Title: La princesse de Monpensier
Author: Madame de La Fayette
Release date: August 26, 2006 [eBook #19124]
Most recently updated: February 23, 2020
Language: French
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nationale de France (BnF/Gallica)
Le respect que l'on doit à l'illustre nom qui est à la teste de ce Livre, & la consideration que l'on doit avoir pour les éminentes personnes qui sont descendues de ceux qui l'ont porté, m'oblige de dire, pour ne pas manquer envers les uns ni les autres en donnant cette histoire au public, qu'elle n'a esté tirée d'aucun Manuscrit qui nous soit demeuré du temps des personnes dont elle parle. L'Autheur ayant voulu pour son divertissement escrire des avantures inventées à plaisir, a jugé plus à propos de prendre des nom connus dans nos Histoires, que de se servir de ceux que l'on trouve dans les Romans, croiant bien que la reputation de Madame de Monpensier ne seroit pas blessée par un recit effectivement fabuleux. S'il n'est pas de ce sentiment, j'y supplée par cet avertissement: qui sera aussi avantageux à l'Autheur, que respectueux pour moy envers les Morts qui y sont interessez, & envers les Vivans qui pourroient y prendre part.
PRIVILEGE DU ROY
LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU ROY DE FRANCE & DE NAVARRE, A nos amez & feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, & à tous autres nos Justiciers & Officiers qu'il appartiendra: Salut. Nostre amé AUGUSTIN COURBÉ, Marchand Libraire de nostre bonne Ville de Paris, Nous a fait remonstrer qu'il auroit recouvert un Livre, intitulé La Princesse de Monpensier, lequel il desireroit faire imprimer; mais craignant que quelque Libraire, ou autres envieux de son travail, ne voulussent luy contrefaire, & l'imprimer, tant sur sa copie que sur d'autre; il nous a tres-humblement supplié de luy accorder pour ce nos Lettres de permission & Privilege A CES CAUSES, voulant favorablement traiter l'Exposant; Nous luy avons permis & permettons d'imprimer, ou faire imprimer ledit Livre en tel volume qu'il jugera bon estre durant l'espace de sept années, à compter du jour qu'il sera achevé d'estre imprimé pour la premiere fois: Faisant tres-expresses deffences à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient, de l'imprimer, vendre ny distribuer, sous pretexte de correction, changement de titre, ou autrement, en quelque sorte & maniere que ce soit, mesme d'en apporter, vendre & distribuer de ceux qui pourroient estre contrefaits és païs estrangers, à peine de confiscation des Exemplaires contre-faits, de tous dépens, dommages & interests, & de quin-cens livres d'amande, applicable à l'Hospital General de nostre bonne Ville de Paris; à condition qu'il sera mis deux exemplaires dudit Livre dans nostre Bibliotheque publique, un dans nostre Cabinet, & un en celle de nostre tres-cher & feal Chevalier, Comte de Gyen, Chancellier de France, le Sieur Seguier, avant que l'exposer en vente à peine de nullité des presentes; du contenu desquels, Nous voulons & vous mandons que vous fassiez jouyr dans tous les lieux de nostre obeyssance ledit COURBÉ, ou ceux qui auront droict de luy, sans souffrir qu'il leur soit donné aucun empeschement; & qu'en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre un extrait des presentes, elles soient tenuës pour bien & deuëment signifiées: Mandons au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, faire tous exploicts necessaires, sans demander autre permission: CAR tel est nostre plaisir, nonobstant oppositions ou appellations quelconques; & sans prejudice d'icelles, desquelles Nous Nous reservons la connoissance, & à nostre Conseil, nonobstant clameur de Harro, Chartre Normande, & autres Lettres à ce contraires. DONNÉ à Saint Germain, le vingt-septiéme jour de Juillet, l'an de Grace mil six cens soixante-deux: Et de nostre Regne le vingtiéme, Par le Roy en son Conseil.
Signé,
JUSTEL.
Et ledit COURBÉ a cedé & transporté son droit de Privilege à THOMAS JOLLY & LOUIS BILLAINE, Marchands Libraires à Paris, pour en jouyr le temps porté par iceluy.
Et ledit JOLLY & BILLAINE ont associé avec eux CHARLES DE SERCY, aussi Marchand Libraire à Paris.
Registré sur le Livre de Communauté le 19. Aoust 1662. suivant l'Arrest du Parlement du 8. Avril 1653.
Les Exemplaires ont esté fournis.
Achevé d'Imprimer le 20. Aoust 1662.
Pendant que la Guerre Civile déchiroit la France sous le regne de Charles IX. l'Amour ne laissoit pas de trouver sa place parmi tant de desordres, & d'en causer beaucoup dans son Empire. La fille unique du Marquis de Mezieres, Heritiere tres-considerable, & par ses grands biens, & par l'illustre Maison d'Anjou dont elle estoit descenduë, estoit promise au Duc du Maine, cadet du Duc de Guise, que l'on a depuis appellé le Balafré. L'extréme jeunesse de cette grande Heritiere retardoit son mariage. Et cependant le Duc de Guise qui la voioit souvent, & qui voioit en elle les commencemens d'une grande beauté, en devint amoureux, & en fut aimé. Ils cacherent leur amour avec beaucoup de soin. Le Duc de Guise, qui n'avoit pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaittoit ardemment de l'épouser: mais la crainte du Cardinal de Lorraine, qui luy tenoit lieu de pere, l'empéchoit de se declarer. Les choses estoient en cet estat, lorsque la Maison de Bourbon, qui ne pouvoit voir qu'avec envie l'élevation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevroit de ce mariage, se resolut de le luy oster, & d'en profiter elle-mesme en faisant épouser cette Heritiere au jeune Prince de Monpensier. On travailla à l'execution de ce dessein avec tant de succez, que les parens de Mademoiselle de Mezieres, contre les promesses qu'ils avoient faites au Cardinal de Lorraine, se resolurent de la donner en mariage à ce jeune Prince. Toute la Maison de Guise fut extrémement surprise de ce procedé: mais le Duc en fut accablé de douleur; & l'interest de son amour luy fit recevoir ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientost, malgré les reprimendes du Cardinal de Lorraine & du Duc d'Aumale ses oncles, qui ne vouloient pas s'opiniastrer à une chose qu'ils voioient ne pouvoir empécher: & il s'emporta avec tant de violence, en presence mesme du jeune Prince de Monpensier, qu'il en nâquit entre eux une haine qui ne finît qu'avec leur vie. Mademoiselle de Mezieres tourmentée par ses parens d'épouser ce Prince, voiant d'ailleurs qu'elle ne pouvoit épouser le Duc de Guise, & connoissant par sa vertu qu'il estoit dangereux d'avoir pour Beau-frere un homme qu'elle eust souhaitté pour Mari, se resolut enfin de suivre le sentiment de ses proches, & conjura Monsieur de Guise de ne plus apporter d'obstacle à son mariage. Elle épousa donc le Prince de Monpensier, qui peu de temps apres l'emmena à Champigni, sejour ordinaire des Princes de sa Maison, pour l'oster de Paris, où apparemment tout l'effort de la Guerre alloit tomber. Cette grande Ville estoit menacée d'un siege par l'Armée des Huguenots, dont le Prince de Condé estoit le Chef, & qui venoit de declarer la Guerre au Roy pour la seconde fois. Le Prince de Monpensier dans sa plus tendre jeunesse avoit fait une amitié tres-particuliere avec le Comte de Chabanes, qui estoit un homme d'un âge beaucoup plus avancé que luy, & d'un merite extraordinaire. Ce Comte avoit esté si sensible à l'estime & à la confiance de ce jeune Prince, que contre les engagemens qu'il avoit avec le Prince de Condé, qui luy faisoit esperer des emplois considerables dans le Parti des Huguenots, il se declara pour les Catholiques, ne pouvant se resoudre à estre opposé en quelque chose à un homme qui luy estoit si cher. Ce changement de Parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fust veritable; & la Reine Mere, Catherine de Medicis, en eut de si grands soupçons, que la guerre estant declarée par les Huguenots, elle eut dessein de le faire arrester: mais le Prince de Monpensier l'en empescha, & emmena Chabanes à Champigni en s'y en allant avec sa femme. Le Comte ayant l'esprit fort doux & fort agreable, gaigna bientost l'estime de la Princesse de Monpensier, & en peu de temps elle n'eut pas moins de confiance & d'amitié pour luy qu'en avoit le Prince son Mari. Chabanes de son costé regardoit avec admiration tant de beauté, d'esprit, & de vertu qui paroissoient en cette jeune Princesse: & se servant de l'amitié qu'elle luy témoignoit, pour luy inspirer des sentimens d'une vertu extraordinaire, & digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée. Le Prince estant revenu à la Cour, où la continuation de la guerre l'appelloit, le Comte demeura seul avec la Princesse, & continua d'avoir pour elle un respect & une amitié proportionnée à sa qualité & à son merite. La confiance s'augmenta de part & d'autre, & à tel point du costé de la Princesse de Monpensier, qu'elle luy apprist l'inclination qu'elle avoit euë pour Monsieur de Guise; mais elle luy apprit aussi en mesme temps, qu'elle estoit presque éteinte, & qu'il ne luy en restoit que ce qui estoit necessaire pour defendre l'entrée de son cœur à une autre inclination; & que la vertu se joignant à ce reste d'impression, elle n'estoit capable que d'avoir du mépris pour ceux qui oseroient avoir de l'amour pour elle. Le Comte qui connoissoit la sincerité de cette belle Princesse, & qui luy voioit d'ailleurs des dispositions si opposées à la foiblesse de la Galanterie, ne douta point de la verité de ses paroles: & neantmoins il ne pût se defendre de tant de charmes qu'il voioit tous les jours de si prés. Il devint passionnément amoureux de cette Princesse; & quelque honte qu'il trouvast à se laisser surmonter, il falut ceder, & l'aimer de la plus violente & de la plus sincere passion qui fut jamais. S'il ne fut pas maistre de son cœur, il le fut de ses actions. Le changement de son ame n'en apporta point dans sa conduite, & personne ne soupçonna son amour. Il prît un soin exact pendant une année entiere de le cacher à la Princesse: & il crut qu'il auroit toûjours le mesme desir de le luy cacher. L'amour fit en luy ce qu'il fait en tous les autres: il luy donna l'envie de parler; & apres tous les combats qui ont accoustumé de se faire en pareilles occasions, il osa luy dire qu'il l'aimoit; s'estant bien preparé à essuier les orages dont la fierté de cette Princesse le menaçoit. Mais il trouva en elle une tranquillité & une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs à quoy il s'estoit attendu. Elle ne prît pas la peine de se mettre en cholere contre luy. Elle luy representa en peu de mots la difference de leurs qualitez & de leur âge, la connoissance particuliere qu'il avoit de sa vertu, & de l'inclination qu'elle avoit euë pour le Duc de Guise; & sur tout ce qu'il devoit à l'amitié & à la confiance du Prince son Mari. Le Comte pensa mourir à ses pieds de honte & de douleur. Elle tâcha de le consoler, en l'asseurant qu'elle ne se souviendroit jamais de ce qu'il venoit de luy dire; qu'elle ne se persuaderoit jamais une chose qui luy estoit si desavantageuse; & qu'elle ne le regarderoit jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolerent le Comte comme on se le peut imaginer. Il sentit le mépris des paroles de la Princesse dans toute leur étendue, & le lendemain la revoiant avec un visage aussi ouvert que de coustume, son affliction en redoubla de la moitié. Le procedé de la Princesse ne la diminua pas. Elle vescut avec luy avec la mesme bonté qu'elle avoit accoustumé. Elle luy reparla, quand l'occasion en fit naistre le discours, de l'inclination qu'elle avoit euë pour le Duc de Guise: & la Renommée commençant alors à publier les grandes qualitez qui paroissoient en ce Prince, elle luy avoüa qu'elle en sentoit de la joië, & qu'elle estoit bien aise de voir qu'il meritoit les sentimens qu'elle avoit eus pour luy. Toutes ces marques de confiance qui avoient esté si cheres au Comte, luy devinrent insupportables. Il n'osoit pourtant le temoigner à la Princesse, quoyqu'il osast bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avoit eu la hardiesse de luy dire. Apres deux années d'absence la Paix estant faite, le Prince de Monpensier revint trouver la Princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avoit acquise au siege de Paris, & à la bataille de S. Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette Princesse dans une si grande perfection; & par le sentiment d'une jalousie qui luy estoit naturelle, il en eut quelque chagrin, prevoiant bien qu'il ne seroit pas seul à la trouver belle. Il eut beaucoup de joïe de revoir le Comte de Chabanes, pour qui son amitié n'estoit point diminuée. Il luy demanda confidemment des nouvelles de l'esprit & de l'humeur de sa femme, qui luy estoit quasi une personne inconnuë, par le peu de temps qu'il avoit demeuré avec elle. Le Comte avec une sincerité aussi exacte que s'il n'eust point esté amoureux, dit au Prince tout ce qu'il connoissoit en cette Princesse capable de la luy faire aimer: & il avertit aussi Madame de Monpensier de toutes les choses qu'elle devoit faire pour achever de gaigner le cœur & l'estime de son Mari.
Enfin la passion du Comte le portoit si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvoit augmenter le bonheur & la gloire de cette Princesse, qu'il oublioit sans peine l'interest qu'ont les amants à empécher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs Maris. La Paix ne fit que paroistre. La Guerre recommença aussitost par le dessein qu'eut le Roy de faire arrester à Noiers le Prince de Condé & l'Amiral de Chastillon: & ce dessein ayant esté decouvert, l'on commença de nouveau les preparatifs de la Guerre; & le Prince de Monpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre où son devoir l'appelloit. Chabanes le suivit à la Cour, s'estant entierement justifié aupres de la Reine. Ce ne fut pas sans une douleur extréme qu'il quitta la Princesse, qui de son costé demeura fort triste des perils où la Guerre alloit exposer son Mari. Les Chefs des Huguenots s'estoient retirez à La Rochelle. Le Poitou & la Xaintonge estant dans leur Parti, la Guerre s'y alluma fortement, & le Roy y r'assembla toutes ses Troupes. Le Duc d'Anjou son Frere, qui fut depuis Henri III. y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, & entre autres par la bataille de Jarnac, où le Prince de Condé fut tué. Ce fut dans cette Guerre que le Duc de Guise commença à avoir des emplois considerables, & à faire connoistre qu'il passoit de beaucoup les grandes esperances qu'on avoit conceües de luy. Le Prince de Monpensier qui le haïssoit, & comme son ennemi particulier, & comme celuy de sa Maison, ne voioit qu'avec peine la gloire de ce Duc, aussi bien que l'amitié que luy temoignoit le Duc d'Anjou. Apres que les deux armées se furent fatiguées par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les Troupes pour quelque temps. Le Duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les Places qui eussent pû estre attaquées. Le Duc de Guise y demeura avec luy; & le Prince de Monpensier accompagné du Comte de Chabanes s'en retourna à Champigni, qui n'estoit pas fort éloigné de là. Le Duc d'Anjou alloit souvent visiter les places qu'il faisoit fortifier. Un jour qu'il revenoit à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le Duc de Guise qui se vantoit de le savoir, se mit à la teste de la Troupe pour servir de Guide: mais apres avoir marché quelque temps, il s'égara, & se trouva sur le bord d'une petite Riviere, qu'il ne reconnut pas luy-mesme. Le Duc d'Anjou luy fit la guerre de les avoir si mal conduits: & estant arrestez en ce lieu, aussi disposez à la joïe qu'ont accoustumé de l'estre de jeunes Princes, ils aperceurent un petit bateau qui estoit arresté au milieu de la Riviere: & comme elle n'estoit pas large, ils distinguerent aisement dans ce bateau trois ou quatre Femmes: & une entre autres qui leur sembla fort belle, qui estoit habillée magnifiquement, & qui regardoit avec attention deux Hommes qui peschoient aupres d'elle. Cette avanture donna une nouvelle joïe à ces jeunes Princes, & à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de Roman. Les uns disoient au Duc de Guise, qu'il les avoit égarez exprés pour leur faire voir cette belle personne; les autres, qu'il faloit, apres ce qu'avoit fait le hazard, qu'il en devint amoureux: & le Duc d'Anjou soustenoit que c'estoit luy qui devoit estre son Amant. Enfin, voulant pousser l'avanture à bout, ils firent avancer dans la Riviere de leurs Gens à cheval, le plus avant qu'il se pût, pour crier à cette Dame que c'estoit monsieur d'Anjou, qui eut bien voulu passer de l'autre costé de l'eau, & qui prioit qu'on le vint prendre. Cette Dame, qui estoit la Princesse de Monpensier, entendant dire que le Duc d'Anjou estoit là, & ne doutant point à la quantité des Gens qu'elle voioit au bord de l'eau, que ce ne fust luy, fît avancer son bateau pour aller du costé où il estoit. Sa bonne mine le luy fît bientost distinguer des autres. Mais elle distingua encore plustost le Duc de Guise. Sa veuë luy apporta un trouble qui la fit un peu rougir, & qui la fit paroistre aux yeux de ces Princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle. Le Duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'estoit fait en elle depuis les trois années qu'il ne l'avoit veüe. Il dit au Duc d'Anjou qui elle estoit, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avoit prise: mais voiant Madame de Monpensier si belle, & cette avanture luy plaisant si fort, il se resolut de l'achever: & apres mille excuses & mille complimens, il inventa une affaire considerable, qu'il disoit avoir au delà de la Riviere, & accepta l'offre qu'elle luy fît de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le Duc de Guise, donnant ordre à tous ceux qui les suivoient d'aller passer la Riviere à un autre endroit & de les venir joindre à Champigni, que Madame de Monpensier leur dît qui n'estoit qu'à deux lieuës de là. Sitost qu'ils furent dans le bateau, le Duc d'Anjou luy demanda à quoy ils devoient une si agreable rencontre, & ce qu'elle faisoit au milieu de la Riviere. Elle luy repondit, qu'estant partie de Champigni avec le Prince son Mari, dans le dessein de le suivre à la Chasse, s'estant trouvée trop lasse, elle estoit venuë sur le bord de la Riviere, où la curiosité de voir prendre un Saumon qui avoit donné dans un filet, l'avoit fait entrer dans ce bateau. Monsieur de Guise ne se méloit point dans la conversation: mais sentant reveiller vivement dans son cœur tout ce que cette Princesse y avoit autrefois fait naistre, il pensoit en luy-mesme qu'il sortiroit difficilement de cette avanture sans rentrer dans ses liens. Ils arriverent bientost au bord, où ils trouverent les chevaux & les Escuiers de Madame de Monpensier, qui l'attendoient. Le Duc d'Anjou & le Duc de Guise luy aiderent à monter à cheval, où elle se tenoit avec une grace admirable. Pendant tout le chemin elle les entretint agreablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit, qu'ils l'avoient esté de sa beauté; & ils ne pûrent s'empécher de luy faire connoistre qu'ils en estoient extraordinairement surpris. Elle répondit à leurs loüanges avec toute la modestie imaginable: mais un peu plus froidement à celles du Duc de Guise; voulant garder une fierté qui l'empéchast de fonder aucune esperance sur l'inclination qu'elle avoit euë pour luy. En arrivant dans la premiere cour de Champigni, ils trouverent le Prince de Monpensier, qui ne faisoit que de revenir de la chasse. Son estonnement fut grand de voir marcher deux Hommes à costé de sa femme: mais il fut extréme, quand s'approchant de plus prés, il reconnut que c'estoit le Duc d'Anjou, & le Duc de Guise. La haine qu'il avoit pour le dernier se joignant à sa jalousie naturelle, luy fît trouver quelque chose de si desagreable à voir ces Princes aveque sa femme, sans savoir comment ils s'y estoient trouvez, ni ce qu'ils venoient faire en sa maison, qu'il ne pût cacher le chagrin qu'il en avoit. Il en rejetta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand Prince selon sa qualité, & comme il l'eust bien souhaitté. Le Comte de Chabanes avoit encore plus de chagrin de voir Monsieur de Guise auprés de Madame de Monpensier, que Monsieur de Monpensier n'en avoit luy-mesme. Ce que le hazard avoit fait pour r'assembler ces deux personnes, luy sembloit de si mauvais augure, qu'il pronostiquoit aisement que ce commencement de Roman ne seroit pas sans suite. Madame de Monpensier fît le soir les honneurs de chez elle avec le mesme agrément qu'elle faisoit toutes choses. Enfin elle ne plût que trop à ses Hostes. Le Duc d'Anjou, qui estoit fort galand & fort bien fait, ne pût voir une fortune si digne de luy sans la souhaitter ardemment. Il fut touché du mesme mal que Monsieur de Guise: & feignant toûjours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours à Champigni, sans estre obligé d'y demeurer que par les charmes de Madame de Monpensier; le Prince son Mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le Duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Madame de Monpensier qu'il estoit pour elle, ce qu'il avoit esté autrefois: & comme sa passion n'avoit esté seuë de personne, il luy dît plusieurs fois devant tout le monde, sans estre entendu que d'elle, que son cœur n'estoit point changé. Et luy & le Duc d'Anjou partirent de Champigni avec beaucoup de regret. Ils marcherent long temps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le Duc d'Anjou s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisoit sa resverie, pouvoit bien causer celle du Duc de Guise, luy demanda brusquement s'il pensoit aux beautez de la Princesse de Monpensier. Cette demande si brusque, jointe à ce qu'avoit déja remarqué le Duc de Guise des sentimens du Duc d'Anjou, luy fît voir qu'il seroit infailliblement son Rival; & qu'il luy estoit tres-important de ne pas découvrir son amour à ce Prince. Pour luy en oster tout soupçon, il luy respondit en riant, qu'il paroissoit luy-mesme si occupé de la resverie dont il l'accusoit, qu'il n'avoit pas jugé à propos de l'interrompre: que les beautez de la Princesse de Monpensier n'estoient pas nouvelles pour luy; qu'il s'estoit accoustumé à en supporter l'éclat du temps qu'elle estoit destinée à estre sa Belle-sœur; mais qu'il voioit bien que tout le monde n'en estoit pas si peu ébloüi. Le Duc d'Anjou luy avoüa qu'il n'avoit encore rien veu qui luy parût comparable à cette jeune Princesse; & qu'il sentoit bien que sa veuë luy pourroit estre dangereuse, s'il y estoit souvent exposé. Il voulut faire convenir le Duc de Guise qu'il sentoit la mesme chose: mais ce Duc, qui commençoit à se faire une affaire serieuse de son amour, n'en voulut rien avoüer. Ces Princes s'en retournerent à Loches, faisant souvent leur agreable conversation de l'avanture, qui leur avoit découvert la Princesse de Monpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigni. Le Prince de Monpensier estoit mal content de tout ce qui estoit arrivé, sans qu'il en pût dire le sujet. Il trouvoit mauvais que sa femme se fust trouvée dans ce bateau. Il luy sembloit qu'elle avoit receu trop agreablement ces Princes: & ce qui luy déplaisoit le plus, estoit d'avoir remarqué que le Duc de Guise l'avoit regardée attentivement. Il en conceut dés ce moment une jalousie furieuse, qui le fît resouvenir de l'emportement qu'il avoit temoigné lors de son mariage; & il eut quelque pensée que dés ce temps-là mesme il en estoit amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons luy causerent, donnerent de mauvaises heures à la Princesse de Monpensier. Le Comte de Chabanes, selon sa coustume, prît soin d'empescher qu'ils ne se broüillassent tout à fait; afin de persuader par là à la Princesse, combien la passion qu'il avoit pour elle estoit sincere & des-interessée. Il ne pût s'empescher de luy demander l'effet qu'avoit produit en elle la veuë du Duc de Guise. Elle luy apprît qu'elle en avoit esté troublée, par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle luy avoit autrefois temoignée: qu'elle l'avoit trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'estoit en ce temps-là; & que mesme il luy avoit paru qu'il vouloit luy persuader qu'il l'aimoit encore: mais elle l'assura en mesme temps, que rien ne pouvoit esbranler la resolution qu'elle avoit prise de ne s'engager jamais. Le Comte de Chabanes eut bien de la joïe d'apprendre cette resolution: mais rien ne le pouvoit rassurer sur le Duc de Guise. Il temoigna à la Princesse qu'il apprehendoit extrémement que les premieres impressions ne revinssent bientost: & il luy fît comprendre la mortelle douleur qu'il auroit pour leur interest commun, s'il la voioit un jour changer de sentimens. La Princesse de Monpensier continuant toûjours son procedé avec luy, ne respondoit presque pas à ce qu'il luy disoit de sa passion; & ne consideroit toûjours en luy que la qualité du meilleur Ami du monde, sans luy vouloir faire l'honneur de prendre garde à celle d'Amant.
Les Armées estant remises sur pied, tous les Princes y retournerent: & le Prince de Monpensier trouva bon que sa femme s'en vint à Paris, pour n'estre plus si proche des lieux où se faisoit la Guerre. Les huguenots assiegerent la Ville de Poitiers. Le Duc de Guise s'y jetta pour la deffendre; & il y fît des actions qui suffiroient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. En suite la Bataille de Moncontour se donna. Le Duc d'Anjou, apres avoir pris Saint Jean d'Angély, tomba malade, & quitta en mesme temps l'Armée; soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avoit de revenir goûter le repos & les douceurs de Paris, où la presence de la Princesse de Monpensier n'estoit pas la moindre raison qui luy attirast. L'Armée demeura sous le commandement du Prince de Monpensier: & peu de temps apres la Paix estant faite, toute la Cour se trouva à Paris. La beauté de la Princesse effaça toutes celles qu'on avoit admirées jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde, par les charmes de son esprit & de sa personne. Le Duc d'Anjou ne changea pas à Paris les sentimens qu'il avoit conceus pour elle à Champigni. Il prit un soin extréme de le luy faire connoistre par toutes sortes de soins: prenant garde toutefois à ne luy en pas rendre des temoignages trop éclatans, de peur de donner de la jalousie au Prince son Mari. Le Duc de Guise acheva d'en devenir violamment amoureux: & voulant par plusieurs raisons tenir sa passion cachée, il se resolut de la luy declarer d'abord, afin de s'espargner tous ces commencemens, qui font toûjours naistre le bruit & l'éclat. Estant un jour chez la Reine à une heure où il y avoit tres-peu de monde, la Reine s'estant retirée pour parler d'affaires avec le Cardinal de Lorraine, la Princesse de Monpensier y arriva. Il se resolut de prendre ce moment pour luy parler: & s'approchant d'elle; Je vais vous surprendre, Madame, luy-dit-il, & vous déplaire, en vous apprenant que j'ay toûjours conservé cette passion qui vous a esté connuë autrefois; mais qui s'est si fort augmentée en vous revoiant, que ni vostre severité, ni la haine de Monsieur le Prince de Monpensier, ni la concurrence du premier Prince du Royaume, ne sauroient luy oster un moment de sa violence. Il auroit esté plus respectueux de vous la faire connoistre par mes actions, que par mes paroles: mais, Madame, mes actions l'auroient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous; & je souhaitte que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La Princesse fut d'abord si surprise & si troublée de ce discours, qu'elle ne songea pas à l'interrompre: mais en suite estant revenuë à elle, & commençant à luy repondre, le Prince de Monpensier entra. Le trouble & l'agitation estoient peints sur le visage de la Princesse. La veuë de son Mari acheva de l'embarrasser: de sorte qu'elle luy en laissa plus entendre, que le Duc de Guise ne luy en venoit de dire. La Reine sortit de son cabinet; & le Duc se retira pour guerir la jalousie de ce Prince. La Princesse de Monpensier trouva le soir dans l'esprit de son Mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences épouvantables; & luy deffendit de parler jamais au Duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement, & bien occupée des avantures qui luy estoient arrivées ce jour-là. Le jour suivant elle revit le Duc de Guise chez la Reine: mais il ne l'aborda pas; & se contenta de sortir un peu apres elle, pour luy faire voir qu'il n'y avoit que faire quand elle n'y estoit pas. Il ne se passoit point de jour qu'elle ne receust mille marques cachées de la passion de ce Duc, sans qu'il essayast de luy en parler, que lors qu'il ne pouvoit estre veu de personne. Comme elle estoit bien persuadée de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les resolutions qu'elle avoit faites à Champigni, à sentir dans le fonds de son cœur quelque chose de ce qui y avoit esté autrefois. Le Duc d'Anjou de son costé n'oublioit rien pour luy temoigner son amour en tous les lieux où il la pouvoit voir, & il la suivoit continuellement chez la Reine sa Mere. La Princesse sa sœur, de qui il estoit aimé, en estoit traitée avec une rigueur capable de guerir toute autre passion que la sienne. On découvrit en ce temps là que cette Princesse, qui fut depuis la Reine de Navarre, eut quelque attachement pour le Duc de Guise: & ce qui le fît découvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du Duc d'Anjou pour le Duc de Guise. La Princesse de Monpensier apprît cette nouvelle, qui ne luy fut pas indifferente; & qui luy fît sentir qu'elle prenoit plus d'interest au Duc de Guise qu'elle ne pensoit. Monsieur de Monpensier son Beau-pere, épousant alors Madamoiselle de Guise, sœur de ce Duc, elle estoit contrainte de le voir souvent, dans les lieux où les ceremonies des Nopces les appelloient l'un & l'autre. La Princesse de Monpensier ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croioit amoureux de Madame, osast luy dire qu'il l'estoit d'elle: & se sentant offensée, & quasi affligée de s'estre trompée elle-mesme; un jour que le Duc de Guise la rencontra chez sa sœur un peu éloignée des autres, & qu'il luy voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement, & luy dît d'un ton de voix qui marquoit sa colere: Je ne comprens pas qu'il faille sur le fondement d'une foiblesse, dont on a esté capable à treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi; & sur tout quand on l'est d'une autre à la veuë de toute la Cour. Le Duc de Guise qui avoit beaucoup d'esprit, & qui estoit fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne, pour entendre tout ce que signifioient les paroles de la Princesse. Il luy respondit avec beaucoup de respect: J'avoüe, Madame, que j'ay eu tort de ne pas mépriser l'honneur d'estre Beau-frere de mon Roy, plutost que de vous laisser soupçonner un moment, que je pouvois desirer un autre cœur que le vostre: mais si vous voulez me faire la grace de m'écouter, je suis asseuré de me justifier auprés de vous. La Princesse de Monpensier ne repondit point; mais elle ne s'éloigna pas: & le Duc de Guise voiant qu'elle luy donnoit l'audiance qu'il souhaittoit, luy apprît que sans s'estre attiré les bonnes graces de Madame par aucun soin, elle l'en avoit honoré: que n'ayant nulle passion pour elle, il avoit tres-mal repondu à l'honneur qu'elle luy faisoit, jusques à ce qu'elle luy eust donné quelque esperance de l'épouser. Qu'à la verité la grandeur où ce mariage pouvoit l'élever, l'avoit obligé de luy rendre plus de devoirs: & que c'estoit ce qui avoit donné lieu au soupçon qu'en avoit eu le Roy & le Duc d'Anjou: que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadoient pas de son dessein; mais que si ce dessein luy deplaisoit, il l'abandonnoit dés l'heure mesme, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le Duc de Guise faisoit à la Princesse, luy fît oublier toute la rigueur & toute la colere avec laquelle elle avoit commencé de luy parler. Elle changea de discours, & se mit à l'entretenir de la foiblesse qu'avoit euë Madame de l'aimer la premiere, & de l'avantage considerable qu'il recevroit en l'épousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au Duc de Guise, elle luy fît revoir mille choses agreables, qu'il avoit trouvées autrefois en Mademoiselle de Meziere. Quoy qu'ils ne se fussent point parlé depuis long-temps, ils se trouverent accoustumez l'un à l'autre: & leurs cœurs se remirent aisement dans un chemin qui ne leur estoit pas inconnu. Ils finirent cette agreable conversation, qui laissa une sensible joïe dans l'esprit du Duc de Guise. La Princesse n'en eut pas une petite de connoistre qu'il l'aimoit veritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles reflexions ne fît-elle point sur la honte de s'estre laissée fléchir si aisement aux excuses du Duc de Guise? sur l'embarras où elle s'alloit plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avoit regardée avec tant d'horreur, & sur les effroiables malheurs, où la jalousie de son Mari la pouvoit jetter? Ces pensées luy firent faire de nouvelles resolutions, mais qui se dissiperent dés le lendemain par la veuë du Duc de Guise. Il ne manquoit point de luy rendre un compte exact de ce qui se passoit entre Madame & luy. La nouvelle alliance de leurs Maisons luy donnoit occasion de luy parler souvent. Mais il n'avoit pas peu de peine à la guerir de la jalousie que luy donnoit la beauté de Madame, contre laquelle il n'y avoit point de serment qui la pust rassurer. Cette jalousie servoit à la Princesse de Monpensier à deffendre le reste de son cœur contre les soins du Duc de Guise, qui en avoit déja gaigné la plus grande partie. Le mariage du Roy avec la fille de l'Empereur Maximilien remplit la Cour de festes & de réjoüissances. Le Roy fît un Ballet, où dansoit Madame, & toutes les Princesses. La Princesse de Monpensier pouvoit seule luy disputer le prix de la beauté. Le Duc d'Anjou dansoit une Entrée de Maures; & le Duc de Guise, avec quatre autres, estoit de son Entrée. Leurs habits estoient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une mesme Entrée. La premiere fois que le Ballet se dansa, le Duc de Guise devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dît quelques mots en passant à la Princesse de Monpensier. Elle s'aperceut bien que le Prince son Mari y avoit pris garde: ce qui la mit en inquietude. Quelque temps apres voiant le Duc d'Anjou avec son masque & son habit de Maure, qui venoit pour luy parler, troublée de son inquietude, elle crut que c'estoit encore le Duc de Guise: & s'approchant de luy, N'ayez des yeux ce soir que pour Madame, luy dit-elle: Je n'en serez point jalouse: Je vous l'ordonne: On m'observe Ne m'approchez plus. Elle se retira sitost qu'elle eut achevé ces paroles. Le Duc d'Anjou en demeura accablé comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avoit un Rival aimé. Il comprît par le nom de Madame, que ce Rival estoit le Duc de Guise: & il ne put douter que la Princesse sa Sœur ne fust le sacrifice qui avoit rendu la Princesse de Monpensier favorable aux vœux de son Rival. La jalousie, le depit, & la rage se joignant à la haine qu'il avoit déja pour luy, firent dans son ame tout ce qu'on peut imaginer de plus violent; & il eut donné sur l'heure quelque marque sanglante de son desespoir, si la dissimulation qui luy estoit naturelle, ne fût venue à son secours, & ne l'eust obligé par des raisons puissantes, en l'estat qu'estoient les choses, à ne rien entreprendre contre le Duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de luy apprendre, qu'il savoit le secret de son amour: & l'abordant en sortant de la salle, où l'on avoit dansé: C'est trop, luy dît-il, d'oser lever les yeux jusques à ma Sœur, & de m'oster ma Maistresse. La consideration du Roy m'empesche d'éclater: mais souvenez-vous que la perte de vostre vie sera peut-estre la moindre chose dont je puniray quelque jour vostre temerité. La fierté du Duc de Guise n'estoit pas accoustumée à de telles menaces. Il ne put neanmoins y répondre, parceque le Roy, qui sortoit en ce moment, les appella tous deux: mais elles graverent dans son cœur un desir de vangeance, qu'il travailla toute sa vie à satisfaire. Dés le mesme soir le Duc d'Anjou luy rendit toutes sortes de mauvais offices auprés du Roy. Il luy persuada que jamais Madame ne consentiroit d'estre mariée avec le Roy de Navarre, avec qui on proposoit de la marier, tant que l'on souffriroit que le Duc de Guise l'approchast: & qu'il estoit honteux de souffrir qu'un de ses Sujets, pour satisfaire à sa vanité, apportast de l'obstacle à une chose qui devoit donner la Paix à la France. Le Roy avoit déja assez d'aigreur contre le Duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort, que le voiant le lendemain comme il se presentoit pour entrer au Bal chez la Reine, paré d'un nombre infini de pierreries, mais plus paré encore de sa bonne mine, il se mît à l'entrée de la porte, & luy demanda brusquement où il alloit. Le Duc, sans s'estonner, luy dît, qu'il venoit pour luy rendre ses tres-humbles services: à quoy le Roy repliqua qu'il n'avoit pas besoin de ceux qu'il luy rendoit; & se tourna, sans le regarder. Le Duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la Salle, outré dans le cœur, & contre le Roy, & contre le Duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle; & par une maniere de depit il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avoit accoustumé: joint que ce que luy avoit dit le Duc d'Anjou de la Princesse de Monpensier, l'empeschoit de jetter les yeux sur elle. Le Duc d'Anjou les observoit soigneusement l'un & l'autre. Les yeux de cette Princesse laissoient voir malgré elle quelque chagrin, lors que le Duc de Guise parloit à Madame. Le Duc d'Anjou, qui avoit compris par ce qu'elle luy avoit dit en le prenant pour M^r. de Guise, qu'elle avoit de la jalousie, espera de les broüiller; & se mettant auprés d'elle, C'est pour vostre interest, Madame, plutost que pour le mien, luy dît-il, que je m'en vais vous apprendre que le Duc de Guise ne merite pas que vous l'ayez choisi à mon prejudice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une verité que je ne say que trop. Il vous trompe, Madame, & vous sacrifie à ma Sœur, comme il vous l'a sacrifiée. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition: mais puis qu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposeray point à une fortune que je meritois sans doute mieux que luy. Je m'en rendrois indigne, si je m'opiniâtrois davantage à la conqueste d'un cœur qu'un autre possede. C'est trop de n'avoir pû attirer que vostre indifference. Je ne veux pas y faire succeder la haine, en vous importunant plus long temps de la plus fidelle passion qui fut jamais. Le Duc d'Anjou, qui estoit effectivement touché d'amour & de douleur, put à peine achever ces paroles: & quoy qu'il eust commencé son discours dans un esprit de depit & de vangeance, il s'attendrit, en considerant la beauté de la Princesse, & la perte qu'il faisoit en perdant l'esperance d'en estre aimé. De sorte que sans attendre sa reponse, il sortit du Bal, feignant de se trouver mal, & s'en alla chez luy resver à son malheur. La Princesse de Monpensier demeura affligée & troublée, comme on se le peut imaginer. Voir sa reputation & le secret de sa vie entre les mains d'un Prince qu'elle avoit maltraité, & apprendre par luy, sans pouvoir en douter, qu'elle estoit trompée par son Amant, estoient des choses peu capables de luy laisser la liberté d'esprit que demandoit un lieu destiné à la joïe. Il falut pourtant demeurer en ce lieu, & aller souper en suite chez la Duchesse de Monpensier sa Belle-mere, qui l'emmena avec elle. Le Duc de Guise, qui mouroit d'impatience de luy conter ce que luy avoit dit le Duc d'Anjou le jour precedent, la suivit chez sa Sœur. Mais quel fut son estonnement, lors que voulant entretenir cette belle Princesse, il trouva qu'elle ne luy parloit que pour luy faire des reproches épouvantables: & le depit luy faisoit faire ces reproches si confusément, qu'il n'y pouvoit rien comprendre, sinon qu'elle l'accusoit d'infidelité & de trahison. Accablé de desespoir de trouver une si grande augmentation de douleur, où il avoit esperé de se consoler de tous ses ennuis; & aimant cette Princesse avec une passion qui ne pouvoit plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en estre aimé, il se determina tout d'un coup. Vous serez satisfaite, Madame, luy dît-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance Royalle n'auroit pû obtenir de moy. Il m'en coustera ma fortune: mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la Duchesse sa Sœur, il s'en alla trouver à l'heure mesme les Cardinaux, ses Oncles; & sur le pretexte du mauvais traitement qu'il avoit receu du Roy, il leur fît voir une si grande necessité pour sa fortune à faire paroistre qu'il n'avoit aucune pensée d'espouser Madame, qu'il les obligea à conclure son mariage avec la Princesse de Portien, duquel on avoit déja parlé. La nouvelle de ce mariage fut aussi tost seuë par tout Paris. Tout le monde fut surpris, & la Princesse de Monpensier en fut touchée de joïe & de douleur. Elle fut bien aise de voir par là le pouvoir qu'elle avoit sur le Duc de Guise: & elle fut fachée en mesme temps de luy avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le Duc de Guise, qui vouloit au moins que l'Amour le recompensast de ce qu'il perdoit du costé de la Fortune, pressa la Princesse de luy donner une audiance particuliere, pour s'éclaircir des reproches injustes qu'elle luy avoit faits. Il obtint qu'elle se trouveroit chez la Duchesse de Monpensier sa Sœur à une heure que cette Duchesse n'y seroit pas, & qu'il pourroit l'entretenir en particulier. Le Duc de Guise eut la joïe de se pouvoir jetter à ses pieds, de luy parler en liberté de sa passion, & de luy dire ce qu'il avoit souffert de ses soupçons. La Princesse ne pouvoit s'oster de l'esprit ce que luy avoit dit le Duc d'Anjou, quoy que le procedé du Duc de Guise la dust absolument rassurer. Elle luy apprît le juste sujet qu'elle avoit de croire qu'il l'avoit trahie; puis que le Duc d'Anjou savoit ce qu'il ne pouvoit avoir appris que de luy. Le Duc de Guise ne savoit par où se deffendre, & estoit aussi embarrassé que la Princesse de Monpensier à deviner ce qui avoit pû découvrir leur intelligence. Enfin dans la suite de leur conversation, comme elle luy remontroit, qu'il avoit eu tort de precipiter son mariage avec la Princesse de Portien, & d'abandonner celuy de Madame, qui luy estoit si avantageux, elle luy dît qu'il pouvoit bien juger qu'elle n'en eust eu aucune jalousie, puis que le jour du Ballet elle-mesme l'avoit conjuré de n'avoir des yeux que pour Madame. Le Duc de Guise luy dît qu'elle avoit eu l'intention de luy faire ce commandement; mais qu'assurement elle ne luy avoit pas fait. La Princesse luy soustint le contraire. Enfin à force de disputer & d'aprofondir, ils trouverent qu'il falloit qu'elle se fust trompée dans la ressemblence des habits, & qu'elle mesme eust appris au Duc d'Anjou ce qu'elle accusoit le Duc de Guise de luy avoir appris. Le Duc de Guise qui estoit presque justifié dans son esprit par son mariage, le fut entierement par cette conversation. Cette belle Princesse ne put refuser son cœur à un homme qui l'avoit possedé autrefois, & qui venoit de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses vœux, & luy permit de croire qu'elle n'estoit pas insensible à sa passion. L'arrivée de la Duchesse de Monpensier sa Belle-Mere finit cette conversation, & empécha le Duc de Guise de luy faire voir les transports de sa joïe. Quelque temps apres la Cour s'en allant à Blois, où la Princesse de Monpensier la suivit, le mariage de Madame avec le Roy de Navarre y fut conclu. Le Duc de Guise ne connoissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'estre aimé de la Princesse, vit avec joïe la conclusion de ce mariage, qui l'auroit comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvoit si bien cacher son amour, que le Prince de Monpensier n'en entrevist quelque chose, lequel n'estant plus maistre de sa jalousie, ordonna à la Princesse sa femme de s'en aller à Champigni. Ce commandement luy fut bien rude: il falut pourtant obeir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au Duc de Guise: mais elle se trouva bien embarrassée à luy donner des moyens seurs pour luy escrire. Enfin apres avoir bien cherché, elle jetta les yeux sur le Comte de Chabanes, qu'elle contoit toûjours pour son Ami, sans considerer qu'il estoit son Amant. Le Duc de Guise, qui savoit à quel point ce Comte estoit Ami du Prince de Monpensier, fut espouvanté qu'elle le choisist pour son Confident, mais elle luy répondit si bien de sa fidelité, qu'elle le rasseura. Il se separa d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnement. Le Comte de Chabanes qui avoit toûjours esté malade à Paris pendant le sejour de la Princesse de Monpensier à Blois, sachant qu'elle s'en alloit à Champigni, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle luy fît mille caresses & mille amitiez; & luy temoigna une impatiance extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmé. Mais quelle fut son estonnement & sa douleur, quand il trouva que cette impatiance n'alloit qu'à luy conter qu'elle estoit passionnement aimée du Duc de Guise, & qu'elle l'aimoit de la mesme sorte? Son estonnement & sa douleur ne luy permirent pas de répondre. La Princesse, qui estoit pleine de sa passion, & qui trouvoit un soulagement extréme à luy en parler, ne prît pas garde à son silence; & se mit à luy conter jusques aux plus petites circonstances de son avanture. Elle luy dît comme le Duc de Guise & elle estoient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devoient s'écrire. Ce fut le dernier coup pour le Comte de Chabanes, de voir que sa maistresse vouloit qu'il servit son Rival, & qu'elle luy en faisoit la proposition comme d'une chose qui luy devoit estre agreable. Il estoit si absolument maistre de luy mesme, qu'il luy cacha tous ses sentimens. Il luy temoigna seulement la surprise où il estoit de voir en elle un si grand changement. Il espera d'abord que ce changement qui luy ostoit toutes ses esperances, luy osteroit aussi toute sa passion: mais il trouva cette Princesse si charmante, sa beauté naturelle estant encore de beaucoup augmentée par une certaine grace que luy avoit donnée l'air de la Cour, qu'il sentit qu'il l'aimoit plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle luy faisoit sur la tendresse & sur la delicatesse de ses sentimens pour le Duc de Guise, luy faisoient voir le prix du cœur de cette Princesse, & luy donnoient un desir de le posseder. Comme sa passion estoit la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire: car elle le fît resoudre de porter à sa Maistresse les Lettres de son Rival. L'absence du Duc de Guise donnoit un chagrin mortel à la Princesse de Monpensier. Et n'esperant de soulagement que par ses Lettres, elle tourmentoit incessamment le Comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevoit point, & se prenoit quasi à luy de n'en avoir pas assez-tost. Enfin, il en receut par un Gentilhomme du Duc de Guise: & il les luy apporta à l'heure mesme, pour ne luy retarder pas sa joïe d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extréme. Elle ne prit pas le soin de la luy cacher, & luy fît avaller à longs traits tout le poison imaginable, en luy lisant ces lettres, & la response tendre & galante qu'elle y faisoit. Il porta cette response au Gentilhomme avec la mesme fidelité avec laquelle il avoit rendu la lettre à la Princesse: mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensée que cette Princesse feroit quelque reflexion sur ce qu'il faisoit pour elle, & qu'elle luy en temoigneroit de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour luy, par le chagrin qu'elle avoit d'ailleurs, il prît la liberté de la supplier de penser un peu à ce qu'elle luy faisoit souffrir. La Princesse qui n'avoit dans la teste que le Duc de Guise, & qui ne trouvoit que luy seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que luy osast penser à elle, qu'elle maltraita bien plus le Comte de Chabanes en cette occasion, qu'elle n'avoit fait la premiere fois qu'il luy avoit parlé de son amour. Quoy que sa passion, aussi bien que sa patience, fust extréme, & à toutes espreuves, il quitta la Princesse, & s'en alla chez un de ses Amis dans le voisinage de Champigni, d'où il luy escrivit avec toute la rage que pouvoit causer un si estrange procedé: mais neantmoins avec tout le respect qui estoit deu à sa qualité: & par sa lettre il luy disoit un eternel adieu. La Princesse commença à se repentir d'avoir si peu ménagé un homme sur qui elle avoit tant de pouvoir; & ne pouvant se resoudre à le perdre, non seulement à cause de l'amitié qu'elle avoit pour luy, mais aussi par l'interest de son amour, pour lequel il luy estoit tout à fait necessaire, elle luy manda qu'elle vouloit absolument luy parler encore une fois, & apres cela qu'elle le laissoit libre de faire ce qu'il luy plairoit. L'on est bien foible quand on est amoureux. Le Comte revint, & en moins d'une heure la beauté de la Princesse de Monpensier, son esprit, & quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avoit jamais esté: & il luy donna mesme des lettres du Duc de Guise, qu'il venoit de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut à la Cour d'y faire venir les Chefs du Parti Huguenot, pour cét horrible dessein qu'on executa le jour de la S. Barthelemy, fît que le Roy, pour les mieux tromper, esloigna de luy tous les Princes de la Maison de Bourbon, & tous ceux de la Maison de Guise. Le Prince de Monpensier s'en retourna à Champigni, pour achever d'accabler la Princesse sa Femme par sa presence. Le Duc de Guise s'en alla à la campagne, chez le Cardinal de Lorraine son Oncle. L'amour & l'oisiveté mirent dans son esprit un si violent desir de voir la Princesse de Monpensier, que sans considerer ce qu'il hazardoit pour elle, & pour luy, il feignit un voiage, & laissant tout son train dans une petite Ville, il prit avec luy ce seul Gentilhomme qui avoit déja fait plusieurs voyages à Champigni, & il s'y en alla en poste. Comme il n'avoit point d'autre adresse que celle du Comte de Chabanes, il luy fît escrire un billet par ce mesme Gentilhomme, par lequel ce Gentilhomme le prioit de le venir trouver en un lieu qu'il luy marquoit. Le Comte de Chabanes croyant que c'estoit seulement pour recevoir des lettres du Duc de Guise, l'alla trouver: mais il fut extrémement surpris quand il vit le Duc de Guise; & il n'en fut pas moins affligé. Ce Duc, occupé de son dessein, ne prit non plus garde à l'embarras du Comte, que la Princesse de Monpensier avoit fait à son silence, lors qu'elle luy avoit conté son amour. Il se mit à luy exagerer sa passion, & à luy faire comprendre qu'il mourroit infailliblement, s'il ne luy faisoit obtenir de la Princesse la permission de la voir. Le Comte de Chabanes luy repondit froidement qu'il diroit à cette Princesse tout ce qu'il souhaittoit qu'il luy dist, & qu'il viendroit luy en rendre réponse. Il s'en retourna à Champigni, combatu de ses propres sentimens, mais avec une violence qui luy ostoit quelquefois toute sorte de connoissance. Souvent il prenoit resolution de renvoier le Duc de Guise sans le dire à la Princesse de Monpensier: mais la fidelité exacte qu'il luy avoit promise, changeoit aussitost sa resolution. Il arriva auprés d'elle sans savoir ce qu'il devoit faire; & apprenant que le Prince de Monpensier estoit à la chasse, il alla droit à l'appartement de la Princesse, qui le voiant troublé, fit retirer aussitost ses Femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il luy dît, en se moderant le plus qu'il luy fut possible, que le Duc de Guise estoit à une lieuë de Champigni, & qu'il souhaittoit passionément de la voir. La Princesse fit un grand cri à cette nouvelle, & son embarras ne fut guere moindre que celuy du Comte. Son amour luy presenta d'abord la joïe qu'elle auroit de voir un homme qu'elle aimoit si tendrement. Mais quand elle pensa combien cette action estoit contraire à sa vertu, & qu'elle ne pouvoit voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle à l'insu de son Mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le Comte de Chabanes attendoit sa réponse comme une chose qui alloit decider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la Princesse par son silence, il prît la parole, pour luy representer tous les perils où elle s'exposeroit par cette entreveuë. Et voulant luy faire voir qu'il ne luy tenoit pas ce discours pour ses interests, il luy dît: Si apres tout ce que je viens de vous representer, Madame, vostre passion est la plus forte, & que vous desiriez voir le Duc de Guise, que ma consideration ne vous en empesche point, si celle de vostre interest ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni estre cause qu'elle cherche des personnes moins fidelles que moy pour se la procurer. Oüy, Madame, si vous le voulez, j'iray querir le Duc de Guise dés ce soir, car il est trop perilleux de le laisser plus long temps où il est, & je l'ammeneray dans vostre appartement. Mais par où & comment? interrompit la Princesse. Ha! Madame s'écria le Comte, c'en est fait, puis que vous ne deliberez plus que sur les moyens. Il viendra, Madame, ce bien-heureux Amant. Je l'ammeneray par le Parc: donnez ordre seulement à celle de vos Femmes à qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, précisement à minuit, le petit Pont-Levis qui donne de vostre Anti-chambre dans le Parterre; & ne vous inquietez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; & sans attendre d'autre consentement de la Princesse de Monpensier, il remonta à cheval, & vint trouver le Duc de Guise qui l'attendoit avec une impatiance extréme. La Princesse de Monpensier demeura si troublée, qu'elle fût quelque temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de faire rapeller le Comte de Chabanes, pour luy deffendre d'ammener le Duc de Guise: mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que sans le rappeller, elle n'avoit qu'à ne point faire abaisser le Pont. Elle crût qu'elle continueroit dans cette resolution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne pût resister davantage à l'envie de voir un Amant qu'elle croioit si digne d'elle; & elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il falloit faire pour introduire le Duc de Guise dans son appartement. Cependant & ce Duc & le Comte de Chabanes approchoient de Champigni, mais dans un estat bien different. Le Duc abandonnoit son ame à la joïe, & à tout ce que l'esperance inspire de plus agreable: & le Comte s'abandonnoit à un desespoir, & à une rage, qui le pousserent mille fois à donner de son épée au travers du corps de son Rival. Enfin ils arriverent au Parc de Champigni, où ils laisserent leurs chevaux à l'Escuier du Duc de Guise; & passant par des breches qui estoient aux murailles, ils vinrent dans le Parterre. Le Comte de Chabanes, au milieu de son desespoir, avoit toûjours quelque esperance que la raison reviendroit à la Princesse de Monpensier, & qu'elle prendroit enfin la resolution de ne point voir le Duc de Guise. Quand il vit ce petit Pont abaissé, ce fut alors qu'il ne pût douter du contraire: & ce fut aussi alors qu'il fut tout prest à se porter aux dernieres extrémitez. Mais venant à penser que s'il faisoit du bruit, il seroit oüi apparamment du Prince de Monpensier, dont l'appartement donnoit sur le mesme Parterre; & que tout ce desordre tomberoit en suite sur la personne qu'il aimoit le plus, sa rage se calma à l'heure méme; & il acheva de conduire le Duc de Guise aux pieds de sa Princesse. Il ne pût se resoudre à estre temoin de leur conversation, quoy que la Princesse luy temoignast le souhaitter, & qu'il l'eust bien souhaitté luy-mesme. Il se retira dans un petit passage qui estoit du costé de l'appartement du Prince de Monpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensées qui ayent jamais occupé l'esprit d'un Amant. Cependant quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le Pont, le Prince de Monpensier, qui par malheur estoit éveillé dans ce moment, l'entendit, & fit lever un de ses Valets de Chambre, pour voir ce que c'estoit. Le Vallet de Chambre mit la teste à la fenestre, & au travers de l'obscurité de la nuit, il aperceut que le Pont estoit abaissé. Il en avertit son Maistre, qui luy commanda en mesme temps d'aller dans le Parc voir ce que se pouvoit estre. Un moment apres il se leva luy-mesme, estant inquieté de ce qu'il luy sembloit avoir oüi marcher quelqu'un, & il s'en vint droit à l'appartement de la Princesse sa Femme, qui respondoit sur le Pont. Dans le moment qu'il approchoit de ce petit passage, où estoit le Comte de Chabanes, la Princesse de Monpensier, qui avoit quelque honte de se trouver seule avec le Duc de Guise, pria plusieurs fois le Comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toûjours; & comme elle l'en pressoit davantage, possedé de rage & de fureur, il luy repondit si haut qu'il fût oüi du Prince de Monpensier; mais si confusément que ce Prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du Comte. Une pareille avanture eust donné de l'emportement à un esprit & plus tranquille, & moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excez de la rage & de la fureur dans celuy du Prince. Il heurta aussitost à la porte avec impetuosité; & criant pour se faire ouvrir, il donna la plus cruelle surprise du monde à la Princesse, au Duc de Guise & au Comte de Chabanes. Le dernier entendant la voix du Prince comprit d'abord qu'il estoit impossible de l'empescher de croire qu'il n'y eust quelqu'un dans la chambre de la Princesse sa Femme: & la grandeur de sa passion luy montrant en ce moment, que s'il y trouvoit le Duc de Guise, Madame de Monpensier auroit la douleur de le voir tuer à ses yeux, & que la vie mesme de cette Princesse ne seroit pas en seureté, il se resolut par une generosité sans exemple, de s'exposer pour sauver une Maistresse ingrate, & un Rival aimé. Pendant que le Prince de Monpensier donnoit mille coups à la porte, il vint au Duc de Guise, qui ne savoit quelle resolution prendre, & il le mit entre les mains de cette femme de Madame de Monpensier qui l'avoit fait entrer par le Pont, pour le faire sortir par le mesme lieu, pendant qu'il s'exposeroit à la fureur du Prince. A peine le Duc estoit hors l'Antichambre, que le Prince ayant enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possedé de fureur, & qui cherchoit sur qui la faire éclater. Mais quand il ne vit que le Comte de Chabanes, & qu'il le vit immobile, appuyé sur la table, avec un visage où la tristesse estoit peinte, il demeura immobile luy-mesme: & la surprise de trouver & seul & la nuit dans la chambre de sa Femme l'Homme du monde qu'il aimoit le mieux, le mit hors d'estat de pouvoir parler. La Princesse estoit à demi évanoüie sur des carreaux, & jamais peut-estre la Fortune n'a mis trois personnes en des estats si pitoiables. Enfin le Prince de Monpensier qui ne croioit pas voir ce qu'il voioit, & qui vouloit démesler ce cahos où il venoit de tomber, adressant la parole au Comte, d'un ton qui faisoit voir qu'il avoit encore de l'amitié pour luy, Que vois-je, luy dît-il? Est-ce une illusion ou une verité? Est-il possible qu'un Homme que j'ay aimé si cherement choisisse ma Femme entre toutes les autres Femmes pour la seduire? Et vous, Madame, dît-il à la Princesse, en se tournant de son costé, n'estoit-ce point assez de m'oster vostre cœur, & mon honneur, sans m'oster le seul Homme qui me pouvoit consoler de ces malheurs. Répondez-moy l'un ou l'autre, leur dit-il, & éclaircissez-moy d'une avanture que je ne puis croire telle qu'elle me paroist. La Princesse n'estoit pas capable de répondre, & le Comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler. Je suis criminel à vostre égard, luy dit-il enfin, & indigne de l'amitié que vous avez euë pour moi: mais ce n'est pas de la maniere que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous, & plus desesperé. Je ne saurois vous en dire davantage. Ma mort vous vangera, & si vous voulez me la donner tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'estre agreable. Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle, & avec un air qui marquoit son innocence, au lieu d'éclaircir le Prince de Monpensier, luy persuadoient de plus en plus qu'il y avoit quelque mistere dans cette avanture qu'il ne pouvoit deviner: & son desespoir s'augmentant par cette incertitude, Ostez-moy la vie vous-mesme, luy dit-il, ou donnez-moy l'éclaircissement de vos paroles: Je n'y comprends rien. Vous devez cet éclaircissement à mon amitié. Vous le devez à ma moderation; car tout autre que moy auroit déja vangé sur vostre vie un affront si sensible. Les apparances sont bien fausses, interrompit le Comte. Ah c'est trop, replica le Prince: il faut que je me vange, & puis je m'éclairciray à loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du Comte de Chabanes avec l'action d'un homme emporté de rage. La Princesse craignant quelque malheur (ce qui ne pouvoit pourtant pas arriver, son Mari n'ayant point d'espée) se leva pour se mettre entre-deux. La foiblesse où elle estoit, la fît succomber à cet effort; & comme elle approchoit de son Mari, elle tomba évanoüie à ses pieds. Le Prince fut encore plus touché de cet évanoüissement, qu'il n'avoit esté de la tranquillité où il avoit trouvé le Comte, lors qu'il s'estoit approché de luy; & ne pouvant plus soustenir la veuë de deux personnes qui luy donnoient des mouvemens si tristes, il tourna la teste de l'autre costé, & se laissa tomber sur le lit de sa Femme, accablé d'une douleur incroiable. Le Comte de Chabanes penetré de repentir d'avoir abusé d'une amitié dont il recevoit tant de marques, & ne trouvant pas qu'il pust jamais reparer ce qu'il venoit de faire, sortit brusquement de la chambre; & passant par l'appartement du Prince, dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la Cour. Il se fît donner des chevaux, & s'en alla dans la campagne, guidé par son seul desespoir. Cependant le Prince de Monpensier qui voioit que la Princesse ne revenoit point de son évanoüissement, la laissa entre les mains de ses Femmes, & se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le Duc de Guise qui estoit sorti heureusement du Parc, sans savoir quasi ce qu'il faisoit, tant il estoit troublé, s'éloigna de Champigni de quelques lieuës: mais il ne put s'éloigner davantage, sans savoir des nouvelles de la Princesse. Il s'arresta dans une forest, & envoya son Escuier pour apprendre du Comte de Chabanes ce qui estoit arrivé de cette terrible avanture. L'Escuier ne trouva point le Comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la Princesse de Monpensier estoit extraordinairement malade. L'inquietude du Duc de Guise fut augmentée par ce que luy dît son Escuier: & sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses Oncles, pour ne pas donner de soupçon par un plus long voiage. L'Escuier du Duc de Guise luy avoit raporté la verité, en luy disant que Madame de Monpensier estoit extrémement malade; car il estoit vray que sitost que ses Femmes l'eurent mise dans son lit, la fievre luy prit si violemment, & avec des réveries si horribles, que dés le second jour l'on craignit pour sa vie. Le Prince feignit d'estre malade, afin qu'on ne s'estonnast de ce qu'il n'entroit pas dans la chambre de sa Femme. L'ordre qu'il receut de s'en retourner à la Cour, où l'on rappeloit tous les Princes Catholiques pour exterminer les Huguenots, le tira de l'embarras où il estoit. Il s'en alla à Paris, ne sachant ce qu'il avoit à esperer ou à craindre du mal de la Princesse sa Femme. Il n'y fut pas sitost arrivé, qu'on commença d'attaquer les Huguenots en la personne d'un de leurs Chefs, l'Amiral de Chastillon: & deux jours apres l'on fît cet horrible massacre, si renommé par toute l'Europe. Le pauvre Comte de Chabanes, qui s'estoit venu cacher dans l'extrémité de l'un des Faux-bourgs de Paris, pour s'abandonner entierement à sa douleur, fut enveloppé dans la ruine des Huguenots. Les personnes chez qui il s'estoit retiré l'ayant reconnu, & s'estant souvenuës qu'on l'avoit soupçonné d'estre de ce Parti, le massacrerent cette mesme nuit qui fut si funeste à tant de gens. Le matin le Prince de Monpensier allant donner quelques ordres hors la Ville, passa dans la ruë où estoit le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'étonnement à ce pitoiable spectacle; en suite son amitié se réveillant, elle luy donna de la douleur: mais le souvenir de l'offense qu'il croioit avoir receuë du Comte, luy donna enfin de la joïe: & il fut bien aise de se voir vangé par les mains de la Fortune. Le Duc de Guise occupé du desir de vanger la mort de son Pere, & peu apres rempli de la joïe de l'avoir vangée, laissa peu à peu éloigner de son ame le soin d'apprendre des nouvelles de la Princesse de Monpensier; & trouvant la Marquise de Noirmoustier, personne de beaucoup d'esprit & de beauté, & qui donnoit plus d'esperance que cette Princesse, il s'y attacha entiérement, & l'aima avec une passion demesurée, & qui luy dura jusques à la mort. Cependant apres que le mal de Madame de Monpensier fut venu au dernier point, il commença à diminuer. La raison luy revint, & se trouvant un peu soulagée par l'absence du Prince son Mari, elle donna quelque esperance de sa vie. Sa santé revenoit pourtant avec grande peine, par le mauvais estat de son esprit: & son esprit fut travaillé de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avoit eu aucune nouvelle du Duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses Femmes, si elles n'avoient vu personne, si elles n'avoient point de lettres; & ne trouvant rien de ce qu'elle eust souhaitté, elle se trouva la plus malheureuse du monde, d'avoir tout hazardé pour un homme qui l'abandonnoit. Ce luy fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du Comte de Chabanes, qu'elle seut bientost par les soins du Prince son Mari. L'ingratitude du Duc de Guise luy fît sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connoissoit si bien la fidelité. Tant de deplaisirs si pressans la remirent bientost dans un estat aussi dangereux que celuy dont elle estoit sortie. Et comme Madame de Noirmoustier estoit une personne qui prenoit autant de soin de faire éclater ses galanteries, que les autres en prennent de les cacher, celles de Monsieur de Guise & d'elle estoient si publiques, que toute éloignée & toute malade qu'estoit la Princesse de Monpensier, elle les apprit de tant de costez, qu'elle n'en pût douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put resister à la douleur d'avoir perdu l'estime de son Mari, le cœur de son Amant, & le plus parfait Ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles Princesses du monde, & qui auroit esté sans doute la plus heureuse, si la vertu & la prudence eussent conduit toutes ses actions.
FIN.
Dans la présentation de cette version électronique on a rendu plus systématique la distinction, imparfaitement achevée dans l'original, entre les lettres i/j, u/v.
On a conservé l'orthographe de l'original avec ses bizarreries, mais on a corrigé les coquilles les plus manifestes: