Title: Où va le monde?
Considérations philosophiques sur l'organisation sociale de demain
Author: Walther Rathenau
Translator: S. Jankélévitch
Release date: May 11, 2007 [eBook #21413]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://dp.rastko.net
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OÙ VA LE MONDE?
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TRADUCTION FRANÇAISE ET AVANT-PROPOS
DE
S. JANKÉLÉVITCH
PAYOT & CIE, PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1922
Tous droits réservés
Avant-propos du traducteur Introduction Le but Le chemin I.—Le chemin de l'économie II. —Le chemin de la morale III.—Le chemin de la volonté |
Depuis que cet ouvrage a été traduit, Walther Rathenau est mort, assassiné en pleine activité, payant ainsi de sa vie l'audace de ses idées et sa volonté persévérante d'en poursuivre la réalisation dans le cadre de la République allemande.
«Dis-moi quels sont tes ennemis, et je te dirai qui tu es», pourrait-on, à son propos, paraphraser l'adage bien connu. Or, si, pendant sa vie, il était parfois permis de se demander quel était le fond de sa pensée et quelles étaient ses véritables intentions, le geste homicide, accompli par ordre par quelques sicaires réactionnaires, ne laisse plus le moindre doute à cet égard.
Ce geste a classé Rathenau parmi les adversaires les plus décidés de l'ancien régime, parmi les hommes les plus convaincus que ce sont les fautes de ce régime qui ont surtout contribué à plonger l'Allemagne et, avec elle, l'Europe entière dans le chaos et le désordre qui, si on n'y porte immédiatement remède, menacent d'engendrer de nouveaux cataclysmes dont les conséquences seront encore plus terribles.
L'Allemagne, d'après Rathenau, dans l'état où l'a laissée la guerre et qui n'était à son avis qu'une conséquence logique de son état d'avant-guerre, avait besoin d'être reconstruite de fond en comble, mais, dans son esprit, la reconstruction de l'Allemagne ne pouvait se faire qu'en fonction de la reconstruction générale de l'Europe, et même du monde entier, la guerre ayant montré que, sous des dehors en apparence différents, tous les pays, toutes les nations souffraient des mêmes maux, présentaient les mêmes vices et les mêmes faiblesses.
Avant la guerre, les Allemands étaient fiers de ce qu'ils appelaient leur «esprit d'organisation» et considéraient avec mépris les autres peuples, les peuples latins et slaves en particulier, qui, eux, «n'auraient pas encore dépassé la phase de l'individualisme». Ceux-ci, à leur tour, objectaient aux Allemands que leur fameuse organisation n'était qu'une organisation de caserne, une organisation fondée sur la soumission passive et aveugle, et vantaient les mérites de l'initiative individuelle et de l'esprit d'improvisation.
La guerre est venue révéler aux uns et aux autres qu'ils avaient également tort et raison à la fois. Elle a montré, d'une part, que dans la complication de la vie moderne l'initiative individuelle et l'esprit d'improvisation ne peuvent engendrer que le gâchis et le désordre et, d'autre part, que l'organisation à l'allemande n'était «qu'une organisation de surface, reposant sur une hiérarchie de classes, voire de castes, qui n'excluait ni l'arbitraire, ni la plus profonde méconnaissance des intérêts de la collectivité et de ceux des générations futures».
Le mérite de Rathenau consiste à n'avoir pas attendu la fin, ni même l'explosion, de la guerre, pour apercevoir les vices et les mensonges de l'organisation allemande, pour déclarer qu'entre cette soi-disant «organisation» et l'absence d'organisation dans les autres pays il n'y avait guère de différence, que l'une et l'autre étaient également dangereuses pour la paix du monde, également pernicieuses pour le patrimoine spirituel de l'humanité, parce que l'une et l'autre se trouvaient au service de la même cause: le capitalisme, dans sa forme la plus évoluée et, en même temps, la plus inhumaine, à laquelle Rathenau lui-même a donné le nom de «mécanisation».
Dès 1910, c'est-à-dire à une époque où, selon sa propre expression, sa voix «se perdait encore dans le bruit des affaires et des jouissances», il avait commencé à exposer ses idées, fruit d'une profonde méditation et d'une analyse objective et impartiale des faits. Grand bourgeois, doué d'une vaste culture, placé à la tête d'une des plus grandes affaires de son pays (l'Allgemeine Elektrizitaets-Gesellschaft), à la fois homme de pensée et d'action, Rathenau se trouvait dans une situation exceptionnellement favorable pour juger à sa valeur le système capitaliste, pour en reconnaître les avantages et les mérites et en dénoncer les excès et les périls, pour indiquer enfin ou, tout au moins, pour rechercher les moyens susceptibles d'augmenter ceux-là, de conjurer, sinon de supprimer totalement, ceux-ci.
Tout en soumettant le capitalisme à une critique pénétrante, tout en en faisant ressortir sans ménagements tous les vices et tous les abus, tout en montrant que, s'il est une source de richesses et de jouissances pour quelques-uns, il est une cause d'esclavage et de misère héréditaires pour le plus grand nombre, Rathenau n'a donné son adhésion à aucune doctrine économique et sociale définie, à la doctrine socialiste moins qu'à toute autre. À ses yeux, le capitalisme est une phase nécessaire dans l'évolution de l'humanité, et il subsistera tant qu'il restera encore un seul coin de la planète inexploré, une seule force de la nature indomptée et inutilisée. Le capitalisme est le seul système pouvant et devant permettre à l'homme d'affirmer sa maîtrise de plus en plus grande sur les forces aveugles de la nature. C'est pourquoi il est, dans son essence même, un système foncièrement humain. Mais s'il affecte les formes inhumaines que nous lui connaissons; si, au lieu d'être un facteur de solidarité entre les peuples, il les oppose les uns aux autres dans une hostilité permanente; si, au lieu d'étendre ses bienfaits à tous les fils d'un même peuple, il crée non seulement des classes, mais de véritables castes ennemies, incapables de se comprendre les unes les autres, cela tient, encore une fois, non au capitalisme comme tel, mais à la fausse direction que des générations successives lui ont imprimé, en considérant comme un but ce qui n'était qu'un moyen. Oui, le capitalisme n'est qu'un moyen destiné à affranchir l'homme de la fatalité naturelle et sociale, à mettre à la disposition de chacun une quantité de biens suffisante pour lui assurer une vie humaine, au sens le plus large et le plus profond du mot.
Au lieu de cela, que voyons-nous? Des millions d'hommes manquant du plus nécessaire, au milieu de la production la plus intense et la plus effrénée, des millions et encore des millions d'hommes voués à un travail d'esclaves qui ne suffit même pas toujours à leur assurer leur pain quotidien, à côté de quelques milliers d'individus monopolisant tous les biens de la terre. Nous voyons la répartition des matières premières, la production d'objets fabriqués et manufacturés s'effectuer au hasard, selon les caprices ou les faux calculs des dirigeants de l'industrie qui ne tiennent aucun compte des besoins essentiels et véritables du pays et s'appliquent, au contraire, par la fabrication d'objets et d'articles toujours nouveaux, ne répondant le plus souvent à aucune utilité, à provoquer des besoins artificiels, à favoriser la passion du faux luxe, à satisfaire le mauvais goût par la camelote et l'article de bazar. Gâchis, désordre, gaspillage de forces et de richesses: voilà ce qui caractérise le capitalisme contemporain qui, pour se maintenir, n'a trouvé rien de mieux que de créer dans chaque pays, au sein de chaque nation, deux castes, deux peuples, le peuple des riches et le peuple des pauvres, séparés par un fossé infranchissable, mais tous deux également attachés au côté purement matériel de la vie, également «mécanisés».
Nous engageons le lecteur à lire attentivement les pages âpres et mordantes que Rathenau consacre à la critique du capitalisme moderne. C'est un réquisitoire impitoyable, d'autant plus impressionnant qu'on ne le sent inspiré par aucune haine ou passion de parti.
Les solutions pratiques préconisées par Rathenau comme remède à l'état de choses qu'il vient d'analyser se résument en un seul mot: «organisation»; organisation de la répartition des matières premières, organisation de la production, organisation de la consommation, au sein de ce qu'il appelle l'«État populaire», dont il cherche à ébaucher la forme. Cette partie positive de l'ouvrage est beaucoup plus vague que sa partie négative, et il ne pouvait d'ailleurs en être autrement, car Rathenau n'était rien moins que doctrinaire et ne se vantait pas de posséder la panacée infaillible, propre à transformer du jour au lendemain notre pauvre monde malade en un séjour paradisiaque. Il a saisi la première occasion qui lui fut offerte de se mettre en contact avec la vie réelle, d'intervenir activement dans les affaires de son pays, et il est à présumer que si la mort n'était pas venue mettre fin brutalement à cette activité à peine commencée, l'expérience acquise lui aurait permis de préciser ses idées sur ce que devait être cette nouvelle Allemagne, moralement et socialement régénérée, qu'il rêvait comme faisant partie d'une Europe solidaire, pacifique et heureuse.
S. J.
Ce livre traite de choses matérielles, mais au nom de l'esprit. S'il parle de travail, de nécessité et de gain, de biens, de droits et de puissance, d'organisation technique, économique et politique, il ne pose ni n'apprécie ces notions à titre de valeurs finales.
Il est juste de demander si ce ne sont pas plutôt la pauvreté, le besoin, le souci et l'injustice qui délivrent les forces les plus profondes de l'homme, affranchissent l'âme et font descendre sur la terre le royaume des cieux. Et il est loisible de répondre que, loin de s'opposer à la liberté de croyance et au pouvoir de changement de l'homme, on doit plutôt encourager l'une et favoriser l'autre, que le froid de la misère flétrit tous les germes, que la croissance et l'épanouissèment ont besoin de chaleur et de lumière. Mais ni cette question, ni cette réponse ne sont formulées ici. L'esprit ne se laisse entraîner ni à appuyer et à soutenir ce qui existe, ni à provoquer des désirs et à créer des conditions: sa force est assez grande pour lui permettre à tout moment de réaliser l'accord entre l'organisation et l'organisateur. Mais ce rapport-là est univoque, comme l'est celui qui existe entre les formations organiques et l'ensemble des conditions d'existence; chaque nouvel esprit se crée son monde à lui, et chacune de ses évolutions se manifeste par un nouvel essor de la vie.
Ce n'est pas la revendication qui précède l'essor. Celui-ci est annoncé par une sorte de message, qui implique déjà un commencement de réalisation. Mais ce message, loin d'être une rêverie prophétique, résulte de la pénétration des conditions matérielles par la certitude de la loi morale.
Ce n'est donc pas se livrer à des discussions oiseuses, c'est plutôt s'acquitter d'un devoir et user d'un droit que de se détourner momentanément de la contemplation de l'esprit en mouvement, pour diriger son regard vers les jeux d'ombre des institutions et des formes extérieures de la vie: c'est que le rayon et l'ombre se laissent expliquer et décrire l'un par l'autre. Notre époque, qui attache tant d'importance au moindre fait, n'a pas le courage de lire son destin, tel qu'il est inscrit dans son propre cœur; et lorsque, se jouant et se livrant à des distractions qui n'impliquent aucune responsabilité, elle dirige parfois sa pensée vers l'avenir, elle en arrive, par un renversement des soucis et des mécontentements quotidiens, à créer des utopies mécaniques qui, animées par la baguette magique de la technique, transforment tous les jours gris de la vieille semaine en autant de maigres dimanches.
Où notre époque puise-t-elle encore le courage de parler de développement, d'avenir et de fins, d'orienter la moitié de son activité vers ce qui n'existe pas encore, de songer à la postérité, d'inventer des lois, de poser des valeurs, d'accumuler des biens? Elle ne se lasse pas d'examiner la question de ses origines, mais elle ne sait pas où elle se trouve et ne veut pas savoir où elle va. C'est pourquoi les meilleurs succombent à la besogne au jour le jour; nombreux sont ceux qui laissent le doute, la lassitude et le désespoir envahir leur pensée, qui prétendent jouir du présent et renoncent au plus beau de leurs privilèges: l'inquiétude.
D'autres se tournent vers la foi dogmatique périmée et se réclament de ses promesses. Ils veulent faire revivre cette foi à l'aide d'institutions, de preuves, en usant tour à tour de bonté, de colère, de promesses et de menaces. Ils ont raison au point de vue du sentiment, car la religion de l'homme ne disparaîtra jamais; mais leur pensée est erronée, car il n'y a pas de foi sans objet, et celui-ci ne se laisse imposer ni par la contrainte, ni par la persuasion verbale. L'essence de la foi consiste en ce qu'elle crée elle-même son objet, avec une assurance aussi infaillible qu'inconsciente, et que cet objet correspond à l'ensemble des forces créatrices d'une époque. Mais la foi dogmatique a dépéri par la faute de ses suprêmes autorités, trop faibles pour l'imposer au monde d'une manière exclusive, mais assez fortes pour, pendant des siècles, la protéger, à l'aide de verres fumés, contre l'action des rayons de la vie. Le jour où on lui a violemment arraché ces verres, la foi a expiré.
Inventer des dieux, provoquer des présages, ordonner des sacrements: rien de plus vain que ces pieux artifices. Certes, tout cela suppose l'existence, au plus profond de notre être, de forces capables de créer de nouvelles orientations; mais quelque habile qu'elle soit, jamais l'interprétation humaine ne réussira à remplacer par des notions morales la vieille base faite de miracles palpables; les convictions transcendantes survivent toujours dans notre cœur, mais elles exigent une nouvelle langue, de nouvelles représentations et un éclairage nouveau. Les obscures profondeurs de notre conscience la plus intime, la plus à l'abri du monde extérieur, sont loin d'être vides; lorsque nous consentons à y descendre, nous y retrouvons chaque fois la certitude de l'infini, du côté divin de la création, l'annonce de la vocation de notre âme et de nos forces supra-intellectuelles, le mystère du royaume spirituel.
Nous avons traité de ces choses dans notre livre: Zur Mechanik des Geistes. Ici nous ne prendrons en considération qu'un des principes formulés dans cet ouvrage, à savoir que toutes nos actions et aspirations d'ici-bas ne sont légitimes et justifiées que dans la mesure où elles contribuent au développement et à l'affermissement de son règne.
Ce livre s'attaque au cœur même du socialisme dogmatique. Celui-ci est le produit d'une volonté portant sur les choses matérielles; sa doctrine centrale est celle qui préconise le partage des biens terrestres, et son but consiste à édifier une certaine organisation économico-étatique. S'il cherche aujourd'hui à s'incorporer et à s'assimiler des idéaux empruntés à d'autres conceptions du monde, il n'en est pas moins vrai qu'il n'est pas un produit de l'esprit même qui anime ces idéaux; il n'a pas besoin de ceux-ci, qui risquent même de le troubler, car son chemin s'étend de la terre à la terre, sa foi la plus profonde a pour objet la révolte, sa force la plus grande consiste dans une haine commune, et son dernier espoir est celui du bien-être matériel.
Ceux qui l'ont fondé croyaient à l'infaillibilité de la science. Plus que cela: ils croyaient que la science possède une force rationnelle; ils croyaient à l'existence d'inéluctables lois matérielles régissant l'humanité et à la possibilité d'un bonheur terrestre mécanique.
Mais, aujourd'hui, la science elle-même commence à se rendre compte que son tissu le plus parfait n'est pour la volonté humaine que ce qu'une bonne carte est pour un voyageur: ici une chaîne de montagnes, là un fleuve, plus loin une ville et, plus loin encore, une mer; si je tourne à droite, j'arrive à tel point; si je tourne à gauche, j'aboutis à tel autre point; ce chemin-ci est plus court, cet autre plus plat; ici règne l'abondance, là on respire l'air des montagnes; ici on est en pays primitif, là en pays civilisé. Mais une carte ne peut m'indiquer le chemin qui m'est prescrit, celui vers lequel m'attirent mon cœur et mon devoir. La science pèse et mesure, décrit et explique, mais elle est incapable d'apprécier autrement que d'après des critères conventionnels. Or, sans appréciation et sans choix, il est impossible de poser des fins, et toute activité rationnelle étant orientée vers des fins et des pôles, il s'ensuit de nouveau que c'est le cœur qui, en dernier lieu, décide du devenir humain.
Dans le déroulement fatal que la conception matérialiste de l'histoire assigne au devenir cosmique, il n'y a pas place pour la volonté du cœur; et lorsque la succession probable, présumée, des valeurs humaines subit une modification, comme ce fut toujours le cas, le mécanisme aveugle, qui exerce son action sans arrêt, met la volonté humaine en conflit avec elle-même.
Poser des fins s'appelle croire. Mais la vraie foi n'est pas celle qui naît d'une inversion de désirs provoquée par une nécessité passagère et qui, une fois née, adopte à l'égard de ce qui existe une attitude de négation et transforme l'ordre cosmique en un expédient. La vraie foi a sa source dans la force créatrice du cœur, dans l'imagination nourrie par l'amour; elle crée une certaine conviction d'où les événements découlent sans aucune intervention de la volonté. Jamais les convictions ne sont suggérées par les institutions, et le socialisme, qui ne lutte que pour des institutions, reste une doctrine politique. Il a beau critiquer, supprimer des anomalies, conquérir des droits: il ne réussira jamais à transformer la vie terrestre, car seule la conception du monde, la foi, l'idée transcendante possèdent la force nécessaire pour opérer cette transformation.
Mais si l'insuffisance du socialisme est évidente, il ne s'ensuit pas que ceux-là doivent s'en réjouir qui le combattent par attachement commode à ce qui existe, par crainte de sacrifices, par paresse du cœur.
Les sacrifices qu'exigent les temps nouveaux sont plus durs, les services qu'ils réclament sont plus pénibles et la récompense extérieure qu'ils promettent est moindre que dans le domaine social proprement dit. Ils exigent, en effet, plus que le renoncement aux biens matériels: le renoncement à nos vanités les plus chères, à nos faiblesses, vices et passions, et cela au profit de sentiments et d'actions que nous vantons en théorie, mais que nous méprisons dans la pratique, au profit de la conviction que ce n'est pas le bonheur qui est le but de notre existence, mais l'accomplissement d'une tâche, que ce n'est pas pour nous que nous vivons, mais pour remplir les commandements de Dieu.
Et, cependant, l'humanité finira par s'engager dans cette voie, non parce qu'elle le doit, mais parce qu'elle le voudra, parce que l'évidence de la foi rendra tout retour en arrière impossible, parce qu'elle se sentira envahie par le bonheur du vouloir divin. Elle sera en butte à l'hostilité, aux railleries, aux persécutions; aucune épreuve ne lui sera épargnée, pas même la malédiction de ceux dont elle prépare la rédemption et qui lui réservent des châtiments pour le tort qu'elle leur cause. L'ingratitude bénira son chemin, des tourments l'accableront à chaque pas, mais, humblement orgueilleuse, elle se réjouira de chaque pas douloureux qui la rapprochera de la lumière.
Ce ne seront ni la crainte ni l'espérance qui la pousseront à agir ainsi, car ni l'une ni l'autre ne sont de véritables mobiles d'action, et l'on peut en dire autant de la recherche rationnelle de l'équilibre mécanique, de la bonté et même de la justice. Les vrais mobiles d'action, les seuls capables de nous décider à accomplir de grandes choses, sont la foi inspirée par l'amour, la profonde nécessité et la volonté divine.
L'époque qui, dans son essence la plus intime, aspire à acquérir la connaissance d'elle-même et à se libérer de sa propre rudesse, n'est guère favorable à la pensée concrète, fondée sur la prévision mathématique. À peine échappée au lourd sérieux et à la plate évidence du matérialisme, elle se détourne honteuse de tout ce qui touche à la pratique; mais, honteuse en même temps de sa honte, elle cherche à la dissimuler et, surmontant sa répugnance, elle introduit dans sa vie affective quelques misérables accessoires et ingrédients de la vie moderne. Elle chante les lampes à arcs et autres inventions, dans des rimes d'une audace voulue, ce qui ne l'empêche pas d'être plus étrangère aux choses de ce monde que ne le fut l'époque précédente, plus grossière, mais qui du moins savait mettre la main à la pâte et était au courant des choses humaines. Pour se prouver à eux-mêmes combien ils sont éloignés de l'assurance inébranlable qui règne sur le marché du monde, beaucoup de nos contemporains n'arrêtent leur attention que sur l'enveloppe la plus mince, la plus bariolée des phénomènes et se contentent, non sans une certaine coquetterie, d'un examen superficiel qui leur révèle ici une ressemblance, là une contradiction.
Misérable mensonge! On n'a le droit de réfléchir sur le monde et de le juger que dans la mesure où on le prend au sérieux, où on est convaincu qu'il a un sens et qu'il est cohérent; mais la courageuse croyance à l'absurdité et à la confusion irrémédiable de tout ce qui existe comporte, à titre de conséquences, une vie dépourvue de tout élément spirituel, ne connaissant que les jouissances animales, et une conscience morale fondée uniquement sur la crainte de la police. Le voleur à l'étalage de la vie nie la sueur qu'il dépense pour réussir chacun de ses coups; il ne reste un héros que pour ses pareils, car l'humanité n'accepte pas en cadeau le produit d'un misérable vol.
Sans doute, ce n'est pas à l'aide de connaissances acquises et d'une instruction péniblement reçue que nous défricherons le champ qui nous est confié; l'orgueilleux savoir est par lui-même infécond. Mais tout ce qui se passe sur la terre doit être pris au sérieux; et quand on a les sens fidèles et l'esprit toujours prêt à s'abandonner, à se fondre avec ce qui l'entoure, on arrive à saisir le sens intime des choses même les plus journalières et on n'a pas la tentation de s'accrocher à leurs signes extérieurs. Si le monde est une organisation, un cosmos, l'homme a le droit de se faire une idée de ses connexions, de ses lois, de ses phénomènes et de les reproduire en lui-même. Si Platon, Léonard de Vinci et Gœthe ont fait des incursions dans le monde solide et ferme des choses, ce ne fut pas par égarement profane, mais parce qu'ils y étaient poussés par une nécessité divine. Le poète qui, incapable d'embrasser le présent et l'avenir de son monde, ne s'arrête qu'à des épisodes intéressants et choisis, a beau se donner pour un visionnaire: il n'est qu'un ordonnateur de divertissements esthétiques. Les Romains disaient de l'État qu'il était la chose de tous; cela est d'autant plus vrai de la nature, qui est à la fois le monde extérieur, le désert et l'oasis, l'arène de lutte et le tombeau de l'homme.
Le romantisme de notre temps, aux gestes réalistes et aux sentiments artificiels, ne tardera pas à céder la place à une mentalité qui n'a jamais cessé d'exister chez les hommes n'ayant pas subi la déformation de l'esprit: à l'expérience littéraire et scolaire succédera l'expérience puisée dans la connaissance du monde réel; sur les fondations en pierres de taille que formeront les réalités maîtrisées, l'édifice des idées reposera plus solidement et pourra s'élever avec plus de sécurité que sur le sable mouvant de principes étrangers à la vie. Des hommes robustes, guidés par des tendances pragmatiques, animés d'un sentiment de solidarité, ayant l'imagination nourrie des leçons de la réalité à laquelle ils prennent une part active et dont ils portent la responsabilité, arracheront la pensée libre et les sentiments indépendants à la serre chaude des chapelles, pour les lancer sur le chemin du devenir, de la destinée et de l'action. Les idées et les sentiments du monde seront alors solides sans être superficiels, délicats sans être faibles, pleins de fantaisie sans prétentions, transcendants sans bigoterie, pragmatiques sans chicane; la direction spirituelle sera arrachée aux mains de femmes et d'esthètes railleurs et sceptiques, pour être confiée à des hommes; aux mains d'artistes et d'enfileurs de phrases, pour être confiée à des poètes et à des penseurs.
Le nihilisme individuel dont nous souffrons, qui nous rend la généralisation douteuse, la loi suspecte et l'action méprisable, qui prétend se reposer dans la contemplation de ce qui est incomparablement unique, tout en se nourrissant en cachette de la loi et de l'action; ce nihilisme, disons-nous, fausse gaieté sans espoir, morale sans convictions et renoncement à contre-cœur, provient d'une source très profonde qui apparaît à la surface aux époques où les hommes ont perdu la foi.
Qu'est-ce qui est légitime, demande cette doctrine, puisque tout ce qui arrive est unique? Où est la permanence, puisque chaque instant est nouveau et sans précédent? Comment admettre le développement, étant donné que tout ce qui existe dans le temps n'est qu'illusion?
Il est vrai que dans l'essence la plus profonde des choses tout est repos et que, plus on s'éloigne du centre, plus le mouvement apparent devient intense. À tous les grands moments, l'âme a l'intuition de son but sacré et se sent attirée de l'agitation trompeuse de la surface vers le centre immobile. Mais ce mystère ne doit pas nous détacher de la vie. Nous ne percevons sans doute que les sons isolés et sans suite de l'harmonie totale, et ce qui est immuable nous éblouit par ses changements; il n'en reste pas moins que nous sommes placés dans cette vie pour la rendre parfaite dans le cercle étroit qui nous est assigné, et notre calvaire est soumis à la loi du temps. Si nous méprisons cette scène du devenir, toute pensée devient vaine, tout sentiment supérieur devient irrationnel et toute action se transforme en absurdité; même l'aspiration à une perfection supérieure, par le fait même qu'elle reste action, est vaine. Mais cette conclusion renferme sa propre réfutation, puisque l'ardente aspiration de l'âme subsiste malgré tout et constitue même l'élément le plus réel de notre vie intérieure. Ayons donc le courage de faire de cet élément, et non de l'Absolu imaginaire, l'axe temporaire de notre vie temporelle, et nous verrons notre existence retrouver un sens. La pensée concentrée sur l'Absolu abolit la volonté; mais le culte du transcendant fournit à la pensée des fins adéquates, anime la volonté par l'amour des hommes, de la nature et de la divinité et remet l'action en honneur.
Bien que toutes les explications historiques et rationnelles semblent contredire le sens de cette déduction a priori, qu'il nous soit permis de formuler une observation de nature à écarter ure erreur traditionnelle de l'expérience. On peut notamment, en parcourant le bref intervalle historique accessible à notre exploration et en examinant, à la lumière des monuments qui nous ont été transmis par l'art, la vie affective des Hindous, des Hébreux, des Grecs et des Germains, conclure que les forces véritablement humaines n'ont subi, au cours des siècles, aucun développement, aucun perfectionnement, parce que l'un et l'autre sont tout simplement impossibles. Mais en formulant cette conclusion, nous oublions que le pont du souvenir ne relie que les sommets et nous ne tenons pas compte des formidables rehaussements qu'a subis le niveau des vallées. L'histoire passe sous silence les foules innombrables et anonymes; elle reste toujours la chronique des héros et des vainqueurs. Et, cependant, la Nature est loyale; elle ne foule pas aux pieds la créature dépassée, et le peuple retardataire continue de vivre à l'écart de la route royale, au sein de tous les continents. La Nature ne travaille pas comme le chimiste, sans laisser de résidus; elle transforme et développe une partie de ses inépuisables matériaux et met le reste de côté, pour s'en souvenir en temps voulu et le transformer insensiblement à son tour. Dans l'isolement du monde africain et asiatique vivent encore aujourd'hui les pasteurs de Chanaan et les porteurs de lances de l'Ilion, comme nous images de Dieu, mais ayant l'âme plus jeune et plus faible. Mais de ces basses populations, si vieilles et si proches de l'animalité, sont nées des familles dont la grandeur d'âme ne le cédait en rien à celle des familles victorieuses et dominatrices, depuis longtemps éteintes.
Celui qui possède véritablement une langue, possède, sans qu'il puisse toutefois prétendre à la génialité de celui qui l'a créée, son esprit tout entier; celui qui a compris et possède en esprit le legs d'un grand homme est son disciple et son frère, sinon par le génie créateur, du moins par l'âme. Le legs de Bouddha et du Christ, de Platon et de Gœthe était, lorsqu'il vint en contact avec la terre, effroyablement étranger et hostile à l'humanité; mais aujourd'hui, et peu importent les forces prosaïques auxquelles nous devons ce résultat, le bien sacré germe dans des milliers de cœurs, et ces cœurs, soit dans leur simplicité, soit dans leur ardente émulation, sont plus proches de l'âme que ne l'étaient jadis les cœurs des quelques disciples élus. La génialité n'est pas la mesure de l'âme; mais le réveil de l'âme est la mesure de toute création.
Le développement est la catégorie intellectuelle de toute notre activité supra-animale, car tout ce que nous faisons repose sur la notion du temps, et vouloir l'immobilité est chose aussi absurde que vouloir remonter aux origines. C'est le propre d'une époque tourmentée par le doute et incapable d'action que d'avoir toujours le regard fixé sur le passé; si, toutefois, nous portons un si vif intérêt à nos ancêtres, si tout ce qu'ils ont fait et dit nous paraît plus important et plus familier que ce que font et disent nos contemporains, nous avons pour excuse le fait que nous sommes excédés par nos mécanismes, agacés par les bavards bornés et insupportables qui vantent comme étant un pas vers la perfection toute nécessité mécanisée.
Mais même l'époque accablée, même l'époque qui fait fausse route est digne de respect, car elle est l'œuvre, non des hommes, mais de l'humanité, donc de la nature créatrice, qui peut être dure, mais n'est jamais absurde. Si l'époque que nous vivons est dure, nous avons d'autant plus le devoir de l'aimer, de la pénétrer de notre amour, jusqu'à ce que nous ayons déplacé les lourdes masses de matière dissimulant la lumière qui luit de l'autre côté. Cet amour est dur, lui aussi; il ne réduit pas seulement en poussière les pierres obtuses que notre temps nous oppose, mais il détruit en même temps plus d'une affection chère à notre cœur; c'est cependant par notre cœur que passe le chemin qui conduit à la liberté du monde.
Est-il présomptueux de vouloir définir ce chemin, d'après la seule intuition que nous pouvons en avoir? Ce qui est présomptueux, c'est de vouloir appliquer à l'esprit des temps à venir les pénibles procédés d'investigation de la science. L'expérience autorise des déductions, mais est impuissante à favoriser le développement; elle me dit que le tilleul qui se trouve devant ma fenêtre s'est développé à partir d'une graine, mais elle ne me dit pas si la graine que j'ai dans ma main deviendra un jour arbre ou poussière. Mais, même appliquées au présent, les déductions ne sont jamais univoques et ne sont pas exemptes de dangers, étant donné que le nombre des formes terrestres est limité, que les contenus s'accroissent et que, sans qu'on s'en aperçoive, le vieux vase se trouve un jour rempli d'un esprit nouveau. Il est permis de voir dans les jeux pastoraux l'origine de la tragédie, et dans la danse l'origine de la symphonie; mais l'esprit d'Hamlet et la musique de la Neuvième symphonie de Beethoven n'ont rien à voir avec cette recherche archéologique. C'est ici que se trouve la valeur-limite de toute tradition: elle explique, elle calme, elle communique aux choses mouvantes une inertie mécanique, mais elle ne sanctifie rien, n'excuse rien et n'ouvre aucune perspective d'avenir. L'histoire nous l'enseigne sur mille exemples une forme d'État, une organisation publique, ont beau s'attacher à leurs origines historiques, se cramponner au but en vue duquel elles ont été primitivement créées; il arrive toujours un moment où elles sont envahies par un esprit nouveau qui laisse subsister la forme inoffensive, et en dépit de l'historien qui croyait avoir élevé en théorie un édifice intangible, la loi intérieure, revêtant les aspects de l'erreur, de la fausse interprétation et de la violence, infuse dans les vases purifiés une vie nouvelle.
Puisque l'expérience et la tradition sont incapables d'évoquer et de favoriser l'avenir, puisque le calcul dégénère en une plate spéculation, nous ne devons jamais perdre de vue que développement signifie toujours ascension de l'esprit et que par notre vie intérieure, vécue en pureté et interprétée sans parti-pris d'un désir quelconque, nous participons microcosmiquement à l'évolution du monde. Là réside l'explication de toute prophétie: de la froide et pratique compréhension d'une conjoncture à l'interprétation adéquate d'une nécessité politique; de l'intuition sympathique d'une destinée humaine à la pénétration, visionnaire du tableau de l'Univers, à tous les degrés de sympathie intellectuelle et intuitive il y a parallélisme entre l'esprit objectif et l'esprit vécu. Tout instrument organisé exprime dans les sons qu'il émet l'écho de la symphonie.
De cette concordance entre le monde objectif et la vie intérieure nous possédons une certitude qui nous est fournie par la force irrésistible avec laquelle la pensée s'impose à nous, indépendamment de notre volonté: la véracité communicative échappe aux démonstrations mécaniques. Qu'est-ce qui est susceptible de démonstration? À peine le passé, à peine même la vérité de la géométrie euclidienne; ni nos sentiments, ni les faits de notre vie intérieure, ni nos pressentiments ne se laissent démontrer. Toute conception pratique, toute mesure d'organisation peut être discutée; mais ce qui est juste est l'objet d'une confiance sans condition, car tout sentiment profond, relatif au passé, au présent ou à l'avenir, possède dans sa véracité même une force qui impose l'adhésion et la foi et résiste à toute épreuve. Les sentiments forts parlent une langue forte; ce qui est clairement perçu éclaire à son tour; l'honnêteté et la sincérité créent la confiance.
La pensée sincère donne l'impression toute corporelle de plasticité et de poids. Et il est encore un autre signe qui la distingue des paradoxes et des aphorismes du jour, lesquels ne sont vrais que lorsqu'on ne les envisage et éclaire que d'un seul côté: elle est attirée vers le réel, elle touche à la vie journalière, sans y plonger par ses racines, elle paraît réalisable, tout en étant nourrie d'imagination. C'est que les germes de l'avenir sont répandus partout dans le sol; ce qui est en voie de naître paraît merveilleux, non parce que venant du néant, mais à cause des transformations qu'en subissent les choses qui ont fini par devenir familières.
Tous nos actes sont plus ou moins visionnaires, car chacun de nos pas nous emporte vers l'avenir. Si nous croyons l'homme capable d'anticipation, croyons-y donc fermement. Si nous réunissons nos efforts en toute bonne volonté, tout ce qui est trompeur et illusoire ne tardera pas à s'évanouir devant nos anticipations communes, et ce qui est juste apparaîtra dans tout son éclat. Pour arriver à ce résultat, une seule condition est nécessaire: que nos pieds ne perdent jamais contact avec la terre ferme, que nos yeux ne perdent jamais de vue les étoiles.
Considéré au point de vue phénoménologique, le mouvement universel dont notre époque constitue l'aboutissement a eu pour point de départ deux événements capitaux étroitement liés l'un à l'autre.
Un surpeuplement sans exemple s'est produit dans toutes les parties de notre planète accessibles à la civilisation; dans sa poussée irrésistible, ce surpeuplement a déchiré la mince enveloppe des couches supérieures qui jadis imprimaient à chaque peuple européen sa nuance particulière et entravaient son ascension.
L'humanité décuplée a eu besoin, pour sa protection et sa conservation, d'une nouvelle organisation de l'économie et de la vie; le déplacement des couches sociales qui s'est opéré au sein de chaque peuple a révélé dans les forces libérées des anciennes classes inférieures les facteurs intellectuels correspondant à la nouvelle organisation.
Le chemin qu'avait à parcourir la volonté transformatrice de l'humanité était long; il fallait créer la pensée abstraite, la science exacte, la technique, le gouvernement des masses, l'organisation; pour donner d'abord une forme à l'ordre nouveau, pour le justifier ensuite, il fallait opérer une transformation des désirs, idées et fins humains, introduire une nouvelle manière de vivre, faire surgir un art nouveau, une conception du monde et une foi nouvelles.
J'ai déduit et décrit cet ordre de choses nouveau dans mon livre Zur Kritik des Geistes. Je l'ai qualifié de mécanisation pour désigner son universalité et faire ressortir la force de contrainte mécanique qui le distingue de tous les régimes antérieurs. C'est que, tout bien considéré, son essence consiste en ce qu'il impose à l'humanité une organisation unique, au sein de laquelle les individus, dans une hostilité souvent féroce et pourtant solidaires les uns des autres, assurent leur vie et leur avenir.
On a eu de bonne heure l'intuition des liens qui rattachent entre eux les éléments constitutifs de l'époque, mais on n'a jamais eu le courage d'embrasser d'un seul coup d'œil l'ensemble de ces éléments. C'est pourquoi on entend toujours parler du capitalisme comme d'un fait qui, à lui seul, suffirait à caractériser toute notre époque, alors qu'il n'est que la projection de l'ensemble de notre régime sur une partie de l'économie. C'est pourquoi aussi la science continue à se livrer inlassablement au jeu qui consiste à établir des rapports entre les diverses branches de la mécanisation, à les déduire les unes des autres: capitalisme, découvertes, guerres, calvinisme, judaïsme, luxe, féminisme, tous ces éléments sont rattachés les uns aux autres par des liens variés et sont censés former la courbe qui représente la marche des événements; et l'on ne s'aperçoit pas que ce faisant on se contente d'expliquer un miracle par un autre, et il ne vient à l'esprit de personne de remonter à la variable primitive qui, indépendamment de tout autre facteur et prise en elle-même, détermine l'agitation bariolée des phénomènes et permet volontiers de considérer les filles sans penser à la mère. Cette fonction fondamentale découle de l'expérience la plus profonde du genre humain; envisagée du dehors, elle apparaît comme une augmentation quantitative et un changement qualitatif; vue du dedans, elle se présente comme un anneau de la chaîne de l'évolution spirituelle des êtres vivants.
Au degré que nous occupons dans l'échelle de la création, l'esprit cherche à dépasser le domaine de l'intellect utilitaire qui, par ses tendances, ses craintes et ses désirs, régit le monde vivant, depuis le protozoaire jusqu'à l'homme primitif, pour atteindre l'âme, c'est-à-dire le domaine de la transcendance désintéressée et exempte de désirs. Pour atteindre ce domaine, l'humanité doit réunir toutes ses forces vitales, tendre au plus haut degré l'énergie de son intellect, la seule dont elle soit à même de disposer en toute liberté, et avoir toujours présente à l'esprit la conviction de l'absurdité de son puissant penchant pour le monde matériel. C'est en effet par l'intellect que passe un des chemins qui conduisent à l'âme: c'est le chemin de la connaissance et du renoncement, le chemin vraiment royal, le chemin de Bouddha. Comme tout ce qui sert à discipliner l'humanité, cette tâche et cette destinée s'expriment avec la force d'une nécessité qui, spontanément surgie, est plus impérieuse que toutes celles que l'humanité avait eu à subir aux périodes glaciaires et dans les habitats désertiques. Mais, en même temps, cette nécessité est génératrice de l'élan le plus puissant qui se soit manifesté depuis les origines de la planète.
Quel est l'homme qui serait à même de citer une folie ou une absurdité de la nature? Or, la mécanisation est un sort de l'humanité, donc œuvre de la nature, et non caprice ou erreur d'un individu ou d'un groupe. Personne ne peut s'y soustraire, car elle existe en vertu de lois inflexibles. C'est pourquoi font preuve de manque de courage ceux qui regrettent le passé, qui méprisent ou renient notre époque. En tant que produit de l'évolution et œuvre de la nature, elle a droit à notre respect; mais en tant que nécessité, elle est notre ennemie. Nous devons regarder cette ennemie en face, mesurer sa force, épier ses faiblesses, afin de pouvoir la frapper à la première occasion favorable. En tant que nécessité, la mécanisation se trouve désarmée, dès qu'on a mis à nu son sens caché.
Il en est autrement de la mécanisation considérée comme forme de la vie matérielle: comme telle, elle restera indispensable à l'humanité, tant que le chiffre de la population ne sera pas retombé à la norme des millénaires pré-chrétiens. Trois de ses fonctions suffisent à lui assurer une domination sur la vie terrestre: la division du travail, la maîtrise des masses et celle des forces. On ne peut ni demander ni admettre raisonnablement que l'humanité renonce de son plein gré à sa domination sur la nature, en faveur d'une fausse simplicité, d'une existence étroitement bornée, d'un oubli complet de toute connaissance, d'un état artificiellement primitif. Rien de plus absurde que l'opinion de ces habitants neurasthéniques de grandes villes qui s'imaginent pouvoir échapper à la mécanisation et même rompre son joug, en se retirant dans une solitude montagneuse et en y menant une vie simple et modeste, en compagnie de quelques bons livres et d'un luth. C'est que pratiquement la mécanisation est indivisible: qui en veut une partie, la veut toute. Si vous voulez avoir une hache, il faut que des milliers de vos semblables fouillent dans les profondeurs de la terre; pour qu'il y ait du papier, il faut que des forêts entières soient broyées par les mâchoires des machines, et pour qu'une carte postale arrive à destination, les rails qui sillonnent la terre doivent être secoués par la locomotive passant en coup de tonnerre. C'est se rendre coupable d'une imposture involontaire que de vouloir faire un choix au point de vue de la mécanisation. Nos modernes bergers d'Arcadie auraient beau se défaire du dernier fil tissé, du dernier grain de blé cultivé, de la dernière pièce de monnaie, ils ne trouveraient pas sur la terre le moindre coin où réaliser leurs robinsonades raffinées.
C'est que l'universalité constitue l'essence même de la mécanisation. Grâce à celle-ci, le monde se trouve transformé en une association forcée, en une communauté rigoureuse de production et d'économie. Comme elle est née spontanément, et non en vertu d'une volonté consciente, comme le travail et la répartition n'y sont pas réglés par des lois et des décrets, mais sont imposés par la nécessité, cette extraordinaire communauté de travail apparaît à l'individu, non comme un régime de solidarité, mais comme un état de lutte. Elle est solidarité, pour autant que les hommes, pour se maintenir et pour se conserver, sont obligés de manifester une activité raisonnable, chacun s'appuyant sur le bras du voisin; elle est lutte, pour autant que chacun ne travaille et ne jouit que dans la mesure où il gagne et conquiert sur les autres. L'organisation mécaniste présente ainsi un caractère brutalement instinctif et inconscient; elle échappe de ce fait à toute règle, et c'est ce qui explique le caractère désastreux et malheureux de ses conséquences. En tant qu'il repose sur une communauté de lutte pour et contre les forces de la nature, ce phénomène universel n'est ni bon, ni mauvais: il est tout simplement nécessaire. Les hommes réunis peuvent plus qu'un seul, l'organisation et l'association étant seules capables d'assurer le plus grand rendement des forces vitales. Dans toute humanité suffisamment dense et ayant atteint un certain degré de développement intellectuel, doit apparaître nécessairement, quel que soit son habitat planétaire, un phénomène collectif correspondant à la mécanisation; mais il dépendra de la force d'âme de cette humanité de se soumettre à cette mécanisation comme à une volonté obscure ou de triompher de sa contrainte.
Sur notre planète à nous la mécanisation a déjà rempli une bonne partie de sa mission. Sous la forme de la civilisation, elle a établi une entente extérieure, créé la possibilité d'une vie en commun où les heurts se trouvent réduits au minimum et celle d'une construction organique. En imposant certaines formes de production et d'échange, elle a permis d'assurer à la population hétérogène et en voie d'augmentation continue, les moyens de se nourrir, de se vêtir et de vivre sous un abri; et elle a obtenu ce résultat, en rendant accessibles les ressources cachées du globe terrestre, en enseignant à centraliser la fabrication, à décentraliser la distribution. Sous la forme du capitalisme, elle a rendu possible l'association des activités humaines et leur convergence vers des buts communs, déterminés d'avance. En tant qu'organisation politique et civique, elle a essayé d'assurer à chaque groupe l'expression de sa volonté et de rendre celle-ci perceptible à la conscience collective. Au moyen de la presse, elle conduit au centre de perception de la communauté toute impression reçue par l'être collectif. Par la politique, elle s'applique à délimiter la nationalité et à établir la division du travail entre les nations. Par la science, elle favorise les recherches collectives sur les phénomènes de la nature, et par la technique elle transforme la science en une arme de combat contre les forces de la nature. Aucune région de la terre ne reste inexplorée, aucune tâche matérielle ne reste irréalisable; tout bien terrestre peut être conquis, aucune idée ne reste cachée, n'importe quelle entreprise doit être tentée et peut se prétendre réalisable; bref, en ce qui concerne la création matérielle, l'humanité a atteint la phase d'un organisme parfait qui, avec ses sens, ses troncs nerveux, ses organes de la pensée, ses vaisseaux sanguins et ses instruments de tact, s'attaque au globe terrestre, soulève sa croûte et aspire ses forces.
Il n'y a pas d'évolution qui s'effectue de l'organique vers l'inorganique. On peut concevoir des formes d'organisation autres que la mécanisation; mais quelles qu'elles soient, elles aboutiront, comme celle-ci, en vertu même de leur caractère matériel, à une construction matérielle destinée à associer les forces humaines en vue de la conquête des forces de la nature; quelles qu'elles soient, elles présenteront pour la vie les mêmes dangers et l'accableront des mêmes tourments, tant qu'elles ne seront pas dominées par les forces de l'âme.
On comprend que le monde soit plein d'admiration devant sa première réalisation de l'unité, qu'il aille même jusqu'à considérer son édifice matériel comme susceptible d'offrir un abri à l'esprit, qu'il mette au service de l'organisation, née spontanément, sa pensée et ses connaissances, ses sentiments et sa volonté. Et, cependant, bien que l'édifice soit loin d'être achevé, on voit déjà la conscience se dresser contre lui. Elle ne le fait encore que sous une forme grossièrement mécanique; ce sont notamment les déshérités qui s'insurgent et qui veulent détruire cette organisation matérielle et mécanique, pour la remplacer par une autre, également mécanique et matérielle, mais qui leur paraît plus juste et leur promet davantage. Mais les privilégiés eux-mêmes se sentent opprimés. Ils se rendent compte de la baisse des valeurs esthétiques et morales; ils voudraient revenir en arrière et sont prêts à sacrifier de l'indivisible mécanisation ce qui leur paraît comme n'en faisant pas nécessairement partie, juste ce qu'ils peuvent sacrifier sans léser leurs intérêts et sans troubler leur repos. Mais on se rend surtout vaguement compte qu'il s'agit d'une injustice, que personne, pas même le plus heureux, n'échappe à une crise intérieure et que des biens supérieurs aux biens sacrifiés sont en danger. Il ne s'agit encore que d'escarmouches se déroulant autour des ouvrages extérieurs, car on n'a pas encore pleinement compris et reconnu l'essence et la force de la mécanisation dans son ensemble. Des questions relatives à la conception du monde, au capitalisme, à la misère, à la technique, sont agitées et discutées sans lien avec le problème central. On manque d'orientation. On prend tour à tour pour l'axe de l'humanité la justice, la culture, l'équilibre, l'intérêt, la tradition, la nationalité, l'esthétique. C'est en cela que se manifestent la mauvaise conscience de l'époque et sa préoccupation intime. Mais après nous être occupés jusqu'ici des forces constructives de la mécanisation, nous allons, dans ce qui va suivre, mettre sous les yeux du lecteur les forces de décomposition qu'elle recèle dans son sein.
I.—La mécanisation est une organisation matérielle; créée par une volonté matérielle et à l'aide de moyens matériels, elle oriente l'activité terrestre des hommes dans une direction d'où toute spiritualité est absente. Personne ne peut se soustraire entièrement à l'action de cette force de direction et, au point de vue mécaniste, l'homme même le plus idéaliste reste un sujet économique qui, pour vivre, doit posséder et acquérir. Le monde est devenu une maison de commerce, une intendance, et chacun porte l'empreinte et la nuance de son époque.
On s'imagine l'influence qu'ont dû exercer des siècles de contrainte intellectuelle sur l'esprit humain comprimé! L'ère de la division du travail exige la spécialisation. Lorsque l'esprit, enfermé dans les règles et les pratiques de son domaine spécial, reçoit par mille canaux l'image nébuleuse du monde extérieur impitoyablement changeant, ce qui est petit lui apparaît facilement grand et le grand lui donne non moins facilement l'illusion du petit. L'impression s'estompe, ce qui ne peut que favoriser le jugement superficiel, irresponsable. L'admiration et l'étonnement ne vont que vers ce qui est nouveau et sensationnel. On ne garde que le critère mesquin, ayant pour base le nombre et la mesure. La pensée devient dimensionnelle. Si l'on applique aux choses la mesure, on ne juge les actes que par le succès qui étouffe le sentiment moral, comme la mesure et le poids étouffent le sens de la qualité! C'est dans le jugement rapide que réside la source du succès; il s'obtient au prix de l'erreur et de l'illusion; on devient sceptique. On cherche à pénétrer, non dans les choses, mais derrière les choses, derrière les hommes et les puissances; on perd toute honnêteté et toute pudeur. On proclame que savoir, c'est pouvoir, que le temps est de l'argent; et c'est ainsi qu'on sait sans connaître, qu'on passe son temps sans joie. Les choses elles-mêmes, négligées et méprisées, ne procurent plus aucune joie, car elles sont devenues des moyens. Tout d'ailleurs est moyen: choses, hommes, nature, Dieu; derrière tout cela se dresse, comme un fantôme, comme un être irréel, la chose en soi, l'objet en soi des aspirations: le but; le but qui n'est jamais et ne peut jamais être atteint, le but dont on ne possède aucune notion claire, le but, vague et complexe représentation dans laquelle on discerne un désir de sécurité, de vie, de possession, d'honneur, de puissance et dont les éléments s'évanouissent ou moment même où on croit les avoir atteints; le but, image nébuleuse, aussi lointaine au moment de la mort que le jour où, pour la première fois, on l'a aperçue. En face de ce but, se dresse menaçant, plus réel, mais infiniment exagéré, le spectre de la nécessité. Tiraillé entre ces fantômes et poussé par eux, l'homme court d'une irréalité à une autre. C'est là ce qu'il appelle vivre, agir et créer; c'est là ce qu'il lègue, à la fois comme bénédiction et comme malédiction, à ceux qu'il aime.
Cet état de l'esprit mécanisé n'est cependant pas autre chose que l'état primitif des races inférieures, épanoui au milieu du tumulte de la grande ville; il est à la fois le but et l'épouvantail de ceux qui ont créé notre époque. Mais il y a là encore quelque chose de plus qu'un atavisme: ceux qui ont goûté au breuvage retournent dans l'abîme moral où reposent les êtres obscurs qui l'ont fabriqué. Et c'est ainsi que parvenus au zénith même de la civilisation, ils tout condamnés à vivre la vie, à éprouver l'état d'âme, les angoisses et les joies que leurs ancêtres avaient réservés aux esclaves.
Cet état d'âme se caractérise par l'ambition et par l'aveuglement. Par l'ambition, à laquelle nul but ne suffit, qui est cependant irrationnelle au point de transformer finalement le travail en fin en soi, à ramasser sur son chemin tout ce qui brille et qui marche vers la tombe, en traînant derrière soi le poids mort des moyens; par l'aveuglement pour lequel nul fait n'est assez réel, aucune connaissance trop secondaire, qui craint d'approfondir les choses, qui dépouille le monde de son enveloppe charnelle et de son contenu spirituel, qui tue ce qu'il y a en lui de mortel et méprise ce qu'il renferme d'immortel.
Les joies qu'on éprouve sont celles des enfants d'esclaves et des femmes de condition inférieure: possession qui brille et crée l'envie, amusements et ivresse des sens. La passion de posséder engendre une véritable boulimie pathologique: on veut posséder le plus de choses possible, cependant que le rassasiement et la mode déprécient tous les ans les trésors accumulés et nous obligent à les remplacer par des futilités nouvelles. Les joies de la grande ville et celles d'une société qui, par une inconsciente ironie, se fait qualifier de meilleure, sont profondément humiliantes et dégradantes. Il est impossible de quitter les lieux où ces gens, pour nous servir du mot le plus commun du langage vulgaire, s'amusent, sans être pris de doute sur l'avenir de l'humanité; et celui qui échappe à ce doute peut dire qu'il a subi avec succès la plus forte épreuve qui puisse ébranler la confiance dans le monde. Griserie, plaisir et crime ont leur source dans des poisons et des excitants qui exigent une dépense triple de celle que le monde consacre à toutes les œuvres de civilisation.
II.—La mécanisation, qui est une organisation de contrainte, est attentatoire à la liberté humaine.
Ce n'est pas dans les besoins de sa vie que l'individu trouve la mesure de son travail et de ses loisirs, mais dans une règle qui lui est extérieure: la concurrence. Il ne suffit pas qu'il crée dans la mesure de ses forces et de ses désirs: son travail est estimé par comparaison avec celui d'un autre, avec ce que font d'autres; le demi-travail, le travail lent n'a pas plus de valeur que l'oisiveté. Tout travail, depuis celui du grand capitaine jusqu'à celui du facteur, depuis le travail du journalier jusqu'à celui du financier, est soumis au système de l'accord et du record; on demande à chacun autant que peut faire le voisin. L'artisan de jadis perfectionnait son travail à force d'amour et d'embellissement; la mécanisation, elle, produit sous l'égide de l'adjudication: on exige un minimum de qualité et de quantité, le prix le plus bas est le meilleur, et l'amour ne trouve aucune récompense. C'est la lutte entre groupes, entre nations, qui établit la limite de l'effort, et l'issue de la lutte dépend chaque fois des sommes de forces objectives dépensées, à l'exclusion de toute influence individuelle.
L'homme n'est même pas libre de diriger et de concevoir son activité. Qu'il se sente une vocation unique ou des vocations multiples, l'organisation mécaniste ne l'utilise qu'en vue de la spécialisation. Et notre génération se pliant de bon gré à la contrainte, il s'ensuit que nous avons le voyageur de commerce-né, l'instituteur-né, tout comme nous avons l'ingénieur-né et l'entomologiste-né. Mieux que cela: l'organisation mécaniste fournit le nombre et le choix de types, en raison directe des besoins. Tout recul entraîne un châtiment: si l'on voit surgir de temps à autre un homme de la vieille trempe des guerriers, des aventuriers, des artisans, des prophètes, on ne tarde pas à l'exclure de la communauté, à le mettre au ban de la société et à le charger des besognes les plus basses, les plus indifférenciées.
Mais la contrainte ne s'arrête pas là. Elle dérobe à l'homme jusqu'au sentiment de la responsabilité envers lui-même. La force organisatrice, qui est l'essence même de la mécanisation, s'exerce jusqu'à ce que chacune des parties de celle-ci, chaque ensemble de parties, soient devenues des organismes à leur tour: c'est ainsi que dans la nature chaque élément, quelque grand ou petit qu'il soit, forme un organe et que l'ensemble des organes forme un tout continu. Associations, unions, firmes, sociétés, bureaucratie, organisations professionnelles, politiques, religieuses unissent et séparent les hommes dans un enchevêtrement inextricable; personne n'existe pour lui-même, chacun est subordonné à d'autres, responsable devant d'autres. Cet état, propre à élever l'âme par la grandeur de sa conception, tant qu'il s'agit d'une organisation qui n'est pas l'œuvre de l'homme, devient une odieuse soumission dans ces immenses régions obscures où le sentiment de la responsabilité consciente est remplacé par l'intérêt servile. L'artisan de l'ancienne guilde vivait, lui aussi, dans un état de dépendance, mais sa dépendance, visible, sans équivoque, n'était pas celle d'un employé de magasin de nos jours, puisqu'elle était associée au sentiment de liberté intérieure. La dépendance mécaniste, elle, est recouverte d'une apparence de liberté extérieure; le mécontent peut exiger le respect de la forme extérieure, il peut protester, abandonner le travail, s'en aller, émigrer, mais tout cela ne l'empêche pas de se retrouver dans la même situation au bout de quelques semaines, les noms, les personnes et les localités ayant seuls changé. L'anonymat de la contrainte opère par sa magie ce que les despotismes et les oligarchies de jadis n'ont pas réussi à réaliser, malgré leurs janissaires et leurs espions: l'éternisation de la dépendance.
Mais la contrainte individuelle serait encore un mal supportable, sans le phénomène massif qui la recouvre. La mécanisation, en tant qu'organisation massive, a besoin des forces humaines, non à l'état individuel, mais réunies de façon à former de vastes ensembles. Les multitudes qui ont construit les pyramides des Pharaons ne suffiraient pas à fabriquer tous les outils dont un pays a besoin même pour une seule journée; les armées de Napoléon ne suffiraient pas à fournir le contingent d'une seule circonscription minière. Des populations entières doivent se tenir prêtes à se grouper et à se regrouper sans cesse en armées dont la destination varie à l'infini. Des millions de chevaux-vapeurs exigent des millions d'hommes-centaures. Ce n'est pas en vertu d'une nécessité inhérente au principe de la mécanisation, mais c'est grâce à des circonstances secondaires accompagnant le développement et jugées commodes, que la division, inévitable en elle-même, entre le travail intellectuel et le travail physique est devenue éternelle et héréditaire; il en est résulté la division de chaque pays civilisé en deux peuples qui, apparentés par le sang et cependant séparés pour toujours, se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans la même attitude que jadis les couches supérieures et les couches inférieures dont la séparation avait du moins pour excuse la diversité d'origines. Ces deux peuples sont séparés et dominés par la contrainte. Le supérieur ne peut pas descendre, sans perdre son rang social et sa conscience sociale, sans renoncer à son ambiance accoutumée, aux biens de jouissance et de culture que lui confère sa supériorité; et, inversement, un membre des couches inférieures ne peut pas monter, s'il ne possède pas, par un hasard heureux, un certain capital ou un certain degré d'instruction pour point de départ. Or, abstraction faite des cas d'émigration, les hasards pareils sont tellement rares qu'on trouve à peine un descendant de prolétaires parmi les milliers de fonctionnaires dont disposent nos entrepreneurs.
Cette séparation forcée est d'une dureté inouïe pour le peuple inférieur. Ilotisme, esclavage, servage étaient des formes de dépendance fondées sur les conditions de l'économie rurale. Le travail, plus dur et moins rémunérateur que celui du travailleur libre, était cependant de même nature: il s'accomplissait dans le décor agréable de la vie rurale qui atténuait les rigueurs de la surveillance et la misérable insignifiance de la récompense. Le travail du prolétaire de nos jours présente, si l'on veut, les avantages de la dépendance anonyme; le prolétaire ne reçoit pas des ordres, mais des indications; il obéit, non à un maître, mais à un supérieur hiérarchique; il ne sert pas, mais s'acquitte d'une obligation librement acceptée; ses droits humains sont les mêmes que ceux de ses employeurs; il est libre de changer de résidence et de situation; la puissance qui se trouve au-dessus de lui n'a rien de personnel, car alors même qu'elle se présente sous l'aspect d'un employeur individuel ou d'une firme, il s'agit toujours en réalité de la puissance de la société bourgeoise. Et, cependant, de quelque manière qu'il l'arrange dans les limites de cette liberté apparente, la vie du prolétaire s'écoule triste et uniforme, les jours se suivent et se ressemblent, et cela pendant des générations infinies. Celui qui a été absorbé, ne serait-ce que pendant deux mois, de sept heures à midi et de une heure à six heures, par une besogne exclusive de tout effort intellectuel, dans la seule attente du coup de sirène libérateur, sait le degré de renoncement que comporte une vie de travail automatique; au lieu de chercher à justifier cette vie à l'aide d'arguments religieux ou profanes, au lieu de chercher à la présenter comme une source de satisfactions, il verra plutôt dans toute tentative de ce genre un acte dicté par la convoitise égoïste. Mais celui qui se rend compte que cette vie n'a pas de fin, que le prolétaire, en mourant, lègue à ses enfants et aux enfants de ses enfants le même sort, sans pouvoir leur fournir ou indiquer aucun moyen de s'en évader, celui-là éprouve un sentiment de faute et d'angoisse. Nous faisons appel à l'intervention de l'État, lorsque nous voyons maltraiter un cheval de fiacre, mais nous trouvons juste et conforme à l'ordre des choses qu'un peuple soit condamné pendant des siècles à être l'esclave d'un peuple frère, et nous nous indignons, lorsque nous voyons ces malheureux hésiter à approuver par un bulletin de vote le maintien d'un pareil régime. Le dogme plat du socialisme est un produit de cette mentalité bourgeoise. Que ce dogme soit devenu l'appui le plus puissant du trône, de l'autel et de la bourgeoisie, c'était là une nécessité à la fois profonde et paradoxale. Le spectre de l'expropriation n'a servi en effet qu'à effrayer le libéralisme qui, renonçant à toute pensée libre, s'est mis sous la protection des forces de conservation.
Dans les classes dominantes, la séparation forcée, imposée par la mécanisation, sans être une source de misère, n'en représente pas moins un danger. C'est une loi de la nature que tout organisme, plus ou moins épargné par la lutte pour l'existence, tombe, après une phase d'heureux épanouissement, dans un état d'affaiblissement et de régression. Les peuples victimes de ce sort devenaient jadis la proie de conquérants qui leur imposaient le contact régénérateur et salutaire avec la terre; mais de nos jours la race des conquérants est épuisée, et une interversion des couches sociales aurait pour effet de renouveler le même jeu avec les rôles intervertis, et non avec des forces nouvelles, pour l'amener au même résultat déplorable. Chez ces classes privilégiées, l'absence de tout travail physique se complique d'une constante tension intellectuelle, qui est pour nos grandes villes une cause de stérilité physique et morale et prépare à notre Occident une crise de la population.
Lorsqu'on embrasse d'un coup d'œil d'ensemble ce phénomène de stratification forcée dont nous voyons la cause dans la tendance irrésistible de la mécanisation à l'organisation et à la division du travail, on constate une fois de plus qu'il s'agit somme toute d'un retour à l'état de nos ancêtres obscurs. Nous n'avons pas renoncé définitivement au primitif esclavage et nous avons réussi, malgré le christianisme et la civilisation occidentale, à étendre sur les peuples un régime de sujétion qui, sans aucune contrainte légale, sans pouvoir personnel visible, grâce au simple jeu de processus organiques libres en apparence, condamne certaines couches sociales, par rapport à d'autres, à une dépendance rigide et héréditaire, bien qu'anonyme.
III.—La mécanisation n'est ni le résultat d'une convention libre et consciente, ni le produit de la volonté moralement éclairée de l'humanité; elle est née automatiquement, voire imperceptiblement, des lois démographiques de l'univers. Malgré sa structure très rationnelle et casuistique, elle constitue un processus involontaire qui la rapproche des processus aveugles de la nature. Moralement fondée sur l'équilibre des forces, sur la lutte et la défense individuelles, comme la vie des hommes primitifs était fondée sur l'équilibre vital qui régnait dans les forêts, elle répand dans le monde une mentalité qui, remontant au-delà des premiers efforts du Christianisme, au-delà de la morale politique et théocratique de la civilisation méditerranéenne et se recouvrant du manteau et du masque de la civilisation moderne, nous ramène à la phase de l'humanité primitive; car cette mentalité a elle-même pour base la lutte et l'hostilité.
Le cœur humain a trop besoin d'une atmosphère chaude, d'une atmosphère d'amour et de sympathie, pour laisser la haine s'épandre comme une flamme vive et dévorante; mais plus la génération soumise à la mécanisation est rude et endurcie, et plus la flamme sournoise, qui ne trouve pas d'issue, use les rouages intérieurs.
L'homme d'autrefois faisait passer toute sa force et tout son amour dans ses œuvres. Il était là pour la chose qui sollicitait son travail. Ses semblables vivaient en dehors de lui, et il n'avait besoin d'eux que de temps à autre, pour l'échange de produits, pour la dépense commune ou le service commun. Les siens, qu'il avait la charge de protéger, formaient autour de lui un premier cercle; puis venaient, formant un cercle plus large, les amis auxquels il avait juré fidélité; enfin, à une distance plus grande encore, il était entouré par les ennemis qu'il avait à combattre. L'homme de nos jours ne vit plus pour une chose; ce qu'il convoite, c'est le bien neutre de la possession; ce qui le guide, c'est l'idée abstraite d'une sphère de puissance relative, mais extensible à volonté; ce qui donne un contenu à sa vie, ce n'est pas la chose, laquelle se trouve transformée en simple moyen, mais la carrière à parcourir. Cette carrière, il est prêt à la poursuivre, sans tenir compte des murailles humaines qu'il peut trouver sur son chemin. De quelque côté qu'il regarde, à quelque place qu'il se trouve, il aperçoit d'autres hommes qui sont ses ennemis. Pour faire des brèches dans ces murailles vivantes, il se sert de ses compagnons et de ses clients qui le suivent, non par amour, mais par intérêt, car dans ce régime chacun est pour l'autre un moyen qu'on abandonne, dès qu'il cesse d'être utile. Pour le producteur, le voisin est un concurrent, donc un ennemi; ou un acheteur, donc un moyen; ou un fournisseur, donc encore un ennemi; ou un associé, donc encore un moyen. S'il approche quelqu'un, c'est parce qu'il lui veut quelque chose; si d'autres l'approchent, c'est encore parce qu'ils espèrent quelque chose de lui; des deux côtés, on est sur ses gardes; des deux côtés, on observe une attitude de méfiance hostile. C'est pourquoi chacun trouve qu'il est à la fois dangereux et inconvenant de faire appel au côté humain de l'étranger; il est d'usage de le traiter comme un être sans consistance jusqu'à ce que la timide convention d'une désignation nominative lui ait assuré, conformément aux coutumes du pays, la protection d'un froid respect. Le rêveur philanthrope, qui veut s'élever au-dessus de la forme, est écouté lorsqu'il n'a rien d'autre à offrir. Lorsque, au contraire, il peut offrir quelque chose de désirable, il se voit aussitôt, en reconnaissance de sa confiance, rabaissé à l'état de moyen. Il partage, en toute justice, le sort de ceux qui veulent transformer un ordre de choses général à l'aide d'expériences isolées, au lieu de chercher à agir sur la mentalité et la conscience. C'est pourquoi les hommes sont si portés à s'accuser mutuellement, à s'accabler de reproches réciproques; c'est pourquoi ils se vantent tant de leurs mauvaises expériences et se proclament pessimistes à la suite de leur prétendue connaissance des hommes. Ils ne se rendent pas compte qu'en amusant les autres, ils se condamnent eux-mêmes. C'est que l'inimitié et la bassesse ne sont pas inhérentes à la nature humaine: le cœur de l'homme est tendre comme sa peau nue, il est accessible aux émotions, à la douleur, à l'affection. Ce qui endurcit ce cœur, c'est la détresse, c'est le fouet d'esclave de la mécanisation, fouet qui ne reste jamais inactif et dont le sifflement signifie faim, mépris, privation de droits, douleur et mort. Certes, la détresse en elle-même, loin d'être terrible, ouvre le chemin du salut. Mais elle ne l'ouvre qu'à l'homme ayant la foi. Quant à la mécanisation, elle a été assez prévoyante pour dépouiller l'homme de sa foi, moyennant un peu de connaissance et de magie.
L'inimitié d'homme à homme s'étend et devient inimitié de groupe à groupe, de tribu à tribu, de peuple à peuple. L'homme est devenu un être dont l'intérêt est le seul mobile. Une pauvre théorie vient lui promettre l'affranchissement de toutes ses souffrances. Il forme avec d'autres une association qu'on dénomme parti ou représentation d'intérêts; les membres de ce parti ou de cette représentation d'intérêts généralisent leurs revendications, les transforment en un idéal positif et sont étonnés de voir ceux qui sont guidés par des intérêts opposés ne pas adhérer à leur idéal. À notre époque, si féconde en combinaisons de toutes sortes, rien n'est plus difficile à trouver qu'un homme dont la conviction et l'idéal ne se confondent pas avec son intérêt. Cette triste expérience a conduit beaucoup de penseurs sérieux à voir dans une conception du monde, dans une conviction transcendante, non une forme de la connaissance et un reflet de l'éternel, mais bien plutôt une transposition d'un caractère ou d'un intérêt, un symptôme plus ou moins morbide, une singularité idiosyncrasique. Telle est la confiance dans la nature positive des intérêts, dans la toute-puissance de l'intellect, dans les attaches uniquement et exclusivement terrestres du sentiment.
Mais en vertu, au nom de quel intérêt la mécanisation pousse-t-elle ses victimes, à travers la nécessité et la détresse, l'inimitié et la lutte, à fournir le rendement maximum? Ne s'aperçoit-elle donc pas que tout ce qu'il y a de plus grand au monde a été l'œuvre de l'amour et de la solidarité fraternelle? Ne sait-elle donc pas que si la nécessité brise le fer, la foi déplace les montagnes?
Il se peut qu'elle sache tout cela, mais, semblable à Satan, elle est frappée d'impuissance, lorsqu'elle se trouve sur les hauteurs. Elle s'est engagée à nourrir l'humanité indéfiniment multipliée, à pourvoir à son entretien, à l'enrichir, et elle remplit son engagement. Les moyens dont elle se sert sont artificieux et ingénieux, mais vulgaires, car elle est elle-même fille d'une vulgaire nécessité. Elle abaisse l'homme noble et élève à sa propre hauteur l'homme inférieur: c'est tout ce qu'elle peut. Elle connaît bien les matériaux avec lesquels elle travaille; elle a supprimé la foi, elle n'a aucune confiance dans la bonne volonté et elle réalise ses fins en faisant appel uniquement à la détresse et à la misère. Là où l'émulation ne suffit pas, elle engendre la concurrence; là où l'aide fraternelle faiblit, elle provoque la lutte et, lorsque la solidarité nationale fait défaut, elle crée la division en classes. Et dans ces moyens encore on saisit le vieil atavisme de la jalousie, de la haine, de l'angoisse et des passions, atavisme dont la mécanisation elle-même ne constitue qu'un aspect.
Elle se souvient encore de ses origines, lorsqu'elle persécute les hommes qui ne sont pas faits à son image. L'homme à l'imagination libre, le rêveur du divin, l'ami dévoué des choses et des créatures, l'amoureux qui ne se soucie pas du lendemain et ignore la crainte ne sont à ses yeux que des esclaves paresseux et perdus dans leurs rêves. Elle supporte pendant quelque temps leur présence derrière la charrue, sur le front, sur des mers lointaines et, tout en les supportant, elle songe déjà à remplacer leurs outils par des machines, et eux-mêmes par des hommes plus entendus. L'ami des hommes qui croit, selon la parole de l'Écriture, que l'âme est liée au sang, est pris de désespoir en voyant le meilleur de son sang s'écouler en pure perte. Mais celui qui croit que l'esprit règne sur le sang, que les pierres d'Abraham et de Deucalion peuvent devenir des germes de générations futures, celui-là verra dans le sang qui s'écoule le sacrifice destiné à libérer l'esprit des liens de la mécanisation.
Nous savons que tous les biens de la terre ne sont que choses brutes et amorphes, ni bonnes ni mauvaises, ni dignes ni indignes, tant qu'on ne les a pas régénérées en leur infusant une seconde nature. La bonté qui naît de l'habitude et de dispositions amicales n'est pas de la bonté, si elle n'a pas été régénérée par la force émanant du cœur; la nature qui n'a pas été reproduite par un œil inspiré n'est pas la vraie nature; le chef-d'œuvre acquiert toute sa liberté, lorsqu'il a été transformé par l'art en une œuvre de la nature; l'homme lui-même, s'il n'a pas été purifié par la chute, le repentir et l'ascension, peut être considéré comme n'étant pas né pour la vie de l'âme. La mécanisation ne connaît pas encore la régénération par la conscience et la volonté libre, en vue d'une vie de devoir et d'amour; elle est encore une force de la nature et une arme de guerre, semblable en cela au régime de la défense personnelle qui a précédé la naissance de la loi ou au mode d'existence qui a précédé la reconnaissance de la propriété. Et, cependant, la mécanisation n'est pas inaccessible à la spiritualisation morale; son produit le plus noble et le plus élevé, l'État, a reçu dès les temps préhistoriques, grâce à cette spiritualisation, un caractère sacré sans lequel il n'aurait jamais pu s'acquitter de sa mission. Certes, les innombrables attributs de l'État proviennent de sources plus honorables que la mécanisation: amour du pays, attachement au clan, communauté nationale de biens culturels et d'événements vécus, solidarité créée par les émotions religieuses et théocratiques, tout a contribué à imprimer à l'État un caractère supra-naturel. Mais ce qui est décisif pour une institution, c'est moins son origine que sa nécessité immanente; c'est la conscience que l'institution consacrée est supérieure aux besoins individuels, que l'homme a été créé, non pour jouir d'un bonheur terrestre, mais pour accomplir une mission divine, que la communauté humaine n'est pas une association de fins, mais une patrie de l'âme. Cette intuition inexprimée, qui communique une auréole de divinité à l'État même imparfait, doit un jour s'étendre à toutes les formes et à tous les actes de la vie matérielle et finir par pénétrer la mécanisation elle-même. Dans la science et dans l'art, dans l'activité militaire et dans l'activité politique, on s'est toujours rendu compte que nulle œuvre n'existe pour elle-même, qu'aucune n'est à l'abri de la responsabilité, mais que chacun, dans ce qu'il fait et dit, a des comptes à rendre aussi bien à lui-même qu'au monde, qu'une chaîne forgée de devoirs et de nécessités rattache les unes aux autres toutes les créations humaines, que l'isolement et l'arbitraire sont marqués par la honte de l'égoïsme et de l'esclavage physique. Mais nous devons aussi nous rendre compte que toutes nos activités matérielles et tout ce qui leur sert contribuent à édifier l'organisme terrestre et supra-terrestre de l'humanité, que chacun de nos pas, le moindre mouvement de nos mains, chacune de nos pensées et chacun de nos sons dessinent les noyaux et les cellules de cet organisme, qu'en vertu d'une responsabilité et d'une reconnaissance divines la chose de chacun devient la chose de tous, et la chose de tous la chose de chacun, qu'il n'est pas de malheur et de crime dont nous ne soyons responsables, qu'il n'est pas possible d'acquérir et d'exercer un droit, un devoir, un bonheur et une puissance, sans tenir compte du sort de tous. Le jour où la mécanisation sera pénétrée de ce principe, elle cessera d'être un état d'équilibre empirique. Elle formera alors un organisme dans l'ensemble de la création, son cœur communiera avec celui de la divinité et y puisera les joies nécessaires, et la vie planétaire présentera le tableau d'une parfaite théocratie organique.
Envisageons sans crainte l'étendue du phénomène de la mécanisation. Le régime mécanisé remplit d'une façon satisfaisante son rôle, qui consiste à nourrir et à conserver l'humanité en voie de multiplication. Il nous a mis en contact étroit avec les forces de la nature, avec le domaine de la connaissance sensible. Au point de vue de la pensée utilitaire, de l'accumulation et de la distribution des forces, des progrès insoupçonnés ont été accomplis. C'est encore la mécanisation qui nous a permis de mobiliser les masses et les esprits. Mais le mauvais côté de la mécanisation se manifeste là où la force brutale, dépourvue de toute spiritualité, s'empare de la vie, là où le mouvement violemment déchaîné s'affranchit de tout lien et, échappant à toute responsabilité, poursuit sa course, en faisant de l'homme et de son espèce, c'est-à-dire du maître du rouage, l'esclave de sa propre œuvre. Manque de liberté, peine dépourvue de sens, hostilité, détresse et mort spirituelle: telles sont les conséquences de cet état de choses.
Mais il est donné à l'homme de pouvoir se ressaisir et projeter sur le trouble et sur la confusion la lumière de son intuition supra-sensible. Il n'abandonnera pas la mécanisation, en tant qu'organisation matérielle, jusqu'à ce que de nouveaux événements et de nouvelles connaissances lui aient appris à maîtriser les forces de la nature autrement que par la recherche et le travail organisés. Mais quant à la mécanisation, considérée comme maîtresse spirituelle de l'existence, il la combattra et pourra la supprimer le jour où il se sera aperçu que la vie pratique n'est pas une fin, mais un moyen, le jour où, pour travailler, il n'aura plus besoin de l'aiguillon de la nécessité et du salaire gagné à la sueur de son front, le jour où il préférera donner de plein gré ce qui lui est arraché aujourd'hui par la contrainte et sacrifier au bien de l'humanité ce qu'il y a de plus mesquin dans son bonheur particulier où il entre si peu de noblesse.
Ce résultat peut être obtenu par une transformation de l'esprit, et non par une révolution mécanique. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à laisser de côté, une fois de plus, la mécanisation comme phénomène, pour l'envisager du dedans, en tant que révolution spirituelle. Elle nous apparaît alors comme une poussée irrésistible de l'être humain vers la sphère de l'intellect; par le nombre incalculable de ses facteurs, par l'acuité, la persévérance, l'orientation exacte, la ramification et la combinaison de ses organes, celui-ci maintient en mouvement une quantité énorme de forces spirituelles inférieures qui suffit à imposer un état d'équilibre aux forces aveugles de la nature; et le premier mouvement de reconnaissance du monde ainsi favorisé s'exprime dans la conviction que c'est aux forces inépuisables de l'intellect qu'il doit son bonheur et sa liberté. Mais peu à peu le développement de la pensée a conduit à ce jugement critique que l'intellect sert à coordonner les notions, mais qu'il n'est pas un instrument de connaissance; et ce jugement conduit, à son tour, à reconnaître que le devoir suprême des forces spirituelles inférieures consiste à consentir à leur propre limitation et annulation, à renoncer à toute direction et domination. Le terrain se trouve alors préparé à recevoir la pure semence qui dès les origines de la vie gisait latente dans les obscures profondeurs du cœur humain. C'est l'âme qui vient alors occuper le premier plan. Si nous sommes aujourd'hui à même de deviner son image, de nous abandonner à ses forces, c'est aux nécessités nées de l'époque intellectuelle que nous le devons. Après avoir donné ce fruit, cette époque peut mourir, ce qui ne veut pas dire que l'humanité doive renoncer à l'avenir à son droit de penser et de créer. Ce droit, elle va continuer à l'exercer et à l'affermir, sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit de forces inférieures, destinées à servir de moyen et qu'elle doit diriger dans un profond sentiment de responsabilité, puisqu'en les dirigeant elle remplit une mission divine. Quand les premiers rayons de l'âme auront touché le monde intellectuel et sa réalisation terrestre, c'est-à-dire l'organisation mécanistique, quels sont les points rigides de celle-ci qui entreront les premiers en fusion? Cela importe peu, car ce n'est pas la rencontre d'événements secondaires, mais la proximité solaire de l'intuition transcendante qui amènera le printemps. Telle est la tâche modeste que se propose la partie constructive de notre exposé. Nous nous proposons, en effet, non de donner une énumération complète de ce qu'il faut faire, en suivant l'ordre de succession dans le temps, mais d'indiquer les formes de réalisation pragmatique de l'idée, d'après laquelle on peut, en confiant à l'âme la direction de la vie et en spiritualisant l'organisation mécaniste, transformer le jeu aveugle des forces en un cosmos libre, conscient et digne de l'homme auquel il sert d'abri.
Encore voilée et innommée, la tâche plane au-dessus de nos têtes. Nous avons exploré l'état du monde qui nous entoure; nous avons reconnu le chemin qui mène à la liberté, et l'étoile que nous suivons nous guide vers la région de l'âme. Nous devons maintenant examiner la forme pragmatique que la pensée transcendante revêt dans la réalité matérielle; la tâche métaphysique doit nous révéler son image physique.
Mais, au préalable, quelques mots encore sur les institutions et les projets purement matériels.
I.—Quel bénéfice retire notre vie intérieure des conditions et des formes de la vie et de leurs changements en général? D'après la conception matérialiste, l'homme devrait tout à ses états et aux circonstances; le sang, l'air et la terre, la situation et la possession détermineraient l'homme d'une façon tellement complète qu'à chaque changement des conditions extérieures correspondrait un changement équivalent de l'état intérieur. Cette idée erronée forme le pilier le plus solide du matérialisme qui en voit la confirmation d'un bout à l'autre de l'histoire. Ne sont-ce pas les modifications de la croûte terrestre qui ont provoqué l'évolution des êtres vivants? Les migrations et déplacements des peuples ne sont-ils pas déterminés par des lois physiques? La nature et les destinées des nations ne s'expliquent-elles pas par leurs origines, par le pays et le milieu extérieur? L'individu lui-même n'est-il pas une création de ses ancêtres et des circonstances de sa vie? Sans doute, les centres de la plus haute culture coïncident toujours avec ceux de puissance, de densité de la population, de richesse, et n'est-il pas vrai que la solitude, la pauvreté, la misère ces sources sacrées d'élévation morale, n'ont jamais créé chez un peuple arts et idées? L'Hellade, Rome, Venise, la Hollande, l'Angleterre doivent leur puissance à la mer; l'Allemagne est devenue forte, grâce à la qualité de son sang; la France, grâce à son sol; l'Amérique, grâce à sa situation géographique. Tout cela semble vrai.
Mais si nous approfondissons cette théorie à l'aide de ses propres moyens, nous la voyons aussitôt perdre de son assurance. Quelle fut donc la force qui, à chaque catastrophe géologique, avait poussé en avant les êtres vivants? Fut-ce la volonté de vivre? Elle n'aurait pas suffi, à elle seule, à créer des nageoires, à faire pousser des ailes, à apprendre à parler et à penser. Fut-ce le sang? Celui-ci, à son tour, n'a pu acquérir sa noblesse que grâce à l'intervention de cette mystérieuse volonté: l'ancêtre de l'Aryen était une misérable créature, bien inférieure au Mongol et au Nègre. Fut-ce le sol? Mais ce sol, chacun était libre de l'occuper, et ce fut le plus fort et le plus intelligent qui s'en est emparé. Nous retrouvons donc l'action de la force et du sang, et nous sommes obligés d attribuer au hasard la supériorité qui a pu se manifester sous le rapport de l'une et de l'autre.
Mais assez de ces arguments. Ils présupposent ce qu'ils doivent démontrer, à savoir que le corps est supérieur à l'esprit, que la matière forme l'esprit. Si nous croyons que nous sommes avant tout des êtres de chair, nous devons nous attacher avant tout à adoucir et à flatter la vie; alors la lutte pour Dieu et pour notre âme devient une œuvre vaine, et la raison est du côté de ceux qui prétendent que les choses ne valent que par leur utilité. Mais si nous croyons que c'est l'esprit qui forme son corps, que c'est la volonté dirigée vers le haut qui mène le monde, que l'étincelle de la divinité est enfermée en chacun de nous, alors l'homme lui-même, sa destinée et son monde apparaissent comme l'œuvre de l'homme. Alors le peuple marin n'est pas celui qui a reçu la mer en partage, mais celui qui a voulu la mer; le peuple établi sur un sol fécond n'est pas celui qui a fait une heureuse trouvaille, mais un peuple de conquérants; et le peuple qui a atteint une densité favorable à la culture n'est pas une horde pullulante, mais une race qui veut avoir une postérité et assurer à cette postérité un pays habitable. Alors, enfin, le sang noble n'est pas un simple hasard de la nature, mais le résultat d'une sélection exercée par un esprit qui cherche à réaliser sa propre perfection.
Il ne s'agit donc pas d'opposer une question à une autre. Il ne s'agit pas de demander notamment: pourquoi devons-nous estimer et cultiver les formes et les biens de la vie, puisque ce n'est pas à ces formes et biens, mais au calme et à la méditation que nous devons nos acquisitions les plus élevées? La vie terrestre fournit à l'esprit le milieu et les armes qui lui permettent de lutter pour son droit, son existence et son avenir; si l'esprit est bon pour la lutte invisible, il doit l'être aussi pour le combat visible. La créature noble crée sa beauté, la créature saine son bonheur, la créature forte sa puissance. Et ces biens sont créés, non pour eux-mêmes, mais en tant que revêtement terrestre de l'existence spirituelle; non par la cupidité et la convoitise, mais d'une façon désintéressée et spontanée. Et si le porteur est le maître de son arme, l'arme réagit à son tour sur le porteur; le peuple qui a eu la force de devenir beau, trouve dans sa beauté une nouvelle source de noblesse intérieure. Certes, au pauvre et à l'humilié les portes du royaume de l'esprit sont doublement ouvertes; mais sa volonté de les chercher se trouve stimulée, lorsqu'un peuple noble lui prête un peu de sa force et de son ardeur. Être volontairement pauvre parmi les riches est évangéliquement beau; mais un mendiant au milieu d'un peuple de mendiants ne forme aucun contraste et ne fait preuve d'aucun mérite spécifiquement moral. L'individu forme un but final; en lui finit la série des créations visibles et commence la série de l'âme. Lorsque la force de l'âme est éveillée en lui, il n'a plus besoin de privilèges et avantages terrestres. La pauvreté, la maladie, la solitude doivent le servir et le bénir. Mais le peuple est sa propre mère qui survit à tous ses enfants dans l'existence terrestre, et il a besoin de beauté, de santé et de force pour sa mission d'éternel enfantement. Ici se résout la contradiction: pourquoi ne devons-nous rien désirer pour nous-mêmes, alors que nous devons songer au prochain qui, à son tour, ne doit rien désirer pour lui-même? Les plus proches et les plus éloignés sont à la fois nos mères et nos frères à tous; et notre vie individuelle est de peu de prix, lorsqu'il s'agit d'assurer l'accomplissement de leur mission, qui consiste à vivre et à enfanter. C'est pourquoi il n'est ni indigne ni matériellement contradictoire de souhaiter pour la communauté et de lui abandonner les biens et les forces qu'on dédaigne pour soi-même.
II.—La deuxième question préalable est celle-ci: par quelles raisons se justifient des projets visant à améliorer le sort de l'humanité? Quelle est la force de persuasion qui leur est inhérente et quelle est celle que nous devons exiger d'eux?
Nous avons dit que la science doit renoncer au droit de poser des fins. Mais pour toute pensée créatrice, ce qui est décisif, c'est la fin, et non le moyen; et la question est plus difficile que la réponse. Encore est-il plus facile de la trouver que de la chercher. C'est qu'ici la force de l'intellect ne nous est d'aucun secours: l'intellect peut en effet réunir une série de misères et d'injustices et dire: ceci ne devrait pas exister (bien qu'il soit incapable de faire une distinction entre l'épreuve et la misère, entre la nécessité bienfaisante et la nécessité malfaisante), mais il ne peut jamais dire: ceci est le bien suprême de l'humanité, le bien que nous devons conquérir. Car tout notre vouloir, dans la mesure où il n'est pas de nature animale, jaillit des sources de l'âme, et à tous ceux qui s'inclinent sans réserves devant la pensée intellectuelle, on ne devrait pas se lasser de répéter que c'est le vouloir qui forme la partie la plus élevée et la plus noble de la vie. Mais le vouloir se réduit à l'amour et à la préférence qui échappent à toute démonstration; il est la partie spirituelle de notre existence, et à côté de lui se tient, tel un caissier de théâtre à l'entrée de la scène du monde, l'intellect froid qui compte, mesure et soupèse.
Tout ce que nous créons naît d'une tendance profonde et inconsciente; à ce que nous aimons, nous aspirons avec une force divine; ce qui nous préoccupe, appartient au monde inconnu de l'avenir; ce à quoi nous croyons, vit dans le royaume de l'Infini. Rien de tout cela ne peut être démontré et, cependant, chaque acte de notre vie, digne de ce nom, s'accomplit au nom de cet Inexprimable. Que faisons-nous du matin au soir? Nous vivons pour ce que nous voulons. Et que voulons-nous? Ce que nous ne connaissons ni ne savons, mais en quoi nous avons une foi inébranlable.
Cette foi a une évidence plus forte que celle que lui prêterait la démonstration intellectuelle. Le premier chicaneur venu peut réfuter ce que Platon, le Christ et saint Paul ont avancé sans preuves, et cependant ce que Platon, le Christ et saint Paul ont dit ne mourra jamais, et chacune de leurs paroles a suscité une vie plus conforme à la vérité et plus de foi que n'importe quelle théorie physique, historique ou sociale. La géométrie euclidienne elle-même ne résisterait pas à l'épreuve, si nous voulions la soumettre à la démonstration au sens le plus rigoureux du mot. Mais puisqu'un profond sentiment de vérité ne cesse d'animer le monde, quel est donc le signe de la vérité vivante?
C'est la force avec laquelle elle fait appel à notre cœur. Chaque parole sincère possède une force de résonance, et chaque pensée qui est née, non dans le labyrinthe de l'entendement dialectique, mais dans le milieu chaud de la sensation, engendre vie et foi. C'est pourquoi toute démonstration, n'est que persuasion, mensonge fait de bonne foi. Lorsqu'un homme se croit appelé à révéler au monde une vérité, non parce qu'il la pense, mais parce qu'il la voit et la vit, parce que le monde qu'il sent s'agiter dans son esprit est pour lui plus réel que le monde qu'il voit avec ses yeux, alors il peut parler. S'il est un égaré, sa poussière servira du moins à aplanir le chemin de ceux qui viendront après lui, poussés par la vérité. Mais s'il lui est donné de prononcer ne fût-ce qu'un seul mot porteur de vie, ce mot, lancé dans le monde tel quel et même sans défense, fera une moisson d'âmes.
Ceci est vrai du but. Mais lorsque, ne se contentant pas d'avoir découvert et révélé le but, on veut encore indiquer le sentier terrestre qui y conduit, ce ne sera pas encore, sur ce plan plus profond de la pragmatique, à la persuasion et à la démonstration qu'on demandera la lumière susceptible d'éclairer la route à l'initiateur et à sa suite. Jamais un chef ou un précurseur n'a été capable de dérouler la chaîne ininterrompue des démonstrations, et l'eût-il fait, qu'on n'aurait pas manqué de lui jeter à la face le mot naïf de Thersite: «Cela ne va pas!» La seule chose qui continue à agir dans le monde après l'apaisement de la tempête des discours contradictoires, c'est l'appel à la conscience. Il parle bas et répète dans le silence de la nuit ce que le bruit du jour empêche d'entendre; il parle, non au nom d'un homme, mais au nom de ce qui vit. Et tout en indiquant le chemin droit et simple, il rend évident que ce dont il s'agit n'est pas un projet plus ou moins ingénieux, mais un appel du devoir qui, en la circonstance, se confond avec notre pouvoir. Un projet pragmatique peut nous convaincre, mais est incapable de nous séduire. La froide proposition de l'homme d'affaires et le cri de bataille du prophète se ressemblent cependant en ceci que dans l'une et dans l'autre on sent une irrésistible nécessité qui résonne dans l'esprit et dont les sons vont s'amplifiant. Ici encore toute démonstration est absente; mais l'intuition devient conviction intime, et ce qui n'a été entrevu que par les yeux de l'esprit devient concret. Une explication, à laquelle manque cette force enfantine, reste, malgré les notes, les preuves et les tableaux qui l'accompagnent, un jeu savant de l'esprit ou un amusement d'esthète.
C'est ainsi que le but nous est dicté par le cœur, tandis que le chemin qui y conduit nous est indiqué par la conscience.
Dans les deux cas, il s'agit d'un sévère avertissement, fait pour consoler l'écrivain, lorsqu'il se trouve impuissant devant la faiblesse du mot, et pour le rendre humble, lorsqu'il se trouve entraîné par ses idées favorites. Mais le lecteur doit se méfier des idées qui s'appuient sur des démonstrations et ne se laisser guider que par la voix intérieure qui lui parle avec sévérité, mais ne lui dit que la vérité.
III.—Et enfin, si notre vie, au sens le plus élevé du mot, échappe à l'emprise des conditions extérieures, si des institutions sont incapables de créer des manières de penser et de sentir, si toute existence extérieure n'est que la coquille, le moule de la vie intérieure, est-il digne et convenable de scruter l'avenir de l'image, du reflet, au lieu de suivre en toute confiance le chemin de l'esprit, avec la certitude qu'il est également accessible aux pas du corps?
L'existence corporelle est pour nous une image que nous devons comprendre, une lutte dont nous devons remporter le prix. Ce qui nous vient de l'esprit, devient réalité de la vie, et chacune de ces réalités est une marche de pierre destinée à faciliter notre ascension ultérieure. Tant qu'il reste maître de son métier et de son outil, l'artiste est capable d'extérioriser ses sensations les plus intimes et les plus profondes, sans leur faire subir la moindre corruption ou déformation; mais c'est le monde qui constitue et la matière et l'outil de celui qui pense; et la pensée n'acquiert toute sa force de vérité que lorsque le monde, confronté avec elle, se révèle organique et possible. Celui qui a essayé d'implanter dans le sol de la réalité des idées nées dans la libre région des convictions, celui qui connaît l'effort dur, jamais récompensé, qu'exige ce travail, perd tout respect pour les théorèmes symétriquement arrondis et les belles erreurs de pensée qui ont leur source dans la dépréciation des phénomènes sensibles. L'Évangile serait mort depuis longtemps, s'il avait été consigné sur du parchemin, sous la forme d'une loi abstraite; et si son annonciateur revenait parmi nous, il ne nous parlerait pas comme un pasteur érudit dans une langue archaïque, émaillée de métaphores syriennes: il nous parlerait plutôt de politique et de socialisme, d'industrie et d'économie, de recherche et de technique, et cela non en reporter considérant toutes ces choses comme parfaites et dignes d'admiration, mais le regard fixé sur la loi des étoiles à laquelle obéissent nos cœurs.
Après ces considérations, faisons au retour rapide à la question que nous avons déjà formulée plus haut: comment la tâche transcendante se transforme-t-elle en tâche pragmatique? La tâche transcendante se résume dans les mots: croissance de l'âme. En quoi consiste la tâche pragmatique?
Elle ne consiste certainement pas dans l'augmentation du bien-être. Supprimer la misère et la pauvreté qui dépriment est un devoir humain naturel et facile à remplir. Les dépenses d'une année de paix armée suffiraient à éteindre la dette de la société qui supporte aujourd'hui encore dans son sein la faim, avec toutes les souffrances qu'elle entraîne. Mais cette tâche est tellement simple, tellement mécanique et, malgré sa triste urgence, tellement triviale qu'elle est plutôt du ressort de la police que de celui de la morale. Tout ce qui s'y rattache est, au fond, indifférent. La terre est toujours assez généreuse pour offrir à la collectivité suffisamment de nourriture, de vêtements, d'outils et de loisirs, à la condition qu'on sache produire, consommer et jouir dans une juste mesure. Que la richesse soit une condition d'une forme de vie élevée, personne ne le conteste; une collectivité composée de millions d'hommes producteurs est infiniment plus riche que les célèbres petites cités de l'antiquité et du moyen âge; la construction d'une gare exige un travail centuple de celui qui a été dépensé à bâtir le Parthénon; et l'esprit qui aspire à une vie plus noble trouvera toujours, pour la réaliser, matériaux et outils.
Pas plus que le bien-être, l'égalité ne forme l'exigence extérieure de nos âmes. Il faut avoir le sentiment de la justice bien faussé, pour se faire le champion de l'égalité. Que nous savons peu de la vie la plus intime de nos prochains! Les mêmes mots servent à désigner souvent des choses diamétralement opposées; vous et moi, nous appelons rouge la couleur qui émane de certains objets, mais nous ne savons pas si ma sensation de rouge ne correspond pas à votre sensation de vert. Le courage est chez l'un l'effet d'une témérité irréfléchie, chez un autre la décision la plus terrible de la lutte de l'âme, menacée de deux dangers. La vertu est chez l'un l'effet d'une vie heureuse, soustraite à toute tentation, et elle est pour un autre un trésor perdu de bonne heure et qu'on aspire à retrouver. Le bonheur est pour celui-ci un courant divin émanant de toutes les révélations de la nature, et pour celui-là un édifice artificiel, jamais achevé, fait de milliers de désirs jamais satisfaits. La nature a caché tous ces contrastes derrière les fronts humains; et afin de les atténuer, elle offre à chacun de nous la possibilité de réaliser une infinie variété de modes d'existence, de création et de souffrance, ce qui permet à chaque tendance de trouver son équilibre, et à tout ce qui est unilatéral de trouver un milieu qui le complète. Quoi de plus injuste que de vouloir introduire dans ce plan une justice mécanique? De même que l'inégalité de deux hauteurs s'accentue à nos yeux, lorsqu'on les contemple d'une base égale, de même l'inégalité des créatures vivantes ne peut que prendre des proportions caricaturales à la suite d'une égalisation forcée des conditions de leurs vies respectives. Contentons-nous des mécanismes de la vie qui, tels que le droit pénal et policier, les règles de l'échange et du commerce, servent à assurer l'ordre radical et réalisent ainsi une partie tout au moins de l'égalité, laquelle, au fond, n'a pour but que de protéger les mauvais contre les bons; tout ce qui dépasse ce domaine, n'est qu'une aspiration irréfléchie d'un faux sentiment d'égalité qui a sa source dans la jalousie et ne tient pas compte des responsabilités.
Jamais l'égalité ne pourra satisfaire les exigences terrestres de notre vie intérieure. En serait-il autrement de la liberté?
Liberté! À côté du mot amour, c'est le vocable le plus divin de notre langue et, pourtant, malheur à celui qui, confiant et inspiré, le laisse retentir dans notre pays sans réserve ni restriction. Il verra se ruer sur lui tous les maîtres d'école et tous les policiers qui, armés de toutes les distinctions des philosophes et de tous les préjugés de l'État policier, lui prouveront que la suprême liberté réside dans le manque de liberté et que toute lutte pour la liberté ne peut que dégénérer en guerre civile.
Mais qui donc confondrait la liberté avec la licence? Celui cependant qui cherche à me persuader qu'en fin de compte ma volonté elle-même n'est pas libre, que l'autorité et le parti dont je suis membre réagissent sur moi en limitant ma liberté, que l'adversaire que je combats est pour moi un obstacle, que l'état d'équilibre humain comporte des restrictions, celui-là jongle avec les demi-vérités et égrène des épis vides.
Un arbre pousse en liberté. Cela ne veut pas dire qu'il puisse pousser à droite et à gauche ou grandir jusqu'à toucher le ciel. Il en est empêché par les limitations de sa nature. Cela ne veut pas dire non plus qu'une cellule de son tronc puisse émigrer dans la cime, ni qu'une feuille puisse se transformer en bourgeon, ni qu'une branche puisse s'accroître aux dépens de toutes les autres: tout cela est impossible, en vertu d'une loi organique intérieure. Cette loi règne en toute liberté, et au moyen de limitations. Elle ordonne au tronc de supporter et de nourrir, aux feuilles de respirer, aux racines d'aspirer les sucs nutritifs; elle ordonne que l'année solaire soit saluée par des germes et des bourgeons, bénie par des fruits et terminée dans le recueillement.
Mais voilà que l'arbre est entouré d'une clôture. Le développement des racines et des branches s'en trouve entravé, le vent et le soleil ne pénètrent plus jusqu'à lui, dont la croissance languissante obéit à une nouvelle loi; quelque vieux qu'il soit, il n'est plus lui-même, il n'est plus l'expression d'une nécessité organique intérieure; la limitation qu'il subit n'est plus une limitation consentie, mais lui est imposée par un sort extérieur, violent; la liberté a cédé la place à la contrainte.
Si la liberté est difficile à décrire et à définir, son contraire, la contrainte, est facile à reconnaître. Pour chaque organisme, qu'il s'agisse de l'homme, d'un peuple ou d'un État, la contrainte n'est autre chose qu'une entrave imposée par une loi extérieure ou intérieure, une entrave qui ne résulte pas de nécessités inhérentes à l'essence même de l'organisme ou à celle de l'organisme plus vaste dont il fait partie. C'est donc la nécessité qui fournit le critère aussi bien de la contrainte que de la liberté. Les avocats des subordinations, des soumissions soi-disant voulues de Dieu nous doivent, dans chaque cas donné, la preuve que la nécessité existe réellement et dans une mesure telle que la suppression de l'entrave entraînerait la déchéance ou la ruine de l'organisme. C'est faire preuve d'une insolente présomption que de prétendre que la soumission est une fin en soi. Cette présomption conduit tout droit à l'esclavage. Seule la nécessité organique peut être voulue de Dieu.
Lorsque la cause de la limitation et de la dépendance réside, non dans une nécessité vitale de l'organisme ou du corps plus vaste dont il fait partie, mais dans la volonté et la force d'un organisme étranger, on se trouve en présence d'un état d'esclavage.
Le servage et l'esclavage ne sont pas contraires au sens du christianisme. Ce sont des sorts qui entravent la vie extérieure, mais sans s'opposer au développement des forces de l'âme, sans fermer l'accès du royaume des cieux. La force d'âme d'Épictète a grandi dans l'esclavage; l'épanouissement du moyen âge chrétien a été l'œuvre des couvents. Mais notre question se pose autrement: nous ne cherchons pas à savoir comment tel ou tel individu surmonte un sort inflexible et immuable par la grâce de la liberté intérieure, mais nous voulons trouver la véritable forme de la vie, celle qui ouvre à l'humanité le chemin de l'âme. Or, ce chemin ne peut être suivi que par ceux qui jouissent de la possibilité du développement organique, par ceux qui sont capables de se déterminer d'une façon autonome et de porter la responsabilité de leurs actes. Ce chemin ne peut pas être celui de la contrainte, de la soumission prédestinée. Nous savons ceci: l'esclavage est aux antipodes de ce qui constitue l'exigence de l'âme.
Il n'y a rien dont notre époque soit aussi fière que de l'abolition de l'esclavage. Personne n'est plus serf; le titre de sujet lui-même ne figure plus que dans les actes officiels; l'homme lui-même se nomme citoyen, jouit d'innombrables droits personnels et politiques, n'obéit qu'aux autorités de l'État, forme des syndicats, élit et administre. Il n'est au service de personne, mais il conclut des contrats de travail; il n'est ni serf, ni compagnon, mais il fait partie de ce qu'on nomme le personnel, il accepte du travail, il est employé. Il ne reconnaît pas de maître, mais il travaille pour un employeur, qui n'a le droit ni de l'injurier ni de le punir. Il peut donner congé, s'en aller où il veut; il peut se mettre en grève, se promener les bras croisés: il est, comme il le dit lui-même, libre.
Mais chose bizarre! S'il ne fait pas partie de la classe de ceux qu'on appelle instruits et possédants, il se retrouve, au bout de quelques jours, dans les locaux d'un autre employeur, se livrant au même travail de huit heures par jour, sous la même surveillance, avec le même salaire et les mêmes jouissances, avec la même liberté et les mêmes droits. Personne n'exerce de contrainte sur lui, personne ne lui oppose d'obstacles, et pourtant il vieillit avant l'âge et mène une vie sans loisirs et sans recueillement. Le monde mécanisé lui apparaît comme une énigme compliquée dont le journal de son parti n'éclaire pour lui qu'un seul côté; le monde supérieur lui apparaît à travers l'extrait d'un sermon ou d'une description populaire; l'homme lui apparaît comme un ennemi, lorsqu'il appartient à un cercle étranger au sien; comme un camarade taciturne, lorsqu'il fait partie du même cercle que lui; l'employeur est un exploiteur, l'atelier un bagne.
Les droits civiques subsistent, avant tout le droit électoral sous ses deux formes. Mais, chose bizarre encore: dans ses rapports avec les autorités, l'homme reste toujours un objet. Les sujets, ce sont les chefs militaires qui le tutoient, les juges qui le condamnent ou l'acquittent, la police et les fonctionnaires qui le malmènent et le maltraitent, l'interrogent et lui intiment des ordres. Il peut se syndiquer et s'organiser, se réunir et faire des démonstrations; il reste toujours celui qui est gouverné et qui obéit, alors que les sièges dorés sont réservés à ceux qui habitent dans de belles avenues plantées d'arbres, se promènent en voiture et se saluent. Ce sont ces derniers qui sont revêtus des responsabilités, des dignités et de la puissance.
Mais la vie bourgeoise est libre. Ici règne la concurrence; l'homme fort et rusé peut risquer et gagner, sous la réserve de quelques lois et règles insignifiantes; cette arène est ouverte à tous. Mais, encore une fois, tous ne réussissent pas à y pénétrer. Le cercle est jalousement fermé, il a pour consigne l'argent. On ne donne qu'à celui qui a déjà quelque chose; ce qu'on possède peut être augmenté et multiplié, mais il faut, avant tout, posséder. On possède ce qui avait appartenu aux aïeux, ce que ceux-ci ont laissé et transmis sous la forme soit de l'éducation, soit d'un capital. Il se peut que dans les pays riches, encore peu exploités, un pfennig d'épargne devienne le point de départ d'une fortune; mais plus un pays est vieux et improductif, et plus il faut payer cher son entrée dans la classe de ceux qui possèdent.
C'est ainsi que de tous côtés s'élèvent des murailles de verre, transparentes et infranchissables, au-delà desquelles se trouvent liberté, indépendance, bien-être et puissance. Les clefs qui ouvrent l'accès dans le pays défendu, s'appellent instruction et fortune, l'une et l'autre étant des biens héréditaires.
Aussi bien l'exclu se voit-il privé du dernier espoir: celui de voir ses enfants jouir un jour de ce qui lui est refusé à lui-même. Il quitte ce monde, pleinement conscient du fait que son travail n'a été utile ni à lui, ni à ses enfants, mais à d'autres et aux descendants de ces autres, dont le sort était également héréditaire, prédestiné et inévitable.
Que signifie tout cela? Cela ne ressemble évidemment pas à l'ancien esclavage qui était personnel et qui, réunissant (ce qui, il est vrai, n'était pas tout à fait naturel) les destinées de deux hommes ou de deux familles sous le même toit, sauvegardait la dernière communauté humaine où chacun s'intéressait encore au sort de ceux avec lesquels il était appelé à vivre. L'état de choses dont nous parlons constitue, sous les apparences de la liberté et de l'indépendance, une subordination anonyme, non d'homme à homme, mais de peuple à peuple; subordination où les rôles peuvent être intervertis à tout instant, mais qui n'en est pas moins l'expression de la loi infrangible de la domination unilatérale. Cette servitude héréditaire existe dans tous les pays de vieille civilisation; ceux qui la subissent ont les mêmes origines, parlent la même langue, professent la même foi que ceux qui en bénéficient. Ils forment ce qu'ils nomment eux-mêmes le prolétariat.
Qu'une moitié de l'humanité maintienne dans un état de servitude éternelle l'autre qui, cependant, présente la même conformation physique et possède les mêmes aptitudes intellectuelles qu'elle, voilà ce qui est incompatible avec la liberté de l'âme et la possibilité de son ascension. Qu'on ne vienne pas nous dire qu'aucune de ces moitiés n'agit pour son propre profit, mais que l'une et l'autre travaillent pour le bien de la communauté. Il reste toujours que la moitié supérieure agit en pleine indépendance et directement, tandis que l'inférieure, sans avoir devant elle un but visible, agit indirectement et sous la contrainte de la supérieure. On ne voit jamais un membre de la couche supérieure descendre volontairement dans les rangs de la couche inférieure; quant à l'ascension des membres de cette dernière, elle se heurte, faute d'instruction et de fortune, à des obstacles tellement formidables que rares sont parmi les hommes libres, ceux qui puissent citer un de leurs congénères comme ayant appartenu soit lui-même, soit par ses ascendants, aux classes inférieures.
L'inertie et l'intérêt sont de grandes forces, lorsqu'elles s'appliquent à la défense de ce qui existe. L'abolition de l'esclavage en Amérique, du servage en Russie a suscité une vive sympathie, surtout chez ceux qui n'ont pas été lésés par ces mesures; les propriétaires de bétail domestique humain alléguaient, pour la défense de leurs institutions, les mêmes raisons que celles dont font usage aujourd'hui des ecclésiastiques, des hommes d'État et des capitalistes pour défendre la nécessité de la non-liberté: dépendance voulue de Dieu, service à n'importe quel poste, humilité, modération; mais il reste bien entendu que tous ces arguments ne sont valables que pour les autres.
Ceux qui jouissent de tous les droits et de la possession de biens matériels défendent leurs convictions égoïstes avec la plus entière bonne foi, car ce qui existe leur paraît d'une légitimité tellement absolue, fondé sur des bases tellement solides, tellement immuable et irremplaçable qu'à leur avis rien ne pourrait être transformé ou modifié sans qu'il en résultât un effondrement général. Ce jugement étroit, dicté en grande partie par un endurcissement involontaire, rien n'a tant contribué à le provoquer et à l'affermir que la lutte et le plan de lutte du mouvement socialiste.
Ce mouvement se ressent du vice originel de son promoteur qui n'était pas un prophète, mais un savant, qui mettait sa confiance, non dans le cœur humain, qui est la vraie source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, mais dans la science. Cet homme puissant et malheureux a poussé l'erreur jusqu'à attribuer à la science le pouvoir de déterminer des valeurs et de poser des fins; il méprisait ces forces que sont la conception transcendante du monde, l'enthousiasme et la justice éternelle.
C'est pourquoi le socialisme n'a jamais pu acquérir la force de bâtir; alors même que, sans le vouloir et sans le savoir, il suscitait chez ses adversaires cette force de construction, il ne comprenait pas les plans qui étaient proposés et les rejetait. Il n'a jamais été capable d'indiquer un but clair; ses discours passionnés n'étaient qu'accusations et réquisitoires, son activité se bornait à l'agitation et à des procédés policiers. À la place de la conception générale du monde, il a dressé la question des biens, et même le triste «mien et tien» du problème du capital devait, d'après lui, être résolu d'après les simples procédés pratiques de la science économique et politique. On voyait de temps à autre un penseur insatisfait tenter des incursions dans le domaine de la morale, de ce qui est purement humain, de l'Absolu: toutes ces forces n'étaient jamais considérées comme les centres solaires du mouvement; c'étaient des foyers lumineux pâles et excentriques, auxquels on accordait un intérêt esthétique. Au centre de l'arène se dressait le matérialisme sans Dieu, le matérialisme dont la force consistait, non dans l'amour, mais dans la discipline, et qui prêchait l'utile à la place de l'idéal.
D'une négation peut naître un parti, mais non un mouvement universel qui, lui, est précédé de visions et de paroles prophétiques, et non d'un programme. La parole prophétique est toujours un mot unique, idéal: Dieu, foi, patrie, liberté, humanité, âme; la propriété et la répartition de la propriété sont pour le prophète choses secondaires, illusoires; et même la vie et la mort, le bonheur humain, la misère, la maladie et la guerre ne sont à ses yeux ni fins dernières, ni dangers suprêmes.
Jamais le socialisme n'a suscité d'enthousiasme dans les cœurs des hommes; jamais une grande et heureuse action n'a été accomplie en son nom. Il a éveillé des intérêts et inspiré la peur, mais intérêts et peur peuvent jouer un rôle dans la vie d'un jour, non dans celle d'une époque. Enfermé dans le fanatisme d'un scientisme aride, dans le terrible fanatisme de la raison, il s'est cristallisé en un parti, dans la conviction inconcevablement erronée qu'il suffisait de mettre en œuvre une seule force pour obtenir un résultat définitif. Le marteau-pilon condense un bloc de fer, sans le détruire; celui qui veut transformer le monde, doit le saisir du dedans, au lieu d'exercer sur lui une pression du dehors. Les hommes sont accessibles au mot qui trouve un écho, aussi timide soit-il, dans tous les cœurs et leur fournit un soutien; l'agitation aveugle d'un parti dominé par des intérêts assourdit et fait boucher les oreilles.
Si l'on considère, dans ses traits les plus saillants, l'action socialiste, telle qu'elle s'est déroulée au cours de trois générations, on trouve qu'abstraction faite de ses manifestations pratiques et organisatrices, cette organisation a eu pour principal effet d'accentuer dans une mesure extraordinaire l'esprit de réaction, de détruire l'idée libérale et de déprécier le sentiment de la liberté. Le jour où le socialisme a fait de l'affranchissement des peuples une question d'argent et de biens et où il a réussi à attirer les masses sous cette bannière, l'idée qui était à sa base se trouva brisée; l'aspiration à l'indépendance est devenue convoitise. Plus d'un homme cultivé s'est détourné de ce mouvement; la bourgeoisie s'est mise à trembler; la réaction possédante a vu ses forces doubler, grâce à l'afflux de nouvelles recrues et à des mesures de précaution opportunes, et elle riait dans son for intérieur de ces pauvres diables de prolétaires qui, tout en lui voulant du mal, lui faisaient tant de bien, qui, tout en acclamant la république et le communisme, consolidaient le trône et l'autel. Intérieurement association d'intérêts, extérieurement hiérarchie de fonctionnaires, le socialisme, qui devait devenir un mouvement mondial, déchut au rang d'un simple parti, devint la proie de la manie du nombre, de la populaire formule unitaire; contrairement à tout ce qui s'était vu aux époques fortes, il perdait en efficacité, à mesure que le nombre de ses adeptes et adhérents augmentait.
Nous devons nous arracher à cette inertie de la conscience qu'a laissée au cœur de l'Europe la résistance aux tristes paradis utilitaires, aux idéaux de tréteaux et de foire, aux phrases à effet lancées sans conviction et aux invectives menaçantes. Si nous réussissons à nous rendre compte de toute l'indignité que nous vaut la servitude de millions d'hommes faits, comme nous, à l'image de Dieu, ayant tous les droits à notre amour, nous n'éprouverons aucune répugnance à faire une partie du chemin côte à côte avec le socialisme, tout en désavouant ses fins. Si nous aspirons, dans le monde intérieur, au développement de l'âme, nous aspirons, dans le monde visible, à la disparition de l'esclavage héréditaire. Si nous voulons l'affranchissement de ceux qui ne sont pas libres, cela ne veut pas dire que nous considérions une certaine répartition des biens comme une chose essentielle en soi, une certaine hiérarchie des droits de jouissance comme une chose désirable, une certaine formule utilitaire comme décisive. Il ne s'agit ni de faire disparaître les inégalités des destinées et exigences humaines, ni de rendre tous les hommes indépendants ou aisés ou heureux, ni d'accorder à tous les hommes les mêmes droits: il s'agit de mettre à la place d'une institution aveugle et invincible l'autonomie et la responsabilité personnelles, d'ouvrir aux hommes le chemin de la liberté, au lieu de leur imposer une liberté toute faite. Peu importent les sacrifices humains et moraux qu'exige cette réforme, car le but que nous poursuivons consiste, non à obtenir une utilité ou un avantage quelconques, mais à ranger le monde sous la loi divine. Et alors même que le règne de cette loi devrait diminuer la somme du bonheur terrestre, sa valeur resterait intacte; et s'il devait ralentir la marche de la civilisation et les progrès de la culture, ce serait là un effet tout à fait secondaire. Nous examinerons sans passion la question de savoir si la loi divine dont nous parlons comporte tous ces inconvénients; et si nous trouvons qu'il n'en est pas ainsi, nous ne tirerons de ce résultat négatif aucun encouragement supplémentaire à poursuivre notre chemin. C'est que, pour le poursuivre, nous n'avons besoin d'aucune justification, d'aucune promesse; notre tâche nous est dictée par des raisons extérieures tirées de la dignité et de la justice de notre existence, ainsi que de l'amour des hommes, et par une raison intérieure qui n'est autre que la loi de l'âme.
Puisque nous allons, dans les pages qui suivent, nous occuper pendant quelque temps des choses du jour, sans toutefois observer cette manière prudente, fondée sur la démonstration et la persuasion et si chère à l'homme politique qui la qualifie de concrète, nous croyons devoir attirer l'attention sur la distinction suivante: il y a des ouvrages qui s'évertuent à fournir des arguments à une conviction répandue et à la rendre irréfutable, jusqu'au jour où une nouvelle conviction vient la supplanter; et il y a des ouvrages qui tirent de prémisses données les conséquences les plus utiles. Malgré toute la certitude mathématique de leur méthode, il manque généralement à ces deux catégories d'ouvrages la certitude du but qui, elle, n'est jamais mathématique, mais est toujours intuitive. C'est pourquoi, loin de prétendre à une certitude quelconque, nous chercherons seulement à formuler, dans les pages qui suivent, des sentiments et appréciations éclairés par la pensée. C'est que cet ouvrage ne se propose pas d'instituer des discussions pratiques, mais seulement de poser des fins. Si ces fins correspondent dans une mesure quelconque, si minime soit-elle, aux exigences de l'esprit objectif, l'appréciation des réalités se trouvera soumise de ce fait même, et sans que nous ayons à intervenir, au critère de la pensée.
Or, la fin à laquelle nous aspirons s'appelle liberté humaine.
Pendant un siècle, notre pensée s'était servie de la méthode historique; aujourd'hui, cette méthode est en voie de dégénérescence et devient nuisible, surtout dans ses applications aux institutions.
Les productions de la nature se transforment, tout en maintenant leur sens et leur but ou en ne leur faisant subir que des modifications lentes; les institutions, au contraire, tout en conservant leur nom et leurs attributs essentiels, changent de contenu, voire de raison d'être: une créature nouvelle s'installe dans la vieille coquille.
On peut, par abréviation, appeler ce phénomène substitution de la raison d'être.
Cette substitution tient à ce que le nombre de formes que peut revêtir une institution est limité, que par paresse et par économie l'esprit se sert volontiers de formules déjà existantes et que la continuité du progrès dans le temps ne permet de reconnaître que difficilement le moment où s'imposent le choix d'une nouvelle notion, ou d'un nouveau nom, l'élimination d'organismes morts et l'introduction de nouvelles manières de voir.
La méthode historique n'en reste pas moins dans tous les cas attrayante et stimulante, parce qu'elle permet d'expliquer certaines qualifications, de démontrer l'évolution de genres littéraires, de mettre en lumière des mouvements et changements fonctionnels; mais elle aboutit à des erreurs dangereuses, lorsqu'elle entreprend d'expliquer l'organisme actuel, vivant et agissant, et de tracer d'avance son développement ultérieur. Il peut être intéressant de savoir qu'il existe une relation entre le pontificat et la construction de ponts, mais il serait dangereux de tirer de l'art de l'ingénieur des conclusions relatives aux institutions ecclésiastiques; il est très instructif de savoir que la comédie de salon française se rattache par un développement ininterrompu aux Dionysies attiques, mais on ne saurait recommander à un entrepreneur de spectacles de se laisser guider dans le choix de ses pièces par des considérations archéologiques.
On raille la conception contractuelle de l'État, qui avait été formulée par les Français du xviiie siècle, et on lui oppose des déductions tirées de la préhistoire; et, cependant, la nature d'un organisme qui repose sur un équilibre de forces comporte plus de rapports contractuels que de fonctions totémiques ou patriarcales, et les transformations que subit un pareil organisme s'effectuent sous des formes qui se rapprochent beaucoup de celles qu'affectent les modifications de rapports contractuels. Nulle part la substitution de la raison d'être n'est aussi manifeste que dans la nature de l'État; d'où la vanité des efforts tendant à trouver une définition historiquement compréhensive de cet organisme. Sous une apparente immutabilité et sans changer de nom, celui-ci se renouvelle à chaque génération et ne peut être envisagé au point de vue de la continuité que sous sa forme métaphysique, en tant que manifestation volontaire de l'esprit collectif: conception qui reste en dehors du temps et sans aucune influence possible sur un développement ultérieur.
De la fausse application du point de vue historique découle la fausse appréciation du «fait historique», comme étant valeur absolue, et de la tradition, comme étant une force positive. La valeur du fait historique consiste dans son caractère historiquement passager et provisoire; né à titre de nouveauté révolutionnaire, il disparaît, dès qu'il devient désuet et qu'il se trouve dépassé par d'autres faits; il ne réussit à se maintenir qu'aussi longtemps et que dans la mesure où il est capable de rendre service et où il s'accorde avec les autres faits. La valeur de la tradition réside en ce qu'elle ralentit le mouvement qui, grâce à elle, gagne ainsi en stabilité; le nom moins emphatique de moment d'inertie définit très bien cette force purement négative qui, malgré sa grande importance pratique, ne peut jamais avoir la valeur d'une objection théorique. Elle avait possédé jadis cette valeur à l'égard de convictions religieuses et philosophiques, et elle y prétend encore aujourd'hui à l'égard de conceptions sociales et politiques. Mais tout en lui refusant cette valeur théorique, nous devons reconnaître qu'elle possède en plus de sa valeur pratique, en tant que facteur de ralentissement, une valeur esthétique, qui s'exprime en formules, costumes, cérémonies et fêtes et communique couleur, allure et caractère à la vie de tous les jours qui se souvient volontiers, et avec un orgueil justifié, de ses origines plus nobles. Mais pour les nations pleines de vitalité, la tradition doit rester ce qu'elle est: un simple spectacle, et non l'essence même de leur vie. C'est pour nous une solennité charmante que de voir le roi de Prusse se présenter sous l'aspect de l'électeur de Brandebourg; mais il serait dangereux de conclure, sous l'impression de cette cérémonie, que la province actuelle de Brandebourg a le droit de prétendre à des privilèges politiques au préjudice de la Silésie ou des pays rhénans.
Ces remarques préliminaires étaient nécessaires pour faire comprendre notre méthode de travail et expliquer ce que nous entendons par «substitution de la raison d'être».
L'existence de l'ancien féodalisme était justifiée pratiquement par l'habitude de porter les armes, par la supériorité humaine, par l'organisation et le droit d'occupation des conquérants du pays; elle était justifiée téléogiquement par l'aptitude à l'administration et à la protection, qui reposait sur des propriétés héréditaires. Cette hérédité, à son tour, était créée par l'éducation, dont le but principal consistait à apprendre le maniement des armes et à entretenir l'esprit guerrier, par la culture de propriétés corporelles et mentales adaptées à cet esprit, par la consécration religieuse de ces propriétés, par l'élimination de tout mélange de sang, par le maintien des classes inférieures dans un état de sujétion et de tranquillité forcées.
L'augmentation de la population, l'intensité croissante de l'économie ont empêché la couche sociale supérieure de s'étendre dans les mêmes proportions que la couche inférieure. Les fils cadets ne pouvant être suffisamment dotés entraient dans les rangs de l'Église ou émigraient, des propriétés se morcelèrent, d'autres fusionnèrent ensemble, des domaines ecclésiastiques et territoriaux se formèrent, la bourgeoisie des villes fit son apparition, et la couche supérieure, immobile au milieu de toutes ces transformations, ne fut plus bientôt en état de recouvrir la couche inférieure. Au dernier moment, lorsque la charge de porter les armes fut également étendue à celle-ci, l'organisation féodale avait perdu son dernier droit à l'existence.
Une nouvelle classe sociale était venue s'insérer dans le corps de la nation; ce fut la classe, elle aussi héréditaire, de ceux qui possèdent.
Les propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, les colonies, les monopoles, l'exploitation de mines et l'usure furent autant de sources d'accumulation de capitaux; la mécanisation des métiers, de la technique, des moyens de transports, de la pensée et de la recherche avait transformé la vie, et le mouvement général du monde s'était orienté dans la direction de la fructification du capital. La puissance héréditaire du capital fut une conséquence de l'hérédité de l'état social, du sol et des biens mobiliers; comme sa légitimité n'était pas mise en doute, personne n'éprouvait le besoin de lui fournir des raisons théoriques.
On aurait pu, à la rigueur, lui trouver au début une certaine justification interne: le capital se présentait principalement sous la forme de l'entreprise. Or l'entreprise survit aux générations et exige une série ininterrompue de guides et directeurs compétents, série qui ne pouvait être assurée que par l'hérédité et qui était un phénomène courant dans l'économie rurale. Pour former ces guides et directeurs, l'instruction et l'éducation dispensées par la communauté étaient particulièrement insuffisantes; la maison du propriétaire était un centre où l'on pouvait recevoir une éducation intellectuelle de beaucoup supérieure à celle de la communauté et reposant sur une base expérimentale infiniment plus large. Il y avait là une garantie pour la centralisation des moyens qui ne pouvaient être efficaces qu'à la faveur de leur accumulation entre les mêmes mains.
Trois circonstances auraient pu porter atteinte au caractère héréditaire de la puissance capitaliste: l'école populaire, par le nivellement de l'instruction; la création de l'association de capitaux qui devait rendre l'entreprise impersonnelle et l'affranchir de la nécessité d'une direction héréditaire; l'émancipation politico-militaire, par la diffusion de l'aptitude à administrer et par l'élargissement de l'horizon intellectuel.
Si ces trois circonstances n'ont pas produit l'effet qu'on aurait pu en attendre, cela tient à l'accroissement incroyablement rapide de la puissance du capital, qui, grâce à son alliance avec les puissances territoriales et féodales encore existantes, à la multiplication des relations et des intérêts, à l'éducation et au genre de vie, grâce à l'influence exercée par la presse et grâce aussi au fait qu'elle était devenue politiquement indispensable, s'était cristallisée en une classe bien délimitée qui défendait collectivement son droit contre les attaques qu'elle croyait dictées, non par la raison, mais par des intérêts opposés.
La formation de cette nouvelle couche a eu pour effet, non la destruction et la disparition des couches anciennes, mais, au contraire, leur consolidation. Voici en effet ce qui s'était passé: la nouvelle couche de possédants qui venait, non du dehors, mais d'en bas, était incapable de se créer une vie personnelle; elle fut obligée d'emprunter la forme de sa nouvelle vie à ses prédécesseurs, dont elle devint ainsi la débitrice et la subordonnée. En outre, les dynasties continuaient à réserver toutes leurs sympathies à la couche féodale qui leur était familière depuis plus longtemps, possédait une expérience administrative et militaire, restait attachée au sol et immuable, s'en remettait volontiers à la couronne quant aux conditions de sa vie matérielle et semblait ainsi offrir un appui plus sûr aux exigences monarchiques immédiates. En troisième lieu, enfin, chacune des couches dominantes avait ses convenances: la noblesse riche possédait un double avantage qu'elle faisait intentionnellement valoir au profit de sa caste, plutôt qu'au profit de sa classe.
C'est ainsi que la société européenne représente comme une image brisée résultant de la double réfraction de deux axes. La couche féodale, toujours essentielle, s'affirme à la faveur de la couche capitaliste, plus apparente, les deux restent héréditaires et s'accordent en ce qu'elles provoquent, par réaction, un état de souffrance qui, du côté capitaliste, devient le sort inéluctable des masses.
Si nous avons reconnu, par une sévère anticipation, que ce sort est incompatible avec les exigences de la vie spirituelle, il devient pour nous évident que l'organisation future, malgré sa possible différenciation et hiérarchisation, ne pourra plus être fondée sur la perpétuité héréditaire.
Quelle que soit sa loi fondamentale et directrice, elle ne pourra plus reposer sur la contrainte et la violence; elle aura pour base morale l'accord entre la volonté collective et la volonté individuelle et devra laisser une place assez large à la détermination autonome, à la responsabilité et au développement spirituel.
C'est ainsi que la renaissance que nous rêvons ne nous apparaît plus seulement sous l'aspect de l'affranchissement d'une seule classe sociale déterminée; nous concevons plutôt cette renaissance comme une moralisation de l'organisation sociale et économique, sous la loi de la responsabilité personnelle.
Nous trouvons le chemin du développement, en nous laissant guider par la négation de l'injustice: la division des classes reposant sur l'exagération des oppositions économiques, la puissance du succès accidentel ou immoral, la monopolisation de l'instruction par une classe donnée créent les puissances d'oppression auxquelles l'hérédité assure une durée indéfinie. Notre chemin est le chemin juste, s'il conduit à la suppression des forces hostiles, tout en assurant le maintien de l'organisation humaine, des biens de la civilisation et de la liberté spirituelle.
La forme la plus naïve de l'action curative consiste à chercher un soulagement immédiat. L'arbre a un besoin immédiat de lumière, d'espace, d'air, d'eau et de terre; il prend ce qu'il lui faut, le voisin en dépérit, le terrain devient stérile, la forêt lutte tant qu'elle peut contre la mousse et les broussailles et finit par mourir, en entraînant dans sa mort le plus heureux des arbres.
Le forestier et l'éducateur, le médecin et l'homme d'État ont depuis longtemps abandonné la méthode de la satisfaction immédiate. Le médecin ne cherche plus à guérir les membres gelés par des enveloppements chauds, et l'homme d'État ne cherche pas à remédier à la soif de l'alcoolique en multipliant les brasseries. L'un et l'autre tiennent compte de l'ensemble des conditions vitales de l'organisme à protéger et s'attaquent, non au symptôme, mais au noyau même de la maladie. L'un et l'autre font le bilan des forces vitales qu'ils répartissent, d'après un plan déterminé, entre tous les organes, par un dosage rigoureux.
Le socialisme, cette doctrine qui met toujours en avant son caractère scientifique et qui, pour rester populaire, est constamment obligée de renier ce caractère, le socialisme, disons-nous n'a jamais su s'élever au-dessus de la méthode de soulagement immédiat. Il a fait sien ce raisonnement populaire: Quel est le but? Une augmentation des salaires. Qu'est-ce qui abaisse le niveau des salaires? La rente du capital. Comment augmenter les salaires? En supprimant la rente. Comment supprimer celle-ci?
À cette dernière question, il serait logique de répondre: en partageant le capital. Mais il est plus scientifique de dire: en faisant du capital la propriété de l'État.
Ces deux réponses sont également fausses. L'une et l'autre méconnaissent la loi du capital dans sa principale et décisive fonction actuelle, qui est celle d'un organisme canalisant le courant mondial du travail vers les points où le besoin s'en fait sentir le plus.
Rappelons-nous ici notre proposition relative à la substitution de la raison d'être; elle montre qu'il importe moins de connaître les causes et les besoins qui ont engendré un organisme déterminé que les nécessités auxquelles il répond dans la réalité et dans le présent.
Supposons la révolution sociale accomplie. À Chicago réside le président mondial qui trône cette année sur toutes les républiques faisant partie de la confédération universelle et dirige à l'aide de ses organes toutes les affaires internationales. C'est lui, qui, en dernière analyse, dispose du capital du globe.
Aujourd'hui son département des entreprises se trouve en présence de sept cent mille propositions absurdes et de trois sérieuses: un chemin de fer à travers le Thibet, une exploitation pétrolifère dans la Terre de Feu et un système d'irrigation dans l'Afrique Orientale. Au point de vue politique et technique, les trois projets sont également irréprochables, au point de vue économique, ils paraissent également désirables; mais vu les moyens dont on dispose, un seul d'entre eux peut être exécuté. Lequel sera-ce?
Se conformant à un vieil usage de l'époque capitaliste, on consulte les tables de rendement, dont l'exactitude est reconnue comme irréprochable, et on trouve que l'entreprise du Thibet rapporterait 5%, celle de la Terre de Feu 7%, et celle de l'Afrique Orientale 14%.
Et l'on a si bien conservé les habitudes de l'ancienne époque capitaliste que le président autorise le département à se décider pour l'exécution des travaux d'irrigation de l'Afrique Orientale.
Ceci fait, il ne resterait plus, semble-t-il, qu'à envoyer au pilon les calculs de rendement, à expédier dans l'Afrique Orientale des moyens de travail d'une valeur d'un milliard et à s'abstenir de tout nouveau calcul. Le calcul du rendement conserverait ainsi le caractère d'un ancien exercice scolaire et n'aurait servi qu'à la détermination du degré de besoin, sans aucune conséquence matérielle. Malheureusement, voilà que six États élèvent des objections contre le projet adopté. Ils déclarent: la préférence accordée aux habitants de l'Afrique Orientale présente pour ceux-ci de grands avantages, étant donné qu'ils seront les seuls à profiter de l'augmentation de l'immigration, de l'amélioration des conditions de la vie matérielle, du climat, etc. Le Portugal attend depuis longtemps telle chose, le Japon telle autre, et voilà que la caisse mondiale que tous ont contribué à remplir va se vider au profit d'un seul. Il est impossible au président de décider qu'à l'avenir chaque territoire aura à pourvoir «lui-même à ses besoins», car pendant cinquante années beaucoup de travaux importants n'ont pu être exécutés, faute de moyens universels. Il ne lui reste donc qu'à proclamer que le projet sera exécuté, mais que l'économie est-africaine aura à verser à la caisse mondiale une plus-value déterminée. C'est la résurrection de la rente.
Dans une ville industrielle allemande il s'agit de démolir une usine d'État. C'est un bâtiment vieux et inutilisable. Il se présente un habile entrepreneur qui s'engage à le remettre en état en vue d'une nouvelle destination; il ne peut garantir aucun rendement, mais assume volontiers les risques de la transformation. La préfecture provinciale décline l'expérience. L'administration locale ne veut pas y renoncer; en outre, l'entrepreneur offre, à titre de cautionnement, cent montres en argent, mises à sa disposition par des amis, et cinq pianos. On apprend que de nombreux administrateurs locaux en ont fait autant, et l'entrepreneur est finalement autorisé à commencer les travaux. L'usine est affermée, et c'est, encore une fois, la résurrection de la rente.
Sauf dans les cas de fondations désintéressées, l'emploi du capital ne sera jamais assuré autrement que sous la condition d'une rente aussi élevée que possible. Pour couvrir les risques pouvant résulter d'une fausse estimation et de la canalisation du capital vers un seul but déterminé, il n'y aura jamais d'autre moyen que celui qui consiste à élever la rente réellement, et non seulement sur le papier.
Si tout le capital de l'Univers devenait aujourd'hui propriété d'État, il serait demain réparti entre d'innombrables propriétaires. La nécessité de la rente découle de la nécessité de choisir l'investissement. Elle est l'expression des besoins d'investissement les plus urgents et les plus avantageux.
La nécessité de la rente découle encore d'une autre considération, plus indépendante et plus large.
Quand on embrasse d'un coup d'œil l'ensemble d'une industrie nationale, de l'industrie allemande, par exemple, afin de se rendre compte du mouvement des capitaux, on se trouve en présence d'un fait surprenant: malgré sa grande prospérité et son grand rendement, cette puissante organisation, dans son ensemble, absorbe des moyens, au lieu d'en restituer; l'augmentation de capital et l'accroissement de dettes dépassent la rente payée. L'industrie ne travaille qu'à accroître son propre corps; mais les autres branches de l'économie doivent fournir leurs épargnes pour la soutenir.
Ce fait, surprenant à première vue, est cependant facile à expliquer: que deviennent en effet les épargnes du monde? Dans la mesure où elles ne créent pas des institutions culturelles, elles servent à fonder des organismes de production. Des réserves de fer et des trésors d'or sont réunis en quantités modérées par les États; le reste disparaît en placements productifs, et avec lui augmente le nombre de valeurs en papier, de billets de circulation imprimés. Cette augmentation des placements productifs doit se prolonger, tant que les populations augmentent et tant que chaque individu possède moins de produits susceptibles d'être achetés qu'il n'en désire.
Les placements mondiaux augmentent en conséquence. Ils augmentent tous les ans exactement de la somme qui est épargnée sur les salaires et les revenus, après qu'ont été satisfaits les besoins de consommation de vie civilisée, les besoins de dépense. L'épargne réalisée sur les salaires est relativement minime; il est douteux qu'elle augmente proportionnellement à l'élévation des salaires, tant que le besoin de consommation moyen n'est pas satisfait. Les placements annuels qui ont lieu dans le monde entier sont donc représentés principalement par la rente du capital, déduction faite des dépenses que nécessitent les besoins de consommation du capitaliste. Cette consommation dépend d'une série de facteurs qui n'ont rien à voir avec le niveau de la rente totale: elle dépend de la répartition des tranches de revenus, des exigences moyennes impliquées par le genre de vie, de valeurs morales. Si tout le capital du monde était concentré entre les mains d'un seul individu, la consommation se trouvant ainsi réduite au minimum, la rente et, avec elle, le taux d'intérêt moyen dans le monde entier ne pourraient pas, sans danger de ruine pour l'économie, donc réellement, être inférieurs aux dépenses dont l'économie mondiale a besoin pour compléter et agrandir ses installations.
C'est ainsi que, dans son essence et en ce qui concerne son niveau, la rente est déterminée par les placements dont l'économie mondiale a besoin; elle est le fonds de réserve obligatoire, servant au maintien de l'économie mondiale; elle est un impôt que prélève la production, partout où des biens sont produits et un impôt qui vient avant tous les autres; elle serait indispensable, alors même que tous les moyens de production seraient concentrés entre les mains d'un seul, ce seul fût-il un individu, un État ou un ensemble d'États; elle ne peut être diminuée que du montant représentant la satisfaction des besoins du capitaliste.
C'est pourquoi l'étatisation des moyens de production est sans portée au point de vue économique; au contraire, la réunion du capital entre les mains d'un petit nombre présente un danger économique qui découle de l'arbitraire auquel peuvent être soumises la consommation et la forme de placement; or, comme cette dernière, étant donnée la concurrence qui existe entre les rentes, est restée jusqu'à présent à l'abri de tout reproche, le soin purement économique d'une répartition juste ne peut avoir pour objet que la consommation. La rente en elle-même est indispensable, en tant qu'elle sert à satisfaire les besoins annuels d'investissement dans le monde entier; peu importe, en outre, la question de savoir qui la touche pourvu qu'elle remplisse sa mission finale, qui consiste à être investie dans des entreprises; mais ce qui importe, en revanche, c'est de savoir si et dans quelle mesure le bénéficiaire d'une rente a le droit de s'en servir, au préjudice de la collectivité, pour des emplois infructueux ou de la dissiper en jouissances. La politique économique se transforme en politique de la consommation.
Mais les justes préoccupations doivent s'étendre à d'autres objets encore, et avant tout à la question de puissance. Si tout le capital était concentré entre les mains d'un homme raisonnable, sa consommation relative serait insignifiante; toute la rente épargnée serait canalisée, à la suite d'un choix judicieux, vers les entreprises, afin d'augmenter leur rendement, et s'il agissait ainsi, cet homme pourrait être considéré comme un utile administrateur de l'économie mondiale. Mais il n'en serait pas de même sous d'autres rapports. C'est que de son bon plaisir dépendraient toutes les affaires humaines: économiques, politiques et aussi, en dernier lieu, les intérêts culturels. Sur un signe de lui, tel serait élevé, tel autre abaissé; telle région serait privilégiée, telle autre laissée à l'abandon; il imposerait à toutes les conventions un esprit conforme à ses propres convenances; la liberté du monde serait détruite: c'est que, sous sa forme actuelle, possession implique puissance.
À cela se rattache une autre question: celle des revendications injustifiées. Alors même qu'on réussirait, par la limitation du gaspillage, à diminuer la rente, rien ne prouve qu'on augmenterait ainsi la participation des classes inférieures à la richesse générale. Monopoles, revenus tirés de l'agiotage, escroquerie, autant de compensations qui peuvent intervenir pour pallier à la diminution de la rente; des rentiers et des héritiers se laisseront nourrir par la collectivité, sans lui fournir aucun service en échange: des bourdons formeraient un État dans l'État.
Si l'on élimine le moyen socialiste, qui consiste dans l'étatisation du capital, mesure irréalisable et inefficace, on se trouve en présence d'une antinomie en apparence insoluble: l'accumulation des fortunes diminue la consommation relative et, avec elle, la rente, mais est une menace pour l'équilibre de puissance; la répartition des fortunes diminue l'accumulation de puissance, mais augmente la consommation et diminue la productivité de la rente. Dans l'une et l'autre de ces alternatives, nous sommes menacés de revendications injustifiées.
La structure de la terre, dans son grand système d'irrigation, nous offre un exemple d'un dilemme de ce genre. Un système exclusif de torrents violents empêcherait l'épuisement des masses d'eau, mais, impossible à dompter, il laisserait les plaines desséchées; un réseau étroit de sources et de ruisseaux est, certes, susceptible d'épuisement et d'évaporation, mais arrose prairies et bas-fonds et se laisse facilement manier; la nature cependant a ajouté à ces deux systèmes un troisième: par l'évaporation, elle maintient les masses d'eau en suspension; les continents et les bassins maritimes doivent sans cesse charger l'atmosphère de courants, plus puissants que les courants visibles de la terre et répartissant leur humidité sur tout le sol nourricier.
Ici, où le problème consiste à établir une féconde répartition des richesses mondiales, il s'agit également de trouver la troisième force, capable de créer un mouvement d'ascension et de descente des masses, dans une direction perpendiculaire à la direction prédéterminée et inaltérable du courant, de s'emparer des excédents et de combler les lacunes, de faire entrer dans la circulation le contenu du réservoir de l'État en transformant celui-ci, d'un terrain stérilisé par le fardeau des dettes, en un sol fécond, luxuriant, dispensateur de vie.
Mais assez de comparaisons! Nous savons que ce n'est pas par la répartition momentanée et mécanique des richesses mondiales qu'on peut établir les normes morales et justes du problème de la possession; nous aurons à soumettre à l'épreuve nos représentations relatives à la propriété, à la consommation et aux revendications, afin de rechercher quel droit périmé, quel vieil héritage de fautes et d'erreurs se dissimulent sous ces notions, afin de nous rendre compte de la voie dans laquelle la réalité rationnelle et inaccessible à l'erreur s'engagera, pour nous rapprocher, même dans le domaine matériel, du but qui s'appelle moralité ici-bas, et âme dans l'au-delà.
Propriété, consommation et revendication ne sont pas choses privées.
Tant que le monde était grand et que les populations étaient rares, tant que les domaines économiques étaient séparés les uns des autres, chacun enfermé dans des limites infranchissables, chaque homme pouvait prendre à la nature ce qu'il voulait en fait de proie végétale, animale et humaine, employer cette proie selon son bon plaisir, l'échanger, l'asservir, la détruire. Aujourd'hui, la terre, qui possède une population dense, représente un organisme aux articulations artificielles, traversé de nombreux vaisseaux, nerfs, parois, compartiments, visibles et invisibles, entretenu, protégé, surveillé et réglé par d'innombrables forces vives et inertes; chaque pas crée des droits, impose des devoirs, comporte des frais, implique des dangers, touche aux droits à la propriété, à la sphère vitale d'autrui. Chacun a besoin de la protection commune, des institutions communes qu'il n'a pas créées, du blé qu'il n'a pas semé, de la toile qu'il n'a pas tissée. Le toit sous lequel il dort, la rue qu'il traverse, l'outil qu'il soulève, tout cela a été créé par la communauté, et la mesure dans laquelle il y a droit lui est indiquée par la convention et par la tradition. L'air même qu'il respire, n'est pas libre; il est protégé et maintenu à l'abri d'exhalaisons et d'évaporations, de germes morbides et de poisons.
Quand on se rend compte de cette infinité de liens et d'obligations, on a peine à comprendre le degré de liberté économique qui est laissé à chacun. Pour la communauté, à laquelle il doit tout, chacun peut travailler autant ou si peu que bon lui semble, il est libre de choisir son travail, qu'il soit utile ou inutile: de ce qui lui est accordé à titre de propriété, il peut user et abuser, il peut le laisser péricliter, il peut le détruire; et il peut réclamer à la société la garantie de sa propriété, il peut même exiger qu'elle veille, après sa mort, à l'exécution de ses dernières volontés.
Dans les temps à venir on comprendra difficilement que la volonté d'un mort pût lier des vivants; qu'un homme eût pu être autorisé à entourer de clôtures des kilomètres de terrain; qu'il eût pu, sans avoir pour cela besoin de l'autorisation de l'État, laisser des champs en jachère, démolir ou construire des bâtiments, mutiler des paysages, supprimer ou profaner des œuvres d'art; qu'il ait pu se croire autorisé, moyennant certaines taxes, à exploiter, pour son profit personnel, telle ou telle partie du patrimoine commun; qu'il ait pu prendre à son service autant d'hommes que bon lui semblait et leur imposer le travail qu'il voulait, la seule condition exigée de lui étant de n'insérer dans les contrats aucune clause contraire à la loi; qu'il ait pu exercer n'importe quelle profession ou commerce, dans la mesure où il ne s'agissait pas d'un monopole ou d'une de ces professions que le code qualifie d'escroquerie; qu'il ait pu se permettre des dépenses somptuaires, préjudiciables à la communauté, à la condition seulement que ces dépenses ne dépassent pas les limites de sa solvabilité. Au cours de ces dernières décades, nous avons vu la bourgeoisie traiter toutes les questions qui sortaient des limites d'une laborieuse économie individuelle, d'art stérile et d'amusement politique; elle ne devenait attentive que lorsque venait en discussion une loi économique dont elle pouvait attendre des profits ou des pertes. Mais dès la deuxième année de guerre, l'idée commençait à se faire jour que toute la vie économique repose sur la base formée par l'État, que la politique pratiquée par l'État vient avant les affaires et que chacun est redevable à tous de ce qu'il possède et de ce qu'il peut.
Dans le domaine économique avait trop longtemps duré un état de choses tel que l'activité individuelle, guidée par l'idée rationaliste du droit individuel et de la liberté illimitée, et se souvenant des injustices dont elle a été victime, ne cédait que pas à pas et à contre-cœur aux exigences de la collectivité, comme on cède à un solliciteur importun et dont rien ne justifie les prétentions. La collectivité doit se demander quelles revendications elle peut formuler au nom d'un droit supérieur, pour laisser à l'économie ce qui reste, après que ce droit a été satisfait, et ce qui est nécessaire à la conservation du mécanisme et pour assurer un genre de vie convenable à ceux qui en ont la charge.
Après cet examen comparatif des droits de l'individu et de la collectivité, nous attirerons l'attention sur le fait que la réglementation de la consommation constitue le seul moyen d'augmenter à volonté la quantité des matériaux économiques disponibles; car, contrairement à ce que croient de nombreuses personnes, l'augmentation naturelle des quantités de biens produites ou à produire ne dépend pas de notre volonté; elle est limitée, à chaque moment donné, par le niveau des moyens de travail et des forces de travail créés.
Au début de notre époque économique avait régné le principe: le luxe est utile, parce qu'il fait gagner de l'argent au pays.
Ceci s'applique, à la rigueur, à une activité industrielle à ses débuts, qui a besoin d'être stimulée par des moyens extérieurs. Une vie économique ayant atteint son plein développement repose sur une association organisée de toutes les forces, et ce n'est pas sans raison que le mot économie ou tenue de maison implique l'idée de méticulosité mesurée.
Lorsqu'un Romain envoyait cinq cents esclaves pêcher un poisson rare, lorsque l'Égyptienne faisait dissoudre ses perles dans du vin, l'un et l'autre pouvaient croire de bonne foi que leur luxe était justifié, car les esclaves étaient nourris pendant leurs journées de travail et les pêcheurs de perles dédommagés pour les années de dangers. Mais nous devons nous faire de ces choses une idée différente. Les journées ou années de travail dépensées en vue d'un éclat ou d'un plaisir momentané, sont des journées ou années irrémédiablement perdues. Elles sont prises sur les moyens de travail limités, et leur produit est soustrait au revenu déjà sans cela insuffisant de la planète. Chacun a droit à une part du travail que tous fournissent dans un enchaînement invisible.
Les années de travail employées à produire une précieuse broderie, une étoffe curieuse, sont irrévocablement soustraites à la production de ce qu'il faut pour habiller les plus pauvres. Les pelouses d'un parc au gazon six fois rasé auraient pu, avec un effort moindre, produire du blé, et le yacht à vapeur, avec son capitaine, son équipage et ses provisions est soustrait pendant une génération aux moyens de transport utiles.
Considéré au point de vue économique, le monde est, dans une mesure plus grande que la nation, une association de créateurs; quiconque gaspille travail, temps de travail ou moyens de travail, vole la collectivité. La consommation n'est pas une affaire privée: elle est affaire de la collectivité, de l'État, de la morale, de l'humanité.
Ici surgit une antinomie. Tout ce qui est produit disparaît, et disparaît par la consommation. Dans le cas le plus favorable, ce qui est produit sert à la production de nouvelles choses qui, à leur tour, disparaissent par la consommation. Si chaque bien n'est produit qu'en vue de la consommation et si chaque consommation sert à la conservation de la vie et à l'élévation de son niveau, pourquoi établirions-nous une distinction entre la consommation justifiée et la consommation injustifiée? Si tous les produits suivent le même chemin, il ne reste que la question de l'ordre dans lequel ils devraient le suivre.
C'est, en effet, l'ordre des besoins qui établit une hiérarchie de notions s'étendant de la consommation nécessaire au luxe frivole. Toute consommation est de luxe, tant que reste insatisfait un besoin primordial qui aurait pu être satisfait à la place du besoin de luxe.
Nous n'avons l'intention de donner ici ni un manuel ni une casuistique du luxe; il est également incontestable que la notion du besoin élémentaire et nécessaire est assez vague. Mais ceci importe peu. Personne n'aura l'idée d'exiger une définition mécanique et mathématique de cette notion. Lorsque la famine règne dans une province, il serait absurde de qualifier de dépense somptuaire celle que nécessite le train spécial qui emporte l'homme d'État responsable au milieu des habitants affamés. Ce n'est pas faire du gaspillage que de mettre le travailleur intellectuel à l'abri des frictions et des besoins journaliers, alors même que la collectivité devrait sacrifier pour cela un peu de travail et d'espace. Ce qui est une dépense de luxe, c'est ce que la foule, incapable de penser, désigne sous le nom de fêtes de bienfaisance et qui n'est au fond qu'une dépense égoïste, abusant du principe de l'amour du prochain et inscrivant, avec une froide pitié, au nom de ses victimes, la valeur des bouteilles de champagne vidées.
Il nous suffit de savoir qu'il reste une hiérarchie des besoins et que cette hiérarchie peut être saisie par un sain jugement; et c'est ainsi que l'antinomie de la consommation se trouve résolue.
Si l'on considère la production mondiale au point de vue de cette hiérarchie, on recule effrayé devant l'absurdité de notre économie. Des choses superflues, insignifiantes, nuisibles, méprisables sont accumulées dans nos magasins: frivolités de la mode, destinées à briller pendant quelques jours d'un faux éclat, substances enivrantes, excitantes, stupéfiantes, parfums repoussants, imitations inconsistantes et mal comprises de modèles artistiques, ustensiles servant, non à rendre service, mais à éblouir, niaiseries qui sont comme la petite monnaie courante de l'échange forcé de cadeaux. Toutes ces non-valeurs remplissent magasins et dépôts où elles sont renouvelées tous les trois mois. Leur production, leur transport et leur conservation exigent le travail de millions de bras, des matières premières, du charbon, des machines, des installations d'usines et accaparent à peu près le tiers de l'industrie et du commerce du monde. Celui qui, à l'auberge, a vanté l'incomparable grandeur de notre civilisation, ferait bien, pendant qu'il rentre chez lui, de jeter un coup d'œil sur les devantures des magasins qui bordent nos rues: il lui sera facile de se convaincre que notre culture entretient des exigences bizarres; celui qui voit une pelouse déshonorée par des gnomes, des lièvres et des champignons en terre glaise qu'un humour stupide y a placés à titre de soi-disant décoration, celui-là peut se faire une idée concrète de l'économie erronée de notre temps. Si la moitié seulement du travail gaspillé était employée judicieusement, tous les pauvres des pays civilisés pourraient être nourris, habillés et logés.
Nous parlerons plus loin de ce qu'il y a de coupable dans la fausse direction imprimée à notre économie et de la part qui, malheureusement, revient à nos femmes dans cet inexcusable abus. Qu'il nous suffise de dire ici qu'en imposant des restrictions au gaspillage de notre époque, nous fournirions à l'époque à venir des moyens dont elle pourra et devra se servir pour répandre sur tous un juste bien-être. Notre tâche consiste à reconnaître le mal et à chercher des remèdes, guidés que nous sommes par la conviction que la consommation de biens n'est pas une affaire privée, que cette consommation puise dans des réserves de forces et de matériaux qui n'existent qu'en quantités limitées et dont nous avons la responsabilité.
C'est pourquoi aussi les méthodes de production et de fabrication ne sont pas, à leur tour, une affaire privée, mais présentent un intérêt général. Considéré en gros, le bien-être de notre époque, qu'il soit une fonction de la production ou des moyens de transport, dépend en dernière analyse de la plus noble substance de notre planète: du charbon. Ce que des milliers de siècles ont produit en fait de précieuse végétation, ce qu'ils ont condensé en baumes et essences de différente composition et accumulé au sein de la terre, notre génération l'arrache aux flancs de celle-ci pour en faire le moins noble des usages: pour le livrer à la combustion. Notre époque économique mériterait d'être un jour dénommée d'après cette réserve carbonifère d'où elle a tiré ses trésors. Nous avons trop tard reconnu la valeur de cette véritable pierre philosophale, et trop tard commençons-nous à la ménager. C'est la tâche de la législation d'exiger une séparation scrupuleuse de la substance fossile par la distillation et la décomposition et de n'autoriser l'utilisation calorique que des produits les moins précieux; à la législation incombe également le soin d'empêcher, en même temps que le gaspillage du travail, celui de la force, par suite de mauvaises installations et du manque d'économie. Si le charbon était honoré, comme le sont le blé et le pain, nous serions d'ores et déjà débarrassés du souci des frais de revient et, avec lui, de la lutte pour les salaires dans les usines. De même qu'on a créé une inspection du travail, destinée à veiller à l'exécution de mesures de sécurité et de bien-être, nous avons besoin d'une protection législative des domaines d'exploitation, afin d'empêcher le gaspillage inconsidéré et ruineux.
Que la considération mathématique de la consommation soit impuissante à nous faire entrevoir les conditions de l'élévation du niveau de culture des nations, c'est là un fait qui n'a besoin d'aucune explication. Et, cependant, il est bon d'établir entre la consommation et le niveau de culture une relation assez nette, pour que des conclusions opposées puissent se rattacher à notre déduction.
Nous avons établi la hiérarchie des besoins, afin de faire ressortir la relativité du luxe, considéré comme une grandeur-indice. Mais nous avons jusqu'ici éludé la question de savoir quel est le but dernier de la consommation, à quelle fin elle sert. Si nous croyions que la conservation et la reproduction de la vie constituaient le sens dernier du travail mondial et de la production de biens, on devrait considérer la pitié et la recherche du plaisir comme les seules forces capables d'orienter vers l'avenir notre volonté, dépourvue de conviction et de passion. Or, la volonté ardente et convaincue, qui aspire à la perfection, suppose et démontre l'existence de valeurs absolues; en entrevoyant et en annonçant la croissance des âmes, nous préparons la voie que doit suivre cette volonté: nous le faisons, en édifiant le monde intermédiaire qui repose sur la matière et s'élance dans le sublime.
Ce monde est appelé à durer; toutes les œuvres d'amour, d'art, de foi et de pensée que l'humanité a conçues et vécues resteront impérissables; le songe de Jacob se trouve réalisé; nous entrevoyons l'œuvre éternelle de l'humanité accomplissant sa mission.
Le sens dernier de toute économie terrestre consiste dans la production de valeurs idéales. C'est pourquoi le sacrifice des biens matériels signifie, non une consommation caractérisée par le gaspillage, mais la réalisation définitive de la destinée humaine. C'est pourquoi toutes les vraies valeurs culturelles échappent à l'appréciation économique; elles sont incommensurables avec le bien et avec la vie; elles sont des valeurs libres, ne sont jamais payées trop cher, à moins qu'on les échange contre des idéalités supérieures; elles sont, non des moyens et des grandeurs de calcul, mais des entités portant leur justification en elles-mêmes.
En retournant la question, nous abordons le domaine de la répartition, et nous nous trouvons en présence d'un problème qui peut se formuler ainsi: par quels moyens pourrions-nous augmenter l'afflux de biens matériels vers les lieux de sacrifices où les choses matérielles, en se sublimant, se transforment en valeurs spirituelles?
Ce problème devra être discuté à part: il s'agit de la transformation du sentiment moral qui précède et accompagne la nouvelle conception de l'économie. Ici nous entendons déjà résonner ce triple principe: l'économie est, non une affaire privée, mais une affaire collective; non une fin en soi, mais un moyen pour atteindre l'absolu; non une revendication, mais une responsabilité.
Il y aurait lieu de parler des moyens mécaniques, des mesures et des lois susceptibles de favoriser la réalisation des idées fondamentales dans un pays déterminé, et en premier lieu en Allemagne. Nous ne le ferons que dans la mesure où il s'agit de notions nouvelles sur ce sujet, de notions qui semblent se perdre dans les nuages, lorsqu'on ne peut pas prouver leur rapport avec ce qui existe et avec ce qui est humain, c'est-à-dire leur réalité. Nous n'oublions pas que nous avons des fins à poser; mais de même l'architecte, tout en étant capable d'exposer la théorie de la construction en voûte et d'apprécier sa valeur, se refuse à établir des dessins, avant de connaître la grandeur et l'emplacement, l'entourage et les moyens de construction, de même nous devons nous borner à dire que des fins reconnues et généralement admises peuvent être réalisées par des moyens infiniment nombreux, suffisamment connus dans la pratique et dont le choix dépend des circonstances de temps et des données mécaniques. Mais, ici, il s'agit de soustraire à l'action dissolvante du préjugé des matériaux de construction dont la valeur est méconnue et de les mettre définitivement à l'abri en vue de l'édification de structures économiques futures: nous avons à jeter un coup d'œil sur la notion de législation somptuaire.
Les impôts de consommation et les droits sur le luxe présentent cette caractéristique, devenue un lieu commun, que leurs produits sont décevants, puisqu'ils restreignent la consommation. Ils paraissent donc inefficaces, si, en les considérant au point de vue financier, on tient leur action secondaire pour la chose principale, et si on considère leur action principale comme un effet secondaire nuisible. Si on retourne la question, de façon à mettre principalement en évidence le côté se rapportant à la restriction de la consommation inutile, la réponse concernant l'efficacité se trouve donnée ipso facto. Si l'on songe que chaque collier de perles importé correspond à ce qu'il faut pour mettre en valeur un domaine ou nous rend tributaires du revenu d'un riche domaine étranger; que chaque millier de bouteilles de champagne que nous faisons venir de France absorbe les frais de formation d'un savant ou d'un technicien; que la valeur de nos importations de soies, de plumes, d'ornements, de parfums et autres marchandises de cette catégorie, suffirait à faire disparaître toute misère et toute privation dans le pays; que l'excédent de ce que nous dépensons en spiritueux, par rapport à ce que dépense pour le même objet l'Amérique, représente à peu près les charges de nos dettes de guerre: lorsqu'on pense à tout cela et à mille autres exemples du même genre, on conçoit difficilement que la société tolère le gaspillage du patrimoine national, sans se dédommager par le légitime moyen des impôts et des droits. On vit toujours dans l'illusion que le luxe fait vivre beaucoup de monde, que la consommation est une affaire privée, que les hommes seraient privés de travail, si on remplaçait toutes les professions destructrices en professions créatrices.
On considère chez nous l'imposition du revenu comme une mesure naturelle. On est même porté à y rattacher une satisfaction morale, parce qu'on admet que celui qui reçoit beaucoup, peut sans peine donner une partie de ce qu'il reçoit. Allant plus loin dans cette direction, on convient que puisque l'épargne sert à arrondir la fortune, il est légitime aussi de prélever quelque chose sur cette augmentation. Mais on s'arrête devant la consommation qui, elle, doit rester intangible.
Cette conception bourgeoise considère la prétention de la collectivité comme un désagréable rationnement auquel on peut échapper à peu de frais. Certes, le revenu doit être imposé, et l'épargne, pas plus que le revenu, ne doit échapper à l'impôt; mais le plus coupable, c'est la consommation, et elle devrait être imposée de telle sorte qu'au-dessus d'un minimum suffisant, calculé par tête, l'État devrait prélever au moins un mark sur chaque mark de consommation supplémentaire.
À la facile objection qu'une pareille mesure servirait avant tout à faciliter l'épargne et à favoriser l'accroissement et l'inégalité des fortunes, on pourra donner une réponse qui sera en fonction du sort réservé aux fortunes privées.
Il existe assez d'autres moyens, et de plus efficaces, d'empêcher l'accroissement de l'inégalité; en outre, l'imposition de l'épargne n'a jamais eu pour but de diminuer celle-ci, mais visait plutôt à rendre l'imposition moins sensible, alors que nous admettons que l'imposition pourra être rendue aussi sensible qu'on le voudra, pourvu qu'elle agisse avec efficacité sur le mal dont la société souffre le plus, en amenant une diminution de la consommation effrénée.
De ces considérations, plus d'un pourrait être tenté de conclure que nous prêchons une sorte de puritanisme rigide qui ne comporte que le travail assidu, une nourriture suffisante, des vêtements et des ustensiles solides et, dans le cas le plus favorable, une solide éducation moyenne et un attachement universel à l'Église. Mais nous avons déjà répondu à cette appréhension, en disant que toute vie intérieure doit servir à l'enrichissement de l'âme, toute vie extérieure à l'augmentation des biens idéaux; ajoutons encore que la société future ne sera pas nécessairement privée de cette enveloppe multicolore de la richesse matérielle, du luxe, de la magnificence et de la représentation qui, aujourd'hui, ne dérobe que trop à nos yeux affaiblis la véritable beauté du monde. Partout où la société apparaîtra comme maîtresse, elle pourra, en signe de sa liberté et de sa libéralité, s'entourer d'éclat, comme l'ont fait les maîtres de Rome et d'Athènes, de Venise et d'Augsbourg, de Versailles et de Potsdam. Mais on pensera autrement du raffinement de l'isolement, de l'insatiabilité qui, derrière les grillages et les rideaux, derrière les vitres et les portes à deux battants, enfouit des richesses dans les matelas et les coffres-forts. Notre époque est familiarisée jusqu'à l'abus avec la notion de la magnificence, mais semble avoir perdu celle de la distinction. La magnificence et la représentation agissent sur une foule lointaine, condamnée à l'admiration béate, et laissent le cœur froid; la distinction exprime la noblesse intérieure dans une calme réserve, elle est renonciation; tout en semblant céder avec douceur, elle entraîne et emporte. Sparte et la vieille Prusse étaient distinguées, Paris et Rome des derniers siècles montrent l'association inséparable de la pompe et de la vulgarité. L'époque artistique peu connue de la renaissance prussienne d'il y a cent ans nous montre que la beauté naît, moins de l'imitation de ce qui est pompeux et fastueux, que du calme et consciencieux accomplissement de la plus modeste des tâches.
Nous avons ainsi fait ressortir la grande importance de la consommation et la nécessité de sa réglementation dans la vie économique de l'avenir, et nous avons en même temps ébauché, comme condition préliminaire de cette réglementation, une nouvelle conception éthique et économique, ainsi que la manière dont elle doit s'incarner dans la structure législative de l'État.
En abordant la question de la répartition des biens, nous devons prendre un nouvel élan et chercher la direction des astres, car l'orientation que nous avons suivie lors de la discussion du problème de la consommation ne peut plus nous servir. Nous avons vu que l'extrême inégalité des fortunes est de nature à corriger, plutôt qu'à aggraver, les excès de la consommation; si toute la fortune de l'univers était concentrée entre les mains d'un seul et administrée d'une façon quelque peu rationnelle, la diminution de prix des biens de consommation serait tellement considérable que le rapport entre salaires et traitements, d'un côté, et les biens en circulation, de l'autre, restant le même, la part de consommation de chacun suffirait à lui assurer une vie convenablement bourgeoise. À notre époque, cette part ne peut en général pas augmenter, et les théoriciens qui attendent de certaines mesures sociales et politiques une soudaine augmentation de la quantité de produits, avec baisse correspondante de leurs prix, nagent en pleine illusion, car la quantité de biens produits à un moment donné dépend de la quantité de moyens de production existant au même moment, et une rapide augmentation des moyens de production ne peut être obtenue que par une intense restriction momentanée de la consommation. Ce que le monde peut chaque année absorber et consommer, représente donc une quantité ferme; l'effet, ainsi que nous l'avons vu, ne peut être atténué que par une réorganisation de la production telle que l'absurde gaspillage se trouve transformé en consommation utile. Si on peut, grâce à cette réorganisation, augmenter d'un tiers la somme des biens produits, la répartition de ceux-ci entre les habitants des pays civilisés assurerait à chacun une vie bourgeoise moyenne qui, calculée en notre argent, comporterait une dépense annuelle de 3.000 marks environ par famille.
Si la théorie de la consommation ne peut plus servir de ligne directrice à la répartition des biens, comme si le point 0:0 se trouvait ici dépassé, la revendication de l'affranchissement prolétarien, quelque bizarre que cela puisse paraître, semble se comporter d'une manière indifférente à l'égard de la question de la répartition. C'est que l'attitude du prolétariat, pour autant qu'elle s'exprime dans les rapports économiques, est moins une affaire de possession qu'une revendication concernant la consommation. Supposons ici encore un cas extrême d'inégalité. Supposons notamment que toute la fortune de l'univers soit concentrée entre les mains d'un seul (et ce cas ne diffère que moralement, et non économiquement, du cas-limite de l'Utopie, où ce seul s'appelle «État»): dans ce cas hypothétique, le possesseur universel pourrait fort bien ne pas avoir en face de lui un prolétariat. Nous serions certes tous ses subordonnés, mais la répartition des biens produits chaque année dépendrait uniquement de notre sentiment collectif et de notre intervention. En supposant toujours que le possesseur dirige intelligemment la production mondiale, il peut faire des biens produits cinq parts: nous abandonner une part à nous, qui sommes ses ouvriers et employés, en vue d'une juste répartition; il doit réserver une deuxième part au renouvellement et à l'intensification de son appareil de production et à l'entretien d'autres institutions utiles à la collectivité; il peut mettre de côté une troisième part, en vue d'une future pénurie éventuelle; il peut enfin réserver à sa propre consommation une quatrième part et, s'il est méchant, détruire arbitrairement la cinquième. Nous ne voyons pas de sixième emploi. Les quatrième et cinquième cas pouvant être négligés et le troisième n'étant pas essentiel, nous n'aurons à traiter avec notre maître qu'en ce qui concerne le partage entre les deux premiers emplois. S'il prétexte nos devoirs envers les générations à venir, nous répliquerons que nous voulons vivre, nous aussi, et que nos descendants n'auront qu'à s'occuper eux-mêmes de leurs affaires. Et notez bien ceci: les pourparlers en question se poursuivront dans le même esprit, que le maître s'appelle Rockfeller ou qu'il soit représenté par l'État social universel.
L'accord finit par s'établir. La part de réserve est fixée; elle sera pour le moins aussi importante, peut-être même plus importante, que dans l'économie actuelle et, tant qu'il ne se produit ni mécontentement, ni aversion pour le travail, notre patron peut se désintéresser complètement de la manière dont nous répartissons entre nous la part destinée à la consommation. Et prenant une fois de plus pour base le niveau de production actuel, nous supposons que la répartition sera telle qu'elle comportera une dépense annuelle moyenne de 3.000 marks, au taux d'aujourd'hui.
Sommes-nous pour cela prolétaires? En aucune façon. L'instruction et l'entretien de nos enfants sont assurés. Personne au monde, à l'exception de l'Unique, qui peut tout aussi bien être représenté par le pouvoir d'État, n'a plus de droits sur nous; toute la partie des produits du monde, destinée à la consommation, est à notre disposition; nous en avons nous-mêmes assumé le partage.
Singulière contradiction: la possession individuelle étant poussée à sa plus extrême expression, l'état prolétaire disparaît! Or, il est tout à fait naturel de généraliser notre conclusion, en l'appliquant à deux propriétaires, puis à dix, à cent, à mille, et de montrer que la répartition de la propriété est sans aucune influence sur la formation du prolétariat qui, considérée au point de vue économique, se rattache davantage au droit de consommation qu'au droit de propriété.
Cette déduction est cependant prématurée, car elle ne tient pas compte de deux choses: du caractère de classe du prolétariat et de la puissance qui s'attache à la possession. La puissance d'un unique propriétaire universel serait immense, mais ne se manifesterait guère pleinement que dans son entourage immédiat, surtout si ce propriétaire avait en face de lui une unité organisée. Ses intérêts privés seraient à peine plus préjudiciables aux intérêts de cette unité que ne le sont les intérêts domestiques ordinaires d'un dynaste intelligent qui ne se préoccupe pas de favoriser telle classe aux dépens d'une autre; et tous ses efforts tendraient principalement à maintenir sa puissance et à assurer sa transmission héréditaire. Ces deux buts étant atteints, il n'a plus aucun intérêt à refuser à ses ouvriers instruction, droit et responsabilités.
Lorsque les propriétaires sont, au contraire, nombreux et jouissent de droits héréditaires, ils se réunissent et forment une classe. Ils cherchent non seulement à assurer leur sécurité, mais à se prémunir aussi contre des intrus: ils peuvent se combattre entre eux, mais c'est le subordonné qui reste le principal adversaire, surtout lorsqu'il n'est pas absolument exclu du droit de propriété, lorsqu'il peut acquérir ou possède déjà. L'intérêt le plus urgent consiste alors à maintenir le déshérité dans l'impuissance, à lui enlever les moyens d'instruction, d'organisation, de possession, à ne lui accorder que les droits et les responsabilités compatibles avec le maintien du juste équilibre à un moment donné.
La question de la répartition de la propriété devient importante. Bien que la non-uniformité de la répartition favorise l'organisation plus équitable de la consommation, deux circonstances, préjudiciables à cette équité, surgissent dans le cas dont nous nous occupons: la puissance, qui est inséparable de la possession et acquiert avec le temps une importance de plus en plus grande; l'hérédité, maintenue par une longue tradition et, peut-être, moins inséparable de la puissance que celle-ci ne l'est de la possession. Puissance et hérédité réunies forment le pouvoir d'une classe.
Ces rapports entrevus, nous ne pourrons plus jamais nous déclarer partisans du libre jeu des forces, en ce qui concerne aussi bien l'accumulation que la répartition des biens privés.
Nous avons effleuré la notion de l'éducation intellectuelle et avons noté à ce propos que la classe dominante ne peut faire autrement que d'accorder, à contre-cœur, ce décisif bienfait à ses subordonnés. Notre époque, qui n'ose pas penser synthétiquement, parce qu'elle exagère la valeur du savoir et est incapable de s'élever à l'idée d'organisation, ne dispose que du coup d'œil du praticien pour les inégalités immédiates. Elle ne peut pas méconnaître, et est lasse de se le dissimuler, que c'est commettre un vol à l'égard d'un citoyen et à l'égard de l'État, que de ne pas mettre à la disposition de chacun, dès son enfance, les moyens d'instruction de notre époque. Aussi notre temps, qui trouve facilement réponse à tout, s'est-il décidé à réclamer le nivellement de l'éducation, l'instruction universelle et obligatoire.
Si l'intention est bonne, sa réalisation ne peut être que relative. En l'absence même de l'expérience qui se poursuit depuis des années dans des pays voisins, on pourrait se douter que ce rapprochement immédiat des enfants appartenant à diverses classes sociales, loin d'atténuer l'aristocratisme bourgeois et la supériorité intellectuelle, ne font qu'accentuer l'une et l'autre. On va chercher dans les maisons de faubourgs et dans les palais les jeunes enfants, séparés par des hostilités de classe, pour en faire des camarades d'école. Les uns, bien soignés et conscients de la situation qu'ils occupent, habitués aux conversations polies qu'ils entendent de la bouche de grandes personnes, ayant de bonnes manières, s'exprimant facilement, en possession d'une certaine culture fournie par le commerce avec les bons livres et les œuvres d'art, par les voyages et, à l'occasion, par une certaine instruction reçue préalablement, frais, bien nourris, ayant le corps assoupli par des exercices, dormant à leur suffisance; les autres, privés de tous ces avantages et vivant même dans des conditions tout opposées. Or, voilà qu'on veut imposer aux uns et aux autres une nouvelle contenance, une nouvelle manière de parler et d'envisager les choses; voilà qu'on leur demande de franchir leur cercle habituel et d'acquérir péniblement, à la suite de cette transformation qui exige un grand effort d'énergie et de volonté, de nouvelles connaissances que les bien vêtus n'auront aucune peine à s'assimiler, puisqu'ils les possèdent déjà en partie. Obscurément et douloureusement, l'enfant de petit bourgeois commence à ressentir l'abîme qui le sépare, lui et ses congénères, des heureux de ce monde; il en résulte pour lui un état de perplexité et d'impuissance qui aboutit souvent à l'entêtement et à la mauvaise volonté. Il lui faut un effort de volonté et des dons extraordinaires pour ne pas succomber sous le poids de ces sentiments; et lorsqu'il réussit à réagir, c'est le plus souvent sans aucun effet pratique pour l'avenir; mais la plupart de ces enfants retombent, après un court contact, dans un désespoir d'autant plus profond qu'ils attribuent leur infériorité, non plus seulement aux circonstances extérieures, mais à leur incapacité intrinsèque.
Si au contraire, l'instruction et l'éducation sont guidées par l'intérêt pour le plus faible et le moins doué, leur adaptation au degré de compréhension de ces élèves plus arriérés ne peut qu'exercer une action ralentissante, nivelante, déprimante sur tous les autres.
La mortelle hostilité de l'école à l'égard de tout enfant doué, la misérable efficacité, l'absence de contact avec le monde extérieur, la désespérante sécheresse, qui caractérisent notre enseignement, qui ont empoisonné notre jeunesse et qui ont leur source dans le mécontentement d'une classe sociale déshéritée et surmenée, ne peuvent contribuer qu'à faire baisser encore davantage le niveau de l'instruction et à instaurer le règne d'une médiocrité intellectuelle.
L'inscription ne peut être égale que pour les enfants provenant du même milieu familial et social, vivant dans des conditions extérieures identiques. Elle devient alors une nécessité morale. Elle est impuissante à supprimer les oppositions de classes, quelque bas que soit le niveau auquel elle se place.
Nous voilà ramenés à la nécessité morale d'une politique de nivellement économique, nécessité qui devient encore plus urgente, lorsque nous envisageons l'attitude économique de l'État à l'égard de ses tâches humaines supérieures.
Les États de nos jours sont des mendiants, endettés jusqu'au cou. Les institutions puissantes et supérieures, destinées à réunir les rameaux de l'humanité sous la forme d'une organisation de la volonté, qui ont le droit de supprimer tous les obstacles s'opposant au libre développement de la volonté et de chercher, par des transformations successives, à adapter leur forme et celle de leurs éléments aux besoins et aux aspirations de l'époque; ces institutions, qui représentent ici-bas comme la plus haute expression et la certitude expérimentale de l'unité spirituelle de la collectivité, se heurtent aujourd'hui, quant à la possibilité de leur existence, à la plus triviale de toutes les questions: quel en est le prix? cela en vaut-il la peine? Elles sont l'enjeu de la triste lutte économique qui se poursuit entre pères et fils et se dissimule derrière chaque proposition de loi; cette lutte aboutit soit à de nouveaux impôts, qui sont le sacrifice des parents pour le bien des fils, soit par de nouvelles dettes, auquel cas les fils paieront ce que les pères auront consommé. Ces deux solutions sont également fâcheuses, et l'on voit peu à peu s'affirmer l'absurde conception d'après laquelle les dépenses publiques seraient un mal, que l'État le plus heureux serait celui qui dépense le moins, que l'économie réalisée sur le nécessaire, loin d'être un crime, constituerait une vertu et que les obligations morales de l'État devraient être jugées au point de vue des intérêts d'une classe. Le chômage, la misère, les maladies endémiques pourraient être supprimées, mais cela coûterait trop cher. Une partie du peuple habite des logements indignes d'un être humain, alors qu'elle pourrait, moyennant une dépense d'une centaine de millions, habiter des cités-jardins; mais où prendre cet argent? L'éducation, cette tâche la plus noble de la collectivité, est confiée à des fonctionnaires quelconques, mal payés, travaillant souvent à contre-cœur; l'enseignement agricole est défectueux, faute de moyens. Il faudrait en outre favoriser le progrès de la science, l'essor des arts, cultiver l'amour humain; mais toutes ces tâches sont abandonnées à l'initiative privée, au hasard des souscriptions ou à la vanité bourgeoise systématiquement entretenue.
Un tiers des frais qu'avait coûtés la guerre européenne aurait suffi à assurer la souveraineté économique des États pendant un demi-siècle. L'histoire, qui dispense ses enseignements avec sévérité et d'une façon concrète, fera entendre sa voix, lorsque le bruit des batailles aura cessé. Elle nous parlera dans le langage imagé des conséquences et nous laissera le soin de tirer les conclusions; et à cette occasion, plus d'un de ces mots dont nous sommes prodigues aujourd'hui, nous reviendra avec une intonation changée. Mais il est un enseignement de l'histoire qui sera particulièrement profitable à nos Parlements petits-bourgeois, lesquels, par méfiance pour les gouvernements auxquels ils ont confié le pouvoir, par étroitesse d'esprit professionnel, par crainte de l'électeur, considèrent l'État comme une affaire qui doit être conduite avec une responsabilité et des moyens limités: nous voulons parler de l'enseignement qui dit que 1x1=1. Si les moyens des particuliers diminuent et que le thaler en arrive à n'avoir plus que la valeur d'un mark, il y a là pour l'État une raison de plus de prendre pour unité de ses calculs le milliard à la place du million. Notre vie collective ne pourra acquérir de nouvelles forces lui permettant de faire face aux difficultés intérieures et extérieures que si nous nous décidons, en ces temps de restrictions, à servir le bien commun avec plus de générosité que nous ne l'avons fait autrefois, au temps du superflu.
Mais le but à atteindre, c'est l'État ne connaissant pas de limitation matérielle, c'est l'État allant au-devant des besoins, au lieu de les suivre péniblement, l'État se demandant non: «Où prendrai-je l'argent?» mais: «À quoi vais-je le destiner?» Il doit pouvoir intervenir partout où il y a des misères à soulager, toutes les fois qu'il s'agit d'assurer la sécurité du pays; il doit contribuer à toute grande œuvre de culture, avoir sa part dans tout acte de beauté et de bonté. Ce sont la puissance, la richesse, l'exubérance de l'État qui doivent être pour le citoyen un objet de joyeuse fierté, et non son propre Mammon enfermé dans un coffre-fort: celui qui considère cette interversion des forces comme fondalement impossible, manque de confiance dans son peuple et en lui-même; dans son peuple, puisqu'il ne croit pas à l'existence de la foule passionnée de ceux qui ne se laissent pas étourdir par le bruit de l'or; en lui-même, parce qu'il désespère de lui et de ses semblables, alors qu'il faut beaucoup de foi et de persévérance pour réaliser une forme de gouvernement où seuls les justes et les forts soient chargés de responsabilité. Une nation n'a jamais d'autre gouvernement que celui qu'elle désire et, par conséquent, qu'elle mérite.
Si donc l'État doit vraiment être le plus riche et le plus puissant dispensateur de biens dans le pays, il ne faut pas qu'il le devienne aux dépens des pauvres. Nous savons déjà qu'à chaque moment donné la somme des biens, des droits de consommation est mesurée et limitée et que c'est tomber dans la plus folle des utopies que de croire qu'il suffit d'un changement dans les exigences et les droits pour augmenter la production mondiale déjà portée au plus haut degré d'intensité. Le surplus de moyens et de droits que possède le riche est précisément ce qui manque à l'État et crée entre lui et la collectivité un antagonisme irréductible.
On n'a jamais osé approfondir sérieusement cette idée, bien qu'on se rende compte qu'elle est à la base de toute réforme sociale dont elle forme même le noyau le plus sain. La force d'attraction du socialisme réside moins dans sa thèse incolore du retour des capitaux à l'État que dans son but final, concret, qui est la suppression, par un moyen ou par un autre, de la richesse excessive, en vue de l'amélioration du sort de tous. On s'était cru obligé de compliquer ce noyau à l'aide d'une théorie superflue, parce qu'on n'a pas été capable de surmonter les apparentes contradictions morales et économiques. Dès l'instant où chacun est libre de s'enrichir, mieux que cela: dès l'instant où chacun est encouragé à s'enrichir et que nulle loi ne s'y oppose, il semblait malhonnête de dépouiller des produits de son travail celui qui a réussi. Il semblait de même scabreux de s'exposer, en plaidant pour un principe qui choquait la société bourgeoise de nos révolutionnaires eux-mêmes, lesquels auraient cru, en le proclamant, sanctionner l'injustice, voire le vol, et se laisser guider par un mobile aussi anti-scientifique que l'envie. On croyait, en outre, dans son for intérieur, que la richesse était indispensable à la formation du capital, aux risques économiques et techniques, aux grandes entreprises, aux opérations financières à longue échéance. À ces scrupules il ne pouvait arriver rien de meilleur que d'être englobés dans une vaste théorie qui, sans les absorber, les a tout au moins rendus invisibles. Il faut, proclamait cette théorie, frapper le capital jusqu'à en faire une propriété de l'État, la disparition du capital devant entraîner celle de la richesse. Cette étatisation devait avoir pour conséquence une augmentation de la valeur du travail, alors que nous avons vu qu'il n'y a entre ces deux faits aucune relation de cause à effet. Mais on laissait sans solution et insoluble la question de savoir comment, en l'absence de toute concurrence, de tout stimulant interne, de toute norme de comparaison, par la seule méthode bureaucratique, la collectivité serait à même de suppléer au principe fondamental sans lequel la grande Nature elle-même est incapable de s'acquitter des tâches qu'implique son évolution: nous parlons du principe de la lutte pour l'existence, de la sélection, de la joie de vaincre.
Si l'on reconnaît sans réserves qu'on doit tendre au nivellement de la propriété, c'est-à-dire à la limitation des richesses individuelles, on constate que la doctrine de la liberté sociale est de force à résoudre ce problème, en faisant toutefois une distinction entre les trois formes sous lesquelles se manifeste l'action de la propriété: le droit à la jouissance, le droit à la puissance, le droit à la responsabilité. Cette distinction une fois opérée, il est possible de trouver des formes d'organisation économique qui concilient le système traditionnel avec les exigences de la liberté, de la justice et de la dignité humaine et suppriment toute entrave au développement ultérieur.
Nous évoluons toujours dans les limites de la question du nivellement des fortunes, mais nous commençons à nous apercevoir que les exigences immédiates de la morale projettent leurs ombres sur nos considérations économiques.
Certes, l'âme ne prétend pas pour elle-même au bonheur, à la puissance et aux honneurs temporels, elle n'exige pas pour elle-même de justice terrestre. Elle s'éveille au bonheur de la souffrance, elle vit dans la solitude du renoncement, elle puise ses forces dans le bonheur du sacrifice. Et, cependant, en tant que notion humaine, la justice ne lui est pas étrangère. Que serait la pitié, si l'on prétendait que la privation est, pour notre prochain aussi, une source de bonheur plus grande que l'abondance? Que serait la justice, si l'on prétendait que l'injustice est un moyen de rendre nos prochains plus forts? L'importance objective de ces vertus consiste en ce que ceux qui en sont porteurs attirent vers eux le mal et les souffrances du monde, détournent vers leurs propres cœurs les pointes de lances hostiles; mais ils sont très loin de vouloir le mal ou de le ménager.
Nous aurons bientôt à examiner jusqu'à quel point chaque individu est en droit de revendiquer une part des biens du monde, et nous aurons alors l'occasion de constater que c'est la partie la plus médiocre, la plus mesquine de sa nature qui pousse l'homme à revendiquer la possession au sens étroit du mot, c'est-à-dire en tant que source de jouissance. Mais ici il s'agit de savoir de quel droit un homme peut prétendre à une vie qui, par ses empiètements et par les destructions qu'elle cause, par son isolement et son mépris de tout ce qui l'entoure, foule aux pieds l'existence et la force d'existence d'innombrables individus. La vieille habitude de domination, née de prérogatives qui étaient accordées en échange de certains services, tels que la protection et la défense, et s'étendaient aux femmes et à la descendance, forme la seule base traditionnelle d'un genre de vie luxueux et prétentieux. On peut voir une expression symbolique de ce rapport dans la parodie du cérémonial des seigneurs d'autrefois, parodie à laquelle se livrent les nouveaux riches qui achètent des canons pour les placer sur la terrasse de leur château, ornent de bannières leur vestibule, postent des domestiques poudrés à chaque tournant de l'escalier, suspendent aux murs de faux portraits d'aïeux, observent dans leur service de table, dans leurs réceptions, à la chasse, des coutumes archaïques, s'entourent de panoplies, de livrées, de coupes.
Aujourd'hui personne, en dehors de l'État, n'est chargé de la tâche de défendre et de protéger, personne n'a à recevoir défense et protection de qui que ce soit, si ce n'est des fonctionnaires de l'État et au nom de celui-ci. Juges, magistrats, princes d'Église, dynastes ont beau s'entourer de pompe et d'éclat, pour honorer le passé, se donner à l'occasion en spectacle aux bourgeois et pour en imposer à la foule, ils ont beau faire preuve de tact, de façon à ne pas tomber dans la mascarade et la comédie: de nos jours, comme à toutes les époques antérieures, la dignité de l'homme et de sa situation se mesure à sa responsabilité; l'homme est d'autant plus représentatif que la responsabilité dont il est chargé est plus grande; usages et cérémonial sont des mots qui n'ont de sens qu'aussi longtemps que subsistent les forces qu'ils reflètent, et lorsque ces forces sont épuisées, il ne reste plus que la sèche enveloppe de la formule et de l'étiquette.
La supériorité économique du bien-être bourgeois ne repose cependant sur aucune institution; comme tant d'autres fortes réalités, elle apparaît dès le début comme un phénomène secondaire qui reste inoffensif et inaperçu, tant qu'il se maintient dans les limites raisonnables et sans effet sur la vie publique. Quand un patriarche oriental réussissait, par un heureux élevage, à centupler ses troupeaux, c'était pour la tribu un beau facteur de sécurité; et tant que les autres n'étaient pas lésés dans leur droit de jouissance des sources, il ne s'agissait là que d'une affaire privée. Quand un marchand d'épices du moyen âge réussissait dans ses affaires, il pouvait se faire bâtir une maison confortable, la remplir de toiles et de vaisselle, entasser de l'argenterie dans ses bahuts. Son bien-être cessait d'être une affaire privée, à partir du jour où il commençait à s'en prévaloir pour conquérir des privilèges municipaux. La richesse ne devient une puissance sociale que lorsque, la densité de la population ayant augmenté, l'organisation collective de l'économie en arrive à constituer un cercle fermé d'actions et de réactions réciproques auxquelles rien ni personne n'échappent. C'est ce qui s'est produit en partie aux dernières périodes de l'Empire Romain et, d'une façon complète et irrésistible, dès le début de l'époque mécanisée qu'on désigne aussi, un peu unilatéralement, sous le nom de capitaliste. Économiquement parlant, l'ensemble du monde civilisé d'aujourd'hui vit sous la domination d'une puissante ploutocratie qui, dans certains États, a réussi à s'emparer de tout le pouvoir politique, de la législation et de l'administration, du droit de décider la paix et la guerre et, dans certains autres, partage le pouvoir politique avec les puissances traditionnelles, tout en disposant sans restriction de l'organisation du travail du pays.
Il serait injuste de méconnaître les services rendus par la puissance mondiale de la ploutocratie. Elle a achevé le mouvement de mécanisation: elle a, dans l'espace de plusieurs générations, réussi à enrichir la planète au-delà de toute prévision, elle a fourni aux États de puissants moyens de défense, renforçant ainsi, contrairement à sa nature intime, le nationalisme. À l'époque de sa formation, elle a, par un généreux choix, accepté dans son sein tous les forts tempéraments de la nation, en imposant à leur esprit, ainsi qu'à l'esprit de l'ensemble de la nation, la manière de penser nationaliste, mécaniste, en développant chez eux le goût de l'entreprise, en déracinant de leur mentalité les derniers restes des conceptions patriarcales, féodales, corporatives et en créant ainsi une nouvelle atmosphère spirituelle, certes tout aussi étroite, mais éminemment favorable à l'action. Elle a contribué à donner à la politique mondiale une orientation économique et, sans le vouloir et sans s'en douter, elle a porté les oppositions à un degré d'acuité tel que la succession des catastrophes nationales qu'elle a ainsi provoquées met sa propre existence en danger. Nous parlerons de tous ces effets, lorsque nous aurons à nous occuper des revendications politiques; ici nous voulons seulement poser la question morale et formuler à son sujet quelques propositions finales.
La ploutocratie est une domination de groupe, une oligarchie et, de toutes les formes oligarchiques, la plus condamnable, parce que ne se rattachant à aucune conception idéale, à aucun sacrement. Les vieilles théocraties de l'Orient tiraient leur droit de la divinité; elles ont perdu ce droit le jour où elles sont devenues des sinécures sacerdotales. Les aristocraties grecques se réclamaient de leur qualité de filles de dieux. Grâce à la culture héréditaire de la mentalité royale et de la beauté corporelle, la noblesse des conquérants avait réussi à s'assurer une suprématie sur le bas-fonds formé par les tribus autochtones, jusqu'au jour où elle a été absorbée par celles-ci, par suite de mélanges de sang. La noblesse rurale des Romains avait dominé, parce qu'elle était seule en possession des aptitudes politiques et guerrières; elle a été supplantée plus tard par une autre noblesse, une noblesse neutre, dépourvue d'idéal, celle des fonctionnaires; puis survint le mélange de races et la décadence. L'Église du moyen âge, ayant été appelée à faire pénétrer la force de la foi dans un monde païen, était devenue une oligarchie organisatrice. Après la conversion de l'Europe, cette mission avait dégénéré en une politique d'État, et l'Église qui la représentait s'est engagée dans une voie qui l'a conduite de sa situation de puissance mondiale à celle d'une organisation internationale politiquement reconnue. Le féodalisme européen reposait sur la notion idéale de la fidélité du vassal à l'égard du suzerain, notion à laquelle étaient venues s'ajouter plus tard celle de la responsabilité envers le peuple des sujets et, plus tard encore, le devoir de défendre la foi. Le christianisme ayant fini par devenir le patrimoine commun, la population ayant pris un caractère homogène, le féodalisme a cédé la place à la souveraineté territoriale et, en partie aussi, à la démocratie, et la domination de la noblesse n'a pu se maintenir que là où elle a réussi à préserver intacte la notion de la fidélité au roi, du devoir militaire et du patriarcat rural, ce qui fut principalement le cas dans le Nord et dans l'Est slavo-germains.
La ploutocratie, au contraire, s'appuie, non sur des idéaux généraux, mais sur des intérêts généraux. Elle n'a pas surgi à l'état collectif, comme une tribu de conquérants ou une communauté de fidèles, mais elle s'est formée par la réunion progressive d'individus isolés qui, l'un après l'autre, ont réussi à s'élever, grâce à des dons accidentels, par suite d'un hasard ou d'un risque heureux. Elle ne cherche pas autre chose qu'à s'enrichir et à se maintenir; elle ne se considère pas forcée ou moralement obligée d'adhérer à une communauté spirituelle quelconque: sa force réside dans son opportunisme. Elle se complète par l'hérédité et, ayant une claire conception de son intérêt, elle a recours, toutes les fois que cela est nécessaire, à la cooptation; la préférence du père est contre-balancée par la prudence de l'associé. En fait de biens spirituels, elle possède avant tout l'instruction, ensuite une certaine culture économique et le goût de l'entreprise, qui commence à se développer de bonne heure, sous l'influence de la tradition familiale. Sans l'afflux incessant de sang nouveau, cette influence resterait sans efficacité, car l'habitude de la vie de luxe et l'étroitesse intellectuelle d'un côté, l'imitation extérieure des usages aristocratiques, de l'autre, éliminent, dans l'espace de chaque génération, des existences en partie affaiblies, en partie, selon l'expression en usage, ruinées.
L'adoption intermittente de nouveaux éléments, l'élimination occasionnelle d'éléments natifs n'enlèvent à la caste ploutocratique rien de son unité fermée. Toute oligarchie est soumise à certains changements et échanges, et le mouvement dont nous nous occupons en ce qui concerne la ploutocratie ne porte aucune atteinte à son caractère, étant donné que grâce à une sélection rigoureuse, l'accroissement se fait toujours aux dépens des classes les plus rapprochées, à l'exclusion de toutes les autres: c'est que la manière identique de concevoir la vie constitue une condition nécessaire et que les éléments héréditairement fixés assurent la prédominance des tendances fondamentales et font même naître, par l'imitation des usages et coutumes du féodalisme, la notion hybride de noblesse d'argent.
L'imperfection humaine transformant en oppositions extérieures les différences d'aptitudes, de caractères et de forces psychiques, toute organisation sociale présente la hiérarchie des responsabilités, des besoins et des revendications également sous la forme d'oppositions. Quelle que soit la forme qu'affecte cette hiérarchie et quelle que soit la place qu'occupe chacune des couches dont elle se compose, on pourra toujours constater une ressemblance avec l'organisation oligarchique. Selon qu'on professe telle ou telle conception morale, on approuvera ou tolérera une pareille organisation, on accentuera et perpétuera les oppositions, en maintenant l'exclusivité du privilège, en élargissant les droits de la classe privilégiée et les fixant par les liens de l'hérédité; ou bien on favorisera le mouvement d'égalisation, en restreignant l'inégalité des droits et en facilitant l'osmose sociale. Dans ce dernier cas, le développement tendra vers le point indifférent qui, tout en formant le contenu de la notion d'aristocratisme, contribue à sa dissociation: lorsque les natures les plus fortes et les plus nobles, quelles que soient leur origine et leur conformation, se considèrent responsables envers leurs frères inférieurs, la couche supérieure, tout en restant fermée par sa nature, n'en subit pas moins dans sa substance des changements incessants; la dénomination: «gouvernement des meilleurs» se trouve alors justifiée et notre représentation d'une économie de caste ne correspond plus à rien de réel.
Je doute fort que telle soit la conception idéale de ceux de nos esthètes qui, les yeux fixés sur Athènes et Venise, considèrent que nous devrions avoir pour objectif la formation d'une couche héréditaire s'imposant par son degré d'instruction et par sa force de caractère. L'oligarchie héréditaire est incompatible avec la dignité et la liberté auxquelles tout homme a le droit de prétendre et ne peut jamais être une notion idéale pour celui qui pense, pour celui qui adhère à la doctrine prêchant l'élan de toutes les âmes.
L'oligarchie ploutocratique, en outre, ne se rapproche sous aucun rapport de cette indifférente notion-limite dont nous avons parlé plus haut, et nous devons la considérer comme moralement mauvaise. Alors même que nous admettrions l'inégalité des revendications, alors même que, contrairement au socialisme, nous verrions dans la multiplicité des besoins, dans l'affinement auquel tend une existence spirituelle, dans la variété des couleurs que notre penchant artistique cherche à réaliser pour sa propre joie et pour celle des autres, une des bases de la civilisation mondiale, nous ne pourrions pas nous résigner au libre jeu des forces qui, sur le sol de notre organisation économique, a engendré la ploutocratie héréditaire, à titre d'effet secondaire, imprévu et indiscuté. L'homme n'a pas été créé pour succomber, en vertu d'un sort prédestiné, sous le poids de puissances accidentelles, engendrées par le jeu arbitraire de la lutte économique irréfrénée. La répartition des biens n'est pas plus une affaire privée que le droit à la consommation. Nous n'avons aucune raison de suivre le conseil radical du socialisme et de détruire l'édifice érigé par un millénaire de travail organique, pour mettre à la place de la concurrence un bureaucratisme policier, et à la place de la liberté civile des soupes populaires obligatoires pour tout le monde et le droit universel à la pauvreté; mais nous voyons de nouveau et définitivement la nécessité d'une réforme susceptible d'édifier un nouveau règne de liberté sociale sur la base d'un plus juste droit à la consommation, d'une plus équitable répartition des biens de possession et d'une plus grande aisance de l'État.
Une digression qui, en même temps qu'elle ferme le cercle des considérations qui précèdent, en supprimant la dernière contradiction entre la conclusion et les prémisses, nous permettra d'aborder les considérations empiriques qui vont suivre.
Nous avons vu que la consommation exagérée atteint un minimum dans le cas-limite théorique où toute la fortune se trouve concentrée entre les mains d'un seul. Serait-il à craindre qu'une plus grande égalisation des fortunes ait pour effet une augmentation de la consommation telle qu'il en résulte un sérieux danger pour les réserves dont nous avons besoin pour l'extension et le renouvellement de l'activité mondiale?
Ce danger n'est que relatif. Sans doute, la consommation moyenne des biens servant à la conservation et à l'élévation de la vie sera augmentée; mais on sait par expérience que le surcroît de consommation de ces biens est suivi d'une augmentation de la quantité de travail et d'une amélioration de sa qualité. La consommation de grand luxe se trouvera diminuée, alors même que la collectivité possédera le droit de s'entourer de pompe et de magnificence. Quant à l'individu qui cédera à un penchant irrésistible vers l'éclat et vers le luxe, il sera obligé de rétablir l'équilibre en restreignant sa consommation journalière. La seule possibilité susceptible de troubler cet état de choses serait fournie par le gaspillage de moyens de consommation sous la forme d'inutiles articles de bazar et d'ornements banals. Mais la force de conscience économique, dont l'éveil sera à la fois la cause et l'effet de la nouvelle époque et dont nous aurons à parler à propos de la morale économique, finira par inculquer à l'humanité transformée le plus profond mépris pour tous nos bibelots masculins et féminins et par abandonner aux populations sauvages et demi-civilisées l'usage de toutes les futilités, frivolités, imitations, de tous les articles de nouveauté, de modes, de bijouterie, de coquetterie, de tous les articles spéciaux et autres choses indignes portant des noms affreux. Une partie formidable du travail mondial, que le manque d'éducation et de goût absorbe de nos jours, sera ainsi épargnée. Et c'est ainsi que la forme économique fondée sur le principe de l'égalisation des fortunes fournira une base naturelle et morale à un autre minimum, celui de la consommation somptuaire et superflue; et il apparaît avec évidence que notre organisation actuelle, ploutocratique et pleine de contradictions, mérite encore sa condamnation, du fait de la fausse direction qu'elle imprime à la consommation.
Nous abordons maintenant le domaine de la pratique. Mais avant de nous occuper de l'ordre nouveau, nous avons à examiner la légitimité du droit à la préférence que l'individu revendique personnellement en sa faveur, en ce qui concerne la consommation et la possession des biens de la collectivité. Quand nous aurons vu quels sont ceux qui élèvent cette prétention à la richesse et à la fortune, au nom de quel droit ils exigent la garantie de la société et de l'État, quels sont les moyens de protection dont l'État dispose pour se défendre contre les exigences exagérées et l'injustice, nous apercevrons plus nettement les bases économiques et morales d'une organisation plus libre et plus juste.
Qui est riche et de quel droit? Qui peut dire: sur l'ensemble de la fortune et du revenu du monde, j'ai droit à une part de consommation et de possession dix fois, cent fois, mille fois plus grande que celle de l'humanité moyenne? D'où provient la richesse personnelle et comment est-elle acquise?
La naissance de fortunes dans le passé ne nous intéresse pas ici. Il suffit que leurs possesseurs actuels les aient reçues par héritage. La notion de transmission héréditaire nous occupera plus tard, mais pour le moment voyons comment naissent les richesses de nos jours.
La richesse représente-t-elle l'épargne? Étant donnée la brève durée de la vie humaine, les gains obtenus par un travail régulier peuvent à la rigueur permettre d'épargner de quoi s'assurer un bien-être moyen. Les revenus dont l'accumulation forment la richesse, ne sont pas des revenus procurés par le travail, mais appartiennent à d'autres catégories. L'opinion populaire, d'après laquelle l'épargne serait une source de richesse, est totalement erronée.
L'enrichissement par les trouvailles est possible, bien que peu fréquent. La recherche de trésors ne convient plus à notre époque, à moins qu'il ne s'agisse de buts scientifiques, et les découvertes de tableaux de Rembrandt dans des boutiques de brocanteurs n'enrichirent que les reporters de journaux; il faut dire cependant que la découverte de trésors minéraux a créé plus d'une fortune canadienne, africaine et allemande.
Pour que naisse la richesse en général, il faut que des milliers d'individus consentent à abandonner une partie de ce qu'ils possèdent; et ils n'y consentent que si c'est seulement au prix de ce sacrifice qu'ils peuvent satisfaire un besoin urgent. On appelle ce besoin urgent, raisonnable ou absurde, besoin économique. Donc, quiconque veut devenir riche doit satisfaire un besoin général. Mais cette proposition n'est pas encore suffisante, car il y a concurrence entre ceux qui s'offrent à satisfaire ce besoin; le profit s'en trouve diminué et, finalement, chaque entrepreneur, au lieu des trésors espérés, ne récolte qu'une modeste rente ou un médiocre revenu de travail.
Le problème de l'enrichissement ne se trouve donc résolu que lorsque l'entrepreneur est à même de limiter la concurrence, de fixer à sa guise le taux du revenu ou d'étendre à volonté le cercle de ceux qui sont prêts à faire le sacrifice nécessaire. Ces conditions se trouvent réalisées dans le monopole reconnu ou imposé.
L'heureux inventeur use du monopole du brevet ou du secret de fabrication. Quiconque imite son invention ou corrompt son contre-maître, est puni.
L'extraction de certains minéraux fournit un monopole naturel, notamment lorsque les mines sont rares ou en nombre limité.
La grande banque, l'entrepôt, l'entreprise gigantesque industriellement ramifiée usent du monopole de l'avance. Quiconque voudrait les imiter, devrait, pendant de nombreuses années, travailler à perte et avec de puissants capitaux, pour créer des organisations concurrentes. Or, peu nombreux sont ceux qui sont disposés à lancer leurs capitaux dans des essais de ce genre.
Les industries chimiques s'appuient sur le monopole de la situation: le plus souvent il n'y a qu'un seul point géographique qui se trouve à une distance favorable du centre des matières premières, des sources d'énergie, de la main-d'œuvre et des débouchés.
Le grand ténor porte le monopole de la rareté dans son gosier; les théâtres d'opéra sont plus nombreux que les voix d'hommes aiguës, bien formées.
Associations et syndicats s'assurent le monopole à l'aide de cartels, en soumettant l'ensemble d'une industrie à une direction unique et en éliminant la concurrence.
Le propriétaire d'une maison de rapport vit du monopole que lui assure un terrain de grande ville: certaines affaires et personnes étant par la force des choses localisées dans des quartiers déterminés d'une ville, la demande augmente, alors que l'emplacement reste restreint.
Le marchand de modes vit du monopole de son nom, car il y a des gens qui seraient désolés de porter un chapeau ou d'avoir à la main un parapluie ne sortant pas d'une maison en vogue.
Le propriétaire d'un chemin de fer, d'une canalisation d'eau, d'un port reçoit son monopole directement de l'État ou de la commune; le droit dont il jouit équivaut à un droit régalien.
Tous ces monopoles et nombre d'autres enrichissent leurs détenteurs; il n'existe pas d'autres moyens de s'enrichir. C'est que le jeu, le risque, la spéculation donnent, en vertu même du calcul des probabilités, des résultats qui, à la longue, finissent par s'équilibrer, et l'on peut négliger les rares cas où l'heureux bénéficiaire est à même de profiter de son gain, en s'arrêtant à temps, ou d'en faire profiter ses descendants, parce que la mort était venue mettre fin à ses opérations en pleine période de réussite.
Si nous interrogeons, en toute impartialité, notre sentiment intérieur au sujet de la justice ou de l'injustice de l'enrichissement par le monopole, nous percevons la réponse suivante: il y a quelque chose d'immoral dans la fixation arbitraire des prix, dans la puissance matérielle, dépourvue de scrupules, que le monopole assure à l'individu sur la collectivité.
Cette immoralité semble un peu atténuée dans le monopole qu'assure la priorité et dans celui de la technique, surtout lorsqu'ils sont exercés, non par une seule personne, mais par une association, car ici l'utilité du service rendu est évidente et malgré la situation exceptionnelle de l'organe privilégié, ce privilège peut être plus avantageux pour la collectivité que si la fonction en question était abandonnée à la libre concurrence.
Le monopole apparaît d'autant plus insupportable qu'il a été moins mérité, que son exercice demande moins de peine et se fait avec moins de scrupules: c'est ainsi que le monopole du propriétaire de terrains dans une grande ville est des moins réjouissants.
On aperçoit en même temps qu'il suffit d'un appareil législatif insignifiant pour régler ou, lorsque cela paraît nécessaire, fermer les sources de la richesse personnelle. Nous réservons cette question pragmatique pour la fin de nos déductions économiques. Nous allons nous occuper de l'autre côté, qui est le plus décisif, de la revendication du droit à la richesse.
Seule une partie insignifiante de ce qu'il possède aujourd'hui a été acquise par le propriétaire; la plus grande partie de sa fortune lui est venue par héritage.
Si la vue de la richesse acquise, ramenée à ses véritables sources et origines, éveille en nous un sentiment de désapprobation qui nous la fait qualifier d'injustice, ce n'est généralement plus le même sentiment qui préside à notre critique de l'héritage. La transmission de la propriété de génération en génération apparaît à la sensibilité actuelle comme une chose intangible. Cette constatation rend nécessaire une remarque préalable, d'ordre méthodologique.
Tout progrès social et politique résulte de la lutte entre la tradition et la nouveauté. Nulle époque ne s'est appliquée, dans une mesure aussi grande que la nôtre, à approfondir cette opposition, avec la tendance incontestable, bien que subconsciente, à prendre parti pour la tradition, comme c'est le cas de toute époque atteinte d'impuissance créatrice.
Et, pourtant, l'opposition dont il s'agit, loin d'être absolue, est seulement fonction de notre manière de voir: ce qui est révolutionnaire aujourd'hui devient consacré par la tradition le lendemain, et ce qui est réactionnaire aujourd'hui fut révolutionnaire hier. Lors donc qu'on oppose à la tradition, envisagée comme un produit organique et naturel, le nouveau comme étant quelque chose d'arbitraire, comme étant une invention dogmatique ne reposant sur aucune expérience, n'ayant aucune particularité justifiée, on opère une confusion entre ce qui caractérise les contrastes de développement et les caractéristiques des hommes dans lesquels ces contrastes s'incarnent. On confond la nature de l'homme, partisan de la conservation, avec la nature de la tradition; la nature du novateur avec celle de la nouveauté.
La nouveauté, devenue fait, est aussi organique et se rattache aussi étroitement à l'homme et aux circonstances que la tradition; elle devient elle-même, au bout de peu de temps, tradition, habitude, vénérable antiquité, chose ancienne, déjà dépassée. L'homme, au contraire, qui a un penchant pour la tradition, diffère de celui qui annonce et crée le nouveau. Celui-là s'appuie sur l'expérience et l'observation complaisante de ce qui existe, parfois aussi sur des privilèges et des préjugés devenus chers, celui-ci sur la force du besoin, sur son don de clairvoyance, sur des idéaux, parfois aussi sur son propre mécontentement et sur des désirs personnels. Les vertus de l'un résident dans la fidélité et dans la froide compréhension, celles de l'autre dans la force créatrice et dans l'intuition; les dangers auxquels est exposé le premier sont l'étroitesse de vues et la paresse, l'autre risque de tomber dans le dogmatisme et la légèreté.
On peut dire que chaque nouveauté présente plus ou moins ces dangers. Elle commence par être dogmatique, rationaliste et agressive, incapable de comprendre les particularités fondées. Mais, à l'usage, les angles s'émoussent, les tons criards pâlissent, l'outil s'assouplit dans la main. Un miracle, disent les Orientaux, ne dure pas plus de trois jours.
La crainte justifiée des vices et de la férocité populaires et le profond penchant des Slavo-Germains pour la commode observation de ce qui existe égarent notre manière de concevoir l'histoire, jusqu'à nous faire voir dans toute nouveauté subite un criminel bouleversement. Le mouvement de la grande révolution française est, et non sans raison, étranger à notre sensibilité; et pourtant, au cours de tant de nuits agitées, l'imagination des révolutionnaires en travail a fait naître des notions capitales concernant l'administration communale, l'éducation populaire, la défense nationale. La sensibilité politique des Allemands est monarchique, et en cela réside une de ses rares forces; nous sommes passionnément portés à détruire toute velléité républicaine comme une haute trahison; il est toutefois heureux que nous ayons gardé assez d'objectivité pour ne pas voir dans tout Suisse un descendant de régicides et de nihilistes sans foi et de ne pas poursuivre sous l'accusation de jacobinisme tout Allemand établi à Bâle.
Au point de vue général du mouvement historique, l'opposition subjective entre la tradition et la nouveauté apparaît ainsi comme une force ralentissante, quelque chose de semblable au moment d'inertie physique. Dans l'économie de l'histoire universelle, la tâche qui incombe au traditionalisme consiste à assurer la régularité du mouvement, à empêcher la voiture de verser, à limiter les expériences arbitraires. Mais il ne faut jamais oublier que c'est là une force négative. Le conservatisme, qui est en apparence l'approbation de ce qui existe, est en réalité la négation de la vie et de son développement.
Dans des considérations consacrées aux choses à venir, il faut toujours revenir à cette attitude, dont le caractère négatif même renferme pour nous un enseignement. Elle nous met notamment en présence de la question: quel est le critère qui nous permet de distinguer une fantaisie utopique d'une nouveauté organique, bien que se réclamant de certains principes?
Ce n'est pas la pratique qui peut nous fournir les éléments de cette décision, car même l'imparfait et l'absurde peuvent pendant un certain temps recevoir une réalisation pratique. Les seuls facteurs décisifs sont l'unité et la force de la conception générale. Lorsqu'une contradiction se manifeste entre la conception générale et les éléments affectifs acquis sous l'influence de telle ou telle conception particulière, c'est cette dernière qui doit être écartée. Quant à la conception générale, sa validité est proclamée, non par le tribunal de la génération qui la voit naître, mais par l'aréopage des temps.
À la lumière de ces notions, abordons de nouveau la conception sentimentale de l'héritage et examinons-la de près.
Contrairement à l'enrichissement par les monopoles et la spéculation, qui blesse notre sentiment moral, l'enrichissement par l'héritage comme tel ne choque généralement pas la majorité des gens.
Nous voyons les champs de courses et les lieux de plaisir d'une grande ville remplis de jeunes gens bien élevés, parfaitement conscients de ce qu'ils sont, de jeunes gens qui, pour une danseuse ou un cheval, dépensent plus d'argent en une heure qu'un pauvre étudiant, un poète ou un musicien n'en gagnent en une année pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Ce qu'ils exigent du pays pour leur consommation personnelle représente une valeur supérieure à celle du traitement du président du Conseil des ministres et du chancelier. La seule compensation qu'ils sont capables de fournir consiste dans la jouissance et la représentation. Selon la mentalité et les intérêts de chacun, ils sont traités avec politesse, déférence ou soumission, affabilité, condescendance. Ils trouvent tout naturel que le jeune savant ou commerçant leur fasse place, lorsqu'ils se présentent pour dépenser ou faire une commande; le sentiment populaire juge parfois leur attitude arrogante, leur inactivité regrettable, mais voit dans leur situation privilégiée un fait auquel on ne peut rien changer, l'expression d'une tradition consacrée, la manifestation d'un éclat et d'une puissance héréditaires.
On juge sévèrement la femme de mœurs légères qui, restée veuve d'un homme riche et vieux, se complaît dans le luxe princier. On lui reproche ses origines, mais on ne conteste pas son droit de dépenser les revenus d'une principauté, étant donné qu'ils lui appartiennent par droit d'héritage.
Une grosse entreprise industrielle est héritée par un fils majeur, mais incapable; les directeurs généraux lui font les rapports les plus soumis, cherchent à s'adapter à ses lubies, demandent des augmentations de traitement et des pouvoirs; une foule de contre-maîtres aux cheveux blancs se précipite au-devant de la voiture du jeune patron, chacun disputant à son voisin l'honneur d'ouvrir la portière.
Un homme aisé meurt, laissant femme et quatre enfants Tous les cinq décident de vivre de leurs rentes; les fils épousent des femmes, et les filles épousent des maris se trouvant dans la même situation. Voilà donc l'État enrichi de quatre familles qui, pendant un siècle, n'auront rien créé, à moins que tel ou tel descendant n'ait l'idée d'apprendre un jour l'histoire ou la diplomatie.
Combien sont-ils, les hommes bien portants, âgés de moins de soixante ans, qui vivent de leurs rentes dans un État civilisé? Que de jeunes gens fondent leur existence sur le mariage avec une riche héritière!
Que de familles improductives que l'État doit nourrir pendant de nombreuses générations!
Tous ces phénomènes sont loin d'apparaître à la conscience de la collectivité comme étant contraires à la justice; on les considère quelquefois comme fâcheux, mais, chose étonnante! jamais comme immoraux.
Laissons de côté toute objection tirée des nécessités de la civilisation. Si les biens consommés par les improductifs étaient répartis entre ceux qui créent, on pourrait réaliser des missions culturelles supérieures; si les forces des improductifs étaient mises au service de la société, de nouvelles valeurs spirituelles et économiques pourraient être créées.
La notion morale de l'héritage est profondément enracinée par l'habitude séculaire, ce qui empêche le monde de se rendre compte que la substitution de la raison d'être s'est effectuée depuis longtemps et que les prémisses sur lesquelles reposait l'héritage ont depuis longtemps disparu.
Aux époques primitives, les ustensiles étaient aussi souvent enterrés avec leur propriétaire que transmis en héritage à ses descendants. C'est qu'ils étaient des objets inséparables de l'homme et de sa cabane, survivaient à la génération et formaient les attributs de l'individu collectif, c'est-à-dire de la famille. Il pouvait en être de même des troupeaux, dont les générations animales se succédaient parallèlement aux générations humaines; il pouvait encore en être de même du champ et des outils agricoles, lorsque, la propriété privée étant née, c'était à la famille qu'était incombée la tâche d'assurer la continuité de la culture du sol.
Puissance, autorité, fonctions guerrières et privilèges se transmettaient héréditairement dans la même couche sociale. La tribu subordonnée, c'est-à-dire privée de sa noblesse, ne devait plus jamais dominer ou décider elle-même de ses destinées; la défense extérieure, le gouvernement de la noblesse à l'intérieur, ne pouvaient se maintenir que par l'hérédité, qui a fini par s'étendre au sacerdoce, à la royauté, aux rangs.
De l'époque de l'hérédité féodale est née insensiblement l'époque du capitalisme qui, sans examiner la chose et sans interroger sa conscience, cédant uniquement à la force de la tradition et faute d'autre analogie, avait emprunté au féodalisme le caractère indestructible de l'hérédité. Les raisons essentielles de celle-ci avaient disparu; alors que la noblesse héréditaire impliquait des droits et des devoirs, imposait aux générations successives l'obligation de la défense et du service, la richesse héréditaire comportait seulement droits, puissance et jouissance, sans aucune réciprocité.
La collectivité politique des Romains fut la première à ressentir, bien qu'inconsciemment, ce qu'il y avait d'intolérablement paradoxal dans le fait d'un homme disposant arbitrairement après sa mort de la puissance, du sol, d'une entreprise et du droit de jouissance; aussi a-t-elle fini par édifier sur les fondations discutables de ce fait une superstructure, sinon organique, tout au moins organistique. Et jusqu'à nos jours, tous les États civilisés usent de toute leur puissance et de toute leur autorité, pour obtenir que le mort maintienne ses droits sur les vivants, que chacune de ses lubies, dès l'instant où elle est conforme à la loi, soit valable, qu'un parent éloigné et inconnu puisse recevoir sa part d'héritage, que les héritiers, quels qu'ils soient, du fait seul qu'ils sont protégés par la tradition et par la désignation, ne perdent pas une parcelle des trésors et des droits accumulés par des moyens souvent peu justifiables. Si un homme réussissait de nos jours à s'emparer de la totalité du sol d'un pays, de toutes ses œuvres d'art, de tous ses monuments écrits et qu'il lui plût de ne laisser à l'État, après sa mort, que deux routes et quelques bâtisses, l'État serait obligé, dès l'instant où certaines formalités auraient été remplies et certaines taxes payées, de déployer tout l'appareil de force dont il dispose pour remettre intact ce monstrueux héritage entre les mains du légataire universel, quelque mauvaise que soit sa réputation; il doit lui reconnaître le droit de barrer et de laisser en jachère des propriétés, de défigurer des paysages, de soustraire à l'usage public des œuvres d'art, de réduire des ouvriers à la famine, de détruire des monuments, à moins que cet État ne se décide, par des lois spéciales, à s'attaquer au caractère paradoxal de l'héritage.
Ce dernier exemple suffit à nous montrer que le principe de l'hérédité des biens et de la puissance ne trouve pas place parmi les notions morales de l'humanité, parmi celles qui sont intangibles et au-dessus de toute critique. Le principe de l'hérédité nous est familier, parce qu'il fait partie des choses dont nous avons l'habitude; mais il n'est rien moins que sacro-saint; il constitue tout simplement une particularité ethnologique, adoptée sans examen et ayant acquis une importance exagérée. Les raisons qui justifiaient sa naissance ont disparu; quant à ses effets, ils aboutissent tout simplement à l'antinomie.
Et c'est cependant sur ce principe que reposent l'essence même de notre hiérarchie sociale, la constance rigide de la répartition des forces nationales. Le joyeux mouvement d'ascension et de descente qui caractérise la vie, le jeu organique qui rend les organes tour à tour subordonnés et dirigeants, la pluie d'abondance que répandent avec une généreuse prodigalité les seaux d'or, tout cela se pétrifie et s'immobilise devant la rigidité du sort auquel sont condamnées les générations et qui est une œuvre humaine. Cette rigidité condamne le prolétaire à la servitude éternelle, le riche à la jouissance éternelle. Elle charge de responsabilité l'homme las qui la repousse, et elle étouffe la force créatrice de l'homme inutilisé qui aspire à la responsabilité. La visqueuse couche huileuse de la tradition s'interpose, pour les séparer, entre les deux solutions affinées qui cherchent à se pénétrer mutuellement, et augmente la tension d'une volonté dépourvue d'activité.
Nous avons surpris les commencements d'une nouvelle conscience morale. Il y a dans notre sensibilité un coin qui se refuse à accepter sans examen l'affirmation d'un droit à une part des richesses matérielles, tel que ce droit est résulté du libre jeu des forces dans les domaines neutres, universellement respectés, du droit civil et du droit commercial. Aux prétentions, d'une moralité douteuse, du spéculateur et du détenteur d'un monopole s'ajoutent celles du gros héritier, dépourvu de tout mérite et qui se prévaut de son droit routinier.
Nous avons fait le tour des domaines économiques de la consommation, de la possession et de la revendication, et il ne serait pas inutile de résumer les résultats que nous avons obtenus sous la forme de propositions faciles à retenir.
1° Le rendement total du travail humain est limité à chaque instant donné. La consommation, comme l'économie en général, est une affaire, non privée, mais collective. Le luxe et l'isolement doivent être subordonnés à la volonté générale et tolérés seulement dans la mesure où il s'agit de la satisfaction d'un besoin immédiat et véritable.
2° L'égalisation de la possession et du revenu est une exigence de la morale et de l'économie. Dans l'État, il ne doit y avoir qu'un propriétaire démesurément riche: l'État lui-même. Il doit posséder les moyens nécessaires pour pouvoir supprimer toute misère. On peut admettre une certaine diversité des revenus et des fortunes, mais cette diversité ne doit pas impliquer une répartition de la puissance et des droits de jouissance telle que les uns possèdent tout et les autres rien.
3° Les sources actuelles de la richesse sont les monopoles au sens large du mot, la spéculation et l'héritage. Dans l'organisation économique de l'avenir, il n'y aura place ni pour les détenteurs de monopoles, ni pour les spéculateurs, ni pour les gros héritiers.
4° La limitation du droit de succession, l'égalisation et l'élévation du niveau de l'éducation populaire supprimeront les différences entre les classes économiques et mettront fin à l'asservissement héréditaire des classes inférieures. À cet effet contribuera encore la limitation de la consommation somptuaire, limitation qui orientera le travail mondial vers la production de biens nécessaires et réduira la valeur de ces biens à une proportion plus juste avec la somme de travail qu'ils représentent.
C'est sur ces principes que repose le système de l'égalisation économique et de la liberté sociale.
L'actualisation législative de ce système est une question d'importance secondaire. En considérant les institutions législatives des différents États, on constate, en effet, que toutes les solutions pratiques présentent un caractère ambigu. Les formes que revêt la vie se ressemblent en général beaucoup plus que les systèmes législatifs; les buts visés sont les mêmes, les résultats obtenus sont également analogues, seules les institutions diffèrent. Ce qui importe avant tout, c'est de changer les buts, les conceptions idéales; les institutions suivront, toujours en revêtant des formes pratiques variées.
Ce qui importe infiniment plus, c'est que les transformations futures soient précédées de transformations dans les idées et dans les valeurs morales, ce qui s'est d'ailleurs toujours produit au cours de l'histoire, lorsque de nouvelles voies étaient indiquées. Les idées attendent que ces transformations leur soient imposées. Par elles-mêmes, elles ont bien la force d'abandonner l'ornière qu'elles suivent, mais elles ne manifestent aucune tendance à le faire; le caractère désuet des fins s'exprime, non par un changement instantané des idées, mais par le fait qu'elles deviennent incertaines et hésitantes.
Cette hésitation a précédé tous les grands bouleversements et si, dans notre for intérieur, nous l'éprouvons aujourd'hui avec une intensité particulièrement grande, c'est parce qu'elle est associée aux tendances obscures de notre mauvaise conscience. C'est pourquoi nous avons accepté la guerre avec une véritable passion qui n'avait sa source ni dans la politique ni même dans le sentiment national: elle venait de bien plus loin, car on espérait que la guerre imprimerait une nouvelle direction aux idées et donnerait un nouveau sens à la vie. Mais la guerre, qui a pu détruire et balayer beaucoup de choses, fut incapable de donner satisfaction sur ce dernier point. C'est qu'elle a été provoquée, non par des nécessités sociales et purement, mais profondément humaines, mais par des conflits nationaux. Or le nationalisme n'est que la surface de la sensibilité et de la conscience collectives, dont le noyau interne reste transcendant et se manifeste dans ce qui est moral et social. La guerre a ébranlé plus d'une valeur périmée, dans la mesure toutefois où il ne s'est agi que des manifestations extérieures de la volonté populaire; la conscience intime du peuple n'a été affectée par la guerre que dans ses rapports avec cette volonté extérieure. Si on fait de celle-ci le centre de la vie, le chemin à parcourir devient court, la guerre se transforme en une fin en soi et la paix en un rêve las et oiseux. La guerre sans passion et sans haine n'est qu'une boucherie cynique, inhumaine; mais, d'autre part, la passion et la haine ne peuvent jamais être des fins dernières, l'amour seul étant capable de satisfaire l'âme.
La transformation de la mentalité fera l'objet d'un chapitre spécial de ce livre; ici nous donnerons quelques exemples brefs et concrets de la manière simple et unique dont peut être résolue la casuistique des institutions.
I.—Le moyen le plus indiqué de réglementer la consommation consiste en un vaste système, dont les limites vont parfois jusqu'à la prohibition, de droits, de douanes, de taxes et d'impôts frappant le luxe et la consommation exagérée.
Ce système ne doit pas avoir un caractère financier; le montant de son produit n'est que chose tout à fait secondaire; il vaut uniquement par les restrictions qu'il impose.
Les taxes doivent être d'autant plus élevées que le produit importé ou fabriqué sur place est plus cher. Il ne faut pas oublier que toute importation ne peut être payée que par une exportation. Pour payer quelques colliers de perles, il faut exporter le produit journalier de dix années de travail de cinq familles ouvrières allemandes.
Le tabac et les liqueurs alcooliques, les tissus précieux, les fourrures, les plumes d'ornement, les pierres précieuses et les bois rares, mais surtout les marchandises de luxe manufacturées doivent être frappées de taxes et d'impôts représentant le multiple de leur valeur; les joyaux, dont l'importation est difficile à contrôler, doivent, en plus de la taxe d'entrée, payer un impôt annuel élevé.
Il y a des régions en Allemagne où la consommation de la bière représente en moyenne plus de trois litres par jour et par tête d'adulte. Pour les liqueurs alcooliques et le tabac, nos dépenses annuelles se chiffrent par milliards. Sans s'occuper des intérêts des brasseurs, des tonneliers, des fabricants et des détaillants, qui peuvent d'ailleurs être largement dédommagés, tous ces objets de consommation doivent devenir une source abondante d'impôts élevés. Des taxes sur le chiffre d'affaires doivent être exigées pour tous les objets de luxe, de toilette, de mode et de nouveauté qui se fabriquent dans le pays et pour autant qu'ils ne sont pas destinés à l'exportation.
Toute jouissance excessive de l'espace doit être frappée d'impôt. Parcs clos, maisons et appartements luxueux, remises et garages doivent contribuer aux charges du pays. La domesticité doit être frappée d'un impôt fortement progressif et proportionnel au nombre des domestiques employés et à leurs gages; chevaux de luxe, équipages et automobiles, dépenses excessives d'éclairage, mobiliers précieux, rangs et titres sont des objets imposables, non en vue d'un revenu financier, mais en vue de la restriction.
II.—Les institutions connues de l'impôt sur la fortune et sur le revenu servent à l'égalisation des fortunes; mais elles ne doivent pas être considérées comme destinées à satisfaire un besoin urgent de l'État, car alors ces impôts sont appliqués à regret et acquittés à contre-cœur. On doit plutôt voir dans ces taxes la consécration du principe en vertu duquel tout acquéreur n'est qu'un co-propriétaire conditionnel de tout ce qu'il possède au-dessus d'un certain revenu bourgeois et que l'État est libre de lui laisser ce qu'il veut de cet excédent. Lorsqu'on observe le développement des entreprises économiques dites mixtes ou en régie, qui, pour certaines exploitations monopolisées, reconnaissent au fisc le droit de prélever la plus grande partie des bénéfices, déduction faite d'un revenu estimé suffisant, on ne trouve nullement absurde l'éventualité pour l'État de mettre la main, jusqu'à concurrence d'une certaine proportion, sur les fortunes et les revenus excessifs.
L'objection d'après laquelle on créerait, par ces mesures, une prime à l'exportation des capitaux ne signifie rien, car les institutions que nous préconisons ne seront créées qu'au moment précis où leur justification et leur nécessité seront reconnues, et ne s'approcheront que lentement de leur phase finale. Cette reconnaissance ne restera d'ailleurs pas limitée à une nation donnée; au contraire, le pays qui aura adopté ces mesures en recevra un surcroît de forces tel que tous les autres pays se sentiront encouragés à suivre son exemple et, en présence des effets bienfaisants du sacrifice, tiendront à honneur de fixer davantage les fortunes au sol sur lequel elles sont nées. Cette conviction nous apparaîtra sous un jour nouveau, lorsque nous aurons à nous occuper de la transformation des notions morales.
Une objection moins solide encore est celle qui prétend que ces mesures seraient de nature à encourager la prodigalité. Quand un homme est possédé de cette passion singulière et encore inexpliquée d'accumulation, qui caractérise notre époque et constitue un des plus puissants ressorts de l'activité économique, il ne perd pas cette passion, du fait que sa satisfaction est rendue difficile; jamais encore l'appauvrissement n'a transformé un avare en prodigue. Lorsqu'un homme est dépourvu du penchant à l'épargne, lorsqu'il est naturellement porté à la dépense, il ne sera pas plus économe avec un grand revenu qu'avec un petit.
Il est, en revanche, une troisième objection qui, elle, mérite un examen spécial: quelle compensation trouvera l'esprit d'entreprise qui, de nos jours, est presque exclusivement alimenté par des capitaux privés et auquel l'État même le plus riche ne pourra pas fournir les moyens et les encouragements que la libre concurrence pour des fins nouvelles fait naître avec tant d'ingéniosité et de joyeuses promesses?
III.—La lutte contre les monopoles privés et personnels est une tendance qui, une fois reconnue universellement et sincèrement, trouvera son application législative ou pratique dans chaque cas particulier. Inexprimée, en partie contestée, cette tendance a déjà pris son élan et n'attend plus que le signal de départ. Déjà de nos jours les brevets d'invention, les concessions fiscales, les exploitations de forces naturelles n'ont plus qu'une durée limitée, l'extraction de gisements rares, l'utilisation monopolisée de valeurs foncières sont subordonnées à des considérations fiscales. Pour l'économie des services publics on a trouvé des formes qui font intervenir l'esprit d'entreprise, sans être soumises à cet esprit. On n'a presque pas encore touché aux importants monopoles de la priorité, de l'organisation et du capital; il est d'ailleurs très difficile de les supprimer radicalement, car ils encouragent et consolident l'économie, grâce à leur centralisation; mais il est possible de trouver des formes, et il en sera question plus loin, qui assurent l'avantage de la collectivité, sans enrichir les particuliers outre mesure.
À propos des monopoles et des remèdes contre eux, il convient de mentionner un genre de profession tout à fait spécial qui, sans être généralement une source de grande richesse n'en tire pas moins de l'ensemble de la nation des revenus relativement considérables et la met à la merci de personnalités dont les exigences ne sont pas en rapport avec leur valeur et avec les services qu'elles rendent. Il s'agit ici ni des maisons de commerce ni des maisons de commission, suivant l'ancienne formule, qui, elles, rendent de grands services. Je fais seulement allusion aux affaires occasionnelles de grande envergure, telles que spéculations, agences de prêts et de fonds de commerce, achat et vente de brevets et de biens fonciers, agences secrètes de placements de capitaux et commerce illégal de valeurs. On pourrait frapper tous ces bénéficiaires accidentels d'un droit de timbre efficace, de taxes particulières; on pourrait leur imposer une licence, l'enregistrement de la raison sociale, un contrôle de revision de leur comptabilité.
Il faut encore mentionner un genre d'activité qui, honorable et de bonne foi au fond, repose sur des procédés dont le caractère arriéré est plus préjudiciable à l'économie que ne l'a jamais été aucune mesure, si importune fût-elle, depuis les débuts de l'organisation capitaliste. Ce sont, en effet, des procédés qui absorbent des centaines de milliers d'existences actives et aptes à produire et à créer, pour leur imposer une tâche que quelques milliers suffiraient à remplir.
Voici une veuve qui se trouve, à la mort de son mari, à la tête d'un commerce de lainages. Elle exige que ses fournisseurs de gros lui envoient cinquante fois par an de jeunes voyageurs, qui viennent bavarder avec elle pendant une heure ou deux, lui raconter ce qui se fait de nouveau, lui montrer des échantillons et s'en vont, chacun emportant la promesse d'une commande éventuelle. Pour chacune de ses trois ou quatre visites qu'il cache soigneusement à ses concurrents, chaque voyageur est obligé de s'imposer un déplacement spécial qui augmente le prix de la marchandise et immobilise pour une journée sa force productive. Des millions de journées de travail sont ainsi perdues tous les ans, grâce à ces soi-disant voyages d'affaires, journées qui pourraient être économisées, s'il y avait dans chaque ville de province plus ou moins importante un dépôt d'échantillons installé par les grossistes et que les commerçants de la région visiteraient deux ou trois fois par an. Une forte imposition des branches de commerce qui, faute d'organisation, gaspillent la force du peuple en tournées de voyages inutiles et dispendieuses, serait de nature à provoquer cette réforme du petit commerce et d'augmenter ainsi dans une proportion incroyable la force de production.
Tant qu'il y a dans une collectivité économique des produits qui, avant d'arriver du producteur au consommateur, subissent une augmentation de plus d'un tiers, d'un quart, parfois de la moitié et dans certains cas même, du double de leur prix, le système commercial exige des réformes profondes. Ce qu'il faut chercher principalement, c'est à ménager le consommateur; ce qu'il faut craindre avant tout, ce n'est pas l'enrichissement du marchand: ce qu'il faut supprimer, c'est l'inutile va-et-vient de la marchandise, c'est la multiplication excessive et coûteuse des boutiques, ce sont les offres, les transactions, les marchandages qui ont lieu d'une phase à l'autre du trajet accompli par la marchandise, c'est avant tout la paresse exagérée de l'acheteur, qui trouve trop longue la distance qui le sépare de la boutique du coin, qui veut avoir à sa disposition sept détaillants, alors qu'un seul suffirait par quartier et qu'il faut plusieurs rappels pour faire payer ce seul à supposer qu'il finisse par payer. Tontes ces complications du commerce peuvent et doivent être supprimées, car elles exigent une dépense exagérée de travail national et un emploi inutile de capitaux, travail et capitaux dont on pourrait faire un emploi vraiment productif. Ce n'est pas une question indifférente, mais une question d'économie nationale et de législation que celle de savoir s'il faut fournir un travail représentant celui d'un corps d'armée, pour assurer dans une grande ville la distribution du tabac, du papier à lettres et du savon.
IV.—Au-dessus d'une certaine unité raisonnable de fortune, tout héritage appartient à l'État. La limite supérieure de la fortune pouvant être transmise par héritage est fournie par la forme économique de l'agriculture dont la continuité et le succès ne peuvent, d'après l'état actuel de nos connaissances, être assurés que par l'exploitation privée et par la transmission successorale. En revanche, toutes les raisons qu'on cite en faveur de la conservation des latifundia reposent soit sur des jugements de circonstance, soit sur des vues erronées, attendu que le fonctionnement de n'importe quelle branche économique, technique et capitaliste de la grande exploitation peut être assuré par l'association. Le passage progressif des héritages dans la possession de l'État peut être obtenu par une imposition élevée, progressive, tenant compte de l'importance de la fortune et du degré de parenté. Le scandale des héritages revenant à des personnes ne faisant pas partie de la famille du défunt, au sens le plus restreint du mot, doit être supprimé aussi tôt que possible.
Dans une certaine mesure pourront être soustraits à la mainmise de l'État des legs charitables, certaines fondations au sens large du mot, sur le rôle desquels nous aurons encore à revenir. Même des fondations familiales pourront être admises jusqu'à un certain degré, pour autant qu'elles seront destinées à l'instruction et à l'éducation, à des fins morales et culturelles. Les plus belles œuvres et les plus beaux monuments de la nature, de l'art et de l'histoire ne pourront pas être hérités.
Toutes ces mesures exerceront sur l'ensemble des rapports éthico-sociaux une influence plus grande que celle qu'ont jamais exercée les plus grandes transformations enregistrées par l'histoire moderne. La vie extérieure apparaît sous un nouveau point de vue. À côté des liens qui le rattachent à sa classe, on verra naître des rapports profonds entre l'individu et la collectivité à qui il doit ses origines et à laquelle il revient, une fois sorti de sa maison. L'existence isolée, mais s'appuyant en même temps sur la masse, deviendra une absurdité. La vie civique ne représente une réalité que pour autant qu'elle sert et qu'elle rend des services; elle devient une illusion, dès qu'elle a avoué son inutilité. L'existence de luxe, vide de tout contenu, disparaît et, avec elle, disparaît l'assujettissement créé par l'héritage; les conceptions particulières se rapprochent les unes des autres, jusqu'à se fondre en un sentiment national. La domination exercée par des natures vaniteuses, criminelles, irrespectueuses du bien d'autrui devient une rare exception; l'action tend à se pénétrer de plus en plus du sentiment de respect. L'éducation revêt de nouvelles formes et acquiert une nouvelle efficacité; léger équipement jadis, elle devient maintenant une arme vitale. La nécessité devient de plus en plus évidente de rechercher et d'encourager toutes les aptitudes; la récompense qu'en retire la société consiste dans une éternelle moisson de forces spirituelles, comme on n'en a vu que pendant les périodes de grands bouleversements. La femme reconquiert sa dignité de mère et sa responsabilité domestique qui ont failli sombrer dans l'égoïsme mondain, dans une vie faite de corvées vaines et sans intérêt. Devant tout homme de bonne volonté s'ouvrent une perspective et une possibilité d'ascension; personne n'est repoussé ni méprisé; seuls sont exclus ceux qui méprisent.
Une dernière contradiction doit encore être éclaircie.
Lorsqu'on considère le fonctionnement actuel des grandes fortunes privées, en se plaçant au point de vue purement mécaniste et sans tenir compte du côté éthico-social du problème, on constate que ces fortunes remplissent une mission, étrangère à leur nature, mais importante au point de vue économique: elles assument le risque de l'économie mondiale.
Toutes les entreprises du système de travail capitaliste ont ceci de commun qu'elles exigent de grands moyens et sont dangereuses. Toute administration fiscale est capable de créer des moyens; mais elle est incapable de supporter les risques, car il lui manque la stimulation passionnée, grâce à laquelle on surmonte les soucis de la responsabilité, de même qu'elle ne possède pas le jugement instinctif qui, dans ses espoirs et prévisions, voit loin au-delà du danger. Les profanes se trompent, lorsqu'ils croient que ce jugement peut être remplacé par l'étude et la compétence professionnelles: ces moyens ne sont d'aucun secours, lorsqu'il s'agit de résoudre de grandes questions qui engagent l'avenir; les opinions des autorités se contredisent alors les unes les autres et, lorsqu'elles se trouvent enfin rapprochées dans une certaine mesure, le moment d'agir est passé.
Le capital privé s'adapte à la grandeur de la tâche par l'association; il fait face aux risques de ses entreprises, grâce à la recherche inlassable du succès et du profit; il s'applique à échapper aux reproches de l'avenir, grâce au choix consciencieux de ses collaborateurs et au grand nombre de ses essais.
Jusqu'à présent, cet emploi était réservé aux seuls capitaux en excédent, c'est-à-dire à ceux qui, après la satisfaction des besoins personnels des gens riches et aisés, étaient susceptibles d'investissement et de multiplication; les plus petites épargnes se contentaient volontiers d'une plus grande sécurité et d'un moindre amour d'aventures.
La question qui se pose maintenant est celle-ci: quelles sont les nouvelles formes capitalistes, susceptibles de remplacer les moyens servant aux entreprises privées, lorsque les grandes richesses privées auront disparu, pour faire place à leur tour, au bien-être général uniforme?
Jetons un coup d'œil sur le grand nombre d'entreprises pouvant vraiment être considérées comme des modèles du genre, non sur celles que nous a léguées l'histoire, mais sur celles qui existent et sont en voie de devenir (car la substitution de la raison d'être s'observe partout), et nous constaterons ceci:
Presque sans exception, toutes ces entreprises présentent la forme impersonnelle d'une société. Aucune d'elles n'a un propriétaire permanent; la composition de l'ensemble multiforme, qui est le maître de l'entreprise, varie sans cesse. La forme primitive que revêtait une entreprise, lorsque plusieurs négociants aisés se réunissaient pour fonder une affaire dont les charges dépassaient les forces d'un seul, cette forme est devenue une fiction historique. C'est presque en passant qu'un tel ou un tel acquiert plusieurs parts d'une entreprise, parts qu'il appelle d'une manière très significative papiers; il attend un revenu ou une hausse de valeur; dans beaucoup de cas, il songe à la vente aussi rapide que possible de ces papiers. Il a à peine conscience du fait qu'il est devenu membre d'une société fermée; le plus souvent, il s'est, pour ainsi dire, contenté de jouer sur la prospérité de telle ou telle branche d'industrie, les papiers qu'il a achetés étant le symbole de ce jeu.
Mais le même individu possède encore d'autres, peut-être beaucoup d'autres, papiers; il devient comme le point de croisement de nombreux droits de possession, et il peut changer à volonté la composition de ces droits. Parfois il ne connaît que de nom les entreprises dont il est le co-propriétaire; on lui a conseillé l'achat de telle ou telle autre valeur; il a acquis telle ou telle valeur, sur la foi d'une notice favorable qu'il a lue dans les journaux; il a suivi, dans beaucoup de ses achats, le mouvement général.
C'est la dépersonnalisation de la propriété. Les rapports personnels qui existaient primitivement entre l'homme et un objet saisissable, exactement connu, se sont transformés en un droit impersonnel à un revenu théorique.
Mais la dépersonnalisation de la possession signifie en même temps l'objectivation de la chose. Les droits de possession sont tellement divisés et mobiles que l'entreprise en acquiert une vie indépendante, comme si elle n'appartenait à personne, une existence objective, comme autrefois dans l'État et dans l'Église, dans l'administration communale corporative ou dans celle des ordres religieux.
Ce rapport entre la propriété et les ayants-droit s'exprime dans le processus vital de l'entreprise comme un déplacement du centre de gravité. Le centre de l'entreprise est constitué par les organes dirigeants d'une hiérarchie de fonctionnaires; c'est l'ensemble des propriétaires qui garde le droit souverain de décision, mais ce droit devient de plus en plus théorique, la plupart confiant la défense de leurs droits à d'autres organismes, tels que les banques, qui deviennent de ce fait les administrateurs directs de l'entreprise.
Dès aujourd'hui il est possible d'imaginer le cas paradoxal d'une entreprise devenant son propre propriétaire: il lui suffit d'employer ses revenus à racheter les parts des porteurs de titres. La loi allemande a apporté des restrictions à cette procédure, en exigeant que le porteur auquel a été rachetée sa part conserve son droit de vote; il n'existe cependant pas de contradiction organique, interne, dans le fait de la séparation complète entre le propriétaire et la propriété.
La dépersonnalisation de la possession, l'objectivation de l'entreprise, la dissolution de la propriété nous orientent vers un point où l'entreprise se transforme en une sorte de fondation ou, plutôt, en une sorte d'administration d'État. Cet état de choses, que je désignerai sous le nom d'autonomie, peut être réalisé par plusieurs moyens. Nous avons déjà mentionné le moyen qui consiste à rembourser le capital. Un autre moyen consiste à répartir la possession entre les employés et les fonctionnaires de l'entreprise; il a été partiellement appliqué par un industriel allemand. La possession peut être rattachée à certaines institutions gouvernementales, à des universités, à des administrations communales ou provinciales, comme ce fut le cas des premières exploitations minières en Allemagne. Il suffit alors que des règlements suffisants et efficaces assurent à l'entreprise une direction aussi parfaite que le permettent les circonstances du moment.
Si l'administration de l'entreprise est bien conçue, elle sera à même de faire face à l'avenir à tous les besoins de capitaux, quelque grands qu'ils soient. Elle dispose d'abord de la rente qu'elle avait jusqu'alors à payer tous les ans à ses propriétaires. Elle peut ensuite faire des emprunts à court ou à long terme. Elle peut, en cas de besoin, faire un pas en arrière et émettre des titres représentant des parts amortissables; placée sous la protection d'un État inépuisablement riche et soumise au contrôle de cet État, elle pourra avant tout compter sur l'aide de celui-ci, cette aide ayant pour contre-partie certaines obligations. Plus que cela: l'État lui-même souhaitera et exigera que les entreprises autonomes soient prêtes à chaque instant à le décharger et à utiliser, sous une surveillance spéciale, les capitaux qui se trouvent en excédent dans ses caisses.
À la tendance objective à l'autonomie correspond le développement psychologique subjectif de l'entreprise et de ses organes.
Les entrepreneurs privés qui existent encore ont depuis longtemps pris l'habitude de considérer leur entreprise, sous la forme objective d'une firme, comme une entité indépendante. Cette entité a sa propre comptabilité, elle travaille, s'accroît, conclut des contrats et des alliances, se nourrit de son propre revenu, vit comme une fin en soi. Elle nourrit son propriétaire, il est vrai: si ce n'est pas là toujours un effet secondaire, il n'en reste pas moins que ce n'est pas là non plus son but principal. Un homme d'affaires intelligent aura toujours une tendance à restreindre sa propre consommation et celle de sa famille, en la réduisant au strict nécessaire, afin de laisser à sa firme des moyens suffisants pour sa consolidation et son extension. La croissance et la puissance de cet organisme sont pour son possesseur une source de joies plus grandes que celles que lui procure le revenu. L'avidité cède le pas à l'ambition ou à la joie de créer.
Cette manière de voir atteint son plein épanouissement chez les dirigeants de grosses entreprises collectives. D'ores et déjà, on y voit régner le même idéalisme de fonctionnaires que dans les administrations de l'État. Les organes dirigeants se préoccupent d'un avenir, où, d'après les prévisions humainement possibles, ils ne feront plus partie de l'entreprise. Presque tous, sans exception, ils luttent pour assurer à l'entreprise la plus grande partie des bénéfices, pour en diminuer autant que possible les frais généraux, et cela sans se soucier de leur propre intérêt et sans se laisser arrêter par cette considération que ce sont leurs successeurs qui profiteront des effets de leur administration. Un fonctionnaire supérieur de haute valeur, ayant à choisir entre le doublement de ses revenus et son entrée dans la direction, préférera la responsabilité à la richesse. La puissance et la perfection de l'institution seront devenues le but absolu de la vie extérieure; en tant que mobile d'action, le sentiment de la responsabilité aura définitivement remplacé l'amour du gain.
C'est ainsi que les facteurs psychologiques de l'entreprise agissent dans la même direction que le développement du régime de la possession, c'est-à-dire dans le sens d'une autonomie croissante.
Mais le sens économique du mouvement dans son ensemble est, en définitive, celui-ci: ce n'est plus l'amour du gain du riche capitaliste qui crée l'entreprise; c'est l'entreprise elle-même, devenue une personne objective, qui se maintient toute seule, crée ses propres moyens, se pose des buts, empruntant les moyens dont elle a besoin à ses propres revenus, à des placements temporaires, à des prêts accordés par l'État, à des fondations, à l'épargne réalisée par ses employés, fonctionnaires, ouvriers, etc.
C'est ainsi qu'entre les administrations de l'État et les entreprises privées vient s'intercaler une couche de formations intermédiaires, d'entreprises autonomes qui, nées de l'initiative privée et dirigées par l'initiative privée, sont soumises au contrôle de l'État, vivent d'une vie indépendante et représentent, par leurs caractères essentiels, une phase de transition de l'économie privée à l'économie d'État. Tout permet de présumer que cette possession, devenue objective et impersonnelle, sera, dans les siècles à venir, la principale modalité d'existence de tous les biens permanents; à côté de cela, les biens de consommation resteront propriété privée, et les biens d'utilité générale propriété de l'État; les monopoles des services publics affecteront la forme d'entreprises économiques mixtes.
La législation relative à la propriété devra tenir compte des conditions des entreprises autonomes, au même titre que des fondations dont l'importance est également appelée à grandir avec le temps. Entreprises autonomes et fondations devront être autorisées à accepter des legs, pour autant qu'il s'agira dans les deux cas de buts universellement reconnus comme étant d'utilité publique. C'est ainsi que la possibilité sera donnée au fondateur d'un organisme économique de réaliser son désir ayant pour objet la continuation de son œuvre, sans que des générations oisives se voient gratifiées de droits de propriété et de rentes; le vouloir économique est perpétué, dans la mesure où il est productif; il disparaît dans la mesure où il n'avait pour objet que l'accumulation de biens. La fondation objective devient le véritable monument d'une vie se manifestant au dehors; une fois édifié, le monument se détache de la personnalité qui l'a créé et commence à mener une vie indépendante; et, sinon par son contenu spirituel, du moins par son existence absolue, il acquiert une analogie avec la création idéale d'une œuvre d'art.
Le fait que chez nous autres Allemands, qui sommes cependant un peuple tourné vers ce qui est essentiel et idéal, les œuvres de fondation, ne servant pas à des fins étroitement familiales, sont beaucoup moins nombreuses qu'en Amérique ou même en Grèce, prouve que l'idée de l'entreprise n'est pas d'origine purement allemande et n'a par conséquent pas pu, jusqu'à ce jour, manifester tous ses effets. Mais ces effets, qui ne doivent être destinés à servir ni l'intérêt individuel, ni l'intérêt de la famille, parce que nul organisme bâti sur des intérêts égoïstes ne saurait subsister à la longue, se manifesteront pleinement dès que l'héritage qui, par une fausse analogie créée par l'habitude, a été appliqué à ces œuvres, aura perdu son caractère. Ce qui n'est aujourd'hui qu'une rare exception, sera devenu la règle; ce qu'une génération aura créé, recevra une valeur générale et servira aux générations à venir; ce n'est plus la famille qui formera l'unité économique, mais la collectivité, non seulement la collectivité schématique de l'État, mais encore, à côté d'elle, un peuple idéal formé par des individualités économiques, envisagées non en tant qu'hommes, mais en tant qu'incarnant chacune une volonté humaine.
Rien ne s'oppose d'ailleurs au principe des fondations familiales, destinées à assurer à la descendance une certaine culture et une certaine préparation matérielle en vue de la future carrière, mais cela dans la mesure où les services rendus par ces fondations ne seront pas incompatibles avec l'intérêt général; ce qu'il ne faudra jamais admettre, c'est que ces fondations transforment leurs bénéficiaires en rentiers et qu'elles deviennent des pépinières de classes privilégiées.
Si, maintenant, nous jetons un coup d'œil sur un pays supposé avoir réussi à réaliser les principes de cet ordre nouveau, nous constaterons les effets suivants.
La production a changé d'aspect. Toutes les forces du pays sont devenues actives; ne restent oisifs que les malades et les vieillards. L'importation et la fabrication de produits superflus, laids et nuisibles, sont réduites au minimum; un tiers du travail national se trouve économisé de ce fait, la production des objets nécessaires est devenue meilleur marché et plus abondante.
La limitation de la production du pays aux objets nécessaires et utiles augmente l'efficacité du travail humain par rapport à ces produits qui deviennent de plus en plus suffisants. La population consomme davantage et, à travail égal, le niveau de vie s'élève de plus en plus.
Alors que le bien-être total du pays augmente du double et du triple, grâce au travail imposé aux bras jusqu'alors oisifs et grâce à la rationalisation de la production, l'accumulation de richesses privées se trouve entravée, ce dont la propriété collective ne peut que profiter. Cette propriété collective augmente en effet, et cela dans deux directions.
En premier lieu, l'État devient incroyablement riche.
Il peut suffire à toutes ses tâches dans une mesure de plus en plus grande. Il peut supprimer toute misère et tout chômage, servir les intérêts généraux à un degré qui n'avait jamais été atteint, et cela sans charger les citoyens de nouveaux impôts. Les fonctions dont l'État ne s'acquitte aujourd'hui qu'à l'aide d'une fiscalité éminemment préjudiciable aux intérêts économiques du pays, pourront être remplies sans aucune recherche de bénéfices. Ce principe, appliqué au seul problème des communications et des transports, signifie une multiplication de la force de production et une baisse incroyable du coût de la production, car pratiquement tout le domaine des communications devient gratuit, et l'effet est le même que si toutes les usines et tous les moyens de production étaient concentrés dans un centre unique. On peut en dire autant de la production et de la répartition des forces.
L'État devient le gardien et l'administrateur de grands moyens de placement qu'il met, moyennant un bénéfice modéré, à la disposition des artisans, à la condition qu'ils acceptent un revenu de travail normalisé. Une nouvelle classe moyenne se forme, grâce à l'encouragement financier que l'État accorde à ces professions, dont le maintien à côté de la grande industrie est toujours utile. L'intervention des capitaux d'État diminue le taux d'intérêt qui grève l'industrie du pays et permet la fondation d'entreprises moyennes.
L'État se trouve en même temps en mesure de séparer le travail intellectuel du mécanisme de la vie matérielle et de lui assurer un revenu digne de lui, indépendant du hasard de la réussite brutale. L'artiste, le savant et le penseur deviennent indépendants du jugement et des décisions d'un marché qui, en principe, ne récompense le mérite réel que lorsqu'il a la chance de se présenter comme apparent.
À côté de la prospérité de l'État, on voit augmenter celle du peuple, non sous la forme de grandes fortunes privées, mais sous celle de l'aisance bourgeoise. Les oppositions de classes ont disparu, l'indépendance et la responsabilité sont accessibles à tous et les moyens de s'instruire sont à la portée de tout homme capable d'en profiter. Personne n'a plus à lutter contre la phalange fermée des privilégiés; à la séparation des classes a succédé un mélange constant, un mouvement ininterrompu d'ascension et de descente, grâce auquel les gouvernés d'hier deviennent les gouvernants d'aujourd'hui et chacun cherche à se rendre, et le devient, utile à son tour. À mesure que l'accumulation de l'épargne et, avec elle, l'obtention de crédits économiques deviennent plus faciles et que le fait de nouvelles existences commençant leur carrière dans les colonnes des travailleurs moins qualifiés entre de plus en plus dans les mœurs, les luttes pour les salaires perdent leur caractère aigu, et cela d'autant plus que les fonctions et la vocation sont déterminées, pour la plus grande part, par les qualités morales et intellectuelles. Mais ce qui a surtout changé, ce sont les conditions de l'offre de travail. L'abondance et la facile obtention de capitaux, l'augmentation de la production permettent de gagner une avance sur l'offre de travail: alors qu'il arrive parfois de nos jours que des bras restent sans emploi, cependant que les machines et les moyens de travail fonctionnent sans relâche, on verra, dans le régime nouveau, machines et capitaux attendre l'afflux de bras, ce qui assure à ceux qui voudront travailler une plus grande part de la valeur de travail.
La couche des nouvelles formations, des entreprises autonomes qui s'intercaleront entre l'économie privée et l'État, contribuera dans une grande mesure à produire cet effet. C'est que l'organe économique autonome ne voit pas uniquement dans les gros bénéfices les raisons décisives de son existence et de son fonctionnement; il n'accumule les excédents que dans la mesure où il en a besoin pour se renouveler et s'étendre; l'opposition qui existait entre son intérêt et celui du salaire se trouve de ce fait notablement atténuée. Bien plus: certaines de ces formations adoptent le principe de la participation des collaborateurs au produit du travail; d'autres chercheront à obtenir les avantages d'une forme économique indépendante des intérêts pécuniaires des actionnaires et capitalistes, en améliorant la quantité et l'efficacité du travail par la constitution d'une catégorie d'ouvriers largement rémunérés. L'existence et la concurrence de ces établissements autonomes exerceront une réaction stimulante sur le marché du travail.
Dans un pareil régime économique on pourra réaliser l'égalité de l'éducation et la sélection consciencieuse des vocations, ce qui contribuera à la consolidation de l'édifice national, alors que de nos jours les velléités les plus sincères d'éducation populaire impartiale se brisent contre la barrière souvent infranchissable qu'opposent les différences d'origine, de prédispositions physiques et intellectuelles. Mais un peuple ne peut manifester toute sa maturité, tout l'ensemble de ses forces morales et intellectuelles que si l'on utilise toutes les graines et que si l'on assure à chaque bourgeon des possibilités de développement compatibles avec la dignité et la destination divine de l'esprit humain.
Afin que nulle conclusion erronée ne vienne fausser l'exposé en apparence utopique d'un ordre de choses réalisable, nous allons le résumer dans les propositions suivantes:
1° Il faut élever le niveau de la production et du bien-être du pays, ce qui aura pour effet:
La suppression du gaspillage;
La transformation de la production superflue en production utile;
La suppression de l'oisiveté et l'utilisation de toutes les forces disponibles, en vue de la production intellectuelle et matérielle;
Le maintien de la libre concurrence et de l'esprit d'initiative chez les particuliers;
La responsabilité entre les mains des hommes moralement et intellectuellement doués.
2° L'accumulation de richesses excessives et improductives est rendue impossible.
3° Les cloisons étanches qui séparaient les classes sociales sont abattues; la division en membres supportant les charges et en membres imposant les charges, est remplacée par un mouvement de va-et-vient qui caractérise la vie et par une osmose organique.
4° Ainsi s'accroissent:
La puissance de l'État, sa force matérielle et sa force de nivellement;
Et, en même temps, naît un bien-être moyen uniforme qui pénètre toutes les classes, supprime les oppositions et conduit la nation à la plus haute manifestation imaginable de ses forces spirituelles et économiques.
C'est une erreur de notre époque de nier cette notion de développement progressif qui a été tant vantée pendant un siècle.
Certes, le développement s'effectue dans le temps et dans l'espace, et lorsque nous osons élever notre regard vers l'Absolu, tout ce qui est relatif dans le temps et dans l'espace disparaît. Nous sommes libres de qualifier d'immobile tout ce qui se trouve au-delà, bien que cette notion elle-même n'échappe pas au temps et à l'espace, qu'elle pousse vers le point zéro, et bien que nous procédions beaucoup plus radicalement, en mettant à la base de nos symboles des contrastes formés par des catégories inconnues. Il se forme ainsi un tableau du monde insuffisant et qui peut être schématisé ainsi: repos au centre de l'être, mouvement croissant à mesure qu'on avance vers la périphérie du monde phénoménal.
Ce raisonnement perd cependant toute son importance, dès que nous abordons la scène sur laquelle se déroulent les phénomènes. Nous sommes placés dans ce monde phénoménal pour agir; ce monde est dominé par la pensée intellectuelle; ici les fantômes espace, temps et mouvement deviennent des choses réelles.
La lumière que reçoit la scène lui vient d'autres régions; cette lumière est la morale. La région d'où elle vient n'est plus celle de l'intellect: la force spirituelle qui permet à l'homme de pénétrer dans cette région, c'est son âme.
Ici se révèle la naïve erreur de toute philosophie qui avait prétendu, avec la seule force de l'intellect, de la logique, de la table de multiplication, pénétrer dans toutes les régions, sans jamais se demander si cette force, représentée par la pensée intellectuelle, est vraiment une force absolue, si elle est même la seule force de l'esprit, si chaque monde que nous voulons soumettre à notre connaissance n'exige pas des forces spirituelles différentes de celles qui nous permettent de connaître un monde voisin et si ces forces spirituelles, autres que la pensée intellectuelle, ne se manifestent pas dans notre vie intuitive et dans l'amour qui anime notre âme. Pendant des millénaires on a vu se poursuivre des efforts ayant pour but de dévoiler les mystères à l'aide de la table de multiplication, efforts infructueux, puisqu'ils n'ont jamais réussi à procurer la moindre satisfaction aux aspirations de l'âme.
Ici se trouve le point de partage de deux considérations fondamentales: devons-nous chercher à décrire l'absolu dans le langage de l'intellect, et le monde phénoménal dans le langage de l'âme? Au point de vue de l'âme, le monde phénoménal n'est qu'une image, une scène sur laquelle nous sommes placés pour créer et subir des destinées mobiles, selon la volonté du dramaturge; au point de vue de l'intellect, l'au-delà exige une montée. Le point d'indifférence de ces deux considérations est formé par notre devoir moral qui nous révèle la nécessité de les rattacher l'une à l'autre, qui nous dit qu'il n'est pas permis de voir dans le phénomène soit uniquement une fin en soi, soit uniquement un jeu. C'est par l'intermédiaire du devoir moral que l'âme instruit l'intellect et se révèle comme étant d'origine supérieure.
Troubler la vie réelle par la considération transcendante de l'immobilité, ou la région transcendante par l'introduction de préoccupations terrestres, c'est opérer une confusion inadmissible.
En considérant le monde des phénomènes au point de vue intellectuel, nous avons le droit et le devoir d'envisager l'intervention de l'âme comme le point de départ d'une ascension et d'un développement, bien qu'au point de vue transcendant l'essence de l'âme n'ait ni commencement ni fin.
Celui qui considère les choses économiques, historiques et sociales ne doit jamais perdre de vue qu'il évolue sur la scène des phénomènes. Il doit prendre la vie réelle telle qu'elle est, croire à la science et au développement, dans les limites de la tâche qu'il s'impose et pour autant qu'il s'agit de ce qui existe. Mais dès qu'on se trouve en présence de fins, c'est la notion morale qui assume la direction. Sans devenir secondaire, ce qui existe cesse alors d'être décisif; bien que venant de très loin, l'exigence morale agit avec une grande puissance, semblable en cela à l'action que la force des astres exerce sur les marées. La réalité subsiste, mais devient plastique comme un métal affiné. Et nous devons nous en remettre au développement du soin d'amener à un état plus clair et plus parfait, de rapprocher de la région de l'âme tout ce qui est rebelle, tout ce qui semble devoir durer éternellement, alors même qu'il s'agirait des passions, des erreurs, des désirs humains.
Si le monde a pu, depuis l'extinction des idéaux dogmatiques et absolus, avancer de quelques pas, malgré sa lourde armure mécanique, cela s'explique par le fait que l'humanité a conservé, dans quelque recoin de sa conscience, des restes de ses croyances de jadis, d'origine transcendante, mythologique, fétichiste, animiste, restes qui, bien qu'isolés les uns des autres, n'en exercent pas moins une action d'ensemble, de direction et d'orientation.
C'est un fait incompréhensible et qui dépasse l'imagination qu'on soit obligé de se représenter ce monde dans lequel circule une quantité de forces spirituelles comme on n'en a jamais vu, comme étant abandonné aux constellations accidentelles de besoins matériels, d'équilibres physiques, d'aspirations concurrentes, sans le contre-poids d'une seule tendance morale inébranlable, sans la conviction de la nécessité d'un bien absolu, sans la croyance à une fin commune qui enlace la vie et la mort, sans un critère valable qui dise: ceci est bon et cela est mauvais.
Certes, les intérêts peuvent, eux aussi, engendrer la foi. Un agrarien élève son profit annuel à la hauteur d'une conception religieuse et politique. Un partisan du libre échange confère à sa conception commerciale la dignité d'un déisme lucratif. Le savant se crée une transcendance professorale qui le flatte dans sa spécialité. Un dynaste échange des services avec sa divinité. Le pauvre diable se venge et destitue l'un et l'autre. Comment ne s'est-on pas encore aperçu que dans ce vaste monde il n'y a personne dont les convictions soient en opposition avec ses intérêts?
Devons-nous donc abandonner l'orientation du monde, son vouloir spirituel à la diagonale des forces qui résulte de l'innombrable quantité d'intérêts transcendantalisés?
Et pourtant la région de l'âme s'étend devant les yeux de tous et, avec elle, le monde des idéaux et des fins, rangés d'une façon plus organique et plus claire que le monde trouble des réalités.
Un autre fait, bien que moins important et qu'on s'étonne de constater, étant données les tendances pragmatiques de notre époque, est celui-ci: l'homme, qui cherche à explorer toutes les régions du ciel et de la terre, est toujours dans l'ignorance absolue quant à la valeur de l'homme; il ne connaît ni n'apprécie son prochain, son semblable.
Des systèmes d'appréciation périmés provenant de toutes les époques et de toutes les zones s'entre-croisent dans la conscience de l'humanité, aucun d'eux ne réussissant à assumer la direction, faute d'une conception générale et fondamentale du monde et de la vie.
Dans la conscience des peuples occidentaux et dans leur conception esthétique domine la polarité germanique du courage et de la peur. Est estimée toute qualité qui atteste le courage; est méprisé et haï tout défaut qui repose sur la peur. Toute action violente est excusable, lorsqu'elle est compatible avec la franchise, la fidélité, le courage; la lâcheté du mensonge, de la ruse, de la traîtrise est considérée comme une honte qui déshonore. Le reproche et le blâme ne s'adressent qu'à la lâcheté; l'honneur, c'est le courage reconnu. Le courage dont on fait preuve dans un combat singulier guérit l'honneur attaqué. Intelligence, énergie, piété, pitié sont des qualités indifférentes, utiles ou nuisibles, qu'on peut, suivant les cas et selon leurs rapports avec les systèmes de valeurs voisins, estimer ou non, mais qui n'ont aucune valeur propre au point de vue du critère subconscient et décisif. Dans la poésie, les manifestations du courage et de la sincérité provoquent des sentiments de sympathie et d'approbation. Un personnage poétique peut, malgré sa paresse, sa violence, son manque d'intelligence, son ignorance et son égoïsme, provoquer la sympathie du lecteur; mais un personnage foncièrement lâche, menteur et perfide ne trouve pas place dans la poésie; c'est d'ailleurs pourquoi le personnage principal d'une œuvre poétique porte le nom significatif de héros. Le conflit tragique porte à sa plus haute expression cette antinomie, inconsciente pour le sentiment populaire; le héros est courageux et éveille la plus vive sympathie; quant aux qualités indifférentes, il les dépasse ou il en est dépourvu, et c'est pourquoi, lorsqu'il a à lutter contre un monde ou contre un sort auquel ces qualités ne sont par hasard pas indifférentes, il succombe, emportant avec lui la sympathie et l'admiration du spectateur dont le cœur bat à l'unisson du sien. Dans la poésie française il suffit que le héros soit brave et, à l'occasion, généreux; il peut ensuite se montrer menteur, ombrageux, intriguant, comme Julien Sorel dans le célèbre roman de Stendhal, sans rien perdre de la sympathie des lecteurs; au contraire, dans la poésie allemande et anglo-saxonne, la sympathie n'est acquise qu'aux personnages dont le courage et la bravoure ne sont pas obscurcis par des taches d'ombre.
On nous a inculqué une conscience théorique qui nous fait attacher de la valeur, à côté du courage, aux qualités purement orientales de la pitié et de la prudence, à l'idéal patriarcal qui répugnait au moyen âge allemand et a empêché nos poètes de chercher leur inspiration dans la Bible.
Le caractère professionnel que l'art avait revêtu au cours du siècle dernier a créé les éléments d'une échelle de valeurs d'ordre intellectuel. L'assimilation de l'aptitude spirituelle au talent et de l'aptitude intuitive au génie est devenue un fait décisif qui a fini par détacher complètement ces aptitudes des conditions morales auxquelles elles doivent être subordonnées.
La pensée mécanisée estime le succès. On a vu alors apparaître une nouvelle hiérarchie de valeurs qui poussait des racines de plus en plus profondes dans la conscience populaire. Ce fut la hiérarchie américaine de la force de travail, de la persévérance, de l'esprit de décision et de la volonté impatiente de toute contrainte extérieure.
L'enregistrement successif des conceptions morales sur le parchemin des lois correspond, dans son insuffisante coordination, à la confusion des systèmes. Le mensonge est admis, même devant le tribunal, mais le faux serment est défendu. Les attentats contre la propriété sont sévèrement punis, surtout lorsqu'ils trahissent la lâcheté et la félonie. La preuve du courage dans le combat singulier est également défendue, mais, pour donner satisfaction au sentiment populaire et au sentiment de classe, il est toléré dans certaines limites.
Les valeurs sociales révèlent la même confusion utilitaire. La lâcheté et les procédés frauduleux sont proscrits, lorsqu'ils sont devenus manifestes et de notoriété publique. Le mensonge, la rapacité, la félonie, la mauvaise foi, la calomnie, la méchanceté, le manque de pitié, l'orgueil, la vanité, l'ingratitude, l'avarice, la paresse, la convoitise, la grossièreté, tous ces vices et tous ces défauts sont tolérés, tant qu'ils ne sont pas préjudiciables au succès dans la vie de tous les jours. L'application, l'énergie, la force de volonté, la promptitude, le talent, l'esprit, la mémoire, sont des qualités reconnues, mais particulièrement admirées, lorsqu'elles conduisent au succès. La bonté, la noblesse de sentiments, l'esprit de sacrifice, les dons naturels sont loués et approuvés, dès l'instant où ils portent l'estampille de la consécration publique.
Tel est, à peu près, l'inventaire des valeurs humaines de notre époque, telles qu'elles existent dans la subconscience et dans la conscience, telles qu'elles sont reconnues légalement et socialement. Il y a cependant en Europe un millier d'hommes qui s'ignorent et dont les yeux se sont ouverts à la lumière. Ils portent en eux une nouvelle échelle de valeurs; bien plus: ils possèdent ce coup d'œil fatal qui voit à travers les choses humaines comme à travers un cristal. Ils lisent non seulement sur les livres et dans les yeux, mais aussi sur le front, sur le visage, sur les mains; le choix et l'intonation d'un mot prononcé au hasard, la partie inexprimée d'une association d'idées, le mouvement involontaire, tout choix, toute préférence et toute aversion manifestées à l'égard de choses, d'idées et d'hommes, le moindre lien qui rattache l'homme à son milieu et à son entourage, la moindre nuance dans sa manière d'agir et de vivre, sont autant de signes, grâce auxquels ces porteurs de valeurs nouvelles aperçoivent l'essence de l'être avec une perspicacité et une certitude qui ne sont accessibles à la foule qu'à travers la lentille de la vision poétique.
On parle souvent de la connaissance des hommes, et nombreux sont ceux qui se représentent ce don sous la forme d'une ruse méfiante qui cherche à découvrir les mobiles cachés, les défaillances et les faiblesses humains, pour pouvoir d'autant plus facilement exploiter leurs semblables. Cette fausse vertu, qui est une vertu d'esclaves, ne peut procurer que de petits avantages immérités, car elle n'est à la portée que de natures inférieures. La véritable connaissance des hommes est le don de natures ayant une conscience profonde de leur responsabilité, de natures de maîtres, qui n'ont d'ailleurs nullement besoin d'être géniales. La confiance royale de Guillaume Ier dans les hommes reposait sur une force de ce genre et a sauvé pour un siècle l'idée rigoureusement monarchique.
La profonde connaissance des hommes ne conduit jamais ni au mépris des autres, ni à l'exagération de sa propre valeur.
Le sentiment organique sur lequel elle repose conçoit la nécessité de la création complète qui trouve sa réalisation dans l'harmonie simultanée de toutes les possibilités, dans l'édification vivante de tous les degrés successifs. Mépriser, c'est être doublement aveugle: envers soi-même et envers la multiplicité et la variété de la nature.
Ici l'échelle des valeurs perd le caractère pharisaïque qui, inhérent à toute morale bornée, la rend insupportable aux natures créatrices. Il ne s'agit plus de savoir ce qui est meilleur et pire, ce qui est juste et méprisable, ce qui est rédimé et condamné; mais la question qui se pose est plutôt celle-ci: qu'est-ce qui fait partie du passé et qu'est-ce qui appartient à l'avenir? qu'est-ce qui doit être conservé et qu'est-ce qui doit être épargné? quelles sont les choses qui aspirent à la vie, et quelles sont celles qui penchent vers la mort?
Mais si l'on demande à ces hommes, qui ont appris à voir clair dans les choses humaines, vers quels pôles se dirige leur appréciation inconsciente et infaillible, ils ne savent que répondre. Nous le savons et nous voulons le confirmer une fois de plus: ils s'orientent d'après la distance qui les sépare de l'âme. Ces hommes ont eu l'intuition de l'opposition qui existe entre l'homme sans âme et l'homme doué d'âme, et ils voient dans toutes les manifestations humaines autant de degrés et de phases de cette opposition.
Dans des ouvrages antérieurs j'ai, en en indiquant l'origine, exposé cette opposition fondamentale: d'une part, les esprits qui ont leur centre de gravité dans l'absolu, qui cherchent leur équilibre dans la transcendance, l'intuition et l'amour; d'autre part, ceux dont le centre de gravité est dans le monde des phénomènes et qui cherchent leur équilibre dans les désirs et les angoisses. L'esprit transcendant s'abandonne à l'invisible dont il consent à être le serviteur; il recrée le monde des phénomènes et il le domine, non par l'arbitraire et en vue de la jouissance, mais avec la conscience de sa mission et de sa responsabilité. L'esprit attaché à la terre est dominé par le monde, par les besoins du corps, par les joies et les souffrances, par les choses et les hommes. Croyant s'affranchir, il lutte pour la vie et la jouissance, afin de satisfaire ses sens, pour le savoir et la possession, afin de se rendre maître des choses, pour la puissance et la domination, afin de subordonner les hommes. Triple erreur, démentie par l'insatisfaction, le doute et la mort.
Les notes dominantes de cet esprit sont constituées par le désir et par la crainte; leur objectivation est ce qu'on appelle fin. Sa force consiste dans l'intellect analytique pur; les tentatives désespérées de cette force unilatérale, incapable de s'élever à la transcendance et de dépasser des buts utilitaires, de créer une image du monde ou une doctrine morale, forment le contenu de toute la philosophie antérieure. Ces tentatives n'ont jamais pu aller au-delà d'une limitation et d'une abdication de l'intellect; lorsque, par hasard, elles réussissaient à faire un pas au-delà, on voyait aussitôt se glisser honteusement par la porte entr'ouverte les forces intuitives dont on avait nié l'existence. Remarquables au point de vue psychologique sont les phénomènes d'effroi qu'on voit se produire toutes les fois que la force intellectuelle se heurte aux murs de cristal du domaine voisin, ainsi que les désignations variées qu'elle lui applique, tout en le niant. Toute morale reposant sur l'intellect qui poursuit des buts devait nécessairement aboutir à l'utilitarisme; la honte provoquée par cet attachement aux choses terrestres, le désespoir de trouer une justification dialectique d'utilités n'ayant aucun caractère obligatoire ont engendré des solutions palliatives singulières et bâtardes.
Utilitaires avant tout restent la morale et la religion pratiques de l'esprit intellectuel. Ni l'une ni l'autre ne dépassent le do ut des du commerce. En admettant la possibilité d'une foi sans preuves, l'intellect est de nouveau acculé à l'abdication, pour autant qu'effrayé par sa propre recherche il ne s'en tient pas à la révélation historique. Et alors même qu'il agrandit le monde phénoménal, en lui superposant un au-delà théocratique, et la vie humaine, en lui donnant un prolongement posthume, ce sont toujours l'espoir ou la crainte, l'action et le but qui restent les facteurs décisifs. Nommez cet ensemble comme vous voudrez: la seule notion qui l'anime est celle d'utilité.
C'est un fait remarquable que même les religions les plus pures, les plus incontestablement transcendantes se matérialisent, dès qu'elles deviennent l'apanage de populations intellectuellement utilitaires; qu'elles aboutissent à la roue, aux prières ou aux reliques, elles suivent toujours la voie qui les conduit de la foi exempte de désirs à l'action prudente et avisée.
Pour l'esprit transcendant il existe, non une conduite morale, mais plutôt un état moral. L'âme pure, exempte de désirs, plongée dans la contemplation de la foi, ne peut se tromper, quoiqu'elle fasse; elle ne connaît pas de préceptes. Elle ne possède aucun moyen, et ne désire en posséder aucun, de devenir plus heureuse qu'elle n'est; elle le devient par l'afflux des forces qu'elle respire. Ici finit toute compromission entre le vice et la vertu, entre la volonté et la satisfaction; le processus moral se détache de l'ordre intellectuel et se réfugie dans sa propre essence.
J'ai déjà montré à plusieurs reprises ce dont la connaissance manque le plus à notre époque. Elle a un besoin urgent de savoir par quelles radiations humaines reconnaissables se manifeste l'essence de ce qui est intellectuel, de ce qui n'est guidé que par la crainte et par des considérations utilitaires; comment le souci et l'attachement à la terre trouvent leur expression dans un mode de penser et de sentir égocentrique; notre dépendance par rapport aux hommes, dans l'ambition et les faux désirs, le bavardage et le mensonge; notre dépendance par rapport aux choses dans l'avidité et le besoin de connaître; l'ensemble de l'orientation, dépourvue de toute transcendance de notre esprit, dans une attitude critique, injuste, froide à l'égard du monde et de ses créatures, dans une conduite incertaine, qu'aucun instinct ne guide, dans le mépris du moment qui passe, dans l'obsession de l'avenir, dans l'amour de tout ce qui frappe les sens, de tout ce qui est déclamatoire et pathétique, dans le penchant à la superstition et à la piété intéressée.
Jamais aucun de ces caractères ne se présente à l'état isolé; jamais son expression n'échappe à l'œil sensible. Ces caractères forment la mesure extérieure de la distance qui sépare l'individu et le peuple de l'âme. Ils permettent de mesurer le passage progressif aux manifestations de la transcendance, à l'amour créateur, à la vérité, à l'objectivité, à l'intuition, à la liberté par rapport aux choses, aux hommes et au moi, à la communion avec les choses pour les choses elles-mêmes, avec l'amour pour l'amour lui-même, à la pitié que ne souille aucun désir, à la gratitude, au dévouement. C'est là la véritable voie humaine; qu'elle soit suivie par l'individu ou par un peuple, ce sont là, en même temps que les étapes de cette voie, les critères véritables et certains du développement humain.
À ceux qui possèdent inconsciemment ces critères, ce que nous disons là n'apprendra rien de nouveau; c'est tout au plus si notre exposé leur fera apparaître avec plus de clarté des rapports qui s'imposent à la pensée consciente. Mais il est de la plus haute importance de savoir enfin d'avance quel genre de discipline implique l'adoption par l'humanité d'une échelle de valeurs générales: elle implique la disparition des restes morts de systèmes éthiques contradictoires, de systèmes louant et recommandant des choses différentes, ce qui fait que chacun envisage son sort avec suffisance et assurance, comme un numéro de loterie qui doit nécessairement sortir lors d'un tirage quelconque, après quoi la justice régnera dans le monde. C'est un signe réjouissant qu'une minorité, qui n'a subi l'influence ni de prophètes ni de zélateurs, ait adopté de nos jours, par un accord inexprimé, cette échelle de valeurs et cherche, sans haine et sans zèle de prosélyte, à en retrouver les éléments dans chaque individualité; et il ne se passera pas beaucoup de temps, avant que l'Allemagne, du moins, retrouve la voie humaine, avec ses buts et son échelle de valeurs.
L'intellect est d'une antiquité préhumaine. L'humanité a vieilli à son école; à la faveur d'une hérédité transmise par des générations innombrables, elle manie avec une maîtrise inconsciente ses règles de pensée et ses enseignements utilitaires. L'âme est jeune; chacun de nous doit, pour son propre compte, apprendre à s'en servir; son langage est encore un balbutiement; par rapport à elle, nous sommes encore des enfants. Les nations, ces jeunes formations dont l'existence ne dépasse pas quelques milliers d'années, se sont, dans leur conscience collective, emparées des méthodes collectives et les ont fait servir à leur organisation intérieure, à leur défense extérieure; leur conscience psychique, encore à ses débuts, ne s'est exprimée jusqu'à présent que dans des formations collectives telles que la langue, les mœurs, la tradition, le mythe, plus tard dans des œuvres d'art collectives, dans la construction de villes et de cathédrales, dans la fabrication d'ustensiles, dans la chanson populaire; quant à la transcendance religieuse, la conscience collective n'a jamais manqué de l'intellectualiser et de la rabaisser à un ensemble de rites et d'institutions ecclésiastiques; une conscience politique se manifestant au dehors n'est pas encore née, et les États se comportent les uns à l'égard des autres comme des êtres amoraux.
Une des œuvres les plus formidables de l'intellect pur avait consisté dans la création de la science européenne et dans sa matérialisation, qui a abouti à la période mécaniste de l'histoire mondiale. Nous avons déjà énuméré, et nous n'y reviendrons pas ici, toutes les circonstances intérieures et extérieures, augmentation de la population, actions réciproques exercées les unes sur les autres par des couches de population opposées, luttes entre l'esprit intuitif et l'esprit intellectuel, qui ont dû contribuer à provoquer ce mouvement. Ici je tiens seulement à relever le fait que l'époque mécaniste, encore éloignée de son apogée, commence à engendrer d'elle-même les forces opposées qui, sans être destinées à détruire la mécanisation dans ses manifestations pratiques (car, en tant que levier contre la force de gravité des masses mortes, elle demeure indispensable), sont de nature à lui enlever la domination sur l'esprit et à faire d'elle la servante de l'humanité.
Plus, en effet, les formes de pensée, les méthodes de recherche et d'action qui caractérisent la mécanisation, qu'il s'agisse de leur application à la science, à la technique, à l'économie ou à la politique, deviennent le patrimoine commun et le bien héréditaire des civilisations, après avoir été pendant deux siècles le moyen secret et le privilège d'une minorité intellectuelle, plus ces formes et ces méthodes, assimilées par l'inconscient, cessent de conférer à ceux qui les manient une supériorité et des prérogatives spéciales, et plus l'esprit purement créateur, intuitif et responsable, s'affirme efficacement et impérieusement, dans ses diverses manifestations, et revendique la direction.
Déjà de nos jours, dans la politique et l'économie d'abord, dans la technique et dans la science ensuite, il y a pléthore de forces intellectuelles et offre insuffisante de forces intuitives, de ce qu'on appelle les caractères. L'intellect commence à être considéré comme une condition naturelle et indispensable; ce qui compte, c'est l'élévation que lui confèrent des éléments plus nobles. Les défauts et les insuffisances de l'intelligence commencent à devenir évidents; la désespérante ressemblance qui existe entre toutes les choses pensées ou faites, qu'il s'agisse de grandes ou de petites, fraie le chemin à la supériorité inouïe de ceux qui hissent Pelion sur Ossa, qui couronnent la force de l'entendement par l'intuition. Un certain degré normal d'intellectualisme est accessible à tous, même dans des choses qui ne peuvent s'enseigner; on peut même arriver à produire une œuvre d'art médiocre, à peindre un tableau supportable, à écrire un roman lisible: tout cela n'exige qu'une instruction moyenne, associée à une certaine faculté d'imitation qu'on ne confond que trop souvent avec le talent créateur. La signification morale de l'appréciation exacte des facultés humaines devient une nécessité sociale, car seules les qualités humaines supérieures sont capables de vaincre la tyrannie de la mécanisation et de donner à ses forces une orientation salutaire. Un jour viendra où l'on aura de la peine à comprendre que nous ayons pu, faute de discernement, abandonner la direction, la responsabilité et la puissance à la libre concurrence de facultés et de dons dépourvus de noblesse, voire dépourvus d'honnêteté; que nous ayons pu estimer de confiance des qualités telles que l'adresse, la promptitude, le mépris tranquille de la vérité, le bavardage, la brutalité, l'égoïsme, l'empressement, la prudente bassesse, l'arrivisme, l'obséquiosité, toutes les fois que les possesseurs de l'une ou de l'autre de ces qualités réussissaient à se servir avec quelque succès de l'un des leviers de la mécanisation; que nous ayons pu permettre aux forces diaboliques, comme s'il s'était agi d'une nécessité inéluctable, d'accaparer la plus grande partie du respect et de l'estime terrestres; que nous n'ayons pas eu honte de laisser périr de nobles natures, parce qu'elles ne pratiquaient pas le manque de scrupules dans le choix des moyens de lutte; que nous n'ayons même pas été capables de reconnaître les signes extérieurs qui se manifestent avec le premier regard, avec le premier mot, et cela malgré que le nombre de ceux qui sont capables de voir et de reconnaître fût suffisant pour fonder une science de l'homme qui, répandue dans les écoles et les salles de conférences, aurait pu ouvrir à la jeunesse les yeux et les oreilles. Au lieu de nous être efforcés de fonder cette science, nous nous en tenons toujours aux préceptes illusoires de systèmes moraux théoriques, de provenance et d'orientation diverses, se contredisant et se réfutant réciproquement, au point d'engendrer l'indifférence complète et de nous acculer à nous contenter, pour tout critère d'application, de l'exigence minima de ce qu'on appelle les convenances. Un homme convenable, au sens de ce qui reste de la morale européenne, est celui qui paie ses dettes les plus urgentes, ne se laisse pas prendre en flagrant délit de mensonge, ne cause pas de scandale en public, conduit ses affaires de façon à ne pas se mettre en opposition avec le Code pénal, verse son obole aux souscriptions publiques, ne refuse pas le duel, porte de bons habits, possède des connaissances moyennes et peut prouver que son père possédait les mêmes qualités. Aujourd'hui, en 1915, dans tous les pays civilisés, pour autant qu'il s'agit du sentiment moral, ces qualités donnent droit, à celui qui les possède, à l'estime de tous, à toute revendication économique, à toute responsabilité, et celui qui possède, en plus de ces qualités, quelque disposition ou connaissance utile plus ou moins prononcée, peut même prétendre à l'exercice du pouvoir.
Si l'on admet que toute science économique et sociale n'est que de la morale appliquée; qu'un État, une économie, une société méritent de disparaître, lorsqu'ils ne signifient qu'un état d'équilibre d'intérêts réfrénés, lorsqu'ils ne sont que des associations de production et de consommation, armées ou désarmées; que seul le contenu psychique de la vie a le droit d'exister; que ce contenu se crée lui-même sa forme et son revêtement dans les choses et les institutions qui retombent en poussière, dès que le souffle en est parti; si l'on admet tout cela, disons-nous, et si on l'admet d'un accord unanime, on se trouve placé devant la tâche qui consiste à rechercher les réactions réciproques se produisant entre le lit du ruisseau et le ruisseau lui-même, entre la volonté créatrice et l'institution créée.
Nous avons déjà donné la description des institutions que nous avons, dans le «Chemin de l'économie», déduites d'une loi générale. Ici nous allons considérer les variations de la conscience qui doivent accompagner, précéder et suivre l'évolution des institutions. Un rapide coup d'œil nous a révélé la confusion de la conscience métaphysique et morale, la méconnaissance de l'homme et l'absence de tout critère de son appréciation. Les exigences qui en résultent doivent être satisfaites, et les satisfactions qu'elles recevront devront être intégrées dans le tableau de l'avenir.
C'est dans le renoncement que nous avons découvert le rayon de lumière destiné à éclairer la moralité sociale; dans le renoncement au culte du superflu, aux choses en tant que source de puissance, à l'égoïsme familial; dans l'aspiration à ce qu'il y a d'essentiel dans la vie extérieure, à la solidarité, à la soumission au bien collectif; dans le rejet de toute revendication injuste et immorale; dans le transfert de la responsabilité à des puissances spirituelles et morales.
Si tel est le chemin visible, il nous incombe de décrire le chemin invisible, de montrer la courbe des sentiments humains qui doit régler le trajet du mouvement extérieur. Nous savons que la conscience d'aujourd'hui est rebelle à cette cinétique; on ne réussirait qu'à serrer, à comprimer, voire à détruire le mécanisme de la vie extérieure, si on voulait lui imposer de force, prématurément et sans aucune préparation préalable, des rythmes nouveaux. Connaître est la première chose qui importe; la formation d'une nouvelle manière de sentir vient ensuite, lentement, mais irrésistiblement. Et, alors, le système rigide devient tout à coup fluide, cherche un équilibre nouveau, en même temps que naissent des exigences et des problèmes supérieurs qui, à leur tour, s'imposent à la connaissance.
Nous devons examiner les mobiles spirituels qui maintiennent l'organisation actuelle et s'opposent à l'ordre futur; nous pourrons alors nous rendre compte si, et dans quelle mesure, ils sont en voie de disparition ou de transformation en d'autres, ayant plus de rapports avec la vie de l'âme. Nous aurons à parler de paresse, de sensualité, de passion, de vanité, d'ambition et des forces qui les neutralisent et les inhibent; si nous acquérons la conviction qu'une nouvelle conscience sociale est capable de réaliser l'équilibre nouveau, nous y trouverons une confirmation de la futilité des théorèmes qui attendent des institutions la réalisation de la paix et de la justice ou postulent la possibilité de supprimer les contradictions ou de briser les révoltes de la nature humaine par la violence ou par des discours.
Certes, notre faculté de variation devra être portée au plus haut degré, mais il ne faut pas s'abandonner à la croyance illusoire que cette maturation de notre faculté de variation pourra être obtenue par une brusque adaptation, par la création hâtive de modèles, voire par des martyres individuels. Il est impossible d'abréger le chemin de la connaissance, en s'engageant dans des chemins de traverse. En revanche, il ne s'agit pas non plus de visions lointaines et brumeuses; les deux derniers siècles ont vu se produire de plus grandes variations de la conscience que celle que nous exigeons. Les serfs de jadis qui baisaient le bord de l'habit de leur maître et craignaient les verges, sont devenus soit des hommes ayant la mentalité bourgeoise, soit des adversaires organisés des bourgeois. Trente années avaient suffi autrefois pour faire naître, des classes solides de la bourgeoisie et des paysans, un prolétariat abandonné, condamné à la pauvreté et à l'asservissement; et il a fallu seulement trois siècles pour faire surgir, sur les ruines des chaumières misérables et des villes déchues, les esprits de nos chercheurs et de nos penseurs, de nos poètes et de nos guides. Surgie du sol dans l'espace de quelques générations seulement, la classe des fonctionnaires et des officiers prussiens a acquis une conscience morale sans exemple, d'une rigidité et d'une force de renoncement qui dépassent tout ce que nous pouvons exiger ici. Dans le bref intervalle d'une période guerrière, l'esprit spartiate du peuple armé, avec tout ce qu'il comporte de dévouement, de sacrifices et de sentiment d'honneur, s'est répandu sur tout le pays, subissant ainsi un essor beaucoup plus grand que celui que nous pouvons attendre d'une nouvelle variation.
Quelque invariables que nous paraissent les sentiments les plus profonds du cœur, amour et haine, joie et souffrance, passion et connaissance, il n'en reste pas moins que rien n'est plus variable que les appréciations et les opinions, le choix des forces inhibitrices et stimulantes, les convictions. Il y a là une sorte de mouvement auquel nous devons cependant les lentes modifications qui nous ont conduits de l'animalité à l'humanité et nous conduiront de l'humanité à la divinité. Ce que nous attendons et souhaitons, c'est seulement, toutes proportions gardées, une de ces légères transformations de nos valeurs et de notre vouloir, soit en plus, soit en moins, comme il s'en est produit tant pendant les deux millénaires de l'histoire de l'Allemagne.
Si l'Allemagne n'est pas le pays où toute action pratique constitue l'application voulue de valeurs morales transcendantes, et ne constitue que cela, alors nous devons dire que nous nous sommes trompés sur la mission de l'Allemagne. Si nous croyons au devoir et au droit absolus, nous devons faire comme Kepler: au lieu d'admettre que les penchants et instincts humains demeurent immobiles et intangibles au centre du mouvement pragmatique, nous postulerons un mouvement primordial et nécessaire de toute éternité, accompli par la terre et les planètes autour d'un centre formé par le soleil de la transcendance.
Ce n'est pas le caprice de nos vanités qui détermine la marche du monde. La connaissance vient en premier lieu, les institutions la suivent; et de celle-là à celles-ci, l'humanité accomplit son calvaire le plus pénible qui la conduit au sacrifice et à la liberté.
Nous avons donc à nous demander quelle est la variation du sentiment moral collectif qui doit précéder et accompagner, être à la fois la cause et l'effet de l'ordre nouveau que nous rêvons. Nous savons déjà quels sacrifices s'imposent à nous dans l'ordre économique: renoncement à tout un ensemble de jouissances que procure l'argent; renoncement à une partie considérable du revenu acquis par le travail ou en vertu d'une prescription; renoncement à toute carrière qui, pour conduire au but, n'exige qu'un service léger, une tension minime de l'esprit et peu de caractère; renoncement, enfin, à tout privilège économique permanent, résultant d'une situation de famille assurée.
À ces quatre exigences fondamentales dans l'ordre économique, correspondent des mobiles, soit de stimulation, soit d'inhibition. La sensualité, l'ambition, la passion d'accumuler sont principalement en opposition avec les deux premières de ces exigences; l'ambition et l'orgueil de famille avec les deux dernières; la connaissance insuffisante des hommes et l'absence d'une échelle de valeurs avec la troisième, alors que le développement insuffisant du sentiment collectif et de la conscience des liens qui rattachent chacun de nous à l'État se trouve en opposition avec toutes les quatre exigences.
Nous n'allons pas entrer dans des détails à propos de la sensualité, de la nonchalance et de la paresse. Ce n'est pas que nous considérions comme invariables ces mobiles stimulants et permanents, mais ils se rapprochent tellement de notre nature physique que la connaissance ne peut les atteindre qu'indirectement. Nous devons soumettre à une analyse d'autant plus profonde le groupe des mobiles de puissance qui sont les seuls mobiles vraiment mauvais de l'âme humaine.
Les bons mobiles disent: je veux créer et être; les mauvais: je veux avoir et paraître.
Que veux-tu avoir? D'abord, le nécessaire: ce qui soulage la misère, calme les sens, abrège le travail, consolide la liberté. À cela, rien à redire. Tant que les sens et la paresse ne sont pas sans frein, tant que la liberté se confond avec l'équilibre intérieur, ces exigences ne signifient pas grand'chose. Les deux tiers de ses peines seraient épargnées au monde, si tous voulaient se contenter de ce sort.
Que veux-tu de plus? Ce qui donne la sécurité, ce qui est de nature à assurer à moi et aux miens la jouissance indéfinie de ces premiers biens. Et pourquoi? Parce que je pense à l'avenir et que je le redoute.
S'assurer contre les tristes effets de la vieillesse et contre la maladie, cela peut être une précaution raisonnable, tant que l'insuffisance de nos mœurs est telle que les malades et les vieillards sont honteusement abandonnés. À notre époque, si riche, rien ne serait plus facile que de rendre cette précaution inutile. Seulement, ici nous percevons pour la première fois un souffle venant de l'abîme: la peur, source de tout ce qui est mauvais et méchant, malédiction originelle, legs de l'animalité, ligne de séparation entre le sang noble et le sang vulgaire.
Ta subsistance et ta sécurité sont assurées; que veux-tu de plus?—Ce qui manque aux autres, ce qui fait impression, inspire le respect, dispense la puissance. Et pourquoi le veux-tu?—Je n'en sais rien.
Tu as raison: tu n'en sais rien, car tout ce que tu pourrais exprimer par des mots: ambition, passion d'accumuler, volonté de puissance, tout cela ne serait que la transcription d'une seule et même chose: de l'énigme. Ce côté le plus obscur de la nature humaine est tellement répandu, tellement inné et insondable que nous le considérons, non plus comme problématique, mais comme évident.
Ne confondons pas les vains penchants, tels que l'ambition, le désir de domination, la mauvaise joie et l'amour des apparences, avec la vraie force de volonté qui crée et organise, qui domine, tout en servant et sert, tout en gouvernant; ne les confondons pas avec la force organique de la responsabilité qui trouve son repos dans la direction, et cela seulement dans la mesure où elle est obligée, elle aussi, de s'incliner devant une loi et un être supérieurs; ne les confondons pas avec la force du sacrifice qui se donne sans attendre une récompense et qui, si elle en reçoit une, renonce à en jouir, mais verse son obole intacte dans le circuit de l'ordre nécessaire. Si nous donnons à cette force créatrice le nom de responsabilité et si, pour ne pas attacher un sens unique au mot ambition, qui a un double sens, nous appelons soif de pouvoir cette force vaine qui s'attache aux signes extérieurs et aux apparences de la domination, nous voyons surgir une question qui peut être formulée ainsi: comment la passion, qui s'appelle soif de pouvoir, a-t-elle pu naître et subjuguer le monde, au point de fournir son appui à l'institution de l'esclavage?
Le connaisseur des peuples, des races et des hérédités nous dira que cette passion n'a pu naître que chez des hommes et dans des tribus obsédés par la peur et qui ne pouvaient opposer au joug de l'oppresseur qu'un seul espoir, celui d'être à même un jour de retourner la page et de mettre le pied sur la nuque de l'oppresseur: c'est ainsi que de nos jours encore on voit se développer une ambition effrénée chez des enfants tyrannisés, plus ou moins doués. Il peut, ce connaisseur, expliquer la psychose de la peur par les souvenirs laissés par les souffrances de l'esclavage, voire par certaines raisons tirées de la vie sexuelle, et attirer notre attention sur les singuliers rapports qui existent entre la soif de puissance et la faible virilité. Il peut enfin nous montrer comment l'ascension et le développement des classes inférieures des États européens ont mis au jour les propriétés les plus terribles qui remplissent le canevas de l'histoire humaine.
À ce connaisseur de la société nous pouvons répondre: le phénomène mondial que nous appelons mécanisation, lorsque nous l'envisageons du dehors, a dû nécessairement engendrer une certaine sensibilité, une certaine attitude affective à l'égard du monde et de l'époque, aussi unilatérale, dure et étonnée que le mouvement lui-même. Celui qui vole ou nage éprouve le sentiment de voler et de nager, le pèlerin éprouve la sensation de la marche tranquille; le ton affectif de la mécanisation consiste dans la soif de puissance, avec ses subdivisions: soif de nouveauté, soif de savoir, soif d'argent, amour de la critique, manie du doute et du rapetissement.
Il nous suffit d'établir que la soif de puissance doit être considérée comme la négation pragmatique de toute transcendance. Celui qui voit dans l'apparence, à laquelle nous donnons généralement le nom de réalité, l'essence de tout être, rêvera sans doute au bonheur présomptueux qui consiste à se soumettre à tout ce jeu captivant de couleurs, de tons et de charmes, afin de le posséder et de le dominer, de même que l'enfant voudrait saisir de ses mains destructrices une étoile et un papillon. Mais celui qui conçoit l'existence comme supérieure à l'apparence ne perdra pas son temps à se livrer à ce jeu meurtrier; il sent que la possession est une source de destruction, lorsqu'elle est et veut réaliser autre chose que le devoir et la protection; que la puissance corrompt, lorsqu'elle est et cherche à être autre chose que la responsabilité; il sait qu'il ne doit pas sacrifier ses forces les plus sacrées à la volupté d'un rêve, que celui-là ne mérite pas d'exister qui nie la soumission au monde et rit avec condescendance, lorsqu'on lui parle de soumission à ce qui dépasse le monde.
Nous montrons ailleurs qu'il y a, non une activité morale, mais un état moral. La volonté ayant son centre de gravité dans l'âme, l'esprit attaché au transcendant, tout l'être orienté vers le divin: voilà ce qui est à la fois la morale et le bonheur, et à côté de tout cela l'activité a peu de poids; seule la bona voluntas, la sincérité intérieure, fournit un critère de jugement.
La soif de domination, lorsqu'elle émane d'une conviction, signifie qu'il est juste qu'un homme intervienne dans l'ordre de la création pour couvrir de son ombre ce qu'il est incapable de créer et de protéger; qu'il est juste d'abaisser hommes et choses à l'état de moyens, de délimiter suivant son caprice et sa passion l'espace sur lequel doit évoluer la vie de chacun, de prétendre exercer une tutelle sur des hommes majeurs. La mauvaise joie est celle qui a saisi chez ses semblables le germe mortel de désirs terrestres insatisfaits, d'une irrémédiable cécité pour ce qui est éternel, d'une jalousie dévorante. Elle cherche à entretenir cette maladie et à l'aggraver, jusqu'à provoquer une explosion de l'amertume accumulée ou de la servilité qui détruira la dignité de l'image de Dieu et la mettra à la merci de la puissance hostile. Elle cherche à exploiter la faiblesse de l'homme, jusqu'à la destruction de son âme. Ce faisant, elle prononce sa propre condamnation et révèle sa satanique nature.
Ce qui, même à la plate lumière de la réalité de tous les jours, atteste l'antinomie de ces deux forces que sont la possession et la puissance, c'est la terrible irréalité de l'une et de l'autre.
Abstraction faite des aises corporelles et de la satisfaction des sens, qu'est-ce que la possession? C'est un ensemble de choses qu'on peut impunément déplacer, enfermer, détruire ou échanger contre d'autres choses qu'on peut, à leur tour, déplacer, enfermer ou détruire. Ces choses acquièrent une vie pour ainsi dire morte, et leur propriétaire ne les connaît et, dans une certaine mesure, ne les possède que lorsqu'elles sont peu nombreuses, lorsqu'il peut s'en servir dans le sens de ses passions. Elles n'acquièrent une vie vivante que lorsqu'on s'en sert pour des fins de création, d'organisation, d'administration, avec un sentiment de responsabilité. Mais alors elles cessent d'être une propriété; elles ne sont qu'un bien confié; elles sont au créateur, sans lui appartenir; elles appartiennent à un propriétaire, sans être ses choses. La notion de propriété devient tout à fait relative. La forêt appartient au forestier, non à la commune; le paysage appartient au promeneur, non au propriétaire foncier; la galerie de tableaux appartient à l'amateur d'art, non au fisc. L'œuvre d'art dure, en tant que propriété, non de celui qui l'a achetée, mais de l'artiste qui l'a créée.
Puissance! Oublions certains accès qu'elle nous facilite, la satisfaction qu'elle nous procure de ne pas être exclus de certains cercles, indifférents au fond. Qu'en reste-t-il? Certaines formes et formules honteuses dont on se sert pour pousser l'homme à s'humilier, à s'incliner devant le puissant, le plus souvent parce que ces hommes veulent quelque chose qu'ils sont incapables de créer. À qui s'adresse la jubilation de la foule lors de l'entrée d'un triomphateur? À une enveloppe humaine, à cheval ou en voiture, qui s'incline et salue. L'homme lui-même est assis rêveur, et une vague rumeur, qui s'adresse à une forme et à une représentation dont il ne sait rien, vient frapper son oreille. Entre les bouches dont émanent les cris joyeux et son oreille, il y a un abîme infranchissable, et le soir, avant de s'endormir, notre triomphateur reste avec son dieu dans un tête-à-tête aussi isolé que le dernier de ses suivants. Seul l'amour peut arracher la puissance à son isolement; mais malheur au puissant qui prend pour de l'amour les effusions de ceux qui ont besoin de lui; profondément méprisé, il se sent, lui aussi, rabaissé à l'état de moyen et, ne voulant pas confondre ses flatteurs, il leur dispense des faveurs, en feignant de croire à leurs assurances. Et nous ne disons rien de l'irréalité qui finit par révéler, trop tard parfois, à l'homme conscient de sa puissance la relativité des puissances en général; plus, en effet, il monte, et plus il devient dépendant de ce qui est au-dessus et au-dessous, de sorte que finalement le tyran n'obéit plus qu'à la plèbe, sur les épaules de laquelle il s'est élevé. Mais son ascension lui a valu une double proscription: la haine de ceux qu'il a dépassés, le mépris de ceux auxquels il voulait se joindre.
Il ne reste de la puissance, comme de la propriété, que la création responsable, laquelle d'ailleurs n'a pas besoin de la puissance, celle-ci n'en étant qu'en effet indésirable; elle dépouille la puissance de toutes les formes qui rendent l'ambitieux heureux, qui sont la seule chose dont il se contenterait, et ne garde que les soucis, les douleurs et les peines qu'il a en horreur. La puissance est remplacée par l'action; la domination par la responsabilité; le bruit par le souci. La réalisation complète de la puissance équivaut à sa suppression.
L'amour de la puissance et la rapacité sont des passions sans objet et sans effet. À l'irréalité théorique correspond l'irréalité pratique.
Tant que la civilisation sera dominée par la méconnaissance la plus grossière de ce qui est humain, il pourra arriver et il arrivera que des hommes portant sur le front et sur le visage sur la tête et sur les membres le signe de réprobation visible à tous les yeux, que des hommes dont la mise et la parole, les mouvements et les attitudes révèlent au premier coup d'œil la vulgarité de caractère et l'absence d'âme, que ces hommes trouveront ouverts devant eux tous les chemins qui conduisent à l'estime et à la confiance, alors que des natures nobles, auxquelles ne manque que la ruse de serpent, seront honnies et méprisées et périront punies et déshonorées. Tant que nos yeux seront affectés de cette cécité plébéienne qui doit commencer à disparaître, les hommes avides et âpres au gain auront beau jeu de faire leur chemin en s'aidant de leurs dons naturels: impudicité, mensonge, ruse, importunité, persuasion sophistique, mendicité, expédients malpropres; et lorsqu'ils seront arrivés à leurs fins, ils seront accueillis avec des honneurs comme des modèles de sagesse, d'ingéniosité, d'activité. Mais, même favorisés par la mécanisation effrénée, par l'anarchique jeu de forces de son époque, ils ne pourront pas aller plus loin, ils seront incapables d'atteindre à la création objective, de devenir les serviteurs utiles du monde. La propriété d'un tel homme peut s'accroître et sa puissance augmenter; mais ce qu'il désire comme couronnement de ses efforts, à savoir que son existence devienne une nécessité, lui sera refusé. Le mal qu'il cause, en cherchant à accaparer le plus d'espace possible, en étalant sa corruption, nous tait un devoir de nous défendre contre sa nature et ses effets: mais la puissance dernière et responsable n'a besoin d'aucune protection contre lui, car elle appartient à ceux qui servent et sont loyaux, à ceux qui possèdent la force du renoncement et la force créatrice de la fantaisie.
Est-il donc présomptueux d'affirmer que la passion du pouvoir et celle de la possession, ces principaux moteurs de la vie mécaniste du monde, sont mortelles et même que, bien qu'elles soient actuellement à leur zénith méridien, elles sont déjà en voie de disparition? N'est-il pas plus désespérément présomptueux de croire que l'humanité, qui se rend compte de leur vide, soit condamnée à jamais à être dupée et asservie par les puissances de mensonge, dans lesquelles nous voyons des puissances hostiles au ciel, profondément coupables, irréelles et inefficaces? Si nous ne devons pas croire que la connaissance et la volonté morale suffisent à chasser le vice acquis et à détruire la marque d'esclavage héréditaire, il ne reste plus au rêveur moral qu'une issue: se retirer du monde sans bruit et le plus rapidement possible.
Or d'aucuns viendront nous dire: comment une humanité vieillie peut-elle changer? Avons-nous jamais vu quelqu'un sacrifier une passion?
À quoi nous répondrons: nous avons vu des choses bien plus grandes. Nous avons vu plus d'une chute et plus d'une transformation de choses bonnes et mauvaises. Nous avons vu naître et disparaître les sacrifices humains, le meurtre de vieillards, l'inceste, l'idolâtrie, la vengeance sanglante et beaucoup d'autres horreurs. À chaque époque, toutes les passions, tous les péchés et toutes les folies sommeillent dans l'homme; chaque passion, chaque péché, chaque folie peut être réveillé ou réprimé. La répression peut venir de l'individu, poussé par la peur, lorsqu'il a une âme basse, ou par les exigences morales, lorsqu'il a une âme noble; la répression peut aussi venir de la société, gardienne des mœurs. C'est pourquoi il faut toujours le répéter: le mal mortel de notre époque vient du manque d'une force d'orientation, de ce qu'elle a cru pouvoir se composer une conscience sans convictions, en utilisant les souvenirs mourants des époques antérieures; et la nouvelle conception du monde est appelée à augmenter à l'infini la tension des forces qu'elle se propose d'organiser et de redresser. Tous ceux qui sacrifient de nos jours à l'amour et donnent leur vie sont-ils naturellement des héros et des hommes remplis d'amour? S'ils ne le sont pas, ils apprennent à l'être, et cela grâce au redressement subit d'une collectivité qui a encore le courage d'ordonner des sacrifices dans des moments difficiles. Ce qui n'est pas créé par la volonté libre, est créé par la connaissance, qui devient un jugement de valeur général. La conscience collective qui, aujourd'hui, ne méprise encore que le mensonge et la lâcheté, condamnera demain la passion du pouvoir et l'avidité, la recherche des plaisirs et la vanité, la mauvaise joie et la bassesse. Cela ne veut pas dire que chacun sera aussitôt débarrassé de ses vices, mais leur domination sera brisée; ce qui, aujourd'hui, étale un orgueil provocant, sera libéré, et sa liberté agira sur chaque âme, en la modelant et en l'incitant à créer.
Le monde sera véritablement libre, parce qu'exempt de tous les acharnements de la lutte. N'oublions pas ceci: ce qui empoisonne la vie, ce n'est pas la lutte pour l'existence, mais la lutte pour le superflu, la lutte pour le néant.
En amortissant les deux moteurs surchauffés des fausses joies, nous verrons aussitôt chaque membre du corps contracturé de l'humanité reprendre sa tension normale. Ç'en sera fini du culte sanglant de l'argent, qui fait que chacun défend et cache ce qu'il possède et ce qu'il a acquis, comme un sanctuaire de sa vie. L'air et l'eau, bien que plus indispensables, sont libres, facilement accordés et distribués, parce que personne ne craint de manquer de ces éléments, parce que personne n'est assez sot pour les accumuler et que personne ne dédaigne le léger effort qu'il faut faire pour s'en approvisionner. Le jour où nous saurons nous procurer notre subsistance sans passion et avec modération, comme nous nous procurons l'eau pure, qui n'est pas contaminée par des pestiférés, le culte sanglant disparaîtra.
Mais l'approvisionnement devient libre et facile, lorsque ma propre avidité cesse de réclamer le superflu et que l'avidité des autres cesse de vider toutes les sources, pour gaspiller en futilités et frivolités un tiers du travail mondial. L'homme qui réfléchit ne peut se défendre d'une certaine stupéfaction à la vue des innombrables boutiques, magasins, dépôts de marchandises, usines et ateliers qui encombrent les rues. La plupart des objets qui y sont accumulés, avantageusement exposés et offerts à des prix élevés sont horriblement laids, destinés à satisfaire des goûts vulgaires, absurdes et nuisibles, insignifiants et caducs. Est-il vrai et possible que des millions d'hommes soient occupés à produire ces objets, à les transporter, à les vendre, à fabriquer et à réunir les outils, machines et matières premières destinés à leur fabrication; que d'autres millions soient condamnés à acquérir ces objets et d'autres millions encore à les désirer et à être désolés de ne pouvoir les posséder? Il faut une foi robuste, pour ne pas désespérer d'une humanité qui vit de choses pareilles et pour des choses pareilles. Qu'en fait-on? On les accumule dans les maisons, on les consomme à l'excès, on s'en sert pour couvrir les corps, pour orner les cheveux et les oreilles, pour remplir les poches; puis elles échouent chez les brocanteurs, dans les salles de vente, dans les monts-de-piété, pour recommencer un deuxième et un troisième cycle, pour finalement échouer quelque part en Afrique, quand elles n'ont pas été jetées au rebut ou qu'elles n'ont pas subi une transformation après refonte. Quel est le but que poursuit une humanité civilisée, en donnant libre cours à cette fringale de marchandises, à cette passion pour les objets qui se vendent et s'achètent? Elle cherche, sans doute, à se procurer quelques aises et quelques plaisirs. Mais elle cherche surtout, et avant tout, l'apparence, encore et toujours l'apparence. Il faut que l'objet ait «l'air de quelque chose». On a vu quelque part une chose superbe et on voudrait en avoir une pareille; à défaut, on se contenterait d'une autre chose qui lui ressemble. On veut faire impression, étonner, rendre les autres jaloux. On voudrait paraître plus riche qu'on ne l'est, car, dans la terrible manière de voir de notre époque, l'honneur est associé à la richesse. Ce règne de la sottise, cette joie d'esclaves ne peuvent pas durer, et ne dureront pas éternellement. S'il devait en être autrement, il faudrait renoncer à tout espoir de voir naître une humanité fière et digne. Cette situation doit prendre fin; il suffit que la conviction de la nullité des joies impures, acquises à prix d'argent, de leur nocivité et laideur radicales s'empare seulement de quelques milliers de consciences, pour que la fleur diabolique perde toutes ses feuilles. On ressentira de la joie devant la beauté non convoitée; la nature et l'art pur, la force et la noblesse du corps humain, le culte de l'esprit et l'adoration du divin deviendront des réalités et des vérités; la camelote et le fatras qui nous rendront ridicules aux yeux de nos petits-enfants, se réfugieront sur des continents obscurs où ils pourront traîner leur existence jusqu'au jour du dernier jugement.
Ce n'est pas sans hésitation que nous opposons à cette assurance une observation qui, sans être faite pour nous décourager, n'en mérite pas moins d'être prise en sérieuse considération: elle concerne les femmes.
J'ai montré dans d'autres ouvrages dans quelle énorme mesure la mécanisation a bouleversé la vie des femmes. Les occupations domestiques de la femme bourgeoise ont disparu depuis cent ans. La division du travail lui a enlevé le filage et le tissage et s'est chargée de lui assurer le vêtement, de lui fournir la lumière, le chauffage et la nourriture; le jardin et la cour ont disparu; il ne lui resta plus que la direction de la maison, l'éducation des enfants et la cuisine. Le bien-être accru a créé la dame bourgeoise; le travail a été remplacé par l'instruction. Dans les classes élevées, on a vu naître les commencements de la sociabilité; aux conversations dans la rue avec des voisines et aux fêtes populaires, ont succédé des visites et des réceptions dans des salons qui commençaient à devenir une des pièces indispensables de la maison bourgeoise. L'atelier se sépara de la maison d'habitation, la maison de commerce de la propriété familiale; la durée du travail est devenue plus longue; l'homme d'affaires, le fonctionnaire, le savant commençaient à être absents de chez eux toute la journée, et le cadre de la communauté ininterrompue fut brisé.
Deux sphères se trouvèrent ainsi constituées: une extérieure et une intérieure; l'extérieure, qui est la sphère de l'activité professionnelle, gouvernée par l'homme; l'intérieure, qui est la sphère de l'ordre et de la conservation, confiée à la femme, laquelle est devenue la maîtresse de maison, l'administratrice et, ainsi que l'exige l'économie basée sur l'argent, l'acheteuse. L'homme gagne, la femme dépense. Jadis la femme achetait bien de temps à autre un plat de cuisine, plus rarement un vêtement, exceptionnellement un meuble: c'est le mari qui avait affaire aux artisans, aux ouvriers. Aujourd'hui, la femme est la seule acheteuse, et elle achète à jet continu; les femmes remplissent les magasins, les rues et les moyens de transport des villes; elles font des commandes et des calculs, décorent, organisent, font construire.
L'effrayante décadence des métiers manuels, qui se produit depuis quatre-vingts ans et que les plus sérieux efforts sont impuissants à enrayer, a pour cause moins la machine que la femme acheteuse. C'est qu'il manque à celle-ci le coup d'œil capable d'apercevoir dans ce qui est fait à la main les qualités de solidité, d'authenticité, d'adaptation parfaite à l'usage; elle manque également de fermeté pour vouloir le nécessaire, pour prendre des décisions irrévocables; elle est incapable de résister à la première impression, à la vague ressemblance avec l'authenticité, à l'occasion, à la brillante apparence, au calcul trompeur, au bavardage du vendeur. Toutes les honteuses habitudes du commerce de détail sont nées du fait qu'il ne s'adresse guère qu'aux femmes; ce qui exaspère l'homme qui a eu la malchance de s'égarer dans un magasin quelconque, constitue le plus souvent un moyen d'exploiter les faiblesses de la femme acheteuse. Disons encore ici en passant ce que nous avons exposé ailleurs avec plus de détails: depuis que les hommes professionnels ont, pour favoriser la femme, renoncé au sérieux de l'instruction; depuis que les salles de théâtres et de concerts, les collections de tableaux et les conférences sont devenus le domaine de la femme, depuis que les femmes sont devenues lectrices de livres et de débats, amies des artistes et protectrices de leurs œuvres, l'art et la critique d'art se sont à leur tour engagés sur la pente de la décadence et sont également menacés dans leur existence. La sentimentalité stérile de la littérature post-romantique a été le premier produit des salons, et c'est peut-être parce qu'ils ont eu l'intuition de ce rapport que les deux derniers esprits libres de notre époque, Schopenhauer et Nietzsche, ont conçu une hostilité à l'égard des femmes.
C'est ainsi que la femme du nouvel ordre économique s'est trouvée placée sans transition, d'une façon violente, dans des situations jusqu'alors inouïes: poussée hors de l'enceinte domestique, chargée d'instruction, ayant à s'acquitter d'obligations sociales, à entretenir des relations utiles, à assurer la tenue extérieure de la vie, souvent engagée dans des professions masculines, elle a tenu tête aux exigences les plus dures auxquelles ait jamais eu à satisfaire la nature humaine, et cela sans aucune préparation. Elle n'a pas succombé à la tâche et a donné à notre siècle un aspect mixte, masculo-féminin.
Mais de graves effets secondaires devaient se manifester inévitablement. Les habitudes prises par les femmes de calculer, d'acheter, de circuler dans les rues, de vivre d'une vie extérieure, de ne dépendre que d'elles-mêmes n'étaient pas faites pour rendre plus profond le côté maternel de la nature féminine. L'amour extra-conjugal que l'homme savait réprimer autrefois devait fatalement prendre un grand développement, et l'on a vu surgir une des particularités les moins réjouissantes de notre civilisation: la femme de luxe. Les anciens devoirs de représentation des femmes de la noblesse étaient en voie de disparition, en même temps que disparaissaient les devoirs de protection qui incombaient autrefois aux hommes à leur égard: ce qui restait de cet ancien cérémonial versait de plus en plus dans la caricature. La société nouvellement enrichie demandait une facilité de relations exclusive de toute contrainte, afin de s'exercer dans la richesse et jouir de tous les avantages que peut présenter la vie de société. Ce jeu dangereux et risqué était devenu une sorte de devoir, une occupation, un genre de vie. On passait le temps en conversations d'où le cœur était absent. On n'était préoccupé que d'habitations luxueuses, de domesticité, de bijoux, de robes, de soins du corps, de bonne chère, de réceptions d'invités de marque. Des intrigues amoureuses, souvent lucratives, animaient seules cette vie; les conversations roulaient sur des chevaux, des chasses, des voyages, sur les arts ravalés au niveau des interlocuteurs; quelques actes de charité, des rapports avec la cour, des cabales politiques, fournissaient à cette vie un semblant de justification; l'éducation et la direction de la maison étaient assurées par un personnel mercenaire et, en dehors de quelques discussions avec le mari sur les intérêts communs, la femme croyait avoir rempli tous ses devoirs en mettant au monde, sous la narcose, deux ou trois enfants.
Cette vie dépravée de la femme fut non seulement tolérée, mais même glorifiée, au sommet de l'échelle de la société mécanisée; les femmes du peuple supportaient tout le fardeau du travail et fournissaient les contingents de la prostitution; celles des classes moyennes ne connaissaient que les soucis et les calculs; celles des classes supérieures luttaient pour la représentation, pour l'instruction, pour la conquête des professions masculines. Ces déformations de la vie mécanisée ont affecté la nature même de nos femmes. La convoitise, l'amour des apparences, le désir d'en imposer, la coquetterie sont devenus leurs traits dominants, alors que l'Allemagne d'autrefois n'avait connu ces traits que sous la forme de bizarreries inoffensives, vite réprimées. Les conséquences morales de ces vices sont graves, leurs effets économiques et sociaux sont tout simplement désastreux. À la jalousie éprouvée à l'égard d'une voisine, au regard voluptueux d'un passant, à la faiblesse et à la condescendance des hommes nous sacrifions le travail de jour et de nuit de millions d'ouvriers. Qu'est-ce qu'on trouve dans le commerce de détail? À côté du tabac et des boissons alcooliques, on y trouve surtout des choses qu'achètent les femmes, des objets inutiles, laids, caducs, qu'on veut avoir, parce que d'autres en ont, parce qu'ils sont à la mode, parce qu'on en a vu de pareils de loin, sur des tableaux, chez des gens qu'on croit distingués; on les croyait alors d'un prix inabordable, et voilà qu'on les offre ici à des prix dont le bon marché est déconcertant: ce sont des vêtements et des parures conçus de façon à exciter la sensualité masculine, vêtements et parures qu'on porte aussi longtemps que le permettent la faible solidité des matériaux avec lesquels ils sont fabriqués et le bon désir du marchand; ce sont des objets sans nom, dits articles, qu'on achète pour acheter et qu'on donne ensuite pour s'en débarrasser. Et la loi de la mode exige qu'à des périodes déterminées toute cette camelote soit reconnue inutile et sans valeur, pour être remplacée par une autre, tout aussi inutile et sans valeur.
Ce jeu pouvait encore être toléré, tant qu'il n'était qu'une affaire privée d'une organisation domestique absurde. Mais dès l'instant où nous nous rendons compte que cette fringale de marchandises, cette passion d'acheter constitue une des plaies les plus dangereuses de notre vie économique, l'extirpation de ces vices devient un affaire d'État et d'humanité.
Ce serait offenser les femmes que de leur annoncer avec un sourire complaisant qu'elles sont responsables des misères de notre époque. Nous devons leur dire que si elles arrivent, par leurs actions charitables, à faire sécher quelques larmes, elles en font couler infiniment plus par leur attachement à ces riens inoffensifs qu'elles achètent et emportent chez elles, enfermés dans des boîtes ou des paquets ou qu'elles se font livrer par des voitures.
Si la mère est responsable de ce qu'il y a de mauvais dans l'homme, l'amant et le mari sont responsables des erreurs et des égarements de la femme. Le garçon finit par échapper à la mère, et ses erreurs de jadis restent irréparables; mais la femme peut toujours être modelée par l'amour, et les portes du repentir céleste lui sont toujours ouvertes. C'est à l'homme de lui montrer le chemin, car c'est lui qui est le plus responsable, le plus coupable du terrible désarroi dans lequel se débat la femme d'aujourd'hui.
Grâce à la mécanisation de la vie, l'homme a arraché la femme à son foyer protecteur, l'a lancée dans le monde et dans la vie économique, a fait tomber les clefs de ses mains et lui a confié la bourse; il l'a mise en demeure de choisir entre les comptes de ménage, la coquetterie, le travail au dehors et la vie solitaire. Le plus coupable, ce n'est pas le tyran domestique, l'égoïste ou le seigneur féodal, mais l'homme oisif, le coureur de femmes qui a fait de la femme un jouet, un objet de bonheur, une source de plaisirs, qui a éveillé l'instinct hésitant qui sommeille dans chaque femme, pour le transformer en vice, pour tuer l'âme. Si les tendances sexuelles primitives qu'on avait réussi à réprimer pendant des siècles se sont de nouveau manifestées dans la vie des femmes de notre époque, avec un cynisme qui étonnera nos arrière-petits-enfants, la faute en est à l'homme.
Nous devons être reconnaissants aux femmes de ce que leurs recherches désespérées d'une solution aient fait naître et aient favorisé un mouvement qui se trompe seulement quant au but. À nous incombe le devoir de dévoiler ce but qui ne peut avoir rien de commun avec la domination extérieure. Il ne s'agit pas d'imposer à la femme le retour à la cour et au jardin déserts, à la quenouille et au métier hors d'usage, et il ne s'agit pas davantage de lui rendre plus facile l'accès des chancelleries et des tribunaux. Il faut s'appliquer avant tout à lui donner une haute idée de sa dignité humaine, de lui inculquer le mépris du bonheur qui s'achète, de l'ornement absurde, de l'oisiveté, source de tous les vices; il faut chercher ensuite à lui faire comprendre que c'est elle qui est responsable du bonheur intérieur et de l'ordre du grand ménage que forme la collectivité humaine. Plus la société deviendra responsable du bien-être et de l'éducation, de la culture et de l'ornement de la vie, plus purs et plus importants seront les nouveaux devoirs de la femme; et pourvu que le contenu de ces devoirs reste féminin et naturel au sens le plus élevé du mot, nous ne devrons pas reculer devant les formes qu'ils pourront revêtir, alors même qu'il faudrait, pour les obtenir, faire intervenir certains moyens d'organisation, un plan de construction rationnel, certaines entraves.
Nous allons maintenant examiner le dernier des moteurs qui maintiennent le fonctionnement de notre monde mécanisé: l'égoïsme familial.
Il faut commencer par éliminer l'erreur morbidement inconsciente, qui consiste à expliquer et à justifier la mystérieuse passion d'accumulation par le désir d'assurer l'avenir des descendants, ce qui n'empêche pas les possesseurs de la fortune de la garder jalousement jusqu'à leur mort, en réduisant parfois leurs enfants à la portion congrue et en réservant la jouissance complète de l'héritage à des descendants plus éloignés. Il faut également éliminer la vanité posthume, très répandue, de ces ambitieux qui savourent d'avance, comme une volupté, l'étonnement de l'exécuteur testamentaire à la lecture des clauses du testament. Seuls méritent de nous occuper ici la forme vraie et noble de l'orgueil familial, la joie qui se rattache au maintien d'un nom sonore, le joyeux souvenir des mérites des ancêtres, le souci affectueux d'assurer le bonheur de la postérité.
Les effets de la division millénaire de l'Europe en deux couches font, pour ainsi dire, partie de notre sang. Nous ne sommes toujours pas un peuple, nous sommes à peine un État. Mais une noblesse véritablement dirigeante, un patriciat exerçant le pouvoir, doit rester fermé; son mélange avec d'autres couches sociales marque sa décadence, son appauvrissement, entraîne sa ruine. La noblesse expirante du xviiie siècle a eu un dernier sursaut de mépris pour le bourgeois et le serf pour lesquels elle a inventé les noms de roture et de canaille. Le temps serait venu de nous sentir un peuple, et il y a des moments où le sentiment de la communauté devient puissant. Lorsque nous voyons marcher et mourir nos armées, nous nous sentons tous unis par l'amour et nous croyons chacun sentir le feu qui doit nous fondre en une seule masse; mais ce n'est là qu'un rêve, car les peuples divisés ne s'unissent jamais. Une noblesse, hautaine dans la richesse, souple lorsqu'elle a subi des revers, renouvelée de multiples façons, ayant subi toutes sortes de mélanges, apparentée aux classes industrieuses, une noblesse dont une moitié porte des noms bourgeois, l'autre des noms historiques: telle est la classe qui gouverne et exerce les pouvoirs militaire et politique. Une classe de riches contrôle les grandes industries, exerce une influence occulte et ouverte, cherche à pénétrer dans la noblesse gouvernementale et foncière, se complète par une étroite sélection intellectuelle opérée sur ce qui reste des classes moyennes et se défend contre une désagrégation par en bas. Une classe moyenne en voie de dépérissement, qui voit les métiers manuels lui échapper, son terrain se rétrécir, qui se défend contre la chute dans le prolétariat, cherche à entrer dans la hiérarchie des fonctionnaires de la ploutocratie, se met à la suite de la classe riche et se contente finalement d'être, au sein de cette classe, une sorte de prolétariat d'opposition, de prolétariat spécial, impuissant et désarmé, parce qu'il n'ose pas s'attaquer aux bases de sa propre existence bourgeoise, d'un niveau relativement élevé. Et tout à fait en bas, un prolétariat profondément remué, terriblement silencieux, un peuple à part, une mer insondable d'où sort parfois un regard ou un cri qui arrivent jusqu'au sommet: synthèse de tous les péchés et de toutes les fautes de la société mécanisée.
C'est cet ensemble, composé de quatre parties, que nous appelons peuple. Il y eut des aveugles pour nier qu'au moment d'un danger national, la communauté de langue, de pays, d'événements vécus soient capables de réaliser l'unité du vouloir; il y a des aveugles pour espérer que la communauté de sacrifice suffira à transformer un dévouement passager en une résignation durable. Nous qui mettons au-dessus de tout l'humble responsabilité du pouvoir et la fière joie de la soumission, nous qui voyons dans ces deux facteurs des forces organiques, complémentaires l'une de l'autre, nous ne pouvons estimer que comme étant contraires à la nature, comme étant un mal et une injustice, le service anonyme de la caste héréditaire, la condamnation irrévocable d'un peuple à des corvées dépourvues de tout élément spirituel, à des désirs et à des joies d'où l'âme est absente. L'unité du peuple est incompatible avec sa division en classes: qui veut l'une doit s'élever contre l'autre. Celui qui veut voir se former l'homme allemand doit s'opposer à l'existence du prolétaire allemand immobilisé dans son sort. Nous savons cependant que c'est seulement par la pénétration continuelle, par l'alternance incessante de la direction et de la soumission que se forme un peuple; et nous savons aussi que l'hérédité des droits et des devoirs, des destinées et des manières de vivre désagrège un peuple et forme des castes.
L'antipathie à l'égard du peuple, la volonté d'imposer aux hommes de basse extraction une soumission et un esclavage sans nom, la tendance à rompre les liens qui rattachent entre eux les fils d'un même peuple, tous ces sentiments ont leur source dans l'égoïsme et l'orgueil familiaux. Égoïsme, en tant qu'on ne se contente pas de transmettre un nom noble, avec tous les avantages que procure l'éducation et le fait d'appartenir à un certain cercle social, mais qu'on réclame en plus la certitude de ne jamais être troublé dans la possession des biens acquis et de pouvoir en acquérir constamment de nouveaux, pendant que les autres peineront à la sueur de leur front. Celui qui s'est rendu compte qu'il n'y a pas de jouissance héréditaire sans qu'il y ait, d'autre part, esclavage héréditaire, que la multiple nature humaine ne supporte impunément aucun abus héréditaire, qu'il s'agisse de celui de la liberté de ne pas travailler ou de celui du travail imposé, celui-là découvrira dans l'égoïsme de caste le péché radical de la société humaine; si, au contraire, il persévère dans la tendance à l'isolement égoïste, il n'osera plus parler de l'unité et de la fraternité d'un peuple, mais avouera franchement son mépris pour une plèbe marquée par le sort et affirmera sa volonté de la dominer éternellement.
L'égoïsme de maison, de famille ou de classe ne peut donc en aucune façon être considéré comme un des moteurs naturels, moralement justifiés, de la société humaine, et le monde est libre de renouveler à chaque époque le choix de ses esprits dirigeants et des forces qui doivent le conduire. L'hérédité corporelle et matérielle doit céder la place à l'hérédité spirituelle qui règne déjà aujourd'hui dans les domaines immatériels; ce ne seront plus les fils qui hériteront des pères, mais les disciples des maîtres, et le népotisme sera remplacé par l'élection. Notions morales et idées théoriques deviendront la propriété du peuple, l'éducation sera une fonction de la collectivité; le peuple, promu lui-même à la noblesse, à la fois son propre serviteur et son propre maître, deviendra l'auteur de ses propres destinées et le gardien de ses élus.
Mais pour qu'il en soit vraiment ainsi, pour qu'aucun élément étranger ne vienne altérer la noblesse du peuple, pour que la responsabilité coïncide vraiment avec la force morale et intellectuelle, pour que les mauvais bergers, les esclaves souples soient mis dans l'impossibilité de se glisser jusqu'au pouvoir, il faut la présence d'un facteur dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises et dont on commence à apercevoir l'intervention: la connaissance et l'appréciation infaillibles des qualités humaines et des valeurs qu'elles représentent.
Car il est un danger que nous ne devons pas perdre de vue: à mesure que les destinées deviennent plus mobiles et indépendantes de toute pression et détermination extérieures, que les liens résultant de la tradition et de la naissance se relâchent et perdent leur pouvoir d'orientation impérieuse, l'arène sur laquelle luttent les forces spirituelles et morales devient de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus exposée à être envahie par des chevaliers d'industrie, des menteurs intellectuels et des hypocrites moraux. Déjà le régime ploutocratique de nos jours encourage une sélection immorale au plus haut degré, puisque fondée sur le succès; il existe tout un ensemble de carrières moyennes où le menteur et le bavard, le rusé et l'arriviste, l'incompétent et l'homme âpre au gain, l'hypocrite et le flatteur, l'insolent et l'escroc l'emportent incontestablement sur les hommes doués de qualités morales et compétents. Déjà de nos jours nous courons le danger de voir la vie économique envahie par des flibustiers, l'opinion publique devenir un instrument entre les mains des avocats et les qualités nobles et modestes être condamnées à la misère et à la mort.
Mais les forces opposées commencent à se réveiller. Lorsqu'un de ces rares hommes qui sont devenus clairvoyants entre par hasard dans une solennelle réunion de représentants de nos classes intellectuelles et dirigeantes, il est tout étonné de saisir sur leurs visages des signes de préoccupation, d'entendre dans certaines paroles des accents de repentir et de remords, signes et accents qui s'effaceront et disparaîtront l'instant d'après, mais qui, sur le moment, échappent aux chefs et à la foule malgré eux, indépendamment de leur volonté et en dehors de leur conscience. Lorsque deux hommes clairvoyants se rencontrent, ils conçoivent à peine que leur clair savoir et leur claire vision restent pour la foule un mystère... Ils sourient mélancoliquement, lorsqu'ils voient des célébrités reconnues étaler leur nudité morale, leur absence d'âme, et cela au premier mot par lequel elles expriment leur assurance satisfaite et qui ne doute de rien. Ils se sentent remplis de joie, lorsqu'ils croient saisir dans le regard ou l'exclamation d'un homme moyen la manifestation d'une âme profonde, pure, pleine de dignité. Aujourd'hui, un homme est méprisé, parce qu'il a subi la flétrissure de la prison pour un crime ou un délit commis dans un moment d'égarement, ou parce que la pauvreté l'oblige de se livrer à un travail humiliant; mais d'autres, qui portent bien plus visiblement les marques de l'esclavage sur leurs visages, leurs membres et dans leur cœur, prononcent des jugements revêtus de robes rouges, bénissent sous des dais, dirigent des destinées humaines et gardent le sceau de la puissance.
Dans les temps à venir on ne connaîtra pas le mépris, car le mépris est un crime contre la dignité divine. Au lieu de mépriser et torturer l'homme resté en arrière, encore esclave de corps et d'âme, on tâchera de l'élever par l'amour. Seulement, on ne le chargera d'aucune responsabilité, avant qu'il ait atteint l'état de pureté; on n'aura pas confiance en lui, avant qu'il ait conquis la vérité; on résistera impitoyablement à toutes ses protestations et railleries, à tous ses subterfuges et accès d'exaspération, à toutes ses flatteries et supplications. Il faut que les enfants soient déjà à même de reconnaître et de tenir à l'écart ces poisons qui devront être désignés par des noms clairs et intelligibles. Les vocations qui ont besoin de ces qualités, les genres de vie, les dispositions, les plaisirs qu'elles trahissent, rien de tout cela ne pourra être considéré comme honorable; on estimera davantage le travail d'un vidangeur que celui d'un bavard; les égarements morbides seront punis moins sévèrement que le luxe provocant et l'apparat; on méprisera moins les maisons de tolérance que les endroits où l'on profane et déforme l'art.
Pour se rendre compte de la force de direction que peut imprimer à un peuple une conviction consciente, il faut tourner ses regards vers un pays qui ne doit pas nous servir de modèle et où les notions étroites et inconscientes de dignité seigneuriale et de tradition de caste sont devenues le canon de tout jugement humain. Le mot menaçant: «ceci n'est pas conforme à la dignité d'un seigneur», et ceci «n'est pas dans la tradition», maintient des millions dans les limites d'une conduite conforme, à la rigueur, à certaines exigences intellectuelles et morales. Mais au devoir et aux besoins transcendants de notre avenir ce maigre impératif ne pourra plus suffire. La question qui se posera alors est celle ci: «Qu'est-ce qui est conforme à la dignité de l'âme humaine et conciliable avec cette dignité?»; et devant le mot d'ordre catégorique, qui laisse loin derrière lui tous les devoirs empiriques, intellectuels et utilitaires, on verra pâlir caractères et vocations, talents et droits, tout ce qui domine et gouverne le monde d'aujourd'hui, et l'on verra s'établir un état de paix et de tranquillité dans lequel les hommes, les choses et la divinité retrouveront les droits qui leur sont dus.
Nous approchons de notre dernière analyse, qui est aussi la plus sérieuse. Les puissants mobiles de nos actes volontaires, passion pour l'apparence et la représentation, pour le clinquant et les futilités, égoïsme et isolement familiaux, ont disparu: n'est-il pas à craindre que le mécanisme de la société, privée de toutes ces forces motrices, s'arrête à son tour, que le travail de civilisation qui s'était poursuivi jusqu'ici sur la terre se trouve interrompu et que les biens matériels et spirituels de l'humanité périssent? Ou bien, après la disparition de ces forces, en restera-t-il d'autres susceptibles d'assurer l'évolution planétaire dans des conditions plus pures?
S'il était vrai que la fin justifie non seulement les moyens, mais aussi les mobiles, que la vie de l'humanité sur la terre n'a pu s'édifier et se maintenir qu'à la faveur d'instincts mauvais et absurdes, on pourrait dire sans hésitation qu'une vie qui est née et se maintient dans des conditions pareilles ne mérite qu'un sort: disparaître. Mais c'est seulement si nous sommes pénétrés de la foi sacrée en l'éternelle moralité du devoir universel, que nous avons le droit d'être moraux autrement que par lâcheté et que nous savons que pour vivre nous n'avons besoin d'aucun mobile mauvais, d'aucune action méchante.
On s'explique difficilement pourquoi le travail bienfaisant doit affecter de nos jours la forme d'une lutte pour l'existence, d'une lutte chargée de haine et d'animosité, dans une arène inondée de larmes et de sang. Qu'elle est inhumaine, l'indifférence avec laquelle la société regarde le jeune lutteur descendre sans conseils et sans préparation dans cette arène pour disputer à chaque instant aux convoitises et à l'égoïsme des autres le droit à la vie civique, à la nourriture, à l'abri, à la culture pour lui et les siens! Un regard égaré, un pas irréfléchi, une défaillance momentanée suffisent pour le faire abattre; et si l'homme intérieur est incapable de résister au sort, la chute peut entraîner, en même temps que la mort du corps, la destruction de l'âme. La société doit assurer la sécurité à chacun de ses membres; elle a aboli la sécurité assurée autrefois par les métiers qui étaient, en même temps qu'un moyen de subsistance, une source d'inspiration créatrice, et elle a créé, à la place du cercle de devoirs formé par les anciens métiers, une arène de combat d'où ne sortent vainqueurs que ceux qui savent attaquer en traîtres et user d'armes empoisonnées. Aussi la société a-t-elle le devoir urgent de sacrifier les dépenses d'un mois de guerre pour enlever à la lutte pour l'existence son caractère grossièrement meurtrier. Alors seulement disparaîtront la profonde angoisse et l'amertume avec laquelle des milliers d'humains pensent au lendemain; alors seulement disparaîtront et le poison de la servitude qui fausse les convictions et la passion impure qui s'attache aux questions du mien et du tien. Alors seulement on aura fait place aux formes pures, destinées à déterminer les manifestations de la volonté future.
Ces forces ne sont cependant ni nouvelles, ni étrangères. De nos jours déjà toute création supérieure leur obéit. Ce qu'on demande, c'est qu'à l'avenir elles président à toute création, de façon à ce qu'il n'y ait plus de création inférieure.
Toute création est noble, lorsqu'elle n'a pas d'autre but que de créer; toute création est sans valeur, lorsqu'elle s'effectue sous l'aiguillon du désir, sous le fouet de l'angoisse, lorsque, au lieu de se suffire à elle-même, elle sert à une fin.
C'est l'amour admirable, paternellement divin pour les choses créées qui communique aux vieux objets de l'époque des métiers manuels vie et substance, beauté et langage; les marchandises en série, fabriquées par nos industries utilitaires, manquent d'âme et de vie, brillent d'un éclat trompeur et sont destinées à finir leur vie éphémère sur le tas d'immondices le plus proche. L'amour sans bornes qui communiquait à l'ustensile du vieux temps une beauté désintéressée et une ornementation appropriée à sa forme a été remplacé par la phrase calculée de l'ornementation mécanique.
Levons nos regards des misérables travaux effectués en vue d'un gain utilitaire, vers un de ces travaux de création qui impriment leur marque à notre époque. Nous constations que la vie créatrice n'existe que là où on travaille et produit indépendamment d'un but ou d'une intention quelconque, pour l'objet lui-même. L'artiste est poussé par l'amour et par le besoin de créer des formes, le savant par le besoin de connaître et l'esprit d'ordre, l'homme d'État par la force de sa volonté et la contrainte qu'exercent sur lui les idées, et même les professions les plus attachées à la terre cherchent à réaliser des choses pensées, à animer ce qui se prête à l'organisation. Le financier et l'organisateur, qui créent pour s'enrichir, sont des ignorants et des boutiquiers; jamais une graine féconde n'est tombée de leurs mains, car la parole et l'œuvre qui servent deux maîtres, la chose et le profit personnel, sont sans force aucune et succombent sous la puissance de la parole et de l'œuvre libres qui ne servent que la chose et sont, de ce fait, plus simples.
La seule chose dont nous ayons donc besoin est celle-ci: il faut que le libre esprit, inhérent à l'amour pour la chose, qui guide aujourd'hui toute création supérieure, réussisse à animer également les créations moyennes et inférieures. Il n'est pas un seul travail sur la terre qui ne puisse être animé par l'amour, ennobli par l'esprit et la volonté. La nature humaine présente autant de variétés que les vocations humaines, elle crée non seulement le soldat-né et l'ecclésiastique-né, mais aussi l'imprimeur, le bicycliste, le joueur d'échecs, le sténotypiste. Il faut que l'homme soit libéré de corvées héréditaires et de misère. Il faut que chacun soit libre de choisir sa profession. Ce sont des conditions dont nous avons déjà parlé; elles sont réalisables. Et quand elles seront remplies, nous n'aurons plus besoin de la stimulation de forces d'ordre inférieur, du coup de fouet despotique de la convoitise et de l'angoisse; ce qui maintient vivante la structure humaine, ce ne sont ni la faim, ni la luxure: c'est l'amour.
Mais d'où viendra l'impulsion passionnée, susceptible de mettre en œuvre les forces de direction et de domination? Dans une société qui méprisera la vanité et aura dompté l'ambition, quel est celui qui voudra assumer le double travail et les doubles soucis de la lutte et de l'ascension de la vie pour lui-même et pour les autres? Le monde peut-il se passer de ces derniers leviers qui sont aussi les plus forts, de ce moyen automatique de sélection?
Déjà aujourd'hui il peut s'en passer et jamais plus il n'en aura besoin. Pas plus que l'amour du gain ne crée les véritables valeurs économiques, l'amour de la puissance personnelle n'est capable de réaliser la domination véritable. Le dominateur vaniteux est le plus faible; il est plus faible que le dominateur borné, plus exposé que le méchant. La vanité tue la chose. La vanité exige une vie à part, une seconde vie, à côté de celle consacrée à la création, une vie qui absorbe les forces de l'homme à un tel point qu'il ne lui reste plus une heure à consacrer à la contemplation, à la méditation, à la création solitaire et désintéressée, dégagée de toute préoccupation étrangère. Le respect de la vérité et de la nécessité disparaît, hommes et choses cessent d'être des fins en soi, pour devenir des moyens, les décisions n'ont plus de caractère et de direction et deviennent un jeu. On n'arrive au but qu'en suivant la direction droite et en sachant clairement ce que l'on veut; quelle que soit la direction suivie, pourvu qu'elle soit droite, on arrive toujours à traverser le taillis et à revoir la claire lumière du jour; en tournant dans un cercle, on s'égare et on se perd. On s'écarte de la bonne direction, dès qu'on veut servir à la fois la chose et la personne. À celui qui a consacré des années de sa vie au travail pénible qui lui fut imposé par les nécessités et les besoins quotidiens, le monde et la vie apparaissent, non plus comme le jardin du Seigneur, mais comme une estrade en planches sur laquelle la cabale et l'intrigue se donnent libre jeu. Jamais son œil n'apercevra plus le pur éclat, jamais son bras n'éprouvera la force nerveuse, jamais son cœur ne ressentira la volonté enfantine qui bénit la semence et la moisson. La chose exige l'homme entier, elle veut l'avoir à elle jour et nuit, et en présence de cette exigence le plus fort et le mieux doué succombe, s'il ne sait s'abstraire de sa propre vie et de son bien-être personnel.
Jamais un ambitieux n'a créé quelque chose de définitif. Celui qui citerait l'exemple du puissant démon qui ferma derrière lui la porte du vieux monde et s'engagea sur le chemin du nouveau, dans lequel il pénétra sans le reconnaître, celui-là prouverait qu'il n'a pas compris l'esprit du Corse ambitieux. Ce fanatisme de l'objectivité ne peut exister que chez celui qui vit, non pour lui-même, mais pour l'objet; et alors même que l'objet est une idole, le damier où se joue une volonté furieuse, irraisonnée, il n'en est pas moins royal, puisqu'il ennoblit l'homme, en l'arrachant à lui-même et aux vulgaires plaisirs. Ce n'est pas pour la parade et la représentation, mais pour la conquête du pouvoir impérial, qu'à Notre-Dame et à Erfurt Napoléon a dépouillé son cœur de tout élément humain. Mais il a succombé, parce qu'il fut impuissant à aller jusqu'au bout, à établir une séparation complète entre l'idée et l'homme.
La responsabilité est la seule force qui puisse prétendre à la domination et soit capable de la justifier. Elle ne réclamera jamais la domination à cause de ses attributs extérieurs, elle ne réclamera jamais le pouvoir à cause des joies humaines qu'il procure. Le pouvoir responsable est un service, non un service mystique s'adressant à un dieu despotique, non un service arbitraire comme ce dieu, exigeant qu'on s'incline devant lui comme lui-même se prosterne devant son dieu: c'est un service au nom d'une idée idéale et qui demande la participation de tous à l'œuvre commune. Le pouvoir responsable transforme le roi en esclave, l'esclave en roi, non pour humilier l'un et élever l'autre, mais pour rendre tous égaux en esprit. Il exige, non la soumission et l'obéissance, mais la collaboration et l'adhésion; il méprise génuflexions et intrigues, il a en horreur la pompe et l'idolâtrie. Celui qui veut régner sur des esclaves est lui-même un esclave évadé; n'est libre que celui qui est volontiers suivi par des hommes libres et sert volontiers des hommes libres.
La joie que procure le despotisme découle du sentiment exagéré de sa propre valeur et de l'humiliation qu'on inflige aux autres. On aime encore le despotisme pour les aises qu'il procure, pour l'éclat et la gloire qui y sont associés, pour la jalousie qu'il suscite; et lorsque, par hasard, on sacrifie les aises, c'est toujours en échange d'autres joies du même genre. La joie que procure la responsabilité découle de la conscience du danger, du travail et des préoccupations: c'est la joie de la création. Mais la création, pour autant qu'elle comporte des sacrifices, est amour actif et, comme tel, la plus haute garantie de notre droit transcendant. Si jamais l'humanité de la planète tellurique devait comparaître devant le tribunal universel, il lui suffirait de dire: «J'ai cherché mon bonheur dans l'amour créateur», pour être jugée et absoute.
Grâce à la responsabilité, se trouve éliminée du nombre des mobiles humains cette fausse stimulation qu'on appelle recherche des honneurs; grâce à elle, se trouve réalisée cette tension passionnée de toutes les forces de l'âme et de l'esprit dont le monde a besoin pour ne pas manquer de direction. La responsabilité comporte non seulement la persévérance à laquelle rien ne reste refusé au cours d'une vie, mais aussi la justice d'une sélection qu'aucun facteur extérieur ne vient influencer. L'ambition favorise les faibles et les sots qui sacrifient le grand moment à la course après des mirages, tandis que la recherche de la responsabilité désigne le capable et l'élu: c'est que chacun n'aime que ce qu'il peut, et ne peut que ce qu'il aime d'un amour véritable et désintéressé.
Nous avons vu naître de nouvelles formes de morale sociale, nous avons vu s'opérer des transformations des forces déterminantes, des valeurs et des fins. Or, nos exigences et leur réalisation n'ont rien qui soit étranger à l'humanité, rien qui se rattache à une aspiration utopique, car chacun de nos espoirs se trouve déjà réalisé, sans qu'ils en aient conscience, dans tous les esprits honnêtes et purs de notre époque. Qu'est-ce qui est plus présomptueux: attendre jusqu'à ce que le grand nombre finisse par comprendre ce qui n'est encore compris de nos jours que par quelques natures exceptionnelles, ou nier à jamais la possibilité pour les hommes de s'élever au sentiment libre? Le négateur devrait au moins avoir le courage de reconnaître que toute pensée et tout acte qui portent la marque du vouloir moral, impliquent la confirmation d'une prérogative éternelle pour leurs auteurs et d'une réprobation éternelle pour les autres.
La constance du progrès, le développement des germes qu'abrite notre époque nous deviendront de nouveau visibles, si nous essayons d'envisager à la lumière des lois entrevues l'ensemble des symptômes qui témoignent en faveur d'une évolution morale du monde.
La vie extérieure devient plus calme, les grossières séductions et tentations ayant cessé d'agir, n'exerçant pas plus d'attrait que les sucreries, les perles en verre, les pois fulminants; les offres insistantes et bruyantes, l'insolente réclame du vendeur ne sont plus considérées comme choses naturelles et convenables; l'homme ne peut plus retomber dans la misère et son enrichissement constitue un fait indifférent. La hâte est angoissante; la bousculade et l'affolement des hommes, aujourd'hui excusables en tant que moyens d'échapper à la ruine et au désespoir, deviendront indignes le jour où la vie et le bien-être de chacun seront assurés; le désir de se pousser, d'arriver à tout prix soulèvera l'indignation générale. La manie, l'obsession des achats seront éteintes et, avec elles, la détresse mortelle de l'industrie, avec ses luttes d'intérêts. Le travail devient sérieux, calme et digne; le souvenir de notre époque apparaît sous l'image d'une époque de brocante et de bric-à-brac. Les centres du luxe empoisonneur et des joies empoisonnées, des plaisirs matériels et des grossières excitations se déplacent, se trouvent transférés d'abord dans les faubourgs et les cités industrielles, ensuite dans les Balkans et finalement dans les régions tropicales. Tous ceux qui sont en opposition avec la collectivité civilisée sont libres d'y émigrer ou de les visiter; il n'en demeure pas moins que la débauche et la corruption n'osent plus s'étaler avec la même audace qu'autrefois. Il y aura peut-être encore des femmes qui se promèneront dans les rues, ornées, comme des négresses, de chiffons bariolés, de plumes d'oiseaux, de pierreries éclatantes; qui, par des déhanchements provocants et des danses lascives, chercheront à attirer des prétendants; qui bouderont dans des coins capitonnés et parfumés et s'emploieront à séduire les derniers commis voyageurs en vins ou en modes; mais ces femmes sauront ce qu'elles font, car la conscience collective aura depuis longtemps reconnu la fonction créatrice de la femme. Des fournisseurs enrichis auront beau accumuler et dissiper derrière des grilles et des murs des objets précieux, des meubles, des provisions de bouche, ils auront beau gaspiller des forces humaines, réserver à leur usage exclusif des œuvres d'art et des beautés naturelles: ils ne seront enviés et admirés que par quelques rares individus ayant la même mentalité qu'eux, mettant consciemment les anciennes joies associées au désir de posséder et de paraître au-dessus du jugement de la collectivité qui s'est élevée à une culture supérieure. La surenchère matérielle qui, par la vulgarité dont elle a su marquer les façades des maisons, les vitrines d'étalage, les objets d'usage courant et les costumes, était un perpétuel défi au bon sens et au bon goût, a disparu; l'enrichissement a cessé d'être une fin générale, naturelle, approuvée; le luxe, au lieu d'être admiré, suscite un étonnement attristé. La technique reste toujours au service de la vie, mais son but ne consiste plus uniquement à rendre l'accomplissement de toutes les fonctions plus rapide et plus facile. Son devoir consiste toujours à dompter les masses, à spiritualiser le travail, à libérer l'homme des fardeaux et des corvées incompatibles avec sa dignité, à assurer la subsistance de la population sans cesse croissante de la terre. Il est enfantin de tomber en admiration devant toute intensification des excitations et des actions à distance; ce sont là des joies qu'il faut réserver pour quelque temps encore aux Américains; mais elles ne conviennent pas à une communauté spirituelle.
La note qui domine aujourd'hui dans les relations humaines est celle de la division et de l'hostilité. On ne doit pas adresser la parole à celui qu'on ne connaît pas. On doit tout au plus lui opposer la rudesse des intérêts, mitigée par une politesse toute de surface. Dans les affaires d'argent, a dit un ministre prussien, il n'y a pas place pour la cordialité. Lorsqu'on se connaît mieux, la politesse s'exagère jusqu'à la bouffonnerie, mais l'hostilité persiste, car elle a sa raison profonde et terrible dans les dangers dont la lutte économique menace la vie de chacun. Le jour où l'homme sera assuré contre le manque d'abri et la faim, contre la misère et la maladie, comme il est défendu aujourd'hui contre le meurtre et le vol, l'inimitié perdra tous ses droits, et celui qui continuera à nourrir des sentiments hostiles contre ses semblables prouvera qu'il est dévoré par l'avidité et l'égoïsme. La méfiance, la moins chère de toutes les sagesses, est aujourd'hui pour plus d'un d'entre nous un fruit de notre expérience de la vie, et il se peut qu'une génération qui est incapable d'apprécier les qualités humaines, d'interpréter leurs signes, ne se heurte que trop souvent à l'abus de confiance, au mensonge et à la perfidie; n'est-ce pas, en effet, cette même génération qui prête une oreille attentive aux mensonges de milliers de bavards, se laisse éblouir par la réclame du vendeur et est incapable de résister aux plus grossiers moyens de séduction? Le jour où l'humanité sera affranchie de l'angoisse et de la convoitise, elle recouvrera sa faculté de jugement, retrouvera sa dignité et sa confiance en elle-même; et quand l'homme aura acquis l'habitude, sans exagération ni mépris, de juger impartialement les qualités physiques et spirituelles de son prochain, il saura dans quelle mesure il doit se fier à lui, ce qu'il peut lui demander, ce qu'il est en droit d'en attendre et ce qu'il lui doit lui-même. La méfiance étroite et aveugle aura disparu; l'homme regarde dans les yeux de l'homme et reconnaît en lui son frère.
Sous l'aiguillon de la cupidité et de l'ambition, l'hostilité sociale s'exacerbait pour devenir une lutte féroce pour les biens de la vie extérieure. Le cri furieux: «renonce, pour que je possède; sacrifie, pour que je jouisse; meurs, pour que je vive!» a poussé les peuples à s'entre-déchirer et à s'entre-tuer et a transformé l'unité du peuple fraternel en une guerre héréditaire de classes et de castes. Toute réflexion, toute considération humaine était faussée par la question du mien et du tien. On est arrivé à un point tel qu'aucune considération politique n'était plus capable de diriger les forces du peuple vers une fin pure, que l'unité du vouloir, si forte fût-elle, était impuissante à imprimer l'intensité d'une force de la nature à l'aspiration de la justice intérieure: toutes les valeurs ont été remises en question, et au-dessus de tout s'élève, tacitement reconnue, la force fatale des intérêts.
Seuls le nivellement et la dépréciation de la richesse, la réconciliation des hostilités héréditaires, la suppression de la division en membres éternellement passifs et membres éternellement actifs, l'unification de la société humaine en un organisme vivant, souple, se renouvelant lui-même; seule, disons-nous, cette transformation ayant sa source dans les profondeurs de la conscience morale, telle que la conçoit notre nouvelle doctrine, pourra arrêter et arrêtera la lutte fratricide des hommes et des peuples. Il ne s'agit pas de créer des paradis terrestres, de rendre la vie plus douce à celui-ci, d'épargner des blessures à celui-là, d'assurer le triomphe de la justice ou, moins encore, de la pitié: ce dont il s'agit, c'est de remplir l'éternel devoir qui consiste à appeler les hommes à des luttes nouvelles et dures, afin d'empêcher le monde de mourir dans sa prison matérielle, de lui rendre sa dignité, de lui montrer le chemin d'un vie plus difficile à conquérir, de la vie de la communauté et de l'âme, sous la protection de Dieu.
C'est le sentiment de la solidarité qui devient alors le sentiment le plus intime de la vie humaine. Si, de nos jours, tout ce qui n'est pas défendu est permis, si, aujourd'hui, chacun cherche à atteindre les limites des droits qui lui sont accordés, un jour viendra où chacun cherchera à atteindre les extrêmes limites de ses forces utiles. La vie, affranchie de l'angoisse de la souffrance et de la cupidité des jouissances, cessera d'être un jeu froid ou un sport ennuyeux des membres et des cerveaux; nous aurons gardé la force royale de la volonté, qui, au lieu d'être au service de fins se détruisant elles-mêmes, sera animée par la conscience d'un devoir envers la divinité qui nous a mis dans cette vie, qui nous rend responsables de tous nos actes extérieurs, de tous nos sentiments intérieurs et qui veut que, nous conformant à la loi de la divinisation, nous cherchions à nous élever de l'existence animale à l'existence spirituelle et de celle-ci à la vie de l'âme.
Qu'il est facile de se détourner avec un sourire de cette sainte assurance et, alléguant avec résignation l'éternelle immutabilité de la nature humaine, de remettre les fins supérieures à un avenir brumeux et insondable, afin de pouvoir s'occuper avec d'autant plus de liberté des questions du jour!
Ces questions du jour, auxquelles vous sacrifiez vos jours et vos nuits, que sont-elles? Elles ressemblent aux chemins que suivent les sources et les ruisseaux non captés; en l'absence de toute volonté spirituelle, susceptible de diriger leur cours, ils transforment le terrain en marécage où une poutre ou un bloc de pierre, jetés çà et là, sont destinés à fournir au pied hésitant un appui qui s'enfonce sous les pas. S'abandonner aux questions du jour, c'est renoncer à poursuivre l'idéal d'une humanité meilleure, que nous portons cependant en nous-mêmes; c'est se livrer à l'arbitraire de l'époque qui, après avoir gaspillé des milliers de vies, ébranle un équilibre instable qui étouffe toutes les forces, jusqu'à ce que l'avalanche se détache et se mette à rouler, à la recherche d'un point de repos, en détruisant et en écrasant tout sur son chemin. Ne s'occuper que des questions du jour, c'est pratiquer une politique du moindre effort, c'est chercher à réaliser ce qui est le plus facile et le plus possible, et non ce qui est le plus nécessaire, le plus difficile et le plus pénible; c'est établir un compromis entre les volontés existantes, non parce qu'on reconnaît à toutes des droits égaux, mais uniquement parce qu'il est impossible de les détruire ou qu'elles sont trop nombreuses. Le monde laisse à ces sottises, vanités et petits besoins le soin de décider de l'ordre dans lequel ils seront satisfaits, et la première place est prise par celui qui crie le plus fort. Aucune des époques historiques qui ont précédé la nôtre n'a jamais renoncé à soumettre ses aspirations à un jugement de valeur et à les conformer à son idéal intuitif; c'est à nous, qui sommes dominés par l'intellect plein de sagesse et de science, qu'il a été réservé de livrer notre vie terrestre et divine au jeu des forces du hasard, de la majorité, des origines, des derniers préjugés et des valeurs éclectiques et de discuter les questions du jour avec une gravité quasi sénatoriale.
Immutabilité de la nature humaine! Quel doux prétexte pour ceux qui possèdent, qui ont tout à perdre et rien à gagner, qui doutent de l'avenir et infligent eux-mêmes un démenti à ce doute, en se plongeant dans des travaux et des questions du jour. Certes, le rire et les pleurs, l'amour et la haine, le plaisir et la douleur sont de toutes les époques et de tous les peuples. Et, cependant, le Boschiman et le Papou ne sont plus que le souvenir d'époques que l'humanité a dépassées; et, cependant, le Christ a divisé l'existence humaine en deux phases; et, cependant, il a suffi de trois siècles pour fonder sur la pensée toute l'activité des peuples occidentaux, de quatre générations pour faire d'une masse obscure une bourgeoisie capable des plus grandes actions et pour renouveler du dedans l'organisme national allemand; et, cependant, il a suffi d'une volonté royale pour faire de la Prusse l'organe chargé de l'administration et de la défense du pays. À notre époque qui, par paresse intellectuelle et aveuglement volontaire, a pris l'habitude de refuser à des peuples entiers le droit à l'existence, bien qu'elle sache que dans chaque collectivité parricides et menteurs, fous et malades, penseurs, guerriers, saints, travailleurs, jouisseurs et créateurs, se retrouvent en nombre égal, dans des proportions égales et dans le même ordre; à notre époque, disons-nous, il est difficile de faire comprendre que le changement de l'aspect historique comporte, non la transformation universelle, mais seulement l'ascension de nouvelles couches, la revalorisation des principales valeurs, l'extension de la sphère dans laquelle se manifeste l'action de la pensée directrice, de l'idée. La nature n'aime pas les transformations radicales; elle préserve les vestiges du passé dans des compartiments de plus en plus éloignés et isolés; le mollusque primitif et l'homme de l'âge de pierre vivent toujours, et l'homme intellectuel de nos jours, rempli d'angoisse et de convoitise, vivra encore dans des milliers d'années, mais la maîtrise du monde ne lui appartiendra plus. La nature ne s'embarrasse pas de considérations tirées du temps et du nombre; elle ne pousse pas les hommes comme un troupeau vers les portes du paradis, mais elle crée, comme le fait un artiste qui n'anime du souffle de son âme que le bloc de pierre qu'il a choisi. La mer reste une étendue immuable, établie une fois pour toutes, et cependant elle change de couleur et d'aspect à toute heure sous l'influence des vapeurs qui s'étendent à sa surface, des vents qui la remuent, des nuages qui la recouvrent de leurs ombres, des étoiles qui s'y reflètent. C'est ainsi que dans chaque nation toutes les croyances et toutes les connaissances, toutes les pensées et toutes les volontés existent et agissent simultanément, mais ce qui donne à une époque sa couleur spirituelle, ce n'est pas la décision de la majorité, mais l'organisation et la cohésion plus ou moins fortes de la nation. La puissance la mieux organisée et la plus unie devient la puissance dominante, et sa domination une fois assurée, elle acquiert le pouvoir majoritaire d'assimiler à elle les éléments incolores et indifférents et de transformer peu à peu sa prédominance en un pouvoir reconnu et approuvé par la majorité. Toute action assimilatrice repose sur cette loi; et c'est pourquoi ne sont capables de coloniser et de civiliser que les nations ayant réalisé chez elles l'unité morale et l'accord des volontés.
Ce n'est pas une transformation morale radicale, rapide et s'effectuant simultanément chez toutes les nations, qui forme le but et la prémisse de notre doctrine et la condition de la phase future de l'humanité: c'est d'abord une ascension et une extension imperceptibles de la puissance spirituelle dominante, puissance d'union et de cohésion; c'est ensuite le brusque réveil et la lente amplification de l'appel et de l'accord de l'âme qui finiront un jour par faire résonner les vases même les moins harmonieux. Le premier son est émis; il est encore très faible; mais il ne s'éteindra plus jamais; il sera repris par des voix hésitantes, et déjà de nos jours l'appel devient perceptible. Quand il aura franchi le seuil de la conscience, ne fût-ce que d'une seule collectivité nationale, on verra se déclancher la série de transformations de la vie morale, et quand ces transformations auront, en vertu de la loi de la dominance, acquis leur pleine efficacité, nous assisterons aux débuts d'une époque caractérisée par des exigences nouvelles et rigoureuses.
D'où nous vient cette certitude? Telle est la question qui se dresse ici et nous oblige de revenir, pour le confirmer d'ailleurs, à notre point de départ. D'où nous vient, pour la première fois depuis des siècles, l'assurance justificative que nous pouvons arriver à une nouvelle unité de la foi et des valeurs, alors que ce monde intellectualisé et mécanisé ne connaît que des convictions partielles, s'interdit toute appréciation absolue, en l'étouffant sous le poids des comparaisons, a rompu toute obligation et n'a consolidé que la volonté individuelle? Ne sommes-nous pas, en pleine incompatibilité avec une foi ardente, abandonnés au caprice aveugle des mouvements de majorités, aux tristes compromis des intérêts et besoins matériels, qui doivent en fin de compte, ainsi que l'exige la conception matérialiste de l'histoire, se plier aux lois anonymes des forces naturelles et les aider à triompher de la pensée humaine? N'avons-nous pas, en dernière analyse, sacrifié l'autonomie de l'esprit au sort mécanique de l'équilibre?
Le triomphe de l'unité des volontés humaines et de la certitude morale sur les faits matériels était assuré, tant que la religion révélée déterminait toutes les manifestations du vouloir collectif. Ce triomphe s'est évanoui le jour où le miracle a disparu de la vie quotidienne, pour céder la place à la loi; le jour où le soleil et la lune ont cessé de se conformer aux ordres de Dieu, parce que la pensée leur a imposé un repos agité et un mouvement mort. Ce triomphe devait s'évanouir, parce que la religion révélée, une fois disparue, ne revient plus, à moins de se consolider tous les jours, comme c'est le cas en Orient, par des annonces et des signes. Le miracle primitif devient un fait historique, la foi devient dogmatique et le message se transforme en loi. La divinité se cléricalise. La communauté des initiés devient église mécanisée, la piété se mue en politique, la transcendance primitive se transforme, à la faveur d'interprétations successives, en une puissance terrestre, faite pour lutter contre des réalités, après être devenue incapable d'en créer. La domination d'une religion révélée suppose un peuple qui n'a pas encore franchi le chemin infernal qui aboutit à l'intellect; elle suppose le renouvellement continuel à l'aide de signes et de miracles qui maintiennent vivant le contenu transcendant primitif et fournissent constamment une interprétation nouvelle et irréfutable des rapports existant entre ce contenu et la marche de la réalité. Ce ne sont ni les édits de prêtres ni les conciles qui maintiennent et renouvellent l'unité religieuse et préservent sa primauté: ce sont les prophètes.
La primauté de la religion a été ruinée par la raison. Le courage et la conscience des peuples de souche germanique n'ont pu s'accommoder des consolations matérialisées de la mystique et cherchaient à établir un accord entre la foi et la pensée. Ces peuples ont créé une forme religieuse qui devait pendant des siècles servir à l'humanité de compagnon de route, parce qu'elle rendait accessible au regard la transcendance primitive de l'Évangile; mais elle n'eut pas la force nécessaire pour devenir une puissance spirituelle universelle, parce qu'elle était schismatique, ne reposait pas sur une prophétie, laissa toute liberté à la pensée scrutatrice et se mit dès le premier jour sous la protection du pouvoir politique auquel elle devait son existence. Au fond, le protestantisme a toujours vécu d'une vie privée, alors même qu'il a réussi, grâce à la protection officielle, à acquérir dans certains États monarchiques une influence politique; il n'a ni pu ni voulu conquérir le pouvoir suprême qui consiste à fixer des valeurs pour toutes les circonstances de la vie; le prédicateur de cour n'était nullement disposé à suivre le chemin des prophètes et des martyrs.
L'esprit intellectualisé des peuples était dominé par la raison. Une fois de plus, comme à l'époque de la naïve pensée pré-chrétienne, c'est à la philosophie qu'est échue la mission de fixer les valeurs. Elle fut peu écoutée, car le monde allait être absorbé pendant des siècles par le travail sans exemple de la mécanisation. Science, technique, capital, échanges, organisation de l'État, art de la guerre, division en classes, conduite de la vie, art: tout cela devait être adapté au surpeuplement du globe, aux transformations survenues au sein de chaque peuple. La plus violente de toutes les révolutions terrestres avait pour corollaire la liberté individuelle illimitée; des forces et des nationalités opposées étaient appelées à prendre part au travail mondial, lequel n'aurait jamais pu être mené à bonne fin sans la liberté illimitée de la pensée et de ses méthodes. Inévitablement devait naître la grande erreur, d'après laquelle l'analyse triomphante pouvait oser le dernier pas: poser des fins à l'humanité. Erreur analogue à celle qui consisterait à prétendre que l'imprimeur doit montrer le chemin au poète, le mécanicien de locomotive au voyageur, le marchand de couleurs au peintre ou le canonnier au général en chef.
Fidèle à son devoir et inquiète, la philosophie se remettait sans cesse à réunir les fils dispersés, à imaginer des directions, des lois, des impératifs éternels. Vain travail! Elle a abordé toutes les questions critiques, elle a appris à douter de toutes les notions et du monde lui-même, de Dieu et de l'existence, mais sa raison pure ne l'a pas empêchée de passer, sans l'apercevoir, à côté de la plus simple des questions préalables, à savoir si l'intellect qui pense, mesure et compare, si l'art du «deux fois deux» et du «pourquoi» constituent et restent les seules forces dont l'esprit éternel dispose pour pénétrer ce qui est à la fois humain et divin. Elle est restée philosophie intellectuelle. Elle s'est comportée comme le ferait un théoricien des vibrations qui voudrait expliquer à l'aide de courbes et de diagrammes l'émotion que fait naître en nous une symphonie; comme le ferait un météorologiste qui voudrait, à l'aide de cartes du temps, rendre compte de l'état d'âme que suscite une matinée de printemps; comme le ferait un hydraulicien qui voudrait expliquer à l'aide de calculs la sensation que nous éprouvons à la vue de la mer se brisant contre les falaises. Elle n'a pas vu que les agitations de notre âme ne se laissent pas expliquer par des procédés logiques et mathématiques et que l'observation et l'analyse des notions ne sont pas applicables aux faits les plus intimes. Elle n'a pas été frappée par la mesquinerie et la platitude de ses définitions, lorsqu'elle se hasardait à aborder les forces internes de l'amour, de la nature, de la divinité. Elle ne s'est jamais demandé pourquoi ses doctrines morales étaient dépourvues du caractère d'obligation absolue, et elle se demandait encore moins quelles sont en général les conditions de l'obligation absolue. C'est qu'à l'argument tiré de l'utilité générale, chacun est en droit de répondre: «Je renonce»; et à toute construction théorique de devoirs: «Je m'y soustrais, sous ma pleine et entière responsabilité». La pensée logique peut légitimer le droit et les mœurs, mais jamais les valeurs et la morale absolues, défiant toute objection. Ces valeurs et cette morale ne peuvent avoir leur source que dans l'Absolu, dans ce qui est impalpablement divin, et l'homme n'aurait le droit de se contenter de formules morales conventionnelles établies par sa raison scrutatrice que si le chemin qui mène à la transcendance lui était fermé et inaccessible. Mais ce chemin lui est largement ouvert; ce n'est pas le chemin des églises et des couvents, des dogmes et des rites, mais celui de la vie intérieure et de l'intuition, celui-là même qui a été suivi, en partie du moins, par tous ceux qui, n'écoutant pas les avertissements utilitaires de la pensée intellectuelle, ont pu, ne fût-ce que pendant un instant, s'abandonner sans désirs et en silence à l'amour, à la nature, au divin. Sans doute, en nous engageant sur ce chemin nous devons prendre congé de la vieille sagesse, de l'expérience pratique qui ne s'étonne de rien et qui nous accompagne sur les chemins battus de l'intellect, toujours les mêmes et dont nous connaissons les moindres détours. Nous nous égarons, nous balbutions, nous nous arrêtons frappés d'étonnement devant les portes de ce royaume dont la description échappe à notre langue; mais une éternelle certitude nous pousse toujours en avant, et lorsque nous rentrons chez nous, nous avons les yeux pleins d'images ineffaçables dont nous retrouvons l'expression dans les préceptes et doctrines des plus grands d'entre nous qui ont tous dit et annoncé la même chose: le commandement de l'amour, le royaume de l'âme, la communion avec Dieu.
Ces mots semblent vieux et usés; ils échappent à toute analyse. Et, cependant, il n'est pas une question vitale, il n'est pas une question, même de celles se rattachant aux choses les plus lointaines et les plus mesquines de la vie, qui, trempée dans cette source, ne laisse apparaître le lumineux rayon de sa vérité et de sa gravité. Il n'est pas d'ensemble si embrouillé, d'erreur si compliquée qui ne se laissent facilement démêler à la lumière de la vérité entrevue. Toutes les valeurs viennent, grâce à elle, se ranger dans l'ordre hiérarchique, tous les jugements deviennent des sentiments vécus et éprouvés, et même la vie terrestre, si fugitive, se trouve légitimée, non en tant que dernière instance ayant le droit de faire de ses besoins le critère du bien et du mal, mais en tant que Orbis pictus que nous cherchons à dépasser. École du cœur et de la volonté, palestre de notre corps périssable, la vie, ainsi comprise, loin d'être une fin en soi, la source du suprême bonheur et de la suprême tristesse, loin de mériter d'être l'objet de nos suprêmes passions et de notre suprême désespoir, se présente à nous comme un devoir, un legs, une destinée passagère que nous devons accepter avec gravité et dignité, voire avec amour.
Ce n'est pas la philosophie de l'intellect qui nous a montré le double chemin, l'ancien et le nouveau, qui conduit vers le monde et vers Dieu: c'est la force d'intuition, qui avait déjà reçu auparavant plusieurs noms et que nous appelons connaissance intime. C'est elle qui se chargera de conduire l'humanité, charge dont la religion ne peut plus s'acquitter et que la philosophie intellectuelle est incapable de remplir, et comme nous vivons et mourons avec la foi dans cette connaissance, la question relative à la certitude de la doctrine se trouve épuisée.
On pourrait croire que le monde et la vie ainsi conçus deviennent presque un jeu; que si le monde et la vie étaient ainsi faits, beaucoup de forces actives et de passions efficaces seraient perdues et que l'humanité, satisfaite et rassasiée, passerait son temps dans une contemplation quiétiste. Sans doute, la convoitise et l'angoisse, l'arrogance et la tristesse désespérée ne joueraient plus le même rôle que dans le passé. Mais ce ne sont pas ces passions qui ont créé ce qu'il y a de grand sur la terre. L'admiration devant l'intellect mécaniste et ses exploits aura diminué, car nous commençons déjà à nous rendre compte qu'il constitue une force d'une uniformité routinière et facile à acquérir, une force capable de niveler, non de créer, une force perspicace, mais non éclairée. Mais malgré le discrédit dans lequel sera tombé l'intellect, le monde ne deviendra pas moins sage. Il fut un temps où les actes de marcher et de parler étaient nouveaux et exigeaient la tension de toutes les forces spirituelles des hommes; aujourd'hui, ces actes nous sont familiers, et nous sommes à même de parler en marchant et de marcher en parlant. La pensée quotidienne nous est devenue, elle aussi, familière; elle remplit nos journées et pas mal de nos nuits; il y a même des moments où nous voudrions arrêter le courant de nos pensées impitoyables et indésirables. Nous nous plongeons dans le sommeil, parfois dans la méditation. Le fait que nous sommes bien plus conscients de nos pensées, même abstraites, et de nos résolutions capitales que de notre respiration, prouve à quel point nous sommes encore écoliers, combien fragile est encore notre maîtrise dans cet art insignifiant. Plus nous accorderons de place à l'intuition méditative, exempte de désirs, plus nous soumettrons nos pénibles jugements au contrôle et aux corrections de la connaissance pure et désintéressée, et plus notre travail intellectuel deviendra silencieux et sûr et pénétrera dans la sphère des choses dépassées. Comparez la clarté, la pureté et la certitude qui caractérisent les résolutions des hommes libres et ayant reçu une heureuse éducation avec le travail borné et plein d'effort auquel se livrent, dans l'incertitude qui les entoure, les caractères purement intellectuels, et vous aurez une idée de la maîtrise inconsciente et modeste à laquelle peut atteindre un jour le travail intellectuel et qui rendra à l'humanité des services infiniment plus grands que l'avantage insignifiant et pourtant si envié dont jouissent nos quelques natures dressées dans l'art de penser.
Cet avenir que nous entrevoyons sera caractérisé, non par l'absence de sagesse, mais par l'absence de toute sagesse banale et par la certitude du jugement intime. L'incertitude dont font preuve notre époque et ses représentants les plus sages dans leurs appréciations et jugements est sans exemple, car jamais auparavant les hommes n'ont connu un pareil débordement de l'intellect, dépourvu de tout frein, déchaînant et justifiant sans discernement les sentiments les plus arbitraires. Nos amours et nos haines, dans leurs changements incessants, nos jugements relatifs à ce qui est admissible, juste et exigible, ne sont pas moins hésitants et dépourvus d'instinct que nos jugements esthétiques qui n'ont pour effet que de déparer et de défigurer le monde. Comme tout peut être démontré, tout est démontré tous les jours, et chaque démonstration est acceptée. Et, pourtant, chaque jour apporte, à quelques-uns du moins, la preuve qu'il y a dès maintenant quelques rares hommes qui façonnent le monde en créateurs, parce qu'ils puisent leur être et leur jugement dans les profondeurs de l'intuition, et que ces hommes, qui sont les meilleurs d'entre nous, sentent et annoncent, quelles que soient leurs origines et leur vocation, la même chose dans toutes les grandes questions, à la gloire et à la louange de la vérité absolue. Il n'y a rien d'extraordinaire à espérer qu'un temps viendra où le nombre aura augmenté de ceux qui seront capables d'interroger leur cœur et leurs sentiments et de se laisser guider dans toutes les choses de la vie journalière, du monde et de l'éternité par des jugements puisés dans leur fond le plus intime. La vie ne deviendra pas pour cela un jeu froid, alors même que l'angoisse, les apparences, les futilités en auront disparu et, avec elles, quelques joies stupides, quelques plaisirs inavouables. La volonté supérieure stimulera les passions les plus fortes et, comme le domaine de cette volonté ne sera plus fondé sur la misère, la contrainte et l'animalité, il portera la marque de la liberté. Ce n'est pas vers l'indifférence à l'égard des hommes, vers la froide pitié et vers l'éloignement poli que nous nous acheminons, car lorsque les moyens qui servent dans la lutte brutale pour le pain et la considération seront épuisés, lorsqu'auront disparu notamment la concurrence et la fraude, la jalousie mortelle et la mauvaise joie, l'hypocrisie et le désir de dominer, on verra naître, comme c'est déjà le cas aujourd'hui chez les meilleurs d'entre nous et comme ce fut le cas pendant toutes les grandes époques, la responsabilité, le souci de la collectivité, le sentiment social et la solidarité. Nous n'avons à craindre ni l'une ni l'autre de ces deux manières de penser opposées et également terre à terre: le nihilisme et la crédulité matérielle, car le désespoir qui mène à la négation aura disparu, tout comme la misère qui croit à toutes les fausses prières et à tous les rites superstitieux, destinés à procurer des avantages terrestres. Et c'est alors que l'esprit de la reconnaissance et de la soumission, du silence et de l'amour s'élèvera à la transcendance véritable.
La triple devise: «foi, espérance, amour» a été annoncée par le dernier prophète aux millénaires à venir, et tout ce qui concerne les rapports entre l'homme, le divin et la vie terrestre est résumé dans ces trois mots. Une époque morte, privée de révélation, a pu les rejeter dans l'ombre. La foi est considérée comme un devoir désagréable, mais nécessaire, de tenir pour vraies des choses dont on sait pertinemment qu'elles ne le sont pas; de sacrifier non seulement l'intellect, mais aussi la conscience, à un commandement. L'espérance, mal interprétée, consiste à s'attendre à ce que, en vertu du principe de la réciprocité, le sacrifice ne reste pas vain, mais rapporte des avantages. Quant au commandement de l'amour, il y a longtemps qu'il est mort; ce qui en reste, c'est la pitié et une intervention froidement mesurée en faveur de la diminution de la misère: c'est la seule oasis de paix dans la lutte des convoitises. L'amour humain actif n'a pas réussi à s'atténuer à côté de l'amour sexuel, de l'amour des proches et des amis.
Nous parlerons de la foi future dans un autre ouvrage. Ici il est question de la société humaine. Aussi n'interpréterons-nous les paroles de saint Paul qu'en leur donnant un sens social, en tenant compte des besoins de notre époque et de l'évolution que nous venons d'esquisser. Ainsi interprétées, voici ces paroles: liberté autonome et responsable, solidarité et transcendance.
Lorsque nos successeurs jetteront un jour un coup d'œil rétrospectif sur notre époque, ils se demanderont avec un étonnement effrayé comment les quelques siècles au cours desquels s'est effectué le mélange des peuples européens ont pu suffire à la pensée intellectuelle pour atteindre son apogée et imprimer au monde entier la marque de la mécanisation. Nous éprouvons un sentiment analogue, lorsque nous nous reportons à l'aube du genre humain, à ses débuts qui ont certainement duré des centaines de milliers d'années, et que nous pensons à ses premières conquêtes, telles que la marche bipède, le langage, le feu; seulement, au sentiment que nous éprouvons ne se mêle pas l'amertume dont ne pourront se défendre nos futurs juges. C'est seulement par l'arrivée au premier plan des couches inférieures, asservies depuis un temps immémorial, qu'ils pourront expliquer ce qu'il y avait de bas et de primitif dans notre époque, à savoir la passion pour les futilités chez les hommes et chez les femmes, le manque de courage devant la vie, l'hostilité réciproque, la passion d'accumuler les moyens de subsistance, l'inconsistance dans les appréciations, l'absence de morale obligatoire, de responsabilité, de sentiments de dignité, de solidarité. Comme toutes les époques de rupture de servage et d'ascension brusque des couches inférieures de la population, comme l'époque de la Grèce décadente et celle de l'Empire Romain, notre temps peut être considéré à la fois comme une fin et comme un commencement; mais ce qui restera à titre de mérite sans exemple de nos générations, c'est que la régénération sera l'effet, non d'une soumission à un joug étranger, mais d'un vouloir intime et profond.
Et, maintenant, est-il possible et utile de hâter ce qui doit venir, d'accélérer le devenir à l'aide de lois et d'institutions, de symboles et de manifestations? N'oublions pas que ce qui anime les institutions, c'est la mentalité qui les crée; les idées du temps, l'évolution du monde s'imposent aux esprits qui obéissent, tout en résistant, comme le ressort d'une montre. Le mouvement d'horlogerie vient après, car on a beau faire avancer les aiguilles de la montre, le mouvement ne s'en trouve pas accéléré. Une époque mûrit lentement, et c'est aujourd'hui seulement qu'elle commence à être touchée dans sa conscience la plus profonde. Ni les orages printaniers de la guerre, ni les rayons chauds de la paix ne sont à même de troubler le calme profond de la terre où germe la graine de la vie. C'est l'esprit qui engendre l'esprit, c'est une chose qui sert de point de départ à d'autres choses. L'esprit ne dépend même pas de la volonté, laquelle ne peut ni le créer, ni le détruire. Quand le moment sera venu, les voix réclamant une nouvelle justice deviendront de plus en plus nombreuses et ne se tairont plus, jusqu'à ce que la certitude de nouvelles valeurs, de vérités inattaquables naisse de la nuit du doute. Mais ces valeurs et vérités, que notre époque commence à entrevoir, sont des biens de l'âme. L'annonce de leur règne est faite aujourd'hui, comme il y a mille ans; leur sens n'a pas changé; seule leur forme temporelle est autre. Mais ce règne commence dans les profondeurs de la conscience, et c'est seulement après s'y être épanoui, qu'il apparaît à la lumière du jour. N'obéissant qu'à sa volonté du moment, l'individu, plein de doute ou de confiance, peut bien se frayer tel ou tel chemin à travers les épaisses broussailles mourantes. Peu importe! La résistance de masses mortes est impuissante à ralentir quoi que ce soit, et le sacrifice portant sur des choses matérielles ne peut rien accélérer. Qu'une conscience éveillée fasse un sacrifice de ce genre: nous devrons y voir un témoignage, un symptôme, mais non un acte décisif, car une nouvelle injustice profitera de ce sacrifice. À la lumière du jour, l'éveil de la conscience économique sera complet, lorsque la propriété ne sera plus envisagée que comme un bien confié dont on doit rendre compte, lorsque l'arbitraire du possédant sera remplacé par la responsabilité, lorsque la vie et le travail n'auront plus pour but l'acquisition et la jouissance.
Le sens du développement consiste donc en ceci: l'idée et la foi qui suppriment l'isolement de l'activité politique et morale de l'individu et subordonnent à la vie d'une unité supérieure toutes les conventions particulières, ainsi que les limites de l'activité de chacun et sa responsabilité, cette même foi et cette même idée, disons-nous, auront pénétré l'existence économique et sociale et remplacé la liberté inférieure par une liberté supérieure. La liberté individuelle se manifestera dans l'intuition et la vie intérieure, dans les créations inspirées par l'une et par l'autre, dans les œuvres de transcendance, du cœur, de l'art et de la pensée.
Le jour où ce dernier domaine de l'activité humaine, la vie économique et sociale, sera affranchi de l'arbitraire qui le caractérisait pendant la période pré-étatique, le jour où il sera soumis, lui aussi, à la loi de la responsabilité commune, de la volonté divine, et élevé au niveau supérieur de l'âme,—bref, le jour où le vouloir le plus matériel de l'humanité sera animé d'une nouvelle morale et soumis à un déterminisme plus spirituel, ce jour-là il sera impossible de confier à n'importe quelle forme politique la charge et la responsabilité d'une limitation aussi grande et d'une domination aussi serrée. On verra alors se poser la question politique de la nouvelle organisation de l'État. C'est là une préoccupation qui a été considérée pendant des siècles comme la fonction la plus élevée et la plus importante de la pensée théorique, de la religion et de la philosophie et qui a fini par devenir, dès le début de l'époque mécaniste et nationaliste, une affaire de routine historique et ethnique, d'équilibre entre la tradition et l'utilité du jour.
Si, pour remédier à l'absence de frein et de direction qui caractérise encore le mouvement humain et les modes d'association humains, il faut rattacher celui-là et ceux-ci à l'absolu et au transcendant, les transformer conformément à une nouvelle morale et à des mœurs nouvelles, on est obligé de convenir qu'un État se réclamant de la tradition et vivant au jour le jour ne saurait suffire à cette tâche. Aussi notre exposé comporte-t-il une suite qui doit être consacrée au chemin politique. Nous avons suivi le chemin de la morale jusqu'au bout: il a son point de départ dans la loi de l'âme et aboutit à la loi de la responsabilité et à la conception d'une vie consacrée à la recherche, non du bonheur et de la puissance, mais de la justice et de Dieu.
Au moment où je me propose de m'engager dans le troisième chemin, qui est celui de la volonté, de la volonté collective, base et mobile de toute activité politique, je dois faire une confession personnelle, et ce sera pour la première fois depuis des années que je parlerai de moi-même.
J'écris ces mots dans l'après-midi du 31 juillet 1916, la veille du deuxième anniversaire de la guerre européenne. Dans des milliers de villes seront lues et écoutées des réflexions fières et graves, sérieuses et rassurantes, et les commencements imperceptibles de la lassitude s'évanouiront devant l'espoir prometteur de victoire, de puissance et de bonheur.
Par-dessus les cimes des arbres qui sont devant ma fenêtre j'aperçois dans le lointain les prés bleuâtres, les champs d'un blond pâle, la ligne de collines à l'horizon. La moisson est abondante, et l'approvisionnement de l'année est assuré. Au dehors, sur les frontières sanglantes de l'Est et de l'Ouest, la folle attaque de l'ennemi faiblit de nouveau, nous dit-on; cette attaque était d'ailleurs la dernière; après elle viendra la paix. Devons-nous exiger beaucoup ou peu? C'est que les partis en présence luttent pour le comment, et non pour le si.
Il y a aujourd'hui deux ans que je me suis séparé de la manière de penser de mon peuple qui voyait dans la guerre un événement salutaire.
Il y a des années que j'ai aperçu le crépuscule du peuple et que je l'ai dénoncé par la parole et par la plume. J'en ai aperçu les signes dans l'insolente débauche qui s'étale dans les rues des grandes villes, dans l'arrogance de la vie matérialisée, dans la folie des milliards de la fête séculaire de 1813, dans l'ironie des épigrammes historiques de Kœpenick et de Saverne, et surtout dans la mortelle indolence de notre bourgeoisie fuyant les responsabilités, noyée dans les affaires. Un an avant l'explosion de la guerre, j'ai, pour la dernière fois, attiré l'attention sur l'issue qui approchait: le malheur devait venir, non parce qu'il était une nécessité politique, mais en vertu d'une loi transcendante, la Prusse n'ayant jamais rien appris autrement que sous les coups.
Dans le bonheur estival du soleil de juillet, le peuple de Berlin, riche et heureux de vivre, répondait avec joie à l'appel de la guerre. Les vivants et ceux qui étaient déjà marqués pour la mort, en habits clairs, l'œil joyeux, se sentaient au sommet de la puissance vivante et à l'apogée de l'existence politique. Une ombre de haine traversa tout à coup la mer humaine en mouvement: le bruit s'est répandu qu'un espion russe a été arrêté sur les marches de la cathédrale; déguisé en facteur des postes, il a été trouvé porteur de projectiles. Mais les yeux ne tardèrent pas à s'éclaircir, la haine disparut dans la tension extraordinaire produite par l'espoir de la victoire et la soif de la lutte.
Je ne pouvais que partager l'orgueil du sacrifice et de la force; mais cet enivrement m'était apparu comme une fête de la mort, comme le prélude symphonique d'une tragédie que je devinais obscure et terrible, d'autant plus terrible qu'elle paralysait en moi l'enthousiasme.
Et pendant que se déroulait la marche victorieuse vers l'Ouest, qu'on s'approchait de Paris et qu'on commençait à entretenir un second couronnement victorieux à Versailles, je pensais: ce qui importe, c'est de nous sauver de la détresse, de l'étreinte de fer, de la haine mortelle qui va se prolonger jusque dans la paix. Je siégeais alors au ministère de la Guerre, pour aider de mes conseils à neutraliser les effets du blocus; et pour prouver que ce ne sont pas des souvenirs trompeurs qui me font exagérer les préoccupations que j'avais à cette époque-là, je rappellerai seulement les mesures qui, proposées par moi, ont été appliquées pendant des années avec une efficacité à laquelle des experts ont rendu justice.
Je croyais, et j'y crois encore, à la possibilité d'un salut honorable et providentiel; mais quant au bonheur dans la paix, je n'y crois pas plus que je n'y croyais pendant ces jours pleins d'enthousiasme de notre histoire nationale. Et, une fois de plus, les raisons qui me dictaient ma croyance étaient d'ordre, non politique et militaire, mais transcendant.
Je ne crois pas à notre droit, ni au droit de qui que ce soit de régenter définitivement le monde, car ni nous, ni aucun autre peuple n'avons mérité ce droit. Aucun titre ne nous autorise à régler les destinées du monde, car nous n'avons pas encore appris à régler les nôtres. Nous n'avons pas le droit d'imposer aux nations civilisées de la terre nos pensées et nos sentiments, car quelles que soient les faiblesses des autres nations, il est au moins une chose qui nous manque encore, à nous: l'acceptation voulue de notre propre responsabilité.
Je crois fermement et avec certitude à une heureuse issue; mais je redoute ce qui viendra après. Car cette guerre n'est pas un commencement, mais une fin, et elle laissera après elle des ruines. Et tous vont se disputer ces ruines: peuples, partis, classes, familles, Églises. Si toute décadence ne portait en elle les germes d'une vie nouvelle, nous serions aujourd'hui incapables de respirer. Mais la vie nouvelle ne peut résulter que du réveil de l'âme, et ce réveil est annoncé; c'est le seul germe qui reste capable de bourgeonner, alors que tous les autres sont écrasés sous les pieds. Si nul de nous autres vivants ne doit voir la réalisation de la promesse, en quoi cela importe-t-il?
Cela importe beaucoup et peu: nous sommes sûrs de l'avenir, mais nous mourrons comme une génération de transition, comme une génération sacrifiée, destinée à servir d'engrais, indigne de voir la moisson.
Quel rapport y a-t-il entre ces confessions et les perspectives d'avenir? Ce que nous venons de dire signifie le passage du libre royaume de la pensée, dans lequel nous avons évolué, aux misères du jour. Il est impossible de se soustraire à l'obligation de rattacher à la réalité les ensembles d'idées dont l'objectif et la possibilité de réalisation ne sont liés à aucune époque déterminée; car si ces idées sont vraies, il faut, alors même qu'elles semblent en contradiction avec ce qui existe, rechercher, dans la solide structure du présent, les joints, pratiquer les brèches par où puisse pénétrer le premier souffle du monde nouveau. C'est là un travail pénible, un travail de recherche portant sur le donné, sur ce qui est lié au temps, au lieu, au hasard, un travail au cours duquel on perd parfois la netteté des idées, le contact avec l'air. Ce travail exige des instruments résistants; frapper les murs de coups légers, en personnes bien élevées, ne suffit plus; la hache devra s'attaquer à beaucoup de choses devenues chères.
Puisque, en quittant la lumière du jour pour descendre dans les bas-fonds, on éprouve un sentiment d'oppression, n'est-il pas presque inhumain de montrer aujourd'hui à un peuple, le plus pur de tous, à un peuple couvert de plaies saignantes, transformé en une armée et accomplissant des exploits incroyables, n'est-il pas inhumain, disons-nous, de lui parler avec une dureté qui ressemble à de l'ingratitude et qui, au fond, n'est que de l'amour, en lui révélant les côtés sombres et défectueux de son être? N'est-il pas plus dur encore, alors que la trêve de Dieu péniblement maintenue s'est transformée en une guerre de tous contre tous, d'élever la voix, non pour annoncer la paix, mais pour condamner des œuvres et des valeurs qui semblaient éternelles?
Pendant une année, cette douloureuse réflexion m'avait empêché de continuer mon travail. Je le reprends aujourd'hui, car le devoir m'oblige à ne pas taire ce qui m'est dicté par ma conscience, et parce que dans le désaccord entre une considération relative et une aspiration absolue, le choix qui fait abstraction des contingences ne peut pas conduire à l'injustice.
Il nous faut élucider une série de questions préalables qui n'ont pu qu'être effleurées précédemment.
1. Tradition et idéal.—Depuis cent ans, on se sert, en Allemagne, dans les questions politiques, de la seule méthode historique. Aussi ne serait-il peut-être pas hors de propos de combattre cette méthode, en l'opposant à elle-même.
Dans la mesure où nos fins généralement reconnues ne représentent pas uniquement des intérêts matériels déguisés, elles ne sont pas le produit du travail héréditaire d'esprits politiques qui, dans les pays occidentaux, s'objective dans le gouvernement de parti et, dans les pays orientaux, dans la tradition dynastique, mais elles résultent uniquement de la pratique professorale des savants allemands. C'est que nos partis sont jeunes, dépourvus d'expérience responsable, absorbés par des intérêts matériels urgents; tandis que notre couronne, qui a toujours défendu une forme de gouvernement déterminée, n'a été elle-même jusqu'à présent qu'un parti.
Or, le savant, par ses dispositions essentielles, se trouve en opposition radicale avec l'homme d'action, avec le politique et l'homme d'affaires, qui, eux, sont en contact direct avec la réalité. Son véhicule consiste dans la démonstration, qui est à l'opposé de l'instinct indémontrable, de l'intuition. Au cours de l'action, il s'agit moins de savoir si un fait donné est vrai que de savoir lequel de deux ou plusieurs faits ou ensemble de faits présente plus d'importance ou de poids. Faire des investigations scientifiques, c'est chercher; et chercher, ce n'est pas peser. Sans doute, le savant consciencieux aura souvent l'occasion, lui aussi, dans la sphère de son travail, de faire des pesées, comme dans les cas où il s'agit de probabilités documentaires; mais il le fera que dans les limites des usages consacrés et admis, la pesée étant pour lui un expédient auxiliaire, et non un procédé fondamental.
Or, bien qu'important, le procédé de la pesée n'est pas le procédé ultime. Ce qui importe plus que tout le reste, c'est ceci: sentir en soi des fins qui sont données, non par la recherche et l'érudition, mais par une conception du monde obtenue par une intuition consciente ou inconsciente. Des connaissances solides, une bonne mémoire et des méthodes de pensée typiques et éprouvées sont, pour le savant, des moyens de travail indispensables. Pour l'homme d'action, ce ne sont que des moyens occasionnels. L'homme d'action travaille sur des faits incessamment renouvelés, sa mémoire doit à chaque instant se vider et se remplir de nouveau. Les méthodes qui président à sa pensée et à ses décisions doivent à tout instant changer, et souvent à l'improviste, car son activité est une lutte. Seul le but qu'il poursuit doit conserver une direction invariable. Celui qui est fait pour l'action, n'est pas fait pour la recherche, et l'obligation de se rendre dépendant de la pensée des autres et des matériaux accumulés par d'autres ne pourrait que paralyser ses mouvements. Et, inversement, celui qui est fait pour la recherche ne peut que voir un élément irrationnel, une preuve de présomption dans la tension constante qui aboutit à des résolutions indémontrables. Le domaine de l'action se rapproche infiniment plus de la création artistique que de l'érudition.
Lorsque le savant veut se livrer à l'action politique, il doit chercher à déduire ses fins de ce qui est donné, et cela, par exemple, sous la forme de l'extrapolation d'une courbe. Si la Providence avait suivi ces méthodes, l'histoire n'aurait jamais connu de grands tournants et de grands écarts: à chaque instant donné, la direction, par de légères oscillations asymptotiques, aurait tendu vers le point zéro, sans jamais l'atteindre.
Au point de vue subjectif, la politique des savants apparaît comme une tendance avouée à se conformer à la tradition, à tout déduire de conditions de lieu et de temps, de conditions physiques et humaines; elle manifeste une antipathie pour tout ce qui est immédiat et pour l'idéal, lequel est volontiers qualifié de dogmatique et de spéculatif.
À première vue, la continuité du passé semble justifier la conception politique des historiens érudits. Mais il y a là une triple illusion optique. En premier lieu, il y a la patine du temps qui semble rapprocher, rattacher les unes aux autres des choses dissemblables, en attribuant un caractère local et historique même aux faits paradoxaux. Dans deux mille ans, si tous les documents qui s'y rapportent sont détruits, la campagne de Russie de Napoléon sera peut-être considérée, dans sa paradoxalité, comme un mythe solaire; mais à nous, qui en connaissons les détails, elle apparaît comme une entreprise française par excellence. En deuxième lieu, la continuité elle-même est une illusion, car on ne l'établit qu'après coup. Lorsque quelqu'un attend l'épanouissement inconnu d'une nouvelle plante, il peut, d'après le tronc et les feuilles, imaginer plusieurs formes possibles; c'est seulement lorsqu'il se trouve en présence du fait accompli que la nécessité de la forme et de la couleur voulues par la nature lui apparaît évidente. Il aperçoit a posteriori une continuité qui lui semble univoque, jusqu'à ce qu'il ait constaté qu'une plante de la même espèce peut donner une variété de fleurs, s'assurant ainsi qu'une seule et même fonction est susceptible d'aboutir à des résultats multiples. Et, enfin, le coup d'œil rétrospectif modifie les prémisses. Lorsqu'il se produit quelque chose d'absolument imprévu, il est facile au spectateur de découvrir, dans les nuages qui recouvrent les événement antécédents, de nouvelles conditions ayant jusqu'ici échappé au regard et qui, une fois découvertes, transforment et le passé et ses prémisses. L'image du présent est presque aussi subjective que celle de l'avenir, et le passé lui-même, si objectif en apparence, est sujet aux changements.
Objectivement considéré, le traditionalisme est l'élément d'inertie et, comme tel, légitime. La labilité des institutions et des destinées d'un peuple ne doit pas dépasser un certain degré, faute de quoi nous aurions le tableau d'une république nègre. Sans doute, les profondes racines de l'intérêt suffisent à maintenir ce qui existe; lorsque vient s'y ajouter l'action retardante de la tradition, le degré d'inertie augmente, et lorsque la tradition devient prédominante, le système se survit à lui-même. Quand ce cas se présente dans un pays comme le nôtre, qui manque déjà d'initiative politique et ne possède pas assez d'imagination pour trouver des formes nouvelles, il faut un grand effort d'idéalisme spéculatif et un grand essor intuitif, pour secouer le fardeau de ce qui existe.
Et c'est en ceci que se résout l'antinomie entre la tradition et l'idée: la tradition aura toujours la force matérielle nécessaire pour attirer à son niveau et s'assimiler ce qui vient de l'idée et pour assurer ainsi la continuité du devenir; quant aux éléments ayant leur source dans les idées, quelque abstraits et inaccoutumés qu'ils puissent paraître, ils sont destinés à insuffler de nouvelles tendances à ce qui est pétrifié et ossifié.
2. La notion allemande de la liberté, qui est, elle aussi, un produit de l'érudition, signifie, lorsqu'on la dépouille de son appareil métaphysique, à peu près ceci: «Tu ne dois pas désirer la licence effrénée; entre celle-ci et la liberté il y a la limitation organique; tu n'es soumis à aucune autre restriction qu'à cette limitation organique, voulue de Dieu» (Ce syllogisme est rarement démontré et, le plus souvent, on se tire d'affaire, en disant qu'il n'en va pas autrement ailleurs). «Si tu es pénétré de cette vérité, tu possèdes la liberté intérieure; il te reste, en outre, la liberté transcendantale, morale, esthétique et religieuse.»
Il est certain qu'on peut, à l'aide de cet enchaînement d'idées, justifier aussi bien l'esclavage ancien et moderne que l'inquisition, l'absolutisme, le servage, le sweating system et les excès coloniaux, car n'avons-nous pas la proposition intermédiaire, en vertu de laquelle les individus soumis à la tutelle se voient accorder la liberté transcendante? Mais ce qui est décisif dans cette proposition, c'est la notion de l'organique, et ce qui prouve que cette notion reçoit des partisans de ce raisonnement une interprétation très étendue, c'est qu'ils rangent parmi les choses voulues de Dieu la dépendance héréditaire d'homme à homme, de classe à classe, de religion à religion, et même, à l'occasion, de peuple à peuple.
Mais si la dépendance soi-disant voulue de Dieu n'a en réalité rien d'organique, elle se transforme en une contrainte arbitraire qui ne se laisse ramener à aucune notion de liberté, quelque philosophiquement qu'elle soit conçue; et le caractère intolérable de la contrainte s'accentue, en même temps que l'arbitraire ne trouve plus sa justification ni dans la tradition historique ni dans l'autorité.
Les savants professionnels, ceux-là mêmes qui ont créé la notion allemande de liberté, ayant en outre l'habitude de se prononcer sur sa casuistique et ses critères, il est très instructif d'examiner, dans leurs rapports avec les conceptions en vigueur, les aptitudes civiques de ces savants. La situation sociale d'un savant en place est uniquement fonction de l'estime dont il jouit auprès de ses pairs. Il ne dépend ni d'un public, comme un artiste professionnel, ni de la législation et des règles auxquelles obéissent les industriels, ni de parlements, de chefs et de souverains comme l'homme d'État, ni d'une classe d'entrepreneurs, comme le prolétaire. Intellectuellement et socialement, le savant vit dans une république de savants, dans une sorte d'État dans l'État, dans lequel ne pénètrent que la Providence, la législation fiscale et la très douce autorité du ministre des cultes. Une large autorité sur ceux qui sont au-dessous assure la réputation de la chaire; des relations cordiales avec ceux qui sont au-dessus assurent au titulaire de la chaire les honneurs académiques, les faveurs de la Cour et une influence politique. Flottant ainsi à l'état d'équilibre élastique à l'intérieur du corps fluide de la société, nos savants sont dépourvus de tout désir, et leur situation peut être considérée comme la parfaite expression de la liberté politique. Ici une contrainte organique se montre compatible avec la mobilité spirituelle et civique; l'autorité et la domination avec une subordination tolérable. Faire l'éloge de la carrière d'un savant allemand, c'est faire l'apologie de la liberté allemande.
Admettons cependant, ce qui n'est d'ailleurs pas à craindre, que le savant se déclare un jour embarrassé pour formuler son avis sur l'interprétation de la notion de liberté dans un cas donné: quelle possibilité aurions-nous encore de formuler un jugement personnel?
Sans doute, le critère de la contrainte organique n'a rien d'absolu; mais il ne s'en laisse pas moins enfermer dans certaines limites. Une contrainte cesse d'être organique, lorsqu'elle n'est plus nécessaire. Et elle n'est plus nécessaire, lorsqu'il est possible de démontrer qu'on peut atteindre le même but avec des moyens moins limités. Mais le but découle de notre manière de concevoir le monde, c'est-à-dire de la conception qui forme l'instance décisive, parce que, indépendante des désirs et intérêts personnels, elle est dictée par la profonde conviction qui réside dans le cœur des hommes.
Mais, dirait-on, à remplacer l'énigme de la liberté par l'énigme de la conception du monde, on ne gagne pas grand'chose. Erreur! On gagne beaucoup, car à partir de ce moment ce ne sont plus l'historien, le juriste et l'administrateur qui sont chargés de se prononcer sur ce qui est liberté ou oppression: c'est l'homme d'État pratique qui est appelé à décider si les chaînes sont indispensables et qui emprunte ses lumières à ceux qui ont créé et adopté la conception du monde donnée. Toute contrainte individuelle cesse alors d'être une fin en soi, voulue de Dieu, intangible. Le problème de la liberté redevient vivant; il devient le problème du développement et des faits les plus élevés de notre existence. Celui qui formule des revendications ne peut plus être renvoyé du seuil, au nom d'une conscience morale supérieure: c'est aux privilégiés et aux favorisés qu'incombe la tâche de justifier par des preuves et leur conception du monde et leur conduite pratique. Mais une conception du monde n'est pas un ensemble d'intérêts quelconque ayant reçu une certaine interprétation: elle est une croyance harmonieuse, formant un tout complet et plongeant par ses racines dans ce qu'il y a de plus profondément humain et divin. Celui qui repousse cette croyance, en brandissant l'épée de sa puissance, défend le droit à la violence et se place en dehors des luttes de l'esprit, sur l'arène où se combattent les intérêts. Il peut recruter des complices ayant les mêmes intérêts que lui, mais il se prive du droit de convaincre humainement.
De toutes les conceptions politiques de nos jours, il en est une qui s'appuie sur une vue d'ensemble du monde: c'est la conception conservatrice, pour autant qu'elle se fonde sur le christianisme, considéré, non comme une confession, mais comme une croyance absolue. C'est ce qui explique la belle unité de sentiments que fait naître cette conception et la force éducative des convictions qu'elle comporte. Pour justifier cependant les contraintes existantes, elle doit quitter le cercle des vérités évangéliques, s'abstraire des sentiments du christianisme du moyen âge, pour se placer sur le terrain des intérêts.
En opposition avec la manière de penser traditionnelle, cet ouvrage cherche à déduire ses postulats, qui dépassent en partie le domaine de la politique pratique et forment ainsi une politique transcendantale, d'une conception du monde formant un ensemble complet et fondée sur l'essence et le devenir de l'âme. À une réserve près: les tâches pragmatiques de cette dernière partie exigent, si nous voulons pénétrer plus profondément la nature des choses et des institutions existantes, une prémisse empirique. Cette prémisse n'est autre que le principe de la puissance de l'État, principe qui ne se prête pas à une démonstration transcendantale absolue. Nous en faisons l'objet de notre troisième question préalable.
3. La croissance intérieure d'un État exige-t-elle l'accroissement de sa puissance extérieure? Si la réponse affirmative à cette question apparaît toute naturelle, lorsqu'on se place au point de vue des intérêts politiques, elle ne peut être que douteuse au point de vue purement humain. Personne ne s'aviserait de mépriser un citoyen de la Confédération Suisse ou des Pays-Bas, parce que son État n'est pas une grande puissance, n'entretient pas d'ambassadeurs et n'est pas toujours appelé à prendre part à des Congrès. À mesure que se poursuivra le morcellement national de l'Europe, on verra de plus en plus souvent des cas où des États moyens, petits, voire insignifiants seront plus vivement sollicités par les grandes Puissances que les États impérialistes, difficiles à mettre en mouvement, et cela parce qu'il suffit souvent d'un très petit poids pour rétablir l'équilibre dans les conflits. Si la balkanisation de l'Europe se poursuit encore pendant quelques générations, on verra se produire une telle mobilité de groupes d'États, lâches ou serrés, qu'à l'exception de quelques rares États strictement nationaux, chaque nationalité formera une sorte d'unité fractionnaire, entrant dans des combinaisons multiples et variables. Et c'est seulement dans la mesure où elle fera partie d'une de ces combinaisons que chacune de ces unités jouira d'une puissance en rapport avec ses conditions géographiques et physiques.
On ne peut admettre non plus l'affirmation abstraite, d'après laquelle il existerait, dans l'économie spirituelle du monde, une culture tellement indispensable qu'elle doit, pour le salut de tous les autres, être importée et implantée partout. La civilisation possède une force d'extension et d'expansion qui repose sur l'unité, la similitude du genre de vie. Mais la culture ne possède pas de force de ce genre, car elle exprime précisément l'originalité et l'unité d'un ensemble de manifestations spirituelles. La plus forte et la plus immortelle de toutes les cultures que nous connaissions, la culture grecque, était à l'époque de son apogée, le patrimoine d'une population libre, moins nombreuse que celle d'une moyenne ville de province allemande. Après la disparition physique de ses créateurs, cette culture est devenue la maîtresse de leurs vainqueurs et s'est étendue, sans propagande, au-delà de l'Europe, jusqu'en Chine, en Amérique et en Australie. La culture morale de la Palestine s'est emparée du monde après l'extinction politique du pays où elle est née, et cela tant qu'elle n'était liée à aucune confession: c'est aujourd'hui seulement qu'elle commence à trouver un contre-poids dans les formes de croyance libres. On dirait presque que le phénomène de la culture ressemble au soleil qui n'embrase l'horizon qu'au moment où il disparaît. Mais il est certain que ce phénomène n'est jamais perdu pour le monde. Lorsqu'une nation a dépassé l'époque de son épanouissement, elle n'est plus capable, à moins de renouveler complètement son sang, que de se répéter, se parodier elle-même; mais ce qu'elle a créé entre dans la conscience de l'esprit planétaire, malgré la destruction de parchemins, de bronzes et de pierres.
L'essor de la vie reste cependant irrépressible. Mais si toute créature a une vie limitée, l'esprit collectif d'une nation, comme tout autre esprit, exprime visiblement sa volonté de vivre par la croissance et la multiplication. La croissance implique la volonté de la destruction, car la vie se maintient par la mort, et seule l'âme, dès sa première ébauche, échappe par l'amour à cette loi originelle. Des esprits collectifs qui, comme ceux des nations, présentent un degré de constitution élevé, sont jeunes, de centaines de milliers d'années plus jeunes, et plus primitifs que les apparents esprits individuels des hommes; et alors même qu'on réussirait un jour à purifier leur vouloir-vivre, en l'affranchissant de l'instinct du meurtre, la lutte pacifique ou passionnée pour les moyens nécessaires à la vie fournira ici, comme dans toute la nature organique, la preuve irréfutable et de ce vouloir-vivre et du droit à la vie.
Si nous admettons ce vouloir-vivre des nations et la façon combative dont il s'exprime et se manifeste pour assurer sa défense, l'évolution séculaire de la vie des peuples, évolution dont il nous est impossible de faire abstraction, nous oblige à reconnaître aux nations le droit d'aspirer à l'accroissement de leur puissance.
Nous devons maintenant caractériser la manifestation de la volonté de puissance, propre à notre époque. Sa désignation par les deux tendances du nationalisme et de l'impérialisme peut être maintenue, bien que ces tendances n'expriment que le double aspect de la mécanisation de la vie politique.
Vers la fin du xviiie siècle, un mouvement qui avait duré depuis un millier d'années a pris fin en Europe: la fusion des deux couches de population dont se composaient les nations historiques. Jusqu'alors l'histoire avait été exclusivement celle de la couche supérieure. Ce qui se passait dans la couche inférieure était soustrait à l'histoire, comme chez les peuples orientaux. C'est pourquoi nous ne savons à peu près rien de la vie et des origines de ces hommes inférieurs, non-libres, qui n'étaient peut-être pas nombreux au début de l'époque historique, mais se sont multipliés plus rapidement que leurs maîtres, en absorbant, entre autres, les éléments prolétariarisés de la couche supérieure. De leur manière de vivre, de penser et de sentir nous savons peu, et ce peu est pour la plupart négatif. Ils n'avaient ni conscience nationale, ni volonté politique. Plus ou moins protégés par l'État ou privés de droits, ils constituaient une propriété. Que leur maître fût un Italien, un Français, un Polonais ou un Suédois, qu'il fût un seigneur ou un prince de l'Église originaire du pays ou étranger au pays, peu leur importait. Lorsque de nos jours certains conservateurs romantiques qualifient cet état de patriarcal, nous ne devons pas oublier que, malgré les quelques soins qu'ils recevaient, dans le genre de ceux qu'on prodigue aux animaux utiles, ces hommes pouvaient être vendus comme une marchandise et que leurs propriétaires les traitaient parfois tout simplement de canaille, sans attacher à ce mot un sens péjoratif.
Ce sont les descendants de ces hommes inférieurs qui, pour la plus grande partie, forment le corps et constituent la force de l'Europe. Ils ont détruit le vernis dont les couches supérieures, d'origine germanique, ont couvert les pays européens, ils ont dégermanisé les peuples et créé une nouvelle communauté de caractère qui se manifesta dans l'aspect extérieur, dans la formation intellectuelle et dans le genre de vie. En opposition avec le germanisme, ils ont introduit les nouvelles formes de pensée de l'époque mécanisée, ils ont inventé de nouvelles langues, de nouveaux arts et métiers, de nouvelles conceptions de la vie ayant leurs racines dans la vieille sagesse populaire, dans l'obéissance disciplinée, dans l'activité dépourvue de tout cachet d'individualité. Une intuition populaire, qualitativement exacte, mais erronée quant à l'explication causale, a souvent rendu les Juifs responsables des révolutions spirituelles les plus violentes de notre époque et des époques précédentes: c'est qu'on se rendait compte que la manière de penser des Juifs s'harmonisait singulièrement avec celle de l'époque mécanisée. Mais ce serait faire des Juifs les maîtres du monde et considérer les peuples européens comme dépourvus de toute valeur que d'attribuer aux quelques centaines de mille Juifs le mérite et le tort de la mécanisation, et cela surtout dans des pays qu'ils n'habitaient pas et à des époques où ils ne jouissaient d'aucun droit civique. Le mouvement universel dont nous parlons n'est né que parce que le monde occidental avait changé d'aspect; et le monde occidental devait fatalement changer d'aspect, lorsque la vague humaine violemment grossie a fait éclater l'enveloppe aristocratique et germanique, devenue trop mince, et qu'une nouvelle population s'était répandue sur l'Occident, pour la première fois depuis la grande migration des peuples.
Notre historiographie, se souvenant de la prospérité qu'elle devait à la protection officielle, envisage la Révolution Française principalement à travers le prisme de la Restauration. Au lieu de la considérer comme un phénomène capital de l'histoire de la population, elle y voit un incident historique de nature suspecte, occasionné par de mauvaises affaires et une mauvaise récolte, provoqué par la plèbe d'une grande ville; et elle la décrit comme un événement malheureux qui a été suivi d'une série d'expériences surprenantes, dogmatico-rationalistes, et fut pour les peuples bien pensants une source d'ennuis sans nombre. À cette manière de voir, qui vise principalement à l'intimidation, s'oppose toujours la conception d'après laquelle le bouleversement en question signifiait tout simplement l'annonce brusque, explosive, pour ainsi dire, de l'achèvement du processus d'intervention des couches sociales en France. Cette explosion a provoqué des détonations successives dans les pays voisins et a eu pour conséquence indirecte l'établissement d'un nouvel équilibre, même dans des pays autres que la France.
Ce qui est très spécifique de notre caractère allemand, c'est que nous n'avons éprouvé les effets de ce grand événement que d'une façon indirecte, que la révolution est restée chez nous à l'état latent et ne s'est manifestée que sporadiquement par des échauffourées et des congrès, par des luttes de partis et des guerres civiles. C'est là une preuve de plus que nous manquons du sentiment de responsabilité politique, défaut qui, ainsi que nous le verrons plus tard, constitue une des causes les plus profondes de la guerre actuelle. Quoi qu'il en soit, l'interversion des couches sociales s'est produite également chez nous, et c'est sur elle que repose le phénomène qui nous occupe ici: le nationalisme.
La couche supérieure de la population européenne, d'origine germanique, était homogène, en vertu d'une sorte de parenté internationale, dans le genre de celle qui relie les unes aux autres les dynasties actuelles et les familles de haute noblesse, par-delà les frontières et malgré les différences de confession religieuse. Ces dynasties et familles actuelles forment en effet comme une seule famille cosmopolite qui ne connaît qu'une frontière, laquelle leur est d'ailleurs imposée par les lois régissant leur constitution intérieure: la frontière qui les sépare des classes inférieures. C'est seulement lorsque, par héritage, par mariage ou à la suite d'une combinaison politique quelconque, l'une de ces familles ou dynasties se trouve portée au pouvoir ou à la souveraineté, qu'elle s'approprie et prétend être la seule à représenter toutes les particularités nationales et confessionnelles, telles qu'elles sont définies par la convention. Cette liberté de déplacement dont jouissaient les supérieurs, cette liberté d'adhérer à telle ou telle nation, à tel ou tel culte, ne se heurtait d'ailleurs pas à des oppositions découlant de différences de culture. Partout où ils se tournaient, les supérieurs retrouvaient la même domination spirituelle de l'Église, les mêmes usages de chevalerie, la même langue de gens raffinés, la même instruction et la même culture. C'est seulement avec l'interversion des couches sociales qu'on a vu naître la bourgeoisie des villes et, avec elle, les divisions sociales qui ont fini par s'étendre jusqu'à la religion.
Lorsque les couches inférieures eurent acquis une influence décisive sur les destinées des peuples, elles trouvèrent ces divisions accomplies et achevées et s'en servirent pour créer le sentiment national. L'homme de basse extraction n'a qu'une patrie, qu'une langue, qu'une foi, qu'une tradition: celles de ses pères. Tout ce qui est étranger lui est incompréhensible et haïssable. Il entoure de clôtures sa propre maison; tout ce qui est au-delà de ces clôtures excite son mépris; la tribu voisine lui est suspecte; le peuple voisin parlant une autre langue que la sienne est son ennemi-né. Les écailles de la haine aveuglent comme celles de l'amour; seul celui qui regarde au-delà est capable de concilier les contrastes et de saisir les traits communs. Un sentiment national, qui embrasse tout un pays, suppose ou une grande uniformité des caractères physiques et psychiques ou un élargissement de l'horizon intellectuel; nous autres Allemands commençons seulement aujourd'hui à posséder un sentiment national pur et complet.
Le nationalisme politique a moins besoin de ce sentiment que de l'expérience consciente ou représentée de l'hostilité qui l'oppose aux autres peuples. Il est possible, à l'aide de moyens bien simples, de rendre cette expérience agissante à chaque complication et avant toute entrée en campagne, et cela bien au-delà de la limite des faits contrôlables. Nous comprenons difficilement que les guerres d'autrefois n'aient laissé derrière elles ni haines nationales, ni même, dans beaucoup de cas, souvenirs amers, sauf lorsqu'il s'est agi d'atrocités inconnues et inaccoutumées. Il est vrai aussi que nous nous rendons difficilement compte que les guerres allemandes des trois derniers siècles n'ont guère été que des guerres civiles. Les guerres d'autrefois dépendaient de la volonté d'un maître ou de l'apparition d'une comète; seuls les professionnels entraient en campagne; les moissons pouvaient être broyées et les maisons incendiées, aussi bien par le compatriote et l'ami que par l'ennemi: c'était le hasard qui décidait.
Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont été la grande école du nationalisme. L'adversaire était un Français infernal, en chair et en os, son peuple a causé des ravages impitoyables et les armées mercenaires de l'Europe étaient impuissantes à tenir tête à la nation française armée. Les princes se sont vu obligés de se mêler à leurs peuples, de devenir leurs frères d'armes, tout en se rendant vaguement compte qu'ils ne faisaient ainsi qu'achever l'interversion des couches sociales en Europe ou, pour parler leur langage, que «servir la révolution». Mais en France même, dans le pays qui pendant presque une génération entière, a bu à la coupe de l'enthousiasme national, le nationalisme proprement dit était si peu éveillé, si peu différencié que le tzar a été salué comme un libérateur et qu'on n'a gardé aucune haine contre les conquérants de Paris.
Les peuples sont devenus, sinon les auteurs de leurs destinées, les porteurs de leur idéal politique. À la place de l'ambition et de l'arbitraire, ils se sont mis à exiger la responsabilité ou, tout au moins, l'affranchissement de la domination étrangère et l'unité nationale. En Allemagne, l'idée d'unité n'a trouvé des partisans que dans une partie de la classe instruite; aussi a-t-elle pu être réalisée, non par le peuple, mais par le vainqueur agissant en dictateur, à la suite d'une guerre civile et d'une guerre de conquête.
C'est ainsi que le xixe siècle est devenu l'époque des grandes divisions et unifications nationales. C'est à ce mouvement que l'Empire ottoman était redevable de son existence européenne et africaine, et c'est lui qui forme l'événement central de la politique occidentale, événement qui a engendré toutes les crises européennes, à l'exception du règlement de comptes franco-allemand. Ne sont restées intactes jusqu'à présent que les deux agglomérations formées par la Russie et par l'Autriche, chacune cherchant actuellement à hâter par la force la désagrégation de l'autre.
Ce qui a, plus que tout le reste, contribué à exalter l'idée nationaliste, ce furent les conséquences économiques mondiales du processus d'interversion des couches sociales.
L'augmentation de la population, l'accroissement du bien-être, le besoin croissant de choses ne servant pas à la satisfaction de nécessités immédiates, tout cela a rendu insuffisante, dans les États civilisés, à population dense, une structure économique reposant sur l'agriculture. On commença à demander des produits mécanisés, dont la fabrication exige des matières premières provenant de toutes sortes de sources minérales et organiques. Nul pays européen ne possède un sous-sol et un climat suffisamment riches et variés, pour pouvoir tirer de ses propres ressources tous les moyens dont il a besoin: ceux-ci doivent, en grande partie, être achetés au dehors et payés. Le paiement s'effectue d'abord avec l'excédent des produits de fabrication locale; mais ceci fait, les pays du continent européen ont encore beaucoup à acheter et à payer. Comment s'effectue le paiement dans ce dernier cas? À l'aide du travail salarié. On achète plus de matières premières que n'en exige la propre consommation du pays, on les travaille et on exporte le produit manufacturé, compensant ainsi, par la différence entre la valeur de ce produit et celle des matières premières ayant servi à sa fabrication, les frais de la consommation locale. On devient l'ouvrier salarié du monde, le pays se transforme en un vaste atelier travaillant pour le dehors. Et comme chaque pays se sent capable de prendre part au travail commun, il en résulte une concurrence de tous les pays sur le marché mondial du travail, concurrence qui affecte les formes d'une lutte pour l'exportation.
Envisagée, en effet, au point de vue économique, l'exportation n'est pas seulement l'expression de l'avidité de l'industriel ou d'une tendance irrésistible des industries souffrant de la surproduction: elle poursuit un autre but encore, qui consiste à vendre les produits du travail indigène, afin de couvrir les dettes que chacun contracte en achetant des marchandises. C'est que chacun s'habille avec de la laine venant du dehors, consomme des produits d'alimentation venant de l'étranger, se sert de machines fabriquées avec du métal de provenance étrangère ou de produits de ces machines faits, eux aussi, avec des substances d'origine étrangère.
Seuls les pays anglo-saxons se tiennent, impassibles, en dehors de cette concurrence pour les débouchés: les Américains, parce que leur gigantesque Empire continental constitue la seule région de la Terre qui se suffise à peu près à elle-même; les Anglais, parce que leurs ancêtres, devançant extraordinairement le cours du développement, ont fondé un Empire colonial qui fournit tout ce qu'on peut désirer et accepte tout ce qu'on lui offre; et, en même temps, le contrôle que l'Angleterre exerçait sur le commerce européen lui permettait de recevoir tous les ans, en marchandises en quantité voulue, les intérêts des capitaux qu'elle avait engagés dans les industries d'autres pays.
Il se peut que les autres États n'aient pas eu conscience, jusqu'en ces derniers temps, de la véritable signification de leur concurrence acharnée pour le marché du travail (l'action collective obéit généralement à des instincts obscurs et les peuples n'en aperçoivent qu'après coup les raisons logiques); il n'en reste pas moins que ces pays agissaient conformément aux besoins nés des circonstances nouvelles.
Pourquoi l'autre s'enrichirait-il du travail qu'il nous dérobe? S'il veut nous acheter ce qui lui est nécessaire, il faut qu'il le paie cher: et nous diminuerons, en outre, la valeur de ses moyens de paiement, en lui rendant difficile le paiement par échange. On appelait cette manière d'agir protection du travail national et, effectivement, les systèmes de droits protecteurs ont pour conséquence de consolider les économies naissantes et d'améliorer les conditions de la vie nationale. La concentration du sentiment national sur des questions en rapport avec les intérêts économiques: telle fut la forme affective à laquelle a abouti imperceptiblement la logique de la lutte économique.
Mais ce ne fut pas tout, car le besoin de matières premières de provenance étrangère subsistait, et ce besoin faisait toujours de l'acheteur, poussé par la nécessité, un humble solliciteur auprès de son créancier. Seule pouvait remédier à cette situation la formule anglaise, car la formule américaine restait inaccessible: formule de l'État colonial, affranchi de l'importation étrangère, impliquant la possession d'une flotte qui a servi à acquérir les colonies et sert à les protéger, la possession de routes, de ports et de points d'appui destinés à étayer l'Empire.
Deux nouvelles notions sont nées à la suite de l'extension à l'économie nationale des formes de vie et de pensée mécanistes: le nationalisme économique, se manifestant sous la forme d'une concurrence hostile sur le marché limité de la planète, avec orientation d'une grande partie de la politique extérieure des États vers des buts économiques; l'impérialisme, le besoin insatiable, irrésistible d'étendre le pouvoir de l'État à toute région accessible, chacune pouvant devenir une pierre angulaire ou, tout au moins, fournir une valeur d'échange dans l'édifice idéal de l'universalité se suffisant à elle-même.
Le vieil édifice idéal de l'économie classique s'était effondré. Que chacun apporte sa contribution à l'économie mondiale, en ne produisant que ce qu'il peut fabriquer dans les meilleures conditions de qualité et de prix; qu'un libre échange de biens, qu'une circulation sans entraves soient de nature à faire rendre au moindre effort les plus grands effets: ces principes dogmatiques se trouvèrent dépassés. Quel mal y a-t-il à ce qu'un produit soit payé plus cher, dès l'instant où il est fabriqué par des forces nationales, par des hommes de chez nous? Le pays économiquement le plus fort doit finalement rester victorieux, car il dispose des sources de matières premières du monde et peut payer comme bon lui semble le peu qui lui manque. Si le fournisseur ne peut pas produire assez bon marché pour vendre à bénéfice, qu'il vende, à la rigueur, à perte: tant pis pour lui s'il devient tributaire, et tant mieux pour l'acheteur triomphant.
L'impérialisme et le nationalisme sont des tendances contingentes. Mais ces tendances dominent complètement la pensée politique et, surtout, la vie affective de notre époque: elles sont la cause interne qui a préparé et provoqué la guerre actuelle; elles ont entretenu l'idée des armements, qui a tenu les États sur le qui-vive, et l'idée de la concurrence, qui a aggravé la moindre opposition entre peuples égaux. Et c'est seulement après la guerre que nous verrons ces tendances atteindre leur apogée.
Bien qu'il s'agisse d'une question subsidiaire, nous avons consacré à l'examen des origines et de la nature de ces tendances plus de temps que ne semblait devoir le comporter notre rapide exposé. Mais si nous l'avons fait, c'est parce que nous aurons besoin dans la suite des notions obtenues grâce à cet examen. Qu'il nous suffise de dire pour l'instant qu'étant donnée l'action prépondérante que ces principes peuvent encore exercer pendant une durée indéterminée et en présence d'une politique visant au réalisme, la question relative au besoin de puissance des États ne peut recevoir qu'une solution positive.
Ayant ainsi liquidé les questions préalables, formulées plus haut, examinons brièvement les tendances politiques que pourra manifester l'organisation sociale que nous avons esquissée.
Chacune des exigences que nous avons formulées, en partant de considérations d'ordre moral, social et économique, ne peut que renforcer la puissance de l'État et augmenter son ampleur. Ces exigences réalisées, l'État devient le centre de toute la vie économique; tout ce que la société produit et crée ne se fait que par lui et pour lui; il dispose des forces et des moyens de ses membres plus librement que les anciennes puissances purement territoriales; il reçoit la plus grande partie de l'excédent économique; en lui s'incarne le bien-être du pays. La division en classes économiques et sociales ayant disparu, c'est l'État qui concentre entre ses mains toute la puissance de la classe aujourd'hui dominante; les forces spirituelles dont il dispose se multiplient; la production cesse d'être absurde et la consommation d'être irresponsable, pour être orientées l'une et l'autre dans de nouvelles directions, pour être mises l'une et l'autre au service des besoins de conservation et, en cas de nécessité, des besoins de défense.
C'est que l'État, devenu l'incarnation visible de la volonté populaire, ne peut pas être un État de classe. Si, toutefois, il persiste à accorder sa préférence à une classe donnée, s'il est gouverné par des puissances héréditaires, même à l'exclusion du pouvoir monarchique, le manque de liberté qui en résultera deviendra insupportable, destructif de toute vie intérieure, plein de dangers pour l'existence extérieure. La revendication qui s'élève est celle d'un État populaire.
L'État populaire suppose la participation de tous les groupes du peuple; il englobe les organisations dans lesquelles se reflète l'originalité du peuple; il sait utiliser toutes les intelligences, en imposant à chacune la tâche qui lui convient. Comme dans une maison gouvernée d'après de sains principes, le travail, l'autorité, les rapports réciproques des membres, la responsabilité, le sentiment de solidarité, la confiance,—tous ces facteurs, bien qu'ayant chacun sa sphère d'action propre, sont réunis dans une synthèse harmonieuse. L'État populaire ne ressemble ni à une usine se composant de propriétaires qui encaissent les revenus, d'employés qui administrent et d'ouvriers qui travaillent, ni à une colonie où, sous la protection d'une force armée, un groupe d'hommes libres règne sur une masse d'ilotes.
L'État populaire ne correspond ni au gouvernement populaire, ni même à la notion théorique de souveraineté populaire: il semble inutile d'insister sur ce fait, à une époque qui connaît tous les secrets d'une organisation, quelle qu'elle soit. Qui songerait à confier à une assemblée générale la gestion des affaires ou l'administration d'une association ou d'une société par actions? Les unités collectives sont des éléments spirituels aux mouvements lents et, dans chaque cas particulier, aux jugements rudimentaires qui ne deviennent des conceptions sûres et solides qu'au bout d'un temps parfois très long. Les administrations et les affaires comportent des tâches compliquées, exigent une compréhension profonde et des décisions promptes qu'on ne peut attendre que de l'individu. C'est le propre de l'esprit collectif de manifester sa pensée et son vouloir les plus profonds par des forces qui, brutes au début, ne s'affinent que peu à peu. Ce n'est pas l'acte mécanique de l'élection qui constitue la forme exclusive ou même essentielle de la manifestation de ces forces. Il existe une opposition radicale entre le processus organique qui se reflète dans la structure de tout être capable de penser, et les actions réciproques qui s'exercent entre des éléments étrangers les uns aux autres et qui, s'opposant sans cesse comme éléments dirigeants et éléments dirigés, finissent par s'épuiser et s'user réciproquement.
C'est poser une question déplacée que de demander si l'idée de l'État populaire a déjà été réalisée ailleurs. Et, de même, la question de savoir si, tout bien considéré, les affaires vont mieux ou plus mal chez tel ou tel autre peuple, ne mérite pas une discussion approfondie. Chaque peuple crée son présent et son idéal et est responsable de l'un et de l'autre. Vouloir éclipser ou supprimer l'idéal de l'un par la réalité présente d'un autre, c'est se placer au point de vue du moment, et celui qui le fait, qui confronte sa revendication, non avec l'idée, mais avec la réalité étrangère, extérieurement et superficiellement comprise, ne fait que se rabaisser lui-même.
Ni les institutions ni les paragraphes d'une constitution, ni les lois ne sont à même de créer l'État populaire; celui-ci est un produit de l'esprit et de la volonté. Il faut d'abord acquérir la mentalité nécessaire; les institutions viendront ensuite toutes seules, à supposer qu'elles soient nécessaires. Il y a des lois anciennes, formellement mortes, mais ayant un contenu libre et vivant; et il y a des constitutions modernes, souples, mais qui, par la volonté même de ceux qui les ont conçues, sont devenues rigides et incompatibles avec la liberté.
Ce n'est pas en changeant un mot écrit que nous abolirions la domination du féodalisme, du capitalisme et du bureaucratisme: nous n'avons besoin pour cela que de la volonté, mais venant des profondeurs mêmes de l'âme populaire, soutenue par la force même de la nation et par la connaissance claire des obstacles à abattre. Nous montrerons plus tard, à propos de ce qui s'est passé en Allemagne, pourquoi cette volonté a fait défaut jusqu'ici. Mais disons tout de suite que ce qui nous gêne et nous étouffe, ce ne sont ni les hommes ni les choses, ni la volonté consciente, ni les institutions faciles à dénombrer; c'est ce quelque chose qui plane entre les hommes et les choses, qui paraît insaisissable et n'en est pas moins perçu à chaque mouvement de la respiration—c'est l'atmosphère spirituelle.
Cela paraît vague et nébuleux. Nous réussirons cependant à saisir cet être aérien, à le presser et à le filtrer, jusqu'à ce qu'il soit débarrassé de ses éléments malsains; et, pour arriver à ce résultat, nous ne devrons pas hésiter à descendre jusqu'à la trivialité des événements de tous les jours. Cet élément atmosphérique, nous pouvons le dire sans tarder, se compose de traditions et de conceptions héritées; il comporte l'idée de défense de classe, le choix par cooptation, la dérogation aux lois, les relations de famille, les privilèges découlant de la richesse, les convoitises, les présomptions et les soumissions. À des exceptions insignifiantes près, toutes ces choses n'ont rien à voir avec des normes légales ou constitutionnelles; elles sont des produits du caractère et du milieu d'origine, produits qui, faute de points de comparaison et d'exemples contraires, passent inaperçus pour la plupart d'entre nous. La comparaison avec une autre atmosphère s'impose pourtant, ne serait-ce que pour la raison que l'air même que nous respirons nous apparaît comme un élément familier et échappant à toute critique, jusqu'au moment où un changement d'air ait rendu notre muqueuse nasale et nos poumons plus sensibles.
Nous nous demandons sans cesse pourquoi des Allemands émigrés ne retournent pas dans leur patrie d'origine, alors que leur amour de la patrie est plus profond et plus vivant que chez des originaires d'autres pays, lesquels cependant se décident plus difficilement à mourir à l'étranger. Nous rencontrons de ces émigrés au cours de nos voyages; nous constatons chez eux l'éveil de la faculté de comparaison, et nous sommes tout étonnés d'apprendre qu'ils ont plus de reproches à adresser à leur nouvelle patrie qu'à l'ancienne. «Mais pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous?» Ils secouent la tête: «Non; nous ne pourrions plus vivre dans ces conditions.» C'est tout ce qu'on peut tirer d'eux. Ils ne savent pas davantage, car ils sont incapables d'analyser l'atmosphère à laquelle ils sont maintenant sensibles. Irlandais, Allemands et Russes enrichissent le sol des États-Unis. Que des milliers de nos frères, perdus pour nous, viennent former la meilleure force de ces États lointains, voilà ce qui peint suffisamment notre atmosphère spirituelle.
En étudiant les lois de la franc-maçonnerie et de l'ordre des Jésuites, nous pouvons bien, d'après les mots écrits, nous faire une certaine idée de la nature et du but de l'une et de l'autre; mais leur caractère et leur activité intimes ne seront compréhensibles qu'à ceux qui sont capables de pénétrer l'esprit vivant héréditaire et acquis, de leurs institutions. Les statuts de nos entreprises économiques se ressemblent tous, à l'exception des deux ou trois premiers paragraphes consacrés à la définition du but de l'entreprise; mais combien différents sont les contenus vivants, les traditions et les habitudes, l'esprit et la volonté qui inspirent ces organisations! Nos réflexions politiques présentent cette lacune déplorable qu'abstraction faite des caractères communs à telle ou telle classe sociale, elles prêtent plus d'attention et consacrent plus de critiques aux institutions qu'à l'esprit qui les anime. Ce que nous devons ne pas perdre de vue, lorsque nous caractérisons l'État populaire, c'est que ce ne sont pas des lois qui présideront à sa création, mais la libre volonté qui, elle, ne doit pas être gênée par les restes fantomatiques d'organisations périmées et étrangères, mais doit se manifester sans parti-pris, avec justice, compétence et confiance.
Ce n'est pas seulement par antipathie pour les intrigues électorales et l'arrivisme, pour les bavardages d'avocats et de publicistes que je suis partisan de l'idée monarchiste: c'est par sentiment inné et parce que je suis convaincu qu'au sommet du pouvoir de l'État doit se trouver un homme profondément responsable, étranger et supérieur aux désirs, tendances et tentations de la vie ordinaire; un homme initié, et non hissé à cette dignité par les hasards d'une heureuse carrière. La profondeur de ma conviction me donne le droit d'indiquer les conflits pouvant surgir entre le monarchisme et l'État populaire.
Au sein de la famille internationale, formée par les dynasties européennes, il y a toujours eu des idées qui se rapprochent des notions de classe de certains grands propriétaires féodaux; il y a notamment toujours eu une tendance à considérer les provinces conquises ou reçues en héritage ou acquises à la suite de mariages, comme une propriété de la maison, et les soi-disant sujets comme un mobilier vivant; il y a toujours eu une tendance à nouer, par-dessus la tête de ces sujets, qui étaient parfois des co-nationaux, parfois des étrangers, des liens de communauté de caste avec les souverains voisins, à rivaliser avec eux de richesses, de droits et de pouvoir, à discuter avec eux des intérêts communs, à prendre de concert des mesures contre des dangers communs. Les lois généalogiques semblaient confirmer la conception de la parenté des princes et de l'opposition irréductible qui les séparait des masses: tout mélange avec le sang populaire proprement dit signifiait pour la descendance ainsi métissée la privation des droits à la souveraineté, alors que le mélange avec le sang le plus étranger était autorisé, dès l'instant où ce sang était celui d'une dynastie chrétienne.
Des dynastes intelligents et larges d'esprit ont réussi à s'affranchir du sentiment physique d'opposition au peuple; il fut beaucoup plus difficile de vaincre une autre opposition, idéale celle-là, dont les effets n'ont pu être supprimés que dans un très petit nombre de monarchies.
En jetant un coup d'œil en arrière, le dynaste constate que chacune des générations qui se sont succédées dernièrement a imposé à sa maison certaines restrictions de pouvoir; il en fut de même d'autres maisons d'ailleurs; certaines dynasties ont été remplacées, d'autres ont été renversées; des constitutions ont été arrachées par la force ou obtenues à l'amiable; enfin on a vu naître çà et là des républiques. Il y a cent ans, la force anti-dynastique s'appelait jacobinisme, révolution ou bonapartisme; aujourd'hui, elle s'appelle démocratie ou radicalisme. Et comme c'est le peuple ou une partie du peuple, le plus souvent la partie la plus intelligente du peuple, qui est l'auteur et le promoteur de ce mouvement hostile de limitation du pouvoir dynastique, il se forme, entre le peuple et le monarque, une opposition pleine de périls qui peut influer profondément sur la vie dynastique. On a beau, dans les documents officiels, ignorer cette opposition hostile et exalter l'accord harmonieux existant soi-disant entre le pays et son protecteur paternel; on a beau traiter cette question avec les plus grandes précautions, même devant les serviteurs les plus dignes de confiance: il n'en reste pas moins que cette opposition occupe une large place dans les conversations entre les dynastes eux-mêmes, qui s'entretiennent de la hausse et de la baisse du sentiment monarchique, et que la possibilité de coups d'État et de révolutions est discutée, au cours de leurs rencontres et dans leurs réunions, dans des occasions et sous des formes dont le sujet moyen n'a aucune idée. Nous savons par Bismarck quelle influence les discussions de ce genre ont exercée sur les décisions qui ont été prises jusque dans la maison de Guillaume Ier et de son fils.
En ce qui concerne les fonctions publiques, le bourgeois moyen considère que toute charge doit être remplie avec un dévouement passionné, tant qu'elle est imposée, mais que personne ne doit s'octroyer lui-même une charge, qu'on doit même chercher à s'y soustraire, toutes les fois que ne se fait pas sentir d'une façon urgente la nécessité d'assumer une charge comportant une restriction de la liberté personnelle. Cette manière de voir ne peut s'appliquer à la charge dynastique. Le droit constitutionnel en vigueur fait, en effet, du dynaste, non ce qu'on appelle le premier serviteur de l'État, mais un associé, pour ainsi dire, de la nation, ayant les mêmes droits qu'elle; si donc, étant donnée l'instabilité des choses humaines, le centre de gravité qui existe entre le monarque et la nation ne peut être considéré comme ayant une fixité absolue, il n'y a aucune raison de ne pas admettre qu'il puisse être déplacé, le cas échéant, au préjudice de la nation.
Ici, comme dans toutes les circonstances compliquées en apparence, la meilleure solution du conflit me paraît être celle qui repose sur la conception purement humaine des choses. Lorsque les fils d'une famille sont devenus assez grands pour pouvoir fonder leurs propres foyers, l'autorité paternelle ne s'en trouve pas nécessairement diminuée. Elle revêt seulement une forme qui repose, au lieu de la contrainte, sur l'équilibre naturel. Si les fils ont une nature saine et s'ils ont confiance en leur père, ils continueront à le consulter toutes les fois qu'ils auront des décisions à prendre. Si le père, de son côté, a une nature saine et possède une expérience et une largeur de vue suffisantes, il restera le guide de ses fils, même après qu'ils se seront séparés de lui. Et ces rapports entre père et fils seront d'autant plus solides qu'ils seront moins conscients et plus spontanés. Si, au contraire, ils reposent sur des stipulations dictées par la jalousie et la méfiance, ils seront dépourvus de toute force interne.
On parle beaucoup, chez nous surtout, de monarchie forte. Or une monarchie est forte lorsque, au lieu de jouir de privilèges sans nombre et de responsabilités extraordinairement grandes, elle a su gagner l'adhésion de la partie la plus forte de la population. Et elle est particulièrement forte, lorsqu'elle s'appuie sur un sentiment profond et indéfectible du peuple car, en dernière analyse, ce pouvoir suprême repose, non sur des clauses écrites et sur des droits qu'il s'agit de faire valoir mais sur l'accord humain et la confiance humaine. Un monarque absolu, qui est libre de réaliser, dans les détails, le moindre de ses caprices, peut, dans les choses essentielles, se montrer totalement impuissant, incapable de réaliser une volonté forte ou capable de ne la réaliser que grâce à l'intervention d'un tiers qui se sert de lui comme d'un instrument. Par contre, le détenteur d'un pouvoir limité en apparence peut en réalité exercer un pouvoir presque illimité, lorsqu'il sait que dans chaque conflit pouvant surgir, il aura la nation à ses côtés et qu'il a la conscience de n'agir qu'au profit de la collectivité.
Ces choses impondérables et ces tendres chaînes, qui ne sont pas toujours maniées avec toute l'objectivité et toute l'impartialité nécessaires, nous intéressent et nous touchent au point de vue de l'action qu'elles peuvent exercer sur les idées du monarque et sur l'atmosphère de l'État populaire. Si le monarque s'occupe davantage de ce qui le sépare du peuple que de ce qui l'unit au peuple, s'il pense au passé avec regret et envisage l'avenir avec appréhension, si son esprit est préoccupé par la défense de ses droits et la stabilisation de sa maison, au lieu de chercher à rendre indestructibles les liens qui le rattachent à l'ensemble de la nation, ses pensées et résolutions assumeront cette duplicité qui confère souvent au caractère dynastique des traits indéchiffrables et problématiques.
Chaque pas devient un pas double, comme celui du pion sur le damier, car il doit servir à la fois à la chose et à la maison. Toutes les attitudes à l'égard des hommes deviennent des attitudes doubles: «Quelle est l'utilité de cet homme pour la chose, quelle est son utilité pour moi?» Toute manifestation revêt un aspect double: elle doit être à la fois efficace et utile.
Ce sont les rapports avec les hommes et le milieu qui, dans leur nature et leurs suites, nous intéressent ici plus particulièrement et se rattachent plus intimement à nos considérations sur l'État populaire. Nous allons donc les examiner d'un peu plus près.
Malgré ses parentés et ses amitiés internationales, la famille dynastique n'en reste pas moins une famille nationale. Elle a besoin de relations, peut-être de relations représentatives, et elle a le droit de les choisir. Mais ici intervient un élément de défense: la dynastie représente une caste tellement fermée, tellement lointaine que, pour elle, les différences de grandeurs disparaissent dans la perspective: chaque enfant du peuple lui apparaît comme un type délimité ou comme un spécialiste avec lequel on ne peut avoir que des relations uniquement en rapport avec sa spécialité. Une gradation naît cependant du fait que les grandes familles du pays sont plus rapprochées de la cour et forment une société dont les membres, se connaissant entre eux et étant connus de la dynastie, professent les mêmes idées, conçoivent la vie de la même façon et ont les mêmes habitudes qu'elle.
Dans les cas donc où la dynastie croit avoir besoin d'une défense particulière contre les tendances destructives de la population et ne peut se décider à s'appuyer sur l'ensemble de la nation, elle se tourne résolument vers la noblesse héréditaire, foncière et militaire, parce qu'elle sait que cette partie de la nation a autant à redouter la démocratisation que la dynastie elle-même, que son éclat, sa position et son sort en général dépendent étroitement de la couronne, que cette classe est toujours et toujours en mesure de fournir l'état-major de l'armée et des grandes administrations, de surveiller l'une et les autres, d'y maintenir l'esprit et l'organisation que commandent ses intérêts. Il naît ainsi, entre la dynastie et la noblesse une communauté d'intérêts exclusive et de plus en plus étroite communauté qui, si elle est parfois troublée par quelques conflits isolés, ne peut jamais disparaître, communauté dont les effets sont à peine visibles aux profanes et dont aucune constitution écrite ne limite la durée et l'extension.
En d'autres termes, toute dynastie qui ne tend pas consciemment, avec le libéralisme le plus large et un dévouement confiant, vers la réalisation de l'État populaire véritable, crée une aristocratie agraire et militaire, dont l'atmosphère pénètre la structure de l'État et dont les tendances dominent la nation. Nous aurons l'occasion d'examiner ailleurs la question de savoir si et dans quelle mesure la Prusse a conservé des éléments de féodalisme, visibles ou invisibles; ici nous allons poursuivre nos considérations générales sur l'État populaire.
Pour assurer à la caste féodale la prédominance absolue, il n'est pas nécessaire que toute l'armée et toutes les administrations se composent uniquement de membres de cette caste. Il faut, pour obtenir cet effet, le concours de quatre éléments. En premier lieu, la société qui gravite autour de la cour, la société dirigeante de la nation, doit être aristocratique, pour former la pépinière et l'école permanente des idées et des habitudes, pour offrir un choix suffisant et approprié de personnalités éprouvées et représentatives, pour servir de modèle auquel le reste de la nation n'aurait qu'à se conformer. En deuxième lieu, bon nombre de généraux et d'officiers des régiments d'élite doivent appartenir à cette société. La proportion doit être assez grande et constante, la préférence accordée aux régiments en question assez prononcée, pour provoquer l'émulation et l'imitation jusque dans les régions les plus reculées du pays; et pour cette raison les troupes d'élite ne doivent pas être concentrées dans un seul endroit. En troisième lieu, l'administration doit être pourvue, du moins dans les postes les plus élevés et importants, de chefs aristocratiques. En quatrième lieu, enfin, les administrations centrales de la politique intérieure et extérieure doivent, dans les postes les plus en vue et les plus responsables, être dirigées par des membres de l'aristocratie.
Inutile de pousser la complication plus loin. Il arrivera sans doute que même dans les postes administratifs secondaires, dans les garnisons de province, dans les établissements d'instruction, dans les administrations autonomes, la caste féodale finira par occuper une situation prépondérante. Mais ce sera là un résultat subsidiaire qui n'aura plus une grande importance pour la collectivité.
Du fait que la tendance féodale possède des attaches dynastiques, qui sont une garantie de son maintien et de sa persistance, du fait encore que tous les postes de quelque importance sont soumis à un contrôle ayant pour but d'en empêcher l'accès aux éléments de l'opposition et que le pays est parsemé d'un nombre suffisant de modèles auxquels chacun peut se conformer, s'il le veut; du fait enfin (et c'est là le point le plus important!) qu'une caste, dont tous les membres sont unis entre eux par d'étroits liens de parenté et sociaux, exerce dans son ensemble une influence personnelle tellement illimitée qu'elle est à même de supprimer toute opposition et de faire occuper tout poste plus ou moins menacé par un titulaire sûr,—de l'ensemble de ces faits, disons-nous, découle un phénomène tout à fait nouveau et qui saute aux yeux, mais auquel on ne prête pas toute l'attention qu'il mérite, car ceux-là mêmes qu'il affecte ne s'en rendent pas toujours compte: le phénomène de l'adaptation, de l'imitation féodale.
Des hommes qui, étant données leurs origines, leurs prédispositions, leur conception du monde et de la vie, n'ont pas la moindre raison de penser et de sentir en aristocrates, sont pris dans l'engrenage de la machine politique et militaire. On utilise leur plasticité juvénile, pour leur inculquer, à la faveur d'une longue éducation officielle, les idées et habitudes régnantes, le respect des institutions et situations féodales. Ceux qui se montrent totalement réfractaires sont éliminés et obligés souvent de sacrifier un avenir des plus brillants; d'autres deviennent indifférents; d'autres encore, et ils ne sont pas les moins nombreux, commencent par éprouver l'impression pénible d'être suspects à eux-mêmes et aux autres, de chercher à exagérer la manière de penser et de se conduire qu'on exige d'eux; ils forment la classe des aristocrates savants, aux mouvements moins libres que ceux des aristocrates de naissance, et ils sont loin de jouir des avantages réunis des deux classes dont ils font partie. Il arrive souvent, lorsqu'ils sont déjà avancés dans leur carrière, que le contrôle intérieur et extérieur auquel ils étaient soumis se relâche, pour céder la place à l'indolence et à l'abandon: les instincts d'indépendance, jusqu'alors refoulés, se réveillent, poussant l'homme soit à une lasse résignation, soit à une lutte sans issue.
Cependant, comme l'homme connaît rarement son caractère véritable et ne connaît jamais son caractère fictif, ceux qui ont subi l'éducation et l'adaptation dans cette atmosphère confinée auront l'illusion de se sentir tout à fait à leur aise et protesteront avec énergie contre la qualification d'inorganique appliquée à une manière de penser qui, faute de comparaison, leur apparaît comme absolue. À ceux qui reprocheront à l'État pénétré de l'atmosphère féodale d'être dominé par l'aristocratie, on opposera le fait que les bourgeois occupant des situations officielles sont beaucoup plus nombreux que les féodaux. Et comme l'objection tirée de l'esprit dominant et de l'atmosphère décisive ne s'applique pas aux éléments bourgeois, le contradicteur qui avait osé le reproche se déclarera vaincu et content. Les critiques venant de l'étranger revêtent parfois des formes tellement haineuses que le sentiment d'honneur interdit d'en tenir compte; en outre, elles témoignent d'une ignorance des faits, appellent les choses par de faux noms et ne servent finalement qu'à consolider l'ordre de choses existant.
C'est ainsi que, contrairement à d'autres puissances invisibles, telles que le jésuitisme et la franc-maçonnerie, dont l'activité est connue, souvent même exagérée, l'état de choses dont nous parlons reste profondément dissimulé. De temps à autre, un ministre renversé se demandera où tel particulier, bien qu'occupant une haute situation princière, a pu puiser la force et le pouvoir de le renverser, ce qui fera apparaître à sa conscience certains liens et rapports qui jusqu'alors lui avaient échappé; plus souvent, des journaux de nuance radicale opposeront à cet État de classe l'État juridique, mais reculeront impuissants et désarmés, lorsqu'on leur demandera des preuves.
Un État juridique peut se concilier avec l'atmosphère féodale, mais un État populaire ne le peut pas, car cette atmosphère fera toujours d'une partie du peuple la maîtresse héréditaire de l'autre; elle aura toujours une tendance à créer deux peuples, dont le plus grand aura toujours des raisons de mécontentement et de révolte. Et c'est ainsi que se referme le cercle, la dynastie constatant une fois de plus qu'elle peut s'appuyer seulement sur la caste, et non sur le peuple. Elle peut rompre ce cercle par un acte de confiance absolue et contribuer ainsi à l'édification de l'État populaire.
La contribution exigée du peuple dans le même but n'est pas moindre. Il ne doit pas voir dans l'État une association utilitaire, association armée de production et d'échange, ou association qui, en échange des quelques droits sans valeur qu'elle lui confère, lui imposerait des devoirs pénibles et des charges coûteuses et dont il serait condamné à faire partie toute sa vie durant, sans espoir de s'en échapper. Encore moins l'État doit-il apparaître au peuple comme un pouvoir policier élargi, intervenant dans toutes les circonstances de la vie humaine, par l'intermédiaire d'organes qui, partout où ils apparaissent, affirment hautement leur supériorité qui les place en dehors de la morale bourgeoise et pousse les citoyens à se soustraire à leur atteinte par tous les moyens possibles. Mais, surtout, l'État ne doit pas devenir ce qu'il est dans les pays latins décadents où chacun cherche à ruser avec lui et à s'en servir pour ses fins égoïstes, où l'État se trouve transformé en une sorte de marché sur lequel les coteries font commerce de leurs services, se vendent et se laissent acheter, en une caisse commune qui sert à enrichir les habiles aux dépens des sots.
L'État doit être le second moi de l'homme, son moi élargi et jouissant d'une immortalité terrestre, l'incarnation du vouloir commun, moral et agissant. Une profonde responsabilité doit lier l'homme à tous les actes de son État, au point que chaque acte accompli par celui-là puisse être considéré comme étant un acte de celui-ci. De même qu'au regard d'une puissance transcendante il n'y a pas de pensée ou d'action indifférente ou insignifiante, de même, au sein de l'État, il n'est pas de domaine d'où la responsabilité soit absente. La triple responsabilité, la responsabilité envers la puissance divine, envers soi même et envers l'État, crée cet admirable équilibre de la liberté dont l'homme seul est appelé à jouir et qui l'élève jusqu'aux confins du monde planétaire. Lorsque la tendance à orienter toutes nos idées et tous nos actes vers l'État sera devenue forte au point de descendre dans l'inconscient et de former, pour ainsi dire, notre seconde nature, ce jour-là sera créée cette conscience politique qui fait d'une nation une véritable unité supra-personnelle et la rend immortelle.
Mais ce résultat, à son tour, ne peut être obtenu que dans l'État populaire, et c'est pourquoi celui-ci doit être créé en premier lieu. Ce serait, en effet, se tromper soi-même et tromper les autres que de vouloir obtenir dans un État de classe ou de caste, par la prière ou la persuasion, par des menaces ou des promesses, une conscience collective pure. L'État fondé sur la force possède la puissance dont il peut se servir pour contraindre ses sujets; mais qu'il ait du moins le courage de ne pas exiger la reconnaissance et le dévouement de ceux qu'il exploite.
Après cette analyse générale, consacrée aux idéaux politiques, analyse qui ne vise aucune nation particulière et s'applique à toutes, tournons-nous vers les choses de chez nous et examinons-les à la lumière des idées que nous venons de développer. À mesure que nous avancerons dans ce travail, il deviendra de plus en plus difficile: en partie parce que nous devrons prendre garde de ne pas nous laisser déborder par la multitude des détails et que nous aurons à chercher un équilibre entre les exigences du jour et les fins absolues; en partie, et surtout, parce que l'époque douloureusement grande de la guerre nous met en présence d'un conflit de sentiments.
S'il fut un temps où, plus que par la comparaison avec des normes absolues, nos critiques nous étaient dictées par l'attente soucieuse d'événements inévitables qui devaient venir mettre fin à tout ce que nous avons édifié et marquer pour nos successeurs seulement le commencement d'une ère nouvelle, et si, à cette époque-là, nous avions facilement à la bouche des mots de reproche et même de colère, il est on ne peut plus humain et naturel que les nobles exploits, les souffrances salutaires de notre peuple éveillent en nous aujourd'hui un amour exclusif de tout autre sentiment, un amour qui nous éblouit et nous rend incapables d'apercevoir une forme quelconque aux contours nets. Et, cependant, nous avons plus que jamais besoin de la forme, de la mesure, de contours, parce que nous voulons bâtir. Les architectures idéales, qui ne sont pas fixées au sol, qui n'ont pas de contours nets, sont des châteaux en Espagne. En cherchant à entrevoir la possibilité la plus heureuse de notre avenir, nous devons tenir compte des limites naturelles de notre caractère, limites dont nous n'avons pas à avoir honte, car elles sont assez larges et peuvent encore être reculées par la connaissance. Sans doute, le plan sur lequel elles sont tracées ne peut offrir qu'un réseau de lignes sombres, de nuances dégradées; mais le regard intérieur aperçoit un dessin aux couleurs éclatantes.
Ainsi que nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises, l'Allemagne, surtout celle du Nord et du Centre, qui renferme les principales régions, est un produit de fusion de couches sociales. Lorsque nous racontons son passé, nous parlons surtout de la couche supérieure, d'origine germanique, dont la domination s'étendait également aux autres pays occidentaux. Nous connaissons son histoire, ses noms et subdivisions ethniques, sa vieille langue, sa culture religieuse et l'art de son moyen-âge. Nous connaissons les transformations qu'a subies ce monde fermé, à partir du moment où ont commencé les mélanges et à partir de la création de la culture allemande moderne, création qui a été, au cours du XIVe et du XVe siècles, l'œuvre des paysans aisés, des habitants des villes et des patriciens allemands. Cette période avait duré jusqu'à l'époque romantique, et même les œuvres et les actes de notre époque classique ont eu pour principaux auteurs des représentants de la classe noble et patricienne de notre population. De temps à autre seulement on voyait surgir un homme au nom roturier, qui disait et créait des choses bizarres, singulièrement intemporelles. Et, cependant, vers la fin du XVIIe siècle la couche supérieure, amincie, était tendue jusqu'à éclater: les héritiers de noms, de propriétés, d'un fonds de culture et d'instruction ne se chiffraient que par milliers, alors que les anonymes se chiffraient par millions.
Au XIXe siècle, les membres de la classe inférieure font leur entrée dans l'histoire, et alors commence la dernière transformation de la manière de vivre et de penser, de la langue et de l'activité allemandes. On ne peut pas étudier le passé, sans apercevoir le profond fossé qui sépare l'ancien du nouveau; et, pourtant, on se résigne difficilement à l'idée que nous sommes devenus un peuple nouveau. Plus d'un préférerait faire partie du monde de Gœthe, Kant et Beethoven, que nous commençons aujourd'hui seulement à comprendre, que de ce monde de masses et de choses matérielles qu'est devenu le nôtre. Plus d'un aimerait mieux être héritier et successeur qu'ancêtre et pionnier. Il en est qui voudraient expliquer le phénomène fondamental de notre époque, la mécanisation, par des influences étrangères, par une contagion extérieure. Et, cependant, les hommes qui exercent aujourd'hui une action décisive sur notre vie et notre époque ne sont pas les fils des hommes d'autrefois. Ce ne sont pas les milliers de jadis qui ont produit les millions d'aujourd'hui: il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'œil sur les noms et les visages, de comparer, surtout dans les petites régions, restées à l'abri de mélanges, les représentants des millions d'aujourd'hui avec ceux des milliers d'autrefois. Ces millions, plus proches qu'ils ne le pensent des millions d'autres pays, ayant avec eux plus de ressemblance extérieure et intérieure qu'ils ne voudraient le reconnaître, ces millions, disons-nous, forment un peuple nouveau et peuvent le proclamer avec fierté et joie, car un commencement est plus difficile et comporte plus de responsabilités qu'une fin.
Sans doute, notre commencement ne fut pas seulement difficile: il fut aussi, en quelque sorte, triste et dépourvu de tout caractère sacré. Ceux qui ont apporté la mécanisation ont imprimé à leur époque le cachet de l'ancienne soumission. L'avidité et l'ambition, l'application au travail et la patience sans limites ont rempli les formes abstraites, mécaniques et massives des créations de cette époque de l'esprit du primitif terre-à-terre. Le peuple nouveau était un peuple primitif, au milieu de la civilisation la plus raffinée et de l'essor intellectuel le plus intense.
Si l'avènement de la couche inférieure s'était produit chez nous avec une violence volcanique, révolutionnaire, comme chez d'autres peuples, la responsabilité du pouvoir lui eût incombé dès le début. Mais étant arrivée à la surface avec une lenteur hydraulique et sans même s'en rendre compte, elle a reçu les droits qui s'attachent au pouvoir, sans en assumer les devoirs.
De la caste dominante, disparue en grande partie, principalement submergée par le nombre, des noyaux puissants se sont conservés et maintenus, surtout en Prusse. Ils se sont vu obligés de partager la domination économique avec la ploutocratie plébéienne, d'abandonner en partie les pouvoirs administratifs à une caste d'employés, assimilés à la noblesse, en gardant pour eux la domination rurale et conservant, grâce à leurs attaches avec la dynastie, le contrôle des affaires politiques et militaires. Mais, avant tout, ces restes de la noblesse, s'ils n'ont pu réussir à maintenir la pureté de leur sang, ont soigné leur type physique, au point que dans nul autre pays la différence n'apparaît, à première vue, aussi profonde entre le type moyen du noble et le type moyen des autres classes du peuple.
Cette différence se révèle d'une manière symbolique, lorsqu'on assiste au défilé d'un régiment d'élite. Les seigneurs qu'on qualifie d'ailleurs volontiers de ce nom, se distinguent par la finesse plus grande de leurs étoffes et la coupe de leur uniforme, par l'élégance de leurs armes, par leurs insignes plus discrets et plus choisis. Leurs chevaux, plus gracieux, portent un harnachement argenté et des selles légères. Mais l'aspect extérieur de ces seigneurs frappe plus encore que leur équipement: tête étroite, profil tranché, cheveux fins et blonds; le cou, court et enfoncé chez l'homme du peuple, est mobile et souple chez le seigneur, le dos est long et étroit, tout le corps est d'une flexibilité d'acier. Les mains sont distinguées et blanches, les cuisses et les jambes fines et bien dessinées: le cavalier se tient en selle sans la moindre contrainte. À côté de ce type vraiment noble, l'homme du peuple, à l'exception peut-être des originaires du Holstein ou de la Frise, apparaît lourd, large, ramassé.
De cette différence physique, qui est un des éléments d'opposition entre le seigneur et le serviteur, l'homme du peuple se rend profondément compte. Il adore la main blanche et obéit volontiers au robuste poignet qui le remet à sa place; au toi, qui lui est jeté amicalement, il répond respectueusement dans la troisième personne du singulier; il exprime avec tout son corps les marques extérieures de son respect. S'il lui arrive de vouer le même culte, à moitié inconscient, à un chef instruit sortant de ses propres rangs, il ne le fait pas naturellement, instinctivement, comme lorsqu'il s'agit d'un noble, mais parce que ce chef a su, par ses mérites personnels, gagner son estime. Son père a déjà adoré le père du seigneur actuel, et le vieux, tout en grondant et punissant ses propres enfants, regardait le jeune seigneur avec un pieux attendrissement. Et ce petit comte, âgé de sept ans, se comportait déjà, comme s'il avait une expérience cinq fois séculaire, comme un patron bienveillant et conscient de sa supériorité, traitant ses gens comme des protégés, sauf le dimanche où il les traitait en égaux; sachant ce qui leur était utile et nuisible, ce qui pouvait les rendre malades ou présomptueux; leur donnant ce qui leur convenait et exigeant d'eux ce qui lui revenait: le respect, en échange de la confiance; la soumission, en échange de la bienveillance. Le seigneur n'a pas à avoir honte devant ses gens; il peut faire ce que bon lui semble, car ses petits vices et ses petites faiblesses sont considérés comme des droits seigneuriaux; celui qui ne les possède pas devient suspect, et celui qui, à leur place, fait preuve de vertus bourgeoises, goût pour la science, pour les affaires, pour le travail, n'est pas un noble authentique. Depuis des siècles, chacune des deux castes a fini à la longue par s'adapter, à la langue, aux attitudes, aux manières, aux sujets de conversation, aux actes de bienveillance et de malveillance de l'autre. Toutes les formes et variétés de caractère, permises et possibles, sont connues et définies, toute attitude tolérable est prévue. Sont considérés comme intolérables, lorsqu'ils viennent d'en haut, la méchanceté, l'orgueil, le mépris et l'ironie; et lorsqu'ils viennent d'en bas, la critique, l'entêtement, le mécontentement et la révolte.
Cette conscience de sujets soumis et dévoués remplit en Prusse des millions d'âmes et pénètre même plus haut, jusque dans la bourgeoisie libre, où elle prend des formes corrompues et moralement dangereuses. Dans sa forme la plus pure, elle se manifeste par de beaux traits enfantins et rappelle l'heureuse vie patriarcale qui nous séduit tant dans la jeunesse de chaque peuple. Au point de vue de la psychologie des peuples, ces traits ont une grande valeur: ils créent la masse qui se prête le plus à la discipline et à l'organisation; un organisme collectif qui, sans se laisser influencer par des sentiments et des idées, fournit, jusqu'à la dernière limite de ses forces, l'effort qui lui est demandé; un esprit collectif qui suit avec une confiance inébranlable tout guide autorisé agissant et parlant d'une façon compréhensible et avec sympathie. Ce guide n'a pas besoin d'exciter l'enthousiasme ni de fournir des explications; aucune critique n'est exercée à son égard. Il ne s'agit pas là, à proprement parler, de la conscience du devoir, car il n'y a pas conflit; il s'agit encore moins d'obéissance passive, car la masse suit le chef de son plein gré; on se trouverait plutôt en présence d'une docilité quasi enfantine.
C'est la plasticité des masses qui a rendu possibles les deux grandes organisations prussiennes: l'armée et la social-démocratie, la première d'origine rurale et primaire, la seconde d'origine urbaine et mécanisée.
Les traits de caractère que nous venons de passer en revue ne sont pas germaniques. Ils sont en contradiction avec toutes les anciennes descriptions qui parlent de la nature altière, hautaine, individualiste des Germains, de leur soif d'indépendance et de leur hostilité à toute organisation. Ils sont en contradiction avec ce que l'histoire nous enseigne concernant l'activité des Germains, et surtout avec le tableau que nous présentent les noyaux germaniques ayant survécu dans la Suède du Sud, dans la Frise, en Westphalie, Franconie et Allemanie, et même avec les traits de la classe noble et patricienne de ces régions. La description que nous avons donnée est plutôt celle du caractère slave ayant reçu une légère empreinte germanique qui a transformé sa mollesse féminine et sa tristesse mi-orientale en gaieté enfantine et son obéissance passive en zèle actif, par le souvenir de l'ancienne fidélité librement consentie.
Il est difficile de dire dans quelle mesure les grands traits de l'ancienne classe supérieure allemande—besoin de créer, passion mystique, profondeur et transcendance—ont pénétré dans l'âme des masses. Toujours est-il que ces traits n'ont pas encore beaucoup contribué à faire naître une vie spirituelle supérieure: le chant populaire a disparu, l'art populaire n'existe pas encore, les plaisirs refoulent les joies. Nous n'avions pas besoin de la guerre pour savoir que notre peuple était capable, comme aucun autre, d'amour, de dévouement, de sacrifice et de courage. L'intelligence, la patience et l'application ont créé la mécanisation. Nous avons déjà eu plus d'une fois l'occasion de parler de ces qualités et d'en apprécier la valeur morale. Ici nous allons envisager leur portée politique, en nous plaçant uniquement au point de vue de l'avenir national.
Si la souplesse et la docilité, le respect de l'autorité et le sentiment de dépendance créent les associations de sujets les plus maniables, il n'en reste pas moins que la formation de sujets ne constitue pas la fin dernière de l'État. Comme dans les grandes constructions, tous doivent à la fois charger les autres et porter eux-mêmes. Si notre voisin de l'Ouest nous offre le spectacle d'un organisme instable où chacun veut dominer et où personne ne veut servir, à moins qu'on ait recours, pour obtenir des services, à la ruse ou à l'enthousiasme artificiel, l'Orient, de son côté, nous effraie par la mortelle apathie des masses qui, chargées de fardeaux écrasants, succombent ou aboutissent à des explosions de violence. Le danger qui nous menace consiste dans le manque d'indépendance, de conscience de nos forces et de notre dignité, dans l'absence de jugement personnel et dans la crainte de la responsabilité.
Si l'ingénuité et le manque d'indépendance sont les matières premières politiques que nos masses, encore incultes, fournissent en vue de l'édification de l'État, les défectuosités de ces matériaux apparaissent singulièrement nombreuses, lorsqu'on envisage les masses touchées par la mécanisation: prolétariat urbain et classes moyennes.
Il est vrai qu'on retrouve, dans ce monde mécanisé, cette situation de dépendance qui semble décidément inévitable. Ici encore, l'État est, non la chose de tout le monde, mais un domaine confié à l'administration des hommes les plus notables. Ici encore il y a un pullulement d'autorités dont on ne fait ni ne fera jamais partie. Mais ces autorités, loin d'être d'origine nobiliaire, loin d'être représentées par des personnalités patriarcales, sont des gens ordinaires occupant des postes et emplois anonymes: c'est le capital représenté par le directeur, l'ingénieur de l'exploitation, le fondé de pouvoirs, le contre-maître, par des commettants, des clients, des financiers; c'est la bureaucratie, représentée par le percepteur, le policier, l'employé de guichet. On doit, en outre, accomplir deux années de service militaire, sous les ordres de la classe féodale, représentée par le lieutenant et le sous-officier. L'obéissance à toutes ces puissances n'est plus indifférenciée et instinctive: elle n'est pas non plus accordée à contre-cœur, car on manque de termes de comparaison, dans le genre de ceux qui s'offrent aux nationaux émigrés à l'étranger. L'obéissance est acceptée comme une pénible nécessité de la vie, et avec le sentiment d'une obligation à laquelle il n'est pas permis de se soustraire. C'est pourquoi la révolte contre cet état de choses apparaît, non comme une revendication du droit à la liberté, mais comme un acte d'insubordination qu'on commet avec une nuance de remords.
La consonnance brutale du mot subordination est faite pour nous rendre sensible la résignation désespérée à une domination anonyme. Lorsque la révolte est organisée, comme dans la social-démocratie, elle affecte à son tour, étant donné que la relation de dépendance tient à notre être par de profondes racines, la forme de la subordination. Et lorsqu'elle ne le fait pas, elle dégénère en cancans de domestiques et en discussions de brasserie.
Il n'y a pas de chemin qui conduise des classes inférieures aux supérieures. La richesse et l'instruction érigent autour de ceux qui les possèdent des murailles de verre, et le profond fossé qui existe entre les formes de vie en deçà et au-delà de ces murailles ne peut pas être franchi à la faveur de l'imitation et de l'insinuation, comme c'est le cas chez les peuples méridionaux.
Une profondeur rêveuse, le sens de l'essentiel dont les choses ne sont que le reflet, une forte personnalité et une universalité systématique qui voit la contre-possibilité de toute possibilité et en tient compte: telles sont les grandes, les plus grandes qualités qui ont, dès l'origine, fait de l'Allemand un adversaire de la forme. C'est qu'en effet toute forme est délimitation et unilatéralité. Elle repose sur la suffisance, sur l'opinion enfantine qu'à côté de ce qui est bon existe quelque chose de parfait qui ne peut être dépassé, et qu'à côté de ce qui est prouvé il ne peut pas y avoir autre chose. Sans doute, l'amour de la forme a sa source dans l'aspiration paradisiaque de l'homme à l'accord pur, à l'harmonie parfaite, dans ce sentiment classique de l'équilibre qui fait reculer l'homme devant les abîmes célestes et infernaux. On a beau parcourir les domaines de l'art, de la science, de la vie personnelle, sociale et politique, on n'y trouvera pas une seule forme fondamentale qui soit née dans notre pays. Les formes de l'architecture et des styles, des ustensiles domestiques, des tableaux, de la musique, du roman et du drame, de l'organisation militaire, du culte, de la manufacture, du commerce et de l'industrie, des entreprises par actions et des constitutions,—toutes ces productions et formations extérieures, qui portent encore aujourd'hui des noms étrangers, ce sont d'autres qui les ont conçues pour nous. Et, cependant, l'esprit allemand s'est emparé de ces vases, l'un après l'autre, a complété d'une main pure et avec une compréhension sympathique l'idée qui a présidé à leur forme et a ensuite rempli leurs creux avec un breuvage enivrant tellement riche et abondant que les vases se sont trouvés débordés et qu'il a fallu créer de nouvelles formes pour le trop-plein du liquide.
Cela nous a porté bonheur et a enrichi le monde. Mais nous sommes restés pauvres en formes, parce que nous les méprisons. En revanche, les créateurs de formes, qui se moquaient de nous, se sont appauvris spirituellement.
Cependant, comme la politique n'est pas une entité absolue, mais une lutte entre forces et contre-forces, nous devons tenir compte d'une certaine absence de forme qui nous est nuisible. Nous avons parlé plus haut des oppositions qui existent entre différentes manières de voir, et nous devons convenir que la nôtre manque de toute régularité et confine, grâce à notre nonchalance innée et à notre indifférence déclarée pour toute apparence, à un informe laisser-aller.
Nous perdons ainsi cette force civilisatrice qui repose sur le maintien résolu de formes de vie éprouvées. Plus que cela: si les rapports de dépendance dans lesquels nous vivons et qui s'expriment par la subordination à ce qui est au-dessus, par le commandement dirigé vers ce qui est au-dessous, si ces rapports, dépourvus de noblesse, s'opposent déjà à ce que nous devenions un peuple de maîtres, l'absence de forme contribue de son côté à diminuer notre conscience de maîtres à l'intérieur de notre pays, l'efficacité de notre activité de maîtres hors du pays. Si nous nous sommes montrés, dans les pays étrangers, aussi mauvais colonisateurs que dans notre propre pays, si nous n'avons su nous attacher ni les nations que nous avons nourries avec notre sang, ni les peuples qui se rapprochent de nous par leurs origines, cela tient moins à nos institutions qu'au fait que nous ne sommes pas des maîtres-nés. Mais être maîtres ne veut pas dire afficher des prétentions présomptueuses, ce qui ne peut être le fait que de natures ignorant l'indépendance interne et profondément déprimées. Non, ce qui caractérise un peuple de maîtres, c'est l'équilibre instinctif, établi en dehors de toute réflexion, des droits et des devoirs, c'est l'intuition des distances, c'est le renoncement à des exigences mesquines, c'est la faculté de saisir l'essentiel et de s'y tenir, c'est une supériorité qui rend capable de sacrifier ses aises à sa dignité, c'est enfin, et surtout, la justice inflexible, libre, étrangère aux préjugés et ignorant le mépris.
Lorsque l'état de dépendance se complique d'une situation matérielle gênée, c'est la mesquinerie qui guette les gens qui en sont victimes. En elle-même, la privation la plus dure est compatible avec la sérénité et la liberté consciente. Mais celui qui sait s'accommoder de la dépendance involontaire, succombe facilement à la tentation de chercher dans l'apparence une compensation à ce dont il est privé. Or, l'apparence et la privation sont difficiles à concilier, et cette incompatibilité ronge la vie domestique, accable les femmes de soucis et prépare des générations élevées dans la servitude.
Celui qui a la servitude, pour ainsi dire, dans le sang, celui, qui, sans s'en rendre compte, s'incline devant la domination d'une caste qu'il n'aime plus, mais qu'il envie, celui qui sait que son sort et celui de ses enfants est inéluctable,—celui-là trouve sa consolation dans le fait que ses semblables sont logés exactement à la même enseigne que lui. Il aime mieux supporter une contrainte plus forte de la part de ses supérieurs-nés que de voir un homme de son propre sang s'élever et se rendre libre. Le fait que quelqu'un de son milieu et de son entourage a acquis un certain degré de bien-être ou de puissance, loin de le rendre fier et plein d'espoir, l'aigrit, car il sait que ce quelqu'un est à présent à même de s'asseoir aux tables olympiques et de considérer ceux qui sont restés en arrière avec mépris et dédain. La joie naïve des Américains qui ne se lassent pas de vanter les milliards de leur compatriote, en ajoutant qu'il a débuté comme vendeur de journaux,—cette joie n'est possible que dans un pays où tout est ouvert à tous. L'idéal du mécontent de chez nous ne consiste certainement pas dans l'acquisition pure et simple de richesses matérielles qui tentent surtout le citoyen d'outre-mer; mais il ne consiste pas davantage dans la libre ascension spirituelle. Non, son idéal, c'est une utopie des plus terre-à-terre, et en même temps des plus irréelles et dangereuses: c'est l'utopie de l'égalité, même de celle qui ne peut être réalisée que par l'abaissement de tous.
Il serait injuste d'appliquer à cet ensemble de sentiments la qualification méprisante d'envie. Mais nous devons tenir compte des dangers que ces sentiments présentent au point de vue de la politique idéale. Si, en effet, tout état libre et désirable repose, non sur une démocratie immobile, mais sur le va-et-vient continu de forces spirituelles, il est certain que l'envie est la force qui s'oppose le plus au mouvement d'ascension et contribue le plus à maintenir au pouvoir, par simple habitude, des puissances expirantes.
Si l'on jette un coup d'œil sur l'ensemble des grandes et belles qualités qui caractérisent nos classes moyennes et inférieures, —infaillible honnêteté, compétence et fidélité au devoir, ardeur au travail, courage devant le danger et la souffrance, sentiment calme, profond et pieux que leur inspirent Dieu, l'homme et la nature, amour de la patrie et oubli de soi-même, soif de savoir, de comprendre et de pouvoir,—les tâches sombres de notre tableau apparaissent insignifiantes au point de vue humain, et notre nation peut encore se vanter heureusement de posséder si peu de défauts. Mais si nous nous plaçons au point de vue des idéaux politiques, qui forment la pierre de touche de notre analyse, nous ne pouvons plus nous contenter de cette considération, car les quelques défauts que présente notre caractère sont malheureusement de ceux qui peuvent rendre, et ont rendu pendant longtemps, un peuple a-politique. Ce dont nous avons besoin, c'est l'indépendance, le sentiment de noblesse, la mentalité de maîtres, le désir de responsabilité, la générosité; nous avons besoin de nous affranchir de l'esprit de soumission et de commandement, de mesquinerie et d'envie. Telle est la condition de toute la politique allemande et de toute la politique de l'avenir, et cette condition sera réalisée, non par les institutions, mais par une transformation de notre caractère. À l'avenir, tout homme politique, pour autant qu'il ne représentera ni puissance, ni intérêts quelconques, devra être pénétré de cette vérité que c'est l'éveil de nouvelles forces morales qui constitue la condition fondamentale de notre organisation et que les institutions humaines suivent docilement la marche du développement, comme l'écorce suit la croissance du tronc. Si nous sommes devenus une nation il y a cent ans, si nous sommes devenus un État il y a cinquante ans, nous devons dès maintenant, par une renaissance intérieure, commencer à devenir une nation politique, un État populaire.
Certes, il y a quelques années à peine, le plus grand connaisseur de notre histoire nous donnait peu d'espoir. Il louait le peuple pour sa fidélité à ses seigneurs terriens et pour sa soumission; mais il s'emportait, dès qu'il était question d'opinion publique, de courants politiques et de responsabilité. Aux publicistes, aux savants, aux professionnels de la politique et aux dilettanti il attribuait la responsabilité des erreurs populaires qui menaçaient son œuvre. L'immaturité du peuple était pour lui un axiome, puisqu'il allait jusqu'à refuser au peuple un sentiment national direct; ce n'est qu'indirectement, d'après lui, par l'intermédiaire du sentiment dynastique, qu'un sentiment national allemand pourrait s'affirmer.
Certaines formes de patriotisme que nous avons connues pendant les années d'agrandissement qui ont précédé la guerre semblaient confirmer cet impitoyable jugement. Nous avons rarement connu les explosions spontanées de fierté virile qu'auraient dû nous inspirer notre peuple, notre pays, notre communauté. Nous nous contentions d'hommages symboliques, et plus d'une fois, pour nous sentir unis, nous avions besoin d'être stimulés par une haine commune.
Notre découragement s'aggrave encore, à mesure que nous nous élevons vers les couches de la grande bourgeoisie, vers les éléments puissants, dominants, sinon toujours dirigeants, de notre société capitaliste. Cette puissance politique centrale nous offre une image concrète de ce dont elle est capable dans l'attitude du parti qui la représente au Reichstag allemand: du parti national-libéral.
Ce parti ne peut pas obtenir grand'chose, mais il est capable de tout empêcher; il porte une responsabilité plus grande que celle dont il a conscience. Il représente les éléments cultivés de la grande bourgeoisie, mais aussi les intérêts du capitalisme; il conserve les vieux idéaux du libéralisme, mitigés cependant par des compromis avec les pouvoirs établis; il est partisan du jugement libre et exempt de préjugés, mais il a besoin aussi des forces et des moyens dont disposent les défenseurs privilégiés de l'État. Il pourrait exercer une action décisive et, cependant, lorsqu'on jette un coup d'œil sur les quelques dernières dizaines d'années, on constate que, malgré lui et sans en avoir jamais été remercié, il a été au service du féodalisme.
Comme le parti, la classe qu'il représente manque de force directive. Les intérêts sont mis avant et au-dessus des idéaux, les dangers venant d'en bas menacent la propriété; or, y a-t-il un intérêt supérieur à la propriété? N'est-il pas malheureux que la voix de ceux qui ne possèdent pas se fasse entendre dans la représentation nationale, lorsqu'il s'agit de régler l'emploi de la fortune nationale? Aussi doit-on combattre tout d'abord le péril du communisme; le reste viendra après. Et, d'ailleurs, qu'est-ce que la politique, d'une manière générale? Une perte de temps. La marche de l'administration et des affaires extérieures est assurée par des spécialistes, sinon toujours d'une façon parfaite, du moins aussi bien que partout ailleurs. On peut les critiquer et, lorsqu'ils pensent trop à leurs intérêts personnels, les rappeler à l'ordre. Mais le plus urgent, ce sont les tâches journalières: le bénéfice annuel, l'agrandissement de l'entreprise, le dividende sont choses qui ne peuvent attendre. Vous dites que toutes ces choses reposent sur une base profonde, à l'abri de tout danger et de toute menace, à savoir sur la puissance de l'État et sur le bien-être du pays? Laissez-nous d'abord mettre de l'ordre dans ceci et cela; peut-être nous restera-t-il ensuite un peu de temps pour nous occuper d'autre chose que les affaires. Sans doute, tout irait mieux si... suivent des jugements durs sur des personnes responsables et irresponsables, car on est incapable de comprendre (et quand on le peut, on ne le veut pas) que c'est le système qui est responsable, et non les personnes, et que c'est la nation qui est responsable du système.
Si encore il n'y avait que cette indifférence! Mais plus on s'élève dans la hiérarchie bourgeoise, et plus on s'enfonce dans l'ombre d'une dépendance volontaire dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est une sorte de vénalité désintéressée.
Il faut faire honneur à sa situation et à sa carrière. On ne voudrait pas sacrifier les relations qu'on entretient avec des hauts dignitaires. Un grand train de maison exige des invités de marque. On a quelquefois à combler certaines lacunes de l'éducation et de l'instruction; or, rien ne les comble mieux qu'une bonne couche d'idées toutes faites. Le régiment et le corps dont fait partie le fils, les amis et parents du gendre exigent des égards. On ne doit jamais négliger les relations: avancer en grade, passer d'une classe à une classe supérieure, c'est s'ouvrir des perspectives pleines de joie; et même les satisfactions moins importantes de la vanité bourgeoise exigent, en plus de certains efforts matériels, des idées de tout repos, sans rien de subversif.
Sans doute, il y a encore des patriciens dont le caractère se refuse à solliciter et à recevoir; des patriciens qui, s'appuyant sur quelques droits et devoirs, tiennent à préserver leur personnalité et renoncent à recevoir des invités qui, se rencontrant par hasard à la porte de votre maison, ont l'air de s'excuser les uns devant les autres de cultiver une pareille relation. Ces exemples sont particulièrement fréquents dans les villes et dans les maisons de la bourgeoisie aisée. Quant aux nouveaux riches, qui sont plus nombreux en Allemagne que dans n'importe quel autre pays européen, il faut les excuser si, grisés par leur ascension, ils ne trouvent plus rien impossible et croient continuer à monter, alors qu'ils ne font que s'infiltrer.
La sagesse rancunière de Louis XIV a réussi à dompter la noblesse, en assignant à son culte un objet nouveau: la cour. Sans s'en rendre compte, notre système féodal a préparé le même sort à notre bourgeoisie montante: il lui a ouvert une nouvelle perspective, en lui demandant en échange le sacrifice de ses idées. Le résultat de cette imitation de la manière de penser féodale a été plus complet qu'on n'aurait pu le croire de prime abord: il manque à notre bourgeoisie ce léger mélangé de scepticisme qui convient si bien à la noblesse authentique, laquelle, se sachant telle, ne craint ni les critiques ni les épreuves. C'est pourquoi nous voyons nos bourgeois avancer avec une conviction, une méfiance et une pompe qui sont trop exagérées pour être naturelles.
On peut attacher à ces faiblesses une importance morale plus ou moins grande; mais ce qui est certain, c'est qu'en faisant d'une classe la pupille d'une autre, elles la démoralisent au point de vue politique. C'est ainsi que dans la Prusse allemande il ne subsiste qu'un seul pouvoir politique véritable: le féodalisme conservateur. Le peuple suit l'autorité; celle-ci fut d'abord cléricale et féodale; lorsqu'il s'en détourna, ce fut pour suivre l'autorité des agitateurs. Le socialisme dispose des masses et poursuit des intérêts, mais il lui manque une conception spirituelle du monde. Le catholicisme organisé place les intérêts confessionnels au-dessus des intérêts politiques. Le féodalisme seul possède une conception du monde, d'un caractère historique et religieux, qui se concilie très heureusement avec ses intérêts politiques et matériels. Il dispose du pouvoir exécutif, il a partie liée avec la plupart des puissances dynastiques, militaires et familiales et entraîne dans son sillage la partie la plus puissante de la bourgeoisie.
Le succès constitue l'argument le plus fort en faveur de ce qui existe. Si la guerre actuelle se terminait par une victoire complète, rapide, absolue, la réalisation de l'État populaire s'en trouverait considérablement retardée. Et, d'un autre côté, il n'est pas un Allemand qui, aimant son pays et son peuple, ne préférerait mille fois supporter la réaction, même aggravée, de 1815, plutôt que d'admettre la moindre diminution de la puissance et de l'honneur de l'Allemagne. Mais quelle que soit l'issue de la lutte mondiale, une chose est certaine: pour les fins suprêmes de la nation, qui nous intéressent ici, cette guerre constitue une préparation, et non une décision. Nous devons cependant nous attendre à ce qu'elle se répercute dans l'avenir par trois effets plus ou moins lointains, dont l'un, le troisième, fera ici l'objet d'une analyse et d'une discussion spéciales.
En premier lieu: cette guerre constitue la première épreuve vraiment collective du peuple allemand, dont les couches inférieures forment aujourd'hui le noyau principal. Les armées combattantes du XIXe siècle représentaient une petite fraction de la population, surtout de la population rurale, de la haute bourgeoisie et de la noblesse. Aujourd'hui, on se trouve pour la première fois en présence du peuple armé, du peuple tout entier sous les armes. Et ce n'est pas seulement l'armée qui combat, qui peine et qui souffre: c'est toute âme vivante du pays. Et cette fusion, ce ne sont pas les journées d'août qui l'ont opérée, quelque magnifique et immense que fût alors l'enthousiasme: celui-ci ne fut en effet qu'un enivrement de fête, au sens le plus élevé du mot, et si l'on avait pu alors jeter un regard derrière le voile qui cachait l'avenir, cet enthousiasme se fût certainement calmé, comme chez les quelques rares clairvoyants dont l'attitude fut, sinon plus froide, beaucoup plus grave. Ce qui nous unit aujourd'hui est moins joyeux, moins lumineux, mais à l'abri de toute menace et de toute déception future: ce sont le devoir et la responsabilité qui ont résisté victorieusement à toutes les épreuves. Aujourd'hui nous percevons l'unité du double son: soucis et douleurs, d'un côté; espoir et confiance, de l'autre. Cette communauté de vie et de souffrances constitue un ciment plus puissant de la nationalité que les origines, la langue, les mœurs et les croyances. Ce qui s'est uni sous une pression pareille, reste uni pour toujours. Ce qui s'est divisé, reste divisé à jamais. Jusqu'alors la couche inférieure était une partie constitutive de la nation et, il faut le dire, la plus grande; à partir d'aujourd'hui, elle est un membre de la nation, et le membre le plus puissant, dans la mesure du moins où elle est consciente de sa responsabilité. C'est en effet cette responsabilité du corps de la nation qui décide tout; si nous pouvons l'acquérir et la conserver, nous sommes et restons une nation et un État populaire; si nous sommes incapable de l'acquérir, nous restons la classe subordonnée dans une association politique. Ce qui nous reste de notre manque d'indépendance, de notre immaturité, de notre absence de sens politique, disparaît dès que nous avons saisi et retenu ceci: l'État, et le pays sont res publica, la chose de tous, et non la chose de particuliers, de classes ou de castes; chacun est responsable de cette chose, comme il l'est de lui-même, de sa femme et de ses enfants, de sa maison et de son foyer, de sa famille et de son nom.
En deuxième lieu: la diminution du bien-être européen, consécutive à la guerre, le déplacement de la propriété et l'aggravation des charges que la guerre aura occasionnées domineront partout l'ampleur et les forces contributives de la classe moyenne supérieure. On aura beau imposer la richesse jusqu'aux extrêmes limites compatibles avec la forme actuelle de la vie économique, on réussira sans doute à diminuer d'une façon notable son total, mais non le nombre de riches, malgré le changement de personnes qui peut résulter d'appauvrissements occasionnels et de la formation de nouvelles fortunes. L'agriculture, malgré les difficultés d'exploitation passagères, verra son niveau s'élever, grâce à l'intervention du capitalisme et, vu la situation générale, ses charges ne seront pas augmentées d'une manière excessive. La classe moyenne inférieure et la classe ouvrière réussiront, par la lutte pour les salaires, à maintenir leurs conditions d'existence normales, malgré l'accroissement des charges. En revanche, le rentier, le propritaire d'une maison de rapport, le commerçant moyen ne trouveront pas de compensation: ils seront affaiblis, prolétarisés en partie, et les couches inférieures de la classe ploutocratique ne seront pas elles-mêmes assez riches en hommes et en fortunes pour les remplacer.
Cette classe moyenne, cependant, recèle dans son sein des savants, des publicistes, des bureaucrates d'un talent non négligeable, et dans ces dernières années c'est elle qui fournissait à la vie économique des administrateurs supérieurs ayant reçu une culture scientifique et possédant le sens de la responsabilité commerciale. La déchéance d'une classe indispensable au point de vue intellectuel, ne restera pas seulement pour ses membres un avertissement douloureux et ne constituera pas seulement une perte sensible pour l'organisme social: elle nous apportera surtout la preuve que, tout comme notre corps gouvernemental, le corps des représentants de notre travail intellectuel repose sur une base trop étroite.
Cette preuve nous fait toucher du doigt le vice fondamental de notre organisation sociale où règne encore l'usage primitif de confier les responsabilités à des castes héréditaires, alors même qu'elles sont frappées d'épuisement quantitatif et qualitatif, cependant qu'en bas grossit la masse du peuple qui n'a pas encore donné sa mesure, qui s'use dans l'uniformité d'un travail mécanique et se trouve exclu du service national et de l'essence même de la nation. Nous avons là une véritable leçon des choses qui nous montre d'une façon irréfutable qu'un corps vivant ne peut se renouveler et se recréer intérieurement que grâce au va-et-vient organique des forces et des sucs, et que la rigidité inorganique doit céder la place au principe organique du mouvement et de la croissance.
En troisième lieu: cette guerre porte un coup décisif au principe de la liberté de la propriété individuelle et prépare les formes futures de l'économie collective, en montrant sur le fait que les affaires économiques ne sont pas chose privée, mais la chose de tous.
Jusqu'à présent, l'intervention de l'État dans les intérêts économiques privés était minime. Des lois sanitaires et sociales fixaient les limitations et les obligations les plus indispensables; des lois sur le commerce et sur les sociétés par actions préservaient contre les abus les plus immédiats en matière de contrats; quelques monopoles étaient soustraits à l'industrie libre; des traités de commerce réglaient les échanges extérieurs. Jugeant ces interventions au point de vue du libre jeu des forces, beaucoup s'en plaignaient et les supportaient à contre-cœur. Elles sont cependant insignifiantes et primitives, si on les considère au point de vue d'une économie collective rationnelle. Parmi les jugements portés sur notre économie de guerre, qui a surgi sans préparation, mais dont l'improvisation a été somme toute assez heureuse sur les points essentiels, on entend souvent des plaintes sur l'excès d'organisation, et nombreux sont ceux qui attendent avec impatience une prochaine détente. Nous souffrons sans doute d'un excès d'organisation, en ce sens que nous sommes soumis à des réglementations contradictoires, portant souvent sur des détails sans importance aucune, car on confond souvent notre souplesse qui nous rend facilement organisables avec la faculté d'organisation proprement dite, et on croit avoir tout fait, lorsqu'on a accumulé règlements et prescriptions. Nous croyons souvent posséder l'aptitude à l'organisation, parce que nous sommes tous passés par l'école de la pensée systématique et schématique; mais, en réalité, cette aptitude est excessivement rare, car pour savoir ce qui est décisif, pour éliminer ce qui n'est pas essentiel, pour connaître les hommes et pouvoir les juger, il faut des dons spéciaux et une longue expérience. Nous aurions cependant sérieusement besoin de cette aptitude, car, malgré les mille sens que les pédants sous-entendent, lorsqu'ils parlent de changement de méthode, il est certain que nous sommes en train d'opérer un changement de méthode dans un sens qui, lui, n'admet aucune équivoque: jamais, en effet, nous ne pourrons plus revenir en arrière, vers cette liberté illimitée de l'économie privée dont l'égoïsme naïf éveillera chez nos successeurs un sentiment analogue à celui que nous éprouvons au récit des pratiques du temps de Robert Macaire. Le troisième effet éloigné de la guerre, la transformation de l'économie conformément au principe: l'économie est la chose de tous, signifie le premier pas important vers l'organisation de l'avenir; et il ne serait pas inutile d'en analyser l'une après l'autre les conditions et les conséquences.
1. C'est la machine qui joue un rôle décisif dans la guerre mécanisée; la machine, c'est-à-dire les munitions et les moyens de transport. La transformation de toute l'industrie d'un pays belligérant en industrie de guerre est une condition indispensable. Désormais, en parlant d'armements, on n'entend pas seulement une réserve d'armes: l'armement, c'est le pays tout entier, transformé en un arsenal dans lequel tous ceux qui ne sont pas sous les armes forgent des armes pour ceux qui se battent. Or, l'armement comporte toutes les substances imaginables que la terre produit, et, comme il est destiné à détruire et à être détruit, son remplacement constitue le problème technique fondamental de la guerre.
Le problème de l'armement devient ainsi un problème de travail et de matériaux; et il est d'un sérieux angoissant, lorsque le pays belligérant est bloqué par ses ennemis.
Il importe donc à l'État de savoir exactement ce qui se produit et se consomme dans ses domaines, de connaître la manière dont tels et tels produits sont obtenus, de posséder l'inventaire des substances dont il peut disposer. Il doit pénétrer jusqu'à la trame la plus interne de la production, dans l'atelier du fabricant, dans la caisse du propriétaire foncier, dans les bureaux du commerçant. Il dresse des plans de mobilisation pour la campagne économique, répartit ouvriers et employés, contrôle les méthodes de travail; il ne peut pas admettre le gaspillage de place, de forces, d'instruments de travail; il se préoccupe de la dépense de matières premières et de substances auxiliaires de provenance étrangère; il veille à ce que ces matières et substances soient économisées ou remplacées dans la mesure du possible, que leur réapprovisionnement soit assuré, qu'il en existe toujours une réserve suffisante et qu'elles soient réparties selon les besoins et les nécessités. Un nouveau principe naît, celui de la protection des matières premières, qui n'a rien de commun avec celui de la protection de l'industrie. Dans la consommation, on doit accorder la préférence aux matières premières de provenance intérieure, alors même que cela ne correspond pas aux calculs fondés sur les seuls intérêts, alors même que le prix de revient de ces matières est plus élevé: des économies réalisées sur la fabrication, des subventions éventuelles combleront la différence. L'élasticité des industries, et notamment leur faculté d'extension et la possibilité de leur transformation en cas de guerre, doivent être souvent vérifiées et réalisées à titre d'essai et d'épreuve. Lorsque les sacrifices exigés par ces expériences sont trop grands, dépassent une juste mesure, il faudra encore avoir recours aux subventions et, en dernier lieu, à la création d'industries d'État.
Ainsi se trouve affecté le principe de la liberté économique, d'après lequel chacun serait libre de se procurer de l'argent ou du crédit, de fonder une firme par un acte notarial et de disposer ensuite à son gré de la quantité limitée des instruments de travail et des moyens de travail disponibles, de la main-d'œuvre du pays, des matières premières de provenance intérieure ou obtenues, à la suite d'échanges, de pays étrangers, voire d'utiliser les variations de change, et tout cela en ne tenant compte que des conclusions subjectives, telles qu'elles lui sont dictées par ses intérêts, qu'il tire de la situation telle qu'elle se présente à un moment donné. Sans doute, capital, main-d'œuvre, matières premières ne sont ni ne seront, comme le voudraient les socialistes, propriété collective; mais ils seront soumis à la protection collective.
2. Lorsque l'époque des grandes luttes politiques et économiques sera close, le nationalisme économique devra céder la place à des conceptions plus rationnelles. Il ne faut pas exagérer l'importance de ce progrès, car la période de l'exaltation nationaliste (et c'est en cela que pourrait consister sa mission historico-économique) apportera peut-être la preuve qu'on peut, grâce à une intensification correspondante de la technique, rendre n'importe quel sol capable de fournir à ses habitants, dans des conditions économiques avantageuses, tous les produits nécessaires ou simplement désirables. S'il y avait déficit, on pourrait le combler, en échangeant les produits dont le pays a le monopole contre ceux qui lui manqueraient. Les droits sur les exportations et les monopoles d'exportation remplaceront, dans les futures négociations entre États, les anciens droits sur les importations. Toutes ces mesures auront, sans doute, pour effet de dresser entre les pays des barrières qui nous paraissent aujourd'hui absurdes; mais ces barrières auront des effets esthétiques incontestables, en ce sens qu'elles opposeront une digue au nivellement, à la standardisation mécaniste des biens de consommation. Et de même que le voyageur de jadis trouvait dans chaque pays, dans chaque ville des fruits, des gâteaux, des ustensiles, des costumes et des constructions qui n'avaient leurs pareils dans nul autre pays et nulle autre ville, de même, à l'avenir, les produits de chaque pays auront leur caractère local particulier, et nous ne serons plus condamnés à subir la monotonie de produits identiquement pareils dans tous les pays et sous toutes les latitudes.
Un jour viendra, peut-être, où nos descendants éloignés envisageront le retour au libre-échange mondial avec plus de sérénité que nous n'envisageons aujourd'hui l'isolement. Il n'en reste pas moins que nous devons tenir compte du fait que cet isolement nationaliste, quelle que soit sa durée, se fera sentir avec une force croissante et, même en tant qu'état de transition, ne manquera pas de modifier profondément la conception régnante qui voit dans l'économie une affaire privée.
Les causes du nationalisme économique, dont nous voyons les débuts, sont évidentes.
La guerre, quelle que soit son issue, ne satisfera les désirs et ne compensera les sacrifices d'aucune des nations belligérantes. Aux anciennes causes de haine viendront s'en ajouter de nouvelles, aggravées par les questions des dettes, car il n'y a pas aujourd'hui deux peuples qui, dans cette terrible épreuve où sont engagées toutes leurs forces, n'aient pas quelque chose à se reprocher réciproquement. Le nationalisme renaît non seulement dans le domaine politique, mais aussi, et surtout, dans le domaine économique. Chacun reproche à l'autre d'avoir labouré avec ses bœufs, de l'avoir combattu avec ses capitaux, avec ses substances, avec les richesses acquises sur son sol. Chacun se rend compte que la possession pure et simple, la force économique brutale auraient suffi, sans le recours à la guerre, à assurer, au bout de quelques dizaines d'années, la supériorité à celui qui la méritait. Chacun se demande: comment des avantages aussi énormes qu'on n'aurait jamais pu les soupçonner ont-ils pu être obtenus sur le terrain économique? Et chacun de répondre: j'y ai contribué pour ma part. Chacun prévoit que dans l'économie isolée il y aura plus d'une chose qu'il faudra payer plus cher, qu'il faudra renoncer à plus d'un avantage du commerce. Mais la guerre nous a habitués à deux choses: aux privations et aux grands nombres, et l'on préfère perdre plutôt que de vivre dans la crainte des bénéfices pouvant être réalisés par d'autres et susceptibles d'être pernicieux au point de vue politique. Alors même que la conclusion de la paix comportera des promesses d'accords, les hommes de mauvaise foi trouveront toujours des prétextes à chicane. Chaque État restera libre d'adopter des mesures sanitaires, techniques, administratives, grâce auxquelles villes, pays, ports, canaux, stations de charbon resteront ouverts aux amis et inaccessibles aux ennemis. On n'aura même pas besoin de recourir à ces mesures, car la haine de peuple à peuple suffira largement à tout.
Nous sommes ainsi au seuil d'une époque où le nationalisme économique, sans peut-être aboutir au trafic exclusivement intérieur, n'en connaîtra pas moins une forte diminution des échanges internationaux. La balance du commerce et des paiements acquerra de ce fait une importance infiniment supérieure à celle que, pour d'autres raisons de principe, on lui attribuait à l'époque de l'ancien mercantilisme français. On verra naître une sorte de néo-mercantilisme.
Il n'est pas de pays qui, s'il ne détient pas des valeurs étrangères, productives de rente, soit à même, à la longue, de payer ses importations autrement qu'en marchandises, car le montant total de ses moyens fiduciaires suffit à peine à régler ses comptes d'un trimestre. L'exportation n'est donc, ni une fin en soi, ni, comme d'aucuns le croient, un défi économique, mais tout simplement un moyen de paiement de dettes. Ce n'est pas l'exportation, mais l'importation qui constitue l'élément primaire et décisif de l'activité économique. Si, pour une raison quelconque, l'exportation était contrariée, alors que l'importation de produits indispensables se maintiendrait au niveau normal, le pays serait obligé d'exporter ses valeurs et ses titres de propriété, abandonnant ainsi peu à peu à des étrangers la suprématie économique. Ce serait pour lui la décadence.
La règle valable pour les dépenses faites en objets de consommation et pour leur paiement s'applique également au cas dont nous nous occupons: je puis déterminer ce que j'ai besoin d'importer pour ma consommation; quant aux produits que je dois exporter en échange, à titre de paiement, c'est l'autre qui en décide. Cet «autre» est libre de refuser les marchandises que je lui offre, parce que leur genre ou leur origine lui déplaît; il peut les déprécier, en leur opposant des barrières douanières qui lèsent le vendeur, dans la mesure toutefois où il ne s'agit pas de produits dont celui-ci a le monopole. Plus efficaces encore que les barrières douanières sont les barrières créées par la chicane, par les obstacles de toutes sortes destinés à entraver le commerce et les relations entre peuples, par le sentiment national exalté qui fait préférer, même à un prix élevé, les produits du pays à ceux de l'étranger. Mais la dépréciation des moyens de paiement signifie le renchérissement des produits qu'on veut acheter, et comme il s'agit généralement de produits de première importance et de première nécessité, le pays victime de ces manœuvres se trouve placé dans une situation qui l'oblige à produire moins économiquement que les autres, ce qui ne peut que diminuer davantage sa faculté d'exportation.
C'est ainsi que, comme il y a deux cents ans, bien que pour des raisons différentes, l'intérêt de l'économie nationale se trouve de nouveau concentré sur la balance commerciale. Guidé par la tendance à s'enfermer dans les limites de l'économie intérieure, tendance qui lui a été imposée par les circonstances, le néo-mercantilisme place au centre de ses préoccupations, non plus l'exportation et l'acquisition d'or, mais l'importation.
Alors qu'il semblait naturel, jusqu'en ces derniers temps, que chacun fût libre d'acheter à l'étranger, pour importer dans son pays, tout ce que bon lui semblait, on commence aujourd'hui à se rendre compte que chaque machine, chaque perle, chaque bouteille de champagne importées, outre qu'elles servent à nourrir la main-d'œuvre étrangère, aux dépens de la fortune nationale, ont encore pour effet de rendre plus difficile la future production collective, puisque celle-ci, au lieu de pouvoir produire ce qui lui convient, ce qui lui paraît utile et nécessaire, est obligée de se conformer à des indications étrangères, de travailler pour payer des dettes. Dans le cas extrême, il peut arriver que des gens riches importent des marchandises de luxe en quantité telle qu'il en résulte une véritable pénurie de substances alimentaires et de matières premières, lorsque ce sont notamment ces substances et matières que l'étranger, profitant de différences de changes, exige en paiement.
De toutes ces considérations néo-mercantiles découle la nécessité d'instituer, à côté de la protection agricole et industrielle, à côté de la protection des matières premières dont nous avons parlé plus haut, une surveillance générale de l'importation, surveillance qui doit s'étendre à toutes les marchandises non indispensables ou pouvant être remplacées, à tous les produits dont les succédanés plus ou moins approchés peuvent être fabriqués dans le pays, mais surtout à tous les articles de luxe.
Nous avons parlé plus haut des avantages esthétiques de l'économie réduite à ses ressources intérieures. Nous devons maintenant, à propos du contrôle de l'importation, signaler, au contraire, un inconvénient esthétique qui sera particulièrement sensible pendant la période de transition. Si déjà de nos jours les produits de consommation artificiels sont, à l'exception des produits techniques, d'une fabrication défectueuse et d'un goût plus que douteux, et cela pour des raisons que nous avons énumérées précédemment, nous assisterons très vraisemblablement, dans un proche avenir, à la naissance d'une économie fondée sur la fabrication d'articles bon marché, de produits succédanés, d'imitations trompeuses auxquelles manqueront la naïveté et l'absence de prétentions de l'économie purement domestique. Mais ici encore nous devons avoir confiance dans la bonne volonté des hommes et dans le bon sens national et espérer que, par une adaptation progressive, la nécessité fera naître une vertu ayant une tonalité et une caractéristique nouvelles.
3. Aucun des effets éloignés de la guerre, y compris les transformations politiques, n'égalera en importance le déplacement de fortunes qui se sera effectué dans chaque pays et l'appauvrissement temporaire des nations européennes. Nous avons déjà parlé des conséquences sociales de la guerre. Cette fois nous nous trouvons de nouveau en présence du problème économique de la formation de capitaux, formation que rendront difficile et la naissance de toute une catégorie de rentiers d'État, et les pertes en main-d'œuvre et en intelligences, et les obstacles auxquels se heurteront les relations internationales et les troubles qui ne pourront que s'aggraver et croître à l'intérieur de chaque État.
La nécessité d'un effort de travail plus prolongé et plus soutenu apparaîtra avec évidence, mais cet effort a des limites. Ce qui importe davantage et est plus désirable, c'est l'augmentation du rendement dans l'utilisation de la main-d'œuvre, des matières premières, des instruments de travail, des méthodes économiques et des capitaux. Toutes ces questions, y compris en partie la dernière, n'étaient résolues jadis que conformément à l'intérêt personnel de chacun et au principe de la libre concurrence, et il devait en être ainsi, tant que l'augmentation du bien-être dépassait les exigences et besoins possibles de chacun. Mais comme aujourd'hui la puissance nationale dépend plus que jamais de l'équipement matériel et que le degré de cet équipement, abstraction faite du bien-être momentané, dépend, à son tour, de la concurrence entre les Puissances, telle qu'elle s'est manifestée au cours de la guerre, la reconstitution et l'augmentation de la richesse nationale ont acquis une importance politique dont la responsabilité incombe à l'État.
L'intervention de l'État devra se produire soit là où, grâce à des circonstances particulièrement favorables, la libre concurrence n'a pas encore réalisé l'extrême tension des efforts, soit dans les cas où les forces individuelles ne suffisent pas à transformer le cycle économique, soit enfin dans les cas où l'intérêt momentané de l'individu se trouve en opposition avec l'intérêt permanent de la collectivité.
Il importe tout d'abord d'éprouver, au point de vue de leur rendement utile, les exploitations techniques et agricoles. Des établissements vieillis, gaspilleurs de forces, de matières et de travail, peuvent être modernisés ou, lorsque leur transformation n'est pas possible, ils devront être fermés et abandonnés. Les sources de production de forces devront être centralisées. Des syndicats seront soumis au contrôle: s'ils servaient à entretenir artificiellement, au préjudice des consommateurs, des industries éparpillées, mal situées, mal administrées, on pourrait les obliger à leur retirer leur appui. On pourra fonder des unions qui seront responsables de la consommation économique des matières premières et de toutes les récupérations possibles. Quant aux petites industries qui manquent d'installations perfectionnées, elles pourront être groupées en associations.
Plus importante et plus difficile que l'organisation d'entreprises individuelles est la transformation, dans le sens d'une plus grande efficacité, de l'ensemble des méthodes et usages qui sont entrés profondément dans les habitudes du consommateur.
Qu'un cigare ou une épingle à cheveux augmente d'une partie ou plusieurs fois de sa valeur, avant d'arriver du producteur au consommateur, c'est là une chose indifférente en elle-même. Ce fait n'a pas d'importance, même lorsqu'il s'agit d'un tissu, pour autant qu'il ne sert pas à la satisfaction essentielle d'un pauvre. En ce qui concerne les marchandises de luxe, ce renchérissement est même désirable, en tant que moyen de restreindre leur consommation. Mais il importe essentiellement, au point de vue de l'intérêt général, que des milliers de cerveaux et de bras ne soient pas affectés à cette besogne inutile qui consiste à suivre les marchandises dans leur trajet, à perdre le temps à attendre, à faire la réclame, à ranger, à voyager, à palabrer, à persuader. Il importe que des milliards du patrimoine national ne soient pas accumulés improductivement et inutilement, dans d'innombrables magasins de gros, de demi-gros et de détail. On consommerait peut-être moins de tabac, si à chaque coin de rue deux employés insuffisamment occupés n'attendaient pas le client dans des boutiques et des magasins coûteux, dont le parquet pourrait être recouvert tous les ans d'une nouvelle couche d'argent représentant leur prix de location. On vendrait peut-être moins de savons et de papier à lettres, si l'acheteur devait faire deux cents pas de plus pour s'en procurer. Le commerce de tissus en détail serait peut-être plus fatigant, si telle boutiquière était obligée de visiter deux fois par an un dépôt de gros, au lieu de recevoir deux fois par semaine la visite d'un voyageur loquace. Il est possible que des dames trouvent à redire, en constatant une diminution sensible des nouveaux modèles d'étoffes qui étaient autrefois lancés sur le marché en nombre illimité et dont une bonne moitié, refusée par le public, devait être vendue à bas prix, ce qui avait pour résultat de grever d'autant la consommation normale. Il est possible que la concurrence par la réclame, érigée en système et portant, somme toute, sur des articles de consommation exactement identiques, trouve une compensation aux millions dépensés à cet effet dans une légère augmentation de la vente: cette question et beaucoup d'autres du même genre concernent les intérêts particuliers, mais n'ont rien à voir avec ceux de la collectivité. À celle-ci il importe avant tout de sauver et d'épargner les forces de travail et les capitaux de la nation. Elle aura à décider si des coopératives de producteurs, de marchands et de consommateurs, si des ententes sur la limitation des modèles, sur des dépôts collectifs, sur la normalisation du crédit, si la rationalisation des centres du commerce de détail, la fixation de la durée moyenne du travail et des bénéfices moyens ne seraient pas de nature à modifier les méthodes et usages commerciaux du pays, de façon à rendre productives des forces innombrables, à empêcher la multiplication de dépôts, la perte et le renchérissement des marchandises.
Le droit que possède la collectivité de disposer des forces ouvrières du pays peut être étendu. Aujourd'hui, tout homme aisé est libre de vivre sans travailler, c'est-à-dire de se faire nourrir par la société, en se contentant tout simplement de payer les services qu'il reçoit; il est libre, sans posséder aucun don ni titre spécial, d'embrasser telle carrière libérale et, sous le prétexte qu'il occupe une situation sociale élevée, il peut mener une vie oisive que ne justifie même pas son penchant à la méditation. Plus que cela: chacun est libre de soustraire au pays autant de main-d'œuvre qu'il juge convenable et, pourvu qu'il la paie, de l'employer dans telle ou telle industrie, sans que personne s'occupe de savoir si celle-ci est utile ou superflue; et, lorsqu'il s'est suffisamment enrichi, il peut encore soustraire à la réserve de main-d'œuvre du pays autant de travailleurs que bon lui semble, pour son service personnel. Dans les cas d'urgence, ces usages devront, eux aussi, être examinés de près et subir des restrictions.
En revanche, il faudra sans retard supprimer les anomalies qui résultent de la libre circulation des capitaux. On entend par là le droit que chacun possède aujourd'hui de placer sa part de la fortune nationale à l'intérieur ou à l'étranger, selon ses convenances. Il résulte de ce droit que particuliers, établissements de crédit et sociétés industrielles sont libres, en ne tenant compte que de la situation du marché du capital, de vendre et d'acheter à leur convenance des valeurs intérieures ou étrangères, sans autre contrôle que celui d'une sécurité jugée suffisante et d'un examen politique superficiel des relations existant entre le pays auquel appartient le prêteur et le pays étranger emprunteur. Lorsque ce dernier passait quelques commandes industrielles au pays prêteur, on ne songeait pas que le bénéfice pouvant en résulter ne se traduisait que par une diminution infime du prix d'achat des titres, et l'on ne voyait nul inconvénient à ce que le pays bénéficiaire de l'emprunt fondât avec le capital mis à sa disposition une industrie susceptible d'enrichir ses ouvriers et employés, de favoriser ses productions, au préjudice peut-être du pays prêteur. On était, au contraire, content, parce que le capital ainsi soustrait à l'économie nationale rapportait un intérêt légèrement supérieur à celui qu'il aurait rapporté, s'il avait été placé dans le pays même.
En réfléchissant bien aux conditions qui président à la formation de nouveaux capitaux, on arrive à la conclusion que les placements ne doivent pas être subordonnés à la seule considération du taux d'intérêt. Il faut également tenir compte des besoins économiques généraux du pays, besoins qui trouvent leur expression dans le niveau de la rente; et ce niveau doit être envisagé d'une façon générale, car si on ne tenait compte que de chaque cas en particulier, une banque de spéculation apparaîtrait comme un des besoins les plus urgents du pays. Quant à l'exportation de capitaux, elle ne devrait jamais être une question de taux d'intérêt; mais, subordonnée à des compensations politiques et économiques des plus sérieuses, elle ne devrait être autorisée par les autorités politiques que dans des cas exceptionnels. À la place de la libre protection des capitaux, il faut mettre la protection du capital national.
4. Le déplacement des fortunes qui s'est produit à la suite de la guerre trouve son expression dans l'accroissement de la dette publique. Des revenus dont le total égale celui de l'épargne nationale doivent être fournis pour être remis aux porteurs de rente qui, de leur côté, contribuent à constituer ces revenus. En d'autres termes: le montant total de l'épargne passe entre les mains de l'État qui lui assigne une nouvelle répartition.
Il va sans dire que des revenus de cette importance ne peuvent plus être obtenus par les moyens en vigueur jusqu'à ce jour. Qu'on ait recours à une confiscation partielle des fortunes, à des impôts sur les successions, à des monopoles, à des impôts sur la rente, sur les échanges et la production, ou à tous ces moyens financiers à la fois, on aboutira au même résultat: l'ébranlement du principe de la fortune privée. La conviction se fait de plus en plus jour que l'État n'est pas le pensionnaire des particuliers, envers lequel on est quitte, quand on lui a abandonné quelques sous, mais que c'est lui qui dispose de la fortune et des revenus de ses membres, selon des besoins dont lui seul est juge. Si, de plus, l'État, après avoir opéré la confiscation partielle des fortunes ou constitué des monopoles, devient le propriétaire et l'administrateur d'innombrables intérêts particuliers dont il peut, s'il le juge utile, remettre la gestion à des institutions mi-officielles ou d'un caractère économique mixte, la dernière barrière qui séparait l'économie privée de la chose de l'État se trouve supprimée; et de même que toutes les activités matérielles, l'activité économique devient une fonction directe ou indirecte de l'État.
Seules la durée et l'issue de la guerre décideront des délais dans lesquels seront effectuées les transformations que nous envisageons ici et leur étendue. Nous sommes partis de ce point de vue qu'elles ne doivent être considérées que comme des phénomènes préparatoires, car un phénomène extérieur, soumis aux conditions du temps, quelle que soit son ampleur, peut bien agir comme facteur d'accélération, de préparation, de déclanchement, mais est impuissant à transformer le cœur humain. Or, les grands progrès de l'humanité résultent surtout de changements intérieurs, obéissent aux mouvements des lois dernières. S'il est une puissance soumise à la volonté et ayant ses racines dans les profondeurs les plus intimes de l'âme humaine, c'est la connaissance. À supposer que celle-ci soit, à son tour, une illusion, qu'au lieu de posséder une force motrice, stimulante, elle suive seulement, telle une harmonie d'accompagnement, le mouvement existant de toute éternité, notre devoir ne s'en trouve nullement modifié: nous devons, dans la simple association harmonique, chercher la clarté de la connaissance, avec la même liberté et le même sentiment de responsabilité que si notre voix fournissait la note principale.
Étant admis que les suites de la guerre, quelque favorables ou graves qu'elles soient, seront autant de phénomènes préparatoires, leur tendance à assurer à l'État une prédominance écrasante sur la volonté des individus ne pourra trouver sa réalisation que dans l'État populaire, car une pareille puissance, d'un côté, une pareille subordination, de l'autre, ne peuvent pas exister dans un État divisé en classes, mais sont seulement possibles dans un État où c'est le peuple lui-même qui à la fois commande et obéit. Ce serait commettre une suprême injustice et assumer la plus formidable responsabilité que de permettre, à la manière orientale, à des castes héréditaires de s'arroger une puissance quasi-divine et de réclamer, au nom de la divinité, des sacrifices jetés en pâture aux prêtres.
Nous avons reconnu que l'État populaire constitue pour l'Allemagne une nécessité actuelle et inéluctable. Nous avons analysé les aptitudes pratiques des Allemands et, en premier lieu, leurs aptitudes négatives. Nous avons exposé les suites immédiates de la guerre et ses suites éloignées, et nous avons constaté que tout ce qui paraissait en repos devenait mobile. Avant d'aborder la dernière partie de notre tâche politique, à savoir l'examen des décisions et mesures propres à contribuer à la réalisation du but, nous devons faire une réserve que beaucoup trouveront singulière et qu'il nous sera cependant facile de justifier: nous dirons notamment que, malgré son apparente simplicité, cet examen, d'ordre purement pratique, n'a à nos yeux rien de décisif. Nous irons même plus loin et nous essaierons de discuter, chemin faisant, quelques-uns des principes politiques les plus anciens, les plus populaires et les plus fondamentaux.
Lorsque quelqu'un désire planter une forêt, il choisit une situation saine et un sol approprié. Il adapte aux conditions locales les essences à cultiver et se garde bien de planter dans une marche des oliviers et des cyprès. Il charge un personnel forestier compétent de protéger les arbres contre les plantes nuisibles, d'assurer les réserves et une exploitation régulière. Il abandonne le reste à la lumière et au soleil, à la pluie et à la gelée et, sans intervenir dans la lutte entre plantes et insectes, entre troncs et cimes, il laissera se former le dôme de verdure dont jouiront ses enfants et ses petits-enfants. Lorsque quelqu'un porte la responsabilité d'un certain nombre d'entreprises économiques, il s'appliquera à leur déblayer le terrain, à leur poser des buts, à leur inculquer les principes qui lui paraissent importants, économie ou exploitation en grand, exploitation intensive ou extensive, mais jamais il n'interviendra, sans nécessité urgente, dans les ramifications de l'édifice dont il a confié l'organisation à des administrations compétentes.
À plusieurs reprises, nous avons parlé de l'atmosphère de l'État, en l'opposant à ses institutions rigides. Cette atmosphère est faite d'impulsions volontaires, de convictions, d'appréciations, d'attitudes du peuple. C'est sous sa pression qu'institutions et lois périmées disparaissent, tandis que d'autres se remplissent d'un contenu nouveau et que d'autres encore voient le jour pour la première lois. Elle n'est cependant pas produite elle-même par les institutions qui le plus souvent ne peuvent que la contrarier et l'assombrir. C'est une erreur de croire que les institutions répondent à une nécessité unique: une entreprise, qui perd le chef qui l'a créée, peut, sous son successeur, être orientée dans des directions nouvelles; la tempête a abattu la branche principale d'un arbre: la branche secondaire se développe, jusqu'à devenir à son tour une branche principale; un État vaincu dans une guerre voit se dresser devant lui des tâches nouvelles et surgir des organismes nouveaux. La force vitale et le monde extérieur forment les conditions nécessaires; le contenu de la conscience et la volonté exercent une action décisive; quant à la structure et à la croissance, elles peuvent bien s'effectuer dans plusieurs directions, mais conduisent toujours au but fixé par le destin.
C'est pourquoi on se trompe, lorsqu'on considère comme des phénomènes primaires et décisifs certaines formes de gouvernement prétendues fondamentales: aristocratie et démocratie, parlementarisme et absolutisme. Quand quelqu'un me demande si je suis aristocrate ou démocrate, il me fait le même effet que s'il me demandait si je suis réaliste ou nominaliste, au sens de la philosophie scolastique: je ne puis lui opposer que le «non, non!» védique. Une démocratie radicale peut se révéler comme un absolutisme dissimulé ou une oligarchie ploutocratique; un gouvernement absolu peut se manifester sous la forme d'une domination effrénée, à peine voilée, de la multitude. Chacune de ces catégories, réduite à sa forme la plus pure, devient totalement absurde: jamais un individu ne peut posséder la totalité de la puissance, à moins d'être infini; jamais le demos ne saurait gouverner, au sens propre du mot, à moins de cesser d'être le demos. Les institutions des États civilisés, malgré les différences de noms et de formes extérieures, se ressemblent plus qu'on ne le croit, quant à la composition de leurs équilibres complexes; elles ne diffèrent que par l'esprit qui les anime. On peut dire, d'une façon générale, que les institutions mûrissent, à mesure qu'elles s'éloignent de leurs origines: les républiques, en devenant conservatrices; les monarchies, en devenant libérales.
Il suffirait d'une forte et profonde conviction du peuple allemand pour que toutes les exigences de l'État populaire en voie de formation soient satisfaites, et cela sans qu'il y ait besoin de changer une seule ligne du droit écrit, y compris le droit électoral prussien. Si l'appel à la responsabilité et à la liberté qui inspire ce livre pouvait, repris et intensifié par mille voix plus fortes que la nôtre, pénétrer jusqu'au cœur des Allemands, ceux que n'anime que l'esprit de parti en éprouveraient une frayeur tellement forte qu'ils en oublieraient tous les intérêts matériels particuliers et qu'on verrait aussitôt surgir, indépendamment de toute géométrie et arithmétique électorales, les hommes qui conviennent à la nouvelle situation, en même temps que se réaliseraient les idées en rapport avec cette situation. Les partis, s'ils continuaient d'exister, ne seraient plus alors ce qu'ils sont aujourd'hui, c'est-à-dire des associations d'intérêts faisant figurer sur leur programme une excuse phraséologique, mais des oppositions naturelles portant sur les modalités de réalisation d'un idéal commun.
Je me rends bien compte que ce que je viens de dire concernant le peu d'importance des formes de gouvernement, constitue un fort argument pour ceux qui, par paresse ou par inertie, se contentent de ce qui existe. Mais je l'ai dit sans hésitation, car je suis plein de confiance dans la force juvénile de notre peuple qui vient de subir de nouvelles secousses et de nouvelles épreuves, qui attache plus d'importance au vin qu'aux outres qui le contiennent, mais qui n'en jugera pas moins utile de réparer quelques-uns des récipients par trop usés, sans quoi trop de vin s'évaporerait sans profit pour personne. Arrière donc, les spectres redoutés de la démocratie et du parlementarisme, de l'oligarchie et de l'absolutisme!
L'absolutisme le plus rigoureux est encore de la démocratie, bien que sous des formes faussées. Le dynaste absolu a le pouvoir et le droit de fouler aux pieds et d'écraser tous ceux qui tombent sous son regard. Mais ceux qui ne sont pas écrasés (et tous ne peuvent pas l'être), le dominent et se servent de lui pour dominer, en observant, il est vrai, certaines formes byzantines. L'absolutisme est la domination exercée par une partie du peuple sur l'autre, et cette démocratie partielle présente des gradations qui vont jusqu'à la domination féodale ou ploutocratique des monarchies constitutionnelles. Qu'on ne dise pas que la personne du dynaste constitue dans une certaine mesure un troisième pouvoir, ayant les apparences de l'indépendance. C'est seulement aux moments décisifs de la guerre et de la paix que cette personne peut affirmer librement son pouvoir, pour le bonheur ou le malheur de son peuple; mais la structure de l'État moderne est tellement compliquée que ce troisième pouvoir se trouve dans l'impossibilité d'exercer une activité durable, alors même qu'il serait l'incarnation permanente du génie de l'indépendance. Jadis, le monarque pouvait bien pratiquer la troisième politique qui était celle de sa maison ou de l'Église ou d'un État étranger, ou encore la politique conforme aux principes qui lui ont été inculqués par l'éducation: aujourd'hui, il est un instrument dont une partie du peuple se sert pour dominer l'autre. Il n'en va pas autrement dans une oligarchie qui, elle aussi, ne peut affirmer et imposer son ploutocratisme que si elle a des partisans; elle doit avoir derrière elle une partie du peuple qu'elle croit dominer, mais qui, en réalité, la domine, si elle veut pouvoir asservir la masse restante.
La démocratie, comme principe pur, est également impossible, sauf pendant ces rares et courtes périodes de transition où une plèbe, au fond oligarchique, domine le peuple, alors que l'autorité traditionnelle a subi une éclipse momentanée. S'il existe en général des formes de gouvernement fondées sur l'ordre,—et sans l'ordre aucun État civilisé de nos jours ne saurait se maintenir, même pendant quelques mois,—ce n'est pas le peuple qui est capable d'en assurer le fonctionnement. Il ne lui reste qu'à remettre ses pouvoirs à d'autres, notamment à des hommes de confiance, et, ce faisant, il crée un pouvoir oligarchique ou absolutiste auquel il est obligé, bon gré mal gré, d'accorder les droits les plus étendus sur lui-même. Et alors surgissent ces nombreux inconvénients qui apparaissent à nous autres Allemands comme spécifiquement démocratiques et nous inspirent la plus profonde antipathie pour ce principe illusoire. Le peuple peut, aussi souvent qu'il le veut, troubler ses hommes de confiance dans leur travail professionnel, les fatiguer par des contrôles incompétents, les révoquer mal à propos, confier des emplois à des favoris incapables.
La lutte pour le pouvoir commence et ne tarde pas à devenir effrénée. On assiste à de bruyantes campagnes électorales, avec corruption des électeurs qu'on paie avec de l'argent acquis également par la corruption. Savants et hurleurs, aventuriers et richards, avocats, journalistes, spéculateurs et généraux se disputent le pouvoir et l'argent. Peu nous importe que les mêmes choses, sous d'autres noms, puissent se produire également dans les monarchies: renversement incessant de ministres, dilettantisme, troubles apportés à la continuité gouvernementale, intrigues, servilité, bluff, corruption, camarilla, prédominance militaire, justice de classe et autres vices du même genre. Peu nous importe que des dynastes exceptionnels soient capables d'endiguer, dans une certaine mesure, ces vices ou que de bonnes démocraties, comme celles de la Suisse, des Pays-Bas, du royaume de Suède, des villes hanséatiques et de beaucoup d'administrations communales allemandes réussissent à les réprimer. Ces choses représentent, non la forme, mais le fond, les traits spirituels des peuples chez lesquels elles se manifestent. Ce qui nous intéresse, c'est ceci: la démocratie représente, elle aussi, non le gouvernement du peuple par le peuple, mais celui d'une partie du peuple par l'autre: le plus souvent de la population rurale par la population des villes, de la population pauvre par la population riche, de la population non instruite par la population mi-instruite et se disant civilisée.
Les différences, si profondes en apparence, qui existent entre les diverses formes de gouvernement sont donc tout à fait superficielles. Si leurs formules et leurs rites diffèrent, leurs vertus et leurs vices se ressemblent; elles peuvent être bonnes ou mauvaises, fortes ou faibles, mais elle se ressemblent toutes par la scission du peuple en une masse dominée et une masse dominante.
Comme une nouvelle représentation acquiert plus de netteté et se grave davantage dans les esprits, lorsqu'elle est attachée à un vocable nouveau, nous donnerons le nom d'organocratie à la forme de gouvernement à laquelle doit prétendre l'État populaire, que cette forme présente les apparences extérieures de la démocratie ou celles de la monarchie dynastique. Mais nous ferons aussitôt remarquer que, même à la lumière de cette nouvelle notion, ce n'est pas la lettre qui doit décider, mais l'esprit populaire.
Cette notion signifie cependant, non l'établissement d'un équilibre de repos entre les masses dominantes et les masses dominées, mais le mouvement organique de la vie dans un va-et-vient incessant des esprits et des forces. Chaque membre de la nation doit être appelé à dominer et à servir à la fois, à assumer simultanément ou tour à tour des responsabilités et des charges. On ne doit laisser nulle part l'esprit se dégrader et se consumer. Tout homme doué d'aptitudes suffisantes a le droit de prétendre à l'instruction et à un travail adapté à ses aptitudes. Il doit régner, non une égalité de droits et de devoirs, mais une égalité d'accès aux uns et aux autres. Le choix doit reposer, non sur la faveur, mais sur la vocation. Sans gouverner ni régner, le peuple n'en forme pas moins la source toujours renouvelée où se recrutent ceux qui gouvernent et qui règnent, à l'exception de la monarchie enfermée dans l'isolement de son cadre héréditaire, bien que rien ne doive s'opposer à ce qu'elle renouvelle sa race par le mélange de sang sain emprunté au peuple. Des avantages héréditaires subsisteront toujours, car manières de penser, expériences, culture et dons peuvent se transmettre héréditairement. Mais, pour être efficaces, ces avantages auront besoin d'une preuve, vu qu'il ne suffit pas que quelqu'un appartienne à telle ou telle souche, pour qu'on soit autorisé à conclure qu'il possède soit des vertus et des dons, soit des vices et des défauts héréditaires. L'instruction et l'éducation du peuple constitueront la tâche la plus importante; le choix judicieux et le développement de tout don naturel seront à la base de tout le travail social. La religion et l'art jouiront de la protection de l'État, sous la réserve du libre développement de leurs doctrines. Personne n'aura le droit d'utiliser les biens spirituels de la nation pour l'assujettissement d'individus ou de classes.
L'objection d'utopisme que nous sommes sûr de voir nous opposer sur ce point, ne peut jamais être réfutée dialectiquement. Celui qui est habitué dans la vie à prendre et à réaliser des décisions soulevant des critiques et donnant lieu à toutes sortes de prédictions, sait que l'implacable «impossible!» a toujours été opposé à toute idée pleine de promesses et d'espoirs. «Plans chimériques», «champ trop vaste», «grandiose, mais irréalisable»: tels sont les clichés des principales objections stériles qui ont étouffé plus d'une décision. On peut donc se demander sous la réserve de quel accueil il est permis de lancer dans le monde quelque chose de fort et de bon. Ce ne peut être sous la réserve d'un consentement général, car chacun ne donne son consentement qu'à ce qui lui est familier; or, s'il n'y a que son exigence qui lui soit familière, elle est fausse, car, si elle ne l'était pas, elle serait réalisée depuis longtemps, par le consentement unanime. Et c'est ainsi que les qualifications méprisantes que nous avons citées plus haut ont toujours exprimé le salut que le monde adressait à tout ce qui est bon, et ceux qui ont cherché à réaliser quelque bien en savent quelque chose. Aussi peut-on dire, sans risque de se tromper, que ce qui n'est pas accueilli par ce salut est dépourvu de valeur.
Je sais bien que l'inverse de cette proposition n'est pas toujours vrai: il y a des plans qui paraissent chimériques et qui le sont effectivement. Il vaut cependant la peine, lorsque, à défaut de preuves, on possède la certitude interne, de justifier cette certitude qui puise dans quelques expériences la force de ne pas plier le genou au premier cri d'alarme: «utopie!»
Sans doute, nous n'avons aucun moyen de prouver la possibilité de fonder un État qui, tel un organisme vivant, attire à lui les forces les plus nobles de toutes les couches du peuple et s'impose la tâche de former avec ses soixante millions d'habitants un ensemble de génies, de talents et de caractères qui soit de nature à éclipser les moissons napoléoniennes; d'un État qui, malgré les différences de dons et de devoirs humains, ne se compose que d'hommes libres, décidant eux mêmes de leur sort. Mais si les preuves de cette possibilité nous manquent, nous avons du moins des analogies. De toutes les grandes et florissantes formations humaines, se renouvelant elles-mêmes d'une façon organique, je n'en citerai et n'en examinerai qu'une: l'armée prussienne.
Qu'il ne suffise pas d'avoir la vocation pour se voir accorder libre accès dans cet organisme, c'est ce que tout le monde sait, et nous ne nous appesantirons pas là-dessus. Ce qui nous intéresse ici, c'est la sélection libre et indépendante qui s'y opère depuis le grade de lieutenant jusqu'à ceux d'officier d'État-Major, de commandant de régiment et de général de brigade. Au-dessus de ces grades, la sélection s'effectue d'après des principes différents dont nous n'avons pas à nous occuper. On connaît le système d'épreuves et d'observations auxquelles sont soumis les futurs officiers, ainsi que le système qui préside à leur formation académique, pratique et technique. Chacun se rend compte que, grâce à cette formation, ce sont presque uniquement les meilleurs et les plus forts qui sont appelés à assumer des responsabilités décisives, tandis que les inaptes sont éliminés et que les médiocres sont chargés de tâches moyennes. Comme le principe féodal a déjà pu jouer librement lors du premier choix des admissibles, assurant ainsi d'avance une unité morale et intellectuelle du futur corps d'officiers, la sélection ultérieure s'effectue indépendamment de toute considération de classe; elle est, quelque bizarre que cela puisse paraître, démocratique, mais non au sens détourné du mot. Nous voulons dire par là qu'au lieu d'être fondée sur le principe de l'élection à la majorité des voix, cette sélection est organisée de telle sorte qu'une catégorie de supérieurs se complète et se renouvelle constamment, en appelant dans son sein, à la suite d'un choix judicieux, des représentants d'une catégorie de subalternes qui jouit des mêmes privilèges qu'elle; et, ce qui est le plus important, elle le fait sans aucune pression du dehors, sans accorder le monopole à l'ancienneté et sans limiter la concurrence des dix mille candidats une fois admis. Même sous les deux rois non militaires, Frédéric-Guillaume II et Frédéric-Guillaume IV, l'esprit de l'armée s'était maintenu intact; le corps est si sain, la méthode si parfaite, que la croissance organique se poursuit, alors même que la cime de l'arbre est entamée.
Avant de clore cette brève analyse critique de quelques principes politiques fondamentaux, examinons rapidement l'essence du parlementarisme, car, malgré la défaveur dont jouissent les représentations nationales dans tous les États, elles vont se trouver en présence de tâches nouvelles et importantes.
Des réunions d'États qui, primitivement, n'avaient pour toute attribution que le vote et la répartition des impôts, sont devenues, par la substitution de la raison d'être, des assemblées législatives et, dans les États parlementaires, des assemblées gouvernementales. De l'époque où elles ne représentaient que des intérêts locaux et professionnels, elles ont conservé le mode d'élection, devenu absurde et nuisible, ayant pour noyau la circonscription, ce qui supprime les minorités, morcelle le pays en d'innombrables atomes qui en donnent une fausse représentation et enlèvent à l'acte électoral toute signification. L'activité des Parlements, telle qu'on se la représente, se manifeste dans le transfert des pouvoirs: le peuple transfère le pouvoir législatif, dans la mesure où il en dispose, à une assemblée, laquelle, dans le système parlementaire, transfère, à son tour, le pouvoir législatif à un ministère. Théoriquement, il existe entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif une séparation nette; mais, en réalité, il est difficile de les séparer, étant donné que, d'une façon générale, c'est le gouvernement qui a l'initiative en matière de législation, alors que la représentation nationale intervient constamment dans les affaires de l'exécutif par son vote et son contrôle. Dans les deux cas, les Parlements ont le droit de critique et d'opposition, ce qui, le plus souvent, ne fait que gâter les projets de lois et troubler l'administration.
Les Parlements sont cependant indispensables pour beaucoup de raisons dont une, d'ordre mécanique, saute aux yeux: ils assurent la publicité et le contrôle des actes gouvernementaux, et cela en vertu d'un certain accord extérieur avec une forte partie de l'opinion publique. C'est là une fonction nécessaire, mais le même effet pourrait être obtenu par d'autres moyens, plus simples. Nous apercevons la véritable raison de la nécessité des Parlements, lorsque, faisant abstraction de toute phraséologie théorique, nous observons leur mode d'activité pratique, sur des exemples empruntés à des États parlementaires.
La destination présumée des Parlements est de servir d'agences de consultation: le peuple, représenté en raccourci et comme dans une sorte de résumé, s'occupe de ses affaires. En réalité, tel n'est jamais et nulle part le cas. Il y a bien la miniature du peuple, sous la forme d'une image arithmétique plus ou moins exacte. Cette image arithmétique d'intérêts grossièrement ébauchés se condense en majorités et forme ainsi une sorte de filtre primitif dont on dit qu'il laisse passer les propositions de lois répondant à la volonté et à l'intérêt de la majorité nationale du moment. Ceci encore est une fiction, étant donné que, d'une façon générale, la part du peuple dans l'élaboration de propositions de lois est nulle; de nouvelles élections, consécutives à une dissolution du Parlement, donnent souvent une image modifiée, mais, dans sa composition, la majorité du Parlement coïncide rarement avec celle du peuple, pour autant que, dans les questions concrètes, il est encore permis de parler de majorité populaire.
Il existe donc une certaine image arithmétique, bien que le plus souvent inexacte, et cette image manifeste son action par le vote. Mais on ne peut pas dire qu'elle délibère et élabore.
Le Parlement parle. Le discours est une recommandation ou une protestation, une critique, un exposé de motifs ou une théorie, mais il ne se propose nullement de convaincre les collègues. Il est considéré comme une démonstration politique et est destiné à agir sur le gouvernement, sur l'opinion publique ou sur les électeurs. C'est seulement dans des cas exceptionnels qu'on voit, dans les pays latins, la sincérité l'emporter sur le calcul; chez nous, ce phénomène s'observe dans les instants de grand enthousiasme. Mais si le Parlement ne délibère, ni ne travaille, s'il se contente de parler et de voter, comment se fait le travail parlementaire? Il est accompli par trois organisations semi-officielles: le parti, la fraction, les commissions. Dans les pays de régime parlementaire, il y a une commission principale et permanente qui, sous le nom de cabinet, est chargée des soins du gouvernement. Dans les pays à constitution mi-parlementaire, les commissions délibèrent avec le gouvernement et dans leur propre sein, à moins que les chefs de partis ne règlent les affaires dans des entretiens personnels.
Le Parlement apparaît ainsi, non comme la représentation solidaire et le lieu des délibérations du peuple, mais comme une Bourse des partis, étant bien entendu qu'il s'agit, non de la défense d'intérêts personnels et matériels, mais d'un compromis général entre des intérêts différents ou opposés, obtenu à la suite de pourparlers et de discussions, comme lorsqu'on traite une affaire.
Ceux des représentants du peuple qui, abstraction faite de discours d'occasion et de harangues électorales, n'exercent aucune activité définie dans les organisations intermédiaires, jouent un rôle purement statistique. Dans beaucoup de pays latins, ils se dédommagent en se consacrant aux affaires, dans d'autres ils assurent des charges bénévoles, en s'intéressant, par exemple, à des bureaux de réclamations privées qui, pour des motifs désintéressés, mais non sans recours à la pression, talonnent les autorités. Les vrais agents du peuple ou, plus exactement, du parti sont les chefs dont le nombre est d'autant plus grand et l'autorité d'autant plus forte que les tâches qui leur sont imposées par l'organisme de l'État engagent davantage leur responsabilité.
Ce tableau, qui apparaît bizarre à première vue, se révèle cependant comme rationnel, lorsqu'on l'envisage de plus près. Si l'on a le courage de ne pas se détourner des réalités données, on constate la présence d'éléments susceptibles de transformer l'appareil parlementaire, d'un mal nécessaire qu'il est actuellement, en un organisme fécond et susceptible de développement. Arrêtons-nous donc un instant encore à la question du mal nécessaire.
Abstraction faite du principe idéal de l'État populaire, on peut affirmer qu'une hiérarchie de fonctionnaires (et un gouvernement normal n'est pas autre chose), livrée à ses propres forces, est incapable de maintenir longtemps sa vitalité. La comparaison avec l'armée ne joue pas dans ce cas, car si l'armée a une mission plus étroite et plus constante à remplir, elle dispose d'une réserve de forces responsables infiniment plus grande et se renouvelant avec une extraordinaire rapidité; et elle est, en outre, stimulée par la concurrence des armées étrangères par lesquelles elle ne doit pas se laisser distancer, alors que l'activité d'un gouvernement ne peut être comparée à celle d'un gouvernement étranger que dans ses résultats, et non dans les mesures qui les précèdent et qui peuvent parfois aboutir à des résultats différents.
Autrefois, lorsque l'administration d'un royaume était conçue sur le modèle d'un domaine, un monarque paternel pouvait surveiller personnellement son pays et se faire une idée de l'ensemble d'après les échantillons qu'il voyait au cours de ses inspections. Il pouvait imposer aux organes de son gouvernement ses propres critères de jugement et transmettre à ses successeurs les principes d'économie, d'incorruptibilité et d'exactitude dont il s'était lui-même inspiré dans sa carrière. De nos jours, un seul département, comme celui de la télégraphie ou de l'hygiène sociale, dépasse en importance et en étendue tout l'ensemble de l'administration frédéricienne. Un monarque doué, qui voudrait être au courant ne fût-ce que des plus importantes affaires gouvernementales, risquerait d'être débordé, écrasé par les faits, alors même qu'il se bornerait à exercer l'apparence seulement d'un contrôle efficace. Mais un gouvernement spécialisé, détaché du reste de la nation, alors même qu'il ne s'éteindrait pas, faute de renouvellement à l'aide d'éléments extérieurs, finirait par se transformer en un mandarinat immobile, impuissant à faire face à un régime économique plus ou moins développé et à combattre l'opinion qui ne tarderait pas à se dresser contre lui.
Le gouvernement a donc besoin de l'appui et de la collaboration d'une deuxième instance, jouissant de toute son indépendance. Pas plus que par un individu, cette instance ne peut être représentée ni par un Sénat, ni par un Tribunal, qui n'ont pas la liberté complète de leurs mouvements, ni par des corporations qui, elles, sont préoccupées avant tout par des intérêts professionnels, d'ordre matériel. Il y a des siècles, c'était l'Église qui formait cette instance indépendante; aujourd'hui, ce rôle ne peut être rempli que par le peuple.
Mais ici se présente une difficulté d'un autre ordre. Une foule n'est capable ni de gouverner, ni même de délibérer. D'elle on peut attendre, non des résolutions réfléchies et raisonnables, mais des décisions impulsives et vagues. Même le système consistant à désigner des hommes de confiance et qui peut encore trouver place dans un organisme communal, n'est pas compatible avec l'organisme de l'État. Un pouvoir central, en effet, ne peut pas reposer sur des hommes de confiance locaux: il a besoin d'hommes politiques, d'hommes d'État. Or, la foule électorale est incapable de discerner les qualités que doivent posséder les hommes politiques et les hommes d'État chez ceux qui sollicitent ses suffrages. Elle est, en revanche, parfaitement capable de se faire une idée sur un programme de parti, lorsque ce programme lui est présenté d'une manière intelligible et familière. Nous voilà ramenés au paradoxe des systèmes électoraux qui, tout en ordonnant des élections locales, provoquent des élections de parti. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Signalons en attendant ce fait saillant: des vouloirs atomiques qui prennent part à l'élection émane bien une représentation nationale, mais non un corps capable de travailler, de contrôler et de gouverner.
Le transfert des pouvoirs est un procédé peu efficace. Il doit être remplacé ou complété par un nouveau mode de délégation, et notamment par une délégation dont les bénéficiaires seraient les partis, lesquels, à leur tour, délégueraient leurs pouvoirs aux chefs politiques.
Le parti forme un ensemble représentant une partie définie du peuple, une unité morale, intellectuelle et physique, une unité de vouloir. Il est un peuple dans le peuple. Régions, provinces, districts, villes peuvent cristalliser certains de leurs intérêts locaux communs et, à la faveur de ces intérêts, rejoindre indirectement la politique d'État. Le parti, au contraire, se trouve en relation directe avec la volonté centrale et, comme il est d'une composition locale, il n'exclut pas les intérêts de circonscription, sans toutefois reposer sur eux. Le parti est susceptible d'organisation, présente une cohérence interne, est capable d'un travail de longue haleine. On peut donc lui reconnaître un jugement suffisant pour diriger les organes et les forces individuels.
C'est ainsi que sans bruit, et indépendamment des constitutions écrites, s'est formé cet organisme intermédiaire qui rend les peuples gigantesques de notre époque capables de vouloir.
Cette fantaisie, née spontanément, est saine et organique et ne se trouve, par conséquent, nullement en opposition avec l'État populaire. Aussi bien, en désignant le mécanisme propre de la représentation populaire dans des termes empruntés aux transactions financières telles qu'elles s'effectuent à la Bourse, n'avions-nous nullement l'intention de marquer notre mépris pour ce mécanisme: nous voulions tout simplement user d'une expression épigrammatique, destinée à attirer l'attention sur une réalité susceptible d'amélioration ultérieure.
En serrant cette réalité de plus près, nous reconnaissons la véritable signification des représentations populaires de notre temps, pour autant qu'elles sont correctement comprises et normalement composées. L'image arithmétique incomplète, mais plus ressemblante, des volontés populaires, qui se reflète dans la composition d'un parti, indique dans quelle mesure celui-ci puise son dynamisme, ses forces vives, dans le peuple. Il suffirait presque, lors de chaque période électorale, d'afficher dans la salle ce rapport de forces et multiplier le total des voix obtenues par chaque chef, par le nombre des membres dont se compose son parti. Mais le bizarre et souvent peu réjouissant appareil parlementaire est indispensable, en tant que moyen de sélection et école de formation d'hommes d'État et d'hommes politiques. C'est du moins ce qu'il devrait être.
Dans les pays à gouvernement parlementaire, il l'est dans une mesure plus grande que chez nous, bien que même dans ces pays-là on ne semble pas toujours se rendre bien compte de cette circonstance. Le dynamisme y est beaucoup plus prononcé, ce qui ne va pas toujours sans grands dommages, puisqu'il se manifeste par des changements fréquents de gouvernements, changements sans rapports avec les dispositions du pays et apportant des troubles dans la marche des affaires. Étant donné le niveau intellectuel moyen de ces pays, la sélection et la formation donnent des résultats beaucoup plus heureux, puisqu'elles tirent d'un sol plus pauvre des moissons intellectuelles plus abondantes et souvent meilleures.
En présence de l'état de choses que nous venons d'esquisser, il est facile de saisir les raisons du peu de popularité, de la faible substance, de l'insuffisante efficacité des Parlements allemands, et plus particulièrement du Parlement prussien. On redoute l'acte électoral local. Faire surgir une majorité absolue dans une circonscription qui n'a pas toujours une forte expérience politique, cela suppose l'emploi de moyens qui, eux aussi, ne sont pas toujours purement politiques. S'il manque une voix pour parfaire la majorité, les dizaines de mille de bulletins déposés dans les urnes restent sans effet, et une minorité forte, d'un niveau intellectuel peut-être très élevé, reste sans représentation. Les avantages sont acquis aux localités en raison de leur importance numérique. Les électeurs locaux entendent souvent raconter et promettre des choses qui n'ont rien à voir avec la pensée intime de l'orateur. Ce ne sont pas toujours les natures les plus nobles et les plus honnêtes qui s'accommodent de ces procédés.
La vie des partis, à l'exception des partis agrarien et socialiste, est mal organisée et d'une façon mesquine. À côté des habitués de tables d'hôte, des politiciens amateurs et professionnels et des lecteurs de journaux, toute la partie pensante, intelligents et agissante du pays devrait se retrouver dans des clubs et des associations, dans des réunions électorales et autres, pour délibérer sur le sort de l'État; les forces politiques les plus éminentes du peuple devraient se trouver en contact permanent avec leurs amis et mandants; les propos de cabaret et les critiques personnelles devraient céder la place à une collaboration franche et intime.
S'asseoir sur des banquettes dans une salle à moitié vide, faire passer des motions, écouter des discours électoraux et, à l'occasion, intervenir en faveur d'un chemin de fer d'intérêt local qui intéresse l'arrondissement de l'orateur, tout cela ne constitue pas, pour tout le monde, un bilan suffisant d'une année de travail. On n'éprouve pas un grand besoin de chefs de fraction et d'hommes capables de travailler dans les commissions, et en présence de l'indifférence et de la lassitude parlementaires du pays, plus d'un doit se poser cette scabreuse question: «À quand la fin?»
Dans les États parlementaires, chaque représentant du peuple se voit d'avance nanti d'un portefeuille, et parfois de choses moins avouables. Si ces mobiles ne sont pas nobles, ils sont du moins forts. Bismarck a abaissé, et non sans raison, le Reichstag, le jour où cette créature qui lui devait la vie a voulu se dresser contre lui. Notre Parlement s'est souvent lui-même condamné à s'épuiser en critiques stériles; il a rarement trouvé des paroles et des actes qui sauvent. Aussi sa puissance créatrice ne s'est-elle pas accrue, alors que c'est seulement par l'activité créatrice qu'on peut attirer à soi, gagner à sa cause les esprits représentatifs du pays. À cela s'ajoute encore l'attitude particulière du peuple allemand, qui n'aime pas l'éloquence et la propagande, qui ne se sent pas sûr dans ses opinions politiques, qui se décourage toutes les fois qu'on lui fait une nouvelle promesse sans la tenir, mais qui possède une saine intuition des qualités humaines et accorde plus d'estime à l'honnête travail du gouvernement qu'il a devant ses yeux qu'à la dialectique de ceux qui le critiquent.
Une profonde réforme du parlementarisme allemand s'impose, non seulement en vue de la réalisation de l'État populaire, mais aussi en raison de la nécessité de donner à l'existence politique une base sûre.
La première mesure urgente consiste dans la suppression de l'élection locale et dans son remplacement par un bon et sain système proportionnel. Cette mesure est plus importante que toutes les autres modifications des droits électoraux dans tous les États, y compris la Prusse et le Mecklenburg.
La deuxième mesure consiste dans la constitution et l'organisation de partis.
La troisième mesure, enfin, doit tendre à donner aux Parlements allemands un contenu positif et la possibilité de se livrer à un travail créateur, en dehors de la confection de lois et de l'approbation de dépenses. Nous ne postulons pas la nécessité absolue du système parlementaire qui, en lui-même, n'est ni bon ni mauvais, mais inspire de nos jours à l'Allemand moyen une froide horreur. Si les représentations populaires modernes doivent servir de correctif à la hiérarchie des fonctionnaires et contribuer à la formation d'hommes d'État et d'hommes politiques, il est également vrai que l'apprentissage ne doit pas devenir pour l'élève une fin en soi, avec, en perspective, le faible espoir d'obtenir un jour des succès critico-dialectiques et d'acquérir l'influence gouvernementale tolérée d'un chef de fraction. Ce serait trop demander à la force de désintéressement de natures normales que de s'attendre à ce que des hommes de talent et pleins d'activité, appelés à contrôler les actes gouvernementaux, se contentent, au lieu d'une intervention active, d'une observation plus ou moins bien informée, suivie d'une approbation. Une pareille attitude est faite pour engendrer un état d'esprit nuisible: elle se transforme trop facilement en un pessimisme à outrance qui voit tout en noir et enlève au gouvernement, systématiquement blâmé et contrôlé, ce qui lui reste de joie de créer. Mais, surtout, l'homme d'État, élevé dans une atmosphère et dans des habitudes de critique, n'apprend jamais l'essentiel, à savoir la responsabilité de celui qui agit, invente et crée, mais seulement les méthodes parlementaires et le travail formel. On n'est pas à même de juger ce qu'on ignore et ce qu'on est soi-même incapable de faire. Pour être un homme d'État, il faut porter ou avoir porté une responsabilité de créateur; celui qui ne joue que sur un clavier muet ne deviendra jamais un artiste; le critique irresponsable oublie ses propres erreurs et succombe au sentiment de son infaillibilité. La vocation n'attire l'homme ni en haut, ni en bas; elle attire tout simplement l'homme à qui elle convient et qui lui convient. Et voilà que le cercle se referme de nouveau: notre Parlement n'est pas fait pour créer des hommes d'État véritables; ceux que nous possédons ne sont pas à même de se frayer des voies indépendantes et d'aspirer à des buts définitifs; l'imperfection des services que rend le Parlement détourne de lui les lutteurs capables et aimant la responsabilité, la sélection tarit et le cycle recommence.
Cet état de choses ne peut avoir pour effet que d'éloigner de plus en plus de la politique le peuple représenté dans cette organisation partielle des volontés qu'on appelle parti. Si les hommes qui sont à la tête d'un parti avaient l'expérience des responsabilités, s'ils avaient une connaissance parfaite des événements intérieurs antécédents, des mobiles et des obstacles, s'ils possédaient l'aptitude à discerner ce qui est réalisable et désirable, ce qui est chimérique et dangereux, s'ils connaissaient et comprenaient les acteurs de la scène européenne, il est certain que les délibérations d'un parti ne se ressentiraient pas de l'atmosphère créée par des jugements impulsifs et par la politique de brasserie: elles auraient une valeur pragmatique. Si, en outre, l'homme politique qui est à la tête d'un parti savait qu'il se trouverait un jour appelé à assumer de nouvelles responsabilités actives, cela serait une garantie contre les troubles stériles dont souffre la politique d'État, en même temps que serait établi le principe de la responsabilité de parti, principe qui ne pourrait agir que dans le sens de la modération et de la politique réaliste. À la faveur de cette responsabilité, on verrait alors naître un bien indispensable et inappréciable sur l'importance duquel nous aurons encore à revenir: un ensemble de fins concrètes, se transmettant de génération en génération, passées au crible de la réflexion, à la fois réalistes et idéalistes, et cela aussi bien dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la politique extérieure. Cet ensemble de fins, remplaçant la phraséologie incolore et vide des programmes de nos partis, avec ses interprétations variant d'un jour à l'autre, apporterait à notre activité politique ce qui lui manque le plus: la stabilité. Le manque de stabilité, soit dit en passant, le danger de surprises que peuvent créer des fins surgissant à l'improviste, le tout associé à une puissance militaire des plus fortes, à une atmosphère féodale et à la docilité d'un peuple confiant à l'extrême: tel est l'ensemble de conditions que nos adversaires désignent improprement sous le nom de militarisme. Il n'est pas conforme à notre dignité d'organiser notre vie selon le désir de nos ennemis; mais il est conforme à la dignité humaine, au sens le plus élevé du mot, d'examiner chaque jugement, fût-ce même le jugement d'un ennemi, de le dépouiller de ce qu'il a d'injuste et d'en tirer des conclusions pratiques.
Nous n'avons pas besoin absolument du système parlementaire que redoutent tant les intéressés du féodalisme, du capitalisme mobilier et immobilier, les savants fonctionnarisés, les politiciens qui ne se sentent pas capables de résister à l'épreuve et la partie instruite du peuple qui subit leur influence. Sans doute, les raisons alléguées portent à faux: le morcellement des partis est un argument en faveur du système, plutôt que contre lui, car il exige des ministères de coalition, ce qui implique des compromis constants et rend même possible la prédominance des vieux principes de gouvernement. Les changements d'états d'esprit et l'instabilité ministérielle présenteraient même en Allemagne moins d'intensité qu'ailleurs, car nous avons un tempérament politique plus froid. La corruption et la politique personnelle, à en juger d'après les expériences que nous offrent les administrations communales, ne sont guère à craindre. Quant à la sélection des hommes d'État et à leur niveau intellectuel moyen, nos espérances sous ce rapport se trouveraient dépassées, si seulement il s'établissait entre la masse et ses élus la même proportion qualitative que dans les autres États parlementaires. Ici il faut avant tout écarter un argument académique, devenu un lieu commun, d'après lequel la position géographique peu sûre de l'Allemagne exigerait une structure gouvernementale conservative, rigide dans une certaine mesure. C'est précisément ce péril résultant de la position géographique de notre pays qui rend nécessaires la plus grande mobilité et la plus grande souplesse, la sélection des forces la plus rigoureuse; c'est ce péril encore qui exige, en opposition avec le dogmatisme politique, l'aptitude à l'adaptation et à l'opportunisme momentané, car ce n'est pas en faisant preuve d'une rigide pruderie qu'on peut faire face aux difficultés extérieures.
Mais peu importe: nous avons besoin, non d'une domination parlementaire absolue, mais de Parlements et d'hommes d'État élevés dans le sentiment de la réalité, de la responsabilité et du pouvoir: nous avons besoin de partis ayant le goût et l'habitude du travail réel, le sens de la tradition et des fins politiques; nous avons besoin, enfin, d'un peuple élevé pour la politique et capable de trouver en lui-même les éléments, les mobiles de ses décisions et résolutions. Les possibilités de réalisation de ces desiderata sont nombreuses et simples et ne dépendent pas d'une loi écrite. Le commencement le plus facile et en même temps, vu notre indolence assoupie, le plus difficile consisterait à exiger que les ministères se composent en partie de membres du Parlement. Le commencement, au contraire, qui paraît le plus indiqué et qui est le plus inefficace consisterait dans l'application de notre expédient universel: nomination de commissions ou de comités parlementaires, pourvus de pouvoirs indiscrets, irresponsables, susceptibles d'étouffer toute initiative et toute joie de création chez les fonctionnaires qui seraient obligés de passer leur temps à rendre compte de chacun de leurs pas, à se justifier, à se défendre contre des projets et des résolutions irréalisables. On ne peut que plaindre les esprits qui passent leur vie à se désoler des erreurs des autres et ne peuvent vaincre leur hésitation à mettre la main à la pâte pour réparer ces erreurs ou faire mieux.
Nous avons, à plusieurs reprises, anticipé sur la dernière partie de nos déductions qui devait fournir une synthèse de notre vie politique future et établir la manière dont nous entendons les rapports entre cette vie et ce que constitue l'essence même de l'État populaire. Pour bien marquer que nous nous trouvons au cœur même de la vie pratique, où nous avons été amenés insensiblement par des considérations abstraites et plus élevées et où nous nous attardons, non parce que nous considérons cette vie pratique comme un but, mais parce qu'elle nous apparaît comme une confirmation rationnelle du passage et du rattachement à un avenir nouveau, pour bien marquer ce point, disons-nous, nous nous servirons désormais de préférence du raisonnement pragmatique, utilitaire, car, dans ce domaine, tout pas vers ce qui est définitif doit être en même temps un pas vers ce qui est digne d'être l'objet de nos aspirations actuelles. C'est la condition même de son efficacité. Or les principes de la puissance et de la stabilité de l'État se sont montrés, à l'épreuve, comme remplissant cette dernière condition.
En vertu de la loi de la lutte pour l'existence et d'après le tableau que nous offre toute vie individuelle et collective, l'État, abandonné à lui-même, se trouve impuissant et désarmé et n'est protégé que par son génie contre ses adversaires et concurrents. Son patrimoine héréditaire est constitué par la force qu'il puise dans son sol, dans son peuple, dans sa position géographique. Ces réalités sont limitées, comme est limité le lot passager d'un homme, d'un animal, d'un troupeau ou d'une forêt, comme sont d'ailleurs également limitées les bases sur lesquelles s'appuient les adversaires de tel État donné. Mais ce qui est illimité, c'est l'étendue de l'action, étendue que le pouvoir spirituel peut accroître presqu'à l'infini.
Plus que cela: ce pouvoir est capable de modifier les conditions physiques: il décuple le rendement du sol, arrache à la terre ses trésors, se rend maître des forces de la nature; il façonne les côtes, modèle la terre ferme, dirige à son gré le cours des eaux, guérit les maladies, fortifie le sang et le rend plus abondant, forme et perfectionne des générations qui sont encore à naître. Il transforme les masses en organismes doués de sens, de pensée, de volonté et de membres actifs. Mais il fait intervenir dans la lutte pour l'existence trois genres de forces: deux extérieures, qui sont les forces de direction et d'assaut, et la force de résistance intérieure.
Lorsque deux organismes de force égale luttent entre eux, celui-là finit par vaincre à la longue qui sait ce qu'il veut. Forces, privilèges, droits intangibles forment une végétation naissant de graines insignifiantes, indésirables, mobiles. Le chêne millénaire, que nulle force humaine ne peut faire reculer d'un pouce, est né d'un fruit tombé de la main d'un enfant; le courant primitif doit sa direction à un tas de cailloux: un grand Empire d'outre-mer doit sa naissance à la fausse direction d'un navire; plus d'une famille doit sa noblesse à l'état d'ivresse d'un seigneur; un caprice de jeune fille décide du sort de dynasties. Le temps et la direction invariable, persistante, constituent les deux éléments d'une force à laquelle rien ne résiste. Mais chaque instant répand de nouveau des germes de choses impérissables, chaque instant sème les graines de destinées futures, et c'est la volonté orientée toujours dans la même direction qui opère le choix entre les graines qui doivent lever et celles qui sont appelées à rester stériles.
Cependant le meilleur moyen d'écraser, de détruire toutes les graines, bonnes et mauvaises, consiste à tourner sans fin dans tous les sens sur le même terrain, à remuer sans cesse la terre, à y planter sans choix tantôt tel fruit, tantôt tel autre. Un grand homme d'action est un semeur infatigable, qui abandonne à d'autres le bénéfice de la moisson. Celui qui pense aujourd'hui à ce qui sera une réalité, et une réalité efficace, dans un an, dans dix ans ou dans cent ans et qui agit conformément à l'idée qu'il a de cette réalité, celui-là crée librement et sans entraves; on le raille, mais il méprise raillerie et obstacles; il sera plus tard mal compris et on ne lui témoignera aucune reconnaissance, mais ce qu'il fait, il le fait magistralement et poussé par une nécessité purement intérieure. La création la plus réelle est celle du visionnaire, pour autant qu'elle produise, non des fantômes nébuleux, sortis d'une imagination malsaine, mais des images d'une réalité visible et palpable. Pénétrer intuitivement la réalité et lui insuffler une âme; rendre les rêves concrets, grâce à un effort de volonté, et les rattacher à la terre: c'est en cela que consiste le mystère de la création.
C'est étouffer toute forte création que de limiter son horizon au jour qui passe. Celui qui recherche des succès rapides et faciles, qui veut se faire passer pour un grand homme aux yeux de ses compagnons et se donner l'illusion de créer et de vivre des moments historiques; celui qui, au lieu de creuser et de planter, goûte tous les jours aux fruits mûrissants; celui que tout événement nouveau met en mauvaise humeur, parce que, au lieu de s'attacher à rechercher ce qu'il a de bon, il n'y voit qu'une cause de trouble et de perte de temps; celui, enfin, qui s'acquitte péniblement de ses tâches journalières, qui fuit les résistances et, au lieu de créer, se contente d'exécuter: celui-là peut, dans le cas le plus favorable, défendre une position et retarder un écroulement, mais il est incapable de créer de la vie, de contribuer au développement de ce qui existe, car tout ce qui est naturel meurt, lorsqu'il est réduit uniquement à la défensive. Insouciance, au sens le plus élevé du mot, détachement de tout désir personnel, indépendance de toute pression extérieure, surabondance de forces s'exprimant dans l'humour et la souveraineté spirituelle, libre disposition du temps qu'on a devant soi, sans crainte de chute ni de compétition: telles sont les conditions de la force de direction politique à longue portée.
Dans la structure de nos États, qui donc incarne cette force? Des lignées héréditaires, dans lesquelles on voit alterner invariablement des César et des Charles, des Frédéric et des Bonaparte, ne suffisent pas à élever une dynastie à la hauteur de la tâche qui lui incombe. La continuité de la politique dynastique est en grande partie fonction de la nécessité où se trouve la dynastie de défendre sa propre permanence; elle subit le contre-coup des dangereux changements qui se produisent dans les relations de familles et d'amitié; ainsi que l'a dit Bismarck, elle subit surtout l'influence de femmes et de favoris, de tentations d'agrandir la puissance territoriale. Encore moins pouvons-nous nous attendre à une stabilité politique de la part de nos Parlements irresponsables qui, ainsi que nous l'avons vu, bornent leur activité aux tâches journalières, à la critique et à la confection de lois, ne présentent aucune cohésion interne, sont morcelés en fractions hostiles qui, de leur côté, déploient des drapeaux sans couleur, se ressemblant jusqu'à l'identité et à l'ombre desquels s'élaborent les intérêts du jour, les intérêts économiques dont on leur a confié la défense.
Restent les ministres, avec leur art de manœuvrer. Ce qui leur assure une certaine stabilité traditionnelle, c'est la conformité de leurs convictions politiques aux idées ambiantes. Ils ne sont et ne peuvent devenir ce qu'ils sont, qu'en s'appuyant sur le conservatisme officiel, que grâce à leur parfaite adaptation à cette atmosphère féodalo-professorale dont nous avons parlé plus haut. Si leur passé est teinté de libéralisme ou de catholicisme, ils doivent chercher l'occasion de se mettre en règle avec les idées régnantes, sans quoi il leur serait impossible de se maintenir, ne fût-ce que pendant quelques semaines, dans une atmosphère hostile.
Mais cette conformité aux idées politiques régnantes ne suffit pas à leur assurer pendant un temps assez long la force de direction intérieure et extérieure; et toutes les autres conditions requises à cet effet sont d'ordre négatif. Portez la durée moyenne d'un ministère de cinq à dix années: elle sera à la fois trop longue et trop courte. Trop longue, parce qu'un homme, qui a fait passer dans l'esprit de l'État toutes ses propres idées essentielles, finit souvent par s'enfoncer et s'endormir dans la routine gouvernementale; trop courte, lorsqu'il s'agit de concevoir des projets à longue portée, s'étendant sur une génération entière. Quel créateur se contenterait de commencements qu'un successeur, approuvé par des camarades, écarterait avec un sourire dédaigneux ou bien s'approprierait, après les avoir modifiés jusqu'à les rendre méconnaissables? Et si la réalisation de ses idées exigeait des sacrifices, comment pourrait-il les obtenir? Il est talonné par une politique au jour le jour contre laquelle il doit se défendre de trois ou quatre côtés à la fois: le monarque en haut, le Parlement en bas, l'opinion publique et peut-être même l'étranger à droite ou à gauche. Ce serait un miracle, s'il trouvait une diagonale pour s'échapper, et ce serait un double miracle si, en suivant cette diagonale, il pouvait faire quelques pas vers l'Absolu. L'activité est encore entravée par le manque de temps: la moitié de l'année est absorbée par les travaux parlementaires, par la recherche de preuves, de justifications, de matériaux, par les négociations et les pactisations avec les commissions et les chefs du Parlement qui ne se lassent pas de prendre au sérieux son rôle de critique, qui n'est pas habitué aux conditions du travail créateur et remplace une volonté suivie et cohérente par des impulsions saccadées dont le rejet mécontente et dont l'acceptation n'engage à rien.
Il manque à notre vie politique l'organe qui assure la force de direction. Et tant que nous manquera la permanence de cette force, tant que nos buts seront réglés d'après les convenances du jour et non d'après celles de générations et de siècles, nous resterons toujours, à rendement égal, inférieurs à nos concurrents qui voient plus loin et agissent avec plus de constance et de suite, et il apparaîtra à la longue que nous sommes incapables de soutenir la lutte dans la concurrence des nations. L'effet utile, incroyablement insignifiant, de notre politique extérieure, malgré la dépense énorme de travail et de moyens, s'explique en grande partie par le manque de direction. La méfiance inouïe et incompréhensible que les étrangers nous ont témoignée pendant des dizaines d'années, à nous qui croyions être sûrs de notre humeur calme et pacifique, de notre loyauté, du caractère inoffensif de nos actes, est une des conséquences de notre attitude hésitante, donc incompréhensible et suspecte. Des États où règne le parlementarisme le plus effréné, aux décisions brusques en apparence, aux changements de gouvernements incessants, nous ont dépassé par la constance et l'esprit de suite de leurs résolutions, et cela malgré l'incohérence apparente de leur volonté. C'est que la direction, même unilatérale, même bizarre, même fanatique, est couronnée de succès, lorsqu'elle est constante.
Il n'est pas d'organe officiel,—hauts emplois, commissions, Sénats, Parlements,—qui soit à la longue capable d'imprimer une direction à l'État; la dynastie elle-même ne peut y suffire. La plus incapable sous ce rapport est la classe des savants fonctionnarisés qui n'existerait pas, si ses membres étaient nés pour l'action, et non pour la méditation. Le peuple seul est à même de donner la direction, le peuple, non en tant que plèbe triomphante ou masse informe, mais le peuple en tant que giron de l'esprit dans lequel les époques successives puisent leurs semences; le peuple ayant le sens de la politique, capable de réflexion, ayant ses organes spirituels dans les partis représentés par leurs organisations, en premier lieu par leurs chefs, leurs hommes d'État et leurs penseurs.
Qu'on se garde bien d'invoquer contre cette idée l'état lamentable et misérable de nos partis actuels. Tant que les partis étaient des organisations utilitaires ayant pour but d'élever ou d'abaisser les droits de douane, le taux des impôts ou le niveau des salaires, la consommation ou l'abolition de certains privilèges, la protection ou l'affaiblissement de certaines classes de personnes; tant qu'ils n'étaient que des associations utilitaires affichant des principes phraséologiques auxquels personne ne croyait, des organisations se composant, d'une part, de gens intéressés et de bailleurs de fonds et, d'autre part, de dilettanti, de philistins de brasserie et de comparses; tant que la vie politique de la nation avait son point culminant dans le conflit d'intérêts représenté par la confection de lois et tant que la carrière politique n'était envisagée que comme l'art de dompter les réunions publiques et de devenir un homme de parti professionnel; tant que le peuple, privé de toute responsabilité, abandonnait la direction de son histoire à une caste gouvernementale qui méconnaissait la communauté et l'unité de ses fins suprêmes et se grisait par la lutte des intérêts intérieurs: tant que, disons-nous, cet état de choses avait duré, l'État populaire était impossible, toute expression objective de la volonté collective était illusoire, la vie politique de la nation ne pouvait pas dépasser le niveau d'un comice agricole ou d'une société de tir. La guerre, à ses débuts, a montré qu'une vie plus élevée est possible; et les difficultés qui approchent montreront que cette vie peut durer.
Ces difficultés, qui m'effrayaient et me préoccupaient, je les ai, depuis des années, appelées et repoussées à la fois. Mais ma voix se perdait dans le bruit des affaires et des plaisirs. À partir d'aujourd'hui et à jamais, il nous apparaît nettement que, malgré nos divergences d'opinions, nous ne formons, tous tant que nous sommes, qu'une seule maison et que c'est à nous-mêmes, et non à d'autres, qu'incombe le soin de protéger nos biens et notre sang. Jamais plus nous ne devrons accorder à l'intérêt et au gain la première place, à la nation et à l'État la deuxième et penser à Dieu en troisième lieu seulement; jamais plus notre sort ne devra être entre les mains de gouvernants héréditaires professionnels, ni notre maison administrée par des philistins de brasserie. S'il en était autrement, nous serions mûrs pour une nouvelle migrations de peuples. La difficulté, la nécessité: tel est le dernier facteur qui puisse et doive nous donner le sens politique, nous doter d'un État populaire, soumis au régne de l'esprit.
Cet avertissement s'applique plus particulièrement au parti et indique le sens dans lequel il doit être réformé. Les sages et les forts, enchaînés à leurs travaux, ne pensaient jusqu'à présent qu'à acquérir puissance et richesse ou se laissaient absorber entièrement par la création intellectuelle et par la méditation. Quant à l'État, ils le considéraient comme une institution étrangère dont on doit abandonner l'administration à des professionnels, comme on le fait d'une usine à gaz, d'une église ou d'un théâtre; et lorsqu'il leur arrivait parfois de jeter un coup d'œil sur ce qui s'y passait et de constater que, malgré la mauvaise administration, les choses n'en allaient pas moins leur train, ils secouaient la tête et se remettaient à leurs travaux. Ces hommes vont enfin se sentir la volonté d'intervenir et d'assumer des responsabilités, non avec l'ambition, facile à satisfaire, du lion de brasserie, mais avec la ferme décision d'agir. Ils jetteront dans la balance ce qu'ils savent et ce qu'ils possèdent et pourront ainsi comparer leur propre valeur à celle des habitués d'auberges qui passent pour des grands hommes dans leur chef-lieu de canton. La vie politique cessera d'être un jeu d'intérêts et un instrument de compromis, pour devenir une organisation incarnant la volonté de l'État populaire.
Une suffisance superficielle prétend que l'Allemagne présente une trop grande variété d'opinions et de volontés, pour qu'une direction unique puisse se dégager toute seule de cet ensemble compliqué de forces; d'où la conclusion que nous avons besoin d'être instruits et guidés par une sagesse patriarcale, héréditaire. Jamais une surabondance de variétés et de nuances ne saurait former un obstacle paralysant, tant que toutes les directions ont une orientation positive, tant que la conservation et la croissance constituent leur seul objectif. Une diagonale des forces peut être obtenue avec des composantes en nombre illimité, et elle sera d'autant plus fixe et stable que les éléments variés qui entrent dans sa composition y seront plus solidement incorporés. Seule est instable et incertaine la force qui cherche elle-même son orientation, au gré des influences du jour. Le pélerin qui, du matin au soir, suit la direction de sa propre ombre, tourne dans un cercle. Lorsqu'un peuple, dont les entraves intérieures ont été vaincues par l'organisation, n'a plus la force de choisir et de fixer lui même sa direction, son orientation dans le monde, d'après des raisons internes, il peut considérer que son histoire est close et il ne mérite plus qu'un sort: devenir l'instrument d'une volonté étrangère. Je rappelle ici une fois de plus qu'en parlant de la volonté d'un peuple, je ne pense ni au brutal arbitraire physique qui se manifeste dans un vote, ni aux mouvements impulsifs d'une foule, mais à la synthèse consciente qui réunit et spiritualise toutes les forces du corps collectif. Ce qui détermine ma volonté et mes actes, ce ne sont ni une lassitude momentanée, ni une sensation de faim, ni la force de gravité de mes membres: c'est le noyau même de mon être, spiritualisé au contact de mon âme et qui doit d'ailleurs à tous mes membres aide et protection.
L'absence de force dirigeante dans notre pays a eu pour effet que nous avons été incapables de développer au dehors et en dedans l'héritage que nous avons reçu de Bismarck: un État autoritaire, rigide, articulé à l'ancienne manière, fondé sur la force militaire, arbitre de l'Europe. Nous avons permis à des alliances tolérées, et même encouragées par nous, d'arracher à cet État l'hégémonie. Nous avons été absents dans toutes les parties du monde où se passaient des événements importants. L'absence de plan dont nous souffrions et à laquelle personne ne croyait, notre mauvaise humeur dont tout le monde nous en voulait nous ont rendu suspects. Le corps de notre État a été envahi par la graisse qui lui venait du développement trop exclusif de la technique et des finances et que la guerre est en train de faire fondre.
Plus graves encore étaient les conséquences qui découlaient de l'absence d'une force d'assaut, du manque d'hommes capables d'être des guides. Toute action et toute transaction devaient échouer, toute résolution aboutir à un compromis. Aucune des innombrables idées mises en avant ne pouvait acquérir une importance objective, les problèmes étaient biffés et écartés avec un hochement de tête. Ce pays, dont les racines étaient tellement saines qu'il commençait à ignorer les situations ambiguës et équivoques, éprouva de nouveau le sentiment de la perplexité. Les soucis personnels et les difficultés inhérentes aux situations et obligations personnelles usaient les forces vives du peuple. La répartition des responsabilités avait commencé sans discernement et a fini par des déceptions. Se laisser entraîner par une forte volonté et une audacieuse fantaisie, était considéré comme le trait d'une époque romantique dépassée; la pose photographique, l'effet bruyant de moments soi-disant historiques, la préoccupation des matériaux personnels à fournir au futur historiographe et l'éloquence monumentale ont pris la place du travail organique et étaient en rapport avec les architectures emphatiques que les hommes avides de gains matériels répandaient autour d'eux à profusion.
La force d'assaut et la force de direction, ces deux armes dans la lutte pour l'existence des nations, sont des forces populaires. Elles ne peuvent être fournies ni par une famille, ni par une caste. La concurrence exige que la collectivité, si elle veut enrichir son esprit et fortifier sa volonté, fasse appel à toutes les forces humaines disponibles. La force de direction se dégage de l'ensemble des idées qui flottent dans l'air; la force d'assaut se dégage de toutes les génialités humaines disponibles et accessibles. Réduire la source de ces deux forces à un cercle limité de quelques centaines ou milliers de personnes, c'est se condamner volontairement à l'appauvrissement de l'esprit et de la volonté, appauvrissement dont un peuple meurt, lorsque des voisins peuvent lui opposer des ressources constituées par l'ensemble de la nation. Un peuple composé de millions d'âmes a l'obligation métaphysique de manifester à chaque instant et dans chaque domaine une volonté forte et de provoquer le plus grand nombre possible de dons supérieurs. S'il en est autrement ou si ces forces sont détournées de leur destination par la passion du gain, par la technique ou par le désœuvrement, ou encore si on ne réussit pas à les découvrir, soit par indolence politique, soit parce qu'on n'a pas conscience de la responsabilité qui incombe sous ce rapport, le peuple coupable de ces méfaits signe lui-même sa sentence de mort.
Avant de nous occuper des conditions de la force d'assaut, laquelle apparaît d'ores et déjà comme résultant de la sélection autonome portant sur tous les dons disponibles de l'esprit et de la volonté, nous allons caractériser la forme intellectuelle de l'esprit, telle qu'elle se révèle dans la vie politique.
Au cours de l'avant-dernier siècle, le gouvernement était considéré comme un travail d'administration. Un seul organe, le plus élevé, c'est-à-dire le pouvoir royal, suffisait à assurer l'initiative, l'invention, les décisions créatrices. Le gouvernement de cabinet était l'expression, non arbitraire, mais organique, de cet état de choses. Ce qui, dans la paix comme dans la guerre, suffisait à assurer la marche des affaires, c'était la très grande habitude d'administration patriarcale dont nous avons un modèle dans l'exploitation d'un domaine rural.
L'administration pure est, comme le travail agricole et l'ancien métier manuel, un travail au sens le plus primitif, non-mécaniste, du mot. Il est placé sous l'autorité des décisions ayant force de loi et est protégé par une sollicitude paternelle. Il a pour caractéristique la tradition.
Les normes et les buts sont posés une fois pour toutes; les conditions locales et humaines restent constantes. Aucun problème n'est nouveau. N'importe quelle solution peut être apprise. Même de ce qui arrive rarement on peut avoir raison, grâce à l'expérience, d'où le respect et l'estime qu'on accorde à l'âge. Le vieillard est réfléchi et pondéré et se trompe plus rarement; le jeune homme manque d'expérience et doit être tenu en laisse. Le pays et le peuple, objets de l'administration, sont dociles: jamais le paysan et l'artisan n'oseraient opposer leur opinion à celle de l'administrateur. C'est qu'ils connaissent bien le cercle traditionnel et étroit de leurs attributions, et jamais il ne leur viendrait à l'esprit qu'il puisse y avoir des décisions venant d'une source extérieure et nouvelle.
La vie représente un cercle dans lequel les événements se répètent et se reproduisent, toujours les mêmes: naissance et mort, semailles et moisson, bien-être et privations, incendies et sécheresse, guerres et épidémies, crimes et châtiments. Une nouvelle construction, une visite princière, l'arrivée d'une ménagerie, un procès de sorcellerie ou un voyage: tels sont les quelques rares et grands événements qui viennent rompre l'uniformité de cette vie. Procès, attroupements, réquisition de soldats, rires de foire sont des distractions un peu plus fréquentes. On sait ce qui doit arriver dans chaque cas; le travail est doux: on n'est pas pressé par le temps. L'administration est parfaite, lorsqu'elle est incorruptible, tient les yeux ouverts et possède de l'expérience. Les événements uniques n'ont pour auteurs ni les administrés ni les administrateurs: les décisions concernant la guerre et la paix, la conquête et la réforme, l'église, la justice et les impôts, la construction de routes et la colonisation viennent d'en haut: du roi, à moins que ce ne soit du ciel.
Les conditions intellectuelles de l'art de l'administration sont: l'autorité personnelle, la conscience de la dignité, la fidélité et l'expérience. Il a ses racines dans la tradition: traditions de famille, idées et pratiques traditionnelles. Ce sont là les caractéristiques de la vieille noblesse foncière. Invention, imagination, force créatrice, tendance à l'expansion: autant de choses étrangères et même opposées à ce cercle d'idées; choses subversives qui poussent à la révolte, à la recherche de ce qui est nouveau, à la dangereuse ascension. Nous connaissons un bel exemple de ce conflit naturel: c'est celui de Bismarck, dont la jeunesse bouillonnante, emprisonnée à la campagne, se consume et consume son entourage.
Avec la naissance du monde nouveau, du monde de la mécanisation, tout travail se transforme en lutte et en pensée. La technique, les échanges, la concurrence prennent une allure précipitée. Ce qui était bon hier, est aujourd'hui périmé. Ce qui paraît impossible aujourd'hui, sera réalité demain et oublié après-demain. L'expérience ne signifie plus rien; elle est même dangereuse, car elle pousse à l'imitation de modèles pré-existants. Toute situation est nouvelle, toute résolution est sans précédent, l'action s'étend du présent à L'avenir. La victoire n'est pas à celui qui regarde en arrière, mais à celui qui regarde en avant. Dans la lutte, dont l'acharnement et le rythme sont déterminés par l'ennemi, la tradition n'est d'aucun secours, et elle disparaît pour faire place à l'intuition.
Le sens et la signification de l'ouragan napoléonien résident en ce que la pensée mécanisée, hostile à l'expérience, s'est pour la première fois échappée des ateliers et laboratoires pour s'emparer de la politique, non seulement de la politique centrale, de la politique de direction et de conception qui s'était déjà depuis longtemps séparée de la tradition, mais de tous les organes auxiliaires et subordonnés, techniques, financiers, administratifs. Devant cette force explosive, l'Europe traditionnelle s'est écroulée, et le monde n'a retrouvé sa stabilité qu'après s'être assimilé les nouvelles méthodes de pensée et d'action, du moins dans leurs rudiments. Encore en automne 1813, les alliés se sont trouvés immobilisés pendant des mois devant le Rhin, parce que, d'après un vieux manuel d'histoire militaire, un fleuve constituait une ligne de séparation devant laquelle on devait se recueillir et reprendre des forces.
Si l'art de gouverner avait autrefois la tradition pour base, la force active de la politique moderne est constituée par les aptitudes qui caractérisent l'organisateur, l'entrepreneur, le colonisateur, le conquérant. Ce qui est propre à tous ces hommes, c'est la faculté de se représenter ce qui n'existe pas encore, de se sentir comme en communication avec le monde organique et d'en subir l'influence profonde, de saisir et de comparer intuitivement des effets et des mobiles incommensurables, de faire surgir l'avenir dans leur propre esprit. Ce qui caractérise leur mode d'action, c'est l'imagination réaliste, c'est la force de décision, c'est l'audace et ce mélange de scepticisme et d'optimisme qui apparaît absurde et antipathique aux natures simples et qui a valu l'impopularité toute leur vie durant aux maîtres de la politique.
Il ne faut pas s'étonner de ce que la langue allemande ne possède pas de mot pour désigner la synthèse, l'ensemble de ces forces. Je choisis l'expression art des affaires, en appuyant sur l'ancienne signification du mot «affaire» (Geschäft) qui vient du mot «créer» (Schaffen).
La caste de la noblesse foncière qui, devant ses mandants, ses partisans et ses imitateurs, porte la responsabilité du gouvernement en Prusse, possède aujourd'hui, comme au temps de Frédéric, la maîtrise incomparable dans l'art de gouverner selon la méthode traditionnelle, et cela aussi bien sur ses propres domaines qu'au service de l'État. Intégrité et idéalisme, équité et distinction, fidélité au devoir et loyauté, courage et virilité font aujourd'hui, comme autrefois, de cette classe la caste la plus noble de l'histoire. Dans tout ce que nous savons du passé et du présent, nous ne retrouvons pas le pareil de l'officier subalterne prussien. Grâce à ses qualités, le sous-préfet prussien a fait d'une fonction théoriquement superflue une institution d'État de la plus haute importance, presque indispensable.
Parmi les belles qualités de cette partie de la noblesse, dans laquelle se recrutent nos fonctionnaires, figure l'aptitude, non seulement à diriger une administration, mais aussi à la rendre efficace et moderne, à l'aide de toutes les méthodes scientifiques et techniques, même celles d'origine étrangère, et cela au prix d'un grand effort que nécessite la lutte contre l'aversion naturelle à l'égard de tout ce qui est nouveau. Mais, étrangers à l'improvisation, nos fonctionnaires n'arrivent à ce résultat que lentement, après une longue accoutumance et une longue familiarisation.
Leur initiative ne va d'ailleurs pas plus loin. Ce qui est unique, ce qui n'a pas encore existé, est inaccessible à l'esprit du fonctionnaire prussien. Résoudre sous sa propre responsabilité, sans préjugé ni parti-pris, une situation embrouillée, embarrassante, créer des choses et des situations nouvelles, hâter celles qui sont en voie de formation, tout cela n'est pas son affaire. Il se heurte d'ailleurs ici à un obstacle notoire: ses actes se trouvent sous une dépendance tellement étroite du conservatisme politique et subissent son influence à un point tel que le choix des solutions, en présence d'une situation donnée, s'en trouve pour lui fortement restreint. Il lui est difficile de rendre sienne la conception d'un autre, de se mettre mentalement dans la situation d'un autre; c'est pourquoi il est mauvais négociateur et mauvais colonisateur. Il lui manque le coup d'œil qui porte loin et perce l'avenir. Il lui manque cette aspiration à l'illimité sans laquelle le champ de ce qui est réalisable se trouve rétréci et réduit aux seules possibilités terre-à-terre. Ce n'est pas par un simple hasard que, depuis la mort de Frédéric, la Prusse n'a pas produit d'hommes d'États européens, à l'exception d'un seul, qui n'était d'ailleurs pas d'une noblesse pure.
On a dit que la guerre a fourni la preuve de l'extraordinaire esprit d'organisation de la Prusse. Il est vrai que les organisations existantes de l'armée, des chemins de fer, de la Banque Centrale se sont montrées, dans leur structure et leur fonctionnement, à la hauteur de toutes les exigences. Mais tout ce qui a dû être créé et improvisé, comme n'ayant pas été prévu (pourquoi?) et tout ce qui, une fois créé et improvisé, a résisté à l'épreuve, n'a pas été l'œuvre de l'État.
Revenons à la question de la force d'assaut. La sélection portant sur les aptitudes administratives traditionnelles ne suffit pas. Nous avons besoin de porter notre sélection sur les aptitudes politiques absolues, en ne tenant compte que des exigences de l'art de gouverner, au sens moderne du mot. La classe qui, jusqu'à présent, était seule chargée de responsabilité politique n'est pas seulement trop petite, puisqu'elle se compose de cinq mille individus sur une population de soixante cinq millions; on peut dire, en outre, que cette classe est loin d'être la plus apte à remplir les tâches qui dépassent les limites du domaine purement administratif.
L'objection que l'appel à des représentants d'autres classes de la nation n'a pas donné les résultats voulus est sans valeur, car tant que régnera l'atmosphère dont nous avons parlé, il y aura, non pas une seule raison, mais quatre pour que les nouveaux arrivants se montrent au-dessous de leur tâche: généralement il entrera dans la carrière administrative, parce qu'il n'aura pas réussi dans une carrière antérieure; pour se faire bien voir de ses nouveaux collègues, il cherchera à leur ressembler autant que possible et à se comporter comme eux; le tour souvent mercantile de la manière de penser de ces nouveaux arrivants donne souvent l'illusion de la profondeur dont on attend en vain des choses nouvelles; ils se trouvent non moins souvent dans l'obligation de faire des concessions qui, tout en étant indispensables, dans les limites de leur nouvelle carrière, n'en sont pas moins de nature à diminuer leurs chances de réussite.
Dans les principaux États occidentaux, grâce à la longue pratique du parlementarisme, sont nées des méthodes de sélection qui agissent d'une façon pour ainsi dire automatique, sans l'intervention de la législation et presque à l'insu des nations qui considèrent les résultats de cette sélection comme une chose toute naturelle, sans se demander comment et pourquoi ils se produisent. De ces méthodes, qui ont toujours échappé à notre étude scientifique, parce que le problème de la sélection n'a jamais été pris au sérieux chez nous, il ne sera pas question ici. Qu'il nous suffise de dire que toutes ces méthodes ont leurs racines dans la vie parlementaire, qu'elles reposent en Angleterre sur le choix et l'éducation voulus et conscients de chefs au sein des partis, en France sur la pratique parlementaire et journalistique, en Amérique sur une base ploutocrato-démagogique. La méthode anglaise est difficile à imiter, car en Angleterre le futur chef de parti est déjà, pour ainsi dire, reconnu par ses camarades de collège comme possédant une supériorité physique et intellectuelle; il est ensuite remarqué par un ministre qui, sans tenir compte de la filière hiérarchique, fait de lui son secrétaire ou auxiliaire, le fait passer à travers les cribles de plus en plus fins de l'élection parlementaire, de la pratique parlementaire, le charge à titre d'essai et d'épreuve, de responsabilités de plus en plus grandes et lui transmet, lorsqu'il a résisté victorieusement à toutes ces épreuves, son expérience, sa connaissance des hommes et de la société, son influence et son poste. On prétend que, dans ce pays, il n'est pas de talent politique qui ne soit pas découvert et qui, une fois découvert, reste inutilisé.
La France, lorsqu'elle est entrée dans l'arène de l'histoire contemporaine, était un État meurtri, branlant sur ses bases, tellement faible et déprimé que son ambassadeur faisait appel à la chevalerie de l'Empereur allemand pour obtenir la paix. Or, grâce à son habileté politique, la France a, dans l'espace de quarante années, pendant que l'Allemagne perdait son hégémonie, rétabli sa force défensive, conquis trois Empires coloniaux et conclu les plus fortes alliances en Europe qui, contrairement à deux de nos alliances à nous, ont victorieusement supporté l'épreuve de la guerre. Un pays, qui était obligé de faire venir de l'étranger ses financiers et ses employés d'industrie, parce qu'il n'avait pas chez lui suffisamment de forces et de talents, a pu, grâce à une sélection appropriée, satisfaire à son énorme besoin et à sa non moins énorme consommation d'hommes d'État et même s'assurer des réserves telles qu'il disposait pour tout nouveau problème d'organisation ou d'ordre financier, diplomatique et parlementaire d'hommes de toutes les nuances, alors que chez nous il a fallu renoncer à plus d'un changement ou remplacement, parce qu'il était impossible de trouver un successeur.
Si l'on compare les deux pays au point de vue du chiffre de la population, de l'état de l'instruction, de la force de production, du niveau de culture et des conditions favorables au développement de talents, on trouve, avec un très grand degré de probabilités, que l'Allemagne aurait pu, à chaque instant, disposer de talents politiques, quantitativement et qualitativement de beaucoup supérieurs à ceux dont dispose la France, si elle avait connu les moyens de sélection automatiques dans le genre de ceux dont nous avons parlé plus haut.
Mais ces moyens, nous ne les connaissons pas. Bien mieux: nous usons de méthodes diamétralement opposées. Ce que nulle direction d'une société par actions, nul conseil d'administration d'une industrie, nulle société locale ne voudraient jamais admettre, nous le supportons, alors qu'il s'agit du bien suprême de la collectivité: nous confions des responsabilités, sans la conviction d'avoir choisi les hommes les meilleurs et les plus forts.
L'entreprise industrielle la plus puissante serait ruinée dans l'espace d'une génération, si elle était obligée, de par ses statuts, de choisir ses chefs responsables dans un cercle d'un millier de familles ou dans leur entourage. Et, cependant, on trouve ces méthodes bonnes, lorsqu'il s'agit de la défense spirituelle de l'Empire contre une concurrence acharnée, intérieure et extérieure, lorsque la question en jeu n'est autre que celle de l'existence même de notre peuple! Ce fait inconcevable trouve son explication dans un autre fait, non moins inconcevable: les notions de concurrence, de travail organique, de dons naturels n'ont pas encore pénétré dans les régions où se décident nos destinées. Là où il y a tant de choses qui se transmettent héréditairement, on croit à l'inspiration puisée dans les fonctions mêmes qu'on remplit, à la supériorité innée sur les masses, aux annales de l'histoire dont chaque ligne relate un grand moment, sans qu'il y paraisse rien de l'énorme dépense de travail et de génie qui est inscrite entre les lignes. L'histoire universelle se déroule comme un feuilleton dans lequel chaque nouvelle figure, après s'être acquittée de son rôle emploie le temps qui lui reste à se dépenser en harangues, en aperçus, en actions d'État. C'est ce qui explique la manière insensée dont on gaspille le temps de nos fonctionnaires, et il faut dire que les Parlements ne sont pas les moins coupables de ces gaspillages. Celui qui est appelé à résoudre de graves problèmes a besoin de 365 fois 24 heures pour lui et pour son travail et doit laisser à d'autres le soin de rendre compte, à sa place, de son mandat, d'assister à des fêtes, de procéder à des inaugurations. La conception anecdotique de l'histoire n'a eu qu'un seul moment de vogue, et cela surtout auprès des chroniqueurs officiels: ce fut pendant le court apogée du long règne de Louis XIV, alors que l'Empire français n'avait pas encore à compter avec des concurrents de la même force que lui.
Un jeune fonctionnaire brigue un poste dans la carrière diplomatique. Il porte un titre de noblesse, a une belle prestance, possède des revenus de millionnaire, fait partie d'une association d'étudiants des plus cotées, d'un des régiments les plus privilégiés, professe des idées politiques traditionnelles et est nanti de hautes recommandations. Il est difficile d'opposer un refus à un postulant de cette qualité qui, s'il perdait sa fortune ou était obligé de quitter son service, devrait peut-être se contenter de la profession de marchand d'automobiles. Il se pourrait, sans doute, que ce postulant privilégié fût doué d'un génie politique, car la nature se complaît parfois à dispenser ses dons sans choix ni discernement. Mais le froid calcul des probabilités, qui s'applique impitoyablement à de longs intervalles de temps, nous enseigne qu'en ce qui concerne les dons supérieurs, ceux du moins qui ne sont pas indispensables dans la vie matérielle, le cercle déjà assez limité sur lequel porte la sélection se rétrécit d'autant plus que les dons exigés sont de qualité plus élevée, de sorte qu'en fin de compte le sort et l'existence de l'État reposent, non sur le jeu complet des forces nationales, mais sur quelques cartes seulement.
On pourrait nous opposer l'objection tirée de la présence d'un grand nombre de représentants non-nobles dans les emplois importants. Mais, encore une fois, cette objection est sans valeur, car ces représentants, obligés de s'adapter à une atmosphère donnée, plus forte qu'eux, finissent par présenter à la fois les défauts de la classe qu'ils ont quittée et de celle qu'ils imitent, et leur cas s'aggrave encore du fait que, cherchant à se faire pardonner leur intrusion dans un milieu qui n'est pas le leur, ils poussent l'assimilation jusqu'à l'exagération.
Lorsque le choix de la matière première intellectuelle est fait d'après des principes faux, le danger augmente d'autant plus que les fonctions pour lesquelles il s'agit de faire le choix et la désignation comportent plus de responsabilité. Lorsqu'il s'agit des responsabilités les plus élevées, on ne se contente pas, comme pour les fonctions administratives sans grande importance politique, de l'avancement hiérarchique, à l'ancienneté: les nominations se font au choix, en conseil de cabinet. Mais le principe de la compétence des pouvoirs supérieurs en ces matières, principe qui est à la base des nominations au choix, peut suffire aux époques de constellations humaines particulièrement favorables. On a vu surgir, au cours de l'histoire, des dynasties et des premiers ministres possédant une connaissance des hommes et une compétence telles que nulle autre méthode n'aurait pu donner des résultats aussi heureux que ceux qu'ils ont obtenus à la suite de leurs choix intuitifs. Mais les institutions d'un État doivent être prévues pour des siècles, et leur moindre fléchissement peut avoir les conséquences les plus graves. C'est pourquoi il faut compter avec la possibilité de choix incompétents, arbitraires, dictés par la faveur, et nous connaissons des époques, pour ne rien dire de la nôtre, où des dons purement extérieurs, les bonnes manières, l'adaptation aux usages de la Cour, des services et des rencontres occasionnels ont joué un rôle décisif dans le choix des hauts dignitaires de l'État.
La signification véritable des Parlements réside, ainsi que nous l'avons reconnu, dans le fait qu'ils servent, non à régenter les masses, mais à spiritualiser le peuple, à assigner à la pensée et au vouloir de la nation des fins qui dépassent les besoins et les occupations terre-à-terre et de tous les jours. Tout en jouant leur rôle traditionnel et mécanique de baromètre de la nation, ils devront à l'avenir être l'école où se formeront les hommes d'État. Si nous réussissons, et nous y réussirons, à élever les Parlements à la hauteur de ce rôle, nous aurons créé en même temps l'organe qui, au nom du peuple, sera en quelque sorte le régulateur des choix aux fonctions responsables. Il n'est pas absolument nécessaire que les Parlements nomment directement les plus hauts magistrats de l'État; mais il est absolument nécessaire qu'ils renferment dans leur sein les talents et compétences qu'exigent ces hautes fonctions, et il est non moins nécessaire que les partis qui fourniront ces talents et compétences soutiennent leurs hommes de confiance de façon à leur faciliter toute nouvelle organisation ou toute réorganisation de leurs services, au point de vue de leur composition bureaucratique. Cette réforme et ce pouvoir de régularisation reconnus au Parlement ne porteront nul préjudice ni à la bureaucratie, ni à la classe féodale, pour autant que les dons de l'une et de l'autre résisteront à l'épreuve de la concurrence, étant donné que les représentants de ces deux catégories seront éligibles dans les mêmes conditions que les autres et pourront, une fois élus, faire profiter l'État de leur expérience et de leur compétence traditionnelles. Mais la réforme du Parlement, dont on peut attendre ces effets, doit être l'œuvre de la nation. C'est la nation qui doit amener au jour toutes ces velléités intelligentes des pouvoirs qui germent aujourd'hui un peu partout, et cela en créant des systèmes électoraux appropriés, en donnant un contenu profond et sérieux à la vie des partis, en imprimant à ceux-ci une orientation nouvelle.
Il nous reste encore à dire quelques mots d'une troisième force qui, à côté de la force de direction et de la force d'assaut, assure la stabilité et la solidité de l'État: la force de résistance.
Toute politique d'État est une épreuve permanente de ses forces, et la tension extrême de la politique, celle qui culmine dans la guerre, est une épreuve qui s'étend à tous les domaines, physique, psychique et intellectuel, et qui, normalement, n'est pas terminée, tant que la dernière des questions sur lesquelles porte le conflit n'a pas reçu sa solution. La séance du Reichstag du 4 août 1914 a révélé ce que nous savions déjà par intuition, à savoir que tout malheur qui atteint notre pays réalise l'unité du peuple. Mais cette séance a révélé en même temps que l'unité en question, loin d'être l'effet de nos institutions, signifie notre victoire sur celles-ci. Lorsqu'on voit des classes du peuple jouissant de droits restreints, considérées comme incapables d'adaptation sociale et traitées volontiers en ennemies de l'État, de sans-patrie, de traîtres au pays, lorsqu'on voit ces classes se lancer dans la lutte pour la patrie avec le même enthousiasme que ceux auxquels cette patrie appartient et obéit aussi bien légalement qu'économiquement, tous ceux qui sont animés de sentiments allemands trouvent cette abnégation naturelle. Mais on ne bâtit un État, en lui donnant pour base l'abnégation et le privilège.
Nous avons intentionnellement laissé de côté, dans cette partie de notre ouvrage, consacré aux problèmes urgents d'ordre politique, la question de l'élévation de niveau du prolétariat héréditaire. Mais nous sommes obligés de déclarer que de simples raisons utilitaires rendent inacceptable la conception d'un État se composant de classes dominantes et de classes dominées, car un État présentant une pareille structure politique manque d'équilibre et, par conséquent, de solidité.
Nous sommes tellement habitués à l'idée que l'État est une chose qui n'intéresse que les spécialistes privilégiés, qu'il est la propriété héréditaire de certaines associations familiales et de certaines combinaisons de partis, qu'il n'est compatible qu'avec certaines idées et conceptions, à l'exclusion de toutes les autres, qu'il est un être despotique, intervenant par ses innombrables ramifications dans la vie, les droits, la propriété de chacun de nous, un être devant lequel on s'incline, soit par contrainte, soit parce qu'il remplit plus ou moins bien certaines fonctions publiques et politiques; nous sommes à tel point élevés dans l'idée que chacun de nous doit se consacrer tout entier à sa profession, qu'il s'agisse du commerce ou de l'industrie, d'un emploi ou d'une fonction quelconque ou du travail intellectuel, en levant les yeux le moins possible vers les autorités privilégiées, en renonçant à toute critique importune et incompétente, sous la seule réserve du droit reconnu à chacun de remplir de temps à autre un bulletin de vote qui disparaît dans le tourbillon de millions de voix; ces idées, disons-nous, nous sont devenues tellement familières, ont poussé dans nos esprits des racines tellement profondes que nous sommes à peine capables de nous représenter l'État comme étant res publica, la chose de tous, l'expression commune de nos vouloirs terrestres. Nous manquons de points de comparaison, et ceux que nous offrent l'histoire et le monde extérieur se rapportent à des images déformées par l'exagération des défauts: c'est que ces images nous sont présentées par des professeurs, des commerçants, des voyageurs et des journalistes, c'est-à-dire par des gens qui ne sont pas capables d'orienter librement leur volonté.
Nous ne craignons pas d'exclure de toute participation à la vie publique et d'acculer à l'agitation et à la critique du travail parlementaire une moitié de notre peuple, celle notamment qui voit dans nos formes de vie et d'économie une contrainte hostile. Nous croyons pouvoir nous défendre contre cette partie du peuple à l'aide de lois, la rendre inoffensive en la soumettant à des essais d'amélioration dont nous confions le soin à l'Église et à l'École. Nous ne nous rendons pas compte de ce qu'il y a d'inorganique dans le fait qu'une classe intelligente, expansive et pleine d'aspirations soit dominée sans réserves par une classe possédante et restrictive.
Nous considérons comme légitime et politiquement admissible le fait d'un gouvernement autoritaire, pratiquant une politique de parti, une politique qui cherche à établir la domination d'une classe sur une autre, d'un groupe sur la masse. Nous appelons cette politique conservatrice, nous disons qu'elle vise à la conservation de l'État. Mais qu'est-ce qui se conserve et se maintient indéfiniment dans la vie organique? C'est la vie elle-même, la vie qui se renouvelle sans cesse, grâce à ses propres ressources, et non ses formes individuelles et passagères. Le prétendu conservateur n'est, au fond, qu'un homme qui combat la vie, qui l'entrave et favorise le vieillissement et la décrépitude. Mais ce qui est plus grave encore, c'est que toute politique qui n'est pas une politique au service de tous, mais une politique de parti, est obligée de servir, pour ainsi dire, deux maîtres: son but objectif extérieur et les idées intimes et secrètes du parti. Elle n'est donc pas libre dans ses mouvements et succombe, à la longue, à toute politique adverse, lorsque celle-ci est libre d'entraves et indépendante dans le choix de ses moyens.
On cherche depuis deux ans les raisons intimes, métaphysiques du sort qui nous a conduits à la guerre mondiale. La seule raison qui nous ait valu ce sort est celle-ci: une politique instable et sans succès n'a pas réussi à convaincre le peuple allemand qu'il est obligé de porter la responsabilité de sa vie et de ses destinées. Le peuple, absorbé par les soucis de l'enrichissement, des affaires et des perfectionnements de la technique, se contentait de quelques vagues soupirs à propos de l'insuffisance avec laquelle sont remplies certaines fonctions et ne voulait pas se rendre compte des vices fondamentaux dont il considérait les symptômes extérieurs comme accidentels, secondaires. Deux années heureuses de succès personnel avaient, aux yeux de chacun, plus d'importance que les affaires de la collectivité qu'on laissait se maintenir et se débrouiller tant bien que mal. Je n'ai pas cessé, à cette époque, d'attirer l'attention, par la parole et par la plume, sur la logique interne, pleine de menaces, qui, indépendamment de tel ou tel cas politique particulier, nous entraînait vers l'heure fatale. La guerre, qu'on cherche encore aujourd'hui à rattacher à des causes secondaires, devait venir, pour nous conduire, à travers les malheurs communs, à la responsabilité commune et à la solidarité nationale.
C'est une belle vertu que celle des natures nées pour servir et pour vouer leur existence, non au bien de l'humanité, mais à la défense de la vie et des biens d'un maître, pour se confondre avec sa maison, avec son sort et son caractère et reporter cette fidélité sur la descendance du maître. Cette qualité et cette existence sont certainement louables. Elles peuvent même être très dignes de respect, car toute attitude, qu'il s'agisse de création ou de subordination, par laquelle s'exprime la perfection de relations inter-humaines, constitue une fin en soi. Tel est le sort de ceux qui sont incapables d'être maîtres eux-mêmes, de ceux auxquels il n'est pas donné d'avoir une maison à soi, d'aspirer à la liberté, de vivre et d'agir en toute indépendance et autonomie individuelles. Mais le peuple allemand ne peut pas être voué à vivre dans une association politique qui ne soit pas sienne dans tous les sens du mot, à subir le sort que lui impose une caste héréditaire, à servir de paravent à des institutions fondées sur les privilèges de quelques-uns. Ce peuple, le plus indépendant de tous ceux qui existent et ont existé, doit avoir la responsabilité de ce qu'il veut et de ce qu'il fait.
S'il est possible, d'une façon générale, de réunir en un seul faisceau politique les innombrables dispositions individuelles, les multiples et fécondes oppositions de natures et d'intérêts qui s'entre-croisent dans tous les sens dans notre pays, il faut que l'organe central qui prend des décisions soit relié à tous les organes périphériques, physiques et intellectuels, par des nerfs et des vaisseaux sains et robustes: c'est la seule condition de la juste répartition des droits et devoirs et du réveil des forces libres. Nous avons indiqué les voies qui conduisent à ce but: réforme de la vie politique et parlementaire, choix des hommes les plus capables, collaboration de la partie intellectuelle du peuple au travail d'administration et à la politique de l'État. Pour assurer la force de résistance de l'État, nous ne voyons pas d'autre moyen que l'établissement d'un équilibre entre les tensions internes qui, telles qu'elles s'opposent aujourd'hui, rendent le corps fragile. Rien de plus solide que le corps organique, soutenu par des muscles sains, régulièrement disposés. Lui seul est capable de supporter le fardeau de la pression extérieure et la charge de sa propre défense, car chacun de ses éléments sains ne peut vouloir que la conservation de l'ensemble et, pour réaliser cette fin, il acceptera la responsabilité des moyens et cherchera à acquérir la force nécessaire. C'est sur lui que repose la sécurité et la protection de la couronne monarchique, élevée au-dessus des buts de parti et joyeusement supportée, parce qu'en elle s'incarne le seul bien général que n'assombrit aucun désir personnel et qu'en elle chacun reconnaît la justice impartiale, désintéressée, au service de tous, sans exception, sans préférence d'aucune sorte. C'est sur lui encore que repose le plus grand de tous les biens politiques, le sentiment actif et agissant qui anime chaque citoyen, en tant que membre d'un État qui est la propriété de tous, dont personne ne peut être exclu pour quelque raison que ce soit, qu'on sert, sans être opprimé par l'obscure conscience qu'on ne travaille qu'au profit d'une classe privilégiée et rusée: ici, au contraire, chacun se rend compte de la solidarité qui le rattache aux autres membres de la communauté et de la responsabilité qu'il partage avec eux, solidarité et responsabilité dans lesquelles il puise le noble orgueil de faire partie de son État et de son royaume, orgueil qui nous touche, même de loin, et qui est inconnu dans un pays où il n'y a que de simples sujets.
C'est ainsi que des considérations politiques et contingentes nous amènent à cet État populaire que des considérations morales et absolues nous ont déjà fait entrevoir. Si nous avons fait état des circonstances particulières à notre pays, à un moment précis et donné de son histoire, ce ne fut pas, malgré que ces circonstances nous touchent de très près, pour y puiser les principaux arguments en faveur de notre thèse, mais uniquement pour, selon l'exemple d'Antée, insuffler à l'idée qui lutte pour son existence la force de la réalité, en la mettant en contact avec la terre natale. Et maintenant, avant de clore notre exposé, jetons un dernier coup d'œil sur le tableau d'ensemble de notre vie sociale.
Nous sommes emportés par le mouvement le plus vertigineux que notre humanité planétaire ait jamais connu: le mouvement mécanistique. Ses débuts ont été perçus, il y a des milliers d'années, partout où le genre humain, devenu sédentaire, s'est établi par groupes de plus en plus compacts, de plus en plus nombreux: dans les plaines abondamment arrosées, sur les côtes marines et le long des cours de fleuves: sur l'Euphrate et sur le Nil, autour de la Méditerranée et dans l'Asie Orientale. Les populations n'ont pas cessé d'augmenter et de se répandre sur trois continents, détruisant tous les obstacles qui s'opposaient à leur expansion: forêts, animaux. La lutte de l'individu, de la horde, de la tribu pour les biens de la nature s'est révélée inefficace et a dû être remplacée par la lutte de conquête menée par l'humanité entière contre l'ensemble des forces de la nature.
C'est à cette lutte que nous avons donné le nom de mécanisation.
Nous vivons dans l'ère mondiale de la mécanisation. En tant que lutte contre la nature, elle n'a pas encore atteint son point culminant; en tant qu'époque intellectuelle, elle l'a dépassé, puisqu'elle est devenue consciente. Considérée au point de vue physique, notre époque apparaît comme une époque primitive, puisqu'elle est absorbée par la lutte pour la nourriture, la vie et le bonheur. Considérée au point de vue métaphysique, elle ne révèle rien de définitif, car elle est caractérisée par la prédominance d'une force spirituelle d'ordre inférieur: l'intellect.
La mécanisation s'est emparée de toutes les forces humaines, de toutes les pensées et activités humaines. Pour se recréer elle-même, elle a produit la science et la philosophie intellectuelles; pour se conserver, elle a besoin de la technique, des échanges, de l'organisation et de la politique.
Toute la pensée pratique lui a emprunté ses formes; elle évolue uniquement parmi les notions de polarité, d'abstraction, de développement, de loi et de fin, en se servant d'instruments de mesure et d'observation. Toute la pensée métaphysique s'est insensiblement adaptée à ces formes et a imité les mouvements de l'intellect utilitaire. Le sentiment religieux lui-même a adopté, dans les églises, dans les institutions d'édification et de rédemption, la forme de la mécanisation et concilié ses origines transcendantales avec la nécessité d'organisation des masses, aussi bien dans la vie terrestre que dans l'au-delà. Les quelques rares voix qui, venant de l'Inde et de la Palestine, de la Grèce intuitive ou du rêveur moyen-âge germanique, ont traversé l'atmosphère de la pensée intellectuelle, n'ont abouti, au cours des siècles, qu'à créer un compromis mécanisé.
Mais la pensée elle-même, cette force gigantesque, mais domptée, de la terre, cherche à dépasser la volonté utilitaire et aspire à la liberté. Elle reconnaît la puissance nécessaire de la mécanisation, puissance d'ordre exclusivement physique, et se rend compte de sa pauvreté transcendante. Et elle reconnaît aussi la puissance intuitive de l'âme qui perce l'avenir, son unité invincible, et ne recule pas devant son propre sacrifice. La mécanisation, mise à nu, se révèle dans toute son impuissance terrestre; elle a fait appel à toutes les forces de la planète et de ses soleils, mais uniquement pour créer de nouvelles masses et se procurer un nouveau travail; elle a enchaîné tous les hommes, en leur imposant un service commun, mais uniquement pour les rendre plus hostiles les uns aux autres, sous le couvert d'une apparente solidarité; elle a façonné toutes nos manières de penser, de sentir et d'agir, mais n'a réussi qu'à précipiter nos sentiments, nos pensées et nos actions dans l'abîme de l'irréel.
L'esprit de la terre inconnu, dont nous étions les serviteurs doit devenir serviteur à son tour. Si la mécanisation a abouti à des résultats inouïs, en orientant notre vie spirituelle, matérielle et sociale vers la lutte contre la nature, elle n'a réussi ni à nous faire comprendre le sens de la lutte, ni à maîtriser nos instincts primitifs. Bien mieux: ces instincts, la peur, la convoitise, l'égoïsme, la haine, elle les a stimulés et elle en a abusé. Elle a favorisé tous les attentats contre l'esprit éternel, pour nous procurer l'illusion du moi et de sa domination. Elle a perpétué, en en faisant une vague nécessité anonyme, toutes les formes du vol, du brigandage, de la lutte et de la servitude. En guise d'appât et de sanction, elle nous a offert la jouissance et la privation, les impératifs froids et les misérables expédients de la philosophie intellectuelle, l'image céleste de notre enfer terrestre, autrement dit le néant.
C'est indépendamment de toute fin et de toute pensée utilitaire que le sens de notre existence s'est révélé à nous: devenir, croissance et vie de l'âme. Indépendamment de toute fin et de tout vouloir utilitaires, nous nous penchons sur l'essence même de la mécanisation, et nous reconnaissons dans cet acharnement terrestre à maîtriser la nature un bien véritable qui nous était échu, mais dont la pureté nous a échappé jusqu'à présent, à cause du caractère trouble de ses manifestations.
La lutte contre la nature à l'aide de la mécanisation est une lutte qui intéresse l'humanité entière. Tout ce qui a été fait avant la mécanisation était l'œuvre de l'individu, de la famille, de la caste, de la tribu: victoire sur le monde animal et sur la sauvagerie, asservissement du sol et des étendues marines. Mais la lutte de toutes les forces humaines contre toutes les forces de la nature exige la collaboration de toutes les existences humaines: l'esprit planétaire lutte en tant qu'unité. C'est d'après ce principe que la mécanisation a agi dans la pratique: elle a réuni les unités humaines en d'innombrables organisations; elle a établi des communications entre toutes les régions de la terre, en utilisant l'éther, l'air, l'eau et le métal; elle a associé les membres et les esprits les plus éloignés les uns des autres, en vue d'actions et de travaux communs. Mais le côté spirituel de l'association et de l'action commune lui a échappé. Elle se sert toujours des stimulations primitives et des instincts d'esclaves, pour entretenir et favoriser la lutte et la division. Convoitise et égoïsme, haine, envie et hostilité, tous les sombres et mauvais instincts des temps primitifs et de l'animalité animent le mécanisme de notre monde et dressent homme contre homme, collectivité contre collectivité. Les larmes de la foi sèchent à la flamme du vouloir mécaniste, et les paroles des prêtres doivent se prêter à bénir la haine. Rivés à la galère, nous sommes condamnés à avoir le corps meurtri par les chaînes, bien que le vaisseau que font avancer nos rames soit notre vaisseau à nous et que la lutte dans laquelle nous sommes engagés soit une lutte dont l'enjeu est notre propre sort.
Mais de même que nous savons avec certitude que l'âme qui se réveille est une chose divinement sacrée pour laquelle nous vivons et qui nous appartient, que l'amour est la force rédemptrice qui libère notre bien le plus intime et nous entraîne tous vers une unité supérieure, de même nous discernons infailliblement dans la lutte mondiale inévitable, inaugurée par la mécanisation, une seule chose essentielle: l'aspiration à l'unité. En opposant à la mécanisation le signe qui la fait pâlir, à savoir la conception transcendante du monde qu'elle a su obscurcir, grâce à l'aide puissante que lui a prêtée la philosophie intellectuelle, en lui opposant le culte de l'âme, la foi dans l'absolu; en projetant sur son essence des flots de lumière et en pénétrant jusqu'à son noyau caché, qui n'est autre que le désir d'unité, nous la dépouillons de son pouvoir et de sa puissance, nous cessons d'être ses serviteurs pour devenir ses maîtres.
Nous commençons à voir clair: nous ne consentons plus à renoncer à notre dignité humaine et à la vie de l'âme pour un salaire de famine et pour le bonheur infernal que nous procurent quelques jouissances et quelques vanités satisfaites, par paresse, par égoïsme, par crainte des responsabilités. Nous aspirons à l'unité et à la solidarité de la communauté humaine, à l'unité dont les liens sont constitués par la responsabilité intime et la confiance divine. Malheur à la génération qui cherche à étouffer la voix de sa conscience, qui ne voit rien au-delà de ses intérêts matériels, qui vit dans l'amour des apparences et ne sait pas s'arracher aux liens de l'égoïsme et de la haine! Elle se prépare un triste avenir.
Nous ne sommes ici-bas ni pour posséder des biens matériels, ni pour exercer le pouvoir, ni même pour jouir du bonheur. Le seul but de notre existence consiste à dégager de l'esprit humain son essence divine.
MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN