Title: L'Illustration, No. 3659, 12 Avril 1913
Author: Various
Release date: November 6, 2011 [eBook #37941]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3659, 12 Avril 1913
Ce numéro contient:
1º Quatre pages en couleurs non brochées: Dix
Américaines de New-York, par Helleu;
2° LA PETITE ILLUSTRATION. Série-Roman n° 4: Les Anges gardiens, par M.
Marcel Prévost;
3° Un Supplément économique et financier de deux pages.
LES MÉFAITS DU VENT D'EST
Après l'atterrissage du Zeppelin IV au champ de manoeuvres de Lunéville:
le dirigeable allemand et son équipage sous bonne garde.
Photographie prise avant que les trois officiers allemands eussent
quitté leurs uniformes pour revêtir des vêtements civils. Voir les
autres photographies et l'article aux pages 310 et suivantes.
Un homme qui disparaît, cela se voit et n'éveille même pas l'attention. Mais si cet homme était réputé dans l'univers pour ses immenses richesses, s'il portait un nom de lingot, pesant et bosselé d'or, un nom retentissant de fortune, et symbolique de toutes les satisfactions que peut procurer l'argent, son départ ne manquera pas de revêtir une importance exceptionnelle.
La mort du milliardaire abrutit. On n'y comprend rien. Il semble qu'elle était impossible et l'on ne s'explique pas qu'elle arrive. On en cherche la cause, les raisons, le but. Elle a l'air d'un accident, d'une catastrophe sans exemple. Comment diable, en effet, peut-on mourir quand on est si riche? Il y faut mettre de la bonne volonté et, comme on dit, le faire exprès. Le milliardaire ne peut mourir que s'il se suicide. Et cependant, avant même de nous être renseignés, nous savons que c'est malgré lui et sans qu'on l'ait consulté qu'il a dû tout à coup, entre deux mots, entre deux bouchées... crier: ah! et quitter...
Quelle histoire que celle de ces grands congés! Oui, la Mort se donne là des façons de gageure et de représailles. Tandis que pour le commun des hommes elle rafle avec largeur et tape dans le tas, ici elle met de l'intention et choisit. Manifestement, c'est voulu. Et nous n'en concevons pas une moindre surprise.
D'abord, nous sommes étonnés de l'audace de la mort, qu'elle ose s'attaquer à de si gros morceaux, et en même temps la faiblesse du surhomme visé, puis touché, nous confond. Qu'il a donc peu de résistance! Un enfant! Il ne se défend ni mieux ni plus que les autres, et on le met par terre plus vite qu'un estropié. Nous ne nous expliquons pas que l'on en vienne aussi aisément à bout. Ses châteaux n'étaient donc pas dés châteaux-forts, et ses richesses un rempart? Nous nous étions habitués à penser qu'il n'entassait ces dernières que pour s'en protéger, qu'elles l'entouraient, le blindaient, et qu'à leur abri rien ne pouvait l'atteindre. Et pourtant elles n'ont pas su le défendre. Elles le trahissent de toutes les façons. Un pareil homme, que tant de puissance rendait comme invulnérable... en un jour, en une heure il devient cette chose affreuse, «à toute extrémité», pour laquelle tous les chèques ne valent pas deux sous. Jamais le néant des souverainetés humaines n'éclate avec plus de terrifiante évidence que devant la chute des potentats de l'argent. En rendant l'âme comme les autres hommes ils rendent davantage, ils rendent ce à quoi ils tenaient plus qu'à leur âme même, ils rendent l'espèce de divinité qu'ils s'imaginaient avoir acquise et posséder, ils font faillite de leur orgueil, ils perdent l'immortalité que la richesse, à certaines heures d'inoubliable délire, leur avait garantie, et tout d'un coup ils apprennent qu'en dépit des palais, des trésors de toute nature, de tous les soins et toutes les précautions, malgré les médecins «attachés» si âprement à leur personne, et la garde de leurs protecteurs intéressés formant le carré autour d'eux... ils sont à l'entière disposition du courant d'air et du microbe infectieux qui les supprimera. Et il n'y aura pas de vingt, de trente millions offerts à genoux à un chirurgien de génie, pour «protester» la mort, si son échéance est venue,... pas plus que les trains spéciaux commandés par câble et les yachts chauffés à toute vapeur ne seront de force à vous faire échapper. Il faut mourir. Comme vous et moi. Ah! que c'est dur! De quelle mêlée de sentiments, de quelles formidables révoltes le milliardaire en détresse doit-il être alors le théâtre! Avoir tant travaillé, tant amassé, combiné, lutté, souffert, triomphé pour s'en aller quand même, avant la fin du mois. Certes, si le richissime n'a pas su, un peu auparavant, se détacher le premier, consentir son sacrifice et passer homme de bien pour faire oublier l'homme de biens, l'approche de son règlement lui sera le pire des supplices... Comme il a vécu au centuple il meurt au centuple, et ses derniers moments sont, dans la souffrance et le regret, une multiplication. Il était tout chiffre, tout sac d'or, tout appétit de gain, même s'il menait, au milieu de son luxe, la plus modeste des existences. L'argent,... les moyens de le gagner, les dangers de le perdre,... il n'y avait que cela qui l'intéressait, et compensait, à son regard, la peine de vivre. Le reste ne signifiait rien. On peut même dire que l'emploi, maintes fois excellent, qu'il faisait de ses richesses, ne valait pas, à son estimation, le plaisir ardent qu'il avait éprouvé à les conquérir. La dépense n'était que la dernière, presque la plus indifférente de ses joies. Ce n'est pas médire en effet du milliardaire en général que d'affirmer qu'il entre dans l'acquisition des merveilles artistiques dues à ses inépuisables capitaux, une somme de joies morales toute petite. Malgré lui, et sans qu'il y ait injustice à le lui reprocher, un Titien, pour lui, représentera toujours avant tout--avant sa valeur d'art et de beauté--sa valeur pécuniaire. C'est en grande partie le prix qu'il l'aura payé, qui le lui rendra cher. Si, par une aberration subite du goût humain, les Vinci tout à coup cessaient de valoir, et ne coûtaient désormais qu'un prix de chromo, le richissime n'en voudrait plus. C 'est là le revers terrible de la monnaie. Quand on est un monarque de l'argent, on en devient aussitôt le sujet. On ne voit, on ne sent, on ne pense, on ne juge, on n'espère, on ne se désole, on ne croit, on n'aime et on ne hait qu'à travers lui. Il règle, conduit et dirige tout. Il est dieu. Même quand on croit le mépriser, on l'adore. Et chaque fois qu'on se vante de le dominer et de l'asservir on lui obéit. Si le milliardaire ne regarde donc tout qu'à travers ce prisme déformant il n'est, lui aussi, regardé que de la même manière. L'argent le couvre, l'enveloppe, lui compose un habit de Nessus, des traits et une figure spéciale. On rapporte--comme il le fait lui-même vis-à-vis d'autrui--tous ses actes et ses plus secrètes intentions à l'argent, on ne lui prête que des mobiles intéressés, on ne croit pas plus en lui qu'il ne croit en son prochain par une habitude et une angoisse perpétuelles d'être volé... Et ce sont là des conditions de vie atroces.
Le milliardaire, on l'a dit souvent et il ne faut pas se lasser de le répéter, est le plus malheureux des hommes, le plus infortuné. Il a le virus du doute, de la méfiance et du soupçon. Il ne veut, ne peut et ne doit plus se fier à personne. Il est dans la vie derrière un grillage, comme un caissier. Son esprit est inquiet et son coeur sur le qui-vive. L'or qu'il répand et qu'il sue, et qui ruisselle de lui partout où il passe, empoisonne à jamais la source de la sincérité humaine. Comme un buveur éternellement altéré d'eau limpide et qui n'aurait pour étancher sa soif qu'une boisson bourbeuse, le richissime vit trouble et ses sentiments sont gâtés, ont un arrière-goût. Il est privé du premier de tous les biens, du plus magnifique, du seul dont on ne se lasse pas: le désir. Ou plutôt si, il a un désir, affreux et torturant, parce qu'il reste inassouvi; il désire désirer! Ah! qu'il donnerait des portefeuilles, et des usines, et des chemins de fer, et des villes pour avoir envie vraiment de quelque chose, de quelque chose qui serait difficile, impossible à obtenir...! de quelque chose qui ne pourrait pas se payer, avec de l'argent! Mais cela même est chimérique, puisque tout s'achète et se vend, et que les choses pour lui sont possédées dès qu'il les nomme sans plaisir, sans même les avoir vues, et lui appartiennent d'avance! Ainsi vit-il, le pauvre grand riche, devenu machine à faire de l'argent et à le cracher. On ne se l'imagine que sous ce double aspect. Toutes ses émotions sont condamnées à se résumer et à se traduire par le mouvement de payer. C'est son leit-geste, sa mécanique. Sa main n'est qu'une bourse, une coupe à écus, une manivelle à signer. Quand il la tend, il ne vient à l'idée de personne que ce soit pour qu'on la lui serre avec un peu d'affection, dans un simple et cordial élan... Non, tout de suite on cherche ce qu'il y a dedans. Un milliardaire n'a pas le droit de donner une poignée de main vide, ni de sourire gratis, ni de vous demander pour rien des nouvelles de votre santé, ni de faire, en un mot, quoi que ce soit comme tout le monde, car il n'est pas tout le monde,... il est le monstre admiré, jalousé et haï, le voleur du bien général, l'accapareur unique et célèbre dont le nom n'est prononcé qu'en râlant d'envie, de désespoir et de cupidité, comme si on voulait le poignarder, mais qu'on n'osât pas, moitié par crainte, déférence, et moitié par intérêt, de peur de tuer l'homme tirelire, l'homme aux oeufs d'or.
Trente, quarante ans, davantage, il passe, à travers des milliers de
mains, sans cesse tendues à le toucher, et qui le mendient avec des airs
de menace... Le monde entier veut de lui son pourboire. Et il donne,
tous les jours, et pour tout. Il donne pour toutes les oeuvres, pour
toutes les religions, pour tous les pays, pour tous les malheurs
publics, pour toutes les misères privées, il donne pour le musée et pour
l'hospice, pour l'art, la science, l'industrie, le commerce, il donne
aux pauvres et aux aisés, aux sages et aux fous, aux femmes, aux
enfants, aux vieillards, aux bêtes,... il donne pour donner, pour
accomplir sa fonction fatale de riche errant... et puis un matin il
meurt, en voyage... Les journaux font connaître par tout l'univers qu'il
n'est plus... et cela le déconsidère. En une minute sa cote baisse. Il
ne vaut plus rien. On ne lui garde aucune gratitude. Il n'aurait plus
manqué que cela qu'il ne fût pas généreux et munificent. Il n'a pas
encore donné tout ce qu'il avait. Il possédait de si grands biens qu'il
ne pouvait pas se ruiner! Allons! Il n'avait aucun mérite. On pense
encore à lui quelques jours pendant le temps de la chapelle ardente et
de l'exposition du corps. Il semble que ses richesses écroulées et
renversées lui fassent un catafalque. Et puis on n'en parle plus... On
se rue à l'instant à la recherche de l'autre, du milliardaire nouveau
qui prendra sa place... Et les grands marchands de tableaux, les
antiquaires frémissent...: Allons-nous retrouver le pareil?--Pas sûr!
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Ici viennent s'intercaler quatre pages en couleurs non brochées: DIX AMÉRICAINES DE NEW-YORK, par Helleu.
Mon cher Baschet,
Je vous envoie dix dessins d'Américaines, pris au hasard dans mes
cartons. Mon séjour à New-York a duré quatre mois: j'aurais pu y rester
plusieurs années et faire chaque jour de nouveaux portraits. Les beautés
y sont innombrables. P. Helleu.
Mrs LINDA THOMAS
Mrs LEONARD THOMAS
Mrs WARREN
Mrs C. ACKLEY
Mrs FRED. LEWISOHN
Mrs THOMAS
Miss CURTIS
Miss LINSEY
Miss CATHERINE GREEN
Miss JULIA ROBBINS
La visite du «Zeppelin» par les officiers français de
l'aéronautique: un des enquêteurs pénètre dans les flancs du
dirigeable.
La légitime curiosité française s'exerçant sur l'intérieur de la nacelle arrière, dont l'avant est muni d'un capot en mica. | L'intérieur de la nacelle arrière, après l'enlèvement d'un de ses deux moteurs. (Au premier plan, le quadruple embrayage.) |
Voir l'article aux pages suivantes.
«Il est recommandé aux journalistes allemands d'éviter de donner des renseignements pouvant intéresser les autorités militaires des autres pays. Cet avis concerne surtout la publication d'indications sur la construction des dirigeables et des aéroplanes et sur les résultats obtenus avec ces appareils.
(Gazette de l'Allemagne du Nord.--Note officieuse du 1er avril.)
Le jeudi 3 avril dernier, à 1 h. 1/2 de l'après-midi, un Zeppelin atterrissait sur le champ de manoeuvres de Lunéville. L'aéronat fut heureusement protégé et très aimablement aidé dans sa manoeuvre de descente par le 17e régiment de chasseurs à cheval, qui, à cet instant précis, était passé en revue par le général de Contades de Gizeux.
Le dirigeable, ainsi soudainement descendu des nues, repartit vers l'Est le lendemain vers midi et demi.
C'est l'histoire des vingt-trois heures de séjour du Zeppelin allemand sur le sol français que nous résumerons ici.
*
* *
Pour la première fois un événement de ce genre se produit. Avant que d'en discuter, constatons qu'au point de vue des relations officielles entre gouvernements l'incident est clos.
Un communiqué, publié dès le lendemain matin de l'atterrissage, était, en effet, conçu dans ces termes:
Dès qu'il a été informé de l'atterrissage d'un ballon allemand à Lunéville, le gouvernement a prescrit une enquête immédiate confiée à l'autorité militaire.
Il y a été procédé par le général Lescot, commandant d'armes, et le général Hirschauer, inspecteur permanent de l'aéronautique militaire, assisté du sous-préfet de Lunéville, M. Lacombe.
De cette enquête, il résulte que le dirigeable est un ballon privé de la Société Zeppelin. Les trois officiers qui étaient à bord formaient une commission de réception.
Il résulte également de l'enquête que le ballon a atterri par correction en s'apercevant qu'il était au-dessus d'une grande garnison française. Il avait complètement perdu son orientation. Le capitaine George, président, de la commission de réception, a donné sa parole d'honneur qu'il n'avait été procédé par lui ni par ses compagnons à aucune observation concernant la défense nationale.
Dans ces conditions, il a été entendu qu'on laisserait partir immédiatement le ballon, ce qui paraît d'ailleurs très urgent à cause d'avarie possible.
Ensuite les officiers seront accompagnés en chemin de fer jusqu'à la frontière par le commissaire spécial d'Avricourt.
L'incident est ainsi clos.
Telle est la version officielle qu'il importait de reproduire. Mais, autour de ce communiqué, il y a une place pour l'histoire, pour la recherche de la vérité, pour l'étude des conséquences. Procédons chronologiquement.
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* *
Vers les 10 heures du matin, jeudi dernier, les habitants de Vesoul furent très surpris d'apprendre qu'un dirigeable dont la forme ressemblait à celle d'un Zeppelin avait évolué, à grande hauteur, au-dessus de Selle, Passavant et Vauvilliers, paraissant s'orienter sur Epinal.
De cette ville, et alors qu'il se trouvait à une plus faible altitude, le dirigeable fut à nouveau signalé; il passait au-dessus des forts se dirigeant au nord.
Instantanée la descente du Zeppelin IV à Lunéville,
le 3 avril, à 1 h. 1/4 de l'après-midi.
On perd de vue le Zeppelin à partir d'Épinal, mais on croit cependant qu'il a suivi la voie du chemin de fer; à midi 40, il est signalé au-dessus de Lunéville où se manifeste un véritable émoi. Du champ de manoeuvres, des officiers voient l'immense vaisseau accomplir un huit au-dessus de la ville, puis, piquant à l'est, aller vers le fort de Manonvillers qu'on finit de construire.
On suit naturellement le Zeppelin à la lorgnette; soudain, l'esquif aérien s'incline fortement, l'axe longitudinal du ballon accuse un angle d'environ 45° avec l'horizontale. Le dirigeable vire de bord, revient vers l'immense espace de 200 hectares que constitue le champ de manoeuvres. L'aéronat paraît à bout de lest, ses passagers agitent leurs mouchoirs blancs. Le Zeppelin frôle, nous dit-on, un réservoir à eau, passe de justesse au-dessus des arbres en bordure du champ et touche terre, un peu brusquement, tandis que sur le terrain évolue le 17e régiment de chasseurs.
La population accourue se précipite, plutôt hostile, car elle vient d'apercevoir des uniformes d'officiers allemands; fort heureusement, les officiers français prennent aussitôt des dispositions pour éloigner la foule et faciliter l'atterrissage définitif de l'aéronat. Une compagnie cycliste assure le service d'ordre, quand les autorités arrivent sur les lieux.
A bord du dirigeable se trouvent douze personnes: trois officiers et un sous-officier, le pilote du ballon, qui est capitaine de réserve, et sept mécaniciens civils.
Les militaires sont: le capitaine Fritz George, de la section d'aéronautique de Berlin, attaché à la station aéronautique de Metz; le lieutenant Félix Jacobi, du 3e bataillon d'aérostiers de Metz; le lieutenant Jean Brandeis, du bataillon des aérostiers de Berlin; le sergent Gall, du 3e bataillon d'aérostiers de Metz. Le pilote, attaché à la maison Zeppelin, est le capitaine de réserve Glund.
Le général de division Lescot, commandant la place, monte alors à bord de la nacelle et interroge le pilote et les officiers. Leur récit doit fixer notre religion; le voici tel qu'il a été résumé par le pilote Glund:
J'ai quitté Friedrichshafen sur les bords du lac de Constance, pour des essais d'altitude, ayant à bord une commission militaire de réception et de contrôle. Nous nous sommes égarés en France, alors que nous devions aller à Baden. Nous avons vogué au-dessus de la Forêt Noire; ensuite nous sommes rentrés dans le brouillard et montés à 2.000 mètres, déviant à l'ouest, ne pouvant descendre, gênés dans nos manoeuvres par les montagnes du Felberg, hautes de 1.500 mètres. Nous avons ainsi voyagé plusieurs heures sans rien voir et c'est vers une heure que nous avons aperçu des soldats manoeuvrant; alors nous avons voulu descendre, d'accord avec les officiers, et ceci par correction, pour prouver que nous n'étions pas venus volontairement en France.
Telles furent les déclarations; elles ne faisaient nullement mention des possibilités qu'avaient eues les aéronautes d'apercevoir la terre quand ils furent signalés en Haute-Saône et à Epinal. D'autre part, nulle allusion non plus à la position qui semblait critique du dirigeable au-dessus du fort de Manonvillers. Aucune indication de route ne fut donnée et, s'il est exact, ainsi qu'on le constata au baromètre enregistreur, que le ballon s'était élevé à 1.925 mètres et avait navigué en altitude, on se rendit compte, aussi par le graphique tracé que plusieurs fois le dirigeable était revenu à de moins grandes hauteurs.
Ce qu'il y a de certain, c'est que le dirigeable naviguait. Le vent régnant ce matin-là dans toute la région était du nord-est (1); par conséquent, le Zeppelin marcha avec un vent de côté contre lequel il eut à lutter jusqu'à Lunéville.
Note 1: En Allemagne, paraît-il, le vent soufflait franchement de l'est.
On remarquera que le parcours suivi par le dirigeable allemand affecte sensiblement le tracé d'une ligne à peu près droite qui, prolongée au delà de Lunéville, irait franchir la frontière pour rencontrer Metz en infléchissant sur la gauche.
C'est du reste cette orientation qui avait laissé penser, jeudi soir, à Paris, quand on connut le passage vers Vesoul et l'atterrissage à Lunéville, que le Zeppelin désemparé avait été pris par un courant du sud. Toutefois, on envisageait malgré tout, et au préalable, l'incursion en territoire français.
De ces hypothèses, on voit que, d'après les déclarations allemandes, aucune n'est vraie. Il faut donc admettre--tout en reconnaissant la possibilité de s'égarer au-dessus de la Haute-Saône--que le dirigeable a navigué en France, 130 kilomètres durant, sans pouvoir repérer sa route.
Quant à la question de l'atterrissage, réserves faites des déclarations du pilote Glund, on doit noter que le dirigeable était à court de lest, que des extincteurs et des outils avaient été jetés par-dessus bord. On avait naturellement conservé le plus précieux de tous les lests, l'essence. Très exactement --le jaugeage fut effectué par un officier--il restait à bord du Zeppelin, à son arrivée, 100 litres de carburant pour deux moteurs, soit environ deux heures de marche. Telle est la vérité.
Les deux opinions soutenues pour et contre l'atterrissage: comme il restait deux heures de marche à bord, le dirigeable pouvait franchir la frontière sans s'arrêter; le pilote n'a donc atterri que par bonne volonté.
Contre l'atterrissage: il est entendu que le dirigeable avait assez de carburant à bord pour aller atterrir en Allemagne, mais c'est l'incident survenu aussitôt après le passage au-dessus de Lunéville qui a obligé les aéronautes à revenir.
Il ne nous appartient pas de conclure, nous exposons simplement des versions.
*
* *
Mais revenons auprès du dirigeable, alors que les opérations de descente se terminent.
L'équipage a fiché en terre un énorme tire-bouchon d'acier, haut de 1 m. 20, qui se visse dans le sol, non sans difficulté, et qui formera ancre, l'extrémité du tire-bouchon étant reliée par des cordages avec un pieu creux en fer placé également dans le sol à environ 1 m. 50 de distance, assurant ainsi un système suffisamment rigide.
C'est cet ensemble, fixé en terre par les moyens du bord, qui constituera la seule attache du dirigeable pendant tout son séjour. La pointe du Zeppelin étant placée, face au vent, un triple câble d'acier part de l'étrave du dirigeable et s'accroche à la boucle qui termine l'énorme vis métallique disparue en terre. Ainsi, à son gré, le ballon évoluera, mais aucune autre attache ne le reliera au sol.
Par précaution à l'avant, à l'arrière et aux nacelles, des cordes pendent, que les hommes attraperaient en cas de besoin.
Après que les officiers allemands eurent quitté leurs uniformes et se furent mis en civil, l'autorité militaire française prit possession du dirigeable. On installa un gendarme et des soldats dans chacune des nacelles, on dévissa les bougies d'allumage et on permit à l'équipage l'enlèvement d'un des deux moteurs arrière de l'aéronat, ce qui allégea le Zeppelin de 500 kilos environ: il en avait besoin. Ce travail accompli, ni les officiers, ni le pilote, ni les mécaniciens, ne furent autorisés à séjourner à bord. Par contre, les officiers français, quelques civils et ingénieurs furent admis dans la soirée et le lendemain matin à visiter dans tous ses détails le dernier construit des dirigeables allemands.
Le dirigeable allemand et l'aéroplane français: un biplan
militaire, arrivant à Lunéville, plane au-dessus du Zeppelin.
Ce Zeppelin, qui resta presque un jour sur la plaine de Lunéville, mesure 148 mètres de long; son diamètre au maître-couple est d'environ 14 mètres, son volume de 20.000 à 21.000 mètres cubes. Il est muni de trois moteurs semblables de 180 chevaux chacun, fabriqués par M. Maybach, l'ancien ingénieur de la maison Mercédès.
Un des moteurs se trouve dans la nacelle avant, celle du commandement. Ce moteur actionne deux hélices, à deux pales chacune, placées sous le dirigeable, une de chaque côté. A l'arrière, un ingénieux montage des deux moteurs, avec un quadruple embrayage, permet à volonté d'actionner les deux hélices de l'arrière--celles-ci à quatre pales--soit séparément, soit ensemble.
Quant à la vitesse du dirigeable, il est impossible de la préciser; nous aurons l'occasion d'en reparler tout à l'heure. Ce Zeppelin affecte la forme classique des aéronats rigides de ce modèle universellement connu. Les parties supérieures des deux nacelles, accessibles chacune par un vaste hublot coulissant, sont mises en communication par un couloir central en forme de V, qui court comme une quille au-dessous de la carène du vaisseau aérien.
L'ensemble métallique du dirigeable est constitué par une longue poutre rigide en métal spécial qui a nom «duraluminium». Le profil de l'avant et de l'arrière, en forme de pointe arrondie, est à peu près le même. Sur tout cet ensemble métallique, immense parallélipipède, est tendue une toile en contact direct avec l'air; c'est l'enveloppe protectrice, à l'intérieur de laquelle sont seize ballonnets indépendants en étoffe à ballon ordinaire, qui contiennent de l'hydrogène pur. Complètement gonflés, ils remplissent tout le corps du ballon, ne laissant libre théoriquement que le couloir-quille.
Dans ce couloir passent toutes les commandes métalliques du dirigeable pour les gouvernails de direction ou de stabilisation, ainsi que les commandes des waterballast, grands sacs à eau, constituant le lest et placés entre les ballonnets avec un orifice d'écoulement près de la quille de l'aéronat. De la nacelle du commandement, on peut actionner l'ouverture de tous les waterballast, et ainsi les vider à volonté.
L'intérieur du ballon est particulièrement curieux à visiter. On marche sur un plancher étroit et brillant en aluminium ondulé, tandis qu'autour et surtout au-dessus de soi, s'enchevêtrent ces minuscules mais si nombreuses poutres armées, toutes du même gabarit, à éléments interchangeables, qui constituent une des particularités de la construction du Zeppelin. Le métal employé est toujours le même «duraluminium».
C'est très soigné, parfaitement établi comme «fini de construction»; mais les ingénieurs français compétents prétendent qu'aucun calcul raisonné n'a présidé à l'établissement des résistances de cet ensemble.
Au centre du couloir se trouve la chambre du capitaine; on y remarque un altimètre enregistreur, un peu plus loin, des water-closets très modernes; une cabine noire, chambre à photographie avec tous ses accessoires pour développements et tirages rapides; enfin un autre local de 1 m. 75 sur deux environ, contenant l'installation de la télégraphie sans fil, dont l'antenne, suspendue au-dessous de cette chambre spéciale, est fixée au centre d'un énorme isolateur en verre blanc.
De Friedrichshafen à Metz, par Lunéville: itinéraire du
Zeppelin au-dessus du territoire français.
Aux parois ajourées du couloir sont accrochés en ordre parfait, cordages, pièces de rechange, pics, pioches, etc. Enfin, voisinant avec la nacelle avant, entre deux ballonnets, un puits métallique grillagé ovale monte vers le faîte du dirigeable pour déboucher sur sa partie supérieure où se trouve aménagée une petite plate-forme de 8 à 10 mètres carrés, portant un léger bastingage. Cette plate-forme, qui était nue, est destinée certainement à porter une ou deux mitrailleuses, tandis qu'on pourrait également en installer deux autres dans les nacelles.
L'agencement de détail est remarquablement étudié, il y a un luxe d'instruments enregistreurs, baromètres, thermomètres, tachymètres, etc., qui témoigne d'une mise au point très minutieuse.
C'est d'une très belle fabrication. On sent l'énorme et persistant effort, mais on ne peut croire à la grande solidité de l'engin. Nous avons pu, en effet, constater, à la suite de l'atterrissage de Lunéville, que les deux nacelles étaient endommagées, disloquées; les montants établis en tubes ovales étaient repliés sur eux-mêmes; tout l'arrière du ballon était déformé, particulièrement à l'endroit des ballonnets 4 et 5. A l'intérieur, on remarquait quelques-unes des minces poutrelles armées, tordues et déformées. Or, l'atterrissage effectué à Lunéville, s'il fut un peu brutal, est un de ceux que doit pouvoir supporter un aéronat surtout muni d'énormes amortisseurs pneumatiques de nacelles, comme ceux que possède le Zeppelin.
C'est pourquoi, en voyant le dirigeable en cet état, nous nous sommes demandé, si, précédemment à l'atterrissage de Lunéville, le Zeppelin n'aurait pas subi un choc, ce qui pourrait être dans le domaine des choses possibles; ou alors, faudrait-il attribuer cet état à une déformation soudaine en l'air d'une partie de cet ensemble rigide? Serait-ce alors l'explication de l'inclinaison inquiétante remarquée au-dessus du fort de Manonvillers? Suppositions, c'est entendu, mais bien plausibles. Car, si l'état lamentable du Zeppelin est dû seulement à l'atterrissage, c'est la preuve d'une fragilité inquiétante.
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* *
Nous avons dit l'émotion causée à la population lunévilloise par l'arrivée du Zeppelin. Cette émotion se transforma en une sorte d'hostilité retenue à l'égard des aéronautes, et le service de surveillance fut deux fois utile autour du ballon, car les officiers profitèrent en même temps de cette protection.
L'un d'eux, après l'atterrissage, voulut aller lui-même déposer une dépêche au télégraphe; on l'y autorisa, et le maire, le baron de Turckheim, l'accompagna; mais, aussitôt à la poste, un rassemblement de quelques centaines de personnes se forma et on dut prendre des précautions pour protéger la sortie de cet officier, qui, avec ses camarades, avec, aussi, les mécaniciens et le pilote, passa la nuit debout à côté du Zeppelin.
Dans le brouillard humide, la nuit fut longue et, jusqu'au matin, en attendant l'arrivée du général Hirschauer, inspecteur permanent de l'aéronautique, et de la commission militaire, les aéronautes allemands se promenèrent, renfermés dans un mutisme persistant, auprès des groupes d'officiers français.
Le pilote Glund réclama cependant quelquefois auprès du capitaine de service, lorsque quelque visiteur pénétrait dans les nacelles, ce pourquoi il faisait des réserves que l'officier français ne manquait pas d'enregistrer fort courtoisement aussitôt.
A 6 heures du matin, le général Hirschauer arriva. Il s'enquit d'abord des besoins que pouvaient avoir les officiers allemands, le pilote et les mécaniciens, puis, accompagné de sa suite, il visita en détail le ballon. D'abord la nacelle avant où il examina les appareils de contrôle, les cartes, différents papiers, ensuite l'intérieur du dirigeable. Mais, à aucun moment, il n'appela le pilote pour lui fournir des précisions. A 7 heures moins le quart, la visite était terminée, et le général Hirschauer partait avec le sous-préfet, M. Lacombe, conférer avec le général Lescot, commandant la place, et rédiger son rapport au gouvernement.
A 7 h. 1/2 du matin, une équipe de vingt hommes, venus du Corps aéronautique allemand de Strasbourg la veille au soir par le train, fut autorisée à pénétrer sur le champ de manoeuvres pour aider l'équipage. Il était, en effet, permis au pilote Glund de reprendre possession de son dirigeable, et on lui rendit les bougies d'allumage enlevées la veille aux moteurs.
Pendant trois heures on procéda à la mise en état et surtout aux réparations des poutres armées qui étaient brisées,--grâce à des attelles de fortune, constituées par de jeunes troncs d'arbres qui furent placés à l'intérieur du Zeppelin et solidement fixés aux parties endommagées.
Ceci, tandis qu'une autre équipe allait à la gare pour y recevoir un wagon chargé de tubes d'hydrogène comprimé, lequel, parti dans la nuit de Friedrichshafen, était arrivé--comme train spécial--à 10 heures du matin à Lunéville. Les Allemands nous donnèrent ainsi une merveilleuse leçon de célérité, non seulement par le fait d'avoir si vite dirigé un chargement complet de 200 tubes, considérés comme explosifs, mais aussi en réalisant ce «record» de les débarquer hors du wagon, de les véhiculer sur des camions de fortune, d'emmener le tout sur le champ de manoeuvres, de réunir entre eux les tubes et de fournir environ 1.000 mètres cubes d'hydrogène pur, au dirigeable épuisé, dans un espace de deux heures. Car à midi un quart le ravitaillement était terminé.
Une heure auparavant, trois points noirs, qui, peu à peu, s'en allaient grandissant, avaient paru à l'horizon. Et ce furent aussitôt des acclamations enthousiastes, délirantes. La foule avait reconnu nos avions militaires, trois biplans de l'escadrille aérienne d'Épinal qui venaient, dans un vent de 16 mètres à la seconde, survoler le Zeppelin et atterrir correctement dans la ligne du ballon.
De Paris, vers 11 h. 15, était arrivé l'ordre de libérer le dirigeable avec son équipage civil. Quant aux militaires, ils devaient être reconduits à la frontière.
Le départ du Zeppelin. Il
quitte le «terrain militaire»
sur lequel il avait atterri
malgré la «défense de
pénétrer» et se dirige vers
vers Metz.
Mais une difficulté subsistait. L'un des officiers, le capitaine Fritz George, était en possession d'un document dont il avait déclaré ne pas vouloir se dessaisir. Il en avait seulement montré la suscription: c'était le cahier des charges imposé par l'autorité militaire à la Société Zeppelin.
L'intérêt de connaître cette convention était relatif; cependant il était peut-être utile de savoir les conditions imposées aux Zeppelins pour leurs réceptions et entre autres la vitesse obligatoire pour ces dirigeables. Car les instruments de mesure auxquels nous faisions allusion tout à l'heure ne donnant que des indications d'approximation, pouvant être corrigées ou étalonnées, il n'eût pas été indifférent d'avoir une précision.
Bref, ce détail fut réglé à la satisfaction de tous, nous dit-on, par la communication au général Lescot du document et la déclaration d'honneur du capitaine Fritz George, que ni lui, ni ses compagnons, n'avaient fait d'observation concernant la défense nationale.
Tandis qu'avait lieu ce conciliabule entre militaires le pilote Glund faisait connaître que son heure de départ était fixée à 1 h. 1/2 de l'après-midi. La nouvelle se répandit dans le public, et, sur le champ de manoeuvres, il resta peu de curieux, toujours maintenus, d'ailleurs, par les soldats. Le préfet, les généraux, différentes autorités, partirent déjeuner tranquilles.
Mais la déclaration du pilote était une feinte, qu'il eut raison d'adopter à notre avis, à moins que sa montre ne fût réglée, ce qui était possible, sur l'heure de l'Europe centrale. Il nous sembla, plutôt, que le capitaine de réserve Glund se rendait parfaitement compte que les sentiments de la population ne lui étaient pas favorables. C'est pourquoi, soudain, vers midi et demi, alors que nous étions quelques rares à assister à ces préparatifs, on vit l'équipage manoeuvrer pour quitter l'ancrage; le ballon resta maintenu par les soldats. Le pilote prévint ceux-ci, sans leur dire toutefois que le départ était imminent. Sur un coup de sifflet bref, à midi 35, les deux moteurs furent embrayés et accélérés. Un peu brusquement, et projetés en éventail, les soldats durent lâcher prise, tandis que le Zeppelin prenait de l'altitude assez rapidement. Le public, surpris, manifesta bruyamment, mais ce fut pis encore, lorsque, quelque temps après, les officiers allemands, accompagnés du commissaire spécial de Lunéville, partirent en automobile vers la frontière. Une double rangée de dragons retenait la foule, tandis que, rapide, s'éloignait l'auto.
Avant de partir, le pilote Glund avait fait remettre au maire de Lunéville 2.000 francs pour les pauvres de la ville et il avait consigné 7.600 francs pour droits de douane du ballon.
Un dernier incident se produisit après ce double départ. Un ingénieur de la fabrique de moteurs allemands dont était muni le Zeppelin eut maille à partir avec le public, parce que, à tort du reste, il voulait empêcher de photographier le moteur abandonné par le dirigeable, souvenir de l'incursion du Zeppelin. Protégé par les cavaliers, l'ingénieur dut rapidement partir en automobile avec des amis.
*
* *
Ainsi se termina heureusement cet atterrissage inopiné d'un dirigeable allemand dans une de nos villes-frontières où il faut compter avec l'esprit de la population, prompte à l'emballement parce que vivant depuis quarante années dans un état de tension continuelle.
Le pilote du Zeppelin et son équipage peuvent aussi s'estimer satisfaits d'avoir été favorisés par le temps au cours de cette aventure. On ne sait, en effet, ce qu'il serait advenu, si, un fort vent s'étant mis à souffler, on eût été obligé de dégonfler sur place le dirigeable! Il y en avait pour des semaines de démontage et d'autres difficultés auraient peut-être surgi.
Les autorités allemandes l'ont du reste fort bien compris, et si, quelques heures après la descente d'un de ses ballons à Lunéville, le comte Zeppelin, envoyait au pilote Glund, une dépêche dont le premier mot était celui-ci: «Condoléances», le gouvernement allemand, par l'intermédiaire de son ambassadeur M. de Schoen, adressait, au lendemain du départ du Zeppelin, une lettre officielle de remerciements à notre ministre des Affaires étrangères.
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Il reste maintenant à savoir, et c'est un point de vue qui inquiète l'opinion allemande, si le fait de l'atterrissage voulu ou forcé du Zeppelin à Lunéville a livré à nos ingénieurs les secrets de construction de cet aéronat.
En dehors de nos officiers, deux de nos ingénieurs spécialistes étaient venus à Lunéville pour visiter le Zeppelin. C'étaient M. Julliot, de la maison Lebaudy frères, et M. Sabattier, des usines Bayard-Clément. Avec eux, nous avons vécu sur le champ de manoeuvres de Lunéville, et nous pouvons affirmer qu'ils n'ont ni rempli leurs carnets de croquis, ni usé des centaines de plaques photographiques. Ils se sont contentés de regarder, ce qui a semblé leur suffire.
L'un et l'autre connaissaient déjà le Zeppelin. Ils ont eu le loisir de le voir de plus près et plus longtemps, voilà tout.
Mais il est bien certain qu'ils n'ont pas été frappés au cours de cet examen par la révélation subite d'une construction inattendue qui apparaîtrait pour la première fois à leurs yeux comme une extraordinaire réalisation.
Nous croyons que le génie français et le talent de nos ingénieurs nous permettront toujours de rivaliser, en matière de dirigeables, avec ce qui se construit de l'autre côté de la frontière.
Seulement, nous procédons d'une autre école, et ce qui nous donne une
infériorité, c'est que nous ne possédons pis les crédits suffisants pour
construire des unités rapides et nombreuses afin de mettre sur pied une
escadre aérienne de dirigeables aussi imposante que la flotte allemande.
Il appartient aux Chambres d'en décider autrement. Ce jour-là les
qualités de nos dirigeables ne le céderont en rien à celles des
Zeppelins allemands.
Paul Rousseau.
Lendemain de victoire sur le champ de bataille d'Aïvas-Baba:
on rassemble les corps des soldats bulgares tombés à l'assaut.
Droits de reproduction réservés.
Nous publions cette semaine la première partie du récit de notre envoyé spécial à Andrinople, Gustave Babin. La suite sera illustrée de dessins de notre second envoyé, l'artiste-peintre Georges Scott, qui, après avoir visité les forts pris d'assaut, en compagnie de M. Messimy, ancien ministre de la Guerre, et de M. Bénazet, rapporteur du budget de l'armée, s'est rendu avec eux jusqu'à Tchataldja.
Cette publication nous empêche encore de donner dans ce numéro la seconde partie de la relation du sensationnel voyage «Au coeur de l'Albanie», de notre confrère américain, M.. Paul Scott Mowrer.
Sofia, 30 mars.
Un printemps doux, précoce. A mesure que, quittant l'ombre glacée des Karpathes, on redescend dans la plaine, vers les luxuriantes vallées du Danube et de la Save, chargées déjà des espoirs de la moisson prochaine, les tendres verdures dont se parent les bouleaux et les saules se font plus touffues, plus vigoureuses; à la blancheur neigeuse des amandiers, jaillis du milieu des vignes dénudées qu'on s'occupe à soigner avec sollicitude, se mêle l'incarnat des pêchers épanouis, les uns parés du rose défaillant des roses de France, d'autres empanachés de pourpre, pareils à de belliqueux plumets. Et, comme si toutes les mains en pleine vigueur n'avaient pas lâché les mancherons de la charrue pour saisir le fusil, tous les champs de Serbie s'émaillent de l'émeraude violente des jeunes blés qui pointent, ensemencés, fraternellement, pour les absents par ceux qui demeurent aux villages, les trop vieux, les trop jeunes, les trop faibles, les vieillards, les enfants, les femmes. Rien ne révèle un pays engagé, depuis six mois, dans la plus implacable des guerres.
Belgrade, la capitale, la ville où devrait battre, plus ardent, le coeur de la patrie, si décimée et si heureuse, offre un spectacle plus étonnant, plus déroutant encore.
Je l'avais surprise, naguère, au lendemain d'un drame farouche, dont plus rien ne subsiste, pas même le petit konak aux grilles enguirlandées de corolles couleur de sang, à peine un souvenir qui va s'effaçant, délavé, submergé dans la mémoire des hommes par le flux des récents et glorieux holocaustes, --je l'avais surprise dansant et chantant. Je l'ai retrouvée, cette fois, au passage, au lendemain de tant d'événements illustres, d'une déconcertante impassibilité, silencieuse, grave, stoïque, et dissimulant à la fois sa joie et ses douleurs.
Les rues, embellies, depuis tant d'années, au point d'être méconnaissables, avaient leur mouvement paisible d'autrefois. Les passants y vaquaient sans hâte à leurs affaires. Les soldats qui passaient, l'arme à la bretelle, pouvaient, tout aussi bien qu'en temps de paix, aller à quelque fastidieuse corvée de place. Seulement, certains d'entre ces hommes en capotes de bure, boitant beaucoup, s'appuyaient sur une canne, portaient l'un ou l'autre bras en écharpe ou promenaient des fronts ceints de linges blancs.
Lendemain de victoire à Sofia: la jeunesse bulgare en fête.
Droits réservés.
Au Kalimagdan--le jardin verdoyant qui domine la désuète forteresse du Prince-Eugène et d'où l'on découvre l'un des plus grandioses panoramas du monde sur le fleuve aux eaux jaunes et son affluent, sur la frontière menaçante d'en face, qui enserre, avec tant de jalousies et de haines, tant de candides sympathies--des enfants jouaient, bien sagement, sans cris, sous l'oeil baissé des mères; des blessés allaient et venaient; des hommes contemplaient, pensifs, accoudés au parapet, le pays d'en face, Semlin, si proche, qui s'embrumait au déclin, la rive où sont tapis les torpilleurs autrichiens aux aguets. Mais pas de conversations bruyantes, pas d'éclats, point de grands airs arrogants de vainqueurs, point d'airs penchés et douloureux non plus. Aux façades, pas un drapeau,--hormis quelques longues bannières de crêpe qui se balançaient en signe de deuil pour la mort du roi Georges de Grèce.
Pourtant, alors que la guerre, à son compte, était virtuellement terminée, la Serbie venait de prendre une pari méritoire à l'assaut d'Andrinople, où, fidèle, elle prêtait son aide à l'alliée; pourtant, des milliers encore de ses enfants étaient tombés dans ce suprême effort; pourtant, on attendait, la nuit suivante, quatre ou cinq trains chargés de blessés que nous allions, un peu plus tard, entendre pieusement acclamer, dans les gares de la ligne, et pour lesquels, dans les hôpitaux, on préparait des couches...
Sofia présente un aspect différent. Sans arrogance, quatre jours après la victoire, on s'y réjouit encore, visiblement, du décisif succès que vient de remporter l'armée. La gare est pavoisée; les trois couleurs (blanc, vert et rouge) flottent encore, à la bise assez aigre ce matin, aux façades des édifices publics, aux grilles du square, en face le palais royal, à maints balcons. Et ce n'est guère que d'hier que des démonstrations plus bruyantes ont pris fin. On a promené dans les rues des étendards; on a chanté, illuminé; on a manifesté en foule, au pied de la statue d'Alexandre II, le «tsar libérateur».
Et cela est légitime, et ces marques d'émotion que donne le peuple bulgare le rapprochent de nous, évidemment, accusant des traits de ressemblance, des façons communes de sentir, de vibrer, comme elles accentuent la différence profonde qui existe entre lui et ses voisins les Serbes.
Andrinople (Odrin), 5 avril.
On n'approche pas sans émotion d'une ville ainsi emportée violemment, après six mois d'angoisses et de souffrances. Quel amas de ruines s'amoncelle au delà de l'horizon? Quels cortèges de spectres hâves rôdent parmi ces décombres?
Eh bien, non! A découvrir de loin Andrinople vaincue, à travers les pâles verdures des bouleaux et des saules qui la paraient comme d'un voile de jeunesse, nos appréhensions d'un coup s'évanouissaient. Dieu! qu'elle nous apparut jolie, séduisante, à la fin d'une douce après-dînée de printemps, vêtue de gris tendre, de bleu de lin, de mauve, allongée, languide ainsi qu'une convalescente, au fond de l'opulente plaine, et dressant orgueilleusement dans un ciel tendre sa mosquée dominatrice, «Sultan Sélim», sa coupole à l'orbe harmonieux et le quadruple miracle de ses minarets, lancés vers le zénith comme des javelots. Et, rassurés, remis des inquiétudes que nous avaient fait concevoir les premières et hâtives narrations, nous nous disions que nous avions été bien fous de nous alarmer ainsi, et de concevoir, seulement, la possibilité que des hommes d'à présent, des hommes qui se réclament de la culture qu'ils sont venus chercher dans la douce France, avaient pu insulter à tant de beauté.
De fait, les Bulgares n'ont pas bombardé Andrinople, au sens propre du mot. On compterait, dans la ville entière, les bombes qui ont produit quelques ravages appréciables. On pourrait presque, pour désigner ces tirs, employer l'expression maritime de «coups de semonce». Ils avaient bien plutôt pour but d'effrayer la population, de la déterminer, s'il se pouvait, à faire pression sur l'autorité militaire et à la décider à capituler, que de détruire. Il est certain qu'un bombardement un peu intense--je ne parle pas même d'un feu comparable à celui qui écrasa Aïvas-Baba-Tabia et le saillant nord-est, où il n'est pas un pouce carré de terre qui ne soit labouré, retourné, et comme calciné par le feu du ciel--eût anéanti irrémédiablement cette cité de 80.000 âmes, d'énorme étendue, objectif trop facile pour les bonnes pièces françaises et leurs artilleurs exercés. Mais dans la ville, nuls dégâts graves, ou si peu! On montre à l'arrivant, comme des curiosités, les brèches aux façades, les vitres éclatées, les trous de la chaussée. Le plus dommageable coup fut, sans doute, celui qui troua la toute gracieuse coupole de la mosquée du Sultan Sélim, qui eût pu l'endommager gravement et ne lui a laissé qu'une blessure, d'en bas invisible, pour venir ensuite briser, au pied d'un des sveltes et robustes piliers, le pavement.
Gardons-nous, toutefois, de suspecter les relations des assiégés: la fièvre obsidionale a naturellement surexcité l'imagination de ces pauvres gens, six mois isolés du monde, rationnés plus ou moins, privés des mille douceurs qui rendent la vie parfois aimable. Leurs terreurs ne furent que trop compréhensibles, et, réellement, les plus endurcis souffrirent de ce siège.
Pourtant, au bout d'un moment de flânerie, on s'inquiète d'un détail, en lui-même insignifiant au premier abord, mais dont la répétition finit par obséder: d'innombrables portes, des volets clos arborent, ici tracées à la craie d'une main hésitante, là soigneusement peintes, des croix. On se rappelle la marque sanglante de la Pâque biblique. Qu'a-t-on donc redouté à ces foyers? quels fléaux? quels pillages?... Comme si les temps étaient encore des sacs et des égorgements!
Eh bien, réellement, on a pillé. Mais s'il faut en croire une version que je rapporte timidement, ces croix étaient insidieuses. En recommandant comme sacrées aux frères en Jésus qui arrivaient, telles demeures, elles désignaient les autres aux appétits inévitables. Et il y eut, après des «beuveries», des incitations malsaines, de-ci de-là écoutées: la menace de pendaisons haut et court fit vite tout rentrer dans l'ordre.
Mais enfin, aujourd'hui, plus nulle trace, à part ces vagues indices qui s'effacent, en dehors de quelques plaies béantes dans les murs ou sur le pavé, ne demeure des heures dramatiques passées. La ville, par ce soir printanier, a je ne sais quel air d'allégresse et de bamboche. Les denrées dont on fut longtemps sevrés s'étalent en abondance aux éventaires, plus que jamais tentantes.
Sentinelle bulgare au péristyle de la mosquée du Sultan Sélim. --Droits réservés. |
Le général Vasof, commandant les troupes du secteur est, qui emportèrent Andrinople. Phot. de M. Luigi Barzini, envoyé spécial du Corriere della Sera. |
Les marchands de friandises, à chaque pas, sollicitent de leurs appels nasillards la clientèle, et leurs loukoums givrés semblent bien appétissants; à chaque boutique, des caisses de sucre, grandes ouvertes, scintillent avec ces reflets bleus qu'ont les glaciers au couchant. Çà et là, des cabarets chantent,--car on a annoncé la paix imminente.
N'étaient les soldats bulgares qui déambulent, curieux et désoeuvrés, de rues en ruelles, poussiéreux, déchirés, parfois, mais bien sages pour des vainqueurs, les patrouilles qui se croisent, la sentinelle qui veille, symbole de la conquête, au péristyle clos de Sultan Sélim, jamais on ne se croirait dans une ville conquise au prix d'une si chaude lutte, et depuis si peu de jours. Même les étendards aux couleurs bulgares, blanc, vert et rouge, qui s'éploient au vent du soir, aux minarets de la triomphante mosquée, vide de fidèles depuis une semaine, contribuent à donner une illusion de fête. Et nous sourions, maintenant, de nos vaines frayeurs à l'arrivée. C'est l'Andrinople de naguère, sale et pittoresque, avec ses trottoirs inachevés, tracés seulement d'une bordure, et le changement le plus visible qu'elle ait subi, peut-être, c'est, à la gare, le bel écriteau neuf qui, recouvrant l'ancien cartouche, proclame son nom nouveau, son nom bulgare: Odrin.
L'opération finale qui a décidé du sort d'Andrinople m'est apparue comme très intelligemment conçue, très habilement préparée, très vaillamment conduite, --et comme très simple aussi; mais la simplicité est sans doute, dans l'art de la guerre comme dans tous les autres arts, l'attribut même de la perfection.
Depuis six mois bientôt qu'ils investissaient la place, les Bulgares devaient être admirablement avertis de sa situation et connaître ses endroits vulnérables. La précision avec laquelle fut donné l'assaut atteste l'exactitude de leurs informations: ils portèrent à coup sûr leur effort sur le point faible de la ligne de défense.
Schéma de la répartition des troupes attaquant et
défendant Andrinople, à la veille de l'attaque décisive. Avec
l'artillerie de forteresse (11.000 hommes) et la cavalerie (2.000
hommes), la garnison ottomane comptait au total environ 58.000 hommes
(19.500 du Nizam ou active et 25.500 du Rédif ou réserve).
Andrinople était ceinte d'un ensemble de vingt-quatre positions fixes, complétées par toute une série de batteries ou d'ouvrages établis probablement depuis le commencement des hostilités. De l'avis des militaires, aucun de ces forts n'avait grande valeur. Point de ces modernes coupoles blindées qui offrent au projectile une sérieuse résistance; peu de béton, sauf sur quelques points; partout ailleurs, des remparts de briques et de terrassements, de plans désuets, entretenus... à la turque; des tranchées assez soignées, armées d'une bonne et nombreuse artillerie et toujours précédées de l'inextricable lacis de fils de fer barbelés savamment entre-croisés. Mais tout cela était établi sur des positions naturelles extrêmement fortes. Bien armée, Andrinople eût été inexpugnable. Telle qu'elle était, les assiégeants eussent pu l'emporter, j'imagine, beaucoup plus tôt, s'ils avaient voulu consentir les sacrifices nécessaires. Sagement, ils ne se sont décidés à donner l'assaut que lorsqu'il leur a paru indispensable pour affermir leurs droits au cours des négociations prochaines, et afin de s'assurer, par une possession de fait, qu'on ne leur marchanderait plus une conquête si ardemment disputée.
Croquis des attaques successives des Bulgares, le 24 et
le 25 mars, contre Maslak, Aïvas-Baba et Aïdjiolou.
Les forces qui composaient l'armée d'investissement--la IIe armée bulgare --comprenaient, sous le commandement suprême du général Ivanof, assisté du général Vasof, commandant le secteur de l'est, et du général Kirkof, chargé du secteur sud, deux divisions bulgares, plus les deux divisions serbes du Danube et de Timok, commandées par le général Stepan Stepanovitch, auxquelles avait été dévolu le secteur ouest. Et ces 40.000 hommes avaient à garder et occuper un front de 60 kilomètres environ.
On suivra aisément sur le plan la répartition de ces troupes: le 55e faisait face au «saillant» nord-ouest de Tchiflik-Ekmekchikeui; venaient ensuite, à l'ouest, les deux divisions serbes, gardant le front jusqu'à l'Arda, au sud de laquelle s'échelonnaient, jusqu'à la Maritza, les régiments bulgares nº 12, 52, 51 et 30. A l'est du fleuve, en remontant vers le nord, veillaient, face au secteur est, les 53e, 54e, 57e et 31e. Enfin, devant le «saillant» nord-est, composé des trois forts Tash, Aïvas-Baba et Aïdjiolou, se déployaient le 23e et le 10e.
Dans une tranchée d'Aïvas-Baba: morts turcs.
--Phot. de M. Ludovic Naudeau, du Journal.
L'artillerie était ainsi répartie: avec le 53e, une batterie de 4 pièces; avec la division serbe de Timok, 6 pièces de siège; dans le secteur sud, 12 batteries de campagne bulgares et 28 pièces serbes; enfin, contre les forts du saillant nord-est, un groupe formidable de 22 batteries, plus 12 grosses pièces de siège. En effet, après mûre étude, c'est là que le général Ivanof avait décidé de porter son effort; c'est sur ce point qu'il était résolu à attaquer, à emporter la place. Le grand rôle allait donc échoir au général Vasof.
Depuis l'échec des négociations de Londres et la reprise des hostilités, ce suprême assaut se préparait. Alors que l'artillerie répartie sur les autres secteurs était relativement faible, on avait accumulé, contre Tash-Tabia, Aïvas-Baba-Tabia et Aïdjiolou-Tabia, ces 88 pièces de campagne et ces 12 pièces de siège que je viens de dire, et qui, au moment voulu, accablant de leurs feux croisés ces trois forts disposés sur un éperon du terrain dominant la plaine, allaient les écraser de la plus effroyable façon. Et, chose merveilleuse, révélatrice des lacunes, des faiblesses de la défense, le général Ivanof put amener la cette force écrasante, l'accumuler en deux groupes, à l'est et au nord, à 4 kilomètres du but, sans être éventé, sans que rien fût tenté, rien d'efficace, contre son projet.
Il fallut un grand mois pour concentrer ces 100 pièces avec leurs approvisionnements de munitions: 30.000 obus, que les chariots à buffles amenaient quatre à quatre seulement, quand il s'agissait des gros projectiles des pièces de siège.
Tout prêt, le lundi 24 mars, à une heure après midi, le général Ivanof, qui avait installé son quartier à Kara-Iousouf, donna le signal de l'action décisive, du bombardement général. La canonnade reprit avec une fureur accrue; obus et shrapnells, plus nombreux que jamais, recommencèrent à vriller l'espace. Ils sifflèrent tant que dura le jour; puis, vers huit heures, la nuit close, le silence se fit. On sembla, d'un côté et de l'autre, se recueillir. Cependant les Bulgares ne demeuraient pas inactifs.
Fantassins bulgares tués en plein assaut et retombés dans
le fossé en avant de la position, à Aïvas-Baba.
Phot. de M. Luigi
Barzini, envoyé spécial du Corriere della Sera.
LES CONQUÉRANTS ET LEUR CONQUÊTE.--Groupe de cavaliers
bulgares se silhouettant sur le panorama d'Andrinople, que domine
la
mosquée aux quatre minarets du sultan Sélim.
Ceux qui sont tombés à l'assaut du fort d'Aïdjiolou.
Un prêtre bulgare bénit les morts des 10e et 23e
régiments qu'on va ensevelir.
Droits de reproduction réservés.]
Un cheval pris dans les terribles réseaux de fils de fer
des positions turques, comme une mouche dans une toile
d'araignée.
--Droits réservés.
Le commandant en chef s'était donné comme premier objectif d'enlever Maslak (ou Mal-Tepe), où était établi un groupe défensif puissant, position extrême à l'orient de la ville, en avant du village de Misoubelli. A la faveur de cette sorte de trêve, et protégée par les ténèbres, l'infanterie traversa dans la nuit le petit cours d'eau qui lèche le pied des collines de Mal-Tepe et, en rampant, pour ainsi dire, arriva vers 1 h. 1/2 du matin, sans que l'alerte eût été donnée, jusqu'à 400 mètres environ du but où les canons armés tendaient leurs gueules. Là, tapie, elle attendit. Puis, à la première lueur de l'aube, elle se rua, d'un élan fou, à la baïonnette: «Na noche!» Les Turcs, surpris, abandonnèrent la place sans presque un simulacre de résistance--ceux du moins qui eurent le temps de s'enfuir, car on fit un bon nombre de prisonniers--laissant sur place leur artillerie, leurs mitrailleuses, aussitôt retournées contre eux, pour les hacher dans leur fuite, puis pour attaquer les forts de la grande ligne.
Pièces de campagne turques démontées et abandonnées:
au
premier plan, trous d'obus dans le sol.
--Droits réservés.
Car le combat repris dès le début du jour, sur tout le périmètre, en se précisant, toutefois, vers le point vulnérable où l'on avait résolu de faire la trouée. Alors que la veille, pour masquer ses desseins, par une ruse qui apparaît quasi puérile, quand on y songe, mais qui devait pourtant réussir à souhait, le général Ivanof faisant cribler d'un feu intense toute la ligne des forts, semblait ménager l'angle nord-est, comme s'il eût dédaigné d'accabler ce point faible, le second et suprême jour, au contraire, il fit donner à fond contre Aïvas-Baba et ses deux voisins, Tash-Tabia et Aïdjiolou-Tabia, la redoutable artillerie qu'il avait accumulée contre eux. Perpendiculairement aux deux faces du triangle que dessinent, à 30 ou 40 mètres au-dessus de la plaine, ces trois forts, les feux des 100 canons se croisèrent contre le «saillant», déversant sur cet infortuné coin de terre et ceux qui le défendaient un déluge de fer et de flamme. Tandis que les batteries de l'est criblaient la pointe orientale de la colline et, intérieurement au périmètre, l'arrière de la face nord de la position, celles du nord opéraient avec une violence égale sur la face nord du mamelon et sur l'arrière de la tranchée est. Quel ne dut pas être l'affolement des malheureux canonnière turcs, bloqués entre ces deux trombes de projectiles! et quelles angoissantes heures ils durent vivre, avant de succomber pour la plupart! Ce fut vraiment, avant la mort, une sensation d'enfer.
Le colonel Khardjief, commandant les 10e et 23e
régiments, qui ont pris Aïvas-Baba et Aïdjiolou.
--Droits réservés.
Au delà encore de la position ainsi directement attaquée, l'artillerie couvrait de ses obus et de ses shrapnells la plaine dévalante, au delà du village d'Arnaut-keui, enserré entre les trois ouvrages, afin d'éviter même à des secours toute possibilité d'arriver. D'ailleurs, comment l'eussent-ils pu tenter, à travers ce pays sans routes, sans chemins, sillonné à peine de quelques sentiers, si mal préparé pour une défense sérieuse?
Les Ottomans, du moins, sauvèrent l'honneur et tombèrent ici héroïquement. 11 faut avoir entendu décrire, par les premiers arrivés sur le lieu de ce désastre sans égal, Ludovic Naudeau, Luigi Barzini, le spectacle qu'offraient, au lendemain de l'assaut, ces tranchées comblées de lamentables dépouilles mutilées, pour s'imaginer ce que dut être ce duel farouche.
Les artilleurs du «saillant», qui avaient d'abord tiré sur l'infanterie ennemie, traversant la plaine sous la protection de ses pièces de campagne, durent bien vite, pour se défendre eux-mêmes, se retourner contre les batteries qui les assaillaient avec cette frénésie.
Ils luttèrent jusqu'au soir, lentement décimés. Puis leur feu diminua, les servants, peu à peu, manquant aux pièces. A 5 h. 1/2, au déclin de cette journée d'épouvante--c'était le mardi 25 mars--ils ne répondaient plus que faiblement, un coup parti de temps à autre sous l'effort désespéré de quelque bras roidi comme dans un spasme, que n'avaient pu annihiler ni la mort ni la folie. A la nuit, c'en était fait de toute résistance.
Alors, les assaillants, pour l'attaque finale, se massèrent au pied même de la colline, tandis que leur artillerie continuait de cribler, d'accabler le «saillant». Dans la nuit, commença l'escalade, l'assaut irrésistible.
La brigade que commandait le colonel Khardjief, composée des 10e et 23e régiments, se rua, hurlante, sur Aïdjiolou, le plus facilement abordable des trois points, et, en tailladant à la baïonnette, là où les obus ne l'avaient pas suffisamment entamée, la trame savante des fils barbelés, submergea de sa trombe le malheureux fort. Mais quelle hécatombe parmi ces braves qu'attendaient encore, dans leurs tranchées, les fantassins du Croissant, avec leurs fusils et leurs mitrailleuses!... De monstrueux tumulus attestent les trésors d'héroïsme qui furent dépensés là. Même Aïdjiolou tombé, il fallut emporter encore de vive force, dans les mêmes conditions, et Aïvas-Baba et Tash-Tabia.
On décore dans son cercueil un des soldats qui se sont
sacrifiés pour couper les fils de fer devant Aïdjiolou.
--Droits réservés.
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer, en cours de route, le colonel Khardjief, et de recueillir de sa bouche le récit atroce et magnifique de ce glorieux fait de guerre. Ce fut une brève et frénétique trouée, qu'aucune plume ne saurait décrire, qu'aucun pinceau ne saurait peindre avec des couleurs assez violentes, et je serais, pour ma part, incapable d'exprimer avec des mots la sensation qui m'étreignait, tandis que cet homme au masque débonnaire, l'oeil un peu triste, las, comme chargé de trop de visions tragiques, contait ces choses d'une voix grave et sans accent. Entre tant de détails poignants, j'ai retenu pourtant celui-ci, qui donne une idée du courage, de la foi, on peut bien dire, qui animait ses soldats: dans l'attaque préparatoire, les deux batteries du Creusot, à tir rapide, dont disposait le colonel, avaient été démontées de leurs chevaux, abattus l'un après l'autre. Alors des hommes s'étaient attelés aux pièces et sous le feu décimant du fort les avaient conduites en position.
Les pertes de la brigade avaient été effroyables: 310 tués, 2.000 blessés. Nul autre régiment ne fut éprouvé à l'égal de ces deux-là, 23e et 10e. Mais on retrouva sur place 2.000 cadavres turcs.
La soudaineté, la violence de cette attaque en avaient assuré le succès.
Aïvas-Baba aux mains des Bulgares, c'était la ville grande ouverte devant eux; des positions qu'ils venaient de conquérir, ils prenaient en enfilade tous les forts du front est, et ils avaient toute facilité, là encore, de retourner contre l'ennemi les pièces abandonnées. Pourtant, dans leur retraite, les Turcs avaient réussi à emmener trois gros canons de 120. Ils les mirent en batterie au bord de la route de Kirk-Kilissé, à l'endroit où elle entre en ville en tranchée, et, de là, continuèrent de lutter, dans un effort fou, désespéré: j'ai vu encore ces trois canons braqués vers Aïvas-Baba, leurs roues tailladées, à la dernière heure, de coups de hache ou de coups de sabre, afin de les rendre inutilisables. Cependant, poursuivant sa course à travers champs, avec une petite avant-garde, un officier du 23e, le lieutenant Neykof, arrivait jusqu'en ville, où il pénétrait le premier, annonçant aux uns le désastre, aux autres la victoire.
Les derniers forts du front est tombèrent avec une telle rapidité qu'à peine on arrivait à signaler leurs redditions par téléphone,--le merveilleux instrument qui avait rendu, en ces deux jours, au général Vasof les plus insignes services et qui avait été, entre ses mains, un infaillible instrument de commandement et de victoire.
Les téléphonistes du général Vasof.--Droits réservés.
Trois canons d'Aïvas-Baba emmenés par les Turcs en
retraite jusqu'aux portes d'Andrinople et mis en batterie sur la route
de Kirk-Kilissé pour tirer sur les forts tombés aux mains des
Bulgares.--C'est là que, le 26 mars, Choukri pacha se rendit au général
Ivanof.
--Droits de reproduction réservés.
Une tranchée, devant le fort d'Aïvas-Baba, remplie de
corps de soldats turcs.
L'HÉCATOMBE DES DÉFENSEURS D'ANDRINOPLE.--Servants d'une
pièce d'artillerie de forteresse tués à leur poste, à Aïvas-Baba. On
remarquera que la pièce n'est protégée par aucun cuirassement, mais par
un simple épaulement de terre avec revêtement de sacs de sable.
Droits
de reproduction réservés.
Pareillement, la seconde ligne s'écroula, pour ainsi dire: toutes les positions vraiment fortes étaient à l'avant. Mais c'était en vain que l'on guettait à l'un des minarets de la mosquée du Sultan Sélim, temple très vénéré des Musulmans, le drapeau blanc qui annonçait que les vaincus se résignaient. Dix fois des yeux hallucinés par la fièvre le crurent apercevoir. Il n'apparut qu'à 9 heures du matin, au sommet d'un des pylônes du télégraphe sans fil de Hadirlik-Tabia, d'où l'indomptable Choukri pacha, enfin réduit, avait jusqu'au bout dirigé la résistance. Les troupes du roi Ferdinand déjà étaient près de franchir le seuil d'Andrinople. Mais, jusqu'après midi encore, tels forts auxquels n'était point parvenu l'ordre de cesser le feu continuèrent de tirailler, vers l'ouest. L'écho du dernier grondement ne s'éteignit qu'à une heure.
Choukri pacha.
--Phot. Grigor Vassilef.
Le compte rendu qu'a publié de ce victorieux assaut l'état-major bulgare est sobre de détails sur ce qui se passa dans les autres secteurs. Mais il est évident que toutes les forces qui participèrent à ce siège admirable, et qui supportèrent d'un coeur si stoïque les souffrances de ce rude hiver, que Serbes comme Bulgares concoururent avec élan à une opération qui allait mettre un terme à leur impatience et dont le succès même dépendait de l'unité de leur action. Le rapport officiel, dans sa concision toute militaire, mentionne pourtant l'offensive hardie du 55e d'infanterie bulgare et de sa batterie, l'énergie de l'attaque que menèrent au sud, contre Marach et Doudjaros, les 31e, 53e, 54e et 57e et leurs amis serbes de la division du Danube, et aussi l'action des Serbes contre Papas Tepe.
Cette chère victoire jetait aux mains de l'armée bulgare plus de 50.000 prisonniers, dont 14 généraux, 2.000 officiers, 16 drapeaux, près de 600 pièces de canon, 100.000 fusils et une profusion inouïe de munitions, cartouches, obus, shrapnells. Elle lui avait coûté 12.000 hommes hors de combat, dont 2.500 morts: dans son abnégation, sa soif de sacrifice à la patrie, elle s'estimait quitte à bon compte.
Sur les dernières heures de la résistance, sur les dissensions qui se seraient produites, touchant l'opportunité d'une reddition, déjà avant l'assaut du 27 mars, entre le commandement militaire, tout-puissant, et les autorités civiles, nous n'avons que des données vagues et souvent contradictoires: les Ottomans ont la sagesse et le bon goût de se refuser à toutes confidences, et l'histoire de la défense d'Andrinople reste à écrire.
De même, diverses versions ont circulé touchant les conditions dans lesquelles Choukri pacha se rendit au général Ivanof: la photographie que nous reproduisons ici, document précieux, émouvant, représente la première entrevue entre l'héroïque vaincu et le général victorieux, montre dans sa simplicité ce dernier épisode du drame.
Que Choukri pacha, établi, je l'ai dit plus haut, dans le fort de Hadirlik, ait songé à se remettre aux mains du général Stepanovitch, dont le quartier général était le plus rapproché du sien, c'est assez vraisemblable. Mais seul le commandant en chef de l'armée alliée qui venait de prendre Andrinople avait qualité pour recevoir ce prisonnier illustre.
Choukri pacha se rend au général Ivanof, sur la route de
Kirk-Kilissé. Phot. Grigor Vassilef.
--Droits réservés.
Il lui fit donner rendez-vous à l'entrée même de la ville, sur la route de Kirk-Kilissé, où les premiers régiments triomphants venaient de passer, bannière en tête. Sur les accotements demeuraient encore en batterie les trois canons de 120 braqués sur Aïvas-Baba, après la prise de ce fort par les soldats du 10e et du 23e régiment. Le commandant en chef de la seconde armée bulgare attendit là un moment, entouré de son état-major.
Enfin, Choukri pacha arriva, impassible, impénétrable, sa figure basanée, plus sombre d'être frangée d'une barbe d'argent. Il était sans armes.
L'entrevue fut brève, courtoise de la part du général Ivanof, mais sans cordialité, certes. Les deux adversaires de la veille s'exprimèrent en quelques mots concis leur mutuelle estime, leur admiration, peut-être. Ils ne pouvaient aller plus loin.
Le lendemain, le colonel Markolef, chargé de conduire à Sofia Choukri pacha, arrivait avec lui, en voiture, à la gare de Mustapha. La cour, le quai, étaient remplis de soldats bulgares, de blessés qu'on évacuait, et qui avaient versé leur sang pour conquérir Andrinople.
Un coin du champ de bataille à l'est d'Andrinople.
Droits de reproduction réservés.
Une rumeur de colère gronda dans les rangs pressés de ces hommes, chez
qui s'assoupissait à peine la fièvre de la bataille; une rafale de cris,
d'exécration, s'éleva, déferla, sous laquelle se courba le front de
l'impavide héros. Et l'on vit des larmes couler sur ses joues bronzées.
L'homme farouche était entamé. Cette réprobation, dont il venait tout à
coup de se sentir environné, avait fondu le triple airain qui l'avait
protégé de la défaillance, au cours de la longue et magnifique lutte
qu'il avait soutenue six mois durant. Il fallut presque le hisser dans
son wagon. Et, écroulé dans un coin du coupé qui l'emmenait, captif,
vers la capitale ennemie, Choukri pacha pleura, gémit jusqu'au bout du
trajet: c'était la tragique rançon de combien d'autres larmes et de
quelles sanglantes rosées, dont la terre se sèche à peine?
Gustave Babin.
--A suivre.--
Le Sphinx ensablé, tel qu'on le voit actuellement. | Le Sphinx désensablé (il a été vu ainsi pour la dernière fois en 1886). |
La hauteur totale du sphinx, du sol sous les pattes de devant jusqu'au sommet de la tête, est de 20 mètres; la hauteur de la tête est de 8 mètres; les dimensions de la face sont d'environ 5 mètres de haut sur 6 mètres de large.
Plusieurs journaux français ont annoncé récemment une découverte sensationnelle due à un égyptologue américain, et il nous a été donné depuis, dans la presse américaine, des explications sur cette découverte, avec des dessins plus suggestifs, sans doute, que leurs auteurs ne l'eussent souhaité. En voici le résumé:
«On avait remarqué autrefois sur la tête du grand Sphinx de Giseh, une dépression où Denon, en 1802, avait vu l'ouverture d'un puits et où il était descendu jusqu'à dix pieds; cette ouverture s'était comblée depuis; on croyait que les Arabes l'avaient creusée au moyen âge pour chercher des trésors; pourtant elle est si large et si profonde que cela paraît improbable. Vyse et Perring, en 1835, cherchèrent le passage intérieur du Sphinx et pratiquèrent un sondage à l'épaule; leur sonde se rompit à 27 pieds de profondeur, sans avoir trouvé le passage. Le professeur Reisner, lui, en creusant avec ses mains et son canif, est descendu dans la tête, par le puits de Denon, et grâce à son enthousiasme et à son énergie, il connaît maintenant le secret du colosse. La tête contient une chambre ou un petit temple de 60 pieds sur 14. C'est le «saint des saints» d'un temple plus grand creusé dans le corps, communiquant ensemble par un tunnel qui descend dans le cou. Le plus grand temple, orné de colonnes sculptées, est revêtu d'or pur comme le temple de Salomon. Des galeries relient ce temple à la pyramide de Menés et aux tombes des autres rois de la dynastie. Le professeur Reisner a devant lui un énorme champ d'exploration, toute une ville souterraine, mais il rencontre des difficultés inouïes dans l'accomplissement de sa tâche. Déjà les fellahs superstitieux refusent de creuser le Sphinx, car ils craignent le génie dominateur du désert.»
L'excavation au sommet de la tête du Sphinx est bien connue. Le Baedecker en fait mention. Les savants de l'expédition d'Égypte l'avaient remarquée: «On s'élève au sommet de la figure», dit la Description de l'Égypte, «et par derrière, à l'aide d'une échelle de 25 pieds de hauteur, là on trouve une ouverture, c'est celle d'un puits étroit où les curieux descendent ordinairement. Mais il est en grande partie comblé; au bout de quelques mètres on trouve le fond, on n'a pas découvert jusqu'où il pouvait conduire autrefois, si en effet il avait quelque profondeur, ce qui est fort douteux.» Denon a dessiné sur la plate-forme trois personnages dont l'un est engagé jusqu'à mi-corps dans la dépression, et le texte qui accompagne la gravure de Denon explique: «Une des personnes qui sont au-dessus de la tête est représentée en train d'aider de la main une autre qui sort d'une étroite cavité, profonde de 9 pieds au plus, et pleine de débris. Les entailles régulièrement faites de place en place sur les côtés de cette excavation, y tiennent lieu, en quelque sorte, de gradins pour descendre dans ce trou et en sortir,--quant à l'usage de ce trou, il est inconnu et restera peut-être toujours dans l'obscurité du mystère.»
Cependant une tradition fort ancienne, puisque Pline la rapportait déjà, fait du Sphinx une tombe royale et les écrivains arabes, brodant sur cette vieille croyance, parlent de salles souterraines remplies de trésors. Mais jusqu'ici les textes dignes de foi demeurent muets à ce sujet.
Le Sphinx, constamment envahi et enseveli par les sables, fut à plusieurs reprises dégagé ou restauré depuis une antiquité très reculée, dès l'époque des pyramides, comme en fait foi une inscription conservée au musée du Caire.
Le pharaon Thoutmès IV, qui le rendit au jour vers le milieu de la dix-huitième dynastie, fit placer entre les pattes antérieures une stèle de granit où il raconte qu'il exécuta ce pieux travail à la suite d'un songe. Ramsès II s'occupa aussi du Sphinx et éleva deux stèles près de la stèle du songe de Thoutmès. Aucune allusion n'y est faite au temple souterrain. Les souverains grecs et romains qui réparèrent le corps et les pattes, les innombrables touristes qui vinrent au premier siècle y graver leurs noms, ne pénétrèrent pas davantage dans l'intérieur, ni Caviglia, ni Mariette lors des fouilles de 1818 et 1853.
Lorsqu'il procéda au dernier déblaiement du Sphinx en 1886, M. Maspero émit l'hypothèse qu'un tombeau ou un sanctuaire pourrait se retrouver, non dans le Sphinx mais sous le Sphinx. En effet, les inscriptions hiéroglyphiques des stèles dédiées par Thoutmès IV et Ramsès II représentent le Sphinx sur un piédestal très élevé et M. Maspero supposait que ce soubassement pût exister réellement sous le colosse et contenir un sanctuaire. Les fouilles de 1886 n'ont apporté aucune preuve à l'appui de ces suppositions. Elles ont seulement permis d'admirer pendant quelque temps la partie antérieure du Sphinx dans toute sa hauteur. Mais l'imagination des fellahs s'échauffant au souvenir d'anciennes légendes--M. Maspero l'a constaté lui-même--ils crurent et dirent que le se vice des antiquités recherchait la coupe de Salomon, cachée sous le Sphinx, comme chacun sait, et le passage qui relie le Sphinx à la deuxième pyramide. Howard Vyse et Perring avaient déjà entendu des discours semblables.
La trouvaille annoncée par la presse américaine, semble, a priori, une nouvelle édition amplifiée des propos tenus par les fellahs en 1886 et en 1835. L'imagination populaire se plaît aux mystères des souterrains. En Égypte, où les hypogées parfois très longs sont assez nombreux, cette imagination peut créer des villes entières dans les profondeurs des rocs; elle n'y a pas manqué; et fatalement, le nom de Salomon devait apparaître et briller d'or dans ce conte.
Néanmoins, c'est un peu excessif d'annoncer avec certitude le Sphinx comme communiquant par des galeries avec «les tombes des rois de la dynastie»; d'en faire le carrefour des voies d'une ville souterraine; quelque chose enfin comme la gare centrale d'un Métropolitain des momies. C'est excessif d'affirmer la découverte, dans la tête du Sphinx, d'un puits conduisant à un temple, même à un petit temple de 60 pieds sur 14, puisque la tête du colosse, mesure, en réalité, 8 mètres de haut.
Comment la presse américaine imagine, d'après les
fouilles supposées du professeur Reisner, l'intérieur du Sphinx et les
galeries qui le relieraient aux chambres funéraires des Pyramides. La
distance entre le Sphinx et la Pyramide de Chéops, la plus proche,
serait de 400 mètres; jusqu'aux derniers tombeaux du groupe, il n'y a
pas moins de 1.500 mètres.
Il demeure possible qu'une chambre funéraire soit creusée sous le Sphinx
comme sous les grandes pyramides ses voisines. Il est certain qu'une
cavité existe au sommet de la tête; qu'elle est, depuis plus de cent
ans, l'objet de différentes hypothèses, et d'ailleurs visitée chaque
jour par les nombreux promeneurs qui grimpent sur le Sphinx. Tout le
reste est peu vraisemblable. L'archéologue enthousiaste creusant, avec
ses mains et son couteau, aurait été vite remarqué par les gardiens qui
surveillent le terrain des Pyramides. Et, par contre, s'il avait obtenu
l'autorisation de commencer une exploration plus sérieuse, la répugnance
et les superstitions des fellahs auraient d'autant moins retardé ses
travaux, qu'à défaut des travailleurs ordinairement employés sur place à
des fouilles analogues, il pouvait faire venir du Caire, chaque matin,
une équipe de bons terrassiers par le tramway électrique à trolley qui
relie le Caire au champ des Pyramides.
Henry Nocq.
Les métropolites habillés d'or et coiffés de la couronne byzantine. | Une glorieuse loque, qui revient de Thessalie et d'Epire. | Le roi Constantin et la reine-mère montant dans le train funéraire. |
Les funérailles solennelles du roi Georges Ier à Athènes, le 2 avril
1913.
--Phot. Jean Leune.
Notre excellent correspondant, M. Jean Leune, qui suivit, avec l'armée du Diadoque, la route de la victoire jusqu'à Salonique et jusqu'à Janina, et qui fut le témoin de tant d'heures glorieuses, vient, en contraste, dans Athènes en deuil, d'assister aux funérailles solennelles du roi Georges, qu'il nous décrit en ces lignes émues:
Athènes, 2 avril 1913.
Jamais je n'oublierai le spectacle merveilleux auquel je viens d'assister aujourd'hui. La Grèce et le monde civilisé ont fait au roi Georges des funérailles symboliques qui nous laisseront comme une vision d'histoire.
La cérémonie, dans la métropole, fut de toute beauté. La nef était comme tapissée de fleurs par les innombrables et magnifiques couronnes venues de tous les coins du monde et que l'on avait suspendues aux colonnes, entre les colonnes, partout.
Devant l'autel, le cercueil royal reposait sur une petite estrade tendue de violet. Six aides de camp du roi, sabre nu, montaient la garde funèbre. C'était, dans la demi-obscurité de l'église, d'une simplicité poignante.
Dans la nef, la multiplicité des uniformes étrangers aux dorures endeuillées de crêpe disait que l'Europe entière prenait part à l'actuelle douleur de la Grèce. Et la présence, tout à côté du cercueil, de princes impériaux et royaux et de missions composées des plus éminents personnages témoignait que les puissances tenaient à donner au royaume hellène comme une marque de déférence pour sa gloire naissante.
Sur les marches de l'autel, soixante-dix métropolites somptueusement vêtus et couronnés d'or évoquaient l'image des splendeurs impériales de Byzance ressuscitées autour de ce roi mort pour avoir rendu sa grandeur à la Grèce.
... Après la cérémonie, le cortège se déroula lentement par les rues, toutes tendues de noir. Les troupes de la 4e division, dite la «division de fer», le précédaient. Et le peuple en deuil avait un reconnaissant et orgueilleux sourire pour les soldats glorieux qu'il ne pouvait, en ce jour, acclamer bruyamment. Retenues par quelques fils encore à une hampe bleue, des loques passèrent, émouvants débris de drapeaux victorieux. La foule salua. Les femmes se signèrent.
Ce fut ensuite le clergé. Un délicieux et mystique tintement d'or scandait la marche des somptueux métropolites. Car leurs pas majestueux faisaient se heurter leurs lourdes croix et chaînes, et vibrer les petits grelots d'or attachés à leurs ornements royaux. Sous le bleu ciel d'Athènes, sous son beau soleil, Byzance encore passait... Et, derrière les métropolites, apparut l'étendard de Saint-Laure, le premier drapeau de la Grèce libre, l'étendard qui donna le signal, en 1821, de la guerre sainte de l'indépendance. Un long frisson courut dans la foule...
Des boys-scouts suivirent, impeccablement alignés, en plusieurs groupes sur deux rangs. Les plus grands, de seize à dix-huit ans, allaient en tête; les derniers petits, qui fermaient la marche, n'avaient pas plus de dix ans! Tous portaient la tête haute. Les yeux, remplis de larmes, à peine contenues, avaient un regard ferme et décidé. La vue de ces enfants fit battre tous les cours, car ils étaient une image vibrante de la jeune Grèce.
Derrière le cercueil, posé sur un affût que tirait un détachement de marins, venaient, dans leurs uniformes resplendissants et multicolores, les princes envoyés par les cours européennes.
Et devant eux, isolé, très en relief, dans sa grande tenue sombre et si simple de généralissime, marchait le roi Constantin. Il allait, seul et profondément triste, mais le pas assuré, les yeux fixés droit devant lui, sur le cercueil de son père: l'avenir interrogeant le passé.
A la gare, des détachements de marins étrangers rendaient les
honneurs... Le cercueil arriva. Les princes de Grèce le soulevèrent avec
piété et le portèrent au wagon mortuaire. Puis le roi soutint la
reine-mère, tandis qu'elle gravissait ces degrés encore de son calvaire.
Les princesses, les princes grecs et les princes étrangers suivirent, et
le train partit pour Tatoï, la résidence d'été où devait avoir lieu
l'inhumation...
Jean Leune.
Le château de Chenonceaux, le magnifique joyau de notre Touraine, a été vendu, samedi dernier, à la chambre des criées, par ministère de Me de Biéville, avoué, agissant au nom des héritiers de M. Téry, mort il y a deux ans environ. La lutte s'engagea, sur une mise à prix de 1.300.000 francs. Elle se circonscrivit bientôt entre M. Clément, le grand fabricant de bicyclettes, M. Francis Guerault, l'antiquaire bien connu, et un troisième surenchérisseur à qui fut, en définitive, adjugé Chenonceaux pour 1.770.000 francs, et qui n'était autre que M. Henri Menier, le grand industriel.
Le château de Chenonceaux, qui vient d'être adjugé, pour
la somme de 1.770.000 francs, à M. Henri Menier.
--Phot. G.-W. Léman.
Des sceptiques affirment que la Foire aux pains d'épice est en décadence. Et il est vrai qu'elle a cessé d'être l'attraction «mondaine» qu'elle était, il y a vingt ou trente ans; et que certaines élégances féminines, qui consentent encore à honorer de leur présence la foire de Neuilly, ont décidément délaissé la Foire aux pains d'épice. N'importe. La Foire aux pains d'épice est une antique tradition parisienne à laquelle est resté ingénument fidèle le peuple de Paris. Et les quatre dimanches durant lesquels elle attire, parmi le vacarme des musiques et des boniments, quatre ou cinq cent mille badauds au coeur de Vincennes sont en vérité des dimanches qui ont leur beauté... L'avant-dernier de ces dimanches est celui d'après-demain. Le 20 avril finit la fête.
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Le grand tort des marchands de pains d'épice et des forains qui leur font escorte est d'avoir voulu que «la barrière du Trône» demeurât leur centre de ralliement. La barrière du Trône est à l'est de Paris. Or il n'est plus permis d'aller vivre, ni à plus forte raison d'aller s'amuser à l'est de Paris. Un courant mystérieux emporte la ville à l'occident; et, qu'on le veuille ou non, il faut suivre ce courant-là. Les peintres le savent bien. Et ceux-là même qui s'intitulent «Indépendants» se fussent bien gardés de pousser l'indépendance jusqu'à dresser, le mois dernier, leurs baraquements hors de la zone sacrée. C'est à l'ouest, au bord de la Seine, entre le Champ de Mars et le pont de l'Aima, qu'ils ont érigé cet extraordinaire Salon-couloir, ce monôme de toiles qu'il est nécessaire d'avoir vues, si l'on veut se montrer renseigné, au moment de l'année où nous sommes, sur les choses de Paris.
Un conseil à l'étranger: ne railler qu'avec précautions les manifestations du génie futuriste, orphiste et cubiste dont le Salon des Indépendants vient de nous donner le spectacle. Ne pas s'écrier, surtout, à la vue de ces productions un peu surprenantes: «Les Parisiens deviennent fous!» Car Paris n'est pour rien dans cette affaire, et sa seule faiblesse (si c'en est une) fut d'avoir accueilli avec sa cordialité habituelle des folies venues, pour la plupart d'assez loin...
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A signaler, tout près de là, l'Hippique, au Grand Palais. La fête tire à sa fin; mais ses deux dernières journées passent pour être, ordinairement, parmi les plus brillantes de la série;--brillantes par l'attrait du spectacle et par la qualité des spectatrices. Le Couturier parisien, durant le mois de l'Hippique, est le metteur en scène d'une féerie dont ces dernières journées marquent l'apothéose. Gavarni disait que, dans les musées, il faut aussi regarder... ceux qui regardent. Nulle part un tel conseil n'est meilleur à suivre qu'à l'Hippique. Oui, sans doute, il y a la piste; mais imagine-t-on cette piste-là sans les tribunes qui l'entourent, qui en sont la parure et, à de certaines heures (avouons-le), la raison d'être?
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Toujours à l'ouest: les théâtres! C'est du nouveau, cela aussi. Tout récemment encore la zone des théâtres ne dépassait guère le boulevard des Capucines; la voilà qui s'étend, et dans la direction fatale... Le Théâtre des Champs-Elysées offre aux étrangers, depuis la semaine dernière, la triple séduction de son opéra, de sa comédie, de ses concerts. Tout près de là, sur la scène de Femina, en pleine avenue, c'est une Revue rosse qu'on applaudit; et, de l'autre côté du Rond-point, une scène de music-hall continue d'encadrer avec succès la dernière comédie d'un des académiciens dont Paris raffole. Voilà encore une nouveauté que les étrangers de la dernière génération n'eussent point comprise!
Un académicien, il y a vingt ans, c'était un homme généralement très mûr et vénérable qui ne se souciait point d'aller chercher de la gloire hors de France, et qui, lorsqu'il faisait des pièces, les donnait au Théâtre-Français. Ces habitudes sont abolies. L'académicien de France est devenu nomade. Il a l'esprit aventureux. Il est un peu bohème. On joue Donnay à Marigny; Jean Richepin revient d'une triomphale tournée de conférences en Russie, et l'étranger qu'on eût conduit, il y a huit jours, à l'Université populaire du faubourg Saint-Antoine n'eût pas été médiocrement surpris d'y trouver sur la scène, acclamé par un auditoire en délire, M. Edmond Rostand!
C'est un Paris nouveau qui succède à l'autre;--à celui dont le théâtre
des Nouveautés et le Café anglais formaient le centre... Aussi du
théâtre des Nouveautés n'existe-t-il plus trace. Et l'on est en train de
démolir le Café anglais.
Un Parisien.
Pour le spectacle d'ouverture de la Comédie des Champs-Elysées, théâtre confortable et ravissant, M. Léon Poirier a voulu offrir aux Parisiens une oeuvre d'un auteur dramatique en vogue: il s'est adressé à M. Henry Kistemaeckers, qui lui a donné l'Exilée, dont nous avons montré une scène du premier acte, dans notre précédent numéro. C'est une aventure d'amour où la politique se mêle. Elle se déroule dans un petit royaume imaginaire dont les moeurs sont demeurées féodales. Un jeune Français, le précepteur des princes, y introduit les idées nouvelles que la princesse héritière accueille avec autant de faveur que celui qui les défend, tandis que son entourage les repousse. C'est le conflit de deux races et de deux civilisations auquel s'ajoute l'éternel conflit de l'amour. Mais, en définitive, après avoir rêvé de s'évader vers la vie, la princesse désillusionnée et douloureuse, reste «exilée» dans sa Cour du passé. On a beaucoup applaudi les scènes ingénieuses et fortes généreusement prodiguées en ces quatre actes. Mme Brandès a donné une haute allure à la princesse. Les autres rôles sont tenus par des artistes tels que MM. Dumény, Louis Gauthier, Arquillière, Beaulieu; Mlle Monna Delza et Mme Juliette Darcourt. C'est assez dire l'excellence de l'interprétation.
Le théâtre Michel vient de représenter de son côté une nouvelle oeuvre de M. Pierre Frondaie, Blanche Câline. Cette pièce, d'une jolie tenue dramatique, assez risquée dans quelques scènes, présente un type furieux de jeune femme partagée entre l'amour qu'elle éprouve pour un joli garçon, paresseux, amoral, d'une veulerie qui ne va pas sans quelque bassesse, et l'affection confiante que lui inspire un homme plus âgé, célèbre, et qui ne lui demande rien que d'être heureuse. Les caractères sont adroitement dessinés, l'action est rapide, le dialogue bien mené. Cette pièce, fort bien défendue par MM. Dubosc, Lefaur, Maupré, Mme Lucienne Guett, a achevé de mettre en lumière une comédienne charmante, Mme Michelle, au talent primesautier, fait de sincérité, de grâce naïve et de fraîche émotion.
MM. Bip et Bousquet ont accompli une manière de miracle: ils ont relevé le niveau de la Revue, ce genre de production théâtrale qui jusqu'ici ne se piquait guère de littérature et dont l'esprit, assez souvent, paraissait frelaté. Il faut aller voir représenter au théâtre Femina, leur revue Eh!... Eh!... On constatera, dès les premières scènes, qu'il y a quelque chose de changé--et d'heureusement changé--dans le royaume des revuistes.
Un berger qui va être trente-sept fois millionnaire
gardant son troupeau.
Phot. de M. l'abbé R. Amat, curé de Sernhac.
Trente-sept millions! Telle serait la fortune qui vient d'être léguée à un simple berger de Sernhac (Gard), non par un oncle d'Amérique, mais par un grand-père d'Angleterre.
L'histoire est simple. Un jour une jolie fille de la Lozère, Pierrette Bonnaud, fut séduite par un riche Anglais et traversa la Manche. Bientôt renvoyée par le père du jeune homme, elle débarquait à Marseille où elle mettait au monde Marius Bonnaud, l'heureux pasteur, aujourd'hui âgé de quarante quatre ans.
Tandis que le pauvre enfant était confié à l'Assistance publique, la mère ramenait à elle son ami qui lui donnait une autre enfant, une fille. Celle-ci, convenablement élevée, épousa un Anglais, et fut dotée de 3 millions légués par son père qui, du reste, ne l'avait point reconnue. A plusieurs reprises, le jeune berger implora, mais en vain, l'aide de la soeur riche.
Marius ne se découragea point et il chercha à retrouver les traces de son grand-père à Londres. Il ne fut donc pas trop surpris d'apprendre, il y a quelque temps, qu'on recherchait un enfant naturel, portant son nom, né en 1869, et inscrit sur les registres de l'hospice de Marseille. Il se fit aussitôt reconnaître par l'Assistance publique et il apprit que son grand-père d'Angleterre lui avait laissé 37 millions!
M. le curé de Sernhac, qui nous communique ces détails, ajoute que le brave berger continue à garder le troupeau de son maître, M. Dupiat, en attendant que ce dernier lui ait trouvé un successeur.
Une curieuse figure, qui marquera dans l'histoire de la photographie, vient de disparaître: M. Louis Pierson, le doyen de cet art qu'il vit naître et qu'il contribua à développer, s'est éteint, la semaine dernière, à l'âge de quatre-vingt-onze ans.
M. Louis Pierson.
Lorrain d'origine, il était arrivé à Paris en 1836, trois ans avant la découverte sensationnelle de Daguerre; d'esprit curieux, vite passionné par des recherches dont le champ s'ouvrait si vaste et si fécond, il devint l'un des meilleurs élèves de l'inventeur et s'attacha à simplifier la technique photographique, alors si délicate et compliquée. Encouragé par ces premiers succès, il installait bientôt rue de la Paix, puis boulevard des Capucines, un atelier où défilèrent toutes les notabilités parisiennes du second Empire.
Après la guerre, à laquelle il prit part: vaillamment, une nouvelle carrière s'offrit à son activité. Des liens de famille venaient d'unir sa célèbre maison à celle qu'avait fondée en Alsace son contemporain Adolphe Braun; aidé de ses deux gendres, MM. Gaston Braun et Léon Clément, il dirigea pendant trente ans le grand atelier d'art auquel on doit les premières reproductions des oeuvres conservées dans les principaux musées du monde.
Cette existence de labeur ininterrompu avait conduit M. Louis Pierson jusqu'à une vieillesse avancée: elle lui a permis d'assister aux progrès surprenants de la photographie, dont il avait connu les débuts incertains. Et ce dut être, pour lui, une douce satisfaction.
Pierpont Morgan a Rome.
En signalant, dans notre dernier numéro, la mort de M. Pierpont Morgan, nous avons rappelé la carrière du célèbre financier américain. Sur les dernières semaines de sa maladie, et ses précédents séjours en Italie, où il aimait à venir goûter de longs loisirs, notre correspondant à Rome, M. Robert Vaucher, nous adresse les notes suivantes, qui ajoutent quelques traits curieux à la physionomie du fameux milliardaire:
C'est à midi, le 31 mars, que M. Pierpont Morgan est mort, au Grand Hôtel de Borne. Mais la nouvelle fut tenue cachée jusque vers 3 heures, afin d'éviter des manoeuvres de Bourse, et les nombreux reporters qui assiégeaient le Grand Hôtel ne purent se douter avant ce moment-là que le malade s'était éteint.
Il y a un mois que le milliardaire américain arrivait à Rome, sur les conseils de son docteur préféré, le professeur Bastianelli. On comptait sur l'intérêt qu'il portait aux beaux-arts et à l'archéologie pour lui faire oublier sa mélancolie et lui rendre un peu de cette énergie dont il a été si prodigue pendant sa longue carrière.
Une amélioration semblait, en effet, se faire sentir. A Pâques, M. Pierpont Morgan fit une promenade en automobile, mais ce fut sa dernière sortie. Peu après, le mal empira. La direction de l'hôtel avait chargé un fermier de fournir le lait nécessaire au malade. Une vache, nourrie spécialement et visitée chaque jour par un vétérinaire, avait été choisie dans ce but parmi les plus belles de la campagne romaine.
Pierpont Morgan était très aimé en Italie. Sa passion pour l'antique l'amenait très souvent à Rome où il achetait beaucoup de tableaux et d'objets d'art.
On raconte, à son propos, de nombreuses anecdotes, en particulier celle-ci qui a le mérite d'être réelle.
Il y a quatre ans, le milliardaire demanda, comme il en avait l'habitude à chacun de ses voyages, une audience au Quirinal et une autre au Vatican. Or, par un curieux hasard, les deux audiences furent fixées pour le même jour, l'audience royale à 10 heures, l'audience pontificale à 11 h. 15. On sait que la tenue d'audience chez le roi est toute différente de celle qui est de rigueur chez le pape. Et l'embarras du grand financier s'accroissait encore du fait qu'il était accompagné de sa fille. Il s'en tira néanmoins d'une façon très américaine.
M. Pierpont Morgan partit en redingote, avec sa fille en chapeau et toilette de ville, pour le Quirinal. A 10 h. 1/2, les deux visiteurs quittaient le palais royal après une audience de vingt-cinq minutes. Deux grandes automobiles fermées, aux stores hermétiquement baissés, attendaient devant la porte: M. Pierpont Morgan monta dans l'une, sa fille dans l'autre, et les deux voitures se dirigèrent, à toute allure, par le Janicule, vers le Vatican.
A 11 h. 10, une troisième automobile traversait la cour San Damaso et l'on en vit descendre M. Pierpont Morgan, en habit et cravate noire, et miss Morgan en robe noire, sans bijoux et la tête couverte du voile traditionnel. La transformation s'était opérée tout simplement le long des rues du Transtevere: quand les deux autos arrivèrent au Janicule, il ne s'agissait plus que de monter dans la troisième voiture qui attendait, patiemment, près du monument de Garibaldi, le moment de conduire ses maîtres chez le Saint-Père.
Le meeting de Monaco.
Des oiseaux sur l'eau: le parc des hydroaéroplanes dans la rade de Monaco.
Le meeting de Monaco, qui s'est ouvert il y a peu de jours, présentera cette année un intérêt exceptionnel. L'an dernier, déjà, nous avions vu évoluer au-dessus des yachts et des canots automobiles plusieurs hydroaéroplanes; mais, dans cette admirable haie sillonnée par une foule d'embarcations, les bateaux volants semblaient bien peu nombreux, et plusieurs pilotes étaient encore insuffisamment familiarisés avec des appareils achevés seulement depuis quelques semaines. Aujourd'hui, seize concurrents sont en présence; monoplans et biplans de divers systèmes reposent sur l'eau bleue, simulant à quelque distance d'énormes mouettes arrêtées pour baigner la pointe de leurs ailes.
L'opération de la mise à l'eau, qui présente toujours certaines difficultés, a admirablement réussi. Au moyen d'un seul plan incliné, les seize appareils, en moins d'une heure, sont venus flotter à la place qui leur avait été assignée. Et ce premier succès semblait un gage des prouesses prochaines de l'escadrille.
Le nouvel hôpital de la Pitié.
L'achèvement du nouvel hôpital de la Pitié, auquel le nouveau président de la République consacrait, il y a peu de jours, une de ses premières visites, marqua la première étape, et une étape heureuse, dans le projet d'amélioration des services hospitaliers de la Ville de Paris auquel fut affecté en 1904 un crédit de 45 millions. Sous tous les rapports, en effet, cet établissement fait le plus grand honneur à la commission supérieure, créée par M. Mesureur, qui en a conçu et surveillé l'organisation générale.
Renonçant à utiliser l'emplacement du vieil hôpital de la Pitié, situé près du Muséum, l'administration de l'Assistance publique a choisi de vastes terrains, jusque-là consacrés à la culture maraîchère, s'étendant entre l'hospice de la Salpêtrière et le boulevard de l'Hôpital. Elle disposait ainsi d'une superficie d'un peu plus de 6 hectares, dont près de 2 hectares (exactement 19.000 mètres carrés) sont aujourd'hui occupés par des constructions variées, aménagées avec toutes les commodités que prescrit l'hygiène moderne.
On s'est préoccupé avant tout d'assurer aux malades l'air et la lumière. Chaque lit est placé devant un trumeau limité de chaque côté par une fenêtre et chaque malade dispose d'un cube d'air de 45 mètres, ce qui correspond à une chambre de 4 mètres de côté avec environ 3 mètres de plafond. On compte au total 986 lits dont 314 répartis dans les divers services de chirurgie.
Pour meubler l'hôpital, y compris le pavillon séparé affecté au logement du personnel, il a fallu acheter, dès la mise en service: 1.075 lits, 14.500 draps, 2.175 couvertures, 1.160 matelas, 2.000 peignoirs, 1.650 blouses de médecin, 4.300 chemises d'homme, 6.000 chemises de femme,123 berceaux, 300 armoires, 2.300 chaises, 300 fauteuils, 125 bancs de jardin, etc.
Les appareils de chauffage, d'éclairage, de ventilation, d'hydrothérapie, de stérilisation, de désinfection, et autres, ont été installés conformément aux derniers progrès de la technique moderne. Les laboratoires sont aménagés avec autant de soin que les salles d'opération, et les divers bâtiments de malades sont munis d'ascenseurs.
Grâce à cette puissante organisation, où le personnel comporte plus de 450 agents, l'hôpital a reçu, au cours de l'année 1912, un total de 16.105 malades. La dépense globale atteindra environ 10 millions; elle est relativement minime si l'on songe au grand nombre de misères qu'elle permet de soulager.
Le 2 avril, le sous-marin Turquoise quittait Toulon pour se rendre à Bizerte, où il devait prendre rang dans la flottille chargée de la défense immédiate des côtes en remplacement des petites unités du type Oursin arrivées au bout de leur service.
La Turquoise, de 398 tonnes, et ses cinq similaires portent des noms de pierres précieuses. Ces bâtiments ne représentent en réalité que des agrandissements du type Oursin qui déplace seulement 70 tonnes. Ce sont encore des sous-marins proprement dits, c'est-à-dire ne possédant qu'une très faible flottabilité, au contraire des submersibles, type adopté définitivement et uniquement dans la marine française. Ces derniers bâtiments sont doués au contraire d'une grande flottabilité, avec les apparences extérieures d'un torpilleur.
Cette différence essentielle dans la conception du sous-marin et du submersible produit ce fait que le premier, avec son manque de flottabilité, est un corps lourd, incapable de suivre les mouvements de la lame lorsqu'il navigue à la surface, et recouvert incessamment par la mer dès qu'elle est un peu forte. Cette particularité explique très bien l'accident qui s'est produit à bord de la Turquoise dans la nuit du 2 au 3 avril.
Nos submersibles du modèle Laubeuf, qui réalisent, je le répète, le type définitivement adopté chez nous pour la navigation sous-marine, sont au contraire de bons bâtiments de mer, capables d'affronter, sans danger pour leurs équipages, de très mauvais temps, ce qu'ils ont bien montré déjà en une foule de circonstances, et non moins capables d'exécuter des navigations longues et difficiles.
Donc la Turquoise étant dans la nuit du 2 au 3 avril au sud des îles d'Hyères, sous l'escorte d'ailleurs du remorqueur Goliath, de l'arsenal de Toulon, rencontra une mer assez grosse, soulevée par un fort vent de nord-ouest. Cette mer prenait la Turquoise par l'arrière, ce qui constitue la plus mauvaise des conditions de navigation. Dans cette position, disent les officiers qui ont commandé les sous-marins de ce type, le navire roule beaucoup et entre tout entier dans les lames comme un soc de charrue dans la terre. On comptait pour augmenter la flottabilité et aider les sous-marins à s'élever sur la lame, sur l'espèce de roui métallique, visible sur la photographie ci-jointe et sur lequel se tient la partie de l'équipage que son service n'appelle pas en bas, mais il se trouve qu'il constitue en réalité une sorte de rocher sur lequel les vagues brisent et déferlent furieusement. La sagesse commande, dans des cas pareils, d'évacuer le pont, de fermer toutes les ouvertures et de naviguer en vase clos. Mais on conçoit assez bien que l'internement dans cette coque roulante manque d'agrément et qu'on essaie de rester à l'air... et à l'eau le plus longtemps possible, sans trop penser au danger!
Une lame plus forte balaya le rouf de la Turquoise et précipita à la mer le lieutenant de vaisseau Lavabre, commandant, l'enseigne de vaisseau Adam, second qui n'était à bord que depuis quelques jours, le premier maître torpilleur et quatre autres marins. Le Goliath aussitôt informé de l'accident put recueillir deux matelots, mais les deux officiers et les trois autres marins avaient disparu et, malgré les longues recherches qui durèrent jusqu'au jour, ne purent être retrouvés.
Sous le commandement du plus ancien des seconds maîtres restant à bord
la Turquoise, changeant de route et abandonnant ses recherches, mit le
cap sur la rade d'Hyères, d'où elle gagna Toulon le lendemain sous
l'escorte de deux contre-torpilleurs.
Sauvaire Jourdan.
Le sous-marin Turquoise procédant à ses derniers essais
avant son départ pour Bizerte: sur le rouf, l'état-major et l'équipage,
dont le commandant un autre officier et trois marins ont été emportés
par une lame.--Phot. Marius Bar.
Le roi de Suède au tennis, à Nice.
--Phot.
Chusseau-Flaviens.
On est toujours curieux de voir, surpris dans une attitude familière, ceux que la fortune a placés au premier rang: bien différent des photographies officielles, où il apparaît entouré des honneurs royaux, l'instantané de Gustave V que nous reproduisons ici montre le souverain sous un aspect moins connu. A Nice, dont il est l'hôte en ce moment, le roi de Suède marque une prédilection particulière pour l'élégant jeu de tennis, où s'exercent la vigueur et l'adresse de ses cinquante-cinq ans. Le voici, dans la simple tenue qui convient à ce sport--chemise molle, pantalon blanc et souliers blancs--tout entier à la partie engagée, la raquette tendue, prête à la riposte, l'allure souple, tel enfin que doit être un fervent sportsman.
M. Constans, qui fut député, sénateur, plusieurs fois ministre, enfin ambassadeur à Constantinople, et dont la carrière politique fut l'une des plus actives et des plus mouvementées parmi celles des hommes de sa génération, est mort lundi dernier à l'âge de quatre-vingts ans, après une longue maladie.
M. Constans, photographié il y a quelques années devant
la porte de l'ambassade de France à Constantinople.
Il était né à Béziers en 1833. D'abord il se consacra au barreau et plaida un peu à Toulouse où il avait fait ses études. Puis il s'en fut, en Espagne, s'occuper de commerce et d'industrie. Ce ne fut qu'un intermède. Il revint, après quelques années, en France et aux études juridiques. Il professa le droit à Douai, à Dijon, et à Toulouse jusqu'en 1876, où les électeurs de cette dernière ville l'envoyèrent siéger à la Chambre. Il y suivit Gambetta dans son opposition au Seize Mai et fut l'un des 363. De 1879 à 1881, il est sous-secrétaire d'État, puis ministre de l'Intérieur dans les cabinets de Freycinet et Jules Ferry. Il contribue à faire adopter le scrutin de liste pour les élections de 1885. Envoyé en mission à Pékin pour la conclusion du traité franco-chinois en 1886, il est nommé, quelques mois après, gouverneur général de l'Indo-Chine. Il démissionna en septembre 1888 pour reprendre sa place au Parlement et trouva la France en pleine agitation boulangiste. Nul n'a oublié le rôle que M. Constans joua à cette époque. Appelé au ministère de l'Intérieur, en février 1889, il y manifesta une vigueur et une activité exceptionnelles, engagea une lutte sans merci contre le boulangisme dont il triompha aux élections suivantes. Il rit également arrêter et incarcérer à Clairvaux le duc d'Orléans.
Démissionnaire le 1er mars 1890, il fut repris quinze jours plus tard comme ministre de l'Intérieur par M. de Freycinet, chargé de former un nouveau cabinet. Il se heurta dès lors, dans le Parlement, à une opposition personnelle très violente, et abandonna le pouvoir, en 1892, pour n'y plus revenir.
Il était, depuis 1889, sénateur de la Haute-Garonne. En 1898, M. Delcasse lui fit confier la mission de représenter la France, comme ambassadeur, à Constantinople. Il y devait occuper pendant dix ans ces hautes et délicates fonctions, qu'il abandonna après la chute d'Abdul-Hamid en 1908.
Jusqu'à ses derniers jours, l'ancien ministre avait conservé cette grande lucidité, ce sens politique et cet esprit alerte qui caractérisèrent sa personnalité dans la vie politique et dans les divers postes qu'il occupa.
Pendant une semaine, à la fin du mois dernier, les dépêches quotidiennes des États-Unis nous ont apporté le lamentable compte rendu des désastres causés dans les régions du Centre et de l'Est par des cyclones suivis d'inondations, particulièrement redoutables en ces vastes contrées qu'arrosent des fleuves immenses, au cours impétueux, le Mississipi et ses affluents. Les premières photographies de ces sinistres commencent à arriver en Europe: mieux que les brèves informations transmises par le télégraphe, elles font apparaître en toute sa rigueur la catastrophe, et attestent les cruelles fantaisies du fléau.
Le cadavre d'une victime du cyclone d'Omaha, transporté
par la tornade dans les branches d'un arbre brisé de Bemis Park.
C'est l'une d'elles que montre le cliché reproduit ci-dessous; il fut pris à Omaha, dans le Nébraska, où s'exercèrent les premiers ravages. Le dimanche 23 mars, une tornade d'une force inouïe s'abattait sur la ville, détruisant sur son passage des centaines de maisons, renversant un établissement de cinématographe, dont les spectateurs restaient ensevelis sous les décombres. Un passant, qui se promenait dans un jardin public, fut subitement emporté par la bourrasque, saisi comme un fétu de paille, et vint s'écraser sur un arbre, qui lui-même avait subi les violences de l'ouragan: déchiqueté, tordu, il accueillit entre ses branches le corps inanimé, qui demeura là, reposant dans la paix du dernier sommeil.
Le cyclone qui dévasta Omaha et plusieurs villes de l'Illinois et de l'Indiana ne fut que le prélude à une catastrophe plus grande encore. Les pluies torrentielles tombées pendant plusieurs jours amenèrent une crue soudaine et générale, et bientôt l'Ohio, la Pennsylvanie, la Virginie, le Kentucky, furent atteints par l'inondation. A Pittsburg, à Wheeling, à Columbus, à Dayton surtout, la montée des eaux, coïncidant avec de furieuses tempêtes de neige, provoqua de véritables désastres. La plupart des habitants durent fuir leurs maisons submergées; et, en outre des dégâts matériels, évalués à des sommes considérables, on eut à déplorer de nombreux accidents mortels.
Le fléau disparut aussi rapidement qu'il était venu, laissant malheureusement derrière lui des ruines qu'il faudra bien du temps pour réparer. Du moins les Américains ont-ils eu, en ces heures de deuil, le réconfort des sympathies de l'Europe. Dès le premier jour, M. Raymond Poincaré avait tenu à exprimer celles de la France, par télégramme, à M. Woodrow Wilson.
[Note du transcripteur: Les suppléments 2 et 3 mentionnés
en titre ne nous ont pas été fournis.]