Title: Aux mines d'or du Klondike
Author: Léon Boillot
Release date: April 11, 2009 [eBook #28559]
Language: French
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AUX MINES D'OR
DU KLONDIKE
DU LAC BENNETT
À DAWSON CITY
LÉON BOILLOT
Hachette & Cie
paris, mdcccxcix
Droits de traduction et de reproduction réservés.
I. | D'Europe à Seattle.—Départ pour Dawson.—En mer.—Nos compagnons de route.—La mine d'or de Treadwell.—Juneau et Skagway |
II. | Skagway, le Sésame du Nord.—La Babel de l'Alaska.—Soapy Smith et sa bande.—Un grec fameux et sa fin.—Le Comité de vigilance des 101.—La foule.—Les restaurants.—Un Yankee entreprenant.—Pêche à travers la glace.—Le «Whitelaw» en flammes.—L'hôpital |
III. | Campement sur la glace.—Une échauffourée.—Le défilé du Porc-Épic.—Encombrement.—Cinq kilomètres en dix heures.—Un crime sur le chemin.—Cruautés envers les animaux.—Le sentier des chevaux morts.—Un hôtel de première classe.—Difficultés de la route |
IV. | Le White Pass.—Un sergent diplomate.—Les caches au sommet.—Le drapeau.—Tempêtes de neige.—Pugilat.—La ville du lever du soleil.—Log Cabin |
V. | À Log Cabin.—Où le pain vaut son pesant d'or.—Terrible condition de la piste.—Difficultés en chemin.—Bennett.—Sa situation.—Tête de ligne.—Les hôtels.—Le lac et les rapides.—Les caches.—Une échappée au poste de Tagish.—Procession des chercheurs d'or sur le lac.—À la voile sur la glace.—Le gué de Caribou |
VI. | De l'hiver à l'été en un jour.—Une catastrophe.—Caribou Crossing.—Comment on construit les bateaux.—Chasse aux poules de bruyère.—Pêche à l'ombre chevalier.—Préparatifs pour la navigation des lacs et rivières.—Lancement et départ |
VII. | Les lacs.—La rivière Six Mile.—Au poste de Tagish.—Un prêche en plein air.—Quatre assassins indiens.—Tragédie.—Le lac Marsh.—La flottille de bateaux.—Un violoniste hongrois.—Une truite saumonée |
VIII. | La rivière Fifty Mile.—Miles Canyon.—Un tramway en troncs d'arbres.—Les rapides du White Horse.—Nombreuses victimes.—Naufrages.—Un mariage en canot.—Le lac Laberge.—Trois jours sur une île |
IX. | La rivière Thirty Mile.—Dangers de cette rivière.—Nous l'échappons belle.—Les rivières Teslin, Lewis, Big Salmon |
X. | Les Cinq Doigts.—Les rapides de Rink.—Fort Selkirk.—Un tombeau indien.—Le Yukon.—La rivière Blanche.—La rivière Stewart.—Les Caches.—Le poste de Sixty Mile.—La rivière Indienne.—Les oies et les îles du Yukon.—Vitesse du courant.—Arrivée à Dawson |
XI. | La ville de Dawson.—Son histoire.—Son avenir.—Sa population.—Caractère des habitants.—Les vétérans du Yukon.—Les Chi-Cha-Kos.—Les magasins.—Les «salons».—Les restaurants et ce qu'on y mange.—Viande et gibier.—Les voituriers.—Le soleil de minuit |
XII. | L'été à Dawson.—Le bureau des postes assiégé.—Les jeux.—Les salles de danse.—Les mineurs.—La police.—Les églises et les hôpitaux.—Les banques et les journaux |
XIII. | Le Klondyke et ses affluents.—Les placers de Bonanza et de l'Eldorado.—Le dôme.—Comment on a découvert l'or.—Les richesses du Klondyke.—Les creeks Hunker, Gold Bottom, etc.—M. Mac Donald |
XIV. | Un voyage d'exploration.—Prospection d'un creek.—Une percée dans la forêt.—Ces pauvres baudets.—Maladie et démoralisation.—Moustiques et maringouins.—L'heureux camp.—Des morilles.—Sur Quartz creek.—Une découverte aurifère.—Eboulement. Etayement des puits.—Location de claims |
XV. | Quelques types du Klondyke.—Alexandre Mac Donald, Joe Ladue, Henderson, etc.—Journaux de Dawson.—Le Klondyke et ses richesses.—Animaux à fourrure.—Le pays des grandes chasses.—Les oiseaux du Yukon.—Administration du Territoire |
XVI. | La rivière Forty Mile et ses placers.—Les gisements de charbon.—Barres aurifères.—Légende indienne.—Les vapeurs du Yukon.—Mouvement commercial du fleuve.—Statistiques et prix courants.—Production aurifère du Klondyke.—La taxe sur l'or |
XVII. | À bord du Columbian.—Incendie à Dawson.—Ruines à Selkirk. Le colonel Evans.—Les pommes de terre de Sixty Mile.—Produits agricoles du Yukon.—Les autres routes.—La barre de Cassiar.—Un campement d'Indiens.—Amour maternel |
XVIII. | Le Nora.—Une fausse alerte.—Le lac Lindeman.—Tempête sur le Chilkoot Pass.—Une catastrophe.—Les échelles.—Sheep Camp.—Canyon City.—Chien indien pêchant le saumon.—Les Glaciers.—Dyea.—Sitka.—Le retour.—Sir Wilfrid et le planton.—Les Canadiens français |
XIX. | Conclusion |
D'Europe à Seattle.—Départ pour Dawson.—En mer.—Nos compagnons de route.—La mine d'or de Treadwell.—Juneau et Skagway.
Le voyageur qui pour des motifs d'intérêt ou de plaisir a pris pour objectif la ville naissante de Dawson, dans le territoire du Nord-Ouest, province du Canada, pourra s'y rendre cette année-ci sans grande fatigue ni frais extraordinaires, dans un espace de temps relativement court, soit de trois semaines environ.
En effet, il faut huit jours de traversée de Paris à New-York, cinq en chemin de fer de New-York à Seattle ou Vancouver, quatre par bateau d'un de ces ports à Skagway, un par chemin de fer de Skagway à Bennett, et à peu près six par vapeur de Bennett à Dawson; le retour par la même route prend quelques jours de plus, à cause de la difficulté de remonter le Yukon. La distance est de 8 000 kilomètres au moins. Le voyageur ne sera plus obligé de se munir d'un approvisionnement complet, exigé sagement jusqu'ici par la police canadienne, afin de prévenir une famine possible et les crimes qu'elle engendrerait.
Il n'aura pas non plus, par conséquent, à être le factotum que nécessitaient les conditions antérieures et le voyage au Klondyke ne sera plus une véritable entreprise de pionniers. Plus de chevaux, de chiens ou de bœufs à harnacher, à atteler, à guider, à accabler de coups ou de malédictions; adieu les traîneaux, les véhicules de tout genre à charger, à décharger, à réparer avec quelques clous et un mètre ou deux de corde. Et la tente à dresser, et le bois à couper à même la forêt pour le service du poêle portatif, et la cuisson du pain pétri de ses propres mains, et le sciage des planches sur une plate-forme ad hoc, et la construction du bateau, de la barque ou du canot, avec son complément de rames, de mâts, de cordages et de voiles, le tout improvisé, et perfectionné suivant le génie créateur de l'Argonaute moderne, tout cela sera devenu choses du passé pour ne plus se reproduire que dans quelques cas isolés. Le pittoresque du voyage y perdra, mais le confort y gagnera. On ne redoutera pas plus d'aller à Dawson qu'à Madagascar ou au Japon.
De la traversée de l'Atlantique et de la ville de New-York, nous n'avons rien à dire ici. En 26 heures un train express transporte le voyageur de New-York à Chicago, couvrant une distance de 1 500 kilomètres, soit une distance moyenne de 60 kilomètres à l'heure, et traversant une contrée riche et bien cultivée, parsemée de beaux villages et de cités industrielles. C'est peut-être la partie la plus riche des États-Unis, comme aussi la plus peuplée. Pays de rivières, de collines, de bois, de champs, de pâturages, de fermes et d'usines. La nuit se passe dans un des confortables wagons-lits Pullman ou Wagner avec leurs portiers nègres.
Chicago, avec son million et demi d'habitants, se pose en rivale de New-York qui en a près de trois; sa situation à la porte des grands lacs et comme tête de ligne de tous les importants chemins de fer qui y convergent du Sud et de l'Ouest est unique; la ville elle-même est loin d'être aussi propre et aussi attrayante que New-York, mais la même activité y règne, et ce qu'il y a de plus rare à rencontrer, là ou ailleurs, c'est un Américain n'ayant pas l'air pressé.
Plus loin, les plaines n'ont rien de remarquable; elles sont assez bien cultivées et plantées de blé et de maïs. La voie ferrée circule ensuite au milieu des mauvaises terres du Dakota, sans herbes ni arbustes, aux ocres de couleurs vives sculptées en buttes, en tours, en bastions par l'incessante érosion des eaux: là des viaducs du chemin de fer audacieusement jetés par-dessus des précipices béants et à peine supportés, semble-t-il, par une frêle construction en troncs d'arbres dressés verticalement, semblent des araignées montées sur des jambes grêles et trop longues. Puis on arrive aux montagnes Rocheuses, qui offrent une série de scènes intéressantes, et des campements d'Indiens Sioux égrenés le long du Yellowstone et du Missouri.
Se succèdent alors paysages alpins, torrents mugissants, tunnels et ponts, bref la mise en scène habituelle d'une ligne de montagnes; puis de nouveau la plaine, c'est la vallée de la Columbia; une autre chaîne de montagnes appelées les Cascades; enfin, la côte du Pacifique.
Seattle, petite ville de 50 000 âmes, est un port américain commandant, en concurrence avec Victoria et Vancouver, ports canadiens, le commerce de l'Alaska, du Japon, de la Chine et des îles du Pacifique.
Elle était, l'hiver dernier, le siège d'une activité extraordinaire; les nombreux chercheurs d'or américains qui se rendaient au Klondyke s'y étaient donné rendez-vous, et la plupart s'y pourvoyaient de tout ce qui était nécessaire alors pour tenter l'entreprise. À un moment donné les marchandises à transporter s'étaient accumulées d'une façon si excessive que les vapeurs firent défaut, et qu'il fallut réquisitionner des trois-mâts, des barques et des goélettes, traînés par des remorqueurs. Pour les voyageurs ce fut bien pis; des spéculateurs sans scrupule frétèrent de vieux navires à vapeur, leur firent donner une couche de peinture et les mirent comme neufs à la disposition du public, moyennant des prix exagérés. Tel était alors l'engouement de la foule que tout semblait assez bon et que rien n'était trop cher, pourvu qu'on partît et qu'on arrivât vite. Hélas! beaucoup partirent qui n'arrivèrent pas, et d'autres s'estimèrent heureux de partir et de revenir la vie sauve. En effet, par une fatale coïncidence, une série de désastres marqua l'ouverture de la saison d'émigration dans les mois de janvier et février 1808. Ainsi le vapeur Clara Nevada se perdit corps et biens, en tout 65 personnes, à ce que l'on croit, car nul ne réchappa; il y eut une explosion à bord, puis le feu détruisit le navire en fort peu de temps, et tout ce qui en resta, ce furent quelques épaves jetées par les flots sur la plage.
Le vapeur Corona fit naufrage sur les côtes d'une île déserte et fut entièrement démoli et brisé par la fureur des vagues; les passagers se sauvèrent, mais ayant dû attendre là plusieurs jours, par un froid intense, l'arrivée des secours, quelques-uns d'entre eux, à demi vêtus, contractèrent des maladies de poitrine dont ils moururent peu après; en outre, tous les approvisionnements furent perdus, et beaucoup de ces infortunés se trouvèrent dépouillés de tout ce qu'ils possédaient.
Nous sommes quatre qui partons pour le Klondyke: un Français, moi-même; un fermier de Californie et un mineur, tous deux Américains; un étudiant en médecine d'origine allemande. En chemin, notre caravane se grossira de deux nouveaux membres, un Anglais et un Irlandais.
Nous nous embarquons sur la Queen; c'est un des meilleurs vapeurs de la flotte, il peut porter environ 600 passagers; inutile de dire que ce nombre est plutôt dépassé. Le mélange est curieux; deux compagnies du 14e d'infanterie des États-Unis envoyées pour faire respecter l'ordre qu'on dit gravement troublé à Skagway et Dyea par le fameux joueur Soapy Smith et sa bande; des chercheurs d'or, mineurs et prospecteurs de tous les pays du monde. Voici les Australiens, de grands et solides gaillards, de six pieds de haut en moyenne, musculeux, aux épaules carrées, larges, aux hanches étroites, ne perdant pas une occasion de dire avec orgueil que c'est en Australie que l'on a trouvé les plus grandes pépites d'or; l'une pesait quelque chose comme 200 kilos et valait environ 400 000 francs. Car, à bord, l'on ne parle que pépites et poudre d'or: il est entendu que c'est l'unique sujet digne de la conversation du moment.
Voici les Anglais et Canadiens, parmi lesquels les Canadiens Français surtout sont bien représentés; nous pouvons mentionner aussi quelques Africains blancs venant de la colonie du Cap et du Transvaal.
Ces cheveux jaunes révèlent indubitablement le Suédois, ces yeux bruns et vifs l'Irlandais. L'Américain, aux gestes nerveux, toujours alerte et impatient, va, vient, bouscule, n'est jamais en repos, s'assied pour ne pas rester debout, se lève parce qu'il ne peut tenir en place, a l'air de faire quelque chose, ne fait rien, et se rassied la minute suivante pour repartir aussitôt; d'ailleurs courtois, patient, gentleman. Quelques Français et Italiens, causeurs, gouailleurs, polis, empressés, écorchant l'anglais et les premiers à rire de leur baragouin. Ça et là des nationaux de diverses contrées lointaines. D'où viennent-ils? On n'a jamais pu le savoir, un mutisme concentré étant leur principale caractéristique. Des accords plaqués sur le piano du salon accompagnent une voix qui a dû être belle jadis, et qui roucoule la romance des «Deux petites filles en bleu». Cela nous rappelle que l'élément féminin est présent et, bien qu'en minorité, omnipotent. Il y a là des femmes d'officiers ou de commerçants d'Alaska, des aventurières, ex-prima donna cantatrices ou comédiennes, qui vont jouer le dernier acte de leur drame intime sous les cieux rigoureux de l'Arctique. Les artistes se succèdent au piano: voici un négociant russe habitant New-York qui s'en va avec sa famille à Dawson; il chante Faust, ses filles l'accompagnent; en confidence, il nous déclare qu'il a chanté l'opéra avec Mme X..., bien connue à Paris il y a nombre d'années; nous l'admettons. On trouve à bord une bibliothèque gratuite à l'usage des passagers, et, la navigation étant facile dans cette succession de baies et de canaux, le temps passe sans incident ni mal de mer.
Nous faisons escale à Victoria, capitale de la Colombie britannique, ville de 30 000 habitants située à l'extrémité sud de l'île de Vancouver et commandant le détroit de Juan de Fuca. C'est une ville anglaise, calme et sérieuse, aux maisons à un, deux, ou au plus trois étages, dans une situation exceptionnelle, d'où la vue s'étend sur la baie avec, au delà, les sommets perpétuellement neigeux de la chaîne Olympique. Un tramway électrique nous conduit à Esquimalt, port militaire, où stationnent à l'ordinaire quelques bâtiments de guerre anglais: on y trouve une cale sèche réputée la plus grande du monde.
C'est à Victoria qu'il faut se procurer des certificats de mineur. Force donc est de remplir les formalités administratives: au petit jour, la troupe des mineurs s'ébranle vers la ville et bientôt se forme en file indienne à la porte des bureaux. Il y a là près de 200 personnes battant la semelle sur le trottoir, pour se réchauffer. L'attente dure de 7 à 11 heures. C'est payer un peu cher le privilège de déposer 50 francs entre les mains d'un brave fonctionnaire, qui, en échange, il est vrai, vous remet une déclaration par laquelle le gouvernement canadien s'engage à ne pas mettre ses gardes champêtres à vos trousses lorsqu'il vous prendra fantaisie de couper du bois, de pêcher ou de chasser dans les déserts inexplorés du territoire du Nord-Ouest.
La navigation intérieure de ces détroits et canaux de la côte du Pacifique est assez délicate; on est presque toujours en vue de la côte, si près même qu'en beaucoup d'endroits le chenal semble laisser à peine assez d'espace pour le passage du bateau. On traverse successivement les détroits de Georgie, de la Reine-Charlotte, de Clarence, de Stephens, et finalement le canal de Lynn, qui est à proprement parler une baie longue et étroite enfermée, de chaque côté, par des montagnes; le paysage est tout à fait celui des fiords de la Norvège: des eaux bleues et généralement calmes, des colosses de granit s'élançant abruptement de la mer jusqu'aux nuages, portant sur leurs épaules massives et anguleuses des neiges et des glaciers, et les flancs couverts d'une végétation luxuriante et serrée, des îles innombrables et boisées, hantées par l'ours et le daim, tandis que l'aigle à tête blanche plane au-dessus des nombreuses bandes d'oies et de canards, peuplant les canaux et bras de mer. En été, des fleurs aux teintes éclatantes, mais presque toujours sans odeur, des baies de tous genres et de toutes les couleurs sont répandues de tous côtés et à profusion. Mais, en somme, en hiver, tout ce qu'on peut apercevoir du paysage, ce sont des sapins, des cèdres, des bouleaux couverts de neige, tandis que les sommets, hauts parfois de 2 000 à 3 000 mètres, se confondent en une teinte neutre avec les nuées flottant de l'un à l'autre. La ligne de direction est droit au Nord: il y a à peu près 10 degrés de latitude entre Seattle et Skagway, soit 1 500 kilomètres en suivant les sinuosités de la côte navigable.
Le 22 février, grand enthousiasme: c'est la fête de Washington, le patriote, dont la mémoire associée à celle de son ami La Fayette est toujours chère à l'Américain; les comités s'organisent, et la présence d'un ou deux artistes à bord ayant été remarquée, on les invite à dessiner au savon, sur la grande glace de l'escalier du salon, le portrait du grand homme. Après quelques tâtonnements, effaçages et retouches, le chef-d'œuvre est consommé et déclaré parfait par l'unanimité des femmes d'officiers, qui doivent s'y connaître et qui décorent le cadre avec le drapeau étoilé, des fleurs et des guirlandes. Un discours du président ouvre la soirée; l'orateur, après avoir complimenté les dames de leur intrépidité et de leur résolution, les félicite d'être assez courageuses pour consentir à supporter le froid, les frimas, les fatigues, les privations et ce qu'il y a de plus insupportable au monde, c'est-à-dire... l'homme!
Des chants patriotiques, des morceaux de musique, des déclamations se succèdent et se prolongent très tard dans la soirée; à la fin, chacun se retire dans sa cabine, pleinement satisfait, et le silence ne tarderait pas à régner, n'étaient les nombreux chiens de l'entrepont qui, surexcités par le vacarme inusité de la «célébration», se sont mis, eux aussi, à «célébrer» à pleine gueule et ne sont pas disposés à se restreindre aussi vite que leurs maîtres. Finalement, ils se calment à leur tour, et bientôt tout est tranquille à bord.
Outre l'inévitable «colonel» américain (d'ordinaire du Kentucky) que vous et moi prendrions simplement pour un avocat (ce qu'il est d'ailleurs le plus souvent), il y a à bord le chef de l'expédition de secours envoyée par le gouvernement des États-Unis à la rescousse des milliers de mineurs et propriétaires supposés en proie à la famine et au froid dans les vastes territoires du Yukon et particulièrement du Klondyke. Une somme d'un million de francs votée par le Congrès fut immédiatement employée à acheter des vivres, des vêtements, à se procurer, en Norvège, des Lapons et des rennes au nombre d'une centaine, enfin à construire une certaine quantité de locomobiles à glace. À l'instar de beaucoup d'autres lieux, les couloirs du Congrès sont pavés de bonnes intentions, mais, dans le cas particulier, le résultat fut désastreux. Les lichens devant servir à la nourriture des rennes ne furent pas préparés et emballés avec soin et se gâtèrent complètement en route, de sorte que les rennes, déjà très éprouvés par le mal de mer, refusèrent d'y toucher et périrent l'un après l'autre, longtemps avant d'avoir vu les côtes d'Alaska. Les Lapons, importés par contrat à raison de 5 000 francs par an et dépenses de voyage payées, durent être rapatriés. Quant aux locomobiles à glace, elles finirent par trouver un emploi dans les colonnes des journaux humoristiques, qui s'en firent des gorges chaudes, et le public avec! Joe Ladue, le fondateur de Dawson, a l'honneur d'être l'inventeur de ce projet grandiose, la prise d'assaut des glaces du Klondyke (et du Pôle) au moyen d'automobiles à patins!
Jack Dalton, le créateur de la Dalton Trail (piste), lui aussi est un inventeur, mais son idée est plus simple et plus pratique. Il se borne à construire un traîneau consistant en une boîte longue montée sur deux systèmes de glissoires indépendants l'un de l'autre, permettant de contourner les obstacles à angles assez aigus sans crainte de verser. Un cheval attelé à un brancard ordinaire peut, avec ce traîneau, tirer aisément de 1 000 à 1 500 kilos sur une surface de glace unie à pente modérée. Une centaine de ces voitures furent construites par le gouvernement et envoyées à un des ports d'Alaska, où elles demeurèrent empilées dans un hangar; les mules du convoi de l'armée régulière, au nombre de 110 à 120, furent aussi réquisitionnées et embarquées à Seattle, à bord d'un trois-mâts mis à la queue d'un remorqueur. Mais après un jour ou deux de navigation, le vapeur largua son amarre, planta là le navire, les mules et tout le reste et retourna au port! Seul et isolé dans sa dignité, le chef de l'expédition atteignit le port de Dyea, où, après quelques semaines d'attente vague, il rentra dans une obscure médiocrité. Les quelques marchandises qu'il avait amenées avec lui furent, dit-on, vendues à l'encan quelque temps après. Et ainsi finit cette expédition officielle, militaire et gouvernementale, flanquée de mules et de rennes, bardée de traîneaux et de locomobiles, et qui, heureusement pour eux, fut complètement ignorée des soi-disant affamés qui ne l'attendaient pas et n'eurent pas, par conséquent, à pleurer la ruine d'espérances qu'ils n'avaient jamais eues.
Le 58e degré de latitude est dépassé, et la Queen, après avoir laissé en arrière l'embouchure de la rivière Takou, s'engage dans l'étroit chenal qui sépare l'île Douglas du promontoire où est située la ville de Juneau.
À gauche on aperçoit les constructions et les cheminées de la grande mine d'or de Treadwell, s'avançant jusqu'au bord même de l'eau, car la veine de minerai aurifère sort de la mer ou s'y plonge.
C'est dans ce genre la plus grande mine du monde. Le minerai est de très basse qualité, mais se trouve en quantités si énormes que le roc est traité comme dans une carrière, c'est-à-dire exploité à la mine et par bancs de dimensions considérables; d'après le rapport annuel qui vient d'être publié, la mine est travaillée par 263 blancs et 24 Indiens. Les salaires moyens étaient de 12 fr. 50 par jour pour les mineurs, qui en outre sont logés et nourris. Dans l'année finissant le 31 mai 1898, il s'est miné 254 329 tonnes (de 1 000 kilogr.) et il y avait en vue 4 477 500 tonnes en réserve pour les pilons.
540 pilons écrasent le minerai et marchent jour et nuit; le coût pour extraire une tonne de minerai s'est élevé à 60 francs et le profit net pour l'année a été de 1 216 305 francs. Les travaux de développement de la mine se poursuivent sur les niveaux, respectivement, de 110, 220, 330 et 440 pieds, le puits le plus profond atteignant 458 pieds, où la veine fut trouvée exactement au point où les calculs l'avaient placée. De ce fait, ajoute le rapport, il n'est pas déraisonnable d'ajouter (aux 4 477 100 tonnes précédentes) 4 000 000 de tonnes de plus de minerai en vue dans la mine. «Comme le profit est en moyenne de 5 francs par tonne, il y a donc, en réserve et en vue, plus de 40 000 000 de francs à retirer de cette fameuse mine de Treadwell.»
Elle fut payée, dit-on, 2 000 francs par John Treadwell, qui l'acheta en 1882, environ deux ans après la fondation de Juneau par le Canadien Français Joseph Juneau. Ce dernier mène actuellement une existence précaire et misérable à Dawson.
Juneau, à 3 kilomètres de la mine Treadwell, est un petit port de 2 à 3 000 habitants, la plupart mineurs et prospecteurs, car toute cette partie de l'Alaska est riche en minéraux, on trouve des placers et des veines de quartz aurifères un peu partout: les mines de Silver Bow (l'arc d'Argent) sont bien connues. La ville est bâtie sur la pente d'un plateau formé par l'érosion de rochers presque à pic qui s'élèvent à une hauteur de plus de 1 000 mètres. Quelques hôtels, salons, restaurants, magasins, donnent un peu d'animation aux rues, tandis que de nombreuses Indiennes, squaws enveloppées de couvertures de laine aux couleurs vives s'accroupissent sur la neige au bord des trottoirs et étalent devant elles des bonnets en fourrure, des mocassins, des paniers, des colliers en verroterie, enfin une quantité d'objets de leur confection et que les voyageurs emportent comme souvenirs. Une couple d'heures suffit à visiter la ville, qui, à part le village indien, ses pirogues, une petite église avec clocher construite en troncs d'arbres superposés, n'offre rien de curieux.
Le paysage est sévère, grandiose, jusqu'à Skagway, à 150 kilomètres plus au Nord. Nous admirons les cimes dentelées et les glaciers plongeant dans l'Océan, par pente abrupte et sans transition; la nature, comme les conditions économiques, est ici toute en contrastes, ce que nous remarquons d'ailleurs en plus d'une occasion. Tout est matière à surprise dans ce pays étrange.
Par exemple, le coup d'œil au tournant du promontoire de rochers qui masque la vue de Skagway. Qui s'attendrait à voir soudain, dans ce coin de pays si sauvage et en apparence si désert, apparaître une série de jetées, de quais auxquels s'amarrent des vapeurs, des remorqueurs, des chalands et des voiliers de tout tonnage, gréement, trois-mâts, barques, goélettes, brigantins, etc., canots et pirogues, péniches et périssoires, en un mot le matériel naviguant de tout port de mer qui se respecte? Nous tombons donc en pleine civilisation, et, ce qui le prouve encore, c'est que voici le douanier et le courtier en douane avec lequel il va falloir négocier l'entrée de nos marchandises. Car nous avons dans nos bagages une foule de choses qui payent des droits; c'est un mauvais quart d'heure à passer, mais du moins l'on se dit que c'est le dernier ennui que cause l'excès de civilisation.
Skagway, le Sésame du Nord.—La Babel de l'Alaska.—Soapy Smith et sa bande.—Un grec fameux et sa fin.—Le Comité de vigilance des 101.—La foule.—Les restaurants.—Un Yankee entreprenant.—Pêche à travers la glace.—Le «Whitelaw» en flammes.—L'hôpital.
Le passager débarqué à Skagway vers la fin de l'hiver dernier arrivait, après avoir arpenté rapidement la jetée de bois qui relie l'embarcadère à la ville, devant quelques baraques en troncs superposés, mortaisés aux extrémités, ou encore en simples planches grossièrement façonnées, qui s'alignaient, flanquées d'un espèce de trottoir en planches, élevé de quelques centimètres au-dessus du sol. Le passager en question était dans l'une des artères de la ville. Il s'y trouvait tout à coup en présence d'un individu à mine peu engageante, mais dissimulée plus ou moins sous les touffes d'un immense bonnet en fourrure de rat musqué ou de renard, un manteau en poil de chien, des mitaines fourrées, des mocassins en peau de phoque ou des bottes en cuir jaune montant aux genoux, complétaient son accoutrement. Le Chi-Cha-Ko (c'est le nom indien signifiant «nouveau venu»; il est donné dans le Yukon aux chercheurs d'or venus pour la première fois en Alaska) répondait à l'invitation d'entrer se chauffer, non sans avoir jeté un regard investigateur sur ledit individu, sur la rue, et sur la baraque surmontée de l'inévitable enseigne Saloon, qui n'est ni salon, ni café, ni cabaret, ni tripot, mais qui combine les traits caractéristiques de ces trois derniers genres d'établissements. À l'intérieur, un comparse derrière le comptoir indiquait d'un geste l'énorme poêle en fonte, ronflant, gémissant, rugissant, craquant sous l'action des mille et une langues de feu jaillissant des bûches, des souches de bouleau et de pin qui se succèdent et se consument rapidement, car, au dehors le froid était intense, avivé par une bise du Nord qui pénétrait même les plus épais vêtements de laine.
La conversation s'engageait sur les sujets habituels, le froid, le temps, etc. Sur ces entrefaites, un autre comparse attifé à peu près comme le premier faisait son apparition, prenait place autour du poêle et racontait à ses auditeurs comment il venait d'arriver de Dawson, sur la glace, en vingt ou vingt-cinq jours, en preuve de quoi il faisait circuler un flacon rempli de poudre et de pépites d'or: cela venait d'un claim nº X sur Bonanza ou Eldorado Creek, valant des millions; il partait pour aller le vendre aux États-Unis et se disait fort satisfait de son séjour au Klondyke. Sans doute il y avait de légers inconvénients: ainsi il n'avait pas été heureux au jeu et avait perdu quelques milliers de dollars en quelques soirées au black Jack ou au poker, mais on ne pouvait tout avoir, et qu'est-ce que cinq ou dix mille piastres pour un homme qui ramasse l'or à la pelle sur son claim? Absolument rien. Et puis le jeu est si plaisant! Savez-vous comment il se joue? Non? Eh bien, tenez, vous allez voir! Alors on passait dans une chambre à côté, garnie d'une table et de quelques chaises; les cartes sortaient de la poche où retournait le flacon d'or, et le jeu commençait entre les deux gaillards à fourrures; si le nouveau venu n'était pas entièrement un greenhorn (un benêt), il trouvait une excuse pour se retirer aussi vivement que possible. Sinon il se mettait de la partie, et invariablement son apport allait grossir les millions du soi-disant mineur chanceux. Neuf fois sur dix, c'est ce dernier cas qui se produisait et le malheureux dépouillé s'esquivait d'ordinaire sans se plaindre: en guise de consolation il pouvait, une fois sur le trottoir, lire la proclamation du «Comité de vigilance des 101», laquelle était affichée sur la porte même du «Salon», ordonnant aux joueurs de profession, grecs, escrocs, filous, chevaliers d'industrie et leurs confrères, de quitter la ville immédiatement. Deux compagnies du 14e réguliers des États-Unis étaient là campées pour prêter main-forte à l'autorité, représentée en ce moment-là par ledit comité des 101, composé des citoyens les plus considérés de Skagway. Quelquefois aussi la dupe se fâchait tout rouge et faisait un tel vacarme qu'un rassemblement se formait aussitôt et que, devant son attitude menaçante, les escrocs rendaient à leur victime tout ou partie de son argent.
Ces filous faisaient partie d'une bande organisée par un homme fort intelligent et de bonne famille, qu'on nommait Soapy Smith; il avait une quantité d'acolytes pour son œuvre néfaste de pillage, et peu de jours avant la fin de sa carrière de crime (juillet), quelques-uns d'entre eux avaient dévalisé d'une somme de trois mille dollars en poudre d'or un mineur revenant de Dawson. Les autorités ouvrirent une enquête; Soapy prétendit que ses amis avaient gagné cet argent à un jeu honnête. Mais cette réponse ne satisfit personne. Son arrestation fut demandée. Le prévôt étant jugé incapable d'apaiser l'opinion publique, un corps de volontaires fut organisé afin de disperser la bande. L'un des volontaires, M. Reid, s'attaqua certain jour à Smith. Revolvers et fusils furent de la partie. Reid fut mortellement blessé. Smith fut emporté mort. La foule présente mit aussitôt la main au collet de deux Soapy, un nœud coulant leur fut prestement glissé sur les épaules et ils allaient être lynchés quand la police, prévenue, arriva juste à temps pour les délivrer. Les autres membres de la confrérie se dispersèrent aussitôt: quelques-uns allèrent à Dawson, mais là ils furent prévenus qu'à la moindre plainte contre eux, ils seraient expulsés en plein hiver et lâchés sur la glace, soit en haut, soit en bas de la rivière. L'avis fut compris, paraît-il, car jamais plus on n'entendit parler d'eux.
Libre de poursuivre sa route, notre Chi-Cha-Ko enfilait Broadway, la principale rue de la ville, à peine débarrassée des cadavres de chiens ou de chevaux qui encombraient encore les autres rues; il voyait des cabanes en bois, en toile ou en tôle de fer; partout des perches supportant les fils transmettant l'électricité pour la lumière et le téléphone; des tentes de toute forme, etc. Un bon nombre de ces constructions provisoires, de ce provisoire qui dure indéfiniment et jusqu'à ruine complète, étaient recouvertes d'une toile goudronnée noire fixée avec des pointes à large tête de métal blanc, ce qui donnait à l'ensemble une apparence de monument funèbre d'un effet sinistre; on voyait là des traîneaux, des chars, des canots traînés par des chiens, des chèvres, des chevaux, des bœufs, des ânes, des mules, montés, guidés, chassés par des individus de tout sexe, de tout âge, jurant, criant, hurlant, se disputant dans les langues les plus diverses. Cette foule était vêtue de costumes non moins divers, de ces costumes qui, à distance, font prendre un homme pour une femme et vice versa; ici, en effet, les dames portent des culottes et des bottes. Ajoutez à cela les odeurs, provenant de différentes causes, mais principalement de plats et de ragoûts inédits autant que singuliers, composés par les nombreux restaurants pour les goûts variés de l'Européen, de l'Australien, de l'Américain, de l'Asiatique; seul le prix était uniforme et assez raisonnable. Un repas passable consistant en une soupe, une viande rôtie avec pommes de terre, un morceau de gâteau ou un fruit, le tout arrosé d'une tasse de thé ou de café, valait 2 fr. 50. Les salles à manger offraient de simples bancs de bois blanc, des tables pareilles pas toujours recouvertes d'une nappe ou d'une toile cirée, des services en étain et des femmes pour servir aux tables, car la main-d'œuvre était trop élevée pour y employer des hommes. Généralement les hôtels n'étaient qu'une sorte de garni, à chambres divisées en compartiments en planches brutes, offrant chacun juste l'espace nécessaire à une personne pour y dormir; le plus souvent la literie, consistant en une paire de couvertures de laine, était fournie par le logeur. Vous aviez alors à payer de 2 fr. 50 à 3 francs par nuit; une très petite chambre à un lit, des plus simples, se payait 7 fr. 50 par jour; la vermine, par contre, était gratis et abondante. Les enseignes étaient d'autant plus prétentieuses que l'établissement était d'importance moindre; une foule affairée remplissait les boutiques, restaurants, et surtout faisait queue à la porte du bureau de poste. Car le titulaire, avec l'aide insuffisante qu'il avait à sa disposition, ne pouvait suffire à distribuer assez promptement, au gré du public, les milliers de missives qui, partant de tous les points du monde, s'étaient donné rendez-vous à Skagway. Et l'orthographe! quels outrages commis en son nom, s'étalant sur les enseignes, les bâtiments, les clôtures, les journaux, les circulaires, etc.! Quels noms et quelles professions, quelles réclames et quelles annonces! Le volapük serait nécessairement né de ce chaos linguistique, s'il n'avait été déjà inventé. Il y avait cependant un trait commun pour unir cette masse si disparate d'éléments humains: c'était la poursuite du même but, c'était la recherche de l'or. Et, croisés modernes, leur cri n'est plus «Jérusalem, Jérusalem!», mais «Eldorado, Eldorado!» Et, sous l'influence de ce terme magique, tous se tournent vers ce Nord mystérieux et terrible, ce Nord aux deux pôles, auquel il faut peut-être en ajouter un troisième, le pôle de l'or.
Voyez-les, ces fils d'Antée, portant sur leurs épaules non un monde, mais un fardeau de 20 à 50 kilos; ces épaules vont à la conquête d'un pays; leurs armes, c'est le fardeau qui contient la ration quotidienne de farine, de lard, de provisions de tout genre, tout un lot de vêtements, d'outils et d'ustensiles divers. Le terrain doit être conquis à pied, l'approvisionnement doit être transporté de la mer au lac, et, bien que beaucoup s'aident de chevaux, de chiens et d'autres moyens de transport, néanmoins un grand nombre n'ont que leurs bras et leurs muscles pour ce combat acharné où plusieurs perdront leurs biens ou même leur vie.
À cette époque, Skagway avait une formidable rivale dans la petite ville de Dyea, à environ 10 kilomètres plus au Nord et de l'autre côté d'un éperon de rochers qui sépare les deux localités. Dyea, en effet, commande le Chilkoot Pass, plus élevé de 300 mètres que le White Pass, offrant par contre une route moins longue jusqu'à Bennett. Mais depuis quelques mois, la construction d'une route carrossable et ensuite d'une voix ferrée de Skagway à Bennett par le White Pass a décidément fait pencher la balance en faveur de cette dernière roule; le chemin de fer, aux dernières nouvelles, marchait jusqu'au pied du sommet, et on s'attend à ce qu'il soit complété jusqu'à Bennett au printemps 1899; la distance de Skagway au sommet est de 25 kilomètres environ; de là au lac Bennett, de 26 à 27; la route de Dyea par le Chilkoot est de quelques kilomètres plus courte, mais comme nous l'avons dit, plus escarpée. Le Chilkoot Pass est de 1 200 mètres et le White Pass de 800 mètres de hauteur, mais sous cette latitude la limite de la végétation se trouve à la faible hauteur de 400 à 500 mètres, de sorte que ces deux cols sont entièrement dépourvus d'arbres sur plusieurs kilomètres à chaque versant.
Skagway, qui, il y a un an, ne comptait que quelques douzaines de baraques et de tentes, est maintenant une ville de 5 à 6 000 âmes régulièrement disposée, comme toutes les villes américaines, en rues et avenues se coupant à angle droit, un côté de l'angle représentant environ 75 mètres. Il y a quelques églises qui, le dimanche, réunissent un certain nombre de fidèles, pressés de se recommander à la protection divine pour leur voyage aventureux. Toutes les constructions sont en bois, et il y a encore bon nombre de tentes. L'eau se tirait de puits creusés en arrière des maisons, car Skagway est située sur l'ancien lit de la rivière; maintenant elle est amenée, par des conduites en fer, d'un réservoir naturel formé par un lac à 4 kilomètres de la ville et à une altitude de 150 mètres. C'est sur ce lac qu'en hiver on pêchait la truite; des trous étaient pratiqués à travers la glace, et quand le poisson venait respirer à la surface, il était harponné d'une main sûre.
Pour arriver au lac on se dirige vers la scierie plantée au pied de la côte, au point où la plage cesse d'être baignée par les eaux de la baie; un sentier pittoresque s'élance à l'assaut des hauteurs boisées, passant d'un côté du ravin à l'autre par de petits ponts rustiques en branches d'arbres, ensuite au pied d'une paroi de rochers verticale où un Yankee entreprenant a réussi à faire peindre une enseigne en lettres de plusieurs mètres de hauteur vantant les mérites du cigare «Général Arthur»; le portrait de cet ancien président (sans ressemblance garantie!) peut être aperçu à deux ou trois kilomètres de distance.
En passant on peut remarquer les jalons d'un claim de quartz aurifère dont les extrémités vont jusqu'à la baie. Une sorte de cadre en bois protège un avis écrit au crayon: ce n'est pas autre chose que la déclaration de la prise de possession de ce claim, dans le but de l'exploiter.
Il s'est ainsi trouvé plusieurs claims pareils dans le voisinage de Skagway, un placer même ayant été découvert non loin du petit lac, à 200 mètres d'altitude, mais il ne paraît pas que ce soit rien de considérable.
Si, après avoir parcouru le lac dans toute sa longueur, qui est de 2 kilomètres environ, non sans admirer la végétation fournie qui en orne les bords, les pics dentelés qui le surmontent et s'élèvent à une hauteur de près de 2 000 mètres, nous redescendons dans la vallée, nous passons rapidement devant les trois ou quatre jetées qui conduisent aux débarcadères auxquels sont amarrés des vapeurs canadiens, anglais, américains.
Plus loin des femmes indiennes arpentent la plage, courbées en avant, s'arrêtant de-ci de-là pour ramasser divers objets dont elles font un tas. Le terrain est jonché de débris, de poutres, de sacs éventrés, de balles de foin consumées, de boîtes entr'ouvertes. Des vêtements déchirés et brûlés en partie, des souliers dépareillés et des chapeaux défoncés, des outils, haches, scies, presque ensevelis dans le sable, annoncent un naufrage. En effet, dans la nuit précédente, la goélette Whitelaw venant des États-Unis a pris feu, et les malheureux qui passaient leur dernière nuit à bord se sont vu réveiller par le bruit strident des flammes ou par l'âcreté de la fumée. Ils n'ont eu que le temps de se jeter à l'eau sans rien pouvoir emporter, heureux de sauver leur vie: là, sous leurs yeux, se consument leurs approvisionnements et se dissipent leurs espérances. Car ils savent, les misérables, que sans un apport d'au moins 200 kilos de vivres, le passage de la frontière leur sera impitoyablement refusé par les autorités canadiennes. Et la plupart ont consacré leurs dernières ressources à s'équiper, comptant sur l'or des placers pour se refaire une bourse. Heureusement pourtant tout n'est pas perdu, une volonté énergique et des bras solides vont restaurer les fortunes un moment détruites.
En poursuivant notre promenade, nous arrivons à l'hôpital, qui abrite une vingtaine de patients dont la plupart sont atteints de fièvres typhoïdes, cérébrales, etc. Il y a souvent des cas de méningite aiguë, presque foudroyants; quelques heures d'inconscience, de fièvre intense, et le patient trépasse. Un jeune homme a eu les pieds gelés sur la sente. On lui a amputé tous les orteils et il maudit son sort. Nous rencontrerons plusieurs cas pareils, il faut dire que souvent la faute en est aux infortunés eux-mêmes qui ne prennent pas la peine de changer souvent leurs bas et chaussures humides et comptent sur l'exercice prolongé pour se maintenir les pieds au chaud. Quelques-uns aussi sont victimes de leur ignorance. Un fait curieux est que, par un froid très intense, rien n'avertit que vous êtes sur le point de geler. Aucun symptôme, aucune douleur; si vous voyagez en compagnie, peut-être un de vos compagnons s'apercevra-t-il que vos joues sont extraordinairement blanches, et alors il faut vous arrêter de suite et vous frictionner énergiquement la figure avec de la neige, ou, si vos pieds sont mouillés, il faut immédiatement faire halte, allumer un feu, vous déchausser, faire sécher bas, bandes, mocassins ou bottes, et ne vous remettre en route que lorsque le tout est parfaitement sec, autrement vous courez le plus grand risque de vous trouver les pieds et les jambes gelés sans le savoir, la réaction ne se produisant que quelques heures plus tard.
Campement sur la glace.—Une échauffourée.—Le défilé du Porc-Épic.—Encombrement.—Un crime sur le chemin.—Cruautés envers les animaux.—Le sentier des chevaux morts.—Cinq kilomètres en dix heures.—Un hôtel de première classe.—Difficultés de la route.
Vers fin mars, notre quartier général fut transféré de l'hôtel de Skagway à une tente plantée sur la glace au pied même du défilé du Porc-Épic, à 6 ou 7 kilomètres de la ville; la saison étant déjà avancée, le soleil chaud, il fallait se hâter de transporter les vivres et marchandises au moins au delà du défilé; nous résolûmes donc d'établir une cache dans la vallée au-dessus, à 5 kilomètres seulement du campement. Les chevaux furent munis de bâts, car les traîneaux ne pouvaient être utilisés avec avantage dans cette gorge si étroite et si accidentée; on chargeait 150 kilos sur chacun d'eux et l'on faisait un voyage par jour.
Un beau matin, au moment de se mettre en marche, une série de coups de feu éclata subitement à une petite distance, accompagnée d'exclamations, de menaces, d'imprécations furieuses; les chevaux dressèrent les oreilles, tous les hommes, moins un, s'enfuirent ou se cachèrent derrière les balles de foin qu'on était en train de charger; les balles sifflèrent, et bientôt, à quelques mètres sur le chemin, une petite troupe passa, battant en retraite dans la direction de Skagway et suivie à distance par une foule excitée et menaçante; la fusillade se ralentit et bientôt la bande disparut derrière un bouquet d'arbres; c'étaient les acolytes de Soapy Smith qui, ayant à leur jeu de bonneteau dévalisé quelque mineur récalcitrant, s'étaient attiré quelques coups de revolver comme appoint. Ils avaient riposté, d'autres mineurs étaient survenus et avaient pris part au sport, qui avec un fusil, qui avec une carabine ou un revolver, et bientôt tout le camp s'était mis en branle dans l'espoir de s'emparer de ces parasites détestés et de les lyncher, quand une prompte retraite les sauva à temps. L'émotion se calma bientôt; deux hommes blessés, peu grièvement, furent emportés et soignés; hommes et chiens rentrèrent dans le calme, oublièrent l'incident et, d'un pas tranquille et mesuré, s'engagèrent bientôt dans le défilé, dont les difficultés ne tardèrent pas à absorber leur attention sans partage. Mais on rit plus d'une fois par la suite du pas de course effréné de certain des nôtres dans la direction de la tente où il avait un immense revolver; ce jour-là, il avoua n'avoir pensé qu'à se cacher.
Le temps s'était mis au beau sur la côte, la neige fondait le jour, se durcissait la nuit et peu à peu diminuait dans cette lutte quotidienne avec le soleil et le souffle chaud du printemps; la rivière Skagway commençait à sourdre en des centaines d'endroits de dessous la couche de glace, épaisse, de plusieurs pieds, et la couvrait dans la journée d'un courant rapide et assez profond. La foule des chercheurs d'or se hâtait de pousser ses campements en avant et surtout de passer le défilé du Porc-Épic, car, dans cette gorge de quelques décimètres de largeur par places, les rocs gros comme des maisons s'entassent les uns sur les autres et ne livrent un passage incertain et dangereux qu'aussi longtemps que la glace et la neige en comblent les interstices et en quelque mesure en nivellent les aspérités. Des troncs d'arbres jetés ici et là, en guise de ponts, en travers des gouffres où le torrent roule ses eaux mugissantes, aidaient à la marche, mais il fallait se hâter, et dès avant le jour notre caravane se mettait en route pour ne se reposer qu'à la nuit.
De Skagway la vallée, sur environ 7 à 8 kilomètres, se dirige en ligne droite vers le Nord-Est avec une largeur moyenne de 1 kilomètre, puis tourne brusquement à l'Est, tandis que le défilé du Porc-Épic garde la direction originelle, mais entre des parois de rocs très resserrés et très escarpés; 4 ou 5 kilomètres de ce passage nous mènent à une autre vallée qui peu à peu s'élève vers le White Pass; le torrent en suit le fond, mais son cours n'est pas si accidenté, ni si tortueux qu'au Porc-Épic.
Nous étions en possession de traîneaux Dalton pour transporter nos tonnes de provisions et d'effets; mais bientôt l'expérience nous apprit que le seul moyen pratique d'opérer était de nous servir de nos animaux comme chevaux de bât; le passage des traîneaux, même avec une charge modérée, était trop difficile et trop long; la seule chose possible était de leur faire traverser une seule fois le défilé et de les laisser là temporairement, pour transporter à dos de cheval les caisses, sacs et colis. L'encombrement du sentier était tel qu'il fallait se résigner à le poursuivre à la file indienne et s'arrêter quelquefois une heure pour donner au convoi de retour le temps de passer; c'est ainsi que l'on s'estimait heureux de faire 1 kilomètre en une heure quand tout allait bien, mais souvent il arrivait des accidents qui occasionnaient de plus grands retards, et alors il fallait entendre les cris, les jurons, les imprécations et les blasphèmes en dix langues, qui s'élevaient de tous côtés, les hennissements des chevaux et des mules, les beuglements des bœufs et les aboiements des chiens, battus, terrassés, assommés par leurs maîtres.
Une mule vient de s'abattre sous un poids trop lourd d'au moins 150 kilos; son conducteur l'accable de coups de pied et de coups de poing, le sang jaillit. Nous nous avançons menaçants, l'homme se radoucit, essaye de s'excuser et nous demande de l'aider à relever sa bête; la charge est aussitôt soulevée par des bras robustes, et la mule soulagée se remet sur pied et reprend son rang et sa marche pour aller, peut-être, retomber vingt pas plus loin. Le sentier est souillé de sang par intervalles, et ce cramoisi sur la neige d'un blanc mat semble crier vengeance. Heureux encore quand ce n'est pas du sang humain, comme il arrive quelquefois; tel fut, entre autres, le cas de ce jeune homme trouvé sur la piste même, la poitrine trouée d'une balle et les poches retournées; il regagnait son abri, à la nuit, et fut ainsi tué à quelques pas de tentes remplies de gens.
Mais, en somme, les crimes ne furent pas nombreux, si l'on tient compte du nombre relativement considérable d'ex-forçats, repris de justice, aventuriers, pour la plupart armés jusqu'aux dents, qui grossissaient les rangs de cette invasion de civilisés. On doit reconnaître que la vie et la propriété ne couraient pas plus de risques sur ce chemin que dans une de nos grandes villes d'Europe ou d'Amérique, mais il semble que la bile de ces gens-là, surchauffée par un régime trop prolongé de lard et de haricots, trouvât à se déverser sur les animaux.
Fidèles bêtes, brutes confiantes, qu'avez-vous reçu en retour de vos efforts, de votre dévouement? Le plus souvent des coups et une nourriture à peine suffisante. Pauvres chiens, aux pattes ensanglantées par l'incessant contact avec la glace aiguë et la neige mordante, laissés sans pansement et condamnés au même supplice le lendemain! Et vous, pauvres chevaux, les flancs déchirés à coup de gaule ou de bâton ferré, puis une jambe cassée, abandonnés au bord du chemin, implorant d'un œil presque suppliant le coup de grâce que finalement un passant indigné vous donnait de son revolver! Ce sentier des chevaux morts sait quelque chose de ces atrocités, car là les interstices des rochers ont été comblés de leurs cadavres, au nombre, dit-on, de deux ou trois milliers dans l'automne de 1897. Faut-il s'étonner si, sur les milliers d'aventuriers qui essayèrent alors de forcer le passage, un très petit nombre seulement parvinrent à franchir le col?
Mais le temps manque pour s'apitoyer. Go ahead, «en avant», c'est le cri et le geste, et chacun pour soi, c'est la devise; ce n'est pas à dire cependant que l'on ait perdu tout sentiment.
Ici, tout à coup, la foule s'entr'ouvre; on laisse passer un traîneau bas en forme de panier d'osier, bondé de couvertures de laine d'entre lesquelles une tête sort, livide, les yeux clos, la bouche écumante; c'est un moribond ou un blessé que ses amis ont recueilli, soigné de leur mieux, et finalement décidé d'amener en ville, à l'hôpital, probablement sa dernière étape. Pas un mot; mais la pitié se lit sur ces visages solennels, car tous se disent: «Peut-être sera-ce mon tour demain». Puis march on (corruption du canadien français: marche donc!), crie-t-on aux chiens, et le torrent humain reprend sa course vers le Nord qui fascine et qui tue.
Enfin la caravane est en branle. La route se poursuit lentement, et les mêmes obstacles surgissent bientôt. Tout à coup, à un tournant du chemin, nous apercevons quelques cabanes surmontées d'énormes enseignes: Hôtel du White Pass, Hôtel du Klondyke. Nous nous arrêtons au premier, qui est, nous dit-on, strictly first class; c'est une construction longue et basse, à un seul étage en contre-bas de la rue. Nous appuyons sur une sorte de trébuchet, qui choit, comme dans l'histoire du Petit Chaperon Rouge, et la porte s'ouvre. Nous pénétrons dans la salle à manger, pièce de 15 mètres carrés, dont le centre est occupé par un fourneau en fonte de belle proportion, entièrement chargé de pots, de bouilloires, de cafetières que la vapeur fait danser et siffler en cadence, comme pour narguer l'atmosphère glaciale du dehors.
Deux côtés de la chambre sont occupés par une grande table de bois et des bancs de même longueur. Les autres extrémités sont garnies de chaises, de couvertures, de barils, tandis qu'aux murailles sont suspendus des vêtements, des chapeaux, des fourrures et que, sur des rayons fortement étayés, tout un entassement de sacs de farine s'élève jusqu'au toit qui fait plafond. Une voyageuse en bottes, en parka et en bonnet de fourrure se prélasse sur un rocker (chaise à balançoire), pendant que quelques mineurs dépêchent un repas composé d'un ragoût, de l'inévitable porc aux haricots, et d'un peu de fruits cuits de Californie, ce qui leur revient à 5 francs par tête.
Que si nous passons la ruelle qui sépare l'hôtel proprement dit du dortoir, le même genre de trébuchet cherra et nous nous trouvons dans une pièce haute de 6 mètres à peu près, le poêle au milieu comme toujours,—c'est le meuble le plus indispensable de toute habitation du Yukon,—et entouré d'une bande d'hommes aux visages mordus par la gelée, se chauffant les mains, séchant leurs bas et mocassins, causant, fumant, chiquant, assis, qui sur un bout de banc, qui sur une caisse vide ou une boîte en fer-blanc ayant contenu du pétrole. Les vêtements humides sont mis à sécher sur des cordes tendues en travers de la pièce à une hauteur de 3 mètres, pendant qu'il se fait un mouvement incessant d'ascension et de descente des bunks, compartiments ou casiers, divisant toute la hauteur du mur et recevant chacun un hôte pour la nuit; tous doivent fournir leur propre couverture, et, à raison de 2 fr. 50 par nuit, vous n'avez droit qu'aux planches qui forment votre case. Le plus grave inconvénient de ces dortoirs en commun est la vermine qui pullule, et dont il est fort difficile de se garder; une fois logée dans la fourrure ou la laine, elle est presque impossible à extirper.
À partir de ce point on arrive aux contreforts du massif neigeux qui forme le col du White Pass, et la vallée est laissée en arrière pour tout de bon. La pente est rapide, mais le chemin est bien battu et assez uni. D'ici au sommet on compte deux heures; le froid est plus vif à mesure que l'on monte, et à cette saison des tourmentes de neige ragent presque continuellement sur les pics qui couronnent le col. Elles sont parfois si violentes que le sentier est enseveli sous des amoncellements de neige et que le trafic est interrompu souvent pendant plusieurs jours. Ceci se passe également au Chilkoot, de 300 mètres plus élevé que le White Pass, mais par un temps ordinaire cette partie du voyage est la plus facile, à cause de la voie bien battue dans la neige durcie, et la plus uniforme, car le mouvement de va-et-vient se continue aussi plus régulièrement. En effet, le retour se fait par des dévaloirs à pente vertigineuse mais sans danger, la neige offrant un point d'appui suffisamment résistant.
Arrivés au sommet, les chevaux de bât sont déchargés et enfourchés pour le retour. On confectionne une bride et des étriers au moyen de cordes toujours à la main, et l'on se laisse dévaler en bas des pentes, hommes et bêtes, trébuchant, roulant, culbutant, finalement arrivant sains et saufs au pied du couloir. Pas toujours, cependant, ainsi que l'atteste la présence de quelques cadavres de chevaux dont les jambes se sont brisées à la descente et qu'il a fallu achever sur place.
Le White Pass.—Un sergent diplomate.—Les caches au sommet.—Le drapeau.—Tempêtes de neige.—Pugilat.—La ville du Lever du Soleil.—Log Cabin.
«Non, il ne sert à rien de causer, partner (compagnon); il faut mettre la main à la poche et vivement, ou vous ne passerez pas.—Quant à vous, Jimmy, c'est all right; vous pouvez filer.»
Celui qui parle est un gaillard de 1m,90, le visage criblé d'engelures non cicatrisées, à veston rouge, caché sous un manteau de toile huilée qui lui descend jusqu'aux pieds, à culottes collantes noires à bande jaune canari et à bottes à la hussarde; un bonnet d'astrakan à oreilles couronne le tout. C'est un sergent de la police canadienne qui interpelle à la fois deux personnages se tenant en face de lui. L'un, un Chi-Cha-Ko évidemment, se confond en explications incompréhensibles. L'autre, Jimmy, qui a du flair, du savoir-vivre, vient de glisser quelque chose dans la main gauche du représentant de l'autorité, dont la droite proteste énergiquement de sa détermination à ignorer tout argument mal sonnant.
«Payez et vous serez considéré», ce mot est surtout vrai à la frontière: agents du fisc, de douane, de police, en tout temps et en tout pays, que feriez-vous, livrés aux seules ressources d'un maigre salaire? Comment résisteriez-vous aux intempéries sans le secours d'un cordial quelconque? Et comme chacun sait qu'elles sévissent plus fréquemment dans les environs des postes, c'est surtout là que le cordial doit être libéralement administré, autrement le service serait impossible, l'application des règlements boîteuse, et l'observation des lois titubante. On ne peut donc qu'approuver, soit au point de vue de l'intérêt privé desdits agents, soit à celui de l'intérêt public, cette sage coutume qui consiste à fermer l'œil et à ouvrir la main quand on a affaire à Jimmy l'intelligent et à changer légèrement d'attitude quand il s'agit d'un simple greenhorn.
Nous voici, en effet, au sommet du White Pass. Cet amas de neige d'où sort une hampe portant une loque, c'est la cabane des officiers de douane et de police, surmontée du drapeau anglais, mis en lambeaux par l'ouragan. Elle est complètement ensevelie dans les glaces et les neiges: telle la hutte du Club Alpin en montant à la Jungfrau de Grindelwald. Mais ici, au lieu de 3 000 mètres, nous ne sommes qu'à 800 mètres d'altitude. On descend à la hutte comme à une cave, par des escaliers taillés dans la neige; le jour pénètre dans l'unique pièce par une fenêtre à grand'peine maintenue en communication avec la lumière extérieure.
Deux hommes, l'un en uniforme rouge de lieutenant de police, l'autre en civil, écrivent à une table appuyée à la fenêtre, couverte de papiers, de documents, de billets de banque. Autour d'eux les chercheurs d'or s'exécutent et essayent de donner un œuf pour avoir un bœuf. Qu'est-ce que dix, cinquante, cent, deux cents piastres (écus de 5 francs), en regard des milliers et des millions en perspective au terme du voyage? Peu de chose. Aussi est-ce en souriant et plaisantant que la plupart des tondus déplient leurs billets de banque ou font sonner en les comptant ces belles pièces américaines de cent francs en or. Les officiers sont d'ailleurs courtois et bienveillants et ne paraissent pas abuser de leur position, qui leur laisse pleins pouvoirs et les fait seuls arbitres pour décider des droits à prélever. On a remarqué qu'ils étaient beaucoup plus coulants avec les petits et les pauvres, et certes il vaut mieux qu'il en soit ainsi que le contraire.
Suivons la foule qui s'éparpille pour regagner ses tentes et ses caches plantées des deux côtés du chemin. Ce vaste plateau éclatant de blancheur et couvert de caches, c'est un lac. Qui s'en douterait? Pris de glace, enseveli sous quelques mètres de neige durcie, on a déblayé la neige, par places, percé la glace et atteint l'eau, qui chaque nuit gèle et chaque matin est remise à l'état libre.—Comme depuis quatre à cinq kilomètres en arrière nous n'avons plus rencontré d'arbres, la place n'est pas très favorable pour un campement. Néanmoins de nombreuses caches se succèdent sur une distance d'un kilomètre en deçà et au delà du drapeau, qui est un point de ralliement, un phare de sauvetage pour les Argonautes en détresse, perdus sur ces hauts plateaux, alors que cabanes, tentes et caches, tout a disparu sous le linceul à cristaux étincelants que dépose presque chaque jour en hiver la tourmente boréale. Tous le connaissent; on ne parle guère du sommet, qui se déplace pour ainsi dire selon la capricieuse violence de l'ouragan, mais on dira: «Au drapeau», car lui reste immuable. La hampe en est déchiquetée, l'étoffe en est déchirée, et les couleurs déteintes; pourtant c'est le drapeau.
Mais nous voici en présence d'une de ces caches, et voyons de quoi elle se compose: en grande partie de lard et de jambon des États, empilés au centre et entourés d'une barricade de sacs de farine du Manitoba, car il faut se prémunir contre la voracité des chiens. Ceci, c'est une caisse de chandelles pour s'éclairer dans les longues nuits d'hiver du Yukon. Plus loin sont des boîtes de conserves, thon, sardines de France, etc.: voilà des légumes évaporés, pommes de terre, oignons, carottes, etc., puis des viandes en boîtes, rosbif, mouton, lapin d'Australie; de nouveau des sacs, ceux-ci remplis de fruits secs de Californie, pêches, pommes, prunes, abricots, raisins. Une bonbonne de vinaigre, un fromage en cercle, des cornichons en seau, et encore du sucre, du sel, des pois et des haricots en sacs, le tout enfermé sous une double enveloppe de toile forte et goudronnée.—En faisceaux, vous voyez les piques, les pelles, les haches, les avirons; dans un grand coffre de charpentier, des scies, des vrilles, des marteaux, des clous, des vis, et même du verre à vitre. Il serait trop long d'énumérer le tout; il ne faut cependant pas oublier le poêle, les tuyaux, les ustensiles de cuisine, la tente, les sacs-lits, les sacs à vêtements et souliers, voire même des malles, des coffres et des valises.—Une toile à voile est jetée sur la pile de marchandises, et c'est la seule protection jugée nécessaire dans ces parages inhospitaliers, mais honnêtes... Au début, c'est un chaos; au bout de quelques jours, l'ordre s'établit, on arrive facilement à transporter cette quantité d'objets sans rien perdre ni rien oublier.
Le drapeau est dépassé: bientôt les derniers vestiges humains disparaissent et l'obscurité s'épaissit, augmentée par les flocons serrés en suspension; les chevaux sont mis au trot sur la surface unie du lac glacé; bientôt le cagnon est atteint; c'est un défilé de 3 kilomètres entre des parois resserrées et verticales de rochers, au pied desquels, en été, se fait l'écoulement des eaux du lac. La nuit est noire; par une sorte d'instinct le cheval de tête choisit son chemin, les autres suivent, et c'est machinalement que la bande descend, remonte, contourne, verse, se ramasse et finalement, transie de froid et affamée, vers minuit, découvre les lumières d'un camp à la lisière du bois.
C'est la «ville du Lever de Soleil» (Sunrise City). Nous dressons notre tente, nous mettons en place le poêle et son tuyau, et, les chevaux ayant été pourvus, nous faisons un léger repas avant de nous faufiler entre nos couvertures, étendues sur la neige même.
Un beau soleil nous réveille, par une claire matinée; les fatigues de la veille sont oubliées et bientôt nous sommes en marche vers Log Cabin, qui n'est qu'à 5 ou 6 kilomètres; nous y arrivons vers midi, et, ayant choisi un emplacement convenable, nous y dressons la grande tente et établissons là notre quartier général pour plusieurs jours. Car, ici, nous sommes à peu près à mi-chemin entre le sommet où nos provisions sont restées et Bennett, où nous devons les transporter et établir la prochaine cache.
Comme c'est dimanche, et que la tente est debout, on se repose; Log Cabin était alors composée d'une demi-douzaine de huttes en troncs d'arbres, et de centaines de tentes disposées sans ordre sur la langue d'un promontoire couvert de pins et de sapins présentant une barrière efficace aux vents furieux qui désolent cette contrée; c'était une sorte d'oasis.
Le lendemain, changement de décor: de nouveau, tempête rageante. Cependant, en route pour le sommet! il faut prendre un chargement, le descendre à Log Cabin et recommencer le lendemain et le jour suivant, et ainsi de suite jusqu'au complet épuisement du stock; donc courage, et en avant.
Il y a une série de lacs du sommet à Log Cabin, reliés par des cagnons; mais à ce moment-là il est impossible de les distinguer, puisque tout est recouvert d'une glace épaisse et que la glace est recouverte d'une couche de neige profonde de plusieurs mètres et sans cohésion, excepté sur la voie bien battue, mais très étroite. La montée se fait sans encombre, les traîneaux étant vides. La descente est moins gaie; ce terrible cagnon (défilé) nous en fait voir de grises. En quelques instants le torrent a fait sa trouée à travers la glace, l'eau vive, courante, se montre au fond de certains entonnoirs; le sentier suit la pente, et la déclivité est si considérable par places qu'il est impossible de se tenir debout.
Alors, cheval et traîneau roulent en bas du talus, heureux quand ils ne plongent pas dans l'eau profonde; on en est quitte pour décharger le tout, relever l'animal, porter à dos au haut de l'escarpement, sacs, boîtes et caisses, et refaire le chargement pour recommencer le même jeu un peu plus loin. Et ce n'est pas tout; sur les lacs, le milieu du sentier se trouve plus élevé que ses côtés, de sorte que le traîneau a une tendance à le quitter et à aller s'enfoncer dans la neige molle. Son poids entraîne le cheval, et l'attelage disparaît dans cette masse sans cohésion: autre opération de sauvetage et nouvelle occasion de s'infiltrer une dose de petits cristaux blancs entre la peau et le vêtement. Enfin la rue de Log Cabin est criblée de trous profonds que bœufs et chevaux y ont formés en s'enfonçant et qui sont des plus dangereux; que de jambes brisées, et, par suite, que de bêtes abattues!
À Log Cabin.—Où le pain vaut son pesant d'or.—Terrible condition de la piste.—Difficultés en chemin.—Bennett.—Sa situation.—Tête de ligne.—Les hôtels.—Le lac et les rapides.—Les caches.—Une échappée au poste de Tagish.—Procession des chercheurs d'or sur le lac.—À la voile sur la glace.—Le gué de Caribou.
Log Cabin était, à la fin de l'hiver 1897-98, l'asile, le refuge des hardis pionniers du Yukon; là, en effet, le dur pèlerinage touchait à sa fin, du moins en ce qui concerne le halage des traîneaux et le portage à dos d'homme ou d'animal; c'était là aussi que le sentier se bifurquait, une branche portant droit au Nord sur Bennett à 12 kilomètres, l'autre directement à l'Est par le lac Too-shie sur Windy Arm, un bras du lac Bennett balayé par le vent. Cette dernière voie était plus facile que l'autre, mais plus longue.
Avant de joindre la file qui jour et nuit est en mouvement entre Log Cabin et Bennett, jetons un coup d'œil circulaire sur la place; quelques cabanes de troncs d'arbres (logs) s'élèvent de ci de là, au milieu des tentes de toutes formes, de toutes dimensions, quelques-unes servant d'écuries pour les chevaux et pouvant en abriter jusqu'à 50. D'autres contiennent des centaines de tonnes de foin en balles, des sacs d'avoine et d'orge, tandis que d'autres, encore plus petites, prennent le titre pompeux d'hôtels, restaurants, salons, etc.
Moyennant 2 fr. 50 on peut y savourer une tasse de café et une tranche de pâté, ou, pour une redevance plus forte, quelque obscure ratatouille ornée d'accessoires ratatinés qui ont dû être des pommes de terre, des navets, des oignons. Un prétendu dessert composé de pruneaux ou de pommes cuites, et vous en avez pour 5 francs et davantage.
Quelques professionnels, docteurs, horlogers, cordonniers, sont installés dans de petites tentes au bord du chemin et s'efforcent de gagner péniblement leur voyage dans l'intérieur. Pour qui aime à scruter les nébuleux mystères de cet itinéraire, il est probable que le docteur se trouvera être un charlatan, l'horloger un forgeron et le savetier un véritable disciple de saint Crépin.
Il est tard et, par suite d'un arrêt temporaire de la circulation sur l'unique rue du campement, la farine a été laissée en arrière. Impossible de faire le pain pour le repas du soir, et les hommes sont trop fatigués pour retourner la chercher. Nous visitons donc les principaux restaurants, hôtels, boulangeries, mais de pain nulle part; enfin une femme consent à en céder à peu près gros comme les deux poings et ne demande que 5 francs en retour: c'est presque au poids de l'or. Dorénavant nous aurons soin d'avoir toujours à proximité un sac de farine.
Un certain mardi, le voyage au sommet s'effectue par une tombée de neige aveuglante et humide, qui finalement nous mouille de part en part; notre premier traîneau, chargé de balles de foin, glisse sur une pente de verglas et roule sens dessus dessous au fond du ravin avec l'homme et le cheval: ce n'est pas sans peine que le sauvetage s'accomplit.
Plus loin Jack le mulet s'obstine à rester en arrière, et on a mille peines à lui faire rejoindre la colonne. Enfin, quand on a atteint le camp, à la nuit, transi, mouillé, affamé, épuisé, c'est pour trouver la tente aplatie sur le sol et recouverte d'une forte couche de neige. Donnant d'abord aux chevaux les soins qu'ils réclament, nous nous mettons à l'œuvre avec les pelles, et, après deux heures de dur travail, nous tirons sur les cordes pour retendre la toile, ce qui n'est pas petite affaire, la tente ayant 8 mètres de long sur 5 de large et de haut; puis il faut couper le bois imprégné d'eau et impossible à allumer. Après quelques jours de rude labeur, toute la cache du sommet est transférée à Log Cabin, et maintenant il va falloir la reporter plus loin, à Bennett, ou même plus loin encore, si la glace des lacs Lindeman et autres tient bon quelques semaines. La piste est encombrée, les fondrières sont nombreuses, en partie comblées par les cadavres de chevaux, dépecés, gluants, réduits en bouillie. C'est une série ininterrompue de fosses longues de 2 ou 3 mètres et profondes d'un mètre plus ou moins; la marche consiste à descendre ces cavités et à les gravir, de sorte que tantôt c'est le cheval qui y disparaît, tantôt le traîneau.
Ce qu'on y a brisé de traits, de timons, de traîneaux! et combien de chevaux s'y sont tués! Une rapide inspection de la route suffit à révéler le triste état de choses: on ne voit sur ses bords que lambeaux de chair éparpillés et débris de tous genres. Une forte journée de travail est nécessaire pour faire le voyage de Bennett et retourner à la nuit.
Bennett est et restera un des centres les plus actifs et les plus populeux de l'Alaska; sa position commande les deux principaux passages, le Chilkoot, le White Pass, et la navigation des lacs et rivières jusqu'à Dawson et Saint-Michel.
C'est le terminus d'un chemin de fer en construction depuis Skagway, qui est exploité déjà jusqu'au sommet du col et qui le sera, on le croit, jusqu'à Bennett au printemps de 1899. Comme tous les villages improvisés de la contrée, la localité consiste en une rue unique formée par l'alignement plus ou moins correct d'une douzaine ou deux de baraques et cabanes et d'un plus grand nombre de tentes: nous sommes à la mi-avril, le temps s'éclaircit, le soleil luit, le froid persiste, 15° à 20° au-dessous de zéro, mais il est si sec qu'il fait moins d'impression que certains 1° ou 2° au-dessus humides et pénétrants à Paris.
La neige couvre le sol de son tapis immaculé, et la glace est encore solidement établie sur toute la surface du lac, les caches aussi se sont multipliées, et le défilé d'allants et de venants affairés, pressés, poussés, ne cesse de jour ni de nuit.
Les milliers d'envahisseurs venus par les deux cols se réunissent ici; il leur faut désormais un bateau, un radeau ou une barque, qu'ils doivent se construire eux-mêmes; le bois de grosseur nécessaire se fait très rare à Bennett.
Les planches ne doivent pas avoir moins de 0m,12 à 0m,15; les plus gros fûts de pins ou de sapins qui croissent aux environs n'ont plus qu'un diamètre de 0m,15 à 0m,20 et sont très rares. Cependant on voit quelques fosses de scieurs de long, et des bateaux en cours de construction.
Mais une scierie est établie à quelque distance de Bennett, qui a accaparé les meilleures réserves de forêts et a vendu les planches sciées, d'abord à raison de 300 dollars les mille pieds carrés, puis qui les vend un peu moins cher depuis que la demande de bateaux est en décroissance. Comme la majeure partie des chercheurs d'or est trop pauvre pour acheter ces planches, il leur faut chercher ailleurs le bois avec lequel ils bâtiront leur arche. À cet effet, ils ont installé leurs caches sur la glace même du lac, pour les transporter de là à un point quelconque de ses rives, presque partout revêtues de belles forêts.
Laissons-les là pour le moment et faisons un tour en ville. Le sentier du White Pass pour chevaux aboutit presque à l'extrémité du lac Lindeman, que celui du Chilkoot a longé tout entier. Le lac Lindeman est relié au lac Bennett par une série de rapides dangereux appelés «Homans», qui n'ont pas plus d'un kilomètre et demi de long; l'eau a à peu près un mètre de profondeur, mais le courant y est si violent que la navigation est impossible.
Entrons maintenant, si vous voulez, à l'Hôtel du lac Bennett, cabane de troncs d'arbres non équarris n'ayant qu'une pièce au rez-de-chaussée, à une seule fenêtre donnant si peu de jour que la porte est constamment ouverte pour y suppléer. Une table flanquée de deux bancs grossiers court le long du mur au-dessous de la fenêtre: au milieu de la pièce bout un fourneau immense, couvert de marmites, pots, poêles à frire, tandis que la cuisinière et son homme remplissent les plats, versent le thé, se multiplient, courant de l'un à l'autre, ayant peine à satisfaire la foule d'affamés qui se pressent à la table.
Quelques-uns, forcés d'attendre, se tiennent en arrière, causant à voix basse, se chauffant les mains au tuyau presque rouge, pendant que d'autres font leur provision de tabac ou dégustent un petit verre, au comptoir là-bas, au fond, présidé par un vieux type de mercanti à barbe, à lunettes, à calotte.
Pour le menu, c'est toujours le même: en ce sens qu'on vous sert ce à quoi vous ne vous attendez pas et qu'on ne vous sert pas ce que vous attendez; mais ce qui ne manque pas, c'est l'augmentation de prix, à laquelle vous ne vous attendez que trop.
Comme une chandelle vient d'être placée sur la table, fichée dans le goulot d'une bouteille, on peut fermer la porte, et les hôtes commencent à grimper par l'échelle qui mène au dortoir, dans la soupente où chacun finit par trouver un casier avec ou sans couvertures. Les retardataires restent en bas et se racontent les dernières histoires des placers, autour d'un verre de grog, puis eux aussi s'en vont se coucher, et bientôt tout dort dans l'hôtel, pendant qu'au dehors il gèle par 25° centigrades.
Comme on nous annonce que la glace commence à devenir mauvaise en bas de la rivière, nous décidons d'aller nous renseigner exactement au poste de police, à 50 kilomètres de Bennett, à peu près à l'endroit où les eaux du lac entrent dans celles du lac Tagish. Là, pensons-nous, nous apprendrons quel est le point en aval qu'il est possible d'atteindre en sûreté.
Un beau matin donc, le 19 avril, par un temps superbe et clair, et un froid de 25 degrés, sec et exhilarant qui fouette le sang dans les veines et nous invite à des actes d'énergie et de vaillance, notre jument la Noire est harnachée au traîneau, aux gaies couleurs, bleu, blanc, et rouge. Assis sur un sac de foin, munis de quelques provisions de bouche et les jambes enveloppées de couvertures, nous voilà bientôt lancés au trot sur la belle glace du lac Bennett, long de 42 kilomètres.
Sur les vingt premiers, une couche de neige recouvre généralement la glace, mais elle disparaît près de l'île, là où le lac s'élargit à 7 ou 8 kilomètres, et les profondeurs vertes et noires de l'eau se révèlent à travers la limpidité de la carapace solide. C'est une véritable partie de plaisir; pas de chargement, un trot accéléré, deux amis heureux d'échapper pour une fois à la routine journalière qui dure depuis bientôt un mois, et puis cet air merveilleux, ce soleil glorieux, cette nature admirable et la bonté du Seigneur, tout cela ne provoque-t-il pas le chant et la louange! Aussi ne nous en faisons-nous pas faute, et c'est à gorge déployée que notre expédition franchit les distances, dépassant la masse mouvante des aventuriers attelés à leurs petits traîneaux chargés de 200 à 300 kilos, surmontés d'un mât et d'une voile, aidés de chiens, en tandem, la langue pendante.
De superbes montagnes aux cimes panachées de glaciers s'élancent presque à pic des rives aux pentes revêtues de forêts, excepté pourtant à l'extrémité Nord du lac, où l'accumulation des débris a formé un plateau élevé de quelques mètres au-dessus du niveau des eaux et distant de 5 à 6 kilomètres du pied des montagnes. Ce sont des dunes de sable et de terre végétale, recouvertes d'une magnifique forêt de pins, sapins et cèdres.
Ici une rivière, par endroits à eau courante, unit ce lac au suivant, en faisant un coude à angle droit qu'on appelle Caribou Crossing (le gué de Caribou), et, après un parcours de 6 à 8 kilomètres, pénètre dans le lac Tagish pour gagner l'autre rive.
Nous nous engageons sur un promontoire où l'eau court sur la glace, qui commence à fléchir et à osciller sous le poids. Jugeant l'endroit peu sûr, nous rétrogradons et pour la première fois nous apercevons un écriteau avertissant les voyageurs de ne pas s'aventurer sur la rivière, mais de suivre la rive, qui est sans danger. Suivant cet avis, nous arrivons vers les deux heures après midi en vue du poste, qui consiste en une hutte nichée dans les pins, à l'air confortable. Mettant pied à terre, nous sommes bientôt à la porte, ornée d'un thermomètre et d'une peau de lynx fraîchement écorché.
Nous entrons; comme de coutume, c'est une seule pièce qui sert de salle à manger, chambre à coucher, cuisine, salon et bureau. Un soldat de la police est transformé en cuisinier, tandis que l'agent des forêts M. W..., préside la table et en fait les honneurs à quelques voyageurs justement arrivés de l'intérieur.
M. W..., qui est un charmant causeur, plein de gaieté et d'obligeance, nous indique un emplacement pour camper, là-bas sur les dunes de sable, dans les bouquets d'arbres. Nous trouverons amplement de quoi construire notre barque; quant à descendre plus en aval, il ne le conseille pas, vu qu'il est hors de question d'atteindre le lac Laberge avant la débâcle des glaces. Il n'est que temps pour se préparer à la navigation.
Il est trop tard pour songer à retourner à Bennett ce jour-là; aussi restons-nous à souper et à causer. Notre agent est un enthousiaste; comme pays rien ne vaut le Canada, et comme ville rien ne peut se comparer à Ottawa. En parlant il se redresse de toute la hauteur de ses six pieds, ses yeux brillent, sa moustache se hérisse, et la main étendue, éloquent, il en énumère les beautés non pareilles. Quelle situation et quel climat! La rivière et les bâtiments du Parlement, et ses rues montantes, et ses rues descendantes! Et puis il s'y fait des expositions, sir, faut les voir.
Mais on se fatigue de tout, même de vanter le Canada; on étend donc un peu de foin sur les rondins qui forment le plancher; nous nous blottissons sous une paire de couvertures, et bonne nuit! Après un déjeuner frugal, pareil au dîner et au souper, nous repartons pour Bennett, non sans faire une halte à l'endroit qu'on nous a désigné pour y camper et d'où l'on découvre une vue superbe sur les montagnes. Nous avons avec nous deux chercheurs d'or venus de quelques centaines de kilomètres dans l'intérieur, du côté des montagnes de la rivière Pelly.
De l'hiver à l'été en un jour.—Une catastrophe.—Caribou Crossing.—Comment on construit les bateaux.—Chasse aux poules de bruyère.—Pêche à l'ombre chevalier.—Préparatifs pour la navigation des lacs et rivières.—Lancement et départ.
Passer de l'hiver à l'été en un jour semble incroyable; c'est pourtant ce qui nous arriva le 22 avril. Par un ciel sans nuage et un soleil brûlant, nous chargeons pour la dernière fois nos traîneaux, à raison d'une tonne chacun, puis nous laissons Bennett dans les frimas, la neige, la glace.
De toutes parts l'œil, sous l'azur du ciel, ne découvre que les tons froids d'un paysage d'hiver, bleu, violet, lilas, gris. Une longue procession d'êtres humains de tous âges et de toute description se meut lentement sur la surface du lac, une masse grisâtre ici et là teintée du roux ou du noir des voiles hissées sur les traîneaux, car le vent souffle du Sud, descend des hauteurs avoisinant les cols et aide puissamment à la poussée en avant de tous ces gens-là.
Nous nous mettons en marche, et quand le gros de la colonne est dépassé, car elle s'éparpille bientôt dans toutes les directions vers les points des rives les mieux boisés, nous commençons à trotter gaiement, car c'est le dernier jour de la marche pénible dans la sente. Mais voici qu'un traîneau, celui de la Noire, s'arrête; son conducteur est jeté à terre; les compagnons l'entourent et s'enquièrent. Le choc a été rude, la clavicule droite est brisée, mais le bras se meut sans trop de peine. L'avis général est de déposer le patient dans une des nombreuses tentes bordant le rivage; il s'y refuse, se sentant, dit-il, la force de marcher de l'avant et d'atteindre les dunes de sable, libres de neige, où l'on va camper pour un séjour prolongé.
Donc, tous remontent sur leur siège, le trot est repris et accéléré, la glace devenant de plus en plus unie et mordante. Un peu après six heures le but est atteint, et nous voici à Caribou Crossing, dans un repli du terrain couvert d'un véritable tapis de bruyère verte, courte et serrée; quelques fleurettes commencent à ouvrir leur calice, les bourgeons apparaissent sur les branches d'aubépine, tandis que du côté du lac une rangée de pins et de bouleaux repousse l'assaut du vent. Mille insectes se poursuivent sur les feuilles, les oiseaux volètent discrètement, et l'air est doux et embaumé des senteurs résineuses des sapins.
C'est véritablement le printemps, ou plutôt l'été, car, sans transition, le changement s'opère de saison à saison dans ce Nord étonnant. Il fait encore grand jour, et bientôt la puissante corde qui supporte le faîte de la grande tente est passée dans la fourche d'arbres distants de 15 mètres et hâlée à force de bras. Quand elle est tendue et fixée au tronc, les piquets sont enfoncés, les cordelettes attachées, et bientôt sous le couvert hospitalier de la toile à voiles chacun s'occupe, soit à préparer le repas, soit à joncher le sol de rameaux de sapin, soit à faire un bandage pour l'estropié, au moyen d'une planchette et d'une écharpe qui maintiendront le bras immobile jusqu'à ce que le ressoudage de l'os se soit effectué. On fait donc sauter le couvercle d'une caisse à chandelles, on l'encoche aux extrémités, et en un clin d'œil notre patient est entortillé, lié, ficelé et mis par des mains rudes, mais bienveillantes, en voie de guérison. De docteur? Il n'y en a pas; on fait sans eux, et on s'en trouve.... Passons, cela leur ferait trop de peine.
Les traîneaux sont laissés sur la neige, au pied de la dune; les chevaux, mis en liberté, marquent leur joie de retrouver le vert et le sec par des gambades folles et se vautrent dans le sable, les quatre fers en l'air. La neige disparaît rapidement des pentes des montagnes sous l'action d'un soleil puissant et de la douceur de l'air; la glace des lacs seule va tenir bon pour un mois environ; d'ici là on a le temps de se préparer à la navigation.
Nous sommes bien installés à Caribou Crossing, avec abondance de bois sec à proximité. L'intérieur de la tente appelle notre attention immédiate. La place d'honneur est réservée au poêle, qui est monté sur quatre pieux fichés en terre. Juste en face, une table est improvisée au moyen de quatre piquets sur lesquels on ajuste, en la retournant, la caisse à rebords bas d'un des traîneaux, longue de trois mètres et large d'un mètre.
C'est parfait; comme sièges, des caisses, des barils et même des tabourets faits d'une section d'arbre, percés à la vrille de trois trous dans lesquels sont fichés des rondins. À loisir, un artiste en menuiserie fabrique deux ou trois chaises en branches de bouleau blanc et vert du plus bel effet; pour les lits, une couche de sable fin qui est d'abord lavé dans le pan pour s'assurer qu'il ne contient pas d'or, et là-dessus un amas de branchettes de sapin sur lesquelles le sac-lit est déposé; le tout est d'un confortable parfait: ce n'est pourtant pas le repos que nous allons trouver ici. Nous décidons de renvoyer les chevaux à Skagway pour les y vendre, attendu qu'à Bennett ils n'ont aucune valeur; comme le foin s'y vend à raison de 150 dollars la tonne de 1 000 kilos, peu de personnes peuvent se payer le luxe d'entretenir une écurie. D'ailleurs, la plupart de ces bêtes n'ont plus aucune utilité, le reste du voyage devant se faire par eau.
Donc, nous prenons congé, non sans émotion, des six fidèles animaux qui ont été nos compagnons pendant ces quelques semaines et qui sont en bonne condition, sans une égratignure, en dépit des culbutes, chutes et plongeons qu'ils ont exécutés, ce soir par exemple, quand, dans un des plus mauvais passages du Porc-Épic, la Noire disparaît tout à coup, la glace cédant sous son poids, et se débat entre les rocs et dans le courant rapide. Nous la croyons perdue; cependant avec quelque peu d'aide elle réussit à se sortir de ce mauvais pas, et nous la hissons sur la terre ferme, transie et haletante, mais saine et sauve. Et puis, ces braves bêtes ont été bien soignées, et la pensée qu'elles peuvent tomber en des mains brutales inspire un sentiment de pitié et de regret. Il semble que la souffrance soit la condition morale de la vie, et que plus on aime, plus on souffre. Mais qui voudrait aimer moins pour avoir moins à souffrir?
Le temps est sec et admirable: il gèle la nuit, quelques degrés au-dessous de zéro; c'est la fin avril, les bourgeons s'entr'ouvrent, les saules verdissent, les couleurs se corsent, le mica des sables étincelle aux rayons du soleil, la cascade gronde à quelque distance, les oiseaux se poursuivent en chantant, oiseaux bleus, oiseaux bruns et rouges, encore innomés; les pins balancent en rythme leur couronne au souffle de la brise, exhalant une senteur délicieuse, et sur le fond sombre de la forêt se détachent les troncs élancés et d'un blanc verdâtre du bouleau.
Mais il est temps de commencer l'inspection des arbres qui doivent fournir le matériel de notre embarcation: il les faut droits, avec un peu de branches, d'un diamètre suffisant, pas moins de 20 centimètres, en même temps qu'assez rapprochés les uns des autres pour réduire à un minimum la distance entre eux et l'échafaudage nécessaire pour le sciage de long.
Ces conditions ne sont pas faciles à trouver réunies; mais, finalement, les arbres sont choisis, et, pour nous en assurer la possession, nous faisons une entaille dans l'écorce et nous y écrivons le nom de l'expédition. Ayant calculé qu'une douzaine d'arbres feront à peu près l'affaire, nous retournons avec des haches et commençons à les abattre et à les ébrancher, ce qui est l'occupation d'une journée. Pour la plate-forme on choisit un endroit où au moins trois arbres, et si possible quatre, se trouvent disposés en un parallélogramme de dimensions convenables, par exemple 4 mètres sur 2. S'il n'y a que trois arbres, on remplace le quatrième en creusant un trou là où il devrait être par rapport aux autres et en y dressant une bille bien calée au moyen de terre et de pierres.
Sur ces quatre colonnes on cheville des traverses qui sont réunies l'une à l'autre par des mortaises, de sorte que tout l'échafaudage est solidement construit et compact. Du sommet de deux de ces piliers, des billes vont rejoindre le sol à 2 ou 3 mètres de leur base, ce qui servira au hissage des troncs sur la plate-forme, au moyen de cordes et de poulies. Les troncs de sapin blanc et de pin, coupés aussi longs que possible, pourvu que le moindre diamètre soit de 15 centimètres, sont amenés au pied de l'échafaudage et, là, écorcés et équarris grossièrement et à la hâte.
Un de ces troncs ainsi préparés est hissé sur l'échafaudage et solidement fixé dessus, puis un homme y grimpe avec une scie dont son compagnon tient l'autre bout. Le tronc a été marqué au préalable au moyen d'une ligne noircie au charbon, tendue d'un bout à l'autre.
On obtient ainsi une série de lignes parallèles, distantes de 5 ou 6 centimètres, donnant l'épaisseur des planches. La scie est mise ensuite en mouvement, et le travail se poursuit monotone; les planches sont entassées à l'ombre, pour sécher. Puis on scie encore des pièces carrées, de différentes dimensions, qui doivent servir à la charpente de la barque.
Il y a, en outre, à façonner le mât et les avirons pris à des arbres secs à cause de leur légèreté. C'est un travail considérable, qui dure quelques semaines, et c'est ainsi que tout le mois de mai se passe à cette besogne.
Il y avait dans notre voisinage immédiat une bande d'Argonautes d'environ 40 personnes, venant de l'Iowa, et possédant une machine à vapeur avec laquelle ils faisaient marcher une scierie; ils eurent assez de planches pour construire deux bateaux à vapeur, un grand et un petit.
Cette compagnie avait comme destination une rivière se jetant dans le Yukon inférieur à plus de 1 500 kilomètres au-dessous de Dawson; mais les avis s'étant partagés sur les chances de cette entreprise lointaine, l'association se rompit, et finalement le vapeur, construit pour 40 personnes, n'en portait que 10 ou 12 à son passage à Dawson.
Tout le reste s'était éparpillé le long de la rivière. Ce cas fut d'ailleurs très fréquent; on vit rarement une association de plus de 2 ou 3 personnes parvenir sans querelle à son terme; des couples d'amis même ne pouvaient s'entendre très longtemps, et cependant il était presque impossible de marcher seul; c'est là un des phénomènes les plus curieux à noter dans l'histoire morale de l'immigration.
Les bœufs qui avaient transporté les marchandises de leurs propriétaires servaient en ce moment à les nourrir; il y avait alors abondance de viande fraîche, un peu coriace mais saine, et reposant l'estomac du régime prolongé du lard et du jambon. Le prix en était assez modéré: 25 sous la livre. Puis dans les ruisseaux, maintenant à eau courante, les truites et les ombres chevaliers se pêchaient aisément au harpon, quand elles remontaient les rapides en bandes pour aller frayer; les canards et les oies aussi se voyaient en vols immenses, se dirigeant à tire-d'aile vers le Nord, et souvent s'abattant pour chercher leur proie dans les cours d'eau et les marais.
C'était à l'extrémité du lac que les campements étaient le plus nombreux. À la fin de mai les bateaux étaient presque tous achevés, et comme on n'avait pas autre chose à faire, une fusillade nourrie faisait rage dès l'aube, qui se montrait alors à 3 heures du matin, jusqu'à la nuit à près de 10 heures. On tirait les canards hors de portée, et quelquefois on relevait une touffette de plumes; on les tirait au pistolet et au revolver, au fusil de chasse et à la carabine, aux armes de chasse et aux armes de guerre, et finalement on allait acheter une tranche de bœuf. Les canards du Yukon sont les plus réfractaires qu'on ait jamais vus, et les oies ne leur cèdent en rien.
Quant au caribou et à l'élan, ils se font rares dans ces parages à présent si visités par l'homme. Il arrivait cependant assez fréquemment qu'on en rencontrât de solitaires; un de nos voisins, M. A..., chasseur de profession, remontant la rivière Wilson, qui, venant de l'Ouest, se jette dans le Yukon non loin de Caribou Crossing, aperçut un élan se baignant dans le courant, et réussit à l'abattre après lui avoir logé sept balles dans le corps.
Il revint au camp et avisa ses amis qu'ils pouvaient aller se pourvoir de chair fraîche moyennant une moitié du chargement à son profit. Comme l'animal se trouvait à quelque 35 ou 40 kilomètres de distance, la plupart des amis préférèrent se passer de cette aubaine, tandis que d'autres bravement s'en furent dépecer et rapporter à dos 30 à 40 kilos de bonne viande très pareille au bœuf, mais plus tendre et ayant un petit goût sauvage.
Les forêts, qui couvrent de vastes territoires le long de ces lacs, seraient magnifiques si elles n'étaient si souvent et si terriblement dévastées par les incendies que provoquent quelquefois la négligence des campeurs, mais plus fréquemment encore la combustion spontanée. Ce fait explique la rareté extraordinaire du gibier. Le chasseur peut parcourir des hectares de bois superbes, qui, semble-t-il, devraient pulluler de gibier de toute sorte, sans voir autre chose que çà et là un lièvre, et plus souvent un écureuil ou une poule de bruyère.
Les colonnades de sapins, de cèdres, de pins, sont parfois si serrées que la lumière a peine à éclairer les dessous, d'un noir verdâtre, de ces dômes de feuillage et de rameaux; l'air est immobile, le silence est terrible, il pèse sur vous et remplit l'âme d'une horreur inexplicable. En effet, on ne s'attend à rien d'effrayant, on réalise plutôt l'absence complète de tout être bon ou mauvais. Pas un son, pas un bruissement, pas le plus léger froissement de branches ou de feuilles; l'atmosphère est vide et la vie est éteinte; on se surprend à s'écouter marcher comme un autre soi-même, et oppressé on s'assied, l'arme entre les mains, prêt à faire feu sur l'apparition qui, on le sait, ne se produira pas.
Silence des bois, horreur des bois, mystérieuse forêt, majesté des antres impénétrables, fûts et colonnes, involontaires témoins de cette question muette qui reste sans réponse: on sort de là, comme d'un rêve, sans se souvenir.
La mousse est épaisse, on y enfonce quelquefois à mi-jambe, et l'eau est là partout, suintant, jaillissant, s'infiltrant, limpide, enfiévrée. L'espace se fait, la lumière revient; un sifflement à distance, vous avancez prudemment, puis vous apercevez bientôt un joli écureuil gris, au dos roux, vous regardant planté sur ses pattes de derrière, effaré, tremblant, redoublant ses cris aigus. Va, petit, ce n'est pas à toi qu'on en veut!
La variété des mousses est immense; par places, c'est un ouvrage de tapisserie qui ne déparerait pas le salon le plus élégant; c'est un fouillis de rameaux minuscules, crêpés, déliés et de teintes exquises, lilas, lie de vin, comme brodés sur un fond plus sombre d'émeraude et de vert pomme. On n'a garde de fouler aux pieds ces chefs-d'œuvre. Tout à coup un bruit sourd nous fait dresser l'oreille: c'est comme un roulement de camion à distance; après un arrêt de quelques secondes, il se fait de nouveau entendre; puis une masse noire traverse la clairière et s'abat sur le sol à une distance de quelques mètres; on peut distinguer un oiseau de la grosseur d'un poulet, l'infime cause de tout ce tracas. Il vient de quitter un sapin et se pose à terre en vous regardant fixement. Feu! le voilà mort: c'est une poule de bruyère de petite espèce, à chair excellente, au plumage d'un brun presque noir avec une frange blanche dessinant les petites plumes, et au-dessus de l'œil une cocarde demi-ronde d'un cramoisi très vif. C'est un fort bel oiseau, mais il est également stupide, car, au lieu de fuir, il se tourne vers le chasseur comme hypnotisé, l'observe et offre ainsi un but facile au fusil; il est assez commun en Alaska; le mâle se reconnaît à une aigrette.
Des pistes nombreuses de lynx se reconnaissent et traversent, ici et là, des bancs de sable.
Descendant un talus formé par l'érosion d'ardoises pourries, on arrive à un étang circulaire de 1 kilomètre de diamètre, recouvert d'herbe et de roseaux sur presque toute sa surface, excepté un petit bassin au centre, à eau plus profonde, où se cachent sans doute des palmipèdes. Avançant bravement dans l'eau glaciale qui monte bientôt au haut des jambes, l'intrépide chasseur voit s'envoler une bande de canards hors de portée, et par acquit de conscience il fait en l'air une décharge qui n'a pour résultat que d'éveiller des myriades de maringouins; ceux-ci, sonnant la charge, forcent l'imprudent à une retraite précipitée. De poules de bruyère qu'on peut prendre, il n'y en a pas; les canards, on les trouve en masse, mais on ne peut pas les avoir: curieux pays!
Revenons à notre bateau: il a été décidé qu'on le ferait carré, à fond plat, de dimensions plus que suffisantes pour porter six hommes et 6 tonnes de fret de toute nature; il aura donc 10 mètres de long, 2m,50 de large et 0m,50 de profondeur.
Les pièces de la charpente sont assemblées sur un chantier établi près de la tente et non loin du rivage; puis les planches, soigneusement rabotées, sont clouées sur place; enfin, le tout étant solidement chevillé et boulonné, on retourne le bateau pour le calfater en élargissant les fentes, en séparant les planches, et en bourrant les interstices de filasse sur laquelle on verse de la poix bouillante; après cela l'eau ne pénétrera pas.
Les ponts de l'avant et de l'arrière sont achevés, le mât mis en place; une cabine devant servir de cuisine et de chambre à manger reçoit le poêle; un puissant aviron est encastré en guise de gouvernail dans une fourche naturelle d'arbre et renforcé d'un boulon à l'extrémité; une pompe est placée de façon à pouvoir épuiser l'eau qui peut s'infiltrer; enfin la voile, faite d'une fraction de la grande tente, est attachée à ses vergues, et, en capitales rouges et bleues, les mots VILLE de PARIS s'étalent sur sa blanche étoffe.
Puis au moyen de rouleaux et de planches la pesante embarcation est lancée, car depuis quelques jours les glaces ont entièrement disparu, et l'ère de la navigation a été ouverte, ce dont témoignent les centaines de bateaux qui franchissent le Caribou Crossing.
Deux ou trois jours suffisent pour s'assurer que tout est en ordre, que la barque tient bien dans l'eau et que la pompe est une superfluité; alors on procède au chargement.
Les traîneaux sont démontés, et les parties les plus pesantes placées au fond, puis les sacs, caisses, boîtes, ballots, s'entassent méthodiquement et de façon que l'arrière soit tant soit peu plus chargé que l'avant. Enfin sur le tout se posent les longues caisses de 3m X 1m garnies des sacs-lits. Ainsi chargée la Ville de Paris a un tirant d'eau de 35 à 40 centimètres et peut naviguer dans les eaux les plus basses que nous soyons exposés à rencontrer en bas de la rivière.
Le vendredi 3 juin, le chargement est terminé, et le soir à 8 heures nous nous embarquons. Nous prenons d'abord un peu de repos, car le vent est faible, et nous attendons qu'il fraîchisse pour larguer l'amarre.
Un peu après minuit, le capitaine (c'est un de nos hommes qui s'entend quelque peu au maniement d'un bateau) nous réveille; nous nous mettons à l'eau chaussés de nos hautes bottes en caoutchouc et nous poussons la barque en pleine eau. La brise est encore trop légère pour que nous usions de la voile; aussi devons-nous avoir recours aux rames, et nous voilà partis au petit jour, car, à cette saison, déjà il ne fait plus nuit. Non sans regret nous disons adieu à ce camp dans les dunes et les pins, où nous avons passé un peu plus d'un mois par un beau temps presque continuel.
Les lacs.—La rivière Six Mile.—Au poste de Tagish.—Un prêche en plein air.—Quatre assassins indiens.—Tragédie.—Le lac Marsh.—La flottille de bateaux.—Un violoniste hongrois.—Une truite saumonée.
En quelques minutes le chenal qui verse les eaux du lac Bennett dans le lac Tagish est atteint; mais, comme le courant n'est pas très rapide et que le vent est tombé, il nous faut ramer à force de bras; puis, là où la rivière fait un coude presque à angle droit avant d'arriver au second lac, le vent saute et nous souffle en face, de sorte qu'il nous est impossible de mouvoir la pesante masse; force est d'aborder et d'attendre que le vent tourne de nouveau et nous permette d'avancer.
Il est environ 6 heures du matin et on reste en panne jusqu'à 10 heures; enfin la saute favorable se produit et nous nous remettons en route. Nous entrons sans peine dans le lac Tagish, bien que le passage soit très étroit et abonde en bancs de sable où plusieurs bateaux s'échouent et dont ils sont quelquefois des heures à sortir. Les eaux sont couvertes d'embarcations de toutes grandeurs, formes et gréements; leur voilure est non moins pittoresque de formes et de couleurs, et le personnel aussi hétérogène qu'on peut le souhaiter d'une invasion de ce genre.
Mais bientôt il faut baisser la voile, l'air est calme et, pour ne pas rester tout à fait immobiles, deux hommes descendent à terre et au moyen d'une longue corde halent la barque, aidés par les camarades restés à bord et armés de gaffes.
On arrive ainsi en face du terrible Windy Arm (le bras du vent), qui est l'entrée d'une baie très étroite et longue de 18 à 20 kilomètres, très redoutée des navigateurs. De nombreux naufrages ont eu lieu à ce point, et il arrive souvent que la traversée de cette nappe d'eau est impossible pendant plusieurs jours; mais nous la faisons à la rame et bientôt à la voile, car une bonne brise s'est levée. Le lac Tagish est long de 30 kilomètres; sa largeur moyenne est de 2 à 3. Il est rejoint par le Taku Arm, venant du Sud, et qui doit être de longueur considérable si l'on en juge par la dépression entre les montagnes, qui peut se discerner à perte de vue.
Tous ces bras sont désignés par le Dr Dawson, le fameux géologue canadien, sous le nom de lac Tagish et sont les lieux de pêche et de chasse des Indiens de ce nom. De hautes montagnes de 2 000 à 3 000 mètres enserrent les lacs Bennett et Tagish et leur donnent une forme d'S renversée, la direction générale étant Nord, Est et Nord. Vers l'extrémité Nord du lac Tagish et sur le versant Ouest, les montagnes s'éloignent des rives, laissant de vastes plaines marécageuses entre leur pied et les eaux du lac, qui se déversent par la rivière Six Mile (9 kilomètres) dans le lac Marsh.
Des rochers à fleur d'eau à l'entrée de ce chenal exigent quelque attention; mais bientôt nous voici à Tagish Post, station de la police canadienne; c'est ici qu'il faut faire viser les papiers de douane délivrés au White Pass, et, comme c'est dimanche matin et que l'observation du jour dominical est rigoureuse au Canada, nous devons renvoyer à lundi la visite des bureaux. Nous en profitons pour faire un tour à travers le camp fourmillant de monde, tandis que des centaines de bateaux se suivent côte à côte sur la rive bordée de saules.
À quelques mètres de là les sombres sapins s'élèvent serrés, ombrageant des tentes et entourant d'une enceinte de verdure les spacieux parallélogrammes où se dressent les constructions officielles; ce sont des loghouses, ou maisons en troncs d'arbres longues et basses, percées de très petites fenêtres et de quelques portes aménagées pour la police, les douaniers, les officiers et leurs familles; elles contiennent des appartements, des réfectoires, des bureaux, des magasins.
Mais approchons-nous du centre de la place formée par les trois corps de bâtiment à angle droit: une foule s'est assemblée là, hommes, femmes, même quelques enfants; les uns se sont assis sur des bancs grossiers, faits d'une planche clouée sur des pieux enfouis dans la terre, d'autres sont accroupis sur le sol, d'autres encore ont improvisé des sièges avec des objets trouvés sur les lieux, traîneaux, baquets, barils, troncs d'arbres. Vis-à-vis des bancs une table très simple recouverte d'un tapis sur lequel repose une Bible: c'est le prêche. Chacun se recueille, et au milieu d'un silence solennel, le ministre, un jeune homme imberbe, à lunettes, en costume de mineur et nu-tête, prie, dirige le chant, et débite un sermon. Les hymmes sont chantées debout par toute l'assistance. Ce sont les mélodies et les cantiques populaires que tous les gens de race anglo-saxonne connaissent par cœur, les ayant appris dans leur jeunesse à l'école du dimanche. Le discours est plein d'allusions à la condition des émigrés, et les prières, la dernière surtout, dans laquelle le prédicateur recommande à la grâce divine les parents, les familles, les amis laissés en arrière, font se gonfler bien des cœurs et couler bien des larmes. Car, après tout, n'est-ce pas pour eux qu'on est parti? N'est-ce pas pour ce qu'on a de plus cher qu'on endure tant de privations, qu'on accepte tant de sacrifices? Et tous ne savent-ils pas, dans cette assistance, qu'avant longtemps leurs rangs seront décimés et que les bien-aimés pour lesquels ils se sacrifient, beaucoup d'entre eux ne les reverront pas? Comment l'émotion pourrait-elle être absente à l'évocation de tels souvenirs et de telles réflexions? C'est un fait remarquable que, parmi ces hommes rudes, de terribles jureurs souvent, la plupart prêts à verser le sang, il n'y en a pas un seul qui ne respecte la parole de Dieu. Ils sont indifférents peut-être, jamais moqueurs, et en présence d'une croyance sincère, ils s'inclinent avec déférence. Et aujourd'hui ces géants, tout en muscles et en énergie, qui semblent taillés à la hache dans la chair humaine, s'inclinent, humbles et confiants, comme de petits enfants. L'impression est profonde.
Après la quête faite par des officiers en uniforme écarlate, et recueillie dans leur chapeau en feutre gris à bords rigides, on se disperse pour aller déjeuner, car il est midi. Ceux qui ne sont pas pressés visitent le poste et, curieux, examinent une tente à l'entrée de laquelle un sergent fait bonne garde, la carabine à la main et le revolver muni d'une cartouchière pleine. Des piquets réunis par une corde tiennent à distance la foule, qui est évidemment dans l'attente de quelque chose.
Le sergent pénètre à l'intérieur de la tente et en ressort bientôt, conduisant quatre Indiens de 16 à 20 ans liés l'un à l'autre par une chaîne pesante rivée aux chevilles au moyen d'anneaux, terminée par une enclume énorme que porte en ses mains le dernier des prisonniers. Ce sont les assassins de Meehan et de Fox, deux prospecteurs qui au printemps furent, l'un tué, l'autre blessé, dans une embuscade dressée par ces vauriens.
Le cortège s'avance lentement, traverse la place et pénètre dans un des corps de logis que nous avons décrits.
Suivons-le: les prisonniers sont conduits dans une chambre assez vaste contenant deux tables le long des murs; à l'une sont assis, mangeant et buvant, une dizaine de soldats. Les nouveaux venus se placent seuls autour de l'autre et commencent à attaquer de fort bon appétit, et en plaisantant, ce qu'on peut deviner à leurs sourires, les plats de viande et de farineux qu'un soldat met devant eux. Ils se ressemblent comme tous les Indiens, et rien sur leur visage impassible ne dénote le criminel. Ils ont cru faire acte de braves, ils considèrent leur crime comme un honneur. Tout Indien en ferait de même s'il en avait l'occasion. Faudrait-il donc déclarer correct le mot cynique d'un Américain: «Il n'y a d'Indien bon que l'Indien mort»? Les vieux trappeurs, les coureurs des bois vous diront qu'il ne faut jamais se fier à cette race.
La rivière Fifty Mile.—Miles Canyon.—Un tramway en troncs d'arbres.—Les rapides du White Horse.—Nombreuses victimes.—Naufrages.—Un mariage en canot.—Le lac Laberge.—Trois jours sur une île.
La rivière Lewis, après avoir traversé les lacs Bennett, Tagish et Marsh, coule pendant 80 kilomètres avant d'atteindre le lac Laberge; dans cette partie de son cours, elle se nomme la rivière Fifty Mile. Sa largeur est de 200 mètres environ; elle forme de nombreux méandres, et son lit abonde en promontoires et en barres de sable. Les rives sont boisées et accidentées; les bancs d'argile s'élèvent par places à 100 mètres de hauteur et sont habités par des myriades de martinets qui s'y creusent des nids, dont les ouvertures innombrables font penser à une écumoire déroulée tout le long de la rivière. Le vent remonte la vallée et le courant est peu rapide. Nous prenons donc l'aviron, et vers 5 heures du soir nous accostons à un kilomètre au-dessus de Canyon Hôtel; ici la rivière fait un coude à angle droit et à l'Ouest, sur quelques cents mètres, pour en faire un second et reprendre la direction du Nord à l'entrée même du Canyon. Nous allons examiner les lieux, mais sans nous prononcer; au premier coude, où sont deux ou trois longs bâtiments en troncs d'arbres tout à fait pareils à ceux de Tagish Post et s'intitulant pompeusement Hôtel et Salon, il y a un tramway avec rails faits de troncs d'arbres écorcés et sur lesquels roulent, tirés par deux chevaux, des camions à roues de fer à très large bande concave destinées à emboîter la convexité des rails en bois. Ce tramway suit une ligne formant l'hypothénuse de l'angle dont le sommet est le commencement de Miles Canyon et va rejoindre la rivière juste au-dessous des rapides du White Horse, à 6 kilomètres de l'hôtel.
Ainsi les voyageurs prudents évitent le Cagnon et les rapides en prenant le tramway: leurs provisions sont transportées par la même voie, l'embarcation seule, «vidée», est abandonnée à la violence du courant et happée au passage en aval du White Horse. Seulement la taxe de trois sous par livre prélevée pour ce service est quelquefois cause que l'on préfère tenter la descente, gens, marchandises et barque, moyennant une rétribution raisonnable acceptée par un pilote d'expérience.
C'est ce qui nous arrive: rentrés à bord, nous sommes accostés par un de ces pilotes, qui nous persuade de louer ses services pour une somme de 45 dollars. Il propose de nous descendre ce jour-là jusqu'à l'entrée du Cagnon, car il a sa tente dressée là; nous acceptons et nous amarrons, passant une double corde autour d'un arbre solide, car le courant est déjà très fort, et entre les parois verticales de la brèche étroite par où se précipitent en mugissant les eaux refoulées de la rivière, nous voyons s'élever un dos d'âne d'écume blanche qui ne promet rien de bon. Comme nous dormons à bord, ainsi que d'habitude, nous tenons à ce que notre sommeil ne soit pas troublé par des cauchemars affreux où nous nous verrions, la chaîne brisée, partir en dérive comme une flèche, entrer dans ce Styx, chevaucher le dos d'âne et, arrivés au bassin central, être saisis dans le tourbillon du remous et fracassés contre les colonnes de basalte noir. Mais le matin nous retrouve, ô surprise, en sûreté à la même place, et bientôt notre pilote arrive avec son aide et prend place à l'avant, où un aviron est solidement fixé, tandis que le second s'empare du gouvernail, qui n'est, comme on le sait, qu'une puissante rame. On nous recommande, à nous quatre de l'équipage, de ramer avec autant de force qu'il est possible, afin de marcher plus vite que le courant, qui est de 24 kilomètres à l'heure, et de permettre ainsi au pilote de manœuvrer.
Après une prière mentale, courte mais éloquente, nous voilà partis; le Cagnon est entré, franchi, puis le bassin, puis encore le Cagnon, et nous voilà dehors; cela a pris un peu plus de deux minutes pour faire ce kilomètre. Nous avons ramé dur et n'avons vu qu'une masse noire, des rochers à droite et à gauche, qu'une masse blanche, l'écume, en avant et tout autour de nous, et nous n'avons entendu que le roulement de tonnerre de ces eaux violemment comprimées dans l'impasse, et le cri strident, dominant ce tonnerre, du pilote commandant la manœuvre. Son cri redouble d'intensité quand on tourne une colonne, sans la toucher heureusement, car un contact à ce moment-là serait fatal. Enfin, tout va bien, et nous continuons, encouragés par ce premier succès.
Cette course folle nous amène au rapide du White Horse, près de 3 kilomètres plus bas que le Cagnon; on y arrive par une succession de rapides peu dangereux; même on aborde pour changer d'hommes; les deux pilotes nous quittent ici et sont remplacés par un Sang-mêlé, à l'encolure puissante. Il nous recommande également de ramer à outrance pour gagner le courant de vitesse; en route donc et bon courage! Nous voici bientôt engagés dans les rapides, un peu moins longs que le Cagnon, mais plus dangereux peut-être; les eaux resserrées dans un étroit chenal bondissent en montagnes d'écume roulant sur d'énormes blocs de roche où se sont brisés maints esquifs, et où ont péri maints équipages. Voici ce qu'en dit M. Ogilvie, autrefois géomètre-arpenteur officiel et maintenant gouverneur du Yukon: «Vous pouvez descendre les rapides du White Horse, si vous voulez, du moins vous pouvez essayer. Pas moi. J'ai découvert que, dans une seule saison, treize hommes ont perdu la vie en les descendant, et, bien que je ne donne pas ceci comme certain, je crois que ce doit avoir été une forte proportion de ceux qui l'ont tenté.»
Le Cagnon est large de 30 mètres à peu près, et ses rochers de basalte presque à pic ont de 20 à 30 mètres de hauteur. La chute totale dans le Cagnon et les rapides du White Horse a été mesurée: elle est 10 mètres. Puis à quelque distance au-dessous de ces derniers le courant est rapide et la rivière large, avec de nombreuses barres de gravier. Le nom de White Horse (cheval blanc) ne se rapporte pas à un cheval blanc quelconque, mais, dans le Canada, il évoque l'idée de péril, de danger. C'est du moins ce que nous explique un coureur des bois canadien. Il est certain que ces rapides ont fait de nombreuses victimes, à ce point qu'en juin dernier la police a interdit aux femmes et aux enfants de les descendre; ils doivent prendre le tramway et rejoindre leurs gens au-dessous des rapides.
Nous les avons franchis heureusement, Dieu merci, et nous accostons immédiatement pour prendre un court repos, car la tension des nerfs et l'effort énergique qu'il a fallu déployer pour ramer nous ont quelque peu fatigués. Mais comme nous décidons de ne pas déjeuner avant d'avoir atteint une section de la rivière où le courant est moins vif, nous nous remettons en route sans tarder. Ici la rivière est divisée en plusieurs bras par des barres de gravier jonchées des débris des bateaux qui ont chaviré dans les rapides; quelques-uns sont encore en assez bon état et n'ont qu'une voie d'eau réparable; mais de certains autres il ne reste qu'une pile de bois enchevêtrés, brisés menus, rappelant un jeu de jonchets. Quelques naufragés étendent sur la rive les rares effets qu'ils ont pu sauver, tandis que d'autres, n'ayant plus rien à sécher, se sèchent eux-mêmes. Pour nous, nous n'avons fait qu'embarquer une lame ou deux, qui n'ont causé aucun dommage; pleins de reconnaissance, nous prenons congé de notre pilote, qui reçoit en souriant son argent et nos éloges et déclare en même temps qu'il n'a jamais vu (en parlant de nous) de si piètres rameurs. Nous baissons la tête, humiliés, tout en admettant que c'est la vérité. Nous lui serrons la main, et au revoir, sans rancune.
Nous apprenons que George Hamner, le fameux pilote des rapides de White Horse, s'est marié récemment, et, comme il convient à sa carrière de périls et d'aventure, la cérémonie du mariage a été célébrée dans un bateau descendant les rapides. Quand le ministre dit: «Je vous déclare mari et femme», il eut à élever la voix au point de crier et eut peine à se faire entendre dans le mugissement des eaux déchaînées. L'épouse est une personne cultivée qui, il y a quelques années, visita le Transvaal et interviewa le président Krüger pour la Tribune de New-York.
D'ici au lac Laberge, il y a 40 kilomètres, et la rivière Fifty Mile présente les mêmes caractères que dans sa partie supérieure; elle décrit de nombreux circuits et court au pied de collines peu élevées et boisées, assez larges par endroits, formant des îlots et des barres de sable et de gravier. À son embouchure, les collines s'abaissent et font place à des plaines couvertes d'herbes et coupées de marécages; nous campons sur la rive. Le lendemain nous nous avançons à la rame et prudemment dans le delta aux eaux peu profondes et nécessitant l'emploi fréquent de la sonde. Enfin nous gagnons le large, mais le vent ne se presse pas de souffler; nous continuons à ramer, et bientôt la brise se lève, malheureusement elle vient du Nord, c'est-à-dire en sens contraire à notre marche. Nous travaillons avec acharnement, mais, vers deux heures, force nous est d'atterrir sur une île, car il devient impossible de faire avancer notre pesante barque en face de cet obstacle. Nous passons ainsi trois jours sur ces îles du lac Laberge.
La rivière Thirty Mile.—Dangers de cette rivière.—Nous l'échappons belle.—Les rivières Teslin, Lewis, Big Salmon.
Le Cagnon et les rapides passés, on pouvait s'attendre à n'avoir plus que de l'agrément en descendant la rivière, mais nous devions être détrompés, car la rivière Thirty Mile nous réservait des surprises désagréables. En effet, à peine étions-nous engagés dans ses méandres que nous fûmes emportés par un courant excessivement rapide, de 12 kilomètres à l'heure, ce qui n'est pas déjà si mal, si l'on se représente qu'il faut avoir l'œil incessamment sur les rochers et les barres, qui pullulent dans ces eaux. Premièrement, il y a à droite une pointe de roc avec laquelle peu de bateaux n'ont pas eu affaire; vous y êtes portés directement, et ce n'est qu'à force de rames qu'il est possible de l'éviter et de rester dans le courant resserré entre le roc et la rive. Comme nous passions, une des chevilles qui retenaient l'aviron d'avant se rompit, et l'homme qui le maniait fut presque jeté à l'eau avec sa rame. Heureusement celle-ci était retenue avec une corde solide, et l'on put ainsi, sans accident, tenter d'aborder, ce qui était urgent pour la réparation de la fourche d'avant, de laquelle on ne pouvait se passer. Deux hommes sautent à terre avec l'amarre, et l'un d'eux réussit à passer l'extrémité autour d'un sapin, mais l'autre, le timonier, qui tenait le milieu de la corde et devait l'enrouler autour du tronc d'un arbre coupé à un mètre du sol, excité et hors de lui, croyant saisir le tronc, ne faisait qu'embrasser le vide; pendant ce temps la corde lui glissait entre les mains, et la Ville de Paris s'en allait à la dérive; on voyait le moment où l'amarre, arrivée au bout de sa longueur et fortement enroulée autour du sapin, allait se tendre et se détacher au premier choc. Les hommes restés à bord suivaient de l'œil cette scène et attendaient stoïquement l'instant psychologique. Si le câble partait, c'étaient sûrement le naufrage et ses conséquences. Fort heureusement, grâce à la Providence sans doute, la corde en se tendant accrocha le bout d'une grosse poutre fixée en travers à l'avant et la fit sauter en éclats, amortissant le choc, l'annulant pour ainsi dire. La barque était sauvée avec son équipage. Nous réparâmes l'accident en remplaçant les chevilles de bois par des tiges de fer appartenant aux traîneaux, et après deux ou trois heures d'arrêt nous nous remîmes en route.
Nous voici à l'embouchure de la rivière Teslin, qui vient du Sud, du lac du même nom, et dont les eaux sont de couleur brun foncé, tandis que celles de la Lewis sont bleues. Cinquante kilomètres plus loin, la rivière Big Salmon (gros saumon) se jette dans la Lewis, qui conserve une largeur d'environ 200 mètres et dont le courant est ici de 7 à 8 kilomètres à l'heure.
Les Cinq Doigts.—Les Rapides de Rink.—Fort Selkirk.—Un tombeau indien.—Le Yukon.—La rivière Blanche.—La rivière Stewart.—Les Caches.—Le poste de Sixty Mile.—La rivière Indienne.—Les oies et les îles du Yukon.—Vitesse du courant.—Arrivée à Dawson.
Environ 50 kilomètres en aval de Little Salmon, la rivière s'élargit en bassin, ses eaux étant retardées par une barrière naturelle de plusieurs îlots de roche conglomérée et nommés les Five Fingers (Cinq Doigts), non, comme on le croit généralement, à cause de leur nombre, mais parce que le principal de ces récifs, vu du haut de la côte de la rive droite, est divisé en groupes de rochers imitant les cinq doigts de la main. Telle est du moins la version du major T... de Québec.
L'eau refoulée par cette muraille est surélevée d'environ 30 centimètres, et, se précipitant dans les intervalles des rocs, elle produit un bombement de quelques mètres. On choisit d'ordinaire le passage de droite, qui, bien qu'étroit, a l'eau la plus profonde, et avec un peu d'attention, si l'on engage le bateau de façon à enfiler carrément le chenal, il n'y a pas d'autre inconvénient que d'embarquer un peu d'eau. Le rocher passé, voici une série de rapides sans importance, et le courant, très vif à cet endroit, nous emporte bientôt vers les Rapides de Rink qu'on peut éviter en se tenant très près de la rive droite, où l'eau est profonde et à peine agitée.
Entre les rapides et la rivière Pelly (70 kilomètres), on ne rencontre aucun cours d'eau important, mais en général les îlots sont en très grand nombre et groupés ensemble. La Pelly est large d'environ 200 mètres à son confluent avec la Lewis, qui en a alors à peu près 800; les deux cours d'eau réunis forment le Yukon. C'est ici, sur la rive gauche, que se trouvent les ruines de l'ancien fort Selkirk, poste de quelque importance. Il fut établi en 1848 par Robert Campbell pour le compte de la Compagnie de la Baie d'Hudson, au confluent des deux rivières, mais à cause des inondations fréquentes il fut transporté en 1852 à sa place actuelle.
Il fut construit en blocs de lave tirés d'une puissante coulée vomie par un ancien volcan situé à quelques kilomètres à l'ouest de la jonction des rivières et encore recouvert d'une couche de cendre d'une grande épaisseur. Cette coulée est visible à la rive droite du Yukon sur une longueur de plusieurs kilomètres, et s'élève à sa partie supérieure à plus de 70 mètres au-dessus du fleuve. En 1854, les Indiens Chilkoot décidèrent de mettre fin à la concurrence que leur faisait ce poste, et, après de nombreux actes d'hostilité, ils saccagèrent finalement le fort et le brûlèrent; il n'en reste plus aujourd'hui que quelques blocs de lave noircis.
À sa place quelques bâtiments en troncs bruts renferment les magasins d'un nouveau poste. On y trouve aussi une mission et une école; l'été dernier, l'administration d'Ottawa résolut d'en faire le siège du gouvernement du territoire du Yukon, et y envoya 150 hommes de la milice du Canada; des baraques furent construites pour les loger. Il y a en outre un certain nombre de cabanes d'Indiens et des tentes de blancs qui trappent, chassent, font du bois, etc.
Il y a à Fort Selkirk plusieurs tombeaux indiens, entre autres celui du chef Harnan: d'habitude les Indiens disposent de leurs cadavres par la crémation; mais les chefs et les sorciers (ou médecins) ont le privilège de choisir la place où on les ensevelira et où l'on placera leurs tombeaux, qui sont en général bien entretenus. Ce sont des enclos de 1 mètre de haut et de 2 ou 3 mètres de long et 1 mètre ou 2 de large, en planches dressées et ornées de peintures aux ocres multicolores. Des bandes d'étoffe peintes les recouvrent, tandis que des bannières en foulard flottent au vent et qu'une perche haute de plusieurs mètres porte trois boules, une au sommet et deux aux extrémités d'une traverse.
Après Fort Selkirk, et sur une distance de 150 kilomètres, jusqu'à la rivière White (Blanche), le Yukon a de 500 à 600 mètres de largeur, avec des îles nombreuses et généralement bien boisées. La rivière Blanche vient de l'Ouest et est ainsi nommée à cause de ses eaux très chargées d'une cendre volcanique et d'argile, qui les colore en blanc sale; à partir de ce point le clair et bleu Yukon devient trouble et gris. La rivière forme à son confluent un delta de sable mouvant de quelques cents mètres.
15 kilomètres plus loin, voici la Stewart River venant de l'Est. Ici des collines de hauteur moyenne enserrent la rivière et s'élèvent en terrasses successives vers des altitudes plus considérables à l'intérieur; nous arrivons là dans l'après-midi, décidés à y passer la nuit.
Deux hommes de la bande nous quittent pour aller prospecter sur la Stewart; nous devons donc décharger leurs provisions et prendre congé, en leur souhaitant bon succès. Tout un camp s'est établi le long des rives boisées du confluent, et un mouvement commercial important s'y produit; les cabines en troncs sont communes et les caches tout à fait abondantes. Ce sont ici des plates-formes en rondins de quelques mètres carrés, supportées par des perches plantées dans le sol et hautes de 3 mètres environ. On y monte par une échelle et l'on y entasse les vivres et marchandises qu'on veut ainsi soustraire à la voracité des chiens errants et des bêtes sauvages. Une toile goudronnée ou un toit en branches les protège contre la pluie et le soleil. Le prospecteur peut donc explorer la contrée, ne prenant avec lui que ce qu'il lui faut pour son entretien de quelques jours, et puis il vient se repourvoir à son magasin. Les caches sont inviolables, elles garantissent au mineur la vie et la liberté, et le misérable qu'on surprendrait à y toucher serait immédiatement fusillé ou pendu.
En face de l'embouchure de la Stewart il y a des barres de gravier où l'on s'échoue au moment d'aborder. Sans hésiter, on chausse ses bottes de caoutchouc, on saute à l'eau, et à coups d'épaule et de levier on dégage le bateau et on le repousse en eau profonde. Il faut quelquefois dépenser une heure ou plus à cet exercice fatigant, mais absolument sans danger, avant de réussir.
Le lendemain, 18 juin, est le dernier de notre périgrination sur le Yukon; nous comptons être le soir même à Dawson, à 100 kilomètres en aval de la Stewart; nous nous embarquons après avoir pris congé de nos 2 prospecteurs.
À 30 kilomètres de là on passe le poste de Sixty Mile, groupe de baraques en troncs d'arbres avec scierie appartenant à Joe Ladue et centre d'échanges commerciaux assez importants, car la rivière Sixty Mile, qui rejoint ici le Yukon, est bien connue pour ses gisements aurifères. Nous continuons à avancer lentement, le courant étant assez vif, et tout ce que l'on a à faire est de se maintenir dans le chenal principal, qui est le plus profond et le plus rapide, et à éviter les barres; nous avons décidé d'atterrir sur l'une des îles et d'y faire provision de bois, car, information prise, à Dawson le combustible est rare et fort cher; donc nous accostons et nous voilà abattant, la hache en main, quelques beaux fûts de sapin que nous tronçonnons ensuite en sections de trois mètres et que nous entassons à bord de la Ville de Paris, à l'intérieur, à l'avant, à l'arrière, que nous suspendons même à ses rebords extérieurs. Ainsi lestés nous rentrons à bord et nous voyons défiler rapidement les forêts qui revêtent les îles et qui sont remplies d'oies qu'on ne peut surprendre. Puis le courant nous emporte à raison de 6 à 8 kilomètres l'heure, rasant l'embouchure de l'Indian River (Rivière Indienne) et, plus bas, quelques ruisseaux sans importance. Enfin, vers 7 heures du soir, un écriteau fixé sur un rocher plongeant dans le Yukon nous annonce que Dawson n'est plus qu'à un kilomètre.
Étonnés, nous manœuvrons en vue d'aborder à temps et sans encombre, le courant étant très rapide ici, et notre expérience sur la Stewart nous ayant appris à craindre les bancs. Vaine attente! Nous voilà échoués à la sortie du Klondyke, et il nous faut une heure pour nous sortir de là et accoster vis-à-vis des bâtiments de la police à Dawson.
La ville de Dawson.—Son histoire.—Son avenir.—Sa population.—Caractère des habitants.—Les vétérans du Yukon.—Les Chi-Cha-Kos.—Les magasins.—Les «salons».—Les restaurants et ce qu'on y mange.—Viande et gibier.—Les voituriers.—Le soleil de minuit.
«Tout ce qu'il y a de bon a déjà été dit, il ne reste plus qu'à le redire»; ce mot est de Gœthe. Qui n'a pas vu Dawson n'a rien vu; ce n'est pourtant qu'un amas de cabanes et de tentes, disposées avec une apparence d'alignement le long de fondrières décorées du nom de rues et d'avenues, et l'on pourrait plus aisément faire la description de cette ville, de 15 000 à 20 000 habitants suivant la saison, en parlant de ce qu'il n'y a pas que de ce qu'il y a. Les éléments de civilisation qu'on y rencontre sont encore dans un état si embryonnaire qu'ils créent les contrastes les plus tranchés et souvent les plus comiques. L'observateur y trouve une riche mine de sujets extrêmement intéressants: nous essayons d'en montrer quelques-uns.
Le débarcadère à lui seul est une étude; vous avez résolu d'atterrir aussi près que possible des bâtiments officiels bâtis sur la berge, entourés d'une palissade et de troncs d'arbres de diamètre très médiocre et surmontés du drapeau britannique portant à l'angle les armes du Canada, mais sur une distance de près de 2 kilomètres le rivage couvert de galets est inabordable. Un triple, un quadruple rang d'embarcations aux types fantaisistes forme une barrière impénétrable à l'ambitieux qui a projeté de mettre pied à terre.
Le premier rang est à sec sur la plage; le second est à demi dans l'eau; les bateaux des autres rangs se cramponnent aux premiers au moyen de chaînes, de cordes, de câbles, d'amarres; cela est bercé, soulevé, entre-choqué, balancé par les petites vagues du Klondyke, qui se jette dans le Yukon à quelques cents mètres en amont. L'unique ressource est de former un nouveau rang à l'extérieur en s'amarrant aux bateaux les plus rapprochés, ce qu'on ne vous permet pas toujours de faire sans protester.
Enfin il se trouve une âme compatissante qui se laisse toucher, et nous voilà au terme de notre voyage par eau... mais pas encore à terre; il s'agit, en effet, de se frayer un passage jusqu'au bord.
Comme on est poli et qu'on n'aime pas à déranger, évidemment on ne passe pas à travers les tentes érigées au milieu des bateaux; on se donne la peine de marcher le long du bordage, large de quelques centimètres, et, à moins d'être équilibriste, on est certain de tomber à droite dans l'eau glaciale du courant, ou à gauche dans les haricots et le porc, dans la poêle ou sur les angles des caisses à provisions. Puis, ces préliminaires achevés, il faut répéter le même exercice avec un second bateau, puis un troisième et quelquefois une demi-douzaine, et cela plusieurs fois par jour.
Vous imaginez l'agrément; en guise de variante, on se trouve parfois en présence d'un essai de voie de communication sous forme de pièces de bois et de troncs d'arbres jetés entre le bateau et la rive. Vous vous y engagez prudemment, et, arrivés au beau milieu de la passerelle, cela vous tourne sous les pieds; vlan, un plongeon! Le plus simple serait de porter des bottes en caoutchouc, mais pensez donc: les traîner tout le jour à travers les rues de Dawson par une chaleur de 30° centigrades! Non, ce n'est pas à conseiller.
La rivière baisse constamment; son lit est à découvert sur une largeur de quelques dizaines de mètres jusqu'au pied de la berge, haute de 3 mètres, que longe la rue principale. Au delà de la rue et à quelque distance en arrière s'élèvent les habitations des officiers et employés du gouvernement; un peu plus haut à droite, les casernes entourées d'une palissade; à gauche, un ruisseau, venant des collines à l'est de la ville, s'est creusé un lit profond de quelques mètres et passe sous le pont de la chaussée. Sur une certaine distance, les cabanes et huttes en bois ne la franchissent pas, mais ensuite les deux côtés de la rue sont garnis d'une rangée ininterrompue de constructions et de tentes sur une longueur d'un kilomètre.
C'est là la grande artère commerciale de Dawson, avec ses «salons», ses bars, ses hôtels, ses restaurants, ses magasins; c'est là que se promène l'oisive lassitude de centaines, de milliers d'êtres qui, après avoir surmonté bien des fatigues, bravé bien des dangers, lutté contre les éléments hostiles, pendant des mois, se trouvent brusquement jetés sur cette plage et ne savent que faire d'eux-mêmes. Tout à coup leurs yeux se sont dessillés, leurs illusions se sont évanouies, la réalité implacable s'est montrée sans fard, et les malheureux se demandent: Que suis-je donc venu faire ici? Tel docteur a abandonné sa clientèle, tel professeur son école, tel épicier sa boutique, et ici il n'y pas grand'chose à faire dans ces professions-là ou d'autres similaires. Le champ est au mineur, au prospecteur; mais à peine y en a-t-il un sur cent autres de différents métiers.
Ils comprennent maintenant les objections que leur raison leur avait faites avant de partir, et qui étaient tombées devant l'espoir de devenir riches en trouvant un placer merveilleux; ils savent que l'or ne se découvre pas aisément, que les criques aurifères sont toutes occupées, jalonnées, et que pour en trouver d'autres il faut savoir prospecter et aller très loin. Ils ont la ressource, il est vrai, de trouver du travail comme manœuvres sur les placers, mais ils n'ont jamais fait de travaux rudes, et de plus les salaires sont tombés de façon à ne donner qu'un gagne-pain à peine suffisant dans ce pays de cherté exorbitante; d'ailleurs les travaux ne commencent qu'en octobre, et d'ici là il faut vivre.
Sans doute, la plupart ont quelque argent, et tous un approvisionnement suffisant pour les entretenir quelques mois au moins; mais la nourriture n'est pas tout, l'hiver sera tôt venu, et il faut des vêtements de laine très épais ou des fourrures, des chaussures, des quantités de bas, puisqu'on en porte trois ou quatre paires à la fois et sans se plaindre. Et puis, en supposant qu'ils puissent passer l'hiver sans trop d'incomfort, le printemps ou plutôt l'été, car les saisons moyennes n'existent pas là-haut, les retrouvera dans des conditions semblables ou pires, car alors les ressources seront épuisées et le problème restera non résolu. C'est, sans doute, livrés à ces réflexions amères que les malheureux arpentent l'unique rue plusieurs fois par jour, entre les repas, et le soir, lassés, rentrent à bord, sous la tente, pour recommencer le matin suivant cette marche sans but, cet exercice sans objet. Des milliers y ont passé et, heureusement pour eux et pour tout le monde, ils ont eu la sagesse de vendre aussitôt que possible la majeure partie de leur pacotille ou même le tout et de descendre le fleuve dans leur bateau ou par le vapeur. La nostalgie aussi les a saisis, et subitement ils ont voulu revoir leur home. Rien n'a pu les retenir; une sorte de panique a couru dans les rangs de cette grande armée des chercheurs d'or; ils ont crié «Sauve qui peut», et à certains jours la flottille, qui se hâtait de fuir rappelait par le nombre celle qui envahissait le lac Marsh quelques semaines auparavant.
Mais suivons la foule, et quelle foule! De suite vous distinguez le Chi-Cha-Ko du vétéran ou pionnier du Yukon, comme il s'appelle lui-même; le premier a gardé une certaine tenue, ses vêtements conservent une sorte de décence et son air est timide, presque embarrassé. Il avance prudemment et les yeux baissés, comme s'il cherchait à découvrir des pépites parmi les galets et le sable. Comme sa promenade est fantaisiste, il s'arrête, il se tourne indécis, regardant sans voir, écoutant sans entendre; ses pensées sont là-bas.
Le pionnier, au contraire, s'en va crânement, toujours pressé, toujours actif, toujours alerte; de ses habits il n'a souci; il est souvent en haillons pendants, sales, graisseux; ses bottes sont éculées, son chapeau est informe; toutefois il le porte d'un air conquérant, s'ingénie à lui donner l'apparence d'un bicorne, d'un tricorne ou d'une corne quelconque, ce qui a l'air essentiellement militaire. En passant, il jette un coup d'œil dédaigneux sur le tenderfoot (pied tendre, novice), qu'il reconnaît de suite à sa barbe bien peignée, lui qui, par genre, porte dans la sienne un petit monde de débris qu'il serait intéressant d'analyser, si l'on en avait le temps. Sa peau est celle d'un Indien, tant pour la teinte que pour le tissu; on ne peut mieux la comparer qu'au cuir d'alligator dont on fait ces sacs de voyage si en vogue aux États-Unis. Son regard est perçant, porte droit et ne cherche pas les pépites là où elles ne se trouvent pas. Sa poignée de main est cordiale, peut-être un peu trop expressive à votre gré. Tout en causant, il roule une chique entre ses dents et salive abondamment.
Dawson est située sur une barre de gravier, d'alluvions ou de galets, déposés par le Klondyke à son confluent dans le Yukon, formant un triangle dont les deux côtés sont les deux rivières se rencontrant à angle droit et le troisième la colline de 100 à 300 mètres de hauteur courant du Klondyke au Yukon. Sa superficie est d'environ 200 acres, soit 80 hectares; sa plus grande longueur est d'un peu plus de deux kilomètres et sa largeur d'un kilomètre un quart; la plus grande partie de ce plateau est marécageuse et plantée de sapelots et de bouleaux rabougris; la berge, le long du Yukon, est un peu exhaussée au delà du niveau général, c'est ce qui l'a sans doute fait choisir pour le tracé de l'avenue principale. La seconde avenue, qui ne compte que quelques constructions, est déjà dans la bourbe, et les rues transversales ne commencent réellement que vers la partie inférieure de la ville, où le terrain se relève graduellement vers le pied de la colline.
Le terrain sur lequel la ville est construite est presque en entier la propriété de Joe Ladue, un pionnier du Yukon qui, à l'origine des découvertes aurifères sur les creeks, reconnut l'importance du terrain et le jalonna. Il en prit possession en septembre 1897, quelques semaines après que l'or du Bonanza fut mis au jour, et installa une scierie qu'il avait amenée du poste de Sixty Mile. Ce terrain est divisé en parallélogrammes de 30 m. sur 18, par sept avenues allant du Sud au Nord et autant de rues de l'Ouest à l'Est, mais, à moins qu'on ne fasse les travaux nécessaires pour drainer et assainir le marécage, la plus grande partie de ces lots resteront sans emploi.
Le terrain situé entre la rue principale et la rivière, appartenant au gouvernement, a été affermé à Alexandre M'Donald, qui le sous-loue à raison de 10 livres sterling le pied courant et en retire, dit-on, plus de 25 000 dollars par mois. On annonce cependant qu'au mois de mai 1899 ce monopole expirera, et les tenanciers pourront avoir affaire directement aux autorités, qui exigeront des prix moins élevés.
Les habitants de Dawson préfèrent camper et habiter la côte et le sommet de la colline, quoiqu'ils soient ainsi plus éloignés des affaires; de fait, la disposition générale des habitations de tout genre est celle d'un anneau elliptique enserrant le marais. En été, ce dernier est la source d'émanations fétides et putrides, causant un grand nombre de cas de fièvre typhoïde et autres.
La ville d'affaires s'est donc forcément développée le long de la rive. Les lots bâtis sont actuellement tous occupés, la plupart par des locataires qui payent 10 dollars le pied courant du terrain seulement. Ils construisent eux-mêmes, et comme les planches coûtent 200 dollars les mille pieds, on peut juger de la dépense qu'occasionne la moindre bâtisse. Un bureau, de dimension très restreinte, ne peut se louer à moins de 150 à 200 dollars par mois; certains lots se sont payés 30 000 dollars et ne supportent qu'une maison de proportions ordinaires, contenant une salle de moyenne grandeur au rez-de-chaussée et un étage ou deux au-dessus.
Dix lots sur la première avenue, vendus pour 100 dollars il y a deux ans, sont évalués aujourd'hui à plus de 300 000 dollars. Les maisons en troncs situées sur les autres rues et avenues, se louant de 150 à 250 dollars par mois, ne contiennent, le plus souvent, qu'une pièce de quelques mètres carrés, avec une porte et une fenêtre; beaucoup même, sur Front Street, qui est la rue principale, n'ont pas de vitres aux fenêtres. Le verre à vitre ayant fait défaut, les derniers carreaux qu'on pouvait avoir étaient de 8 sur 10 et se vendaient 12 fr. 50 chacun, de sorte qu'il a fallu les remplacer par une pièce de mousseline très mince, qui laisse pénétrer une lumière diffuse. Quelques fenêtres n'ont pas même de cadre, et sont de simples ouvertures pratiquées dans la paroi en planches au moyen d'une scie.
Comme en chemin on a appris à n'être pas difficile et à tirer parti des situations les plus absurdes, on saisit l'occasion, dans les nuits d'insomnie, de faire un cours privé d'astronomie sans quitter son sac-lit. On se réveille, on ouvre l'œil, et aussitôt les beautés de la Grande Ourse se déploient aux regards.
Le sac-lit, en effet, est toujours à la mode; les lits, tels que vous les entendez, n'existent pas encore là-bas. On a toujours recours à la robe de fourrure ou aux couvertures de laine, avec cette différence peut-être qu'on les étend sur une plate-forme, à un mètre du sol, faite de planches brutes et sans ressorts, bien entendu. Autant vaut alors coucher par terre, où, du moins, vous ne risquez pas de tomber en rêvant. Outre les trous qui sont censés représenter des fenêtres, il y a entre les planches formant les parois de certaines maisons des interstices de grandeur suffisante pour admettre à toute heure du jour et de la nuit d'amples provisions d'un air qui serait pur sans ce malencontreux et pestilentiel marécage d'à côté; mais on ne peut tout avoir, le ventilateur et l'air frais.
Les boutiques regorgent de marchandises et les prix sont élevés. Comme leur fonds consiste, pour la plupart, en assortiments complets amenés par les immigrants, elles sont par le fait de véritables bazars en miniature où l'on trouve de tout, depuis des aiguilles jusqu'à une meule de fromage, à un canot, à une paire de bottes; le tout, de rencontre, est plus ou moins fripé et usé. Cependant il y a quelques places où l'on vend du neuf, n'ayant jamais servi, on nous l'affirme; les grandes compagnies, l'Alaska Commercial Co et le North American Trading Co, ont leurs propres vapeurs sur le Yukon et sur l'Océan; les uns et les autres se rencontrent à Saint-Michel et transportent, chaque été, de la côte du Pacifique un fret considérable.
Les glaces encombrent le Yukon cinq à six semaines après qu'elles ont évacué les cours supérieurs des lacs et de la rivière. Ce n'est qu'à fin juin que les premiers bateaux peuvent quitter Saint-Michel et remonter jusqu'à Dawson, qu'ils atteignent au plus tôt vers le 15 juillet. Leur arrivée est le signal de la baisse des prix, qui ne sont jamais si exorbitants précisément que quelques semaines avant l'arrivée des vapeurs, car alors les approvisionnements tirent à leur fin et les négociants en profitent pour liquider leurs soldes.
Sur la plage, entre les bateaux et la berge, de nombreuses tentes sont dressées, ayant devant le front des tréteaux chargés d'objets à vendre ou à échanger: ce sont des mercantis trop pauvres ou trop pressés de s'en aller pour louer une boutique en ville.
Ils ont donc ouvert un marché en plein vent, ils achètent aussi et troquent, toujours armés de leurs balances à peser l'or en pépites, en grenailles ou en poudre, la seule monnaie courante au Klondyke, en même temps que d'un sac de peau pour l'y renfermer. Le client fait son achat sans jamais discuter le prix, jette son sac de poudre d'or au vendeur qui s'en empare, pèse à vue d'œil, il faut bien le dire, et, apparemment satisfait de l'opération, rend à l'acheteur son sac légèrement plus diminué qu'il ne serait nécessaire en stricte justice.
D'ailleurs, si tout ne s'achète pas, à Dawson, et pour cause, tout s'y vend, et à de bons prix. Vous voulez un cheval? 2 000 francs; un baudet, 1 000 francs; un poulet vivant, 50 francs; un œuf frais (pondu à Dawson même), 10 francs; une pastèque, 125 francs; une orange, 2 fr. 50; une petite pomme, 25 sous; les sacs de paier, on les donne. Les consommations en minuscules quantités sont à 50 sous dans les «salons» (cafés); la bouteille d'eau minérale ou de bière coûte 25 francs; le whisky 75 francs; le vin de champagne en proportion.
Un repas dans les restaurants, consistant en un peu de soupe, une tranche de bœuf ou d'élan rôti, et du fruit cuit, avec une tasse de thé ou de café, coûtait 12 fr. 50 au commencement de l'été; l'arrivée des vapeurs l'a fait tomber à 7 fr. 50. La viande est de 5 à 8 francs la livre et le poisson un peu moins cher, surtout à partir du mois d'août, où les saumons arrivent de l'Océan en remontant le courant. Le changement d'eau et les efforts énormes qu'ils déploient dans cette lutte les ont colorés en rouge cramoisi et lie de vin, et leur chair est devenue molle et spongieuse; peu d'entre eux sont encore en bonne condition. Aussi n'en mange-t-on guère; on les pêche au filet et au harpon, et même simplement avec le recueilloir. On fait sécher la chair au soleil, et avec cela on nourrira les chiens en hiver.
La majeure partie des aliments consiste en farine, pois, haricots en sacs, pommes de terre, oignons et quelques autres légumes évaporés et en caisses, en fruits secs, pruneaux, pêches, pommes, abricots, etc., en viandes salées, lard, jambon, bœuf, langues; en conserves de rosbif et de gigot en boîtes; en sardines à l'huile, beurre, sucre cristallisé en sacs, fromage en cercle, etc.
L'estomac se fatigue vite de cette nourriture, qui, si excellente qu'elle soit en elle-même, manque de la première des qualités: la fraîcheur. On a réussi cependant à faire passer par la sente de Darton quelques milliers de bœufs et de moutons qui trouvent à partir de mai une abondante pâture et qui ont été parqués à Fort Selkirk, où l'herbage est facile à obtenir. Des spéculateurs ont élevé là de vastes abris, et au fur et à mesure des besoins ils expédient le bétail en très bonne condition à Dawson par radeau, en trois jours.
De plus, les nombreux chasseurs et trappeurs qui battent la contrée tuent assez fréquemment l'élan et l'ours, qui constituent un très bon manger; l'élan surtout, que les Canadiens appellent original, a une chair fine et plus tendre que celle du bœuf, qu'elle égale pour le poids; il n'est pas rare d'abattre des individus pesant de 700 à 800 kilos. Les andouillers de cet animal se terminent en palettes énormes et mesurent de bout à bout près de 2 mètres; sa tête ressemble beaucoup à celle de la mule. C'est donc un fort beau coup de fusil, surtout si le chasseur se trouve à proximité d'une rivière, car alors il construit un radeau, y dépose la carcasse dépecée de l'élan et, tout en surveillant, l'aviron à la main, sa précieuse charge, calcule assez correctement que 400 à 500 kilos de viande à 1 dollar le kilo lui rapporteront au bas mot 400 dollars.
Il y a dans l'intérieur du pays une quantité de champignons comestibles, mais l'ignorance à leur égard est si grande qu'ils sont laissés de côté comme si tous étaient vénéneux.
Dawson est, comme nous l'avons dit, un assemblage de baraques en bois et de tentes élevées sans aucune prétention à l'ordre ou à la symétrie, sauf en ce qui concerne la première rue, et ici même un ingénieur aurait d'importantes rectifications à faire. Il n'y a ni égoûts ni canaux pour l'écoulement des eaux, de sorte qu'à la première crue ou après une forte pluie d'orage, une inondation se produit et que, comme en juin dernier, on doit se servir de canots, l'eau remplissant les habitations à 2 ou 3 mètres de hauteur.
Par-ci par-là un trottoir en planches, tantôt sur le sol, tantôt élevé de quelques marches, ce qui donne un aspect serpentin à la foule en mouvement.
Foule bigarrée, ondoyante et diverse, vétérans du Yukon et Chi-Cha-Kos, soldats de la police montée en uniforme rouge ou chocolat, femmes et filles des chercheurs d'or en bloomers ou en jupon court et en bottes, et aussi femmes fardées, de ces painted women dont parle Macaulay. Leur caractère n'est pas toujours des plus aimables, s'il faut en croire la chronique; en effet, nous lisons aux dernières nouvelles de Dawson qu'un incendie considérable y a réduit en cendres une quarantaine de bâtiments du Front Street, le 14 octobre au matin, et que la cause du sinistre a été qu'une certaine Miss Belle M. de l'Arbre Vert, s'étant prise de querelle avec une amie, lui avait, en guise d'argument, lancé à la tête une lampe allumée.
En sous-ordre une armée de chiens de tout poil, de toute lignée, de toute gueule, depuis l'aboiement sonore du terre-neuve jusqu'au glapissement plaintif du malamouse ou du huskie, mi-chien, mi-loup. Le milieu de l'avenue leur est laissé, ainsi qu'aux rares chevaux et mules qui trouvent maintes occasions de se rafraîchir les entrailles en traversant les nombreuses fondrières. Il y a quelques camions à deux chevaux pour le transport urbain des marchandises; on loue leurs services et ceux du charretier à raison de 50 francs l'heure, soit un peu plus de 80 centimes la minute; aussi les minutes sont-elles comptées. Avez-vous, par exemple, à déménager de votre bateau dans une chambre ou une tente en ville? L'homme et son attelage arrivent, il tire sa montre, vous tirez la vôtre, et gravement vous fixez la minute à la seconde près, et puis en avant! Avec une rapidité vertigineuse vous empoignez les sacs, les caisses, les ballots, et les empilez sans merci et sans ordre sur la plate-forme du fourgon, et l'on part au trot, voire au galop. À destination la pile de colis est démolie avec la même célérité frénétique, et le dernier n'a pas mordu la poussière que, haletant, la sueur coulant à flots, l'œil farouche, vous tirez votre montre de votre poche, puis vous arrêtez et soldez le compte sans perdre une seconde. Pensez donc, 80 centimes la minute!
En juin et juillet, le soleil se lève à 1 h. 30 du matin et se couche à 10 h. 30, et l'entre-deux est parfaitement clair, au point qu'on photographie à minuit aussi bien qu'à midi, une sorte d'aube légèrement colorée d'orange ne cessant pas de faire pour ainsi dire trait d'union d'un soleil à l'autre. Aussi en profite-t-on pour traiter les affaires et entreprendre des courses; les moustiques, maringouins, moucherons et pestes de même acabit dorment alors, ou du moins font semblant et sont moins agressifs qu'en plein jour, et c'est un répit qui n'est pas à dédaigner, car l'obsession de ces insectes est si grande que l'on doit se préserver la figure et le cou avec une pièce de mousseline insérée dans le couvre-chef, et les mains avec des gants. On peut aussi s'enfumer au moyen d'un feu d'une mousse humide entassée dans une poêle à frire dont on tient le manche, tout en causant affaires.
L'été à Dawson.—Le bureau des postes assiégé.—Les jeux.—Les salles de danse.—Les mineurs.—La police.—Les églises et les hôpitaux.—Les banques et les journaux.
En été, c'est-à-dire de juin à septembre, les environs de Dawson sont charmants, le climat est délicieux: tout est vert et frais, les collines sont revêtues de bouleaux et de peupliers pas très hauts, c'est vrai, mais serrés, touffus et couronnés de feuillage de l'émeraude le plus tendre; mille fleurs à couleurs gaies teintent les clairières en violet, pourpre et lilas. Le ciel est d'un azur léger et presque toujours clair, des nuées diaphanes le voilent à peine et quelquefois se résolvent en petites pluies de peu de durée. Parfois aussi un orage s'annonce, les nuages deviennent opaques, l'éclair zigzague, le tonnerre gronde, il tombe une forte averse ou il grêle, et deux heures plus tard le ciel a revêtu de nouveau sa tunique bleu pâle. Toutefois l'atmosphère, bien que claire, n'a pas la hauteur ni la transparence lumineuse des climats plus chauds; elle semble flotter à petite distance au-dessus des collines et donne une impression d'affaissement plutôt que d'exaltation.
Le Yukon a un courant rapide et mêle ses eaux bourbeuses à celles très claires du Klondyke, qui sur une distance assez grande accaparent, immaculées, près de la moitié du lit du fleuve, offrant l'étrange spectacle d'un cours d'eau mi-partie bleuâtre, mi-partie jaunâtre; et ce qui est non moins étrange, c'est que la partie claire est contaminée, tandis que la trouble est saine. Ce phénomène s'explique aisément par le fait que la ville flottante est ancrée sur la rive droite où arrive le Klondyke, et que ses immondices sont simplement jetés par dessus bord. Au contraire, l'autre rive baignée par le Yukon est sans habitation aucune, sauf à un kilomètre plus bas, et par conséquent l'eau en est plus pure, quoique chargée de matières terreuses qui lui donnent une teinte sale.
Le fleuve est sillonné de canots faisant la pêche ou allant puiser de l'eau potable au milieu du courant, et de radeaux immenses faits de troncs d'arbres, coupés sur les nombreuses îles en amont et liés ensemble.
Mais qu'est-ce que ce rassemblement de plus de cent personnes à la file indienne, à la porte d'un bâtiment en bois? Approchons-nous, observons et instruisons-nous. Nous sommes en présence de l'un de ces problèmes admirables que toute administration qui se respecte est appelée à résoudre. Ces cent ou deux cents administrés (cette espèce existe même dans le Yukon), paisiblement rangés à la queue leu leu, ne semblent d'ailleurs pas autrement pressés ni étonnés. Les premiers, près de la porte de la baraque, sont debout, comme pour ne pas manquer leur tour quand le Sésame s'ouvrira, les suivants savent par expérience qu'ils ont amplement le temps de fumer une pipe, de lire leur journal ou de discuter la dernière circulaire du Commissaire de l'Or. La plupart ont apporté un siège ou ce qui en tient lieu, de vieilles caisses, des baquets, voire des branches d'arbres. Vers dix heures, soit après trois ou quatre heures d'attente, la porte s'entre-bâille, un heureux est introduit. La porte est refermée violemment et verrouillée. Ce privilégié se trouve en face d'un ou deux grands gaillards de la police qui lui demandent son nom, et, sur sa réponse, saisissent dans certains casiers ad hoc des paquets de lettres liés avec une ficelle. Le lien est méthodiquement et soigneusement détaché, les adresses des lettres lues lentement, presque épelées, et quand le tas a été ainsi passé en revue, ledit privilégié est informé qu'il n'y a rien pour lui. Il s'en va en soupirant, car il a peine à cacher son désappointement, tant il est sûr qu'il y a là quelque part, dans ces coins et recoins, des missives de sa famille, de ses bien-aimés laissés là-bas au pays et dont il attend avec anxiété des nouvelles.
Un autre est introduit, le même cérémonial pointilleux, automatique, solennel, est répété comme il convient dans une fonction civile exercée par des militaires. C'est beau, c'est grand, c'est sublime; mais la plus petite lettre ferait bien mieux l'affaire. Vous l'avez deviné, nous sommes au bureau des postes.
Les dames, dit-on, sont un peu mieux partagées, elles ont l'accès de la porte de côté et entrent à volonté dans l'arche; on rapporte même qu'on les a vues quelquefois en sortir tenant à la main une enveloppe. Ce n'est pas que la police soit inférieure à celle d'autres villes du genre de Dawson, bien au contraire; mais à chacun son métier. C'est son devoir de mettre la main au collet de certains particuliers, et elle a les doigts trop peu déliés pour défaire les nœuds de la ficelle postale. Son rôle est ailleurs, et il faut dire qu'elle le joue à merveille; peu de centres miniers sont aussi tranquilles et aussi bien surveillés que Dawson. Dans ses deux ans d'existence, c'est à peine s'il y a un crime ou deux à mentionner; les vols y sont inconnus, ou du moins très rares et pas considérables, la sécurité est parfaite et l'ordre règne jusque dans les plus éloignés des creeks, au point que le mineur peut à toute heure porter lui-même ou faire transporter à dos de mulet ses sacs de pépites d'or, de n'importe quel claim jusqu'à Dawson.
Et si l'on se rend compte que ces braves gens sont exposés, pendant la plus grande partie de l'année, au froid et aux intempéries les plus extrêmes et ne reçoivent qu'un salaire relativement très modique, on ne peut s'empêcher, in petto, de les admirer et presque de les plaindre. Ils trouvent bien ici et là quelques petites compensations, mais de cela nous aurons occasion de reparler.
Le dimanche, les «salons», les bouges, les boutiques sont fermés; tout travail, tout trafic cesse: c'est, en un mot, le jour du repos tel que les Anglais l'entendent. Socialement et économiquement cette mesure a son utilité et offre des avantages; du moins personne ne s'en plaint à Dawson.
Poursuivons notre investigation et pénétrons dans un de ces «salons» portant des noms pompeux, tels que le Monte-Carlo, la Combination, l'Eldorado, l'Aurore. La salle ouvrant sur la grande rue est occupée par un bar ou comptoir, souvent richement sculpté et surmonté de glaces de prix, derrière lequel fonctionnent deux ou plusieurs garçons en manches de chemise et tabliers blancs. Ils servent des consommations, y compris de la limonade, à partir de 2 fr. 50 l'une; elles tiendraient presque dans un dé à coudre.
De là on passe derrière dans une série de pièces: l'une, où se tient le brelan, remplie de joueurs de profession et de mineurs qu'ils dévalisent, mais d'un air si sérieux et si sympathique que les pigeons trouvent la chose toute naturelle et sortent de là le sac vide, mais résolus à prendre leur revanche dès qu'ils auront lavé un peu plus de poudre d'or. D'ailleurs, pas le moindre bruit; l'ordre et presque le silence règnent partout, car l'ex-gouverneur, le major Walsh, avait nettement déclaré qu'il autorisait les jeux à condition qu'il n'y eût pas de plaintes et que, si on venait jamais lui rapporter quelque escroquerie, il fermerait aussitôt les salles. Puisque la roulette, le black jack, le poker et d'autres combinaisons de ce genre vont leur train aujourd'hui, il faut en conclure que les filous et les escrocs ont su conserver une apparence de haute respectabilité. On pourrait même dire qu'ils ont gagné l'estime et la gratitude des gens qu'ils plument, puisque ceux-ci ne se lassent pas de perdre en quelques heures, sous la direction et par les soins de gentlemen si distingués, ce qu'ils ont mis des mois de labeur et de privations à amasser. L'autre pièce est aménagée pour le spectacle, qui consiste en vaudevilles, farces, pantomimes, chants, exécutés sur une scène en face et au pied de laquelle se tient un orchestre de quatre ou cinq musiciens: violon, clarinette, piston et piano. Le parterre est garni de chaises ou de bancs en bois brut et flanqué sur toute sa longueur d'une double voie de loges, à droite et à gauche de la salle. Le quatrième côté, au fond, est occupé par un comptoir constamment assiégé par une foule altérée.
Plus tard, dans la soirée, les bancs sont enlevés, les musiciens montent sur l'estrade, les garçons commencent à se trémousser, et les filles se joignent bientôt au tourbillon; la danse entre en branle. Comme la plupart des gens ne savent pas danser, un maître de ballet les initie et marque la mesure en tapant du pied sur le plancher avec fracas. Les pas sont des plus simples, et les mineurs les exécutent avec l'élégance d'un ours grizzly, vêtus de leurs loques de tous les jours, en manches de chemise, en bottes et chapeau sur la tête. La représentation se fait tout à fait à la bonne franquette, sans prétention, sans vanité, sans fard, au moins chez les hommes. Pour beaucoup la boisson seule a des charmes, et ils s'empoisonnent de mauvais whisky à raison de cinquante sous le petit verre.
On le voit, les goûts et récréations du mineur ne sont guère relevés; les jouissances matérielles sont tout pour lui, comme l'or qu'il recherche est tout son bonheur. Il prospectera donc de longues années, parcourant des milliers de kilomètres, par tous les temps et en toute saison, bravant les périls, les bêtes sauvages, les Indiens, le froid, la faim, et, ce qui est peut-être le plus terrible de tout, la solitude, car il arrive assez souvent que le prospecteur ne rencontre pas d'être humain pendant des mois. Puis, s'il réussit à «se frapper riche», comme disent les Canadiens français, c'est-à-dire à faire une trouvaille rémunératrice, rien ne pourra le retenir, et, quelle que soit la distance et la fatigue, il partira, son sac rempli de poudre ou de pépites, et, arrivé au camp, il dépensera son pécule en quelques jours, voire en quelques heures. Après quoi, les poches vides, il reprendra le chemin du désert et ira recommencer cette vie terrible comme le pays où elle s'écoule; peut-être ne fera-t-il plus désormais que végéter, allant d'un lieu à l'autre, s'aidant d'un chien, d'un cheval, voire d'un bœuf, lavant tout juste assez d'or pour pouvoir s'acheter un grubstake, c'est-à-dire des vêtements et quelques provisions. Si, au contraire, la fortune lui sourit de nouveau, loin d'être éclairé par l'expérience, ou corrigé par la perspective des forces déclinantes et des infirmités de l'âge, il se ruera aussitôt à l'orgie sans frein et sans vergogne...
Les conditions sanitaires de la ville et le manque d'eau potable ont causé, l'an dernier, une sorte d'épidémie qui a terrassé quelques-uns même des plus forts et des plus robustes. La plupart des cas étaient des fièvres typhoïdes, paludéennes, malariales, etc.
En outre des hôpitaux réguliers, il y a des infirmières et gardes-malades privées qui soignent les patients à domicile. Il y avait certainement à la fin de l'été, à Dawson, un très grand nombre de fiévreux, mais la mortalité n'était pas considérable.
Cependant on attendait avec impatience les premières gelées de septembre pour assainir la place. Il paraît qu'un ingénieur français distingué, M. de L..., avait proposé au Conseil d'entreprendre à forfait l'assainissement de la ville au moyen d'égouts et de tranchées. On ne connaît pas le résultat de cette demande.
Outre l'église catholique, incendiée il y a quelques mois et rebâtie en été, il y a une église presbytérienne (Dr. Crant), une église anglicane (Dr. Mac Donald) et une église norvégienne; cette dernière est une tente sur la rive même du fleuve. Ces différentes églises attirent chaque semaine de nombreux fidèles et, le soir, en particulier, les chants d'hymnes et de cantiques se font entendre au loin, entonnés avec ferveur par toute l'assistance. Il m'est arrivé de voir dans l'une d'elles deux individus taillés en hercules pleurer à chaudes larmes à l'audition d'un chant qu'ils n'avaient pas entendu peut-être depuis le temps où ils étaient encore enfants et pleins d'illusions. Maintenant engagés dans cette lutte amère de l'existence, les souvenirs d'enfance revenaient sans doute à leur esprit avec une telle force qu'ils ne pouvaient contenir leur émotion, et ils pleuraient silencieusement... Enfin, comme l'état social n'est pas complet sans une prison, on en a établi une dans l'enceinte palissadée entourant les baraques des officiers et des soldats de la police. C'est là qu'étaient, en août dernier, les quatre jeunes Indiens condamnés à être pendus le 1er novembre, et quelques délinquants dont les moins coupables sont employés à construire de nouveaux bâtiments ou à maintenir en bon état les anciens.
Dawson possède deux banques, la British Bank of North America (Banque Britannique de l'Amérique du Nord) et la Canadian Bank of Commerce (Banque Canadienne du Commerce). La première a un capital de 4 666 666 dollars, la seconde de 6 000 000 de dollars. Elles vendent des traites, et en achètent, ainsi que des pépites et de la poudre d'or. On compte trois scieries travaillant jour et nuit; leur produit combiné est de 25 000 pieds, et le prix des planches est de 200 dollars le mille; les ordres ne peuvent pas être exécutés assez vite. Tout ce bois sert à construire des bâtiments, des magasins, des entrepôts, etc.
Quant aux hôtels, restaurants et salons, ils sont légion; le plus grand et le meilleur hôtel est le Fairview (Bellevue).
De l'autre côté du Klondyke s'élève un faubourg de Dawson, appelé Klondyke City, relié à la ville par un pont en bois suspendu jeté sur les deux bras de la rivière et une île intermédiaire; le prix de passage est de cinquante sous, et le pont a coûté 20 000 dollars. Il fut emporté en juin par une crue du Klondyke, dont le courant est ici très fort, et il a été réparé depuis. Il est long de 520 mètres, avec une arche de 76 et une autre de 66 mètres.
Deux journaux, le Yukon Midnight Sun (le Soleil de Minuit du Yukon) et le Klondyke Nugget (la Pépite du Klondyke), paraissent une ou deux fois par semaine et se vendent 50 sous le numéro; les annonces s'y payent à raison de 50 francs le pouce, colonne simple.
Le Klondyke et ses affluents.—Les placers de Bonanza et de l'Eldorado.—Le Dôme.—Comment on a découvert l'or.—Les richesses du Klondyke.—Les creeks de Hunker, Gold Bottom, etc.—M. Mac Donald.
Bonanza Creek se jette dans le Klondyke, à un kilomètre et demi au-dessus de Dawson, non loin de la jonction du Klondyke et du Yukon, à main droite en remontant la rivière.
Depuis son confluent jusqu'à deux ou trois kilomètres de sa source, le courant est paresseux, et lors de l'étiage, en été, il ne fournit que tout juste assez d'eau pour alimenter les boîtes à laver (sluice boxes) pour les opérations hydrauliques. La vallée a, sur presque toute sa longueur, 150 à 300 mètres de large et conserve une direction assez uniforme. Quelques barres de gravier et de sable seulement, la majeure partie du terrain plat étant recouverte d'arbres, de mousses et de marécages. Les flancs de la vallée ne sont pas formés de rochers perpendiculaires, mais au contraire de bancs et de terrasses en retrait et finissant par s'arrondir au sommet de la colline. De chaque côté du ruisseau courent des filets d'eau appelés pups, qui ne sont que l'écoulement temporaire des eaux que le chaud soleil d'été fait sortir du sol dégelé à peu de profondeur de la surface.
À 22 kilomètres, le ruisseau Eldorado se jette dans le Bonanza, rive droite. Cet endroit est connu sous le nom de Fourches (Forks), et est le centre d'une agglomération d'une douzaine ou deux de cabanes, plusieurs d'entre elles décorées du nom d'hôtel, de salon ou de restaurant. Les deux cours d'eau sont à très peu près d'égal volume et aurifères, quoiqu'on admette généralement que, si l'Eldorado l'emporte par la quantité d'or, le Bonanza lui est supérieur par la qualité du titre, qui vaut en effet un dollar l'once de plus que l'autre.
Excepté vers le Nord, le vaste plateau situé entre les montagnes Rocheuses aux pics dentelés et le massif de collines arrondies qui rayonnent du Dôme, est bien arrosé et plus ou moins boisé. Il est prospecté par des chercheurs d'or, dont la présence est indiquée par des feux de camp nombreux.
Jusqu'à présent les recherches pour la découverte de quartz aurifère n'ont pas été faites sur une grande échelle, les placers attirant de préférence l'attention des mineurs, attendu qu'ils peuvent s'exploiter sans grands frais et sans l'aide de machines. De plus, c'est l'opinion de plusieurs experts que le Klondyke proprement dit ne donnera pas de filons. Du moins une série assez considérable d'essais faits avec des spécimens de quartz fort variés et pris un peu sur tous les points des placers n'ont pas eu de résultats satisfaisants.
On dit que le bouleversement qui a renversé les montagnes de cette région, et qui les a pulvérisées et arrondies, a été si complet que les veines intactes de quartz sont sans doute à une très grande profondeur et ne pourront être, si elles le sont jamais, découvertes que par accident.
Le quartz trouvé à la surface est à l'état fragmentaire et entièrement privé d'or ou de pyrites aurifères.
Mais les prospects ne sont pas confinés au Klondyke, ni au voisinage immédiat de Dawson. À peu près tous les tributaires importants du Yukon sont examinés et fouillés par les chercheurs d'or. Le long des bancs du Yukon, entre Dawson et Forty Mile, on a trouvé des veines de minerai chargé de cuivre natif; à Dawson même, deux ou trois veines ont été déterminées et livrent du minerai de pyrites aurifères de qualité inférieure. Plus haut sur la rivière, dans les formations calcaires carbonifères, on trouve des minerais de bromures d'argent et de galène, tandis qu'on annonce la découverte sur la Stewart de filons de minerais saturés d'or vierge.
Voici, suivant M. Ogilvie, le nouveau gouverneur général du Territoire du Nord-Ouest et pendant des années arpenteur et géologue du Gouvernement dans le Yukon, quelle a été l'origine de la découverte de l'or dans le Yukon:
«La découverte de l'or au Klondyke, comme on l'appelle, bien que le nom propre de la rivière soit un nom indien, Thronda, a été faite par trois hommes: Robert Henderson, Frank Swanson et un nommé Munson, qui en juillet 1896 prospectaient le long de la rivière Indienne. Ils remontèrent le cours d'eau sans trouver rien qui les satisfît, jusqu'à ce qu'ils parvinssent au Dominion Creek. Après avoir fouillé là aussi, ils escaladèrent la colline, découvrirent Gold Bottom, obtinrent de bons prospects et se mirent à l'œuvre.
«Leurs provisions venant à manquer, ils décidèrent de partir pour Sixty Mile afin de s'y ravitailler, et dans ce dessein ils descendirent la rivière Indienne jusqu'au Yukon, puis remontèrent celui-ci jusqu'à Sixty Mile, où quelqu'un avait établi un poste d'échange.
«De là passant à Forty Mile, ils rencontrèrent un homme, un Californien, qui pêchait en compagnie de deux Indiens: c'étaient des Indiens du Canada, des hommes du roi Georges, comme ils s'appellent eux-mêmes avec orgueil. Un des articles du Code du mineur est que, s'il vient à faire une découverte, il doit se hâter de la publier; aussi nos individus se crurent-ils obligés d'informer les pêcheurs qu'il y avait une riche «paie» sur Gold Bottom. Les deux Indiens se joignirent à la bande, et tous ensemble se mirent en route vers Bonanza, d'où ils descendirent sur Gold Bottom. Ils y prospectèrent une demi-journée et rétrogradèrent sur Bonanza, à une distance de 15 kilomètres, où ils prirent un petit tas de terre, un pan (plat)*, qui les encouragea à continuer. En quelques instants ils recueillirent là 12 dollars 75 cents. Un claim de «découverte» fut jalonné, ainsi qu'un au-dessus et un au-dessous pour les deux Indiens.
*[Un pan ou plat reçoit deux pelletées de gravier. Il y a dix plats au pied cube. Un ouvrier pourrait en laver 90 par jour.]
«En août 1896, le prospecteur californien, connu généralement sous le nom de Georges le Siwash, parce qu'il vivait avec les Indiens (Siwash), descendit à Forty Mile pour chercher des provisions. Il rencontra plusieurs mineurs et leur fit part de sa trouvaille en leur montrant les 12 dollars 75 qu'il avait mis dans une vieille douille de cartouche de Remington. Ils ne voulurent pas le croire, sa réputation de véracité étant quelque peu au-dessous du pair.
«Les mineurs disaient de lui que c'était le plus grand menteur qu'on eût jamais vu, et ils doutèrent de sa parole. Néanmoins ils étaient préoccupés de savoir la vérité.
«Finalement, ils vinrent me trouver, me demandant mon opinion: je leur fis remarquer qu'il ne pouvait y avoir le moindre doute quant aux 12 dollars 75 en or en sa possession. La seule question, par conséquent, était de savoir où il les avait trouvés. Il ne venait ni de Miller, ni de Glacier, ni non plus de Forty Mile. Donc l'or semblait bien avoir été ramassé à l'endroit où Georges l'indiquait. Alors une grande excitation s'ensuivit. Tous les mineurs se précipitèrent vers le pays fortuné, si riche en or. Tout le ruisseau, sur une distance d'environ 30 kilomètres, donnant environ 200 claims, fut jalonné en quelques semaines. Eldorado Creek, long de 11 à 12 kilomètres et fournissant à peu près 80 claims, fut occupé à peu près dans le même espace de temps.
«Boulder, Adams et d'autres vallons encore furent prospectés et donnèrent de bonnes indications de surface, l'or étant trouvé dans le gravier des ruisseaux. De tels indices constatés à la surface peuvent être considérés comme preuve de l'existence d'un sous-sol excellent. C'est en décembre que le caractère des fouilles fut déterminé. Un certain claim sur Bonanza, ayant été soigneusement examiné, permit d'établir la valeur du district. Le possesseur de ce claim avait l'habitude de laver chaque soir une couple de baquets de gravier et payait ses hommes à raison d'un dollar et demi l'heure, un beau salaire, comme on voit. Sur un claim de l'Eldorado, on fit un pan (plat) de 112 dollars. C'était magnifique. Il y eut un pan encore plus considérable au nº 6, et cela continua ainsi en augmentant de jour en jour. La nouvelle en parvint à Circle City, qui se vida de ses habitants, lesquels accoururent à Dawson. Mais, hélas! à leur arrivée, les pauvres diables découvrirent qu'il y avait déjà des mois que tous les creeks avaient été jalonnés.
«Parmi les retardataires se trouvait un Irlandais qui, se voyant dans l'impossibilité de s'adjuger un claim, arpenta le creek du haut en bas, et s'efforça de terroriser les occupants en les menaçant, grâce à ses relations à Ottawa, de faire réduire de 500 à 250 pieds la longueur de leurs claims. Il offrit un jour de parier 2 000 dollars qu'avant le 1er août tous les claims seraient diminués de moitié. Certain mineur à qui il avait fait cette offre vint et me questionna à ce propos. Je lui dis: «Pariez-vous?» Il répondit: «Quelquefois». Alors je lui dis qu'il n'avait jamais été si sûr de tenir 2 000 dollars qu'il l'aurait été s'il avait accepté ce pari. Ce genre d'intimidation fut poussé si loin que je dus faire afficher des proclamations portant que les dimensions des claims étaient réglées par acte du Parlement du Canada, et qu'aucune modification ne pouvait être apportée, si ce n'était par ce même Parlement. J'engageai les mineurs à ignorer absolument les menaces faites à ce sujet.
«Bonanza et Eldorado Creek font ensemble 278 claims; leurs différents affluents en donnent autant, et tous ces claims sont bons. Je n'hésite pas à déclarer qu'une centaine de ceux de Bonanza rapporteront plus de 150 000 000 de francs. Le claim nº 30 Eldorado, à lui seul, donnera 5 millions, et dix autres voisins 500 000 francs chacun. Ces deux ruisseaux produiront, j'en suis tout à fait certain, de 300 à 400 millions de francs, et je peux dire en confiance qu'il n'y a pas d'autre région de même étendue dans le monde qui, dans le même temps, ait contribué à créer autant de fortunes permettant à leurs propriétaires de retourner dans leurs familles et de vivre en paix pendant le restant de leurs jours, surtout si l'on considère que le travail doit se faire avec des moyens extrêmement limités, que les vivres et la main-d'œuvre sont rares, et que l'on doit se servir des expédients les plus rudimentaires. Quand je vous dirai que, pour travailler proprement un claim, il faut de 10 à 12 hommes et que, cette année-là, il ne s'en trouvait que 200, vous aurez une idée des difficultés qu'il y a à surmonter.
«Sur Bear Creek, à 10 ou 12 kilomètres, de bons claims ont été découverts, ainsi que sur Gold Bottom, Hunker, Last Chance et Cripple Creek.
«À Gold Bottom on a trouvé des pans de 15 dollars, ainsi qu'à Hunker Creek, et, quoiqu'on ne puisse pas dire que ces claims soient aussi riches que Bonanza ou Eldorado, ils sont plus riches que n'importe quels ruisseaux connus dans la contrée. À 50 kilomètres en remontant le Klondyke, Too Much Gold (Creek de Trop d'or) fut découvert. Le nom lui vint de ce que les Indiens qui y travaillèrent pour la première fois, remarquant le mica scintillant au fond de l'eau et pensant que c'était de l'or, diront qu'il y avait trop d'or, plus d'or que de gravier.»
M. Ogilvie, qui est une autorité dans la matière, dit plus loin: «Un claim de l'Eldorado fut piqueté par un jeune homme, qui le vendit quelques jours plus tard pour 85 dollars; l'acheteur n'y mit jamais la pioche et le vendit à son tour au commencement d'avril 1897 pour une somme de 31 000 dollars en monnaie légale du Canada, ce qui en poudre d'or à 17 dollars l'once est équivalent à 35 000 dollars au moins. Un autre exemple: un Canadien français étant pris de liqueur vendit son claim sur Eldorado pour 500 dollars. Une fois dégrisé, il en eut du regret. Des personnes qu'il savait devoir s'y connaître l'informèrent que tout contrat fait en état d'ivresse était illégal: il menaça alors de commencer un procès pour annuler la vente. Il n'y a pas de doute que tous les participants ne fussent plus ou moins ivres au moment où le contrat fut conclu, et plutôt que de risquer un procès, l'acheteur du claim lui offrit environ un dixième du claim original, pourvu qu'il se désistât de tout droit et titre, réel ou imaginaire, qu'il pouvait avoir. Il accepta cette proposition vers le milieu de mars dernier, et, en avril, il vendit sa part dans cette petite portion de claim pour 15 000 dollars.
«Dans une visite que je fis à Eldorado vers la fin de juin, j'estimai la production de 24 claims sur ce Creek et je trouvai qu'elle s'élevait à 826 000 dollars à raison de 17 dollars l'once, ce résultat provenant d'un simple grattage de chacun de ces claims. Cependant il y en a quatre ou cinq d'entre eux qui excédèrent 100 000 dollars chacun. Un claim d'Eldorado fut vendu 45 000 dollars, soit 5 000 comptant le 13 avril, 15 000 le 15 mai (si le paiement n'était pas effectué à cette date le claim et l'argent restaient au vendeur) et la balance de 25 000 le 1er juillet, à défaut de quoi l'acheteur perdait tout. Je pensai tout d'abord que la transaction était extrêmement hasardeuse, et je m'imaginai que probablement il allait perdre une bonne somme dans l'affaire. Lui, cependant, connaissait très bien son terrain, et il me dit, quand les documents nécessaires au transfert furent réunis, qu'il ne s'était jamais senti de sa vie si sûr d'une fortune, quoiqu'il eût miné pendant près de vingt ans.
«Il ne pouvait pas encore laver, car le ruisseau était toujours gelé. Il se mit donc à l'œuvre avec deux rockers et paya ses 15 000 dollars le 11 mai, quatre jours avant leur dû; la balance de 25 000 était complète vers le 20 juin. C'était acquérir en fait le claim pour deux mois de travail.
«Un autre exemple tiré du Bonanza Creek: le 16 avril dernier, Georges Carmack vendit pour son associé Tagish Charley une moitié d'un claim pour 5 000 dollars, dont 500 dollars au comptant, balance au 1er juillet. À défaut l'acheteur perdait le claim et son argent.
«Le 1er juillet, comme je passais devant la cabane de Carmack, j'entrai pour le voir et trouvai l'individu payant les 4 500 dollars du solde.
«Après la conclusion de l'affaire, je demandai à l'acquéreur comment la chose avait tourné. «Oh, dit-il, passablement bien.» Je le priai de me dire le résultat de son opération: «Certes, répondit-il, j'ai fouillé 24 pieds de long, 14 de large, et ai lavé 8 000 dollars.
«Je lui dis: «Eh bien, je connais la superficie de votre claim. En supposant qu'il soit également riche partout, nous allons voir combien vous allez en retirer.» Je calculai de tête et lui dis: «2 400 000 dollars.» Il s'écria: «Que vais-je faire de tout cet argent?—Oh! ne vous tracassez pas, répliquai-je, vous n'aurez pas tant de tourment que cela, il est difficile que votre claim atteigne cette richesse. Admettant qu'il produise un quart de cela, vous aurez encore 600 000 dollars. Admettant de nouveau que ce n'est qu'une bande étroite qu'il vous est arrivé de toucher, à ce taux-là vous auriez encore 83 000 dollars, ce qui est bien assez pour votre bonheur.» Bonanza Creek a à peu près 30 kilomètres de long. Comme un claim a 500 pieds mesurés en ligne droite dans la direction générale de la rivière, on compte donc sur ce creek plus de 200 claims; sur ce nombre, environ 100 sont bons, les uns riches et quelques-uns très riches. Les 100 autres sont probablement bons également, mais il n'y a pas eu assez de prospects pour en garantir le rapport définitif.
«Plus de 70 claims ont été jalonnés sur Eldorado Creek. De ce nombre plus de 40 sont reconnus riches. Je ne suis pas ambitieux d'argent, mais je voudrais choisir 30 claims sur Eldorado Creek, allouer à leurs possesseurs 1 000 000 de dollars chacun et garder le reste pour moi-même. J'aurais certainement encore assez pour mener jusqu'à la fin de mes jours une existence agréable et pour laisser aux miens ce qu'on appelle une honnête aisance.
«Les claims de côtes ont été jalonnés sur ces creeks, et quand je partis, le 12 juillet, quelques-uns donnaient de fort beaux prospects: des pans livrant de 6 à 8 dollars dans quelques cas.
«Un jour, comme je rendais visite à Clarence Berry, le possesseur des nos 5 et 6 Eldorado, il me dit que ses hommes avaient touché une couche très riche le jour précédent et ajouta: «Vous devriez vous amuser à essayer vous-même un peu de ce gravier.» Je refusai d'abord, puis je me décidai enfin à charger un pan et à le laver, mais pas pour moi-même. Mon désir était seulement de laver un pan riche, pour pouvoir dire que je l'avais fait. Je lui demandai combien il pensait que je ferais au pan: «Oh! à peu près 300 dollars», me répondit-il. Je partis, piochai dans le riche gravier qu'on me montra, mais j'avoue qu'il ne m'aurait pas été possible de dire s'il y avait de l'or, ou non, dans ce que je remuais. Je remplis bien le pan, peut-être un peu plus que les deux pelletées réglementaires, je le pris, le lavai, le séchai et le nettoyai.
«Au taux de 17 dollars l'once, je trouvai 595 dollars dans ce pan, soit le salaire de 6 mois et plus d'un bon commis! Cela me prit 20 minutes. Autant que je sache, ce pan est le plus riche qui ait été lavé dans le pays.
«Hunker est le creek qui, à ce que l'on croit, rivalisera de richesse avec ceux de Bonanza et Eldorado; il est à une vingtaine de kilomètres de Dawson et coule parallèlement à Bonanza: comme ce dernier, il se jette dans le Klondyke; la vallée de Hunker a environ 27 kilomètres; ce n'est qu'à partir du premier de ses affluents, le Last Chance, qu'on trouve de l'or.
«Cette découverte fut faite quelques mois après celle du Bonanza. Il était alors trop tard pour le travailler avec succès; aussi rien de positif n'en peut être dit, sinon que les prospects sont très satisfaisants. Dernièrement un claim de ce creek fut acheté en partie à terme pour une somme de 23 000 dollars qui fut tirée du claim même; le propriétaire eut même un excédent qui lui permit d'acheter le reste pour 40 000 dollars. Le Gold Bottom Creek, qui joint le Hunker un peu au-dessus de la Découverte, a aussi donné de très bons prospects, mais toute cette région est à peine connue. Cet hiver cependant verra un grand développement de ses ressources; le lit de roche (bed rock) se trouve à environ 6 mètres de profondeur.»
Il y a d'autres creeks dont nous pourrions parler. Mais à quoi bon? Tout ce que nous aurions à dire se résumerait en cette seule constatation: il y a là-bas de l'or, il y a beaucoup d'or. «Mais, comme le dit avec raison M. Auzias-Turenne, dans son livre récent, il serait oiseux d'insister sur l'exagération de la presse de Vancouver, de Seattle, de San Francisco, etc., quant à l'étendue des célèbres gisements aurifères. On était malheureusement d'autant plus porté à croire ces journaux que les vaisseaux du Yukon rapportaient à la même époque de splendides cargaisons de pépites. Le Klondyke a produit 2 500 000 dollars en 1897. C'est 4 millions de dollars qu'il faudrait dire, car une grande partie du revenu des lavages est restée dans le pays sous forme de travaux nécessaires à de plus grandes exploitations. À mon avis, les caisses et les bourses des États-Unis ne recevront pas plus de 6 millions de dollars du Klondyke en 1898. Voici l'explication d'un homme qui est à proprement parler le roi du Klondyke, M. Mac Donald. Cet Écossais catholique qui franchit le Chilkoot en 1895 et, faute d'un dollar, priait un des pères jésuites de lui faire crédit d'une messe en 1896, possède aujourd'hui des intérêts dans plus de soixante des meilleurs claims du pays. Selon ses propres paroles, «le Klondyke produira, d'avril à septembre 1898, cent millions de francs. Si ce n'était l'intérêt de 10 pour cent du gouvernement, ce chiffre-là serait dépassé; mais cette taxe aura pour résultat fatal une diminution considérable des fouilles aurifères en 1899».
Et maintenant une question se pose: celle de savoir si ce surcroît de production est de nature à diminuer la valeur de l'or en général et du numéraire en particulier? Dans les siècles précédents, moins l'or était abondant, plus il avait de valeur. De nos jours, nous voyons le phénomène contraire se produire: l'or est de plus en plus abondant, sans diminuer de valeur. On en a eu la preuve récente, lors des grands arrivages d'or du Transvaal. La majeure partie de cet or alla grossir les réserves de la Banque d'Angleterre, sans que cette grande accumulation ait porté aucune atteinte à la stabilité de la valeur de l'or; le numéraire ne subit aucune dépréciation.
La baisse de l'or est, en effet, arrêtée par la demande incessante dont il est l'objet. «L'institution du crédit, dit M. E. F. Johanet, l'accroissement de la population, la multiplicité des entreprises, la facilité et la rapidité des communications, les développements de l'industrie en exigeant l'emploi d'un plus grand numéraire, en occasionnant la perte, l'usure et l'usage d'une plus grande quantité de matières d'or ont opposé une digue à la dépréciation. Le continuel roulement entre l'or et le papier produit un mouvement de transactions autrefois inconnu; il active l'industrie, dont les produits deviennent plus abondants et moins chers; en assurant au capital un emploi plus fécond et plus constant, il a accru le pouvoir d'achat de l'or.»
Mais ce n'est pas seulement aux usages monétaires que l'or fournit son contingent; la moitié environ de la production est employée dans les arts et l'industrie, et de ce chef, la consommation du métal précieux ne peut qu'aller en augmentant. Il semble donc impossible que l'abondance de l'or cause sa dépréciation. Un fait, cependant, l'exposerait à toutes les fluctuations: le monnayage libre et illimité de l'argent. Or, contre ce fait, les grandes nations qui détiennent presque toute la monnaie du monde se sont sagement prémunies en suspendant la frappe libre. Et, en définitive, il est encore loin le jour où notre louis d'or tombera à 10 francs?
Un voyage d'exploration.—Prospection d'un creek.—Une percée dans la forêt.—Ces pauvres baudets.—Maladie et démoralisation.—Moustiques et maringouins.—L'heureux camp. Des morilles.—Sur Quartz Creek.—Une découverte aurifère.—Eboulement. Etayement des puits.—Location de claims.
Le 11 juillet au matin, à 4 heures, un compagnon et moi nous poussions devant nous, dans la rue de Dawson, trois baudets bâtés. Après avoir dépassé la scierie, nous nous arrêtions devant la porte d'une cabane au-dessus de laquelle flottait le drapeau anglais. Le propriétaire, un ex-lutteur renommé, venait à notre rencontre et bientôt une tente, des vivres, des couvertures, et des outils de prospection étaient empilés avec méthode sur le dos des ânes et artistement liés au moyen d'un nœud solide. Nous devions faire de compagnie une exploration dans la direction du Mac Question Creek, un affluent de la rivière Stewart, réputé inexploré mais riche en or. Deux prospecteurs avec deux animaux nous y avaient déjà précédés en s'y rendant par une autre route. Quand nos préparatifs furent terminés, notre caravane, composée de huit hommes et de trois bêtes, se mit en marche en suivant un sentier le long de la côte, à l'est de la ville. Nous passâmes le Klondyke au moyen d'un bac; les baudets, un peu trop pesamment chargés, avançaient avec lenteur; le passage à gué de la rivière ne fut pas sans difficulté, car nos bêtes s'effrayaient des rapides, peu profonds, mais assez turbulents à cet endroit.
Après avoir franchi la rivière, le chemin nous conduisit dans une superbe forêt de bouleaux mêlés de quelques sapins blancs. Puis bientôt nous pénétrâmes dans le Cagnon marquant l'entrée de la vallée de Bonanza; la marche se poursuivit sans incident, mais avec lenteur, car nos ânes avaient peine à retirer leurs petits sabots de la boue gluante de la sente; vers midi on fit halte; nous recueillîmes quelques branches éparses sur les débris de quartz et nous fîmes flamber un feu pour préparer nos aliments: lard, biscuit, thé.
Pendant ce temps, les animaux, débarrassés de leur fardeau, se régalaient des herbes succulentes qui croissent en abondance dans ce sol d'alluvion. Le repas, mangé de grand appétit, étant terminé, nous lavâmes la vaisselle, rechargeâmes les ânes, et bientôt nous étions repartis. Le soleil était brûlant, le terrain glacé. Et cette anomalie se traduisit par un défoncement pitoyable de la sente; nous piétinions un limon noirâtre, tenace, épais, qui nous retenait en place, surtout quand nous enfoncions jusqu'à mi-jambe.
Dans de pareilles conditions on avançait lentement. À un certain moment l'embourbement devint tel qu'il fallut absolument faire l'ascension de la colline pour s'éloigner des bords mêmes de la rivière. Mais soudain, le pauvre aliboron qui portait la tente glissa, le pied lui manqua, et le voilà pirouettant sur lui-même, pour aller, avec sa charge, s'étaler dans une mare de boue liquide, à 10 mètres plus bas. Notre premier mouvement fut de rire de l'aventure, la culbute étant si comique; le second fut de nous précipiter au secours de la bête qui, les quatre fers en l'air et reposant mollement sur la tente formant coussin, ne se pressait pas de reprendre son équilibre. Il fallut dénouer les cordes, décharger son bât, objet par objet, ensuite nettoyer le tout tant bien que mal, recharger et repartir. Vers 7 heures du soir, nous déclarâmes en avoir assez pour la journée, et nous nous arrêtâmes pour camper près du numéro 25, après avoir fait une quinzaine de kilomètres en autant d'heures.
C'est à cet endroit qu'un facétieux Irlandais, Ruddy Connor, a dressé sa tente portant l'enseigne engageante de l'Hôtel de la Goutte de Rosée. Le mouvement sans précédent des voyageurs depuis le début de l'été l'a mis entièrement à court de vivres, à sec de liquides, si bien qu'il a été contraint de placer, bien en évidence, un écriteau portant ces mots: «Repas à 75 dollars pour ceux qui ont des sacs remplis, repas gratis pour ceux qui n'ont pas de sac du tout».
Ayant bien pénétré l'intention de cet hôtelier de génie, nous nous décidons à camper en face de son écriteau et de faire appel au contenu de nos sacs pour le dîner.
Talonnés par le désir d'arriver au but, nous n'avons malheureusement pas le loisir de prendre un long repos, et nous nous levons à minuit et demi, presque avec le soleil. La route est monotone, les repas le sont aussi. Ils se composent perpétuellement de lard et de haricots, mais l'appétit est tel que l'on oublie ce que ce régime a de spartiate. Ce jour-là, vers 2 heures, l'arête séparant la vallée de Bonanza de celle du Quartz est atteinte, et nous y trouvons, heureusement pour nos bêtes, un sentier sec et dur. Sur ces hauteurs nous éprouvons une sensation exquise: l'air est si pur et si calme, la lumière si douce, les fleurs sont si éclatantes, les bruyères d'un vert si tendre! Par instants, on se croirait sur les croupes du Jura, avec cette différence que la pierre calcaire est remplacée par le quartz; mais tout à coup les andouillers d'un élan ou d'un caribou blanchis par le soleil viennent nous rappeler que nous sommes aux antipodes de la civilisation. Finalement, nous nous arrêtons, vers le soir, dans une ravine couverte de broussailles. À la lisière des arbres, les compagnons qui nous ont devancés nous attendent. C'est l'heure du repas. Quelques-uns d'entre nous le préparent sans tarder: un échafaudage de morceaux de bois et de piquets enfoncés en terre s'élève bien vite au-dessus d'un feu flambant où des arbres entiers sont jetés; le tout supporte les vases, marmites, récipients remplis de tout ce qu'il faut pour parfaire un festin gargantuesque. D'autres s'occupent à dresser la tente, tandis que les ânes sont laissés libres de trouver leur fourrage dans la côte tapissée d'herbes variées.
Le jour suivant, nous abordâmes des parages inexplorés, abondants en montées et en descentes; mais heureusement le terrain était ferme et parfois desséché. La forêt remplaçait les broussailles; elle devenait même si serrée, que nous fûmes obligés d'envoyer en avant-garde deux ou trois sapeurs qui, la hache à la main, ouvrirent un passage à travers le fouillis inextricable du bois. Malgré les traces nombreuses et fraîches de caribous, d'élans, de panthères, de lynx, d'ours et d'autres bêtes sauvages, il fut impossible à deux des nôtres, bons marcheurs et excellents tireurs qui, la carabine en main, précédaient la caravane, d'apercevoir et de tirer le moindre coup de fusil, et pourtant il arriva parfois que l'herbe foulée au pied par l'animal n'avait pas eu encore le temps de se redresser.
Après quatre journées de cette marche dans l'intérieur, les difficultés augmentèrent, la lassitude et la maladie mirent à bas la moitié du contingent; la dysenterie, la diarrhée, les fièvres terrassèrent les plus robustes: force nous fut d'établir un campement et de nous arrêter quelques jours jusqu'à ce que les malades eussent repris assez de forces pour se remettre en marche. Nous choisissons pour emplacement du camp le bord d'un ruisseau à l'eau limpide, dans la forêt même: en semblable occurrence, quand l'eau et le bois ne manquent pas, le prospecteur se déclare satisfait. Les vivres étant courts, nos chasseurs battirent la campagne, mais sans succès. Un jour pourtant, ils rencontrèrent une tente occupée par quatre ou cinq prospecteurs qui venaient de tuer un élan et qui, généreusement, leur en offrirent un quartier.
Les gens valides de notre caravane occupèrent leur séjour au camp à prospecter dans le ruisseau; ils y trouvèrent des «couleurs», c'est-à-dire quelques parcelles d'or intéressantes sans doute, mais pas assez abondantes pour justifier des travaux plus importants. Le travail, dans ces conditions, se fait ainsi: on détache, à coups de pic, du gravier des bancs et on le lave dans un pan (sorte de plat ou plutôt de casserole à frire sans manche) avec l'eau du ruisseau même, en faisant osciller constamment un pan, de façon que l'or, qui est le plus pesant, se rassemble et se tasse au fond; l'eau que l'on fait courir sur le gravier entraîne celui-ci et ne laisse bientôt dans le plat que du sable noir, qui consiste en réalité en cubes minuscules de fer magnétique contenant très souvent de l'or. Ce sable, étant presque aussi lourd que l'or, se sépare assez difficilement du métal précieux; néanmoins, avec un peu de pratique, on arrive aisément à laver le tout, de façon qu'il ne reste dans le pan que les particules d'or et quelque peu de sable qu'on élimine en séchant ce résidu sur le feu.
Nous étions arrivés aux confins de cette vaste plaine qui, comme nous l'avons vu, s'étend des contreforts du Dôme à ceux des montagnes Rocheuses, à plus de 150 kilomètres à l'Est. L'étude du terrain et le résultat des prospections nous avaient convaincus que nous étions parvenus à la limite de la ceinture aurifère. Et, comme l'état d'abattement de nos malades persistait, nous décidâmes de battre en retraite pour gagner la vallée du Quartz Creek, que nous savions peu explorée et peu connue.
Une marche lente permit aux convalescents de suivre, tant bien que mal, le gros de la colonne; les baudets, allégés de tout le poids des provisions consommées depuis le départ, en profitèrent pour s'émanciper. Nous arrivâmes ainsi un soir pour bivouaquer dans un endroit appelé, par ironie sans doute, «l'Heureux Camp», car les moustiques, les maringouins nous y firent souffrir mille tortures et faillirent presque nous faire verser des larmes de douleur. Nous trouvâmes confirmée la véracité de cette description d'un homme qui s'y connaît pour y avoir passé:
«En été, il y a des moustiques sans nombre, des marais à traverser, des montagnes à gravir. Eh bien, tout le temps ces infernales bêtes vous dévorent jusqu'à ce que parfois la vie elle-même semble être une malédiction. Je sais ceci par expérience, et j'ai vu des hommes forts, durs, vigoureux, verser des larmes de rage impuissante devant ces ennemis innombrables et presque invisibles. Maintenant, supposez que vous portiez des bottes de mineur en caoutchouc montant jusqu'aux cuisses et qui sont presque indispensables dans ce pays-là, pendant la saison d'été, chacune pesant 3 ou 4 livres, un lourd habillement de laine, des couvertures, des vivres pour dix, vingt ou trente jours, quelquefois plus, une hache, un pic, une pelle et d'autres articles indispensables, un poids total de 50, 60, 90 et souvent plus de 100 livres, tout cela porté à dos, pataugeant à travers les marais, vous débattant dans la broussaille, gravissant les pentes escarpées des montagnes sous un soleil écorchant qui, de fait, couvre la peau d'ampoules, pendant que tout le temps la sueur coule à flots et que, incessamment aussi, le maringouin, doué d'ubiquité, vous assaille à chaque point vulnérable, s'attaquant surtout à vos yeux, à vos oreilles et à vos mains et trop souvent, hélas! à votre langue, sans qu'il soit possible de s'y soustraire. Et puis, ayant échappé à cette torture, quand vous franchissez le sommet de l'arête, les vents solidifient presque vos vêtements saturés de sueur, vous glacent jusqu'à la moelle, et raidissent vos doigts au point qu'ils peuvent à peine se mouvoir. Après une journée passée dans ces conditions, imaginez que vous vous asseyez au milieu d'une nuée de moustiques pour prendre votre repas, qu'il vous a fallu plus d'une heure pour préparer, et qui consiste en pain pétri à la hâte et cuit sur la braise de votre feu de camp, en haricots peut-être à demi bouillis, en lard dans la même condition, en café ou en thé de mauvaise qualité. Si vous êtes fumeur, vous savourez ensuite une pipe, puis vous vous enveloppez dans vos couvertures avec quelques rameaux répandus sur le sol, la tête soigneusement couverte, car le maringouin ne dort jamais, et vous trouvez enfin un sommeil tel que les conditions peuvent le permettre, mais qui est d'ordinaire, je dois le dire, profond et assez doux.»
L'Heureux Camp est situé sur l'arête bordant la vallée du Dominion à l'Est, non loin du Dôme. Nous lâchâmes nos baudets en liberté; comme il faisait grand jour à 10 ou 11 heures du soir, ils s'éloignèrent bientôt avec le grelot qu'on leur avait confectionné, deux jours auparavant, au moyen d'une boîte à conserves vide et d'un gros clou en guise de battant. Grâce à cette invention (non patentée), on pouvait les suivre aisément quand ils erraient dans la forêt, ou les retrouver quand ils s'égaraient. Après le souper on se coucha; mais les moustiques étaient si agressifs que plusieurs d'entre nous préférèrent s'asseoir auprès du feu et s'enfumer à outrance pour échapper aux piqûres de ces affreuses bêtes. Le lendemain nous subîmes là un orage épouvantable, avec éclairs sinistres et coups de tonnerre effrayants, tandis que la pluie perçait nos vêtements de part en part. Il y a souvent, en été, de violentes perturbations de l'équilibre atmosphérique, mais elles sont heureusement de courte durée, et elles contribuent à maintenir l'air pur et frais.
Le jour suivant, descente le long de l'arête qui sépare Quartz Creek de Canyon Creek: le paysage est charmant; après les bruyères et les arbrisseaux viennent des broussailles, puis des bois avec des sous-bois luxuriants; les clairières sont, par places, tapissées d'herbes et de fleurs dont les tons s'harmonisent parfaitement, fonds verts relevés de motifs de couleurs gaies, tandis que les troncs blancs des peupliers, des trembles et des bouleaux semblent former des panneaux pour encadrer la scène. Près du sommet, des quantités de baies rouges, noires et bleues, surtout des bleues, des airelles grosses et délicieuses, offrent un rafraîchissement bienvenu au voyageur altéré. Elles se vendent à raison de 2 dollars le litre dans les restaurants de Dawson. En descendant la côte, tout en traversant une partie de la forêt récemment endommagée par un incendie, l'un de nous heurte de son pied un objet qu'il examine de plus près avec étonnement: c'est une morille! Et en effet, à droite, à gauche, partout nous comptons des douzaines, des centaines de ces champignons émergeant de la mousse verte ou des feuilles mortes qui déjà jonchent le sol. Cette découverte est accueillie avec joie, car elle va amener quelque variété dans le menu. Mais voici qu'au dîner chacun refuse de goûter à ce plat, de peur de s'empoisonner. Enfin un de nos compagnons se hasarde, disant «s'y connaître en champignons». Il déclare les nôtres excellents. Il prouve son dire en en absorbant une large portion. Et aussitôt c'est à qui en mangera le plus; la morille est admise par acclamations au menu quotidien. Celles-ci sont plus grosses (quelques-unes sont comme le poing) que celles d'Europe, mais elles n'ont peut-être pas une saveur aussi fine; toutefois, en raison de ses qualités nutritives, la morille est un précieux aliment naturel dans ce pays où elle abonde.
En sortant du bois, nous fûmes si frappés de la position et de l'aspect du terrain que nous décidâmes d'y faire des fouilles. Notre tente fut dressée au bord du Quartz, en un point où des travaux faits récemment avaient laissé des vestiges, sous forme d'écluse, de boîtes et d'amas de gravier. Au lavage nous obtînmes des résultats satisfaisants. Le lendemain l'investigation fut poursuivie, et bientôt, vers l'intersection des deux cours d'eau, nous découvrîmes que des fouilles avaient été commencées à l'extrémité du plateau qui avait attiré notre attention; nous nous approchâmes et, comme la place était désertée, nous essayâmes la terre: on déclara les prospects très bons. Aussi quand revinrent les mineurs, dont nous avions vu les travaux, leur offrîmes-nous de procéder en commun à la prospection de ces terrains, à condition que, si le résultat était favorable, nous jalonnerions le claim entre nous tous.
Nous nous mîmes donc à l'œuvre, et le lendemain quatre pans donnèrent ensemble un dollar et demi, soit 38 sous le pan. Si l'on considère que 10 sous au pan est un résultat excellent, on peut penser que nos essais furent trouvés très encourageants; les jours suivants, nous fîmes au pan 50 sous et même davantage: le bed rock n'était même pas atteint, et les prospects étaient exécutés sur le bord de la roche. On creusa alors à 3 ou 4 mètres, et les fouilles furent continuées sur différents points du terrain; malheureusement l'eau de surface était si abondante, grâce à l'action du soleil dégelant l'humus, qu'il devint très difficile et même dangereux de travailler. En effet, la partie du terrain où la découverte avait été faite était ombragée par de grands arbres qui, arrêtant les rayons du soleil, laissaient la terre sèche, tandis qu'ailleurs, un incendie de forêt ayant détruit tout ombrage, le dégel était complet. Il fallut donc étayer les parois de la fosse avec des sapins coupés en longueur, mais cela même n'empêcha pas l'un de nous d'être presque enseveli par un éboulement de gravier. C'est à grand'peine qu'il fut retiré du trou avec une épaule contusionnée. À une profondeur de 5 mètres environ, malgré les étais formés de tronçons d'arbres de 0m,10 à 0m,12 de diamètre et renforcés d'une palissade de rondins courant tout le long des parois du puits, il fallut renoncer à ces fouilles par trop périlleuses. Nous avions cependant de bons prospects, et ils nous donnaient un vif espoir de succès, mais la partie dut être remise à plus tard. Nous décidâmes de la reprendre méthodiquement à l'hiver.
Satisfaits de ce commencement, nous mesurâmes et piquetâmes les claims suivant le nombre des assistants, et, aussitôt cette opération achevée, nous reprîmes le chemin de Dawson, afin de faire enregistrer notre déclaration de propriété.
En route, un de nos ânes, qui portait un sac vide destiné à être rempli de morilles, ne voulut pas se laisser appréhender au moment convenable. Il prit un temps de galop à travers le bois; pourchassé longuement, il finit par disparaître.
On ne s'en inquiéta pas autrement, supposant qu'il était retourné au camp, mais 3 ou 4 jours plus tard, il fut retrouvé presque mort de faim; dans sa course au milieu des arbres, sa corde s'était déroulée et entortillée autour d'un tronc. Le pauvre animal attendait soit la délivrance, soit la mort.
Notre voyage de retour à Dawson se fit sans incident. Aux Fourches, nous nous arrêtâmes à l'hôtel hospitalier de Mme White, de New-York. Et le soir même, par une forte averse, nous rentrions à Dawson, d'où nous étions partis deux semaines auparavant.
Quelques types du Klondyke.—Alexandre Mac Donald, Joe Ladue, Henderson, etc.—Journaux de Dawson.—Le Klondyke et ses richesses.—Animaux à fourrure.—Le pays des grandes chasses.—Les oiseaux du Yukon.—Administration du Territoire.
Parmi les hommes aujourd'hui reconnus comme les vétérans du Yukon, il faut nommer MM. Hart, Harper, Mac Question, Hunker, Mac Donald, Ladue, Henderson; leurs histoires sont à peu près identiques; comme des centaines d'autres, l'esprit d'aventure et d'entreprise les a conduits un jour vers les territoires à peine connus qui couvrent tout le nord du continent américain, entre les 58e et 70e parallèles: pendant des années ils ont parcouru ces immenses étendues de pays, vivant de chasse, de pêche, lavant de l'or un peu partout, gagnant juste de quoi acheter des vivres et des vêtements pour l'hiver, menant une vie isolée, rude, sauvage, mais cependant profitable, car c'est toujours ainsi qu'une contrée nouvelle a été d'abord explorée, puis envahie, enfin absorbée et peuplée.
Il y a plus de 25 ans que Harper arriva dans le Yukon. Il venait de la contrée aurifère du Caribou. Franchissant les montagnes Rocheuses, traversant les régions du Liard, du Mackenzie, du Porc-Épic, affluents du Yukon, il remonta ce fleuve jusqu'à la rivière Blanche. Mac Question y arriva à peu près vers le même temps, ayant pris le chemin de la rivière de la Paix et du lac Athabasca par le Mackenzie. Ces deux coureurs des bois se rencontrèrent et s'associèrent pour faire le commerce des fourrures. Ils fondèrent ainsi des postes à Forty Mile, Sixty Mile, Fort Selkirk et d'autres endroits. L'or, dont ils n'ignoraient pas l'existence, ne semble pas cependant avoir été l'objet de graves préoccupations de leur part, et, bien qu'ils en eussent trouvé déjà en 1873 sur la rivière Blanche, ils ne sont pas parvenus à la célébrité romanesque à laquelle sont arrivés des explorateurs plus jeunes et plus récents, tels que Mac Donald et Ladue.
Alexandre Mac Donald vint au Klondyke il y a quelques années et y prospecta tout d'abord de place en place sans grand succès. Il avait plus d'une fois fait fortune dans les mines du Colorado et de la Colombie Britannique, mais il avait tout perdu. Il se trouvait dans le pays, il y a deux ans, quand la nouvelle de la découverte de l'or se répandit, et il fut un des premiers à juger de la valeur extraordinaire des placers. Il piqueta aussitôt des claims sur les creeks et, par de judicieuses acquisitions, il augmenta tellement la valeur de ses possessions qu'aujourd'hui on ne le désigne pas autrement que du nom de «roi du Klondyke». C'est un Écossais ayant plus de six pieds de haut, de forte taille, épais, dont la figure respire à la fois l'honnêteté et la bonhomie. Il possède quelques-uns des plus riches claims de l'Eldorado et du Bonanza et plusieurs autres de grande valeur sur d'autres creeks. Joe Ladue est Canadien d'origine, mais il s'en alla très jeune dans l'état de New-York, où il travailla comme garçon de ferme pendant plusieurs années. Les nouveaux territoires du Nord-Ouest l'attirèrent instinctivement, et en 1882 il arriva au Yukon; il y trafiqua et devint un des membres de la maison Harper, Mac Question et Cie. Il y a trois ans, il établit une scierie au poste de Sixty Mile, puis en 1897, lors de l'excitation générale causée par les nouvelles découvertes, il devina l'importance, en quelque sorte stratégique, du confluent du Klondyke et du Yukon, et il s'empressa de demander le terrain en question pour y établir une ville. On lui concéda le territoire. C'est ainsi que Dawson prit naissance; en outre Ladue a des intérêts considérables dans un bon nombre de claims; c'est un homme d'une quarantaine d'années, comme Mac Donald; il est de taille moyenne, d'une santé très précaire. Bob Henderson, Carmak, Hunker sont aussi des personnages fameux qui, tous, sont venus au Yukon, il y a longtemps, et ont profité de la découverte de l'or. Dans quelles proportions sont-ils riches? Nul ne saurait le dire. Ont-ils un, deux, trois, cinq, dix millions? Peut-être. Ont-ils moins? Peut-être aussi. Leur fortune est en claims. Or que valent ces claims? C'est ce qu'il est impossible de préciser. L'un de ces richards du Klondyke, Mac Donald, est venu en Angleterre il y a quelques mois pour négocier ses claims. Il en demandait 600 000 livres, soit 15 millions de francs. Il n'a pas pu les placer.
Il y a aussi les nouveaux venus, dont l'histoire n'est pas non plus banale. Voici, par exemple, Frank Phiscator; il est arrivé en 1895, à moitié mort de faim, venant de Baroda, localité du Michigan. Tout l'été il avait couru, cherché, creusé et lavé sans rien trouver: ses membres n'étaient plus qu'une plaie, tant il avait arpenté le pays en tous sens; il était si las, si découragé qu'il se laissa un jour tomber sur les bords du Dosulphuron Creek pensant y mourir. La glace insensibilisait peu à peu ses pauvres jambes malades, tandis que les moustiques bourdonnaient autour de ses paupières à demi fermées sous un soleil aussi brûlant qu'un cautère. Et comme il les entr'ouvrait, il aperçut quelque chose qui brillait à travers le cristal du ruisseau. C'était de l'or! Quel ravissement ce fut pour lui de plonger ses mains dans l'eau pour saisir cet or, pour le respirer, pour l'adorer.
Anderson, parti la même année de San Francisco, avait laissé à sa femme de quoi vivre douze mois, lui promettant et se promettant bien d'être de retour avant ce délai, muni d'une sacoche lourdement bourrée de pépites. Dix-huit mois s'écoulèrent sans que le voyageur donnât de ses nouvelles. Sa femme était réduite à la misère. Trop fière pour mendier, la pauvre abandonnée songeait au suicide. Soudain, le Portland est signalé revenant des pays mystérieux. Elle accourt sur le port, et quand elle voit son mari descendre du paquebot avec ses sacs de pépites, elle roule à terre inanimée.
Bien des femmes ont accompagné leur mari dans l'Eldorado: la première qui ait eu le courage d'escalader les glaciers du Chilkoot est Mme Berry, femme d'un jeune fermier de Californie. À sa suite d'autres vinrent, tentées par la fortune; mais ce qu'il faut citer, c'est l'apparition de deux petites Sœurs de la Miséricorde, deux Canadiennes de Québec, c'est-à-dire deux Françaises, venues là, non pas attirées par l'appât de l'or, mais pour prier, pour guérir, pour sauver peut-être les victimes de la fièvre de l'or!
Malgré les déconvenues dont nous avons parlé à diverses reprises, la valeur du Klondyke comme terrain aurifère est indiscutable. Voici ce qu'en dit le Dr Dawson, géologue distingué du Canada: «Parlant du caractère général de la contrée, je n'hésiterai pas à dire qu'elle est extrêmement riche en or. Elle est pareille à d'autres grands districts miniers, en ce que le métal alluvial lavé par les ruisseaux a le premier été découvert et recueilli. Mais les montagnes d'où ces cours d'eau descendent doivent également être riches en or. Là, un jour, les grandes veines et filons de quartz aurifère seront découverts et travaillés, tandis que les pilons et le matériel de machines seront répartis à profusion dans les montagnes. Mais ce quartz est encore à découvrir.
«Le Yukon n'est pas une si mauvaise contrée que beaucoup se l'imaginent, excepté en hiver. Le climat est bon en été, quoique cette saison ne dure pas très longtemps. Le pays est beau et vert, et il fait bon y travailler. Mais les hivers sont longs et extrêmement froids. Cependant les conditions climatériques ne seront jamais assez rigoureuses pour empêcher le développement minier de cette région.
«La tâche est énorme, avec cette immense surface de pays et les difficultés de locomotion et de transport. Il se passera un temps considérable et des efforts répétés seront nécessaires avant que cette région soit complètement développée. Mais de grandes découvertes de terrains aurifères comme celles qui ont été récemment faites donnent à croire que l'ère de développement futur sera extraordinairement profitable.»
Le Dr Nordenskiold, professeur de minéralogie à l'Université d'Upsal, envoyé dans le Yukon par le gouvernement suédois, dit que la contrée est très riche et sera très productive pour longtemps. Il prétend qu'on trouvera les immenses dépôts de quartz qui ont donné naissance aux graviers aurifères du Klondyke. L'or déjà trouvé provient d'anciens lits de rivières très différentes des rivières actuelles.
Le quartz sera de qualité inférieure et se trouvera près des creeks du Klondyke. L'or n'a pas été porté par les glaciers à une grande distance. Le terrain du district de la rivière Stewart contient beaucoup d'ardoises, par conséquent on y éprouvera quelques déceptions quant à l'or. En somme, le rapport du Dr Nordenskiold est très favorable.
Après l'or, les fourrures sont le principal élément de richesse de la région.
Le plus grand des animaux du pays est l'élan d'Amérique; c'est un animal de la taille d'un fort cheval et pesant jusqu'à 800 kilos; sa chair est excellente et sa fourrure, d'un gris clair, très chaude et très épaisse. Il va en troupes et voyage de préférence le long de la crête des montagnes; le matin, on peut surprendre aisément ses traces dans la neige fraîche et attendre patiemment son retour, qui s'effectue toujours par le chemin même qu'il a pris pour aller pâturer. De plus, il n'a pas conscience du danger, et le plus souvent il ne s'enfuit pas; il est donc facile d'en détruire toute une bande à la fois. Les Indiens, qui vivent de chasse et de pêche, en massacrent parfois des troupeaux considérables en les cernant: les pauvres animaux, saisis de terreur, se serrent les uns contre les autres, sans chercher à se sauver, et sont tous égorgés sur place, souvent sans nécessité.
Le caribou est un cerf de grande taille, qui fournit aussi une fourrure estimée; ses mœurs sont sensiblement les mêmes que celles de l'élan; il a du reste, comme ce dernier, reculé à de grandes distances dans l'intérieur, où cependant il se rencontre en troupeaux de centaines de têtes.
L'ours, le loup et le lynx sont aussi pourchassés avec ardeur, en hiver, car leurs peaux sont très recherchées; celle du lynx est la plus chaude et la plus légère de toutes pour la confection de robes ou de couvertures servant de lit aux explorateurs.
Il y a plusieurs espèces d'ours: d'abord le grizzly, d'une force et d'une taille prodigieuses; c'est le plus grand des ours; puis le silver tip (tache d'argent), ainsi nommé parce qu'il a le haut du poitrail blanc, le reste de la robe étant gris, est beaucoup plus petit. Il est très féroce. Les coureurs des bois prétendent que ces deux variétés ne dorment pas dans leurs gîtes en hiver, comme le font les autres, mais voyagent continuellement et sont redoutables à rencontrer; on les évite donc autant que possible. Les autres variétés, brun, noir, cannelle, sont presque inoffensifs; ils se nourrissent en été, soit des baies, si abondantes sur les versants élevés, soit de saumons pêchés dans la rivière. Le lieutenant Schwatka, qui a exploré l'Alaska, il y a quelques années, rapporte qu'en été les ours étaient si nombreux sur certains ruisseaux, attirés là par le saumon, que les prospecteurs avaient dû leur abandonner la place; il dit aussi que les moustiques attaquaient les ours si obstinément qu'on trouvait parfois certains de ces animaux rendus aveugles par suite de piqûres aux yeux.
L'ours, même le grizzly, n'attaque pas volontiers l'homme, à moins d'être blessé; dans ce cas il devient fort dangereux. Un de nos compagnons d'excursion au Quartz Creek nous a affirmé que dans une partie de chasse, il y a un an, un grizzly se jeta à l'eau pour gagner à la nage le canot d'où un coup de feu l'avait blessé. Ce ne fut qu'après avoir reçu plus de quarante balles dans le corps qu'il cessa de vivre.
Les fourrures peut-être les plus demandées sont celles de renards; il y en a de gris d'argent, de noirs, de bleus et de roux, les deux premières variétés étant les plus estimées. Les renards sont communs et les loups rares, surtout les noirs; dans le Yukon les loutres sont rares aussi; le castor ne se rencontre pas.
Les lièvres arctiques sont tantôt très rares et tantôt très abondants, suivant les années. On a observé à leur égard un fait très curieux; pendant trois ans on n'en voit pas trace, puis, les deux années suivantes, ils sont extrêmement nombreux et se multiplient beaucoup. Ensuite ils disparaissent alors en quelques mois. Ils ont ainsi un cycle de sept années dans lesquelles ils apparaissent et disparaissent mystérieusement sans qu'on ait pu jusqu'ici se rendre compte des raisons de ce phénomène. On ne trouve jamais aucune trace de leurs cadavres.
La martre est soumise aux mêmes règles d'apparition et de disparition.
Les chèvres et moutons (big horn) se trouvent sur les pentes des montagnes et sont prisés pour leur chair et pour leur peau, qui fournit une fourrure chaude et épaisse; il en existe une variété tout à fait blanche dans les montagnes du chaînon des Rocheuses, non loin du Yukon, à 60 kilomètres en aval de Dawson.
Les oiseaux sont rares, excepté les canards et les oies sauvages, qui se voient par milliers dans les mois de mai à septembre et qui pondent leurs œufs ou élèvent leurs couvées sur les innombrables lacs, étangs et mares de l'intérieur.
L'aigle à tête blanche est commun sur la côte, mais assez rare à l'intérieur; une variété d'aigle brun de petite taille est assez nombreuse, de même que les corbeaux; la pie, au contraire, se voit rarement.
La poule de bruyère abonde, la perdrix pas du tout; mais par endroits la perdrix blanche (ptarmigan) est très nombreuse. Parmi les petits oiseaux, les snow birds (oiseaux de neige) courent par bandes sur la neige; en été, des troupes d'oiseaux de la couleur et de la grandeur des moineaux animent les bois du Klondyke; les martinets sont légion le long du fleuve, tandis que les hirondelles décrivent leurs gracieux arcs de cercle dans l'air, au-dessus des toits de Dawson, qui, par parenthèse, sont couverts de verdure et de fleurs. En effet, les planches grossières qui recouvrent en deux plans inclinés les cabanes et les huttes des Dawsoniens sont chargées d'une couche épaisse de terre végétale; les graines s'y développent d'autant mieux que l'intérieur est plus chaud.
Quelques personnes industrieuses ont tiré parti de cette circonstance pour établir des potagers sur le toit de leur habitation. Aussi, dans une simple promenade, un observateur quelconque peut-il juger assez sainement du caractère des gens dont il aperçoit la maison. Voilà des navets, des oignons, des laitues; assurément l'habitant de cette cabane est un ami du bien-être matériel, un gourmand, un épicurien; voici, au contraire, des campanules, des crocus, des églantines; c'est la demeure d'un idéaliste, d'un rêveur...
Un autre oiseau qui a tout à fait la tournure impudente du geai sans en avoir le manteau, c'est le pillard de camp (camp robber); le corps est gris, les ailes sont noires, et la tête est ornée d'une huppe donnant à l'animal un air crâne; très hardi, il vient sans hésiter voler la viande suspendue à l'entrée de la tente et ne se laisse pas intimider même par un coup de feu. Dans les forêts pullulent les écureuils rouges.
C'est là l'énumération à peu près complète des espèces animales du territoire du Yukon.
Il faut aussi mentionner la découverte sur les creeks, à quelques mètres de profondeur, de restes d'ossements et de dents d'animaux antédiluviens, des fragments de squelettes assez complets, des défenses de mammouth, l'une entre autres mesurant encore plus de 1 mètre de long et évidemment brisée aux deux extrémités. C'est sur le Hunker, l'Eldorado et le Dominion que la plupart de ces débris fossiles ont été exhumés.
Le Territoire du Yukon est administré par un gouverneur général (aujourd'hui M. Ogilvie), assisté d'un conseil composé de six membres ayant pleins pouvoirs et qui peut nommer ou révoquer tous les employés subalternes, à l'exception du juge, qui est indépendant.
Le district ou territoire du Yukon est une province ou plutôt un département du Territoire du Nord-Ouest qui, en fait, embrasse toute cette partie du continent au nord du 60e parallèle et comprise entre les 100° et 141° de longitude occidentale (Greenwich).
Un commissaire de l'or est chargé de tout ce qui concerne les mineurs et les mines, patentes, titres, actes d'enregistrement, etc. Les permis pour la coupe du bois des forêts du gouvernement et pour l'usage du bois flottant et dérivé sur les rivières sont donnés par un agent des forêts. Il y a quatre arpenteurs sous les ordres du commissaire de l'or.
Un corps de police à cheval «ou montée», au nombre de 250 hommes, est réparti sur les lignes de trafic du territoire, avec des stations à Bennett, au lac Tagish, aux rapides du Cheval Blanc, à l'embouchure de la rivière Teslin, à Selkirk, à Dawson (où sont le plus grand nombre de soldats) et à Cudahy, avec de fréquentes patrouilles entre ces différents points pour le maintien de l'ordre.
Il convient de dire que ces patrouilles produisent un excellent effet. L'ordre et la tranquillité règnent dans tout le pays, dans les centres habités comme sur les gisements aurifères. C'est là un résultat admirable et assez surprenant même, dont il faut féliciter grandement la commission du Yukon et les officiers de la police, car on peut bien admettre que dans cette population de gens entraînés vers le nouvel Eldorado, à la recherche de l'or, il s'est glissé un nombre considérable de gens d'une moralité douteuse. La vigueur avec laquelle sont appliquées les lois britanniques, la difficulté de s'échapper du pays, ont empêché jusqu'ici les mineurs de se livrer aux violences si fréquentes dans les anciens camps miniers d'Amérique. Il y a eu, cela va sans dire, des incidents qui se sont dénoués tragiquement, mais ils ont été l'exception.
Quant à la ville de Dawson, elle a été, dans le courant de l'été dernier, érigée en municipalité avec un comité provisoire de six membres. Depuis lors une administration municipale permanente y a été instituée.
À Dawson, en particulier, l'ordre est parfait. Il n'y a jamais de disputes ni de rixes. Personne ne ferme ses portes. L'or est si abondant dans les maisons qu'il ne vaut pas la peine d'être volé. Aussi Dawson s'enorgueillit-elle d'être la ville la plus honnête du monde.
La rivière Forty Mile et ses placers.—Les gisements de charbon.—Barres aurifères.—Légende indienne.—Les vapeurs du Yukon.—Mouvement commercial du fleuve.—Statistiques et prix courants.—Production aurifère du Klondyke.—La taxe sur l'or.
Tournons pour quelque temps le dos à Dawson; nous laisserons la ville se transformer pendant notre absence, si rapidement qu'à notre retour, au lieu de la chemise de flanelle rouge ou bleue, de l'habit à bandes multicolores en mackinaw et des bottes américaines ou muckalucks en peau de phoque, nous trouverons presque partout la redingote ou le paletot sac, le col blanc et les souliers en cuir verni; au lieu d'aller loger comme aux premiers temps sous le mince couvert d'une tente ou sur les planches raboteuses d'un pont de bateau, nous jouirons d'un gîte confortable au Fairview et au Yukon Hôtel. Nous prendrons un des nombreux steamers récemment arrivés de Saint-Michel et qui y retournent après un jour ou deux d'escale à Dawson; la descente du Yukon, qui est facile, nous fournira quelques observations intéressantes. Nous ne la poursuivrons pas d'ailleurs au delà de la région aurifère, bien que, au dire de quelques-uns, la ceinture dorée du continent américain, qu'on peut tracer tout le long des Andes, puis des sierras du Mexique et des montagnes Rocheuses, se continue jusqu'à la mer de Bering, passe le détroit et vienne se relier à une autre ceinture qui s'étend de l'Oural à travers toute la Sibérie.
À 70 kilomètres en aval de Dawson, la rivière Forty Mile, découverte en 1886, débouche dans le Yukon venant de l'Ouest; à son confluent, on trouve les villes de Forty Mile sur la rive droite et de Cudahy sur la rive gauche, séparées par moins d'un kilomètre. Elles se font concurrence; l'une et l'autre ont hôtels, salons, restaurants, grands opéras et boulangeries, comme tout centre minier qui se respecte. Il est difficile de décider laquelle des deux est la métropole, mais comme les Fortymilois peuvent exhiber le premier cheval venu dans le pays et un théâtre en logs qui a coûté 1 000 dollars et où l'on joue l'Homme de l'île Douglas, on se sent ébranlé et l'on se déclare prêt à lui donner la palme.
À 35 kilomètres de son confluent, la rivière Forty Mile franchit la ligne imaginaire formant la frontière entre le Canada et l'Alaska; c'est tout près d'ici que le premier or en pépites fut trouvé dans la région du Yukon. Bien que de l'or fin ait été rencontré dans plusieurs endroits, entre autres sur le Stewart, en quantités rémunératrices, les mineurs ne se déclarent satisfaits que s'ils trouvent des pépites; en effet, l'or fin est beaucoup plus difficile à travailler, le déchet est considérable et l'emploi du mercure fort dispendieux. Sitôt donc que la découverte de pépites se fut produite en 1886, les prospecteurs affluèrent et se dispersèrent dans toute la région.
En 1891, le Rév. Mac Donald, missionnaire canadien venant de Birch Creek, rivière qui prend sa source au Nord et non loin du Forty Mile, ayant ramassé une pépite, la montra à des mineurs qui aussitôt se mirent à prospecter ce nouveau creek. Circle City fut alors fondée pour devenir le quartier général du trafic avec Birch Creek, distant de 30 kilomètres.
À 6 kilomètres en aval de Cudahy, le Coal Creek, venant de l'Est, se jette dans le Yukon; on a trouvé sur son parcours de nombreuses veines de charbon, lignite de bonne qualité; quelques morceaux en ont été traités par la fournaise à Dawson et ont donné un assez bon coke. On peut se figurer la valeur de ces dépôts carbonifères si l'on pense que le bois est cher, qu'il se fait de plus en plus rare, que sa consommation par tête d'habitant est considérable, puisque c'est l'unique matière employée pour la construction des maisons et des bateaux, qu'il est indispensable à la mise en œuvre des claims et à leur outillage, et qu'enfin il se vendait l'été dernier, à Dawson, à raison de 20 dollars la corde (environ 4 stères); or, on estime qu'une tonne du charbon découvert sur le Yukon et quelques affluents équivaut à au moins 2 cordes du meilleur bois de la région. Les dernières nouvelles de Dawson annoncent que le bois est en ce moment (novembre) à 40 et 50 dollars la corde prise sur le quai. En dépit de ces hauts prix, plusieurs négociants en bois n'ont pas fait d'argent parce que leurs hommes ont perdu beaucoup de radeaux sur les barres de sable. Presque sur chaque barre, entre Dawson et Fort Selkirk, on voit échoués un ou deux radeaux de troncs d'arbres.
L'Alaska Commercial Company a maintenant une équipe de 12 ou 15 hommes sur Nation Creek, extrayant du charbon pour les steamers de la Compagnie qui naviguent en été sur le Yukon; on comptait empiler de 2 000 à 3 000 tonnes de ce combustible au bord du fleuve pendant l'hiver.
Sur la rivière Forty Mile, à 12 kilomètres de son embouchure, les collines se rapprochent et forment un cagnon ne livrant qu'un passage assez étroit aux eaux tourbillonnant sur les rochers du lit; de fréquents accidents se sont produits à cet endroit. On trouve sur la rivière de riches barres aurifères: l'une d'un kilomètre de long, appelée «la Pâte aigre» (Sour Dough), se trouve juste au sortir du cagnon. Depuis de longues années elle a été la ressource in extremis des mineurs malheureux qui venaient y refaire leurs fortunes entamées. Ils y gagnaient jusqu'à 20 dollars par jour.
Une autre barre aurifère aussi riche, dit-on, et plus considérable, est la barre de Roger, située sur la rive gauche du Yukon, à 90 kilomètres de Dawson et 20 de Forty Mile. Elle est de 3 kilomètres de long et sa largeur est à peu près la même. Elle avance en promontoire au pied d'un groupe de rochers connu sous le nom de «Roc du Vieux», et faisant face à un massif semblable de l'autre côté de la rivière et appelé le «Roc de la Vieille». Une légende indienne nous explique ces deux noms:
Il y avait une fois un puissant tshaumen. C'est le nom du médecin des tribus du Sud; il occupe une position et exerce une influence pareilles à celles des sages ou mages des anciens temps dans l'Orient.
Dans la même localité que ce personnage influent vivait un pauvre homme qui avait le malheur d'avoir une mégère pour femme. Il l'endura très longtemps sans murmures, espérant qu'elle s'adoucirait, mais au contraire le temps ne sembla qu'aggraver le mal. À la fin, étant absolument las de cette torture incessante, il se plaignit au tshaumen, qui le réconforta et le renvoya chez lui en lui promettant que tout irait bientôt pour le mieux. Peu après, il s'en alla à la chasse et resta plusieurs jours absent, dans l'espoir de rapporter du gibier, mais sans succès. Il revint éreinté et affamé au logis, et il y fut reçu par la virago avec une explosion d'injures plus violente que jamais. Cette réception l'exaspéra à ce point que, rassemblant toute sa force et son énergie, le galant mari allongea à son épouse un coup de pied qui l'envoya promener par-dessus la rivière, où elle fut changée en une masse de roc qui a subsisté depuis lors, souvenir éloquent de sa méchanceté et leçon solennelle à toutes les mégères futures. Comment il se fait que l'inoffensif époux fut, lui aussi, métamorphosé en pierre sur l'autre bord du fleuve, on ne nous l'explique pas; peut-être faut-il supposer que le résultat inespéré de son action le pétrifia d'étonnement.
Quoi qu'il en soit de la légende, les deux rocs sont là, et l'on pense qu'autrefois ils étaient reliés par une barrière de pierre que le Yukon a usée et détruite à la longue: la barre a été formée par les eaux tombant en cataracte de cette écluse naturelle.
La rivière de Seventy Mile a aussi des placers et des barres aurifères de valeur et de vaste étendue qui ne demandent qu'à être exploités pour donner un bon rendement. Mais il faut pour cela des pompes et un certain équipement de matériel très coûteux à transporter, tandis que la main-d'œuvre est encore chère. Il est vrai que, chaque année, les prix s'abaissent un peu. Le temps n'est donc pas éloigné où toutes ces richesses seront mises en valeur et ajouteront au stock monétaire, au bien-être universel.
Le Yukon franchit le Cercle Arctique à Fort Yukon, à 550 kilomètres de Dawson, après avoir suivi dans son cours une direction généralement Nord-Ouest; il reçoit en ce point l'apport des eaux de la rivière du Porc-Épic, qui vient du Nord-Est, et puis redescend vers le Sud-Ouest pour se jeter dans la mer de Bering, après un parcours de 2 420 kilomètres depuis Dawson. De son embouchure, où se trouve le poste de Kutlik, on compte 150 kilomètres jusqu'à Saint-Michel. Ce port, situé sur une île, est le lieu de rendez-vous des vapeurs océaniques qui viennent de tous les points de la côte du Pacifique et des vapeurs fluviaux qui naviguent exclusivement dans les eaux du Yukon, de Kutlik à Dawson ou même au White Horse, sur une distance totale de 2 940 kilomètres. À ce dernier point, un transbordement a lieu, à cause des rapides, jusqu'à la tête du cagnon, d'où un autre vapeur navigue jusqu'à Bennett, éloigné de 126 kilomètres, de sorte que la longueur totale des eaux navigables du Yukon s'élève à 3 066 kilomètres.
Il y avait, en juillet, à Saint-Michel, des milliers de personnes cherchant à remonter le Yukon. Les rives du fleuve étaient littéralement bordées de tentes, et, bien que plus de 40 steamers neufs eussent passé la barre, venant des ports du Pacifique, un grand nombre de ces aventuriers ne pouvaient, faute de bateaux, s'embarquer à temps pour atteindre Dawson avant la fermeture de la saison par la glace.
Toutes sortes d'embarcations remontaient le fleuve, remorquées, halées, poussées à la perche, et portant toute espèce de gens et de marchandises. Une barque longue de 30 mètres était chargée de whisky et d'autres boissons. Le nombre des femmes sur cette route égalait presque celui des hommes. De fréquents accidents ont eu lieu sur la côte avant d'arriver à Saint-Michel. Ainsi le Cormorangh perdit un remorqueur à vapeur et deux chalands en acier. Le Portland perdit aussi deux chalands; la flottille des steamers Moran était endommagée, et l'on réparait ses bateaux dans un des ports de la côte. On rapporte également que l'Oil City, le vapeur de la Standard Oil Company, a été mis en pièces.
Les steamers du Yukon sont allongés et étroits; ils ont de 15 à 50 mètres de long, sur 7 à 10 de large; quelques-uns peuvent porter 500 tonnes. Ils sont bâtis sur le modèle des steamers naviguant sur le Mississipi et ont deux étages: l'inférieur contenant la machine, les chaudières, les marchandises et un espace libre pour y entasser le bois coupé le long des rives et chargé au fur et à mesure des besoins; le supérieur, où sont les cabines, les salles à manger, le salon, le fumoir, etc. La guérite du capitaine et du pilote surmonte le tout et est placée tout à fait à l'avant. Généralement ces bateaux portent deux cheminées jumelles et une roue à aubes à l'arrière. Leur vitesse peut atteindre 12 ou 13 nœuds à l'heure dans les eaux sans courant, leur tirant d'eau est de moins d'un mètre.
À la date du 17 septembre dernier, il en était arrivé déjà 57 de Saint-Michel à Dawson, ayant remonté le fleuve en 15 à 20 jours. L'un deux, le Yukoner, commandé par le capitaine Irwin, de Victoria, ne mit que huit jours et dix heures, établissant ainsi le record de vitesse. Il espérait faire en moins de temps encore la descente du fleuve, mais diverses causes le firent rester une dizaine de jours en route.
Les prix sont encore très élevés à Dawson, et il est certain que le nombre actuel des habitants de la ville est hors de proportion avec la demande de bras. Voici ce que disait, à ce sujet, au printemps 1898, le juge Mac Guire, qui venait de retourner au Canada:
«Je me hasarderai sans crainte à avancer que des 16 000 habitants de Dawson, sur lesquels 13 000 sont arrivés ce printemps, 3 000 seulement auraient dû venir. De ceux qui sont venus, bien peu se rendent compte des difficultés de la route, et quand ils s'en rendront compte il sera trop tard. Le prochain hiver peut être bien plus rigoureux que le dernier, et il est probable que beaucoup périront sur la glace.»
M. Mac Guire, il convient de l'ajouter, doit être un pessimiste, qui ne voit pas en beau les choses du Klondyke. En effet, il a donné sa démission parce qu'il ne considérait pas son salaire, de 5 000 dollars par an, comme suffisant. Pour justifier sa demande de mise à la retraite, il écrivit ce qui suit: «Le Juge du Territoire du Yukon devrait être mieux rétribué qu'un simple manœuvre; or il n'y a pas de travailleur ordinaire, à Dawson, qui ne gagne plus de 5 000 dollars par an.»
Au sujet de la valeur probable de l'or extrait au Klondyke en 1898, voici encore deux opinions:
Le major Walsh l'estime à 11 000 000 de dollars, et M. Mac Question, à 8 000 000.
Il faut dire que le premier de ces messieurs, ayant été gouverneur du Yukon jusqu'en septembre dernier, est peut-être le mieux à même de formuler un jugement sur la question. D'un autre côté, le chef du bureau d'essais de l'or des États-Unis à Seattle a publié un rapport officiel constatant que son bureau a reçu du Klondyke de l'or pour une valeur de 4 300 000 dollars, et il déclare qu'une lettre du bureau d'essais de San Francisco annonçait une recette de 3 600 000 dollars de la même source, soit ensemble 7 900 000. Si l'on tient compte du fait qu'une fraction du produit aurifère du Klondyke, pour 1898, est restée dans le pays pour des opérations ultérieures ou des achats de claims, qu'une autre fraction a été absorbée par la taxe gouvernementale et qu'enfin une autre fraction encore a été débarquée directement à Victoria et Vancouver, on concluera que ces évaluations sont plutôt au-dessous qu'au-dessus de la réalité.
Il est probable que le prix de transport des marchandises par le fleuve subira une modification, si l'on en juge par la concurrence qui se prépare. Les diverses compagnies annoncent, en effet, qu'elles vont augmenter le nombre des vapeurs et développer le service. Il se construit, en ce moment, à San Francisco, un grand steamer dont le capitaine assure qu'il sera de force à remonter les rapides du White Horse. Un autre, l'Aquila, sera transporté par le tramway au-dessus des rapides et naviguera dans les eaux des lacs supérieurs, l'été prochain.
Une centaine de rennes appartenant au gouvernement des États-Unis sont en route, par le Dalton Trail, pour Circle City. On attend avec intérêt le résultat de cette expérience pour juger de leur utilité en Alaska.
On annonce que la «royauté» (royalty) ou taxe de 10 pour 100, prélevée par le gouvernement canadien sur le produit brut des placers du Territoire du Yukon (elle n'existe que là), va être réduite à un taux strictement suffisant pour payer les dépenses dans ce territoire. Cette taxe a été attaquée avec violence par les mineurs, qui prétendaient qu'elle était surtout injuste comme impôt. Eux seuls, disaient-ils, en étaient atteints, alors que les tenanciers et propriétaires de «salons», de tripots, de jeux, d'hôtels, de restaurants, etc., à Dawson, qui font tous des affaires sinon plus lucratives, du moins plus sûres que les mineurs, en étaient exempts. De plus, ajoutaient-ils, beaucoup de claims qui, sans cela, pourraient être exploités avec profit, cessent de l'être à cause de la «royauté», car un bénéfice de 10 pour 100 ne tentera que fort peu de capitalistes, qui se décideraient à travailler s'ils retiraient 20 pour 100. C'est ainsi que plusieurs prospecteurs de claims ont renoncé à les faire opérer cet hiver, espérant que cette taxe inique serait abolie avant longtemps, ou tout au moins grandement réduite. Ils se sont contentés de faire «représenter» leurs claims, c'est-à-dire qu'ils ont payé des individus pour les occuper personnellement pendant trois mois et empêcher ainsi le bail de devenir nul et sans effet.
La loi minière canadienne ne donne pas le droit de propriété sur le terrain du claim au mineur qui le jalonne, mais seulement sa possession pour une année à partir du jour où il est enregistré et à condition que le mineur l'habite et l'occupe au moins trois mois dans cette période ou se fasse représenter par une autre personne. La loi américaine, sur ce point, est plus libérale et n'exige que trois semaines. Il y a un an, il en coûtait 1 000 dollars à quelqu'un pour obtenir un représentant; cet été on en pouvait embaucher à raison de 500 dollars et même à moins. Cette mesure a été imaginée dans le but d'empêcher la spéculation sur les claims et d'obliger le détenteur provisoire à travailler ou à faire travailler le sien sans retard, soit l'année même de son obtention.
À bord du Columbian.—Incendie à Dawson.—Ruines à Selkirk.—Le colonel Evans.—Les pommes de terre de Sixty Mile.—Produits agricoles du Yukon.—Les autres routes.—La barre de Cassiar.—Un campement d'Indiens.—Amour maternel.
Mais le moment approche où il faut prendre congé de Dawson et de ses placers. C'est le commencement de septembre, et les gelées peuvent, d'une nuit à l'autre, transformer la nappe liquide du fleuve en une feuille de glace assez forte pour interrompre la navigation sur le Yukon. En effet, les affiches portent que les derniers vapeurs vont partir dans quelques jours, et tous les mineurs, spéculateurs, mercantis qui n'ont pas à passer l'hiver au Klondyke, s'empressent d'acheter leurs billets de retour, soit en descendant le fleuve par Saint-Michel, soit en le remontant par Skagway ou Dyea. La première route est la moins chère, mais la plus longue; le prix de la cabine est de 160 dollars, repas compris, de Dawson à Seattle ou San Francisco, et le voyage dure environ 25 jours: 10 jours pour descendre le Yukon, et une quinzaine de Saint-Michel jusqu'à destination; la mer de Bering est généralement orageuse, et le trajet est par conséquent assez pénible.
La seconde route est plus courte; il faut 9 à 10 jours par vapeur jusqu'à Bennett; le prix du billet est de 140 dollars sans les repas, qu'il faut payer en sus, à raison de 2 dollars chacun. Puis de Bennett à Dyea ou à Skagway, il faut au moins une forte journée ou mieux deux à pied ou à cheval par-dessus les cols; le bagage, s'il y en a, doit être porté à dos de mulet par le White Pass ou par le tramway aérien de Chilkoot Pass. Dans l'un et l'autre cas, c'est une grosse dépense. Enfin, de Dyea ou Skagway à Victoria ou à Seattle, il faut de nouveau payer le passage à bord d'un steamer quelconque faisant le service régulier de l'Alaska, traversée qui demande environ 4 ou 5 jours. Dans ces conditions, le voyage complet de Dawson à l'un des ports du Pacifique est de 15 à 16 jours, si la correspondance se fait sans retard entre vapeurs, ce qui est généralement le cas. Par suite de la concurrence entre lignes rivales, le passage de Skagway à Victoria ou à Seattle ne coûtait en septembre 1897 que 12 dollars.
Donc, au revoir Dawson, et au printemps prochain, s'il plaît à Dieu! Peut-être te retrouverons-nous à la même place, mais cela n'est pas certain, car un incendie toujours à craindre peut te faire transporter tes pénates ailleurs, par exemple de l'autre côté du fleuve, où l'emplacement serait certainement plus salubre.
Déjà, du reste, le bruit a couru que, le 14 octobre dernier, la ville avait été réduite en cendres. Mais c'était un bruit exagéré; il n'y avait guère eu qu'une quarantaine de bâtiments détruits par le feu, ce qui avait occasionné une perte évaluée à 500 000 dollars.
Il y a quelques mois, une pompe à vapeur et une pompe à composition chimique (qui éteint instantanément un feu, même très violent), des dévidoirs et un char à échelles avaient été commandés par la North American Trading Co, sur les instances de quelques personnes qui avaient offert de fonder une compagnie de pompiers volontaires. Ces appareils arrivèrent à Dawson en août, mais pour un motif quelconque ils ne furent pas délivrés ni mis en état de fonctionner, de sorte que deux mois plus tard, lors du grand incendie, rien n'était prêt. Une demi-douzaine de citoyens ayant précédemment fait partie du corps des pompiers sur la côte du Pacifique s'offrirent pour prendre le commandement de la manœuvre et réussirent à faire fonctionner la pompe chimique et le char à échelles en peu de temps et avec de bons résultats.
Quant à la pompe à vapeur, il fallut d'abord la décrasser, du vernis et de la graisse s'étant introduits dans les portées. Finalement, après deux heures de ce nettoyage, elle fut en état de servir, et grâce à elle les ravages du feu furent circonscrits.
Plusieurs hommes furent blessés en combattant l'incendie, mais non grièvement; d'autres eurent les sourcils et la barbe brûlés, mais personne ne fut tué. La ville tout entière y eût passé sans l'intervention et l'énergique défense de plus de 2 000 hommes armés de couvertures mouillées, de seaux et de haches. On a dit qu'il n'y avait pas à Dawson assez de bois en planches ni de verre à vitres pour refaire le quartier brûlé, que les incendiés étaient en grande détresse et qu'ils devraient habiter sous la tente le reste de l'hiver.
Nous nous embarquons le 6 septembre à 4 heures de l'après-midi, sur le steamer Columbian, bateau neuf et bien aménagé. Ses dimensions sont moyennes: 40 mètres sur 8; sa machine est de la force de 400 chevaux. Officiellement il peut transporter 235 personnes. Il y en avait certainement quelques-unes de plus, mais on n'y regarde pas de si près, et la Compagnie entasse le plus possible de passagers sur ses bateaux. Les inspecteurs ne sont pas gênants dans le Yukon: ils n'existent pas. À 5 heures, le steamer fait rugir la sirène, et, au milieu des acclamations d'une foule considérable entassée sur le quai et la jetée, la roue à aubes fixée à l'arrière bat lentement l'eau du fleuve. Que d'yeux humides, que de mains agitant les mouchoirs, que de cœurs palpitants d'émotion! Pour quelques-uns c'est l'au revoir, pour beaucoup c'est l'adieu final.
Les îles boisées du Yukon, depuis Dawson jusqu'à la rivière Stewart, sont bordées d'interminables piles de bois en stères, appartenant pour la plupart à une association de spéculateurs qui ont obtenu du gouvernement le monopole du bois du Yukon, ou à des coupeurs de bois qui, en cédant la moitié du produit aux titulaires, ont obtenu le privilège d'exercer leur profession. En amont du confluent de la Stewart et surtout après Fort Selkirk, ces piles se rencontrent moins fréquemment et sont beaucoup moins grandes. Elles sont préparées par des particuliers qui les vendent aux steamers de passage et seulement dans des endroits où ceux-ci peuvent aborder facilement. Elles viennent même à manquer tout à fait par places, et alors, comme le vapeur doit renouveler sa provision de combustible (il n'y a pas de charbon pour les steamers) au moins une fois par jour, on atterrit à un point favorable, vingt ou trente volontaires s'arment de haches et de scies, et bientôt la forêt retentit du cri strident de la scie, de la cadence résonnante de la hache, du craquement formidable de l'arbre qui s'abat en brisant ses membres dans sa chute. On l'ébranche, on le tronçonne, pendant que d'autres hommes font la navette entre le bois et le bateau, portant les bûches sur leurs épaules. Ceux-ci, en retour de leur travail, sont nourris gratuitement à bord.
Les passagers, pour la plupart, sont heureux de retourner au pays. Quelques-uns ont fait une fortune raisonnable; d'autres, ayant perdu leurs illusions et leur argent, sont contents néanmoins d'aller reprendre dans leurs foyers l'occupation qu'ils avaient délaissée pour la recherche séduisante de l'or. Tous cependant, si vous les interrogez, vous diront qu'ils ont des claims à vendre, et semblent fonder sur leurs propriétés de grandes espérances, flairant sans doute en vous un acheteur possible.
Le Bonanza et l'Eldorado, après deux ans de travaux d'exploitation, donnent à peine la mesure de leur capacité; il n'y a pas de doute que la partie inférieure du Bonanza, par exemple, ne soit riche, mais elle est encore à travailler.
Hunker, Dominion, Sulphur et d'autres creeks sont à peine prospectés; c'est cet hiver qui déterminera avec quelque degré de certitude leur valeur, et il est certain que les premiers résultats de leur exploitation correspondront aux prospects préliminaires qui ont été obtenus. En outre, comme nous l'avons vu, les barres aurifères, le long du Yukon et sur les creeks du territoire américain, tels que le Forty Mile supérieur, le Seventy Mile, le Birch, etc., sont riches et payeront de forts dividendes dès qu'elles pourront être attaquées par des moyens mécaniques à l'aide de «géants», de «moniteurs», de pompes et d'élévateurs, comme cela se pratique sur les placers à minage hydraulique de la Californie et de la Colombie Britannique. Mais ce genre de mines ne peut être exploité avec succès que par des compagnies possédant le capital nécessaire pour se procurer l'outillage, qui est coûteux et dont le transport sur les lieux double le prix d'achat original. En dépit de ces difficultés les opérations ont été commencées sur les différents placers, et l'année 1899 verra probablement un déploiement d'activité extraordinaire et rémunérateur. Le capitaliste pourra alors juger ces mines en connaissance de cause, et la spéculation trouvera moins à s'exercer, devant le mouvement d'affaires légitimes et sensées qui ne peut manquer de se produire.
L'automne colore les feuilles en orange et les bords du fleuve présentent un coup d'œil fantastique, le même ton se répétant sans interruption pendant des centaines de kilomètres. Il doit y avoir très peu de vent, car les arbres ont leur feuillage aussi fourni qu'au commencement de l'été; les eaux très hautes, venant des lacs, annoncent que les pluies doivent avoir été abondantes dans la région des montagnes de la côte, mais ici, dans la vallée du Yukon, le beau temps continue, l'air est doux et léger, et nous avons la perspective d'un voyage facile et agréable; mais l'absence de toute note verte dans le paysage, ainsi que les vols innombrables de cygnes, d'oies, de cigognes, prouvent que l'hiver est imminent.
Quelques bateaux et barques retardataires sont rencontrés en route; nous invitons les hommes qui les montent à rebrousser chemin en leur disant qu'il n'y a plus rien à faire au Klondyke. Ils répondent en riant et en hochant la tête et passent outre.
Echoué sur la rive, un petit vapeur dont nous ne pouvons apprendre le nom témoigne du danger de la navigation. Il sert d'habitation temporaire à quelques prospecteurs qui explorent le voisinage.
À Fort Selkirk, où l'on s'arrête une demi-heure, nous faisons la connaissance du colonel Evans, commandant en chef des troupes de la milice canadienne envoyées là pour y tenir garnison.
La région possède des richesses minérales; outre les placers cités, on trouve des dépôts aurifères sur plusieurs rivières et ruisseaux; les plus connus sont les Sixty Mile et Forty Mile, tandis que de nombreux cours d'eau charrient de l'or très fin. Plusieurs barres sur le Yukon payent assez bien; l'une d'elles, nommée Cassiar Bar, entre la rivière Teslin et le Big Salmon, fut travaillée en 1886 par quatre mineurs qui en tirèrent quelques milliers de dollars en un mois.
Des fouilles sur le Stewart ont aussi été exécutées sur les barres. Le seul gros or trouvé dans cette région l'a été sur la rivière Forty Mile, la plus grosse pépite ramassée valant environ 200 francs. Elle fut perdue, le mineur qui la possédait s'étant noyé en descendant le cagnon.
Quant à l'or en filons, on n'a rien trouvé de bien jusqu'à présent, seulement çà et là quelques veines peu importantes et en général du quartz aurifère très pauvre. Du cuivre natif a aussi été obtenu en quelques endroits, ou échangé par les Indiens, qui se refusent à désigner les emplacements où ils l'ont découvert.
Après avoir quitté Selkirk, nous ne tardons pas à rencontrer quelques barques et canots montés par plus de 120 soldats et officiers de la milice canadienne venant rejoindre leur colonel, après avoir descendu la rivière Teslin (l'Hootalinqua des mineurs).
Les miliciens, reconnaissant parmi les passagers du Columbian la présence du populaire major T..., font retentir leurs acclamations en son honneur et le saluent en poussant leurs «Hip! hip! hurrah!», auxquels on répond du bord avec enthousiasme.
Leur exode à partir de Telegraph Creek, sur la rivière Stikine, sous le 58e parallèle, a été pénible et a duré près de quatre mois. Cette route avait été préconisée par les autorités comme étant plus courte et plus facile que les autres et aussi parce qu'elle était «toute canadienne», c'est-à-dire ne traversant pas le territoire américain. Mais l'expérience de milliers d'infortunés est là pour attester son impraticabilité; c'est ce qu'admit l'aimable et courtois major T..., qui fait route avec nous de Selkirk à Victoria.
Mais reprenons le récit du voyage de retour. Le passage des Five Fingers ne se fait pas sans quelque difficulté; le steamer doit forcer la vapeur pour pouvoir vaincre la résistance du courant; l'espace entre les rochers est étroit et ne laisse que juste la place nécessaire à notre bateau; l'eau comprimée entre les piliers de rocher acquiert une vitesse vertigineuse.
Pendant quelques minutes, le vapeur reste immobile, il est même sur le point de reculer, tandis que sa double cheminée halète et vomit des torrents de fumée. L'anxiété est grande parmi les passagers, et les yeux se fixent sur les rochers, qu'on toucherait presque de la main, pour savoir s'il y a mouvement et dans quelle direction. Mais tout est sauvé: imperceptiblement, le point fixé semble se mouvoir fort lentement, il bouge à peine, mais enfin il bouge; tout à coup il marche rapidement: l'obstacle est vaincu!
Plus haut, on passe la barre de Cassiar, où quelques boîtes à laver et des cabanes indiquent des travaux faits par des mineurs dans le gravier aurifère. Des boys, qui vendent leurs cordes de bois au commissaire du bateau, nous disent qu'ils y ont lavé de l'or, mais n'ont pas pu faire plus de 2 à 3 dollars par jour, ce qui est absolument insuffisant dans cette contrée; ils ont préféré couper du bois et le vendre aux bateaux à raison de 8 dollars par corde, dont ils peuvent faire aisément deux par jour, soit 16 dollars. Cette barre, longue de plus d'un mille, pourrait être exploitée avec succès au moyen de machines hydrauliques, mais pas autrement.
Non loin de l'embouchure de la Teslin, nous apercevons échoué le steamer Anglian, qui s'est brisé sur les rochers de la rivière, en essayant de la remonter. Ce vapeur fut construit l'hiver dernier au lac Teslin; les machines avaient été transportées à grands frais de la rivière Stikine, sur des traîneaux attelés de chevaux et de chiens. Il mesure 26 mètres de long et a un tirant d'eau de 1 mètre. Il a mené 77 soldats et plus de 30 passagers à Fort Selkirk. Il est probable que les glaces le démoliront entièrement.
Arrivés au White Horse nous quittons le Columbian, qui ne peut remonter les rapides, et, laissant nos bagages aux soins de l'agent des tramways, nous prenons le chemin de l'hôtel, en longeant à pied les rapides et le cagnon. Non loin de là est un petit campement indien dont les tentes abritent quelques familles: un ou deux hommes seulement, plusieurs squaws, un bon nombre d'enfants et quelques huskies (chiens-loups). Nous entrons dans la tente de Skookum (bon) Jim, qui baragouine quelques mots d'anglais.
Sitôt que j'essaye de faire un croquis de l'intérieur de la tente et de ses personnages, les femmes détournent la tête ou se couvrent la figure de longues couvertures, ou même s'étendent tout du long sur les peaux de bouquetin et de mouton de montagne qui sont étendues sur le sol. Imperturbable, je m'accroupis et patient j'attends, le crayon à la main, que le calme et la confiance se rétablissent. Enfin les têtes reparaissent; je happe au vol, pour ainsi dire, un nez, une oreille, une ride; après une séance qui dure tout l'après-midi, je réussis enfin à obtenir un tout assez complet de l'anatomie du Siwash et de ses squaws. Des voisines curieuses (les dames squaws le sont aussi) entrent, se pelotonnent sur les peaux de bêtes, répètent le même manège et s'en vont. Pour se venger de mon indiscrétion, la femme de Skookum, Kitty, saisit un morceau de papier et un crayon que je lui prête obligeamment, et elle se met à faire mon portrait ou plutôt ma caricature.
C'est une série de figures assurément bizarres, mais où l'on distingue fort bien la tête, le corps et les principaux membres. Ce n'est vraiment pas trop mal pour une Indienne qui n'a jamais fait d'académies. Bientôt la glace se rompt tout à fait, lorsque nous déployons un foulard de soie et qu'une mimique expressive fait comprendre que nous désirons l'échanger contre quelque ouvrage en verroterie ou quelque objet en corne de bouquetin. Pendant ce temps, Jim s'empare d'une plaque que l'on dirait être un morceau d'étoffe grossière; c'est de la viande de chèvre sauvage séchée au soleil et dure comme de la pierre.
Il en émince quelques copeaux avec son couteau et replace le reste sur un tas de peaux d'écureuils fraîchement écorchés que prépare l'aïeule de la famille, vieille, ratatinée, mais coquette encore, témoin l'anneau suspendu à la cloison du nez et le cube d'argent qui décore sa lèvre inférieure, où il est à demi incrusté.
Elle a devant elle un gros caillou sur lequel elle étend les peaux d'écureuil qu'elle aplatit à coups de pierre, de la main droite. Près d'elle une jeune fille, du nom de Kitty, vend à des prix exorbitants quelques bracelets, anneaux, bijoux en argent qu'on croit être fabriqués par les Indiens, mais qui, probablement, sont le produit du génie inventif yankee, à qui l'on doit tant de merveilles, entre autres la noix de muscade en liège.
C'est dans ces tentes que ces pauvres gens vont passer l'hiver, et sans feu encore, car les feux qu'ils, allument pour se chauffer et faire cuire l'eau et certains aliments sont toujours en dehors. Ils n'ont donc guère que leurs couvertures de laine et leurs fourrures pour se défendre du froid. Aussi les maladies de poitrine sont-elles fréquentes parmi eux et causent-elles une grande mortalité.
Ces Indiens sont de taille moyenne et rappellent le type des Indiens du Nord de l'Amérique. On suppose qu'ils se rapprochent très exactement, comme type, du Peau-Rouge tel qu'il apparut à nos ancêtres, lors de la conquête. C'est principalement à eux qu'ont affaire les voyageurs pour le transport du Klondyke. Ayant eu de fréquents rapports avec les négociants en fourrures, ils connaissent si bien toutes les roueries du commerce, la loi de l'offre et de la demande, la valeur des services qu'ils rendent, qu'ils demandent 100 francs et souvent plus pour porter 100 livres. Pour les besoins de leur négoce, ils se servent d'un patois mélangé de français et d'anglais.
Leur recensement, en 1890, a fait connaître qu'ils étaient une trentaine de mille répartis dans toute la région. Mais depuis la découverte de l'or, ils se sont portés en grand nombre sur tout le parcours de Juneau à Dawson, en quête de voyageurs à exploiter.
Ils n'ont d'autres moyens d'existence que la chasse et la pêche. Les fourrures sont pour eux une source de grands bénéfices; la pêche, surtout celle du saumon, leur procure une nourriture à eux et à leurs animaux.
Il n'y a dans l'intérieur de leurs demeures que des peaux entassées sans ordre dans les coins ou déployées sur le sol, un coffre ou deux curieusement décorés de dessins originaux, et peints de couleurs gaies, des ustensiles, surtout des cuillers faites en corne de bouquetin bouillie et quelques ornements de broderie et de verroterie.
La musique est presque inconnue parmi les Siwashs; cependant nous remarquons chez Jim une sorte de guitare faite d'une vieille boîte à cigares ornée d'un manche et garnie de clefs et de 2 ou 3 cordes; quelques harpons et flèches et une carabine complètent le mobilier.
Autour de la tente sont dressées des perches chargées de pièces de viande séchant au soleil, morceaux informes, déchiquetés, souillés de sang, dégoûtants à voir: c'est la provision d'hiver. Tout près veillent les malamouses, mi-chiens, mi-loups; ils sont immobiles à l'approche de l'homme. Mais, se présente-t-il un chien étranger, ils entonnent leur péan de guerre, qui consiste en glapissements plaintifs, et, se jetant sur l'intrus, lui livrent une bataille en règle; même ils le dévoreraient sans l'intervention du maître.
Pendant que les hommes vont chasser ou se reposent, les femmes confectionnent les vêtements d'hiver, les gilets de chasse doublés de fourrure, les mocassins, les pantoufles brodées de grains de couleur; les jeunes gens ne possédant pas de fusil fabriquent des lacets faits de filaments détachés de la corne des bouquetins et au moyen desquels ils étranglent en quantité des écureuils dont ils mangent la chair et préparent la peau pour des bordures de vêtement.
Les enfants vont et viennent sans soins ni surveillance, excepté dans les endroits où il y a une mission. L'ignorance de ces Indiens est phénoménale, leur saleté sans pareille: leurs vêtements exhalent une odeur rance repoussante, et les marmots sont recouverts d'une épaisse couche de crasse; ils ne se lavent pas et ne paraissent pas se douter que l'eau peut servir à des usages de propreté.
Ils n'ont aucune croyance religieuse et, à part un certain culte qu'ils paraissent rendre aux morts, on pourrait supposer qu'ils sont rebelles à tout sentiment désintéressé.
Les efforts des missionnaires russes et anglais ont eu cependant des résultats marqués, et, sans eux, ces pauvres Indiens seraient à ranger parmi les êtres les plus dégradés de la race humaine. L'amour maternel brille pourtant chez eux de tout son éclat. On raconte l'histoire d'une pauvre Indienne qui, étant enceinte, mit au monde et éleva une espèce de monstre couvert de poils et à l'allure d'ours. Une épidémie ayant décimé sa tribu, la superstition populaire attribua le fléau au pauvre être déshérité, et il fut décidé qu'on le sacrifierait à la divinité irritée, afin de l'apaiser.
À cet effet, une bande de sauvages armés fit irruption dans la tente habitée par la mère et l'enfant; sitôt que l'Indienne comprit le but de cette visite, elle se jeta au-devant des agresseurs et déclara qu'ils ne passeraient outre que sur son cadavre.
Et, joignant le geste à la parole, elle se précipita sur les hommes stupéfaits, qui prirent la fuite.
Le Nora.—Une fausse alerte.—Le lac Lindeman.—Tempête sur le Chilkoot Pass.—Une catastrophe.—Les échelles.—Sheep Camp.—Canyon City.—Chien indien péchant le saumon.—Les Glaciers.—Dyea.—Sitka.—Le retour.—Sir Wilfrid et le planton.—Les Canadiens français.
Des rapides du White Horse, un vapeur, le Nora, fait le service jusqu'à Bennett en une vingtaine d'heures. La correspondance entre les bateaux est rarement régulière, et cette fois-ci nous eûmes à attendre jusqu'au lendemain. Un certain nombre de passagers s'embarquèrent sur un autre petit steamer, remorquant un chaland, qui partit la veille au soir, mais qui fut dépassé par le Nora avant d'atteindre Bennett. Notre Nora était surchargé, et il n'y avait pas même assez de bunks (cases) pour la moitié des voyageurs. Cependant nous nous arrangeâmes du mieux que nous pûmes; la traversée n'était pas longue, et chacun mit du sien pour ne pas se montrer trop exigeant ou trop difficile. L'espace servant de salle à manger pouvait contenir à peu près une douzaine de personnes, mais si serrées à la table les unes contre les autres que leur bras droit seul avait la liberté de ses mouvements; c'était pitié de voir à quels exercices pénibles et baroques on était forcé de se livrer pour porter à sa bouche le morceau qui n'y arrivait pas toujours; de plus il fallait se presser, car il n'y avait pas moins de 200 affamés attendant de passer par la même filière, douze par douze, jusqu'à extinction. Dans cette position gênée on savait à peine ce que l'on mangeait: cela devait pourtant être bon, cela surtout ne ressemblait en rien à l'ordinaire de porc et de haricots dont on s'était rassasié pendant des mois.
Il fait nuit noire quand le Nora, accoste à Bennett; un instant auparavant l'animation la plus grande avait régné à bord. Les hommes, chargés de leurs bagages, se mettaient en devoir de débarquer. Là-dessus quelques retardataires, en sortant de leurs bunks, renversent la lampe à pétrole dans le passage étroit; elle se brise, l'huile enflammée se répand sur le plancher; quelqu'un saisit bravement la lampe et court la lancer par-dessus bord, tandis que d'autres jettent leurs couvertures à terre et, après quelques efforts, réussissent à maîtriser l'incendie. On se félicite de cet heureux résultat, et l'on débarque satisfait d'en avoir fini avec cette navigation lacustre et fluviale qui n'est pas sans dangers et qui a duré 10 jours depuis Dawson.
Ici la troupe des rapatriés se sépare. Une partie prend la route de Skagway par le White Pass, l'autre celle de Dyea par le Chilkoot. Connaissant déjà le premier col, nous nous décidons pour le second. Donc, dès que parait le jour, nous chargeons les bagages sur un char qui va les transporter, à un kilomètre de là, au bord du lac Lindeman. Quelques chaloupes à vapeur font la navette entre cette place et le village de Lindeman, situé à la tête du lac, à 9 kilomètres. Puis, ayant laissé nos effets à la charge de la compagnie du tramway aérien qui promet de nous les envoyer à Dyea le jour même, nous nous mettons en route pour le Chilkoot, à pied et par petits groupes. On part vers 9 heures par un soleil brillant, mais à mesure que l'on gravit les escarpements du col, le temps, de beau qu'il était, devient mauvais, puis affreux, et au bout d'une heure de marche la pluie, chassée par un vent impétueux, commence à transpercer les vêtements. Quelques voyageurs cherchent un abri dans les tentes assez nombreuses qui bordent le chemin et se posent en hôtels et restaurants. Bientôt nous sommes réduits à deux, et héroïquement nous persistons à aller de l'avant. Finalement M. de L... reste en arrière pour se sécher dans un hôtel quelconque. Je continue seul.
Le chemin, qui rappelle tout à fait un sentier alpin, monte de Lindeman au col en longeant d'abord à mi-côte le versant puis le fond même de la vallée, occupé par des lacs de peu d'importance et appelés Deep Lake, Long Lake, Crater Lake, et les torrents qui les relient. On gravit ainsi un défilé entre des montagnes dénuées de végétation, et l'on arrive à une sorte d'amphithéâtre formé par les déclivités très escarpées du Chilkoot, piles énormes de rochers entassés dans le plus grand désordre et dont le bassin est rempli par les eaux du lac. On escalade les rochers au pied desquels s'élèvent les quelques baraques contenant la machine du tramway aérien, dont les câbles, supportés par des échafaudages puissants, se détachent sur le ciel au sommet du col. Si la montée est pénible, la descente l'est encore davantage; un vent à décorner les bœufs souffle en tempête là-haut; la pluie rend glissants les énormes blocs de granit empilés en une confusion chaotique sur une pente presque verticale de 300 mètres de hauteur. Je me risque cependant en bas des couloirs, des dévaloirs et des cheminées, perdant souvent l'équilibre, me déchirant les ongles aux aspérités, escaladant des pointes de rocs au sommet desquels l'ouragan a lancé mon couvre-chef, après lui avoir fait décrire en l'air, à quelques mètres, des paraboles fantaisistes...
Tout au fond est la dépression où serpente le torrent, alimenté par les glaciers, qui mettent pour ainsi dire le nez à la fenêtre. Leur masse, sillonnée de crevasses glauques, s'avance en effet avec une sorte de précaution par-dessus les remparts de granit qui bordent la vallée. Le col est haut de 1 050 mètres environ, et est couronné de pics dentelés et dénudés.
La descente amène aux Échelles (scales), au pied même du col, ainsi appelées parce qu'en hiver des marches sont taillées dans la neige et la glace pour faciliter l'ascension des porteurs de charges. Ce trajet se fait ainsi plus aisément qu'en toute autre saison sur les rocs mêmes. Un peu plus loin se trouvent d'autres constructions en bois pour les services du tramway, dont les câbles, portant de grands paniers ou baquets suspendus, font passer les marchandises d'un versant à l'autre du col.
C'est près d'ici que, le dimanche 3 avril 1898, une avalanche détachée du flanc occidental de la montagne couvrit une centaine de malheureux qui étaient en route pour le sommet ou qui en descendaient; les trois quarts à peu près furent tués et asphyxiés; la plupart étaient des Américains. Cette catastrophe eut pour effet de jeter la défaveur sur le Chilkoot Pass, qui dès lors, et aussi pour d'autres raisons, a été déserté par la majorité des voyageurs.
La pluie cependant cesse, et, comme rien ne presse, puisque notre bagage est resté en arrière, nous nous arrêtons à Sheep Camp (Camp des moutons), qui n'est qu'à 5 kilomètres du sommet et rappelle tout à fait, par son style de construction et sa position à cheval sur le torrent, certains villages des hautes vallées du Valais. À partir d'une petite distance au-dessus des Scales la forêt a reparu, et dans ces riches terrains d'alluvion elle prend de belles proportions, recouvrant le fond et les pentes de la vallée d'un épais manteau de feuillage d'un vert exquis, brillant, uniforme, qui présente un contraste parfait avec les teintes rousses automnales de la vallée du Yukon, admirées quelques jours auparavant. La nature artiste procède dans ce pays par grandes masses; c'est tout orange, ou tout vert, ou tout gris; le paysage gagne en grandiose ce qu'il perd en variété, mais il n'est cependant jamais monotone.
Après nous être séchés, restaurés, reposés à l'Hôtel du Great Northern, nous poussons le matin suivant à 7 kilomètres en aval jusqu'à Canyon City, groupe d'habitations pareilles à celles de Sheep Camp et situé à la jonction des vallées de Dyea et de Chilkoot. D'ici à Dyea il y a environ 10 kilomètres sur une route carrossable plus ou moins ballastée et longeant le bord de la rivière. Le paysage est ravissant, l'eau bouillonnante roule sur un lit de galets parsemé de rocs, et les flancs des hauteurs, de 2 000 à 2 500 mètres environ, sont revêtus à une grande élévation de forêts magnifiques, tandis que leurs têtes sont couronnées de glaciers immenses dont les moraines se frayent un chemin jusqu'en bas des déclivités. L'un d'eux surtout, le glacier d'Irène, est superbement azuré par les crevasses qui le sillonnent. Cette gamme de verts, de blancs, de gris et de bruns est relevée et pour ainsi dire éthérisée par un ciel d'une pureté, d'une transparence admirables. Et nous sommes en septembre.
En approchant de Dyea, la rivière se divise en une quantité de bras et de criques qui présentent un spectacle remarquable. En effet, ces cours d'eau grouillent de saumons de taille respectable, pesant de 10 à 20 kilos, qui cherchent à les remonter aussi haut que possible pour frayer; dans ce but, ils luttent, se tordent, sautent hors de l'eau, se meurtrissent sur les cailloux et finalement périssent. Les Indiens armés de gaffes et de harpons les amènent au bord sans difficulté, et, dans l'espace de quelques heures, ils en capturent des centaines. Nous sommes témoins d'une pêche intéressante opérée par un chien huskie. Il se jette à l'eau, saisit un saumon entre ses mâchoires et l'entraîne sur le rivage. Sa victime se débat, joue de la queue avec vigueur et réussit à regagner l'élément liquide. De nouveau le chien se précipite pour le ressaisir et bientôt le ramène victorieusement sur le sec. Le saumon épuisé cesse sa résistance, et le fidèle quadrupède court en long et en large comme pour avertir son maître de sa bonne aubaine.
Enfin nous voici à Dyea, agglomération de huttes en bois maintenant désertes pour la plupart; des Indiens et seulement quelques blancs s'y trouvent encore. Les Peaux-Rouges y ont un camp assez considérable et une flottille de pirogues échouées sur le sable. Ils n'ont plus, pour le moment, la ressource des portages à dos de marchandises par le Chilkoot, et la pêche le long de la rivière se fait sans le secours des canots. Ils vivent donc à ne rien faire, si ce n'est à trafiquer, tandis que leurs femmes confectionnent mille petits objets en étoffe bordés de verroterie, tels que pelotes, mocassins, pantoufles, vêtements de bébés, etc. À cette industrie elles ne sont pas si habiles que leurs sœurs des îles et de la côte inférieure. Néanmoins leur travail est curieux et leurs prix sont raisonnables. Nous passons la journée et le lendemain à attendre nos bagages laissés à Lindeman, et finalement le dimanche soir on nous annonce qu'ils sont arrivés.
Le lundi matin, nous faisons une dernière visite aux tentes indiennes et à quelques «magasins», si dépourvus de toute animation que les propriétaires eux-mêmes, effrayés de la solitude, se retirent dans leurs appartements privés. À plusieurs reprises il nous faut faire un tintamarre effroyable pour les obliger à sortir de leur antre. Puis nous quittons cette plage pittoresque et nous nous embarquons à bord d'un remorqueur qui va nous conduire à bord du steamer City of Topeka, en rade de Skagway.
Une demi-heure plus tard nous touchons le quai de cette dernière ville, et, comme nous sommes en avance de quelques heures, nous en profitons pour faire une courte promenade. Peu de changements dans ces six mois d'absence; le seul important est la construction du chemin de fer qui longe la rue principale et fonctionne jusqu'à petite distance du sommet du White Pass. On assure qu'il ira à Bennett au printemps prochain. Ainsi, dans quelques mois on n'aura pas à marcher du tout de Paris à Dawson: tout le trajet s'effectuera par vapeur et par chemin de fer, et, comme nous l'avons déjà dit, le voyage demandera 25 jours environ.
Nous avons quelque peine à nous habituer à la modicité des prix. En effet, sur l'espace de quarante et quelques kilomètres nous avons payé pour le même genre de repas: 5 francs à Bennett, 3 fr. 75 à Crater Lake, 2 fr. 50 à Sheep Camp, et enfin 25 sous à Dyea et à Skagway.
Le retour n'offrit plus rien de remarquable; le steamer touche à Killisnoo, sur l'île de l'Amirauté, station de pêche où une usine à vapeur occupe quelques blancs et passablement d'Indiens. Un certain nombre de chaloupes, également à vapeur, partent chaque matin pour les parages peu éloignés où les harengs sont rassemblés par millions, et le soir elles reviennent pleines jusqu'aux bords. De ces poissons on extrait l'huile dont on remplit des barils, et on fait du résidu une sorte de guano qui, paraît-il, est très riche en matière fertilisante. Cette industrie ne s'exerce que pendant 2 ou 3 mois de l'année. Un vieux mortier, portant l'aigle à double tête, rappelle qu'il y a plus de 30 ans les Russes possédaient le pays.
Sitka, dans l'île Baranoff, capitale de l'Alaska, est une ville bâtie par les Russes, et compte près de 3 000 habitants. Lors de la domination russe, le gouverneur général habitait une magnifique résidence sur une pointe de rocher à l'entrée du port. Il n'en reste plus aujourd'hui que quelques pierres. Mais on trouve encore quelques maisons d'agréable apparence et de style européen, et la ville subventionne une école industrielle. La pêche du saumon et sa mise en boîtes forment la principale industrie des habitants; ceux-ci, pour la plupart Indiens, chassent en outre le daim, très abondant dans ces îles.
Une visite intéressante à faire est celle de l'église russe, avec son dôme peint en vert d'émeraude et sa tour à coupole renfermant la cloche.
L'intérieur est orné de peintures de saints entourés de cadres et de décors d'or et d'argent, tandis que les sculptures de l'œuvre en bois sont remarquablement riches; des candélabres en argent massif, des bannières en soie somptueusement brodées, et des tapis de prix complètent le mobilier.
Sitka occupe une situation ravissante; de hauts sommets s'élèvent en arrière de la ville; en avant se trouve le port, petit, mais sûr. Une quantité d'îles en masquent l'entrée, et des forêts les revêtent, ainsi que les pentes des montagnes, jusqu'à une grande hauteur.
Ici le climat est fort humide, la chute de pluie étant de 2m,10 annuellement; il est par conséquent très doux aussi. La température moyenne de janvier n'est que très légèrement au-dessous de 0° centigrade.
Le traité de cession de l'Alaska aux États-Unis par le gouvernement russe en 1867 fut conclu moyennant une indemnité de 7 millions de dollars payés à la Russie, plus 200 000 dollars à deux compagnies, jouissant, l'une du monopole des fourrures, l'autre de celui de la glace.
Peu après l'annexion de ce territoire, une controverse quant à la délimitation des frontières s'éleva entre les gouvernements américain et britannique, et elle n'est pas encore terminée. Cependant une convention pour un arrangement final a été déposée devant le Sénat des États-Unis.
Le reste du voyage se fit sans incident par Metlakahla, Victoria, Vancouver, Seattle, San Francisco, Chicago, et enfin Ottawa.
Dans cette dernière ville, quand nous arrivâmes, on était en train de banqueter en l'honneur de lord Aberdeen, le gouverneur du Canada, justement sur le point de quitter le pays. Le lendemain, ayant affaire dans les bureaux de l'administration, nous nous enquîmes, auprès d'un planton qui gardait la porte, où nous pouvions voir sir Wilfrid Laurier. Ayant donné l'information nécessaire, il ajouta: «Sir Wilfrid! mais il est naïf comme un bébé, n'y a pas le moindre brin d'orgueil en lui!» Cet éloge rassurant nous encouragea, et nous le trouvâmes bien mérité. Le président du conseil privé se montra fort aimable et empressé; il est Canadien Français et a conquis par ses talents et son énergie la position éminente qu'il occupe, avec l'assentiment de la nation, qui a pour lui les sentiments les plus profonds d'estime et de respect.
Cette petite mais vigoureuse nation canadienne française, qui compte maintenant plus d'un million et demi d'âmes, a fourni de nombreux immigrants au Klondyke. Ils sont réputés pour leur force et leur honnêteté, et n'ont pas de rivaux dans le maniement des bateaux ou l'exploitation des forêts; ils font d'excellents mineurs et se sont fait une réputation universelle comme trappeurs, chasseurs et coureurs des bois.
Conclusion.
Nos lecteurs ont pu voir que le territoire du Yukon est une grande et rude contrée, riche en minéraux et appelée sous ce rapport à un grand avenir.
Ils ont pu conclure aussi de ce que nous avons raconté que ce n'est pas le premier venu qui peut s'y rendre dans l'espoir d'y faire fortune en ramassant les pépites sur les placers.
Il faut, pour y aller: de l'argent, de la santé, de l'énergie, surtout de l'énergie et encore de l'énergie.
Le voyage à lui seul exige une somme assez ronde. Le prix du passage de l'Atlantique n'est qu'une faible fraction du total; il y a ensuite à traverser le continent américain, puis à prendre un vapeur jusqu'à Skagway, de là à aller par chemin de fer ou train d'animaux de bât à Bennett, et finalement de Bennett à Dawson par bateau; tous ces frais réunis peuvent s'élever à 1 750 francs en voyageant en seconde classe et à plus de 2 000 francs en première. Puis le retour coûtera une somme égale. Mais ce n'est pas tout: il faut des vêtements, des vivres, des outils, du moins si l'on va là-bas comme prospecteur ou mineur. Sans doute, tout maintenant se trouve en abondance sur place, à Dawson; mais à quels prix? Nous en avons donné des exemples. Et puis, une fois là, même muni de tout ce qu'il faut pour prospecter, on doit s'attendre à beaucoup de mécomptes, de travaux pénibles, de perte de temps.
Supposez qu'un jeune homme plein de vigueur et d'enthousiasme parte de Dawson à la recherche de l'or; il découvrira bien vite que, sur un rayon de 100 kilomètres, tous les creeks sont occupés et que le terrain a déjà été très bien fouillé. Ce n'est pas à dire qu'on n'y puisse plus rien trouver, mais c'est difficile.
S'il veut aller plus loin, il lui faut emporter ses vivres, ses outils et ses couvertures. Un très robuste gaillard peut porter jusqu'à 50 kilos sur son dos, mais c'est exceptionnel. La moyenne des chercheurs d'or ne peut prendre que la moitié de cette charge, soit 25 kilos, car il faut bien se rendre compte qu'on ne suivra pas une route départementale, ni même un chemin vicinal, mais un sentier gravissant et descendant sans les contourner toutes les aspérités du terrain, quelque abruptes qu'elles puissent être. Une fois en route, il faut plonger dans des fondrières d'une boue épaisse qui s'attache comme de la glu à vos jambes, franchir des torrents ou des bras de rivière sur un tronc d'arbre frêle et oscillant jeté en travers du courant et sur lequel on doit s'aider des pieds et des mains, traverser la forêt si dense que les branches vous fouettent le visage jusqu'à l'ensanglanter, à moins que vous ne préfériez vous tailler un passage un peu plus libre à coups de hache ou de machete. Si de ces 25 kilos on déduit le poids des couvertures et des instruments du mineur, il ne restera que peu de chose pour les aliments. Avec cela on ne va pas loin, peut-être 4 ou 5 jours, mettons 10 au maximum. Dans cet intervalle-là on ne fait pas grande avance, car il faut calculer le temps du retour aussi bien que celui de l'aller, et alors que reste-t-il pour prospecter? Absolument rien. D'aucuns obvient à cette difficulté en faisant une cache à une certaine distance et en l'approvisionnant amplement, quitte à repartir de là comme d'une base d'opérations pour s'avancer plus loin dans l'intérieur, en établissant d'autres caches plus en avant et ainsi de suite.
Mais la saison est courte: trois mois environ. Aussi, après toutes ces marches et contre-marches, il reste fort peu de temps pour travailler aux fouilles. Et ceci non plus n'est point facile, le sol étant partout recouvert d'une couche épaisse de mousse qui en masque entièrement la surface, de sorte que les indices sont presque entièrement absents. Il faut tâtonner et deviner, puis débarrasser le terrain de son manteau de végétation, et alors on trouve le sol gelé à une grande profondeur. Nous avons montré par quels procédés on le dégèle. Souvent, après avoir beaucoup peiné pour creuser un puits profond de 5, 10 ou 20 mètres, on trouve des «couleurs», c'est-à-dire des parcelles d'or, mais en quantité insuffisante pour exploiter le claim avec profit. Il faut alors pousser plus loin et recommencer les mêmes opérations avec la même difficulté, sans être sûr d'avoir plus de succès.... On doit avouer que, pour mener cette existence le plus souvent solitaire (car un parti de prospecteurs se disperse généralement dans toutes les directions afin d'augmenter les chances de découvertes), il faut une dose peu ordinaire de patience obstinée et de force d'endurance.
Que si vous avez 2 000 ou 3 000 francs disponibles, vous pouvez les placer sur un cheval de bât qui portera 100 à 125 kilos de votre bagage, et alors vous pourrez cheminer plus à votre aise et racheter le temps, car il vous sera possible de voyager en ligne droite et sans arrêt dans la région déjà explorée. Mais les obstacles habituels subsistent.
Une santé de fer et un cœur bardé de l'œs triplex des anciens sont donc de toute nécessité pour affronter les périls de ce pays où tout est extrême: aride, désert, désolé, là où il est pauvre, et livrant des trésors incalculables et inépuisables là où il est riche, excessivement froid et excessivement chaud. Le thermomètre parcourt la gamme la plus étendue connue, de 40° au-dessus en été jusqu'à 50° et davantage au-dessous en hiver. Il y a peu de neige, excepté sur les montagnes. Pourtant, dans ces froids extrêmes, l'air est très sec et calme, ce qui permet de les supporter avec une facilité relative. L'hiver commence d'ordinaire après la mi-septembre et continue jusqu'à fin mai; on dit que les mineurs ne possédant pas de thermomètre laissent leur mercure dehors toute la nuit. Si au matin ils le trouvent gelé, c'est un signe qu'il vaut mieux rester à la maison ce jour-là, le froid étant trop intense pour permettre de travailler.
De la mi-juin aux premiers jours d'août il n'y a pas de nuit, et les travaux ou les marches peuvent se poursuivre sans interruption; par contre, en hiver, il n'y a guère qu'un peu plus de 4 heures de jour dans les 24 heures; le reste du temps, on est illuminé par l'éclat d'une chandelle à l'intérieur, des étoiles et de la neige au dehors.
Voici maintenant quelques détails sur la manière de travailler les placers du Klondyke; il est évident que la nature du climat et l'éloignement des lieux suffisent à eux seuls pour fixer le caractère et les conditions d'exploitation des claims. D'abord quant à la façon de jalonner un claim: le prospecteur mesure 250 pieds (autrefois c'étaient 500 pieds) dans la direction de la vallée; la largeur en est déterminée par les bancs du ruisseau, de telle sorte que le claim court d'une base à l'autre des collines ou des montagnes le long d'une ligne imaginaire aérienne à trois pieds au-dessus du niveau de l'eau. S'il n'y a pas encore de claims jalonnés sur ce creek, le claim est connu sous le nom de «découverte», et le piquet porte le nº 0. Le claim suivant jalonné en amont est marqué nº 1, et s'appelle nº 1 au-dessus; celui à côté du nº 0, en aval, est aussi marqué nº 1, mais est nommé nº 1 au-dessous, et ainsi de suite. Il ne peut donc y avoir deux claims avec le même numéro sur chaque creek (ruisseau). Un claim situé à une distance de moins de 15 kilomètres du bureau du commissaire de l'or doit être enregistré dans les trois jours qui suivent sa location, et si c'est une «découverte», la preuve doit être fournie par la présentation de l'or qu'on y a trouvé. Un jour additionnel est accordé par chaque 15 kilomètres de distance du bureau. Le droit d'enregistrement d'un claim est de 15 dollars. Une taxe de 10 pour 100 sur l'or miné est levée par des officiers nommés à cet effet.
Dès que le prospecteur a piqueté un claim, il fait une épreuve expérimentale au pan. Cela peut donner très peu d'abord, mais si l'on considère que du gravier livrant 5 sous d'or au pan est une quantité payante, on verra que l'étalon du mineur n'est pas si élevé, après tout.
M. Ogilvie dit: «Quant à la quantité qui donne des résultats satisfaisants, on considère que 10 sous le pan avec une épaisseur de 3 ou 4 pieds de gravier aurifère est une affaire excellente.»
Après qu'on s'est ainsi assuré que le claim vaut la peine d'être travaillé, il faut préparer les boîtes à laver (sluice-boxes). Au Klondyke, cet article est fort rare et fort cher, si on se le procure à la scierie. Le mineur industrieux abattra lui-même assez d'arbres pour se faire les planches nécessaires à la construction des boîtes. Les boîtes ainsi obtenues sont mises en position et tout est prêt pour l'opération du lavage, mais il faut maintenant jeter le gravier aurifère, qui repose toujours sur le bed rock; or le plus souvent une autre couche de gravier (celui-ci non aurifère) existe entre la couche payante et la surface. Il arrive quelquefois qu'il faut enlever dix ou quinze mètres de terrain avant d'atteindre l'aurifère. Comme il serait trop long et coûteux de déplacer cette tranche improductive, on fore des puits jusqu'au fond du gravier, et on perce des galeries souterraines le long de la couche payante. Le moyen dont on se sert est intéressant, vu que c'est en hiver seulement qu'on peut l'employer: en effet, pendant l'été, et jusqu'à la fonte des neiges, la surface est couverte de torrents bourbeux. Plus tard, la neige étant partie, les sources commencent à geler, les courants se dessèchent et bientôt toute la masse de la surface jusqu'au lit de roche est congelée solidement; c'est alors qu'il est possible de pénétrer à l'intérieur du sol en faisant des feux sur l'aire où l'on veut creuser et en maintenant ces feux allumés pendant plusieurs heures. Au bout de ce temps, le terrain se sera dégelé et amolli à une profondeur de six pouces peut-être. On enlève cette tranche aisément; un autre feu est allumé sur le même emplacement et ainsi de suite jusqu'à ce que le gravier aurifère soit atteint. Quand le puits est foré à cette profondeur, des galeries sont ouvertes dans plusieurs directions, toujours au moyen des feux. Le sautage à la mine n'aurait pas d'effet à cause de la dureté du terrain. Le gravier contenant l'or est sorti des galeries au moyen de treuils établis à l'ouverture du puits et mis en tas jusqu'en été, c'est-à-dire jusqu'au moment où les torrents recommencent à couler; alors il est jeté à la pelle dans les sluices-boxes et lavé.
Pour les claims de bancs ou de collines où l'eau est très rare, il faut faire usage du rocker (berceuse), qui est une simple boîte longue d'un mètre et un peu moins large, faite de deux compartiments posés l'un sur l'autre. Le supérieur étant très peu haut, ayant pour fond une feuille de tôle percée de trous d'un centimètre et demi de diamètre, l'inférieur contient un plan incliné à peu près au milieu de sa hauteur et sur lequel est une épaisse couverture de laine. L'appareil est monté sur deux morceaux de bois en arc de cercle ressemblant à ceux d'un berceau. Quand on veut en faire usage, on le pose sur une couple de grosses branches ou planches, afin qu'il soit balancé aisément. Pour s'en servir, il faut creuser un trou dans lequel une quantité suffisante d'eau s'amasse, puis le mineur trie et met de côté les cailloux et le gros gravier, rassemblant en un tas le fin gravier et le sable près du rocher. Il en remplit la boîte supérieure, et imprime d'une main le mouvement de balancement au rocker, tandis que de l'autre il arrose copieusement le gravier. Les petits fragments passent à travers les trous dans le compartiment du dessous, sur la couverture, qui arrête et retient les fines particules d'or, tandis que les sables et la terre roulent par-dessus et tombent au fond sur le plan incliné de la boîte, de manière que cette matière sans valeur est rejetée à l'extérieur.
En travers du fond de la boîte sont fixées de minces baguettes le long desquelles on place du mercure qui s'amalgame à l'or ayant glissé de la couverture. Si l'or est en pépites, les plus larges restent dans le compartiment supérieur, leur poids les retenant jusqu'à ce que la matière plus légère ait passé outre, et les plus petites sont retenues par une baguette placée à l'extrémité extérieure du fond de la boîte. La couverture est sortie de temps à autre et rincée dans un tonneau. Si l'or est fin, on met du mercure au fond du baril pour qu'il puisse s'amalgamer à l'or.
L'usage des «boîtes à laver» (sluices) est préféré, quand il y a ample provision d'eau avec une chute suffisante.
Des planches sont assemblées de façon à former une boîte de dimensions convenables, soit d'environ 2 mètres de long, 50 centimètres de large et 30 de haut. Des baguettes sont fixées en travers du fond à intervalles réguliers, ou bien encore des trous ne traversant pas la planche sont pratiqués dans le fond et disposés de telle sorte qu'une parcelle d'or voyageant en ligne droite ne pourrait manquer de se loger dans un de ces trous. Plusieurs de ces boîtes sont mises en place, s'emboîtant l'une dans l'autre, et inclinées. Un courant d'eau est alors dirigé dans la boîte supérieure; puis le gravier amassé tout près des boîtes est jeté par pelletées dans la boîte supérieure, et est lavé par l'eau courante.
L'or est retenu par son poids et arrêté par les baguettes ou les trous mentionnés plus haut. S'il est fin, on place du mercure dans la boîte pour le saisir. De cette façon on peut dans le même temps laver trois fois plus de gravier qu'avec le rocker, et par conséquent on recueille trois fois plus d'or.
Les boîtes ayant fini leur service sont brûlées, et leurs cendres sont lavées pour leur faire rendre l'or qu'elles contiennent.
C'est donc l'hiver qui est la saison active du travail sur les placers, comportant surtout des claims de rivières et partant impossibles à exploiter en été.
Mais outre ces claims de ruisseaux, du bancs et de ravins qui se trouvent au fond de la vallée et sur ses flancs immédiats, on a découvert vers le mois de mars 1898 une série phénoménale de claims à des hauteurs variant de 100, 200, 300 mètres au-dessus du niveau du ruisseau sur Eldorado et Bonanza Creek. Il paraîtrait qu'elles marquent les bords de l'ancien lit de la rivière; l'eau s'est depuis creusé un lit de plus en plus profond, mais l'or a été déposé sur les bancs comme il l'est aujourd'hui à plusieurs centaines de pieds plus bas. Le premier de ces claims de montagnes fut découvert par Bourke, qui, pauvre manœuvre sans argent et sans autre ressource que ses bras, s'était vu obligé de travailler à gages sur un claim de l'Eldorado.
Au mois de mars donc, il vit scintiller de l'or dans le sillon tracé par les troncs d'arbre qu'il charriait. Il retourna là pour fouiller le terrain, mais ne trouva rien d'abord. Bientôt ensuite, à plus de 20 pieds de profondeur, il trouva une couche de gravier fort riche, qui lui rapporta, dit-on, plus de 25 000 dollars; puis il vendit son claim 50 000 dollars. C'était à French Gulch, en face du nº 17 Eldorado, et à 300 ou 400 pieds au-dessus du creek. Quelques-uns de ces claims se trouvèrent être extrêmement riches, et leurs dimensions furent réduites à 100 pieds de côté, puis on les reporta à 250 pieds. Des investigations ultérieures firent retrouver l'ancien chenal en face du nº 31 de l'Eldorado, sur la rive droite et au-dessus de l'embouchure du creek d'Oro Grande. Ces claims s'étendent tout le long de la vallée d'Eldorado, sur un niveau à peu près uniforme et dans la vallée de Bonanza. Ils commencent vers le nº 60 au-dessous, sur la rive gauche, à environ 150 mètres de haut, dans la direction des Fourches. Les claims, sans motif apparent, passent la rivière et occupent ainsi les deux rives. Au nº 17, l'Adams Creek vient de l'Ouest, et entre l'Adams et l'Eldorado, et longeant le Bonanza, se voient les fameux claims de montagne de Petit Skookum et de Grand Skookum, qui ont livré jusqu'à 100 dollars par heure et par homme.
Une scène de grande activité minière a pour théâtre les rives de ces ruisseaux sur tout leur parcours, qui est de 30 kilomètres pour Bonanza et de 12 pour Eldorado. Le sol est couvert de huttes, de monceaux de gravier, de fossés, de boîtes à laver. Au-dessous de sa surface le terrain est littéralement criblé de trous de puits, de tranchées, de tunnels, de galeries latérales, tandis que sur la première et la seconde rangée des bancs et le long de la roche, des fouilles et des tunnels mettent à découvert de grandes quantités d'or grossier reposant sur le fond pierreux.
La méthode aujourd'hui en usage pour travailler les claims de ruisseau (creek), de ravin (gulch), de bancs (bench) et de collines (hill claims), est de creuser des puits et des galeries, bien que dans certains cas on ait ouvert des tranchées jusqu'au lit de roche (bed rock); des pompes refoulant l'eau d'infiltration et de surface, le gravier aurifère est jeté par pelletées sur des tables d'où on le rejette dans les boîtes à laver. La lenteur du courant est une grande entrave à l'application du minage rapide et facile. Les puits et les tranchées se remplissent bien vite d'eau; le plan incliné en général n'offre pas un degré suffisant pour le lavage en boîtes, et de plus il n'y a pas d'espaces où entasser les énormes amas de gravier, à moins qu'on ne les laisse sur son propre claim ou qu'on ne les emprunte à celui du voisin.
Les puits creusés jusqu'au bed rock, avec leurs galeries latérales, sont opérés pendant les mois d'hiver, alors que le sol est gelé, compact, et qu'il n'y a pas d'eau de surface. Comme le terrain est trop dur pour être attaqué avec succès, même avec la meilleure pique, on le dégèle au moyen de grands feux de bois qu'on allume le soir. En quelques heures, il est devenu assez friable, sur une profondeur de quelques centimètres, pour être creusé sans difficulté le jour suivant, et on procède ainsi à tour de rôle, avec le feu d'abord, puis avec le fer. Il en est de même quand on est arrivé à la couche «payante» (pay streak), qui se trouve de 3 à 7 mètres de profondeur, et dont l'épaisseur varie de quelques centimètres à 1 mètre ou 1m,50.
Pour l'extraire de la base des puits, on ouvre des galeries courant dans toute l'épaisseur de la couche payante, qu'on hisse à la surface au moyen de treuils placés au-dessus de l'ouverture des puits. Elle est mise en tas et laissée là jusqu'au printemps suivant pour être lavée. Ce lavage est effectué au moyen de sluices et de rockers. On ne fait presque pas de puits ni de galeries dans les mois d'été, ou plutôt on n'en fait que si les claims sont secs et élevés, ce qui est rarement le cas. En quelques endroits le gravier est recouvert de détritus et de marne, parfois sur une épaisseur de 20 pieds ou davantage, et forme une masse congelée toute l'année.
Une autre raison pour laquelle il est presque impossible et souvent dangereux de prospecter en été, c'est la présence dans le sol de gaz délétères qui tuent parfois d'imprudents mineurs. L'été dernier, il y a eu, sur les creeks, plusieurs cas d'asphyxie mortelle dus à cette cause.
On estime que la production d'or du Klondyke en 1897 a été de 6 000 000 de dollars, soit 30 000 000 de francs; trois des experts les plus compétents, et que nous avons déjà cités, donnent pour 1898 une évaluation moyenne de 10 000 000 de dollars ou de 50 000 000 de francs, tandis que pour cette même année la production de l'or du monde entier a été de 237 504 800 dollars, soit en francs 1 187 500 000, les trois principaux producteurs étant l'Afrique avec 58 306 000 dollars, soit 291 500 000 francs, les États-Unis avec 57 363 000 dollars, soit 286 800 000 francs, et l'Australie avec 55 684 200 dollars, soit 278 400 000 francs.
On le voit, le Klondyke est encore bien en arrière, mais si l'on tient compte du petit nombre d'années d'exploitation, deux ou trois ans au plus, du mode primitif et absolument insuffisant de l'extraction, si de plus on réfléchit que le terrain des creeks même les plus rapprochés de Dawson, par conséquent les plus faciles à exploiter, n'a pour ainsi dire été qu'effleuré et que, selon les prévisions de gens compétents, on retirera l'an prochain 30 000 000 de dollars, soit 150 000 000 de francs du Klondyke, tandis que la production totale des deux creeks seulement du Bonanza et de l'Eldorado est évaluée de 300 à 400 millions de francs, on concluera que ce territoire a en perspective le plus brillant avenir minier.
Mais encore un coup, pour arracher ses richesses à cette terre marâtre, il faut un assemblage peu commun de qualités physiques et morales avec le concours de ressources financières assez importantes.
Le mineur ou le prospecteur a dans ces régions-là des obstacles presque surhumains à surmonter, des ennemis terribles à vaincre, entre lesquels, pour n'en citer que quelques-uns, il y a le froid intense, la nuit presque continuelle d'un long hiver, les moustiques, l'humidité, la fièvre, le scorbut qui, après une saison ou deux, attaque presque invariablement quiconque a été privé, comme c'est le cas général, de viande et de légumes frais. Et puis, comme on l'a vu plus haut, si quelques-uns ont la chance de découvrir le claim qui «paye», il y en a des centaines et des milliers qui voient leurs cheveux blanchir, leur échine se voûter, leurs illusions s'envoler, sans avoir réussi qu'à vivoter bien chétivement pendant les longues et pénibles années de leurs pérégrinations à la recherche de l'or.
Après tout, n'est-ce pas Dieu qui fait le riche et le pauvre, qui abaisse et qui élève?
FIN
Levallois-Perret.—Imp. Crété de l'Arbre, 55, rue Fromont.