir dompter les bêtes féroces par le charme de sa musique et, chose plus invraisemblable, déjà en ces temps lointains, de mettre d'accord entre eux les hommes politiques.

Cet empereur Chun était lui aussi musicien et même compositeur. Il est l'auteur de cet hymne fameux, dédié aux ancêtres, qui, à travers quarante-cinq siècles, nous est parvenu, paroles et musique, et est encore chanté en Chine, dans les temples, à certaines fêtes annuelles.

L'état florissant de la musique se prolongea encore plusieurs siècles après l'empereur Chun, puis elle déclina, et, à l'époque de Confucius, elle était en pleine décadence et l'illustre philosophe le déplorait amèrement. Cependant, de son temps, bien des vestiges de l'ancienne musique existaient encore, et Confucius lui-même se rendit un jour dans le royaume de King pour demander des leçons à un musicien nommé Liang, dont la réputation était grande. On disait de lui qu'il avait conservé les bonnes traditions, et le philosophe était impatient de connaître un homme aussi remarquable et de se perfectionner dans le premier des arts. Confucius se fit admettre au nombre des élèves de Liang et écouta ses leçons. Bientôt le maître s'aperçut que le nouveau venu n'était pas un écolier ordinaire, et un soir, il le retint auprès de lui. Après quelques instants de grave causerie, il se fit apporter la grande lyre nommée King, et dit à Confucius:

«Écoutez attentivement la mélodie que je vais vous faire entendre.»

Confucius se recueillit et les cordes commencèrent à vibrer. À chaque son qui s'envolait de la lyre, le jeune philosophe redoublait d'attention et ne quittait pas l'instrument des yeux, et il tomba bientôt dans une sorte d'extase qui dura longtemps encore après que le musicien eût fini de jouer.

«En voici assez pour cette fois», dit Liang, surpris de la profonde impression éprouvée par son disciple.

Pendant dix jours, le maître ne fit entendre à son élève que la même mélodie et l'élève s'exerça à la jouer après lui.

«Votre jeu ne diffère pas du mien,» lui dit alors Liang; «il est temps que vous vous exerciez sur une autre mode.»

«Votre humble disciple,» répondit Confucius, «ose vous demander de le laisser encore étudier cette pièce; il ne suffit pas de la jouer correctement comme quelqu'un qui suivrait les lignes d'un dessin sans savoir quel objet ce dessin représente. Je voudrais trouver le sens de cette mélodie, pénétrer l'idée du compositeur, et j'avoue que malgré mes efforts, je n'ai pas encore réussi.»

«Bien,» dit le Maître, «je vous donne cinq jours pour éclaircir cette question.»

Ce terme expiré, Confucius se présenta devant Liang.

«Je commence à distinguer confusément l'âme de cette musique, comme on voit les objets mal éclairés encore dans les brumes de l'aube,» dit-il: «le jour n'est pas venu tout à fait, donnez-moi cinq jours encore, et si je n'ai pas atteint encore le but que je me propose, je me regarderai comme indigne de m'occuper de musique.» Le délai fût accordé, et cinq jours après, Confucius revint auprès de son maître avec un visage rayonnant.

«J'ai trouvé enfin, ce que j'ai si longtemps cherché,» s'écria-t-il. «Je suis comme un homme qui a gravi péniblement une haute montagne, et découvre enfin tout le pays environnant. À force d'attention et de persistance, je suis parvenu à découvrir dans cette pièce de musique antique, l'intention de celui qui l'a composée; tous les sentiments par lui éprouvés, je les éprouve moi-même, en jouant l'œuvre dans laquelle il les a enfermés. Il me semble que je vois le compositeur, que je l'entends, que je lui parle. Il m'apparaît comme un homme d'une taille moyenne, dont le visage un peu long est d'une couleur qui tient le milieu entre le blanc et le brun. Ses yeux sont grands et pleins de douceur, sa contenance est noble, sa voix sonore, toute sa personne respire la vertu, et commande le respect. Cet homme, j'en suis certain, c'est l'illustre et sage empereur Wen-Wang.» En entendant cela Liang se prosterna devant Confucius.

«C'est en effet Wen-Wang qui est l'auteur de cette musique,» dit-il; «votre pénétration me comble d'étonnement, vous n'avez rien à apprendre de moi, vous êtes un sage et j'aspire à l'honneur d'être votre disciple.»

Cette scène singulière, n'est-elle pas des plus surprenantes? Même aujourd'hui, songerait-on à attribuer à la musique une aussi complète précision?

Quelle pouvait donc être cette pièce de musique sur laquelle le philosophe, dont la sagesse et l'intelligence sont universellement admirées, passa de si longues heures à méditer? On ne peut croire qu'elle n'ait eu aucun rapport avec les mélodies monotones qui constituent aujourd'hui la musique chinoise.

Une autre fois, Confucius eût connaissance d'un morceau de musique composé sous le règne de Chun, c'est-à-dire mille sept cents ans avant le temps où vivait le philosophe. C'était à la cour du roi de Tsi, lorsque Confucius entra au palais pour être présenté au souverain; ce prince assistait à un concert dans lequel on exécutait ce morceau antique. Il avait pour titre: «Musique qui disperse les ténèbres de l'Esprit et affermit le cœur dans l'amour du devoir.» Cette fois encore, le philosophe fût profondément ému; «pendant trois mois,» dit-on, «le souvenir de cette musique occupa seul son esprit, il en perdit le sommeil et l'appétit.»

Malheureusement, les Chinois n'ayant aucune méthode pour noter la musique, si ce n'est quelques caractères tout à fait insuffisants, les traditions devaient fatalement s'altérer et se perdre, et si l'on a pu reconstituer les règles anciennes, presque rien n'est resté des compositions primitives.

En résumé, bien que beaucoup d'obscurité enveloppe encore la musique des anciens Chinois, on peut certifier que plusieurs siècles avant les Égyptiens et les Grecs, ils possédaient un système musical parfaitement fixe, très complet, et d'une haute portée morale.




CHAPITRE V

LA POÉSIE


Un jour, le grand sage Confucius rencontra son fils sur le seuil du pavillon des Livres, et lui dit:

«Mon cher Khong-Li, êtes-vous bien avancé dans l'étude de la poésie?»

Avec un certain dédain, l'adolescent répondit:

«Je ne m'y adonne pas, mon père.»

«Vous avez tort, mon fils. Si vous n'apprenez pas la poésie, si vous ne vous exercez pas à faire des vers, dussiez-vous ne devenir qu'un médiocre poète, vous ne connaîtrez jamais complètement votre langue, vous ne saurez pas bien parler.»

Confucius, lui, était poète. En Chine, la poésie semble aussi ancienne que la Chine elle-même, et comme cela arrive presque toujours, le premier de ses poètes, ce fut le peuple. Il chantait les vertus de ses souverains, leurs exploits, leurs fêtes, il les blâmait aussi quelquefois, et dirigeait contre eux de vives épigrammes. De leur côté, les empereurs répondaient par des exhortations, composaient des hymnes, des chants de guerre, des élégies. Un grand nombre de ces poèmes primitifs ont été rassemblés et sauvés de l'oubli par Confucius, qui les a classés et en a formé le recueil si célèbre, intitulé «Le Che-King livre des vers.»

Dans la grande préface de ce recueil, le Maître dit: «Les poésies naissent des pensées, des sentiments que l'on éprouve en soi-même et qui se produisent au dehors;» et Tchou-Hi, un illustre commentateur du Che-King, ajoute: «Du jour où l'homme est né, il a exercé son jugement, il a regardé ce qui se passait autour de lui. Cette faculté lui vient du ciel. Il a essayé alors d'exprimer par des paroles, par des interjections, par des chants, ce qu'il éprouvait, sans pouvoir encore exprimer tous ses sentiments.»

La première partie du Che-King, la plus ancienne, est intitulée: «Les Souffles du Royaume» (Koua-Fan). Ce titre indique bien que ces poèmes anonymes sont l'œuvre du génie populaire, les souffles de l'âme de tous.

La versification, cependant, avait déjà en ces temps reculés, une forme compliquée, concise, allégorique, qui différait peu de la forme actuelle. L'art poétique était divisé en plusieurs genres: le genre simple ou direct, dans lequel on exposait simplement la pensée, le genre métaphorique, le genre noble ou élevé, Quelquefois, on mélangeait deux de ces modes.

Les onomatopées sont très fréquentes dans les vers du Che-King, il semble que ces harmonies imitatives charmaient tout particulièrement les poètes d'autrefois.

Voici l'énoncé d'une de ces strophes:

Kin-tchi Yin-Yin
Tou-Tchi Song-Song
Tcho-Tchi Pong-Pong
Sio-Liu Ping-Ping

Sur les seize mots, qui composent ce quatrain, huit ne signifient rien; il reste donc peu de chose pour exprimer la pensée de l'auteur, mais ce qui reste suffit au poète chinois. Voici le sens de ces vers:

«On apporte les matériaux: Yin-Yin.
Les charpentiers taillent: Song-Song.
Les menuisiers clouent: Pong-Pong.
On construit la palissade: Ping-Ping.»

Les Chinois ont l'habitude de dire: «L'arbre de la poésie prit racine au temps du Che-King, ses bourgeons parurent avec Le-Ling, et Sou-Vou qui vivaient sous l'empereur Vou-Ti (140 ans avant notre ère). Ses feuilles poussèrent en abondance sous le règne des Han et des Ouei, mais il était réservé à la dynastie des Tang de voir ses fleurs, et de goûter ses fruits.»

C'est, en effet, sous les Tang que vécurent Li-Tai-Pé et Thou-Fou, les deux plus grands poètes qu'ait eu la Chine. Les Tang régnèrent de l'an 618 à l'an 909 de notre ère. Li-Tai-Pé naquit en 702 et Thou-Fou en 714. Il y a donc plus de onze cents ans que les deux poètes jouissent en Chine d'une popularité incomparable que le temps n'a fait qu'accroître. Dans ses vers, Li-Tai-Pé a une forme originale et brève, un style coloré aux images rares et choisies, plein d'allusions, de sous-entendus et souvent d'ironie; ce poète aimait le vin et s'enivrait fréquemment, mais il abrite souvent derrière le paravent de l'ivresse de graves manquements à l'étiquette dont les courtisans s'offensaient.

Thou-Fou est considéré comme l'égal de Li-Tai-Pé, sans que les Chinois aient osé décider lequel surpasse l'autre: «Lorsque deux aigles ont pris leur essor, disent-ils, et s'élèvent à perte de vue, qui donc pourrait reconnaître lequel des deux a volé le plus près du ciel?»

Thou-Fou naquit à King-Tcheou, dans la province de Chen-Si (montagne occidentale); ses parents étaient fort pauvres, mais remarquant chez leur fils une intelligence peu commune, ils l'envoyèrent néanmoins aux écoles. Thou-Fou obtint le grade de bachelier, puis celui de licencié, puis il échoua au doctorat. Il ne s'obstina pas à courir une seconde fois la chance du concours, et se laissa aller à la passion qui l'entraînait vers la poésie.

L'envergure de son esprit lui permit d'embrasser tous les genres à la fois: «Il fut,» disent les Chinois, «éloquent, sublime, délicat, brillant.» Il aimait la nature par dessus tout, et son plus grand bonheur était de la chanter. Avec moins d'étrangeté, moins d'imprévus, les poésies de Thou-Fou sont presque aussi pittoresques que celles de Li-Tai-Pé, le grand ami qu'il proclamait son maître; elles sont plus aisément traduisibles ayant plus de naturel, de tendresse compatissante, d'émotion devant les douleurs de l'humanité. Lisez ce poème qui est un de ses meilleurs:

LE BEAU PALAIS DE JADE

«En faisant mille circuits, le ruisseau court, sous les sapins, entre lesquels le vent s'allonge.

Les rats gris s'enfuient vers les vieilles tuiles.

À quel roi fut ce palais, on ne le sait plus. Le toit, avec les murailles, au pied de ce rocher à pic, tout est tombé. Les Feux-Esprits, nés du sang des soldats tués, hantent la ruine. Sur la route détruite, les sources qui s'écoulent, semblent sangloter des regrets...

Et du bruit de toutes ces eaux vives, les échos forment une véritable musique. La couleur de l'automne jette sa douce mélancolie sur toutes choses.

Hélas! la beauté de celles, qui, là furent belles, devient maintenant de la poussière jaune...

À quoi servit, alors, d'admirer le charme factice du fard et même la vraie beauté qui s'en ornait, non moins que lui, éphémère!...

Et ce roi! qu'est devenue la garde fringante qui accompagnait son char doré!...

De tant de biens, de tant de créatures, que lui reste-t-il aujourd'hui?... Rien de plus qu'un cheval de pierre sur son tombeau.

Une profonde mélancolie me vient; sur la natte que m'offre l'herbe douce, je m'assieds. Je commence à chanter.... Mes larmes, qui débordent mouillent mes mains, me suffoquent...

Hélas, tour à tour, chacun s'avance sur le chemin. Et tous savent bientôt qu'il ne conduit à rien.»

En voici une de Li-Tai-Pé, intitulée:

JEUNESSE

«L'insouciant jeune homme qui habite sur le chemin des tombes impériales non loin du Marché d'or de l'est, sort de sa demeure au pas cadencé de son cheval blanc sellé d'argent. Puis il le lance au galop à travers le vent printanier.

Sous les sabots, c'est comme un éclaboussement de pétales, car les fleurs tombées forment partout un épais tapis. Il ralentit sa course, indécis... Où irais-je? Où donc m'arrêter?...

Un rire clair et léger, un rire de femme lui répond d'un bosquet voisin.

Voilà qui le décide: c'est à ce cabaret qu'il s'arrêtera.»

De tous temps, les poètes chinois ont uni la poésie à la musique, et ont chanté leurs vers.

Ils les chantent encore, et très probablement sur les mélopées d'autrefois!




CHAPITRE VI

L'ART DRAMATIQUE


C'est au XIIIe siècle, sous la dynastie tartare des Yuen, qu'un empereur ordonna de rechercher toutes les pièces de théâtre écrites dans les siècles précédents, de choisir les meilleures, et de les réunir. C'est alors que fût formé le célèbre recueil intitulé «Yuen-Jen-Pé-Tohon.» «Cent pièces de théâtre publiées sous les Yuen.» C'est là le plus beau monument de la littérature dramatique des Chinois, et il alimente aujourd'hui encore le répertoire moderne.

Tous les genres sont représentés dans ce recueil: la tragédie historique, le drame domestique, les pièces mythologiques et féeriques, la comédie de caractères ou de mœurs, les drames judiciaires, les drames religieux.

Ces pièces sont divisées, généralement, en quatre parties ou actes, précédés souvent d'un court prologue. Le texte n'est pas partagé en scènes, mais les entrées et les sorties des personnages sont indiquées par ces mots—il monte—il descend; les apartés sont marqués par cette phrase: Parler en tournant le dos—les parties chantées sont gravées en caractères plus gros que ceux du dialogue parlé. Dans la rédaction de ces pièces, tous les styles, tous les langages sont employés selon le sujet. Il y a le langage historique, le langage poétique ou lyrique, le style pompeux, grave ou familier.

La plupart de ces drames et de ces comédies contiennent des beautés de premier ordre, mais elles ont, presque toutes, à notre point de vue, un défaut de composition, qui pourrait bien être une règle, tant il se retrouve fréquemment dans les pièces chinoises: c'est d'être partagées en deux. Dans le premier acte, l'intrigue et le crime triomphent, dans les derniers s'accomplissent les vengeances et les châtiments. Les héros du commencement sont devenus vieux, leur fils, quelquefois leurs petits-fils, qu'on a vus enfants aux premiers actes, ou qui n'étaient pas encore nés, sont des hommes et prennent en main les fils de l'intrigue qu'ils débrouillent, pour remettre les choses à peu près en l'état où elles étaient au commencement de la pièce. Ce système a l'inconvénient de partager l'intérêt; le jeune homme, tardivement présenté aux spectateurs, n'a pas toujours le temps d'attirer les sympathies.

Le métier des comédiens est très rude, en Chine; ils sont les véritables esclaves du directeur de la troupe qui les mène durement, et leur laisse peu de loisirs. Ils ont chacun leur emploi; il y a: le Tchin-Mo, premier rôle; le Siao-Mo, jeune homme; le Ouai, dignitaire; le Pai-lo, vieux père; le Tchen, personnage comique. Mais quand la troupe est peu nombreuse, ils sont tenus à jouer deux et trois rôles dans la même pièce.

Les femmes ne paraissent pas sur la scène; les travestissements des garçons de 16 à 19 ans en jeunes filles ou en femmes, arrivent à produire une complète illusion. Les jeunes gens choisis pour ces rôles sont beaux de visage, gracieux, petits et minces, ils laissent pousser leurs cheveux, se fardent habilement, et poussent la coquetterie jusqu'à se mettre de faux petits pieds. Voici comment ils procèdent: le talon repose sur un morceau de bois qui maintient le pied, la pointe en bas dans une position presque verticale, la pointe seule est chaussée d'un petit soulier de soie brodée d'or.

Des bandelettes enroulées, le pantalon bouffant, attaché au milieu du cou-de-pied, dissimulent un peu la fraude et la démarche embarrassée, qui résulte de ces arrangements, aide à l'illusion. Que de dames chinoises, que de parvenues et de marchandes enrichies ont eu recours à cet artifice! comme les jeunes acteurs.

Dans les grandes villes—à Pékin, à Shanghaï—il y a des théâtres fixes, et ils sont aménagés le mieux du monde pour l'agrément et le bien-être des spectateurs, À Pékin, ils sont groupés dans le même quartier et les comédiens logent presque tous dans la rue des théâtres.

Quand on y passe, le matin, on les entend déclamer leurs rôles, ou imiter—à n'en plus finir—le chant du coq. Il paraît qu'il n'y a rien de tel pour fortifier la voix. Les théâtres, n'ont, en général, pas de troupe spéciale, des troupes ambulantes jouent dans les uns et dans les autres; le plus souvent, elles courent la province et sont engagées par les préfets ou par les bonzes, à l'occasion d'une fête populaire, soit dans les maisons de riches particuliers qui veulent faire suivre l'agrément d'un festin par le plaisir plus noble d'une représentation. Dans ce cas, à l'instant où l'on se met à table, on voit entrer cinq acteurs, richement vêtus, qui se prosternent. Puis l'un d'eux, présente au maître de la maison un livre qui contient en lettres d'or les titres d'une soixantaine de pièces que la troupe est en état de représenter sur-le-champ: on fait circuler cette liste et le convive le plus qualifié désigne la pièce qui lui plaît le mieux.

Toute œuvre dramatique, disent les maîtres, doit avoir un sens sérieux et un but moral. Une pièce sans moralité est ridicule... Elles doivent présenter les plus nobles enseignements de l'histoire, à ceux qui ne savent pas lire, montrer des peintures, vraies ou supposées de la vie, capables d'inspirer la pratique de la vertu. Une pièce immorale est un crime. Son auteur est puni, dans l'autre monde, et son expiation dure aussi longtemps que sa pièce est jouée sur la terre.

Déjà au huitième siècle, dans le palais de Tchane-Ganne, l'empereur Mine-Roan avait fait édifier un superbe théâtre, dans lequel il joua en personne.

Il s'occupait lui-même de sa troupe d'acteurs, dirigeant les études et les répétitions. Elles avaient lieu le plus souvent, dans une partie des parcs qu'on appelait «l'Enclos des poiriers.» C'est pour cela que l'on nomme encore quelquefois les acteurs, «Les élèves de l'enclos des poiriers.»

L'engouement de la cour pour l'art théâtral gagna vite les hauts fonctionnaires et les particuliers. Chacun voulut avoir son théâtre privé, ses acteurs et sa troupe de danseurs. Cela devint bientôt une folie qu'il fallut réprimer; on limita entre autres, le nombre des danseurs que chacun, selon son rang, fut autorisé à entretenir: on en accorda soixante-quatre à l'empereur, trente-six aux princes du sang, seize aux ministres, huit aux membres de la noblesse, deux seulement aux lettrés et aux particuliers.

Les ballets, à cette époque, étaient extrêmement magnifiques et portaient des titres pompeux. Ils s'intitulaient: Le Portique des nuées; Le Grand tourbillon; La Cadencée, qui est, paraît-il, la plus gracieuse danse de l'antiquité; La Grande Dynastique, celle-ci lente et grave; La Bienfaisante; la Guerrière; la danse de la Plume, du Bouclier, des Banderoles bariolées. Il y en avait une, celle du Dragon, dont les évolutions avaient lieu dans l'eau, et une autre, où figurait un taureau avec lequel le danseur luttait en le tenant par les cornes.

Cet empereur, Mine-Roan, qui ne dédaigna pas de monter sur les planches, est considéré encore aujourd'hui, comme le patron du théâtre et des comédiens. Dans les coulisses, sa statuette est toujours placée sur un petit autel où l'encens brûle toujours. Chaque acteur, avant d'entrer en scène, salue pieusement l'image de celui qui, il y a dix siècles, leur fut bienveillant, et protégea les artistes. Et rien n'est plus touchant que l'expression de cette reconnaissance qui ne finit jamais.




CHAPITRE VII

LA MAISON


Les maisons chinoises, même les plus opulentes s'élèvent rarement au-dessus du rez-de-chaussée; elles se composent d'une suite de bâtiments séparés par des cours, et affectés chacun à un usage particulier. On construit le plus souvent sans fondations ni cave, sur de larges bases en moellons qui reposent immédiatement sur le sol; les murailles minces, hautes de 20 à 25 pieds, sont faites de briques d'une couleur cendrée: la brique vaut en Chine, suivant son volume, de 18 à 45 fr. le mille. Les tuiles qui recouvrent la toiture sont creuses comme des gouttières; on les pose d'abord sur le côté bombé en rangées longitudinales contiguës, puis les rainures plus ou moins larges que les rangées laissent entre elles, et qui pourraient donner passage à la pluie, sont recouvertes par d'autres tuiles placées en sens inverse; puis tous les matériaux disparaissent sous les peintures brillantes et les ornements. Les chevrons des toits dépassent toujours l'aplomb des murs et les dessous de ces avancements sont le prétexte de délicieuses décorations. C'est aux poutrelles entrecroisées sous ces auvents que l'on suspend les grosses lanternes ovoïdes sur lesquelles est écrit d'ordinaire le nom du propriétaire de la maison.

Montons quelques marches, et pénétrons dans la salle de réception, après avoir admiré la superbe guirlande de feuillage et de fruits d'or qui encadre la porte jusqu'à mi-hauteur des chambranles; une légère balustrade ferme seule le seuil, et lorsqu'on l'a franchi, on se trouve dans un étroit péristyle qui communique directement avec le salon et semble en faire partie. Si vous êtes un visiteur de condition inférieure vous ne dépasserez pas ce péristyle et c'est à genoux que vous devrez adresser la parole au maître du lieu qui, assis sur le banc d'honneur au fond de l'appartement, ne vous prêtera qu'une attention distraite et dédaigneuse; mais si vous êtes mandarin comme lui, il agira tout autrement: il se précipitera à votre rencontre, vous accablera de politesses et vous entraînera avec les marques de la plus vive affection vers le banc d'honneur, où il vous fera asseoir à sa gauche. On servira aussitôt le thé, les sucreries, les pipes, et tandis que l'hôte vous demandera avec le plus profond intérêt des nouvelles de toute votre glorieuse famille, vous pourrez examiner la salle de réception. Elle est assez vaste, éclairée sobrement par des châssis découpés à jour, où s'enchassera l'hiver, la coquille transparente d'un mollusque, «le placuna.» Un parfum délicat y flotte, qui émane des bois précieux dans lesquels sont taillés les meubles. Autour des murailles règne une frise très riche de couleur et d'or: ce sont de petits personnages en bois sculpté, des chevaux, des paysages; de grandes inscriptions sur fond rouge décorent aussi les parois. Le caractère chinois est par lui-même décoratif, et les fils du Céleste-Empire aiment à avoir sous les yeux les préceptes, les maximes, les pensées de leurs anciens sages.

De belles lanternes pendent du plafond; derrière le banc d'honneur se déploie un grand paravent en bois de fer incrusté de nacre. Le banc d'honneur est une sorte de grande table basse entourée de trois côtés d'une petite balustrade; des coussins plats et fort durs sont posés sur le fond du banc en marbre de Yunar enchâssé dans le bois ramagé; deux petits traversins servent à appuyer les coudes, et la table, semblable à un large tabouret, qui sépare le visiteur de son hôte, est destinée à supporter les tasses et le thé. Un épais tapis en poil de chameau s'étend sur le sol; des tables et des chaises en marbre et en bois de fer, cette matière extrêmement dure que l'on travaille si merveilleusement à Canton, sont rangées sur deux lignes; deux grandes glaces, soutenues par des supports magnifiquement sculptés, complètent l'ameublement, ces cadres sont en métal un peu troubles peut-être. Il y en a de ronds comme la pleine lune, et qui font un effet pittoresque sur le dos d'un dragon, ou entre les griffes d'un chien fantastique.

Dans les maisons plus riches s'élèvent encore au milieu de jardins, de très somptueux pavillons vers lesquels on monte par quelques marches qui leur servent de base. La balustrade en bois découpé qui entoure ce terre-plein est ordinairement ornementée du méandre bien connu que l'on nomme une grecque et que l'on devrait plutôt nommer une chinoise, car les Chinois bien avant les Étrusques et les Grecs ont orné leurs objets d'art de cette ligne décorative qu'ils savent varier à l'infini; on retrouve ces méandres qui, d'après les récits homériques décoraient le bouclier d'Agamemnon sur des vases de la dynastie des Chang, qui remonte beaucoup plus haut que le siège de Troie. L'ensemble de la construction de ces pavillons est du plus bel effet; ils sont construits dans cette architecture singulière dont l'élégante originalité est telle qu'elle était dans les siècles passés, telle qu'elle sera longtemps encore. La forme gracieusement concave des toitures recourbées aux angles, et qui s'appuient si légèrement sur des piliers de bois sans fûts ni chapiteaux, n'a-t-elle pas malgré la splendeur des ornements quelque chose de simple et de primitif? Son aspect ne fait-il pas songer à la tente fragile des premiers pasteurs?

Dans les jardins, verdoie et s'épanouit toute la flore Chinoise: des palmiers, des citronniers, des myrthes, toute une armée de cactus aux dards aigus, des cameliers, des magnolias et une infinie variété d'arbustes. Parmi les fleurs, huit ou dix espèces de lys d'une beauté incomparable; le Yeng-Yeng, cette fleur délicieuse, dont le parfum enivre; le splendide Melumbo que l'on considère comme une plante sacrée, l'olivier odorant, le dragonier pourpre qui fournit le bois de fer, l'amarante, le goyavier, le figuier banian au feuillage toujours vert, le Tchou-lau, dont la fleur très odorante sert à parfumer le thé de qualité inférieure, et par dessus tout, cette reine des fleurs que les poètes comparent aux femmes les plus belles, cette préférée des parterres chinois, à qui les jardiniers consacrent des soins infinis et qui l'emporte sur toutes ses rivales en beauté, en éclat, en ampleur: la pivoine arborescente!




LE THÉ


De temps immémorial, le thé est cultivé en Chine, tandis que son usage en Europe ne remonte pas au-delà du dix-septième siècle.

Les espèces de thé sont très nombreuses; il y a le Pi-ka-va, à pointes blanches, que nous nommons Péko, et dont on distingue plusieurs espèces, entre autres le Pé-ko orange; le Bohéa, du nom des collines où on le cultive; le Kou-gou, le Sou-chong, reconnaissable à la petitesse de ses feuilles; le Pou-chong, variété du Sou-chong particulièrement estimée; la fleur du printemps Hy-sou; le Young-Hy-sou plus délicat que le précédent; le Hy-sou-tchou-lan parfumé artificiellement; le Siao-tcheou, petites perles que nous appelons poudre à canon; et le thé impérial, Ta-tcheou, grandes perles, dont la saveur est la plus aromatique. On donne à ces différentes sortes de thé des appellations très fantaisistes: qualité des plus rares, qualité exquise, qualité extraordinaire.

Le thé impérial du Ju-nan est très rafraîchissant; le thé de neige, Sué-tcha, au contraire, tonique et astringent.

Les Chinois prennent le thé sans sucre, et ne le préparent pas comme nous; ils se servent rarement de théière; c'est dans la tasse même qu'on place les feuilles, et chacun les laisse infuser à son goût. Voici d'ailleurs la recette la meilleure donnée par l'empereur Kieng-long, dans une pièce de vers qu'il composa sur le thé: «Mettre sur un feu modéré un vase à trois pieds dont la couleur et la forme indiquent de longs services, le remplir d'une eau limpide de neige fondue, faire chauffer cette eau jusqu'au degré qui suffit pour blanchir le poisson et rougir le crabe, la verser aussitôt dans une tasse faite de terre de yué, sur les feuilles d'un thé choisi, l'y laisser en repos jusqu'à ce que les vapeurs, qui s'élèvent d'abord en abondance et forment des nuages épais, viennent à s'affaiblir peu à peu et ne sont plus que de légers brouillards sur la superficie; humer alors sans précipitation cette liqueur délicieuse, c'est travailler à écarter les cinq sujets d'inquiétude qui viennent ordinairement nous assaillir. On peut goûter, on peut sentir; mais on ne saurait exprimer cette douce tranquillité dont on est redevable à une boisson ainsi préparée.»

Cette ode, et quelques autres traductions en français, valurent à Kieng-long une épitre de Voltaire dont voici quelques passages:

Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine

Ton trône est donc placé sur la double colline!

On sait dans l'Occident, que malgré mes travers,

J'ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.

Ô toi que sur le trône un feu céleste enflamme,

Dis-moi si le grand art dont nous sommes épris

Est aussi difficile à Pékin qu'à Paris.




CHAPITRE VIII

LE MOBILIER


Pour se fournir de beaux meubles en Chine, il faut se rendre dans une des rues les plus commerçantes de Canton, et aller les choisir au magasin très célèbre de Long-Sing-Kong.

Aussitôt entrés, nous irons tout droit à ce beau lit taillé dans un bois d'une essence particulière, nommé pa-ko, auquel les différents vernis communiquent les tons les plus divers. De fines colonnettes supportent le ciel du lit, autour duquel circule une double galerie fouillée à jour, comme une dentelle. Toutes les parties sculptées ont le ton chaud du vieil ivoire et contrastent très heureusement avec la couleur plus sombre des parties planes. Un dragon s'entortille autour des colonnettes de la façade et forme une ornementation très originale. Ces colonnes s'appuient sur des groupes de dix personnages; dans l'un, un jeune garçon s'apprête à soulever le couvercle d'une espèce de bol qu'il présente à son compagnon avec des contorsions bizarres; de l'autre côté, un des personnages tient entre ses bras un dauphin qui fait jaillir une gerbe d'eau par sa gueule; ce qui paraît amuser prodigieusement la seconde statuette. Ces deux sujets doivent faire allusion aux premières actions de la vie journalière: les ablutions matinales, et le déjeuner.

À chaque angle de la toiture, un chien fantastique tient entre ses dents, d'un côté un sabre, de l'autre un bâton de commandement, ce qui semblerait indiquer que ce lit a été exécuté pour un mandarin guerrier. Quatre petits groupes, qui surchargent l'ornementation, nous paraissent confirmer cette hypothèse. On y voit, dans l'un, un chef militaire entouré de son escorte, qui part pour la guerre, enseignes déployées; dans l'autre, le même mandarin garde une allure plus paisible, et s'avance suivi d'un cortège civil; le troisième nous fait assister à un combat acharné, dans lequel notre héros remporte la victoire, car le dernier groupe a pour sujet une marche triomphale, où le glorieux vainqueur est ramené par une foule enthousiaste, au milieu des bannières conquises, et précédé par des musiciens qui, à en croire leurs attitudes, doivent faire un beau charivari. Le plafond du lit est tendu de soie et une belle frange doublant la ramagure de la frise met la dernière touche à cet admirable meuble.

Un autre lit taillé dans le même bois arrondit ses formes singulières à côté de celui-ci. Le ciel est pareil à l'arceau d'une tonnelle qui se refermerait de façon à former le cercle parfait. Imaginez-vous une grosse lanterne ronde dans laquelle on aurait taillé, de chaque côté, une ouverture. Les parois sont faites de mousseline divisée en carrés par de légers châssis de bois; la transparente étoffe est historiée de peintures évoquant des scènes de la vie privée, des paysages: clairs de lune, ou levers de soleil.

Un troisième lit, fait sans doute sur un modèle européen; de superbes buffets incrustés de nacre, surchargés de sculptures, d'oiseaux fantastiques, de bêtes inconnues, de dragons tordant leur corps souple; des armoires dont les portes sont découpées à jour, des étagères, des chaises, des tables, complètent la remarquable exposition du chinois Song-Sing-Kong.

King-Cheng-Youn est aussi de Ning-po; les meubles, qu'il sculpte, sont d'un tout autre genre que ceux de son compatriote et confrère; chez lui, tout est doré et peint des couleurs les plus vives. Le lit, ou plutôt l'appartement qu'il offre à notre admiration, est du plus joyeux effet, il est fouillé, découpé, enluminé d'écarlate et d'or; sur les frises, sur les colonnes courent, se battent, se reposent ou se promènent des personnages hauts comme la main, très finement sculptés et très vivants. Une sorte de petite antichambre, presque entièrement close, précède la couche; on place là une table et des chaises et les jeunes époux, en s'éveillant, après avoir fait craquer leurs doigts l'un après l'autre et s'être frotté le creux de l'estomac, ce qu'un Chinois ne manque jamais de faire avant de se lever, prennent en tête à tête leur déjeuner du matin. Ce lit est vendu déjà, il a été payé cinq mille francs.

Les battants d'armoires, de buffets, de bahuts disparaissent sous un fourmillement de petits bonshommes, vêtus des plus beaux habits couleur d'émeraude, de pourpre, d'azur, se livrant à toutes sortes d'occupations. Le dossier d'un certain canapé, dont la forme dénonce une arrière-pensée d'exportation, nous fait assister à une réception d'ambassadeurs; l'empereur apparaît au fond, tandis qu'un personnage s'agenouille sur les marches du trône, que les mandarins font la haie, et que la foule admire; de chaque côté, des esclaves tiennent en main des éléphants. Ce dossier est tout à fait charmant; mais nous aimons moins l'étoffe qui recouvre le siège et les coussins, dont le ton vineux est assez peu en harmonie avec le rouge éclatant des boiseries.

Les meubles qu'expose Koong-tai, de Canton, sont d'un style sévère et noble; le bois de fer, dur comme du métal, noir comme l'ébène, est la matière que son ciseau fouille de préférence et sous lequel elle semble aussi souple que l'argile. Il n'est pas de coffret précieux, de poignées de sabres, de branches d'éventail, découpés avec plus de délicatesse que ce grand lit noir d'un si majestueux aspect. Une sombre végétation foisonne sur les colonnes, rampe sur la corniche, s'enchevêtre, s'enguirlande, avec des légèretés de dentelle; au plafond roulent des nuages sanglants desquels surgit une face de monstre, comme on doit en voir dans l'illusion des cauchemars et qui semble placée là pour donner une sinistre direction aux rêves du dormeur. Des paysages sculptés, encadrés de bois de fer et posant sur le corps de deux chimères, des écrans tout de bois de fer déchiquetés comme ces feuilles que rongent les insectes et s'appuyant sur un pied élégamment contourné; des sièges larges et massifs complètent cet ameublement d'une splendeur un peu sombre. Avant de quitter la boutique de Song-Sing-Kong, nous nous arrêterons encore devant un délicieux paravent où sur la soie blanche encadrée de bois sculpté, parmi des fleurs et des feuillages d'or, des papillons, des oiseaux, des paons ouvrent leurs ailes et déploient leur somptueux plumage.




CHAPITRE IX

LES COSTUMES


Un riche commerçant de Canton a eu l'ingénieuse idée d'installer dans son palais un musée de mannequins revêtus des différents costumes en usage dans toutes les classes sociales de l'Empire.

Il nous a été permis de visiter ce musée, et grâce à ces personnages, si bien imités qu'on peut les croire vivants, nous avons pu nous faire une idée exacte des différents aspects d'une population chinoise.

On aperçoit d'abord des outils que nous pourrons nous imaginer mis en mouvement sous la main de ces divers travailleurs par qui et pour qui ils ont été faits.

Voici un paysan qui pousse une charrue d'une forme primitive. Il en connaît le mécanisme et sait la guider à travers les champs ou les rizières, après y avoir attelé des buffles gris, forts et trapus, des mulets, des ânes ou même des chiens.

Ces ouvriers mettent en activité ce métier à tisser d'aspect bizarre sur lequel sont tendus des fils d'azur; ce soldat manœuvrerait aisément ces longs sabres tandis que ces jeunes élégants se promèneraient en se dandinant, marchandant ces boules d'ivoire, ces pipes, ces éventails, maniant les jades sculptés, les fleurs de cristal de roche, palpant les étoffes, heurtant de l'ongle, en connaisseurs, les flancs rebondis et sonores des porcelaines, et que les beaux mandarins ventrus et majestueux se reposeraient assis dans les larges sièges taillés pour eux par les ébénistes de Ning-po ou de Canton.

Voici justement un personnage d'un haut grade, sur un tabouret de porcelaine, ce qui, sans l'offenser, nous permettra de l'examiner tout à notre aise. Cherchons d'abord quel est le globule qui orne sa coiffure pour savoir tout de suite à quoi nous en tenir sur sa dignité. C'est le bouton de corail rouge. Saluons très bas, et soyons heureux de n'être point Chinois, car il nous faudrait accomplir en son honneur le Ko-teon, c'est-à-dire nous prosterner et frapper la terre du front. Ce globule rouge indique un mandarin de second rang. Il n'y a plus au dessus de lui que le globule de rubis. Voyons encore quel est l'animal brodé sur le plastron qui retombe sur la poitrine de ce seigneur, et nous serons complètement renseignés sur son état social: un lion. Nous sommes en présence d'un mandarin militaire; un mandarin civil aurait sur la poitrine un faisan doré. L'agrafe de sa ceinture doit être en or enrichi de diamants, son collier en perles de corail et de jade vert: c'est bien cela; de plus, il a deux dragons d'or brodés sur le large collet de satin noir qui recouvre ses épaules, et les manches de sa robe de soie sont beaucoup plus longues que les bras, et se terminent en forme de sabot de cheval, ce qui est très grand genre.

Prenons congé de cet imposant dignitaire avec tous les égards qui lui sont dus et approchons-nous d'un de ses voisins, lequel, absorbé dans la lecture d'un livre de morale, ne fera pas attention à nous. Il trouve, à ce qu'il paraît, notre climat un peu frais, car il porte des bottes fourrées, et sa robe est entièrement doublés d'astrakan blanc. Celui-ci est un mandarin de troisième rang; il a le globule de saphir sur sa calotte, et un paon brodé sur le pectoral, c'est un civil: un léopard ornerait la poitrine d'un guerrier de ce rang; peut-être a-t-il conquis un grade dans les lettres, peut-être fait-il partie de la forêt des mille pinceaux, de cette illustre académie des Han-Lin, dans laquelle on n'est admis qu'après avoir triomphé des plus rudes épreuves. En ce cas, nous le saluerions avec plus de respect encore que nous n'en témoignions tout à l'heure à son compagnon, bien que ce dernier lui soit supérieur hiérarchiquement.

Le lecteur ignore peut-être qu'il y a neuf degrés dans la hiérarchie civile et militaire de kouen, que nous nommons mandarins—un mot d'origine portugaise—et que chaque grade a ses insignes: le globule (ting-tsen), le pectoral (pou-fou), et l'agrafe de la ceinture, dont la matière et l'ornementation sont déterminées. Les kouen du premier rang portent le globule de rubis, l'agrafe d'agate; ils ont sur la poitrine une cigogne aux ailes ouvertes, ou bien la licorne marine, s'ils sont chefs guerriers.

Nous avons vu quels sont les insignes des mandarins de second et de troisième rangs. Le quatrième grade porte le bouton bleu opaque, l'agrafe d'or ciselé ornementée d'argent, sur le pectoral la grue ou le tigre. Le globule de cristal appartient au cinquième degré, avec le fermoir d'or plein agrémenté d'argent, et le faisan argenté sur le plastron remplacé par un ours pour les militaires. Le sixième degré est désigné par le bouton blanc opaque, l'agrafe de nacre, l'aigrette brodée sur la poitrine, ou la face de tigre pour les soldats. On reconnaît les kouen du septième grade au globule d'or plein, à la ceinture retenue par un fermoir d'argent, à la perdrix brodée sur la soie du pectoral, laquelle lève une patte, pour indiquer l'intention de monter: un rhinocéros remplace la perdrix sur la poitrine des guerriers; ceux du huitième ont le bouton d'or ciselé, l'agrafe de corne, pour broderie la caille ou le rhinocéros; et enfin le neuvième degré est reconnu au bouton d'or strié, au fermoir en corne de buffle, au passereau ou au morse figuré sur le pectoral.

Comme on le voit, les oiseaux ne décorent que la poitrine des mandarins civils, les quadrupèdes sont réservés aux guerriers, ce qui semble indiquer pour les premiers une sorte de priorité dans l'égalité même, la bête ailée étant évidemment plus noble que l'animal attaché à la terre. En effet, dans les cérémonies officielles le mandarin civil a le pas sur le mandarin militaire du même rang. La raison de cette inégalité est sans doute l'infériorité littéraire du guerrier, moins versé en général dans les choses de l'esprit et, on le sait, la première gloire d'un Chinois est d'être un lettré. Aussi faut-il pour gravir le moindre degré de l'échelle hiérarchique, avoir préalablement obtenu un grade littéraire dans les examens publics, auxquels tout le monde peut librement concourir.

Le personnage vêtu de noir, qui se tient debout à quelques pas du mandarin, à bouton de saphir, n'est lui, qu'un simple particulier, il porte le costume de tout le monde, sans insignes ni décorations, la robe descendant un peu au-dessus de la cheville, la veste courte à larges manches servant de poches et de manchon, et la petite calotte ronde sur laquelle s'éparpille un gland de soie rouge ou noire. Le costume d'un gommeux du pays serait taillé dans des étoffes plus précieuses, crêpe, soie ou satin. Les manches se termineraient en sabot de cheval; ses chaussures aux larges semelles de feutre blanc, seraient ornées de soutache et de broderies, et l'on verrait pendre à la ceinture tout un arsenal de bibelots, pipes, briquet, bourse à tabac, cure-dents, éventail dans son étui parfumé de tchou-lan; mais le personnage, que nous avons sous les yeux, ne se pique pas d'élégance ni de coquetterie; son costume est des plus modestes et il a sur le nez une de ces mirifiques paires de lunettes aux vitres rondes encadrées de bois noir, qui donnent une si comique physionomie aux Chinois qui s'en affublent. Ces lunettes ne doivent pas rendre d'ailleurs de bien grands services à la vue, car elles sont d'une fabrication très imparfaite. Les Chinois ne connaissent que depuis peu les lunettes en verre; celles qu'ils emploient le plus communément sont formées de deux petites plaques en cristal de roche dont l'opticien modifie l'épaisseur par le moyen du tour, afin de l'accommoder aux yeux du myope ou du presbyte.

L'accoutrement de ce paysan qui semble tout surpris de se trouver en si bonne compagnie, est on ne peut plus simple: un caleçon de percaline bleue, et une veste courte de même étoffe en font tous les frais. L'été d'ailleurs, l'homme du peuple réduit encore son costume, autant que la décence le lui permet; il relève son caleçon par-dessus ses genoux et garde le haut du corps nu jusqu'à la ceinture; pour s'abriter à la fois de la pluie et du soleil, il se coiffe d'un large chapeau en paille de forme conique très léger, et néanmoins très solide. L'hiver, il s'affuble d'une blouse faite de roseaux disposés comme sur les toitures des maisonnettes, aussi les paysans ne ressemblent-ils pas mal à des chaumières ambulantes. Tous, artisans, seigneurs ou bourgeois, portent la natte pendante entre les épaules et ont le devant de la tête et la nuque soigneusement rasés.

Ces trois cent millions de têtes à accommoder presque chaque jour nécessitent, comme on peut se l'imaginer, une prodigieuse multitude de barbiers dans l'Empire du Milieu; il en existe en effet une quantité innombrable.

Le barbier chinois est un personnage des plus singuliers et qui n'a pas son équivalent au monde. Dès le matin, il court les rues à toutes jambes, portant sur l'épaule, aux deux extrémités d'un long bambou terminé par la figure d'un animal chimérique, tout l'attirail de son métier. Son regard exercé a bientôt découvert un passant dont le crâne n'est pas parfaitement net, il bondit vers lui, le saisit au passage, et la pratique ainsi prise au vol se trouve aussitôt installée sur un escabeau, sous un large parasol fiché en terre. En un clin d'œil, tout est prêt; l'eau tiédit sur un réchaud; la cuvette, les pinces, la brosse à oreilles, la perle de corail fixée à un manche d'ivoire et destinée à nettoyer l'œil, sont sorties de leurs étuis; alors commence le shan-pao, opération mystérieuse, passes magnétiques, dont l'effet rapide est une douce sommolence procurée au patient. Dans cet état, sa tête appesantie se laisse ballotter en tous sens, elle obéit aux mouvements du barbier, qui d'une main prompte y promène son rasoir triangulaire, au large dos fort lourd et d'autant plus facile à manier; sous les éclairs d'acier qu'il jette au soleil, le crâne devient d'une blancheur parfaite et prend les apparences d'une boule d'ivoire. On passe ensuite à la toilette de la natte, dont les Chinois prennent un grand soin, oubliant que c'est un signe de servitude, et que plusieurs milliers de leurs ancêtres, lorsque fut rendu, en 1620, l'édit qui ordonnait à tous les Chinois, sous peine de mort, d'adopter la coiffure tartare, préférèrent porter leur tête sous le glaive du bourreau, que de la confier au rasoir du barbier. On la lave, on la parfume, on la tresse serrée, cette natte qui a fait tant de victimes, et à laquelle on est si bien accoutumé aujourd'hui. C'est d'ailleurs, il faut le reconnaître, un appendice fort utile, et qui rend les services les plus imprévus; le domestique s'en sert pour épousseter les meubles, le maître d'école en donne sur les doigts à ses élèves récalcitrants, l'ânier n'a pas d'autre fouet pour émoustiller sa bête, l'homme lassé de l'existence n'a pas besoin de chercher d'autre corde pour se pendre; c'est cette natte qu'empoigne le barbier pour maintenir l'opéré dans la bonne position; c'est elle enfin que le bourreau saisit pour décapiter le condamné. Elle n'est gênante que pour le travailleur, qui est obligé de l'enrouler autour de son crâne.

Nous prenions d'abord le personnage coiffé d'un turban, qui fait suite à l'homme des champs, pour un sectateur chinois de Mahomet; le caractère qu'il porte sur la poitrine, au milieu d'un carré d'étoffe blanche, nous apprend que c'est un soldat. Il est vêtu d'un pantalon bleu et d'une jaquette brune bordée d'un liseré rouge. Mais laissons ce représentant de la milice chinoise pour aller admirer cette jolie fiancée qui baisse les yeux toute honteuse d'être ainsi exposée aux regards des hommes, et de quels hommes; les barbares occidentaux! Elle est charmante sous sa belle tunique de satin rouge toute brodée de dragons d'or, avec sa gracieuse coiffure pareille à un casque, ornée de fleurs et de franges de perles qui lui retombent devant le visage. Elle appartient à la confrérie des Lys d'or; pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à regarder ses pieds minuscules qui apparaissent sous la bordure de son pantalon de soie, ils ont la taille et la forme d'un lys renversé. Le fiancé vers lequel on la conduit, n'aurait pour elle qu'une estime médiocre, si ses pieds qui seraient d'ailleurs fort petits—les Chinoises ayant les extrémités d'une exquise délicatesse—avaient gardé leur taille naturelle. Aussi, dès sa plus tendre enfance, ses parents, soigneux de sa beauté, se sont-ils empressés de lui comprimer les pieds au moyen de bandelettes resserrées de plus en plus chaque jour. L'opération a fort bien réussi, la longueur du membre ne dépasse pas cinq à six pouces, le coup-de-pied est devenu très convexe, l'orteil est relevé presque perpendiculairement, l'angle que forme le talon et l'os de la jambe a disparu, et le pied a pris l'aimable couleur d'une carotte pelée; tout cela disparaît, il est vrai, sous le joli soulier brodé d'or et parfumé de musc. Mais en dépit du parfum enfermé sous la soie, les Lys d'or ont de légers inconvénients, dont nous ne parlerons pas pour éviter de chagriner cette charmante Chinoise.

Puisque nous avons pénétré dans le gynécée si bien clos d'ordinaire, faisons connaissance encore, avec cette jeune femme, mariée depuis quelques années, et qui est là assise, avec sa petite fille auprès d'elle. Elle est fort élégamment vêtue d'une tunique violette bordée d'une bande brodée et qui retombe sur un pantalon pareil. Sa coiffure est très originale; un bandeau orné de pierreries entoure son front et dans ses cheveux tordus en corde, des fleurs artificielles sont piquées et forment comme des cornes. Selon la coutume des élégantes Chinoises, son visage disparaît sous une épaisse couche de blanc, ses sourcils rasés sont refaits à l'encre de Chine, elle a deux plaques de rouge sur les joues et du carmin sur les lèvres.

La jeune mère tient un livre ouvert et est occupée à instruire sa fille. Elle lui enseigne sans doute les devoirs de la femme, le respect qu'elle doit à l'homme, le seigneur et maître de la création; elle s'efforce de la pénétrer du sentiment d'humilité qui est la première vertu de la femme, cet être si évidemment inférieur et faible. Ce livre qu'elle lit est peut-être même le Niu-Kié tsi-pien: Les Sept préceptes dans lesquels sont contenus les principaux devoirs des femmes, ouvrage fameux écrit, il y a deux mille ans, par l'illustre lettrée Pan-Hoei-Pan, la plus savante et la plus modeste des femmes. Quoi qu'il en soit, l'enfant qui joue avec un oiseau vert n'a pas l'air de s'attrister beaucoup de l'état d'abjection dans lequel elle est née, et les leçons de sa mère ne la troublent guère; elle semble avoir déjà le sentiment confus qu'il suffit de deux beaux yeux longs et brillants, d'un sourire pourpré, qui découvre deux rangs de perles, pour faire oublier les leçons des moralistes, et que, en Chine comme ailleurs, en dépit des lois et des écrits, les femmes savent réduire leur maître en esclavage.




CHAPITRE X

LES OISEAUX PÊCHEURS


Sur un seul pied près de la rive

Le cormoran demeurera,

Aussi longtemps que coulera,

Belle rivière, ton eau vive.

En Chine, le cormoran est l'auxiliaire précieux du pêcheur. Doué d'un œil perçant, il distingue facilement le poisson, même à une grande profondeur; excellent nageur, il plonge et poursuit sa proie avec rapidité et, fidèlement, dans une de ses pattes, il la rapporte à son maître. Pour le préserver des tentations de gourmandise, on lui passe au cou un anneau qui ne lui permet d'avaler que les plus petits poissons.

Le cormoran est admirablement dressé, et remplit son emploi avec intelligence et dextérité; avec persévérance aussi; car, s'il revient la patte vide, des coups de gaffe le renvoient au fond de l'eau! On en voit qui, ayant capturé un poisson trop gros, se font aider par un camarade pour l'apporter jusqu'au bateau. La pêche jugée suffisante, le maître allège le cormoran de son collier et lui permet de travailler pour son propre compte. C'est sa récompense.




CHAPITRE XI

LES CÉRÉMONIES


Les Chinois n'ont pas de dimanches, ils ne connaissent pas les jours de chômage. Mais ils ont institué un certain nombre de fêtes annuelles.

Celle du premier jour de l'an est la plus importante; on la célèbre dans tout l'empire par plusieurs jours de repos et de réjouissances; on échange des visites, des souhaits, des présents. Dés le matin, une foule nombreuse emplit les rues, les jeunes garçons prennent d'assaut les boutiques des marchands de friandises; on accroche des banderoles, on tire des pétards et le soir, tout est illuminé.

Quand ils sont loin de leur pays, les Chinois ne manquent jamais de fêter, à sa date, le commencement de l'année chinoise. Dans toutes les ambassades ou légations, les fils du Céleste Empire se réunissent, et fêtent ensemble la patrie absente.

Voici le compte-rendu d'une de ces cérémonies qui eût lieu, il y a quelques années, à Paris:

«Hier, samedi, premier jour de la première lune de la trente et unième année du règne de l'empereur Kouan-Su, une animation joyeuse régnait à la légation de Chine, où les Célestes fêtaient la nouvelle année Chinoise.

«Dès la veille, les étudiants, éparpillés dans les écoles de banlieue et de province, prenaient le train pour Paris, et, aussitôt arrivés, échangeaient des visites et des présents, se donnaient rendez-vous le lendemain matin à la légation, dans ce petit coin de Paris, où flotte l'étendard jaune, sur lequel se cambre le Dragon Impérial, et qui est en ce moment terre chinoise.

«C'est au No. 57 de la rue de Babylone, qu'est situé l'hôtel de la légation. Un magnifique pavillon chinois, acheté jadis à une exposition universelle, flanque l'habitation, et c'est, sans doute, sa silhouette à la fois imprévue et familière qui a décidé le ministre à se fixer là.

«Les toits relevés en pointes d'ailes, les parois sculptées, les lions chimériques ont retrouvé leur raison d'être et formaient un décor tout à fait superbe et harmonieux aux costumes de cérémonie—damas et satins, riches fourrures, chapeaux globuleux ornés de glands rouges—des visiteurs qui montaient hier matin le perron de l'hôtel.

«À neuf heures et demi, ils étaient tous réunis dans le grand salon, où ils formaient des groupes chatoyants. Un certain nombre d'entre eux, cependant, qui ont adopté le costume européen pour circuler plus à l'aise dans nos villes, se dissimulaient derrière les autres, un peu honteux de leur triste déguisement, qui ne les avantage pas du tout, il faut l'avouer.

«À dix heures, Son Exc. Soueng-Pao-Ki, accompagné de ses secrétaires, fit son entrée, et la cérémonie officielle commença.

«Sur une table, placée devant la cheminée et recouverte d'une draperie de satin jaune à dragons brodés, étaient posées les tablettes de l'Empereur et de l'Impératrice douairière. Devant elles, un brûle-parfum de bronze à demi plein de braise-ardente, sur laquelle on jeta de la poudre de santal.

«Tandis que la fumée odorante monte et tournoie, le ministre d'abord, puis tous les assistants, par rang de grade, dans le plus grand ordre, et le plus respectueux silence, viennent rendre hommage aux souverains, personnifiés par les tablettes sur lesquelles leurs noms sont inscrits. Cet hommage consiste à exécuter le solennel salut appelé 'ko-tao,' qui exige que l'on approche par trois fois le front du sol.

«Quand les saluts furent terminés, on servit. le thé, et, après échange de nombreux compliments, souhaits et congratulations, le ministre congédia ses hôtes qu'il invita pour le soir à un banquet.

«Les dames chinoises n'assistaient pas à la réception; mais au premier étage de l'hôtel, elles recevaient de leur côté, en belles robes de brocard pourpre, et accomplissaient aussi la cérémonie rituelle.

«Le soir, elles n'étaient pas non plus présentes au dîner, qui réunissait cinquante-deux convives, tous Chinois.

«Le ministre, présidant la table d'honneur, avait à sa droite M. Tsien, premier secrétaire à la légation de Pétersbourg, qui est en ce moment à Paris avec Mme. Tsien, une grande lettrée et une poétesse exquise; à sa gauche, M. Ouen-Pou, le doyen des secrétaires à Paris; puis, par ordre hiérarchique, étaient placés tous les convives.

«Le ministre a donné à ses invités le régal d'un menu purement chinois. Pas de nids d'hirondelles, pourtant, et cela pour une raison assez amusante: on a apporté de Chine les nids tels qu'on les trouve et des plumes de l'oiseau de mer adhérent encore, par endroits, à la précieuse gélatine. En nettoyer une assez grande quantité pour préparer le potage de cinquante-deux personnes, cela aurait exigé le travail de dix cuisiniers pendant plusieurs jours!...

«Voici le menu du diner:

Potage aux oreilles de Boudha

(Ce sont des morceaux de pâte moulée et cuits avec des

champignons dans du bouillon de poulet)

Ailerons de requin au Chio-Yo

Carpe à l'huile de ricin

Jambon fumé du Tché-Tchouen au sucre candi

Oloturies (Limaces bleues de mer)

Poulets désossés rôtis

sans compter d'innombrables petits plats, des gâteaux farcis et des fruits étranges. Comme boisson le tiède vin de riz, le mei-koué-lou—eau de vie parfumée de roses—et le thé du Dragon noir, cueilli à Canton.

«Mais le vin, si capiteux qu'il soit, ne monte pas à la tête de ces convives qui, pour la plupart, sont de tout jeunes hommes; aucun laisser-aller, pas de gaieté bruyante, la tenue sérieuse et digne qu'impose la présence du Ministre; pas de toast, pas de cris; mais une émotion discrète et forte, la pensée de la famille absente, si lointaine; le sentiment de solidarité qui les réunit tous là, comme en un faisceau; seuls, au milieu de cette civilisation qui les séduit et les effare, qui leur découvre des horizons inconnus et leur fait rêver, pour leur patrie, des destinées nouvelles.




LÉGENDES ET CONTES




I

L'ABEILLE BLEUE


Un soir, dans le pavillon d'une bonzerie, où il s'était retiré, le jeune étudiant Bambou d'Or travaillait assidûment, comme à son ordinaire, lorsqu'il entendit, hors de la fenêtre, une voix de femme s'écrier:

—Oh! que le seigneur Bambou d'Or est donc studieux!...

Très surpris, il se leva vivement, et se pencha au dehors, pour regarder.

Il vit, en longs vêtements bleus, une si incomparablement jolie fille, qu'il comprit tout de suite que ce ne pouvait pas être un être réel. Cependant, il lui demanda poliment qui elle était.

—Regardez-moi bien, dit-elle d'un ton légèrement moqueur, ai-je l'air d'un faune?... À quoi bon les questions inutiles? Avez-vous peur de m'ouvrir votre porte?

—Oh non! qui que vous soyez, entrez! s'écria Bambou d'Or en se hâtant d'écarter les battants de laque rouge.

L'inconnue, ramassant ses longues robes, pénétra, presque en courant dans le pavillon.

—Fermez, dit-elle, fermez bien.

Il tira les verroux, baissa le store devant la fenêtre, et raviva un peu la lampe. Puis il se retourna vers la jeune fille, qui, debout au milieu de la chambre, souriait maintenant en le regardant.

Elle lui parut à tel point jolie et il était si ému de la voir, que son cœur battait des coups de plus en plus profonds et qu'il lui était impossible de parler.

Elle souriait toujours, en le regardant.

—Je vous remercie de votre hospitalité, dit-elle, d'une voix très douce, mais ne craignez rien, je suis extrêmement mince, et je ne tiendrai pas beaucoup de place.

Il croyait rêver, quand il la vit détacher sa longue tunique de soie qui tomba sans bruit, et se blottir dans un fauteuil d'osier où elle s'endormit.

Ils devinrent amis, il aima beaucoup cette délicieuse enfant qui revint, fidèlement, chaque soir, mais fuyait précipitamment avant la fin de la nuit.

Un soir qu'ils causaient ensemble, en mangeant des sucreries, il s'aperçut à ses discours, qu'elle connaissait à fond la musique.

—Votre voix est si fine et si charmante lui dit-il que je meurs d'envie de l'entendre; pourtant, il me semble que si vous chantiez une chanson, vous absorberiez mon âme.

—J'ai peur en effet, d'absorber votre âme, dit-elle en riant, et je n'ose pas vous chanter ma chanson.

Bambou d'Or la pria avec insistance, et elle lui dit enfin:

—Votre servante ne veut pas vous désobéir, ce serait cependant pour moi très dangereux d'être entendue par quelqu'un d'autre que vous. Puisque vous y tenez absolument, j'essaierai malgré mon incapacité de me faire entendre, mais je ne chanterai qu'à voix basse.

—Elle s'appuya aux colonnes du lit, battit le rythme du pied, légèrement, et chanta:

Ah qu'il m'attriste, le corbeau qui croasse dans l'arbre voisin.

Il veut hâter mon départ, il m'avertit que l'heure passe.

Ce n'est pas que je craigne de mouiller dans la rosée du matin

la broderie de mes souliers

Mais il faut seule m'en aller, et seul laisser mon compagnon.

Cette voix était fine, ténue comme un fil de soie, à peine perceptible; pourtant, en écoutant attentivement, de tout près, elle devenait vraiment tournoyante et glissante, agréable aux oreilles et émouvante pour le cœur.

La chanson finie, la jeune fille ouvrit la porte sans bruit et regarda avec inquiétude au dehors.

Elle sortit, fit en courant le tour du pavillon, puis rentra.

—Oh! pourquoi êtes-vous si profondément effrayée? s'écria Bambou d'Or tout ému.

Elle répondit en essayant de sourire.

«Les esprits vivent par fraude et craignent les vivants,» dit le proverbe, et ne suis-je pas un esprit?

Il essaya de la calmer, mais elle demeura agitée, inquiète.

—-Notre bonheur est fini, maintenant, soupira-t- elle.

—Pourquoi? Pourquoi?

—Sentez comme mon cœur bat fort, trop fort ... c'est par l'effet du pressentiment.

—Parfois la fièvre nous trouble sans cause. Ne dites pas que notre amitié est finie.

Elle s'apaisa un peu, mais elle ne se hâta pas de s'enfuir, comme les autres nuits, quand l'horloge à eau marqua l'heure de la séparation. Lentement, elle ouvrit la porte; alors avec angoisse, elle se rejeta en arrière.

—Mon cœur est encore trop faible, dit-elle. Voulez-vous m'accompagner un peu. Vous me quitterez quand j'aurai dépassé le mur du temple.

Il la soutint de son bras, et l'accompagna jusqu'au moment où elle lui ordonna de la laisser. Il s'arrêta alors et la suivit des yeux, mais tout à coup elle disparut.

Il allait se décider à rentrer, quand il crut entendre crier faiblement: «Au secours.»

Il s'élança dans la direction qu'avait prise son amie et regarda de tous côtés, mais ne vit rien. La plainte cependant persistait, et il lui sembla qu'elle venait du toit de la galerie qu'il longeait.

Ayant levé la tête, il aperçut à la clarté de la lune, une araignée, grosse comme une balle, qui saisissait quelque chose entre ses affreuses pattes et, en même temps, les gémissements devinrent plus douloureux encore.

Bambou d'Or déchira la toile et délivra la proie, tandis que le monstre s'enfuyait.

Le jeune homme tenait dans sa main une jolie abeille bleue, presque morte. Il se hâta de rentrer, et la posa délicatement sur la table de sa chambre.

Bientôt, elle parut se ranimer, secoua ses ailes d'azur qui reprirent leur éclat lustré, elle s'essaya à marcher et monta tout doucement vers le lac d'encre de l'écritoire. Elle sembla vouloir s'y jeter, puis descendant, elle se traîna sur le papier déroulé, et y traça ce mot:

«Merci!»

Un frisson bleu fit vibrer ses ailes, elle s'enleva, et par la fenêtre ouverte, elle s'envola sans retour...




II

LA GRIFFE DU ROI DES DRAGONS


Petit, est-ce que tu ne vois pas enfin revenir ta grande sœur?... Mes pauvres yeux sont pleins de poussière et je ne vois rien.

—Moi, grand'mère, je vois très loin. Jade Pur ne vient pas.

—C'est vers la Montagne des Immortels qu'il faut regarder, Parfum Brûlé. Ta sœur y est montée pour cueillir des plantes médicinales.

—Je vais aller jusqu'au tournant de la route...

L'enfant se mit à courir et bientôt sa voix aiguë cria:

—Elle vient! elle vient! Mais qu'est-ce qu'elle a?... Grand'mère! grand'mère! elle est folle!

L'enfant galopait tout effrayé et vint se jeter contre les genoux de la vieille femme, se cachant la figure dans les plis du vêtement. Presque aussitôt Jade Pur apparut au tournant de la route, courant à toutes jambes dans un enrôlement d'étoffe, tandis que les deux corbeilles pendues par trois cordes aux deux bouts du fléau posé sur ses épaules, bondissaient éperdument. Elle était pâle comme le jade dont elle portait le nom. Sans laisser le temps à son cœur d'apaiser ses battements, elle s'arrêta, et penchée vers l'oreille un peu dure de sa grand'mère, lui dit d'une voix entrecoupée:

—J'ai vu et entendu des choses terribles: il faut que j'obtienne ce soir même une audience du vice- roi...

—Une audience du vice-roi! répéta la vieille au comble de la stupeur.

—Il me chargera sans doute d'une mission et je serai absente longtemps.

Elle s'enfuit et de loin cria encore:

—Au revoir!... Dites aux bonzes de prier pour moi.

—Jade Pur! Jade Pur! Ne nous abandonne pas! gémit l'aïeule qui tremblait tellement que son fagot de bois sec cliqueta sur son dos.

Et le petit Parfum Brûlé se mit à pleurer à chaudes larmes.

Le vice-roi du Fo-Kiang résidait à Liang-Kiang, la capitale de la province, et son palais magnifique, avec ses jardins et ses dépendances, couvrait une surface immense. Devant l'entrée principale, deux lions de pierre se cabraient pour soutenir une poutre de bois rouge, à laquelle était suspendu un gong énorme au métal étincelant.

Jade Pur avait gravi les marches et, haussée sur ses petits pieds, avec une violence surprenante, de ses poings fermés tapait sur le disque sonore qui flamboyait au soleil couchant.

Bien que ce gong fût placé là pour permettre au plus infime sujet de l'éveiller afin d'en appeler à la justice du vice-roi, personne n'osait jamais l'effleurer, et quand roulèrent les vrombissements formidables du bronze mêlé d'or sous les poings délicats de la jeune fille, les gardes s'élancèrent-ils, la lance levée, pour punir et chasser l'imprudent qui se rendait coupable d'une telle chose.

À travers la paix et le silence du soir, seul en un pavillon où il aimait à lire et à rêver, le vice-roi perçut les lointaines vibrations du gong de justice, et comme c'était la première fois qu'il les entendait, il eut la curiosité de savoir qui l'avait frappé et ce que réclamait ce mécontent.

C'est pourquoi Jade Pur, au lieu d'être chassée, fut conduite, par des cours, des galeries, des jardins, devant le très majestueux mandarin, et, comme il convient, tomba à genoux à quelque distance de la présence auguste.

—Comment! c'est toi, fillette, qui fais tout ce vacarme, à la porte de mon palais? dit-il en marquant de son doigt une page du livre qu'il referma. Quel tort t'a-t-on fait et qu'est-ce que tu implores de ma justice?

—Que Votre Grandeur me pardonne, dit la jeune fille en levant ses yeux humides comme ceux d'une gazelle. Jamais ma petitesse n'aurait eu la force de réclamer même contre les pires injustices et je ne serais pas ici s'il ne s'agissait pas de Votre Grandeur et d'un service que je dois lui rendre.

—À moi? Qu'est-ce que tu dis?...

—Au noble fils de Votre Grandeur, plutôt. J'ai été témoin d'un prodige et je sais des choses que je ne devrais pas savoir.

—Vraiment? dit le mandarin avec un sourire un peu moqueur. Eh bien, voyons ces choses.

Jade Pur s'assit sur ses talons et les yeux à demi fermés, d'une voix haute et monotone comme si elle lisait un livre, parla tout d'une haleine:

—Sur la Montagne des Immortels, où je cueillais des herbes précieuses, je suis montée aujourd'hui, sans m'en apercevoir, beaucoup plus haut que de coutume. Tout à coup, en ce lieu toujours désert, j'entendis des voix et je vis, par la fente d'un rocher, deux hommes, qui ne pouvaient être que des génies, examiner attentivement une haute pierre couleur d'ambre. L'un était un vieillard à cheveux blancs couvert d'un manteau blanc; l'autre un homme de belle mine dans la force de l'âge. «C'est bien ici, dit le vieillard, voici la pierre tombée du ciel!—Alors, frappons-la, pour qu'elle devienne vivante,» répondit l'autre. Et en même temps, ils frappèrent tous les deux du plat de la main sur la pierre. Bientôt elle s'anima et un personnage, beaucoup plus grand que les deux génies, s'en dégagea, en secouant des éclats et de la poussière. Il était assez effrayant, avec une bouche lippue et une large tonsure au milieu du front, pourtant il salua respectueusement les deux hommes en disant: «Que voulez-vous de moi?—Nous t'avons éveillé pour accomplir une mission importante: écoute bien. Il y a plusieurs siècles, le roi des Dragons, en remontant de l'abîme, se cassa et perdit une de ses griffes. Elle est demeurée depuis dans le trésor des Fils du Ciel et il a été impossible de la reprendre. Mais aujourd'hui, elle est sortie du trésor. L'empereur l'envoie dans une province désolée par la sécheresse, pour que la sainte relique y amène la pluie. Le roi des Dragons vous récompensera si vous pouvez saisir cette griffe et la lui rendre. L'empereur l'a confiée au fils du vice-roi du Fo-Kiang, avec menace de mort s'il ne savait pas la conduire où elle doit arriver. Il sera facile de dérober la relique au messager. Allez donc et hâtez-vous.» La pierre changée en homme se précipita vers la vallée et disparut. «Ce jeune homme ne saura pas défendre la relique, dit le vieillard, ni la reprendre si on la lui ravit; car il ignore, que pour mener à bien sa mission, il faudrait qu'il fût guidé par une jeune fille pure qui posséderait un éclat de la pierre vivante.» Là-dessus ils s'évaporèrent et je ne vis plus rien. Mais, poussée par une inspiration du ciel, je saisis un éclat de la pierre et je descendis en courant la montagne. Je vous supplie de m'envoyer vers votre fils, afin que je le sauve.

Le mandarin se caressait le menton et souriait d'un air incrédule.

—J'ai écouté ton histoire, ma fille, dit-il, parce qu'elle est assez singulière; mais tu l'as certainement rêvée: rentre chez toi et ne t'inquiète plus. Mon fils n'est pas en danger.

On poussa aussitôt Jade Pur dehors et on ne s'occupa plus d'elle, car le palais était mis en rumeur par l'arrivée d'un messager.

En s'éloignant, la jeune fille était comme étourdie, elle se demandait si, en effet, elle n'avait pas rêvé... Pourtant elle tâtait la pierre suspendue à sa ceinture dans un petit sac et il lui parut qu'elle s'agitait comme une bête vivante.

Avant que Jade Pur eût perdu de vue le palais, elle entendit que l'on courait, en criant derrière elle. Un groupe de serviteurs du vice-roi la rejoignit, l'arrêta; un grand eunuque la prit dans ses bras et, rebroussant chemin, à toutes jambes l'emporta.

Elle se retrouva devant le vice-roi dont le visage était bouleversé et qui arpentait la salle fébrilement.

—Jeune fille, jeune fille, s'écria-t-il, tu as dit vrai. Un messager de Cèdre d'Or m'apprend que l'empereur lui a confié, en effet, la plus précieuse des reliques: une griffe du roi des Dragons, pour la porter dans une pagode lointaine. Que sais-tu de plus? Où est mon fils en ce moment?

Jade Pur prit la précieuse pierre qu'elle portait à sa ceinture et l'approcha de son oreille. Elle entendit d'abord un murmure sourd et confus qui peu à peu se précisa et elle perçut des paroles qu'elle répéta à mesure.

—Il est à 200 lis seulement d'ici, sur le territoire du Fo-Kiang. Il ne sait pas encore que la griffe du roi des Dragons lui a été dérobée.

—Va, va, ma fille, dit le mandarin en trépignant d'impatience.... Le cortège est prêt, les chevaux sont harnachés. Va, va, brûle la route, sauve mon fils!...

Depuis des jours, depuis des semaines, depuis des mois, Cèdre d'Or, guidé par Jade Pur, poursuivait le ravisseur de la sainte relique, par les forêts, par les montagnes, par les déserts. Le fils du vice-roi et la jeune fille étaient presque à bout de force, mais non pas à bout de courage.

Jade Pur s'était présentée, sous le costume d'un jeune garçon à Cèdre d'Or, et il ne savait pas qu'elle était une femme. La pierre magique qu'elle portait, ne parlait qu'à elle. Il la suivait avec confiance, car ils ne perdaient jamais les traces du voleur qu'ils ne pouvaient joindre, mais qu'ils serraient toujours de près. Cèdre d'Or était fort brave et instruit, digne en tout point de la faveur dont l'empereur l'avait honoré et, seuls, des génies immortels pouvaient triompher de lui. Il luttait pourtant grâce à la pierre magique, qui l'égalait presque à son adversaire.

La tactique avait été d'empêcher le ravisseur d'approcher des domaines du roi des Dragons, car la relique ne pouvait être rendue qu'au Dragon lui-même.

Ce soir-là, Cèdre d'Or et Jade Pur étaient étendus sur une grève au bord de la mer, attendant la marée et le vent, pour s'embarquer sur une petite jonque couchée sur le flanc à quelque distance dans le sable que l'eau n'atteignait pas encore.

Cette fois, il fallait quitter la Chine pour continuer la poursuite du voleur fugitif qui avait passé là quelques heures plus tôt et avait fui sur la mer. Jade Pur se sentait le cœur serré à l'idée de s'éloigner de son pays, de se confier aux vagues capricieuses sur une aussi frêle embarcation. Elle songeait à sa chaumière, au vieux sapin tordu, aux iris et aux nénufars qui bordaient le petit étang, tout en or au soleil levant, et où un oiseau venait boire. Sans doute elle ne les reverrait jamais. Allait-elle enfin atteindre le but, ou fallait-il perdre tout espoir? En tous cas, celui qu'elle avait voulu sauver échapperait à la mort: une fois hors de Chine, il n'y rentrerait que lorsque la sentence serait rapportée...

Alors, si elle revenait, elle, c'est lui qu'elle ne reverrait plus!

Cèdre d'Or, couché sur le sable, regardait Jade Pur à la dérobée et, au soupir qu'elle poussa, répondit par un soupir pareil. Il savait maintenant que Jade Pur était une jeune fille. Un courrier de son père venait de lui révéler ce mystère, qui éveillait en lui un trouble profond.

Un à un les bateaux se relevaient, dans le petit port de Liang-Kiang. La jonque fut à son tour atteinte par l'eau: les deux marins qui la montaient dressèrent le mât, tendirent la voile de paille, d'un sifflement appelèrent les deux passagers et bientôt, bondissant sur les lames, la jonque s'éloigna du rivage.

Poussée par un bon vent, elle aborda, après trois jours de navigation, à la petite île d'Okinava-Sima, au Japon.

La contrée était ravissante avec ses falaises dont les fleurs et les lianes croulaient en cascades, ses tapis de mousse, sa verdure claire qui contrastait avec le ton sombre des vieux cèdres.

Mais les voyageurs n'avaient pas le loisir de s'attarder dans la contemplation de la nature.

Jade Pur, les yeux demi-clos, interrogeait la pierre, car aucun vestige de celui qu'ils poursuivaient n'était visible. La pierre indiqua une forêt dont la lisière barrait comme d'un mur le côté droit du paysage. Elle s'élança dans cette direction et Cèdre d'Or la suivit.

—Il me semble, dit-elle tout en courant, que mon talisman n'est plus aussi lucide depuis que nous avons touché une terre étrangère: la voix qu'il recèle est très lointaine et confuse.

—Hélas! s'écria Cèdre d'Or, que ferons-nous sans ce guide? Allons-nous perdre la trace de la précieuse relique? Me faudrait-il rester ici en exil? Et il ajouta plus bas: Y resteriez-vous avec moi?

Jade Pur rougit mais ne répondit pas.

—Chut, dit-elle, j'entends des voix et des rires.

Ils étaient entrés dans la pénombre verte de la forêt. Avançant avec précaution, ils virent, entre les branches, toute une société assise en cercle dans une clairière et jouant à différents jeux avec une gaîté bruyante et un complet laisser-aller. Une belle femme se penchait vers un homme, très corpulent, à la tête rasée, qui lui parlait tout bas d'un air tendre.

—Allons nous-en, chuchota Cèdre d'Or, nous n'avons que faire de ces gens-là.

—N'est-ce pas notre voleur qui a changé de forme?...

Ils s'éloignèrent, mais Jade Pur était inquiète, comme désorientée, la pierre magique contre son oreille ne laissait plus entendre qu'un grondement sourd.

Tout à coup des flammes crépitantes brillèrent derrière des buissons et ils virent un démon effrayant qui remuait avec un trident rougi au feu un amas informe d'animaux vils et de débris humains. Le démon à la face horrible proférait des malédictions.

Cèdre d'Or qui était savant dit tout bas:

—C'est Tso-Tsum, un des serviteurs de Fon-Tse-Ta-Ti, le roi de la Ville Infernale. Il habite la terre, préside à la cuisine et surprend les aveux des hommes pendant leur sommeil. Il a fait sans doute le dîner de ces bruyants joueurs.

Mais le démon tourna les yeux vers ceux qui l'épiaient et ce regard les brûla comme un jet d'eau bouillante, si bien qu'ils s'enfuirent et coururent longtemps sans s'arrêter.

Ils se retrouvèrent sur la grève où ils avaient débarqué. Là, deux jeunes garçons causaient et l'écho répercutait leurs voix claires, de sorte que l'on entendait toutes leurs paroles.

—Je te dis que le Dragon japonais qui n'a que quatre griffes a été fâché.

—Pourquoi? Parce que la terre a tremblé quand la cinquième griffe du Dragon chinois a touché notre île?

—Oui, et il a envoyé une de ses sirènes qui s'est emparée du coffret d'or.

Les deux lutins tournaient l'angle du rocher et Jade Pur s'élança vers eux pour en entendre davantage; mais les lutins avaient disparu.

Elle vit alors une femme richement vêtue, les cheveux épars, qui arpentait la grève en déclamant un poème et ce qu'elle disait était si beau que Jade Pur se sentait inondée de joie. Elle tomba à genoux et joignit les mains quand la poétesse s'arrêta devant elle. Celle-ci lui souriait et dit d'une voix harmonieuse:

—Puisque tu comprends la poésie, tu es digne d'être exaucée. Le coffret qui contient la griffe du roi des Dragons a été jeté à la mer. Une vague l'a rejeté à mes pieds et je l'ai donné à la grande prêtresse de Ten-Sio-Daï-Tsin, la déesse Soleil. Va, chante-lui mon poème et elle te donnera la relique.

En même temps, elle lui mit dans la main le poème écrit sur du satin blanc et aussitôt Jade Pur se sentit capable de le chanter. La poétesse la conduisit vers une grotte où une danseuse sacrée, dans un costume magnifique et armée d'un sabre, gardait l'entrée. Elle revêtit Jade Pur d'une robe de cérémonie, lui donna un instrument de musique et l'emmena jusqu'au fond de la grotte.

La grande prêtresse était merveilleusement belle. Elle s'entourait de nuages en fumant une petite pipe d'argent et cependant elle éblouissait. Jade Pur, comme transportée, hors d'elle-même, chanta de toute son âme et il lui sembla qu'elle montait au ciel.

La jonque vient d'aborder sur la rive de Chine. Cèdre d'Or serre sur son cœur la jeune fille qui l'a sauvé en lui rendant la relique.

—Que j'ai hâte d'être revenu auprès de toi et que tu deviennes ma femme chérie, dit-il.

Puis il s'arrache d'elle en pleurant et enfourche un cheval fringant, qui se cabre et part au galop.

Jade Pur, heureuse et fière, se met en route à son tour, mais dans une autre direction.

Ceux qu'elle a vaincus lui en veulent encore, car un orage furieux la poursuit. Loui-Kouin, le valet du tonnerre, tape à tour de bras sur son cercle de gongs et lance vingt fois la foudre; mais il n'atteint pas la jeune fille, qui revoit enfin le petit étang bordé d'iris et de nénufars, couleur d'or au soleil levant, et où vient boire un oiseau.




TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE, PAR JEAN AICARD

I. ANTIQUITÉ DE LA CHINE

II. LE LANGAGE ET L'ÉCRITURE

III. L'INSTRUCTION ET LES GRANDS EXAMENS

IV. LA MUSIQUE

V. LA POÉSIE

VI. L'ART DRAMATIQUE

VII. § I. LA MAISON; § II. LE THÉ

VIII. LE MOBILIER

IX. LES COSTUMES

X. LES OISEAUX PÊCHEURS

XI. LES CÉRÉMONIES


LÉGENDES ET CONTES:
I. L'ABEILLE BLEUE; II. LA GRIFFE DU ROI DES DRAGONS





LES ARTS GRAPHIQUES

IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 3 RUE DIDEROT, VINCENNES


LE LIVRE EN COULEURS
COLLECTIONS DES LIVRES EN COULEURS POUR LA JEUNESSE
Reliés et ornés de nombreuses planches artistiques en couleurs


«LES BEAUX VOYAGES»

EN CHINE

AU JAPON

LE MAROC

LA RUSSIE

AUX INDES

INDO-CHINE

ÉGYPTE

ESPAGNE


«CONTES ET NOUVELLES»

LA CASE DE L'ONCLE TOM (en 2 volumes)

LA GUERRE AUX FAUVES

LES PETITS AVENTURIERS EN AMÉRIQUE

ÉRIC

VOYAGES DE GULLIVER (en 2 volumes)

ROMANS DU FOND DE LA MER

UN TOUR EN MÉLANÉSIE

FIN