Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 6
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: July 13, 2007 [eBook #22068]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy and the Online Distributed Proofreading Europe at http://dp.rastko.net
Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy and the Online
Distributed Proofreading Europe at http://dp.rastko.net.
* * * * *
* * * * *
1828.
Singulière coïncidence de date.—Les portes de mon appartement sont enfoncées.—Le général Lahorie.—Le sergent.—Colloque avec les troupes.—J'ai l'épée nue sur la poitrine.—Le général Guidal.—Mon secrétaire.
On me conduit à la Force.—Tentative d'évasion.—M. Pasquier et M. Desmaretz.—Ma détention ne dure qu'une demi-heure.—Le général Lahorie dans mon cabinet.—Il est arrêté.—Paris ne voit que le côté ridicule.—Considérations.
Le général Mallet.—Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.—Pourquoi ces deux généraux étaient à la Force.—Plans de Mallet.—Il fait des décrets et des nominations.—Le colonel Soulier.—L'abbé Lafond.—Le général Mallet s'échappe de la maison de santé.
Le général Mallet à la caserne de Popincourt.—Il se fait passer pour le général Lamotte.—La 10e cohorte prend les armes.—Mallet délivre Lahorie et Guidal.—Le préfet de police me fait prévenir.—Dispositions que prend le général Mallet.—L'adjudant-général Doucet.—Mallet est arrêté.—Le général Hullin.
Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.—Je prends la défense du général Lamotte.—Confrontations.—Ce qui eût pu arriver.—M. Frochot.—Conduite du ministre de la guerre.—Il envoie un exprès à l'empereur.—Je n'envoie personne.—On me croit perdu.—Belle occasion de connaître mes amis.
Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.—Anxiété de la capitale.—Retraite simultanée des armées russe et française à Mojaïsk.—Départ de l'empereur.—Considérations qui le déterminent.—Arrivée à Paris.—Audience des ministres.—Attitude des courtisans à mon égard.—L'empereur prend une idée juste de la tentative de Mallet.—Mon crédit est assuré.—Mes amis me reviennent.
Impôts.—Ressources à créer.—Nouvelle armée.—Mouvement national.—Députations des départements.—Murat retourne à Naples.—Défection de la Prusse.—Conseil privé.—Opinions qui y sont émises.—Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.—M. de Bubna.
Quelques mots sur les affaires d'Espagne.—Visite de l'empereur au pape.—La culotte du pape.—Générosité de l'empereur avec ses maréchaux.—M. de Narbonne nommé à l'ambassade de Vienne.—Gardes-d'honneur.—Motifs de cette institution.—Insurrection d'un de ces régiments à Tours.—Le colonel de Ségur.—M. de Nétumière.—L'impératrice est nommée régente.—Confiance de l'empereur dans M. de Menneval.—Vive apostrophe du ministre de la guerre.
L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de guerre.—Comment elle finit.—Vengeance que je tire du ministre de la guerre.—Quelques indices de troubles dans la Vendée.—Grand zèle du duc de Feltre.—La montagne accouche d'une souris.
L'empereur quitte Paris.—Position de l'armée.—Manoeuvres de l'empereur.—Bataille de Lützen.—Mort de Bessières.—Réflexions sur la conduite de l'Autriche.—Le général Thielmann.
Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.—Armistice.—Duroc blessé à mort.—Il refuse les Secours de l'art.—Ses derniers moments.—Détails sur ce maréchal.—État des choses après la conclusion de l'armistice.
Congrès de Prague.—Politique de l'Autriche.—L'empereur après ses victoires.—M. de Metternich.—Résultat des conférences.
Prétentions des alliés.—Mesures que prend l'empereur.—Le roi de Naples revient à l'armée.—M. Fouché à Dresde.—Conduite de l'impératrice-régente.—Sa recommandation au sujet des cas non graciables.
Manoeuvres de l'armée anglaise.—Bataille de Vittoria.—Pertes immenses de matériel.—Retraite.—L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.—Le général Moreau.—Bernadotte.—Madame de Staël.
Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée d'Espagne.—L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.—Je demande à l'accompagner.—Mes motifs.—Réponse de l'empereur.—M. de Cazes.—Reprise des hostilités.—Le général Jomini.
Bataille de Dresde.—Mort du général Moreau.—Retraite des alliés.—Échec du corps de Vandamme.—Ce général est fait prisonnier.—Revers.—L'empereur est forcé de changer ses premières combinaisons.—La fortune cesse de nous être favorable.
Marche du maréchal Augereau.—Défection de la Bavière.—Irruption des
alliés en Saxe.—Mouvement de l'empereur.—Bataille de
Leipzig.—Défection des Saxons.—Passage de l'Elster.—Mort du prince
Poniatowski.
Position du roi de Saxe.—Part que Bernadotte prend à la défection des Saxons.—État de l'opinion.—Mesures diverses.—Murat, ses intrigues et son départ.—Le général de Wrede.—Bataille de Hanau.—Irruption des cosaques à Cassel.—Arrivée de nos troupes à Mayence.—Déplorable état des choses et de l'opinion.
Mesures de défense.—L'impératrice au sénat.—Ouvertures des alliés.—Artifices de Metternich.—Le maréchal Soult—Beau mouvement.—Comment il échoue.
Alexandre refuse de passer le Rhin.—Communication qui le décide.—Artifices des alliés.—Défaut de ressources.—Le corps législatif.—Disposition des esprits.—L'histoire jugera.—Insurrection de la Hollande.—Encore le roi de Naples.
Considérations que je présente à l'empereur.—Elles paraissent faire impression.—M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au ministère.—Condition qu'y met l'empereur.—Wellington doit aspirer à la couronne d'Angleterre.—Il faut appuyer ses prétentions.—Réponse de l'empereur.—Changement de ministère.—Le duc de Vicence aux relations extérieures.
L'empereur ne désespère pas.—Activité avec laquelle il pousse ses préparatifs.—Manie de délations.—Les flatteurs.—L'empereur se décide à négocier avec Valencey.—Intrigues de ce château.—Passion subite de Ferdinand pour le cheval.—Comment je réussis à la calmer.
Conventions de Valencey.—Elles ne s'exécutent pas.—Parti qu'il eût fallu prendre au sujet du pont de Bâle.—Je propose que les fonctionnaires restent à leurs postes.—Mes motifs.—Envoi de commissaires extraordinaires.—État de l'opinion.—Artifices des alliés.—Ouverture du corps législatif.
Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps législatif.—Préventions qu'on inspire à l'empereur.—Communications diplomatiques.—L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la commission.—Inconvenance du rapport.—M. Lainé.—Conseil privé pour aviser aux moyens qu'exige la circonstance.—Avis divers.—Le corps législatif est ajourné.—Combien il eût été facile de tirer parti de cette assemblée.
Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.—Ce que Fouché pensait des corps délibérants.—Violation du territoire helvétique.—Les armées alliées pénètrent en France.—Genève.—Marche générale de l'invasion.—Il manque deux mois à l'empereur.
Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.—Des plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.—Murat.—Opinion de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.—M. de La Vauguyon.—M. de Laharpe.—Conversation sur son élève.—Organisation de la garde nationale.
M. de Talleyrand.—L'empereur refuse de le faire enfermer.—Propos qu'on lui attribue.—Présentation des officiers de la garde nationale.—Le roi de Rome.—Allocution de l'empereur aux officiers de la garde nationale.—Effet qu'elle produit.
Arrivée de l'empereur à l'armée.—Affaire de Brienne, de Champeaubert, etc.—Prise de La Fère, de Soissons.—Le maréchal Victor.—Conséquences de son inaction.—Nouvelle députation des traîtres à l'empereur Alexandre.—Situation de Paris.
État de la capitale.—Contes divers.—Comités.—Complot contre la vie de l'empereur.—Le secrétaire de M. d'Albert.—M. de Vitrolle.—Calcul de M. Anglès.—L'empereur Alexandre et le général Raynier.
Le marquis de Rivière.—Comment on avait songé à lui.—Joseph, ses communications avec Bernadotte.—Folies qui remplissent la tête des frères de l'empereur.—Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne d'accourir.—M. de la Besnardière.—M. de Talleyrand, ses menées, ses insinuations.
Rupture des conférences de Lusigny.—Proclamation de Louis XVIII.—Les intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.—M. Fouché, son expédient pour en finir.—Opérations de l'empereur.—Il se jette sur les derrières des alliés.—Sa lettre à l'impératrice est interceptée.—Angoisses de cette princesse.
Conseil de régence.—L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?—M. Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.—Le conseil adopte cette opinion.—Le duc de Feltre.—Joseph se range à son avis.—Le départ est arrêté.—On me propose d'insurger Paris.—Motifs qui m'arrêtent.—Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la circonspection.—Encore M. de Talleyrand.
Pièces justificatives.
Singulière coïncidence de date.—Les portes de mon appartement sont enfoncées.—Le général Lahorie.—Le sergent.—Colloque avec les troupes.—J'ai l'épée nue sur la poitrine.—Le général Guidal.—Mon secrétaire.
Pendant que notre armée se disposait à revenir sur ses pas, il se préparait à Paris une scène qui faillit être suivie des plus fâcheuses conséquences; en la racontant, il me sera d'autant plus facile de le faire d'une manière exacte, que je suis à peu près le seul qui en ait bien connu les détails. Il est remarquable que ce soit le 23 octobre qu'elle ait eu lieu, le même jour et à la même heure que l'on évacuait Moscou.
J'ai dit qu'en France tout était en plein repos. Je n'avais jamais rien de fâcheux à mettre dans le rapport que j'adressais régulièrement chaque jour à l'empereur.
Les estafettes qu'on lui envoyait de Paris partaient ordinairement le matin à six ou sept heures; j'étais dans l'habitude de faire ma dépêche le matin, c'est-à-dire, de me lever de très-bonne heure, et de ne plus me recoucher après l'avoir fermée. Ce jour du 23 octobre est le seul, de toute l'absence de l'empereur, où m'étant trouvé obligé de me déranger de cette habitude, j'avais fait mes lettres toute la nuit, et m'étais recouché en défendant qu'on m'éveillât avant que j'eusse sonné, à moins que ce ne fût pour un cas de force majeure.
Mon habitude était de fermer toutes mes portes au guichet, surtout celles de mon cabinet et de ma chambre à coucher.
À sept heures du matin, je fus réveillé par un tumulte que j'entendais dans les appartements à côté de celui dans lequel je me trouvais. J'étais très fatigué et m'efforçais de rester endormi, lorsque j'entendis, de mon lit, les panneaux de boiserie des portes de mon cabinet qui tombaient sur le plancher. La première idée qui me vint, fut que le feu était dans la maison, et que m'étant enfermé, on faisait tout ce vacarme, pour m'éveiller; je me lève en toute hâte, et dans l'obscurité de ma chambre à coucher, je cherche la porte qui conduisait où j'entendais le bruit. En ouvrant la porte qui communiquait à mon cabinet, que les contrevents fermés tenaient dans l'obscurité, je ne voyais la lumière que par les fractures faites à la porte principale, à travers desquelles je distinguais des soldats en armes, qui non seulement remplissaient mes appartements, mais encore la cour de l'hôtel que j'occupais; ils poussaient avec force les débris des portes qui tenaient encore, assemblés par le verrou; j'ouvre moi-même, et entrant en chemise au milieu d'eux, je leur demande ce qui les a amenés chez moi.
Mes appartements en étaient si remplis, que je ne pouvais pas distinguer autre chose. Une voix s'écria: Appelez le général. Et je vis effectivement approcher le général Lahorie, ancien chef d'état-major de l'armée du Rhin sous le général Moreau. Lahorie avait été mon camarade pendant les premières campagnes de la révolution; il y avait entre nous deux une familiarité de tutoiement, et malgré la différence de nos opinions politiques, je lui avais conservé de l'amitié.
Il me dit en m'abordant: «Tu es arrêté; félicite-toi d'être tombé entre mes mains, au moins il ne t'arrivera point de mal.» Je ne comprenais rien à ce que je voyais. Lahorie me dit en quatre mots: «L'empereur a été tué sous les murs de Moscou le 8 octobre.—«Tu me fais des contes, lui dis-je; j'ai une lettre de lui de ce jour-là: je puis te la faire voir.» Lahorie, en me fixant, me répondit: «Cela ne se peut pas, cela serait-il possible?» Il était dans un état nerveux qui avait excité en lui un branlement de mâchoire, comme s'il avait été attaqué du tétanos, et il me répétait: «Cela n'est pas possible.»
Voyant que je ne gagnais rien sur Lahorie, je m'adressai aux troupes, pendant qu'il était allé appeler un certain sergent auquel il avait parlé le long du chemin, en venant chez moi; mais ce sergent, qui était un honnête homme, n'était pas entré avec la troupe qui avait suivi Lahorie. Il l'avait appelé plusieurs fois à haute voix, mais il était probablement resté dans la cour ou sur le quai, où la troupe s'était placée. En voyant Lahorie chercher avec tant de soin le sergent, je soupçonnai que c'était un assassin aposté, d'autant plus que le général criait: «Faites approcher le sergent auquel j'ai parlé en chemin.»
Je ne songeai qu'à ma défense. Pendant que Lahorie était dehors de mes appartements, je demandai au commandant de la troupe qui il était. Il me répondit: «Je suis capitaine adjudant-major de la 10e cohorte de la garde nationale.—Fort bien! lui dis-je. Ces soldats sont-ils votre troupe?—Oui, monsieur, me répondit-il.—Ainsi, ajoutai-je, vous n'êtes point des soldats révoltés?» Tous les soldats s'écrièrent: «Non, non; nous sommes avec nos officiers. C'est un général qui nous a amenés.—Eh bien! repris-je, connaissez-vous ce général?» Ils répondirent: «Non.»—Alors, dis-je, ce que je vois ne m'étonne pas. Moi, je le connais, et vais vous faire connaître la position dans laquelle il vous place.
«C'est un ancien aide-de-camp du général Moreau, qui était en prison à la Force, d'où il ne devait pas sortir sans mon autorisation. C'est un conspirateur! Me connaissez-vous?» Ils répondirent: «Non….»—«Savez-vous chez qui vous êtes?» Ils répondirent: «Non.» Un seul officier répliqua: «Moi je vous connais, je sais que vous êtes le ministre de la police.—«En ce cas-là, lui répondis-je, je vous ordonne, et au besoin vous requiers d'arrêter sur-le-champ le général Lahorie, qui vous a amenés chez moi.»
Le capitaine adjudant-major, qui me tenait par le bras droit, ainsi qu'un autre de ses officiers par le bras gauche, me semblaient d'assez braves gens; toute cette troupe me paraissait d'autant plus égarée, que je remarquais que les soldats n'avaient pas même de pierres à feu à leurs fusils. Je dis à cet adjudant-major, qui avait la croix de la Légion-d'Honneur: «Mon cher monsieur, vous jouez là un jeu auquel il ne faut pas perdre, et prenez garde d'être fusillé dans un quart d'heure, si je ne le suis pas moi-même; il ne faut que ce temps-là à la garde impériale pour être à cheval, et alors, gare à vous [1].»
[1: La caserne de la garde était à trois cents pas de mon hôtel.]
Je dois à sa mémoire de dire qu'il était ébranlé moins par la peur du danger que par la crainte de faire une mauvaise action, c'est-à-dire une action déshonorante.
Le voyant chanceler, je saisis ce moment pour lui dire: «Si vous êtes homme d'honneur, ne vous laissez pas souiller d'un crime, et ne m'empêchez pas de vous sauver tous. Je ne vous demande que de me laisser faire. En achevant cela, j'avançai mon bras droit pour saisir la poignée de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause de l'exiguïté de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il saisit avec force, il me dit d'un ton dur: «Non, vous marcherez où l'on me dira de vous conduire.» «Allons, lui répondis-je, vous êtes un malheureux, et vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous serez à la fin de tout ceci.»
Comme j'achevais, je vis, par la fenêtre, qui était en face de moi, le général Lahorie qui traversait ma cour d'un pas précipité; il venait de la rue, et amenait avec lui un homme d'une figure atroce, que je pris pour le sergent qu'il avait été quérir.
Ils rentrèrent comme des furieux dans l'appartement où j'étais. Lahorie resta derrière les soldats, ce qui me parut d'un plus mauvais augure encore; mais son compagnon venait à moi tête baissée, ne voulant pas lever les yeux. Il avait à la main une épée nue qu'il venait de prendre à un officier; mais, en avançant sur moi, il trébucha violemment contre un meuble à la porte d'entrée, il en éprouva une douleur qui l'obligea de s'arrêter pour se frotter la jambe: cet accident l'ébranla et fit fléchir son courage. Il me posa la pointe de son épée sur la poitrine, en me demandant si je le connaissais. «Non, lui dis-je, je ne te connais pas.» Il me répondit: «Je suis le général Guidal que vous avez fait arrêter à Marseille et conduire à Paris.
—«Ah! ah! dis-je, je sais cela; mais si on m'avait obéi, tu serais maintenant à Marseille, où, depuis près d'un mois, j'ai ordonné que l'on te reconduisît.» Le général Guidal se montait tant qu'il pouvait, et je n'avais d'armes que mon sang-froid; comme je voyais qu'il se battait les flancs pour s'échauffer, je lui criai: «Es-tu venu chez moi pour te déshonorer par un lâche assassinat?» Il me répliqua vivement: «Non, je ne vous tuerai pas, mais vous allez venir avec moi au sénat.»
«Eh bien! dis-je, va pour le sénat, mais laisse-moi m'habiller; il répondit: «Oh! non, on va vous apporter vos habits.» Ce qu'on fit effectivement faire à mes gens, qu'on ne laissa pas approcher de moi. Pendant que je m'habillais le plus lentement que je pouvais, un de mes secrétaires, ancien officier des chasseurs, et qui venait d'être averti, descendit au milieu de cette foule qu'il voulait brusquer sans la marchander; je lui fis signe de ne pas se faire arrêter lui-même, et lui dis à haute voix: «Allez dire à mon voisin d'être sans inquiétude, que je n'ai point de mal.»—Il me comprit à demi mot, et courut chez M. Réal, conseiller d'État, chef du premier arrondissement du ministère, qui demeurait immédiatement à côté de moi près la rue des Saints-Pères: ce furent eux deux qui donnèrent l'alerte à l'archi-chancelier et au ministre de la guerre.
Lahorie et Guidal me tenaient toujours chez moi avec cette troupe de soldats, qui était composée de trois compagnies de la dixième cohorte; ils décidèrent de m'envoyer à la Force, et Guidal se chargea de m'y conduire.
On me conduit à la Force.—Tentative d'évasion.—M. Pasquier et M. Desmaretz.—Ma détention ne dure qu'une demi-heure.—Le général Lahorie dans mon cabinet.—Il est arrêté.—Paris ne voit que le côté ridicule.—Considérations.
J'avais chez moi un poste de la garde soldée de la ville de Paris, qui ne demanda même pas ce que signifiait le désordre, et cependant il n'était placé dans mon hôtel par l'état-major de la place que comme garde de sûreté.
J'avais également un gendarme d'ordonnance qui se trouvait sorti pour aller porter mes dépêches à la poste au moment du départ de l'estafette. Il ne me fut donc ni nuisible ni utile, cependant le ministre de la guerre lui fit donner la croix de la Légion-d'Honneur pour les services qu'il rendit dans cette journée; à coup, sûr cela ne pouvait pas être à moi. Tout ce que je viens de raconter se passa en moins d'une heure, pendant laquelle je fus constamment saisi par les deux bras, et hors de la possibilité de m'emparer d'une arme, quand bien même il y en aurait eu là à ma disposition.
Lahorie et Guidal envoyèrent chercher un cabriolet; je me plaçai dedans le premier et fis mettre Guidal, qui me conduisait, à ma gauche. Il fit marcher un détachement en avant et prit le chemin de la Force. Il passa le long du quai des Lunettes, cela me donna l'idée de m'échapper; je décrochai doucement la portière du cabriolet, et en arrivant près de la tour de l'horloge, je sautai en bas et pris la course vers le palais de justice, où il y a toujours du monde de grand matin; mais je n'avais pas vu une troupe de soldats qui suivaient le cabriolet: ils se mirent à courir après moi en criant: Arrête! arrête! A Paris, il n'en faut pas d'avantage pour que chacun arrête; aussi m'arrêta-t-on. Les soldats et Guidal, m'ayant rejoint me prirent bras-dessus, bras-dessous, et me menèrent à pied à la Force.
Ce fut le concierge de cette prison qui m'apprit tout ce qui s'était passé le matin, à six heures, à la porte de la Force, où Lahorie et Guidal étaient renfermés.
Il se conduisit en brave homme, me demanda mes ordres, et m'assura que, quoi qu'il pût arriver, il me sauverait; il se hâta de faire sortir de sa maison Guidal, ainsi que le demi-bataillon qui l'avait suivi en m'amenant. Pendant la demi-heure que je passai ainsi entre les mains de cette troupe, d'autres détachements du même corps amenèrent successivement à la Force M. Pasquier, préfet de police, et M. Desmarets, chef de la première division de mon ministère; mais ils n'entrèrent qu'au greffe, parce qu'aussitôt que les troupes, qui obstruaient la petite rue qui mène à la Force, furent retirées, mon secrétaire, ainsi que le secrétaire-général du ministère survinrent: ils avaient donné l'alerte partout, et avaient amené une voiture, dans laquelle je montai avec le préfet de police, et pris le chemin de mon hôtel. Je rencontrai sous l'arcade de l'hôtel-de-ville le bataillon qui m'avait arrêté.
Il s'y rendait d'après les ordres qu'il avait reçus, et quoique je m'enfonçasse dans la voiture, autant que je pouvais, plusieurs soldats me reconnurent, et néanmoins ils ne dirent rien; j'arrivai chez moi en même temps que les troupes de la garde impériale, qui s'y rendaient pour apprendre où l'on m'avait transporté.
Je trouvai tous les employés de mon administration à leurs postes, et je pouvais agir; j'étais revenu très vite, en sorte que je pus faire joindre, sur la place de Grève ce bataillon de la dixième cohorte, par un détachement de la gendarmerie d'élite, qui était arrivée chez moi la première, parce qu'étant casernée à l'Arsenal, elle avait appris presqu'aussitôt ce qui s'était passé à la Force, qui en est très près. Son attachement pour moi, aussi bien que son devoir, l'avait fait monter à cheval sans attendre d'ordre.
Ce détachement m'amena tous les officiers du bataillon, ainsi que les sous-officiers. Ils étaient dans une consternation facile à comprendre.
À peine avais-je été emmené de chez moi, que ma maison s'était remplie de tous les employés de mon administration qui y arrivaient: c'était à peu près l'heure de leur travail. Ils trouvèrent le général Lahorie maître de mon cabinet, la garde qui était à la porte de mon hôtel, n'ayant rien dit au moment de la violence qui avait été exercée contre moi; ils ne savaient que penser de tout cela.
Lahorie, qui avait fait mettre mes chevaux à une de mes voitures, pour me faire conduire, avant d'avoir pris le parti de me faire emmener en cabriolet, s'était ensuite servi lui-même de ma voiture, pour aller à l'hôtel-de-ville, où son instruction lui apprenait qu'il devait se rendre après m'avoir enlevé ou tué.
Il venait de rentrer lorsque les employés arrivèrent, et en même temps qu'eux, M. Laborde, adjudant de place de la garnison, qui venait de chez le général Hullin; il était déjà au courant de ce qui se passait, comme on va le voir. Il fit arrêter le général Lahorie par mes domestiques, qui le lièrent sur un des fauteuils du salon même, dans lequel s'était passée toute la scène du matin, et c'est dans cette situation que je le trouvai en arrivant chez moi.
Laborde était venu de mon hôtel à la Force avec mon secrétaire-général, qui s'était fait suivre afin de pouvoir répondre aux troupes, si elles avaient voulu s'opposer à mon retour; je l'envoyai à la préfecture de police pour la faire évacuer par les troupes qui s'y tenaient encore, et qui non seulement ne voulurent point y laisser rentrer M. Pasquier, mais qui plus est, arrêtèrent M. Laborde lorsqu'il se présenta; à la vérité, cela ne dura qu'un moment. Paris eut à peine le temps d'être informé de tout cela, que déjà les choses étaient remises à leur place, et le mal se borna au ridicule qui fut jeté sur l'administration de la police, aux dépens de laquelle le public est toujours bien aise de s'amuser. Cette fois il avait beau jeu de se venger de toutes les petites tracasseries dont il croyait avoir à se plaindre, et l'administration militaire, de son côté, ne négligea rien pour rejeter le reproche loin d'elle.
Je voyais tout si tranquille, que je ne pouvais douter que je ne m'étais point abusé en me persuadant que ce qui venait de se passer n'avait aucun antécédent qui m'eût échappé. Je voyais tout de monde se creuser la tête pour trouver les traces d'une conspiration; je laissai faire, mais ne voulant rien céder à qui que ce fût des attributions de mon emploi, je fis malgré tout ce qui s'y opposa, amener chez moi les individus militaires et civils qui avaient été arrêtés tant par mes ordres que par ceux de l'état-major de la place; je voulus faire faire sous mes yeux l'information de cette singulière affaire.
Je vais en donner le détail exact et vrai; ceux qui le liront verront à quel point un État peut être troublé, en quelques heures, par un conspirateur audacieux qui marche droit à son but, et, combien un gouvernement est à plaindre lorsque des rivalités de pouvoirs divisent les autorités auxquelles il a confié le soin de l'administration publique.
Cette question était entre le ministre de la guerre (M. de Feltre) et moi.
On jugera lequel de nous deux a dit le plus courageusement la vérité, ou n'a cherché qu'à détourner sur son camarade une réprimande qu'il redoutait pour lui-même, et qui n'était cependant méritée ni par l'un ni par l'autre, parce qu'il n'y a personne qui soit hors de la merci d'une troupe qui se portera inopinément à son domicile; le souverain lui-même est à la disposition du simple officier qui commande le piquet de gardes à la porte de son palais. S'il y avait eu des antécédents à cette entreprise, et que les informations subséquentes les eussent fait apercevoir, j'aurais pu être blâmé de ne les avoir pas saisis, et on l'aurait probablement fait sans ménagement.
Mais le plus habile homme du monde ne peut pas entrer dans une tête, il peut tout au plus se mettre entre deux têtes, quoique l'espace soit étroit.
De même le ministre de la guerre n'était pas responsable de la conduite d'un régiment qui partait en ordre de sa caserne avec son colonel à sa tête; il n'y avait donc pour lui aucune raison de redouter le blâme, ni d'employer le mensonge et l'adulation pour égarer le jugement de l'empereur, qui se trouvait au fond de la Russie lorsque cet événement arriva.
S'il le lui avait rapporté tel qu'il était, l'empereur eût peut-être pensé plus tôt au danger d'avoir une armée composée comme l'était la sienne, et surtout à celui d'aller aussi loin de la capitale.
Le général Mallet.—Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.—Pourquoi ces deux généraux étaient à la Force.—Plans de Mallet.—Il fait des décrets et des nominations.—Le colonel Soulier.—L'abbé Lafond.—Le général Mallet s'échappe de la maison de santé.
Le général Mallet était un ancien gentilhomme de la Franche-Comté. Avant la révolution, il avait servi dans les mousquetaires de la maison du roi. Il entra de bonne foi dans la révolution, et en professa les principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience, et avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont l'antiquité grecque et romaine nous a transmis les portraits.
Il était devenu officier-général à la guerre, et longtemps avant l'avènement de l'empereur au trône, il avait obtenu un commandement dans l'intérieur. Il s'occupait continuellement d'idées de gouvernement, et toujours il était fidèle à ses principes politiques. Il serait trop long de rapporter ici les détails d'un projet à peu près semblable à celui dont il s'agit qu'il avait cherché à exécuter pendant que l'empereur était en Prusse en 1807. Cela fut taxé de folie, et néanmoins le ministre de la police crut devoir le faire arrêter; après l'avoir tenu en prison fort longtemps, il l'avait mis dans ce que l'on appelle à Paris une maison de santé, où il était encore à mon entrée au ministère, et dans laquelle je l'avais laissé. Cette maison était la dernière à gauche du faubourg Saint-Antoine, près de la barrière du Trône.
Mallet avait été longtemps le camarade de Lahorie à l'armée du Rhin; il avait su qu'il était à la Force par d'autres prisonniers de cette maison qui avaient obtenu d'être placés dans la maison de santé où il était lui-même. Il avait su également que Guidal y était; il avait connu ce général dans le temps du directoire, chez le directeur Barras qui l'employait particulièrement. Avant de parler de Mallet, je dois dire par quelle fatalité ces deux hommes se trouvaient encore à la Force, d'où ils auraient dû être partis depuis quinze jours, d'après les ordres que j'avais donnés.
Guidal avait été arrêté dans les environs de Marseille pour une affaire de jacobinisme, et il avait été amené à Paris, parce que l'on en espérait quelques renseignements d'après ce qu'avait mandé l'administration locale du département du Var, dont la tranquillité avait paru menacée, au point que le préfet de ce département avait eu besoin de recourir à l'emploi de moyens extraordinaires. Pendant que Guidal était à Paris, on éventa à Marseille une affaire semblable qui mena à la découverte d'un ancien espionnage exercé à la côte de Provence par des Français, au bénéfice de l'amiral anglais qui croisait devant Toulon. Guidal fut accusé d'avoir été lui-même à la flotte anglaise, et d'y avoir envoyé son fils. Cet espionnage durait depuis nombre d'années, sans qu'on s'en fût douté. Par suite des dépositions des personnes qui avaient été arrêtées on redemanda Guidal à Marseille, pour le juger, et il y avait plus de quinze jours que j'avais envoyé à la gendarmerie tout ce dont elle avait besoin pour le reconduire à cette destination; elle différa à exécuter l'ordre que j'avais donné, et Guidal se trouvait encore dans la prison de la Force le 23 octobre.
Il en était de même de Lahorie. Depuis le procès du général Moreau, il était caché en France. L'empereur avait souvent réitéré l'ordre de le faire partir; M. Fouché l'avait laissé à Paris. Lahorie était Breton, et il avait facilement trouvé les protecteurs dont il avait besoin. L'empereur m'ordonna de le faire partir pour l'Amérique, et de l'arrêter d'abord; ce qui fut fait. J'avais également mis de la diligence à préparer son départ sur un vaisseau qui devait mettre à la voile de Nantes pour les États-Unis.
J'avais, depuis plus de quinze jours, signé tous les ordres nécessaires pour le faire conduire dans cette ville, et il se trouvait comme Guidal à la Force par suite de la même négligence.
Mallet, toujours occupé de son projet de changer le gouvernement, crut ne pouvoir saisir une meilleure circonstance que celle où le grand éloignement des armées et de l'empereur lui aplanissait les difficultés d'une entreprise aussi hardie, et dont le succès reposait sur une supposition qu'on n'aurait pu éclaircir assez tôt pour détruire la crédulité dont il avait besoin pour réussir.
Après avoir beaucoup pensé aux divers moyens d'exécuter son projet, il s'arrêta à celui-ci. Il supposa l'empereur mort le 8 octobre sous les murs de Moscou, il ne pouvait pas prendre un autre jour sans se trouver contredit par l'estafette, qui pouvait arriver, comme cela avait lieu chaque jour. L'empereur mort, il concluait que le sénat devait être investi du suprême pouvoir; ce fut donc l'organe du sénat qu'il choisit pour parler à la nation et à l'armée. Il fit aux soldats une proclamation dans laquelle il déplorait la mort de l'empereur; après avoir annoncé l'abolition du régime impérial, et le retour du gouvernement populaire, il fit connaître la nouvelle organisation de ce gouvernement, en désigna les branches et en nomma les directeurs. Toutes les pièces étaient revêtues des signatures de plusieurs sénateurs dont il avait retenu les noms, mais avec lesquels il n'avait eu aucun rapport depuis un bon nombre d'années.—C'était lui-même qui avait signé le nom de tous ces sénateurs, il fit un décret au nom de ces mêmes sénateurs par lequel lui, Mallet, était nommé gouverneur de Paris, et commandant des troupes dans la première division militaire.
Cela posé, il fit aussi des décrets semblables pour promouvoir à des grades plus élevés tous ceux qu'il comptait employer à l'exécution de son projet.
C'était le général Hullin qui alors était commandant de Paris; l'adjudant commandant Doucet était son chef d'état-major. Il nommait celui-ci général de brigade, lui conservait sa place, et joignait à l'instruction qu'il lui donnait un bon de cent mille francs à vue sur le trésor public.
Il y avait derrière la maison de santé où était Mallet une caserne dans laquelle était établie la 10e cohorte de garde nationale et un dépôt du 32e régiment de ligne.
Cette 10e cohorte était commandée par le colonel Soulier, un des braves et anciens officiers de l'armée d'Italie, mais en revanche aussi borné qu'il était brave. Il était venu depuis très peu de jours d'Espagne pour prendre le commandement de cette 10e cohorte.
Mallet était marié, et sa femme demeurait fort loin de lui à Paris; elle allait le voir fréquemment, et ne s'apercevait pas qu'il roulait quelque projet dans son esprit.
Il y avait peu de temps qu'un prêtre espagnol qui était détenu dans la même maison que Mallet, avait été mis en liberté et s'était retiré dans un appartement qu'il avait loué à la Place Royale. Mallet était dans sa maison de santé avec un certain abbé Lafond, qui avait été arrêté depuis longtemps pour des affaires de religion. Comme il était toute la journée avec cet abbé, il avait été obligé de lui confier ce qu'il allait entreprendre. L'abbé Lafond attira à lui, sans leur faire aucune confidence, deux jeunes gens de sa connaissance qui étaient à Paris; l'un était un jeune caporal de la garde de Paris, qui était de son pays, et le second était un jeune Vendéen qui étudiait le droit à Paris. Ce dernier, étant d'un caractère jésuitique, fut goûté par Mallet, qui, la veille du jour où il devait exécuter son projet, dit à ce jeune homme d'aller au Palais-Royal acheter une écharpe aux trois couleurs; il lui donna en même temps une lettre pour sa femme, à laquelle il mandait de mettre ses uniformes et ses armes dans sa malle, ainsi que ceux d'aide-de-camp qu'il avait chez lui (probablement à dessein) et de remettre sa malle avec la clef au porteur.
Celui-ci, d'après les ordres de Mallet, la porta chez le prêtre espagnol qui était à la Place Royale. Le lendemain 22, Mallet invita à dîner, ainsi que l'abbé Lafond, les deux jeunes gens dont je viens de parler, et au moment de se séparer, il leur dit d'aller l'attendre chez le prêtre espagnol.
À dix heures du soir, lorsque les portes de la maison de santé étaient fermées, il saute avec l'abbé Lafond par la fenêtre de sa chambre qui était un rez-de-chaussée sur le jardin, et au bout duquel était un mur de très peu d'élévation, après quoi l'on était sur la voie publique. Il fit tout cela sans bruit, et vint à pied à la Place Royale chez le prêtre espagnol. Il y fit apporter du punch, et lorsqu'il vit les têtes des jeunes gens un peu échauffées, il leur parla de son projet, comme d'une chose déjà convenue depuis longtemps entre lui et le sénat; mais il leur dit qu'elle ne devait être exécutée qu'après la mort de l'empereur, dont il n'avait été prévenu qu'hier: il abusait ainsi les deux jeunes gens, qui le savaient bien un homme mécontent du gouvernement impérial, mais qui ne se vantait pas de ce qu'il se proposait de faire.
Mallet leur montra tous les ordres que venait de lui envoyer la commission du gouvernement établie au Luxembourg, sa nomination au gouvernement de Paris, un crédit considérable sur le trésor public, et enfin l'ordre d'installer de suite les nouvelles autorités à la place des anciennes. Toutes ces pièces étaient de sa fabrication. Sans donner à ces jeunes gens le temps de la réflexion, il ouvre sa malle, revêt son grand uniforme d'officier-général, fait prendre au jeune caporal qui était avec l'abbé Lafond l'habit d'aide-de-camp qu'il avait aussi fait venir, et donne au jeune Vendéen l'écharpe aux trois couleurs.
Le général Mallet à la caserne de Popincourt.—Il se fait passer pour le général Lamotte.—La 10e cohorte prend les armes.—Mallet délivre Lahorie et Guidal.—Le préfet de police me fait prévenir.—Dispositions que prend le général Mallet.—L'adjudant-général Doucet.—Mallet est arrêté.—Le général Hullin.
Accompagné comme je viens de le dire, seulement de trois personnes, le général Mallet sort de chez le prêtre espagnol vers une heure du matin, et se rend à la caserne de Popincourt où était la 10e cohorte. On ne laisse pas entrer la nuit dans les casernes de Paris, aussi Mallet affecta-t-il de dire qu'il n'avait affaire qu'au commandant. On le conduisit chez le malheureux Soulier, qui demeurait hors du quartier; il était malade, et ne put se lever pour recevoir Mallet.
C'est ici que fut joué le tour le plus adroit, et sur le succès duquel reposait tout celui de l'entreprise. Mallet entra chez le colonel Soulier, sans lui dire son nom; celui-ci, après s'être excusé de ne pouvoir se lever, demanda au général ce qu'il avait à lui dire.
Mallet lui dit: «Je vois bien que vous n'êtes pas informé; nous avons eu le malheur de perdre l'empereur.» À ce mot, Soulier fond en larmes; Mallet a l'air de partager sa douleur, et lui dit: «Le gouvernement vient d'être changé, et voici l'ordre que le général Mallet m'a remis pour vous, il y a un instant.»
Soulier lit: c'était un ordre du général Mallet, qui lui ordonnait de faire prendre les armes à la cohorte, de lui donner connaissance des événements nouvellement arrivés, et de suivre exactement tout ce que lui commanderait le général Lamotte, qu'il rendait porteur de sa lettre, et qui avait reçu les instructions de la commission du sénat investi du gouvernement.
Voilà donc Mallet qui joue, près du colonel Soulier, le personnage de Lamotte; Soulier salue le général Lamotte, fait venir l'adjudant de sa cohorte, lui commande de l'assembler et de venir ensuite prendre le général Lamotte, auquel il fait des excuses de ne pouvoir l'accompagner.
Lamotte (Mallet) se rend donc dans la cour de la caserne, où la troupe était assemblée, et lui fait lire aux flambeaux la nouvelle de la mort de l'empereur, la proclamation du sénat à l'armée, et lui donne connaissance des nouvelles formes du gouvernement. Il ne vint dans la tête de personne de chercher à vérifier si cela était vrai, assurément rien n'était plus clair que les termes dans lesquels Mallet s'expliquait.
Lamotte (Mallet) emmène la cohorte, forte de douze cents hommes, sans lui faire prendre les dix milles cartouches à balles, qui étaient en réserve chez le colonel, ainsi que cela était d'usage dans la garnison de Paris, et même sans faire changer les pierres à bois, que les soldats sont dans la coutume de mettre à leurs fusils pour l'exercice.
Mallet marcha à la tête de cette cohorte, dont il ne laissa qu'une seule compagnie au quartier, pour accompagner le colonel Soulier à l'hôtel-de-ville, où il lui avait ordonné d'aller l'attendre, et faire disposer le bureau nécessaire pour la commission de gouvernement. Il avait eu soin de donner à ce colonel sa nomination au grade de général de brigade, et un bon de cent mille francs sur le trésor public.
Le 23 octobre tombait un vendredi, jour de parade pour la garnison de Paris, laquelle parade, depuis l'absence de l'empereur, avait lieu tous les vendredis sur la place Vendôme.
Les troupes du faubourg Saint-Antoine étaient obligées de partir de bonne heure pour s'y rendre c'est ce qui fit que le spectacle de la 10e cohorte avec armes et bagages ne parut pas étonnant.
Lamotte amène sa cohorte par la grande rue Saint-Antoine, jusqu'à la porte de la prison de la Force; il se la fait ouvrir, et, sans y entrer lui-même, il se fait amener les généraux Guidal et Lahorie, qui y étaient détenus; il ferme ensuite la porte de la prison d'où il défend de laisser sortir qui que ce soit; il embrasse Lahorie et Guidal, leur fait part de la mort de l'empereur et de tout ce qui en était la suite, et leur dit: «Il n'y a pas de temps à perdre; voilà vos instructions, prenez cette troupe pour les exécuter: je n'ai besoin que d'une demi-compagnie pour aller m'emparer du gouvernement, où j'attendrai de vos nouvelles. Ensuite nous nous réunirons à l'hôtel-de-ville.»
Lahorie crut de bonne foi à la mort de l'empereur, et comme il avait été dans la confiance du général Moreau, il savait ce qu'il avait eu le projet de faire; il avait mémoire du 18 brumaire, auquel il avait assisté; ces idées-là revinrent à son esprit, surtout en voyant Mallet en habit brodé et suivi d'une troupe régulière. Il lut l'instruction que lui donnait Mallet, prit la cohorte dont celui-ci n'avait gardé que cinquante hommes, et courut s'emparer de la préfecture de police. Il trouva M. Pasquier, qui avait coutume de se lever de bonne heure, déjà à son cabinet; il l'arrêta et lui substitua le jeune Vendéen, ainsi que l'abbé Lafond. Le préfet de police, quoique dans cette situation, trouva le moyen de m'envoyer bien vite un de ses employés, pour me prévenir de ce qui se passait; cet employé, en arrivant chez moi, n'insistait que pour me voir et me parler au plus vite, sans rien dire de plus. Comme il était connu du portier de l'hôtel, il aurait pu commencer par faire fermer la porte; il ne le fit pas, et trouva la consigne que j'avais donnée à cinq heures du matin (en me couchant), pour qu'on me laissât en repos à moins de force majeure. Comme il était venu à pied, il ne devançait que de très peu la colonne du général Lahorie, qui était sur ses pas, et qui entra comme un trait, ainsi que je l'ai dit.
Lahorie avait envoyé le général Guidal, qui était venu avec lui arrêter le ministre de la guerre; mais le sergent par lequel il voulait me faire assassiner lui ayant manqué de parole, il courut lui-même après ce général, qu'il atteignit dans la rue des Saints-Pères, et ramena chez moi avec son détachement. C'est à ce seul incident, que le ministre de la guerre doit de n'avoir pas eu la même aventure que moi.
Mallet, en quittant Lahorie, à la porte de la Force, avait envoyé par des soldats de la 10e cohorte, aux deux commandants des régiments de la garde soldée de Paris, des paquets renfermant des pièces semblables à celles qu'il avait lues à sa troupe avant de l'emmener, et de plus une instruction que ces deux régiments devaient suivre de point en point.
Il employa l'un à fermer toutes les barrières de Paris, avec défense d'en laisser sortir qui que ce fût; ce qui fut fait, en sorte que dans les villes du voisinage, d'où on aurait pu avoir des secours, si l'on en avait eu besoin, on n'aurait rien su de ce qui se passait à Paris. Il employa l'autre à occuper la banque, la trésorerie et autres points de l'administration publique. À la trésorerie, il éprouva de la résistance; le ministre s'y était rendu et sut se servir de la garde de sa maison, pour ne pas laisser méconnaître son autorité. Mais dans les deux régiments entiers de la garde soldée de Paris qui faisaient le service de la place, il n'y eut pas une objection opposée à l'exécution des ordres de Mallet.
En même temps que Mallet faisait ainsi agir sur plusieurs points à la fois, il descendait la rue Saint-Honoré avec sa petite troupe. Il tourna le coin de la rue qui mène à la place Vendôme, et de là, il expédia un officier avec vingt-cinq soldats de sa troupe, auxquels il ordonna d'aller se mettre en bataille devant la porte du bureau de l'état-major, qui était dans la maison placée dans l'angle de la place Vendôme, à gauche, et de n'en laisser sortir personne.
En même temps, il donna à l'officier un paquet pour l'adjudant-général Doucet; le paquet contenait les mêmes pièces que les autres, la mort de l'empereur, l'acte du sénat, les proclamations, la nomination de Mallet au gouvernement de Paris, une nomination de général de brigade, et un bon de 100,000 francs pour lui Doucet. À ce paquet il avait joint une instruction en forme de lettre confidentielle, dans laquelle il témoignait à Doucet le plaisir qu'il éprouvait à entrer en relation de service avec lui, et le priait d'envoyer tels et tels ordres aux troupes qui étaient à Saint-Denis, Saint-Germain et Versailles, et à celles qui étaient à Paris, il n'exceptait que la garde soldée, qu'il avait employée, et la 10e cohorte, qu'il avait chargée de l'arrestation du préfet et du ministre de la police, ainsi que de celle du général Hullin; il ajouta que, connaissant les relations d'amitié qui existaient entre lui et le général, il avait voulu lui éviter ce que cette commission aurait eu de pénible pour lui, et qu'il s'en était chargé; seulement il lui recommandait de ne pas s'y opposer, et de garder à sa porte, jusqu'à nouvel ordre, le piquet que commandait l'officier qui lui remettrait le paquet.
L'adjudant-général Doucet était couché quand l'officier arriva chez lui. N'ayant pas voulu parler à d'autres, on le fit entrer chez l'adjudant-général, qui ne comprenait rien à tout ce que cette dépêche contenait. Il relut plusieurs fois toutes ces pièces, et demanda à l'officier de la 10e cohorte qui les lui avait apportées, et qui avait son détachement de garde à la porte, ce qui s'était passé à leur caserne. Ce jeune homme le lui raconta; il avait vu prendre les armes à son corps, avait suivi Mallet à la Force, en avait vu extraire Lahorie et Guidal, et avait suivi Mallet jusque sur la place Vendôme, d'où il avait continué son chemin pour aller chez le général Hullin, où il était encore. «Je vois d'ici, ajouta-t-il, notre détachement qui est devant la porte du général Hullin.» Et il le voyait effectivement par la fenêtre de l'appartement de M. Doucet.
Doucet ne pouvait plus douter de l'existence d'un projet dont Mallet lui donnait les détails dans son instruction; à la vérité, cela pouvait s'appeler une folie, mais cependant cela s'exécutait. Il ne pouvait en douter, tant par ce qu'il voyait que par ce que lui disait le jeune officier de la cohorte, qui lui-même agissait. Non seulement il ne bougea point, mais perdit la tête au point d'avoir peur de sa responsabilité. Mallet lui avait ordonné de mettre M. Laborde aux arrêts, se méfiant sans doute de son activité. Doucet venait de faire appeler M. Laborde, qui demeurait dans le même hôtel; ils lisaient ensemble toutes les pièces, lorsque Mallet, de retour de chez le général Hullin, entra dans la pièce où ils se trouvaient; il demanda à l'adjudant-général Doucet, pourquoi M. Laborde n'était pas aux arrêts, ainsi qu'il l'avait ordonné, et lui dit de s'y rendre. Laborde résista, et il s'était engagé une petite discussion à la suite de laquelle Laborde sortit en disant: «Pour me rendre aux arrêts, il faut que je sorte; ce n'est point ici ma chambre.» Ce qu'il fit, et c'est en descendant l'escalier de l'adjudant-général Doucet, qu'il aperçut l'inspecteur-général du ministère de la police, qui se rendait au bureau de l'état-major de la place, pour prendre des renseignements dont il avait besoin. Ce piquet de la 10e cohorte lui en refusait l'entrée, d'après son instruction, et ce fut Laborde qui, du haut de l'escalier, cria aux soldats de le laisser monter, ce qu'ils firent, parce que tous étaient depuis longtemps dans l'habitude d'obéir à Laborde. Ce dernier lui apprend de quoi il est question, et le conduit dans la chambre de Doucet, qui causait avec Mallet.
Dans le moment la scène changea. La présence de l'inspecteur fit perdre le sang-froid à Mallet. L'inspecteur dit tout haut: «Monsieur Mallet, vous n'avez pas la permission de sortir de votre maison sans que j'aille vous chercher;» et, s'adressant à l'adjudant-général Doucet, il lui dit: «Il y a là-dessous quelque chose; arrêtez-le d'abord, je vais aller au ministère pour savoir ce que cela signifie.» Mallet était adossé contre la cheminée de l'entresol dans lequel cela se passait. Se voyant perdu, il met la main à un pistolet qu'il avait dans la poche de son habit; ceux qui étaient en face de lui virent ce mouvement dans la glace, et tous les trois ensemble ils le saisirent et le désarmèrent.
Pendant qu'il était arrêté, on apprit ce qui s'était passé chez le général Hullin, où Mallet avait été avant de venir chez Doucet.
Il avait demandé à lui parler en particulier; il s'était fait accompagner par un capitaine de la compagnie qui le suivait.
Le général Hullin vint le recevoir. Mallet lui dit qu'il est chargé d'une commission bien pénible à remplir, puisqu'il est chargé par le ministre de la police de l'arrêter, et de mettre les scellés sur ses papiers. Le général Hullin lui dit: Voyons votre ordre. Mallet lui répond: Entrons dans votre cabinet, je vous le montrerai. Hullin passe le premier; Mallet le suit, la main à un pistolet, qu'il tenait dans sa poche, et, accompagné du capitaine de la cohorte, au moment où Hullin se retourne pour voir ce que Mallet allait lui présenter, celui-ci lui tira son coup de pistolet dans la figure à bout portant, et l'étendit sur le carreau. Il ne le tua pas: la balle entra au milieu de la joue, et resta dans la tête du général Hullin, sans que l'on pût la faire sortir. Ensuite il sortit pour venir chez l'adjudant-général Doucet, sans que le capitaine trouvât rien d'extraordinaire à ce dont il était le témoin et devenait le complice.
Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.—Je prends la défense du général Lamotte.—Confrontations.—Ce qui eût pu arriver.—M. Frochot.—Conduite du ministre de la guerre.—Il envoie un exprès à l'empereur.—Je n'envoie personne.—On me croit perdu.—Belle occasion de connaître mes amis.
Le général Mallet arrêté, tout était fini. On put commencer les confrontations qui devenaient nécessaires à la suite de tous ces interrogatoires pour se faire une idée juste de l'affaire: les opinions variaient de tant de manières sur le parti dont on disait que Mallet n'était que l'agent, que je mis de l'amour-propre à les éclairer, bien convaincu que l'on gagne toujours à se pénétrer de la vérité, quelque tort qu'elle puisse faire, et que rien n'est si dangereux que de se livrer à des illusions, ou de se laisser aller à la passion. C'est à cette occasion qu'il s'éleva des nuages entre le ministre de la guerre et moi. Il me supposa le projet de lui nuire, et de nuire aux militaires. Il prêta l'oreille à une foule de bavardages dont il n'aurait pas dû se laisser atteindre, et qui le firent agir vis-à-vis de moi comme il me croyait capable de faire vis-à-vis de lui. Comme je ne le fis pas, il resta le maître du terrain. Il rechercha de l'importance pour lui dans cette affaire, et en la rattachant à plusieurs invraisemblances, il fit arrêter à tort et à travers les uns et les autres, en cherchant à les inculper dans cette conjuration de Mallet. Moi, au contraire, j'en détachai tout ce qui pouvait n'y pas être compris.
Le ministre de la guerre me faisait un grand grief de défendre l'innocence du général Lamotte, qu'il avait fait arrêter, parce qu'il soutenait qu'il était le complice de Mallet, et que c'était lui qui avait été prendre la 10e cohorte dans son quartier.
Il ne voulait pas croire que Mallet avait pris le nom et joué le rôle de Lamotte. Je fus obligé, après la déclaration du colonel Soulier, de faire entrer dans mon cabinet le véritable général Lamotte, qu'il ne reconnut point: Peu après, sans lui rien dire, je fis entrer le général Mallet, qu'il reconnut pour être celui qui était venu le prendre le matin à son quartier, où il s'était présenté sous le nom du général Lamotte.
Après cette confrontation relative au général Mallet et au général Lamotte, le ministre de la guerre prétendit qu'il y avait eu connivence entre le général Mallet et le colonel Soulier, commandant de la 10e cohorte; sans quoi il n'aurait pas choisi cette cohorte préférablement à une autre troupe.
C'était également deux opinions mal établies. La preuve qu'il n'y avait point de connivence entre Mallet et Soulier, c'est qu'il prit le nom de Lamotte pour entrer chez lui: à quoi cela lui aurait-il servi, s'ils avaient été d'accord auparavant?
Quant au choix que Mallet avait fait de la 10e cohorte, c'est parce qu'elle se trouvait la mieux placée pour être employée loin des regards des autorités que l'on pouvait redouter; il y avait loin du faubourg Saint-Antoine à la place Vendôme et au ministère de la guerre.
Mais s'il n'avait pas pris cette cohorte, il n'aurait pu en trouver une autre qu'à la rue Verte ou au faubourg Saint-Honoré, c'est-à-dire, sous les yeux de l'état-major de la place, qui aurait été averti avant qu'il eût été à la Force, à la préfecture de police et au ministère.
Toutes ces observations avaient beau être raisonnables, on ne les écoutait pas, et la passion prenait le dessus.
Cette folie de Mallet conduisit devant un conseil extraordinaire de guerre quatorze malheureux qui furent condamnés à la peine de mort. Ils étaient bien coupables assurément; mais au moins faut-il accorder à ces officiers la justice de convenir que ce qui les rendait inconsolables, c'était la pensée qu'on les crût capables d'avoir coopéré sciemment à ce que Mallet leur faisait faire. Ils disaient tous que, si l'empereur avait été là, ils n'auraient pas tous péri. Ils avaient bien raison, car je crois que si l'empereur avait été à Paris, hors Mallet, Lahorie et Guidal, il eût fait grâce à tout le reste; jamais il n'aurait permis une exécution comme celle qui a eu lieu.
Je m'interposai tant que je pus pour repousser l'idée que le sénat avait la moindre part à tout ce dont Mallet se disait être muni de sa part.
Sans le contre-temps qui lui fit manquer l'arrestation du ministre de la guerre, et qui me rendit aussitôt à mes fonctions, le général Mallet aurait été maître de beaucoup de choses en peu de moments, et dans un pays si susceptible de la contagion de l'exemple. Il aurait eu le trésor, qui était riche, dans ce temps-là, la poste et le télégraphe, et il y avait cent cohortes de gardes nationaux en France. Il aurait su par l'arrivée des estafettes de l'armée la triste situation où étaient alors les affaires, et rien ne l'aurait empêché de saisir l'empereur lui-même, s'il était arrivé seul, ou de marcher à sa rencontre, s'il était venu accompagné.
Malgré cela, Mallet n'aurait pas joué longtemps le rôle d'un nouveau Cromwel, parce que la fourberie aurait été reconnue, et que tout le monde en France était las de mouvements; vraisemblablement, il aurait bientôt été seul pour consolider l'exécution de son projet.
Mais le danger dont la tranquillité publique fut menacée était grand, et l'on reconnut, malgré soi, un côté faible dans notre position, que chacun croyait mieux affermie.
On fut surtout frappé de la facilité avec laquelle on persuada les troupes de la mort de l'empereur, sans qu'il vint à la pensée d'un seul de leurs officiers de chercher à s'en assurer, et surtout sans penser à son fils. Ces mêmes soldats se portèrent sur les individus investis du pouvoir, trouvèrent cela naturel, et enfin virent tuer le commandant de Paris, leur général, sans faire un seul geste pour le défendre. Cette réflexion était affligeante, et à moins d'aimer les illusions, on était forcé de songer à tout ce que cela préparait de malheurs.
Le préfet du département de Paris était à la campagne, lorsque le colonel de la 10e cohorte, Soulier, arriva à l'hôtel-de-ville; il y fit connaître la mort de l'empereur, et annonça qu'il venait prendre possession de l'appartement destiné à la commission du gouvernement, qui allait arriver à l'hôtel-de-ville.
Un employé de la préfecture envoya bien vite chercher le préfet. L'exprès qu'on lui avait expédié le rencontra dans la rue du faubourg Saint-Antoine par laquelle il revenait lui-même à Paris, ignorant ce qui s'y passait. Le messager lui remit le billet dont l'employé de la préfecture l'avait rendu porteur, et dans lequel il marquait au préfet d'arriver au plus vite; il finissait par ces mots latins: fuit imperator. Le préfet accourt, il trouve l'hôtel-de-ville occupé par Soulier, qui lui montre tous les actes en vertu desquels il agissait, et qui lui apprend que le ministre de la police venait de sortir et avait recommandé que l'on hâtât les dispositions pour recevoir la commission du gouvernement.
Le préfet croit d'abord que c'est moi, et ne peut rien comprendre à ce qu'il voit; il demande ses chevaux pour aller chez l'archi-chancelier, et dit à ses gens; «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» mais avant que sa voiture fût avancée, la comédie avait cessé. On vint arrêter le colonel Soulier pendant qu'il exécutait les ordres de Mallet, ainsi que tout ce qui l'accompagnait. On fit un grand crime au préfet de la Seine d'avoir dit à ses gens: «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» et on persuada à l'empereur de le déplacer. L'autorité militaire l'attaqua vivement, et il fut disgracié; cependant que pouvait faire le préfet contre un colonel et sa troupe, supposant même qu'il eût ordonné à ses domestiques le contraire de ce qu'il leur dit?
Assurément le préfet de la Seine était un homme incapable d'une lâche trahison, et s'il avait été chez lui au moment où cette troupe s'y présenta, il ne l'eût reçue qu'après de bonnes informations; mais qui aurait pu croire que des troupes entières seraient sorties de leurs quartiers, leurs officiers en tête, sans l'ordre de leurs généraux, et surtout pour un objet comme celui-là?
Le préfet de la Seine fut généralement plaint; il lui resta des amis, et l'empereur témoigna des regrets que cela lui fût arrivé. Il l'estimait particulièrement, et je suis sûr que, sans l'opiniâtreté du duc de Feltre, le préfet de la Seine n'eût pas succombé. S'il lit ces Mémoires, je suis bien aise de lui apprendre qu'à bord du Bellérophon, m'entretenant de cette affaire, l'empereur parlait de lui avec intérêt et presque avec amitié.
C'est ainsi que finit cette singulière entreprise de Mallet. Rien n'égale la ruse et l'audace avec laquelle elle fut conduite; elle surprit la réflexion de tout le monde, comme aussi ce même monde reconnut sa faiblesse; on en fut honteux, mais on n'en devint pas plus sage. À Paris, on en fut effrayé, parce que l'on se voyait encore sur un volcan, lorsque, depuis longtemps, on se croyait sur un rocher.
Le ministre de la guerre entreprit de justifier les troupes; pour le faire, il accusa la surveillance de la police; mais en supposant même que celle-ci eût eu un moyen de suivre un fil de cette conjuration, qui n'était que dans la tête d'un homme, rien ne pouvait excuser les troupes qui avaient marché contre l'autorité, quelle que soit la manière dont on s'y soit pris pour les y déterminer; l'intelligence la plus commune a toujours été obligée de reconnaître cette partie de ses devoirs.
Le ministre de la guerre fit grand bruit, envoya la garde à cheval à Saint-Cloud, sous prétexte que le parti de Mallet voulait enlever le fils de l'empereur, tandis que Mallet et ses complices étaient déjà arrêtés: tout ce que faisait le ministre de la guerre était inutile, il le savait bien; mais il ne voulait que montrer du zèle, pour prendre place dans l'opinion et conjurer l'orage qu'il voyait arriver; Il fit le cheval de parade, lorsque le danger était passé, et cela lui réussit.
Les détails du procès ne ramenèrent point la tranquillité dans son esprit, et il ne fut en repos qu'après qu'il eut envoyé un officier de son état-major à l'empereur pour surprendre son opinion sur cette affaire, et il l'égara complètement. L'empereur le reconnut après; mais il avait déjà prononcé, et il ne voulut point avoir l'air d'être trompé: néanmoins le ministre de la guerre n'y gagna rien.
Moi, je n'envoyai personne à l'empereur, je ne voulais ni surprendre son jugement ni accuser qui que ce fût, je me mis même au-dessus de tout ce que je prévoyais qu'il allait m'en écrire. J'ai été bien souvent grondé par lui, mais je n'ai jamais pu m'accoutumer à une lettre dure: aussi calculai-je le jour où je devais recevoir de l'empereur une réponse au rapport de cet événement. Ce jour-là, je fis ouvrir par mon secrétaire les lettres que je reçus de lui (l'empereur), et lui donnai l'ordre de me remettre ce qui ne respirerait pas l'humeur, et de jeter la réprimande au feu, s'il en venait une, qui effectivement arriva comme je l'avais prévu, et il n'y manquait rien que de l'avoir méritée. Je ne m'en tourmentai point, parce que je prévoyais ce qui avait été pratiqué pour s'emparer de l'opinion de l'empereur. J'ai toujours eu confiance dans son jugement et cru à sa bonté, et je ne me serais pas mis dans le cas de la perdre, pour avoir manqué dans une circonstance semblable.
Je souffris des suites de cette affaire. Bon nombre de personnes se détachèrent de moi, persuadées que je ne pouvais plus rester en place. On me chercha un successeur, tant cela paraissait probable. Les dames disaient: «Ah! on ferait bien mieux de s'occuper de ce qui se passe dans les casernes que dans nos boudoirs.»
Dans tous les temps du monde, les battus ont toujours payé l'amende, il ne me fallait qu'un peu moins d'honneur pour en faire supporter les frais à un autre.
Mais l'occasion était trop belle pour se venger de la découverte faite dans les bureaux de la guerre, de l'espionnage de la légation russe, et on la saisit. J'aurais pu, quelques mois après, en tirer une satisfaction éclatante, comme on le verra par la suite de ces Mémoires, et ne le fis pas. Je fus plaint, parce que l'opinion m'était redevenue favorable, et que je n'avais fait de mal à personne, mais qu'au contraire j'avais obligé beaucoup de monde. On fut fâché de ce qui m'était arrivé, mais on n'en crut pas moins que le premier courrier de l'empereur allait annoncer la nomination de mon successeur; on se conduisit donc en conséquence, et les intrigues s'agitèrent pour partager ma dépouille. Je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, et je profitai de cette occasion pour apprendre à reconnaître mes amis.
Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.—Anxiété de la capitale.—Retraite simultanée des armées russe et française à Mojaïsk.—Départ de l'empereur.—Considérations qui le déterminent.—Arrivée à Paris.—Audience des ministres.—Attitude des courtisans à mon égard.—L'empereur prend une idée juste de la tentative de Mallet.—Mon crédit est assuré.—Mes amis me reviennent.
Pendant cette fin d'octobre, nous étions dans la persuasion que l'empereur passerait l'hiver à Moscou; mais nous reçûmes bientôt les bulletins qui annonçaient la retraite de l'armée, et les événements qui y avaient donné lieu.
Les Russes, ayant fait le sacrifice de Moscou, n'écoutèrent aucune proposition d'armistice. Ils étaient bien placés à Kalouga. Nos communications étaient impossibles à entretenir; les troupes légères ennemies ne laissaient que des villages brûlés aux nôtres, elles enveloppaient Moscou; l'armée y aurait été enfermée et étrangère à tout ce qui aurait pu se passer derrière elle, où il y avait encore de quoi faire une puissante armée.
Les privations avaient introduit le désordre dans tous les corps auxquels on ne pouvait point faire de distributions. L'empereur, par beaucoup d'autres considérations, s'était décidé à la retraite, bien mécontent que notre cavalerie n'eût pas su garder les traces des Russes. S'il eût connu leur marche, il aurait été les éparpiller après la bataille de la Moskowa, au lieu de pousser à Moscou.
À Paris, tout le monde avait des cartes de Russie, sur lesquelles on pointait avec des épingles les lieux cités dans les bulletins; il n'y avait guère de salons, dans toutes les classes de la société, où l'on ne recherchât avec avidité des nouvelles d'une armée dans laquelle chacun avait un frère, un fils ou un ami. La distance qu'elle avait à parcourir pour retrouver des quartiers d'hiver à l'époque où l'on se trouvait, donnait de vives alarmes, qui n'étaient que trop fondées, ainsi que le désastreux vingt-neuvième bulletin ne tarda pas à l'apprendre.
L'arrivée de l'empereur à Paris acheva de ruiner l'opinion publique. Une fois que l'on eut commencé à faire des calculs noirs, l'imagination ne s'arrêta plus, et on ne voyait plus dans l'armée qu'une immense caravane de gens transis de froid et épuisés de besoin, au lieu de cette masse de bouillantes cohortes qui, depuis tant d'années, étaient l'admiration des contemporains, et fournissaient une multitude de faits d'armes glorieux à l'histoire.
L'on allait ainsi se tourmentant l'imagination, qui ne rencontrait pas de point d'arrêt, lorsque l'on apprit l'arrivée à Wilna des débris de notre armée, qui avait perdu tous ses chevaux, par conséquent toute son artillerie, et qui était revenue jusqu'à la Bérésina, successivement coupée et flanquée par les corps de l'armée russe, partie de Kalouga pour intercepter la route de Smolensk à Moscou. À la Bérésina, elle avait trouvé la rive droite de cette rivière occupée par l'armée russe qui était revenue de Moldavie après le traité de Jassy. Ce contre-temps acheva de détruire les espérances des débris de notre armée. L'empereur ne pouvait pas comprendre comment le prince Schwartzenberg et le général Reynier ne l'avaient pas garantie de la marche de cette armée russe. Il fallut bien la combattre, et il n'y avait pas beaucoup de moments accordés par la fortune pour ouvrir le passage de la Bérésina, ou pour voir arriver l'autre armée russe, qui suivait à la queue de la colonne.
En partant de Moscou, l'empereur avait prévu tout ce que l'armée aurait à souffrir en traversant un pays que les passages successifs de deux armées aussi considérables avaient déjà dévasté. C'est pourquoi, en quittant Moscou, il prit la route de Kalouga, à travers un pays neuf dans lequel l'armée eût trouvé de quoi satisfaire ses besoins.
Mais les Russes l'avaient devancé; il les attaqua, les battit, sans pouvoir les mettre en déroute. Ils se retiraient cependant sur Malojaroslavetz. Malheureusement l'empereur ne fut pas averti. Il crut ne pouvoir les débusquer qu'à l'aide de combinaisons que le temps ne lui permettait pas de faire. Il rétrograda sur Mojaïsk. Les Russes revinrent occuper les positions qu'ils avaient abandonnées; et nos malheurs commencèrent. Enfin l'armée atteignit la Bérésina. Les ponts de Borisow étaient détruits; l'ennemi nous attendait sur la rive opposée; notre perte semblait inévitable: mais l'empereur veillait sur nos débris. Wittgenstein fut enfoncé, et les lieux qui devaient être témoins de notre défaite virent fuir ceux qui devaient l'assurer. Nous franchîmes cette funeste rivière; mais le froid, les privations, la fatigue, continuaient leurs ravages. Il fallait courir au-devant des malheurs dont nous étions menacés. L'empereur les mesurait dans toute leur étendue. Il savait les sentiments que nous portait l'Allemagne, les espérances que nos revers allaient réveiller. Il résolut de les prévenir et de s'assurer du moins des moyens capables de les comprimer. Une autre considération contribua à le déterminer. Il venait d'apprendre les détails de l'affaire de Mallet, et malgré les contes divers que chacun lui adressait là-dessus, selon sa manière de voir, ses rivalités, où même son ambition [2], la vérité ne lui avait pas échappé. Il avait le tact si juste, qu'il la démêla lui-même, et jugea le danger mieux que personne, non pas par ce que Mallet avait fait, mais par ce que n'avaient pas fait ceux qu'il avait investis de sa confiance dans différentes parties de l'administration. Cette idée le frappa, et ramenait son esprit à de tristes réflexions sur ce qu'il croyait avoir déjà donné de solidité à son système. Cette considération ne contribua pas peu à lui faire hâter son retour à Paris où il supposait bien que la nouvelle du désastre de l'armée porterait la terreur.
[2: Tout ce qui briguait le ministère et la préfecture de police lui écrivait pour le porter à changer ceux qui en étaient pourvus.]
Il arriva le 19 décembre à huit heures du soir, et fit demander les ministres pour le lendemain à dix heures du matin.
J'allai voir M. de Caulincourt le soir même du 19. Il m'apprit la ruine absolue de tout ce qui avait été à Moscou, et comme il venait de passer quinze jours en tête à tête avec l'empereur, qui avait lu vingt fois tout ce qu'on lui avait mandé sur l'affaire du 23 octobre, il ne me cacha point que, quoique l'empereur mît une grande partie de cela sur le compte de l'animosité, il avait encore passablement d'indisposition contre moi. Il avait trouvé ma défense faible, il supposait qu'il y avait quelque raison pour cela. Je ne pouvais pas désirer mieux que de voir l'empereur un peu indisposé, parce que, avec des rapports clairs et naturels, on le ramenait toujours à la vérité, et alors on était près de lui dans une meilleure position qu'avant qu'on eût cherché à vous y nuire. L'empereur avait causé avec l'aide-de-camp que le duc de Feltre lui avait envoyé; et il revenait avec l'opinion du ministre de la guerre. Caulincourt m'avait servi de son mieux, et je lui en dois obligation.
Le lendemain, 20 décembre, les salons de l'empereur étaient remplis dès le matin; tous ceux qui s'y trouvaient n'y étaient pas venus aussi contents les uns que les autres.
L'empereur reçut d'abord l'archi-chancelier et ensuite les ministres, l'un après l'autre, en suivant l'ordre de leur ancienneté d'exercice, en sorte que le grand-juge et tous les autres ministres, celui du commerce excepté, passèrent avant moi.
De tous ceux qui étaient là, pas un n'eût voulu être à ma place: on avait l'air de ne pas oser me parler, pour ne pas me faire une doléance. L'empereur n'avait pas gardé chaque ministre longtemps, hormis celui de la guerre, en sorte que je ne tardai pas à être introduit. Lorsque je traversai la foule qui était à la porte du salon dans lequel était l'empereur, elle s'écarta comme pour laisser passer un convoi funèbre, qui allait prendre congé de la cour. Ce qui avait beaucoup contribué à établir cette opinion, c'était le retour à Paris du duc d'Otrante, que l'empereur avait rappelé d'Aix en Provence, où il se trouvait; tout le monde le regardait déjà comme mon successeur. Quelques amis de ma première prospérité ne m'ont rien laissé ignorer de tout ce qui s'était dit là pendant que j'étais chez l'empereur.
J'y restai deux heures moins quelques minutes, qui furent bien exactement comptées par des observateurs, qui n'étaient pas aussi bienveillants pour moi que l'archi-chancelier, qui resta dans le salon jusqu'à ma sortie.
L'empereur me demanda mille détails sur l'intérieur avant d'en venir à l'affaire de Mallet. Comme je n'avais que de bons rapports à lui faire, et que lui-même avait jugé de la vérité de ce que je lui disais par ce qu'il avait vu en venant de Mayence à Paris, il fut fort content, et particulièrement de ce que je ne lui disais de mal de personne. On n'a jamais connu en France combien on rendait l'empereur heureux en ne lui portant de plainte sur qui que ce fût. Lorsqu'il eut bien poussé à fond tout ce qu'il voulait savoir, il commença le chapitre de Mallet; il parla le premier, et d'après tout ce qu'il me disait, je jugeai par qui il avait été informé. On y avait mis de la méchanceté, car on savait toute la vérité sur des faits qu'on lui avait désignés; on n'avait cherché qu'à surprendre son opinion, et on y était parvenu.
Il me disait: «Je conçois bien que vous ayez été arrêté par cinquante hommes: il eût été à désirer pour vous que vous eussiez pu vous défendre. Au reste, je suis moi-même à la merci du chef de bataillon qui est de garde à ma porte, mais je ne comprends pas que vous n'ayez pas su que Mallet et le colonel de la cohorte se voyaient depuis longtemps, ainsi que Lahorie.»
Il était dans toutes ces idées que lui avait données la police militaire; je lui en montrai l'inexactitude en lui faisant les observations que j'ai rapportées plus haut.
Il ne voulait d'abord pas y croire, et me répétait: «Comment, avec de l'esprit, pouvez-vous me faire un conte comme celui-là?» J'insistai, et commençai à le persuader, lorsque je lui appris que le colonel de la 10e cohorte n'était que depuis peu de jours à Paris, qu'il revenait de Barcelone, où il s'était distingué, ce qui lui avait valu d'être appelé au commandement de cette cohorte, et que non seulement il n'avait pas donné de cartouches à ses soldats, mais qu'il ne leur avait pas fait mettre de pierres à feu à leurs fusils; ce qu'il n'aurait pas omis de faire, s'il avait eu part au complot. La police militaire n'avait pas mis cela dans son rapport.
L'empereur était toujours dans l'opinion que le général Lamotte avait eu part à l'entreprise de Mallet; il me désapprouvait de n'avoir pas été de l'opinion du ministre de la guerre, qui l'avait fait arrêter, et le tenait encore en prison. Je répondis à cette observation ce que j'ai dit quelques pages plus haut. L'empereur ne voulut pas admettre cette opinion sans en avoir parlé en conseil, et me dit: «Si cela est ainsi, ce sera vous qui aurez vu juste sur cette affaire.»
Le ministre de la guerre ne lui avait pas parlé de l'adjudant-général Doucet, qui avait marchandé Mallet, au lieu de courir au secours du général Hullin: au contraire il le créa général de brigade; ce qui fit dire que Doucet ne pouvait manquer de le devenir, puisque Mallet de son côté, l'avait déjà nommé.
L'empereur ne me parla jamais avec plus de bonté; il regrettait seulement que je n'eusse pu me défendre; il me disait: Cela est fâcheux; mais il n'y a pas de votre faute.
Il me demanda aussi pourquoi l'on arrivait jusqu'à moi sans trouver vingt gardes dans mes antichambres. S'il y avait eu seulement, me disait-il, un coup de fusil de lâché, toute cette troupe se serait retirée. Il avait raison; mais il fallait d'abord avoir les bras libres, «et c'est bien, lui dis-je, parce que Lahorie me connaissait d'humeur à ne pas me laisser saisir, qu'il avait pris cette précaution.
«Ensuite, lui observai-je, il y a toujours huit ou dix hommes chez moi la nuit uniquement comme guet; mais au jour, ils s'en vont; et lorsque les trois compagnies de la cohorte arrivèrent, ils venaient de sortir.»
Il ne revenait pas de ce que la garde de ma porte eût vu mettre en pièces mon cabinet, m'eût laissé enlever sans faire la moindre résistance.
Je voyais son opinion se redresser sur tout cela; il me congédia en me disant de lui envoyer le soir même M. Réal avec lequel il était bien aise de causer.
Lorsque je sortis de chez l'empereur, il fallait voir la curiosité des courtisans qui cherchaient dans mes yeux s'ils devaient m'aborder. Cependant ils auguraient bien d'une conversation qui avait été aussi longue, et c'est de ce soir-là (car il était 4 ou 5 heures du soir) que cessèrent les bruits ridicules dont j'étais le sujet depuis un mois. J'ai eu depuis plusieurs belles occasions d'en faire repentir les auteurs; je ne l'ai pas fait.
Avec la faveur reviennent les amis; je les reçus tous, et ne gardai de rancune à aucun.
L'empereur m'avait paru indisposé contre M. Pasquier, préfet de police; je le défendis courageusement, et lui fis obtenir la justice qu'il méritait: je n'eus pas grand-peine, parce que l'empereur l'estimait particulièrement.
L'empereur tint un conseil pour résoudre tout ce qui était relatif à l'affaire du général Mallet; il se fit présenter l'exposé exact de tout ce qui s'était passé, et prit la véritable opinion qu'il devait avoir de cette entreprise. Il ordonna la mise en liberté du général Lamotte, destitua cependant le préfet de la Seine, malgré tout ce que je pus dire en sa faveur; enfin il cassa la garde soldée à pied et à cheval de la ville de Paris.
Il m'ordonna dans le même conseil de lui présenter un projet d'organisation d'un corps de gendarmerie pour Paris, et de le placer entre l'autorité civile et l'autorité militaire, de manière à n'avoir rien à redouter du mauvais emploi que l'une ou l'autre de ces autorités pourrait en faire.
Le même jour, on avait reçu la nouvelle de la belle défense qu'avait faite le château de Burgos, qui avait soutenu plusieurs assauts de la part des Anglais, sans perdre un seul des ouvrages de la place. Il se trouvait dans la garnison qui le défendait un détachement de la garde soldée de Paris; le ministre de la guerre proposa à l'empereur de recréer sur ce détachement les corps que l'on licenciait à Paris; l'empereur ne le voulut pas, et me réitéra l'ordre de m'occuper sans délai du projet qu'il m'avait demandé.
Impôts.—Ressources à créer.—Nouvelle armée.—Mouvement national.—Députations des départements.—Murat retourne à Naples.—Défection de la Prusse.—Conseil privé.—Opinions qui y sont émises.—Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.—M. de Bubna.
La malheureuse campagne de Russie était le premier événement fâcheux qui arrivait à l'empereur et à la France depuis qu'il la gouvernait; on le supporta avec courage, quoiqu'en en parlant beaucoup, et l'on fit avec générosité tous les sacrifices que le besoin de réunir une armée exigeait.
C'est à cette époque qu'on commença à voir établir des impôts qui furent perçus par des moyens illégaux. C'est aussi de cette même époque que l'on vit l'application de quelques mesures qui n'étaient pas moins arbitraires; mais l'embarras de la situation du moment avait forcé à y avoir recours.
Le mal était grand, et le temps pour le réparer était court; il fallait faire vite pour arriver à temps.
Ce serait être sévère jusqu'à l'injustice, que de juger l'empereur par les deux dernières années de son gouvernement, elles ont fourni des armes à ses ennemis, mais nous ne devons pas les imiter. Ces deux dernières années ont été remplies d'événements hors de la prévoyance humaine, et l'on y employait des remèdes hors de toutes règles; on ne s'attachait qu'à ce qui pouvait être exécuté le plus rapidement. Sans les mesures arbitraires, on n'eût pas été en état de se remettre en campagne avec autant de moyens qu'on le fit au mois de mai suivant. Il n'y avait que l'empereur qui eût l'art de tirer parti des ressources qu'il possédait et de créer celles qui lui manquaient.
Tous les convois d'armes et d'équipages militaires avaient été laissés dans les canaux de la Prusse, ainsi que dans les rivières de la Pologne, où ils étaient restés arrêtés par les glaces.
L'empereur eut à recréer un matériel d'artillerie complet avec les attelages. Il eut toute la cavalerie à remonter et la moitié de son infanterie à renouveler.
Cette situation aurait fait reculer un autre courage que le sien; mais lorsqu'il eut bien lu dans ses états de situation (c'était son expression), il mit la main à l'oeuvre, et en moins de quelques semaines il eut rassemblé les matériaux d'une nouvelle armée.
L'artillerie existait dans les arsenaux; on n'eut à acheter que les chevaux et qu'à les équiper.
On en trouva une suffisante quantité ainsi que pour remonter la cavalerie. On doubla partout les ateliers de confection d'effets militaires, et cette partie alla encore bien.
On prit les cent cohortes de la garde nationale ainsi que tout ce qui se trouvait dans les dépôts des différends régiments. On joignit à cela une levée d'hommes, et on reconstruisit une armée aussi nombreuse que l'était la première, mais qui ne pouvait lui être comparée pour l'espèce des hommes, leur force et surtout leur expérience.
L'empereur avait bien soin de faire placer dans chacun de ses nouveaux bataillons des officiers et des sous-officiers anciens que l'on tirait des corps de l'armée; mais comme cette opération avait déjà été faite plusieurs fois, ces sous-officiers n'étaient plus eux-mêmes que de bons soldats, parce que la classe des hommes de choix était épuisée. La cavalerie particulièrement n'était composée que d'enfants montés sur des chevaux aussi inexpérimentés que leurs cavaliers. La marine fut d'un très grand secours dans cette occasion; en ce qu'elle donna de suite son corps d'artillerie, qui était fort nombreux et compensa bien au-delà les pertes que l'on avait faites dans cette arme; il fournit de plus une belle division de bonne infanterie. Le mouvement national fut très beau en France. Le Piémont aussi se distingua par le zèle qu'il mit à aller au-devant de tout ce qu'on pouvait lui demander.
Il y eut de tous les points de la France des députations qui vinrent présenter à l'empereur des assurances de dévouement. On semblait un peu consolé du malheur survenu, par la pensée de saisir une occasion de montrer le zèle dont on était animé. C'était à qui fournirait quelque chose. À aucune époque de la révolution on ne fit des dons patriotiques de meilleur coeur; on donna du mouvement à toutes les classes de la population, à toutes les corporations et professions, qui contribuèrent pour un nombre déterminé de chevaux et d'équipages de guerre.
Pendant que l'empereur se donnait ainsi beaucoup de peine à Paris, on lui gâtait ses affaires à l'armée.
Le roi de Naples, non seulement n'avait pu parvenir à rallier l'armée à Wilna, mais il avait évacué cette ville et ramené l'armée en troupeau vers la Vistule. Il acheva ainsi de la perdre. On était dans le mois de janvier, et le froid était des plus rigoureux. Arrivé à la Vistule, il la quitta lui-même pour retourner à Naples, en laissant le commandement au vice-roi d'Italie. L'empereur était bien mécontent de la conduite de ce prince qui fit bien de ne pas passer par la France, car il aurait pu y rencontrer une mauvaise réception: il se dirigea par la Saxe, la Bavière et le Tyrol.
L'armée russe faisait suivre la nôtre par des nuées de Cosaques qui passaient les rivières sur la glace, en sorte que l'on ne pouvait prendre de position nulle part; aussi l'armée revint-elle successivement sur Posen, puis sur l'Oder et sur l'Elbe, qu'on ne put même pas garder.
Le contingent prussien, sous les ordres du général Yorck, était à la gauche du corps du maréchal Macdonald. Le général prussien traita particulièrement pour son corps avec le général russe qui le suivait; il conclut avec lui un armistice par lequel il mit ses troupes hors de l'état d'hostilités, exposant ainsi le reste du corps d'armée à une perte certaine. Il compromit par contre-coup le roi de Prusse son maître, qui était dans sa capitale au milieu de notre armée.
Ce fut lors de cette première défection que nous sentîmes le poids de l'ingratitude du maréchal Bernadotte, qui pouvait, en attaquant la Finlande, retenir le corps qu'il avait laissé venir en Courlande. La réunion des Suédois avec l'armée russe arriva fort mal à propos pour nous, et eut lieu pour ainsi dire, au moment où les autres souverains alliés s'empressaient de renouveler à l'empereur leurs sentiments pour lui, en chargeant des ambassadeurs extraordinaires de lui en porter l'assurance.
Le roi de Prusse désavoua la conduite de son général; il envoya un ambassadeur à l'empereur au mois de janvier; il fit condamner le général Yorck par un conseil de guerre, mais telle était la rapidité de la marche des événements, que, moins de trente jours après, il était dans les rangs de nos ennemis.
Le roi avait résisté longtemps aux instances dont il était obsédé en Prusse pour se joindre aux Russes. La droiture de son caractère le retenait encore dans notre alliance malgré les funestes résultats qu'elle ne pouvait manquer de lui amener. Il fut contraint au parti qu'il prit par les hommes de mouvement qui lui déclarèrent nettement, mais avec respect, qu'ils étaient prêts à agir avec lui comme sans lui. Le roi leur répondit alors: «Eh bien, messieurs, vous m'y forcez; mais souvenez-vous qu'il faut vaincre ou être anéanti.»
Lorsque l'empereur apprit la défection du corps prussien, il assembla un conseil privé, auquel assistèrent l'archi-chancelier, M. de Talleyrand, les ministres, le président du sénat, des ministres d'État, ainsi que plusieurs grands officiers de sa maison. Il exposa lui-même la situation des choses, fit donner lecture des pièces relatives à cet événement, et posa la question suivante: «Dans cette conjoncture, qui complique encore notre mauvaise position, me conseillez-vous de négocier pour la paix ou de faire de nouveaux efforts pour la guerre?»
J'étais en mon particulier très fâché de voir soumettre cette question au jugement de tant de monde; elle aurait du être traitée dans le cabinet de l'empereur, entre deux ou trois personnes qu'il y aurait appelées l'une après l'autre. Les conseils trop nombreux ont l'inconvénient de ne produire aucune résolution, parce que personne n'ose y émettre une opinion courageuse. Aussi à celui-là c'était à qui ne parlerait pas.
L'empereur demanda à l'archi-chancelier son opinion. Elle fut pour la paix. Mais l'empereur était accoutumé à plaisanter avec Cambacérès toutes les fois qu'il n'était pas question de législation ou de jurisprudence; il s'adressa à M. de Talleyrand, il lui demanda son opinion. M. de Talleyrand ne répondit pas aussi franchement que je l'attendais. Soit qu'il ne voulût pas parler devant tant de monde, ou qu'il eût un autre motif pour se taire, il fut de l'opinion de négocier. L'empereur lui dit: «Voilà comme vous êtes toujours: vous allez disant partout qu'il faut faire la paix; mais comment la faire? M. de Talleyrand répliqua: «Votre majesté a encore entre les mains des effets négociables: si elle attend davantage, et qu'elle vienne à les perdre, elle ne pourra plus négocier.» L'empereur, s'impatientant un peu, lui dit: «Mais expliquez-vous.» Et comme M. de Talleyrand hésitait à le faire, il ajouta: «Vous n'avez pas changé.» Puis passant de suite au duc de Feltre, quoiqu'il y eût deux ou trois personnes avant lui, il lui demanda son opinion sur la question posée: s'il convenait de négocier, ou de faire de nouveaux efforts. M. de Feltre répondit d'une voix ferme, et après y avoir réfléchi: «Je regarderais votre majesté comme déshonorée si elle consentait à l'abandon d'un seul village réuni à l'empire français par un sénatus-consulte.» L'empereur reprit: «Voilà qui est clair. Alors que faut-il faire?» dit l'empereur. «Il faut armer, sire,» répondit M. de Feltre. L'empereur, continua à recueillir les opinions, mais personne ne s'avisa d'être d'un sentiment opposé à celui qui parut lui convenir.
M. de Feltre crut avoir décidé l'opinion du conseil. Il était dans l'erreur; et dut voir comme moi, en sortant de ce conseil, combien chaque membre en particulier désapprouvait qu'on n'eût pas adopté l'opinion de Talleyrand. L'empereur avait bien raison de dire que lorsqu'il demandait l'avis de tout le monde, personne ne voulait parler, mais qu'à peine était-on sorti de chez lui tout le monde récusait ce qu'il avait dit.
Il fut donc résolu à ce conseil que l'on armerait tout ce que l'on pourrait. La corde de l'arc était déjà bien tendue, et certainement elle se serait rompue en d'autres mains que dans celles de l'empereur. L'on apprit peu de temps après la part que les Suédois prenaient à la coalition, en même temps que l'entrevue de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, qui avait été à sa rencontre depuis Berlin jusqu'à Breslaw.
Là, il renouvela avec lui tous les traités qui l'attachaient à l'autocrate avant la guerre malheureuse qu'il nous avait faite en 1806 et 1807. Cette défection de toute la Prusse nous fit un grand mal dans l'intérieur, surtout parce qu'on en entrevoyait d'autres, et qu'alors on ferait une bien mauvaise paix, à moins qu'on achevât de ruiner la nation en efforts qui devaient tous les jours devenir d'autant plus grands que le mal augmentait, et que notre moral perdait sensiblement. Napoléon, en passant à Dresde, avait réclamé l'exécution des promesses que lui avait faites l'empereur d'Autriche. Il lui avait demandé de mobiliser un corps de la Galice et de Transilvanie, de porter ce contingent à soixante mille hommes et d'envoyer près de lui quelqu'un qui remplaçât le prince Schwartzenberg, dont la présence était utile à l'armée. «L'alliance que nous avons contractée, avait-il ajouté, forme un système permanent dont nos peuples doivent retirer de si grands avantages, que je pense que V. M. fera tout ce qu'elle m'a promis à Dresde, pour assurer le triomphe de la cause commune, et nous conduire promptement à une paix convenable.» L'Autriche, dont la jubilation s'était déjà trahie, se hâta de revenir sur ses pas. Elle fit partir M. de Bubna en toute hâte, et le chargea de fortes protestations pour Paris. Il devait prendre les idées de l'empereur sur la réorganisation du contingent et s'entendre avec lui sur les mesures qu'exigeait la mobilisation des troupes stationnées dans les provinces qui touchaient au théâtre de la guerre. Quant à la paix que voulait l'empereur, l'Autriche la désirait plus encore. «Ce n'était pas néanmoins pour la France, elle savait que sa position était toujours la plus brillante, c'était pour l'Europe, c'était pour elle-même. Les progrès de la Russie, la prépondérance que cette puissance s'efforçait de saisir l'alarmaient, et son système politique l'attachait plus étroitement encore à l'alliance après nos revers. La France, de son côté, avait aussi besoin de repos, son bonheur intérieur, celui de l'impératrice altéré par les inquiétudes de la guerre, étaient des considérations qu'un même intérêt rendait communes aux deux souverains. L'Autriche désirait donc ardemment la paix qui la laisserait dans la seule position qu'elle enviait en Europe, et qui ne pouvait que consolider la puissance de son allié. Si on voulait qu'elle agît officieusement, elle était prête, non qu'elle prétendît influer par son importance propre, mais par la force que donne un esprit de conciliation, aussi désintéressé que le sien. L'empereur Napoléon n'avait qu'à faire connaître ses vues, elle les ferait valoir: lui seul était intact, lui seul était en mesure de dicter la paix. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne pas faire connaître les bases très généreuses qu'il proposait, de laisser faire le cabinet autrichien, et de presser les préparatifs pour une nouvelle campagne.
L'empereur n'était pas trop dupe de ces protestations; mais il n'avait rien de mieux à faire, il laissait dire et prenait ses mesures. Le général Bubna, de son côté, ne se prêtait qu'avec peine aux déceptions qu'il semait, et voyait semer parmi nous. Il répétait à tous ceux qui voulaient l'entendre, qu'il fallait faire la paix; il me l'a dit à moi-même sans doute pour que je le répétasse à l'empereur, et il ajoutait: «Ceux d'entre vous qui l'aiment doivent le lui conseiller.» M. de Bubna parlait comme un galant homme; il ne compromit rien de ce qu'il ne devait pas dire, mais ce qu'il conseillait n'était pas facile. Il était à Paris pendant que nous faisions tous les grands efforts qui ont recréé l'armée. Il en était étonné et concevait lui-même quelques espérances que l'on pourrait faire la paix.
Quelques mots sur les affaires d'Espagne.—Visite de l'empereur au pape.—La culotte du pape.—Générosité de l'empereur avec ses maréchaux.—M. de Narbonne nommé à l'ambassade de Vienne.—Gardes-d'honneur.—Motifs de cette institution.—Insurrection d'un de ces régiments à Tours.—Le colonel de Ségur.—M. de Nétumière.—L'impératrice est nommée régente.—Confiance de l'empereur dans M. de Menneval.—Vive apostrophe du ministre de la guerre.
L'hiver se passa en armements de toutes parts; on espérait quelque chose des négociations de l'Autriche, mais pendant qu'elles marchaient, les événements avançaient aussi.
L'empereur était encore à Paris, travaillant jour et nuit à tout ce qui pouvait augmenter ses moyens pour la campagne suivante. Avant d'en parler, je dois dire ce qui était arrivé en Espagne depuis la bataille des Aropiles.
Le maréchal Soult avait rejoint, dans le royaume de Valence, l'armée sous les ordres du maréchal Suchet, à laquelle se trouvait le roi d'Espagne. Ils marchèrent tous deux sous les ordres du roi, d'abord par Madrid, puis par le Guadarrama et Arevalo jusqu'à Salamanque, où ils avaient atteint l'armée anglaise qui s'était retirée de Burgos au bruit de la marche de ces deux armées. On dit que le soir du jour même de leur arrivée, elles pouvaient attaquer l'armée anglaise avec succès, et qu'elles ne voulurent le faire que le lendemain, mais que l'on trouva l'armée ennemie partie.
On raisonne toujours des événements après qu'ils sont arrivés. Il semble cependant que l'on ne peut adresser de grands reproches à des généraux qui ont eu la prudence de ne pas vouloir engager une action sérieuse à la fin du jour, et éviter un désordre dont ils n'auraient pas été les maîtres pendant la nuit.
Quoique l'empereur fut revenu fort tard de Russie, il fit encore un voyage à Fontainebleau où il alla voir le pape. Ils furent réciproquement bien l'un envers l'autre; ils dînèrent ensemble, et convinrent d'une partie de ce qu'on n'avait pu obtenir dans les négociations de Savonne. Le pape céda en témoignant cependant des scrupules sur les conséquences que pouvaient avoir ses concessions sur les prétentions temporelles. L'empereur le rassura et lui adressa même, pour le tranquilliser, une lettre spéciale [3]. Le saint Père parut satisfait, mais le vieillard rusait. Il demanda son conseil, c'est-à-dire les cardinaux dont il prétendait avoir besoin. L'empereur ordonna qu'on les lui rendit; mais ils ne furent pas plutôt en liberté, qu'ils remplirent de terreur la tête du saint-père et le firent revenir sur le concordat qu'il avait consenti. Il protesta et adressa à l'empereur une longue lettre pleine de componction et de réserve. L'empereur, impatienté, prit de l'humeur et ordonna que, malgré ce ridicule désaveu, le concordat fût promulgué partout et devînt loi de l'état.
[3: Voyez à la fin du volume.]
Le pape était avare, et malgré que l'ont eût pourvu amplement à tous ses besoins, il comptait fort exactement quelques douzaines de pièces d'or qu'il avait dans son secrétaire.
Il suivait le compte des moindres objets de sa toilette, depuis ses simarres jusqu'aux bas, et menu linge.
Il n'ouvrait pas un livre dans toute la journée; il s'occupait à des choses que l'on aurait de la peine à croire, si on ne l'avait pas vu: il cousait et raccommodait lui-même quelques petites déchirures qui se faisaient à ses vêtements; par exemple, il remettait lui-même un bouton à sa culotte, il lavait le devant de ses simarres, sur lesquelles il avait l'habitude de laisser tomber beaucoup de tabac, dont il faisait un grand usage [4].
[4: Voyez à la fin du volume.]
Il fallait avoir une bonne dose d'illusion pour croire à l'infaillibilité d'un souverain pontife que l'on voyait si près des misères humaines.
Il avait à Fontainebleau mille moyens d'employer son temps: il avait une bibliothèque superbe, il n'y toucha pas et ne voulut, pour ainsi dire, voir personne que les cardinaux qu'on lui avait rendus.
L'empereur fut si pressé par les événements, qu'il n'eut pas le temps de terminer cette affaire avant d'être obligé de partir pour la campagne de 1813.
Il avait fait venir quelques maréchaux d'empire à Paris pour leur faire prendre un peu de repos.
En les renvoyant prendre le commandement de leur corps, il fut, envers eux, généreux jusqu'à la magnificence. Il donna au maréchal Ney cent mille écus; au maréchal Oudinot cinq cent mille francs; celui-ci en eut deux cent mille de plus, parce que sa maison venait d'être brûlée à Bar-sur-Ornain.
À cette époque, on dénonça à l'empereur le général Lecourbe, comme cherchant à vendre ses terres pour passer au service de Russie.
Comme cela pouvait être vrai, l'empereur ordonna d'y prendre garde; c'est ce qui fit envoyer le général Lecourbe en surveillance en Auvergne, au lieu de le laisser en Franche-Comté où il était. Pour plus de précaution on mit entre les mains du général Dutailli une opposition au paiement de la terre qu'il venait d'acheter du général Lecourbe.
Avant de commencer la campagne, l'empereur envoya M. de Narbonne à Vienne, en qualité d'ambassadeur, en place de M. Otto, qui s'était un peu trop laissé prendre aux protestations de M. Metternich.
Malheureusement, lorsque M. de Narbonne arriva, l'Autriche avait déjà résolu de profiter de notre situation, pour revoir ses comptes avec nous. Les armées combinées des Russes et des Prussiens s'approchaient; nous venions de repasser l'Elbe; ils étaient entrés à Dresde, d'où le roi de Saxe avait été obligé de se retirer en toute hâte; il était venu, ainsi que ses troupes, en Bohême, sur les pressantes sollicitations de l'empereur d'Autriche, qui ne négligeait aucun moyen de le surprendre, pour le faire entrer dans la coalition contre la France.
L'empereur le voyait bien, et ce fut, je crois, particulièrement pour retenir l'Autriche et la Saxe, qu'il se hâta de partir afin de ramener la fortune de son côté. Il ne regrettait que de n'avoir pas eu un mois de plus pour faire rejoindre tout ce qui était en chemin pour l'armée, particulièrement sa cavalerie; il en avait tiré une bonne partie de celle d'Espagne. C'est à cette époque que l'on créa les régiments des gardes d'honneur, mesure contre laquelle on a cherché à soulever l'opinion: il y avait, dans la levée de ces jeunes gens, deux buts que je vais expliquer.
La nécessité d'avoir de la cavalerie était reconnue: on avait pris, pour l'infanterie, tout ce qu'offraient encore de disponible les états de la conscription; d'ailleurs les gens de la campagne ne pouvaient pas faire de suite des cavaliers. Ils ont d'ailleurs besoin du manège et de tout ce qui compose l'instruction du cavalier, que l'on n'avait pas le temps de leur donner; la classe des jeunes gens aisés, au contraire, était abondante en bons écuyers, auxquels il ne manquait que de la vocation pour être de très bons cavaliers de guerre. On observait bien que la plupart des familles auxquelles ces jeunes gens appartenaient les avaient déjà rachetés du service militaire, où qu'ils avaient satisfait entièrement à la conscription. Mais l'on révisait les listes de conscription elles-mêmes, on rappelait au tirage des hommes qui y avaient déjà satisfaits; pourquoi aurait-on ménagé la classe qui offrait le plus d'hommes propres au service militaire, lorsque l'embarras de la circonstance obligeait à être injuste envers celle qui avait moins de moyens de supporter cette charge, qui est toujours ruineuse pour les familles qui sont accoutumées à vivre du travail de leurs enfants.
Il eût sans doute mieux valu que l'on ne fût pas dans le cas d'avoir recours à une telle mesure; mais puisqu'on ne pouvait pas sortir d'embarras autrement, on était suffisamment autorisé à l'employer; elle a beaucoup indisposé, parce que toute cette jeunesse avait une nombreuse clientèle de parents qui jetèrent les hauts cris, tandis que les gens de la campagne partaient sans mot dire. On eût pu demander aux gardes-d'honneur ce qu'ils étaient de plus que les autres pour prétendre rester chez eux, lorsque toute la France courait aux armes.
Le second but était de sortir de l'état d'oisiveté des jeunes gens dont l'esprit ardent est toujours prêt aux entreprises hasardeuses, et qui pouvaient devenir dangereux dans la main d'un homme entreprenant auquel ils auraient accordé leur confiance.
Cette jeunesse des gardes-d'honneur ne fit de façons que pour quitter le toit paternel; une fois enrégimentée elle prit l'esprit militaire au plus haut degré de perfection, et hormis quatre ou cinq récalcitrants, tout au plus, sur toute la quantité des jeunes gens appelés, il ne fut besoin d'aucune mesure extraordinaire pour les faire rejoindre. On eut beau crier à la tyrannie on leva au-delà de dix mille hommes de cette classe, dont on fit quatre beaux régiments de deux mille cinq cents hommes chacun.
Celui de ces régiments, qui s'organisait à Tours, fut le seul qui devint l'objet d'une surveillance.
J'avais été informé qu'on excitait les jeunes gens qui le composaient à l'insurrection, et qu'on leur donnait les plus coupables conseils.
M. de la Rochejacquelain, qui avait servi autrefois dans la Vendée, allait et venait, paraissait souvent à Tours, dont cependant il demeurait assez loin. J'avais des informations assez précises pour me décider à prendre un parti.
J'écrivis au colonel de ce régiment des gardes-d'honneur, qui était M. Philippe de Ségur, de faire arrêter un ou deux de ces jeunes gardes que je lui désignai, et de me les envoyer à Paris.
Pendant qu'il se disposait à les faire partir, il éclata une petite insurrection parmi cette jeunesse; desquels un nommé M. de Nétumière vint chez M. de Ségur lui demander la liberté de son camarade; et sur le refus du colonel, il lui tira un coup de pistolet à bout portant. Les grains de poudre de la charge s'incrustèrent dans le visage de M. de Ségur, la balle, lui perça sa cravate, mais il n'eut pas d'autre mal.
On m'envoya le jeune de Nétumière à Paris, ainsi que ceux des autres jeunes gens que j'avais demandés: la position du premier était claire, et il n'y avait aucun moyen de le sauver; au fond ce n'était qu'un étourdi, mais il était incapable de méditer un crime. Je donnai à mes recherches la suite que je voulais. M. le duc de Feltre m'écrivit plusieurs fois de lui remettre le jeune Nétumière, afin de le faire juger; je donne à penser ce qu'il serait devenu si j'y eusse consenti. Je fus obligé, pour le sauver, de le comprendre dans l'information que je faisais faire pour ses autres camarades; par ce moyen je le retins en prison où il resta, à ma seule disposition.
Les événements de 1814 survinrent: le duc de Feltre lui eût alors plutôt donné le commandement d'un régiment qu'il ne l'eût fait rechercher par un conseil de guerre.
L'empereur, avant de quitter Paris, voulut prévenir les suites d'une seconde entreprise comme celle de Mallet. Jusqu'alors, pendant ses absences, le gouvernement avait résidé dans le conseil des ministres, présidé par l'archi-chancelier, mais il pouvait arriver qu'un ministre vînt à mourir ou à tomber malade au point de ne pouvoir s'occuper; dans ce cas, personne n'était autorisé à prendre sa signature, à moins d'un décret de l'empereur; faute de l'avoir, tout ce qui se serait ordonné dans cette branche d'administration aurait couru risque de ne pas être exécuté.
Pour obvier à cet inconvénient, il nomma l'impératrice régente, et lui composa un conseil; de cette manière il y eut un pouvoir toujours présent, qui pouvait déléguer celui dont on aurait besoin dans un cas extraordinaire. L'empereur confia cette autorité à l'impératrice avec beaucoup de grâce.
Il fit travailler pendant plusieurs jours à la rédaction d'une organisation de régence; on compulsa tout ce qui avait été fait en France aux différentes époques de l'histoire où des régentes avaient gouverné l'état; lorsque tout fut prêt, il convoqua un conseil privé auquel l'impératrice se rendit en cérémonie, accompagnée des personnes de son service d'honneur: elle vint prendre place à côté de l'empereur. Après un instant de silence on donna lecture du décret d'organisation de la régence, et de l'étendue de son autorité; le même décret faisait connaître qu'elle était confiée par l'empereur à l'impératrice. En conséquence elle prêta serment d'administrer l'État selon les lois et la constitution, et de remettre le pouvoir aussitôt que la volonté de son époux lui serait notifiée.
Après cette cérémonie, elle rentra dans ses appartements où l'empereur l'accompagna.
On fut généralement satisfait de voir l'impératrice Marie-Louise revêtue de cette autorité; on la savait bonne et sensible, on l'aimait et on l'estimait beaucoup; il ne revenait que de bonnes choses pour tout ce qui avait des rapports avec son intérieur, et on pouvait avec raison dire qu'elle avait conquis l'estime de la nation, qui avait beaucoup de bienveillance pour elle. Cela provenait de ce que dans toutes les occasions où elle devait paraître, elle ne se montrait jamais qu'accompagnée de tout ce que la plus rigoureuse bienséance exigeait. En montrant beaucoup d'égards pour le public, elle l'avait capté plus sûrement que n'auraient pu le faire les soins administratifs. Pour faciliter à l'impératrice le travail qu'allait lui donner la régence, l'empereur plaça près d'elle l'homme dans la probité duquel il avait le plus de confiance, son secrétaire intime M. de Menneval. Il s'imposa cette privation et recommanda à ce dernier de lui écrire directement tous les jours.
Avant de quitter Paris, l'empereur organisa définitivement la nouvelle garde soldée de la capitale, telle qu'elle l'est encore aujourd'hui; il fit un conseil des ministres lecture du projet d'organisation que je lui avais présenté à cette occasion, et auquel il avait fait quelques changements, puis il demanda au ministre de la guerre: «Que dites-vous de cela, monsieur le ministre de la guerre?» Celui-ci lui répondit, rouge de colère: «Sire, votre majesté est la maîtresse de faire ce qu'elle veut, mais avec un projet comme celui-là, il ne me reste plus aucun moyen d'empêcher M. le ministre de la police de se faire maire du palais, et de détrôner vous ou le fils de votre majesté.—Oh! oh! répliqua l'empereur, vous dites là une sottise, ce ne serait pas ce ministre-ci qui pourrait faire cela; et lui-même il faut bien qu'il ait des moyens contre vous, comme vous en demandez contre lui. Si vous n'avez que cette objection-là à faire au projet, je ne l'admets pas.» Et le projet passa.
Je pris la parole; je répondis au ministre de la guerre, que le premier de nous deux qui abandonnerait l'empereur ou son fils, ne serait pas moi, je ne me doutais pas que j'en verrais l'expérience aussitôt. M. de Feltre ne pensait pas à ce qu'il disait, aussi ne lui en ai-je gardé qu'une très-petite rancune; on en verra la preuve dans le chapitre suivant.
L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de guerre.—Comment elle finit.—Vengeance que je tire du ministre de la guerre.—Quelques indices de troubles dans la Vendée.—Grand zèle du duc de Feltre.—La montagne accouche d'une souris.
C'est vers cette époque que l'empereur fit mettre en jugement l'affaire du général Dupont (pour sa capitulation de Baylen), parce qu'il y avait plusieurs généraux qui y étaient impliqués, et qu'il les aurait employés si une fois ils avaient été hors de cette situation. D'ailleurs, l'information de toute cette longue affaire était faite depuis longtemps, et en tardant autant à la juger, on avait l'air de vouloir agir despotiquement, en refusant aux prévenus de les mettre en présence de la justice. Leur caractère ne les rendait justiciables que d'une haute cour nationale, et avant de former ce tribunal, l'empereur voulut savoir si les prévenus étaient véritablement coupables; il ne voulut pas émettre d'opinion qui eût servi de règle à ce que chacun aurait eu à dire. En conséquence il renvoya l'affaire devant le conseil-d'état pour y être examinée, et entendre les prévenus dans leurs moyens de défense. Il fit adjoindre (pour ce cas seulement), au conseil-d'état, tous les maréchaux d'empire, qui se trouvaient à Paris. Cette cause excita l'attention publique; les faits étaient clairs et positifs, et, malgré que des relations de société eussent rendu de grands services au général Dupont, en faisant supprimer, dans le dossier du procès-verbal, plusieurs pièces qui pouvaient être à sa charge; les conséquences de l'événement de Baylen avaient été si fatales, qu'il était difficile que le ressentiment n'en fût pas vif; et il n'y a nul doute que si le conseil-d'état avait émis l'opinion qui résultait de l'exposé des faits eux-mêmes, les prévenus eussent été déclarés coupables, et conséquemment exposés à toute la sévérité d'un jugement qui eût été un grand exemple.
Puisque le conseil-d'état ne prononça pas nettement la culpabilité, ce ne pouvait être que parce qu'il avait reconnu l'impossibilité d'épargner des hommes qui avaient été les camarades de plusieurs de ses membres; et s'il les renvoya à la clémence de l'empereur, c'est qu'il était assuré de son indulgence: autrement c'eût été l'équivalent d'une condamnation.
Effectivement l'empereur n'en envoya aucun devant les tribunaux; il se contenta de faire enfermer le général Dupont, et de lui ôter les honneurs qu'il avait obtenus par d'anciens services; il renvoya du service militaire les généraux qui avaient participé à cette capitulation de Baylen, regrettant toutefois le général Vedel, pour le courage duquel il avait une estime particulière, et qu'il avait le projet d'employer à la suite de ce procès. Ce ne fut que pour être impartial qu'il le sacrifia.
Ainsi finit cette honteuse affaire de Baylen. Il faudrait être bien impudent calomniateur pour trouver tyrannique la conduite de l'empereur envers des généraux qui, hormis Vedel, avaient manqué aussi essentiellement. On pourrait, à plus juste titre, lui reprocher une bonté, qu'il a souvent poussée jusqu'à la faiblesse; il a toujours pardonné: c'était un besoin de son coeur que d'être généreux; je suis convaincu qu'il n'aurait jamais fait mourir un de ses ennemis. Et le vit-on jamais faire de la fortune de ses armes l'usage que ses ennemis ont fait de la leur contre lui? Je dois compte ici d'une anecdote qui concerne M. de Feltre.
L'enlèvement des papiers du cabinet du général Dupont, avait porté à ma connaissance plusieurs lettres du général Clarck (duc de Feltre) au général Dupont. Elles étaient toutes d'une date fort ancienne et d'Italie: en les examinant je vis qu'elles étaient des rapports que le général Clarck adressait au général Dupont sur le général Bonaparte, après que celui-ci se fut expliqué avec lui sur la nature de la mission dont il était chargé en Italie.
On se rappelle que Dupont était alors chef du dépôt de la guerre, sous le directeur Carnot, et que Clarck était sous le général Dupont, qui lui avait fait donner une commission (qui n'était elle-même qu'un masque), pour aller résider au quartier-général de l'armée d'Italie, et rendre compte des démarches et des projets ultérieurs du général Bonaparte, dans le cas sans doute où il aurait aspiré au suprême pouvoir. C'était pendant ce séjour qu'il avait écrit les lettres dont je parle. Il était encore observateur du directoire, près du général Bonaparte, lorsque le 18 fructidor renversa la faction du directoire, à laquelle il était attaché, et lui fit perdre sa faveur avec son emploi. Ce fut cependant ce général Bonaparte qu'il espionnait, même après que celui-ci eut eu avec lui une explication sur la nature de sa mission, qui l'accueillit, vint à son secours et le couvrit de sa puissance, lorsqu'il n'avait qu'à retirer la main qui lui servait d'appui pour le perdre.
J'étais le maître de ces lettres, qui déshonoraient le caractère que M. le duc de Feltre affectait de vouloir prendre exclusivement sur tout ce qui faisait profession d'être attaché à l'empereur.
Je pouvais les communiquer, et lui nuire capitalement: non-seulement je n'en ai point parlé, mais je les lui ai fait rendre. Je ne voulus ni avoir l'air d'être dominé par des ressentiments, ni altérer la confiance que l'empereur paraissait mettre dans un ministre qui lui était utile, et qui professait tout haut un dévouement exclusif à sa personne.
Il le témoigna dans une autre occasion qui se présenta avant le départ de l'empereur pour l'armée, et toujours en cherchant à prouver que sans lui la tranquillité intérieure serait troublée, qu'il n'y avait que son zèle pour le service de l'empereur dans lequel on pourrait avoir confiance. Les demandes successives d'hommes qui avaient été répétées en aussi peu de temps, avaient produit un très mauvais effet dans les campagnes; celles de l'Ouest ne se soulevèrent pas, mais il y eut de nouveau du brigandage, c'est-à-dire qu'une bande d'une quinzaine de mauvais sujets se mit à courir les chemins, tirant sur la gendarmerie et dépouillant tout ce qui possédait quelque chose. Ces misérables ayant besoin d'exciter en leur faveur une partie de la population, afin d'en être protégés, et d'en recevoir des informations sans lesquelles ils ne pouvaient pas se soutenir, ni éviter les poursuites dont ils étaient l'objet, imaginèrent de se dire royalistes, et envoyés par le roi pour organiser une armée dans la Vendée.
Ils défendirent aux jeunes gens, appelés par la conscription, de marcher, sons peine de voir les maisons de leurs parents brûlées, et eux-mêmes fusillés si l'on parvenait à les prendre.
L'apparition subite de cette petite bande fut un coup de tocsin pour toutes les branches de l'administration. On la signala de tous côtés, mais en même temps l'on était complètement rassuré sur l'état de tranquillité, que les campagnes étaient décidées à faire respecter. Il n'y eut que le ministre de la guerre qui cria tolle jusques sur les toits, disant que si on n'y prenait pas garde, les Bourbons viendraient à Paris pendant que l'empereur irait faire la campagne; il ne craignit pas de citer ce qu'un général qui commandait dans l'Ouest, lui avait mandé, qu'un gentilhomme du pays avait parcouru la contrée à cheval en cocarde blanche, cherchant, à enrôler, etc. Le bon sens suffisait pour apercevoir le ridicule de ce rapport, d'un homme qui court la campagne en cocarde blanche dans un temps où celui qui l'aurait portée n'aurait pu faire quatre pas sans être mis en pièces.
L'empereur sans accorder beaucoup de confiance à cet avis, ne le méprisa pas: il m'ordonna d'approfondir la vérité. J'appris que ce prétendu gentilhomme était un fermier habitant sur la route d'Alençon au Mans; c'était un ancien officier de la révolution, acquéreur des domaines nationaux. L'empereur leva les épaules de pitié, en voyant avec quelle crédulité on venait lui faire des rapports, qui ne tendaient à rien moins qu'à lui faire prendre des mesures de sévérité envers des citoyens paisibles, qui redoutaient plus qu'ils ne désiraient le retour des divisions intestines; car enfin la conséquence de la délation du ministre de la guerre aurait été l'arrestation de la presque totalité de l'ancienne noblesse du Maine, de l'Anjou et du Perche.
Si cette mesure ne fut pas prise, c'est que toutes les fois que l'empereur était exactement informé, il avait toujours la meilleure idée, et il était naturellement porté à l'indulgence. Que voulait donc le duc de Feltre, si lui-même n'était pas dupe du faux zèle de son informateur? rien sans doute que de manifester le sien à l'empereur en lui prouvant que, malgré l'excès de sa besogne, il portait ses regards sur tout ce qui intéressait personnellement l'empereur; et que, sans sa prodigieuse surveillance, l'empire serait à chaque moment bouleversé.
Pendant que le ministre de la guerre faisait ainsi des histoires, je menais vivement la poursuite de cette bande, qui avait paru et commis des assassinats dans le département de la Sarthe. On lui prit plusieurs individus, et on amena le reste à la soumission, sous condition qu'ils quitteraient le département. Ils y consentirent, et vinrent se rendre à la préfecture du Mans, d'où ils furent conduits dans le département de l'Yonne, et distribués dans des communes où ils se livrèrent au travail de la campagne avec assiduité. Cette petite pacification prouva que j'avais deviné juste, et que ces prétendus royalistes n'étaient autre chose que des déserteurs qui fuyaient la poursuite de la gendarmerie, contre laquelle ils se défendaient à coups de fusil.
La gendarmerie de ces contrées était excellente, et elle était commandée par le colonel Henry, qui était un homme brave et juste tel qu'on rencontre rarement. Il était propre à exécuter habilement tout ce qui était droit et honnête. On lui dut beaucoup de bien, que son caractère conciliant lui donnait le moyen de faire. Avant de partir pour l'armée, l'empereur avait appris l'évacuation de Hambourg, par le général Carra Saint-Cyr, le même qui fut malheureux à Wagram. Cet événement lui donna beaucoup d'humeur parce qu'il fut suivi d'une irruption des troupes légères ennemis qui vinrent jusque sur le Weser et l'Esler, qui les passèrent sur plusieurs points. Il envoya le maréchal Davout commander les troupes qui devaient reprendre Hambourg, et appela à l'armée le général Lauriston, qu'il avait primitivement envoyé à Hambourg, puis à Magdebourg. Les grandes armées russe et prussienne avaient passé l'Elbe à Dresde et s'avançaient vers Leipzig.
L'empereur quitte Paris.—Position de l'armée.—Manoeuvres de l'empereur.—Bataille de Lutzen.—Mort de Bessières.—Réflexions sur la conduite de l'Autriche.—Le général Thielmann.
L'Autriche ne s'était point encore déclarée contre nous, mais elle avait fait connaître que le contingent qu'elle avait eu dans notre armée pendant la dernière campagne, ne prendrait aucune part aux hostilités, en sorte, qu'en même temps que cela nous ôtait des moyens, les ennemis pouvaient en réunir autant et plus contre nous.
Le temps était court; les insurrections commençaient en Westphalie et dans le pays de Berg; les événements approchaient, lorsque l'empereur partit pour aller se mettre à la tête de l'armée. Il avait donné le commandement d'un corps au maréchal Marmont, et avait fait venir de Leybach en Illyrie le général Bertrand avec le reste des troupes françaises qui étaient dans son gouvernement: elles traversèrent par le Tyrol, la Bavière, et se formèrent en corps d'armée à Augsbourg, d'où elles se mirent en mouvement pour le pays de Bamberg et les bords de la Saale.
Notre armée s'était successivement retirée jusque dans la Thuringe.
L'empereur la rejoignit et lui eut bientôt rendu sa première audace.
Il passa quelques jours à réunir ses différends corps d'armée, et observer les projets des ennemis. Il eut bientôt jugé les généraux qu'il avait en tête.
Il était de beaucoup inférieur en nombre; ses troupes étaient médiocres; mais son génie compensait la supériorité du nombre: le succès n'était pas douteux.
Il trouva son armée dans la position suivante:
Le vice-roi, qui commandait les débris de l'armée de la campagne précédente, avait repassé l'Elbe à Magdebourg, et était venu se placer à Mersbourg. Il avait éprouvé une perte assez considérable à Halle où il repassa sur la rive gauche de la Saale. Il avait avec lui le maréchal Macdonald et le maréchal Victor. Les troupes qui venaient de France arrivaient par Weimar, et passaient la Saale sur le pont de Kësen près de Naumbourg.
Celles qui venaient d'Italie arrivaient par la vallée du Mein, Cronach,
Schleist, Nauma et Géra.
L'empereur n'avait pas dix escadrons de cavalerie; les ennemis en comptaient plus de six cents. En revanche, nous avions une artillerie formidable.
L'empereur commença son mouvement dès qu'il apprit que l'armée russe venait au-devant de lui. Il prit sa route par Leipzig, en faisant marcher le vice-roi de Maesbourg à Marck Ranstadt, pendant qu'il suivait lui-même le grand chemin de Weissenfels Leipzig à Lutzen.
Il faut observer que la manoeuvre de l'empereur avait pour but de s'approcher des places de l'Elbe où il avait des ponts et des garnisons: c'était Torgau, Wittemberg et Magdebourg.
Le 2 mai, toute l'armée était en marche entre Weissenfels et Leipzig; sa tête avait déjà dépassé Lutzen, lorsqu'elle fut attaquée à Kaya, sur la route de Lutzen à Pégan où avaient passé les deux armées russe et prussienne, qui marchaient pour intercepter notre ligne de communication, lorsqu'elles attaquèrent le maréchal Ney, qui se trouvait posté à Kaya.
L'empereur forma sur-le-champ son armée en bataille dans l'ordre suivant: le vice-roi à la gauche, appuyant à Marck Ranstadt, avait le maréchal Macdonald avec lui. À la droite du prince, était le général Lauriston qui commandait un corps d'armée; en revenant vers la droite, se trouvaient le maréchal Marmont, puis le général Bertrand; le maréchal Mortier était en réserve avec l'infanterie de la jeune garde; le maréchal Oudinot n'était pas encore arrivé de France avec les troupes qu'il en amenait, enfin le maréchal Ney était à Kaya. L'armée avait le chemin de Weissenfels à Leipzig à dos, et le champ de bataille était traversé diagonalement par un gros ruisseau, appelé dans le pays le Flossgraben.
La clef de la position était le village de Kaya, qu'occupait le maréchal Ney, par lequel passe le chemin qui vient de Pegau à Lutzen. Si les ennemis eussent réussi à l'enlever, ils seraient venus à Lutzen, et auraient ainsi coupé l'armée française en deux parties, qui n'auraient pu se réunir que par l'autre rive de la Saale. Aussi fit-on de grands efforts pour conserver le poste qui fut pris et repris plusieurs fois dans la journée.
L'affaire avait commencé à onze heures du matin, le 2 mai 1813; à quatre heures du soir le maréchal Ney fut forcé au village de Kaya. L'empereur s'y porta lui-même, au milieu d'une grêle de mousqueterie; les troupes n'étaient point en déroute, mais elles avaient affaire à trop forte partie. Il les rallia, il se plaça à la droite du corps du maréchal Ney, d'où il découvrit les colonnes d'infanterie ennemie, dont la terre était noire. Elles marchaient de Pegau sur le chemin de Kaya, que les ennemis occupaient déjà, et par où ils allaient déboucher sur Lutzen; ce mouvement décidait de la victoire ou de la perte de la bataille: l'empereur ordonna à son aide-de-camp, le général d'artillerie Drouot, de réunir au plus vite soixante pièces de canon de la réserve, d'en prendre le commandement et de se porter le plus près possible des colonnes ennemies, de manière à les battre en écharpe par leur gauche [5]. Cette disposition fut exécutée à la lettre, et fit un tel ravage dans les colonnes ennemies, pendant une heure, qu'elles ne purent pas résister à l'attaque vigoureuse que l'empereur fit renouveler sur Kaya, par le corps du maréchal Mortier qu'il avait fait avancer de la réserve: le village fut emporté, et décida de la retraite des deux armées russe et prussienne, qui repassèrent l'Esler à Pégau et à Zwickau.
[5: Le cours du Flossgraben offrait une position avantageuse.]
Si l'empereur avait eu vingt mille hommes de cavalerie pour les faire donner vigoureusement après la canonnade de ces soixante pièces de canon, il n'y a nul doute qu'il aurait obtenu des succès qui eussent décidé de toute la campagne; mais il n'en avait pas, il fut obligé de suivre les armées ennemies en colonnes serrées.
Il était trop faible pour détacher aucun corps de son armée, sans quoi il aurait fait marcher droit à Berlin; il fut donc obligé de subordonner ses projets à ce que les ennemis pouvaient eux-mêmes entreprendre s'ils avaient autant d'infanterie et d'artillerie que lui et de plus toute leur immense cavalerie.
L'empereur fit à Lutzen, c'est-à-dire un jour auparavant, une perte qui lui fut très sensible; celle du maréchal Bessières qui fut tué d'un coup de canon à Posarna entre Weissenfels et Lutzen. Cette mort d'un aussi ancien et aussi fidèle serviteur fut un vide pour l'âme de l'empereur qui l'aimait; la fortune lui enlevait ses amis, comme si elle avait voulu l'avertir des coups qu'elle lui préparait.
Le soir de la bataille de Lutzen on fit rester l'armée dans sa formation de colonnes serrées: tant on avait peur de la cavalerie ennemie qui en effet tenta plusieurs charges à travers l'obscurité, mais elle fut si bien accueillie qu'elle ne jugea pas à propos de réitérer ses attaques. La nuit était profondément obscure, l'on n'y voyait point à dix pas, et il y avait si peu d'hommes à cheval dans l'armée, que les carrés d'infanterie avaient ordre de faire feu sur tout ce qui paraîtrait à cheval; tant on était persuadé que ce ne pouvait être que des ennemis.
Après cet événement, l'empereur renvoya de nouveau son aide-de-camp le général Flahaut près du roi de Saxe pour lui en faire part. Lorsque ce prince avait évacué Dresde, il s'était retiré à Prague et sur les instances de la cour de Vienne, il avait résolu de se retirer en Autriche, peut-être même à Vienne. L'empereur lui avait envoyé un de ses aides-de-camp avant la campagne, pour le prévenir de ce qu'il allait faire et l'engager à rester en Bohême, et y attendre les événements; cet aide-de-camp de l'empereur avait joint le roi de Saxe à Lintz en Autriche, et ce qu'il lui dit le détermina à revenir à Prague, où M. de Flahaut le retrouva.
La bataille de Lutzen nous fit un bien incalculable; elle nous préserva de nouvelles défections en Allemagne [6], et par là nous rendit une confiance que l'on n'avait plus dans l'avenir. On chanta des Te Deum partout; l'impératrice en fit chanter un à Notre-Dame, où elle se rendit en grand cortège. Elle était accompagnée de sa cour et des troupes de la garde; elle fut accueillie du public avec un enthousiasme qui tenait du délire, et lorsqu'elle entra dans Notre-Dame, les applaudissements fendaient la voûte de ce majestueux édifice.
[6: S. M. l'impératrice elle-même en témoignait une grande joie, parce que, disait-elle, cela retiendrait ses compatriotes, qu'elle soupçonnait d'être ébranlés.]
On revient vite d'une grande extrémité en France! tout le monde se regardait comme perdu avant la bataille de Lutzen, et immédiatement après l'on crut à la paix, du moins on avait l'espérance qu'elle suivrait de près un aussi glorieux événement. Cette consolation donna du courage; de tous côtés on n'admirait plus que l'habileté avec laquelle l'empereur s'était relevé d'un péril aussi imminent, en sorte que l'attachement qu'on lui vouait depuis si longtemps n'avait rien perdu de sa force ni de sa sincérité.
C'est ici le cas d'observer que si les Autrichiens, au lieu de tergiverser, nous eussent aidé du contingent qu'ils nous devaient, d'après nos traités avec eux, et qu'ils avaient exactement observés pendant notre prospérité, la paix se serait fait immédiatement après la bataille de Lutzen; car les alliés n'eussent pas couru les chances d'une nouvelle campagne, ou s'ils l'eussent faits, la cavalerie autrichienne nous aurait donné les moyens de profiter de la victoire; mais ils n'eussent eu garde de s'aventurer ainsi: s'ils n'eussent pas connu les dispositions de l'Autriche, ils n'eussent pas passé l'Elbe, peut-être même fussent-ils restés de l'autre côté de la Vistule. Ils recueillirent le fruit de la conduite qu'ils avaient eux-mêmes tenue en 1809, en ne prenant aucune part à la campagne; on appelle cela de la politique: il n'y avait pas un monarque qui aurait osé la mettre en pratique au quinzième siècle, il en aurait rougi; et il fallait arriver au dix-huitième siècle pour en voir l'exemple souvent réitéré, et perfectionné comme toutes les connaissances qui distingueront le siècle.
Il eût été plus noble à l'Autriche de refuser de marcher en Russie; elle savait où on la menait, et pourquoi on l'y conduisait; certainement si elle avait refusé de coopérer à cette entreprise; on ne l'y aurait pas obligée.—Son refus eût été noble, et eût peut-être fait abandonner l'entreprise.
Après la bataille de Lutzen, l'empereur fit marcher son armée sur Dresde, où se retirait l'armée combinée russe et prussienne. Lorsque son mouvement rétrograde fut bien prononcé, et qu'il devint évident qu'elle n'accepterait point la bataille en avant de l'Elbe, l'empereur commença à manoeuvrer pour approcher de ce fleuve sur plusieurs points. Le maréchal Ney alla le passer à Wittenberg; après quoi il vint, par sa droite, se placer à une marche en avant de Torgau. Il fut remplacé en avant de Wittenberg par le maréchal Victor.
Le général Lauriston passa l'Elbe à Torgau. Il y avait dans cette place une garnison saxonne, commandée par le général Thielmann, de la même nation. Tout dévoué aux nouvelles doctrines qui couraient l'Allemagne, cet officier refusa de livrer la forteresse aux alliés, mais courut, de sa personne, se ranger sous leurs drapeaux, dès qu'il vit que son souverain l'ouvrait aux Français.
L'empereur, avec le reste de l'armée, marcha sur Dresde, où il arriva le 9 ou le 10 de mai. Il avait été rejoint par le maréchal Soult, qu'il avait rappelé d'Espagne depuis que l'armée d'Andalousie avait été dissoute après sa réunion avec les troupes que commandait le roi Joseph.
Le pont de Dresde avait été coupé par nous dans la retraite de Varsovie sur l'Elbe en venant de Russie; les ennemis l'avaient rétabli pour passer le fleuve, et l'avaient ensuite rompu en se retirant. L'empereur le fit à son tour réparer pour y faire passer son armée. Il resta à Dresde une dizaine de jours, tant pour observer les ennemis que pour manoeuvrer et attendre les troupes qui étaient en marche pour le joindre. Le roi de Saxe revint de Prague, et entra dans sa capitale le 12 ou le 13 juin. Celui-là du moins nous resta fidèle dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.
L'empereur fit porter l'armée vers les frontières de Silésie. La gauche, composée des corps du maréchal Ney et du général Lauriston, passa par Dobrilugk et Hoyersverda, pendant que ce qui avait passé à Dresde se portait sur Bischofsverda. Cette partie de l'armée était composée des corps du maréchal Oudinot, qui avait rejoint l'armée, du maréchal Marmont, du général Bertrand, de Macdonald, de la garde à pied et à cheval, des Saxons, et de la cavalerie venue d'Espagne et de France. Le vice-roi avait été envoyé de Dresde en Italie, où il devenait indispensable de se mettre en mesure contre les mauvaises dispositions qu'annonçait l'Autriche.
Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.—Armistice.—Duroc blessé à mort.—Il refuse les Secours de l'art.—Ses derniers moments.—Détails sur ce maréchal.—État des choses après la conclusion de l'armistice.
L'armée ennemie avait pris la route de Silésie, et s'était postée à Bautzen, qu'elle occupait ainsi qu'une double position en arrière, beaucoup plus forte que la première.
L'empereur la fit reconnaître. Les officiers du génie la jugèrent abordable, et rapportèrent que c'était celle-là même qu'avait autrefois occupée le grand Frédéric. «Cela est vrai, répondit Napoléon, mais Frédéric n'y est plus.»
L'armée se mit en mouvement par la gauche. L'action commença. Débordé sur la droite, rompu au centre, l'ennemi fut obligé de nous abandonner le champ de bataille.
Cette affaire, qui eut lieu dans les journées du 20 et du 21 mai, avait été précédée d'une reconnaissance qui occasionna un engagement assez sérieux entre le général Bertrand, le général Lauriston, et les corps des généraux ennemis Kleist et Barclay de Tolli, qui étaient venus pour reconnaître notre armée.
La bataille de Bautzen fut encore une action de guerre vigoureuse, en ce qu'elle mit l'armée française dans l'obligation de ne présenter que des masses d'infanterie au canon et à la mousqueterie des ennemis. Cependant ils se retirèrent, nous laissant le champ de bataille, mais rien de plus. En sorte que les affaires n'en étaient pas plus avancées.
L'armée russe et prussienne se retira par Gorlitz, Bunslau, Hanau et Liegnitz, sur Schweidnitz. Cette singulière marche des ennemis vers la frontière de Bohême était la preuve évidente qu'ils étaient en intelligence avec les Autrichiens; autrement ils se seraient exposés à une destruction complète, parce que, en nous abandonnant ainsi Breslau, ils nous mettaient à même d'arriver ayant eux sur l'Oder, s'ils avaient voulu le repasser sur le pont de cette ville. S'ils avaient eu dessein de le franchir ailleurs, nous pouvions encore nous-mêmes les devancer sur le point qu'ils auraient choisi; soit qu'ils eussent voulu défendre la Prusse dont ils se trouvaient ainsi séparés; et où ils n'avaient laissé que le corps du général Bulow pour couvrir Berlin; soit qu'ils eussent voulu couvrir la Pologne; car il faut observer que nous avions dans la place de Glogau (sur l'Oder) une garnison qui la défendait toujours; en sorte que notre gauche, c'est-à-dire le maréchal Victor, pouvait, comme je l'ai dit, arriver sur le fleuve avant les ennemis. Il était donc facile de prévoir ce qui allait survenir, d'après la position qu'avaient prise les armées russe et prussienne qui s'étaient mises à la merci de l'Autriche, et avaient abandonné la Prusse à tout ce qui pouvait être entrepris contre elle.
L'empereur ne s'abusait pas sur la position et la crise où était l'Europe; il avait proposé l'ouverture d'un congrès, où chaque puissance pût discuter ses intérêts, faire valoir ses prétentions. Ses propositions étaient restées sans réponse; mais la victoire avait tempéré les rêves de l'ambition. Les alliés acceptaient, après leur défaite, les propositions qu'ils avaient repoussées auparavant. Il se flatta qu'une trêve pourrait amener un rapprochement, et consentit à un armistice. Il était très-affecté de la perte du grand maréchal, tué le lendemain de la bataille de Bautzen. Duroc venait de le quitter pour donner un ordre relatif à son service; il causait avec le général Kirgener, lorsqu'un boulet perdu les atteignit l'un et l'autre. Il abattit roide Kirgener, et ouvrit le bas-ventre au grand maréchal, qui vécut encore trente heures, sans vouloir qu'on le pensât, disant que cela était inutile, et ne pouvait que le faire souffrir davantage. Il demandait avec instance qu'on lui donnât quelque chose pour l'aider à mourir. Et en vérité il y aurait eu de l'humanité à le faire; mais personne n'osa lui rendre ce triste service. L'empereur alla le voir et lui dire adieu. Duroc causa avec lui sans paraître occupé de sa situation. Il lui parla de la France, lui recommanda sa fille, ne témoigna aucun regret de quitter la vie, et répéta plusieurs fois qu'il n'avait rien à redouter du jugement de Dieu et des hommes; que l'on trouverait tous les comptes de son administration dans le plus grand ordre.
La visite se prolongeait; il pria l'empereur de se retirer, en lui observant que le tableau qu'il avait sous les yeux était trop pénible, et rendit l'âme quelques heures après. Le sort priva ainsi l'empereur de l'homme qui lui était le plus nécessaire, dans une circonstance surtout où son zèle, son esprit d'ordre, l'austère franchise de ses rapports, pouvaient lui être si utiles. Cette perte fut grande, ainsi que celle du maréchal Bessières; l'empereur ne la répara jamais, aussi l'entendait-on souvent rendre hommage à la mémoire de cet officier; Duroc, Duroc, s'écriait-il toutes les fois qu'une chose était mal faite ou lui déplaisait. Duroc était un ancien élève de l'École-Militaire de Paris; passé dans celle de Pont-à-Mousson lorsque la première fut supprimée, il était rentré bientôt après dans l'artillerie; il commandait l'artillerie de la place de Monaco lorsque l'empereur fut nommé au commandement en chef de l'armée d'Italie. Le général eut occasion de voir le jeune officier; il apprécia son mérite, l'emmena comme son aide-de-camp, et ne s'en sépara plus. Peu de têtes étaient aussi bien organisées que celle du maréchal Duroc; il avait un esprit prompt, analytique; il saisissait avec une sagacité rare. Quelque mal arrangé que fût un rapport, il démêlait sans effort ce qu'il renfermait.
Il avait tant d'ordre, qu'obligé de prescrire de l'armée diverses choses qui devaient se faire à Paris, il indiquait les papiers de son cabinet dans lesquels on trouverait les renseignements dont on aurait besoin pour l'exécution de ce qu'il commandait.
C'était lui qui avait établi cet ordre admirable qui régnait dans les palais impériaux, à la réparation et à l'ameublement desquels il avait présidé. Le service économique de l'intérieur de la cour était réglé comme la dépense d'une administration publique, et cependant le luxe et la somptuosité étaient étalés partout.
En offrant de suspendre le mouvement de ses troupes, l'empereur espérait se mettre en communication directe avec les Russes et se soustraire à l'intervention d'une puissance dont les projets ne lui échappaient pas. Il voulait la paix, mais il la voulait solide, honorable, fondée sur les intérêts des divers états, et non sur les convenances de ses ennemis. Aussi ne cessait-il, dans ses instructions comme dans sa correspondance, de recommander à son plénipotentiaire d'aviser aux moyens de préparer quelque ouverture direct. L'Autriche, à ses yeux, était déjà dans la coalition, il s'adressait au chef et se souciait peu de passer par l'intermédiaire d'un des membres de la ligue armée contre lui; mais tout était déjà convenu entre les souverains: ils avaient déféré la question de paix au cabinet de Vienne; c'était à lui qu'il fallait s'adresser. Ainsi déçu dans ses espérances, Napoléon se résigna et accepta la médiation. L'Autriche avait enfin obtenu ce qu'elle avait poursuivi à travers tant de ruses et d'artifices; mais quelle était notre position naturelle? Le traité de Paris subsistait-il? L'alliance était-elle rompue? Voilà ce qu'il s'agissait de déterminer. Le duc de Bassano demanda des explications à cet égard. Le comte de Metternich accourut et s'épuisa à le convaincre qu'il n'y avait pas opposition entre ces deux actes, qu'il s'agissait seulement de faire quelques réserves. Pressé de s'expliquer sur la nature de ces réserves, il déclara modestement qu'elles devaient s'étendre à toutes les stipulations qui pouvaient affecter l'impartialité du médiateur. Il abusait des mots, car placer toutes les stipulations dans les réserves, c'était annuler le traité. L'empereur, blessé de ces bas artifices, offrit de briser les liens qui paraissaient être à charge à l'Autriche. Metternich refusa; mais, passant au mode de discussion qui devait être adopté au congrès, il ne craignit pas d'afficher la prétention que la France n'y parût que par l'intermédiaire du cabinet de Vienne. L'empereur repoussa bien loin une inconvenance semblable et lui fit remettre un projet [7] où, cherchant à replacer sur ses bases l'Europe ébranlée par trente ans de guerre, et à substituer à la paix partielle une paix générale, négociée non dans le cabinet, mais à la face de l'Europe, il appelait tous les peuples, tous les partis, à débattre leurs intérêts respectifs, comme il en avait été usé à Munster, à Nimègue, à Riswich, à Utrecht, etc. Metternich n'avait pas d'objection bien plausible à opposer. Il élagua ce qu'il y avait de plus généreux dans le projet, signa le reste et se retira.
[7: 1° S. M. l'empereur d'Autriche offre sa médiation pour la pacification générale.
2° Sa dite majesté, en offrant sa médiation, n'entend pas se présenter comme arbitre, mais comme un médiateur animé du plus parfait désintéressement et de la plus entière impartialité, et ayant pour but de concilier tous les différends, et de faciliter, autant qu'il dépendra de lui, la pacification générale.
3° La médiation s'étend à l'Angleterre, aux États-Unis, au roi d'Espagne, à la régence de Cadix et à toutes les puissances des deux masses belligérantes.
S. M. l'empereur d'Autriche leur proposera les villes de Vienne ou de
Prague pour le lieu du congrès.
4° S. M. l'empereur des Français accepte pour lui et ses alliés la médiation de S. M. l'empereur d'Autriche, telle qu'elle est proposée par l'article ci-dessus.
Elle accepte également pour le lieu des congrès celle des deux villes de Vienne ou de Prague qui sera le plus à la convenance des autres parties belligérantes.
5° Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront dans lesdites villes, dans les cinq premiers jours de juillet, sous la médiation de l'Autriche, afin de commencer les négociations, et soit par des préliminaires, soit par une convention, soit par un traité de paix particulier, de faire cesser l'effusion de sang qui afflige le continent.
6° Si au 20 juillet l'une des deux parties belligérantes dénonce l'armistice conformément à la convention du 4 juin, les négociations des congrès n'éprouveront pour cela aucune interruption.]
L'empereur d'Autriche était venu se placer à Prague, sous prétexte d'être plus près pour les communications qu'il avait à faire à l'un et à l'autre parti, comme médiateur.
Le roi de Prusse et l'empereur de Russie avaient leurs quartiers à Schweidnitz, ils pouvaient par conséquent communiquer avec Prague autant que cela leur convenait. Cette époque aura une place si importante dans l'histoire, que l'on ne saurait entrer dans trop de détails et d'observations pour mettre le lecteur en état de juger comment sont arrivés coup sur coup les malheurs qui ont détruit le plus bel édifice de gloire qui ait été élevé par la puissance du génie.
Il y avait armistice; cette mesure était au moins la preuve que l'empereur ne se refusait pas à faire la paix, puisqu'il était le maître de ne pas accorder une suspension d'armes qui lui faisait perdre les avantages qu'il avait pris sur les armées ennemies depuis l'ouverture des hostilités. On ne pouvait pas douter, dit-on, du désir des Russes de faire la paix; cependant elle ne s'est pas faite. Voyons comment.
Les Autrichiens avaient été nos alliés dès la campagne de 1812; si elle eût réussi, elle aurait sans doute été suivie de quelques arrangements politiques préjudiciables à la Russie, et favorables à la Prusse et à l'Autriche.
Dans la situation où les choses étaient arrivées, il ne pouvait plus être question de ce projet; la paix ne pouvait se faire que sur d'autres bases; aussi il n'a jamais été dans les intentions de l'empereur de reprendre les projets de la campagne précédente, les événements de Lutzen et de Bautzen ne l'avaient pas assez avancé pour cela.
Mais si l'on croyait ne pas devoir demander de sacrifices aux Russes et aux Prussiens, il devait paraître tout au moins injuste de songer à demander à l'empereur d'en faire de son côté d'assez grands pour satisfaire tout le monde; c'était cependant ce qu'on lui proposait: et qui? des alliés qui non seulement avaient fui, et reconnu par des traités la cession des provinces qu'ils redemandaient, qui avaient marché sous ses drapeaux pour lui en acquérir de nouvelles, à la seule condition qu'il leur en reviendrait quelque part.
Si les Autrichiens n'eussent voulu que faire faire la paix, ils n'avaient autre chose à faire qu'à ne pas se mêler de la guerre, même sans rester nos alliés, puisqu'ils avaient cru pouvoir honorablement nous abandonner dans les circonstances où nous étions.
S'ils fussent restés neutres, la Prusse et la Russie étaient obligées de faire la paix. Elles étaient déjà au bout de leurs ressources, et avaient été obligées de prendre le parti de la retraite dès le début de la campagne. Elles auraient traité sur l'Oder, pour avoir des conditions plus raisonnables que celles qui leur auraient été imposées sur la Vistule ou le Niémen.
Si donc elles n'ont pas traité pendant cet armistice, c'est qu'elles étaient, comme je l'ai dit, assurées de l'Autriche. Et pourquoi avaient-elles recherché l'Autriche? Ce n'était pas pour obtenir les conditions qu'elles savaient bien qu'on ne leur refuserait pas, ni pour rejeter celles qu'on ne pourrait plus leur proposer; mais parce que l'empereur de Russie ne voulait pas s'exposer de nouveau au danger auquel il avait échappé à Tilsit et dans la campagne d'hiver précédente.
La meilleure preuve que la Russie et la Prusse étaient dans l'impuissance de refuser de traiter, c'est qu'ils s'adressaient tous deux à l'Autriche pour contre-balancer par son poids la prépondérance que l'empereur avait déjà reprise sur eux.
On parlait sans cesse de cette prépondérance, et on ne permettait pas à la France de faire d'objections à tout ce que ces mêmes puissances avaient acquis pendant qu'elle faisait sa révolution.
L'empereur de Russie, en faisant déclarer l'Autriche, a fait quelque chose de très-habile. S'il n'avait pas eu la fortune favorable, il aurait repris le chemin de ses états avec son armée, bien persuadé que les Français n'auraient pas la fantaisie de l'y suivre une autre fois, et prendraient de préférence la route de Vienne, que la même circonstance leur aurait ouverte.
Il aurait ainsi laissé ses alliés dérouler la fusée, et se serait mis hors de cause. Si, au contraire, la fortune lui avait été favorable, il aurait, au moment de traiter, ajouté à ses prétentions celles de ses alliés, qui ne pouvaient plus alors être satisfaites qu'aux dépens de la France. C'est-à-dire que cela amenait sa ruine, ce que la Russie voulait pour n'avoir plus rien à en redouter, et que, devenant la plus forte des puissances qui restaient intactes, elle était naturellement l'arbitre des destinées du monde.
C'est assurément une grande monstruosité que cette conduite de la part des gouvernements, qui n'eurent pour maximes d'État que la soumission envers la prospérité et la mauvaise foi envers l'adversité. Ces sentiments-là ne devraient jamais habiter sur les trônes, mais puisque le malheur des temps avait porté la corruption jusque-là, il fallait s'arranger de ce que l'on y rencontrait, sans chercher à triompher par de l'équité, qu'on n'écoutait plus, de ce qu'on ne pouvait pas empêcher par la force.
Congrès de Prague.—Politique de l'Autriche.—L'empereur après ses victoires.—M. de Metternich.—Résultat des conférences.
L'empereur, après Lutzen, avait écrit à l'empereur d'Autriche pour proposer aux alliés la réunion d'un congrès à Prague.
Le congrès eut lieu; la Russie y envoya, comme son négociateur, un Alsacien, que nos lois ne nous permettaient pas de reconnaître comme un agent des puissances étrangères. La Prusse y envoya M. Trardenberg, qui s'attacha à l'envoyé de Russie. La France y envoya M. de Caulaincourt et M. de Narbonne, le même qui était ambassadeur à Vienne. L'Autriche y envoya M. de Metternich. L'Angleterre fit mettre en route lord Aberdeen, pour assister à ces conférences comme son ministre plénipotentiaire; mais il n'arriva pas avant la rupture de l'armistice. Ce cas paraissait avoir été prévu, car il avait aussi une mission d'envoyé près l'empereur d'Autriche, dont il prit le caractère.
Napoléon avait agréé la médiation dès le moment où, après la bataille de Lutzen, il proposa d'entrer en négociation pour la paix. Un mois s'était écoulé depuis que l'empereur avait demandé l'ouverture d'un congrès. Il faisait presser, le 15 juin, pour parvenir à la convention qui devait régler l'offre et l'acceptation de la médiation, et déclarait qu'il était prêt à la signer. Il faisait connaître en même temps, pour prévenir toutes difficultés, qu'il ne pouvait négocier que dans les formes consacrées par l'usage, et par des plénipotentiaires qui, réunis à ceux des autres puissances, échangeraient leurs pleins pouvoirs, et entreraient en explication, ce qui était une définition claire et précise d'une négociation par conférences.
M. de Metternich adhéra assez exactement à ces dispositions par une note datée du 22, qu'il remit lui-même à Dresde le 26. La question y fut de nouveau traitée, comme tenant essentiellement à celle de la médiation. On fut parfaitement d'accord. Ces mots, «Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront,» furent choisis d'un commun accord pour instituer une négociation par des conférences, et éloigner l'idée d'un arbitrage où chaque partie aurait plaidé séparément sa cause devant le plénipotentiaire du médiateur, arbitrage contre lequel l'empereur s'était justement et fortement prononcé, et dont M. de Metternich niait que sa cour eût jamais eu la prétention. Les formes ainsi convenues furent prescrites aux plénipotentiaires français dans leurs instructions. Le comte de Narbonne était depuis longtemps à Prague: ses pouvoirs lui avaient été expédiés le 16. Les procédés et les lenteurs des ennemis et de l'Autriche, au sujet de la prolongation de l'armistice, occasionnèrent un retard de quelques jours dans le départ du duc de Vicence, qui, de son côté, jugeant sans doute les dispositions de l'étranger, et prévoyant l'événement, ne se pressait pas de partir, et élevait des incidents sur des demandes d'argent et sur d'autres arrangements économiques. Il partit enfin le 27.
L'empereur, qui avait reçu sous le sceau du secret des notions sur les engagements contractés à Trashenberg par l'Autriche avec les alliés, était parti le 25, à quatre heures du matin, pour Mayence, afin d'y régler les dispositions à faire en France, dans le cas, sinon certain, au moins probable, de la guerre, et de se mettre en mesure, même contre l'Autriche, comme il le dit, dans sa lettre du 29 juillet, au duc de Vicence. L'on voit en effet l'influence qu'exerçait sur son esprit l'aspect général des affaires.
M. de Metternich, à l'arrivée de M. de Vicence, savait l'empereur absent, et n'ignorait pas que lui seul pouvait autoriser des modifications aux formes convenues pour les négociations. Il fit son plan en conséquence; au moment où il désespérait d'empêcher le congrès de s'ouvrir, et où les plénipotentiaires français demandaient que les pouvoirs fussent échangés en commun, il repoussa la forme convenue des conférences, et mit en avant celle des transactions par écrit, appliquant fort mal à propos l'exemple du congrès de Teschen, exception unique à l'usage général, où il y avait deux médiateurs, au lieu d'un, qui négociaient ensemble, chacun représentant l'intérêt de la partie qui l'avait choisi, et où il ne s'agissait pas, comme à Prague, d'une négociation générale des grands intérêts du droit public de l'Europe, mais de la succession de Bavière. M. de Metternich, douze jours avant la déclaration de l'armistice, arrêtait ainsi dans le premier pas la négociation, par une difficulté au moyen de laquelle il forçait les plénipotentiaires français à attendre les ordres de l'empereur, qui était en France. L'Autriche, dans son manifeste écrit par M. de Gentz, avoue en quelque sorte l'artifice de son cabinet. «La forme dans laquelle les pleins pouvoirs devaient être réunis, et les déclarations réciproques entamées, objets sur lesquels il y avait déjà eu des pourparlers de tous les côtés, devint la matière d'une discussion qui fit échouer tous les efforts du ministre médiateur.»
Au reste la conduite que cette puissance tint à Prague était digne de celle qu'elle avait tenue depuis le commencement des négociations. Elle commença par mêler ses prétentions particulières à celles des autres alliés, puis elle voulut se constituer arbitre des contestations qui les divisaient, en sorte qu'il n'était plus question de terminer la première guerre, mais d'en commencer une nouvelle, en revenant sur tout ce qui avait été conclu dans les traités qui avaient suivi celui de Lunéville. Elle s'intitulait médiatrice, c'est-à-dire que, placée entre les deux parties, elle ne s'occupa des intérêts d'aucune, mais songea aux siens, se ménageant la faculté de prendre parti avec la puissance qui lui offrirait des facilités pour recouvrer à bon marché ce qui faisait l'objet de son ambition. Or, comme tout ce qu'elle avait perdu pendant les guerres qu'elle avait eues avec nous était, ou entre nos mains, ou dans celles de nos alliés, il n'en coûtait rien à l'empereur de Russie de lui en promettre le recouvrement, parce que, dans tous les cas, il n'aurait pas été forcé de le garantir, si les affaires militaires avaient mal tourné, ainsi que cela faillit arriver.
L'Autriche savait bien qu'elle n'avait de droits à ce qu'elle demandait, que par l'impuissance dans laquelle nous jetait sa conduite. Elle était forte de cela d'une part; elle l'était, de l'autre, de ce que la Russie et la Prusse n'auraient pu faire qu'une mauvaise paix sans son concours. Elle eut cela de supérieur, qu'elle connut bien sa situation et en tira parti, parce que, faisant la guerre pour la guerre, il était raisonnable de suivre le parti où il y avait le plus à gagner. On devait connaître tout cela avant d'aller à Prague combattre des arguments, et réfuter des propositions qui, quoique déloyales et même peu raisonnables, étaient celles du plus fort. Ou il ne fallait pas y aller, ou bien il fallait y porter en habileté ce qu'on n'en avait plus de prestige pour triompher de l'astuce de M. de Metternich. Mais nous étions dans une position difficile; nous devions être accablés, et pourtant l'empereur, loin d'outrer la victoire, avait toujours refusé d'accabler les vaincus. Toujours il arrêta ses triomphes, ne voulant pas, comme il le disait lui-même, pousser une nation au désespoir. Ce fut lui qui fit en Italie la première démarche pour réconcilier la révolution française avec l'Europe, et qui jeta les bases de la paix qui fut signée à Campo-Formio. Ce fut lui qui s'arrêta après les batailles de Marengo et de Hohenlinden, qui pouvaient le rendre maître de Vienne, il s'arrêta de même après la bataille d'Austerlitz, où il avait confondu la plus honteuse des agressions. Il en fit autant après Friedland, à Tilsit, de douloureuse mémoire, où il renonça à tous les avantages d'une guerre plus heureuse encore que la première, et ne poursuivit pas ses succès contre une puissance qui n'avait plus d'armée, afin de rendre la paix moins difficile, et d'assurer enfin d'une manière stable le repos de toute l'Europe. Tant de magnanimité ne méritait pas qu'on l'oubliât.
Une autre considération encore n'eût pas dû être perdue pour les souverains. Il avait calmé la fièvre révolutionnaire, et donné des lois à la démagogie qui les avait si longtemps menacés. On parlait de son insatiable ambition de gloire, de la fureur des batailles qui le tourmentait; mais il avait donné un gage de son désir de vivre en paix, en s'alliant avec la maison qui devait avoir contre lui le plus de ressentiments, et qui était celle dont il lui était le moins difficile de consommer la ruine.
Une dernière chose qu'on n'eût pas dû perdre de vue, c'est que Metternich se trouvait dans une position toute particulière. Placé entre les reproches de l'empereur d'Autriche, pour lui avoir conseillé la guerre de 1809, que la France lui attribuait aussi, et ceux de sa nation, qui avait été victime des calamités qu'elle avait attirées sur elle, il ne pouvait se dissimuler que, tôt ou tard, il éprouverait le ressentiment de la France, si jamais elle reprenait de l'influence à Vienne. Ce qu'il venait de faire, et ce qu'il avait fait en 1809, lui avait été trop préjudiciable pour qu'elle l'oubliât jamais. Il refit sa position avec son maître, en menant chaudement la négociation qui avait été commencée sans son insinuation, pour faire conclure le mariage de l'archiduchesse avec l'empereur. Il fit par là croire à la France qu'il disposait de tout à Vienne; et à Vienne, qu'il était agréable à la France. Cela fini, il eut quittance de la France; mais comme cela n'avait rien fait sur l'opinion publique en Autriche, où l'on savait qu'il n'avait pas eu la pensée du mariage, il regagna celle-ci en saisissant l'occasion de faire recouvrer à l'Autriche tout ce qu'elle avait perdu depuis dix et vingt ans.
Il ne devait pas compte des moyens qu'il employait pour y parvenir; il ne faut juger que du résultat, et il a été le plus habile.
Prétentions des alliés.—Mesures que prend l'empereur.—Le roi de Naples revient à l'armée.—M. Fouché à Dresde.—Conduite de l'impératrice-régente.—Sa recommandation au sujet des cas non graciables.
Les ennemis de l'empereur se sont plu à répandre qu'il avait été le maître de faire la paix moyennant l'abandon de Dantzig et de Hambourg. Cette assertion est fausse; les alliés redemandaient à peu près tout ce qu'ils avaient perdu, les uns par le traité de Tilsit, et les autres par le traité de Vienne, sans compter ce qu'ils n'avaient point reconnu, tel que la réunion de la Hollande, des villes hanséatiques et autres objets. Aucun d'eux ne parlait des compensations qu'ils avaient reçues, car enfin tout n'avait pas été des pertes pour eux, puisqu'ils avaient reçu des indemnités dans les mêmes traités qui concernaient ces concessions. À la vérité, ils avaient fini par être obligés de les recéder par une conséquence des autres malheurs qu'ils avaient éprouvés à la suite de nouvelles agressions de leur part; mais puisqu'il était question de rétablir l'équilibre de puissance entre les différents États, ce n'était pas le moyen d'y parvenir, car les uns auraient non seulement recouvré ce qu'ils avaient, mais même ce qu'ils n'avaient pas avant le bouleversement général dont ils avaient été les moteurs.
Je ne suis entré dans tous ces détails que pour prouver que l'empereur n'a pas eu pour faire la paix autant de facilité que ses ennemis se sont plu à le répandre et qu'on l'a forcé de faire la guerre, en ne lui offrant pas une paix complète et durable pour lui; aucune espèce de sacrifice ne lui eût coûté pour obtenir celle-là. Il avait d'ailleurs remis le soin des négociations à son ministre, et ne s'occupait principalement que de renforcer son armée, parce qu'il avait bien jugé que ses ennemis avaient résolu de miner sa puissance par la guerre. Il fortifiait Dresde, dont il avait fait sa capitale, et autour de laquelle il avait le projet de manoeuvrer, si une reprise d'hostilités suivait l'armistice; il pressurait tout ce qui pouvait lui donner un homme ou un cheval.
Il faisait fortifier Hambourg, et en tirait à peu près toutes les troupes qu'il y avait, pour les approcher de Dresde; elles furent remplacées à Hambourg par les troupes danoises, dont le gouvernement était rentré dans notre alliance depuis les batailles de Lutzen et de Bautzen.
L'empereur fit faire les plus grands efforts à tous les princes confédérés qui lui étaient encore attachés, et ne négligea rien de ce qui pouvait augmenter sa puissance physique pour qu'il en rejaillît quelque chose sur sa puissance morale.
Il rappela le roi de Naples à l'armée. Ce prince avait cru l'empereur perdu sans ressource, lorsque les batailles de Lutzen et de Bautzen le ramenèrent à son devoir. Après la campagne de Russie, il avait abandonné l'armée dont l'empereur lui avait confié le commandement, pour courir en toute hâte à Naples s'occuper de ses propres affaires; il avait eu la bonne foi de croire qu'il pourrait rester roi sans l'appui de l'empereur: l'expérience a prouvé, comme on le verra, que déjà à ce voyage qu'il fit à Naples il avait eu des rapports avec les ennemis.
La reine de Naples avait été déclarée régente du royaume avant le départ du roi pour la campagne de Russie. Elle aimait l'autorité, et avait eu besoin de celle de l'empereur pour prendre à Naples le titre qui était l'objet de son ambition. Elle faisait un bon usage du pouvoir, et eut le rare talent de l'employer à se faire aimer; elle avait la main ferme, mais le coeur si généreux, que son gouvernement n'était qu'une suite de bienfaits répandus autour d'elle; elle estimait et respectait son mari, mais elle aurait volontiers conservé son autorité sans partage, en sorte qu'elle ne nuisit point au retour du roi son époux, à un commandement qui rendait au sien toute l'étendue qu'il avait primitivement. Le roi de Naples rejoignit l'empereur à Dresde pendant l'armistice, et reprit le commandement du peu de cavalerie que nous y avions.
L'empereur avait également appelé de Paris à Dresde le duc d'Otrante (M. Fouché): on augurait de là qu'il voulait l'employer aux négociations. Je savais le contraire, l'empereur n'avait appelé M. Fouché que pour être dispensé de s'occuper de lui encore une fois d'une manière désagréable, car il était informé qu'il commençait à intriguer à Paris, et qu'il y aurait infailliblement fait faire quelques sottises, pour faire dire ensuite que, durant son administration, pareille chose ne serait pas arrivée. M Fouché était d'une nature impatiente, avait toujours besoin d'être occupé de quelque chose, et le plus souvent contre quelqu'un. Il s'était déjà rapproché de l'intérieur de l'impératrice, où il cherchait à établir son crédit pour s'en servir lorsqu'il en serait temps.
Je ne fus personnellement pas fâché de cet éloignement, qui me dispensait d'entendre davantage les condoléances des uns et des autres, qui regardaient comme impossible que M. le duc d'Otrante ne revînt pas à un poste auquel chacun le croyait exclusivement propre.
Si l'empereur ne l'eût pas appelé à Dresde, il est vraisemblable que nous n'aurions pas vécu longtemps en bonne intelligence, car j'étais bien résolu de lui faire un mauvais parti au premier pas que je lui verrais faire dans une intrigue dont le but ne pouvait être que de jeter du ridicule sur moi: nous aurions vu lequel des deux aurait gagné l'autre de vitesse. J'étais bien éloigné de partager l'opinion de ceux qui lui prêtaient tant d'habileté. Nous verrons si l'expérience a justifié mon opinion.
Le gouvernement de l'impératrice-régente était doux, et semblait fait pour la malheureuse circonstance dans laquelle nous nous trouvions. Elle présidait le conseil des ministres, guidée de l'archi-chancelier. Ce prince allait lui-même la prévenir dans son appartement, lorsque le conseil était réuni, et il la suivait jusque dans la pièce où il avait lieu.
L'impératrice avait fait ordonner que, dans le ministère du grand-juge, qui rendait compte des opérations des tribunaux, on ne lui soumît pas de cas non graciable, parce qu'elle ne voulait pas mettre son nom au bas d'un jugement quelconque, si ce n'était pour faire grâce; effectivement, elle l'a faite bien des fois; elle n'y mettait point d'ostentation; on ne prenait aucun soin de lui en faire les honneurs en répandant partout le bruit de sa bonté; on le savait par ce qui l'entourait et qui l'aimait. Elle ne faisait point de frais pour conquérir; elle était simple et naturelle; elle recevait tout ce qui cherchait à se rapprocher d'elle, mais n'aurait jamais fait quoi que ce fût pour attirer ceux qui n'y étaient pas portés naturellement.
Sans doute elle aurait eu aussi ses ennemis, comme toutes les souveraines, mais jusqu'alors elle n'était l'objet que du plus profond respect et de l'admiration générale. J'aime à répéter que, dans aucune circonstance, je n'ai été dans le cas d'avoir recours à des moyens particuliers pour la faire bien accueillir d'un public qui l'estimait particulièrement, et qui était naturellement porté à l'aimer.
Tout allait fort bien en France; on s'y taisait sur les maux que l'on avait soufferts, on comptait sur une heureuse issue des conférences de Prague, qui étaient devenues le sujet de la sollicitude générale; on était plein de l'espérance d'une paix prochaine, parce que l'armistice, qui devait expirer le 8 juillet, avait été prolongé jusqu'au 17 août. Il y avait tout lieu d'espérer que ce temps serait bien employé, et suffisant pour régler et terminer des discussions sur lesquelles il fallait bien finir par s'entendre.
C'est dans ces circonstances qu'il arriva en Espagne un désastre qui ne pouvait que nuire aux espérances de l'opinion publique en France, et embarrasser les négociations de Prague, en ce que les ennemis pouvaient tirer avantage d'une position que nous n'occupions plus en Espagne.
Manoeuvres de l'armée anglaise.—Bataille de Vittoria.—Pertes immenses de matériel.—Retraite.—L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.—Le général Moreau.—Bernadotte.—Madame de Staël.
Après la réunion des armées des maréchaux Soult et Suchet, l'armée anglaise était retournée dans ses positions au-delà de Salamanque.
Après le départ du maréchal Soult pour Paris, son armée resta sous les ordres du roi.
On retomba dans la même faute que l'année précédente, on ne s'occupa point de l'armée anglaise, devant laquelle on aurait dû être campé à vue, ou bien ne pas la combattre. Mais il y avait un mauvais génie qui avait soufflé sur la direction de nos armes dans ce pays-là; chacun alla reprendre sa petite vice-royauté, s'occupant peu de ce qui pourrait arriver.
Le maréchal Suchet retourna en Catalogne. Le ministre de la guerre, le duc de Feltre, auquel l'empereur avait laissé en partant la direction des opérations en Biscaye et en Navarre, avait employé l'ancienne armée du maréchal Marmont à parcourir les deux provinces en colonnes mobiles pour poursuivre des guérillas qui ne méritaient assurément pas autant d'importance que l'armée anglaise, en sorte qu'il ne restait réuni en corps d'armée que ce qui était venu d'Andalousie. Le roi était, je crois, à Valladolid ou même à Madrid lorsque l'armée anglaise se porta en avant. Il suffira, pour donner une juste idée de la manière dont l'empereur était servi, de dire que ce fut de Paris qu'on fit partir l'ordre adressé au général Clausel, qui commandait l'armée qu'avait eue Marmont, de se réunir à l'armée du roi. Ses troupes étaient en colonnes mobiles dans la Navarre lorsqu'il le reçut. L'on peut juger du temps qui fut perdu pour la marche des troupes, par celui qui fut employé à faire parvenir depuis le point menacé, d'abord à Madrid ou à Valladolid, l'avis de l'approche des Anglais, ensuite à en faire part à Paris, et y demander l'emploi des troupes qui étaient en Navarre, enfin à faire recevoir à celles-ci l'ordre de marcher; il y avait en sus une ligne d'échelons très-forte pour maintenir la communication entre Bayonne et le quartier du roi.
On avait accumulé à Vittoria un matériel immense d'artillerie, provenant de toutes les évacuations successives auxquelles on avait été forcé; tout ce matériel aurait dû être renvoyé, ou à Bayonne, ou au moins mis dans une autre place d'Espagne; mais faute de chevaux ou d'autre chose, il avait été laissé à Vittoria. La situation de notre armée était à peu près telle que je viens de le dire. Pendant que tout ce temps se perdait dans l'armée française, l'armée anglaise commençait un grand mouvement, qu'elle exécuta avec autant de tranquillité que si elle n'avait point eu d'ennemis devant elle.
Le général anglais avait sans doute bien calculé tout ce qui était à l'avantage de ses projets, et une fois qu'il eut pris l'initiative des mouvements, il la conserva jusqu'au moment où la fortune couronna ses efforts dans les champs de Vittoria.
La reddition d'Astorga et l'évacuation de tout le royaume de Léon lui donnèrent la possibilité de manoeuvrer avec toute son armée (après avoir rallié la division espagnole qui venait de la Galice), et de la conduire par le revers des montagnes en prolongeant la route de France, de manière à venir menacer la communication de Bayonne avec notre armée, en débouchant sur Biviesca, Miranda ou Vittoria, selon ce que la fortune lui offrirait de plus avantageux à faire.
Ce mouvement, qu'il n'aurait osé entreprendre devant un ennemi actif et manoeuvrier, s'exécuta sans coup férir, comme une marche simple en pleine paix.
Lorsque l'armée française en fut informée, il était déjà trop tard pour rallier toutes les troupes avec lesquelles on pouvait combattre le général anglais, qui, ne dépendant de personne, était absolu dans tout ce qu'il entreprenait.
L'armée française prit le parti de se retirer successivement du Douro sur Burgos, puis sur l'Ebre, et enfin sur Vittoria, parce que l'armée anglaise, de beaucoup supérieure à elle, prolongeait notre droite, sur laquelle elle avait de l'avance. On arriva ainsi jusqu'à Vittoria, où l'on comptait attendre la réunion des troupes qui devaient venir joindre l'armée du roi; mais l'armée anglaise arriva avant nous, déboucha sur la droite de la nôtre, qui combattit ayant Vittoria en arrière de sa droite, et faisant face à l'ouest: le succès ne fut pas longtemps indécis.
Des troupes que l'on ramenait ainsi en retraite depuis Cadix jusqu'aux frontières de France, voyaient, aussi bien que leurs généraux, qu'elles auraient beau faire des efforts, qu'elles n'empêcheraient pas l'armée anglaise de les repousser, parce qu'elle était éminemment plus forte.
Pendant que l'action était engagée sur toute la ligne, l'armée anglaise fit déboucher un corps de cavalerie par sa gauche, et se porta jusque sur la route de Vittoria à Bayonne. Ce mouvement mit le désordre dans l'armée française, parce que cette troupe de cavalerie poussa jusqu'au parc d'artillerie et à celui des voitures de tous les réfugiés qui la suivaient. Chacun ne pensa plus qu'à son bagage, en un instant cette armée fut mise dans une déroute complète. Voilà comment des troupes qui, quelques années auparavant, étaient supérieures à ce que furent jamais les armées romaines, perdirent par la licence, et le peu de soin que l'on eut d'elles, cette discipline et cette élévation de courage sans laquelle les peuples les plus belliqueux ne parviendraient jamais à la supériorité qu'ils obtiennent sur les autres.
La bataille de Vittoria fut une faute: elle ne devait être ni donnée, ni l'être où elle le fut, ni enfin engagée comme elle le fut, et par-dessus tout cela, elle ne fut qu'une fuite honteuse.
On y perdit cent cinquante pièces de canon, et le triple ou le quadruple de voitures tant d'artillerie que d'équipages; les troupes revinrent par la route de Navarre, n'emmenant avec elles qu'une pièce de canon et pas une seule voiture. Elles se rallièrent, et prirent la route de France par Pampelune, sans même songer à ce qu'allait devenir le corps du général Clausel, qui avait reçu l'ordre de joindre l'armée du roi. Ce général était déjà arrivé en Aragon, et remontait le long des bords de l'Ebre par Tudela, pour gagner Miranda, d'où il aurait été en communication avec cette armée; heureusement une de ses reconnaissances ayant poussé jusque sur la grande route de Miranda à Vittoria, à un lieu nommé la Puebla, y fit quelques prisonniers anglais, qu'elle ramena au général Clausel, à qui ils apprirent l'événement arrivé la veille à notre armée, et à la suite duquel elle s'était retirée par la route de Pampelune, où l'armée anglaise la suivait.
Le général Clausel fut en conséquence obligé de retourner sur ses pas, et de descendre le cours de l'Ebre pour aller se mettre en communication avec le maréchal Suchet en Catalogne, et lui faire part de ce qui était arrivé; il put ensuite exécuter l'ordre qu'il avait reçu, de rejoindre l'armée du roi, en passant par Jaca et Yverdun. Nous étions ainsi hors de toute l'Espagne de ce côté-là, et il semblait que l'on eût fait exprès de faire naître toutes les occasions de fonder la gloire de l'armée anglaise, qui, pour la troisième fois, remportait un succès complet sur la nôtre, laquelle, quoique composée des mêmes troupes qui avaient vaincu les Russes, les Prussiens, fut battue par celles des Anglais. Mais le général anglais doit convenir lui-même que ce n'était ni le nombre ni la qualité des troupes qui nous manquait en Espagne; il n'y fallait qu'un homme qui, sans même avoir une capacité extraordinaire, eût été actif, ferme, probe, sévère jusqu'à la rigueur et prudent.
Personne n'eût osé piller, ni manquer à son devoir, et lorsqu'il aurait commandé à ses lieutenants de se réunir à lui, ils n'auraient été occupés que du soin d'obéir promptement, et non pas de chercher des prétextes pour éluder ses ordres, ou justifier des retards qui nous ont successivement conduits au bord de l'abîme.
Cette affligeante nouvelle vint bouleverser toutes les têtes à Paris; il y en avait qui allaient jusqu'à en être bien aises, sous prétexte que cela hâterait le dénouement d'une guerre qui était insupportable à la nation.
L'empereur reçut cette nouvelle à Dresde, lorsque l'armistice était déjà renouvelé, sans quoi les hostilités eussent peut-être recommencé de suite. On doit penser comment il accueillit cette nouvelle, et quelles tristes réflexions il dut faire.
Ce fut à peu près à la même époque que le général Moreau parut en Prusse. Son arrivée au milieu de nos ennemis surprit tout le monde; car que venait-il faire dans le camp des Russes? pourquoi lui avaient-ils envoyé une frégate? à quoi le destinaient-ils? Ce n'était pas à commander ni diriger leurs armées. Sans faire tort aux talents du général Moreau, il n'en avait pas déployé de si extraordinaires à la tête des armées françaises, pour qu'ils allassent le chercher au fond de l'Amérique, et le prier de leur donner des leçons. Je rends plus de justice à l'armée russe, que j'ai connue. Elle a un bon nombre d'officiers-généraux auxquels il ne manque que des occasions pour égaler au moins le général Moreau. Ce n'était pas de sa réputation militaire que les Russes avaient besoin; ils ne voulaient que tirer parti de la célébrité que ses malheurs lui avaient donnée. C'était un moyen nouveau que l'empereur de Russie mettait en usage; il espérait, avec le général Moreau, mettre de la division dans notre armée. Et comment douter qu'il n'eût déjà alors des projets de bouleversement, et de substituer le général Moreau à l'empereur, en cas de succès? Que doit-on penser des sentiments dans lesquels on recherchait l'alliance de l'empereur d'Autriche, avec une arrière-pensée de flétrir sa fille, et enfin de ses ministres, qui lui firent contracter cette alliance sans demander ce que signifiait la présence du général Moreau à Prague, où il venait d'arriver? On devait le deviner à l'étiquette du sac. J'ai toujours cru particulièrement que cette idée d'envoyer chercher le général Moreau en Amérique avait été suggérée à l'empereur de Russie par le maréchal Bernadotte, à la conférence d'Abo, qui avait eu lieu l'année précédente. Je ne serais même pas surpris qu'Alexandre se fût servi de Bernadotte pour écrire au général Moreau, et le décider à accepter ce qu'il lui proposait.
Je crois d'autant plus que l'idée première vient de Bernadotte, qu'il n'y avait guère que lui qui alors pouvait avoir démontré à l'empereur de Russie les facilités qu'offrait l'exécution d'un pareil projet, en le mettant au fait des antécédents qu'il y avait entre Moreau et Fouché, auxquels Bernadotte lui-même n'avait pas été étranger, et que l'empereur Alexandre ne connaissait pas, du moins aussi bien que lui. À son tour, Bernadotte n'avait pas trouvé cette idée tout seul, et je crois que ce fut madame de Staël qui la lui donna à son passage en Suède pour se rendre en Angleterre, lorsque, croyant devoir fuir la tyrannie, elle quitta Coppet vers le commencement de 1812.
Puisque l'occasion s'en présente, qu'on me permette de dire quelques mots sur madame de Staël, qui a jugé convenable d'en dire tant de moi.
Elle a cru bien faire en n'épargnant, dans un de ses ouvrages, ni l'injure ni la calomnie, et cependant un esprit éclairé comme le sien ne pouvait pas ignorer que ce sont des moyens faibles. Toutefois elle est peut-être excusable, parce que, vivant loin de la scène dont elle a voulu retracer le tableau, ses ombres ont pu la tromper, et d'après ce qu'elle ajoute elle-même, que, dans ces temps-là, «hors de Paris, elle ne voyait ni n'apprenait rien,» on peut penser que, faute d'avoir vu le grand jour à cette époque, il ne lui a pas été possible de mieux juger ce qu'elle ne pouvait pas pénétrer. Tout ce qu'elle dit à ce sujet est plein d'aigreur, et cette aigreur vient des mesures sévères qui furent prises contre elle. Peut-être bien aussi vient-elle d'une vanité offensée qui donne à sa vengeance tout l'éclat de sa célébrité.
Toute injure qui porte sur un fait faux ne blesse pas; elle ne doit et ne peut nuire qu'à celui qui n'a pas rougi de la prononcer.
Madame de Staël m'a fait l'honneur de me distinguer pour m'insulter exclusivement. Je suis sensible à cette bienveillance, et je suis seulement surpris qu'elle n'ait pas remarqué que cette préférence de sa part pouvait me sortir de l'obscurité qu'elle me reproche. C'est du reste le moindre des cas où son animosité ait égaré sa raison.
Si j'aimais à me venger, j'aurais ici une belle occasion de le faire, et pour cela, plus heureux que madame de Staël, qui a été obligée d'avoir recours à son imagination, je n'aurais qu'à raconter. Son esprit fort s'oubliait parfois, Corinne avait ses faiblesses, et j'ai bonne mémoire.
Je me renfermerai donc dans mon sujet, et je ne dirai que quelques mots sur son voyage dans le Nord. Suivant elle, c'était une fuite pour se soustraire à la tyrannie. Elle manifesta le désir de se rendre en Amérique; on n'y apporta aucun obstacle; de là elle eût pu se rendre en Angleterre, puisqu'elle ne voulait que respirer un air libre. Elle a cependant préféré aller à Coppet. Quelle tyrannie pouvait-elle y craindre? De Coppet, qui pouvait l'empêcher d'aller au bout du monde? Coppet, d'ailleurs, était en Suisse alors comme aujourd'hui, et on y respirait un air libre. Mais ce n'était pas la tyrannie impériale que fuyait madame de Staël; ce n'était pas celle qu'elle redoutait le plus, et nous eussions pu même lui en faire trouver le poids léger. L'espèce humaine est si méchante et si imparfaite, qu'elle semble chercher à se venger de toute supériorité qu'elle est forcée de reconnaître; or, celle de madame de Staël était incontestable, aussi n'a-t-on pas manqué les occasions de s'égayer, et on n'a guère ménagé les défauts de la cuirasse. Le meilleur remède à de semblables positions, c'est un voyage; mais c'est le comble du bien joué dans une femme quand elle peut, d'un seul coup, sauver les apparences et se venger.
C'est elle qui, en passant à Saint-Pétersbourg, se chargea d'amener Bernadotte à ce que désirait alors l'empereur Alexandre, qui, dans ce temps-là, avait bien autre chose à faire que de penser à des constitutions, comme veut le faire croire madame de Staël. Elle a été le chaînon de l'entrevue d'Abo où Bernadotte s'est livré à l'empereur Alexandre: ce fut elle qui donna l'idée d'envoyer chercher Moreau en Amérique.
Voilà comment madame de Staël a servi la restauration; elle s'est bien gardée de dire un mot de cela dans son ouvrage; on le conçoit aisément, parce qu'elle aurait dû renoncer aux éloges qu'elle y répand sur un dénouement qu'elle n'avait pas prévu, et tout-à-fait opposé à la tournure qu'elle espérait faire prendre aux affaires. Il faut convenir qu'elle avait bien des droits à la restitution des deux millions qu'on lui a rendus, malgré la Charte, qui prononce l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux. M. Necker (son père) n'avait pas été plus injustement saisi que tous ces malheureux paysans de la Vendée, que l'on enterrait dans leurs propres champs pour se donner le droit de les vendre au gré de convenances particulières, et M. Necker avait été une des premières causes de tous ces malheurs publics. Mais madame de Staël méritait à tous égards une préférence, et si le moment de la lui accorder n'était pas favorable, elle a bien saisi celui de la demander.
Si j'avais connu madame de Staël, nous y aurions gagné tous deux; je vois maintenant la sorte d'ennemis qui la tourmentaient, c'étaient des rivaux qui craignaient qu'elle ne les surpassât en talent, ou d'anciens entrepreneurs politiques, qui, ayant renoncé à un métier devenu dangereux, redoutaient les moindres rapports avec elle.
À l'époque où elle me sollicitait, je n'étais pas encore assez étayé pour me charger de ses ennemis réunis aux miens; elle ne m'aurait apporté de force que celle qu'elle aurait reçue de moi, et il m'aurait fallu la soutenir lorsque je me conduisais à peine seul: je ne pouvais donc faire qu'un mauvais marché; elle crut me pétrir comme un novice, et m'a su mauvais gré de m'en être méfié. Je vois maintenant que son fils avait raison en m'assurant que sa mère n'avait que du dépit contre l'empereur, et que rien n'aurait été si facile que de la mettre à ses pieds, parce qu'au fond elle en était l'admiratrice sincère. Je n'y ai pas cru, parce qu'il n'y avait qu'un cri contre elle, lancé même par ceux qu'elle croyait ses amis, et assurément il en est quelques-uns qui n'ont pas été étrangers à son exil.
Je reconnais aujourd'hui qu'elle avait moins d'inconvénients que beaucoup d'hommes; je suis même sûr que c'est elle qui a fait faire dans le temps la paix entre la république et la Suède, uniquement pour rester à Paris et y établir sa puissance au milieu des ruines de la bonne compagnie.
Madame de Staël traite mal l'empereur; mais elle ne l'atteint pas, tandis qu'elle prouve avoir été la plus malheureuse femme du monde de se voir dédaignée par celui qu'elle aurait voulu servir. Elle aurait effectivement tiré un bien meilleur parti pour sa gloire de tous les matériaux qu'une autre conduite de sa part eût pu mettre à sa disposition, que des basses calomnies auxquelles elle n'a pas craint de descendre.
Puisque je viens de parler du général Moreau, c'est le cas de dire qu'en cette occasion l'empereur fut si mal servi par ses agents diplomatiques, que le général Moreau était déjà arrivé à Berlin sous un nom supposé, lorsqu'il m'écrivit de Dresde pour que je cherchasse à approfondir quel était ce personnage mystérieux qui était arrivé à Berlin.
Je lui répondis courrier par courrier que c'était le général Moreau, et que je lui avais envoyé quelque temps auparavant l'avis de son départ d'Amérique, qui m'avait été apporté par un bâtiment américain entré dans les ports de France.
L'empereur n'avait point lu mon rapport; et, lorsque le second lui parvint, l'armistice de Dresde était dénoncé. Ce qui me porte à croire que l'idée d'envoyer chercher Moreau avait le but que je suppose à l'empereur de Russie, c'est qu'en se reportant à la situation dans laquelle étaient alors les affaires des Russes (au moment de la conférence d'Abo), il n'est pas déraisonnable de penser que le réveil du trouble et de l'anarchie en France était le maximum des succès que l'empereur Alexandre pouvait se flatter d'obtenir pour opérer une diversion qui lui était si nécessaire dans ce moment-là. Il était bien loin encore, à cette époque, d'envisager comme possible tout ce qu'il vit depuis par lui-même après son entrée à Paris.
On doit se rappeler qu'à l'époque où Moreau était à l'armée alliée, M. le comte d'Artois se rendit d'Angleterre, par mer, dans la Baltique, et que Bernadotte lui refusa de le laisser descendre à terre: il s'en retourna en Angleterre. Bernadotte ne lui avait refusé le passage que parce qu'il voulait être favorable au général Moreau. Jusqu'alors on n'avait pas osé admettre la supposition que les souverains alliés projetaient la chute de l'empire, en sorte qu'on n'avait pas de raison de s'expliquer le voyage du comte d'Artois, qui n'était vraisemblablement venu se présenter à l'armée alliée que parce qu'il savait que ce principe de subversion avait été adopté.
Je dirai, en suivant l'ordre que je me suis prescrit, toutes les raisons que j'ai à l'appui de mon opinion. Je les ai prises dans la conversation qu'eut avec l'empereur de Russie feu le général Reynier, qui avait été fait prisonnier à Leipzig et échangé à Troyes, où l'empereur Alexandre lui donna son audience de congé.
La bataille de Vittoria produisit partout l'effet le plus nuisible à nos intérêts; elle embarrassait notre position à Prague, et achevait d'ébranler la confiance de ceux de nos alliés qui nous étaient encore fidèles.
Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée d'Espagne.—L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.—Je demande à l'accompagner.—Mes motifs.—Réponse de l'empereur.—M. de Cazes.—Reprise des hostilités.—Le général Jomini.
L'empereur envoya en toute hâte le maréchal Soult, qu'il avait près de lui, prendre le commandement des troupes qui revenaient avec le roi d'Espagne. À cette occasion, il chargea le duc de Feltre d'écrire à ce prince pour le prévenir de cette disposition, afin qu'il fît aucune difficulté de remettre le commandement de l'armée au maréchal contre lequel on le savait personnellement indisposé depuis l'occupation de l'Andalousie.
Le maréchal Soult arriva à Paris avec la rapidité d'un trait, ne s'y arrêta que quelques heures pour prendre connaissance des ressources que le ministre de la guerre pouvait mettre à sa disposition, et courut prendre le commandement de l'armée, qui était à peu près sous les murs de Bayonne, où elle vint s'établir presque aussitôt. Le mois de juillet était écoulé, et on ne voyait pas encore les conférences de Prague suivies de quelque résultat; on n'osait plus se flatter de voir finir la guerre, et on aurait pu dire avec justesse que l'impatience publique s'était fait un calus qui la rendait insensible au mal.
Les espérances de paix achevèrent de s'évanouir, lorsque l'on vit que l'empereur appelait l'impératrice à Mayence, au lieu d'annoncer qu'il allait lui-même revenir à Paris; elle partit effectivement pour cette ville, où elle ne resta que très peu de jours avec l'empereur, qui n'y fut accompagné que par le général Drouot.
J'avais saisi cette occasion de donner à l'empereur une marque de dévouement à sa personne, en lui demandant la permission d'aller le voir à Mayence. Je voulais l'entretenir de tout ce que je remarquais, et qui n'était pas de nature à faire la matière de rapports écrits; j'insistai vivement pour obtenir ce que je désirais, en lui observant que je regardais cela comme si nécessaire, que j'avais pris des mesures pour que mon administration n'en souffrît point, et que mes dispositions étaient faites pour être en chemin une heure après avoir reçu sa permission, que je le priais de me faire transmettre par le télégraphe.
Je n'avais pas d'autres projets que de l'entretenir de tous les dangers que je prévoyais, et du besoin que l'on avait de la paix; je ne voulais que lui parler de ce qu'il avait fait lui-même dans tant d'autres circonstances contre ces mêmes ennemis, en s'arrêtant à propos, et le supplier de ne pas leur fournir l'occasion de satisfaire tous leurs ressentiments à la fois. J'aurais été inépuisable dans toutes les raisons que j'aurais prises au dedans et au dehors pour faire conclure la paix, même à tout prix, parce que je sentais vivement le besoin que l'on en avait, et je ne me serais laissé rebuter par aucune considération, parce que je n'aurais été dirigé par aucun projet d'ambition; d'ailleurs je savais que l'empereur voulait la paix, il m'avait même fait l'honneur de me l'écrire; il n'y avait que sur les sacrifices qu'il était difficile, aussi n'était-ce que sur ce point que je m'attendais à le trouver déterminé à ne pas céder. Peu m'importaient ses répugnances, j'en aurais triomphé, parce que le besoin de la paix une fois reconnu, les sacrifices pour l'obtenir n'étaient rien; je lui aurais cité ses propres ennemis, qui recouvraient aujourd'hui tous ceux qu'ils avaient faits depuis quinze ans. L'habileté ne devait consister en ce moment qu'à céder, parce que la force physique que l'on pouvait perdre, n'était rien en comparaison de la puissance morale que l'on recouvrait en ramenant la tranquillité. Je n'aurais pas promené les regards de l'empereur sur un champ de bataille gagnée, mais j'eusse mis sans cesse devant ses yeux les détails et le tableau d'un revers, qui ne pouvait être que proportionné aux efforts qu'il ferait sans doute pour le prévenir. L'empereur me répondit qu'il m'aurait fait venir à Mayence, s'il avait eu un peu plus de temps à y rester; mais qu'il était trop tard, puisqu'il devait en partir le lendemain ou le surlendemain; il ajoutait des choses obligeantes à sa lettre, mais elles ne diminuèrent pas le chagrin que me fit éprouver la résolution que je ne voyais que trop que l'on avait prise.
M. de Cazes, instruit que l'empereur devait venir jusqu'à Mayence, s'était hâté de s'y rendre pour le solliciter en faveur d'un fonctionnaire dont il était parent, et qui se trouvait gravement compromis. Avant de quitter Paris, il s'était muni de deux lettres, l'une de l'archi-chancelier, l'autre de moi pour appuyer sa demande. L'empereur le reçut et lui donna sur sa cassette 250,000 francs pour arranger des affaires qui, quoique étrangères à M. de Cazes, l'avaient déterminé à aller jusqu'à Mayence. L'empereur, toujours bon et généreux, ne s'en tint pas là, il m'écrivit d'employer toute mon influence à faciliter à M. de Cazes la conclusion des affaires désagréables dans lesquelles il allait s'engager. Je lui permis en conséquence de s'établir dans un de mes bureaux, d'où il envoyait lui-même mes propres agents chercher les personnes avec lesquelles il avait à traiter. Il fit tant et si bien, que la somme que l'empereur lui avait donnée suffit à tout. Je ne fus pas étranger au succès qu'il obtint, et j'aime à penser qu'il en a conservé le souvenir.
L'impératrice revint à Paris à peu près en même temps que l'empereur rentrait à Dresde, et l'armistice fut rompu le 17 août, d'après les conditions sous lesquelles il avait été conclu, c'est-à-dire qu'il ne fut point renouvelé, et que les hostilités furent permises. La destinée n'avait pas voulu que l'on détournât les événements qui en peu de temps ont achevé notre destruction; la fin des grandes choses s'approchait, il n'y eut plus de moyens de conjurer l'orage qui était prêt à fondre sur nous.
Voilà donc l'armistice dénoncé, et en même temps la notification de l'Autriche envoyée à l'empereur, par laquelle elle déclarait que, dans l'intention de hâter la fin de la guerre, elle portait le poids de ses armes du côté des alliés, qui reçurent par cette réunion un surcroît de forces de plus de deux cent mille hommes, tandis que l'empereur n'en recevait pas un. Malgré cette prodigieuse disproportion de troupes entre lui et ses ennemis, on verra combien peu il s'en est fallu qu'il ne sortît victorieux de sa position, et que, si, au lieu d'avoir une armée composée de soldats aussi jeunes, il en avait eu une de l'espèce de ceux d'Austerlitz, il aurait étonné les siècles à venir par ce qu'on lui aurait vu exécuter de prodigieux. Mais déjà les officiers-généraux de l'armée étaient atteints d'un dégoût qui ne se laissait que trop apercevoir.
On a beaucoup comparé l'empereur à Louis XIV. Tous deux en effet ont eu leur temps de prospérité, tous deux ont eu leur temps de revers. Louis XIV n'a été trahi que par la fortune, et Napoléon l'a été par ceux sur lesquels il devait le plus compter.
On pourrait répondre avec avantage à ceux qui s'obstinent à vanter les temps passés aux dépens des temps modernes, et le règne de Napoléon a effacé le siècle de Louis XIV.
Si on parle d'hommes de lettres, de poètes, d'écrivains célèbres, sans doute que le règne de Louis XIV en a fourni en grand nombre; mais le règne de Napoléon a été remarquable par les progrès des sciences et des idées positives. C'est sous Napoléon que le savoir s'est répandu, que le peuple a connu sa dignité, et que les honneurs et la fortune ont été le prix du talent et des services rendus.
Napoléon, qu'on dit avoir été si despote, l'a-t-il jamais été autant que Louis XIV, et a-t-on vu à sa cour des maîtresses titrées ou des princes légitimés?
Je laisse à d'autres le soin de compléter le parallèle, je me borne à dire que dans mon opinion, et malgré les calomnies et les passions, Napoléon a surpassé Louis XIV et tous ceux qui pourraient lui être comparés.
Sans doute aucun des lieutenants de l'empereur n'a pu l'égaler, et aucun sans doute n'a eu la prétention qu'on le pensât; aussi n'est-ce pas avec lui qu'il faudrait les mettre en parallèle. Mais qu'on les compare aux hommes de guerre de l'histoire, Ney, Masséna, Soult, Lannes, Davout, Suchet, Macdonald, et tant d'autres généraux que je pourrais citer, soutiendront la comparaison avec avantage.
Pourquoi donc avec tant d'hommes habiles les revers se sont-ils succédé? ne s'était-il donc formé à la plus grande école de guerre qui fut jamais, aucun homme capable d'embrasser l'ensemble des opérations d'une armée dont les corps avaient à agir dans plusieurs directions? Néanmoins qu'on me permette de le dire, et en cela je ne crois point diminuer la juste renommée de nos généraux, mais avec l'empereur ils ont perdu leur éclat, comme ces diamants qui, loin de la lumière, ne jettent plus de feux.
Les troupes commencèrent à se réunir; le corps du maréchal Ney était à Liegnitz, et il commençait son mouvement de concentration, lorsque le général Jomini, qui était chef de l'état-major de ce corps d'armée, passa à l'armée ennemie. Il justifia par cette désertion tous les soupçons que l'on avait eus de ses rapports avec l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, rapports dont il a été question au commencement du volume précédent.
Il est à présumer que le général Jomini, qui était Suisse, et au service de France, avait jugé l'empereur comme devant succomber contre autant d'ennemis, et qu'alors se trouvant sans état, il avait préféré saisir l'occasion d'une nouvelle fortune, qui lui semblait aussi assurée que la première lui avait paru l'être, au moment où il s'y était attaché.
S'il a eu quelques motifs particuliers pour prendre ce parti, je ne les ai point connus.
Le corps du maréchal Oudinot, qui était dans la direction de Glogau, se concentra et prit sa direction par Cotbus, Enbenau et Cossen; il avait avec lui le corps saxon commandé par le général Reynier, et celui du général Bertrand; le tout faisait un total de plus de quatre-vingt mille hommes, qui devaient marcher sur Berlin, et attaquer le corps ennemi qui était commandé par Bernadotte, arrivé depuis peu avec ses Suédois; il avait avec lui le corps du général prussien Bulow, et beaucoup de milices de cette nation avec quelques troupes russes.
On évaluait ce corps à une centaine de mille hommes; il était posté à quelques lieues en avant de Potsdam.
Le corps du maréchal Macdonald se concentra dans les environs du Loewemberg en Silésie, sur le Bober; il avait avec lui le corps du général Lauriston.
Les corps des maréchaux Marmont et Mortier se concentrèrent dans les environs de Dresde, ainsi que le corps organisé avec des troupes nouvellement arrivées, et qui étaient commandées par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, aussi nouvellement arrivé à l'armée.
Le maréchal Augereau avait été envoyé avec une seule division en Bavière pour soutenir le corps bavarois qui s'était organisé dans l'Inn-Firteld, après la déclaration de guerre des Autrichiens, à laquelle on s'était attendu [8].
[8: Je prie le lecteur de considérer que je ne parle sommairement des évènements militaires, que parce qu'ils font partie de l'époque dont j'écris l'histoire. N'ayant plus été à l'armée depuis 1809, je ne puis prononcer sans appel sur tout ce qui est mouvement d'armée; je renvoie mes lecteurs que cela peut intéresser aux auteurs militaires qui ont traité avec la plus scrupuleuse exactitude des mouvements de nos troupes en 1812, 1813, 1814 et 1815. Placé comme je l'étais alors, je n'ai pu en apercevoir que les conséquences sur l'opinion publique.]
Je ne me souviens pas où était le maréchal
Victor, je crois qu'il était sur la rive gauche de l'Elbe, dans la direction de Vittenberg ou de Torgau, mais il se réunit aussi à Dresde. Le général Vandamme commandait le corps du maréchal Davout, qui avait été envoyé à Hambourg comme gouverneur général, et où l'empereur avait de grands projets; le maréchal Davout avait avec lui les troupes danoises, et de nombreux détachements de conscrits venus de France, dont il fit un magnifique corps d'armée.
Depuis la nouvelle occupation de Hambourg par nos troupes, on avait mis cette portion de territoire hors du régime constitutionnel; on s'est beaucoup élevé contre cette mesure, mais l'on n'a pas considéré qu'elle ne fut prise que pour retenir les peuples de ces contrées dans l'obéissance, et arrêter des projets d'insurrection.
L'empereur avait le projet d'ouvrir les hostilités en pénétrant par la Silésie en Bohême, où les trois armées combinées étaient amoncelées, et formaient une multitude si considérable, qu'il fallait un grand talent et une grande habitude du mécanisme des masses pour être en état de déployer tous les moyens qu'offraient celles de cette armée.
Les militaires, de quelque nation qu'ils soient, qui ont fait la guerre d'Italie, ainsi que celles de 1805 et de 1807, doivent convenir que, si l'empereur avait eu en Saxe une armée composée de soldats aguerris et rompus à la marche, comme l'étaient ceux qui l'ont suivi dans ses immortelles campagnes, il eût dispersé toutes les armées autrichienne, russe et prussienne, en très peu de temps. Il les aurait obligées à manoeuvrer sans cesse, et à cette partie-là les Français auraient infailliblement été les plus forts; malheureusement il n'avait que des soldats peu exercés, et nullement formés à la marche, aussi la fortune l'abandonna-t-elle bien vite.
Il ne laissa sur la rive gauche de l'Elbe que le corps du maréchal Saint-Cyr, qui se plaça à Pirna pour couvrir Dresde, que l'on avait fortifié par six bonnes redoutes.
Pendant qu'il faisait marcher le corps du maréchal Oudinot sur Berlin, il se porta avec le reste de son armée, par Dresde et Bautzen, sur le Bober; mais à peine était-il arrivé à Loewemberg, qu'il eut connaissance du mouvement qu'avaient fait les armées ennemies, elles étaient passées de Silésie en Bohême, par Schweidnitz, et avaient pris la route de Teplitz et de Peterswald, pour se porter sur Dresde, par la rive gauche de l'Elbe. Le maréchal Saint-Cyr, qui était à Pirna, s'était retiré dans la ville, dont il garnissait l'enceinte. L'empereur ramena toute l'armée sur Dresde, à marches forcées, excepté le corps de Macdonald, qu'il laissa sur le Bober. Le 26 août, il parut à Dresde au moment même où les ennemis forçaient les redoutes dont il avait entouré la ville.
Il était temps que l'armée arrivât. Elle déboucha, attaqua sur-le-champ, reprit les redoutes qui avaient été emportées, et se déploya en avant de Dresde. Ce fut la jeune garde qui frappa ce coup de vigueur. L'armée se plaça le soir, ainsi que pendant la nuit du 26 au 27 août, de la manière suivante: son aile droite, où se trouvaient les corps des maréchaux Ney et Victor, était à la droite de Dresde, adossée à l'Elbe, et ayant en réserve toute la garde ainsi que la cavalerie. Dresde formait le centre de la position. L'aile gauche avait la route de Pirna en avant de son front, appuyant la droite à Dresde. Cette aile gauche était composée des corps de Vandamme et de Saint-Cyr, et, je crois, du maréchal Marmont.
L'armée ennemie formait la circonvallation parfaite; les Russes ainsi que les Prussiens composaient sa droite, la gauche était presque entièrement formée d'Autrichiens.
Bataille de Dresde.—Mort du général Moreau.—Retraite des alliés.—Échec du corps de Vandamme.—Ce général est fait prisonnier.—Revers.—L'empereur est forcé de changer ses premières combinaisons.—La fortune cesse de nous être favorable.
Le 27 août, l'empereur fit commencer l'attaque par son aile droite, où j'ai dit qu'était placée toute sa cavalerie. Il fit déborder l'extrême gauche des Autrichiens, et en suivant la ligne de circonvallation que formait cette immense armée ennemie, il combattit avec des forces supérieures chacune de ses parties, sans que les masses énormes par lesquelles elles auraient pu être secourues, se missent en mouvement. Le bonheur voulut encore que le temps, qui était couvert, amenât un orage qui versa des torrents de pluies, au point que le feu de la mousqueterie ne prenait pas. On profita de cette circonstance pour faire charger toutes les masses ennemies par notre cavalerie, qui n'était presque composée que de très jeunes gens. Elle les rompit et fit autant de prisonniers que l'on en avait fait dans nos plus brillantes batailles.
C'est dans cette journée que le général Moreau, qui suivait l'empereur Alexandre, eut les deux cuisses emportées d'un coup de canon. On a prétendu que cet accident lui était arrivé en portant un ordre de l'empereur de Russie, mais je n'ai pas entendu deux versions semblables à ce sujet.
Ce n'est pas la mort du général Moreau qui mit du désordre dans l'armée ennemie, elle ne contraria qu'une partie des projets de l'empereur de Russie, qui substitua bientôt une autre idée à celle qu'il avait eue en appelant le général Moreau près de lui.
Nous avions si bien profité du moment de l'orage pour nous étendre et prendre une position qui non seulement débordait la gauche des ennemis, mais qui de plus nous permettait de côtoyer toute leur ligne par derrière, qu'ils furent obligés de changer leur position; c'est alors que le désordre se mit parmi leurs innombrables colonnes. Elles prirent le mouvement qu'on leur faisait faire pour un mouvement de retraite qui, du reste, paraissait commandé par le revers qu'elles venaient d'essuyer.
Les chemins, naturellement mauvais dans ce pays, étaient devenus impraticables; la pluie avait surtout gâté les traverses. Les différentes colonnes ennemies étaient trop éloignées du défilé de Peterswald dont nous étions maîtres, et notre cavalerie les suivait de si près qu'elle ne leur laissa pour rentrer en Bohême que des défilés pénibles et jusqu'alors peu pratiqués. Les alliés perdirent un matériel énorme en voitures de toute espèce, et un personnel considérable, puisque nous comptâmes trente-deux ou trente-trois mille prisonniers de guerre. Jusque-là tout allait à merveille.
Lorsque l'armée ennemie fit son mouvement de retraite, les corps qui composaient sa droite étaient trop éloignés des défilés de la Bohême pour qu'ils pussent y arriver sans tomber dans les mains de notre cavalerie qui côtoyait déjà l'armée ennemie en la remontant derrière sa gauche; mais ils étaient assez près du défilé de Pirna pour qu'il ne fût pas déraisonnable, de la part du général ennemi, de leur ordonner de se retirer par ce point. Il n'y en eut que deux qui purent y arriver: le premier était composé de Russes sous les ordres du général Osterman-Tolstoi, qui tenait l'extrême droite de l'armée ennemie; le deuxième était composé de Prussiens sous les ordres du général Kleist, qui était à la gauche de celui du premier.
L'empereur, en voyant le mouvement rétrograde des armées ennemies, avait bien pensé qu'une bonne partie de leurs troupes, c'est-à-dire leur droite, ne pouvait rentrer en Bohême que par Peterswald. Il avait en conséquence ordonné le mouvement suivant. Son extrême gauche était, comme l'on sait, composée du corps de Vandamme. Il avait à sa droite le maréchal Saint-Cyr, et celui-ci à la sienne le maréchal Marmont, qui s'appuyait sur Dresde. Ces trois corps avaient l'Elbe derrière, et la route de Pirna à Dresde devant eux.
L'empereur ordonna à ces trois corps de marcher par leur gauche et de suivre la route de Pirna. Le général Vandamme se trouvait ainsi en tête; il était suivi par le maréchal Saint-Cyr, qui lui-même l'était par le maréchal Marmont.
La tête de cette colonne ne put arriver au défilé de Peterswald, que lorsque le corps russe du général Tolstoi l'eut passé; mais le général Vandamme, ne pouvant se persuader qu'il ne serait pas suivi, ne balança pas à pénétrer dans le défilé, et à suivre le corps du général russe. Malheureusement, en descendant ainsi en Bohême, il ne fit pas garder le défilé de Peterswald, qu'il laissait derrière lui; à la vérité, il comptait sur la marche du maréchal Saint-Cyr et du maréchal Marmont qu'il dit avoir prévenus du mouvement qu'il faisait en avant. Mais n'importe qui a failli dans cette occasion, le fait est que Vandamme ne fut pas soutenu, et que le défilé étant ainsi resté libre, le corps du général Kleist qui suivait celui du général Osterman, passa, sans se douter de cette circonstance [9], entre le corps du maréchal Saint-Cyr et celui du général Vandamme, qui se trouvait ainsi en avant de lui. On entendit bientôt le bruit du canon; c'était le général Vandamme qui était aux prises avec le général Osterman, et qui, pendant le plus fort de l'action, vit déboucher derrière lui des troupes qu'il prit d'abord pour celles du maréchal Saint-Cyr, mais par lesquelles il ne tarda pas à être attaqué. Ne pouvant s'expliquer comment cela avait pu arriver, il fit ses dispositions pour se défendre en avant et en arrière, ce qui l'affaiblit sur tous les points à la fois. Le moral de ses jeunes soldats n'était pas à la hauteur d'une position aussi difficile; il les forma vainement en carré; il fut enfoncé, perdit son artillerie avec sept ou huit mille prisonniers parmi lesquels il était lui-même. Le reste s'éparpilla, gagna les bords de l'Elbe à la faveur des bois, et rejoignit l'armée.
[9: Ce fait m'a été attesté par des officiers-généraux en 1822.]
On marcha tant que l'on put au bruit du canon du général Vandamme; mais on ne put pas arriver avant sa défaite, et voilà comment le corps prussien du général Kleist, qui aurait dû être pris, décida la dispersion de celui de Vandamme; chose qui ne serait pas arrivée, si, au lieu de descendre en Bohême, ce général était resté au défilé de Peterswald, où il aurait intercepté les Prussiens, ou si, lorsqu'il eut fait son mouvement, le maréchal Saint-Cyr fût venu le remplacer.
Lorsqu'on vint annoncer cet événement à l'empereur, il était à Dresde, tourmenté par des coliques violentes que lui avait occasionnées la pluie froide qu'il avait reçue sur le corps pendant toute la bataille du 27. Il en eut de l'humeur, mais le mal était sans remède; il ordonna à son aide-de-camp, le comte de Lobau, de prendre le commandement des débris du corps du général Vandamme. On rassembla quinze à vingt mille hommes; on les réarma, on les équipa, et en très peu, de temps, ce corps se trouva remis, au moral, de la perte qu'il avait éprouvée. Elle n'aurait eu qu'un bien faible effet sur le reste de la campagne sans deux événements qui la suivirent coup sur coup.
La bataille de Dresde avait eu des effets si surprenants, que l'empereur avait songé à leur donner toute la suite que rendait possible le vaste plan sur lequel les opérations des alliés paraissaient basées. Les masses énormes de leurs troupes rentraient en Bohême par des chemins déjà difficiles, et gâtés par le mauvais temps.
Elles ne pouvaient y arriver qu'en désordre, et, avant que toute cette multitude eût été ralliée et reformée d'après un nouveau plan, l'initiative des mouvements ne pouvait lui être contestée.
Avant le malheur arrivé à Vandamme, il voulait marcher lui-même par la route de Pirna avec le corps de ce général, ceux de Saint-Cyr et de Marmont, qu'il aurait fait suivre par la garde; de cette manière, il serait arrivé, avec la plus grande partie de l'armée, sur n'importe quel point de l'intérieur de la Bohême, longtemps avant la réunion des colonnes ennemies. De plus, il entrait en communication naturelle avec le corps du maréchal Macdonald, qui était resté sur le Bober. Si ce mouvement eût réussi, il aurait été bientôt suivi d'un événement de guerre qui aurait surpassé tout ce que l'empereur avait fait jusqu'alors, et ses ennemis eussent éprouvé une défaite d'autant plus grande, que leur nombre les rendait moins mobiles. Mais le temps qu'il fallut pour réorganiser le corps du général Vandamme fit perdre des moments précieux que les ennemis mirent à profit.
La fortune avait cessé de nous être favorable. Le maréchal Macdonald, qui avait reçu ordre de déboucher du Bober, et de passer cette rivière, éprouva un échec encore plus grave que celui de Vandamme; il fut obligé de se retirer en désordre, ayant perdu beaucoup de monde, ainsi qu'un matériel d'artillerie énorme.
Le maréchal Oudinot avait reçu ordre de se porter sur Berlin, qui était couvert par le corps du général Bulow, lequel venait d'être rejoint par les Suédois, commandés par Bernadotte.
Le maréchal Oudinot avait avec lui les corps du général Bertrand et du général Reynier, qui commandait les Saxons: il avait encore d'autres troupes; son corps dépassait quatre-vingt mille hommes; il marcha jusque près de Potsdam. Le général Reynier faisait tête de colonne; il rencontra les ennemis, et les attaqua, à ce que l'on dit, assez précipitamment, afin d'agir hors de l'influence de son général en chef, ce qui était devenu un peu trop ordinaire dans l'armée. Mais toujours est-il vrai que le maréchal Oudinot aurait pu et dû arriver plus tôt sur le champ de bataille. C'était à lui à empêcher le général Reynier de s'engager seul, ou à le faire soutenir par ses autres corps, une fois qu'il fut engagé. Au lieu de cela, il ne fit rien; Reynier combattit avec ses seuls Saxons contre tout le corps de Bulow. Ses troupes, voyant qu'elles étaient inhumainement sacrifiées sans qu'on s'occupât à les appuyer, plièrent bientôt, et prirent la fuite. On essaya de les rallier, on voulut faire donner les troupes du général Bertrand; mais le mouvement était imprimé, la confusion fut bientôt extrême. Le maréchal Oudinot éprouva des pertes considérables en tout genre, et fit à la hâte sa retraite sur l'Elbe, dans la direction de Torgau. Il vint jusque sous le canon de cette place.
Ce funeste événement, arrivé en même temps que celui qu'avait éprouvé le maréchal Macdonald, dérangea totalement les projets de l'empereur. Au lieu de chercher à profiter des succès de la journée du 27, il fallut songer à défendre la rive droite de l'Elbe.
L'empereur répara les pertes du maréchal Oudinot en le faisant joindre par des troupes que lui conduisit le maréchal Ney, qui était dans les environs de Wittemberg. Ce maréchal prit le commandement de tout ce corps, nouvellement réorganisé; il reporta en avant son armée, qui n'était pas encore remise du coup qu'elle avait essuyé: son mouvement coïncidait avec celui que l'empereur faisait lui-même sur le Bober, où il s'était porté avec la meilleure partie de l'armée pour réparer l'échec qu'y avait reçu le maréchal Macdonald.
Si ces deux mouvements avaient réussi, la conséquence raisonnable qui aurait pu en résulter aurait été d'obliger la majeure partie des forces des alliés qui étaient en Bohême, de repasser en Silésie pour venir s'opposer à l'empereur; mais la fortune en ordonna autrement.
Les choses allaient bien sur le Bober où l'empereur s'était porté de sa personne, lorsqu'un nouveau malheur, arrivé au maréchal Ney, vint encore lui faire abandonner ses premiers projets.
Le maréchal, ne consultant que son ardeur, marcha droit devant lui sur une très grande profondeur; il fut attaqué pendant son mouvement, tant en tête que par son flanc gauche, sur lequel Bulow donna avec ses Prussiens. Il rompit ainsi la ligne d'opérations du maréchal Ney, et y mit un tel désordre, que toute cette armée revint à la hâte sur l'Elbe, d'où elle était à peine partie; elle éprouva une perte encore plus grande que la première fois. Cet événement ramena l'empereur sur Dresde, et l'obligea d'abandonner toute espèce de plan d'opérations sur la rive droite de l'Elbe pour concentrer ses troupes sur la rive gauche. Il avait toujours les places situées sur le cours de ce fleuve et espérait former quelque combinaison nouvelle pour améliorer une situation de choses que cette suite d'accidents avait successivement aggravée. Il se trouvait dans la même position que Frédéric dans sa dernière campagne; mais il était moins heureux que ce grand roi, en ce que là où il n'était pas en personne, on n'éprouvait que des revers, tandis que Frédéric avait quelques généraux qui savaient gagner des batailles.
Le moral était rentré dans l'armée ennemie qui s'accroissait de tous les revers partiels de la nôtre. L'empereur n'avait plus de troupes à appeler à lui, et celles qu'il avait commençaient à souffrir des privations de vivres, qui devenaient plus rares à mesure que le cercle du terrain qu'elles occupaient se rétrécissait.
Marche du maréchal Augereau.—Défection de la Bavière.—Irruption des
alliés en Saxe.—Mouvement de l'empereur.—Bataille de
Leipzig.—Défection des Saxons.—Passage de l'Elster.—Mort du prince
Poniatowski.
Depuis la bataille du 27, l'empereur avait songé à appeler à lui le peu de troupes françaises qui, sous les ordres du maréchal Augereau, étaient réunies à l'armée bavaroise sur les bords de l'Inn. Ces troupes formaient deux petites divisions. Si les succès de la bataille gagnée à Dresde le 27 rendaient leur présence inutile sur l'Inn, les revers dont elle fut suivie rendaient impérieux l'appel de ces troupes à l'armée; sans ces revers, la réunion des deux divisions du maréchal Augereau à la grande armée eût été une imprévoyance, parce qu'indubitablement les ennemis auraient été obligés de se renforcer de tout le corps autrichien qui était commandé par le général Frimont dans les environs de Lintz et de Wels aux frontières de la Bavière. Alors l'armée française et bavaroise combinée sur l'Inn, devenait inutile. L'arrivée de cette petite armée fit beaucoup de bien, mais n'était pas, à beaucoup près, proportionnée au besoin que l'on éprouvait partout de voir paraître de quoi ranimer les espérances.
Son départ livra la Bavière aux intrigues qui l'agitaient. Le général de Wrede se trouva affranchi de toute contrainte, jeta l'effroi partout, et bientôt la nouvelle de nos désastres, qui y arriva promptement, détermina ce pays à suivre le parti que lui commandait notre mauvaise fortune. Je reviendrai sur ce point tout à l'heure.
L'empereur était avec toute son armée sur la rive gauche de l'Elbe, menaçant toujours de porter l'offensive sur la rive droite, lorsque toute la grande armée ennemie sortit une seconde fois de la Bohême, où on avait été obligé de la laisser se réorganiser, au lieu d'aller la disperser comme cela avait été le premier plan de l'empereur.
Elle entra en Saxe, et vint, par l'intérieur de ce pays, occuper toutes les communications que l'empereur pouvait avoir avec la Saale et Leipzig; elle s'étendait beaucoup par sa gauche pour donner la main au corps de Bernadotte, qui, après avoir battu le maréchal Ney, avait passé l'Elbe un peu au-dessus de Magdebourg. La grande armée ennemie exécuta cette marche en évitant toute espèce d'action entre elle et l'armée que commandait l'empereur. Si ce prince était resté sur les bords de l'Elbe, l'armée ennemie eût effectué son mouvement sans coup férir, et l'eût infailliblement affamé dans son camp, en le resserrant successivement, et en évitant les batailles, ce qu'elle pouvait faire, puisque ses derrières étaient libres.
L'empereur, pour déjouer ce projet, quitta les bords de l'Elbe et vint se placer en avant de Leipzig, ayant l'Elster à dos, et comme il ne cherchait qu'une bataille générale, à la suite de laquelle il voulait reprendre tous les projets qu'il avait après celle de Dresde, il laissa le corps du général Saint-Cyr à Dresde, ainsi que de bonnes garnisons dans Torgau et Wittemberg.
À la guerre, les plus vastes combinaisons sont taxées d'extravagances, lorsqu'elles ne sont pas couronnées par le succès; il faut réussir, c'est là la condition indispensable. Mais quelle que soit la sévérité du jugement de l'histoire sur les événements de cette époque, il est juste de dire que, si cette célèbre bataille de Leipzig avait été gagnée par l'empereur comme l'avait été celle de Dresde, rien ne s'opposait à ce qu'il remarchât vivement sur cette place, ou sur un des autres points qu'il occupait sur l'Elbe, selon la direction que l'armée ennemie aurait donnée à sa retraite. Placé par cette manoeuvre sur la corde de l'arc que les ennemis auraient eu à parcourir pour arriver à un appui qui ne pouvait se trouver qu'en Bohême, rien, dis-je, ne s'opposait à ce que l'empereur y arrivât avant eux, et ne réparât par un coup d'éclat tous les malheurs de cette campagne. Si cela était arrivé ainsi, on aurait manqué d'expressions pour le louer, et il n'y a nul doute qu'avec l'armée d'Austerlitz et l'espèce de troupes qu'il eut jusqu'au fatal hiver de 1812, il eût vu son audacieuse conception couronnée du succès qu'elle méritait. Quant à moi qui l'ai servi dans les glorieuses années de sa carrière, je ne me permets de blâmer son entreprise à Leipzig que parce qu'il jouait sa dernière ressource; je voyais bien ce qu'il pouvait gagner, mais je ne le trouvais pas proportionné à ce qu'il courait le risque de perdre, surtout ayant des troupes médiocres, et ayant déjà appris la guerre à ses ennemis. Néanmoins beaucoup de considérations, étaient en sa faveur.
En se retirant de Dresde à Leipzig, il avait emmené avec lui le roi de Saxe et sa famille. Les princes qui composaient la confédération du Rhin étaient ébranlés, mais aucun n'avait encore abandonné son alliance; il recevait au contraire de leur part des assurances d'un constant attachement dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune. En se retirant de la Saxe, il perdait d'abord l'armée de ce pays, et avec elle successivement les contingents de tous les autres, dont les armées alliées se seraient grossies, c'est-à-dire que le résultat de sa retraite eût égalé les pertes de la bataille sans en entraîner aucune pour l'ennemi.
Bien plus, s'il s'était retiré, tout ce qu'il avait laissé sur l'Elbe était perdu. Un malheur de la situation de l'empereur, c'est que, parmi tant de guerriers éprouvés sur les champs de bataille dans mille occasions difficiles, pas un ne se fût élevé jusqu'aux hautes conceptions à l'exécution desquelles ils ont si noblement concouru.
Pendant qu'après la perte de la bataille de Leipzig, l'empereur ramenait les débris de son armée vers le Rhin, il y avait dans Dresde trente mille hommes, dans Torgau et Wittemberg, vingt-cinq mille au moins, dix à douze mille dans Magdebourg, plus de trente mille dans Hambourg. Tout ce monde devint inutile, on n'en tira aucun parti.
Malgré toutes les considérations qui semblaient porter l'empereur à risquer encore le sort des armes dans une bataille rangée, l'on ne peut penser, lorsqu'on l'a connu particulièrement, qu'il ne l'eût pas évitée, s'il avait été informé, comme il devait l'être, que tout ce qu'il pouvait craindre, soit après l'avoir perdue, soit en se retirant sans la livrer, était déjà arrivé d'un côté, et se préparait de l'autre.
Assurément, s'il avait su qu'aussitôt le départ des divisions du maréchal Augereau des bords de l'Inn, l'armée bavaroise avait ouvert des communications avec l'armée autrichienne, et que, par suite des fâcheux effets que nos malheurs avaient produits sur les princes confédérés d'Allemagne, le gouvernement bavarois, oubliant tout ce qu'il devait à l'empereur, avait signé presque aussitôt un traité d'alliance avec l'Autriche; s'il avait su qu'en conséquence de ce traité, les trois divisions bavaroises, qui, quelques jours auparavant, étaient campées à côté de celles du maréchal Augereau, s'étaient aussitôt mises en mouvement avec l'armée autrichienne qui leur était opposée, pour venir à marches forcées lui couper la retraite par la rive gauche du Mein, qu'elles passèrent à Asschaffembourg, il eût sans doute regardé comme inutile de combattre pour prévenir ce qui était déjà effectué. Il fut on ne peut pas plus mal servi, sous ce rapport, pendant toute la campagne.
Il y avait encore dans l'armée même une division bavaroise, sur laquelle il n'était plus permis de compter.
Mais ce qui ne peut s'expliquer, c'est que ses agents diplomatiques lui aient laissé ignorer que toutes les cours des princes confédérés se communiquaient déjà leurs intentions réciproques, en sorte que le parti de chacune d'elles était pris; il ne leur fallait que l'occasion d'éclater sans trop se compromettre.
L'armée saxonne, qui était campée avec la nôtre, était travaillée sourdement, et montrait les dispositions les plus hostiles; il n'y avait que les Polonais qui fussent inébranlables. Ils restaient ce qu'ils avaient constamment été, toujours prêts à verser leur sang pour celui auquel ils s'étaient attachés.
Les fonctionnaires qui, par état, devaient avoir un oeil vigilant sur ces relations, sont bien à plaindre d'avoir été abusés, ou bien coupables de n'avoir pas tout bravé, pour découvrir ces pénibles vérités, et n'avoir pas averti du danger que l'on courait. On avait l'habitude de se retrancher derrière l'empereur, il était le remède et la consolation à tout; personne ne l'aidait, il fallait qu'il pensât, devinât et agît pour tous.
Il vit cependant, quelques jours avant la bataille, toutes les chances défavorables qu'il avait à la livrer. Mais il n'était plus possible de l'éviter; d'une part, l'armée ennemie s'était tellement avancée, qu'une marche de retraite eût été bien difficile, quoiqu'elle n'eût jamais été comparable à la défaite qui suivit la fatale journée de Leipzig: on ne dérange pas aisément le plan d'opérations d'une armée entière, pour la faire agir dans un sens diamétralement opposé à ce que l'on avait projeté: il eût fallu pouvoir disposer de quelques jours, pour tenter de retirer au moins ce que l'on avait laissé sur l'Elbe; et déjà les heures que la fortune se lassait de nous accorder étaient comptées. Je n'étais pas à l'armée, et n'ai su que sommairement les incidents et les résultats de la bataille de Leipzig, dont les suites ont été immenses. L'empereur avait pris position en avant de la place, avec le projet de prendre l'offensive dans l'attaque, aussitôt que les armées ennemies se seraient assez approchées pour lui faciliter l'exécution de ses vues, qui demandaient une grande rapidité de mouvements décisifs. Mais indépendamment de ce que les incidents dont je viens de parler apportèrent une grande différence entre ce qu'il voulait entreprendre et ce qu'il lui fut possible d'exécuter, il eut encore le désavantage d'être prévenu dans l'attaque.
La veille du jour décisif, il y eut un combat extrêmement meurtrier qui acheva la destruction du maréchal Ney. Les troupes y combattirent avec leur valeur accoutumée, mais elles épuisèrent cette dose de moral dont les courages les plus héroïques même ont toujours besoin. Enfin dans l'événement qui suivit, elles furent mises dans un état de décomposition complet. L'armée fit son devoir, mais elle fut écrasée par le nombre, et surtout par une quantité prodigieuse d'artillerie. Cette méthode avait été introduite dans les armées depuis la guerre de 1809, où l'espèce médiocre des troupes que nous avions avait obligé d'y suppléer par le nombre des pièces de canon. L'artillerie fut augmentée au point que, sur le champ de bataille de Wagram, nous eûmes jusqu'à sept cent cinquante-six bouches à feu, y comprenant les pièces de position qui avaient protégé le passage du Danube [10].
[10: Je tiens ce détail du général Lariboissière, qui commandait l'artillerie de l'armée en 1809.]
Les ennemis, qui, depuis plusieurs années, imitaient l'empereur en tout, avaient aussi accru leurs forces dans cette arme; comme lui, ils avaient pris l'habitude de réorganiser l'artillerie étrangère, et de la faire servir sur le champ de bataille, en sorte que celle que les trois puissances déployèrent à Leipzig surpasse l'imagination.
Le grand usage de cette arme terrible rend en général les batailles peu décisives; mais lorsqu'elle est appuyée par une forte cavalerie, comme l'était celle que les puissances alliées déployèrent, elle devient un moyen de victoire assuré, surtout lorsqu'il est question de combattre en force double une armée qui a une rivière à dos, comme l'avait l'année française à Leipzig.
Dans l'affaire qui avait eu lieu la veille ou l'avant-veille, on avait fait prisonnier le général autrichien Meerfeldt; l'empereur le reçut au bivouac, eut avec lui un long entretien, et le renvoya avec des propositions pacifiques. Il était trop tard, les ennemis avaient la conscience de leurs forces; ils voyaient que la fortune nous avait tout-à-fait abandonnés. Ils ne pouvaient plus craindre un revers, particulièrement les Russes, dans les bras desquels toutes les puissances d'Allemagne s'étaient jetées; une victoire leur livrait le monde, tandis qu'une bataille perdue n'entraînait que des résultats médiocres, attendu la disproportion du nombre qu'il y avait entre eux et nous.
Il n'y a nul doute que si l'empereur avait eu avec lui les corps qu'il avait laissés sur l'Elbe, il aurait abandonné l'Allemagne. Il a fallu qu'une suite d'incidents fâcheux le missent dans la nécessité de jouer le tout pour le tout, ce qu'il n'a jamais fait depuis les belles époques de sa gloire.
Les ennemis attaquèrent l'armée en avant de Leipzig, je crois, le 18 octobre; le feu fut meurtrier. On fit de part et d'autre des prodiges de valeur. Ils devaient surprendre davantage de la part des troupes françaises, dont les plus vieux corps étaient les cohortes de gardes nationaux, qui avaient été mobilisées et mises en campagne depuis le mois de mars. La cavalerie n'était non plus composée que de recrues; les hommes et les chevaux étaient aussi neufs les uns que les autres; il n'y avait que l'artillerie qui fût en bon état. Quel que fût néanmoins l'appui qu'elle tirait de cette arme, l'armée n'eût pas résisté quelques heures à une attaque aussi vigoureuse sans la présence de l'empereur, qui se reproduisait partout.
Les ennemis étaient si nombreux, qu'ils apercevaient à peine les pertes qu'ils essuyaient. Leurs masses nous pressaient dans tous les sens; la victoire ne pouvait leur échapper. Elle aurait cependant été plus indécise sans la défection des Saxons. Au milieu de la bataille, ces troupes s'ébranlèrent, marchèrent à l'ennemi, comme si elles eussent voulu l'attaquer, et, faisant tout à coup volte-face, elles ouvrirent un feu violent d'artillerie et de mousqueterie sur les colonnes à côté desquelles elles combattaient quelques instants auparavant. Je ne sais à quelle page de l'histoire il faudrait remonter pour trouver un semblable trait. Cet événement apporta tout à coup une grande différence dans nos affaires, qui déjà allaient mal. C'est ici le moment de rappeler qu'avant la bataille, l'empereur avait renvoyé la division bavaroise qui était avec lui; il parla aux officiers en des termes qui sortiront difficilement de leur mémoire. Il leur dit que «les lois de la guerre les rendaient ses prisonniers, puisque leur gouvernement avait pris parti contre lui, mais qu'il ne pouvait pas oublier les services qu'ils lui avaient rendus; qu'en conséquence ils étaient libres de retourner chez eux.» Ces troupes quittèrent l'armée, où on les aimait, et prirent la route de la Bavière.
Le passage des Saxons dans l'armée ennemie obligea l'empereur à des mouvements qu'il n'aurait pas faits, surtout au milieu d'une action aussi chaude. Ces mouvements jetèrent le désordre parmi les troupes, dans un moment où on ne pouvait désirer trop de calme et de ce silence froid qui peut remédier à tout quand une bataille se décide. Il fallut bientôt songer à la retraite, qui s'exécutait déjà par suite de l'épuisement des forces physiques et morales des troupes, qui combattaient depuis le matin avec un désavantage marqué.
Les ennemis s'en aperçurent bientôt. Leurs attaques n'en devinrent que plus vives; il n'y avait plus que par le pont de Leipzig que la retraite pouvait s'effectuer, et l'on ne conçoit pas que l'état-major de l'armée eût négligé de faire construire plusieurs ponts: la chose aurait été d'autant plus facile, qu'une ville comme Leipzig offrait plus de matériaux et d'ouvriers qu'il n'en fallait, si ceux de l'armée n'avaient pas été suffisants.
Le prince de Neufchâtel dit avoir donné des ordres; l'artillerie et le génie soutiennent n'en avoir pas reçu. Oubli ou négligence, les conséquences n'en furent pas moins désastreuses.
Presque toute la gauche et une partie du centre étaient déjà retirées, et avaient repassé l'Elster, lorsque l'empereur le repassa lui-même. Il recommanda à l'officier d'artillerie qui était de garde au pont, où l'on avait préparé des artifices pour le détruire, de ne pas s'absenter, et de ne mettre le feu que lorsque les dernières troupes seraient en sûreté.
Les corps s'écoulèrent d'abord sans incident fâcheux; mais le désordre était tel que personne ne pouvait dire si sa colonne était ou n'était pas la dernière. Les tirailleurs ennemis avançaient; on se pressait sur le pont, la confusion était au comble.
L'officier, ne sachant pas quel était l'état des choses sur la rive ennemie, court à un officier-général pour s'en assurer. La foule le porte au loin, il ne peut revenir sur ses pas; ses artilleurs, qui voient déboucher des Allemands, des cosaques, mettent le feu aux artifices; le pont s'écroule, et le corps de droite, qui contenait les masses ennemies, est coupé.
Le bruit de ce malheureux événement lui arriva bientôt. Il se mit à son tour en désordre, et vint chercher un passage à travers champs et marais. Ce fut là le comble du désastre: les troupes furent prises en entier, et avec elles les généraux Lauriston et Reynier. Le prince Joseph Poniatowski, qui venait d'être fait maréchal de France, gagnait en ce moment les bords de l'Elster; il était blessé, mais ne consultant que son courage, il se jeta à cheval dans la rivière, où il périt malheureusement. On n'était pas plus brave que ce prince; impétueux, magnanime, plein d'aménité, il fut aussi regretté du parti qu'il servait qu'estimé de celui qu'il avait combattu.
Ainsi finit cette fatale journée de Leipzig, qui fit perdre à la France une belle et nombreuse armée et tous ses alliés.
Position du roi de Saxe.—Part que Bernadotte prend à la défection des Saxons.—État de l'opinion.—Mesures diverses.—Murat, ses intrigues et son départ.—Le général de Wrede.—Bataille de Hanau.—Irruption des cosaques à Cassel.—Arrivée de nos troupes à Mayence.—Déplorable état des choses et de l'opinion.
Le roi de Saxe était resté dans Leipzig; l'empereur alla lui dire adieu, et lui témoigna de sincères regrets de ce qu'il l'enveloppait dans sa mauvaise fortune. La position de ce prince était d'autant plus mauvaise, qu'il se trouvait exposé à tous les ressentiments des puissances qui avaient tenu une conduite moins estimable que la sienne. Son armée passa de nos rangs dans ceux des ennemis, mais ce ne fut ni par son ordre ni avec sa participation. On se servit cependant de son nom pour la séduire; on lui dit que le roi était entré dans l'alliance contre la France, et on l'enleva. Il n'y avait sorte de petits moyens de cette espèce que la Russie ne mît en jeu pour détruire l'influence de la France sur les armées des princes d'Allemagne. Mais celui de tous les coalisés qui abusa le plus de ces indignes moyens, fut Bernadotte. Il avait commandé les Saxons pendant qu'il combattait dans nos rangs, il se servit des relations que cette circonstance lui avait données parmi eux pour les égarer; correspondances, proclamations, séductions de toute espèce, rien ne fut épargné.
Après l'affaire de Leipzig, qui fut une véritable destruction, il ne restait pas d'autre parti à prendre à l'empereur que de regagner les bords du Rhin. L'armée prit la route d'Erfurth, Gotha, Fulde et Hanau; mais les subsistances manquaient partout. Cette fâcheuse circonstance acheva de mettre le désordre dans les troupes; je ne sais comment cela arriva, mais tous les frais qui avaient été faits pour remonter les équipages des vivres furent en pure perte. L'armée, ne trouvant pas de quoi vivre dans les villages situés sur la route qu'elle suivait, se répandit dans les terres, où elle croyait trouver de quoi satisfaire ses besoins. Il résulta de là qu'elle ne présentait plus d'organisation; c'était une multitude harcelée par les troupes légères ennemies, et qui se rapprochait presque par instinct de la frontière.
En passant à Erfurth, l'empereur laissa une garnison dans la place, afin de retarder la poursuite des ennemis, en les obligeant à aller prendre un détour pour venir rejoindre la route de Hanau, où se dirigeait notre armée.
L'on sut bientôt à Paris la nouvelle de l'état déplorable dans lequel étaient nos affaires: ce fut pour l'opinion publique un coup de massue qui acheva de détruire ses espérances de repos et de bonheur. On avait su la défection de la Bavière avant même que l'empereur en fût informé, et, qui plus est, on avait appris la marche de l'armée combinée de Bavarois et d'Autrichiens sous les ordres du général bavarois de Wrede, que l'empereur avait tant affectionné dans les campagnes précédentes. Il arriva à marches forcées à Hanau avant nos colonnes, et se préparait à donner le coup de grâce à l'armée française, qui avait si généreusement combattu pour l'indépendance de son pays, et qui en même temps avait fondé sa gloire et sa fortune particulière. Quand on est ingrat, on ne l'est jamais à demi. Il ne lui suffisait pas d'avoir soulevé son pays contre la France, il voulait donner le coup de mort à nos débris. Les Bavarois devinrent en un jour nos ennemis les plus implacables. Au lieu de combattre pour leur indépendance, ils oublièrent que, si l'empereur eût voulu les sacrifier à l'Autriche, il aurait éteint tous les ressentiments de cette puissance, et aurait, une bonne fois pour toutes, terminé avec elle.
Cette bataille de Leipzig augmentait prodigieusement la puissance morale des alliés; leurs forces physiques se grossirent encore des armées bavaroise, wurtembergeoise, enfin de tous les princes confédérés du Rhin.
Le ministre de la guerre servait encore l'empereur avec beaucoup de zèle; il jugea le danger que courait l'armée, et fit fort sagement marcher sur Francfort tout ce qu'il put rassembler de troupes à Mayence: en même temps, il proposa à l'impératrice, qui présidait le conseil des ministres, de lever et d'organiser promptement la garde nationale de la Lorraine, de l'Alsace, des bords du Rhin et de la Franche-Comté. Cette proposition fut adoptée, mais elle présentait mille difficultés dans son exécution, en ce que les arsenaux étaient dépourvus d'armes, qui avaient été envoyées en Pologne, avant le désastreux hiver de 1812, où elles tombèrent au pouvoir des ennemis.
On s'aperçut des embarras qu'on allait avoir pour subvenir aux besoins de l'armée. La position qu'avaient prise les Bavarois interceptait les communications de l'empereur avec la France, en sorte que l'on était livré aux conjectures; et lorsqu'une fois l'on pense en noir, l'imagination ne trouve plus de bornes qui l'arrêtent. La consternation était partout, on ne prévoyait plus que des malheurs, qui ne tardèrent pas à arriver.
C'est ici le moment de parler d'une anecdote qui mérite une place dans l'histoire.
Depuis quelque temps, la police de Rome avait rendu compte que, d'après des bruits publics, qui venaient de Naples, le gouvernement de ce pays avait prêté l'oreille aux propositions des Anglais, et se préparait à suivre le parti de la coalition. Quelque absurde que parût un semblable bruit, on le répandait avec tant de détails et de circonstances, qu'il était bien difficile de ne pas reconnaître qu'il y avait eu au moins quelques rapports entre le ministère napolitain et les agents du gouvernement britannique. Il fallait donc que le roi de Naples, qui était près de l'empereur à l'armée, où il commandait la cavalerie, eût donné des instructions particulières pour ouvrir ces négociations, ou qu'il ne se fût pas opposé à ce que la reine régente les ouvrît en son absence. De quelque manière que la chose se fût passée, le fait n'en était pas moins criminel, en ce qu'il donnait aux ennemis une idée de plus de l'état désespéré dans lequel étaient les affaires de l'empereur, que le roi de Naples lui-même abandonnait. On trouvait cela si coupable en France, que l'opinion en était soulevée; on se refusait à le croire, parce que le roi de Naples y avait la réputation d'un homme brave et loyal. Cependant rien n'était plus vrai, comme on va le voir.
Pendant que ces bruits s'établissaient à Rome, où ils ruinaient la confiance publique, l'on me rendait compte de Florence du passage par cette ville d'un personnage napolitain de haute considération, le duc de Rocca-Romana, grand écuyer de la cour de Naples, qui allait rejoindre son souverain à l'armée.
En comparant l'époque du passage de cet individu par les départements français au-delà des Alpes, avec la défection du gouvernement napolitain, on voit évidemment qu'il en était le messager, et qu'il n'avait pas d'autre mission que de prévenir le roi que tout était prêt, et qu'on n'attendait plus que lui.
Il passa par Lyon, gagna de là Strasbourg et Mayence, d'où il rejoignit l'armée au-delà de Hanau qu'il traversa avant qu'il fût occupé par les Bavarois. Il trouva le roi de Naples à Eisnach, où était son quartier-général; et, sur le rapport qu'il reçut, le prince partit précipitamment. Avait-il eu l'ordre de se porter en avant pour éclairer la marche de l'armée, dont la retraite était déjà menacée d'assez près pour que l'on ne pût plus en douter, ou bien se tenait-il loin de l'empereur pour pouvoir lui échapper, soit qu'il craignît qu'on fût informé de ses projets, ou que le moment de se dérober à ses regards fût arrivé? Je n'en sais rien, mais j'appris presque en même temps le passage par Mayence de M. de la Romana, et le départ du roi de Naples. Il traversa Mayence, Strasbourg, et les Alpes, qu'il franchit par le Simplon.
Il eut aussi le bonheur de passer par Hanau avant l'arrivée de l'avant-garde bavaroise, qui intercepta cette route presque aussitôt après, en sorte que l'empereur ne put lire tous les détails qu'on lui avait envoyés à ce sujet que lorsqu'il n'était plus temps.
Le passage subit du roi de Naples par la France surprit tout le monde. La première pensée qui se présenta fut que l'empereur l'envoyait en toute hâte en Italie pour réunir son armée et la joindre à celle du vice-roi, afin de préserver l'Italie d'une invasion dont elle paraissait menacée; cela semblait d'autant plus vraisemblable, qu'on savait les troupes anglaises de Sicile en mouvement. On n'attribuait pas le voyage du roi de Naples à un autre but; on était bien loin de la vérité.
Joachim passa par Turin, Florence et Rome, sans laisser échapper un mot qui trahît ses projets. Le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont, ni la princesse de Lucques, qui gouvernait la Toscane, n'en eurent le moindre soupçon. On s'en douta encore moins à Rome, où commandait le général Miolis. L'arrivée du roi de Naples fut bientôt suivie d'un nouveau danger pour l'Italie, où il ouvrit peu de temps après les hostilités contre les troupes françaises.
Ce fut dans le même temps qu'arriva la défection de la Westphalie. Les malheurs qu'avait éprouvés l'armée la rendait inévitable; mais, hâtée comme elle le fut par une irruption subite de cosaques, elle produisit en France une impression fâcheuse en ce qu'elle portait le cachet d'un abandon général de tous les alliés de l'empereur. On y était bien préparé, mais l'on avait de la peine à se persuader qu'une simple apparition de troupes légères pût le consommer. Voici comment cet événement eut lieu.
Pendant que l'armée de l'empereur était encore près de Leipzig, un corps de cosaques passa l'Elbe au-dessous de Magdebourg, marcha par le Hanovre, et vint avec une grande rapidité jusque près de Cassel, où le roi de Westphalie était encore.
La sécurité y était telle que l'officier-général russe qui commandait les cosaques arriva jusqu'aux lieux où l'artillerie westphalienne faisait l'exercice du tir du canon. Il y trouva quelques pièces avec leurs munitions qu'on avait crues suffisamment gardées par le voisinage de la capitale; il les emmena et poussa sur Cassel, que les cosaques traversèrent au galop.
Dans le premier moment, tout prit la fuite. Le roi fut obligé de se retirer, mais il fut fidèlement accompagné par les troupes de sa garde; il n'alla qu'à très peu de distance de sa capitale. Il apprit bientôt la force du corps qui l'attaquait.
L'infanterie qui était en garnison dans la ville s'était renfermée dans la citadelle. Les ennemis furent obligés de se retirer presque aussitôt qu'ils furent entrés; mais cela n'avança pas beaucoup les affaires du roi de Westphalie, qui fut obligé de suivre le mouvement de la grande armée et de venir derrière le Rhin, qu'il passa à Bonne ou Cologne. Ses gardes le suivirent jusque sur les bords du fleuve, où il les congédia; la plus grande partie retourna à Cassel, et les autres se retirèrent chez eux. Le roi vint à Paris ainsi que la reine, avec les personnes qui suivaient leurs destinées.
Il y avait déjà plusieurs jours que l'on était sans nouvelles de l'empereur. On n'en avait pas eu depuis que la communication était interceptée par la prise de Hanau. Ce prince était bien mécontent de la conduite du gouvernement bavarois, et cette mauvaise disposition de sa part était aigrie encore en reconnaissant combien il avait été mal servi sous le rapport des informations extérieures; il reçut presque en même temps l'avis de l'arrivée du corps du général de Wrede à Hanau, et un rapport de son ministre à Munich, qui lui rendait compte que la Bavière resterait dans son alliance, malgré les revers de sa fortune; et ce qui paraîtra plus extraordinaire encore, c'est que cette lettre du ministre de France à Munich était datée du jour même que fut signé le traité qui fut conclu à Ried [11], et d'après lequel les troupes bavaroises et autrichiennes réunies se mirent en marche pour les bords du Rhin.
[11: Ried est un village d'Autriche à quatre lieues au-delà de Brannau, sur la frontière d'Autriche et de Bavière.]
Il fallait ou que le ministre de France eût écrit bien précipitamment, ou qu'il eût été singulièrement trompé, car il était trop homme d'honneur pour être suspecté.
La tête de l'armée qui revenait de Leipzig déboucha enfin par la route de Fulde à Hanau, où elle trouva les Bavarois en position depuis plusieurs jours. On ne les marchanda pas, on les attaqua avec furie, et les soldats firent un traitement impitoyable à tous ceux qui leur tombèrent dans les mains. Ils ne revenaient pas de voir que des troupes pour lesquelles ils avaient combattu en 1805 et 1809 eussent tourné aussi perfidement leurs armes contre eux.
Le passage fut bientôt ouvert. L'armée bavaroise reprit la route du Mein, où on ne pouvait pas perdre à la poursuivre un temps trop précieux pour la retraite de la grande armée; on en hâta la marche autant qu'on le put, et on ramena enfin à Mayence cette grande multitude qui n'offrait que du désordre, et n'avait plus rien d'une armée. La dispersion des soldats des différends régiments était au comble, et pour surcroît de malheur, l'administration, accoutumée à compter sur des succès, n'avait aucun magasin à Mayence, ce qui obligea de disperser l'armée dans les villages, où on la fit vivre chez les habitants; cette mesure, qui aurait été bonne si les corps avaient été réorganises, devint désastreuse en ce qu'elle retarda la réunion des soldats épars. Les revers, les fatigues et la misère les avaient abattus au point qu'ils étaient devenus indifférents à tout. Ils s'arrêtaient dans les premiers lieux qu'ils rencontraient, et s'y établissaient. Combien l'on regretta de n'avoir pas fait des approvisionnements de tous genres à Mayence, où l'on aurait pu tenir l'armée réunie sur un terrain assez rétréci pour visiter souvent les troupes et les ravitailler! On serait alors indubitablement parvenu à les remettre en ordre, et à leur faire reprendre une attitude respectable. Au lieu de cela, leur dispersion rendit l'activité du chef presque inutile, les ordres restaient pour la plupart sans exécution, et l'état de l'armée, loin de s'améliorer, empira; les maladies contagieuses se mirent parmi les troupes et achevèrent de les ruiner. Jamais les armées françaises n'avaient offert un si triste tableau: on appelait la paix à grands cris, comme le seul remède qui pût donner le temps nécessaire pour réparer tant de maux; mais nous allons voir combien il était difficile de la faire.
L'empereur était arrivé à Mayence; il avait le coeur déchiré de cet état de choses, mais il n'adressait de reproches à personne: sa situation était affreuse. Il avait une avant-garde à Hocheim, sur la rive droite du Rhin; une garnison dans Dantzick, à l'embouchure de la Vistule; une dans chacune des places de Stettin, de Custrin, et, je crois, de Glogau, sur l'Oder, et une à Spandau près Berlin.
Sur l'Elbe, il avait, comme je l'ai déjà dit, trente mille hommes dans Dresde, environ dix-huit mille dans Torgau, cinq à six dans Wittemberg, environ dix mille dans Magdebourg, et trente mille dans Hambourg. Il en avait aussi laissé quatre ou cinq mille dans Erfurth en se retirant.
Toutes ces garnisons lui auraient donné une armée fraîche s'il avait gagné la bataille de Leipzig; il la perdit, et non seulement ces troupes lui devinrent inutiles, mais leur absence acheva de ruiner ses affaires. Le système de guerre avait changé depuis que les armées que l'on mettait en campagne étaient devenues aussi considérables. On ne faisait plus de sièges, on bloquait une place avec des troupes légères, et l'on attendait paisiblement que la garnison eût mangé son dernier boisseau de farine. Pendant ce temps les grandes armées agissaient offensivement l'une contre l'autre, et celle des deux qui gagnait la dernière bataille faisait Charlemagne.
Mesures de défense.—L'impératrice au sénat.—Ouvertures des alliés.—Artifices de Metternich.—Le maréchal Soult—Beau mouvement.—Comment il échoue.
Tels étaient les affligeants résultats de la bataille de Leipzig, dont les conséquences ne pouvaient jamais être pour les ennemis, s'ils l'avaient perdue, ce qu'elles devinrent pour nous.
J'ai déjà dit qu'avant de la livrer, l'empereur avait eu des pressentiments de ce qui pouvait arriver. Il avait même prévu que, s'il la gagnait, il ne lui resterait pas des moyens suffisants pour donner à son succès des suites capables de faire conclure la paix. C'est pourquoi il voulut faire déployer à la France de nouvelles forces, proportionnées à la masse énorme d'ennemis que l'adversité avait réunis contre nous. Dans ce but, il envoya ordre à l'impératrice régente de convoquer extraordinairement le sénat, et d'aller y faire elle-même l'exposition des malheurs dont la France était menacée par toutes les défections de ses alliés. Elle parla à cette assemblée d'un ton digne et élevé, qui donnait à sa jeunesse un lustre encore plus grand que l'éclat de son rang et de sa naissance; elle partageait vivement les malheurs d'un pays qu'elle avait adopté franchement; elle croyait que chaque Français en particulier était intéressé à ne point compter des sacrifices qui devaient empêcher la ruine de l'édifice national.
Elle fut attentivement écoutée et pénétra tout le monde du plus vif intérêt pour elle; elle sortit de la salle du sénat au milieu du plus respectueux enthousiasme de toute cette assemblée. M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, dont le zèle était infatigable comme le talent, développa les motifs de la démarche du gouvernement, qui demandait encore une levée d'hommes. Les dangers pressants ne permettaient aucune réflexion; elle fut approuvée, parce que l'on consulta moins l'impossibilité de l'effectuer, que la nécessité impérieuse où l'on était de ne rien refuser de tout ce qui pouvait préserver le territoire d'une invasion contre laquelle il se trouvait presque sans défense; il n'était d'ailleurs plus question de faire des conquêtes, mais d'empêcher d'être conquis à son tour.
Cette démarche de l'impératrice régente au sénat eut lieu avant l'arrivée de l'armée à Mayence, et par conséquent avant qu'elle eût éprouvé les pertes qui l'avaient rendue nécessaire, de sorte que la première réflexion que fit faire cette levée d'hommes, c'est qu'elle ne suffirait pas, et qu'infailliblement il en faudrait une seconde avant peu pour mettre l'armée au point où on avait voulu la porter avant de tenter le sort des armes à Leipzig. Cette idée navrait tous les coeurs, la confiance s'éclipsa, on n'apercevait plus de consolation dans l'avenir, et les esprits se livrèrent à toutes sortes de conjectures sur des changements que l'on prévoyait devoir arriver par l'impuissance où l'on était tombé de les empêcher.
Il n'y a nul doute que le voeu national ne demandait que la paix; telle qu'elle eût été, elle eût comblé tous les désirs, mais il n'était encore dans la pensée de personne de sacrifier celui dont l'amour et la reconnaissance nationale n'étaient pas complètement détachés.
Des incidents qui survinrent firent successivement changer ces dispositions: je vais en rendre compte en suivant l'ordre dans lequel ils sont arrivés. Aussitôt que je sus l'empereur arrivé à Mayence, je lui écrivis pour lui faire connaître tout ce que j'apercevais de sombre, et je le pressai de venir lui-même à Paris pour imprimer le mouvement national, sans quoi on ne se sauverait pas.
Le temps pressait, et la malveillance, jointe au découragement, aurait été plus puissante qu'une impulsion qui aurait été donnée de Mayence. L'empereur arriva à Paris dans les premiers jours de novembre, et fut suivi de tout ce qu'il avait emmené avec lui à l'armée.
Un incident qui survint presque aussitôt fit un instant trêve aux sombres idées qui remplissaient les esprits. Le ministre de France près du duc de Saxe-Weimar avait été enlevé par un détachement ennemi, qui viola la résidence de ce prince. Il fut envoyé à Toeplitz, rappelé au quartier-général des alliés, et mandé par M. de Metternich, avec lequel il eut une longue conversation, dont il rendit compte lui-même à son retour.
«Après avoir été, dit M. de Saint-Aignan dans son rapport, traité pendant deux jours comme prisonnier de guerre à Weimar, où se trouvait le quartier-général des empereurs d'Autriche et de Russie, je reçus l'ordre, le jour suivant, de partir pour la Bohême avec un convoi de prisonniers. Jusque-là je n'avais vu personne ni fait aucune réclamation, pensant que le titre dont j'étais revêtu était une réclamation suffisante. Outre cela, j'avais déjà protesté contre le traitement qu'on me faisait éprouver. Cependant je crus, dans ces circonstances, devoir écrire au prince de Schwartzenberg et au comte de Metternich, pour leur représenter l'inconvenance d'un pareil procédé. Le prince de Schwartzenberg m'envoya sur-le-champ le comte Paar, son premier aide-de-camp, pour excuser la méprise commise à mon égard, et m'inviter soit chez lui, soit chez le comte de Metternich. Je me rendis de suite chez ce dernier, parce que le prince de Schwartzenberg n'était pas chez lui. Le prince de Metternich me reçut avec des égards distingués; il me dit quelques mots sur ma position, dont il se chargea de me tirer, s'estimant heureux, me dit-il, de me rendre ce service, et de me témoigner, en même temps l'estime que l'empereur d'Autriche a pour le duc de Vicence. Ensuite il me parla du congrès, sans que je lui aie fourni matière à ce nouveau tour de conversation. «Nous désirons sincèrement la paix, me dit-il, et nous la conclurons. Il s'agit de saisir la chose ouvertement et sans détour. La coalition restera unie: les moyens indirects que l'empereur Napoléon pourrait employer pour parvenir à la paix ne peuvent plus avoir d'effet. Que toutes les parties s'expliquent clairement l'une envers l'autre, et la paix pourra être conclue.» Après cette conversation, le comte de Metternich me dit que je devais me rendre à Toeplitz, où j'aurais dans peu de ses nouvelles, et qu'il espérait me voir à mon retour. Je partis le 27 octobre pour Toeplitz, où j'arrivai le 30. Le 2 novembre, je reçus une lettre du comte de Metternich, d'après laquelle je quittai Toeplitz le 3, et me rendis au quartier-général de l'empereur d'Autriche, à Francfort, où j'arrivai le 8. Je fus le même jour chez le comte de Metternich. Il me parla de suite des succès des puissances alliées, de la révolution qui se passait en Allemagne, et de la nécessité de faire la paix. Il me dit que les alliés, longtemps avant la déclaration de l'Autriche, avaient salué l'empereur François du titre d'empereur d'Allemagne, mais qu'il n'avait point accepté ce titre insignifiant, et que l'Allemagne, de cette manière, lui appartenait plus qu'auparavant; qu'il désirait que l'empereur Napoléon se persuadât que la plus grande impartialité et la plus grande modération régnaient dans les conseils des alliés, mais qu'ils se sentaient d'autant plus forts qu'ils étaient plus modérés; que personne n'avait des projets contre la dynastie de l'empereur Napoléon; que l'Angleterre était bien plus modérée qu'on ne croyait; que jamais il n'y avait eu un moment plus favorable pour traiter avec cette puissance; que, si l'empereur Napoléon voulait réellement conclure une paix durable, il épargnerait de grands maux à l'humanité, et de grands dangers à la France, en ne retardant pas les négociations; qu'on était prêt à s'entendre; que les idées qu'on s'était formées de la paix étaient de nature à poser à l'Angleterre des bornes équitables, et assurer par mer à la France toutes les libertés auxquelles pouvaient prétendre les autres puissances de l'Europe; que l'Angleterre était prête à rendre à la Hollande, comme état indépendant, bien des choses qu'elle ne lui rendrait pas comme province de l'empire français; que ce que M. de Meerfeldt avait été chargé de dire de la part de l'empereur Napoléon pouvait donner lieu à plusieurs déclarations, qu'il me prierait de rapporter; qu'il ne demandait de moi que de les rendre exactement, sans y rien changer; que l'empereur Napoléon ne voulait pas concevoir l'idée d'un équilibre entre les puissances de l'Europe; que cet équilibre cependant était non seulement possible, mais nécessaire; que la proposition avait été faite à Dresde de prendre en compensation différends pays que l'empereur ne possédait plus, comme, par exemple, le duché de Varsovie, et que, dans le cas présent, on pouvait encore donner de semblables compensations. Le comte de Metternich me fit prier de me rendre chez lui le 9 au soir. Il venait du palais de l'empereur d'Autriche, et me remit la lettre de S. M. à l'impératrice. Le comte me dit que le comte de Nesselrode allait venir à l'instant chez lui, et qu'en sa présence il me chargerait de ce que je devais annoncer à l'empereur. Il me chargea de dire au duc de Vicence qu'il avait toujours pour lui les mêmes sentiments d'estime que lui avait en tout temps inspirés son caractère noble. Peu d'instants après, le comte de Nesselrode entra. Celui-ci me répéta en peu de mots ce que le comte de Metternich m'avait déjà dit sur la mission dont j'étais invité à me charger; il y ajouta qu'on pouvait considérer M. de Hardenberg comme présent et agréant tout ce qui avait été dit. Ici M. de Metternich développa les intentions des alliés, ainsi que je devais en rendre compte à l'empereur. Après que je l'eus entendu, je répliquai que, puisque mon rôle ici n'était que d'écouter sans parler, je n'avais rien à faire que de répéter mot à mot ses paroles, et que, pour en être plus sûr, je demandais la permission de les écrire, simplement pour mon usage, et de les lui mettre après sous les yeux. Le comte de Nesselrode proposa que j'écrivisse cette note sur-le-champ, et le comte de Metternich me conduisit seul dans un cabinet où j'écrivis la note qui suit [12]. Lorsque je l'eus terminée, je rentrai dans l'appartement. M. de Metternich dit: Vous voyez lord Aberdeen, l'ambassadeur anglais; nos intentions sont les mêmes, ainsi nous pouvons continuer à nous entretenir en sa présence. Alors il demanda que je lusse ce que j'avais écrit. Lorsque j'en vins à l'article concernant l'Angleterre, lord Aberdeen parut ne pas m'avoir bien compris; je le lus encore une fois, et alors il observa que les expressions liberté du commerce et droit de navigation étaient très vagues. Je répondis que j'avais écrit ce que M. de Metternich m'avait chargé de dire. M. de Metternich ajouta que ces expressions pouvaient en effet embrouiller la question, et qu'il serait mieux d'en mettre d'autres à la place. Il prit la plume, et écrivit: que l'Angleterre ferait les plus grands sacrifices pour une paix fondée sur ces bases (celles énoncées plus haut). Je fis l'observation que ces expressions étaient tout aussi vagues que celles qu'on avait retranchées. Lord Aberdeen fut de la même opinion, et dit qu'il serait mieux de rétablir ce que j'avais écrit d'abord: en même temps, il répéta l'assurance que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices; qu'elle possédait beaucoup et rendrait à pleines mains. Le reste de la note ayant été trouvé conforme à ce que j'avais entendu, la conversation tomba sur des objets indifférents. Alors entra le prince de Schwartzenberg: tout ce qui avait été traité fut répété. Le comte de Nesselrode, qui s'était éloigné un instant pendant la conversation, revint, et me chargea, de la part de l'empereur Alexandre, de dire au duc de Vicence qu'il ne changerait jamais d'opinion sur son caractère et sa loyauté, et que tout serait bientôt arrangé, s'il était chargé d'une négociation. Je devais partir le lendemain, 10 novembre, au matin; mais le prince de Schwartzenberg me fit prier d'attendre jusqu'au soir, n'ayant pas encore eu le temps d'écrire au prince de Neufchâtel. Dans la nuit, il m'envoya le comte Woyna, son aide-de-camp, qui me remit cette lettre, et me conduisit aux avant-postes. J'arrivai le 11 au matin à Mayence.»
[12: Note de M. de Saint-Aignan.
Le comte de Metternich me dit que la circonstance qui m'avait conduit au quartier-général pouvait être utilisée, en me chargeant de porter à S. M. l'empereur la réponse aux propositions qu'il avait fait faire par le comte de Meerfeldt. En conséquence, le comte de Metternich et le comte de Nesselrode m'ont invité d'annoncer à S. M. que les puissances alliées s'étaient unies par des liens indissolubles, par lesquels elles étaient puissantes, et auxquels elles ne renonceraient jamais. Que, d'après les engagements qu'elles avaient contractés, elles avaient pris la décision de ne point conclure d'autre paix qu'une paix générale. Qu'au temps du congrès de Prague, il était encore possible de penser à une paix continentale, parce que, d'après les circonstances, on n'avait pas encore eu le temps de s'entendre sur une autre négociation; mais que, depuis, les intentions des puissances et de l'Angleterre étaient connues, et qu'il serait en conséquence inutile de penser à un armistice ou à une négociation qui n'aurait pas pour but une paix générale. Que les souverains coalisés, sous le rapport de la puissance et de la prépondérance, sont unanimement d'accord que la France doit être conservée dans son intégrité et dans ses limites naturelles, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Que l'indépendance de l'Allemagne était une condition sine quâ non, et qu'en conséquence la France devait renoncer, non pas à l'influence que tout grand État a nécessairement sur un État moins puissant, mais à toute espèce de souveraineté sur l'Allemagne; que S. M. avait elle-même posé en principe que les grands États doivent être séparés par de plus faibles. Que du côté des Pyrénées, l'indépendance de l'Espagne et le rétablissement de l'ancienne dynastie étaient également une condition sine quâ non. Qu'en Italie, l'Autriche devait obtenir une frontière qui serait un des objets de la négociation, et que le Piémont, ainsi que l'État italien, offrait plusieurs lignes qui pourraient être un objet de négociation, pourvu que l'Italie, ainsi que l'Allemagne, fût gouvernée dans l'indépendance de la France et de toute autre grande puissance. Que de même l'État de la Hollande serait un objet de négociation, toujours en partant du principe qu'elle doit être libre. Que l'Angleterre était disposée à faire les plus grands sacrifices pour une paix établie sur ces bases, et à reconnaître la liberté du commerce et de la navigation, que la France à le droit de demander. Que si S. M. adopte ces bases d'une paix générale, on pourrait déclarer neutre une ville jugée convenable, sur la rive droite du Rhin, où les plénipotentiaires de toutes les puissances belligérantes se réuniraient, sans que le cours des événements de la guerre soit arrêté par ces négociations.]
Ainsi il fallait abandonner ce qui nous restait de nos conquêtes, sanctionner les conséquences que nos revers avaient entraînées, livrer l'Italie, évacuer la Hollande, et tout cela pour obtenir, non pas la paix, mais l'ouverture de négociations qui ne sauveraient pas la France des ravages dont elle était menacée. On ne pouvait faire de communications plus dures ni plus suspectes. On ne les repoussa pas néanmoins.
Elles avaient été transmises le 15 novembre, le 16, M. de Bassano répondit qu'une paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue continental que sous celui des relations maritimes, avait toujours été l'objet des voeux de l'empereur; que ce prince acceptait la réunion d'un congrès à Manheim. Mais l'horizon politique avait changé; la réponse ne parut ni assez claire, ni assez précise; le cabinet des Tuileries n'admettait pas assez nettement les bases qu'on lui proposait. C'était jouer sur les mots, mais les circonstances étaient trop graves pour le remarquer. Le duc de Vicence, qui avait succédé au duc de Bassano, réitéra l'adhésion dans les termes qu'exigeait Metternich. Ce furent alors d'autres difficultés. Les souverains n'étaient pas tous à Francfort; les négociations ne pouvaient s'ouvrir qu'ils ne se fussent entendus.
L'empereur voyait la déception et la ressentait d'une manière cruelle. Mais tout se réunissait pour nous accabler. L'épidémie s'était mise parmi nos troupes. Les fatigues, les besoins, et, plus que tout cela, l'impression morale de nos désastres, avaient semé les maladies dans nos cantonnements. Les hôpitaux étaient encombrés, et nos soldats, habituellement si fiers devant l'ennemi, étaient sans force contre les dégoûts et les privations. Ils succombaient à leurs misères; chaque jour voyait affaiblir des rangs que le fer avait déjà tant éclaircis. Les affaires n'allaient pas mieux en Espagne. Le maréchal Soult avait été prendre le commandement de l'armée battue à Vittoria. Parvenu, à force de soins et de peine, à la réorganiser, il résolut de tenter un coup capable de rétablir les affaires au-delà des Pyrénées.
L'armée anglaise et espagnole, qui s'était avancée sur la Bidassoa, bloquait Pampelune avec une division, en même temps qu'avec le gros de ses forces elle pressait le siège de Saint-Sébastien. Le maréchal Soult saisit avec beaucoup de sagacité le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance pour la couper. Il marcha par la gauche, et arriva devant Pampelune, que Wellington était encore sous les murs de Saint-Sébastien. L'attaque commençait, le succès allait couronner cette belle combinaison, lorsqu'une averse affreuse, versant des torrents de pluie sur les montagnes, le força à rappeler ses colonnes. Les Anglais ne furent pas arrêtés par les mêmes obstacles. Ils n'avaient ni cols, ni ravins à franchir; ils arrivèrent à la course et se trouvèrent en ligne lorsque nous fûmes en mesure de reprendre notre opération. Un autre contre-temps encore: le maréchal avait ordonné au général Drouet, qui occupait une position intermédiaire de laquelle il contenait un corps anglais aux ordres du général Picton, de marcher pour venir le joindre en dérobant son mouvement; ce fut justement le contraire qui arriva: le corps anglais aux ordres du général Picton rejoignit celui du général Wellington, devant Pampelune, au moment où le maréchal Soult l'attaquait, et le général Drouet ne parut que lorsque tout était fini. Le corps qu'il devait contenir avait pénétré dans le flanc droit du maréchal, et l'avait obligé à se mettre en retraite après avoir essuyé une perte notable. Le mal était désormais irréparable, les troupes que Drouet amenait se mirent même en désordre; il n'y eut d'autre parti à prendre que celui d'une prompte retraite pendant laquelle le soldat éprouva toute sorte de privations.
L'armée anglaise une fois réunie sous les murs de Pampelune, il n'était plus possible d'intercepter sa ligne d'opérations; mais la concentration faite, le maréchal eût encore réussi à dégager la place, si le général Drouet était venu le joindre, ainsi qu'on devait l'espérer, au moins quand le corps du général Picton se présenta sur le champ de bataille. Cet effort n'ayant été suivi d'aucun succès, Pampelune capitula, et nous perdîmes la dernière place que nous occupassions sur cette partie du territoire espagnol.
Ce triste événement ne pouvait arriver dans une circonstance plus fâcheuse; il acheva de détruire les faibles espérances qu'on nourrissait encore de sortir de la cruelle position où tant de revers nous avaient placés. Une autre conséquence non moins grave, c'est qu'il contribua beaucoup à changer les dispositions que les alliés avaient manifestées par l'organe de M. de Saint-Aignan. On blâma beaucoup le duc de Bassano de n'avoir pas accepté dans toute leur étendue les bases qu'ils avaient posées. L'accusation était injuste. Le projet de la lettre qu'il écrivit le 16 novembre à M. de Metternich renfermait, conformément à l'intention manifestée d'abord par Napoléon, l'acceptation explicite des bases de Francfort. Cette partie fut supprimée, et en lisant la lettre [13] avec attention, on voit bien qu'elle a été tronquée. Elle le fut à dessein. Napoléon, qui avait reconnu à Prague le degré de confiance que méritaient les alliés lorsqu'ils parlaient de paix, jugeait qu'il leur serait très facile de désavouer ce qui aurait été dit dans un entretien confidentiel à une personne sans mission et sans caractère spécial, et qu'il serait plus habile de les amener à donner à leurs propositions une consistance officielle. Son ministre lui proposait, à cet effet, de renvoyer à Francfort M. de Saint-Aignan, avec autorisation de faire et de signer en son nom une déclaration d'acceptation des bases, en présence des ministres qui les avaient dictées. Cette déclaration, si elle n'avait pas été éludée, aurait nécessairement été reçue par une note écrite, et le terrain de la négociation se serait ainsi trouvé établi diplomatiquement; mais Napoléon préféra le moyen d'une lettre par laquelle les bases de la négociation seraient acceptées implicitement par la nomination d'un plénipotentiaire pour négocier. Il connaissait assez le comte de Metternich, et sa politique, qui le portait à saisir toutes les occasions de se donner un vernis de bonne foi, pour ne pas douter qu'il ne répondît par la demande de l'acceptation formelle des bases proposées, lesquelles recevraient de cette réponse le caractère officiel et irrévocable qui leur manquait. «J'en suis si convaincu, disait Napoléon à son ministre, que je dicterais sa lettre dès aujourd'hui.» Il ne cherchait pas, comme on le répandit alors, à gagner du temps, puisqu'il était convenu que les négociations n'arrêteraient pas le cours des opérations militaires. La lettre attendue [14] combla les espérances qu'on en avait conçues; car elle engageait les hautes puissances alliées de la manière la plus formelle: «Leurs Majestés, disait M. de Metternich, sont prêtes à entrer en négociation dès qu'elles auront la certitude que Sa Majesté l'empereur des Français admet les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans mon entretien avec le baron de Saint-Aignan.» Ce qui ne l'empêcha pas, lorsque cette certitude lui eut été donnée [15] de dire, dans une lettre tardive, que les puissances alliées n'étaient plus prêtes à négocier les bases générales, et qu'il fallait les consulter [16].
[13: Au comte de Metternich.
Paris, le __ novembre 1813.
Monsieur, le baron de Saint-Aignan est arrivé hier ici à midi, et il annonce que, d'après les communications faites par V. Exc., l'Angleterre accède à la proposition relative à l'ouverture d'un congrès pour la paix générale, et que les puissances sont portées à déclarer neutre une ville sur la rive droite du Rhin, pour la réunion des plénipotentiaires. S. M. désire que celle ville puisse être Manheim. Le duc de Vicence, qu'elle nomme son plénipotentiaire, s'y rendra aussitôt que V. Exc. me fera connaître le jour que les puissances fixent pour l'ouverture du congrès. Il paraît convenable, monsieur, et même conforme à l'usage, qu'il n'y ait point de troupes à Manheim, et que le service soit fait par la bourgeoisie, pendant que la police serait confiée à un employé du grand-duché de Baden. Si on jugeait convenable d'y avoir des piquets de cavalerie, leur force doit être égale de part et d'autre. À l'égard des communications du plénipotentiaire anglais avec son gouvernement, elles pourraient avoir lieu par la France et par Calais. Une paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue du continent que sous celui du commerce maritime, a toujours été l'objet des voeux de l'empereur. S. M. conçoit un heureux présage du rapport que le baron de Saint-Aignan lui a fait sur les assurances du ministère anglais.
J'ai l'honneur, etc.
Le duc de BASSANO.]
[14: Au duc de Bassano.
Francfort-sur-le-Mein, 25 novembre 1813.
Monsieur le duc, le courrier que V. Exc. a expédié de Paris le 16 est arrivé ici hier. Je me suis empressé de mettre sous les yeux de LL. MM. II. et de S. M. le roi de Prusse la dépêche dont vous m'avez honoré. LL. MM. ont vu avec plaisir que l'entretien confidentiel avec M. de Saint-Aignan a été considéré par S. M. l'empereur des Français comme une preuve des intentions pacifiques des hautes puissances alliées. Animées des mêmes intentions, constantes dans leurs vues et inséparables dans leur alliance, elles sont prêtes à entrer en négociation, aussitôt qu'elles auront la certitude que S. M. l'empereur des Français reconnaît les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans ma conférence avec le baron de Saint-Aignan. Il n'est pas fait mention de ces bases dans la dépêche de V. Exc. Elle se borne à énoncer un principe auquel tous les gouvernements européens prennent part, et qui forme le premier objet de leurs voeux. Mais enfin ce principe, étant trop général, ne peut pas remplacer les bases énoncées. LL. MM. désirent donc que S. M. l'empereur Napoléon veuille se déclarer sur ces bases, afin d'empêcher que des difficultés insurmontables n'arrêtent les négociations dès leur ouverture. Les alliés n'ont aucune difficulté à admettre le choix de la ville de Manheim. Sa neutralisation, et les règles de la police, telles que V. Exc. les propose, sont parfaitement conformes à l'usage, et peuvent avoir lieu en tout cas.
Agréez, etc.
[15: Au prince de Metternich.
Paris, le 2 décembre 1813.
Prince, j'ai mis sous les yeux de S. M. la lettre que V. Exc. a adressée au duc de Bassano. La France, en acceptant sans restriction comme bases de la paix, l'indépendance des nations, tant sous le point de vue du continent que sous celui des mers, a déjà reconnu en principe ce que les alliés paraissent encore trouver manquant; S. M. accédait par là à toutes les conséquences de ce principe, dont le résultat final doit être une paix basée sur l'équilibre de l'Europe, sur la reconnaissance de l'intégrité des nations dans leurs limites naturelles, et de l'indépendance totale des États, en sorte que personne ne puisse prétendre à une domination ou à une suprématie, sous quelque forme que ce soit, sur les autres. Cependant c'est avec la plus vive satisfaction que j'annonce à V. Exc. que je suis autorisé par l'empereur, mon auguste souverain, à déclarer que S. M. accepte les bases générales et sommaires qui ont été communiquées par M. de Saint-Aignan. Elles entraîneront de grands sacrifices du côté de la France; mais S. M. les fera sans peine, si après cela l'Angleterre fournit les moyens d'arriver à une paix générale et honorable pour chacun, qui, ainsi que V. Exc. l'assure, est le voeu non seulement des puissances coalisées, mais même de l'Angleterre.
Agréez, etc.
Le duc de VICENCE.]
[16: Au duc de Vicence.
Francfort-sur-le-Mein, 10 décembre 1813.
Monsieur le duc, la note officielle dont V. Exc. m'a honoré en date du 2 décembre, m'est arrivée de Cassel par nos avant-postes. Je n'ai pas tardé à la mettre sous les yeux de LL. MM. Elles y ont vu avec plaisir que S. M. l'empereur des Français a adopté les bases essentielles pour le rétablissement d'un état d'équilibre, et pour la tranquillité future de l'Europe. Elles ont décidé de communiquer sans délai cette pièce officielle à leurs coalisés. LL. MM. II. et RR. sont convaincues qu'aussitôt après la réception de leurs réponses, les négociations pourront être ouvertes. Nous nous hâterons alors d'en prévenir V. Exc, et de concerter avec vous les mesures qui paraîtront les plus propres à atteindre le but qu'on se propose.
Je vous prie, etc.
Le prince de METTERNICH.]
L'empereur ne s'était pas laissé abuser par les artifices des alliés: il avait poussé ses préparatifs avec vigueur. Si les propositions qu'on lui transmettait étaient sincères, l'attitude qu'il cherchait à prendre ne pouvait nuire aux négociations. En conséquence, il fit un appel à la nation pour la déterminer à prendre les armes; quoique cette mesure fût commandée par une impérieuse nécessité, elle devint le prétexte que les ennemis saisirent pour revenir sur les dispositions qu'ils avaient manifestées dans les ouvertures dont ils avaient rendu porteur M. de Saint-Aignan. Ils firent paraître une déclaration imprimée [17] qui fut répandue avec profusion. Cette pièce, rédigée avec beaucoup d'art, présentait l'empereur comme un éternel artisan de troubles, comme un furieux qui ne répondait à des ouvertures de paix que par des levées de conscription. On cherchait à l'isoler; on annonçait que c'était à lui, et non à la nation, qu'on faisait la guerre. On la flattait de l'espoir de ne perdre aucune de ses conquêtes. On caressait son orgueil, on lui disait qu'une nation ne perd pas ses droits à l'estime de ses rivales, qu'elle ne doit pas cesser d'être grande pour avoir à son tour éprouvé des malheurs.
[17: Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la présente guerre, les principes qui font la base de leur conduite, leurs voeux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son empire.
La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage que LL. MM. II. et RR. ont fait de la victoire a été d'offrir la paix à S.M. l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur l'indépendance de l'empire français, comme sur l'indépendance des autres États de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour chacun.
Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que la puissance grande et forte est une des bases fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être tranquille qu'autant qu'il est heureux. Les puissances confirment à l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous ses rois, parce qu'une nation valeureuse ne déchoit pas pour avoir à son tour éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée.
Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles veulent un état de paix qui, par une sage répartition de forces, par un juste équilibre, préserve désormais leurs peuples des calamités sans nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.
Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de nouveau raffermi, avant que des principes immuables n'aient repris leurs droits sur de vaines prétentions, avant que la sainteté des traités n'ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.]
Alexandre refuse de passer le Rhin.—Communication qui le décide.—Artifices des alliés.—Défaut de ressources.—Le corps législatif.—Disposition des esprits.—L'histoire jugera.—Insurrection de la Hollande.—Encore le roi de Naples.
Le ton de bonne foi qui était adroitement répandu dans cette pièce artificieuse ne pouvait pas manquer de faire bien des dupes dans un pays où l'on n'apercevait plus de portes de salut.
Cependant l'empereur de Russie refusait de passer outre. La France était humiliée, il avait atteint son but, il ne voulait pas courir de nouvelles chances qui ne devaient profiter qu'aux Anglais. Mais la conspiration de l'intérieur s'agitait déjà à Francfort. Un homme connu par les malheurs qu'il attira sur son pays, et l'inquiétude qu'il promena de Pétersbourg à Paris, la représentait dans cette place. Il avait inutilement usé un reste de crédit, et n'avait recueilli de ses instances que l'annonce bien positive qu'on ne passerait pas le Rhin. Mais un incident survint qui fit évanouir cette résolution. La Suisse correspondait avec un brouillon comme lui, qui, tout couvert des bienfaits de l'empereur, ne respirait que sa ruine. Celui-ci lui avait dépêché son secrétaire, il le conduisit chez Alexandre, livra son chiffre à ce prince avec les données que l'émissaire apportait. Elles étaient si détaillées, si précises, que l'autocrate n'hésita plus.
Nous étions au mois de décembre, on venait de convoquer le corps législatif, et pour surcroît de malheur, on ajourna successivement de plusieurs semaines l'ouverture de la session, ce qui donna à tous les députés de cette assemblée le temps de se gâter l'opinion par les lamentations dont retentissait la capitale. Elles se répandaient dans les départements, abattaient le peu d'énergie qu'ils conservaient encore, et revenaient dans la capitale où elles achevaient de tout perdre, de tout troubler; de sorte que l'on vivait dans une atmosphère d'inquiétudes et de mauvais bruits qui anéantissaient les restes de l'esprit public. La déclaration de Francfort parvint à Paris; elle y trouva des hommes crédules qui eurent la simplicité d'ajouter foi à ses promesses. On se flatte aisément de ce que l'on espère, on s'accoutuma à croire à la sincérité des alliés; on ne les regarda plus comme des ennemis de la nation, on alla même jusqu'à admirer leur magnanimité, et à vanter une modération dont on reprochait à nos généraux d'avoir manqué.
L'empereur luttait seul contre ce funeste aveuglement; il avait trop de connaissance des hommes pour être dupe de l'artifice: mais aussi on le croyait trop intéressé à le combattre, pour lui accorder la confiance qu'on n'aurait jamais dû cesser d'avoir en lui. Il s'en plaignait quelquefois dans son intérieur, et disait à ceux qui l'écoutaient: «Vous verrez, messieurs, ce qu'il en coûte pour croire à la foi punique,» et il citait la fable du traité des loups avec les brebis.
Son courage et le calme de son esprit étaient intacts. Il travaillait à toute heure du jour et de la nuit à se créer une armée avec laquelle il pût défendre le territoire; mais les tableaux de la conscription ne présentaient plus d'hommes disponibles; les états des arsenaux n'offraient que des ressources insignifiantes: tout avait été épuisé pour la campagne de 1812 et pour celle de Saxe. L'on avait très peu travaillé dès-lors; les fusils, entre autres choses, manquaient totalement. Depuis plusieurs années, on avait suggéré à l'empereur de retirer ceux que l'on avait donnés à la garde nationale: c'était à peu près tout ce que contenaient les arsenaux; mais ces armes étaient dans un si mauvais état, que l'on dût établir partout des ateliers pour les réparer. Cette situation était cruelle. Aussi l'empereur répétait-il fréquemment: «Mais pourquoi ne m'a-t-on pas dit tout cela? pourquoi m'a-t-on caché l'état des arsenaux?»
Les besoins de chevaux de toute espèce étaient immenses, et cette branche n'était pas moins épuisée que les autres. On se flattait d'y pourvoir avec de l'argent. L'empereur avait une forte épargne, fruit de ses économies. Il fit porter 30 millions au trésor; mais cette ressource était loin de suffire aux besoins. Le crédit du gouvernement était ébranlé, on ne pouvait sans argent comptant assurer aucun service; c'est ce qui fit recourir à la mesure de la vente des biens communaux. Cette ressource aurait été suffisante, mais quoiqu'elle fût exploitée de suite administrativement, elle n'en devint pas moins un des griefs dont le corps législatif se servit pour achever de priver le gouvernement du dernier appui qui lui restait.
Le corps législatif était depuis longtemps à Paris, et on n'ouvrait pas la session. Quelle responsabilité ne pèse pas sur ceux qui en détournaient l'empereur, pour servir de petits intérêts particuliers! Déjà la malveillance et les brouillons s'occupaient de machinations. Ils s'attachaient aux députés, qui étaient déjà mécontents de leur oisiveté, et surtout d'un état de choses qu'ils s'exagéraient encore, parce qu'on ne le leur exposait pas. Il s'éleva bientôt parmi eux toute sorte de réflexions, entre autres, que si la constitution était plus forte, et que si les ressources, tant de la population que des finances, n'étaient pas livrées à l'arbitraire du gouvernement, de pareils malheurs n'arriveraient pas, et ne pourraient pas arriver. À ces réflexions vinrent se mêler des ressentiments particuliers. Le corps législatif renfermait quelques anciens fonctionnaires publics qui imaginaient avoir à se plaindre à l'empereur, ceux surtout qui n'avaient obtenu ni faveur, ni distinction; ils crurent le moment favorable pour compter rigoureusement avec lui. Ils se laissèrent aller à leurs passions particulières, au lieu d'envisager le danger où se trouvait l'État. Tous avaient encensé le gouvernement de l'empereur pendant sa prospérité; ils s'étaient répandus en éloges sur tous les actes de son administration, lorsqu'il n'avait que faire de leur assentiment; ils lui avaient fait mille protestations de fidélité et de dévouement, lorsqu'il était le maître du monde; et dans la seule circonstance peut-être où il eût besoin de leur concours pour tirer l'État d'un péril qui devait les engloutir eux-mêmes, ils se montrèrent difficiles, et choisirent ce moment pour régler les limites d'un pouvoir qui ne pouvait être trop absolu dans la circonstance où l'on se trouvait, et dont ils auraient eux-mêmes reculé les bornes dans un temps où l'on pouvait véritablement en abuser.
Cette conduite du corps législatif mit le comble au mal, et il arrivera un jour où le temps, qui éclaire et analyse tout, donnera à l'histoire la force de reprocher à chacun de ces mauvais citoyens d'avoir prostitué le caractère dont la confiance de leurs compatriotes les avait investis, et d'avoir trahi le pays pour satisfaire des passions particulières.
Les mois de novembre et de décembre de cette année furent féconds en événements. Le premier qui arriva fut la capitulation du corps qui était resté dans Dresde pendant la bataille de Leipzig. Il avait obtenu de sortir avec les honneurs de la guerre pour rentrer en France avec armes et bagages, mais après quelques jours de marche on le désarma, au mépris des conventions stipulées.
Peu de temps après arriva l'insurrection de la Hollande; l'empereur avait été obligé d'en retirer les troupes pour les réunir à un corps d'armée qu'il organisait dans la Belgique. Le pays se trouvant sans autre défense que les garnisons du Helder et de Gorcum, un corps russe arriva des bords de l'Ems à ceux du Wall, passa ce fleuve, et vint offrir aux nombreux mécontents de la Hollande un appui dont ils profitèrent. L'insurrection éclata à Amsterdam et à Rotterdam presque en même temps; elle se fit, pour ainsi dire, sans effusion de sang; on mit en fuite les autorités françaises, et surtout les employés des douanes contre lesquels la haine était plus prononcée.
On cria partout vive Orange, et les anciennes couleurs du stathouder furent arborées. Jamais un pays ne rentra avec si peu d'effort sous la domination de ses anciens chefs; le corps russe qui protégeait ce mouvement s'avança jusqu'à la frontière du côté de Gorcum. Le prince d'Orange arriva d'Angleterre presque aussitôt, et tout fut fini pour la Hollande, c'est-à-dire que nous en fûmes complètement expulsés. Si le corps du général Davout, qui était dans Hambourg, avait eu ordre de quitter les bords de l'Elbe, lorsque l'armée revenait sur le Rhin, et qu'on l'eût fait passer en Hollande, bien certainement l'insurrection n'eût pas éclaté, et la guerre eût peut-être eu une tout autre issue.
La position de l'empereur était terrible, et cependant il ne faisait que préluder aux malheurs qui devaient l'accabler.
Depuis son retour, le roi de Naples avait rassemblé son armée, et s'était mis en communication immédiate avec les agents anglais. Comme il était trop faible pour faire respecter son indépendance, et que sa coopération changeait totalement la position des Autrichiens en Italie, il était bien évident que la première condition qui lui serait imposée pour mériter les bonnes grâces des alliés serait d'abord d'abandonner l'empereur, puis enfin de tourner ses armes contre lui; ce qu'il fit, comme on le verra tout à l'heure.
L'empereur, qui connaissait toute l'inconstance d'esprit de ce prince, prévit ce qu'il allait faire. Déjà l'armée autrichienne avait renforcé le corps qu'elle avait en Italie. Il était devenu si supérieur à celui que nous y avions, que la lutte ne pouvait être incertaine. Il pénétra d'abord en Illyrie, dont on se souvient que M. Fouché avait été nommé gouverneur pendant l'armistice de Neumarck.
Le pays s'insurgea à l'approche des Autrichiens, et M. Fouché fut obligé de se retirer. L'empereur le chargea de se rendre à Naples pour diriger le roi, dont la position devenait délicate; mais au lieu de s'occuper des intérêts de la France, M. Fouché s'occupa des siens. Il négocia, usa le temps pour obtenir le paiement de quelques réclamations qu'il avait sur le duché d'Otrante. Si on l'en croit, il fit pis encore, puisqu'il se vantait d'avoir fixé les irrésolutions de Murat, et de l'avoir décidé en faveur de la coalition.
Si, au lieu d'employer l'ascendant qu'il avait sur ce prince à vaincre la pudeur qui le retenait encore, il l'eût engagé à marcher contre ses ennemis et les nôtres, qui sait la tournure qu'eussent pris les affaires? Qui sait si les alliés eussent même osé franchir le Rhin? Cette détermination n'eût-elle d'ailleurs rien changé à la marche des affaires, ils eussent du moins fait l'un et l'autre ce qu'ils devaient faire, Murat surtout: car ce prince était du nombre de ceux auxquels leur position avait tellement tracé leur devoir, que toute conduite même équivoque était une lâche trahison.
On ne garde pas plus un trône après la perte de l'honneur, qu'on ne reste sur un trône déshonoré.
Considérations que je présente à l'empereur.—Elles paraissent faire impression.—M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au ministère.—Condition qu'y met l'empereur.—Wellington doit aspirer à la couronne d'Angleterre.—Il faut appuyer ses prétentions.—Réponse de l'empereur.—Changement de ministère.—Le duc de Vicence aux relations extérieures.
Je voyais de tous côtés le danger si pressant, et en même temps, je voyais faire si peu d'efforts pour en triompher, que je me décidai à en parler à l'empereur.
Il m'en fournit lui-même l'occasion après un lever à Saint-Cloud. Il me demanda mon opinion sur l'état des affaires; je lui répondis qu'elles ne pouvaient pas être plus mauvaises, et, qui plus est, que les intentions des alliés étaient visibles, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre, que sa perte était résolue.—«Vous le croyez? me dit-il avec un regard animé.—Je le sais, sire, Votre Majesté est nécessaire au repos de l'Europe; mais les passions ne voient pas l'avenir, tout leur est bon; pourvu qu'elles se satisfassent, peu leur importe ce qui vient après. Assurément l'Autriche ne devrait pas tremper dans ces complots; mais Metternich sait à quelles conditions il a pactisé avec l'Angleterre, il sait que vous ne l'ignorez pas. C'est aussi son trône qu'il défend, pour son pouvoir qu'il combat; il poussera tout à l'extrême, si Votre Majesté ne se hâte de le prévenir.» L'empereur écoutait, avait l'air d'attendre les moyens que j'allais indiquer. J'ajoutai: «Il n'y en a qu'un, sire; ils sont là-bas un tripot de diplomates à traditions communes, il faut les mettre aux prises avec un des leurs.—M. de Talleyrand?—Oui, sire; mêmes antécédents, mêmes moeurs, même religion; vous ne pouvez mieux faire.—Mais le duc de Bassano?—Le duc de Bassano vous est tout dévoué, mais il appartient à une autre école.» Ici l'empereur m'interrompit pour faire l'éloge de toutes les bonnes qualités du duc. «Je sais, lui dis-je, tout ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire, et c'est parce que je le sais que je conseille à Votre Majesté le choix que je lai proposé.» Il me comprit alors, m'ordonna de partir pour Paris, et lui envoyer M. de Talleyrand. Je montai en voiture, je me rendis chez ce diplomate pour lui transmettre les ordres dont j'étais chargé, mais apparemment que ce que j'avais dit à l'empereur avait fait impression sur son esprit, car j'étais encore chez le prince de Bénévent, qu'un page lui apporta l'invitation de se rendre à Saint-Cloud.
J'étais persuadé que M. de Talleyrand allait rentrer au ministère; mais, retourné au château le soir, j'appris par l'empereur lui-même, qui eut la bonté de me le dire, comment les choses s'étaient passées. Il avait assez goûté tout ce que M. de Talleyrand lui avait dit, et lui proposa, après une longue conversation, de reprendre la direction des affaires étrangères, à la condition cependant qu'il donnerait sa démission de la charge de vice-grand-électeur. M. de Talleyrand accepta la direction des affaires, mais ne voulut pas donner la démission qu'on lui demandait. Il observa que c'était le priver d'un moyen de bien servir, que de diminuer sa considération en le portant à une place à laquelle on le rappelait dans un moment où elle était plus difficile à faire que jamais; il hésita, et l'empereur ne conclut rien.
La conversation continua; M. de Talleyrand, qui avait vu le but de toutes les coalitions précédentes, ne s'abusait point sur les vues de celle-ci. Il m'a rapporté avoir dit à l'empereur: «Voilà votre ouvrage détruit; vos alliés, en vous abandonnant successivement, ne vous ont laissé d'autre alternative que de traiter sans perdre de temps, de traiter à leurs dépens, et à tout prix. Une mauvaise paix ne pourra pas nous devenir aussi funeste que la suite d'une guerre qui ne peut plus nous être favorable; le temps et les moyens de ramener la fortune vous manquent, et vos ennemis ne vous laisseront pas respirer.
«Il y a parmi eux des intérêts différends qu'il faudrait faire parler: les ambitions particulières sont les moyens que l'on peut saisir pour préparer une diversion.»
Ici l'empereur le força de s'expliquer. M. de Talleyrand continua: «Voilà en Angleterre une famille qui acquiert une gloire favorable à tous les genres d'ambition; il est naturel de lui en supposer, ou du moins il est permis de penser qu'en lui montrant l'intention de la seconder, on ferait naître en elle le désir de s'élever, et qu'elle trouverait en Angleterre assez d'hommes aventureux pour courir les chances de sa fortune; en tout cas, cette proposition ne peut pas nous nuire. Bien plus, si elle est écoutée, elle peut amener des changements tels que nous n'ayons bientôt plus que peu de chose à réparer. Une autre considération: vos alliés vous ayant manqué, vous ne pourrez rien faire de solide qu'avec des hommes nouveaux, liés d'origine à la conservation de votre système.»
L'empereur écoutait M. de Talleyrand et lui disait encore de s'expliquer, en lui reprochant qu'il était toujours le même, qu'on ne pouvait pas le deviner. Ainsi pressé, Talleyrand nomma la famille Wellesley, en ajoutant: «Voilà un Wellington qui doit avoir quelque arrière-pensée. S'il se résigne à vivre sur sa réputation, il ne peut pas ignorer qu'il ne sera bientôt plus question de lui; il a plusieurs modèles devant les yeux, et un talent comme le sien ne s'arrêtera pas tant qu'il y aura quelque chose à convoiter.»
L'empereur n'adopta pas ces suggestions; il observa qu'avant de songer à favoriser l'ambition des autres, il fallait être en état de se faire respecter chez soi. Il ajouta même que, pour le moment, c'était la seule chose à laquelle il fallait penser. M. de Talleyrand me rapporta qu'il avait vu l'empereur fort pénétré de ce qu'il lui avait dit; il espérait qu'il lui en reparlerait.
On a blâmé M. de Talleyrand de ne s'être pas sacrifié dans une circonstance comme celle-là. On a prétendu que c'était un crime de faire des conditions, lorsqu'on avait besoin du concours de son talent. Le blâme est facile à répandre, mais dans ce cas-là il n'était pas mérité. M. Talleyrand connaissait sa position; il craignait que les haines qui le poursuivaient depuis longtemps ne parvinssent encore à le faire éloigner. Démis alors de sa place de vice-grand-électeur, il se serait trouvé sans appui et même sans argent, car il avait éprouvé une faillite énorme l'année précédente.
Il observait avec raison que, si l'empereur n'avait pas d'arrière-pensée en lui rendant sa confiance, il ne devait pas lui en refuser le témoignage, qu'il devait lui accorder tout ce qui pouvait lui donner de la sécurité.
Dans le cas contraire, il devait prendre garde à lui, afin d'éviter de se trouver en spectacle d'une manière trop fâcheuse. Il ne voulut pas se dessaisir du titre qui était sa sauvegarde, et le projet de lui rendre le portefeuille en resta là. Le choix tomba sur le duc de Vicence, à qui l'on attribuait une sorte d'ascendant sur la cour de Russie.
L'empereur retira aussi le ministère de la justice au duc de Massa (M.
Régnier), et celui de l'administration de la guerre au comte de Cessac.
Il n'était mécontent ni de l'un ni de l'autre; mais le premier était fort âgé, il avait déjà eu une attaque d'apoplexie sérieuse, et était menacé d'en avoir une seconde. L'empereur craignait qu'elle ne lui arrivât pendant qu'il serait absent; il le nomma président du corps législatif, et le fit remplacer dans son ministère par M. le comte Molé, qui était alors inspecteur-général des ponts-et-chaussées.
L'empereur aimait M. Molé. Il y avait longtemps qu'il cherchait à le rapprocher de lui, et quoiqu'il fût étranger à la connaissance des lois, il le mit à la tête de la magistrature, parce qu'il y a des places qui semblent faites pour les noms, comme il y a des noms qui semblent convenir aux places; c'était le cas de M. Molé. Sa nomination fut le sujet de quelques réflexions, car la place avait plusieurs prétendants; lorsque les malheurs arrivèrent, M. Molé justifia l'opinion que l'empereur avait conçue de lui.
L'empereur n'avait non plus aucun grief contre M. de Cessac; mais M. de Bassano était rentré à la secrétairerie d'État, il fallait pourvoir M. le comte Daru: il le fit ministre de l'administration de la guerre. M. Daru, qui s'était toute sa vie occupé d'administration militaire, était particulièrement propre à gérer ce ministère. Il avait suivi les armées, et connaissait parfaitement le mécanisme des troupes; il était d'ailleurs plus jeune que M. de Cessac, auquel l'empereur donna pour retraite le titre et les émoluments de ministre d'État.
Ces trois changements eurent lieu le même jour à la fin de novembre; ils ne soutinrent pas longtemps l'espérance du public, qui vit cependant avec plaisir le choix de M. le duc de Vicence, qu'on lui présentait comme l'homme de la paix. Celui-ci se mit, comme je l'ai, dit, aussitôt en communication avec M. de Metternich; il donna aux bases transmises par M. de Saint-Aignan une adhésion aussi explicite que ce ministre le désirait; mais la réponse se faisait attendre, le temps coulait, l'avenir se présentait chaque jour sous un aspect plus menaçant.
L'empereur ne désespère pas.—Activité avec laquelle il pousse ses préparatifs.—Manie de délations.—Les flatteurs.—L'empereur se décide à négocier avec Valencey.—Intrigues de ce château.—Passion subite de Ferdinand pour le cheval.—Comment je réussis à la calmer.
L'empereur, qui n'avait pas pris le change sur les vues des alliés, employait à assembler des moyens de défense le temps qu'on perdait à espérer autour de lui. Il s'occupait sans relâche à réunir une armée, à l'équiper et à la mettre en état de prendre la campagne. Il faisait approvisionner les places de l'ancienne frontière auxquelles on ne pensait plus depuis 1795; mais ses ordres, ses mesures de prévoyance même ne servaient qu'à faire sentir la pénurie de nos moyens.
Toute cette formidable ligne de forteresses qui faisaient une ceinture à la France était à peu près désarmée. L'artillerie dont elle était autrefois pourvue avait été transportée dans les places de la nouvelle frontière, et conduite de place en place jusqu'à l'embouchure de l'Elbe et de la Vistule. On se donna des peines incroyables pour créer ce qui n'existait pas, et pour porter ce que l'on avait sur les points où il était nécessaire. L'administration déploya une grande activité que la population seconda généralement de son mieux; mais son zèle se rebutait lorsque le tableau de nos dangers s'offrait à ses yeux. On demandait des armes d'un bout de la France à l'autre, et, au lieu d'en donner, l'on retirait des mains de la garde nationale le peu de fusils qu'elle avait encore, pour en faire un magasin, afin d'être en état de subvenir aux besoins de l'armée.
Le manque de chevaux de traits pour l'artillerie se fit sentir, et apporta de nouveaux embarras. On fut obligé d'avoir recours à l'emploi de toute sorte de moyens vexatoires pour accélérer des fournitures qui ne pouvaient être faites assez tôt en suivant les formes prescrites par les règlements. Les plaintes se firent entendre de tous côtés, et l'on opposa partout la force d'inertie.
L'empereur ne s'abusait pas sur les événements qui s'approchaient; je crois fermement que, dans ces instants pénibles, il jugea bien ces hommes qui, six mois auparavant, lui disaient en plein conseil «qu'ils le considéreraient comme déshonoré, s'il faisait la cession d'un seul village réuni à l'empire par un sénatus-consulte,» ainsi que ceux qui lui dissimulaient le véritable état des choses. Ces hommes savaient cependant dans quelle situation était la France. Si, au lieu d'écouter les inspirations d'un fol orgueil ou d'un zèle intéressé, ils eussent fait entendre les plaintes qui retentissaient à leurs oreilles, ils nous eussent épargné bien des maux.
Mais ils n'ont jamais ambitionné que la faveur exclusive de l'empereur: ils avaient la fièvre lorsqu'ils le voyaient parler deux fois de suite avec une personne qui avait la réputation de leur être supérieure en talents. Aussitôt ils prenaient leurs mesures pour écarter l'importun, ils n'avaient pas de repos qu'ils ne l'eussent éconduit. Cette funeste tactique porta bientôt son fruit, la vérité fit place à la flatterie, et l'empire succomba. Il n'y eut plus alors ni zèle ni dévouement. Nos malheurs n'étaient pas l'ouvrage de ceux qui les avaient causés, mais les résultats d'une opiniâtreté qu'ils n'avaient pu vaincre. Ils se targuent d'une rudesse qu'ils n'ont jamais eue; ils se donnent un vernis d'opposition qu'on ne leur connut jamais; ils auront beau faire, leurs noms sont inséparables des calamités publiques, nos neveux sauront par quelles mains a péri un édifice de gloire que nous comptions avec orgueil leur transmettre en héritage.
Ce sont toujours les hommes dont le métier n'est pas de se trouver sur le champ de bataille qui sont les plus avides de guerre; ils cherchent à s'attribuer les honneurs et la considération dont on récompense ceux qui courent les dangers.
Entendez-les, ils tranchent sur le mérite des généraux, pèsent leurs talents et leur courage; s'ils ne peuvent en faire des hommes médiocres ou lâches, ils en font des hommes immoraux ou des spoliateurs. Combien j'en ai vu accuser près de l'empereur, parce qu'on lui savait de l'estime pour eux! et lorsqu'on était parvenu à leur nuire, on cherchait à leur persuader qu'on leur était favorable, mais que l'empereur avait sur eux des rapports dont on n'avait pu triompher. J'ai vu souvent l'empereur obligé d'imposer silence à la malveillance, et se plaindre avec amertume du besoin que l'on avait de se nuire les uns aux autres; je l'ai vu quelquefois entrer en fureur en lisant des rapports faits par des officiers-généraux qui croyaient lui donner des preuves de dévouement en calomniant leurs camarades. J'ai connu une grande partie de toutes ces infâmes délations, et le seul reproche qu'on puisse faire à l'empereur, c'est d'avoir été bon jusqu'à la faiblesse pour des hommes qui ne recherchaient que la faveur. Ils l'obsédaient pour faire leur fortune particulière, mais ils étaient sans affection pour lui, ou du moins ils n'avaient rien de cette exaltation, de ce dévouement dont ils ne cessaient de se targuer.
J'ai dit que l'empereur, en voyant tant de difficultés, ne s'en faisait point accroire sur les résultats dont sa pénible situation pouvait être suivie; en voici la preuve.
Il n'avait aucune confiance dans les sentiments manifestés par les déclarations des alliés. Il avait dit depuis longtemps, en parlant d'eux: «Ils se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais aucun d'eux n'ose y arriver le premier.» Il ajoutait dans cette circonstance: «Le moment de leur rendez-vous est arrivé; ils regardent le lion comme mort, c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne: si la France m'abandonne, je ne puis rien; mais l'on ne tardera pas à se repentir de ce que l'on aura fait.»
Il jugeait bien qu'il était impossible que les alliés ne sussent pas à peu près d'une manière exacte tous les embarras dans lesquels il était plongé. Il ne se dissimulait pas que cette circonstance, loin de leur donner des dispositions pacifiques, ne les rendrait que plus exigeants; mais au lieu de l'abattre, cette circonstance ne fit que redoubler son activité.
On vit, dans cette occasion, ce que peut un génie comme le sien. On jugera de ce qu'il aurait fait, s'il avait été secondé: il semblait que l'infortune, en l'accablant de ses rigueurs, les eût proportionnées à la force de son âme; rien ne l'étonnait ni ne l'ébranlait.
L'empereur résolut de terminer les affaires d'Espagne. S'il l'avait fait deux mois plus tôt, il n'y a nul doute qu'il était sauvé; car l'armée d'Espagne aurait pu se trouver en Bourgogne lorsque celle des alliés arrivait sur les frontières de Suisse. Il parla de ce projet à Cambacérès, qui l'approuva fortement. Le ministre des relations extérieures eut ordre de s'en occuper sur-le-champ. Celui-ci me demanda un permis d'entrée et de séjour à Valancey, tant que bon lui semblerait, pour M. de la Forest, qui était attaché aux relations extérieures, ainsi qu'un passeport pour le duc de San-Carlos, qui avait été séparé du prince des Asturies sous l'administration de M. Fouché, et résidait à Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté.
Les princes d'Espagne vivaient dans un isolement absolu à Valencey. On n'ignorait cependant rien de ce qui se passait dans leur intérieur, et il ne faut qu'avoir connu les moeurs espagnoles pour croire que l'on était dispensé de recourir à des moyens vexatoires pour être informé de ce que l'on désirait savoir. Il y avait autant d'intrigues à cette petite cour qu'il y en a jamais eu à celle de Madrid. On s'y disputait la confiance du prince comme la vice-royauté du Mexique; celui qui avait le plus d'ambition était toujours prêt à sacrifier son rival, comme celui-ci était disposé à éloigner celui qu'il redoutait.
Les princes d'Espagne n'ont jamais été surveillés par moi que de cette manière, il suffisait d'ouvrir les yeux et de faire parler. J'ai toujours recommandé qu'on les laissât aller et venir. Je m'en suis bien trouvé, car cela m'a dispensé de recourir à l'emploi des moyens coercitifs, que l'embarras des affaires générales aurait peut-être excusé.
Je n'eus d'inquiétude que dans une occasion. Le prince des Asturies se prit tout à coup de belle passion pour le cheval, tandis qu'auparavant il ne sortait presque pas, ou s'il le faisait, c'était en calèche. J'étais un peu embarrassé, parce que je ne voulais ni être sa dupe ni lui manquer d'égards, en le privant avec violence d'un amusement qui paraissait lui plaire. Je pris mes mesures en conséquence: ses chevaux de selle se trouvèrent tout à coup détestables; chaque fois qu'il voulait les monter, ils étaient encloués ou boiteux. Comme il n'était pas très bon écuyer, on mettait sur son compte une foule de petits accidents qui étaient le fait d'un homme stationné sur les lieux pour tenir ses chevaux dans un état de clopection continuel. Je fis si bien, que l'envie de l'équitation lui passa. J'avoue que j'en fus fort aise.
Du reste, je ne laissais échapper aucune occasion de lui faire part de tout ce qui pouvait l'intéresser. Je veillais surtout à éloigner l'intrigue qui s'attache toujours au malheur, et qui aurait pu lui attirer quelques désagréments. L'empereur m'avait particulièrement recommandé d'agir, vis-à-vis de ce prince, avec beaucoup de respect et d'égards, en faisant cependant concorder le tout avec les devoirs qui m'étaient imposés.
Conventions de Valencey.—Elles ne s'exécutent pas.—Parti qu'il eût fallu prendre au sujet du pont de Bâle.—Je propose que les fonctionnaires restent à leurs postes.—Mes motifs.—Envoi de commissaires extraordinaires.—État de l'opinion.—Artifices des alliés.—Ouverture du corps législatif.
On disputait à Valancey sur des misères, et on était d'accord sur le point principal. On avait bien eu la pensée de demander au prince des Asturies l'abandon de la Catalogne; mais on jugea sagement qu'abuser de sa situation pour exiger des sacrifices contraires à sa dignité, et qui décèleraient la contrainte, ce serait lui fournir, une fois rentré chez lui, un prétexte pour annuler tout ce qu'il aurait fait. En conséquence, il fut arrêté que les princes de la maison de Bourbon d'Espagne retourneraient en Espagne, et que le roi Joseph, frère de l'empereur, se désisterait de toutes les prétentions qu'il pouvait avoir sur le royaume, en vertu des actes antérieurs qui avaient été reconnus par toutes les puissances de l'Europe, hormis l'Angleterre. Le prince des Asturies s'engagea, de son côté, à maintenir la paix entre la nation espagnole et la France, et à retirer par conséquent toutes les troupes espagnoles qui se trouvaient à l'armée anglaise; enfin à ne pas donner passage par ses États aux troupes étrangères pour attaquer la frontière de France.
Cet arrangement fut signé, et l'on a toujours ignoré la bonne foi avec laquelle l'empereur le concluait: il ne faudrait, pour en être convaincu, qu'avoir connu ce qu'il lui en coûta de soins et d'instances près de son frère pour lui faire faire la pure et simple renonciation au trône d'Espagne. L'empereur, qui me fit l'honneur de me parler de cela, me disait que, dans une discussion pendant laquelle son frère lui résistait, il lui avait dit: «Mais en vérité, ne dirait-on pas que je vous enlève votre portion de l'héritage du feu roi notre père?» Il n'y avait que le maréchal Berthier qui connaissait tous ces détails, parce que c'était lui que l'empereur avait chargé de suivre les négociations avec Joseph. Ce que l'on ne peut pas comprendre, c'est que lorsque l'on fut d'accord sur tout, et qu'après avoir mis autant de chaleur à faire conclure un arrangement qui permettait de disposer de forces presque doubles de celles qu'avait l'empereur, on ait mis tout à coup de la lenteur dans son exécution, au point qu'il devint de nul effet dans nos affaires.
M. de San-Carlos était venu de Valancey rapporter le traité, et voilà en quel état les choses se trouvaient tombées depuis l'ouverture de ces négociations.
Jamais le temps ne fut aussi précieux qu'il l'était alors, ni le danger si pressant. Quelques mois auparavant, on n'avait pas craint de perdre la confédération du Rhin en retirant le corps du maréchal Augereau de la frontière de Bavière pour le réunir à l'armée; et dans cette occasion, où il y allait de la France, on négligea de faire faire le même mouvement à l'armée d'Espagne, qui pouvait encore arriver sur le théâtre des événements, où sa présence eût tout changé.
On ne saurait trop regretter que les ordres de l'empereur aient été mal exécutés, ou même éludés dans un intérêt particulier. Je dirai à ce sujet ce que j'ai appris par mes canaux d'informations, afin de rendre cette énigme claire ou au moins compréhensible; l'on verra que l'intrigue marchait toujours, et que l'on était occupé de toute autre chose que du salut de l'État.
L'empereur m'avait ordonné de ne rien négliger pour lui procurer des informations, certaines sur les projets des armées alliées. Je me trouvai avoir un moyen naturel de mettre une personne qui m'était attachée, en relation avec un de ses amis qui suivait le quartier-général de la coalition, et qui avait accès à la chancellerie du prince de Schwartzenberg. En conséquence, je l'envoyai par la Suisse jusqu'à l'armée ennemie, dont la réunion générale dans le Brisgaw décelait bien assez les projets.
Cette personne m'écrivit de Bâle d'employer toute mon influence pour faire, sans délai, détruire le pont que cette ville possède sur le Rhin, soit en l'achetant aux Suisses, soit de toute autre manière. Le temps était trop court pour faire de cette idée l'objet d'une négociation, d'autant plus qu'elle se serait ressentie de l'influence des ennemis, qui ne l'auraient pas vue avec indifférence. Il aurait fallu acheter le pont immédiatement après la défection de la Bavière, et le faire détruire sur-le-champ.
Cette même personne revint en poste à Paris m'apporter tout ce qu'elle avait appris à l'armée ennemie, qui commençait son mouvement offensif vers la frontière.
Je crus alors de mon devoir de me rendre importun, jusqu'à ce que l'empereur eût pris des mesures et donné des instructions sur ce qu'auraient à faire les autorités locales en cas d'une invasion que je regardais comme imminente. Je mis tant d'instances à cette affaire, qu'enfin je fus écouté; il y eut un conseil à ce sujet. Indépendamment des ministres qui avaient des départements, l'empereur y fit appeler les ministres d'État et les grands dignitaires.
Je rappelai le souvenir des dangers qu'avait courus le territoire aux premières époques de la révolution, et que ce n'était qu'aux mesures énergiques du gouvernement d'alors que l'on avait dû le déploiement des forces gigantesques qui avaient sauvé l'État.
Je m'étendis beaucoup sur le danger, qui ne pouvait être plus grand, ni, je crois, le temps plus court, et j'insistai pour l'emploi prompt de tout ce qui pouvait exciter un mouvement national, sans lequel il fallait s'attendre aux plus grands malheurs.
Je citai la conduite des Autrichiens, lorsque nous avions occupé leurs provinces; ils avaient eu la bonne politique de donner des instructions à tous leurs employés civils, et de les faire rester à leurs postes. Ceux-ci régularisaient tout; à la vérité, ils nous étaient utiles, mais ils préservaient le pays de plus grands maux, et surtout observaient leurs administrés, que leur présence et leur autorité contenaient dans le devoir.
Ici je fus interrompu par une observation que me fit un membre du conseil: il me dit que les Autrichiens ne nous avaient jamais rendu l'occupation de leur pays plus facile qu'en laissant chaque administrateur à sa place, qu'il fallait bien se garder de les imiter, qu'ils seraient obligés de tout désorganiser, et seraient ainsi embarrassés, à chaque pas lorsqu'ils trouveraient les administrations parties.
J'insistai, malgré cette observation, pour que les administrateurs restassent à leurs places et eussent des instructions pour faire de bonne grâce ce que l'on ne pouvait refuser de force. J'ajoutai que le pays y gagnerait, qu'il éviterait le pillage, et qu'en second lieu, si la fortune amenait une occasion favorable à un mouvement national, on pourrait le tenter, car on saurait à qui s'adresser. Aucun fonctionnaire n'oserait alors méconnaître l'autorité qui lui écrirait, quelle que fût la direction dans laquelle on voudrait le faire agir.
J'observai que la position dans laquelle nous nous trouvions était bien différente de celle dans laquelle s'était trouvée l'Autriche; il était bien vrai que, si le gouvernement de ce pays avait retiré ses employés civils à notre approche, il nous aurait embarrassés pour pourvoir à leur remplacement, parce que sa population offrait moins de gens lettrés que la nôtre, mais c'était précisément une raison pour ne pas imiter sa conduite. En retirant nos autorités, nous nous priverions de beaucoup de moyens d'informations et de leviers pour mettre la population en mouvement, si l'occasion s'en présentait, tandis que nous n'arrêterions pas les progrès des ennemis, parce que le premier conseiller de préfecture, ou même le premier employé de bureaux qui se trouverait sur les lieux, serait suffisant pour faire marcher la machine autant que les ennemis auraient besoin de la faire aller. J'ajoutai que ces fonctionnaires provisoires ne s'exposeraient pas à perdre la vie pour nous servir, d'autant plus qu'ils auraient toujours une excuse à donner pour se refuser à ce qu'on serait dans le cas de leur demander, en supposant même que l'on parvînt à les connaître. Enfin je conclus à ce que le moindre désavantage pour nous était de laisser les administrations à leur place. Cette partie de mon opinion ne prévalut pas: on persista à croire que leur éloignement, au moment de l'approche des ennemis, embarrasserait leur marche; on leur donna l'ordre d'évacuer successivement leur résidence à mesure que les alliés s'avanceraient. Je fus particulièrement très fâché de cette disposition, parce que je ne m'abusais pas sur les projets des souverains, et que je voyais que cette mesure leur était moins nuisible que favorable.
On résolut, dans le même conseil, d'envoyer un commissaire du gouvernement dans chaque division militaire, pour y exciter l'émulation et réchauffer, s'il était possible, l'ancienne énergie nationale, qui avait fait tant de prodiges. Ces commissaires trouvèrent partout de la bonne volonté, mais de l'espérance nulle part; or, sans elle, point d'enthousiasme: l'énergie était usée; on se résignait à ce que le sort déciderait. Il y eut cependant quelques parties de la France où l'on vit encore briller des étincelles du feu sacré; mais c'était le même cri d'un bout du territoire à l'autre: des armes! des armes! On entendait de tous côtés crier à la trahison; on accusait le ministre de la guerre, et il m'en coûta quelques soins pour lui rendre l'opinion de beaucoup de monde moins défavorable. À la vérité, les fabriques d'armes ne travaillaient pas, et tout le monde se demandait comment, dans un moment aussi pressant, on n'avait pas songé à faire monter une manufacture d'armes à Paris, ainsi que cela avait eu lieu dans la révolution; comment celles de Liège, de Charleville, de Maubeuge et d'Alsace n'avaient pas été dirigées sur Paris pour n'en faire qu'une générale. Si cette mesure avait été prise immédiatement après la perte de la bataille de Leipzig, la manufacture de Paris, aidée de la quantité d'ouvriers dont cette ville fourmille, aurait donné deux ou trois mille fusils par jour. Cela seul aurait sauvé la France; et puisque le ministre de la guerre s'était prononcé pour la continuation des hostilités, il devait au moins aviser au moyen de les pousser avec vigueur. Il faut dire cependant que le temps lui manquait plus que la besogne, et qu'il était difficile de prévoir que les événements marcheraient aussi vite. Je lui ai souvent entendu dire qu'il regardait comme une folie de ne pas faire la paix; il se repentait alors de l'avis qu'il avait ouvert au retour de la campagne de Russie.
Les commissaires du gouvernement ne purent pas tous se rendre à leur destination, quelques-uns rencontrèrent l'ennemi en chemin.
Quelque faibles qu'ils fussent, nos préparatifs n'avaient pas laissé de faire impression sur les alliés. Ils tremblaient que la nation ne prît fait et cause dans la querelle qui se débattait, et ne négligeaient aucun moyen de répandre partout la déception. Les mesures de défense qui avaient été prises furent taxées de projets de conquêtes. Ils affectaient de la modération, avec une armée sextuple de tout ce que l'empereur pouvait réunir; ils venaient au coeur de la France l'accuser d'ambition, et lui faire un crime d'avoir appelé les Français à la défense de leurs domiciles et de leurs familles.
La tête avait tourné à tout le monde. On crut aux paroles artificieuses des ennemis, et on repoussa les prévisions de l'empereur.
L'ouverture du corps législatif, qui avait été successivement ajournée, fut enfin fixée au 20 décembre; l'empereur voulait donner à cette assemblée une communication de la réponse des alliés; c'était un des motifs qui avaient tant retardé la session. Cette cérémonie eut lieu dans les formes accoutumées jusqu'alors; l'empereur prononça le discours d'usage. Je trouvai qu'il ne s'étendit pas assez sur les événements qui avaient amené la situation actuelle. On était trop occupé en France du passé et de l'avenir pour se contenter d'un exposé aussi simple que celui qui fut fait au corps législatif, et j'ai toujours pensé qu'il eût mieux valu ne lui en point faire du tout, que de lui cacher quelque chose, ou pour mieux dire de ne pas lui montrer une confiance entière; car le moindre des inconvénients qui pouvait résulter d'une telle réticence, c'était de s'en faire un ennemi qui saisirait la première occasion de restreindre un pouvoir qui lui portait ombrage, et de le soumettre à l'empire de l'opinion.
Les membres du corps législatif étaient depuis un mois à Paris, où ils étaient rassasiés de tous les mauvais bruits qui y étaient répandus. Ils s'attendaient à une communication qui redresserait leur opinion formée sur tout ce qu'ils avaient entendu; faute de cela, ils restèrent dans leurs préventions. Ils furent toutefois flattés qu'on leur eût communiqué l'état de la négociation, mais ils surent qu'on leur avait caché quelques pièces; la chose était peu importante, et cependant elle devint le prétexte qu'ils saisirent pour rester dans leur état de méfiance. Il faut convenir qu'il n'y avait rien d'aussi facile que d'influencer cette assemblée, parce qu'elle n'était pas encore indisposée personnellement contre l'empereur, et encore moins disposée à refuser ce qui serait en son pouvoir de faire pour sortir de la crise où l'on se trouvait. Je le répète, le corps législatif n'était point mauvais; il renfermait bien quelques mécontents, mais la plupart étaient flattés de se trouver dans une session qui promettait aux uns des occasions de faveur, et aux autres celles de montrer leur patriotisme, ou de faire remarquer leurs talents. Il ne fallait que de l'habileté pour démêler ces dispositions-là. Ceci a besoin d'être expliqué.
Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps législatif.—Préventions qu'on inspire à l'empereur.—Communications diplomatiques.—L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la commission.—Inconvenance du rapport.—M. Lainé.—Conseil privé pour aviser aux moyens qu'exige la circonstance.—Avis divers.—Le corps législatif est ajourné.—Combien il eût été facile de tirer parti de cette assemblée.
L'empereur avait, comme je l'ai dit, nommé président du corps législatif M. le duc de Massa, auquel il avait depuis peu retiré le portefeuille de la justice.
Les sessions du corps législatif ont toujours été des circonstances de crédit pour les intrigants; ils ont soin de semer à l'avance de l'inquiétude parmi les membres qui le composent, et, après avoir récolté les fruits de ce qu'ils ont semé, ils viennent sonner l'alarme auprès des personnes qui approchent du gouvernement. Celles-ci, qui sont immédiatement intéressées au succès des affaires, ne manquent pas d'en faire un rapport confidentiel, dans lequel elles nomment leurs auteurs.
C'est une manière de faire parvenir au souverain une preuve du zèle dont on est animé pour son service, ou de se faire inscrire au bureau des grâces.
Le séjour qu'avaient fait à Paris les députés du corps législatif avait fourni un vaste champ aux intrigants; et comme l'ordinaire de ces hommes est d'être jaloux de tout le monde, cette année-là ils eurent encore soin de faire rejeter sur l'influence des individus qu'ils redoutaient, ou qu'ils voulaient perdre, toutes les mauvaises dispositions qu'ils croyaient apercevoir parmi quelques membres du corps législatif.
J'observais exactement la marche que prenaient les affaires sans chercher à donner une direction à qui que ce fût, parce qu'avant d'essayer de remettre les gens en bon chemin, il faut s'assurer qu'ils se trompent. Souvent, en voulant lui faire prendre une route, on rend méfiant celui que l'on prétend conduire; il en suit une autre par esprit d'opposition: c'est ce qui arriva dans la circonstance dont il s'agit. On avait peint à l'empereur le duc de Massa comme incapable de diriger l'assemblée dans une circonstance aussi difficile. On alléguait que les suites des deux attaques d'apoplexie dont il avait été frappé avaient affaibli ses facultés. S'il en avait été ainsi, on aurait au moins dû en faire l'observation avant sa nomination à la présidence; mais probablement on n'était pas prêt à saisir l'influence qu'on voulait avoir, ou bien on craignait qu'un autre président fût moins facile.
Ils réussirent, à l'aide de quelques rapports, à se faire charger par l'empereur de se mêler des agitations qu'ils lui disaient exister dans le corps législatif.
Ces messieurs avaient tellement pris la besogne à coeur, qu'ils redoutaient jusqu'à ce qui n'existait pas. Ils me firent donner l'ordre positif, qui me fut même exprimé sèchement, de m'abstenir de toute démarche vis-à-vis du corps législatif, dans lequel je n'avais aucune pratique que la surveillance ordinaire qu'il était dans mon devoir d'y exercer; et je dois dire à la louange de cette assemblée, que je n'y remarquais encore que des sentiments qu'il était bien facile de faire tourner à l'avantage du grand intérêt national.
Les premières démarches des hommes qui voulaient ainsi diriger le corps législatif se firent apercevoir dans la formation du bureau, dans la nomination des questeurs et autres charges dont la nomination est soumise à l'élection. L'assemblée vit de suite qu'on voulait la mener, et aux mouvements que se donnaient certains individus dont la livrée était connue, elle aperçut sous quelle influence on voulait la ranger.
Un mouvement naturel à l'homme est de repousser tout ce qui attaque sa dignité, et un corps principalement se trouve toujours blessé qu'on veuille le conduire dans un chemin qu'il connaît aussi bien que celui qui prétend être son mentor. Mais les hommes habitués au mouvement ont un besoin continuel d'être comme la mouche du coche, autrement ils n'auraient point de mérite, on ne leur tiendrait aucun compte d'efforts superflus, et pour lesquels ils se promettaient cependant de demander des récompenses. Ils auraient au moins dû ne pas se laisser apercevoir en se servant d'orateurs connus pour leur appartenir; leur maladresse gâta une assemblée qui pouvait faire tant de bien, et dont la dissolution combla les vues des alliés, qui cherchaient à séparer l'empereur de la nation.
L'assemblée céda à l'influence qui pesait sur elle, et nomma pour questeurs les individus qui avaient été désignés à son choix; mais elle reprit son caractère, repoussa nettement tout ce qui sentait l'officiel, et nomma M. Lainé son vice-président [18]. Dès ce moment, les intrigants furent aux abois. Par suite des communications que l'empereur fit faire au corps législatif sur l'état des affaires, celui-ci nomma une commission pour examiner les pièces du portefeuille des relations extérieures que l'on portait à sa connaissance, et prouva par les choix qu'il fit qu'il voulait rester indépendant. On ne pouvait pas le blâmer en cela; il ne fallait pas l'assembler, ou lui faire connaître franchement la position dans laquelle on était, parce que d'abord on le devait, et qu'ensuite il était lui-même intéressé à ce qu'on sortît d'embarras; aurait-il même demandé des concessions injustes, il fallait encore les lui accorder: il ne pouvait rien y avoir de déshonorant à céder à la nation. D'ailleurs cette assemblée ne demandait rien de déraisonnable; il y avait très peu de distance entre ce qu'elle réclamait, et ce que l'empereur a toujours été dans l'intention d'accorder. On pouvait donc s'entendre, il n'y avait même au fond qu'à faire prendre au discours une forme moins choquante, ce que les ressources de notre langue donnaient mille moyens de faire, et tout était aplani. Au lieu de cela, on peignit à l'empereur le rapport de cette commission du corps législatif comme une attaque personnelle dirigée contre lui, en même temps comme un coup de cloche qui allait faire surgir de tous côtés des assemblées populaires. On lui dit que de cette manière on ruinerait insensiblement son pouvoir, qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour se mettre en garde contre les suites de vues aussi hostiles. Je ne puis disconvenir qu'il y avait dans cette opinion quelque chose de vrai, mais ce n'était pas le moment de compter.
[18: M. Lainé, alors avocat de Bordeaux, était considéré comme républicain de bonne foi; c'est ce qui décida le choix qu'on fit de lui.]
L'empereur m'écrivit de me procurer le rapport de la commission du corps législatif, qui était imprimé et devait être distribué à la séance du lendemain.
Il m'avait défendu de m'immiscer en rien dans ce qui concernait cette assemblée, je me l'étais tenu pour dit. Je n'avais voulu ni m'exposer à lui déplaire, ni contrarier ce qu'il voulait faire faire par d'autres voies. Cependant ces messieurs, qu'animait tant de zèle, auraient bien pu se procurer le rapport avant de laisser aller les choses aussi loin; mais ils n'en faisaient pas d'autres dans toutes les occasions.
J'avais heureusement ce rapport; je l'envoyai à l'instant même aux Tuileries. Comme il devait paraître le lendemain, on convoqua le soir même un conseil privé extraordinaire auquel assistèrent le roi Joseph, les dignitaires de l'État, les ministres et les ministres d'état. Le président du corps législatif s'y trouva en cette dernière qualité.
Il y avait dans la composition de ce conseil tout ce que l'on pouvait désirer, soit comme réunion des lumières, soit comme dévouement à l'empereur.
M. de Bassano, en sa qualité de secrétaire d'État, donna lecture du rapport de la commission du corps législatif. Il est bon d'observer que les jours précédents, on avait mis toute sorte de moyens en oeuvre pour faire connaître à cette commission ce que l'on désirait qu'elle dît, tant dans son exposé que dans ses conclusions. On avait échoué, et son rapport était en ce moment l'objet de la délibération du conseil privé. Il faut convenir que cette pièce avait quelque chose de choquant pour le gouvernement, et pourtant ce n'était qu'une première attaque.
L'empereur laissa parler tout le monde; on lui donna de fortes raisons en faveur du corps législatif, particulièrement l'archi-chancelier; mais personne ne voulait s'engager à lui répondre qu'il n'y avait pas quelque arrière-pensée de raviver des principes dont la profession avait causé tant de désordres [19]. Lorsque, dans le discours, on arrivait à ce point, chacun faisait un pas en arrière et témoignait de l'inquiétude, en disant qu'il ne répondait pas de ce qui pouvait être la suite de telle ou telle chose, etc.
[19: On redoutait de la part du vice-président, M. Lainé, une direction révolutionnaire.]
L'empereur s'était plaint souvent que toutes les discussions des conseils qu'il assemblait finissaient par prendre cette tournure; mais dans le cas dont il s'agit, la chose fut pire encore. Il semblait que l'on prévoyait une catastrophe, et que chacun cherchât autant à n'y point attacher son nom, qu'à se garantir de ses effets.
L'empereur résuma la question, et demanda si, dans l'état des choses, la direction que prenait le corps législatif pouvait amener plus de mal que de bien. Il alla jusqu'à demander s'il pouvait être à craindre que, dans un cas de revers éprouvé à l'armée, ou de l'approche de la capitale par les ennemis, cette assemblée se déclarât permanente et s'emparât du gouvernement. Il demanda si on la croyait à l'abri d'une influence ennemie au dedans aussi bien qu'au dehors, et il ajouta ces paroles: «Parlez, messieurs, vous avez l'expérience de la révolution, vous avez vu où nous ont mené les bonnes intentions qu'avait l'Assemblée Constituante; celle-ci a-t-elle plus de moyens d'éviter de tomber dans des erreurs que n'en avait la première?»
Personne n'osa l'affirmer, mais tout le monde la défendit contre la possibilité qu'elle cédât à une influence venant du dehors; que quant à une influence intérieure, elle existerait toujours; les événements seuls détermineraient la direction qu'elle prendrait.
«Alors, repartit l'empereur, je n'ai aucun secours à en espérer, puisqu'elle-même attendra pour se décider que la fortune prononce.
Qu'ai-je besoin de cette assemblée, si, au lieu de me donner de la force, elle ne me présente que des difficultés? C'est bien le moment, lorsque l'existence nationale est menacée, de venir me parler de constitutions et de droits du peuple. Dans un cas semblable à celui où se trouve l'État, les anciens étendaient le pouvoir du gouvernement, au lieu de le restreindre: ici au contraire on va perdre son temps en puérilités, pendant que l'ennemi s'approche. Je ne voulais pas m'en rapporter à mon opinion, mais puisque je vous vois pour la plupart du même avis que moi, mon parti est pris, et je vais ajourner une assemblée qui se montre si peu disposée à me seconder.»
Il en signa le décret sur-le-champ, et me donna l'ordre de saisir tous les exemplaires du discours de la commission du corps législatif.
Cette mesure fut prise un vendredi soir, et le lendemain samedi il en fut donné connaissance à chaque membre du corps législatif.
D'après les ordres de l'empereur, je vis les membres de la commission. Ils vinrent sans doute chez moi avec de l'inquiétude, parce que l'on ne manqua sûrement pas de leur dire qu'ils allaient être victimes de quelques violences. J'avais un tout autre langage à leur tenir, et j'eus occasion de me convaincre que, si l'on en avait usé autrement qu'on avait fait, non seulement on aurait prévenu ce malheur, mais l'on aurait fait imprimer un grand mouvement à la nation au moyen d'un levier comme le corps législatif. On eût même découvert parmi ses membres beaucoup d'hommes à talents, dont l'administration publique commençait à éprouver le besoin, parce que la coterie qui disposait des places ne faisait de choix que dans le cercle de ses amis; ceux-ci amenaient les leurs, et ainsi de suite. J'étais déjà convaincu de cet abus depuis longtemps. Je fus particulièrement fort content des membres de la commission du corps législatif, il n'y avait pas de mauvaises intentions parmi eux. Il était bien déplorable qu'on eût manqué d'une aussi petite dose d'habileté que celle qu'il fallait pour rapprocher des idées, qui différaient si peu les unes des autres.
L'ajournement du corps législatif produisit dans Paris autant d'effets divers qu'il y avait de cercles. Cet événement aurait paru inouï même dans des circonstances ordinaires, il le parut bien plus dans celles-ci. On avait rattaché quelques espérances à cette assemblée, on les voyait s'évanouir; tout le monde fut navré. On cherchait ce qui avait pu donner lieu à cette mesure, et comme on ne communiquait aucun détail qui en expliquât les motifs, les imaginations divaguèrent, ainsi que cela arrive toujours. On se disait: Il faut donc qu'il y ait quelque chose que nous ne savons pas, et que l'empereur ait eu avis de quelques projets semblables à celui du 23 octobre; autrement il n'aurait pas renoncé à tous les avantages qu'il pouvait retirer de cette assemblée. Cette opinion fut la plus commune; elle contribua à terrorifier les esprits qui avaient conservé quelque espoir.
Le dimanche suivant, les membres du corps législatif vinrent prendre congé de l'empereur, dans les formes accoutumées, ainsi que cela était d'usage dans les cas ordinaires de session de clôtures.
Ils furent introduits dans la pièce ou se trouvait l'empereur par M. l'archi-chancelier; l'on venait d'entendre la messe.
L'empereur était descendu de l'estrade sur laquelle le trône était placé, pour s'approcher d'eux; il leur parla sans aigreur, et leur tint à peu près ce discours:
«Messieurs les députés, vous allez retourner dans vos départements. C'est avec beaucoup de regret que j'ai reconnu que l'esprit d'agitation qui s'est manifesté parmi vous ne pouvait qu'aggraver les maux de l'État, au lieu de me donner les moyens d'en triompher. Je vous avais assemblés avec confiance, et comptais sur votre concours pour illustrer cette époque de notre histoire. Vous pouviez faire un grand bien en ne vous séparant pas de moi, et en me donnant toute la force dont j'ai besoin, au lieu de vous occuper de me disputer le pouvoir, ou de vouloir me renfermer dans des bornes que vous viendriez vous-mêmes me prier de reculer, lorsque vous auriez reconnu les funestes effets de vos discordes.
«Le temps prouvera si les hommes qui vous ont poussés dans cette direction étaient mus par leur intérêt particulier ou par l'amour du bien général; je n'ai jamais été inaccessible à tout ce qui m'a été demandé en faveur de ce dernier, et si vous aviez des observations à me faire concernant les libertés publiques, ce n'était pas le moment d'en faire le sujet d'une question qui suspendait l'élan national dans une occasion où il était aussi essentiel de l'exciter.
«D'ailleurs, qui vous a donné le droit de borner l'action du gouvernement dans un moment comme celui-ci? Avez-vous reçu de vos commettants le droit de mettre la légitimité du pouvoir en question? Est-ce de vous que je tiens celui dont je suis investi? Je ne tiens mon autorité que de Dieu et du peuple. Avez-vous oublié comment je suis monté sur ce trône que vous attaquez? Il y avait à cette époque-là une assemblée comme la vôtre; et si j'avais cru son autorité et son élection suffisante, pensez-vous que je manquasse de moyens pour réunir ses suffrages? Je n'ai jamais pensé qu'un souverain pût être légitimement élu de cette manière; c'est pourquoi j'ai voulu que le voeu qui m'était généralement exprimé, de revêtir l'autorité suprême, fût soumis à un vote national, donné par chaque individu; c'est comme cela que j'ai voulu monter au trône. Ce droit-là est bien autre chose que celui que je pourrais tenir de vous; et dans aucun cas il ne peut vous être permis d'en mettre l'authenticité en délibération; vos pouvoirs me sont subordonnés lorsque vous tendez à outrepasser ceux que vous avez reçus. Les droits du trône sont hors de vos atteintes, parce que le trône est indépendant de vous. Croyez-vous que j'appelle le trône un morceau de velours étendu sur des tréteaux? Vous êtes dans l'erreur: le trône consiste dans le voeu unanime de la nation. Je suis, comme empereur, le garant de son intégrité; je veux le conserver tel que je l'ai reçu, autrement il cesserait de me convenir, et ne serait plus fait pour moi. Si jamais il doit cesser d'en être ainsi, vous vous gouvernerez comme vous l'entendrez. Jugez-vous, et voyez quelles circonstances vous choisissez pour me susciter des embarras. N'aurait-on pas le droit de penser que vous servez nos ennemis? La position dans laquelle nous nous trouvons est difficile. Vous eussiez pu m'être d'un grand secours en ne vous séparant pas de moi. J'espère cependant qu'avec l'aide de Dieu et l'armée je m'en tirerai, si l'on me reste fidèle. Si je succombe, vous aurez de grands reproches à vous faire, et l'on ne pourra attribuer qu'à vous les malheurs qui désoleront la patrie. Vous verrez ce qu'il en coûte pour se fier à la foi punique: vous pourrez alors rappeler les Bourbons, il n'y a qu'eux qui pourront vous gouverner; puisque vous renoncez à défendre votre indépendance, ils ne seront pas obligés de la faire respecter.»
Il y eut quelques députés qui répliquèrent à plusieurs parties du discours de l'empereur; il les écouta, mais ne reçut point leurs excuses, et persista dans ce qu'il leur avait dit.
Cette audience dura un grand quart d'heure: ce fut la dernière qu'il donna au corps législatif.
Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.—Ce que Fouché pensait des corps délibérants.—Violation du territoire helvétique.—Les armées alliées pénètrent en France.—Genève.—Marche générale de l'invasion.—Il manque deux mois à l'empereur.
L'empereur étant rentré dans ses appartements, fit appeler l'archi-chancelier, M. de Bassano et moi. Il n'était pas du tout animé contre le corps législatif; il se plaignait d'une manière générale que l'on ne pût parvenir à composer une assemblée qui marchât franchement dans le même sens que le gouvernement, qu'elle envisageait toujours comme ennemi, et il faisait remarquer que c'était en manifestant aussi les meilleures intentions au roi Louis XVI que petit à petit on l'avait conduit à l'échafaud. Il disait qu'il fallait que l'on eût perdu l'esprit, ou que l'on voulût amener les ennemis en France, pour se conduire ainsi; que, dans l'un comme dans l'autre cas, il était dangereux de laisser derrière soi un semblable état de choses, lorsqu'on était au moment de partir pour l'armée, où il y avait bien assez à faire sans se donner encore l'embarras de diriger une telle assemblée. Ayant demandé à l'archi-chancelier son avis, celui-ci lui répondit qu'il avait, depuis longtemps, manifesté son opinion sur les corps constitués, et qu'il persistait à croire qu'on aurait bien de la peine à s'en passer, mais qu'il n'approuvait pas l'opposition qu'avait montrée une partie du corps législatif; comme aussi il était d'avis que, si l'on s'y fût pris différemment, on aurait pu éviter une mésintelligence qui ne pouvait amener que des malheurs. Je n'avais pas la même expérience que M. l'archi-chancelier; l'empereur se souciait peu de mon opinion sur cette matière: aussi ne me la demanda-t-il point.
Il répondit à l'archi-chancelier: «Que vouliez vous que je fisse avec un corps qui n'attend que le moment favorable pour troubler l'État? Il ne me laissait aucun côté par lequel je pusse éclairer les opinions; il ne m'offrait que de la mauvaise volonté. D'ailleurs, ajoutait-il, je me rappelle que M. Fouché, qui était lié avec tout ce monde-là, en avait cette opinion. Il m'a longtemps parlé de la nécessité de supprimer le corps législatif; il me disait que ses membres ne venaient à Paris que pour obtenir quelques faveurs pour lesquelles ils importunaient les ministres du matin au soir, se plaignant de n'être pas servis sur-le-champ; que, quand on les invitait à dîner, ils crevaient de jalousie en voyant l'opulence des maisons dans lesquelles ils étaient reçus, et qu'à la suite de tout cela, ils s'en retournaient dans leurs départements, persuadés que le gouvernement volait tout pour enrichir des favoris; que c'était là le langage qu'ils tenaient dans leurs sociétés, où ils étaient regardés comme des oracles au moment de leur retour.»
L'empereur ajouta que M. Fouché ne pouvait pas être suspect lorsqu'il émettait une opinion comme celle-là, puisqu'il avait toujours professé des principes républicains. Néanmoins l'archi-chancelier persista dans son opinion.
Le corps législatif avait ouvert la session le 21 décembre, et ce fut, je crois, le 1er janvier que son ajournement fut prononcé. Pendant ce court laps de temps, on avait appris la violation de la neutralité de la Suisse, et l'entrée des troupes de nos ennemis sur son territoire pour venir envahir le nôtre; la nouvelle en arriva vite à Paris par des courriers du commerce de Bâle. C'est le moment de rapporter que, lors de l'accumulation des troupes alliées dans le Brisgaw, les cantons suisses, auxquels la France avait demandé une explication sur la conduite qu'ils se proposaient de tenir dans le cas où les ennemis demanderaient le passage à travers le territoire helvétique, avaient répondu qu'ils feraient respecter leur neutralité, et avaient envoyé une députation pour assurer l'empereur de la fidélité de la Suisse, et de la résolution où elle était de ne pas souffrir qu'on violât son territoire. Cette députation était encore à Paris lorsqu'on y apprit ce qui s'était passé à Bâle.
Les alliés avaient en effet donné au corps helvétique l'assurance qu'ils respecteraient ses frontières; mais l'intrigue était en mouvement là comme ailleurs. Elle tendit paisiblement ses réseaux; et, quand tout fut prêt, l'explosion eut lieu. La Suisse apprit tout à coup qu'elle n'était pas libre, mais que la coalition, jalouse de lui rendre son indépendance, allait la fouler avec un million de soldats [20]. Le général qui devait faire respecter le territoire des cantons, trouva que c'était peine superflue. «Les hautes puissances alliées avaient déclaré que la neutralité de la Suisse ne pouvait pas être reconnue dans les circonstances présentes, et que l'acte de médiation était annulé, avec toutes ses conséquences; des lors, l'objet par lequel l'armée fédérative avait été réunie n'existait plus. Il licencia ses troupes, et leur ordonna de rentrer dans leurs foyers.» L'acte était inouï, mais les contingents durent se retirer, et nous fûmes assaillis par la partie la plus vulnérable de nos frontières.
[20: Les soussignés ont reçu l'ordre de leurs cours, de remettre à S. Exc. le landammann de la Suisse la déclaration suivante:
La Suisse jouissait depuis plusieurs siècles d'une indépendance bienfaisante pour elle, utile à ses voisins, et nécessaire pour le maintien de l'équilibre politique. Le fléau de la révolution française, les guerres, qui depuis vingt ans ont détruit le bonheur de tous les états de l'Europe, n'ont pas épargné la Suisse. Ébranlée dans son intérieur, affaiblie par d'inutiles efforts pour s'opposer aux effets destructeurs du torrent, elle fut dépouillée par la France, qui se disait son amie, des plus importants boulevards de son indépendance. L'empereur Napoléon fonda enfin sur les ruines de la constitution fédérative helvétique, et sous un titre jusqu'alors inconnu, une puissance suprême formelle et permanente, incompatible avec la liberté de la confédération: avec cette antique liberté, respectée par toutes les puissances de l'Europe, le premier garant des relations amicales que la Suisse a entretenues jusqu'au jour de son oppression avec les autres puissances de l'Europe, la première condition d'une véritable neutralité. Les principes qui animent les souverains coalisés dans la guerre présente sont connus. Tout peuple qui n'a pas perdu le souvenir de son indépendance doit les reconnaître. Les souverains veulent que la Suisse participe de nouveau, avec l'Europe entière, à ce premier droit national, et obtienne, en recouvrant ses anciennes limites, le moyen de le soutenir. Mais ils ne peuvent reconnaître une neutralité qui, dans les relations actuelles de la Suisse, n'est que purement nominale. Les armées des puissances coalisées espèrent, en entrant sur le territoire suisse, ne rencontrer que des amis. LL. MM. s'engagent à ne pas poser les armes sans avoir assuré à la Suisse la restitution des pays arrachés par la France. Elles ne se mêleront pas de sa constitution intérieure, mais elles ne peuvent permettre qu'elle demeure soumise à une influence étrangère. Elles reconnaîtront sa liberté du jour où elle sera libre et indépendante; et elles attendent du patriotisme d'une nation respectable, que, fidèle aux principes qui, dans les siècles passés fondèrent sa gloire, elle ne refusera pas son accession aux nobles et généreuses entreprises, pour lesquelles les souverains et tous les peuples de l'Europe se sont réunis en cause commune. Les soussignés sont en même temps chargés de communiquer à S. Exc. le landammann, la proclamation et l'ordre du jour que le général commandant en chef la grande armée coalisée publiera, en entrant sur le territoire suisse. Ils se flattent que S. Exc. ne méconnaîtra pas, dans cette publication, les véritables intentions de LL. MM. II. envers la confédération helvétique.
Signé, LEBZELTERN, Capo d'ISTRIA.
20 décembre 1813.]
Le prince Schwartzenberg commandait en chef les armées alliées; il avait amené avec lui la plus grande partie des troupes des ci-devant princes confédérés du Rhin, afin d'en tirer un meilleur parti; cette nombreuse armée arriva des plaines de Friedling en face de Huningue, à la tête du pont de Bâle, le 20 ou 21 décembre au matin, dans le moment même où l'empereur se rendait au corps législatif à Paris. Les Suisses n'avaient pas détruit le pont de Bâle, ils en avaient seulement enlevé les madriers, mais sans faire tomber les poutres dans le courant, c'est-à-dire, qu'en deux heures on pouvait tout rétablir; c'est ce qui arriva.
Le prince Schwartzenberg se présenta lui-même à la tête du pont sur la rive droite, et demanda le passage au nom des souverains alliés.
Il somma les Suisses de rétablir leur pont sous peine de voir incendier leur ville; il fut obéi: on replaça les madriers, on livra passage, et, pendant huit jours consécutifs, Bâle vit traverser son territoire par cette innombrable quantité de troupes qui venaient dévaster la France, tout en proclamant des principes de modération et d'humanité.
Une partie de l'armée alliée, composée d'Autrichiens, traversa la Suisse pour venir déboucher par Genève; elle arriva devant cette place le jour même où le brave officier-général qui la commandait était attaqué d'apoplexie; la garnison n'était que de quinze cents hommes mal armés et la plupart vétérans. La population était nombreuse et une de celles qui accordaient le plus de confiance au langage des ennemis, en sorte qu'il fallait que la garnison contînt cette population, toute disposée à ouvrir ses portes.
Les malveillants de Genève voyaient bien son impuissance; ils ne restèrent pas inactifs, et mirent tout en oeuvre pour déterminer l'officier qui commandait la garnison, à la place du général, à accepter une capitulation qui lui permettait de sortir avec les honneurs de la guerre; les autorités civiles étaient déjà retirées, l'officier céda, et la frontière se trouva de ce côté reculée jusqu'au fort de l'Écluse.
L'empereur Alexandre, de son côté, établit d'abord son quartier-général à Bâle, et poussa un corps en Alsace; c'étaient les Bavarois qui nous témoignaient leur reconnaissance en venant rouvrir les blessures que nous avions reçues pour défendre leur indépendance.
Ce corps bavarois était commandé par le même général Wrede, celui des officiers de toute l'armée bavaroise que l'empereur avait le plus affectionné. Il lui avait donné une terre de trente mille livres de rentes, qui se trouvait à sa disposition par suite du traité de paix de 1809, et avait l'avantage d'être située dans la portion du territoire autrichien qu'acquit alors la Bavière.
Wrede était un des hommes dont le caractère avait particulièrement plu à l'empereur; il aimait à le voir et à lui faire du bien. Le corps bavarois vint sommer Huningue, qui ne voulut entendre à aucune proposition; les ennemis en firent le blocus, et poussèrent une reconnaissance jusque vers Colmar, pendant que leur armée principale pénétrait en France par Alkirck, Béfort et Vesoul. Il y avait une garnison très faible dans Béfort, mais, en revanche, la population était très martiale: cette petite place fit une belle et vigoureuse défense. L'armée ennemie se porta de Vesoul à Langres, et attendit dans cette position que l'armée prussienne, qui avait passé le Rhin au-dessus et au-dessous de Mayence, c'est-à-dire à Oppenheim, à Worms et Manheim, pour la partie au-dessus, et depuis Bingen jusqu'à Coblentz, pour la partie au-dessous, fût réunie et arrivée sur la Moselle, et la communication établie entre elles pour se porter en avant.
Cette armée prussienne, qui marchait sous les ordres du général Blucher, s'avança par Kaiserlautern, Saarbruck, Château-Salins, Saint-Avold; elle laissa Metz à sa droite, se porta par Vic sur Nancy, Pont-à-Mousson et Toul. Dans cette position, les armées ennemies étaient en ligne: elles n'auraient jamais osé faire un tel mouvement à travers tant de places, si l'empereur avait seulement eu le tiers de leurs forces, et que cette masse d'hommes eût été assez disponible pour qu'il pût de suite prendre l'offensive, en se jetant avec elle au milieu de ces mêmes places. Si la fortune lui avait laissé cette ressource, nous aurions vu bien des gloires anéanties, et ce triumvirat d'aigles qui venaient dévorer le nôtre, chassé par autant de routes qu'il était venu.
Il faut convenir que l'empereur pouvait avoir cette armée, si l'on avait donné aux négociations d'Espagne l'activité qu'exigeait le danger qui avait déterminé à les ouvrir. On avait encore le temps de conclure et faire arriver les troupes; pourquoi ne saisit-on pas cette dernière planche de salut? on le verra tout à l'heure.
L'empereur reçut la nouvelle de l'envahissement du territoire sur autant de points à la fois avec une fermeté imperturbable: «Il me manque deux mois, nous dit-il; si je les avais eus, ils ne l'auraient pas passé (le Rhin). Ceci peut devenir sérieux; mais je ne puis rien seul. Si l'on ne m'aide pas, je succomberai. L'on verra alors si c'est à moi que l'on en veut.»
L'activité était grande partout; on travaillait de tous côtés; mais rien n'était achevé nulle part. L'envahissement vint glacer tous les courages. Ce ne fut pas tout; outre l'effet moral qu'il produisit, il eut encore l'inconvénient de diminuer nos moyens de toutes les ressources qu'offrent les populations belliqueuses de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Lorraine. C'était là le plus grand mal, et celui qui fut le plus vivement senti.
La France entière était dans le plus grand calme; il n'y avait aucune étincelle d'agitation sur quelque point que ce fût: on souffrait, mais on était patient; on désirait la fin de tant de maux, sans que personne songeât aux désordres.
L'empereur était satisfait de cet état de choses au dedans; mais il ne voyait pas les bataillons se grossir, et les ennemis s'avançaient.
Il fit réunir sur Châlons-sur-Marne les troupes qui se retiraient par les deux routes de Metz et de Strasbourg, et en même temps il fit partir la garde impériale pour Arcis-sur-Aube.
Le théâtre des opérations ne présentait pas encore d'autres points intéressants, comme cela eut lieu dans le courant de février et de mars.
L'empereur était dans une position bien extraordinaire. Il avait de quoi former une bonne armée dans les places d'Allemagne qu'il occupait encore. Il avait des troupes dans quelques-unes de celles de la Hollande et de la Belgique, et depuis l'envahissement du territoire, on avait mis autant de garnisons que l'on avait pu dans les places de l'ancienne frontière. Indépendamment de huit mille hommes qui étaient dans Anvers, il y en avait dix mille dans Wesel, douze ou quinze dans Mayence. Il y avait en outre, en Italie, une armée qui était à peine assez forte pour se défendre; un petit corps occupait Rome, un autre défendait Florence; deux corps luttaient sur la frontière d'Espagne, l'un en Roussillon et l'autre sous Bayonne; enfin l'empereur, à la tête d'une petite armée, défendait Paris contre toute l'Europe, et faisait échec au roi presqu'à chacun de ses mouvements.
Il n'y a que les premières puissances de l'Europe qui aient sous les armes autant de troupes que l'empereur en avait encore, éparses sur tous les points que je viens de nommer; s'il avait pu prendre l'offensive plus tôt, il se serait successivement fait joindre par toutes les garnisons, hormis celles qui se trouvaient si éloignées, qu'elles étaient devenues étrangères à la guerre.
Il est triste qu'un héros qui luttait avec tant de force contre les revers n'ait pas été mieux secondé. J'ai déjà dit qu'on avait pris l'habitude de se reposer sur l'empereur du soin de tout faire et de penser à tout; il avait lui-même accoutumé tout le monde à cette manière de servir, de telle sorte que le plus souvent on agissait machinalement, parce qu'on ne faisait qu'exécuter à la lettre ce qu'il avait ordonné; cela plaisait d'autant plus que l'on était dispensé de travaux d'esprit et de combinaisons, et qu'il suffisait d'une prompte exactitude.
Si l'empereur avait été aidé par un esprit capable de s'élever jusqu'à ses conceptions, toutes les troupes qu'il avait dans les places au-delà du Rhin auraient été mises en mouvement dès le mois de décembre, lorsque l'armée alliée s'approchait de la Suisse. Elles l'eussent été par une conséquence du principe qui a établi que les garnisons des places fortes sont destinées à tenir l'armée ennemie en échec, à la suite d'une bataille perdue, ou à favoriser un mouvement de l'armée qui agit pour elles. Il était raisonnable de supposer que les garnisons de toutes ces places auraient été réunies. Si cela eût été fait, elles eussent présenté une masse qui eût été suffisante pour attirer l'attention de l'armée ennemie et la rendre circonspecte, puisqu'elle n'avait accordé aucune considération à ces places prises isolément, et qu'elle les avait laissées derrière elle.
Le ministre de la guerre n'ignorait pas que, depuis la perte de la bataille de Leipzig, il m'avait remis des lettres importantes pour les faire parvenir au maréchal Davout, à Hambourg, et que j'avais réussi en les faisant passer par l'Angleterre.
Il n'était pas besoin d'un grand génie pour juger de ce qu'il y avait à faire dans cette circonstance pour servir l'empereur et la France; il ne fallait que se rappeler que ce prince avait mis moins de deux mois, en 1806, pour se porter des bords du Mein sur l'Oder; qu'après avoir fait capituler en rase campagne l'armée prussienne entière, il était arrivé au-delà de la Vistule avant la fin du troisième mois de campagne, depuis son départ de Mayence.
Il n'était donc pas impossible à ceux qui se trouvaient sur l'Oder et l'Elbe d'arriver sur le Rhin pendant les mois de décembre, janvier et février; la liberté des communications n'avait pas été assez gênée pour l'empêcher. Pourquoi ne le fit-on pas? c'est à ceux qui dirigeaient à répondre; quant à moi, je sais qu'il était tellement dans l'intention de l'empereur de faire faire ce mouvement, qu'il crut l'avoir ordonné, et qu'au mois de mars il me fit l'honneur de m'écrire et de me mander qu'on ne lui obéissait plus. C'est après avoir reçu cette lettre que le ministre de la guerre, M. le duc de Feltre, m'envoya des petites boules de papier à faire passer à tous les commandants des garnisons enfermées dans ces places. Ces ordres étaient écrits sur des bandelettes si petites, que, roulées, elles n'étaient pas plus grosses qu'une fève; j'eus l'indiscrétion d'en ouvrir une, elle ne contenait que ces mots: «Monsieur le général, l'empereur trouve que vous n'occupez pas assez les ennemis.» Je l'avoue, j'eus un chagrin mortel qu'on ne mandât que de pareilles choses à des généraux dont on eût pu tirer d'autres services.
Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.—Des plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.—Murat.—Opinion de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.—M. de La Vauguyon.—M. de Laharpe.—Conversation sur son élève.—Organisation de la garde nationale.
Malgré toutes ces imprévoyances, l'armée alliée, à la tête de laquelle étaient les trois souverains principaux, ne s'approchait qu'avec une extrême circonspection, tant elle craignait que quelque manoeuvre imprévue ne vînt tout à coup porter la désorganisation dans ses colonnes. L'empereur resta encore un mois à Paris, où certainement il serait arrivé en quinze jours s'il avait été à la place des chefs de la coalition. Pendant ce temps, il acheva de réunir tous les moyens sur l'emploi desquels il pouvait compter; en même temps il fit partir M. le duc de Vicence pour le quartier-général de l'empereur Alexandre, plutôt pour satisfaire l'impatience de ceux qui étaient dans l'opinion qu'il ne tenait qu'à lui de faire la paix, que dans l'espérance que le duc parviendrait à ouvrir des négociations. Il lui donna des instructions qui peignent à la fois le désir qu'il avait de mettre fin à une guerre malheureuse, et la résolution bien arrêtée de descendre du trône plutôt que de souscrire une paix honteuse: «Monsieur le duc de Vicence, lui disait-il, je pense qu'il est douteux que les alliés soient de bonne foi, et que l'Angleterre veuille la paix; moi je la veux, mais solide et honorable. La France sans ses limites naturelles, sans Ostende, sans Anvers, ne serait plus en rapport avec les autres états de l'Europe. L'Angleterre et toutes les puissances ont reconnu ces limites à Francfort. Les conquêtes au-delà du Rhin et des Alpes, ne peuvent compenser ce que l'Autriche, la Russie, la Prusse ont acquis en Pologne, en Finlande, ce que l'Angleterre a envahi en Asie. La politique de l'Angleterre, la haine de l'empereur de Russie, entraîneront l'Autriche. J'ai accepté les bases de Francfort, mais il est plus que probable que les alliés ont d'autres idées. Leurs propositions n'ont été qu'un masque. Les négociations une fois placées sous l'influence des événements militaires, on ne peut prévoir les conséquences d'un tel système. Il faut tout écouter, tout observer. Il n'est pas certain qu'on vous reçoive au quartier-général: les Russes et les Anglais voudront écarter d'avance tous les moyens de conciliation et d'explication avec l'empereur d'Autriche. Il faut tâcher de connaître les vues des alliés et me faire connaître jour par jour ce que vous apprendrez, afin de me mettre dans le cas de vous donner des instructions que je ne saurais sur quoi baser aujourd'hui. Veut-on réduire la France à ses anciennes limites? C'est l'avilir………
«On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire désirer à la nation une telle paix. Il n'est pas un coeur français qui n'en sentît l'opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochât au gouvernement assez lâche pour la signer. L'Italie est intacte, le vice-roi a une belle armée; avant huit jours j'aurai réuni de quoi livrer plusieurs batailles, même avant l'arrivée de mes troupes d'Espagne. Les dévastations des cosaques armeront les habitants et doubleront nos forces. Si la nation me seconde, l'ennemi marche à sa perte; si la fortune me trahit, mon parti est pris, je ne tiens pas au trône. Je n'avilirai ni la nation, ni moi, en souscrivant à des conditions honteuses. Il faut savoir ce que veut Metternich. Il n'est pas dans l'intérêt de l'Autriche de pousser les choses à bout; encore un pas, et le premier rôle lui échappera. Dans cet état de choses, je ne puis rien vous prescrire. Bornez-vous pour le moment à tout entendre et à me rendre compte. Je pars pour l'armée. Nous serons si près, que vos premiers rapports ne seront pas un retard pour les affaires. Envoyez-moi fréquemment des courriers. Sur ce, etc.
«Paris, le 4 janvier 1814»
L'empereur avait deviné juste, les alliés ne voulaient qu'un simulacre de négociations. Le duc de Vicence ne put se faire admettre. Il s'arrêta à Lunéville, où étaient déjà les troupes ennemies, se mit en communication avec Metternich, et insista vainement pour obtenir d'aller plus loin. On allégua la marche que devaient suivre les affaires; on se retrancha sur la nécessité de s'entendre, de consulter, et on laissa le plénipotentiaire français se morfondre seize jours à Lunéville.
Cependant l'empereur d'Autriche continuait de correspondre avec Marie-Louise, il l'assurait toujours de toute sa tendresse, et protestait que quels que fussent les événement, il ne séparerait jamais la cause de sa fille et de son petit-fils, de celle de la France. Comme cela pouvait avoir trait à des projets conçus par d'autres puissances en faveur des Bourbons, l'empereur chargea le duc de Vicence de faire une démarche confidentielle auprès de Metternich, et lui exposa de nouveau les vues, les considérations qui devaient le guider dans la discussion des grands intérêts qui lui étaient confiés. «La France devait conserver ses limites naturelles. C'était une condition sine quâ non. Toutes les puissances, l'Angleterre, continuait-il, avaient reconnu ces bases à Francfort. La France, réduite à ses anciennes limites, n'aurait pas aujourd'hui les deux tiers de la puissance relative qu'elle avait il y a vingt ans; ce qu'elle a acquis du côté des Alpes et du Rhin ne compense pas ce que la Russie, l'Autriche et la Prusse ont acquis par le seul démembrement de la Pologne; tous ces états se sont agrandis. Vouloir ramener la France à son ancien état, ce serait la faire déchoir et l'avilir. La France sans les départements du Rhin, sans la Belgique, sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le système de ramener la France à ses anciennes limites est inséparable du rétablissement des Bourbons, parce qu'eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien de ce système, et l'Angleterre le sentait bien. Avec tout autre, la paix sur une telle base serait impossible, et ne pourrait durer. Ni l'empereur, ni la république, si des bouleversements la faisaient renaître, ne souscriraient jamais à une telle condition. Pour ce qui est de S. M., sa résolution est bien prise; elle est immuable. Elle ne laisserait pas la France aussi grande qu'elle l'avait reçue. Si donc les alliés voulaient changer les bases acceptées et proposer les anciennes limites, elle ne voyait que trois partis: ou combattre et vaincre, ou combattre et mourir glorieusement; ou enfin, si la nation ne le soutenait pas, abdiquer. Elle ne tenait pas aux grandeurs, elle n'en achèterait jamais la conservation par l'avilissement. Les Anglais pouvaient désirer de lui ôter Anvers, mais ce n'était pas l'intérêt du continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. Elle sentait que les circonstances étaient critiques, mais elle n'accepterait jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposées, elle avait fait tous les sacrifices absolus qu'elle pouvait faire; s'il en fallait d'autres, ils ne pouvaient porter que sur l'Italie et la Hollande. Elle désirait sûrement exclure le stathouder, mais la France conservant ses limites naturelles, tout pourrait s'arranger, rien ne ferait un obstacle insurmontable.»
Les armées ennemies avaient continué leur mouvement, un tiers de la France était envahi, le duc de Vicence reçut du quartier-général ennemi l'autorisation de se rendre à Châtillon-sur-Seine, où s'acheminèrent aussi les ministres des souverains alliés, savoir: les lords Aberdeen, Cathcarsteward pour l'Angleterre, M. le comte Razoumowski pour la Russie, M. de Stadion pour l'Autriche, et M. de Humboldt pour la Prusse.
L'empereur, comme je l'ai dit, s'attendait à la difficulté qui avait été opposée à M. de Caulaincourt; il hasarda cependant une démarche, et fit proposer une suspension d'armes. La coalition refusa, il ne fallut dès lors rien attendre que de son courage. L'empereur se disposa à prendre l'offensive avec une armée d'à peu près 60,000 hommes, contre environ 4 à 500,000 qui agissaient sur le point où il se trouvait. Pour surcroît de malheur, le roi de Naples venait de jeter le masque. Cet événement fut accompagné de circonstances si pénibles qu'on ne peut se dispenser de les rapporter.
Depuis le retour subit du roi de Naples dans ses États, la correspondance de ce pays, comme celle de Rome, ne parlait que des intelligences du gouvernement napolitain avec les agents du gouvernement anglais. L'empereur avait-il demandé des éclaircissements sur ces bruits étranges? je l'ignore, mais je le crois. Quant à moi, je ne lui laissai pas ignorer la moindre des particularités qui me venaient de tous côtés à ce sujet. Il répugnait à y croire; il me fit même un jour l'honneur de me dire qu'il ne pouvait pas ajouter foi à tout ce qu'on me rapportait, car M. Fouché, qu'il avait envoyé près du roi de Naples, non-seulement ne parlait pas dans ce sens, mais rendait au contraire témoignage des bons sentiments du roi, qu'il y ajoutait foi, d'autant plus que le prince lui écrivait et lui protestait de sa constance et de sa fidélité.
L'empereur ajoutait: «Il n'a pas beaucoup d'esprit, mais il faudrait qu'il fût bien aveugle pour s'imaginer qu'il puisse rester là lorsque je ne serai plus, ou lorsqu'il m'aura manqué si je triomphe de tout ceci.»
Néanmoins les lettres de Rome ne tardèrent pas à apprendre le passage par cette ville de M. Fouché, qui se rendait de Naples en Toscane, près de la princesse Éliza: très peu de jours après, elles annoncèrent l'entrée des troupes napolitaines à Rome, ayant à leur tête le général Carascosa, et le général La Vauguyon, qui commandait la garde du roi de Naples.
Ce dernier signifia aux autorités françaises l'ordre de cesser leurs fonctions, qu'il prenait possession de la ville de Rome et de son territoire au nom du roi de Naples.
Les autorités civiles évacuèrent Rome, et se retirèrent sur Florence; le général Miollis, qui gouvernait la place, se renferma dans le château Saint-Ange, avec une partie des troupes qui occupaient les états romains: le reste prit la route de Toscane.
Le général La Vauguyon, qui figurait dans cette défection, est fils de l'ancien ambassadeur de France en Espagne sous Louis XVI.
Le roi d'Espagne donna l'hospitalité à cette famille, et la combla de biens pendant les orages révolutionnaires. Il avait placé ce général La Vauguyon, encore enfant, dans ses armées. En 1807 celui-ci quitta le service d'Espagne; il vint joindre l'armée française après la bataille d'Eylau, et demanda du service. On ne lui devait rien assurément; cependant l'empereur le fit placer comme aide-de-camp à la suite du roi de Naples, qui était alors grand-duc de Berg; il lui rendit une portion des biens de sa famille qui n'avaient pas été vendus, et, qui plus est, fit des avantages pécuniaires considérables à M. de Carignan, parce qu'il épousait une demoiselle de La Vauguyon. L'année suivante, M. de La Vauguyon suivit le grand-duc de Berg à Naples, et témoigna enfin à l'empereur sa reconnaissance en se mettant à la tête des troupes qui marchaient contre nous.
Le roi de Naples ne s'en tint pas à l'occupation de Rome; il poussa en Italie, joignit ses troupes à celles des Autrichiens qui attaquaient le prince Eugène, et n'eut pas honte de souiller, par cette conduite sacrilège, le territoire qui avait été le berceau de sa gloire.
Ce prince voulait passer pour un Bayard; il affectait la loyauté, courait après le danger, prodiguait sa vie, et cherchait à fixer l'attention jusque par son costume. Jamais acteur tragique n'eut de mise semblable: les habits à la Henri IV, à la Tancrède, ne lui suffisaient pas; il fallait chaque jour qu'il imaginât quelque accoutrement nouveau. Il était malheureux qu'une soeur de l'empereur, belle, spirituelle, qui savait se faire aimer, eût voulu, presque malgré sa famille, unir sa destinée à celle d'un homme dont le mérite ni la réputation, à l'époque où elle l'épousa, n'avaient rien de bien transcendant. Cette alliance l'avait élevé à la couronne, et cependant il n'était pas satisfait. Que lui fallait-il donc? qu'espérait-il en s'armant contre son bienfaiteur?
Les événements commençaient à se presser; l'empereur jugea qu'il ne pouvait plus longtemps rester à Paris. Avant son départ, j'eus à l'entretenir d'une demande de passeport qui m'avait été faite par M. de La Harpe, ancien instituteur de l'empereur Alexandre, puis membre du directoire de la république helvétique, qui désirait aller en Suisse. Je lui en rendis compte, et fus autorisé à le délivrer.
M. de La Harpe vint me voir; nous causâmes beaucoup de la Russie et de son élève. Je ne lui cachai point que j'étais persuadé qu'il le verrait en passant par Troyes, où il serait probablement lorsqu'il y arriverait lui-même. Je lui dis que la guerre semblait avoir réservé un beau rôle à l'empereur Alexandre, et lui avait ménagé une occasion d'offrir une paix aussi généreuse que celle qu'il avait reçue à Tilsit, lorsque la position de ses affaires était désespérée; qu'il ne pouvait pas ignorer que c'était le voeu du pays qu'il avait inondé de ses soldats, et qu'à moins d'être insensé on ne pouvait pas croire que l'empereur Napoléon ne désirât pas mettre fin à la guerre; sans doute, il ne se fiait pas beaucoup au langage dont les armées ennemies se faisaient précéder; mais que moi qui connaissais particulièrement la sincérité de ses voeux pour la paix, je ne pouvais concevoir que le plus mauvais augure du peu de grâce avec laquelle on avait accueilli M. le duc de Vicence, lorsque l'Europe se souvenait encore de la manière dont l'empereur avait agi avec Alexandre, lorsque celui-ci, après avoir repassé le Niémen, à la suite de la bataille de Friedland, crut n'avoir eu rien de mieux à faire qu'à demander la paix.
Je dis entre autres choses à M. de La Harpe que je souhaitais me tromper, mais que je ne pouvais me défendre de la pensée que l'empereur Alexandre avait banni de son coeur tout sentiment de générosité, qu'il avait épousé de nouveau tous les projets qu'il avait formés en 1805, lorsqu'il s'était fait le moteur de l'agression dont nous avions failli être les victimes, et que, quoi qu'il m'eût paru les avoir franchement abandonnés après Tilsit, il était à croire qu'il les avait repris. J'ajoutai qu'avant de faire la guerre de 1812, l'empereur Napoléon n'avait pas cessé de témoigner à l'empereur Alexandre son désir de ne pas rompre une harmonie qui avait été heureusement rétablie, et qu'assurément, dans la situation où les événements l'avaient jeté, ce ne serait pas lui qui apporterait des obstacles à la paix.
M. de La Harpe défendait l'empereur Alexandre d'un soupçon aussi injurieux; il en disait sa manière de penser franchement, et a dû bien réfléchir à notre entretien depuis que les événements ont justifié mes conjectures.
Avant de quitter la capitale, l'empereur voulut terminer l'organisation de la garde nationale de Paris, qu'il s'était décidé à appeler aux armes. Cette question était le sujet de fréquentes discussions et de beaucoup d'objections, en ce que tout le monde observait que la garde nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution, et qu'il était dangereux de le leur remettre de nouveau entre les mains. À la vérité la situation n'était pas la même; de plus on se flattait que les temps étaient changés. Sous ce dernier rapport on était dans une trop grande sécurité; mais la nécessité où l'on était d'avoir recours à la population pour la défense de la capitale, faisait que l'on s'abusait sur quelques vérités dont au fond l'on était convaincu; d'ailleurs on était moins opposé à la levée de la garde nationale de Paris, qu'embarrassé de la composer d'hommes qui ne laissassent rien à craindre en cas d'agitation, et qui fussent disposés à la fois à défendre leurs murailles et à faire respecter leurs domiciles.
Ces deux qualités étaient à peu près impossibles à réunir, parce que l'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville, était celle qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre, et chez laquelle l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et on était d'avis de l'éloigner de la formation des cadres.
Les opinions étaient tellement partagées là-dessus que l'empereur ne voulut ni renoncer à l'emploi d'un moyen dont il avait besoin, ni le mettre en usage sans avoir entendu d'avance tous les avis et jugé lui-même les différences qu'il y avait entre toutes les opinions. Il réunit à ce sujet un conseil privé qui était composé comme ceux dont j'ai déjà eu occasion de parler; il était d'environ dix-huit ou vingt personnes [21]. L'empereur y posa la question de la nécessité de lever la garde nationale de Paris, et laissa un libre cours à toutes les observations qui furent développées sur les inconvénients qui pourraient résulter du réarmement de cette partie de la population. On parla beaucoup sur ce point; on rappela tout ce que la garde nationale de Paris avait fait aux époques marquantes de la révolution, et l'on était généralement de l'avis de ne la point armer, à quoi l'empereur répondait qu'il y avait nécessité absolue, que conséquemment les observations ne devaient porter que sur le choix à mettre dans sa composition, mais que sa réunion était urgente.
[21: Les princes de la famille, les trois dignitaires, les ministres, les ministres d'État, les présidents des sections du conseil d'État, le président du sénat, le grand-maître de l'université, le premier inspecteur de la gendarmerie.]
Il laissa encore parler une bonne heure, puis il mit la proposition aux voix; une chose remarquable, c'est que tous les membres du conseil, qui avaient acquis de la célébrité dans la révolution, furent d'abord d'avis de ne point lever la garde nationale de Paris, et qu'ensuite, obligés de se rendre sur ce point, ils conseillèrent de ne point mettre de choix dans la composition des cadres. Les autres membres du conseil opinèrent pour la levée de la garde nationale, en surveillant la nomination des chefs qui devaient commander cette milice urbaine. L'empereur adopta cet avis; il ordonna en conséquence la mise en activité de la garde nationale de Paris: je n'eus plus qu'à exécuter des dispositions qui avaient été prises à l'avance. Il était trois heures du matin lorsque le conseil se sépara.
M. de Talleyrand.—L'empereur refuse de le faire enfermer.—Propos qu'on lui attribue.—Présentation des officiers de la garde nationale.—Le roi de Rome.—Allocution de l'empereur aux officiers de la garde nationale.—Effet qu'elle produit.
On ne cessait d'entretenir l'empereur des menées de M. de Talleyrand; on précisait des faits, on indiquait des intrigues; on faisait remarquer les fatales conséquences que trop de longanimité pouvait avoir. L'empereur écoutait, s'indignait de l'audace du diplomate, sans pouvoir se décider à sévir. La question lui paraissait trop grave pour être résolue autrement que par la victoire, il crut sans doute pouvoir laisser aller des intrigues que la fortune étoufferait. Un homme qui lui était tout dévoué, essaya de le faire revenir de cette erreur. «Vous n'avez pas de faits, à la bonne heure; mais vous ne pouvez, lui dit-il, vous faire illusion sur les projets qui roulent dans sa tête. L'occasion est trop forte, il y succombera. Quand M. de Sartine voyait approcher une fête, une cérémonie qui devait attirer la foule, il mandait les personnages équivoques que contenait sa vigilance: «Je n'ai pas de reproche à vous faire, leur disait-il, mais demain peut-être vous en mériteriez. L'habitude pourrait reprendre son empire, vous succomberiez à la tentation; je serais obligé de sévir; pour vous et pour moi, prévenez une chute fâcheuse, et rendez-vous à telle maison d'arrêt.» Ils obéissaient, tout se passait avec calme, et personne n'était compromis. L'empereur applaudit à l'expédient sans vouloir l'employer. «Jamais, dit-il au dignitaire qui le lui insinuait, jamais je ne donnerai les mains à la perte d'un homme qui m'a longtemps servi.» En revanche, il ne lui épargna pas les reproches. Un jour, après la messe, M. de Talleyrand étant dans le salon où étaient aussi M. l'archi-chancelier, le prince de Neufchâtel et moi, l'empereur s'échauffa, et lui dit les choses les plus amères. M. de Talleyrand soutint cette pénible scène avec sang-froid; l'empereur fut sur le point d'adopter les mesures violentes qu'il avait repoussées jusque-là. «Nous allons voir, dit-il dans un mouvement de vivacité: faites entrer M. de Bassano.»
Malheureusement le duc était sorti; on ne le trouva point, l'empereur se calma, et le prince de Bénévent en fut quitte pour l'orage qu'il venait d'essuyer. Mais le souverain avait laissé échapper des paroles de colère contre lui: les rapports ne s'arrêtèrent plus; chaque jour, il lui revenait quelque propos coupable. La chose en était venue au point que, le lendemain du jour où l'on avait tenu le conseil relatif à la mise en activité de la garde nationale, on lui rapporta un prétendu propos de bourse qui avait fait un moment baisser les fonds. On racontait qu'immédiatement après la sortie du conseil, il avait été dit chez M. de Talleyrand, qu'il n'y avait que les jacobins qui n'avaient pas voulu que l'on armât les citoyens de Paris, parce qu'ils se proposaient encore de faire des leurs. Ce propos pouvait bien être vrai; mais il n'avait certainement pas été tenu par M. de Talleyrand, dans la circonstance où on le lui attribuait. Je voulus m'assurer du fait, et il fut constaté que, lorsqu'il était rentré, c'est-à-dire à trois heures du matin, il n'y avait plus personne chez lui [22], qu'il se coucha en arrivant, et que le lendemain la bourse était fermée avant que l'on eût ouvert les rideaux de son lit.
[22: Ce fut madame de Brignolet qui sortit la dernière du salon de M. de Talleyrand, plus d'une heure avant qu'il revînt des Tuileries.]
Après la scène dont je viens de rendre compte, M. de Talleyrand ne fut plus autorisé à rien attendre de l'empereur. Il brûla ses papiers, fit disparaître tout ce qui pouvait le compromettre, et redoubla d'efforts pour échapper au sort que ses menées lui avaient fait.
L'empereur resta encore dix ou douze jours à Paris pour recevoir le serment de fidélité des officiers de la garde nationale. La cérémonie eut lieu dans le salon dit des Maréchaux.
Pendant la messe, madame de Montesquiou, gouvernante du roi de Rome, reçut ordre de porter ce jeune prince dans l'appartement de l'empereur. Elle le fit; l'office divin continua, et, quand il fut près de sortir de la chapelle, l'empereur l'envoya de nouveau avertir d'amener l'enfant jusqu'à la porte du salon qui communique immédiatement à celui des Maréchaux, et de faire en sorte d'entrer dans celui-ci en même temps qu'il y entrerait lui-même, en venant de la chapelle par la porte opposée.
La messe achevée, l'empereur emmena l'impératrice, qui d'ordinaire marchait avant lui. Il entra dans le salon des Maréchaux; la porte opposée à celle par laquelle il arrivait s'ouvrit, et l'on vit entrer madame de Montesquiou, qui portait le jeune roi sur ses bras; personne n'était prévenu, et on ne devinait pas ce que cela voulait dire.
L'empereur le fit poser à terre, et le prenant par une main, tandis que sa mère le tenait de l'autre, il s'avança au milieu du cercle des officiers de la garde nationale, qui garnissaient le pourtour du salon des Maréchaux; la singularité de ce spectacle, autant que le respect qu'il imprimait, avait établi un silence absolu.
L'empereur parla en ces termes: «Messieurs les officiers de la garde nationale de la ville de Paris, j'ai du plaisir à vous voir réunis autour de moi. Je compte partir cette nuit pour aller me mettre à la tête de l'armée. En quittant la capitale, je laisse avec confiance au milieu de vous ma femme et mon fils, sur lesquels sont placés tant d'espérances. Je devais ce témoignage de confiance à tous ceux que vous n'avez cessé de me donner dans les époques principales de ma vie. Je partirai avec l'esprit dégagé d'inquiétudes, lorsqu'ils seront sous votre garde. Je vous laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la France, et le remets à vos soins.
«Il pourrait arriver toutefois que, par les manoeuvres que je vais être obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne pourra être l'affaire que de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d'être unis entre vous, et de résister à toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations.»
L'empereur était ému en parlant aux officiers de la garde nationale, et il était au moment de terminer son discours, lorsque, prenant lui-même son fils entre ses bras, il le promena ainsi devant le cercle des officiers de la garde nationale, qui ne purent résister à ce spectacle, et qui éclatèrent par des milliers de cris de vive l'empereur! vive l'impératrice! vive le roi de Rome! Il resta longtemps au milieu d'eux après que l'impératrice et le roi de Rome furent rentrés dans leur appartement; il ne pouvait qu'être satisfait et plein d'espérances, en voyant tant d'élan; dans le fait, les idées de tout ce qui était là étaient bien éloignées de ce qu'on a vu arriver moins de deux mois et demi plus tard.
Le soir, l'empereur avait chez lui les personnes qui jouissaient de la faveur des entrées particulières, c'était le 21 janvier 1814; il se retira de bonne heure, en disant à ceux qui étaient près de lui: «Au revoir, messieurs; nous nous reverrons peut-être.» J'avais l'honneur d'être chez lui ce soir-là: il m'accabla de tristesse, parce qu'il me fit l'effet de quelqu'un qui fait un dernier adieu.
La régence et son conseil avaient été organisés dans la même forme que pendant la campagne précédente; l'empereur partit à minuit pour se rendre à Châlons-sur-Marne.
À aucune époque de l'histoire, la France ne s'était trouvée dans une position aussi critique; il est inconcevable qu'avec une armée aussi peu considérable, l'empereur ait tenu en échec pendant autant de temps des forces ennemies qui n'avaient qu'à marcher franchement pour arriver à la capitale, et il faut croire que si elles ne l'ont pas fait d'abord, c'est parce qu'elles voulaient faire concorder les progrès de leurs opérations militaires avec quelques projets de désorganisation du système de gouvernement qui était établi en France. J'ai toujours cru particulièrement que l'empereur avait pénétré leurs desseins sous ce rapport, et que c'était là en grande partie la raison pour laquelle il n'avait jamais voulu croire à aucune disposition de paix de leur part, comme aussi j'ai cru m'apercevoir que c'était alors qu'il regrettait de ne l'avoir pas faite à Dresde avant que l'empereur de Russie eût acquis cette influence qui l'avait rendu l'arbitre des volontés de toutes les puissances de l'Europe.
À peine le ministre anglais Castlereagh avait-il quitté l'Angleterre pour se rendre à l'armée alliée, que l'on vit les princes de la maison de Bourbon se mettre en mouvement. M. le comte d'Artois suivit la même route que M. Castlereagh, et vint jusqu'à Vesoul, en Franche-Comté; son fils aîné, M. le duc d'Angoulême, vint par mer au quartier-général du marquis de Wellington, qui était à Saint-Jean-de-Luz, près Bayonne; et son second fils, M. le duc de Berry, vint à l'île de Jersey sur la côte de Normandie et de Bretagne. La présence de ces princes sur le territoire donna à penser sérieusement sur les projets des ennemis, comme aussi elle fournit la preuve de la résolution où l'on était de ne point se prêter aux instances des ennemis pour un changement de gouvernement.
Il y avait avec chacun des princes un ou deux Français émigrés, qui essayaient de leur faire des partisans, et de réchauffer dans les esprits l'ancien attachement des Français pour la maison de Bourbon; mais ils n'obtenaient aucun succès, comme on le verra par les détails que je vais donner.
Ils avaient si peu de partisans en France, que tout le monde s'empressait de les desservir sous main. M. de Talleyrand lui-même était un de ceux qui étaient le plus assidus à m'envoyer tout ce qu'il apprenait des alentours de M. le comte d'Artois, et des mouvements que se donnait le marquis de Lasalle, qui était en exil à Châtillon-sur-Seine, d'où il courait toute la Bourgogne pour l'agiter.
J'étais parvenu à avoir un agent très près du duc d'Angoulême, et j'avais connaissance de presque tous les rapports qu'il adressait au roi; assurément ils n'étaient pas satisfaisants, et ne présentaient pas grande espérance. L'empereur fut informé de cet état de choses, et il fit sans doute demander à Châtillon des explications sur une conduite qui devait faire suspecter les intentions où on lui disait être de vouloir la paix. Il paraît qu'il fut écouté, puisqu'on lui fit répondre que les alliés avaient signifié aux princes de la maison de Bourbon l'ordre de se retirer. Ces menées eurent un effet fâcheux pour les alliés; on entrevit leurs intentions, on perdit la confiance que l'on avait eue jusque-là dans leur langage, et vraisemblablement si l'on avait obtenu un succès, que l'on eût eu un peu de temps, on aurait réveillé la nation, qui commençait à s'apercevoir que les ennemis la trompaient.
Schwartzenberg s'avançait sur Paris par la route de Bourgogne, Blucher arrivait par celle de la Champagne. J'eus peur pour le pape, qui était encore à Fontainebleau, et je me hâtai de demander à l'empereur la conduite que je devais tenir dans cette circonstance.
L'empereur venait d'apprendre de nouveaux détails sur la conduite du roi de Naples, qui avait joint ses troupes à celles des Autrichiens, et qui marchait lui-même contre le vice-roi d'Italie. Il m'ordonna de faire de suite repartir le pape et les cardinaux pour Rome, en évitant de les faire passer par des contrées déjà occupées par les alliés, et d'écrire au vice-roi d'Italie, ainsi qu'au prince Borghèse, pour leur faire part de cette disposition. Le saint Père passa par le Berri et Toulouse, puis Avignon, Grenoble, Chambéry. Les cardinaux le suivirent. Tout ce cortège fut remis aux avant-postes autrichiens vers Parme, et arriva juste à Rome pour en expulser toutes les autorités napolitaines; l'opération était bonne, mais elle aurait dû être faite deux mois plus tôt.
Arrivée de l'empereur à l'armée.—Affaire de Brienne, de Champeaubert, etc.—Prise de La Fère, de Soissons.—Le maréchal Victor.—Conséquences de son inaction.—Nouvelle députation des traîtres à l'empereur Alexandre.—Situation de Paris.
L'empereur, en arrivant à Châlons, avait fait attaquer de suite l'armée prussienne, qui s'avançait par la route de Toul, et il l'avait menée battant jusqu'au-delà de Saint-Dizier; mais pendant ce mouvement, l'armée russe et autrichienne qui s'avançait par la route de Troyes, poussa jusqu'au confluent de l'Yonne et de la Seine, passa la première de ces rivières sur le pont de Montereau, et poussa un corps de huit à dix mille hommes jusqu'à Fontainebleau, où il entra.
Les troupes que l'on avait tirées de l'armée d'Espagne se trouvaient heureusement au moment d'arriver. On leur envoya l'ordre de traverser Orléans et Étampes, pour passer sur la route de Paris à Fontainebleau; les ennemis ne les attendirent pas, ils se retirèrent par le même chemin qu'ils étaient venus.
L'empereur, après avoir poussé au-delà de Saint-Dizier, fit une marche par sa droite pour venir tomber sur les derrières de tout ce qui s'était avancé sur Paris par la route de la Bourgogne; les ennemis avaient eux-mêmes fait un mouvement pour venir à sa rencontre, et il y eut un combat très sérieux à Brienne, qui fut emporté sur les ennemis, qui le reprirent presque aussitôt. Il y eut un désordre et un incendie presque total de Brienne, à la manière des Russes. La résistance que l'on trouva à Brienne fit perdre à l'empereur un temps qu'il espérait employer à d'autres opérations. Le corps du général Blucher s'était réorganisé; il n'avait pas été très maltraité, il se porta de nouveau sur Châlons, où il prit l'ancienne route de Paris, qui mène par Étoge et Montmirail. Cela obligea l'empereur à se rapprocher de la Seine, pour avoir au moins un de ses flancs à couvert. Dans cette position, il fut joint par les troupes qui venaient d'Espagne; c'est avec elles et sa garde qu'il partit à l'improviste, en laissant les maréchaux Macdonald et Oudinot pour imposer aux ennemis. Il passa par la traverse de Coulommiers à Sézanne, et vint prendre en flanc les corps russe et prussien qui étaient en pleine marche sur Paris. Ce fut ce mouvement qui donna lieu aux deux actions de Champeaubert et de Montmirail, où l'empereur mit en pièces le corps russe de Sacken, ainsi qu'un corps prussien, qui sans cela auraient pu être à Paris le 15 février. Il les poursuivit jusqu'au-delà de Château-Thierry. On fit, dans ces deux journées, dix à douze mille prisonniers, que l'on amena à Paris. La population des cantons sur lesquels on s'était battu se livra à toute sorte de fureurs et de vengeances sur les ennemis épars; elle en fit un grand massacre, et il n'y a nul doute que, si l'on avait eu des armes à donner, il en aurait été de même d'un bout de la France à l'autre.
Les ennemis se retirèrent de Château-Thierry, partie sur Épernay, d'où ils gagnèrent Châlons, et partie sur Soissons, qui venait d'être enlevé. Les troupes ennemies qui avaient passé le Rhin vers Wesel et Cologne, après avoir traversé la Belgique, étaient entrées en France par Liège et Beaumont, s'avançaient par Rethel, Reims et Soissons. L'empereur avait ordonné qu'on armât cette dernière place, qui depuis plus de deux siècles n'était plus regardée comme un poste militaire. On y avait mis à la hâte quelques pièces de canon que l'on avait tirées de La Fère, et, à l'aide de quelques palissades, on avait organisé une défense passable; mais déjà le mauvais génie était dans nos armées: partout où l'empereur n'était pas, nous ressemblions aux armées que nous avions si souvent dissipées comme de la poussière.
Les ennemis s'approchèrent de l'Aisne; ils sommèrent la place de La Fère, qui se rendit en effet, sous le prétexte inconcevable qu'elle n'était point une place de guerre, mais une école d'artillerie; qu'elle ne devait pas compromettre les habitants ni leurs propriétés par une défense que ne comportaient ni le rang ni l'état de la place. Les ennemis y trouvèrent de quoi venir réduire Soissons, qu'ils prirent de vive force et livrèrent au plus affreux pillage. Cet événement contraria beaucoup l'empereur; il y marcha sur-le-champ, parce qu'il était encore sur les lieux. Il y remit une garnison avec du canon, et partit de suite à marches forcées pour déborder le flanc droit de la grande armée ennemie, qui s'était portée en avant aussitôt qu'elle avait su l'empereur parti pour Montmirail. Les deux maréchaux chargés de la contenir avaient sagement pris le parti de se retirer sans se compromettre. L'empereur les joignit vers Provins; il fit attaquer Montereau-sur-Yonne, l'emporta de vive force, fit rétablir le pont et poursuivre l'ennemi avec vigueur sur la route de Sens. Pendant ce temps-là, le corps du maréchal Victor, qui, par la direction qu'on lui avait donnée, arrivait à Bray-sur-Seine, au-dessous de Nogent, avait ordre de passer la rivière tout en arrivant, et de se porter sur la grande route de Sens, déjà obstruée par les colonnes ennemies, qui se retiraient. Il n'y a nul doute que, si ce corps d'armée avait exécuté ce qui lui avait été ordonné, la grande armée ennemie aurait été mise dans un désordre affreux, et aurait perdu un nombre prodigieux de prisonniers. Les officiers d'état-major de l'armée ennemie en sont convenus eux-mêmes quelque temps après, et ont même ajouté qu'il y avait eu un moment d'hésitation si l'on n'ordonnerait pas de se rapprocher du Rhin; mais que, lorsqu'on vit que les troupes françaises qui devaient agir sur la haute Seine ne la passaient pas, on avait pris le parti de suspendre toute résolution de retraite, et que l'on était parvenu à remettre de l'ordre dans l'armée.
On m'a rapporté depuis que ce fut à ce moment-là qu'il arriva au quartier-général de l'empereur Alexandre une nouvelle députation des traîtres dont une ville comme Paris a toujours le malheur d'être empoisonnée; on m'a dit que l'empereur Alexandre avait hésité à se prêter aux vues qu'on lui proposait, tant cela lui paraissait odieux.
Pourquoi le corps du maréchal Victor n'a-t-il pas fait son devoir? Ce n'est pas sans doute par mauvaise intention, mais bien probablement, ou pour le dire sans contester aucune des bonnes qualités de ce général, parce qu'il n'était pas pénétré de la position des ennemis, ni de celle de l'empereur, ni par conséquent de l'importance du service qu'il pouvait rendre. En portant rapidement ses troupes au-delà de la Seine, sur la ligne de retraite des ennemis, il aurait décidé leur mouvement rétrograde: en suspendant le sien, il a arrêté celui des ennemis, et rendu celui de l'empereur sans effet.
Il faut aussi compter pour quelque chose la lassitude universelle où chacun était, laquelle faisait que l'on était devenu insensible à tout; l'on ne jugeait plus de ce qu'on pouvait faire, on ne comptait plus que le temps que pouvait durer encore une agonie à laquelle on ne voyait aucun remède.
Cette inactivité du corps du maréchal Victor donna de l'humeur à l'empereur, qui disait tout haut: «On ne m'obéit plus, on ne me craint plus, il faudrait que je fusse partout.»
Elle eut encore une conséquence plus funeste, non seulement en ce qu'elle rendit de nul effet le mouvement offensif dans lequel ce corps jouait un rôle principal, mais encore parce qu'il restait à l'empereur si peu d'occasions pour combiner d'autres opérations décisives, qu'il était doublement à regretter que le corps d'armée n'eût pas été confié à des mains plus habiles dans la circonstance qui venait d'échapper. La non réussite de cette entreprise sur la haute Seine était le cachet de notre impuissance, parce que les derniers moyens qui nous restaient y avaient été employés. Aussi on se hâta de conclure un armistice qui ne devait durer que quelques jours, et, comme l'on n'apercevait pas du côté des ennemis la nécessité d'une mesure semblable, on se berça encore de nouvelles espérances de paix. On se flatte aisément de ce que l'on désire, et on ne voyait pas un individu qui ne la demandât à grands cris. J'ai ouï dire à l'officier-général français qui avait été chargé de régler les conditions de cet armistice, que, s'il avait eu là les pouvoirs de traiter la paix, il aurait encore obtenu la frontière du Rhin et les sommités des Alpes. Pendant cet armistice, on ramassait les jeunes soldats épars qui, pendant les mouvements perpétuels de ces marches forcées, avaient quitté les colonnes; on rassemblait tout ce qui se trouvait dans les dépôts, en un mot on réorganisait le mieux possible tout ce qui avait besoin de l'être.
C'est le moment de parler de l'état politique dans lequel se trouvait
Paris.
Nous étions alors dans les premiers jours de mars; nos troupes étaient, à peu de chose près, sur l'Oise d'un côté, et sur l'Aube de l'autre.
Cette occupation du territoire national par les troupes étrangères avait fait refluer sur Paris une quantité prodigieuse de monde: 1° tous les fonctionnaires et employés des administrations; 2° les familles françaises qui, ayant cru pouvoir s'établir dans des pays réunis à la France depuis près de quinze ans, en étaient parties à l'approche des ennemis, et s'étaient successivement retirées jusque sur la capitale; 3° les indigènes de ces mêmes pays qui, ayant épousé chaudement les intérêts de la France, pensaient avoir quelque chose à craindre de l'esprit de parti et de réaction, et avaient suivi les premiers.
La terreur dont il n'était pas possible de guérir l'esprit de ceux qui en étaient atteints en avait aussi poussé un grand nombre d'autres sur leurs traces; tous les individus qui avaient été éloignés de Paris par des mesures administratives y étaient rentrés à la faveur de ce désordre, en alléguant avec raison qu'on aurait pu leur imputer à crime d'être restés dans un pays occupé par les ennemis, et saisir ce prétexte pour rendre leur position plus mauvaise encore. Ce fut là le motif dont se servit M. l'archevêque de Malines pour quitter son diocèse, et il avait raison, cela lui était d'ailleurs ordonné. En même temps que les individus qui avaient été éloignés de Paris y rentraient, ceux qui avaient reçu ordre de quitter la Belgique pour des motifs semblables profitaient de cette occasion pour y rentrer aussi; de manière qu'il en résultait un double mal. Les départements de l'est et du midi où les troupes ennemies avaient pénétré offraient les mêmes inconvénients. L'administration était à peu près sans force; on lui rendait compte de tout, mais on éludait ceux de ses ordres qui pouvaient engager une responsabilité que l'on craignait déjà de compromettre, tant l'on regardait la chute de l'empereur comme probable; les esprits s'occupaient moins de la position des affaires intérieures que de chercher à démêler leur avenir à la suite des progrès des ennemis, auxquels on ne voyait plus de moyens de résister.
L'arrivée du comte d'Artois à Vesoul paraissait avec raison ne devoir pas être étrangère aux projets ultérieurs des alliés, et quoique l'on eût dit qu'il avait été invité par ces mêmes alliés à s'éloigner, l'on ne fut pas plus calme, parce que l'on apprit presque aussitôt son retour dans cette ville. L'on savait de même la présence du duc d'Angoulême au quartier-général de l'armée anglaise à Saint-Jean-de-Luz; mais le peu d'égards qu'avait pour lui le général en chef de cette armée, chose dont tous les habitants de ces contrées étaient témoins, suffisait pour empêcher que l'on crût qu'il entrait dans les projets des puissances étrangères de renverser le gouvernement établi en France, pour y replacer l'ancienne dynastie, dont on n'avait l'air de se servir que comme d'un moyen politique.
Un hasard extraordinaire avait mis à ma disposition un agent français, que M. de Blacas, qui était à Londres, avait envoyé à travers la France à M. le duc d'Angoulême. J'avais eu avis de son voyage par Londres même, je l'avais fait arrêter; il avoua tout, et, pour se mieux sauver, il prit le parti de gagner de l'argent des deux côtés. Je le laissai aller et venir autant qu'il voulut, mettant beaucoup plus d'importance à savoir ce qui se rattachait au duc d'Angoulême, qu'à ce qu'il pouvait lui rapporter de l'intérieur de la France. Cela ne pouvait pas avoir un grand intérêt pour un prince qui n'avait de moyens que l'armée ennemie. C'est par cette voie que j'ai eu connaissance de la plupart des rapports que le duc d'Angoulême adressait au roi, à Londres, où ce prince était encore, et comme je ne pouvais pas supposer qu'il le trompait, je voyais par ces rapports combien le duc d'Angoulême avait peu d'espoir de réussir, et combien il se louait peu de l'accueil qu'il rencontrait partout, sans omettre même le général en chef Wellington. C'est par ces mêmes rapports que j'appris que MM. Ravez et Lainé n'osaient même pas aller chez M. le duc d'Angoulême pendant le jour, et que, si M. de la Rochejaquelein ne leur eût ménagé une entrée furtive la nuit, par une fenêtre, ils n'auraient osé le faire. Ce qui me faisait prendre confiance dans ces rapports, c'est que le général Wellington lui-même avait dit à Saint-Jean-de-Luz, en parlant du duc d'Angoulême, qu'il n'avait reçu aucune instruction de son gouvernement pour favoriser la guerre civile en France, qu'il ne prêterait jamais les mains à l'exécution d'un projet qui exposait particulièrement les citoyens aux plus grands malheurs, d'autant plus que l'on traitait toujours à Châtillon; mais que, si la paix ne suivait pas cet armistice, ce serait alors que l'on ferait bonne guerre à l'empereur.
Je laissais parvenir très exactement à Londres les rapports qui étaient adressés de Saint-Jean-de-Luz au roi, après toutefois en avoir tiré des copies que j'envoyais à l'empereur. Par toute la France on gémissait, mais l'on était tranquille; on attendait tout des événements contre le cours desquels on ne pouvait rien.
En Bretagne, et même dans les départements de l'ouest, il ne se passait rien contre l'ordre de choses sous lequel on vivait depuis la fin de la guerre civile, ni contre l'obéissance que l'on devait au gouvernement. Cependant M. le duc de Berri était à Jersey, près des côtes de Bretagne; et comme depuis longtemps il y avait un espionnage organisé entre les côtes de Saint-Malo et les îles soumises à l'Angleterre, on aurait connu d'une manière positive tout ce qui aurait pu se pratiquer autour de ce prince de la part des anciens chefs du parti royaliste dans cette province: mais, d'après ce que j'ai appris depuis, il y avait longtemps que le commissaire général de police trahissait son devoir, et néanmoins il ne sut point exciter de mouvement. Là, comme ailleurs, on attendait les événements, et on ne se souciait pas de s'exposer à des malheurs particuliers avant de savoir quelles seraient les probabilités du succès d'une nouvelle entreprise.
La province même, dans laquelle se trouvait M. le comte d'Artois ne s'agitait point, et les hommages qu'on lui rendait n'étaient que ceux qu'on ne pouvait pas lui refuser sans se compromettre, parce que, dans cette province, où l'on avait vu défiler les armées ennemies, on pouvait juger bien mieux que partout ailleurs de leur supériorité; et si l'on ne se déclarait pas davantage en faveur de l'ancienne dynastie, c'est que les souverains alliés ne s'étaient pas encore prononcés. Paris était alors livré à des inquiétudes beaucoup plus grandes que celles qu'il avait jamais connues. Comment la politique n'aurait-elle pas été le sujet de toutes les conversations? Dans cette circonstance, pouvait-on cacher à cette nombreuse population ce dont elle était menacée? En s'entretenant de ce sujet, on exagérait les dangers de la mauvaise situation dans laquelle on se trouvait, et l'on ne s'arrêtait à rien de constant, parce que l'on n'entrevoyait point de moyen de salut.
Il y avait des réunions partout, depuis les salons jusqu'aux boutiques et aux lieux publics; ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce qui pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui restait peut-être encore. Toutes ces différentes classes dans lesquelles on a continué de diviser la population, en réagissant les unes sur les autres, avaient fait disparaître jusqu'aux traces de l'énergie dont on avait si grand besoin.
État de la capitale.—Contes divers.—Comités.—Complot contre la vie de l'empereur.—Le secrétaire de M. d'Albert.—M. de Vitrolle.—Calcul de M. Anglès.—L'empereur Alexandre et le général Raynier.
La capitale, comme je l'ai dit, était devenue à peu près le seul point où on était encore à l'abri des irruptions des troupes légères et de tous les maux qui les accompagnent. Dans un rayon de plus de trente lieues autour de Paris, on était venu y mettre à couvert sa famille, son mobilier et tout ce que l'on avait de précieux, et enfin les habitants des campagnes les plus voisines avaient fait entrer en ville jusqu'à leur bétail; les faubourgs en étaient remplis. Les logements étaient devenus rares; dans toutes les maisons, on pratiquait des cachettes où l'on enfermait tout ce que l'on croyait exposé à une spoliation.
Que l'on se figure les contes vrais et faux qui circulaient au milieu d'un tel état de choses, que l'on y ajoute les propos des halles et marchés, des rues, des places publiques et des oisifs, et l'on aura une juste idée de la situation dans laquelle était Paris. La surveillance était inutile, parce que l'action des surveillants ne pouvait être suivie d'aucun effet. Les mesures coercitives eussent fait éclater une insurrection; et c'était bien le moindre soulagement que l'on pouvait donner à tant de monde qui souffrait, que de lui laisser le droit de se plaindre. Il y avait plus de motifs qu'il n'en fallait pour justifier des arrestations; mais pour être juste, il aurait fallu arrêter tant de monde que les prisons, eussent-elles été doubles, n'auraient pas suffi pour contenir tout ce qui aurait plus ou moins mérité d'y être enfermé.
D'ailleurs j'ai toujours été persuadé que la multitude n'est jamais à craindre tant qu'il reste une ombre d'autorité. Il y avait quelque chose qui occupait davantage mon attention.
J'avais appris qu'à l'armée même, et après les succès de Champeaubert, il s'était manifesté de très mauvais desseins parmi des officiers supérieurs. Cela était parvenu jusqu'à Paris, où l'on n'espérait déjà presque plus; c'est seulement depuis ce moment que les hommes, accoutumés depuis vingt-cinq ans à fomenter des révolutions et à donner le mouvement dans tous les grands désordres, commencèrent à concevoir de l'espoir pour l'exécution de ce qu'ils rêvaient depuis nos désastres, et qu'enfin ils mirent de nouveau les fers au feu, comme ils l'avaient fait à différentes époques de la révolution, jusqu'au 18 brumaire. Ils s'occupèrent dès lors à rechercher les éléments de trouble; ils les échauffèrent; ils recueillaient les mauvaises nouvelles, les exagéraient, et les répandaient avec art sur les différends points de la capitale; tout cela était connu de l'administration de la police. Les mauvaises dispositions étaient trop générales pour qu'elles échappassent aux esprits les plus bornés, mais aussi elles offraient un champ si libre aux excitateurs, qu'elles les dispensaient de se faire remarquer par aucune démarche ou fait particulier qui aurait donné occasion de les saisir, et de commencer une information qui aurait pu produire un résultat.
On voyait bien que l'on abandonnait l'empereur, mais on ne remarquait pas de quel côté ceux-là mêmes qui l'abandonnaient tournaient leurs regards; ils ne laissaient rien apercevoir parce que l'on traitait encore à Châtillon, et qu'un mot de là aurait pu détruire tous leurs projets et les jeter dans la plus fâcheuse des positions.
Je n'ignorais pas l'existence de quelques petits comités dans lesquels se rendaient M. le duc d'Alberg ainsi que M. Anglès, qui était le chef du quatrième arrondissement de la police, et qui, au conseil de police, était celui qui poussait aux mesures extrêmes de répression. Il ne m'avait pas dit un mot de cette association, mais je n'eus pas besoin de lui pour être informé que l'on ne faisait qu'y parler, et que l'on n'agissait pas.
Il n'y avait chez ces messieurs que de la bonne volonté, de laquelle bien certainement je leur aurais demandé compte, si les choses avaient pris une tournure différente. Le seul fait duquel ce comité se soit rendu coupable, c'est, je crois, l'envoi de M. de Vitrolle à l'armée alliée, pour connaître si, en travaillant pour les Bourbons, on pouvait espérer d'être appuyé, et ne pas être exposé à perdre la tête.
Cette démarche était prudente, puisque tout ce que l'on pouvait faire était subordonné à ce que décideraient les alliés, et ce n'était qu'après s'être mis en communication avec eux, que l'on pouvait commencer à travailler avec quelque espoir de succès.
J'ai pensé que M. Anglès n'était entré dans cette association qu'avec le projet de m'en rendre compte, si M. de Vitrolle avait apporté une réponse peu favorable, et avec celui de profiter de ce que cela aurait eu d'avantageux dans la supposition opposée. Avant cela M. d'Alberg avait déjà envoyé son secrétaire particulier à l'armée russe, pour y joindre M. *** et le général Jomini, avec qui ce secrétaire était lié. Il arriva au général russe, lorsqu'il était encore à Francfort-sur-le-Mein, et il marcha avec l'armée ennemie jusqu'au moment où elle passa le Rhin. Je fus avisé de son retour et je l'envoyai chercher; il me rapporta beaucoup de particularités qui, sans mériter une foi absolue, me laissaient suffisamment apercevoir que les ennemis allaient de nouveau organiser des communications régulières avec Paris. Mais en même temps je remarquai que ce secrétaire de M. d'Alberg, qui avait quitté le quartier-général russe, avant l'arrivée de lord Castlereagh, ne croyait nullement à des projets favorables à la maison de Bourbon, de laquelle on ne parlait point au quartier-général de l'empereur Alexandre.
Ce n'était que depuis l'arrivée du ministre anglais que ce projet-là avait été adopté; c'était aussi pour s'en assurer que M. d'Alberg se décida à faire partir M. de Vitrolle. M. Anglès savait ce départ, et me le laissa ignorer. Je fus averti cependant le jour même de son départ, que l'on envoyait un émissaire au comte d'Artois, mais l'on ne me disait pas son nom [23]. Il était bien difficile de l'apprendre et de le saisir en aussi peu de temps. On m'a assuré que le rapport que fit M. de Vitrolle aux alliés ne fut pas sans influence sur la résolution que prit l'empereur Alexandre de précipiter du trône l'empereur Napoléon.
[23: La personne qui me dénonçait le départ de Vitrolle, en s'exprimant ainsi, ne disait pas son nom; seulement elle rendait compte du fait; cependant elle avait vu M. de Vitrolle, et elle savait toute sa mission; mais cette personne, qui se disait mon amie, qui reconnaissait tout haut les obligations qu'elle m'avait, ne voulait pas en dire davantage, parce qu'elle voyait que l'édifice s'écroulait; et elle voulait se retirer de dessous, en se réservant les moyens de venir m'achever la dénonciation, si les affaires eussent mieux tourné.
Ce faux ami a été un des plus acharnés à ma perte, après les événements du 22 juin 1815, et je l'avais protégé de mon pouvoir et aidé de ma bourse en 1812.]
M. de Vitrolle était un agent des postes que M. de Lavalette avait placé par égard pour quelques-uns de ses amis. Depuis l'envahissement de la France il était devenu pour ainsi dire impossible de communiquer avec l'Italie, où était encore l'armée du vice-roi. M. de Lavalette avait imaginé de charger M. de Vitrolle, sur la reconnaissance duquel il comptait, d'aller organiser une communication régulière avec l'Italie, en passant par la Suisse et les derrières des armées ennemies.
Vitrolle, qui avait été témoin de l'état d'anxiété de Paris, accepta la double commission que lui donnèrent Lavalette et le duc d'Alberg qu'il connaissait; en conséquence, il se chargea de passer d'abord au quartier-général ennemi, où on l'avait bien adressé, et d'y prendre des informations précises sur les intentions des souverains alliés, après quoi il devait, suivant les circonstances, aller exécuter les ordres de M. de Lavalette, ou se rendre au quartier de M. le comte d'Artois, qui était alors à Vesoul; dans tous les cas, c'était la route qu'il devait prendre. C'est en revenant de cette mission qu'il tomba entre les mains des troupes françaises, d'où il se tira par subterfuge, et fit bien; mais il ne put être utile à ses commettants, parce qu'il ne rentra à Paris que lorsque le sort avait déjà prononcé sur l'avenir. Il s'en fallut peu qu'il ne payât cher la démarche dont il s'était chargé; il fut arrêté sous le déguisement d'un domestique, que lui avait fait prendre le prince de Wurtemberg, commandant de l'avant-garde russe, à laquelle il s'était présenté pour être conduit près de l'empereur Alexandre. Le prince Paul le faisait conduire par un officier, dont il passait pour être le domestique, lorsqu'ils furent pris par le général Piré, qui commandait nos avant-postes; il ne connaissait pas Vitrolle, et il les envoya au grand quartier-général, où on ne les reconnut pas non plus d'abord; on n'y avait aucune idée d'une trame de cette espèce. On venait d'envoyer les prisonniers, lorsqu'arriva au grand quartier-général M. de Saint-Dizier, officier de la maison de l'empereur, qui connaissait Vitrolle. Si celui-ci était parti une heure plus tard, c'en était fait de lui.
Les journaux anglais avaient rendu compte, dans les premiers jours de mars, de la mission d'un gentilhomme du Dauphiné, envoyé à M. le comte d'Artois; ils avaient tiré ces détails de la correspondance du quartier-général russe, où l'on exaltait cette circonstance comme le présage d'un heureux succès dans les projets ultérieurs, mais ils avaient mal rendu le nom de Vitrolle; ils l'avaient écrit Vitrieux ou Vitreux; je cherchai dans tous les cahiers de statistique du Dauphiné, je ne trouvai pas un nom semblable. Je ne doutais déjà plus que ce ne fût l'émissaire dont on m'avait annoncé le départ, mais ma pensée ne s'arrêta pas sur M. de Vitrolle, que je savais être employé aux postes, et en commerce de société assez habituel avec M. de Lavalette et M. Pasquier, qu'il voyait chez madame de Vaudemont.
Dans tous les cas, la prise d'un tel homme n'aurait pas produit un bien grand résultat; sa mission ne pouvait être d'aucune utilité; elle ne tenait encore qu'à de l'obscure intrigue. J'ai toujours cru que M. de Talleyrand en avait été instruit, mais il ne l'avait pas vu avant son départ; j'expliquerai cela tout à l'heure.
Au milieu de cet état de dissolution apparente et déjà réelle, le général Reynier rentra à Paris; il avait été, comme l'on sait, fait prisonnier à la bataille de Leipzig, et venait d'être échangé; il avait passé par le quartier-général des souverains alliés, auxquels il avait eu l'honneur d'être présenté avant d'être renvoyé au quartier-général de notre armée.
L'empereur d'Autriche, en l'accueillant, lui avait dit de conseiller à l'empereur de profiter des leçons que lui-même avait reçues de lui; de suivre son exemple, en traitant à tout prix, qu'autrement lui, empereur d'Autriche, ne pourrait plus rien en faveur de sa fille et de son petit-fils.
L'empereur Alexandre fit particulièrement beaucoup d'accueil au général Reynier. Celui-ci lui demanda, dans la conversation, s'il ne le chargerait pas de quelque chose pour l'empereur Napoléon, près de qui il allait se rendre, et qui saurait qu'il avait eu l'honneur de le voir. L'empereur Alexandre lui répondit que non, qu'il avait à se plaindre de lui personnellement, et qu'il ne se sentait aucunement disposé à un rapprochement de quelque nature qu'il fût.
La conversation s'engagea plus avant, et sur les observations du général Reynier, que l'empereur était le chef de l'État, l'empereur Alexandre lui répliqua: Mais ce chef, c'est vous (l'armée) qui l'avez fait, et si l'on exige de vous que vous en preniez un autre, pourquoi ne le feriez-vous pas pour vivre en paix avec tout le monde? Le général Reynier répliqua qu'indépendamment de ce que l'on ne trouverait personne qui pût remplacer l'empereur, les souverains alliés seraient autorisés à concevoir bien peu d'estime pour une nation qui abandonnerait si légèrement un prince qu'elle avait si solennellement proclamé. L'empereur de Russie répondit qu'il n'y aurait aucun reproche à faire à la nation puisqu'elle aurait cédé à la force des circonstances; que quant au choix, il semblait déjà indiqué par le suffrage accordé par l'empereur à celui de l'armée qu'il considérait, sans doute, comme le plus capable de gouverner, et il désigna nominativement Bernadotte. Le général Reynier répondit comme il le devait, sans se permettre aucune réflexion défavorable au maréchal Bernadotte: il demanda congé, et revint à Paris, où il me raconta lui-même cette conversation: Assurément, d'après le rapport du général Reynier, on peut croire sans invraisemblance que l'empereur de Russie voulait abattre l'empereur Napoléon. Le langage pacifique qu'on prêtait aux alliés, à Châtillon n'était qu'une feinte, et il n'est pas juste de dire qu'il a été au pouvoir de l'empereur d'obtenir la paix à ces conférences. J'en rendis compte à l'empereur le jour même, et il me fit l'honneur de me répondre qu'il désirait voir le général Reynier. Ce général partit à franc-étrier pour arriver plus tôt près de l'empereur [24], mais à la deuxième poste, il fut attaqué d'un accès de fièvre si violent, qu'on fut obligé de le ramener à Paris dans un état de transpiration qui fut suivi d'un refroidissement, et enfin il eut une maladie inflammatoire qui l'emporta en très peu de jours, en sorte que l'empereur ne le vit pas.
[24: Un autre individu, nommé Thurot, se rendit au quartier-général russe, et s'y fit passer pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur; on l'y accueillit, et, comme cet homme joignait à la plus honteuse immoralité beaucoup de perfidie d'esprit, il se fit écouter. Ce Thurot avait été secrétaire général du ministère de la police, sous le directoire, jusqu'au 18 brumaire; M. Fouché le renvoya peu après cette époque: depuis lors, il vécut dans l'intrigue. En 1809, il fut condamné aux fers pour des affaires d'administration dans la grande armée; peu après avoir été relevé de ce jugement, il vint à Paris, où il s'était attaché à M. Anglès. De là il se mit à écrire au cabinet de l'empereur, sans y être autorisé, sur toutes sortes de matières et d'individus. L'empereur, révolté de son impudence, me demanda sur ce Thurot un rapport; pour le faire complet, je le fis arrêter et enlever ses papiers; ce qui s'y trouva était de nature à être soumis à un conseil privé, qui le condamna à être détenu dans une prison d'état, comme homme immoral et dangereux. On le conduisait au lieu de sa détention, lorsqu'il s'échappa en chemin, et alla au quartier-général ennemi se donner pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur. En 1815, ce même homme resta à Paris, et s'attacha à un des chefs de l'administration, pendant que M. Anglès était à Gand. Quel parti servait-il ou trahissait-il? Je n'en sais rien; mais voilà l'espèce d'hommes qui a eu une influence sur nos destinées.]
Les armées ennemies étaient si rapprochées de Paris qu'il était impossible d'empêcher les allées et venues continuelles qui ont lieu à la faveur des désordres qui accompagnent une armée; d'ailleurs les communications entre Londres et Châtillon passaient par Paris, d'après un accord qui avait été fait. On n'ignorait donc guère la supériorité des alliés ni leurs projets; tout cela rendait la malveillance active, et rejaillissait sur les provinces. Je n'avais pas attendu que le mal fût sans remède pour rendre compte à l'empereur de ce que je voyais, de ce que l'on me rapportait, et de ce que je pressentais, s'il ne faisait pas la paix à tout prix.
L'armistice n'était point encore conclu, je pouvais craindre que mon rapport ne tombât entre les mains des ennemis et ne portât à leur connaissance un état de choses qu'il était du plus grand intérêt de leur cacher; aussi je n'écrivis point sur une matière aussi délicate, je me servis de l'occasion du retour à l'armée d'un officier du premier mérite, connu de l'empereur particulièrement, et je lui répétai jusqu'à satiété tout ce que je le priai de dire de ma part à ce prince; il remplit exactement sa commission, j'en ai la preuve.
Enfin, voyant que cela ne produisait rien, je me décidai à écrire à l'empereur pour lui faire part de mes inquiétudes que je ne croyais que trop fondées, et je le priai de me permettre de lui donner la dernière marque de dévouement qu'il allait bientôt être en mon pouvoir de lui offrir, en le priant de me permettre de rester comme son commissaire à Paris pendant le séjour que les alliés allaient y faire.
Je lui disais qu'il était inutile de s'abuser sur la suite de ce funeste événement, mais qu'un homme qui se dévouerait pourrait par son exemple encourager tous ceux qui ayant la possibilité de mettre leur responsabilité à couvert derrière son autorité, opposerait du moins de l'inertie à ce que l'on se proposait de faire, et qu'une première opposition courageuse dans une pareille circonstance retiendrait bien du monde dans la voie de l'honneur et ferait parler le devoir. Je fis voir ma lettre à M. l'archi-chancelier et je la fis aussi voir à M. Pasquier, qui vint chez moi au moment où je la fermais; j'avais causé avec lui de tout ce que je craignais, il était persuadé comme moi de tout ce qui allait arriver; l'empereur me fit l'honneur de me répondre d'une manière flatteuse sur la proposition que je lui avais faite, mais il ne partageait pas mes opinions sur ce que je me flattais de pouvoir faire. Il me disait même que dans mon intérêt il m'ordonnait de ne pas rester à Paris, et ajoutait que je m'exposerais au plus grand malheur personnel si je me mettais à la discrétion des ennemis. Je dus donc abandonner mon projet, parce que si je n'avais pas réussi je n'aurais eu aucune excuse à donner après avoir éludé un ordre qui m'avait été adressé directement. Je voyais de tout côté que chacun songeait à soi; on plaignait l'empereur, mais l'on prenait petit à petit congé de lui. Quelques-uns des commissaires qui avaient été envoyés dans les départements pour y réchauffer l'esprit public, ne correspondaient déjà plus, et ne disaient que ce qu'ils ne pouvaient plus faire. Il n'y avait plus d'énergie nulle part, l'agonie était complète, il y a même eu de ces messieurs qui ont cherché à se préparer une position nouvelle en se faisant un mérite d'avoir éludé les ordres qu'ils avaient reçus des ministres.
Le marquis de Rivière.—Comment on avait songé à lui.—Joseph, ses communications avec Bernadotte.—Folies qui remplissent la tête des frères de l'empereur.—Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne d'accourir.—M. de la Besnardière.—M. de Talleyrand, ses menées, ses insinuations.
Pendant ces pénibles moments, je reçus l'ordre de mettre le marquis de Rivière en arrestation. Cette mesure était probablement la conséquence de quelques rapports qui avaient été adressés du Berry, où M. de Sémonville avait été envoyé comme commissaire. J'ai toujours cru que c'était lui qui avait provoqué cette mesure, en s'adressant directement au cabinet de l'empereur; car, en vérité, on avait bien autre chose à faire à l'armée, qu'à penser à ce que faisait M. de Rivière. Depuis longtemps on était attentif à saisir toutes les occasions de faire voir à l'empereur que la surveillance de son ministre de la police était en défaut, afin que, dans un moment favorable, que l'on guettait, on eût une masse de petites anecdotes qui déterminassent ce prince à le changer. J'avais cependant entendu parler de tout ce que faisait M. de Rivière en Berry, et j'en avais écrit à M. de Sémonville, et à M. Didelot, qui y était préfet. C'est, je crois, lorsque le premier vit que j'avais les yeux ouverts qu'il se décida à écrire, pour éviter un reproche; mais lorsqu'il reçut l'ordre qui en fut la suite, d'arrêter M. de Rivière, les choses étaient tout-à-fait désespérées: il ne l'exécuta pas. Je ne cite cette anecdote que parce qu'elle vient à l'appui de ce que j'ai dit plus haut, et que j'ai lu écrit de la main de M. de Rivière, «que M. de Sémonville aurait exécuté mon ordre s'il ne lui avait démontré qu'il servait la cause de Dieu et de la justice.»
J'avoue aussi que je faisais peu d'attention à M. de Rivière, parce que m'ayant lui-même donné sa parole d'honneur qu'il ne vivrait qu'en paisible citoyen, je croyais qu'il la tiendrait. Je devais le croire d'autant plus que, dans le temps de ses plus grands malheurs, il m'avait dit ces propres paroles: «Monsieur, je me regarde comme tellement obligé envers l'empereur, que si M. le comte d'Artois lui-même arrivait demain dans la plaine de Grenelle, à la tête de cent mille hommes, je n'irais pas le joindre.»
C'est cette réponse de M. de Rivière, que je rapportai à l'empereur, qui lui valut tous les adoucissements que sa malheureuse position reçut successivement; car l'empereur a toujours cru à l'honneur de ceux qui savaient en donner des preuves; il croyait à celui d'un homme qui, après avoir servi sa cause avec autant de dévouement, disait lui-même qu'il s'en détachait de bonne foi; dès lors toute espèce de mauvais traitement n'eût été que barbarie.
Cependant M. de Rivière n'avait pas attendu que M. le comte d'Artois eût cent mille hommes, ni qu'il fût dans la plaine de Grenelle, puisqu'il avouait que s'il n'avait pas démontré à M. de Sémonville qu'il servait la cause de Dieu et de la justice, il aurait été arrêté.
Vers les premiers jours de mars, le prince Joseph avait envoyé (avec la permission de l'empereur) un agent au prince de Suède, qui venait d'arriver avec son armée dans les environs de Maubeuge ou de Liège. Il l'avait envoyé, afin de savoir de lui par quel moyen on pourrait porter les alliés à accorder la paix à des conditions supportables. Cet agent était revenu avec une réponse qui ne confirmait que trop les mauvais pressentiments que l'on avait déjà. Bernadotte annonçait qu'il était question d'ôter le pouvoir à l'empereur; il engageait à traiter sur ces bases-là, parce que si les ennemis mettaient le pied à Paris, alors il n'y aurait plus rien à faire, parce que l'on rétablirait les Bourbons [25].
[25: Il circula à cette époque des bruits étranges sur le prince Joseph. On prétendait lui avoir entendu dire que l'empereur ne pouvait plus faire la paix, mais que lui, Joseph, pouvait l'obtenir avec l'impératrice. Je n'y ajoutai foi que parce que ce n'était pas la première fois que je voyais les frères de l'empereur se persuader qu'ils pouvaient être quelque chose sans lui. Ce qui me surprenait dans la circonstance dont il s'agit, c'était de voir le prince Joseph donner dans des illusions de cette espèce; il était moins avantageux que les autres, et puis il aimait sincèrement son frère. Cependant l'intrigue s'agitait vivement autour de lui; il me parla lui-même d'un projet dont on l'avait entretenu. On voulait le faire proclamer régent par le sénat, qui aurait prononcé la déchéance de l'empereur. Joseph voyait bien que, si cela avait lieu, il serait à la merci des ennemis, après leur avoir ouvert le chemin de Paris, qu'un reste de prestige attaché au nom de l'empereur leur fermait encore; mais j'ai cru qu'en quittant la capitale, les meneurs ne l'avaient pas laissé partir sans lui donner des espérances.]
Le message de cet homme resta secret; mais il fut transmis à l'empereur, qui déjà ne doutait plus du projet des souverains alliés. Il voyait que, tout en l'accusant de ne vouloir pas faire la paix, on lui présentait des conditions qui n'étaient que des sources de guerre, ou plutôt qui ne faisaient que donner aux ennemis le temps de reprendre haleine pour achever, la campagne suivante, ce qu'ils n'avaient pas la possibilité de terminer dans celle-ci.
Toutefois l'empereur ne se décida pas seul, car je me rappelle qu'il envoya à son frère Joseph les conditions qu'on lui imposait. Il lui manda d'assembler un conseil (je ne me souviens pas si ce fut celui de la régence ou celui des ministres), de les lui communiquer, de recueillir ensuite les avis et de les lui envoyer. Je ne pus assister au conseil pour cause d'indisposition, mais M. Molé, qui vint me voir à la sortie de la séance, me dit sommairement de quoi il avait été question. Je ne puis que le rapporter de même: les ennemis, en proposant le démembrement de toutes les conquêtes achetées par la France au prix de tant de sang, demandaient encore des sûretés, comme Besançon, et je crois quelques autres places de première ligne qui ouvraient tout-à-fait la frontière; on ne pouvait pas appeler cela faire la paix, ce fut l'opinion du conseil.
L'empereur ne se dissimulait pas que ces propositions n'étaient qu'un piège. Il était convaincu que les souverains alliés avaient déjà prononcé, et que tout ce qu'ils lui proposaient n'était que des subterfuges imaginés pour l'humilier aux yeux de la nation. Il aima mieux tomber que de se prêter à une transaction ignominieuse, qui peut-être, ne se consommerait pas. C'était vraisemblablement aussi parce qu'on lui connaissait un caractère incompatible avec l'idée d'un outrage qu'on lui proposait des conditions inadmissibles, mais propres à accréditer l'opinion qu'il ne voulait pas la paix. On s'apercevait bien que les ennemis eux-mêmes n'avaient pas une grande confiance dans l'exécution d'un plan qu'ils faisaient marcher si lentement; néanmoins ils n'avaient pas encore osé s'expliquer nettement sur leurs projets de changement de dynastie.
Si dans ce moment-là l'empereur avait été bien servi, comme il devait l'être, il aurait dû avoir près de lui, ou du moins sur la haute Loire, les différends corps qui composaient l'armée d'Espagne. S'il les avait eus, il aurait pulvérisé les Russes, les Prussiens, ainsi que tous ses anciens confédérés; alors les Autrichiens auraient traité séparément pour eux, car l'on avait acquis la certitude que l'empereur d'Autriche ne voulait point que l'on allât à Paris; c'était vraisemblablement par intérêt pour sa fille. Le malheur voulut qu'à la suite du mouvement offensif de notre armée sur la haute Seine, il quittât le quartier-général des alliés pour se retirer en Bourgogne, et ne reparût plus à l'armée: en sorte que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse restèrent les arbitres de l'avenir, et soumirent à leurs vues les ministres et les généraux de l'empereur d'Autriche. On a été fondé à croire que cette absence de l'empereur d'Autriche avait été calculée, car un reste d'affection pour l'impératrice se montrait encore dans les pièces qui émanaient de son cabinet. Il n'avait cessé de protester «qu'il ne séparerait pas la cause de sa fille et de son petit-fils de celle de la France.» Il avait confié au souverain qui régnait sur ce pays «son enfant de prédilection, il chérissait sa fille, il gémissait de la voir exposée à de nouvelles inquiétudes, il souffrait que Napoléon méconnût les intentions de son cabinet.» Ces expressions d'intérêt, cette tendre commisération avaient sûrement effrayé ceux qui avaient arrêté la perte de Napoléon; ils ne voulurent pas s'exposer aux retours d'un père prêt à immoler sa fille, ils trouvèrent plus prudent de l'éloigner.
J'ai dit que l'empereur pouvait avoir l'armée d'Espagne; il me reste à raconter comment il ne l'eut pas.
Le duc de Bassano avait, comme je l'ai rapporté, entamé des négociations avec Valencey; elles ne pouvaient réussir qu'à la faveur du secret, toutes les mesures avaient été prises pour que rien ne transpirât. Cependant la transaction n'avait pas été mise à fin, qu'elles étaient déjà divulguées. Le parti qui conspirait prit l'alarme, et tel était son ascendant, qu'il réussit à présenter cette mesure de salut comme le coup de grâce de nos institutions. Le ministre qui eût dû le surveiller épousa ses inspirations, et poussa l'aveuglement au point de se jeter aux pieds de l'empereur pour lui faire abandonner un projet qui, disait-il, allait achever de détruire le prestige qui nous protégeait. L'empereur le traita durement: mais il était la clef de la politique de l'État, les Anglais avaient pris l'éveil; il était difficile désormais de faire réussir une combinaison qui d'abord ne présentait pas d'obstacles. Les événements se pressaient, on ne doutait pas que tout ne fût disposé au-delà des Pyrénées pour paralyser une transaction qui devait être fatale aux alliés. On n'accorda pas assez d'importance à un acte dont on eût dû presser l'exécution.
Le temps de l'expiration de l'armistice approchait, et l'on ne donnait aucune suite au traité. J'en écrivis à l'empereur; je lui marquai qu'en voyant commencer les négociations de Valencey, tout le monde avait conçu l'espoir qu'il en résulterait au moins l'avantage de pouvoir appeler à lui l'armée d'Espagne, mais que l'on avait abandonné cette espérance, puisque rien, pas même le départ des princes, ne s'effectuait.
Je ne sais si ce fut ma lettre qui produisit cet effet, mais, courrier pour courrier, l'empereur donna ordre de faire partir Ferdinand; ce qui prouve combien ce départ entrait dans son projet, et que, si on l'avait entretenu de cette affaire comme on le devait, elle aurait été terminée de manière à ce qu'il pût disposer de son armée qui était à la frontière d'Espagne.
Ce fut le 19 mars que les princes espagnols quittèrent Valencey pour se rendre en Espagne par Perpignan, et ce fut le 22 du même mois que l'armistice fut dénoncé. Jusqu'à ce moment, l'intrigue s'était tenue muette à Paris, ou du moins s'était beaucoup observée; elle avait pu toutefois se mettre en communication avec les alliés, peut-être les engagea-t-elle à rompre à Châtillon, et à marcher sur Paris. Plus je cherchais à la pénétrer, et plus je trouvais de preuves qu'elle attendait la certitude d'être appuyée pour développer ses projets, qui ne pouvaient qu'être subordonnés à la volonté des souverains alliés; tant que ceux-ci pouvaient traiter, elle ne s'était pas prononcée. Le moment arriva enfin; l'on vit rentrer à Paris tous les employés du ministre des relations extérieures qui avaient été appelés tant à Châtillon qu'au quartier-général de l'empereur pendant tout le temps qu'avaient duré ces conférences.
Parmi eux se trouvait M. de La Besnardière, qui avait dirigé la négociation. Habitué comme il l'était aux affaires, il n'avait pu se méprendre sur les véritables intentions des alliés. Ce fut par lui que M. de Talleyrand eut connaissance de tout ce qui se fit à Châtillon. J'ai su plus tard que ce diplomate avait eu des communications directes avec quelqu'un de plus élevé, mais ce qu'il avait appris de M. de La Besnardière, la rupture de l'armistice, celle des conférences, lui prouvèrent que les paroles qu'il avait reçues n'étaient pas vaines. Dès-lors il prit plus d'assurance, et ne songea qu'à précipiter une révolution dont il avait longuement préparé les éléments, mais dont il n'avait pas arrêté la direction, quoique bien déterminé cependant à la faire servir à la chute de l'empire.
Il n'y avait rien dans les provinces; tout se passait à Paris, et tout attendait le signal des alliés. S'ils ont été bien servis, on peut se demander avec raison comment ils n'y sont pas arrivés plus tôt.
Quant à nous, nous avions déjà éprouvé les funestes effets de la mesure que nous avions prise à l'égard des administrations, auxquelles on avait ordonné de se retirer à l'approche des ennemis. Nous étions presque étrangers à la partie du territoire qui était envahie. La chose était au point que, lorsqu'il fallut faire parvenir aux places bloquées les ordres que le ministre de la guerre leur adressait le 19 mars, on fut obligé d'employer des transfuges; au reste, ces ordres ne signifiaient rien, car en supposant que le duc de Feltre eût pris sur lui d'indiquer un rendez-vous général aux troupes qui défendaient nos places, le temps dont elles avaient besoin pour y arriver n'existait pas [26]. C'était au moment du passage du Rhin par les armées ennemies qu'il fallait appeler ces garnisons, les réunir, les mettre en ligne, puisque les alliés ne s'occupaient pas de nos places.
[26: Les ordres du ministre de la guerre, qui ne partirent de Paris que le 20 mars, n'avaient pas encore dépassé la frontière, que déjà le sort de Paris était décidé.]
Je me mis à observer de plus près M. de Talleyrand, qui avait plusieurs langages, et qui était d'ailleurs le seul autour duquel pouvaient se grouper les hommes de mouvement. Sa position était déterminée par une suite d'intrigues sur lesquelles il ne pouvait se promettre de donner le change. On n'avait pas à la vérité de données assez précises pour sévir contre un homme qui avait le rang qu'il occupait dans l'État. Mais la paix eût fait éclore les révélations, et M. de Talleyrand était trop habile pour ne pas voir qu'il n'y avait désormais que péril à s'arrêter. Je le considérais donc comme celui qui allait devenir le chef d'un parti contre l'empereur, mais non pas contre la dynastie qui était le résultat de la révolution à laquelle il avait eu tant de part.
Il était dispensé de s'envelopper de mystère, s'il avait eu besoin de se donner du mouvement, parce qu'il voyait bien que l'événement venait le trouver. Il connaissait la résolution des souverains alliés, il observait, attendait de quel côté s'écroulerait l'édifice. Il venait me voir quelquefois, m'attendait si j'étais sorti, et se répandait en conversations dans lesquelles il déplorait la situation où se trouvait la France. Il la comparait à celle de Tilsit, et s'écriait: «Et cela en six ans!» Puis il se déchaînait contre le duc de Bassano, parlait d'adulation, de flatterie, et arrivant enfin où il en voulait venir, il me disait: «Mais que faire dans des circonstances aussi fâcheuses? Il ne convient pas à tout le monde de rester dans une maison qui brûle; prenez garde à vous, il vous arrivera encore une scène comme celle du 23 octobre. Vous le savez, il y a en Bourgogne un certain marquis de La Salle qui se donne beaucoup d'activité et qui fait des prosélytes: cet exemple gagnera d'autres provinces.»
M. de Talleyrand avait raison en ce qui concernait le marquis de La Salle. J'étais informé de ses tentatives comme du peu de succès qu'il obtenait. Sans l'arrivée des ennemis à Paris, et ce qui en a été la suite, des moyens semblables à ceux du marquis de La Salle n'auraient pas fait broncher un homme de tant soit peu d'importance. M. de Talleyrand ne le désirait pas, il avait bien d'autres projets que celui à l'exécution duquel il a été obligé de concourir par une suite de circonstances que j'expliquerai.
Je me doutais bien qu'il n'était si exactement informé des démarches du marquis que parce qu'il était en relation d'amitié avec quelqu'un qui en avait eu de très intimes avec M. de La Salle; et comme en révolution, lorsqu'on n'a plus à penser à soi, on s'occupe de ses amis, il ne voulait plus me laisser faire naufrage et me tendait la main. J'avais l'ordre positif de ne pas sévir, je ne pouvais que laisser dire. J'affectai de ne pas comprendre, et ne me montrai que plus curieux; mais il avait trop d'expérience pour se laisser prendre à l'amorce. Je ne pus rien obtenir de précis.
Je savais exactement tout ce qu'il recevait, mais il avait tant d'art dans sa conduite, qu'il savait la rendre naturelle, en voyant successivement des hommes de toutes les opinions et de différends caractères. Je me gardai bien d'en faire aborder un seul; la position de nos affaires était trop désespérée pour qu'aucun d'eux renonçât aux faveurs qu'il entrevoyait déjà pouvoir obtenir. D'ailleurs que m'aurait-il dit? Une conversation dans laquelle on n'aurait pu trouver aucun fait, ou bien il m'eût donné son opinion particulière sur les dispositions de M. de Talleyrand, desquelles je me doutais bien.
J'étais dans cette inquiétude, lorsque, me promenant à cheval, j'imaginai de passer près de l'hôtel de ce prince. Je vis la voiture de l'archevêque de Malines à sa porte; je l'avais aperçue d'assez loin: je pensai qu'ils étaient en conférence. Résolu de m'en assurer, au lieu de me faire ouvrir la porte cochère, je descendis dans la rue, et entrai rapidement à pied. Le portier, qui me reconnut, n'osa m'arrêter. Je montai lestement l'escalier, et j'arrivai au cabinet de M. de Talleyrand sans avoir rencontré âme qui vive à l'antichambre: il était en tête à tête avec l'archevêque. J'entrai si brusquement, que je produisis sur eux le même effet que si je me fusse introduit par la fenêtre.
Leur conversation, qui était animée, s'arrêta net; l'un et l'autre semblaient avoir subitement perdu la parole. La figure de l'archevêque était néanmoins celle des deux qui était la plus décomposée. Je devinai à ce trouble le sujet de l'entretien, et ne pus m'empêcher de leur dire: «Pour cette fois, vous ne vous en défendrez pas; je vous prends à conspirer.» J'avais deviné juste, ils se mirent à rire, essayèrent de me donner le change; mais j'eus beau les prier de continuer leur conversation ils ne purent pas la ressaisir. Je me retirai, avec la conviction qu'ils tramaient quelque complot, mais sans savoir au juste en quoi il consistait.
Rupture des conférences de Lusigny.—Proclamation de Louis XVIII.—Les intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.—M. Fouché, son expédient pour en finir.—Opérations de l'empereur.—Il se jette sur les derrières des alliés.—Sa lettre à l'impératrice est interceptée.—Angoisses de cette princesse.
L'on se rappellera que ce ne fut que le 20 mars que les conférences furent rompues. On en reçut la nouvelle à Paris le 22 ou le 23, avant que l'on eût pu y être d'accord sur la démarche qu'il convenait de faire près des alliés. Il eût fallu quelques jours; on regardait sans doute la chose comme inutile, puisque l'on pouvait calculer le nombre de jours dont les ennemis avaient besoin pour être aux portes de la capitale. Je fus cependant averti de l'arrivée soudaine à Paris de M. Adrien de Montmorency, sur lequel j'avais les yeux, et qui habitait, depuis ces événements, chez M. de Chevreuse, à son château de Dampierre, dans les environs de Rambouillet; je l'envoyai chercher, mais il éluda le rendez-vous. On me rapporta qu'il avait vu M. de Talleyrand, après quoi il était, disait-on, reparti pour Dampierre. Il n'en était rien: il s'était mis en route pour se rendre, par un grand détour, auprès du comte d'Artois. Il était trop tard pour que le message pût amener quelque résultat; celui qui en était chargé était d'ailleurs d'un naturel trop prudent pour courir de nouveaux hasards, et s'aventurer sans avoir des chances à peu près sûres. Il n'y avait que son retour qui pouvait fournir la matière d'une observation sérieuse; or les événements amenèrent les ennemis à Paris avant qu'il y pût rentrer. Je restai ainsi dans l'opinion que tout était subordonné aux événements, et que le volcan ne ferait explosion qu'après la décision des souverains alliés. Les intrigues continuèrent: les uns y prenaient part pour les livrer à la police, si elles ne réussissaient pas; les autres pour se faire une position de faveur, si elles réussissaient. Tous ensemble n'avaient d'autres projets que d'adorer le chef nouveau qui leur serait présenté [27].
[27: Les projets des intrigants étaient tellement circonscrits à eux-mêmes, qu'ils prenaient les plus grandes précautions pour se dérober aux recherches de la police. Ce ne fut qu'à la fin de février, et dans le courant de mars, qu'ils osèrent faire circuler la proclamation du roi aux Français. Elle était datée de Londres, et de l'époque à laquelle les princes de Bourbon en partirent pour venir sur le continent, c'est-à-dire de près d'un an. S'ils avaient eu un comité ou des intelligences avec les meneurs du jour, ils auraient reçu cette pièce presque aussitôt qu'elle eût paru en Angleterre. La vérité est cependant que ce fut l'empereur qui la reçut le premier pendant le dernier séjour qu'il fit à Trianon.
Je m'étais tellement rendu maître de toutes les voies de communication avec l'Angleterre et les pays étrangers jusqu'au moment de l'envahissement de la France, que ce ne fut, comme je l'ai su depuis, que par l'un de mes subordonnés que l'archevêque de Malines se procura les gazettes anglaises où cette proclamation se trouvait. C'est aussi depuis ce moment que l'on commença à répandre dans Paris de petites copies imprimées de cette pièce; on les semait le soir dans les rues; on les glissait sous les portes, afin que les agents de police ne pussent pas les ramasser. On avait mis un tel mystère à les imprimer, que l'on ne s'était servi que d'une presse de cabinet; les caractères étaient en désordre au point que les mots d'une même ligne étaient plus hauts ou plus bas l'un que l'autre, ce qui dénotait une grande circonspection de la part de ceux qui répandaient cet imprimé. On n'osa pas en hasarder un seul écrit à la main; on aurait été bien plus hardi, si l'on avait été appuyé. Presque toutes les maisons où on les jetait les renvoyaient à la police.]
Ce déplorable état de choses était la conséquence de celui où l'on était tombé, et qui était hors de la portée des intelligences ordinaires. Dans une circonstance comme celle-là, je me félicitais de n'avoir pas M. Fouché à Paris, parce qu'il n'aurait pas manqué d'entrer en accommodement avec celui qui lui aurait paru être le plus fort, et de lui livrer tout le reste pour se faire à lui-même un sort particulier. Le hasard avait voulu qu'à la suite des événements qui avaient eu lieu en Italie, il fût revenu avec la princesse Élisa dans les départements méridionaux, je crois à la sénatorerie d'Arles, où il attendait le dénouement de tout ce qui obscurcissait l'horizon politique [28].
[28: Je tiens d'un témoin auriculaire qui se trouvait chez la princesse Élisa, avant que Paris fût occupé, que M. Fouché osa dire à la propre soeur de l'empereur: Madame, il n'y a qu'un moyen de nous sauver, c'est de tuer l'empereur sur-le-champ.]
La rupture des conférences, en jetant l'épouvante dans les esprits, amena encore dans Paris une surabondance de population qui provenait de tout ce qui avait été atteint de la peur dans les campagnes. Chacun y débitait les contes qui pouvaient justifier sa frayeur, et il ne manquait pas de sots pour y croire. Il y aurait eu de la démence à vouloir empêcher cela: je laissai aller les propos, car comment les eussé-je arrêtés? Si les mécontents avaient entrepris quelque chose, j'étais sans moyens de leur résister, et la moindre mesure de rigueur qui aurait été déployée eût été le signal d'un soulèvement.
Paris était devenu le seul point où l'on se croyait à couvert; partout ailleurs, l'on craignait de se trouver au milieu des ennemis extérieurs ou des troubles qui semblaient devoir être la conséquence de leur approche.
Les premières opérations qui suivirent la reprise des hostilités commencèrent par un mouvement vers l'Oise.
Les ennemis s'étaient renforcés dans cette partie par l'arrivée de différends corps de leurs troupes, qui avaient successivement passé le Rhin, depuis la Hollande jusque vers Coblentz.
L'empereur fit un mouvement offensif sur Soissons; il poussa vivement les alliés, les culbuta en avant de Craonne, et les suivit jusque sous les murs de Laon, où il eut une affaire malheureuse. Après une marche et des engagements qui avaient duré toute la journée, nos troupes se remettaient de leurs fatigues, lorsque la cavalerie ennemie fondit sur elles à la faveur de l'obscurité. Elles ne purent résister au choc; le désordre gagna. Le corps du maréchal Marmont et celui du duc de Padoue éprouvèrent des pertes considérables: on hasarda néanmoins le combat, il ne réussit pas; il fallut se retirer. L'empereur marcha sur Reims, où il entra après avoir culbuté les Russes. Mais pendant ce temps-là la grande armée ennemie s'était remise en marche en descendant la Seine, pour nous resserrer sur Paris.
L'empereur avait été rejoint, dans la première de ces villes, par quelques troupes qu'il avait tirées de la garnison de Mézières et de celles des places environnantes. Il se rapprocha de la Marne, pour être à même de se porter vers la rivière d'Aisne à sa gauche, et sur la Seine à sa droite. Comme je n'étais point à l'armée, je n'ai qu'imparfaitement connu la série des mouvements par lesquels l'empereur contenait, depuis le mois de janvier, une armée qui était plus du quintuple de la sienne. On comptait les jours qu'il pourrait résister encore; on plaignait un héros auquel il ne manquait que des forces physiques pour étonner le monde par de nouveaux prodiges.
En quittant les bords de l'Aisne pour se porter sur la Marne, il laissa les deux corps des maréchaux Marmont et Mortier sur cette rivière, et il se dirigea par Meaux pour venir joindre la portion de son armée qui se retirait par la rive droite en descendant la Seine, et cela par suite du mouvement de la grande armée ennemie, à la tête de laquelle se trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. L'empereur d'Autriche était resté en Bourgogne, où on lui avait sans doute suggéré de se fixer, afin de lui épargner l'odieux des mesures qu'on allait prendre.
Le mal était si pressant, que de tous côtés on sollicitait l'empereur de prévoir le moment où les ennemis entreraient à Paris. Chacun lui demandait des instructions pour ce qui le concernait; il répondait aux uns et aux autres de manière à leur persuader ce qu'il ne croyait pas lui-même. La sécurité qu'il affectait ne rassurait plus, et chaque jour amenait de nouvelles alarmes.
Il paraît cependant qu'il avait été persuadé de tout ce qu'on lui avait écrit, et qu'il avait donné au prince Joseph des ordres précis pour le cas qu'il avait prévu lui-même, comme on le verra ci-après.
Les maréchaux Mortier et Marmont, qui s'étaient retirés sur Meaux, venaient d'y être attaqués par des forces supérieures, et avaient été contraints de se retirer. Quelque fâcheuse que fût la situation où étaient les affaires, l'empereur conçut un plan d'opérations qui pouvait remédier à tout. Il aurait en effet déconcerté tous ses ennemis, et aurait probablement eu d'heureux résultats sans l'incident dont je vais rendre compte.
L'empereur, reconnaissant l'inégalité de ses forces, imagina de concentrer son armée, et de faire une percée à travers les ennemis, de manière à se porter au milieu de ses places, dont il se proposait de rallier les garnisons; une fois arrivé à Verdun, il pouvait communiquer avec elles et tout ce qui était intermédiaire entre cette place, Metz et Strasbourg, qui n'étaient bloquées que par des troupes peu redoutables.
Il marchait à l'exécution de ce projet dont il avait fait part à son frère Joseph, et en même temps il avait donné ordre aux deux corps des maréchaux Mortier et Marmont de le suivre en traversant la Champagne. Ceux-ci devaient le joindre, au-delà de Vitry, par la rive gauche de la Marne. En faisant ce mouvement, l'empereur avait donné des ordres à Paris pour que l'on y retînt toutes les troupes qu'on aurait pu lui envoyer, et il avait recommandé que l'on s'y préparât à une défense de quelques jours, parce que faisant son mouvement dans l'espoir que toute l'armée ennemie le suivrait, il croyait pouvoir revenir assez tôt à Paris; s'il en arrivait autrement, il était évident que l'on ne se battait plus que pour Paris, et que l'empereur ne s'en éloignerait pas trop, afin de pouvoir le secourir: nous allons voir ce qui arriva.
L'empereur avait coutume d'écrire à l'impératrice, et depuis que les communications étaient devenues aussi difficiles, il se servait d'un chiffre. En commençant son mouvement, il voulut la rassurer sur les résultats dont il pourrait être suivi; il lui écrivit pour l'en prévenir, et lui dire en même temps de ne pas s'étonner si elle restait quelques jours sans recevoir de ses nouvelles. Le malheur voulut que cette lettre, au lieu d'être chiffrée, ne le fût point, et par une fatalité encore plus grande, le courrier qui en était porteur, croyant que les troupes françaises occupaient toujours Meaux, se dirigea sur cette ville, où il tomba avec ses dépêches au pouvoir des alliés.
Le même jour, le maréchal Blucher envoya un parlementaire aux avant-postes avec une lettre pour l'impératrice, à laquelle il adressait celle de l'empereur, qui avait été décachetée. Il lui exprimait combien il s'estimait heureux que cette circonstance lui eût fourni l'occasion de mettre à ses pieds l'hommage de son profond respect, etc.; mais la lettre de l'empereur n'en avait pas été moins lue. Elle contenait la pensée de son mouvement et finissait par cette phrase: Cette manoeuvre me sauve ou me perd.
L'impératrice, qui était très maîtresse d'elle-même, ne laissa pas apercevoir d'abord tout ce que la lecture de cette lettre lui avait fait éprouver; elle n'en parla pas aux personnes qui se trouvaient chez elle lorsqu'elle la reçut, mais le soir, quand je me présentai dans son salon, elle me fit l'honneur de me désigner pour sa partie. On s'était assis, et contre son habitude elle ne permit pas qu'on rompît l'enveloppe des cartes, ce qui était une preuve qu'elle n'était point disposée à jouer. Elle attendit un moment que le salon eût prit son assiette ordinaire, et lorsque l'attention ne fut plus uniquement fixée sur elle, elle commença la conversation. Elle parla d'abord de choses indifférentes, et revint petit à petit sur l'empereur, dont elle parlait toujours avec un vif intérêt. Elle cherchait, près de ceux qu'elle savait lui être attachés, à se rassurer contre des pressentiments qui chaque jour devenaient plus sinistres. Elle me demanda si j'avais reçu des lettres de l'empereur, je lui répondis que non. Eh bien! me dit-elle, je puis vous donner de ses nouvelles, j'en ai reçu ce matin. Je ne pus m'empêcher de témoigner ma surprise, et de lui observer qu'il n'était pas arrivé de courrier. «Cela est vrai, me dit-elle, il n'est pas arrivé de courrier, et je vous étonnerai encore davantage en vous disant que c'est le maréchal Blucher qui m'a envoyé une lettre de l'empereur, laquelle, à ce qu'il me dit, a été trouvée parmi plusieurs autres dont un courrier était porteur au moment où il a été pris par les ennemis. À vous dire vrai, je suis dans des inquiétudes très vives depuis que j'ai réfléchi aux conséquences qui peuvent résulter de cet accident; l'empereur m'a toujours écrit en chiffres; depuis son départ, toutes les lettres ainsi chiffrées sont arrivées à bon port, celle-ci, qui ne l'est point, est la seule dans laquelle il me parle de son projet, et il faut qu'elle tombe entre les mains des ennemis! Il y a là une fatalité qui m'attriste.»
Le bon jugement de cette princesse lui avait fait saisir sur-le-champ les conséquences fâcheuses que pouvait avoir cet incident, et elle ne se faisait point illusion, tout en ayant l'air de se laisser persuader de ce qu'on lui disait pour la rassurer. Je crois que l'on peut trouver dans cet accident l'explication de ce qu'a voulu dire M. de Castlereagh, au parlement d'Angleterre, lorsqu'en rendant compte à cette assemblée des opérations des armées alliées en France, il dit que l'on était indécis si l'on marcherait sur Paris, lorsqu'on reçut au quartier-général des communications tellement précises et si importantes, que l'on se décida à s'approcher de cette capitale.
Si ce n'est pas de la lettre de l'empereur à l'impératrice que parle le diplomate, ce ne peut être que des communications apportées par M. de Vitrolle, qui allait faire part aux ennemis, de l'état dans lequel était Paris, et du point où MM. de Talleyrand, Dalberg, etc., avaient amené les affaires. Paris, la France entière lui doivent une véritable reconnaissance.
On eut pendant quelques jours à Paris l'espérance que les ennemis s'attacheraient uniquement au mouvement de l'empereur, parce qu'en effet ils agissaient lentement; mais l'on fut bientôt dissuadé en apprenant la marche de la grande armée ennemie à travers la Brie. On voulait encore espérer, lorsque l'on sut que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse avaient couché à Coulommiers, à environ quatorze lieues de Paris, sur la route qui, après avoir traversé la Brie, vient joindre la Marne à Lagny. Il n'y avait plus moyen d'en douter, car des habitants de Coulommiers étaient partis, pour rentrer à Paris après l'arrivée de ces deux souverains dans leur commune.
La foule des gens de la campagne fuyait de toutes parts à l'approche des ennemis, et revenait sur Paris, dont la nombreuse population était presque la seule sauvegarde qui restait. Le danger était imminent; le ministre de la guerre, que cela regardait plus particulièrement, demanda à la régente de convoquer un conseil pour y exposer la situation où l'on était, et mettre du moins sa responsabilité à couvert pour ce qui le regardait. Il se fit autoriser par la régente à rappeler sur Paris les corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui étaient déjà en marche pour rejoindre l'empereur; l'ordre qu'on leur envoya put recevoir son exécution, et ces deux corps arrivèrent à Charenton le jour où la grande armée ennemie poussait en arrière de Claye sur la route de Meaux, à six lieues de Paris, le faible corps que nous avions dans cette direction.
Le conseil dont le ministre de la guerre avait demandé la convocation fut assemblé le même soir au château des Tuileries. Comme cette séance est celle où l'on a pris la résolution qui a perdu la France, il est important de n'en omettre aucun détail.
Conseil de régence.—L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?—M. Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.—Le conseil adopte cette opinion.—Le duc de Feltre.—Joseph se range à son avis.—Le départ est arrêté.—On me propose d'insurger Paris.—Motifs qui m'arrêtent.—Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la circonspection.—Encore M. de Talleyrand.
Les ennemis, instruits par la lettre de l'empereur du danger qui les menaçait, assemblèrent un conseil où la situation des choses fut vivement discutée: les uns voulaient marcher sur Paris, les autres opinaient pour se retirer sur le Rhin; chacun faisait valoir des considérations qui lui étaient propres. On balançait, on ne savait que résoudre, lorsqu'un nouvel émissaire vint fixer toutes les indécisions. Alexandre annonça la résolution de tenter la fortune. Tout se mit aussitôt en mouvement, au lieu de se replier sur Chaumont, comme l'empereur se l'était promis. Schwartzenberg avait passé l'Aube, Blucher avait franchi l'Aisne, les armées alliées avaient opéré leur jonction, elles s'avancèrent en masse sur Paris; ce qu'elles n'auraient jamais osé faire, si l'armée d'Espagne avait été seulement en marche pour venir joindre l'empereur. Si, au lieu de disséminer nos troupes sur les différends points du territoire, on les eût serrées en masse, on eût rassemblé une armée plus formidable encore que celle des alliés, et qui eût été composée de troupes accoutumées depuis longtemps à les battre; c'est en cela que l'empereur fut mal servi. On devait lui réunir une armée, et l'on aurait vu comme les ennemis auraient été traités.
Le conseil qui fut réuni ce soir-là aux Tuileries était composé de:
L'impératrice. Le prince Joseph. Le prince de Bénévent. L'archi-chancelier. L'archi-trésorier. Le grand-juge, M. Molé. Intérieur.—M. de Montalivet. La guerre.—Le duc de Feltre. Cultes.—Bigot de Préameneu. Commerce.—M. de Sussy. Le duc de Cadore, comme secrétaire d'État. Finances.—Le duc de Gaëte. Trésor public.—M. Mollien. Administration de la guerre.—M. Daru. Police.—Le duc de Rovigo. Marine.—Le duc Decrès.
Ministres d'État.
Le duc de Massa.
M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély.
M. Boulay de la Meurthe.
M. Merlin (de Douay).
M. Muraire.
Le comte de Cessac.
M. de Fermont.
Le président du sénat, M. de Lacépède.
Je crois que les maréchaux Moncey et Serrurier assistèrent au conseil, mais je ne puis l'assurer.
Il était huit heures et demie lorsque le conseil s'assembla. La régente occupait le fauteuil; le prince Joseph, après lui en avoir demandé l'autorisation, fit connaître au conseil le motif de sa convocation, puis donna la parole au duc de Feltre, ministre de la guerre. Celui-ci fit un exposé exact des dangers dont la capitale était menacée, et qui étaient si pressants, qu'il avait cru, comme je l'ai dit, de son devoir d'en rendre compte à la régente, ne voulant pas prendre sur lui la responsabilité des événements. En comparant le temps qu'il fallait à l'empereur pour arriver, et la proximité à laquelle se trouvaient les ennemis, il ne voyait aucun moyen de leur résister. Il fit l'énumération de ce qu'il y avait de troupes, tant à Paris que dans les environs, et exposa que les corps des maréchaux Mortier et Marmont n'étaient pas encore arrivés. S'il n'ajouta rien à ce qui pouvait augmenter les inquiétudes, il ne dit rien non plus de propre à rassurer. Il découvrait attentivement tout ce qui pouvait alarmer, mais il était muet sur ce qu'il nous restait de ressources, et ne trouva rien de ce qui pouvait consoler. Il ne dit pas un mot de plus de dix mille hommes de troupes qui occupaient la route de Versailles à Vendôme, où il les avait envoyés d'avance, ayant sans douta arrêté le départ de l'impératrice. Il ne dit pas, entre autres choses, un mot de la situation de l'arsenal de Paris, dans lequel il y avait cinquante-quatre mille fusils de munition réparés à neuf. Il garda le même silence sur un parc d'artillerie de deux cent cinquante pièces de canon de différends calibres qui étaient montées sur leurs affûts, et accompagnées de leurs caissons de munitions, chargés et rangés avec les pièces dans le Champ-de-Mars, et cela, indépendamment de l'artillerie qui se trouvait aux barrières; mais il prévint soigneusement que l'empereur n'avait pas laissé un seul cheval d'artillerie dont on pût disposer, qu'il avait successivement appelé à l'armée tous ceux que l'on était parvenu à réunir. En cela le ministre n'accusait pas vrai: les chevaux d'artillerie que l'empereur avait fait venir de Paris à l'armée avaient été réunis par les soins du préfet du département de la Seine pour le service de l'artillerie des barrières, si l'on avait eu besoin de la mouvoir; mais le ministre de la guerre, à qui aucun moyen de témoigner plus de zèle qu'un autre n'échappait, ne négligeait rien de tout ce qui pouvait faire croire à l'empereur que lui seul savait le servir, et enlevait d'autorité à la préfecture de la Seine les chevaux de trait qu'elle parvenait à réunir.
En écoutant parler le ministre de la guerre, il était difficile de se défendre de mauvais pressentiments: c'était un mélange de loyauté, de prudence, d'adulation et d'indépendance auquel on ne comprenait rien; il semblait vouloir dire: Je vous ai prévenus de tout, je me lave les mains du reste.
Un tel exposé n'était pas propre à inspirer de la confiance à ceux qui étaient étrangers aux opérations militaires. En voyant le duc de Feltre désespérer des ressources qui lui restaient, qui pouvait se rassurer? Je ne sais quelles considérations le portèrent à rembrunir un tableau par lui-même assez sombre. Il fallait cependant qu'il en eût, car la conséquence naturelle de son exposé était de mettre en discussion la nécessité du départ de l'impératrice et de son fils, qu'il venait de faire voir comme entourés de dangers.
Effectivement, l'on se borna à ouvrir la discussion sur la question de savoir si l'impératrice devait rester à Paris, ou s'éloigner. Les débats s'ouvrirent; les membres du conseil parlèrent comme de bons Français et des hommes attachés à l'empereur et à son ouvrage. Ils développèrent tous le danger qu'il y avait d'abandonner la capitale à l'influence ennemie, en désintéressant les citoyens de Paris à sa défense; ce qui arriverait dès qu'ils verraient que l'on manquait de confiance en eux pour la conservation de l'impératrice et du petit roi de Rome, que l'empereur leur avait fait jurer de défendre, et au nom desquels on avait armé la garde nationale de Paris.
On observa que la puissance qui nous restait était dans Paris, que la force de celle-ci consistait dans la présence de la souveraine au milieu de la population, qui se dévouerait lorsqu'elle verrait qu'on lui accordait de la confiance.
On proposa d'emmener l'impératrice à l'Hôtel-de-Ville au moment du danger, et de la montrer au peuple dans les rues, dans les faubourgs et sur les boulevards. Cet avis courageux, ouvert par M. Boulay de la Meurthe, fut appuyé par tout le conseil. M. de Talleyrand lui-même opina dans ce sens; il développa les motifs de son opinion, et ne cacha point la possibilité d'un bouleversement que la présence seule de l'impératrice pouvait arrêter. Le duc de Massa prit la parole après lui; il présenta des considérations tout opposées, et fut très énergique dans son opinion. Je parlai à mon tour, et insistai fortement sur le danger que l'impératrice s'éloignât. Je motivai particulièrement mon opinion sur les bonnes dispositions dans lesquelles je savais être la portion de la population que l'on prise le moins, et qui est celle qui ne met jamais de bornes à ses sacrifices. Il se fit quelques minutes de silence, l'archi-chancelier recueillit les voix; toutes, hors celle du ministre de la guerre, furent pour que l'impératrice restât à Paris. M. le duc de Feltre demanda la parole; il commença un long discours qui ne peut être sorti de la mémoire d'aucun de ceux qui l'ont entendu; il a eu trop d'influence sur nos destinées pour ne pas en rapporter les principaux traits. Après un exorde assez long dans lequel il rappela quelques faits d'histoire, et cita des traits de fidélité tirés de la même source, il fit une application de la situation du moment à celle dans laquelle s'étaient trouvés les souverains que des événements de guerre avaient obligé de quitter leur capitale. Il dit que c'était une erreur de regarder Paris comme le centre de la puissance de l'empereur, que le pouvoir de ce prince le suivait partout, et que tant qu'il resterait un village où lui ou bien son fils seraient reconnus, c'était là que devaient se rallier tous les Français, là qu'était la capitale; qu'il ne fallait pas désespérer aussi vite du salut de l'État. Quant à lui, il ne concevait pas comment des hommes qui faisaient depuis si longtemps profession d'attachement à la personne de l'empereur pouvaient proposer d'exposer son fils à tomber entre les mains des ennemis; il n'y avait plus que ce lien qui intéressât l'Autriche; il ne resterait plus de ressource, lorsqu'on se serait laissé aller à la perfide insinuation de livrer le fils d'Hector aux Grecs.
Le duc de Feltre était très échauffé; on voyait qu'il cherchait des tournures de phrases et des expressions pour marquer son dévouement à l'empereur, en présence de l'impératrice, devant laquelle il ne craignait pas d'être d'un avis opposé à tout le conseil; du reste, son discours ne resta pas sans réplique. On répondit aux différends tableaux qu'il avait faits, et, malgré le ton d'assurance avec lequel il s'était annoncé, le conseil, dont on recueillit de nouveau les suffrages, fut de l'avis que l'impératrice devait rester à Paris; il n'y eut pas une seule voix de moins que dans le vote précédent.
Le prince Joseph opinait pour la retraite, mais on s'apercevait aisément qu'il combattait la résolution, moins parce qu'il l'improuvait que pour s'assurer de la franchise d'opinion de tous les membres du conseil. Obligé à la fin de voter à son tour, il appuya l'opinion du ministre de la guerre, en exhibant une lettre de l'empereur, qui lui avait marqué qu'il ne pouvait pas, à cause de la difficulté des communications, lui dire ce qu'il conviendrait de faire dans les cas qui pourraient survenir; que c'était à lui à prendre conseil des circonstances et à se conduire d'après les événements; mais que le plus grand malheur qui pourrait arriver, était que le roi de Rome tombât au pouvoir des ennemis; que, dans ce cas, il lui ordonnait positivement de faire partir l'impératrice et son fils pour Rambouillet, d'où il les dirigerait sur Tours. Je crois même que l'empereur ajoutait dans sa lettre que ce serait une trahison que d'exposer le roi de Rome à tomber entre les mains des ennemis. La communication de cette lettre atterra les membres du conseil, et expliqua l'opinion qu'avait émise le duc de Feltre, qui en avait sans doute eu connaissance; car depuis longtemps il sollicitait l'empereur de donner des instructions pour le cas qui était malheureusement arrivé. Il faut en convenir, l'empereur ne pouvait donner un ordre plus favorable à ceux qui aiment à recueillir des honneurs sans courir de dangers.
Malgré les intentions formelles manifestées dans la lettre de l'empereur, le conseil ne changea point d'avis; le duc de Cadore proposa même de passer outre, et de faire rester l'impératrice à Paris. Tout le monde pensa que si l'opinion des membres du conseil devait décider la question qui était en délibération, l'impératrice ni le gouvernement ne devaient pas quitter la capitale; mais que, si l'on voulait donner à l'ordre de l'empereur son exécution, il était inutile de les assembler, car on ne devait pas penser qu'ils eussent l'intention de désobéir à l'empereur; c'était à ceux qu'il avait investis de son pouvoir à juger si le moment que ce prince avait indiqué pour la retraite du gouvernement était arrivé.
M. de Talleyrand observa encore que tout était perdu si l'on quittait Paris; néanmoins on déclara, à une troisième épreuve, que, puisqu'il y avait un ordre de l'empereur, on devait y obtempérer, mais que cela était bien malheureux. M. l'archi-chancelier, après avoir recueilli toutes les voix, se déclara aussi pour le départ, en annonçant que S. M. partirait le lendemain, à huit heures du matin, pour Rambouillet, où elle emmènerait son fils.
Cette décision prise, chaque ministre demanda des instructions pour son département, et il fut résolu, 1° que le prince Joseph resterait à Paris, et que l'archi-chancelier seul accompagnerait l'impératrice et le roi de Rome; 2° que les autres dignitaires, avec les ministres, resteraient à Paris jusqu'à ce que le prince Joseph leur eût signifié l'ordre de partir, que, pour éviter toute équivoque, il ferait parvenir à chacun d'eux par le grand-juge, M. Molé; 3° il fut arrêté que le président du sénat accompagnerait l'impératrice, et qu'avant de partir, il écrirait à tous les membres de ce corps de ne se rendre à aucune convocation illégale, c'est-à-dire qui ne serait pas faite dans les formes prescrites par les constitutions.
Ces dispositions arrêtées, la séance fut levée: il était deux heures du matin.
Les membres qui composaient le conseil s'arrêtèrent dans la pièce voisine, déplorant la résolution qui venait d'être prise. Plusieurs me disaient: «Si j'étais ministre de la police, Paris serait insurgé demain matin, et l'impératrice ne partirait pas.»
Paris sans doute était [29] disposé à s'insurger; je n'avais pas été jusqu'à ce moment sans m'apercevoir qu'il était facile de le mettre en mouvement, et que cela dépendait de moi. «Mais, leur dis-je, quel est celui d'entre vous qui voudrait prendre la responsabilité des événements dont ce mouvement peut être suivi, surtout après ce dont vous venez d'être les témoins, c'est-à-dire, lorsque vous venez de décider qu'il fallait obéir aux ordres de l'empereur. Vous me conseillez de prendre sur moi ce que vous n'avez pas cru pouvoir faire. Mais connais-je les projets de l'empereur? Suis-je même assuré que ce mouvement ne les contrarierait pas? et si je venais à échouer, à quoi auraient servi le meurtre, le pillage, tous les désordres dont peut être suivi un appel à la multitude? Est-il sûr, est-il même probable que le souverain qui refusa de couvrir sa défaite par l'incendie de Leipzig, voulût régner au prix des malheurs qu'une telle résolution peut attirer sur la capitale? Que répondrais-je à ses reproches? Qu'opposerais-je aux plaintes de cent mille familles, dont l'une me demandera son chef, l'autre ses habitations, sa fortune, que je lui aurais ravis? Ce serait trop de victimes, trop de larmes; je ne puis prendre sur moi de lancer toute une population dans un abîme. D'ailleurs, quand j'en aurais la force, l'esprit de mes instructions le défend. Loin de vouloir que je compromette la population, l'empereur m'ordonne de quitter Paris si les alliés pénètrent dans la capitale. Je puis bien empêcher l'impératrice de partir; mais il n'y a qu'un fou qui osât se flatter de maîtriser les événements dont cette violence pourrait être suivie. En voulant servir l'empereur, je puis détruire les chances qui lui restent, et faire tourner au profit d'un parti les espérances qu'il peut conserver. Passe cependant si je n'avais pas d'ordres, que le cas fût fortuit; mais tout à été prévu: il ne me reste qu'à m'y conformer. Je déplore, comme tout le monde, la funeste résolution qui vient d'être arrêtée; mais je ne veux pas me charger seul de ce que vous n'avez pas osé faire tous ensemble.»
[29: L'empereur avait été exactement instruit par moi des dispositions des citoyens de Paris, qui ne demandaient que des armes qu'on leur refusait.]
J'avais plus d'un motif pour ne pas me rendre au conseil qu'on me donnait, et je vais les exposer. Je m'étais aperçu depuis longtemps que l'empereur, sans cesser de croire à mon dévouement pour lui, n'avait pas été inaccessible aux insinuations qui lui avaient été faites sur mon compte: que je ne travaillais pas; que j'étais mené par mes bureaux; qu'une intrigue me dirigeait; que j'avais les meilleures intentions possibles, mais que j'étais au-dessous de cette place, et étranger à la révolution qu'il importait éminemment de connaître pour la bien remplir.
La cabale qui avait été contrariée de ma nomination au ministère, n'avait pas perdu l'espérance de m'en éloigner pour y porter un des siens, comme elle faisait depuis quinze ans dans les sept huitièmes des places administratives. Je n'avais pu méconnaître, à l'occasion de l'affaire du 23 octobre, que si l'empereur ne m'avait pas sacrifié après les calomnies du ministre de la guerre, c'est que la turpitude des rapports qui lui étaient parvenus lui avait été tellement démontrée, qu'il ne put disconvenir que je n'avais aucun tort dans cette affaire; mais comme il avait d'abord donné une sorte de sanction à ce qu'on lui dit, il ne voulut pas tout de suite en revenir. Le ministre de la guerre avait fait ses preuves dans les intrigues de la révolution; quelques frères et amis de l'époque s'étaient joints à lui, et tous ensemble tentaient tous les moyens imaginables pour me donner un successeur. Je voyais tout cela, on me le disait, je le croyais, et je n'en servais que mieux; mais aussi j'avais renoncé à compter jamais sur les effets de cette bienveillance que l'empereur avait pour moi, quand j'étais son aide-de-camp; j'étais persuadé au contraire qu'il compterait plus rigoureusement avec moi qu'avec tout autre, non pas qu'au fond il ne m'estimât, mais parce qu'on lui avait persuadé que j'étais disposé à me targuer d'une bienveillance particulière de sa part, et que je me permettais une foule de choses, parce que je me croyais sûr de l'impunité.
Depuis son voyage en Hollande, pendant lequel la reine de Naples vint à Paris, et surtout depuis son retour de Russie, j'avais eu lieu de me convaincre que j'avais baissé dans son opinion.
Je m'observai dès-lors, mais j'éprouvai constamment le chagrin d'un homme que l'on considère comme mal à sa place, et qui est obligé de se replier sur lui-même pour se consoler de l'injustice qu'il essuie. Je regrettais l'état militaire, et je sentais de l'aversion pour ces guerres continuelles qui n'étaient plus qu'un métier, au lieu d'être une carrière de gloire, comme dans les premières années du règne de l'empereur.
Dans la position ou je me trouvais placé, sachant, comme je viens de le dire, toutes les intrigues dont j'étais l'objet, j'avais tout à craindre en traversant l'opinion du ministre de la guerre. En effet, il aurait sûrement rejeté sur moi toute la responsabilité de l'entreprise, et, pour, être conséquent avec lui-même, et mettre sa responsabilité, à couvert, autant que pour céder à un mouvement assez naturel au coeur humain, il n'aurait pas manqué de faire connaître aux troupes ce dont il aurait été question. Les généraux qui commandaient celles-ci m'eussent dès-lors abandonné, et je ne devenais plus qu'un chef de factieux. Or, qu'est un chef de parti au moment du danger, lorsque les troupes l'abandonnent? Les maréchaux Marmont et Mortier, instruits par le ministre de la guerre, eussent-ils voulu prendre part à une insurrection dans laquelle ils n'auraient pas même eu le premier rôle, tandis que leur responsabilité était à couvert en suivant la direction donnée par le ministre de la guerre.
Que me serait-il resté alors pour parti? Les hommes qui venaient de reconnaître qu'il fallait obéir à l'ordre que le prince Joseph avait exhibé? Ils n'auraient pas manqué de m'abandonner, d'autant plus qu'ils voyaient bien que cet ordre de l'empereur n'avait été donné que sur les remontrances et les sollicitations réitérées du ministre de la guerre.
En supposant que j'eusse mis en mouvement ce qu'on appelle vulgairement les hommes de la république, quels moyens me seraient restés pour prévenir leurs écarts? Ce parti était pour le moins aussi dangereux pour l'empereur que les ennemis. N'ayant aucun antécédent avec lui, je m'exposais à devenir sa victime dès qu'il serait réuni. Que n'aurait-on pas dit si les choses avaient pris cette tournure, comme cela pouvait arriver? On m'aurait couvert de ridicule; car, enfin, les alliés, qui ne voulaient que la chute de l'empereur, pouvaient s'arranger avec un parti auquel ils auraient fait accepter ce qu'ils auraient voulu; ils se seraient même fait remettre l'impératrice et son fils. Une fois qu'ils auraient traité sur des bases opposées, ils étaient les maîtres, et en promettant de ménager Paris, ils auraient obtenu tout ce qu'ils auraient proposé. Il ne faut que se reporter au temps et aux circonstances d'alors pour ne pas trouver ces observations déraisonnables.
L'expérience des hommes que j'avais acquise m'avait assez pénétré de cette opinion, pour que je n'accordasse aucune confiance aux démonstrations que me faisaient ceux qui n'avaient pas l'ombre du courage indispensable pour ce qu'ils me proposaient.
Je me décidai donc à obéir et à suivre l'opinion émise dans le conseil. Dès-lors je ne me considérai plus que comme un administrateur de la tranquillité publique. En sortant du château des Tuileries, M. de Talleyrand s'approcha de moi, et me parla en ces termes: «Eh bien! voilà donc la fin de tout ceci; n'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi, c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire! donner son nom à des aventures, au lieu de le donner à son siècle! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. Maintenant quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice; allons, nous verrons ce qui arrivera. L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait vu que des amis comme cela sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d'un autre, s'il s'était laissé mettre dans cet état?»
Il ajouta encore plusieurs autres phrases qui étaient à peu près la répétition des premières, et nous nous quittâmes [30].
[30: J'expédiai un exprès à l'empereur à la sortie de ce conseil, et je lui détaillai dans ma lettre tout ce qui s'était passé, ainsi que tout ce que je prévoyais devoir en être la suite avant quarante-huit heures. Je fis partir successivement jusqu'à quatre copies de ma lettre dans la même journée; j'avais depuis longtemps fait usage des moyens usités dans les correspondances clandestines pour soustraire mes lettres aux événements de guerre, et cela m'avait réussi.]
Il n'y eut presque aucun des membres de ce conseil qui, en sortant des Tuileries, ne dît un sincère adieu à son camarade, tant il était persuadé que c'était le dernier acte du gouvernement auquel il avait été associé.
* * * * *
Lettre de M. de Metternich à M. de Bassano.
Prague, le 22 juillet 1813.
M. le comte de Narbonne m'a communiqué la dépêche que votre excellence lui a adressée, en date du 19 de ce mois, ainsi que les pièces y annexées, concernant les discussions qui ont eu lieu à Neumarck relativement à l'armistice.
J'ai rendu compte à l'empereur du nouveau retard qu'éprouve l'arrivée de M. le duc de Vicence. C'est d'ordre de sa majesté impériale que j'écris directement à votre excellence pour la prier de porter à la connaissance de S. M. l'empereur des Français la pénible impression que ce retard a produite sur elle.
L'empereur, en adressant l'offre de sa médiation aux puissances belligérantes, n'a pas été seulement mû par le désir de la paix; il y a été également déterminé par le besoin de faire cesser le plus tôt possible les charges qui, souvent plus que la guerre même, s'appesantissent sur les peuples pendant cet état intermédiaire qui n'est ni la guerre ni la paix.
Sa majesté impériale n'a pas demandé la prolongation de l'armistice de Pleisswitz. Elle n'a cependant pas hésité à employer ses bons offices pour faire admettre par les puissances alliées un terme additionnel de vingt jours à ajouter au terme présumé des négociations, lesquels, attendu les distances des quartiers-généraux respectifs, et les pourparlers nécessaires pour faire agréer à ces mêmes puissances la prolongation de l'armistice, ne pouvaient guère s'ouvrir que le 12 juillet.
L'engagement que, par l'article 4 de la convention du 30 juin dernier, S. M. l'empereur des Français avait pris envers la puissance médiatrice, de ne pas dénoncer avant le 10 août l'armistice existant, fut transmis par nous aux puissances alliées. LL. MM. l'empereur de toutes les Russies et le roi de Prusse accédèrent à la proposition de l'Autriche, et nous n'avons pas tardé à faire parvenir à S. M. l'empereur des Français l'information officielle de leur engagement formel à ce sujet. Que pouvait-il rester à désirer aux puissances belligérantes pour entrer en négociation à Prague? Par quelle autre voie plus légale l'engagement de la France et de contr'engagement des alliés de ne pas dénoncer l'armistice avant le 10 août pouvaient-ils être même rendus obligatoires de part et d'autre? Quel surcroît d'assurances la France pouvait-elle attendre sur la détermination des puissances alliées? Quelle garantie plus certaine pouvait-elle enfin recevoir d'une sincérité entière et parfaitement réciproque jusqu'au terme convenu?
Des ordres cependant furent expédiés au quartier-général français, aux commissaires à Neumarck. Une nouvelle discussion s'établit, de cette manière, à côté des garanties les plus formelles. Ce fait avait de quoi surprendre, mais nous étions loin de soupçonner qu'il entraînât les retards les plus précieux à la cause de la paix. Comment prévoir la possibilité que les plénipotentiaires de la puissance médiatrice et des puissances alliées, réunis à Prague dès le 12 juillet, jour convenu pour l'arrivée des plénipotentiaires de part et d'autre, s'y trouveraient le 22 du mois, non seulement sans que le plénipotentiaire français y fût, mais même dans l'incertitude la plus complète sur l'époque de son arrivée?
Un office que vient de m'adresser le baron d'Anstett ne me laisse point de doute qu'à Neumarck même le différent qui s'était élevé entre les commissaires doit y être aplani. Dix jours précieux ne sont pas moins perdus pour les négociations de Prague; ils ne pourront être mis ni sur le compte de la puissance médiatrice, qui a rempli dans la plus grande étendue les engagements qu'elle avait contractés envers la France, ni imputés aux alliés, qui ont accepté, dans les formes diplomatiques, la prolongation de l'armistice, et dont les négociateurs sont arrivés ici le jour convenu.
La réunion des plénipotentiaires respectifs eût sans doute suffi pour ne pas laisser s'établir ailleurs des discussions sur des questions décidées d'avance entre les cabinets.
Il me reste à prier votre excellence de vouloir bien me faire connaître, le plus tôt possible, le terme auquel seront rendus ici les plénipotentiaires français, sa majesté impériale désirant vivement de ne plus voir de nouveaux incidents servir de motif à une perte de temps irréparable.
Je prie votre excellence, etc.
Signé METTERNICH.
* * * * *
Réponse du duc de Bassano.
M. le général de Bubna vient de me faire remettre la lettre de votre excellence, en date du 22 de ce mois. Ayant envoyé le même jour à M. de Narbonne ses pouvoirs et ses instructions, j'avais satisfait d'avance à la demande que vous me faites l'honneur de m'adresser par cette lettre. Elle se trouvait ainsi sans objet, et je n'ai point été dans le cas de la placer sous les yeux de sa majesté.
Quant aux détails dans lesquels vous avez jugé à propos d'entrer, monsieur le comte, je prie votre excellence d'agréer que je me borne, pour y répondre, à lui rappeler les faits au moyen de la notice ci-joint.
J'ai l'honneur de vous offrir, etc.
Dresde, le 24 juillet 1813, au soir.
Signé le duc de BASSANO.
1813
30 juin. Convention qui fixe au 5 juillet le jour de la réunion des plénipotentiaires et la prolongation de l'armistice au 10 août.
3 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Son excellence propose que la réunion n'ait lieu que le 8.
8 id. Lettre du même. Son excellence propose que la réunion n'ait lieu que le 12.
9 id. Départ de M. le comte de Narbonne pour presser les réponses sur tout ce qui avait été convenu avec M. le comte de Metternich.
9 id. Lettre du duc de Bassano à M. le comte de Metternich. Il annonce la démarche faite à Neumarck.
12 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Il donne avis de la nomination des plénipotentiaires russe et prussien, et de leur arrivée à Prague.
12 id. Lettre du même à M. le général de Bubna. Il voit avec plaisir l'ordre donné à Neumarck.
15 id. Envoi des déclarations des ministres russe et prussien, sur la prolongation de l'armistice.
16 id. Lettre du duc de Bassano, annonçant à M. le comte de Metternich la nomination du duc de Vicence et du comte de Narbonne comme plénipotentiaires français.
17 id. Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien ne veulent prolonger l'armistice que jusqu'au 4 août.
19 id. Lettre d'envoi de ces pièces à M. le comte de Narbonne, pour les communiquer à M. le comte de Metternich.
22 id. Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien annoncent qu'ils sont autorisés à convenir de la prolongation de l'armistice, aux termes de la convention du 30 juin. Ils élèvent des difficultés sur l'envoi d'officiers français aux gouverneurs des forteresses, et sur la fixation des quotités pour l'approvisionnement des places.
22 juillet. Envoi des pouvoirs et des instructions de M. le comte de Narbonne.
23 id. Envoi à M. le comte de Narbonne de la correspondance de Neumarck et des instructions du prince de Neufchâtel, pour lever les dernières difficultés existantes.
25 id. Signature présumée des arrangements à Neumarck.
26 id. Départ du duc de Vicence pour Prague, en conséquence de la conclusion desdits arrangements.
* * * * *
Note de M. de Metternich aux plénipotentiaires français.
Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères de sa majesté impériale et royale apostolique, désirant voir ouvrir dans le plus court délai les négociations qui, d'ici au terme très-rapproché de l'armistice, doivent conduire à la pacification des puissances belligérantes, a l'honneur de s'adresser à LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de Narbonne, plénipotentiaires de S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, en les invitant à se concerter avec lui sur le mode à adopter pour les négociations.
Il ne s'en présente que deux: celui des conférences et celui des transactions par écrit. Le premier, où les négociateurs s'assemblent en séances réglées, retardent par les embarras d'étiquette, par les longueurs inséparables des discussions verbales, par la rédaction et la confrontation des procès verbaux, et autres difficultés, la conclusion bien au-delà du temps nécessaire; l'autre, qui a été suivi au congrès de Teschen, d'après lequel chacune des cours belligérantes adresse ses projets et propositions en forme de notes au plénipotentiaire de la puissance médiatrice, qui les communique à la partie adverse, et transmet de même et dans la même forme la réponse à ces projets et propositions, évite tous ces inconvénients. L'extrait ci-joint en copie fera connaître à LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de Narbonne, la marche qu'on a observée dans cette occasion.
Sans préjuger les instructions que leurs excellences les plénipotentiaires de France peuvent avoir reçues sur un objet sur lequel l'Autriche a déjà d'avance fixé l'attention de leur cour, le soussigné a l'honneur de proposer de son côté ce mode, par le double motif de l'avantage énoncé plus haut, et de la brièveté du temps fixé pour la durée des négociations. La cour médiatrice se trouve surtout portée à préférer cette voie abrégée, par la considération que les hautes puissances actuellement en négociation sont les mêmes dont les plénipotentiaires ont été réunis pour le congrès de Teschen, et elle se plaît à voir dans l'heureuse issue des transactions d'alors, le gage d'un résultat satisfaisant des présentes.
Le soussigné saisit avec empressement cette première occasion d'offrir à LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de Narbonne, les assurances de sa haute considération.
Prague, le 29 juillet 1813.
Signé le comte de METTERNICH.
À LL. EExc. le duc de Vicence et le comte de
Narbonne, plénipotentiaires de France.
* * * * *
Note des plénipotentiaires français à M. de Metternich.
Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur et roi, ont l'honneur de répondre aux notes qui leur ont été remises par S. Exc. M. le comte de Metternich, ministre d'État des affaires étrangères de S. M. I. l'empereur d'Autriche, plénipotentiaire de la puissance médiatrice.
La convention du 30 juin, par laquelle la France accepte la médiation de l'Autriche, a été signée après que l'on fut convenu des deux points suivants:
1° Que le médiateur serait impartial; qu'il n'avait conclu et ne conclurait aucune convention, même éventuelle, avec une puissance belligérante, pendant tout le temps que dureraient les négociations;
2° Que le médiateur ne se présenterait pas comme arbitre, mais comme conciliateur, pour arranger les différends et rapprocher les parties.
La forme des négociations fut en même temps l'objet d'une explication entre M. le comte de Metternich et M. le duc de Bassano. Il fut jugé convenable de s'entendre d'avance à cet égard, parce que, dès la négociation de l'armistice du 4 juin, la Russie avait manifesté ses intentions et donné à connaître qu'elle voulait ouvrir des négociations, non dans le but de la paix, mais dans la vue de compromettre l'Autriche et d'étendre les malheurs de la guerre. On s'arrêta à la forme des conférences.
Les soussignés ne peuvent que témoigner leur étonnement et leurs regrets de ce que, depuis plusieurs jours qu'ils sont à Prague, ils n'ont pas encore vu les ministres russe et prussien, et que les conférences n'ont pas encore été ouvertes par l'échange des pouvoirs respectifs, et enfin de ce qu'un temps précieux a été employé à discuter des idées aussi imprévues qu'incompatibles avec le but de la réunion d'un congrès, puisqu'elles tendent à établir que les plénipotentiaires doivent négocier sans se connaître, sans se voir et sans se parler.
La question posée par le plénipotentiaire du médiateur, dans sa note du 29 juillet, lorsqu'il invite les soussignés à se concerter avec lui sur le mode à adopter pour la négociation, soit celui des conférences, soit celui des transactions par écrit, a été résolue d'avance par les explications qui ont accompagné la convocation du 30 juin.
Toutefois voulant, autant que cela dépend d'eux, lever toutes les difficultés et concilier les prétentions, même les moins fondées, les soussignés proposent au plénipotentiaire du médiateur de n'exclure ni l'un ni l'autre mode de négociations, et de les adopter concurremment tous les deux.
À cet effet, on traiterait dans des conférences régulières, qui auraient lieu une ou deux fois par jour, soit par notes remises en séance, soit par des explications verbales qui seraient ou ne seraient pas insérées au protocole, selon la demande ou la réquisition des plénipotentiaires respectifs. Par ce moyen, l'usage de tous les temps serait suivi, et si le plénipotentiaire russe persistait à vouloir négocier la paix sans parler, il en serait le maître et pourrait faire connaître par des notes les intentions de sa cour.
Les soussignés se flattent que leur proposition conciliera tout, et que les conférences ne tarderont plus à s'ouvrir.
Prague, le 6 août 1813
Signé CAULAINCOURT, duc de Vicence; L. NARBONNE.
* * * * *
Réponse des plénipotentiaires français.
Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur des Français, ont reçu, avec les deux notes que S. Exc. M. le comte de Metternich, ministre d'État et des affaires étrangères, plénipotentiaire de la cour médiatrice, leur a fait l'honneur de leur adresser hier, les copies de celles de MM. les plénipotentiaires russe et prussien. Pénétrés de l'obligation sacrée que leur impose la nature même de leur mission, celle d'écarter toute discussion qui n'aurait pas pour but de réaliser les plus chères espérances des peuples, les soussignés ne considéreront, dans les notes qui leur ont été remises, que les points qui ont un rapport direct à l'oeuvre de la pacification. Ils éviteront également de s'étendre en protestations de leur désir de la paix, parce que, quelque naturel qu'il soit de s'en honorer, ce désir règle l'esprit des négociations, mais non la marche des affaires, qui doivent se traiter suivant les usages reçus, dans leur ordre, et en levant les difficultés à mesure qu'elles se rencontrent.
C'est avec autant de surprise que de regret que les soussignés ont vu que ces notes avaient pour but de rejeter une proposition qui leur avait paru, et qui est en effet la seule propre à concilier la diversité d'opinion qui s'est élevée sur la forme des négociations.
Dans cet état de choses, ils s'adressent avec confiance au médiateur pour lui représenter, ce qu'il est impossible de ne pas reconnaître, que la seule ouverture qui ait tendu réellement à entamer la négociation, a été faite par eux. En effet, les dissentiments des deux parties laissant la question indécise, et l'opinion du médiateur, quelque poids que lui donne sa sagesse et ses lumières, n'ayant pas pu la décider, les soussignés, autant par déférence pour le médiateur que par le désir d'aplanir toutes les difficultés, ont consenti à adopter entièrement le mode qu'il avait proposé, en demandant simplement qu'on admît aussi leur proposition.
C'était donc un pas de fait; car il serait injuste de ne regarder comme tel, en négociation, que le sacrifice total de ses prétentions qu'une des parties ferait à l'autre. Ils devraient espérer qu'après cette démarche de leur part, faite dans la forme que le médiateur avait désirée, il se déciderait enfin à faire valoir les motifs, non moins fondés sur la raison que sur l'usage, dont ils ont appuyé leur proposition dans les fréquentes conférences officielles qu'ils ont eues à ce sujet avec M. le comte de Metternich. Cependant ils voient que les plénipotentiaires alliés, sans combattre cette proposition, sans répondre aux considérations qui l'ont dictée, sans alléguer même d'autre raison que leur seule volonté, persistent dans leur prétention, et que le plénipotentiaire de la cour médiatrice se range entièrement de leur avis, quoiqu'on ne puisse se dissimuler que le seul motif qu'il ait fait valoir pour justifier cette préférence ne se trouve plus fondé depuis que les soussignés ont admis la forme qu'il proposait.
Toutes les objections que l'on peut faire contre le mode qu'ils ont indiqué dans leur note du 6, tombent d'elles-mêmes, si l'on réfléchit qu'il concilie toutes les prétentions, qu'il réunit tous les avantages des différentes formes, l'authenticité de la négociation par écrit, et la facilité et la célérité de la négociation verbale.
Il serait superflu de s'attacher à relever l'étrange assertion que ce mode est inusité, puisque le plus simple examen des faits suffit pour la détruire. Personne n'ignore que dans les principaux congrès dont l'histoire fait mention, dans ceux où, comme à présent, on a eu à débattre des intérêts aussi compliqués que variés, à Munster, à Nimègue, à Ryswich, cette double forme a toujours été employée. S'y refuser aujourd'hui, n'est-ce pas évidemment montrer que le but pacifique qu'on met tant de soins à annoncer, n'est pas celui qu'on se propose réellement? On affecte de nommer Teschen, de prendre pour règle ce qui a été une exception, et d'invoquer à l'appui le résultat de cette négociation, comme si celles qui viennent d'être citées en avaient eu un moins heureux, comme si elles n'avaient pas également réglé les intérêts des souverains, et assuré la tranquillité des États. Quel peut être, on le demande encore, le motif qui fait préférer une forme qu'on a suivie seulement dans une circonstance où il n'y avait qu'un objet à traiter, et où les bases étaient même posées d'avance?
Il est facile de juger par l'état actuel de la question, qui l'on doit accuser des retards apportés à la négociation, ou ceux qui, élevant une prétention opposée à l'usage, repoussent une proposition qui leur assure tous les avantages qu'ils réclament, ou ceux qui, ayant pour eux l'usage universellement suivi, consentent à adopter en entier la forme choisie par leur partie adverse, et se bornent à demander qu'on n'exclue pas une manière de traiter qui, malgré toutes les allégations contraires, peut seule amener de prompts résultats.
Les soussignés se flattent que ces considérations seront d'autant mieux senties par S. Exc. M. le comte de Metternich, qu'il n'aura pu lui échapper que si la forme exclusive des négociations par écrit offre quelques avantages, ce n'est pas, à en juger du moins par les notes qu'il a communiquées aux soussignés, celui d'aider à concilier les esprits. Il remarquera sans doute aussi que les propositions des soussignés ont été, au contraire, une nouvelle preuve de leur constant désir d'aplanir toutes les difficultés pour arriver à la paix, lors même que leurs adversaires paraissent y avoir renoncé. Ils renouvellent donc la proposition qu'ils n'ont cessé de faire, d'échanger leurs pleins pouvoirs, afin d'ouvrir à l'instant les négociations selon la forme proposée par le médiateur, sans exclure, néanmoins la forme des conférences, pour conserver les moyens de s'expliquer de vive voix.
Les soussignés ont l'honneur, etc.
Prague, le 9 août 1813.
Signé CAULAINCOURT, duc de Vicence; L. NARBONNE.
* * * * *
Déclaration de guerre de l'Autriche.
Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères, est chargé, par ordre exprès de son auguste maître, de faire la déclaration suivante à son excellence M. le comte de Narbonne, ambassadeur de S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie.
Depuis la dernière paix signée avec la France, en octobre 1809, S. M. impériale et royale apostolique a voué toute sa sollicitude, non seulement à établir des relations d'amitié et de confiance dont elle avait fait la base de son système politique, mais à faire servir ces relations au maintien de la paix et de l'ordre en Europe. Elle s'était flattée que ce rapprochement intime, cimenté par une alliance de famille contractée avec S. M. l'empereur des Français, contribuerait à lui donner, sur sa marche politique, la seule influence qu'elle soit jalouse d'acquérir, celle qui tend à communiquer aux cabinets de l'Europe l'esprit de modération, le respect pour les droits et les possessions des États indépendants, qui l'animent elle-même.
S. M. impériale n'a pu se livrer longtemps à de si belles espérances; un an était à peine écoulé depuis l'époque qui semblait mettre le comble à la gloire militaire du souverain de la France, et rien ne paraissait plus manquer à sa prospérité, pour autant qu'elle dépendait de son attitude et de son influence au dehors, quand de nouvelles réunions au territoire français, d'États jusqu'alors indépendants, de nouveaux morcellements et déchirements de l'empire d'Allemagne [31], vinrent réveiller les inquiétudes des puissances, et préparer, par leur funeste réaction sur le nord de l'Europe, la guerre qui devait s'allumer en 1812 entre la France et la Russie [32].
[31: Observations dictées par Napoléon.
L'Autriche a de plein gré renoncé à l'empire d'Allemagne. Elle a reconnu les princes de la confédération, elle a reconnu le protectorat de l'empereur. Si le cabinet autrichien a conçu le projet de rétablir l'empire d'Allemagne, de revenir sur tout ce que la victoire a fondé et que les traités ont consacré, il a formé une entreprise qui prouve mal l'esprit de modération et le respect pour les droits des États indépendants dont il se dit animé.]
[32: Le cabinet de Vienne met en oubli le traité d'alliance qu'il a conclu le 14 mars 1812. Il oublie que, par ce traité, la France et l'Autriche se sont garanti réciproquement l'intégrité de leurs territoires actuels; il oublie que, par ce traité, l'Autriche s'est engagée à défendre le territoire de la France tel qu'il existait alors, et qui n'a depuis reçu aucun agrandissement; il oublie que, par ce traité, il ne s'est pas borné à demander pour l'Autriche l'intégrité de son territoire, mais les agrandissements que les circonstances pourraient lui procurer; il oublie que, le 14 mars 1812, toutes les questions qui devaient amener la guerre étaient connues et posées, et que c'est volontairement et en connaissance de cause qu'il prit parti contre la Russie. Pourquoi, s'il avait alors les sentiments qu'il manifeste aujourd'hui, n'a-t-il pas fait alors cause commune avec la Russie? Pourquoi du moins, au lieu de s'unir à ce qu'il présente aujourd'hui comme une cause injuste, n'a-t-il pas adopté la neutralité? La Prusse fit à la même époque une alliance avec la France, qu'elle a violée depuis; mais ses forteresses et son territoire étaient occupés. Placée entre deux grandes puissances en armes, et théâtre de la guerre, la neutralité était de fait impossible. Elle se rangea du côté du plus fort. Lorsqu'ensuite la Russie occupa son territoire, elle reçut la loi et fut l'alliée de la Russie. Aucune des circonstances qui ont réglé les déterminations de la Prusse n'ont existé en 1812, et n'existent en 1813 pour l'Autriche. Elle s'est engagée de plein gré en 1812 à la cause qu'elle croyait la plus juste, à celle dont le triomphe importait le plus à ses vues et aux intérêts de l'Europe dont elle se montre protecteur si inquiet et défenseur si généreux. Elle a versé son sang pour soutenir la cause de la France; en 1813, elle le prodigue pour soutenir le parti contraire. Que doivent penser les peuples? Quel jugement ne porteront-ils pas d'un gouvernement qui, attaquant aujourd'hui ce qu'il défendait hier, montre que ce n'est ni la justice ni la politique qui règlent les plus importantes déterminations de son cabinet.]
Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre combien S. M. l'empereur d'Autriche a eu à coeur d'en prévenir l'éclat par toutes les voies que lui dictait son intérêt pour les deux puissances, et pour celles qui devaient se trouver entraînées dans la grande lutte qui se préparait. Ce n'est pas elle que l'Europe accusera jamais des maux incalculables qui en ont été la suite [33].
[33: Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre que l'Autriche a offert son alliance, lorsqu'on n'avait pas même conçu l'espérance de l'obtenir; il sait que si quelque chose avait pu le porter à la guerre, c'était la certitude que non-seulement l'Autriche n'y prendrait aucune part contre lui, mais qu'elle y prendrait part pour lui. Il sait que, loin de déconseiller la guerre, l'Autriche l'a excitée; que, loin de la craindre, elle l'a désirée; que, loin de vouloir s'opposer à de nouveaux morcellements d'États, elle a conçu de nouveaux déchirements dont elle voulait faire son profit.]
Dans cet état de choses, S. M. l'empereur ne pouvant conserver à ses peuples le bienfait de la paix, et maintenir une heureuse neutralité au milieu du vaste champ de bataille qui, de tous côtés, environnait ses états, ne consulta, dans le parti qu'elle adopta, que sa fidélité à des relations si récemment établies, et l'espoir qu'elle aimait à nourrir encore que son alliance avec la France, en lui offrant des moyens plus sûrs de faire écouter les conseils de la sagesse, mettrait des bornes à des maux inévitables, et servirait la causé du retour de la paix en Europe [34].
[34: Le cabinet de Vienne ne pouvait, dit-il, maintenir une heureuse neutralité au milieu du vaste champ de bataille qui l'environnait de tous les côtés.—Les circonstances n'étaient-elles donc pas les mêmes qu'en 1806? De sanglants combats ne se livrèrent-ils pas en 1806 et en 1807, près des limites de son territoire, et ne conserva-t-il pas aux peuples le bienfait de la paix, et ne se maintint-il pas dans une heureuse neutralité?—Mais le gouvernement de l'Autriche, en prenant le parti de la guerre, en combattant pour la cause de la France, consulta, dit-il, sa fidélité à des relations nouvellement établies; fidélité qui ne mérite plus d'être consultée lorsque ces relations sont devenues plus anciennes d'une année et plus étroites par une alliance formelle. S'il faut l'en croire aujourd'hui, ce n'était pas pour s'assurer des agrandissements qu'il s'alliait à la France en 1812, qu'il lui garantissait toutes ses possessions, et qu'il prenait part à la guerre: c'était pour servir la cause du retour de la paix, et pour faire écouter les conseils de la sagesse. Quelle logique! quelle modestie!]
Il n'en a malheureusement pas été ainsi: ni les succès brillants de la campagne de 1812, ni les désastres sans exemple qui en ont marqué la fin n'ont pu ramener dans les conseils du gouvernement français l'esprit de modération qui aurait mis à profit les uns, et diminué l'effet des autres [35].
[35: Comment le cabinet de Vienne a-t-il appris que les succès brillants de la campagne de 1812 n'ont pas ramené la modération dans les conseils du gouvernement français? S'il avait été bien informé, il aurait su que les conseils de la France, après la bataille de la Moscowa, ont été modérés et pacifiques, et que tout ce qui pouvait ramener la paix fut alors tenté.]
S. M. n'en saisit pas moins le moment où l'épuisement réciproque avait ralenti les opérations actives de la guerre, pour porter aux puissances belligérantes des paroles de paix, qu'elle espérait encore voir accueillir de part et d'autre avec la sincérité qui les lui avait dictées.
Persuadée toutefois qu'elle ne pourrait les faire écouter qu'en les soutenant de forces qui promettraient au parti avec lequel elle s'accorderait de vues et de principes l'appui de sa coopération active, pour terminer la grande lutte [36]; en offrant sa médiation aux puissances, elle se décida à l'effort, pénible pour son coeur, d'un appel au courage et au patriotisme de ses peuples. Le congrès, proposé par elle et accepté par les deux partis, s'assembla au milieu des préparatifs militaires que le succès des négociations devait rendre inutiles, si les voeux de l'empereur se réalisaient, mais qui devaient, dans le cas contraire, conduire par de nouveaux efforts au résultat pacifique que S. M. impériale eût préféré d'atteindre sans effusion de sang [37].
[36: Le cabinet de Vienne met de la suite dans ses inconséquences. Il fait cause commune avec la France en 1812; et c'était, dit-il aujourd'hui, pour l'empêcher de faire la guerre à la Russie. Il arme en 1813 pour la Prusse et la Russie, et c'est, dit-il, pour leur inspirer le désir de la paix. Ces puissances, d'abord exaltées par des progrès qu'elles devaient au hasard des circonstances, avaient été rendues à des sentiments plus calmes par les revers éclatants du premier mois de la campagne: affaiblies, vaincues, elles allaient revenir de leurs illusions. Le gouvernement autrichien leur déclare qu'il arme pour elles: il leur montre ses armées prêtes à prendre leur défense, et en leur offrant de nouvelles chances dans la continuation de la guerre, il prétend leur inspirer le désir de la paix! Qu'aurait-il fait, s'il avait voulu les encourager à la guerre? Il a offert à la Russie d'en prendre sur lui le fardeau; il a offert à la Prusse d'en changer le théâtre, il a appelé sur son propre territoire les troupes de ses alliés et toutes les calamités qui pesaient sur celui de la Prusse. Il a enfin offert au cabinet de Pétersbourg le spectacle le plus agréable pour un empereur de Russie, de l'Autriche, son ennemie naturelle, combattant la France, son ennemie actuelle. Si le cabinet de Vienne avait demandé les conseils de la sagesse, elle lui aurait dit qu'on n'arrête pas un incendie en lui donnant un nouvel aliment, qu'il n'est pas sage de s'y précipiter pour un peuple dont les intérêts sont contraires ou étrangers; enfin qu'il y a de la folie à exposer à toutes les chances de la guerre une nation qui, après de si longs malheurs, pouvait continuer à jouir des douceurs de la paix. Mais l'ambition n'est pas un conseiller qu'avoue la sagesse.]
[37: L'auteur de cette déclaration ne sort pas du cercle vicieux dans lequel il s'est engagé. La Russie et la Prusse savaient fort bien que le gouvernement autrichien armait contre la France. Dès ce moment elles ne pouvaient pas vouloir la paix. Ce résultat des dispositions du cabinet de Vienne était trop évident pour qu'il n'y eût pas compté.]
En obtenant, de la confiance qu'elles avaient vouée à S. M. impériale, le consentement des puissances à la prolongation de l'armistice que la France jugeait nécessaire pour les négociations, l'empereur acquit, avec cette preuve de leurs vues pacifiques, celle de la modération de leurs principes et de leurs intentions [38].
[38: Le cabinet de Vienne avait fait perdre le mois de juin tout entier, en ne remplissant aucune des formalités préalables à l'ouverture du congrès. La France ne demanda point que l'armistice fût prolongé, mais elle y consentit. Ce qu'elle désirait, ce qu'elle demanda, c'est qu'il fût convenu que les négociations continueraient pendant les hostilités. Mais le cabinet de Vienne s'y refusa; l'Autriche aurait été liée, comme médiatrice, pendant les négociations; il préféra une prolongation d'armistice qui lui donnait le temps d'achever ses armements, et dont la durée limitée lui offrait un terme fatal pour rompre les négociations et pour se déclarer.]
Il y reconnut les siens, et se persuada, de ce moment, que ce serait de leur côté qu'il rencontrerait des dispositions sincères à concourir au rétablissement d'une paix solide et durable. La France, loin de manifester des intentions analogues, n'avait donné que des assurances générales, trop souvent démenties par des déclarations publiques qui ne fondaient aucunement l'espoir qu'elle porterait à la paix les sacrifices qui pourraient la ramener en Europe [39].
[39: Comment le cabinet de Vienne s'est-il assuré que la France ne porterait pas à la paix les sacrifices qui pourraient la ramener en Europe? Avant le moment qu'il avait fixé pour la guerre, a-t-il proposé un ultimatum et fait connaître ce qu'il voulait?—Il a déclaré la guerre parce qu'il ne voulait que la guerre. Il l'a déclarée, sans s'assurer si elle pouvait être évitée, et avec une précipitation à laquelle il est difficile de reconnaître l'influence des conseils de la sagesse.]
La marche du congrès ne pouvait laisser de doutes à cet égard; le retard de l'arrivée de MM. les plénipotentiaires français, sous des prétextes que le grand but de sa réunion aurait dû faire écarter [40], l'insuffisance de leurs instructions sur les objets de forme qui faisaient perdre un temps irréparable, lorsqu'il ne restait que peu de jours pour la plus importante des négociations [41]; toutes ces circonstances réunies ne démontraient que trop que la paix, telle que la désiraient l'Autriche et les souverains alliés, était étrangère aux voeux de la France [42]; et qu'ayant accepté pour la forme, et pour ne pas s'exposer aux reproches de la prolongation de la guerre, la proposition d'une négociation, elle voulait en éluder l'effet [43], ou s'en prévaloir peut-être uniquement pour séparer l'Autriche des puissances qui s'étaient déjà réunies avec elle de principe, avant même que les traités eussent consacré leur union pour la cause de la paix et du bonheur du monde [44].
[40: C'est par le fait de l'Autriche et des alliés que l'arrivée des plénipotentiaires a été retardée; cependant des difficultés suscitées à dessein n'étaient pas levées, que M. le comte de Narbonne était déjà à Prague. Ses pouvoirs, communs aux deux plénipotentiaires, l'autorisaient à agir concurremment ou séparément. M. le duc de Vicence arriva plus tard, parce que de nouvelles difficultés, où la dignité de la France était compromise, furent élevées par les ennemis. Mais à quoi bon ces observations? Qu'aurait fait un retard de quelques jours à un médiateur qui n'aurait pas voulu la guerre, et quel motif de guerre qu'un retard de quelques jours?]
[41: Les plénipotentiaires avaient pour instructions d'adhérer à toutes les formes de négociation consacrées par l'usage. Le médiateur proposa des formes inusitées, et qui tendaient à empêcher tout rapprochement des plénipotentiaires, tout rapport entre eux, toute négociation. Il introduisit une discussion qu'avec une volonté sincère de la paix le médiateur n'aurait jamais occasionnée. Il ne restait, dit-il, que peu de jours pour la plus importante des négociations. Eh! pourquoi ne restait-il que peu de jours? qu'avait de commun la négociation avec l'armistice? ne pouvait-on pas négocier en se battant? Qu'importe quelques jours de plus ou de moins quand il s'agit de la paix? Si le cabinet de Vienne ne voulait pas la négocier, mais la dicter, comme on dicte des conditions à une place assiégée, peu de jours à la vérité pouvaient suffire; mais alors pourquoi n'a-t-il pas même proposé une capitulation? Il ne restait que peu de jours pour la plus importante des négociations! Quelle est donc la négociation qui a été faite en peu de jours? Le temps est l'élément le plus nécessaire quand il s'agit de s'entendre; le temps est un élément inutile pour un médiateur qui a pris d'avance son parti. Cependant lorsque c'est contre la France qu'il s'agit de se déclarer, une telle détermination n'est pas de si peu de conséquence qu'il soit indifférent d'employer quelques jours de plus ou de moins à y penser.]
[42: Il faut rendre ici justice à la pénétration du cabinet de Vienne. Sans doute la paix telle que la voulaient les souverains alliés était étrangère aux voeux de la France, de même que la paix telle que la voulait la France devait être étrangère aux voeux des alliés. Toute puissance qui entre en négociation veut tout ce qu'elle peut obtenir. Lorsqu'il y a un médiateur, il s'interpose entre les volontés opposées, afin de les rapprocher. Telle est sa mission: sa gloire est d'y réussir. Mais tel n'était pas le rôle que le cabinet autrichien s'était donné; il n'a jamais été médiateur, il a été ennemi dès le moment où, selon son aveu, il n'a voulu d'autre paix que celle que voulait une seule des parties. Mais quelle était cette paix que voulait le cabinet de Vienne? S'il voulait en effet la paix, une paix quelconque, pourquoi ne s'est-il pas expliqué? Pourquoi? parce qu'il avait adopté toutes les prétentions de la Russie, de la Prusse et de l'Angleterre; parce qu'il avait de plus ses prétentions propres sur lesquelles il ne voulait pas céder; enfin parce qu'il était résolu à la guerre.]
[43: La France a proposé l'ouverture d'un congrès, parce qu'elle voulait sincèrement la paix; parce qu'elle se flattait que ses plénipotentiaires, mis en présence de ceux de la Russie et de la Prusse, parviendraient à s'entendre avec eux, parce qu'un congrès, même sous la médiation de l'Autriche, était un moyen d'échapper aux dangers des insinuations que le cabinet de Vienne répandait.
La France a accepté la médiation de l'Autriche, parce qu'en supposant au cabinet de Vienne les vues ambitieuses sur lesquelles nous n'avions pas de doutes, on devait croire qu'il se trouverait gêné par son rôle de médiateur, et qu'il n'oserait pas, dans une négociation publique et pour son seul intérêt, repousser nos vues modérées et les sacrifices que nous étions disposés à faire à la paix; parce qu'enfin, s'il en était autrement, et si le médiateur et nos ennemis étaient d'accord sur leurs prétentions réciproques, le cabinet de Vienne proposerait un ultimatum qui soulèverait l'indignation de la France et de ses alliés.]
[44: Ainsi l'Autriche était déjà réunie de principes avec les ennemis de la France! Qui lui demandait cet aveu?
Le cabinet de Vienne craignait que la France ne se prévalût d'une négociation pour séparer l'Autriche des puissances ennemies! Sans doute, si l'Autriche s'était unie à elles pour les empêcher de faire la paix et avec la ferme résolution de nous faire la guerre, elle devait craindre une négociation où notre modération pouvait leur offrir des chances plus avantageuses dans la paix que dans la guerre; mais pourquoi donc le cabinet de Vienne a-t-il offert sa médiation et fait retentir l'Europe de ses voeux pour la paix?]
L'Autriche sort de cette négociation, dont le résultat a trompé ses voeux les plus chers, avec la conscience de la bonne foi qu'elle y a portée. Plus zélée que jamais pour le noble but qu'elle s'était proposé, elle ne prend les armes que pour l'atteindre, de concert avec les puissances animées des mêmes sentiments. Toujours également disposée à prêter la main au rétablissement d'un ordre de choses qui, par une sage répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une association d'états indépendants, elle ne négligera aucune occasion de parvenir à ce résultat; et la connaissance qu'elle a acquise des dispositions des cours devenues désormais ses alliées lui donne la certitude qu'elles coopéreront avec sincérité à un but aussi salutaire [45].
[45: L'Autriche veut établir un ordre de choses qui, par une sage répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une association d'états indépendants. Elle ne fera la paix que quand une égale répartition de forces garantira l'indépendance de chaque état. Pour y parvenir, elle doit d'abord agrandir à ses dépens la Bavière et la Saxe, car c'est aux grandes puissances à descendre pour que les puissances du second ordre deviennent leurs égales; lorsqu'elle aura donné l'exemple, elle sera en droit de demander qu'il soit imité. Ainsi le cabinet de Vienne veut combattre pour faire de toutes les puissances une république de souverains dont les éléments seront parfaitement égaux; et c'est à de telles rêveries qu'il faudrait sacrifier le repos du monde! Peut-on se jouer plus ouvertement de la raison publique, de l'opinion de l'Europe? En rédigeant des manifestes, comme en réglant sa conduite, le cabinet de Vienne n'a pas écouté les conseils de la sagesse.]
En déclarant, d'ordre de l'empereur, à M. le comte de Narbonne, que ses fonctions d'ambassadeur viennent à cesser de ce moment, le soussigné met à la disposition de S. Exc. les passeports dont elle aura besoin pour elle et pour sa suite.
Les mêmes passeports seront remis à M. de La Blanche, chargé d'affaires de France à Vienne, ainsi qu'aux autres individus de l'ambassade.
Il a l'honneur d'offrir, etc.
Prague, le 12 août 1813.
Signé METTERNICH.
Dernière note de M. de Bassano à M. de Metternich.
Le soussigné, ministre des relations extérieures, a mis sous les yeux de S. M. l'empereur et roi la déclaration du 11 août, par laquelle l'Autriche dépose le rôle de médiateur dont elle avait couvert ses desseins.
Depuis le mois de février, les dispositions hostiles du cabinet de Vienne envers la France étaient connues de toute l'Europe. Le Danemark, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, Naples et la Westphalie ont dans leurs archives des pièces qui prouvent combien l'Autriche, sous les fausses apparences de l'intérêt qu'elle prenait à son allié et de l'amour de la paix, nourrissait de jalousie contre la France. Le soussigné se refuse à retracer le système de protestations prodiguées d'un côté, et d'insinuations répandues de l'autre, par lequel le cabinet de Vienne compromettait la dignité de son souverain, et qui, dans son développement, à prostitué ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, un médiateur, un congrès et le nom de la paix.
Si l'Autriche voulait faire la guerre, qu'avait-elle besoin de se parer d'un faux langage, et d'entourer la France de pièges mal tissus qui frappaient tous les regards?
Si le médiateur voulait la paix, aurait-il prétendu que des transactions si compliquées s'accomplissent en quinze ou vingt jours? Était-ce une volonté pacifique celle qui consistait à dicter la paix à la France en moins de temps qu'il n'en faut pour conclure la capitulation d'une place assiégée? La paix de Teschen exigea plus de quatre mois de négociation. Plus de six semaines furent employées à Sistow avant que la discussion, même sur les formes, fût terminée. La négociation de la paix de Vienne, en 1809, lorsque la plus grande partie de la monarchie autrichienne était entre les mains de la France, à duré deux mois.
Dans ces diverses transactions, les intérêts et le nombre des parties étaient circonscrits; et lorsqu'il s'agissait, à Prague, de poser, dans un congrès, les bases de la pacification générale, de concilier les intérêts de la France, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, du Danemark, de la Saxe et de tant d'autres puissances; lorsqu'aux complications qui naissent de la multiplicité et de la diversité des intérêts, se joignirent les difficultés résultant des prétentions ouvertes et cachées du médiateur, il était dérisoire de prétendre que tout fût terminé, montre en main, en quinze jours. Sans la funeste intervention de l'Autriche, la paix entre la Russie, la France et la Prusse serait faite aujourd'hui.
L'Autriche, ennemie de la France, et couvrant son ambition du masque de médiatrice, compliquait tout, et rendait toute conciliation impossible. Mais l'Autriche s'étant déclarée en état de guerre est dans une position plus vraie et toute simple. L'Europe est ainsi plus près de la paix; il y a une complication de moins.
Le soussigné a donc reçu l'ordre de proposer à l'Autriche de préparer dès aujourd'hui les moyens de parvenir à la paix, d'ouvrir un congrès où toutes les puissances, grandes et petites, seront appelées, où toutes les questions seront solennellement posées, où l'on n'exigera point que cette oeuvre, aussi difficile que salutaire, soit terminée ni dans une semaine ni dans un mois; où l'on procédera avec la lenteur inséparable de toute opération de cette nature, avec la gravité qui appartient à un si grand but et à de si grands intérêts. Les négociations pourront être longues: elles doivent l'être. Est-ce en peu de jours que les traités d'Utrecht, de Nimègue, de Ryswick, d'Aix-la-Chapelle ont été conclus?
Dans la plupart des discussions mémorables, la question de la paix fut toujours indépendante de celle de la guerre: on négociait sans savoir si l'on se battait ou non; et puisque les alliés fondent tant d'espérances sur les chances du combat, rien n'empêche de négocier, aujourd'hui comme alors, en se battant.
Le soussigné propose de neutraliser un point sur la frontière pour le lieu des conférences; de réunir les plénipotentiaires de la France, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, de la Saxe; de convoquer tous ceux des puissances belligérantes, et de commencer, dans cette auguste assemblée, l'oeuvre de la paix, si vivement désirée par toute l'Europe. Les peuples éprouveront une consolation véritable en voyant les souverains s'occuper à mettre un terme aux calamités de la guerre, et confier à des hommes éclairés et sincères le soin de concilier les intérêts, de compenser les sacrifices, et de rendre la paix avantageuse et honorable à toutes les nations.
Le soussigné ne s'attache point à répondre au manifeste de l'Autriche et au seul grief sur lequel il repose. Sa réponse serait complète en un seul mot. Il citerait la date du traité d'alliance conclu le 14 mars 1812 entre les deux puissances, et la garantie, stipulée par le traité, du territoire de l'empire tel qu'il était le 14 mars 1812.
Le soussigné, etc.
Dresde, le 18 août 1813.
Signé le duc de BASSANO.
Dernière note de M. de Metternich à M. de Bassano
Le soussigné, ministre secrétaire d'État et des affaires étrangères, a reçu hier l'office que S. Exc. M. le duc de Bassano lui a fait l'honneur de lui adresser le 18 août dernier.
Ce n'est pas après que la guerre a éclaté entre l'Autriche et la France que le cabinet autrichien croit devoir relever les inculpations gratuites que renferme la note de M. le duc de Bassano. Forte de l'opinion générale, l'Autriche attend avec calme le jugement de l'Europe et celui de la postérité.
La proposition de S. M. l'empereur des Français offrant encore à l'empereur une lueur d'espoir de parvenir à la pacification générale, sa majesté impériale a cru pouvoir la saisir. En conséquence, elle a ordonné au soussigné de porter à la connaissance des cabinets russe et prussien la demande de l'ouverture d'un congrès qui, pendant la guerre même, s'occuperait des moyens d'arriver à une pacification générale. LL. MM. l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, animés des mêmes sentiments que leur auguste allié, ont autorisé le soussigné à déclarer à S. Exc. M. le duc de Bassano que, ne pouvant point décider sur un objet d'un intérêt tout-à-fait commun, sans en avoir préalablement conféré avec les autres alliés, les trois cours vont porter incessamment à leur connaissance la proposition de la France.
Le soussigné les a chargés de transmettre, dans le plus court délai possible, au cabinet français, les ouvertures de toutes les cours alliées, en réponse à la susdite proposition.
Le soussigné a l'honneur, etc.
Prague, le 21 août 1813.
Signé le prince de METTERNICH.