Title: Histoire de Marie Stuart
Author: Jean-Marie Dargaud
Release date: March 13, 2021 [eBook #64811]
Language: French
Credits: Clarity, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)
HISTOIRE
DE
MARIE STUART
SOUS PRESSE
HISTOIRE
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE EN FRANCE
ET DE SES FONDATEURS
PRINCES, THÉOLOGIENS, ARTISTES, HÉROS, HOMMES D'ÉTAT
PAR J. M. DARGAUD
Credidi, propter quod locutus sum.
Ps. CXV.
Ch. Lahure et Cie, imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon.
PAR J. M. DARGAUD
Casus prima ab infantia ancipites.
Tacite, Annales, VI, LI.
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14
(Près de l'École de médecine)
1859
Droit de traduction réservé
J'ai toujours aimé le XVIe siècle. Je l'avais beaucoup étudié. Je le connaissais assez pour le bien sentir. J'étais arrivé à ce moment où l'érudition, si incomplète qu'elle soit, s'embrase et brûle de se répandre, de créer une œuvre. Mais quel sujet aborder? Où trouver un moule historique pour y verser mes recherches et mes impressions?
Une circonstance très-simple me tira de mon incertitude.
Un soir, au mois de septembre 1846, après un jour pluvieux, je sortis. J'avais fait à peine quelques pas dans la rue, que la pluie recommença. J'entrai dans un cabinet littéraire afin de m'abriter. Une fois là, je demandai la correspondance de Machiavel ; elle n'y était pas : d'autres volumes me furent présentés, que je refusai. Enfin j'aperçus à la portée de ma main, « l'Histoire de Marie Stuart, reine d'Écosse et de France, avec les pièces justificatives et des remarques. Londres, MDCCLII. »
Le nom de Marie Stuart me frappa violemment. Je pris le livre, je rentrai chez moi, et je lus avec un intérêt inexprimable cette pauvre et médiocre histoire, sous laquelle involontairement j'en composais une autre. Je ne dormis pas de la nuit ; j'étais enivré d'enthousiasme, d'horreur et de pitié.
Dès le lendemain, je me vouai à l'histoire de Marie Stuart. Cette histoire a été mon labeur pendant quatre années. Je l'offre au public avec cette sécurité modeste qui n'espère pas les applaudissements, mais qui compte sur l'approbation.
J'ai traversé de longs et persévérants travaux. J'ai puisé à toutes les sources du XVIe siècle. J'ai consulté les savants, j'ai compulsé les bibliothèques, les manuscrits ; j'ai noté les documents inédits ensevelis dans l'oubli et dans la poussière.
J'ai fait le voyage d'Angleterre et d'Écosse, j'ai exploré les collections, les musées, les vieux portraits, les gravures rares, les traditions, les ballades, les lacs, la mer et les rivages, les montagnes et les plaines, les champs de bataille, les palais, les prisons, toutes les ruines, tous les sites, toutes les traces innombrables du passé. Les faits se rattachant si intimement à leur date et à leur théâtre, comment les animer, les ressusciter autrement qu'en les allant contempler dans leur succession pathétique aux lieux mêmes où ils se sont accomplis? Voyager est donc indispensable pour raconter. L'histoire n'est, au fond, qu'un voyage dans le temps et dans l'espace. Plus le voyage est direct, personnel, plus l'histoire est saisissante. Hérodote et Thucydide, Salluste et Tacite, Froissard, Comines, Pierre Matthieu étaient des voyageurs. Il semble que l'histoire, comme ces cavales dont parle Pline, conçoive à l'air libre et soit fécondée par le vent.
Voilà dans quelles conditions j'ai écrit les récits qui remplissent ces pages.
L'histoire est une chose sérieuse. L'érudition est sa substance ; l'imagination n'est que sa palette. L'imagination n'a jamais le droit de dépasser le cercle de la science, ou, ce qui revient au même, de la conscience ; car au delà de ce cercle il n'y a que chimère, mensonge et néant.
Les anciens avaient fait de l'histoire une muse ; les modernes en ont fait un témoin. Elle est l'une et l'autre. Elle aspire à l'idéal ; mais cet idéal, qu'est-ce, sinon la réalité même, la réalité vivante? Un homme d'État l'a dit : « L'histoire doit être l'épopée du vrai. »
Paris, 22 septembre 1850.
HISTOIRE
DE
MARIE STUART.
Plan de cette histoire. — Naissance de Marie Stuart. — Jacques V. — Ses aventures. — Lindsay du Mont. — Buchanan. — Presbytérianisme. — Madeleine de France. — Marie de Lorraine. — Henri VIII. — Guerre entre l'Angleterre et l'Écosse. — Mort de Jacques V. — Sacre de Marie Stuart à Stirling. — Séjour de la petite reine d'Écosse au monastère d'Inch-Mahome. — Persécution contre le protestantisme. — Le cardinal Beatoun. — Supplice de George Wishart. — Assassinat du cardinal Beatoun par Norman Lesly. — Knox au château de Saint-André. — Prise du château. — Knox et les autres prisonniers dans les bagnes de France. — Débarquement de Marie Stuart en Bretagne, au port de Roscoff. — Son arrivée à Saint-Germain en Laye. — Henri II. — Ses favoris. — Diane de Poitiers. — Le comte d'Arran. — Régence de Marie de Lorraine. — Le comte d'Angus. — L'Église presbytérienne.
Je voudrais raconter avec impartialité l'histoire de Marie Stuart, de cette princesse qui, née d'une race de héros par sa mère, et par son père d'une race de rois, fut la femme la plus belle de son siècle, et la plus illustre par ses grâces, par ses malheurs, peut-être par ses crimes, sûrement par ses expiations.
L'occupation ardente de Marie Stuart fut l'amour ; la politique ne fut que son écueil. L'amour posséda son âme tout entière, depuis les artifices jusqu'aux attentats. Elle aima et fut aimée dans les palais, dans les camps, dans les prisons. Elle s'abandonna sans frein à ses caprices ou à sa passion, et secoua partout le feu autour d'elle. Ses séductions furent toujours irrésistibles, souvent cruelles, une fois atroces. L'amour l'enivra dans les festins d'Holyrood. La politique la réveilla de son rêve voluptueux, et, la saisissant d'une main rude, elle l'enchaîna et l'immola. Marie avait été l'idole de l'amour ; elle fut la victime de la politique.
Sa vie fut orageuse, sa mort tragique, et sa mémoire, l'éternel problème de l'histoire, flotte entre un autel et un pilori : sainte pour les uns, empoisonneuse pour les autres ; tantôt la reine chère à l'Église, tantôt l'élève de Locuste, tour à tour adorée et maudite. J'essayerai de tenir la balance droite, et de ne céder ni à la prévention, ni à l'horreur, ni à l'attrait ; je m'efforcerai de ne fléchir qu'à la justice. Les ennemis ont accusé, et les amis ont absous. De quel côté est l'erreur? Dieu seul le sait. L'historien le conjecture : s'il le révèle, ce sera en gémissant. L'historien doit être grave, et ne rien hasarder ; car toute légèreté de sa plume peut devenir une calomnie ineffaçable. Son rôle est de ne rien omettre, ni du bien, ni du mal : son entraînement serait de plaindre, sa joie d'absoudre, mais son devoir est de raconter.
La maison des Stuarts est l'une des plus anciennes de l'Europe. Son premier ancêtre sur le trône fut ce grand Robert Bruce, le héros de l'Écosse avant d'en être le roi. L'histoire n'a pas une race plus fatale. Des sept princes qui portèrent la couronne avant Marie Stuart, trois périrent par le fer et par le poison, deux furent tués à la guerre. On connaît le sort de ceux qui lui succédèrent : la proscription, la déchéance, le billot et l'exil. Indépendamment des fautes individuelles, ne dirait-on pas d'une destinée collective roulant d'elle-même aux abîmes?
Cette destinée ne fut jamais tracée d'un pinceau plus sévère que sur une toile où Marie Stuart est représentée dans la fleur de sa jeunesse. Au milieu de cette transfiguration que donne le génie, le peintre l'a couronnée d'une auréole sinistre. Jamais nulle image ne refléta une beauté plus tragique. Les traits sont délicats et nobles ; un rayon de soleil éclaire des boucles de cheveux blonds, vivants et électriques dans la lumière : seulement, autour de cette lumière, le fond est lugubre, et cette tête charmante semble déjà dévouée au supplice.
Insensiblement on passe de la contemplation de cette jeune femme au souvenir de sa race ; on pense à ses aïeux presque tous assassinés à leurs foyers ou tués dans les combats ; on pense à ses petits-fils, les précurseurs des échafauds et des proscriptions de la royauté ; puis on revient tristement à elle, qui résume et qui épuise tous les prestiges, tous les dons, tous les piéges, toutes les chutes, tous les malheurs, toutes les iniquités et tous les courages de ses deux maisons, marquées d'avance pour combattre, et pour disparaître avant l'idée qu'elles représentent l'une et l'autre : l'absolutisme de l'Église et de l'État.
De tous les personnages historiques, Marie Stuart est certainement le plus problématique. Sous les enchantements de sa beauté, il y a un mystère. Je tâcherai de soulever les voiles qui la couvrent, afin de la montrer telle qu'elle est. Heureux si dans mon livre, cette toile de l'écrivain, je faisais revivre cette princesse si passionnée, si énigmatique et si diverse, qui, par delà les temps, allume encore l'amour ou la haine de la postérité, comme elle alluma l'amour ou la haine de ses contemporains!
Ce livre, d'ailleurs, n'est ni l'histoire d'un siècle, ni peut-être même l'histoire d'un règne : c'est avant tout l'histoire d'une femme dont on n'a guère crayonné que le roman, tantôt sous la forme du panégyrique, tantôt sous la forme du pamphlet. J'aurai du moins recomposé un portrait vrai. J'aurai tenté de retracer consciencieusement une figure perdue dans les brumes de l'Écosse, et comme évanouie dans l'ombre du passé.
Marie Stuart naquit au château de Linlithgow, vers le milieu du XVIe siècle (8 décembre 1542). Elle était fille de Jacques V et de Marie de Lorraine, dont le père, Claude de Lorraine, porta le premier ce beau nom de duc de Guise.
Jacques V n'était pas un prince vulgaire. Il avait des qualités brillantes. Il aimait les femmes, les arts et les combats. C'était un François Ier d'Écosse. Il excellait dans tous les exercices du corps, et surtout dans l'escrime. Il était malheureusement plus chevalier que roi. Si la politique, meilleure qu'une épée sur le trône, eût été le complément de sa grâce et de son courage, il mériterait d'être comparé à Henri IV. Il avait même à un plus haut degré que le Béarnais l'amour du peuple, dont il protégeait le travail et les jeux. Il ne présidait pas aux tournois des nobles avec plus de cœur qu'aux amusements du peuple. Il avait institué des prix pour la course, pour la lutte, pour l'arc ; ces prix il les décernait lui-même, et les plus humbles artisans le connaissaient. On l'appelait, à cause de son amour pour les petits, le Roi des communes ; Rex plebeiorum, disent les chroniques.
Bien des fois il descendit du château de Stirling ou du palais d'Holyrood sous un déguisement, afin de mieux voir comment la justice était faite à son peuple ; souvent aussi pour se trouver à un rendez-vous de chasse ou d'amour. Il partait gaiement sans garde et sans suite, quelquefois, comme un montagnard, en jaquette, en plaid et en toque de tartan ; quelquefois, comme un archer, en habit vert de Lincoln, et son cor suspendu à une bandoulière de cuir. Ainsi équipé et toujours bien armé, il courait tous les hasards. Sa vie fut plus d'une fois en péril ; mais sa présence d'esprit, et sa merveilleuse adresse ne lui firent jamais défaut.
Les ballades le célébrèrent en strophes libres et naïves ; les traditions racontèrent ses voyages dans les montagnes avec l'inépuisable complaisance de l'imagination populaire pour ses héros.
Je citerai quelques traits entre mille. On connaît son aventure au village de Gramond :
Il y avait séduit une jeune et belle paysanne. Un matin, avant l'aube, il revenait de chez sa maîtresse à Édimbourg par un sentier de coudriers, et se félicitait d'avoir échappé aux regards curieux, lorsqu'il fut assailli près du pont de la rivière d'Almond par cinq paysans, jaloux de l'étranger en habit vert, du compagnon de Robin-hood. Jacques, surpris, mais intrépide, tire son épée, et, tout en se battant, parvient à se placer à l'entrée étroite du pont. Tranquille alors sur le danger d'être pris par derrière, il se défend et il attaque tour à tour. Les paysans, furieux, sont décidés à ne pas faire de merci, et poussent des cris de rage. Jacques lutte silencieusement. Il blesse, il est blessé. Les coups et les cris redoublent.
Un pauvre journalier qui battait le blé dans une grange accourt au bruit. Il ne connaît pas le roi, mais il le voit seul contre cinq assaillants, et, sans balancer, il se joint à lui. Jacques reprend l'offensive. « Mon brave ami, suis-moi, » s'écrie-t-il. Et ils s'élancent en même temps, Jacques avec son épée, son compagnon avec un fléau. Ils frappent et dispersent leurs ennemis. Les paysans épouvantés disparaissent et se jettent à travers champs. Jacques alors remercia son libérateur, et, s'apercevant qu'il était lui-même tout en sang, il se laissa conduire à la grange voisine. Le pauvre journalier offrit à Jacques un bassin de cuivre et un sac de blé vide, afin que son hôte inconnu pût se laver et s'essuyer. Ces soins remplis, Jacques causa familièrement avec son libérateur, et désira savoir son nom. « Je m'appelle John Howieson. — Et que souhaiterais-tu le plus au monde? — Le domaine de Brachead, répondit le journalier ; il vaut mieux qu'un royaume. — C'est un domaine de la couronne, reprit Jacques. Viens me voir demain à Édimbourg ; tu me trouveras au château d'Holyrood. Demande le fermier de Ballanguish. Je te serai peut-être utile auprès du roi, auquel j'ai rendu un service, et qui me veut du bien. »
Jacques remercia de nouveau le journalier en le quittant, et l'imagination de John voyagea toute la nuit dans le pays des fées. Le lendemain, il s'achemina vers la ville. Quand il fut sur la place du palais, en face du portail surmonté des armes d'Écosse, au-dessus desquelles s'élèvent la couronne et le chardon, il regarda le monument majestueux, les gardes étincelants, les panaches, les plumes, les décorations, les riches uniformes, et il retourna en arrière. Il s'en alla, et revint autant de fois que le coq chanta, dit la légende, ainsi que me l'apprit le vieux et savant antiquaire qui me la racontait au pied des tours d'Holyrood. Enfin, s'enhardissant un peu, John s'enquit en balbutiant du fermier de Ballanguish. Un officier le conduisit par le grand escalier, lui fit traverser la salle des gardes, et le remit à un chambellan qui l'introduisit dans un cabinet resplendissant d'or. Plusieurs seigneurs étaient debout et la tête nue ; un seul était assis et couvert. C'était le fermier de Ballanguish, en drap vert de Lincoln, comme la veille. Le journalier comprit que c'était Jacques V.
« Voilà celui qui m'a sauvé hier par son courage, » dit le roi. Et, prenant des mains de l'un de ses ministres un acte dressé d'avance, il le remit en souriant à Howieson. « Par cet acte, lui dit-il, tu es désormais propriétaire du domaine de Brachead. » Le pauvre homme ne pouvait en croire ses yeux ni ses oreilles, et il se retira dans l'ivresse de la joie. Jacques avait fait insérer dans l'acte une clause de redevance. Lorsque le roi passerait le pont de la rivière d'Almond, le propriétaire de Brachead ou ses descendants seraient tenus de lui présenter une serviette de fine toile, avec le bassin et l'aiguière. Cette clause était encore exécutée il y a trente ans, et la famille du propriétaire de Brachead s'en faisait un titre de noblesse et un privilége d'honneur.
Une autre fois, Jacques s'en allant en costume de simple chevalier dans les highlands, pour voir une dame dont il était épris, rencontra le comte de Huntly qui s'en allait de même, et qui reconnut le roi. « Pourriez-vous me dire, sire chevalier, où vous faites route en ce moment? — Vous êtes le comte de Huntly, reprit le roi modestement, et vous êtes trop courtois pour vous mêler d'un voyage qui doit rester secret. » Le fier comte, qui savait la préférence accordée au roi par celle qui lui avait tout refusé, répondit : « Rien n'est secret pour moi, ni le voyage, ni le voyageur. Vous êtes Jacques d'Holyrood, et vous chassez sur mes terres. » Le roi rougit de colère, et s'écria : « Puisque vous savez tant de choses, sachez encore que je n'ai souci de mes droits, et que les armes règleront tout entre nous. » Le comte toucha la poignée de son épée ; puis réprimant ce premier mouvement, et le respect succédant à la jalousie : « Excusez-moi, monseigneur : il me serait glorieux de croiser l'épée contre un rival aussi noble et contre un aussi bon chevalier que vous ; mais vous êtes mon souverain, et vous êtes aimé. Pardonnez mon irrévérence, et allez où vous êtes attendu. Permettez-moi de tirer cette épée à la première occasion, non pas contre vous, mais à vos côtés. — Vous tirerez la mienne que voilà, repartit le roi. Changeons nos épées, mon cher comte ; la vôtre est si vaillante, que je croirai conclure un marché de prince. » Le comte reçut en s'inclinant le don royal, et jura de ne jamais oublier un tel honneur. Après quoi Jacques, ôtant son gantelet, pria le comte de Huntly de l'imiter. Le comte ayant obéi, le roi lui serra la main, et ils se séparèrent cordialement.
Jacques n'était pas seulement amoureux de la beauté, de la gloire et des aventures : il était magnifique, et tous les luxes le charmaient.
Le laird d'Atholl, qui connaissait ses goûts, lui donna une fête merveilleuse dans un palais de bois improvisé. Ce palais, construit au versant d'une immense prairie, était entouré de fossés, flanqué de tours, divisé en appartements tout embaumés de fleurs. Le laird y traita le roi avec une splendeur digne de Stirling ou d'Holyrood. Après le repas, quand le roi et les seigneurs furent sortis, un montagnard, s'avançant avec une torche, mit le feu au palais ; le laird voulant montrer par là que ce palais n'avait été bâti que pour une seule matinée et pour un seul hôte.
Le roi répondait à cette fête et à d'autres par des fêtes plus somptueuses encore. Un jour, il invita plusieurs seigneurs et tous les ambassadeurs de sa cour à une chasse dans la partie septentrionale du Clyddesdale, où il avait fait creuser des mines sillonnées de filons d'or et d'argent. Après la chasse, le dîner fini, il fit servir, comme fruits du pays, à chacun un plat couvert, rempli de pièces d'or à l'effigie de Jacques V. « Voilà mon dessert, » dit le roi. Et les convives d'applaudir.
Tel était Jacques V, prince héroïque, mais inégal à cette grande tâche de la monarchie au XVIe siècle. Il fallait alors un diplomate autant qu'un chevalier. Jacques n'est pas un roi d'histoire ; c'est un roi de ballades, galant, chimérique, dominé par des prêtres habiles et par sa femme, la sœur des Guise ; opprimé par ses Écossais rebelles et anarchiques ; menacé sans cesse par la politique et par la théologie de Henri VIII.
Il est juste d'ajouter qu'il déployait parfois les rigueurs salutaires de la toute puissance contre les grands en faveur des petits. Sa haine était implacable, inextinguible envers les Douglas, les tyrans de sa jeunesse et de l'État. Il fit une célèbre tournée en Écosse et sur les frontières, où, dans sa soif de la justice, il livra au bourreau les plus formidables maraudeurs de ces contrées, ravagées sans cesse par le brigandage armé des seigneurs. La terreur qu'il inspira dans les châteaux devint la sécurité des chaumières, où l'on bénissait tout haut le nom du roi Jacques, et où l'on disait : « Maintenant les troupeaux n'ont pas besoin d'autres pasteurs, pour les garder, que les buissons des prairies. »
Jacques V ne vécut que trente et un ans. Son règne fut presque aussi long que sa vie. Plus je médite ce règne, plus j'y surprends les causes primitives, lointaines des catastrophes qui suivirent ; plus je me pénètre de cette conviction que Jacques, par sa conduite dans les affaires religieuses de son siècle, amassa lentement les nuages d'où partit la foudre qui devait consumer son trône, sa patrie et sa famille.
Il était, par sa mère Marguerite, neveu de Henri VIII.
On sait comment le monarque anglais, d'abord le défenseur de la foi contre Martin Luther, fut amené à secouer l'autorité de l'évêque de Rome. Il changea la religion de son royaume, s'empara des biens du clergé catholique, et les distribua à ses nobles, dont il se fit ainsi des partisans. Landes, bois, prairies et bétail, vaisselle plate, meubles sculptés, statues, tableaux, bibliothèques et chartes, il enleva tout et prodigua tout, selon sa politique. Il cédait à ses caprices les plus désordonnés. Il donna une ferme ecclésiastique à l'un de ses cuisiniers qui lui avait préparé un mets exquis. Il usurpa en même temps la direction des idées nouvelles ; il en fut le chef. Tout en restant roi, il fut le pape de la réforme en Angleterre. Ses passions, infâmes dans leur principe, lui valurent un génie. Le génie ne l'aurait pas élevé, pour le présent et pour l'avenir, pour lui et pour ses descendants, à une fortune plus haute et plus sûre. Il aimait son neveu, il haïssait le catholicisme. Il résolut de fortifier et d'accroître l'un aux dépens de l'autre. Il pressa le roi Jacques de suivre son exemple et de livrer l'Écosse à la réforme, qui avait déjà pénétré dans cette terre obstinée et barbare. Le peuple ne s'y montrait pas contraire. La noblesse, qui connaissait les largesses que Henri avait faites avec les biens des monastères et du clergé, cédant d'ailleurs au souffle qui inclinait les têtes les plus fières devant les préceptes de Calvin ; la noblesse espérait du roi Jacques les mêmes faveurs qu'avait prodiguées le monarque anglais, et ouvrait tous les horizons de son intelligence aux doctrines presbytériennes.
Jacques lui-même ne fut pas d'abord rebelle aux desseins de Henri VIII. Il poursuivit tous les abus du catholicisme avec une légèreté moqueuse et spirituelle. Il commanda même, contre la corruption de l'Église, des satires à David Lindsay du Mont, le poëte à la mode, et des pamphlets à Buchanan, le plus éloquent écrivain de tout le royaume.
Lindsay railla en artiste le clergé catholique, Buchanan le frappa en théologien.
Il se forma une opinion publique redoutable aux croyances de Rome. Des précurseurs de Knox parcoururent le pays, et prêchèrent, dans les premiers transports de leur foi, le retour au saint Évangile. Ils prêchaient dans les chaumières, ils prêchaient dans les châteaux, suscitant partout des disciples, partout des soldats aux idées nouvelles. Le presbytérianisme se propageait avec une rapidité qui devait accélérer encore la persécution.
Ses apôtres graves et résolus, d'un courage qui égalait leur dévouement, n'aspiraient qu'au martyre. Ils attaquaient l'Église romaine avec toute l'ardeur d'un jeune enthousiasme.
Ils s'emportaient contre les abstinences, contre le culte des saints, contre les prières pour les âmes du purgatoire, dont le dernier mot était toujours une dîme, un impôt universel et forcé, levé par la cupidité du clergé sur la crédulité des peuples.
Ils n'épargnaient pas les monastères, dont les intrigues, les menées souterraines dépouillaient les familles, et qui arrachaient, par leur institution seule, à la glèbe une partie de ses travailleurs, à l'Écosse une partie de ses citoyens.
Ils tonnaient surtout contre les indulgences dont les missionnaires du pape faisaient commerce, et qui ôtaient tout frein aux passions humaines en offrant au crime même une expiation commode : le don à quelques couvents d'une part des rapines les plus exécrables, les plus souillées de sang.
Telles étaient les plaintes, tels étaient les progrès de la réforme dans les vallées, sur les montagnes et au bord des lacs d'Écosse. Jacques fut près de céder au torrent. Il ne ménageait plus les évêques, il les traitait avec hauteur et colère. Il les recevait d'un visage sévère, raconte Melvil, et leur reprochait leur avarice, leur cruauté. « Dans quelle vue, leur dit-il à Stirling, pensez-vous que mes prédécesseurs ont donné à l'Église tant de champs et tant de richesses? Était-ce pour entretenir des chiens et des faucons, pour fournir au luxe et aux débauches de tant d'hypocrites et de fainéants? Henri VIII vous fait brûler, le roi de Danemark vous fait trancher la tête ; et moi je vous percerai le cœur avec mon épée. » En prononçant ces mots, il la tira en effet ; ce qui épouvanta si fort les évêques, qu'ils prirent la fuite.
On crut qu'il allait se liguer, avec sa noblesse et avec son oncle Henri VIII, contre Rome. Le clergé comprit le danger qui menaçait son existence même, et le conjura à force de souplesse et de diplomatie. Le cardinal Beatoun, archevêque de Saint André, et David Beatoun, répandirent autour du roi les flatteries, et parvinrent à l'enchaîner à leur cause. Jacques changea de rôle, et ferma les yeux à tous les abus.
Les Beatoun fomentèrent ses jalousies et ses mécontentements contre les nobles, le détournèrent de toute amitié pour l'Angleterre et pour Henri VIII, l'inclinèrent vers l'alliance et vers l'admiration de François Ier. La cour de France, de son côté, avertie de ces manéges, ne négligea rien pour les cultiver et les nourrir.
Jacques fit un voyage sur le continent. On lui avait beaucoup parlé de Madeleine, fille de François Ier ; et il partit avec le projet vague, romanesque de l'aimer, de l'épouser peut-être. Ses conseillers avaient semé d'avance dans l'imagination du roi cette fantaisie, d'où pouvait éclore un sentiment, et plus tard une politique.
François Ier était à Fontainebleau, son séjour de prédilection, et la plus enchantée de ses demeures. C'est là qu'il reçut en roi chevalier un autre roi chevalier. Les tournois, les chasses, les bals attendaient Jacques, et le retinrent comme en un cercle magique. Les splendeurs d'Holyrood furent éclipsées par celles de Fontainebleau. Il y eut dans ce palais incomparable une suite de fêtes, toutes données en l'honneur du roi d'Écosse. Il y eut dans ces parterres, où tous les dieux de l'Olympe habitaient, d'où jaillissaient les sources vives, des promenades aux flambeaux ; il y eut des promenades sur l'étang, au son des fanfares lointaines et au clair de lune. Il y eut même, dans le plus mystérieux réduit de ce parc immense, à la grotte du jardin des pins, une entreprise de Jacques V qui acheva de le subjuguer et de le ravir. Ce prince ayant gagné le gardien de ce jardin, put voir, à l'aide d'un miroir secret, une dame au bain, dans une baignoire en forme de conque, au fond de la grotte tapissée de lierre et entourée de verveine. Cette apparition aux yeux bleus, aux cheveux dénoués, ruisselants, et qui semblait la fraîche naïade de ces beaux lieux, n'était autre que la princesse Madeleine, la fille du roi. Jacques demanda sa main, et l'obtint de François Ier, auquel dès lors il s'attacha de cœur. Hélas! la pauvre princesse, transplantée en Écosse, y expira quelques mois après son débarquement. Un de ses plus jeunes pages qui l'avait accompagnée si loin de la France, et qui devait être le grand poëte Ronsard, composa des vers touchants sur la fin prématurée de sa maîtresse :
Jacques, poussé par ses conseillers et par le désir de renouveler sa race, demanda une autre princesse presque française, Marie de Lorraine, de la famille catholique des Guise. C'était un engagement sûr envers la cour de Saint-Germain et envers Rome.
La noblesse protestante murmura, et les récentes persécutions contre les rebelles à l'Église redoublèrent. Un grand nombre de ces malheureux furent livrés aux flammes par les juges ecclésiastiques de l'archevêque de Saint-André. Ni l'âge, ni le sexe, ni le rang, ne furent épargnés. Ce tribunal ne fut surpassé en rigueur et en fanatisme que par les tribunaux de Valladolid et de Goa. Il fut dans le nord comme l'apparition formidable de l'inquisition du midi.
Irrité, moins de ces cruautés que d'un plan de règne et d'un système politique, religieux, diplomatique, si opposé à ses desseins, Henri VIII envoya un ambassadeur, sir Ralph Saddler, à Édimbourg. Il lui enjoignit de représenter à Jacques les rapines, la licence, les immoralités du clergé, et de sommer le roi d'Écosse de se prononcer entre la France et l'Angleterre, entre le catholicisme et la réforme. Sir Ralph Saddler, dont les instructions étaient si impérieuses, ne les tempéra pas assez par la modération de ses paroles ; et il blessa deux fois le prince, décidé déjà par l'autorité des Beatoun, les organes du clergé auprès de lui, par l'attrait de l'or français, et surtout par l'influence de sa jeune femme, Marie de Guise. Jacques éluda de répondre aux instances de sir Ralph Saddler, promettant seulement d'aller à York afin de s'entendre avec son oncle, dans une entrevue de roi à roi. Henri VIII, fidèle au rendez-vous, attendit vainement son neveu toute une semaine. Il reçut enfin un message de Jacques, qui s'excusait sous un frivole prétexte. Transporté de colère, Henri VIII lança sans différer une armée en Écosse.
Jacques était prêt. Il eut quelques avantages contre les Anglais. Animé par ce succès, il marcha lui-même sur les frontières, à la tête de toutes les forces de son royaume. Arrivé à Fala, il apprit que les Anglais s'étaient retirés sur leur territoire, et il donna l'ordre de les y poursuivre. Loin de lui obéir, les nobles lui déclarèrent avec fermeté qu'ils étaient venus pour protéger leur patrie contre une invasion, mais qu'ils ne prolongeraient pas en Angleterre une guerre impolitique, entreprise follement contre le vœu de l'Écosse et dans les intérêts de Rome.
Jacques pria, s'emporta : tout fut inutile. Ses efforts se brisèrent contre la détermination de la noblesse, au fond presbytérienne ; et son armée se dispersa. Il revint désespéré à Édimbourg. Impatient de venger sa honte, il assemble une seconde armée de dix mille hommes, dont il donne le commandement à Olivier Sinclair, son favori, le complaisant des prêtres, et le plus ardent fauteur de cette guerre impopulaire. Cette seconde armée est taillée en pièces près de Solway-Moos, par Thomas Dacre et John Murgrave.
La nouvelle d'une telle déroute traversa le cœur du roi, comme une flèche anglaise de ces archers qui avaient assuré la victoire à Henri VIII. Jacques, rugissant et gémissant, se retira dans son château de Falkland, où une fièvre chaude se joignit à sa douleur pour agiter son imagination de fantômes.
Jacques avait perdu ses deux fils. Il s'était aliéné la fidélité de sa noblesse et l'amour de son peuple par son dévouement aux croyances antiques. Il avait appris que la renommée de ses armes était à jamais ternie.
Des rêves cruels troublaient son sommeil, et sa veille était peuplée de visions sinistres. Les spectres de ceux qui avaient été condamnés aux flammes se dressaient de leur tombeau, et apparaissaient au malheureux prince. Les uns lui faisaient signe et l'appelaient, d'autres s'approchaient avec des tenailles ardentes ; d'autres le précipitaient dans une fournaise de feu, d'autres dans l'abîme des eaux. L'un de ces spectres, le plus acharné, lui avait coupé les deux bras, et lui jurait de revenir lui couper la tête.
Cette agonie fut longue et terrible.
Les dernières heures du pauvre roi furent plus calmes. La fièvre diminuant, il recouvra toute sa raison. C'est alors qu'on lui annonça l'accouchement de la reine et la naissance de Marie Stuart. Jacques se leva sur son séant, et un sentiment de bonheur passa sur son visage comme un éclair ; mais il retomba bientôt, de découragement, sur son oreiller. « Ceux, dit-il, qui n'ont pas respecté le chardon royal et qui ont flétri la couronne d'Écosse, ceux qui ont profané cette couronne sur mon front, l'arracheront du sien. Par fille elle est venue, et par fille elle s'en ira. » Telles furent les paroles prophétiques de Jacques V ; après quoi, se retournant dans son lit d'angoisse, et poussant un grand cri, il expira (14 décembre 1542).
La faute ou le malheur de ce monarque, si éminent à tant de titres, ce fut de s'obstiner dans la foi du passé, quand l'Écosse tout entière palpitait à la foi presbytérienne. S'il agit ainsi par devoir, qui oserait l'en blâmer? Mais s'il fut incliné par mollesse à repousser la jeune idée que son royaume saluait avec enthousiasme ; si, comme il est permis de le supposer, il céda moins à la conviction qu'à l'influence du clergé et des Beatoun, il n'y a pas de justification pour sa politique.
Que fit-il, en effet, lorsqu'il se déclara le proscripteur de la réforme pour laquelle son peuple se passionnait? Au lieu d'incarner sa dynastie dans ce peuple, au lieu de la souder à lui, il la sépara des sujets intrépides et fiers sur lesquels elle était appelée à régner : il empêcha Marie Stuart d'être une Élisabeth d'Écosse. Un peuple n'adopte que les souverains qui le personnifient par l'intelligence, par la foi, par le cœur. Les autres, les souverains dont le symbole lui est hostile, un peuple les hait d'abord ; et quand le jour des crises arrive, il les combat, il les efface de son histoire dans un divorce sanglant.
Les Bourbons sont un exemple politique de cette fatalité. Les Stuarts en furent avant eux un exemple religieux, depuis Jacques V jusqu'au dernier d'entre eux, jusqu'au second fils du chevalier de Saint-Georges, qui mourut à Rome sous la robe rouge de cardinal, près de l'Église, et loin du trône où sa place était marquée, sans la faute irréparable de son ancêtre.
Le protestantisme n'était, il est vrai, qu'un premier pas dans l'avenir religieux de l'humanité. Mais, quelles que soient ses erreurs et ses bornes, il apportait aux hommes le libre examen. Pour les sujets de Jacques V, il était une seconde révélation ; en le persécutant, le roi se perdit avec toute sa race.
Je dois le dire cependant : malgré la répression inquisitoriale et barbare exercée contre le protestantisme par Jacques et par son gouvernement, le temps a réconcilié ce prince avec l'Écosse presbytérienne. Chose incroyable! il a retrouvé dans la postérité la faveur des commencements de son règne. Depuis les flots de la Tweed jusqu'aux sommets des highlands, j'ai vu partout l'image de Jacques V. Il revit, dans la hutte des montagnards, sur d'humbles pages d'almanach ; et, dans les châteaux des nobles, sur des toiles admirables. On le cite pour sa bravoure, pour sa générosité, pour ses largesses aux ouvriers et aux paysans. Tout le reste est oublié ; et dans les mystères du souvenir, comme dans les vieux cadres de ses portraits, il demeure couronné de ce prestige immortel que la légende et l'art conservent, de génération en génération, aux femmes qui ont été belles, aux héros qui ont été bons, et aux rois qui ont sincèrement aimé leurs peuples.
La mort de Jacques ouvrit la plus orageuse des minorités, une minorité où le schisme devait enflammer la révolte, où la guerre étrangère devait s'entremêler à la guerre civile pour ravager la malheureuse et sauvage Écosse.
C'est dans ces conjonctures difficiles que la petite Marie fut sacrée à Stirling. Elle avait un peu plus de neuf mois. On remarqua, avec une sorte de superstition et d'effroi, qu'elle ne cessa de verser des larmes durant toute la cérémonie, comme si de ces limbes de l'enfance elle eût déjà pressenti le sombre avenir!
Marie, qui avait pour dot un royaume, était la secrète espérance de la France et de l'Angleterre. Henri VIII la voulait pour le prince Édouard, son fils ; mais les Guise, ses oncles, la destinaient au jeune François II, et leurs désirs étaient des lois à Holyrood. Après des années de lutte contre les factions, Marie de Lorraine, pour complaire aux Guise, et aussi pour arracher sa fille à toutes les vicissitudes des rébellions, se résolut à l'envoyer en France.
Pendant les troubles antérieurs et la guerre avec l'Angleterre, qui dura jusqu'en 1546, Marie Stuart, confiée aux soins des lords Erskine et Livingston, avait résidé au château de Stirling, et surtout au monastère d'Inch-Mahome, au milieu du lac Monteith. La reine douairière avait fini par trouver cet asile sûr à sa fille, qu'elle avait sauvée longtemps de retraite en retraite. « Estant aux mamelles testant, sa mère l'alla cacher, dit Brantôme, de peur des Anglois, de terre en terre d'Écosse. »
Arrêtons-nous un moment à Inch-Mahome. Des souvenirs recueillis au bord même du lac, et confirmés par le descendant de l'un des gouverneurs de la petite reine, nous y retracent les tendres années de Marie.
Son éducation un peu rude raffermissait sa santé, colorait son teint, et développait cette taille svelte et souple qui depuis fut tant admirée. L'on était obligé, dès lors, comme plus tard à la cour de Henri II, de mettre un frein à son appétit de paysanne.
Elle se levait avec le jour, et, à peine habillée, elle courait gaiement parmi les sentiers pierreux, les bruyères et les rochers.
Ramenée plutôt que revenue au château, elle prenait avec distraction quelques leçons d'anglais et de français, puis se livrait à la musique et à la danse avec une ardeur folle, indomptée. Il fallait user d'autorité pour l'arracher à ces exercices, où elle excella toujours, et qu'elle aimait d'instinct. Elle prenait plaisir au chant des ballades primitives, au récit des vieilles légendes nationales, et au pibroch, sorte de mélodie guerrière exécutée sur la cornemuse, et qui répète tous les accidents variés de la bataille, la marche, la charge, la mêlée, les gémissements des vaincus, les cris de triomphe des vainqueurs.
Une tradition locale parle des promenades sur l'eau de Marie, et les mêle à des récits fabuleux touchant le Kelpy, le démon du lac, qui, sous la forme d'un centaure noir, agite les flots de ses courses rapides, et noue ses bras nerveux autour des barques pour les submerger. Le centaure de Monteith ne surprit pas la petite Marie, et ne l'ensevelit pas dans le lac ; mais, selon la même tradition, elle ne put éviter le mauvais œil dont il regarde les promeneurs attardés.
Elle était charmante alors au monastère d'Inch-Mahome, avec son snood de satin rose, et son plaid de soie, rattaché par une agrafe d'or aux armes de Lorraine et d'Écosse. Elle avait déjà ce don de séduction qui lui était si naturel. Elle était adorée de ses gouverneurs, de ses officiers, de ses femmes, de ses maîtres, et de tous ceux que le hasard lui faisait rencontrer, bourgeois ou gentilshommes, commerçants de la plaine, pêcheurs ou montagnards.
Cependant le cardinal Beatoun, fidèle à sa politique extérieure, cimentait de plus en plus l'alliance de l'Écosse avec la France. Il maintenait aussi avec un fanatisme altier sa politique intérieure de proscription contre la réforme. La reine mère, Marie de Guise, avait pour lui les mêmes déférences que pour le cardinal de Lorraine ; et le régent, le comte d'Arran, se soumettait sans effort à la volonté du primat. Le cardinal Beatoun semble une ébauche et comme le premier jet du cardinal de Richelieu, dont il avait les manéges profonds, les hauteurs, l'orgueil, l'obstination, les fougues, les rigueurs ; égal au ministre français par son caractère indomptable, inférieur peut-être par le génie, moins homme d'État et plus inquisiteur.
Un tel prélat, qui avait conquis une influence si complète sur un monarque brave, spirituel et chevaleresque comme Jacques V, ne pouvait manquer de diriger un grand seigneur irrésolu, timide et vain comme le régent. Le comte d'Arran s'était déclaré presbytérien. Le premier soin de Beatoun fut de le ramener à la foi de l'Église, et il ne se contenta pas de le faire catholique, il le fit persécuteur.
Les bûchers, un moment éteints, se rallumèrent. De tous ceux qui furent condamnés au supplice, le plus noble, le plus saint, celui dont la mort souleva le plus de ressentiments dans les consciences, fut George Wishart.
C'était un ministre de l'idée nouvelle. Il était jeune encore. Ses convictions étaient profondes, absolues. Doux et fort, la doctrine enfouie dans son cœur était le miel caché dans le rocher. Il ne craignait et n'aimait que Dieu. Il en était plein, il l'aspirait, il le respirait comme l'air, et le répandait autour de lui par une sorte de fonction vitale et de magnétisme religieux. Son onction était merveilleuse, et l'huile de parfum éternel dont sa parole était imbibée amollissait les haines, purifiait les passions, versait le ciel dans les âmes. Wishart, le saint Jean, le précurseur angélique de Knox, était né apôtre, et devait mourir martyr. Il le savait, il s'y attendait, et il remerciait le Christ, son maître, de l'avoir choisi en Israël pour témoigner de la foi et sceller de son sang le saint Évangile. Sans cesse pourchassé et traqué par les papistes, il avait échappé miraculeusement à plusieurs tentatives de meurtre. Un jour, blotti sous des meules de foin dans une ferme, il avait reçu au front une blessure de l'un des soldats qui sondaient avec la lance le fenil où se cachait Wishart. Lui, malgré la douleur qu'il ressentit, ne poussa pas un cri, et son silence le sauva. Il portait la cicatrice de cette blessure avec modestie, mais ses enthousiastes la montraient avec orgueil. Les habits de Wishart conservaient les traces de ses dangers : sa toque était entaillée de coups de sabre, et son manteau était troué de balles. Ses partisans, depuis le seigneur jusqu'au pâtre, venaient l'écouter en armes, et se plaçaient sous le vent, afin de ne pas laisser envoler sa parole sans la recueillir. Toujours un cliquetis de fer se mêlait aux acclamations, quand cet étrange auditoire s'agitait pour applaudir l'intrépide ministre. Tantôt l'un, tantôt l'autre de ses disciples, Knox le plus souvent, tenait l'épée nue devant lui lorsqu'il devait prêcher. « J'aime cette épée, dit avant un sermon le laird de Brunston, cette épée qui a soif du sang des papistes. — Paix, homme violent, répondit Wishart. Cette épée est le symbole du glaive spirituel ; elle n'a pas soif du sang des papistes, mais de leur conversion. »
Dénoncé pour son zèle au cardinal Beatoun, surpris au bourg d'Ormiston et livré par lord Bothwell, George Wishart fut jeté dans un cachot du château de Saint-André. Ce château était à la fois la citadelle et le palais du cardinal, sa place de sûreté et sa résidence habituelle. Il avait une prédilection marquée pour cette demeure, dont les jardins étaient étagés en terrasses comme à Babylone, dont les appartements étaient dignes d'un pape. C'était son Vatican, où il trônait comme primat, où il siégeait comme président de la cour criminelle, au-dessus des prisons qui regorgeaient de victimes, et sous la protection des canons de sa forteresse.
Wishart parut devant ses juges avec le calme de l'innocent et la sincérité du juste. Il déclina les droits du tribunal, mais en déclarant qu'il était prêt à tout souffrir pour Dieu. Paisible en lui-même, replié dans sa conscience, ni les questions provocatrices, ni les injures de ses accusateurs ne purent l'émouvoir. Sa patience même, son attitude candide, sa fermeté douce, irritèrent ses ennemis. Ils redoublèrent d'outrages, et ils le condamnèrent à être brûlé vif. Wishart écouta sa sentence dans un recueillement pieux, sans rougeur, ni pâleur, ni frisson. Sa destinée s'accomplissait. Il sentait que bien mourir lui serait facile. Seulement, d'une voix basse, lente et profonde, mais qui, malgré sa faible sonorité, perça les voûtes du palais et les nuées du ciel, il en appela de ses juges au Christ, leur juge et le sien. Il ajouta qu'il implorait pour unique faveur de se préparer au bûcher par la communion. Cette grâce lui fut refusée, et on le reconduisit dans son cachot. Cependant le lendemain, jour de l'exécution, le gouverneur de la forteresse, à qui il avait été confié, lui offrit à sa table de famille un dernier repas. Le capitaine de la garde qui devait présider au supplice y était invité aussi. Wishart s'empressa d'accepter. Il se montra le plus tranquille des convives, dont l'attendrissement était visible. Lui, tout occupé de son âme, versa le vin, rompit le pain en souriant, les bénit, et communia selon le rituel de Luther. Il parla en homme de Dieu jusqu'au moment où il fallut marcher au supplice. Alors il se leva, embrassa tous les assistants, et s'avança d'un pas assuré vers la grande place, en face du château. Un poteau avait été planté au milieu de cette place. On y attacha Wishart, après l'avoir fait monter sur une pyramide de fagots mêlés de sacs de poudre. Wishart observa d'un regard clair la multitude qui l'entourait ; puis apercevant au grand balcon du palais le cardinal, tout enveloppé de velours et d'hermine : « Vous voyez, dit-il au capitaine de la garde, qui était à la hauteur de Wishart, sur un échafaud volant, vous voyez cet homme superbe qui est venu jouir de mon supplice et savourer mon trépas : que Dieu lui pardonne dans l'éternité comme je lui pardonne! Mais son arrêt est déjà porté, et ses minutes sont comptées. Encore un peu de temps, et il sera suspendu mort à ce balcon d'où il se penche avec un orgueil si insolent et si dur! »
Wishart achevait ces mots, lorsque le feu fut mis aux fagots du bûcher, (janvier 1546). Les sacs de poudre firent explosion, et un long cri du peuple répondit douloureusement au suprême hosanna du martyr expirant dans les flammes.
Quand tout fut terminé, la foule en se retirant se répétait tout bas la prédiction du saint ministre. Cette prédiction circula comme une menace. Il semblait que ce fût une étincelle de la colère divine échappée du bûcher, et cette étincelle, en tombant dans les cœurs, y enflamma la haine contre le cardinal. Une inimitié privée ne tarda pas à s'envenimer encore de cette sourde fureur du peuple.
Le meurtre allait bientôt venger les victimes, et punir le bourreau.
Norman Lesly, fils du comte de Rothes, était l'un des plus braves et des plus hardis seigneurs de l'Écosse. Il s'était signalé dans plusieurs batailles contre les Anglais. Il avait apprivoisé un lion dont il aimait à toucher la crinière, et à provoquer en se jouant les instincts féroces. Il portait dans la vie civile l'arrogance et presque la tyrannie d'un chef militaire. Il eut un différend d'argent avec le puissant cardinal, qui lui persuada de n'avoir pas recours à la justice, et qui lui fixa un dédommagement à court délai. Le délai passé, Lesly se présente chez le cardinal, et le presse de s'acquitter. Le fier prélat répond avec hauteur, et s'écrie, en menaçant Norman : « Vous me manquez de respect. — Vous, reprend le jeune chef hors de lui, vous me manquez de parole, et vous vous en repentirez. »
Les choses en étaient à ce point, lorsque le ressentiment privé de Norman s'enivrant du ressentiment populaire exalté par le supplice de Wishart, ce terrible jeune laird résolut de punir son ennemi particulier, qui était en même temps l'ennemi public. Il s'assura du concours de seize hommes d'élite dont il avait éprouvé l'intrépidité à la guerre. De Grange, son frère d'armes, en était. Le cardinal achevait alors les réparations du château ; et le guichet de la grande porte était libre aux nombreux ouvriers qui travaillaient avec une activité inaccoutumée. Un matin, Lesly et sa petite troupe s'emparèrent du guichet. Il y plaça deux de ses compagnons, qui le fermèrent aux ouvriers ; et lui-même, à la tête de quatorze soldats, désarma les gardes, les domestiques du prélat, et les chassa un à un du château. Le malheureux cardinal, dont le bruit avait éveillé l'attention, et qui avait appelé en vain, pressentit sa destinée, et se barricada dans sa chambre. Bientôt il entendit monter son escalier et frapper à sa porte. Après une assez longue hésitation, Lesly s'étant nommé, il ouvrit. Quinze hommes se précipitèrent dans son appartement, et quinze poignards nus étincelèrent à ses yeux. « Grâce, grâce! s'écria-t-il. — Non, répondit l'un des conjurés, Melvil, un ami de Norman ; non, je ne suis pas, moi, ton ennemi personnel ; et si je me suis joint à cette entreprise, c'est pour venger l'Écosse du tyran qui l'a vendue à la France, c'est pour venger les saints du bourreau qui les a livrés aux tortures et aux bûchers. — Grâce! » répéta le cardinal en se précipitant à genoux comme un suppliant. « Ta grâce sera celle que tu as faite à George Wishart, reprit Melvil. Demande pardon à Dieu, car ton heure est venue. » Il y eut un court intervalle plein d'angoisse pendant lequel le cardinal demanda grâce encore une fois, puis un double signal de Norman Lesly et de Melvil, puis quinze coups de poignard, puis la chute lourde d'un corps sur les dalles. C'en était fait du cardinal Beatoun (mai 1546). Les meurtriers le relevèrent, et, le suspendant au balcon d'où il avait contemplé le supplice de Wishart, ils tinrent à honneur d'accomplir ainsi la prophétie du martyr.
Telle fut cette tragédie, qui épouvanta l'Europe catholique. Beatoun, il est vrai, fut peu regretté de ceux mêmes qui blâmèrent son assassinat. Le sang des victimes criait contre le cardinal, et ce cri étouffa la pitié pour celui qui n'eut jamais de pitié.
De nombreux défenseurs, étrangers à l'assassinat et dévoués au protestantisme, envahirent le château de Saint-André, le gardèrent pendant cinq mois, malgré tous les efforts de l'armée écossaise, commandée par le régent. Mais une flotte arrivait de France, avec une autre armée et des ingénieurs plus habiles.
L'insouciance des assiégés ne s'alarma pas de ces nouveaux ennemis. Ils continuèrent à rire, à boire et à jouer, dans l'espérance des secours de l'Angleterre. La veille de la première attaque des Français, l'orgie se mêlait dans le château au sifflement d'un vent d'orage, aux rumeurs d'un camp, et aux clapotements des flots. Une voix domina tous ces bruits, une voix terrible, la voix de Knox, l'un de ceux qui s'étaient jetés dans le château : « Vous avez été pillards et débauchés, licencieux et impies, s'écria le tribun religieux dans une indignation prophétique ; vous avez ravagé le pays, commis des meurtres et des abominations exécrables. Je vous annonce le jugement prochain du Dieu juste, une captivité dure, et des misères sans nombre. »
Et comme la garnison troublée parlait, pour s'étourdir, de ses remparts, de sa bravoure, des promesses et de la bienveillance de Henri VIII :
« Non, non, reprit Knox, vos péchés vous condamnent ; votre courage est impuissant ; vos murailles vont tomber en poudre, et vos corps fléchir sous les fers. »
L'arrêt était sévère ; mais comme s'il eût été prononcé d'en haut, il ne tarda pas à s'accomplir. La garnison, aux abois, se rendit. Le château fut rasé, et les assiégés captifs furent conduits dans les bagnes de France. Knox était avec eux ; Knox, désormais leur consolateur, heureux de souffrir cette humiliation pour sa foi religieuse et politique.
Le peuple plaignit ces glorieux forçats, et il chanta longtemps, contre l'archevêque de Saint-André, une chanson ironique dont voici le refrain :
Quelque temps après ces catastrophes et la mort de Henri VIII (juillet 1548), Marie Stuart s'embarqua mystérieusement à Dumbarton ; elle emmenait avec elle plusieurs petites filles de haute naissance, destinées d'abord à partager ses jeux et à être plus tard ses dames d'honneur. Toutes portaient le nom de la Vierge, qui inspirait à la veuve de Jacques un respect superstitieux. On les appela dès lors les Maries de la reine. Elles étaient du même âge. C'étaient Marie Fleming, Marie Seaton, Marie Livingston, Marie Beatoun, ces premières et constantes amies de Marie Stuart. La navigation ne fut pas sans péril : la flotte cependant, échappée à la tempête, aborda, sous le commandement de Villegagnon, à la pointe de la baie de Morlaix, dans un port de corsaires et de contrebandiers, ouvert sur des écueils, le port de Roscoff.
« Le lundy, vingtiesme jour d'aoust 1548, dit Albert le Grand, arriva par mer (en la ville de Morlaix) très-noble et très-puissante princesse Marie Stuart, royne d'Escosse, qui alloit à Paris espouser le dauphin François. Le seigneur de Rohan, accompaigné de la noblesse du pays, l'alla recevoir, et elle fut logée au couvent de Sainct-Dominique. Comme Sa Majesté, retournant de l'eglise de Nostre-Dame, où le Te Deum avoit esté chanté, eut passé la porte de la ville qu'on appelle de la Prison, le pont-levis, trop chargé de cavallerie, creva, et tomba dans la rivière, toutesfois sans perte de personne. Les Escossois du train de la royne restés dans la ville, jugeant mal de cet accident, commencèrent à crier : Trahison! trahison! Mais le seigneur de Rohan, qui marchait à pied près de la litière de Sa Majesté, leur cria à pleine teste : Jamais Breton ne fist trahison! Et les deux jours que la royne demoura pour se deslasser de la fatigue de la mer, il fit desgonter toutes les portes de la ville et rompre les chaisnes des ponts. »
De Morlaix, les cinq Maries furent menées sans retard à Saint-Germain en Laye, où la petite reine fut accueillie avec une tendresse mêlée d'ambition et de curiosité.
François Ier venait d'emporter dans la tombe les regrets des gens de lettres et des gens d'épée. L'avénement de Henri II avait été l'avénement d'une maîtresse et de plusieurs favoris. « Au moment de l'agonie du roy, dit un historien contemporain, le Dauphin (Henri II), travaillé de desplaisir, s'estoit jetté sur le lit de la Dauphine (Catherine de Médicis), laquelle estoit à terre, et faisoit de l'esplorée et dolente. Au contraire, la grande séneschale (Diane de Poitiers), et le duc de Guise, qui n'estoit alors que comte d'Aumale, y estoient : celle-là toute gaye et joyeuse, voyant le temps de ses triomphes approcher ; celui-ci se promenant par la chambre de la Dauphine ; et de fois à autre alloit à la porte savoir des nouvelles, et quand il revenoit : Il s'en va, disoit-il, le galand. »
Quand Marie arriva, Diane avait au moins quarante ans ; mais elle était la plus belle et la plus grande dame de toute la cour. Nulle n'aurait osé prétendre à être sa rivale. La reine elle-même, âgée seulement de vingt-six ans, ne cherchait pas à lutter contre un ascendant irrésistible, et consentait à loger chez elle, au château d'Anet, ravissante demeure, même avant d'avoir été restaurée par le génie de Philibert de Lorme. Le roi comblait Diane de richesses et de pouvoir. Le pape (Paul III) comptait avec elle, et lui envoyait une chaîne de perles d'un grand prix. Les favoris, le connétable de Montmorency, le maréchal de Saint-André et les Guise la flattaient, afin de partager avec elle les bonnes grâces du maître.
Les Guise, qui n'étaient pas seulement des courtisans et des hommes de guerre, mais par-dessus tout des chefs de parti et des hommes d'État, jetaient dès lors les fondements d'une grandeur plus incontestée en passionnant leur sœur, la reine douairière d'Écosse, et le roi Henri II, pour le mariage de leur nièce avec le Dauphin.
Le comte d'Arran, régent du royaume, le plus proche parent et le plus proche héritier de Marie Stuart, toujours empressé de plaire, ne contraria point le voyage de la jeune reine ; il entra même dans les vues de la reine mère, qui, avec toute la véhémence d'une princesse lorraine, désirait unir sa fille au Dauphin. Le comte d'Arran avait été préparé peu à peu à ce grand acte politique par l'ambassade de France, qui n'épargna rien pour le gagner, ni raisons, ni argent, ni honneurs. Conseillé en cela par les Guise, le roi Henri II lui fit une pension considérable, et lui accorda le duché de Châtellerault. Cette dernière faveur, si précieuse aux yeux du plus grand seigneur de l'Écosse, le séduisit entièrement, et il donna son consentement à tous les projets du cabinet de Saint-Germain.
Marie de Guise ne le tint pas quitte pour si peu. Elle eut l'insinuation, l'habileté suprême de décider le duc de Châtellerault à lui céder la régence. Le duc se démit en faveur de la reine mère, au grand étonnement de l'Écosse, à la grande colère des Hamilton, et surtout du nouvel archevêque de Saint-André, le frère du duc. Devenue, par cette abdication, maîtresse du royaume, Marie de Guise exerça le gouvernement avec toute la sagesse que comportaient son sexe et les passions, soit du parti qu'elle avait à combattre, soit du parti qui la soutenait. Or, ces passions étaient terribles et désorientaient souvent sa route. Ses vrais ministres étaient le cardinal de Lorraine et le duc de Guise, l'honneur de leur maison, dont le cardinal lui écrivait :
« … Monsieur nostre frere est de retour, et vint trouver le roy à Paris, avec si noble et grande compaignie, que de longtemps n'en fut veu une plus belle. Et fault que je vous die, Madame, que non-seulement le roy et tous ceulx du royaulme le prisent et estiment, mais aussy les estrangers, et mesme les ennemys, le tiennent pour le plus vaillant homme de la chrestienté. Il se porte fort bien, Dieu mercy… »
Ils conseillèrent à la reine régente de fortifier le pouvoir royal par l'établissement d'une armée régulière qui relèverait directement de la couronne. Ils lui conseillèrent aussi de cimenter l'Église romaine, quelquefois par la modération, quelquefois par les rigueurs, et de saper ainsi, par une conduite adroite et ferme, la réforme dans ses bases. La reine régente essaya et échoua. Elle mit toute son activité, toute sa volonté dans ces deux grands labeurs : l'accroissement du pouvoir royal et le maintien de la foi catholique. Elle s'y dévoua en princesse digne de ses deux noms, et elle succomba à la peine.
Elle aurait désiré réprimer l'indépendance sans frein et diminuer le prestige de la haute noblesse, en réduisant la suite de certains seigneurs qui marchaient accompagnés comme des rois. Plusieurs faisaient leurs tournées féodales et arrivaient au parlement, quand il était convoqué, avec une escorte qui dépassait mille cavaliers. La reine régente rendit contre un pareil abus une ordonnance qui fut affichée à l'entrée de toutes les églises d'Édimbourg et à la porte de tous les châteaux. Les seigneurs firent arracher l'ordonnance, afin, disaient-ils, de la lire plus commodément. Quand ils se rencontraient sur le grand escalier du palais où s'assemblait le parlement, ils s'abordaient en riant, et vantaient ironiquement le soin que la reine prenait de leur bourse, de leur bœuf et de leur ale, en cherchant à les débarrasser des drôles qui les ruinaient par un appétit désordonné. « Mais, ajoutaient-ils, ils aiment tant à vivre à nos dépens, que la reine y perdra son temps et ses placards. »
Marie de Guise ne se découragea point et présenta au parlement un impôt qui lui permît de lever des troupes régulières et permanentes. L'impôt fut rejeté à une immense majorité, et les orateurs s'écrièrent, en frappant de leurs gantelets la table de leurs délibérations, qu'ils n'avaient pas besoin de bras mercenaires pour protéger de toute invasion leur chère Écosse.
Vaincue dans le sein même du parlement, la reine eut recours aux négociations particulières, qui toutes furent vaines. Elle supplia les plus puissants de recevoir garnison dans leurs manoirs crénelés, sous prétexte de les mieux défendre contre les Anglais. Ils avaient résisté aux ordres et aux menaces, ils se jouèrent des prières. Leurs refus unanimes sont très-heureusement résumés dans celui de Douglas, comte d'Angus.
La reine, au nom de son intérêt pour Douglas, lui proposa de recevoir une garnison française dans son château de Tamtallon, trop exposé aux insultes et à la haine des Anglais. Douglas s'inclina, et dit qu'il était tout dévoué aux deux reines et au pouvoir royal ; puis, s'adressant à son faucon favori qu'il portait sur le poing, et qui, gorgé de viande, lui en demandait encore : « Oiseau glouton, dit-il, seras-tu donc insatiable et ne trouveras-tu jamais que c'est assez? » De dépit, la régente se mordit la lèvre jusqu'au sang. Mais lorsqu'elle fut parvenue à se dominer, elle pressa de nouveau le comte d'obéir au vœu qu'elle lui exprimait. Le comte, cette fois, la regardant en face, lui répondit : « Madame, mes châteaux sont à votre Grâce, ils sont prêts à baisser devant vous leurs ponts-levis ; mais, par le cœur sanglant des Douglas, tous mes ancêtres et tous mes descendants me renieraient si je cessais d'en être le gouverneur. »
Le comte d'Angus, en parlant pour lui, exprimait le sentiment de toute la féodalité écossaise.
La régente, plus entraînée par les prêtres et par ses frères aux violences du fanatisme qu'inclinée aux tempéraments de la politique, réussit moins encore, s'il est possible, dans les affaires religieuses. Elle recommença les confiscations et ralluma les bûchers. Les intervalles de tolérance furent courts. La persécution, loin de courber à l'obéissance, provoqua la révolte. Les lords de la congrégation, nom sous lequel on désignait les seigneurs protestants insurgés, se mirent à la tête de leurs vassaux, de leurs amis, et en appelèrent au Dieu des armées. Dans leurs rangs brillait lord James Stuart, fils naturel de Jacques V. A une époque où les lettrés de profession embarrassaient leur génie de tant de mauvais goût et d'affectation, il parlait, il écrivait la langue de la politique et des affaires avec la vigueur mâle et l'énergique simplicité d'un homme dont la place devait être la première dans le gouvernement de son pays. C'était un jeune puritain ardent et réfléchi, d'une ambition profonde, d'une audace calme, de talents innombrables. Égal déjà et prêt à tous les hasards de l'avenir, il avait d'avance l'instinct de l'autorité, le nerf du commandement, l'auréole d'une grande destinée. Il était le courage, la sagesse et l'espérance de son parti. La régente essuya plusieurs échecs et se jeta dans le château d'Édimbourg. L'intrépide troupe de Français, qui était sa véritable force militaire, se défendit dans Leith avec un héroïsme désespéré contre les efforts réunis de l'Écosse réformée et de l'Angleterre. Les protestants, vainqueurs partout, rendirent partout persécution pour persécution. Ils volaient, tuaient, incendiaient. Les monastères, surtout, étaient livrés au pillage et aux flammes : « Abattons les nids, disaient les presbytériens, et les corbeaux s'envoleront. » La reine mourut de douleur (Juin 1560).
François et Marie, dont l'union si longtemps projetée par les Guise s'était accomplie, comprirent, à la situation des esprits en Écosse, qu'il fallait avoir recours à l'indulgence, aux concessions. Ils acceptèrent en gémissant le traité d'Édimbourg (6 juillet 1560). Ils renonçaient, par ce traité, au droit d'introduire dans le royaume des troupes étrangères. Ils subissaient la clause d'un conseil de gouvernement formé de douze membres, dont cinq seraient nommés par les états. Ils se résignaient à laisser le parlement maître des délibérations politiques, et souverain arbitre des questions religieuses.
Ils reconnurent en même temps la légitimité de la reine Élisabeth, dont ils s'engagèrent à effacer de leur blason les armes et la couronne. La paix proclamée à ces conditions, les troupes françaises et anglaises évacuèrent l'Écosse.
Le parlement, qui avait conquis l'omnipotence, ne tarda pas à l'exercer dans le sens et dans le courant de la réforme, vers laquelle l'esprit public gravitait de plus en plus. Composé des grands et des petits barons, des représentants du clergé et des bourgs, un parlement écossais était vraiment une assemblée nationale où dominait toutefois la haute noblesse. Celui qui se réunit après le traité du 6 juillet fut en réalité un parlement constituant. Le plus grand seigneur de ce parlement était le duc de Châtellerault ; le plus riche, le comte de Huntly. Le comte de Lethington y brillait par sa facile éloquence, par sa supériorité incomparable dans les affaires étrangères ; le comte de Morton, par son audace, par sa dextérité dans les intrigues intérieures ; John Knox, par sa science, sa fougue et son autorité de tribun dans les questions religieuses. Lord James Stuart se faisait remarquer déjà comme le centre puissant de ces influences diverses, qu'il arrêtait et qu'il précipitait à son gré. Les parlements écossais convoqués en une seule chambre avaient cela de redoutable qu'ils discutaient peu, agissaient vite et marchaient droit au but.
Le parlement de 1560 profita de tous ses avantages. Il frappa de réprobation les dogmes de l'Église romaine et interdit tout exercice du culte de cette Église, sous peine de confiscation des biens pour la première transgression, sous peine de bannissement pour la seconde, et pour la troisième sous peine de mort. Il décréta qu'une confession de foi serait rédigée par les docteurs les plus habiles du presbytérianisme.
Cette confession de foi s'éloignait à plusieurs égards du protestantisme anglais.
Les deux différences principales entre la réforme de l'Écosse et celle de l'Angleterre méritent d'être signalées en peu de mots.
L'Écosse ne substitua pas le roi au pape dans les affaires religieuses ; elle en confia le gouvernement à une sorte de consistoire composé de pasteurs et d'un certain nombre de laïques. Les réformateurs écossais n'admirent pas non plus la hiérarchie ecclésiastique, et abolirent l'épiscopat. Chaque ministre fut déclaré le pair d'un autre ministre, et l'égalité fut constituée dans la communion presbytérienne. Cette égalité, qui entretenait presque la pauvreté du prêtre, ou du moins qui le condamnait à une aisance modeste, combla de joie la noblesse. Elle s'était emparée des immenses richesses de l'Église catholique qui absorbaient plus de la moitié du territoire, et elle se crut dispensée de les restituer, même en partie, à un clergé sans épiscopat, sans représentation, sans luxe. Les seigneurs prélevèrent seulement sur les revenus annuels des biens ecclésiastiques une espèce de modique liste civile qui fut affectée aux besoins des ministres, dont l'abnégation dès l'origine fut admirable. Ainsi naquit l'Église presbytérienne, qui puisa dans son désintéressement, autant que dans l'élection directe par la multitude, une force incalculable et tout à fait indépendante de la royauté. Les ministres furent les apôtres de cette Église. John Knox, dont nous reparlerons, en fut le saint Paul. Le peuple par conviction, les nobles par amour des nouveautés et des biens ecclésiastiques, se rallièrent presque unanimement à la confession de foi, et l'éclosion de l'Écosse au presbytérianisme fut consommée.
C'est ici qu'apparaît dans toute sa gravité la faute de Jacques V contre lui-même et contre sa race. Une dynastie appuyée sur la France, sur l'Espagne et sur Rome, une nation soutenue par l'Angleterre, une royauté et un peuple s'accusant mutuellement d'hérésie et se maudissant au nom de Dieu, voilà la situation faite par Jacques, le jour où, placé entre l'Église et la réforme, il opta pour l'Église, et s'engagea contre la réforme dans une guerre à outrance. J'insiste sur cette considération qui, dès le début, explique toute la suite des événements de cette histoire, comme une lampe suspendue à l'entrée d'un monument en éclaire du seuil toutes les profondeurs.
Marie Stuart à la cour de France. — Son éducation. — Ses liaisons avec les poëtes. — Les Valois. — Catherine de Médicis. — La duchesse de Valentinois. — Marie Stuart fiancée au Dauphin. — État des partis. — La réforme s'étend. — Antoine de Navarre. — Le prince de Condé. — L'amiral de Coligny. — Les Guise. — Claude de Lorraine et ses six fils. — Mort de Henri II. — Avénement de François II et de Marie Stuart. — Les Guise, nouveaux maires du palais. — Procès d'Anne Dubourg. — Conspiration d'Amboise. — Le chancelier de L'Hospital. — Mort de François II. — Douleur de Marie Stuart. — Elle se retire au couvent de Saint-Pierre à Reims. — Elle se décide à retourner en Écosse. — Vers de Ronsard. — Fontainebleau. — Partie de Saint-Germain, Marie Stuart arrive à Calais.
Retournons un peu sur nos pas, et revenons en France, à Saint-Germain, où grandit Marie Stuart.
L'imagination se plaît à la saisir, d'abord enfant, puis jeune fille, toujours belle, dans les détours de ce château de briques, entre la rivière semée d'îles riantes et l'immense forêt peuplée de sangliers, de biches et de chasseurs. Marie aimait ce palais. Elle y achevait son éducation d'Inch-Mahome. Son intelligence s'éclairait à toutes les lueurs, s'éveillait à tous les bruits. De sa fenêtre, tantôt elle regardait le ciel étoilé, tantôt elle croyait entrevoir sur les flots les jeux des naïades de la Seine. Du haut des balcons aériens, elle prêtait l'oreille aux sons du cor et suivait, à ces fanfares des bois, pendant de longues heures, les drames variés des chasses féodales.
« Son goust fut de tout temps aux vesneries, » a écrit d'elle Chastelard.
Dès son arrivée à Saint-Germain en Laye, elle dressait ses petites mains à lâcher et à rappeler le faucon.
Henri II avait à Saint-Germain la plus belle vénerie de l'Europe. Le chenil en était le principal bâtiment. C'était un autre palais, un palais bâti en briques comme le palais du roi.
On y menait Marie, pour la récompenser et la distraire, à l'heure où les chiens rentraient et se précipitaient par les portes, par les fenêtres basses vers leurs loges. Alors on préparait dans des auges innombrables leur repas, qui consistait en une soupe à la viande, au pain d'orge, de seigle et de froment, puis on criait : A table! à table! et Marie applaudissait avec ardeur à l'irruption des chiens sur leurs auges. Quand ils étaient repus et qu'ils s'étaient désaltérés au ruisseau de la vénerie, le transport de la jeune reine était le même lorsqu'en les sifflant on les attirait encore dans leurs loges où l'on avait renouvelé, durant le repas, leur litière de maïs et de paille.
Cette fraîche époque de la vie de Marie Stuart a été travestie par le roman. L'histoire lui doit un souvenir et une page.
Marie se fait remarquer dès lors par ses talents naissants. Sa conversation précoce étonne, sa grâce séduit tous ceux qui l'approchent. Son oncle, le cardinal de Lorraine, en parle avec orgueil et complaisance à la régente d'Écosse :
« … Vostre fille est creue et croist tous les jours en bonté, beauté et vertus. Le roy passe bien son temps à deviser avec elle, et elle le sçait aussi bien entretenir de bons et sages propos comme ferait une femme de vingt-cinq ans. »
Dans une autre lettre, le cardinal observe avec plus d'ambition que de piété qu'elle « est fort dévote. » Cette dévotion, du reste, ne l'empêche pas de se livrer à toute la mobilité de ses fantaisies et à toute l'impétuosité de ses instincts. Elle danse jusqu'à ce qu'elle tombe épuisée. Elle s'enivre de bals, de spectacles, de concerts. La musique lui cause des frémissements électriques, et les poëtes, qu'elle inspire déjà, déposent à ses pieds des guirlandes de vers, des couronnes de fleurs :
(Joachim du Bellay.)
(Ronsard.)
Marie, tout étincelante de parure, caressée, adorée, devint l'un des enchantements de la cour des Valois. « Nostre petite reinette écossoise, disait Catherine de Médicis, n'a qu'à sourire pour tourner toutes les testes françoises. » Elle fut élevée dans ce mirage. Fiancée au Dauphin, plus heureuse de ce bonheur que fière de sa couronne d'Écosse, la charmante princesse jetait déjà des regards de souveraine sur cette cour brillante qui était à ses pieds et qu'elle devait gouverner un jour.
Elle voyageait, selon les saisons et toujours avec un jeune et nouveau plaisir, de résidence en résidence royale, de Saint-Germain au Louvre, du Louvre à Chambord, de Chambord à Fontainebleau, le lieu des délices, de la chasse et de l'amour. Elle admirait naïvement tous les arts, dont les chefs-d'œuvre ornaient ces belles demeures, les toiles du Titien et de Léonard de Vinci, les fresques du Primatice, les dessins de François Clouet, les monuments, les chapelles, les sculptures de Philibert Delorme, de Pilon, de Cousin et de Jean Goujon.
Elle cultivait aussi les lettres. Elle savait le grec, le latin, l'italien, l'espagnol et le français. Elle composa dans l'idiome et dans le style de Cicéron, à la mode de Florence, une harangue sur l'aptitude des femmes aux sciences de l'esprit, et elle la récita devant le roi Henri II, aux applaudissements de toute la cour. Elle se complaisait dans la conversation de Ronsard, de Joachim du Bellay, de Baïf, de Jodelle, d'Amadis Jamyn, de Remi Belleau, de Pontus de Thiard, de Pierre Ramus, des poëtes et des humanistes. Elle préférait cependant, quoi qu'en disent les doctes biographes, les entretiens des jeunes seigneurs, le soir, dans les galeries de François Ier et de Henri II, ou le matin des jours d'été, le long des canaux, dans les sentiers des parcs, au bord de l'étang et des fontaines jaillissantes. Comme un peu plus tard sa sœur Marguerite de Valois, non moins savante qu'elle, le mot qu'elle désirait le plus prononcer et entendre dans toutes les langues du Nord et du Midi, c'était le mot : amour, le mot de cette cour galante, chevaleresque et corrompue.
Marie Stuart assistait sans déplaisir à l'humiliation de Catherine de Médicis, qu'elle appelait avec mépris la marchande florentine. Toute sa prédilection était pour la duchesse de Valentinois, qui s'était éprise de Marie, et dont Marie écrivait à sa mère, la reine douairière d'Écosse :
« Madame, vous sçavés comme je suis tenue à madame de Valentinois pour l'amour que de plus en plus elle me montre… »
Cette belle Diane de Poitiers, que ses envieuses avaient surnommée la Diane païenne, la Diane d'Éphèse, cette belle Diane, la protectrice des arts, l'idéal des peintres et des sculpteurs qui la représentaient, comme la déesse, avec un croissant sur la tête, fut la plus noble de toutes les maîtresses des Valois, la seule qui, parmi tant de galanteries sensuelles, ait éprouvé et inspiré une grande passion. Elle avait vingt ans de plus que son royal amant, et il l'adora jusqu'à la mort, tant était puissant l'attrait de cette âme tendre et fière! Elle ne voulut point que Henri reconnût une fille qu'il avait eue d'elle. « J'étais née, lui dit Diane, pour avoir des enfants légitimes de vous. J'ai été votre maîtresse parce que je vous aimais ; je ne souffrirai pas qu'un arrêt me déclare votre concubine. »
Elle était sensible à la pitié et à l'amitié comme à l'amour. On nous a communiqué d'elle une lettre autographe et inédite, où ses beaux instincts et ses goûts légers se trahissent involontairement :
A madame ma bonne amie Mme de Montaigu.
« Madame ma bonne amie, l'on me vient de donner la relation de la pauvre jeune reine Jehanne (Jane Grey, décapitée à dix-sept ans), et ne me suis pu retenir de pleurer à ce doux et résigné langage qu'elle leur a tenu à ce dernier supplice. Car jamais ne vit-on si accomplie princesse, et vous voyez qu'est à elles de périr sous les coups des méchants. Quand donc me viendrez-vous ici visiter, madame ma bonne amie, étant bien désireuse de votre vue, qui me ragaillardiroit en tous mes chagrins. Eh bien, voyez ce qu'advient souvent de monter au dernier degré, qui feroit croire que l'abîme est en haut. Le messager d'Angleterre m'a rapporté plusieurs beaux habillements de ce pays esquels, si me venez voir promptement, aurez bonne part qui vous doit bien engager à partir du lieu où vous estes et à faire activement vos préparatifs pour me demeurer quelque temps, et donnerai bon ordre pour qu'il vous soit pourvu à tout. Ne me payez donc pas de belles paroles et promesses, mais je veux vous étreindre à deux bras pour de votre présence être sûre. Sur quoi remettant à ce moment de vous embrasser, je supplierai Dieu très-dévotement qu'il vous garde en santé selon le désir de
« Votre affectionnée à vous aimer et servir.
« Dianne. »
Diane de Poitiers était la véritable reine de la cour, et tout s'y faisait pour elle. Quand le roi revenait de la guerre, et qu'il se livrait à tous les exercices, à tous les plaisirs des héros, Diane n'était jamais oubliée. Il fallait qu'elle se présentât aux grandes chasses, aux fêtes, aux bals, aux tournois. L'hiver, si le roi jouait à la paume, s'il allait glisser sur la glace de l'étang de Fontainebleau, les jours de pluie s'il s'essayait à l'escrime dans une salle du château, Diane et les dames assistaient à tous ces caprices, à toutes ces saillies qui simulaient ou remplaçaient les combats. Ce roi soldat et illettré, moins dissolu que son père, moins cruel que ses enfants, fut le meilleur des Valois, grâce à Diane ; car cette femme, dont l'empire sur lui était absolu, avait l'âme intrépide, sensible et religieuse. On lui pardonne son fanatisme, qui était celui de son siècle ; son amour, qu'elle éprouvait dans le cœur bien plus que dans les sens ; mais on ne lui pardonne pas ses richesses trop accrues par les supplices et par les confiscations. Henri II portait les couleurs de la duchesse de Valentinois (blanc et noir), quand il fut blessé par Montgommery. Après la mort du roi, Diane, inconsolable, se retira dans sa maison d'Anet, cette miniature charmante de Fontainebleau. L'amour alors acheva de se dépraver étrangement à la cour. On le vit se blaser, s'égarer et se raffiner, corrompre, avilir les hommes et les femmes, se vautrer, se railler et tuer à la fois, comme dans la Rome des empereurs. Les fils de Catherine préludèrent aux massacres par des orgies. Charles IX s'enivrait près de Marie Touchet avant la nuit de la Saint-Barthélemy, comme Néron avec Poppée avant le meurtre des citoyens et des sages qui survivaient dans l'empire. Étranges époques où la débauche est féroce, pleine d'imagination et de scélératesse, où le sang est le complément de la volupté! Dans cette cour italienne et française où régnaient toutes les fantaisies de l'art, toutes les élégances de la vie, toutes les fièvres de l'ambition et du plaisir, Marie Stuart arrivait au trône de fête en fête.
La politique, sans qu'elle s'en doutât, tenait d'ailleurs le fil tragique de ses destinées.
Luther avait bouleversé l'Allemagne du Nord ; il s'était servi des princes. Calvin mit en feu la France, les Pays-Bas, l'Angleterre et l'Écosse ; il ébranla les peuples. La réforme s'étendit avec une effrayante rapidité.
Antoine de Navarre, le prince de Condé et Coligny étaient les représentants du calvinisme en France.
Antoine de Navarre n'avait qu'une illustration : sa naissance. D'ailleurs un homme irrésolu, un esprit indécis, un caractère de vif-argent, oscillant et courant sans cesse de côté et d'autre sans pouvoir se fixer, facile, prodigue, courageux par boutades, mais, ainsi que tous ses descendants, à l'exception de son fils Henri IV, devant plus à la fortune qu'à lui-même.
Son frère cadet, le prince de Condé, était son aîné en mérite militaire. Il eût été digne d'être le chef de sa maison. Sa gaieté était française comme sa bravoure. Pétulant, hardi, martial, il n'avait rien du sectaire. Il s'était jeté dans la guerre civile par chevalerie et par élan d'ambition plutôt que par une foi vive. M. le prince, dont la taille était petite, la bouche grande, les yeux étincelants, avait le nez aquilin et les dents en saillie, double trait distinctif de sa lignée qui, par les parties supérieures et inférieures du visage, tirait à la ressemblance de l'aigle et du sanglier.
Du reste, cette branche des Condé était le cœur de la maison de Bourbon, et ses instincts ne démentaient point sa physionomie un peu fauve.
Le premier Condé, celui dont nous parlons dans cette histoire, était l'audace du parti calviniste en France. Antoine de Bourbon n'en était que le drapeau.
Mais la tête et le bras, la persévérance, la stratégie, l'habileté, la providence de ce parti, c'était M. l'amiral de Châtillon. Ce général austère, ce stoïcien obstiné, était un homme d'État accompli, et le diplomate achevait en lui le guerrier sous la sévérité d'un extérieur simple et vénérable. Ordinairement grave, taciturne, soucieux, Coligny ne se détendait que le jour d'une bataille, d'une retraite ou d'une négociation. Alors sa grande taille, un peu voûtée, se dressait ; il passait de temps en temps la main sur sa barbe grise, ses lèvres minces et discrètes souriaient, ses traits s'illuminaient du dedans, les plis de son front chauve s'effaçaient, et les nuages de ses sourcils tombaient. Il paraissait rajeuni et transfiguré. Son visage n'exprimait plus que la sérénité d'un esprit supérieur, incertain des événements, mais plein de ressources et sûr de lui-même dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
Le parti calviniste ressentait pour lui la plus ardente admiration. Coligny ne trompa point cet enthousiasme. Il ne désespérait jamais. Son intrépidité était incomparable ; elle égalait sa prudence. « Monsieur, lui disaient ses amis, n'allez pas à Blois auprès du roi et de la reine mère. Craignez un piége. — J'irai, répondait Coligny ; mieux vaut mourir d'un brave coup que de vivre cent ans en peur. »
Adoré de la petite noblesse et de tout ce qui appartenait à la réforme, il était le vrai maître du protestantisme français. Génie sombre, ferme, opiniâtre, souvent vaincu, toujours indompté, le seul capable de faire face aux Guise.
Ces grands Lorrains, les chefs du catholicisme, étaient six frères, tous beaux et ambitieux, tous braves aussi, excepté le cardinal de Lorraine.
Leur grand-père était ce René II que les généalogistes faisaient remonter à Charlemagne, même à « Priam, prince de Troie. » Ce qui valait mieux que cette origine franque ou homérique, c'était l'étoile de René. Bien jeune encore, il s'était illustré comme général à Morat, à la tête des Suisses dont il était l'auxiliaire. Il défit le duc de Bourgogne sous les murs de Nancy. Charles le Téméraire fut retrouvé dans un ruisseau où son cheval l'avait enfondré, et où il fut tué par ceux qui le poursuivaient. René ordonna de relever ce corps, et, vêtu en grand deuil, il rendit à son ennemi tous les honneurs funèbres. Le duc de Bourgogne fut religieusement inhumé à Nancy par les soins du duc de Lorraine. René renvoya sans rançon la plupart de ses prisonniers, et pardonna généreusement à ses sujets qui l'avaient trahi pour son redoutable agresseur. « De toutes ses confiscations, il ne retint, dit un vieil historien, qu'un vase de crystal où il buvoit l'oubli de ses vengeances. »
A la mort de René, Antoine lui succéda comme duc de Lorraine. Claude, l'un des frères cadets d'Antoine, vint se fixer en France, et il y enracina sa branche, la plus glorieuse de sa maison.
Claude avait dans une mesure juste tous les dons heureux qui distinguèrent ses descendants avec plus de splendeur. Il avait une grâce chevaleresque, une valeur pleine de calculs. Ami de François Ier, qui le traitait moins en sujet qu'en frère d'armes, il se prononça d'instinct contre la réforme, et il eut soin de ne jamais s'absorber dans la cour. Il excellait dans l'art d'attirer à lui. Le nombre de ses partisans devint immense. Il s'était proposé de plaire à la France et singulièrement à la ville de Paris, qui l'aimait au-dessus même des princes du sang.
Claude fonda ainsi la politique et la popularité de sa maison.
Un matin qu'escorté de ses six fils il était venu rendre ses devoirs au roi : « Mon cousin, lui dit François Ier, je vous tiens heureux de vous voir renaître avant de mourir dans une postérité de si belle espérance. »
Il laissa en effet après lui la famille la plus ambitieuse, la plus habile et la plus riche du royaume. Les six frères avaient à eux environ six cent mille livres de rente, que l'on peut évaluer au moins à quatre millions de notre monnaie. Le cardinal Charles de Lorraine possédait à lui seul presque la moitié de ce prodigieux revenu.
Ce prélat, que Pie V appelait le pape d'au delà des monts, était un négociateur à deux tranchants, fier comme un Guise, délié comme un Italien. C'est lui qui le premier conçut le plan d'une sainte ligue. Institution puissante sur laquelle il comptait pour faire monter sa maison, par les degrés du catholicisme, sur le trône des Valois. Il avait une dextérité si soudaine et des expédients si prompts, qu'on lui supposait un démon familier. Il ne se courbait avec déférence que devant le duc François, pour lequel il donnait l'exemple du respect à ses frères et aux plus grands seigneurs. Ce respect était universel.
Lorsque les Guise étaient à la cour, les quatre plus jeunes ne manquaient jamais de venir au lever du cardinal Charles ; puis de là ils allaient tous les cinq au lever du duc François, qui les conduisait chez le roi.
La situation du duc était à peu près celle d'un prince du sang. Il avait des pages, un aumônier, un argentier, huit secrétaires. Plus de quatre-vingts officiers ou gens de service mangeaient à ses tables. Son gentilhomme ordinaire M. de Hangest, et son maître d'hôtel M. de Crenay, étaient des personnages. Il n'y avait pas jusqu'à son valet de chambre, Denis, qui ne fût fort courtisé.
Sa vénerie, gouvernée par Verdellet, abondait en chiens « de toute sorte. »
Ses écuries étaient magnifiques. Elles étaient remplies de chevaux barbes qu'il tirait, par l'entremise de nos ambassadeurs et à grands frais, d'Afrique, de Turquie et d'Espagne. Il avait un goût vif pour les chevaux napolitains, et il lui en arrivait jusqu'à douze à la fois avec trente-six juments de la Calabre. Ils étaient marqués à ces trois lettres gravées, sur une plaque d'argent : Φ D G, initiales de François de Guise. Le Mouton et la Fleur de lis, ses chevaux favoris, étaient sous la surveillance spéciale d'Antoine Fèvre, chargé des écuries, du haras de Saint-Léger et de la sellerie. Fèvre était désigné dans la maison de Guise sous le titre de grand écuyer.
Les corps de l'État, les seigneurs briguaient la bienveillance du duc ; les souverains le ménageaient et le flattaient.
Le roi de Navarre lui annonce en ces termes la naissance de son fils, qui fut depuis Henri IV :
« Puisqu'il a pleu au Seigneur Dieu me fayre tant de bien que de m'avoir donné un fils, ce sera pour estre compaignon du vostre comme nous avons esté, estant jeunes et petits.
« Je ne veulx pas douter, lui écrit-il encore, que vous ne cognoissiez assez de quelle perfection d'amitié je vous ay toujours aymé. »
Les parlements de Rouen, de Dijon, de Bordeaux, de Toulouse, presque tous les parlements du royaume, lui envoient des députations.
Le parlement de Paris « se recommande très-humblement à sa bonne grace, et le supplie de lui donner audience. »
Le maréchal de Brissac et M. de Brezé s'inclinent en toute occasion devant le prince lorrain.
L'orgueilleux connétable lui-même, Anne de Montmorency, lui écrit : Monseigneur, et Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le duc de Guise lui répond : Monsieur le connétable, et Votre bien bon amy. Chose futile que l'étiquette à notre époque, mais admirable pour indiquer à l'histoire la mesure de la considération d'un homme au XVIe siècle.
Le duc de Guise éprouvait les passions politiques et religieuses de sa race. Il s'était persuadé, ainsi que les prêtres et le peuple, que lui et les Lorrains ses frères étant de sang catholique autant que de sang noble, la croix faisait partie de leur blason. Tous semblaient avoir reçu du ciel la mission de défendre l'Église. Car si la maison de Lorraine n'était pas la fille aînée de l'Église, elle en était la fille de prédilection. Le pape était le droit divin de cette maison, et elle était le droit armé, le droit héroïque du pape. A Rome on tenait les Guise pour une sorte de dynastie catholique et pour les chevaliers de l'orthodoxie.
Ils avaient puisé dans leur dévouement unanime, dans leur gloire, dans leurs revers, dans leur puissance identifiée aux destinées du catholicisme, dans leurs souvenirs et dans leurs espérances une invincible haine contre le protestantisme, contre l'hérésie. Cette haine devait être le premier balbutiement et le long combat des Guises. Race privilégiée et tragique, l'une des plus illustres de nos annales! Gentilshommes factieux ceints de la parole et du glaive, dont le forum était tantôt un champ de bataille, tantôt un carrefour des halles ; dont les rues de Paris étaient les forteresses, dont la tribune errante était leur cheval de guerre, et dont la grande mine affrontait tour à tour, sans pâlir, une armée, un peuple ou un roi!
Le plus grand des Guise, celui qui avait le plus ajouté à l'éclat et au prestige de son nom, c'était incontestablement le duc François. Il était l'idole du peuple, qu'il gouvernait à son gré. Il l'avait apprivoisé à ses manières, à sa voix et jusqu'à son costume. Lorsque, escorté de quatre cents gentilshommes, il sortait de l'hôtel de Guise, monté sur son genet noir, avec son pourpoint et ses chausses de soie cramoisie, avec son manteau et sa toque de velours surmontée d'une plume rouge ; lorsque, son épée au côté, cette épée que le duc de Parme estimait la meilleure de la chrétienté, il se dressait, comme à la bataille de Dreux, sur ses étriers, quoiqu'il fut de grande taille, pour voir de plus haut et plus loin, la foule accourait, folle de joie, sur son passage, inondait la ville qu'elle semait de fleurs en criant dans son ivresse : Vive, vive notre duc! Le duc se penchait courtoisement à droite et à gauche, nommant l'un, puis l'autre, saluant les hommes, les jeunes gens, les vieillards, souriant aux femmes et aux enfants, le vrai roi, le roi des cœurs, le roi du peuple et de la cour, le roi de Paris, des Tournelles et du Louvre. Presque tous l'aimaient, et tous ceux qui ne l'aimaient pas le craignaient.
Il pouvait réduire les multitudes d'un geste, d'un discours, ou intimider d'un regard, d'un accent, tout un règne. Conjuré, soldat, général, chef de parti, nul mieux que lui ne savait parler, conspirer ou combattre.
On lui a reproché bien à tort, selon moi, la cause qu'il servait. Il y a dans toutes les causes, même celle du passé, toujours assez de grandeur et de vertu pour honorer ceux qui les défendent avec génie et avec conviction. Pendant que le duc de Guise soutenait l'autorité sous sa forme la plus haute, le catholicisme, l'amiral de Coligny se dévouait à la conquête de la liberté civile et religieuse. Il attaquait la Rome moderne avec la formidable obstination d'Annibal contre la Rome ancienne. Le duc de Guise si généreux, si maître de lui, qu'après une victoire il couchait et dormait dans le même lit que le prince de Condé, son ennemi mortel ; le duc de Guise était le Scipion, le grand général patricien de cette Rome papale abhorrée par Coligny. Tous deux étaient de bonne foi, et Dieu lui-même n'exige rien de plus.
Le duc de Guise, de l'aveu de tous, était sage au conseil, calme au feu, séduisant à la cour. Son humanité était relevée encore par sa politesse. Au siége de Metz, don Luis d'Avila, lieutenant de l'empereur, lui redemanda un esclave more qui lui avait volé un cheval d'Espagne, et s'était enfui dans les murs de la ville. Il ajoutait que le cheval méritait d'être rendu, et l'esclave d'être pendu. M. de Guise lui renvoya le cheval merveilleusement caparaçonné. Quant à l'esclave, il ne l'inquiéta en aucune façon, et il écrivait à don Luis : « Je suis heureux de vous renvoyer votre beau cheval, mais votre esclave more est hors de mon pouvoir. En touchant notre terre, il est devenu libre. Telle est la loi de France. »
Le politique équilibrait en lui le général, et les combinaisons du chef de parti le suivaient dans son camp. Il gagnait les cœurs et il enlevait des classes d'hommes tout entières. Quand il eut occupé Calais, le gouverneur qu'il nomma fut le capitaine Gourdau, un simple officier. Les seigneurs et les chevaliers de l'ordre murmurèrent. Le duc de Guise le sut, et un soir qu'il était entouré d'un groupe nombreux et mêlé, il dit : « Le capitaine Gourdau est très-bon pour garder la place qu'il a contribué à prendre, et où il a laissé l'une de ses jambes à un assaut. Vous, Messieurs, il vous reste les deux jambes pour aller ailleurs chercher fortune. »
Il réprimait avec une rare présence d'esprit et une fermeté rapide toute atteinte au respect qui était dû, soit à sa dignité personnelle, soit à la majesté du commandement.
Un jour qu'il visitait son camp et qu'il traversait le quartier séditieux des reîtres, le baron de Hunebourg, l'un de leurs chefs, s'adressa irrévérentieusement au duc de Guise, et s'oublia même jusqu'à saisir un pistolet et à l'en menacer. Plus prompt que l'éclair, M. de Guise frappa d'un revers de son épée la main du baron et lui en appuya la pointe à la gorge. Le marquis de Montpezat, qui accompagnait le duc, tira aussi sa dague et allait en percer le baron de Hunebourg, lorsque M. de Guise, abaissant son épée, s'écria : « Rengaînez, Montpezat ; penseriez-vous tuer un homme mieux que moi? » Et, se tournant vers le baron déconcerté : « Je t'accorde la vie ; car je t'ai tenu à ma merci. Mais comme tu as manqué au roi en ma personne, et à moi qui suis le duc de Guise, tu garderas les arrêts selon mon bon plaisir ; » et il fit conduire le baron désarmé au cachot. Ce coup d'autorité accompli, M. de Guise, loin de se dérober à la colère des reîtres, la brava et la soumit. Accompagné de quelques gentilshommes seulement, il se promena au petit pas pendant plus de deux heures au milieu de cette soldatesque, et nul ne bougea. Tant ce grand capitaine leur parut imposant!
D'ailleurs, il était aimé autant qu'admiré et craint. Ses serviteurs étaient pour lui une seconde famille. Ils le regardaient et il se regardait comme leur providence. Dans un de ses moments les plus embarrassés, son intendant, qui s'efforçait d'alléger les charges du duc, lui apporta une liste de tous les gens inutilement attachés à la maison de Guise. « Monseigneur, lui dit l'intendant, vous devez les réformer pour votre soulagement ; vous n'avez pas besoin d'eux. — Il est vrai, reprit le duc en déchirant la liste qui lui était présentée, je n'ai pas besoin d'eux, mais ils ont besoin de moi. »
Sa bonté était célèbre, même chez les ennemis. Il en avait sauvé si souvent dans les batailles, que son nom seul était un secours au milieu de la mêlée. A Térouanne, au plus fort d'un combat qui tournait mal, et où les Français, écrasés déjà par le nombre, allaient être massacrés, ils s'avisèrent de crier aux vieilles bandes espagnoles : « Souvenez-vous de M. de Guise! » Soudain la fureur des ennemis tomba, et plus de six mille hommes furent épargnés.
Que dire après cela? La clémence, qui était regardée comme une faiblesse chez César, chez l'homme antique, était une vertu chez l'homme moderne, chez le chrétien, chez M. de Guise, et ajoutait un immense attrait à sa grandeur.
Le duc d'Aumale, le grand prieur, le marquis d'Elbeuf, le cardinal de Guise, étaient de brillants princes, mais ils n'étaient pas des chefs d'idées et de parti, comme le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. Ils acceptaient la supériorité de leurs aînés et s'associaient volontiers à leurs desseins. Ils s'entendirent tous pour décider le mariage de Marie Stuart, leur nièce avec le Dauphin, et les noces se célébrèrent à Notre-Dame, le 24 avril de l'année 1558, au milieu de la joie nationale causée par la conquête de Calais, l'un des plus beaux faits d'armes du duc de Guise.
Marie Stuart était petite-fille de Marguerite, sœur aînée de Henri VIII, et par conséquent petite-nièce de ce monarque. Il avait laissé trois enfants à sa mort : Édouard VI, fils de Jeanne Seymour ; Marie, fille de Catherine d'Aragon ; et Élisabeth, fille d'Anne de Boleyn. Édouard et Marie régnèrent successivement. Élisabeth devint à son tour reine d'Angleterre. Henri VIII avait fait trancher la tête à Anne de Boleyn et annuler son mariage ; Élisabeth avait été déclarée bâtarde par un acte du gouvernement, puis rétablie par un autre acte dans tous ses droits et reconnue enfant légitime. L'Angleterre l'avait proclamée reine à Westminster.
Henri II, par une cupidité superbe et malhabile, prépara bien des orages à Marie Stuart, qu'il aimait si tendrement. Il exigea, et la jeune fiancée du Dauphin consentit de l'aveu des Guise, un acte de donation, daté du 4 avril 1558, par lequel elle transmettait au roi de France, quel qu'il fût, son royaume d'Écosse et tous ses droits au royaume d'Angleterre, « advenant le cas qu'elle décedast sans hoirs procréés de son corps, que Dieu ne veuille! »
Le mariage célébré, Henri II, de plus en plus obstiné dans son orgueil, ambitieux pour sa maison, déclara que Marie Stuart saisirait la première occasion de soutenir ses prétentions au trône de la Grande-Bretagne ; et il ordonna qu'elle prît le titre et les armes de reine de France, d'Écosse et d'Angleterre.
Le cardinal de Lorraine se hâta de renouveler la vaisselle de sa nièce, et il y fit graver avec complaisance le triple blason des Valois, des Stuarts et des Tudors.
Élisabeth s'indigna, et cette âme altière ressentit une de ces haines implacables qui ne s'éteignent que dans le sang.
Cette haine s'accrut encore lorsque, par le coup de lance de Montgommery, Marie et François montèrent sur le trône, fronts adolescents ornés d'une tiare laïque, de trois couronnes royales.
Leur avénement fut l'avénement des princes lorrains.
Le duc de Guise disposa des armées, le cardinal de Lorraine des finances. Ils furent les maîtres de l'État, et toutes les bassesses s'entassèrent à leurs pieds. Ils étaient de taille à gouverner. Rien n'échappa à leur dictature, et Buchanan remarqua avec vérité, que, dans tout le royaume de France, on ne pouvait disposer ni d'un soldat ni d'un écu sans leur concours.
Ils devinrent sous François II des maires du palais.
Jamais moment ne fut plus solennel dans l'histoire.
Une aurore sanglante se lève sur l'Europe. Les guerres de religion sont proches.
Philippe II opprime les Pays-Bas, menace sourdement l'Angleterre, et assiste à Valladolid, avec toute sa cour, à un auto-da-fé où quarante réformés des deux sexes expirent dans les flammes. Un incident éclate au milieu de cette fête barbare. Un pauvre condamné, connu du roi, se tourne vers lui, et s'agenouillant sur son bûcher, implore grâce. Philippe se lève ; on le croit touché, malgré sa figure impassible. On attend avec anxiété. « Point de grâce, dit le roi d'une voix haute, point de grâce à l'hérésie! Si le prince, mon fils, l'héritier de mon trône, était à ta place, j'allumerais moi-même son bûcher. »
A Rome, Paul IV soudoie les délateurs, encourage les dénonciations, construit des prisons et les remplit de suspects. Les exécutions sommaires se multiplient. L'inquisition frappe à coups redoublés. Paul IV, par une bulle, soumet nominativement à ce redoutable tribunal évêques, primats, cardinaux, comtes, barons, marquis, ducs, rois, empereurs, et jusqu'au pape… « si le pontife romain lui-même venait à tomber dans l'hérésie ou dans le schisme. »
En France, les Guise brûlent de signaler leur zèle contre le calvinisme. Ils veulent à la fois humilier la réforme et abaisser les puissantes maisons de Bourbon et de Châtillon.
Le roi n'est pour eux qu'un instrument, un jouet. Leur nièce, Marie Stuart, les seconde. Supérieure, fanatique, ambitieuse pour ses oncles, elle adopte leurs plans et les insinue au roi dont elle est adorée.
Les protestants tremblent.
Les Guise les provoquent par le procès d'Anne du Bourg et de quelques autres conseillers au parlement.
Le quatrième jour du règne de François II, ce procès fut commencé.
Anne du Bourg n'avait qu'un tort, c'était d'être un héros. Il se serait méprisé s'il eût consenti à taire sa foi. Il aspirait au contraire à la confesser. Il avait parlé librement, en présence de Henri II, contre les supplices infligés aux huguenots, et il était traduit, pour son généreux courage, devant les tribunaux catholiques composés de ses ennemis. C'était un stoïcien du calvinisme, un de ces hommes qui n'ont qu'une loi, la conscience, et que la perspective du bûcher vers lequel ils marchent sans pâlir anime d'une sublime intrépidité et d'une sainte joie.
Du Bourg se prépara lentement.
Ce n'était pas sa propre cause, c'était celle de ses frères protestants qu'il voulait porter devant l'opinion publique.
Il se défendit en magistrat. Il se regardait comme tenu envers le dogme de son choix et la justice de son pays, de combattre jusqu'au bout et avec éclat pour la plus belle de toutes les libertés : la liberté religieuse. Il s'engagea dans le labyrinthe des ressources légales. Il avait été nommé successivement sous-diacre et diacre. Condamné à ces deux titres par l'officialité de Paris, il en appela comme d'abus au parlement, puis à l'archevêque de Sens, puis il s'adressa encore au parlement, puis au primat des Gaules, au cardinal de Tournon. Tous les degrés de juridiction parcourus, il s'enveloppa de sa toge et il se résigna tranquillement. Il avait disputé sa vie aux bourreaux, de texte en texte, sans concession, sans faiblesse, avec toutes les armes du droit et de l'expérience, comme ces capitaines dont parle Brantôme, qui défendaient une place confiée à leur honneur, malgré la famine, la peste, le feu des assiégeants, de poste en poste, de redoute en redoute, et qui ne la rendaient qu'après avoir brisé leurs épées, usé leur poudre, épuisé leurs balles sur la brèche ouverte et démantelée.
Les juges de du Bourg eux-mêmes furent ébranlés, attendris. Ils désiraient en secret qu'il déguisât sa foi seulement par son silence. Son avocat, qui connaissait leur émotion, le pressa de se taire. Du Bourg résista. Comme la parole lui avait été ôtée devant ses juges, rentré dans sa prison il écrivit et déclara sa confession conforme à celle de Genève. Cette constance le perdit. Ses juges étaient des commissaires du parlement auxquels il avait été livré, comme hérétique, par les tribunaux ecclésiastiques. Ils n'osèrent l'absoudre. Ils siégeaient à la Bastille où le prisonnier avait été conduit, et c'est là qu'ils prononcèrent sa sentence. Ils le condamnèrent au bûcher.
Du Bourg se réjouit du martyre et ne se démentit pas un instant. Il se soumit à la dégradation avec une ironie profonde. Pendant qu'on lui arrachait l'un après l'autre les habits de son ordre, qu'on abolissait autant qu'on le pouvait sur sa personne le caractère indélébile du sacrement en passant légèrement le tranchant du verre sur sa tonsure, il disait : « Je me félicite d'être dépouillé du signe de la Bête, afin de n'avoir plus rien de commun avec cet antechrist qu'on appelle le pape. »
Arrivé sur la place de Grève, son front devint serein, ses yeux brillèrent d'une douce flamme, et son sourire perdit toute expression amère. L'enthousiasme avait remplacé le sarcasme sur ses lèvres et dans sa physionomie. « Six pieds de terre pour mon corps et le ciel infini pour mon âme, voilà ce que j'aurai bientôt, » dit-il en se remettant à l'exécuteur. Le bourreau lui ayant passé la corde au cou et prononcé la terrible formule : Messire le roi vous salue, Anne du Bourg fut étranglé d'abord, puis brûlé, le 23 juillet 1559. Les catholiques applaudirent, mais les protestants, muets d'horreur, préparèrent leurs armes.
Les autres conseillers arrêtés avec Anne du Bourg, moins généreux que lui, se rétractèrent et n'encoururent que des peines temporaires ou des amendes.
Néanmoins, le seul supplice d'un aussi grand homme de bien, venant s'ajouter comme un sang de martyr à tous les griefs des protestants, fit déborder la coupe contenue de leur colère.
Un gentilhomme du Limousin, Godefroy de Barri, seigneur de la Renaudie, organisa une conspiration contre les Guise, ces tyrans du royaume, ces persécuteurs des réformés. Il résolut de s'emparer de la personne du jeune roi, de livrer les Lorrains au gibet, et d'appeler le prince de Condé à la direction des affaires. Le prince consentit à tout, et beaucoup de gentilshommes s'engagèrent dans cette périlleuse entreprise. De Chalosse devait commander les Gascons ; Mazères, les Béarnais ; Du Mesnil, les conjurés du Limousin et du Périgord ; Maillé de Brezé, ceux du Poitou ; la Chesnaye, ceux du Maine ; Sainte-Marie, ceux de la Normandie ; Cocqueville, ceux de la Picardie ; Maligny, ceux de l'Ile de France et de la Champagne ; Châteauvieux, les Provençaux et les Bordelais. Toutes ces bandes étaient destinées à s'avancer vers Blois, où le roi se trouvait avec la cour.
Averti par la trahison d'Avenelles, un avocat huguenot, ami de la Renaudie, le duc de Guise avait mené le roi de Blois à Amboise, place plus forte et plus facile à préserver d'un coup de main. Il prit des précautions militaires suffisantes pour vaincre les conjurés, sans les alarmer d'avance. Il les endormit pour les mieux envelopper. Un bruit sourd se répandit néanmoins que le duc était sur ses gardes. Inaccessible à toute crainte, la Renaudie persista. Soixante gentilshommes avaient juré de pénétrer de nuit dans Amboise, et trente de se glisser dans le château. Ces gentilshommes devaient livrer l'une des portes à la Renaudie et à ses huguenots. L'attaque de la ville était fixée au 16 mars (1560). Mais le duc de Guise veillait. Il fit murer la porte que les conjurés avaient marquée pour l'ouvrir à leurs amis. Il échelonna jusque dans la forêt d'Amboise des détachements dont il était sûr, et qui exterminèrent successivement presque tout ce qui se présenta en armes. Les rebelles portaient à leurs casques des pompons moitié blancs, moitié noirs, qu'ils avaient adoptés en signe de ralliement.
La Renaudie était à la tête d'une troupe d'élite. Il était épié par l'un de ses cousins, Pardaillan, qui commandait une compagnie de catholiques, et qui s'était embusqué dans le bois de Château-Regnault.
Dès que Pardaillan et la Renaudie s'aperçurent ils se précipitèrent l'un sur l'autre. Ils s'étaient reconnus, et le cri du fanatisme étouffait la voix de la nature. Un combat acharné s'engagea entre les deux troupes, et surtout entre les deux capitaines. La Renaudie effleura d'une balle la tempe de Pardaillan, qui, d'un double coup de feu, atteignit son ennemi au bras droit et tua son cheval. La Renaudie, se dégageant, la cuisse foulée, le bras droit cassé, releva son épée de la main gauche et recommença le combat. Pardaillan, piqué au genou, s'élança furieux sur son brave cousin, et fut blessé mortellement. Un serviteur de Pardaillan, prompt à venger son maître, acheva la Renaudie. Les papiers du chef des conjurés furent saisis avec son secrétaire et ses domestiques. Lui mort, le reste de la troupe se rendit.
Pardaillan, mourant, fut transporté à Amboise. Sa compagnie y rentra avec les prisonniers.
Les vaincus trouvèrent la justice des guerres civiles.
La Renaudie, coupé en quatre quartiers, fut exposé aux quatre angles du pont.
Beaucoup furent noyés, la plupart furent passés par les armes ou pendus tout bottés et éperonnés, soit aux créneaux, soit aux arbres de l'avenue, soit aux portes des maisons suspectes. Nul procès, nulle condamnation. L'exécution tenait lieu de jugement. Leurs noms même ne furent pas demandés aux victimes. Il y avait comme un tribunal invisible, silencieux, terrible, qui frappait au hasard, sans pitié, sans remords, sans souci ni de la terre ni du ciel.
Cependant, la cour se déplaisait un peu à Amboise, et regrettait les délices du château de Blois. On imagina de la distraire. On réserva les principales exécutions, le supplice des chefs de la révolte, pour le soir, après dîner. C'était le spectacle des dames, qui assistaient aux tortures des malheureux huguenots en souriant, et qui amusaient leur ennui des suprêmes douleurs et des derniers gémissements des martyrs. Le prince de Condé n'osa pas refuser de paraître une fois à ce spectacle horrible. Il se sauva par cette concession, par un démenti donné à ses accusateurs, et par un défi chevaleresque jeté indirectement en plein conseil au duc de Guise. Le duc dissimula, et permit au prince de sortir d'Amboise.
Tous ces massacres commençaient à lui peser. Il avait pris d'excellentes précautions militaires pour vaincre et pour punir un complot dirigé contre sa vie, contre celle de toute sa maison ; son malheur fut d'employer les bourreaux autant que les soldats. Il ne diminua pas assez les atroces exécutions devenues le passe-temps de la cour. Il fut le premier à les faire cesser, mais elles avaient duré trop longtemps.
Le cardinal de Lorraine fut le grand coupable de ces horreurs. Timide par nature, il se portait sans effort à la cruauté qui pouvait diminuer ses peurs ou servir son orgueil et son ambition.
Les calvinistes avaient cherché à l'épouvanter pour modérer ses rigueurs. On sait que Jacques Stuart, le même qui avait assassiné le président Minard, se servait dans ses expéditions de balles empoisonnées qu'on appelait de son nom : stuardes. Le cardinal trouva un matin sur son oratoire ce billet menaçant :
Le cardinal, d'abord effrayé, se remit bientôt, et ne se montra que plus ardent.
Dans cette crise d'Amboise, où lui et les siens avaient été si près de l'abîme, le cardinal de Lorraine, se sentant à l'abri sous l'épée de son intrépide frère, donna carrière à ses vengeances. Il voulut exterminer ses ennemis et les ennemis de l'Église. Ce qu'il y eut de plus odieux, c'est qu'il mena souvent les petits princes, le roi, la jeune reine, sa nièce, sur la terrasse du château pour mieux contempler les supplices. Il leur désignait les huguenots les plus illustres, et riait de leur agonie. Comme ils mouraient presque tous avec un courage stoïque, il disait au roi : « Voyez ces superbes que la mort même ne peut vaincre! Que ne feraient-ils pas de vous, s'ils étaient vos maîtres? »
Un soir, le cardinal entraîna la duchesse de Guise à l'une de ces exécutions, à la suite du roi et de la reine. Ni le cœur ni les nerfs de la duchesse ne purent soutenir cette affreuse tragédie. Elle pensa s'évanouir et recula d'effroi dans le château. Elle se rendit à la chambre de la reine mère, qui, la voyant entrer pâle et tremblante, lui demanda ce qu'elle avait? « Ah! madame, que de supplices! Puisse le désastre ne pas venir sur notre maison, et tant de sang généreux ne point retomber sur elle! »
Les terreurs de la duchesse n'étaient pas vaines.
Le nom des Guise fut abhorré. Le marché d'Amboise, ce théâtre des exécutions, rappelait au protestantisme les raffinements barbares de leur fureur. En passant, les plus sages d'entre les huguenots rugissaient et transmettaient à leurs descendants leur colère comme un héritage.
C'est là que Théodore-Agrippa d'Aubigné fut suscité à la haine des Guise et des catholiques par son père, qui était un homme grave, un philosophe de l'hérésie. Il conduisait son fils encore enfant à Paris, lorsqu'en traversant Amboise un jour de foire, il vit sur leurs poteaux d'infamie les têtes des conjurés encore reconnaissables. Tout ému, il lança son cheval au milieu de sept à huit cents personnes qui étaient là, en s'écriant : « Les bourreaux! ils ont décapité la France! » Il songeait aux Guise, qui tenaient alors tout leur pouvoir de leur nièce Marie Stuart. D'Aubigné, reconnu à son cri pour un calviniste, fut poursuivi à coups d'arquebuse. Il piqua des deux, ainsi que son fils, et il s'échappa. Quand il fut hors de péril, il toucha son fils de la main droite, et lui dit : « Mon enfant, ne ménage pas ta tête pour venger les têtes de ces chefs pleins d'honneur. Si tu t'y épargnes, tu auras la malédiction de ton père. »
Agrippa d'Aubigné n'oublia jamais cette leçon. Sa vie fut un dévouement héroïque au calvinisme. Plus tard, bien plus tard, M. de la Trémouille, un grand seigneur protestant, menacé dans Thouars, pouvait lui écrire :
« D'Aubigné, mon ami, je vous convie, suivant vos jurements, à venir mourir avec votre affectionné
« L. »
D'Aubigné répondait :
« Monsieur, votre lettre sera bien obéie. Je la blasme pourtant d'une chose : c'est d'y avoir allégué mes serments, qui doivent estre trop inviolables pour me les ramentevoir. »
Marie Stuart était comprise dans les imprécations des amis des victimes. Le sang criait contre elle et contre sa race.
Tant d'atroces exécutions portèrent malheur à ceux qui en furent témoins, et qui périrent presque tous, à très-peu de temps de là, de mort violente.
Le chancelier Olivier expira de douleur. Tous ces massacres auxquels il n'avait pas résisté agitaient sa conscience, et il s'écriait dans les angoisses de son âme, comme le chancelier de l'Hospital après la Saint-Barthélemy, mais avec moins de vertu :
L'Hospital, qui le remplaça, fut salué par les opprimés comme une consolation et comme une espérance.
« Il n'y a, disait-il à l'ouverture des états d'Orléans, et tel fut toujours son langage, il n'y a opinion qui s'imprime plus profondément dans le cœur des hommes, que l'opinion de religion, ni qui tant les sépare les uns des autres. Nous l'expérimentons aujourd'huy, et voyons que deux François et Anglois qui sont d'une mesme religion ont plus d'affection et d'amitié entre eux que deux citoyens d'une mesme ville, subjects à un mesme seigneur, qui seroient de diverses religions, tellement que la conjonction de religion passe celle qui est à cause du pays ; et, pour contraire, la division de religion est plus grande que nulle autre ; c'est ce qui sépare le père du fils, le frère du frère, le mari de la femme. »
Il concluait :
« La douceur profitera plus que la rigueur ; ostons ces mots diaboliques, noms de factions et de séditions : luthériens, huguenots, papistes ; ne changeons le nom de chrétiens. »
Malheureusement le chancelier de l'Hospital fut un grand exemple plutôt qu'une grande influence. Il était trop supérieur à son temps. Meilleur que les bons, plus intrépide que les braves, c'était le juste de l'antiquité assoupli par les mansuétudes de la philosophie du Christ et par l'onction de l'Évangile. Il n'était d'aucun parti, si ce n'est du parti de Dieu. Seul il représentait sur sa chaise curule le droit, la commisération. C'était le ministre des conciliations et de la concorde. Ce n'était pas l'homme de son siècle, mais l'homme des siècles. De là son impuissance passagère et sa gloire durable.
On aurait pu lui appliquer le verset du Psalmiste, et par là le définir :
« La miséricorde et la vérité se sont rencontrées ; la justice et la paix se sont embrassées. » (Ps. LXXXIV.)
Quand il se levait pour parler, soit dans l'assemblée des états, soit dans la chambre du conseil en face du roi, de la reine et des princes, soit en plein parlement au milieu des juges, un frémissement involontaire de respect accueillait cette haute intégrité et cette calme éloquence. Sa taille imposante, son visage pâle, ses cheveux rares, son front chauve, sa barbe blanche et vénérable, ses manières graves, son air modeste et stoïque, faisaient de ce grand personnage le modèle du sénateur et du magistrat. L'équité était de flamme en lui comme l'amour chez les autres hommes. Elle était plus que sa règle, elle était sa religion. Chaque fois que cette fibre de son cœur était touchée, même légèrement, elle rendait un son puissant. Les âmes, attirées et gagnées par l'accent pénétrant de cette conscience, suspendues à ce regard assuré, à ces lèvres d'où coulait la persuasion, et sur lesquelles passait de temps en temps un sourire triste, les âmes, émues d'abord, s'inclinaient à l'assentiment ; mais elles ne tardaient pas à se roidir. Les colères catholiques ou protestantes se dédommageaient d'un moment de surprise. Ce n'étaient plus qu'emportements et tumultes. L'huile que ce grand cœur avait versée sur les passions fougueuses, loin de les éteindre, les faisait brûler davantage. Cette voix, un instant écoutée avec faveur, se perdait dans le cliquetis des épées et dans les imprécations des partis.
Cependant, avons-nous dit, le cri des martyrs avait monté, et la vengeance semblait atteindre successivement les bourreaux d'Amboise.
Le chancelier Olivier expiré, ce fut bientôt le tour du roi. Il succomba dans l'année, le 5 décembre 1560.
Coligny ne quitta le lit de François II que lorsque le jeune monarque eut rendu le dernier soupir. Se tournant alors vers les seigneurs qui étaient là et qui entouraient les Guise : « Messieurs, dit-il avec la gravité religieuse qui lui était naturelle, le roi est mort ; que cela nous apprenne à vivre! »
Dans les préoccupations politiques d'un nouveau règne, François II fut vite oublié des courtisans. Il ne fut accompagné à Saint-Denis que par Sansac, la Brosse, ses anciens gouverneurs, et Guillard, évêque de Senlis. La pompe des obsèques fit remarquer davantage l'absence des grands vassaux de la couronne. « Les restes, raconte Fornier, furent transportés dans un char d'ébène tiré par six chevaux noirs, toujours de nuit, au milieu d'une infinité de flambeaux de cire blanche et de toute la cavalerie de la garde, dont les cavaliers, vestus de deuil, avec de grands panaches et leurs chevaux houssez jusqu'à terre, portaient par intervalles, tantost l'espée nue et tantost le pistolet au chien abattu. »
Marie, doublement frappée dans son amour et dans sa grandeur, s'abandonna seule au désespoir. François était doux et bon, dévoué tout entier aux moindres caprices de sa jeune femme. Elle comprit toute l'étendue de sa perte. Elle ne pouvait prier ; elle ne pouvait que gémir et pleurer. Sa douleur était sans bornes. Elle l'épancha d'abord en élégies touchantes, puis en lettres pleines de détresse :
Elle écrivait, vers la même époque, (1561), à Philippe II :
« Monsieur mon bon frère, je n'ay voulu laysser perdre ceste occasion pour vous remercier des honnestes lettres que m'avés despèchées par le signor don Antonio, et des honnestes langages que lui et vostre ambassadeur m'ont tenu du regret que aviés de la mort du feu roy, mon seigneur ; vous assurant, monsieur mon bon frère, que vous y avés perdu le meilleur frère que vous aurés jamais, et consolé par vos lettres la plus affligée pauvre femme qui soyt soubs le ciel, m'ayant Dieu privé de tout ce que j'aymois et tenois cher au monde… Dieu m'aydera, s'il lui plest, à prendre ce qui vient de luy en patience. Car, sans son ayde, je confesse trouver un si grand malheur trop insupportable pour mes forces et peu de vertu.
« Vostre bien bonne sœur et cousine,
« M. »
En même temps, Marie Stuart renonça au titre et aux armes de reine d'Angleterre, et se réfugia dans le couvent de Saint-Pierre, à Reims, auprès de Renée de Lorraine, sa tante. C'est là qu'elle se résolut à quitter la France, où elle ne régnait plus, et qui s'était rangée sous l'autorité de Catherine de Médicis.
Dès que cette décision fut connue, un cri s'échappa de la poitrine de Ronsard. Le poëte, dans cette plainte personnelle, fut sans le vouloir l'interprète ému, la voix profonde, harmonieuse, de toute la cour :
Il paraît que Marie eut alors comme un pressentiment de sa destinée, et qu'elle fut tentée de se retirer dans un monastère admirable situé sur la pente des Vosges, entouré d'eaux courantes, de rochers et de sapins. Elle avait passé deux fois sous les murs de ce monastère, et elle songea souvent depuis à cette maison de silence et de paix où Dieu abritait les âmes contre les orages du monde. Dans le deuil où elle était plongée, elle pensa un moment, dit un contemporain, à y cacher sa vie. Quoi qu'il en soit, ce ne put être qu'un éclair de cette mobile imagination. La tempête l'appelait, et ses goûts n'étaient pas ceux du cloître.
Ses oncles d'ailleurs lui conseillaient de retourner en Écosse, où l'attendait un trône. Après s'être recueillie quelque temps en Lorraine, elle revint en France, d'où elle devait partir pour toujours au commencement de juillet 1561. Son douaire avait été assigné sur la Touraine et le Poitou ; il était fixé à vingt mille livres de rentes.
Son séjour à Paris se prolongea un peu.
Marie voulut revoir tous les lieux qui lui étaient chers avant de s'éloigner à jamais.
Elle resta deux jours à Fontainebleau, que son père avait habité, qu'elle préférait entre toutes les résidences royales, et qui était le toit de ses délices.
(Ronsard.)
Ce dernier voyage fut grave et sombre comme un adieu.
Cette contrée emporte l'âme dans toutes les alternatives de la joie et de la tristesse. La tristesse y domine.
On rencontre partout l'amour parmi ces lambris semés de salamandres, sous ces hautes ombres, au bord de ces belles eaux ; puis, la religion au delà, dans ces vastes solitudes, à l'horizon de ces déserts. Les deux infinis d'ici-bas.
Cette résidence, unique dans le monde, cette grande forêt rocheuse, ce château merveilleux font penser et rêver.
Fontainebleau sourit d'un sourire triste. On y sent vaguement le caprice, la galanterie, la passion ardente et profonde, la science, l'art, la vie humaine, tous les parfums de cette fleur vénéneuse et charmante de la renaissance.
L'attrait de Fontainebleau est dans tout cela. Une femme a bien des moments. Et cependant elle n'en a qu'un, elle en a un surtout qui laisse une odeur immortelle. Ainsi de Fontainebleau. Son moment incomparable, c'est le règne de François Ier, c'est le règne de Henri II, l'aurore de Marie Stuart.
François Ier et sa sœur, et la duchesse d'Étampes, et Léonard de Vinci, et André del Sarto, et Benvenuto Cellini, et le Rosso, et le Primatice ; et Rabelais, et Budé, et Lascaris, et Marot ; Henri II et les architectes, et les sculpteurs, et les frères du Bellay, et Calvin, et le cardinal de Lorraine, et Théodore de Bèze, et Montaigne, et Ronsard ; et Diane de Poitiers avec tous ses chiffres d'or et de tendresse ; et Catherine de Médicis avec ses cent cinquante filles d'honneur, les sirènes de sa politique italienne : voilà les années, la floraison, la fête, la jeunesse de Fontainebleau. C'est un songe, un songe arabe ; mais c'est encore plus de l'histoire ; car cet arc-en-ciel de poésie est souvent obscurci par les orages des guerres de religion qui suivirent la mort du roi Henri II, par les terribles démêlés des Guise, des Bourbons, des Montmorency et des Châtillon.
Marie Stuart se promena au milieu de ces mirages, à la fraîcheur des brises, au murmure de l'étang, sous les vignes, autour des pressoirs, le long des treilles chargées de grappes qui couvraient et revêtaient les murailles, imaginant peut-être, au pieds des monts Pentlands et dans ces rudes climats où elle allait vivre, d'autres amours pour se consoler de l'amour.
Fontainebleau est l'Alhambra des Valois.
Cette race de rois légère et corrompue, en qui coulait comme d'une double source le sang français et le sang italien, entremêlait l'histoire au roman, et la chevalerie au génie. La France, sous cette dynastie, fut une Rome pour la guerre et le droit, une Athènes pour l'art, une Cordoue, une Grenade pour la fantaisie. Le duc François de Guise et l'amiral de Coligny, Cujas et l'Hospital, sont les contemporains de Jean Goujon, de Jean Cousin, de Germain Pilon, de Philibert de Lorme et de Serlio. Les batailles des glorieux chefs du catholicisme et du protestantisme, les œuvres du grand jurisconsulte et les ordonnances de l'austère chancelier, ont à peu près la même date que les Tuileries, le vieux Louvre, Anet, Fontainebleau, Chambord, et les plus exquis tombeaux de Saint-Denis. La barbarie des mœurs, un goût étrange de gibets et de tortures déshonoraient tant de nobles instincts, tant d'élégance et de courage. Même avant les horreurs de la guerre civile, Henri II assistait avec Diane de Poitiers, par manière d'amusement, au supplice qu'on appelait estrapade, et qui consistait, chose effroyable! à suspendre de malheureux protestants au-dessus d'un bûcher, à les plonger et à les replonger dans les flammes jusqu'à la mort.
Telle était cette dynastie, cette cour, cette civilisation, ce siècle, qui rayonnaient et fleurissaient dans le feu, dans les larmes et dans le sang.
De retour à Paris, Marie Stuart visita d'abord Catherine au château des Tournelles. Athée et florentine, la fille des Médicis était née pour l'intrigue italienne ; mais l'intrigue était insuffisante à gouverner des partis fanatiques et les hommes de fer qui les dirigeaient. Catherine craignait ces hommes et ils la méprisaient. Car la politique était sérieuse pour eux, et pour elle la politique n'était qu'un jeu. Elle louvoyait donc et ne régnait point. Son influence cependant fut profondément immorale. Elle ne connaissait ni loi, ni scrupule, ni pitié. Son sein avait enfanté Charles IX, Henri III, Marguerite de Navarre, le crime et la débauche ; sa main empoisonnera en offrant des parfums, sa bouche sourira en ordonnant la Saint-Barthélemy. Femme d'une scélératesse blasée chez qui l'organe du cœur n'existait pas, et qui, pour la postérité, reste une énigme de calcul, d'embûches et de vices! Marie Stuart haïssait instinctivement la reine mère et elle la dédaignait un peu, ne la trouvant pas d'assez bonne maison. Elle ne vint donc au château des Tournelles que par bienséance. Catherine reçut bien la reine d'Écosse et lui proposa de l'accompagner au Louvre, où Marie logeait. Marie s'inclina et céda partout le pas à la régente. Sa fierté gémit de cette dégradation que lui imposait la fortune et qu'aggravaient les caresses cruellement hypocrites de son ennemie. Catherine se vengeait. Ces deux femmes hautaines se rappelaient une autre époque. Le soir même de la mort de Henri II, Catherine s'était effacée devant cette jeune rivale qu'elle humiliait maintenant. Sur le point de sortir en carrosse avec le roi François II et Marie Stuart, Catherine s'était arrêtée tout à coup, et, l'esprit présent au milieu de sa violente douleur, elle avait dit à Marie Stuart : « Montez madame, montez ; c'est vous qui êtes la première. »
Marie était redevenue la seconde, et son orgueil ulcéré lui faisait sentir, malgré son goût pour la France, la nécessité du départ.
Elle ne s'y prépara pas seulement par des regrets et des rêveries, mais par de longues et sérieuses conversations avec MM. de Martigues, de la Brosse et d'Oisel, qui connaissaient à fond les affaires de l'Écosse, où ils avaient résidé comme ambassadeurs pendant les troubles de la régence.
Marie Stuart s'arracha enfin au seuil du Louvre. Le roi, la reine mère, le duc d'Anjou, le roi de Navarre et son frère le prince de Condé, MM. de Guise et les plus grands seigneurs de la cour, l'accompagnèrent jusqu'à Saint Germain en Laye. Ses oncles se mirent à la tête du cortége qui la conduisit à Calais. Ce cortége était illustre et brillant. Tous les plus braves et les plus nobles gentilshommes de France se rangèrent autour de la plus belle des reines et des femmes. Plusieurs étaient blessés d'amour, le fils du connétable de Montmorency, le maréchal Damville, surtout. On citait de lui un trait héroïque et touchant. Un jour, dans une des mêlées si fréquentes entre les deux partis qui divisaient la France, les catholiques et les protestants, Damville se défendait et attaquait tour à tour. Il avait besoin de toutes ses forces. Soudain, tout en brandissant son épée, il se baisse, au risque d'être tué cent fois, afin de ramasser un fichu de soie de Chypre qui avait touché le beau cou de Marie et qu'elle s'était laissé dérober.
Un gentilhomme de la suite du maréchal, Chastelard, petit-neveu par sa mère du chevalier Bayard, était aussi éperdument épris de la reine d'Écosse. C'est Damville qu'elle aimait, et qu'elle eût épousé ; mais il était marié. On accusa la reine d'avoir conseillé au maréchal d'empoisonner sa femme pour faire disparaître tout obstacle entre eux. Cette première accusation n'a jamais été prouvée, et l'histoire l'écarte comme une calomnie.
Marie Stuart, voyageant à petites journées, arriva à Calais au commencement du mois d'août 1561 avec son escorte de princes et de chevaliers.
Marie Stuart à Calais. — Elle s'y arrête une semaine. — Son portrait. — Caractère du XVIe siècle. — Regrets de Marie Stuart. — Ses vers. — Elle s'embarque le 15 août 1561. — Une partie de son escorte la suit en Écosse. — Adieu à la France. — Traversée. — Débarquement au port de Leith. — Les nobles écossais viennent au-devant de la reine. — Pressentiment de Marie Stuart. — Arrivée à Holyrood. — Double protestantisme, l'un politique, l'autre religieux. — Réception à Holyrood. — Le grand prieur. — Le duc d'Aumale. — Le marquis d'Elbeuf. — Le maréchal Damville. — Castelnau de Mauvissière. — Chastelard. — Strossi. — La Guiche. — Brantôme. — La Noue. — Lord James Stuart. — Le comte de Morton. — Lord Ruthven. — Lindsey. — Lord Huntly. — Maitland. — Robert Melvil. — Kirkaldy de Grange. — Marie dépêche Maitland à Élisabeth. — État religieux de l'Écosse. — Knox, l'âme de la réforme. — Ses conversations avec Marie Stuart. — Ils se séparent ennemis.
La reine s'arrêta toute une semaine à Calais avant de se séparer de son cher cortége, au milieu des sanglots et des larmes. Elle était alors dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté.
Elle avait dix-neuf ans. Sa taille était grande, animée, flexible. Tous ses mouvements étaient faciles, toutes ses attitudes charmantes. Sa démarche, tantôt languissante, tantôt rapide, toujours inimitable, avait un essor naturel, un pas aérien qui paraissait glisser plutôt que se poser. Ronsard et Joachim du Bellay nommaient Marie Stuart la dixième muse. Mais, en dépit des poëtes, je ne sais quoi de voluptueux dans toute sa personne invitait à l'amour, et trahissait la femme sous l'immortelle.
Son front, haut et bombé dans la partie supérieure, avait une dignité fière armée d'intelligence et d'audace. Son oreille était petite ; sa tempe palpitante. Son nez délicat était aquilin comme le nez aristocratique des Guise, chez qui ce noble trait ne dégénéra qu'après le Balafré, dans le prince de Joinville, son fils. Les joues roses et blanches de Marie Stuart rappelaient, dans leurs teintes harmonieuses, le beau sang mêlé de Lorraine et d'Écosse.
Ses longs cils, qui voilaient un peu l'ardeur de ses regards, ne parvenaient pas à leur communiquer la suavité du sentiment. Ses yeux bruns, d'une transparence humide et ignée, dardaient l'éclat brûlant de la passion, et ils auraient manqué de douceur sans leur forme exquise que relevait encore l'arc pur et délié des sourcils.
Deux plis se dessinaient aux extrémités d'une bouche frémissante dont le sourire brillait comme un rayon de soleil.
Le menton délicieusement arrondi de la jeune reine inclinait à se marquer une seconde fois dans les imperceptibles linéaments d'un contour inférieur.
Ses cheveux d'un blond cendré, auxquels, par caprice, il lui arrivait souvent de n'ajouter aucun ornement, lui seyaient à ravir et répandaient autour d'elle un phosphore.
Sa figure, d'un ovale allongé, imposante et mobile, passait sans cesse de la sévérité à l'enjouement. On en saisissait vite néanmoins le caractère permanent et l'expression sérieuse. Les grâces y voltigeaient à l'envi, mais la passion résolue, profonde, aveugle, y résidait.
Elle portait la tête moins avec la noblesse étudiée d'une reine qu'avec la libre majesté d'une déesse à laquelle la comparait l'imagination mythologique de son siècle. Seulement la déesse était une femme dont la poitrine respirait des flammes et contenait des philtres irrésistibles.
Elle savait tout son charme et ne fuyait pas les occasions de le montrer. Elle se servait peu de masque, malgré l'exemple des dames de la cour. Elle pliait à ses convenances jusqu'à la mode. Même aux processions elle marchait à visage découvert, sa grande palme à la main, et, sous une modestie feinte, elle triomphait avec une joie secrète d'éclipser toute parure et toute beauté par sa présence.
Charles IX, après le départ de Marie, regardait sans cesse le portrait qu'elle avait laissé au Louvre. Il la proclamait la plus charmante princesse du monde. Il estimait son frère François heureux malgré sa mort prématurée, puisqu'il avait goûté un instant l'ambroisie d'une telle femme. Lui-même, si elle fût restée en France, aurait voulu l'épouser avec une dispense du pape.
L'admiration pour Marie Stuart ne se bornait pas à la France et à l'Écosse ; elle était européenne.
Comment s'en étonner quand on connaît ses portraits?
Le plus surprenant peut-être, je l'ai découvert à quelques milles de Dalkeith. C'est un fragment de buste, un profil mutilé, dans la manière des têtes de Henri II et Henri III par Germain Pilon. Ce buste de Marie a été brisé, creusé, et néanmoins respecté par le temps. La physionomie s'échappe des traits taillés dans la pierre, dont les profondes grenures semblent recéler une âme, et cette âme jaillit en éclairs de vie sous tous les accidents de la lumière et de l'ombre.
Les autres portraits de Marie Stuart, et ils sont nombreux, qu'il m'a été donné de voir à Versailles, à Eu, à la Bibliothèque Sainte Geneviève, à Saint-James, à Windsor, à Hampton-Court, à Holyrood, sont d'une beauté rare. Tous, dans leur variété brillante, retiennent une merveilleuse unité qui témoigne à la fois de la ressemblance de Marie et du génie des artistes de la renaissance.
Marie Stuart, à Calais, était vêtue en grand deuil blanc d'une robe de velours, selon la coutume des reines de France. Elle portait une guimpe découpée à pointe de dentelle. Son voile empesé se recourbait au-dessus de chaque épaule. Ses manches de toile d'argent étaient étroites en bas et bouffantes en haut. Sa chevelure, lisse sur la tête, était crêpée au-dessus des tempes et se rattachait par derrière avec des nœuds de ruban. Un bonnet léger lui descendait en cœur sur le front et couvrait, sans les cacher, trois rangs de perles de la plus belle eau. Un collier d'autres perles, qu'elle préférait à tous ses joyaux, ruisselait de son cou.
Une gibecière, de même velours que sa robe, était suspendue à sa ceinture. Marie, à côté du petit sifflet d'or dont se servaient les princesses de ce siècle pour appeler leurs gens et leurs pages, enfermait dans cette sorte de poche les nouveautés littéraires dont elle était fort friande. C'était la place habituelle d'un Ronsard magnifiquement relié. L'édition sortait des presses de Robert Estienne, qui l'avait soignée autant que ses meilleures éditions classiques. Il en avait affiché les épreuves, selon sa coutume, avec promesse d'une généreuse récompense pour chaque faute qui lui serait signalée. Ronsard, ce beau génie trop méconnu aujourd'hui, était alors l'idole de la cour, de la ville et de l'Europe, à tel point que Brantôme demandant un jour à Venise, chez un libraire, les Œuvres de Pétrarque, un grand seigneur italien, fort renommé par son esprit, lui en fit un reproche en disant : « Quand on a le bonheur d'être le compatriote de M. de Ronsard, comment peut-on songer aux poëtes étrangers qui lui sont tous si inférieurs? »
A l'exemple de ses contemporains, Marie Stuart aimait donc Ronsard ; et, par un tour de coquetterie dans le goût du XVIe siècle, elle avait fait de son poëte favori une élégance de sa toilette.
La séduction était tellement sa nature qu'elle l'exerçait, dès le berceau, sur tout ce qui l'entourait. A l'âge de dix ans, dans un voyage du roi Henri II à Amboise, elle le retenait, au dire du cardinal de Lorraine, et le captivait par sa conversation enfantine.
Prompte, mouvante, passionnée, de fort bonne compagnie, les beaux esprits aussi bien que les jeunes seigneurs et les catholiques la nommaient leur reine. Elle était assez folâtre ; mais une lueur sinistre traversait par moment sa gaieté.
Elle avait la voix très-douce et très-pénétrante. Ses entretiens étincelaient de verve et d'imagination. L'ironie la plus acérée, la meilleure, l'ironie française, était son arme terrible contre ses ennemis. Lorsqu'elle ne pouvait les combattre autrement, elle les blessait par un sarcasme. Elle mettait autant de courage que d'imprudence à frapper ainsi les forts, qui ne manquèrent jamais de se venger.
Elle chantait bien et jouait du luth avec les mains les plus belles. La forme et la couleur de ses gants étaient toujours imitées. Ses pieds étaient chaussés avec une recherche minutieuse.
Elle excellait à la danse et à la chasse. Elle montait à cheval mieux qu'une amazone. Elle n'avait dans ses écuries que des chevaux turcs, barbes, et des genets d'Espagne. Elle dédaignait la selle à planchette de velours, et elle était l'une des premières à la cour qui eût osé mettre la jambe sur l'arçon, ce qui donne plus de grâce, l'air plus hardi et plus fier.
Sa libéralité allait au delà de toutes ses ressources. Elle n'était pas seulement généreuse, elle était prodigue par grandeur.
Ses habitudes n'étaient point paresseuses, mais plutôt actives. Elle portait dans le plaisir autant d'impétuosité que ses oncles dans la gloire ou dans la politique. Trop Lorraine de sang et d'éducation pour n'être pas pétrie de ruse, elle aurait pu être homme d'État comme Élisabeth, si elle n'eût été plus femme que princesse. Toute la diplomatie de sa race, toutes les intrigues de son génie, elle les déploya dans les innombrables drames de ses passions successives. L'amour, sa vocation, était pour elle ce qu'était la guerre pour les hommes de sa maison : une fatigue et un bonheur. Elle était toujours prête à conquérir, à subjuguer.
Dans ce temps, où les femmes mangeaient comme les héros de l'Iliade et de la Ligue, Marie Stuart tenait encore plus au luxe des mets qu'à leur nombre ou à leur saveur. La musique de son repas était mélodieuse, et le service de sa table d'une délicatesse extrême. Les perdrix grises y étaient argentées et les perdrix rouges dorées au bec et aux pattes. Les serviettes s'y embaumaient avec des sachets de fleurs. La reine était sobre sur le vin ; mais elle y était difficile, et il le lui fallait exquis.
Elle avait les sens les plus rares, et les plus subtils esprits semblaient présider au jeu de tous ses organes. Son électricité était délicieuse et terrible. Le parfum de sa personne s'insinuait dans les cœurs et les agitait d'un mal incurable. Elle paraissait, et les poitrines les plus froides étaient embrasées. D'un regard, d'un sourire, d'une parole, d'une caresse, elle pouvait troubler toute une vie.
Sous le tartan écossais elle était charmante ; mais s'habillait-elle à la française, à l'espagnole ou à l'italienne, elle était adorable. Jamais elle ne montait les degrés d'une fête, qu'elle n'eût inventé quelque nouvelle fantaisie de toilette. Poëte, elle appliquait son imagination à sa parure, et ce n'était pas sa moindre poésie. Elle était un poëte et un poëme à la fois, un poëme vivant.
Ses vers furent l'un des bégaiements rhythmiques les plus harmonieux et les plus suaves de notre langue. Même aujourd'hui ils conservent un accent, un battement, une larme secrète du cœur qui consacrera une fois de plus pour l'avenir le plus reculé la renommée de celle qui ne peut être oubliée, tant elle a de titres au long souvenir de la postérité et tant elle tient l'immortalité par des prises diverses!
Je n'hésite pas cependant à dire que la prose de Marie Stuart est très-supérieure à ses vers. Son style est l'un des meilleurs du seizième siècle, de ce siècle ondoyant et fécond dans son chaos, épris de volupté et de sang, de foi et d'athéisme, d'austérité et d'orgie, passionné pour l'antiquité et amoureux des choses nouvelles ; le siècle des saints et des courtisanes, des orthodoxes catholiques ou non catholiques et des libres penseurs.
La tiare posée entre un volume de Platon feuilleté sans cesse et une Bible toujours fermée, Léon X, l'élève de Marsile Ficin, de Politien et de Pic de la Mirandole, l'ami de Sadolet, de Bembo et de Bibbiena, le pape des peintres, des poëtes, des humanistes, avait inauguré ce siècle dans une nonchalance majestueuse. Jules II avait attiré et protégé Michel-Ange, ce génie de même métal que le sien ; Léon X s'attacha Raphaël, cette imagination du même firmament que lui. Tels pontifes, tels artistes.
Quel spectacle! Érasme, le grand journaliste de l'Europe, se rit de tout, enveloppé de la chaude atmosphère de son poêle, en sa maison de Bâle. Thomas Morus se prépare de loin au martyre par la prière et par la culture des lettres, au bord de la Tamise, sous son toit de Chelsea, où il accueillait Holbein. L'Arioste chante à Ferrare, sous les pins de sa villa. Machiavel, chassant aux grives le matin, causant à l'hôtellerie de son village avec les voyageurs, jouant aux cartes avec l'aubergiste, le meunier, le boucher et les charbonniers, ses voisins ; puis quittant, le soir, son costume de paysan souillé de poussière et de boue, et revêtant des habits de cour avant d'entrer dans son cabinet pour écrire les Discours sur Tite-Live, et pour converser avec les grands hommes de l'histoire, se consume d'ennui, d'inaction et d'étude à la Strada. Les cardinaux les plus illustres vivent, à la cour épicurienne du Vatican, et y font représenter des comédies obscènes. Ils jurent, non par le Dieu vivant, mais par les dieux immortels. Ils dédaignent les Écritures qu'ils ne lisent point, dont le latin barbare offenserait leurs oreilles délicates, et altérerait en eux l'harmonie, la pureté des périodes cicéroniennes.
Luther, et plus tard Calvin, avec tous les chefs du protestantisme, secouèrent ce monde d'artistes et de princes en robes rouges, platoniciens et dissolus, qui dissertaient et qui jouissaient entre les festins et les empoisonnements, entre les orchestres et les poignards. La réforme amena ainsi la grande réaction catholique représentée par Ignace de Loyola et par sainte Thérèse. Cette réaction fut saluée d'une moquerie sceptique par Montaigne, d'un cynique éclat de rire par Rabelais, tandis que se rencontraient dans une même ivresse furieuse la royauté, l'Église, la noblesse et le peuple.
Marie Stuart si passionnée et si brillante, païenne par nature, catholique par éducation et par faction, poëte, érudite, princesse, femme, participe de tous les instincts de son siècle, et les représente par toutes les faces étincelantes ou sinistres. « Elle avoit l'esprit grand et inquiété, » dit Michel de Castelnau.
Comme écrivain, elle ressemble aux rapides narrateurs de son temps, non pas certes à de Thou, grave magistrat, antique par la latinité, moderne par les événements, selon le goût des contemporains ; mais à ces héros de plume et d'épée, Montluc, d'Aubigné, les plus vivants des historiens, parce que leurs annales sont des mémoires, parce qu'au lieu de jeter dans leurs pages leurs systèmes ou leur science, ils y jettent leur cœur, leur conscience et leur action. Marie Stuart en fait autant dans ses lettres, et c'est par là qu'elle est originale. Ses vers sont bien éclipsés par ses lettres. Là, elle ne balbutie plus, elle parle ; et l'on sent que cette prose si nette, si colorée, si émue, n'est plus le jeu, mais la moelle de sa pensée. La gloire littéraire est un des prestiges de cette femme étonnante qui en eut tant d'autres. Tous ces prestiges lui ont survécu et lui survivront. Un nom fameux dans l'histoire est un astre dans le ciel : il ne peut s'éteindre qu'avec le monde. Il faut donc le reconnaître, un rayon de Sapho et de Vittoria Colonna flotte sur la mémoire de Marie Stuart. Mais cette flamme d'esprit et de bon sens qui brille dans ses lettres, voilà sa véritable auréole.
Ses doux loisirs cessèrent entièrement à Calais. Les deux heures qu'elle réservait naguère à l'étude, elle était forcée de les donner aux affaires.
Tout enflammée par ses oncles, qui n'estimaient rien tant que le pouvoir, elle songeait sérieusement à l'exercer. Elle s'arrachait à ses habitudes de princesse littéraire et frivole, pour s'élever au rude métier de gouverner par elle-même. Elle aurait bien encore les conseils des Guise, mais elle ne serait plus sous leur tutelle glorieuse. Cette perspective d'indépendance effrayait sa faiblesse en flattant son orgueil. Qu'importe? se disait-elle. Élisabeth n'est-elle pas à la tête de son royaume? Ne compte-t-elle pas entre les plus puissants et les plus sages souverains de l'Europe? Elle ménage les finances pour ne pas accroître les impôts. Elle augmente et féconde la première de toutes les forces de l'Angleterre : la marine. Elle entretient l'ordre le plus merveilleux dans ses États, la police la plus habile dans les cours étrangères. Il lui suffit, pour cette tâche, d'avoir de graves ministres et d'appliquer son esprit à l'empire. Marie se proposait d'égaler et même de surpasser Élisabeth.
Elle cherchait des raisons de moins pleurer la France et de diminuer sa peine. Elle ne pouvait rester la seconde là où elle avait été la première. Il lui fallait se résigner de bonne grâce à la nécessité. Pourquoi ne s'en retournerait-elle pas avec bonheur? Elle allait essayer la couronne d'Écosse à son front. Elle la possédait dès sa naissance, mais elle ne l'avait jamais portée. Sa puissance souveraine serait sa plus belle perle. Elle représenterait la gloire des Guise et des Stuarts. Elle vaincrait l'anarchie ; elle apaiserait les guerres civiles ; elle assurerait le repos de ses États, la prospérité de son peuple. Elle servirait la religion catholique ; elle s'approcherait du sceptre d'Angleterre, dont elle était l'héritière légitime, et se tiendrait prête à tout événement, soit pour le recevoir de son droit, soit pour le réclamer par les armes. Elle serait une grande reine, qu'elle eût un trône ou qu'elle en eût deux, aimée de quelques-uns, respectée de l'Écosse et de l'Europe.
C'est ainsi que, tout en pleurant la France, sous sa cendre de veuve, elle couvait le feu de son ambition et l'ardeur de régner.
Quand il fallut partir, cependant, sa douleur fut immense.
La veille de l'embarquement, elle esquissa les vers que l'on a tant cités depuis et qu'elle acheva plus tard à Holyrood :
Le lendemain 15 août 1561, Marie se sépara des seigneurs qui l'avaient escortée à Calais. Ne pouvant parler à cause de sa douleur, elle mit la main sur son cœur, et s'avança vers le rivage, où sa petite flotte l'attendait. Cette flotte se composait de deux galères et de deux vaisseaux de transport. Marie choisit la galère dont le chevalier de Mauvillon était le capitaine. Au moment où elle se disposait à y monter, l'avisé cardinal de Lorraine, qui allait repartir pour Saint-Germain avec le duc et le cardinal de Guise ses frères, conseilla prudemment à sa nièce de ne pas risquer ses diamants aux hasards de la traversée, et de les lui laisser en dépôt. Marie, souriant, s'en excusa en répondant à son oncle que ses diamants courraient la même fortune que la reine d'Écosse. Elle gravit légèrement l'échelle de la galère, où elle se trouva environnée d'une suite brillante d'adorateurs. La France ne l'exposa pas seule à l'Océan et aux vaisseaux d'Élisabeth. Trois de ses oncles et plusieurs jeunes nobles épris de ses charmes et attachés à la maison de Guise, furent sur le pont en même temps qu'elle. Deux barques chavirèrent. Six hommes périrent à quelques brasses de la galère royale, malgré les ordres que Marie multiplia dans son émotion et toutes les tentatives du chevalier de Mauvillon pour sauver ces pauvres matelots. La reine était désespérée. Elle se comparait à Didon, avec cette différence qu'après la fuite d'Énée, Didon regardait la mer, tandis qu'elle, elle regardait le rivage. Elle exhalait ses regrets par des soupirs, et par des mots entrecoupés de sanglots. Durant cinq heures, elle ne détourna pas une minute les yeux du port où elle avait appareillé, disant toujours avec des lamentations touchantes : « Adieu, France ; adieu, France, mon unique joye. » La nuit seule put l'empêcher de regarder le pays de sa jeunesse et de ses amours. Elle était inconsolable. Elle avait fait promettre au timonier de l'éveiller au point du jour, s'il apercevait encore les côtes de France. Le vieux marin n'oublia pas cet ordre, et Marie salua pour la dernière fois les rivages de sa patrie d'adoption : « Adieu, France, s'écria-t-elle encore, c'en est fait ; adieu, France, que je ne cesserai de me rappeler, et que je ne verrai plus! »
Quand tout se fut effacé à l'horizon, elle pleura de nouveau, et les pressentiments sinistres la saisirent. Hélas! la froide et prophétique terreur qu'elle ne pouvait surmonter, était sans doute le frisson que l'ombre de l'avenir communiquait à son âme!
La petite flotte de Marie Stuart arriva un dimanche matin. Grâce à un brouillard épais, elle avait évité la flotte anglaise, qui, pour s'emparer de la personne de la reine, croisait à la portée du Forth, entre Berwik et Dunbar.
Le brouillard dura le jour et la nuit (1561). Le grand prieur, l'un des oncles de la reine, ordonna de jeter l'ancre en pleine mer. Le lundi seulement, le brouillard se dissipa, et l'on aperçut le port de Leith. C'était le 19 août, et l'on prit terre aussitôt ; mais rien n'était préparé pour la réception de Marie.
Dès le 9 août, Randolph écrivait à Cecil : « On peut douter, en quelque temps qu'elle vienne, qu'elle soit bien accueillie dans un pays où la plupart des gens sont persuadés qu'elle médite leur ruine totale. Qu'elle vienne quand elle voudra, on fait de minces dépenses pour son arrivée, et il n'y a presque personne qui croie qu'elle ait cette idée. J'ai montré la lettre de Votre Grandeur au lord James, au lord Morton et au lord Lethington. Ils désirent, ainsi que Votre Grandeur, que la reine d'Écosse soit retardée ; et, si ce n'étoit l'obéissance qu'ils lui doivent, ils s'embarrasseroient fort peu de la jamais voir. »
Cependant, lorsque les nobles qui se trouvaient à Édimbourg connurent le débarquement de leur jeune reine, ils se réunirent afin d'ajouter un cortége national à son cortége étranger. C'était une troupe austère et farouche, plus faite pour contredire et combattre la royauté que pour la servir. Les hommes hardis et fiers qui la composaient étaient vêtus de pourpoints de buffle. Leur barbe était courte et leurs moustaches redressées en pointe. Ils avaient une seconde armure, une cotte de mailles, qu'ils endossaient, même dans la paix, contre l'assassinat. Plusieurs portaient une toque de velours noir entourée de trois rangs de perles ; d'autres des casques, d'autres de larges chapeaux relevés d'un côté par une agrafe, et ornés de plumes qui retombaient en arrière. Le meurtre, au milieu des orages de la régence de Marie de Lorraine, était devenu pour eux une telle habitude, qu'ils étaient toujours sur leurs gardes, et que, même au saut du lit, en robes de chambre et en pantoufles, ils avaient le sabre au côté et les pistolets à la ceinture. Rudes et passionnés pour la réforme, ils marchaient au pas de leurs chevaux à la rencontre de Marie Stuart avec plus de curiosité que de respect et d'amour. Ils abordèrent d'un œil soupçonneux cette princesse, d'un œil hostile et jaloux les seigneurs français qui l'accompagnaient. Le saint Évangile et l'Écosse leur sonnaient mieux aux oreilles et au cœur que les noms de Marie Stuart et de catholicisme, ces deux noms papistes.
L'aspect des nobles écossais fut étrange et nouveau à Marie. Néanmoins, sans témoigner aucun étonnement, elle les accueillit avec la grâce qui lui était familière. Sa beauté éclatante et sa sympathie électrique semblèrent fondre la glace de cette première entrevue, et les plus jeunes cédèrent même à un enthousiasme chevaleresque. Mais les partisans de la réforme et les amis de Knox, qui étaient partout en majorité, reprirent bientôt une attitude grave et un visage impassible.
Marie, après s'être un peu reposée à Leith, se disposa, non sans confusion, à continuer sa route jusqu'à Édimbourg. Elle redoutait pour l'Écosse soit la raillerie, soit la pitié de ses courtisans français. Quand elle aperçut les pauvres chevaux du pays qu'on lui avait envoyés précipitamment d'Édimbourg, leur maigreur, leur taille petite et lourde, la boue dont ils étaient souillés, leurs harnais en désordre, leurs galons flétris, leurs housses en lambeaux, ce ne fut pas seulement de la honte qu'elle éprouva, ce fut de la douleur. Elle se sentait humiliée dans son peuple, et sa couronne lui parut de laiton. Elle rougit, versa quelques larmes en s'écriant imprudemment que ce n'étaient pas là les haquenées et les palefrois qu'elle avait coutume de monter, ni les magnificences du royaume de France. Les Écossais froncèrent le sourcil, et rappelèrent Marie à elle-même. Elle chercha et réussit à être aimable le long de la route, jusqu'à la demeure de ses ancêtres.
Une sombre voûte conduisait dans la cour quadrangulaire du château d'Holyrood. Marie traversa cette voûte et entra pensive dans le palais de ses aïeux, dont une partie a été rebâtie à neuf sous Charles II, et dont le monument principal existe encore aujourd'hui dans son style primitif, avec sa galerie aérienne, sa façade imposante et ses six tours blasonnées d'épées en croix et de chardons surmontés de la couronne d'Écosse.
Marie avait rencontré sur son chemin tantôt de l'indifférence, tantôt de la surprise, quelquefois de l'hostilité, rarement de l'élan, jamais ces acclamations qui l'accueillaient partout en France et en Lorraine. Ses oncles et leurs amis étaient indignés. Marie était étonnée, inquiète. Elle allait se coucher, lorsque cinq ou six cents bourgeois d'Édimbourg vinrent sous ses fenêtres lui donner la pire des sérénades, une sérénade protestante. Ils s'accompagnèrent toute la nuit de mauvais violons et de cornemuses, en chantant les psaumes d'une voix aigre et enrouée. Et comme miss Seaton narguait tout bas les huguenots : « Hélas! dit Marie, nous ne sommes pas en France ici ; au lieu de rire, j'ai plutôt envie de pleurer. »
La reine ne put fermer l'œil, elle qui avait tant besoin de sommeil. Elle se montra sur le matin, et, faisant un violent effort, elle remercia gracieusement, du haut de sa galerie, la foule qui continuait à psalmodier en s'écoulant.
Marie se remit au lit, mais elle ne dormit pas. Les mauvais présages s'étaient succédé l'un à l'autre depuis Calais. Elle les repassait sans doute involontairement, et avec effroi, dans les ténèbres de la première nuit de son retour sous le toit de ses pères.
Arrivée à Leith, la reine avait remarqué, de la tour où elle s'était reposée, un pin découronné près de sa fenêtre. On lui avait dit que la veille, à l'heure même où elle aurait dû débarquer, l'arbre avait été frappé de la foudre et brisé. Pendant toute sa route de Leith à Édimbourg, du milieu de sa double escorte, elle avait observé le silence sombre et presque menaçant de la foule curieuse accourue sur son passage. Les monts d'Arthur et de Salisbury, ces monts nus et sévères qu'elle apercevait devant elle et qui dominent Holyrood, avaient redoublé son abattement. Enfin, parvenue au château, dans sa chambre, au moment où, déshabillée par ses femmes, elle regardait avec attendrissement un admirable portrait de Jacques V, son père, ce portrait était tombé et la toile s'était crevée d'une manière irréparable à l'endroit de la belle figure du prince.
Toutes ces pensées agitèrent Marie, et la tinrent cruellement éveillée jusqu'à l'heure où elle se leva pour la messe. Elle avait désiré qu'un prêtre catholique bénît ainsi, par la plus auguste des cérémonies religieuses, son arrivée en Écosse. Le peuple, averti, s'insurgea contre cette manifestation papiste, et, sans la fermeté du prieur de Saint-André, lord James Stuart, qui se jeta entre l'émeute et l'autel, le prêtre aurait été immolé, sous les yeux mêmes de la reine, dans la chapelle d'Holyrood. Elle eut alors l'intuition des deux fanatismes qui la menaçaient. A Leith, elle avait deviné le protestantisme politique de sa noblesse ; à Édimbourg, elle comprenait le protestantisme sectaire de la multitude.
Elle fut triste jusqu'au soir. Son premier dîner à Holyrood avait été marqué par un incident significatif. C'étaient les magistrats d'Édimbourg, dirigés par Knox, qui l'avaient ordonné. Au dessert, ces magistrats presbytériens firent avancer tout à coup un enfant qui présenta à Marie Stuart, sur un plateau d'argent, les clefs de la ville entre une Bible et un Psautier, symboles tyranniques du protestantisme, qui disaient mieux qu'un discours à quelles conditions était la couronne, à quel prix était l'obéissance de l'Écosse.
Marie ne se ranima et ne retrouva une gaieté fugitive et un peu factice que le lendemain aux flambeaux. Il y eut réception royale. La petite cour française de Marie Stuart surpassait en magnificence sa cour écossaise. Le plaid de fin tartan était vaincu par le manteau coupé à la dernière mode de Paris. Les dentelles de Flandre, la soie de Chypre, les pierres précieuses et les perles ornaient la bonne grâce des jeunes courtisans d'outre-mer, qui éclipsaient avec insouciance ces Écossais qu'ils considéraient comme des sauvages, et qui ne pouvaient rivaliser avec eux que d'intrépidité et de belles armes.
Le grand escalier d'Holyrood, du côté du parc, cet escalier que ses degrés nombreux, larges et bas rendaient si doux à monter, était plus vivant qu'il ne l'avait jamais été. Des torches brûlaient dans des niches sur des candélabres de pierre ; des orangers et des myrtes parfumaient le porche majestueux arrondi en cintre et parsemé de petites ogives. On suivait avec admiration le pilier massif qui soutenait cet escalier léger, et qui dominait de ses guirlandes de bas-reliefs quatre balcons intérieurs superposés l'un sur l'autre.
La galerie et les salons de réception resplendissaient de lumières. Ces lumières, qui se reflétaient dans les glaces de Venise de Marie de Lorraine, étincelaient au-dessus de charmants porte-flambeaux achetés en France par Marie Stuart, et qu'elle avait fait déballer en arrivant. Ils étaient de bois sculpté et représentaient, échelonnés en cariatides, de petits sylvains aux pieds de bouc, aux corps et aux visages d'enfant. C'étaient des chefs-d'œuvre dont quelques-uns sont conservés encore à Holyrood. Tout le monde les admira et applaudit au goût de la reine.
Vêtue comme au Louvre, Marie était assise sur un fauteuil de bois ciselé, trône de ses ancêtres, et qui avait succédé au bloc de granit, en forme de chaise, sur lequel se plaçaient, dans l'abbaye de Scone, les premiers rois d'Écosse, le jour de leur couronnement. Les femmes de la reine avaient recouvert de coussins le vieux fauteuil, et, de ce siége de majesté, Marie attirait à elle jusqu'à ses plus ombrageux ennemis.
De tous les environs d'Édimbourg les plus grandes dames s'étaient empressées pour cette soirée à la nouvelle cour, mais aucune n'était comparable à Marie Stuart ; et les poëtes purent dire que la plus belle rose d'Écosse fleurissait sur la plus haute branche.
Deux groupes briguaient à l'envi les préférences de la reine, qui excellait dans cet art où la coquetterie de la femme s'élève jusqu'à l'habileté politique et devient un manége de la royauté. Elle ne mécontenta pas ce soir-là les Français qui l'avaient accompagnée, mais ses faveurs les plus marquées furent pour ses Écossais.
On remarquait autour d'elle trois de ses oncles, le grand prieur, le duc d'Aumale, le marquis d'Elbeuf, des grands seigneurs dont les aînés étaient de grands hommes. Venaient ensuite le fils du connétable de Montmorency, le maréchal Damville, digne d'ajouter encore de l'honneur à l'honneur de son nom ; Castelnau de Mauvissière, délié comme un ambassadeur, honnête comme un chevalier ; Chastelard, aussi brave que son immortel aïeul, bien que moins sérieux, un Bayard de roman ; Strossi, un proscrit d'une des plus puissantes familles de Florence, un héros athée que son talent, son courage et sa parenté avec Catherine de Médicis relevaient dans l'exil ; la Guiche, un intrépide soldat, cher au duc François de Guise, qui le réservait pour les coups de main et pour les mêlées ; Brantôme, un Gascon libertin, spirituel, impudent, un écrivain de boudoir, d'alcôve et de bivouac ; puis la Noue, un cœur chaud et une tête calme, le Catinat anticipé de la réforme.
Les seigneurs écossais, mêlés à ce groupe, s'entretenaient avec la reine et avec les Français, plus bruyamment que ne le prescrivait l'étiquette. Marie les traita tous avec une politesse affectueuse proportionnée à leur naissance, à leur mérite, à leur importance politique.
Ils avaient pour la plupart une attitude guerrière et rigide à la fois, et l'on doutait s'ils ressemblaient à des chevaliers ou à des sectaires. Le premier d'entre eux était lord James Stuart, frère naturel de Marie, non moins beau que son père et que sa sœur, fier comme un bâtard de roi, hardi comme un soldat et prudent comme un diplomate. Après lui, on distinguait le comte de Morton, dont le visage impitoyable et adroit inspirait la crainte, et dont l'âme était plus double, plus insensible, plus sauvage encore que les traits ; lord Ruthven, sans peur et sans scrupule, rusé et audacieux avec l'aisance d'un homme de cour ; Lindsey, un rude et intrépide magnat de bruyères, dont les petits yeux gris enfoncés lançaient des éclairs aussi brillants que ceux de sa célèbre épée, et qui, sous son grossier pourpoint portait « imprimés sur satin » les plus terribles versets de la Bible ; lord Huntly, orgueilleux de son courage, de ses immenses richesses territoriales et de ses innombrables vassaux ; Maitland, un aigle et un caméléon tout ensemble ; Robert Melvil, un courtisan accompli, dont le dévouement dépassait un peu les calculs de l'intérêt personnel, et qui cédait quelquefois à son cœur malgré sa raison ; Kirkaldy de Grange enfin, le plus habile tacticien de l'Écosse, un homme de guerre transcendant, admiré de tout ce qui portait en Europe l'épée du commandement, humain d'ailleurs au milieu des mœurs cruelles de sa patrie.
Les Hamilton, dont le chef était Jacques, comte d'Arran, duc de Châtellerault ; les Seaton, les Fleming, et les autres seigneurs papistes, étaient déjà en minorité dans cette noblesse, dont le souffle de la réforme entraînait les plus généreux, dont les moins délicats, les plus nombreux flairaient comme une proie les biens des grandes familles fidèles à la tradition, et les domaines de l'Église et des monastères.
La reine, fatiguée, se retira de bonne heure.
Bien qu'il eût été prié avec beaucoup d'égards, Knox, soit mépris du monde, soit hostilité, n'avait point paru dans les salons du château.
Après s'être échappé des galères de France, il avait vécu en Angleterre près de Cranmer, en Suisse près de Calvin. Il était rentré depuis 1555 en Écosse, où beaucoup d'émeutes presbytériennes l'avaient réjoui. Il en raconte une avec cette verve abrupte et puissante qui donne une idée de toutes les autres : « J'ai vu, dit-il, l'idole de Dagon (le crucifix) rompue sur le pavé, et prêtres et moines qui fuyaient à toutes jambes, crosses à bas, mitres brisées, surplis par terre, calottes en lambeaux. Moines gris d'ouvrir la bouche, moines noirs de gonfler leurs joues, sacristains pantelants de s'envoler comme corneilles. Et heureux qui le plus vite regagnait son gîte! car jamais panique semblable n'a couru parmi cette génération de l'Antechrist. »
Knox était le régulateur de la foi et le maître de la colère du peuple, qu'il retenait ou qu'il déchaînait à son gré.
Son absence avait été remarquée à cette soirée, et l'on s'était entretenu de lui dans plus d'un groupe.
Avec ce tact délicat et cette rare clairvoyance qui la distinguaient dans ses courts intervalles de sérénité, lorsque les passions n'offusquaient point son esprit et n'aveuglaient point son regard, Marie comprit que les hommes avec qui elle aurait le plus à compter comme reine, et qui influeraient le plus puissamment sur ses destinées dans la politique et dans la religion, étaient lord James Stuart, son frère, et John Knox. Elle se résolut à les gagner.
Elle nomma lord James le chef de son cabinet, et lui donna pour second Maitland de Lethington. L'un et l'autre étaient merveilleusement propres, par leurs talents et par leurs liaisons, soit avec Dudley, soit avec Cecil, à maintenir l'union des deux reines et des deux pays.
Dès lors Marie s'occupa du soin de son royaume en princesse tantôt sérieuse, tantôt frivole. Elle cherchait à plaire autant qu'à gouverner. Près de son fauteuil, jusque dans la salle des délibérations, il y avait une petite table à ouvrage de bois de senteur. Marie, et c'était l'une de ses séductions, siégeait en femme dans ses conseils ; mais elle savait les présider en reine, passant à propos, au milieu des hommes d'État de sa confiance, d'une tapisserie ou d'une dentelle à des discours de politique et d'administration. Elle excellait dans les travaux de l'aiguille, et elle s'amusait à préluder par là aux vives illuminations d'une intelligence toujours brillante et même toujours juste, quand ses fougues personnelles ou l'ambition, soit de sa famille, soit de son parti, n'obscurcissaient pas ses facultés vraiment supérieures.
Marie, vers le 1er septembre 1561, dépêcha Maitland à Élisabeth. Ce jeune ambassadeur à qui rien ne manquait, si ce n'est l'incorruptibilité de la conscience, et qui accepta d'être le pensionné de l'Angleterre, était porteur de mille assurances de dévouement pour la fille de Henri VIII. Il déposa à ses pieds, avec les compliments empressés de Marie, de riches présents parmi lesquels étincelait un diamant taillé en forme de cœur, comme symbole de l'affectueux élan de celle qui envoyait une si gracieuse ambassade. Marie se désabusa vite, mais elle fut du moins sincère au commencement, dans les protestations d'une amitié qui ne fut jamais chez Élisabeth qu'un leurre pour tromper et pour perdre sa rivale.
La reine d'Écosse tenait aussi à attirer John Knox.
Elle avait entendu jusque sur le continent le bruit de ses pamphlets et de ses sermons. Le retentissement du marteau démolisseur des presbytériens, disciples ou partisans de Knox, avait surtout frappé Marie d'un sombre pressentiment. Ils ne respectaient pas plus les monuments que la doctrine du catholicisme. Ils renversaient les églises, brisaient les statues, semant çà et là avec irrévérence les débris de leur vandalisme et les ruines de la maison de Dieu. Des colonnes de marbre arrachées au sanctuaire servaient de piliers à de misérables cabanes au lieu du tronc des chênes, et le seuil des étables était fait des pierres qui scellaient autrefois les tombeaux des abbés et des évêques, des saints et des martyrs. Pendant que les foules commettaient les actes les plus terribles, les ministres de l'Église réformée s'emportaient aux déclamations les plus violentes. Ce qui augmentait et justifiait les défiances, c'est que Marie ne ratifiait ni la confession religieuse du parlement de 1560, ni la confiscation des terres du clergé. On lui supposait avec raison l'arrière-pensée de substituer, dès que les circonstances le permettraient, le catholicisme au protestantisme, et de restituer leurs immenses propriétés aux prêtres romains. Elle rappelait quelquefois le mot courageux de l'évêque de Rochester, de John Fisher, aux conseillers de Henri VIII, qui demandaient à la chambre des pairs, sous des prétextes pieux, la sécularisation des petits monastères et l'administration de leurs fermes. « Milords, s'était écrié le vénérable évêque, ce n'est pas le bien, ce sont les biens de l'Église que l'on veut. » « Fisher ne se trompait pas, disait Marie ; les hérétiques n'ont jamais voulu autre chose. » De là contre elle les colères des presbytériens.
Knox se montrait le plus ombrageux. Il avait écrit autrefois un livre contre le droit d'hérédité accordé aux femmes sous le règne de Marie d'Angleterre. Il recommanda publiquement la lecture de ce pamphlet, intitulé : Premier son de la trompette contre le gouvernement monstrueux des femmes.
Les nobles suivaient ce torrent de révolte. Ils mettaient la main sur la garde de leur épée comme les ministres du saint Évangile sur leur Bible. Lord Lindsey et tous les gentilshommes protestants de Fife proclamaient hautement qu'une reine idolâtre était indigne de gouverner ; quelques-uns même, qu'elle était indigne de vivre.
Rome s'émut, s'arma, s'organisa. Elle multiplia les missions, s'abrita sous les gouvernements. Elle fit éclater sur les rebelles à la vieille suprématie du pape, toutes les foudres spirituelles et temporelles. L'âme nouvelle de l'humanité était la plus forte. Ni le clergé, ni les moines prêcheurs, ni la régente, ne purent comprimer l'explosion religieuse de l'Écosse. Là, chez ce peuple fervent et obstiné, en face de la maison de Stuart et de la maison de Guise, la Bible traduite en langue vulgaire pénétra partout. Chaque château, chaque tour, chaque chaumière devint un sanctuaire pour les Écritures. Elles cessèrent d'être le patrimoine exclusif des prêtres. Par une heureuse substitution de la pensée à la matière, du Verbe à l'idole d'argile ou de bois, les deux Testaments furent dès lors, sous tous les toits des montagnes et des plaines, ce qu'étaient les pénates dans l'antiquité. Le livre sacré fut le dieu lare, le dieu familier et domestique de tous les foyers écossais.
Quand une doctrine est plus qu'un syllogisme pour une nation, quand elle est un amour, on doit être sûr de son triomphe.
C'est ainsi que l'Écosse accueillit la réforme.
L'apôtre et le théologien de ce grand mouvement fut John Knox. Il était doué des facultés les plus merveilleuses pour un propagateur d'idées. Convaincu, intrépide, éloquent, il avait dans le caractère ce mélange de finesse et d'audace qui distingue le génie de l'Écosse. Knox était à la fois un héros et un négociateur. Sous son voile de sainteté, dans l'intérêt de la cause qu'il représentait et du but qu'il poursuivait, il savait se montrer, selon les circonstances, tantôt hardi comme Wallace, tantôt délié comme Lethington.
Il était de haute taille. Son aspect athlétique imposait au peuple et l'impressionnait vivement. C'était un Titan révolutionnaire, un élément à face humaine. Sa voix ne parlait pas, elle tonnait. Ses yeux lançaient des éclairs. Ses cheveux sous l'inspiration paraissaient comme agités par le vent de Dieu. Son geste commandait. C'était un Danton biblique. Il y avait en lui du prophète et du tribun, et son influence politique égalait son influence religieuse. Menacé, chassé, exilé à plusieurs reprises, il revient toujours plus résolu. Il plie sous l'orage avec souplesse et se relève avec une vigueur que rien ne lasse. Il a l'énergie inépuisable de sa foi.
Cette foi était profonde, ardente, implacable. Elle s'était allumée aux bûchers que le gouvernement avait dressés dès 1524, et où il avait précipité en foule les partisans de la réforme introduite par Martin Luther.
Knox se sentit embrasé de zèle et d'indignation. Il éclata comme citoyen et comme croyant. Il comprit qu'il y avait pour lui, dans les évolutions de cette réforme sainte, une immense destinée.
Il se jeta tête baissée dans l'action.
Après la mort de Jacques V, le comte d'Arran, devenu régent d'Écosse, se montrant favorable aux doctrines régénératrices, Knox prêcha violemment contre le papisme. Mais bientôt la versatilité du comte mit l'apôtre en grave péril. Désigné par les haines catholiques aux ressentiments du pouvoir civil, Knox se cacha, et il était à la veille de quitter l'Écosse en fugitif, lorsqu'un asile sûr lui fut généreusement offert. Cet asile, la Wartbourg du réformateur écossais, fut, dans la province de Lothian, le château du laird Douglas.
Telle fut la retraite où Knox mûrit tous ses plans et se prépara dans le silence, dans la méditation, à l'apostolat de l'idée nouvelle, et, s'il le fallait, au martyre.
Il y avait dans ce refuge un lieu solitaire où Knox passait chaque jour de longues heures. A l'ombre des noisetiers, appuyé sur un rocher ou couché sur la mousse, près d'un étang, il lisait la Bible traduite en langue vulgaire, puis il couvait ses desseins, épiant avec anxiété l'instant propice à leur éclosion. Quand il était fatigué de lire et de penser, il se rapprochait de plus en plus de l'étang, s'asseyait au bord, et il émiettait du pain de son hôte aux poules d'eau et aux sarcelles sauvages qu'il avait fini par apprivoiser. Vive image de sa mission parmi les hommes auxquels il devait distribuer la parole! Knox aimait cette Thébaïde, cet enclos, ces rives de l'étang. « C'est là qu'il serait doux de se reposer, disait-il ; mais il faut plaire au Christ. »
Quand son moment eut sonné, on le vit reparaître dans les comtés de l'est de l'Écosse et semer hardiment les germes de sa doctrine. Refoulé en Angleterre, il y continua ses prédications. Persécuté par Marie, la sœur d'Élisabeth, il se retira à Genève, la Rome protestante, où Calvin l'accueillit comme un frère. On montre encore l'allée verte, le long du lac, où ces deux forts ouvriers de Dieu se promenaient sous le ciel entre le Jura et les Alpes, et s'entretenaient de la tâche immense qu'ils avaient à remplir l'un et l'autre dans le monde. Impatient de mouvement et d'action, Knox partit bientôt de Genève ; il parcourut la Suisse et l'Allemagne, éveillant partout des disciples, des fanatiques et des persécuteurs. D'Allemagne il repassa en Écosse, où le peuple entier l'attendait. Chose merveilleuse! il avait quitté une patrie catholique, il retrouva une patrie protestante. L'arbre qu'il avait planté avait grandi et fleuri en son absence. Il fut reçu par toutes les classes comme le libérateur des âmes, comme le prophète du nouvel Évangile.
Il était digne de sa renommée et de la vénération qu'il inspirait.
Knox fut le grand initiateur de l'Écosse, non pas, à la manière antique, par les Muses immortelles, par la poésie, par la musique, par les nombres, comme Orphée, ou Tirésias, ou Pythagore ; mais selon le besoin des temps, par le pamphlet, par la prédication, par l'éloquence, comme Luther et Calvin. Il avait, ainsi que Calvin, poussé très-loin le protestantisme, et, tout en proclamant la divinité du Christ, pour laquelle il serait mort avec joie, il n'admettait point la présence réelle dans l'Eucharistie. Il avait fait ce pas immense au delà de Luther. Bien qu'il préférât pour la doctrine Calvin, son émule, dont il avait l'intelligence systématique, et la logique législatrice, à l'exemple de son maître Wishart, il ne parlait de Luther qu'avec un respect mêlé de tendresse. Il n'approuvait ni les bouffonneries ni les faiblesses du grand moine de Wittemberg ; mais il le célébrait pour ses luttes, pour ses foudres contre Rome, pour les services rendus à la vérité évangélique, dont il avait été le premier promoteur et le premier flambeau dans la chrétienté.
Il invoquait souvent le nom et l'autorité de Luther ; il en citait les exemples et les maximes.
« Que je le veuille ou non, je suis forcé de devenir plus savant de jour en jour, » disait-il quelquefois avec l'ami de Mélanchthon.
Et encore :
« Jésus-Christ lui-même est né d'une femme, ce qui est un grand éloge du mariage. »
« Voilà pourquoi, ajoutait Knox, je me suis marié une et même deux fois. J'ai accompli le précepte de Dieu et de la nature. »
Il avait le don d'imposer et d'entraîner. Il était exemplaire, persévérant, infatigable. Souvent à la merci, soit des paysans, soit des seigneurs, son intrépidité était sans égale. Témoin de leurs excès, il les rappelait sans cesse à la modération, à la pureté de la morale. Non-seulement il échappait ainsi à tous les périls, mais il s'emparait de la souveraineté spirituelle. Il était si dévoué, si éloquent! et puis son prestige auprès du peuple, c'était sa sainteté ; auprès des nobles, c'était son courage.
Quelque temps après son arrivée en Écosse, Marie, qui sentait instinctivement la force du protestantisme religieux où s'allumait le protestantisme politique, double foyer entretenu et soufflé par l'Angleterre, Marie comprit de quelle importance il serait pour elle de conquérir John Knox. « Il faut le gagner, disait-elle, ou bien il fera couler plus de larmes qu'il n'y a de flots dans le Forth. »
On avait tant répété à la reine qu'elle était irrésistible! Elle voulut essayer la séduction de son intelligence et de sa courtoisie sur le réformateur.
Elle eut plusieurs entretiens familiers avec lui.
Les timides amis de Knox craignirent les enchantements de la sirène papiste, et conseillèrent à leur guide vénéré d'éviter les piéges, afin de n'être pas tenté. Mais, amoureux de controverse, Knox ne craignait rien. D'ailleurs ses disciples ardents avaient confiance aussi, et disaient de lui ce que les catholiques avaient dit de saint Filan : « Satan ne peut rien sur l'homme dont la main gauche jette une flamme qui éclaire la main droite, lorsqu'il copie la nuit les saintes Écritures. »
Knox, sûr de lui-même, alla donc au palais où l'attendait la reine. Il se présenta fièrement, sa Bible sous le bras, avec la morgue presbytérienne, vêtu de l'habit brun introduit par Calvin et du manteau drapé sur l'épaule, à la mode de Genève.
Introduit sans retard près de Marie, il la salua silencieusement. Elle le pria de s'asseoir et lui dit : « Je souhaiterais, monsieur Knox, que ma parole agît sur vous comme votre parole agit sur l'Écosse. Nous serions amis, et ce serait le bien du royaume.
— Madame, répondit Knox, sourd à cette flatterie de princesse, la parole est plus stérile que le rocher, quand elle est mondaine ; mais quand elle est inspirée par Dieu, les fleurs, les épis et les vertus en sortent. »
Animé par la discussion et par le sentiment de sa supériorité, Knox fut âpre avec la reine qui était charmante avec lui, et qui espérait, à force de grâces, trouver le défaut de la cuirasse du sectaire ou du citoyen. Knox resta invulnérable. Au milieu de ses respects officiels il fut franc, ironique, intraitable. Il écrasa le catholicisme ; il attenta même à la royauté de Marie.
« Madame, lui dit-il, j'ai parcouru l'Allemagne, et je suis un peu pour le droit saxon. Lui seul est juste. Il réserve le sceptre à l'homme : il se contente de donner à la femme une place au foyer et une quenouille. »
Knox était comme Luther. Le diable qu'il redoutait le plus, ce n'était pas le diable de la ruse et de la volupté : c'était le diable de la théologie. Il traita donc Marie Stuart avec cette superbe qui lui était naturelle, et que centuplait la dictature sacerdotale qu'il exerçait sur l'opinion publique de son pays. Républicain et protestant, il haïssait deux fois Marie. Il lui reprocha parures, festins, bals, spectacles. Il exprima même des soupçons cruels, et prononça des mots outrageants.
Marie s'humilia, désespérant de gagner autrement le puissant fanatique.
Un jour, elle dit à Knox qu'elle rendait justice à ses intentions et à ses lumières, et qu'elle le priait de l'avertir toutes les fois qu'il la surprendrait en faute. Knox répondit avec emphase qu'il était trop absorbé par les intérêts de la communauté chrétienne pour s'occuper de détails particuliers, et que le soin des peuples lui semblait plus obligatoire et plus digne de lui que la direction des consciences privées, fussent-elles des consciences royales. Marie fut si honteuse de sa condescendance, et si blessée de l'insolence de Knox, qu'elle ne put retenir ses larmes.
Un autre jour, elle lui dit :
« Vous ne mettez pas un sceau assez fort à vos lèvres ; vous prêchez, vous armez nos sujets contre nous, quoique le Christ recommande l'obéissance aux rois. Votre livre contre le gouvernement des femmes est dangereux et incendiaire.
— Qu'importe, madame, s'il est vrai? Vous avez nommé mon maître. Il s'appelle Christ. Lorsqu'il est venu sur terre, s'il n'eût pas été loisible aux hommes de rejeter l'ancienne erreur, où en serait l'Évangile? Les apôtres l'embrassèrent avec amour.
— Ils ne se révoltaient pas.
— En ne se soumettant pas, ils se révoltaient. Résister par conscience est le premier des devoirs.
— Croyez-vous donc, reprit Marie avec emportement, que les peuples aient droit contre les rois? »
A cela, Knox répondit longuement, puis s'animant :
« Il est écrit, madame, que les rois sont des pères. S'ils font le bien, s'ils ouvrent les yeux à la lumière, les sujets doivent les bénir ; sinon, s'ils sont insensés, tyranniques, aveugles, s'ils se complaisent dans la nuit, dans le mensonge, dans la volupté, les sujets peuvent leur arracher l'épée, la couronne, la liberté. Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux rois.
— Prétendriez-vous, reprit vivement la reine, que nos sujets fussent vos sujets? Leur conseilleriez-vous de m'abandonner pour vous suivre?
— Non, madame, si vous écoutez la voix des saints. Car il est encore écrit : « Les rois sont les pasteurs, les reines sont les mères, les nourrices de l'Église. »
— De quelle Église?
— De la seule bonne, répliqua Knox.
— La seule bonne, celle que je défendrai, dont je serai en effet mère et nourrice, je vous le déclare en face, c'est l'Église de Rome. »
A ces mots, Knox devint pâle de colère ; ses yeux brillèrent comme deux astres, et il s'écria d'une voix tonnante : « Malheur à vous, si vous faites de votre cause la cause du pape ; si la cause de l'Église déchue et souillée, la cause de la grande prostituée, de la prostituée romaine, devient votre cause!… »
Il se sépara d'elle d'un pas lent, d'un air grave, après ces menaçantes paroles. Il alla rejoindre ses disciples, ses amis, toute l'élite du parti protestant, dont les cœurs l'attendaient, dont les oreilles étaient avides d'entendre le récit de ses conférences décisives avec la reine.
« La Guisarde parodie la France, leur dit Knox : farces, prodigalités, banquets, sonnets, déguisements ; le paganisme méridional nous envahit. Pour suffire à ces abominations, les bourgeois sont rançonnés, le trésor des villes est mis au pillage. L'idolâtrie romaine et les vices de France vont réduire l'Écosse à la besace. Les étrangers que cette femme nous amène ne courent-ils pas la nuit dans la bonne ville d'Édimbourg ivres et perdus de débauche?
« Il n'y a rien à espérer de cette Moabite, ajouta-t-il ; autant vaudrait pour l'Écosse bâtir sur des nuages, sur un abîme, sur un volcan. L'esprit de vertige et d'orgueil, l'esprit du papisme, l'esprit de ses damnés oncles les Guise, est en elle. »
Knox demeura donc inflexible. Un chevalier aurait été vaincu sous sa cuirasse de fer ; lui, le prêtre, le docteur, ne le fut pas sous son vêtement de bure. Il garda l'implacabilité de son fanatisme. Ni la jeunesse, ni la beauté, ni les talents de Marie, ne le touchèrent. Il ne voulait d'elle que sa conversion ou son abdication. Telle était la terrible alternative où il s'efforçait déjà de précipiter Marie et l'Écosse.
L'âpre pédanterie de Knox célébrée dans les presbytères et dans la vieille ville, fut blâmée à la cour. Les seigneurs protestants eux-mêmes s'en plaignirent. « Vous connaissez, écrivait Maitland à Cecil, la véhémence de tempérament de M. Knox. Elle ne se laisse pas modérer. Je souhaiterais qu'il parlât d'une façon plus douce et plus aimable avec la reine, qui déploie vis-à-vis de lui une sagesse bien au-dessus de son âge. »
Marie en effet, quoique impatientée et surprise de son impuissance, parvint à se contenir. Elle échoua avec un dépit intérieur contre le théologien, mais elle ne le méprisa point. Elle resta épouvantée de son audace et de sa force : « Sa voix, disait-elle, est le rugissement du lion. Quel dommage qu'un tel homme soit contre notre bien et celui de notre royaume! Mais il hait le pape, les rois, et encore plus les reines. » Après chaque entretien avec Knox, on remarqua toujours que Marie était triste. Ce n'était pas doute sur le catholicisme, c'était peut-être un peu déplaisir de coquetterie royale, qui n'aime pas à se donner en vain la peine de discuter ; mais c'était surtout terreur secrète des maux que ce demi-dieu de la multitude pouvait déchaîner sur l'Écosse.
Élisabeth accueille hypocritement Maitland et les avances de Marie Stuart. — Lord James en faveur. — Créé comte de Marr, puis comte de Murray. — Il entraîne la reine dans sa querelle particulière contre le comte de Huntly. — Marie en campagne. — Son ardeur. — Sa grâce. — Description de l'Écosse. — Caractère des seigneurs écossais au XVIe siècle. — Défaite et mort du comte de Huntly à Corrichie. — Murray investi de la confiance du parlement et de la confiance de la reine. — Portrait de Murray. — Marie s'ennuie des affaires. — Elle se distrait dans les plaisirs. — Chastelard. — Ses messages. — Son amour pour la reine. — Ses vers. — Son procès. — Sa mort. — Le parc d'Holyrood. — Promenades de la reine. — Nouvelles de France. — Assassinat du duc François de Guise au siége d'Orléans. — Douleur profonde de la reine.
Marie était arrivée ennemie sur une terre ennemie. Elle s'était avancée avec les élégances et les mœurs du Midi dans cette Écosse grossière, sauvage, passionnée pour la liberté et pour la réforme. C'était la reine catholique, la reine bien-aimée du pape, de Philippe II et des Guise, l'héroïne du pouvoir absolu, l'adversaire irréconciliable du calvinisme. Il y avait sourdement aussi en elle je ne sais quelle âme de feu trempée dans cet idéal dépravé d'art, de volupté et de sang qui est le fond de la cour des Valois.
Élisabeth, éclairée par sa haine, comprit tout cela. Elle se promit d'attendre avec patience, et de saisir avec habileté les avantages qui lui donneraient le caractère et la situation de sa rivale.
Elle accueillit hypocritement le premier acte politique de Marie, qui avait été de lui dépêcher Maitland, afin de lui témoigner son désir de la paix. Marie, par son ambassadeur, s'avouait heureuse de renoncer à tous ses droits au trône d'Angleterre du vivant d'Élisabeth ; elle se bornait à prier sa « bonne cousine » de la reconnaître pour héritière légitime. Élisabeth, qui n'avait pas d'enfants, aurait pu accéder aux demandes de la reine d'Écosse ; mais la colère et l'envie dévoraient son cœur.
Marie s'acclimatait en soupirant à Holyrood. Elle traitait lord James moins en souveraine qu'en sœur. Elle le créa d'abord comte de Marr, puis comte de Murray, en joignant à ce titre une grande partie des biens immenses qui dépendaient de ce comté septentrional et qui appartenaient à la couronne. Malgré son ambition, Murray méritait ces distinctions par la politique de ménagements qu'il s'efforçait d'insinuer à Marie envers le parti protestant et la reine d'Angleterre. Seulement il voulait être le chef de cette politique dans laquelle il eût été si désirable que Marie sût persévérer.
Le comte de Huntly fut offensé d'une munificence qui semblait menaçante pour lui. Il était le seigneur le plus brave, le plus sage et le plus puissant du nord de l'Écosse. Il possédait une portion des domaines du comté de Murray. Il se résolut à ne rien céder de ses droits à lord James. Murray, maître du gouvernement, frère et favori de la reine, attira facilement Marie dans sa querelle particulière ; il l'entraîna même à l'armée. Par sa présence elle fit de cette querelle une affaire d'État. Elle se mit hardiment en campagne. L'air libre des Highlands l'enivra de vie. Elle montait un beau cheval qu'elle maniait et dirigeait aux applaudissements de ses nobles et de Murray. Elle regrettait de n'être pas un chevalier, pour dormir la moitié de l'année sur la dure, pour ceindre la cuirasse et l'épée. Elle respirait la guerre et les aventures en fille des Stuarts et des Guise. Elle se montrait contente de n'avoir plus pour dais royal que la voûte du ciel, et pour Holyrood que sa tente de tartan bordée de soie et d'or.
Déjà, au siége du château d'Inverness, Randolph, le spirituel et turbulent ambassadeur d'Élisabeth, raconte les témérités de Marie et les transports qu'excitaient son ardeur, sa grâce. « Nous étions là tout prêts à combattre, dit-il. O les beaux coups qui se seraient portés devant une si belle reine et ses dames! Jamais je ne la vis plus gaie, ni plus alerte ; nullement inquiète. Je ne croyais pas qu'elle eût cette vigueur. »
Cette vigueur de jeunesse animait la reine dans l'expédition conseillée par Murray, et un autre sentiment s'y mêlait : c'était une admiration nouvelle, involontaire pour son royaume d'Écosse, dont les mœurs étaient barbares, mais dont la nature agreste et sublime ravissait son imagination de poëte.
Moins pittoresque et plus unie vers le sud, l'Écosse se plonge jusqu'au golfe de Solway en vastes plaines égayées de collines fertiles et de glens riants. Au centre et au nord, dans les contrées que gravissait Marie, l'aspect change et devient grandiose. Les Highlands succèdent aux Lowlands.
L'Écosse est alors une terre d'explosions et d'éclosions, brisée en caps, en montagnes, déchirée en vallées, creusée en précipices, en abîmes ; un sol par moments volcanique, où le bitume bouillonne sous la glace, où l'herbe courte et pierreuse fume sous la neige ; où les convulsions sourdes, où les bruits intérieurs et profonds des éléments correspondent à l'âme désordonnée des siècles écoulés et aux révolutions guerrières de l'histoire.
Là, les sommets stériles se revêtent de fauves bruyères, de tristes et rares forêts de sapins. Là, les rivières torrentueuses se précipitent dans les ravins et lavent en courant les tours des châteaux, les ruines des vieux monastères, les cabanes couvertes de chaume. Là, les vastes marécages où paissait et mugissait le bétail noir au XVIe siècle, et où s'accroupissent aujourd'hui les troupeaux de moutons gras, s'étendent au milieu des brouillards, sous les nuages pluvieux. Là, les innombrables lacs aux baies romantiques et aux anses vertes reflètent dans leurs eaux plombées, métalliques, un ciel d'ardoise ou de cuivre avec les pics sombres des cimes rocheuses. Là, une mer de tempêtes bat les rivages solitaires, blanchit contre mille écueils, et les rouges falaises qui se découpent en sauvages monuments au-dessus de l'écume des grèves, retentissent éternellement des longs souffles et des rugissements immenses de l'Océan.
Dans cette campagne, ou plutôt dans ce voyage, Marie s'étonnait d'admirer son Écosse, où malgré l'ignorance des foules, les lettres qu'elle aimait étaient cultivées, et où, dès le XIIe siècle, les architectes nationaux avaient élevé les chapelles d'Holyrood et de Dryburg, les abbayes de Melrose et de Roslin, ces chefs-d'œuvre gothiques.
Du reste, l'illusion de Marie sur les hommes qui l'entouraient était complète. Elle les croyait sincères et dévoués. Eux, voilaient avec soin leurs secrètes pensées et leurs vices sous la flatterie. Les grands seigneurs écossais du siècle de Marie, ceux qui l'accompagnaient dans cette expédition, étaient, à peu d'exceptions près, astucieux et cruels. Leur politique s'aidait au besoin de l'assassinat. Ils avaient réduit le meurtre en principe et en habitude. Ils marchaient environnés d'embûches et de terreurs. Marie ne voyait en eux que des sujets fidèles, tandis qu'avec moins d'imagination, et avec des nerfs plus fermes, des cœurs plus inaccessibles à la crainte, ils ressemblaient aux Italiens des Borgia. C'étaient des fourbes intrépides.
Murray profita de cet élan et de cette gaieté de sa sœur. Il rencontra le comte de Huntly qui avait levé le drapeau de la révolte, non contre la reine, disait-il, mais contre Murray, l'oppresseur de la reine et de l'Écosse. Les deux armées s'entre-choquèrent à Corrichie, le 28 octobre 1562. Le comte de Huntly perdit la bataille et la vie. Murray fut impitoyable comme son ambition. Il jeta un plaid de montagnard sur le corps de son ennemi, et le traîna devant une cour de justice qui prononça contre ce cadavre glorieux la sentence flétrissante des traîtres. Trois jours après la bataille, Murray fit trancher la tête à sir John Gordon, fils du comte de Huntly ; et, s'étant mis en possession de ses nouveaux domaines, il revint triomphant à Édimbourg avec la reine, aux acclamations du peuple, des nobles, et surtout des presbytériens, qui célébraient cette victoire sur un seigneur catholique comme leur propre victoire.
Cependant les états s'étaient assemblés, et, malgré la présence de Marie, ils avaient décrété l'érection des temples calvinistes, la démolition des églises et des monastères.
Ils avaient adjoint aussi à la reine un conseil de douze seigneurs pour l'assister dans les soins du gouvernement. Ils avaient montré beaucoup de faveur au frère naturel de Marie, à Murray, qui, s'emparant de plus en plus de la confiance de sa sœur, prit ainsi des deux mains le timon des affaires, cher à la fois au peuple et à la reine.
Murray n'était pas seulement un général éminent, c'était encore un chef d'État incomparable. Il avait de grandes aptitudes, de grandes vertus et de grands vices. Austère, sobre, dévoué à la réforme, mais avide de popularité et d'influence, secret, dissimulé, son ambition était immense, son audace invincible. Nul ne savait aussi bien que lui discerner les hommes et les plier avec un artifice profond, selon leur passion ou leur talent, à ses propres desseins ; et, en même temps, nul ne voyait de près, ne découvrait de loin avec une clairvoyance plus merveilleuse l'enchaînement des causes et des effets ; nul, par des voies plus diverses, ne transformait les événements en échelons de sa grandeur, n'amenait soit ses amis, soit ses ennemis à lui servir d'instruments ; de telle sorte que rien ne lui étant obstacle sans lui devenir moyen, il faisait tout concourir au but qu'il s'était promis d'atteindre et que personne, excepté lui, n'avait aperçu d'avance sous les trappes de sa diplomatie mystérieuse.
Sa politique fut toujours une stratégie. Il se constitua peu à peu le maître du royaume, d'où il cherchait à extirper l'anarchie, le censeur tout-puissant de Marie, à qui il reprochait ses goûts mondains et son horreur pour la religion nouvelle. Le peuple appuyé, quelquefois même excité dans l'ombre par Murray, détestait la reine, qu'il appelait une Jézabel, et qu'il aurait volontiers lapidée comme idolâtre, au nom de Knox et du saint Évangile.
Murray, qui était un grand homme, avait tous les dons et tous les besoins du génie. Après l'action, quand venait le soir, et qu'il se sentait fatigué de politique ou d'administration, ou de combinaisons militaires ; pendant la paix, en sa maison, au milieu de sa famille qu'il aimait, pendant la guerre, sous sa tente, d'où il veillait au bien-être de ses soldats, dont il était le père, Murray se reposait et se fortifiait dans la méditation. Souvent aussi il faisait ouvrir sa Bible et priait ses hôtes, tantôt l'un, tantôt l'autre, de lui lire ses pages de prédilection dans ce livre divin qui ne le quittait pas plus que son épée, et qu'il plaçait respectueusement à son chevet, comme Alexandre l'Iliade. Il préférait aux prophètes, l'histoire des rois et les Proverbes de Salomon. Il avait marqué à l'encre un certain nombre de versets qui lui suggéraient de hautes pensées ; et ces pensées il les exprimait avec une éloquence mâle et simple qui ravissait les généraux, les hommes d'État, les diplomates et les ministres presbytériens de son intimité.
Voici quelques-unes des sentences auxquelles il se plaisait et dont il ne se lassait jamais :
Marchez avec prévoyance ; étudiez-vous à connaître le cœur de ceux qui vous conseillent.
Le fou croit tout facilement, et son esprit ne se repaît que de chimères. Le sage pèse tout avant de s'engager dans quelque entreprise.
Vainement on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes.
Le Seigneur a fondé la terre par la sagesse ; il a affermi les cieux par la prudence.
L'homme qui commence une querelle est comme celui qui donne ouverture à l'eau.
Que vos yeux regardent droit, et que vos paupières précèdent vos pas.
Les lèvres de l'étrangère sont d'abord comme le rayon qui distille le miel ; sa voix est plus douce que l'huile.
Mais à la fin cette femme est amère comme l'absinthe, aiguë comme une épée à deux tranchants.
Ses pieds descendent à la mort, ses pas aboutissent au sépulcre.
Ils ne vont point par le sentier de la vie ; ses démarches sont vagabondes et impénétrables.
Éloignez d'elle votre voie, et n'approchez point de la porte de sa maison.
La femme folle et bruyante, pleine de grâce et d'ignorance, s'est assise à son seuil, au plus haut de la ville,
Pour appeler ceux qui passent dans la rue, et qui vont leur chemin.
… Et elle a dit à l'insensé :
Les eaux dérobées sont plus douces, et le pain pris à l'écart est plus savoureux.
La grâce est trompeuse et la beauté vaine ; la femme qui craint l'Éternel sera seule louée.
Où il n'y a personne pour gouverner, le peuple périt ; où il y a des hommes de conseil, là est le salut.
Le conseil est dans l'âme du sage comme une eau profonde ; mais le sage l'y puisera.
Murray était avant tout un homme d'État. Il était religieux aussi, mais les maximes métaphysiques ou morales de la Bible l'effleuraient à peine ; il ne se complaisait que dans les maximes politiques écrites par un roi philosophe et poëte, qui avait déposé au fond de ces brèves formules tous les trésors de sa propre expérience et de la sagesse antique. Murray se nourrissait de ces maximes savoureuses ; elles étaient les fruits délicieux qu'il aima toujours à cueillir aux branches de l'arbre sacré.
Seulement dans cette obscurité dont il s'entourait, le choix des versets, son goût instinctif pour le pouvoir, les allusions voilées à Marie Stuart, que Knox, moins réservé, assimilait publiquement à l'étrangère des Proverbes, tous ces indices révèlent ce qui doit arriver. Je ne puis m'empêcher d'entendre gronder déjà, dans ces maximes qu'écoutait Murray, les accusations mortelles qu'il porta plus tard contre sa sœur et les rugissements sourds d'une ambition sans frein.
Marie, plus héroïne de roman que d'histoire, bientôt ennuyée de ce sauvage climat, de ces mœurs barbares, de ces querelles religieuses et politiques, se réfugiait dans des triomphes enivrants. Son attitude, son sourire, ses regards soulevaient des passions insensées. C'étaient là ses philtres. Elle versait du feu dans les cœurs et dans les sens. Un coup d'œil, un geste, un mot d'elle rendait fou. Elle fut toujours plus femme que reine, et l'on ne peut nier qu'avant les longues années de sa captivité en Angleterre, elle ne fût aussi courtisane que femme.
Un seul fait suffirait pour montrer l'instinct fatal, le caprice terrible de Marie.
On se souvient de Chastelard.
C'était l'un des jeunes gens les plus braves et les plus spirituels de la cour. Il avait été page chez M. le connétable, et il avait passé de là chez le maréchal Damville. Toujours attaché depuis son enfance à la maison de Montmorency, il était de ces gentilshommes qui en suivaient toutes les fortunes, prêts à la disgrâce ou à la faveur qui rejaillissait tour à tour de leur maître sur eux.
Chastelard était à la mode partout : dans les salons, pour sa courtoisie et pour son esprit ; dans les duels, pour son courage. Jusque-là, il avait badiné avec l'amour comme avec le danger. Quand son devoir de gentilhomme et de soldat était accompli, quand le maréchal n'avait plus rien à exiger de lui, Chastelard ne songeait qu'à faire des vers, à s'insinuer dans le cœur des dames, et à se battre pour ses maîtresses et pour ses amis. Il avait eu plusieurs rencontres éclatantes, et les bateliers de la Seine le connaissaient ; car plus d'une fois ils l'avaient transporté de la rive du Louvre à celle du Pré-aux-Clercs, qui s'étendait, comme chacun sait, dans l'espace compris entre la rue des Petits-Augustins et la rue du Bac. Chastelard était l'un des héros du Pré-aux-Clercs, et, en ce temps-là, c'était un grand prestige à la cour et à la ville, auprès des femmes de qualité et des princesses. Chastelard dut plus d'une conquête à sa renommée d'adresse et de valeur. M. de Ronsard lui-même s'était laissé prendre à cette auréole de Chastelard. Du haut de ce trône poétique où ses contemporains l'avaient placé, il avait daigné encourager les essais et applaudir aux inspirations de ce jeune homme entreprenant qui, sans repos ni trêve, poursuivait à la fois la gloire des armes, la renommée des lettres et l'amour des dames.
Par un contraste de ce siècle de guerre religieuse, qui était aussi, il est vrai, le siècle de Montaigne, Chastelard ne se souciait ni de la messe ni des psaumes. Il n'était ni catholique ni protestant ; il était libre penseur. Sa philosophie était épicurienne comme sa vie. Il se jouait de tous les sentiments. Il n'admettait qu'un dieu, le plaisir, et glissait sur tout le reste avec légèreté. Ses Heures favorites qu'il portait à l'église, où il allait pour regarder les dames ; ses Heures saintes étaient les Nouvelles de la reine de Navarre, les contes de Boccace et les effronteries épiques de Rabelais.
Tel était, ou du moins tel paraissait Chastelard : un brillant étourdi, étranger aux habitudes sérieuses, insouciant et facile ; un coureur de bals et de fêtes, un séducteur et un esprit fort, un poëte et un spadassin.
Sous ces dehors frivoles, cependant, il y avait une nature profonde, une sensibilité délicate et mortelle que personne ne soupçonnait, pas même Chastelard, mais qui devait se révéler à lui par la souffrance, par les tortures sans nom d'un amour où il mettrait toute son âme, et où la belle reine qui en serait l'idole, ne mettrait que sa coquetterie.
Chastelard voyageait sans cesse d'Écosse en France, et de France en Écosse. Il était auprès de Marie le messager des hommages de la cour de Charles IX. C'est lui qui avait apporté à la reine les mélodieux regrets de Ronsard, du poëte olympien.
Marie, en retour de ces beaux vers, envoyait d'Holyrood au poëte un magnifique buffet de vaisselle d'argent, du prix de deux mille écus, avec cette inscription : « A Ronsard, l'Apollo françois. »
Chastelard était l'intermédiaire.
A la fin, il s'était établi à Édimbourg, où il résidait comme l'ambassadeur des amours du maréchal Damville. Il rendait les lettres de son maître, et lui renvoyait celles de la reine. Peu à peu, Chastelard s'enhardit et parla pour lui. Marie l'écouta en souriant et l'encouragea. Chastelard lui adressa des vers qui, sous une harmonie banale, recelaient une invincible passion.
Marie répondit à ces vers. Elle embrasa les sens, elle exalta l'imagination du pauvre jeune gentilhomme. Elle lui donna la fièvre et le délire. Chastelard, éperdu, décidé à tout, se cacha sous le lit de la reine, dont les dames le découvrirent. Marie, plus amusée qu'irritée, pardonna à Chastelard et le congédia. Il ne tarda pas à reparaître, et Marie recommença ses jeux. Elle l'enflamma de nouveau, et le fascina si bien, que Chastelard se glissa dans le cabinet de toilette, et de là encore sous le lit de la reine à Burnt-Island. Trahi une seconde fois par les femmes de Marie, il ne trouva plus qu'indifférence et abandon dans cette princesse.
La reine qui, lorsqu'elle aimait, était si téméraire avec l'opinion publique, fut timide, lâche même en cette circonstance. Elle s'épouvanta des calomnies répandues et prêchées contre elle jusque dans les temples par les ministres protestants. Elle leur concéda comme gage de sa vertu cette tête dévouée. Elle résista à toutes les instances qui lui furent adressées. Revenue à Holyrood, elle refusa de commuer la peine de mort prononcée contre Chastelard par des juges fanatiques, et elle ordonna d'effacer ces deux petits vers gravés par une main inconnue sur un des lambris de sa chambre :
J'ai retrouvé au mur du vieux palais, sous la rouille de trois siècles, la trace de ce généreux conseil ; Marie dut la retrouver bien souvent dans sa conscience.
Chastelard avait été conduit à la Tolbooth. Il avait des amis. L'un d'eux, Erskine, cousin du capitaine des gardes de la reine, lia connaissance avec le geôlier, et essaya de l'enivrer pour sauver Chastelard. Mais le geôlier, qui était un rigide presbytérien, déjoua ce plan d'Erskine. Il veilla jour et nuit sur son prisonnier, qu'il garda soigneusement pour le bourreau.
On voudrait croire que la reine ne fut pas étrangère à cette tentative d'évasion. La parenté d'Erskine avec le capitaine des gardes est, à défaut de preuves, un indice favorable à Marie.
Dans les grands moments où sa figure perdait son expression habituelle de frivolité, Chastelard ressemblait beaucoup au chevalier Bayard. En sortant de la prison, il le rappelait par ses traits, par sa taille et par son intrépidité. « Si je ne suis pas sans reproche comme mon aïeul, dit-il, comme lui, du moins, je suis sans peur. »
Il monta sur l'échafaud avec la même bravoure que que s'il eût marché à l'ennemi. Il ne voulut ni ministre ni confesseur, et récita, pour toute prière, l'ode de Ronsard sur la mort. Avant de livrer son cou à la corde, il se recueillit un instant, puis il plongea ses regards et les fixa dans la direction du château d'Holyrood, en s'écriant : « Adieu, toi, si belle et si cruelle, qui me tues et que je ne puis cesser d'aimer! »
Telles furent les dernières paroles de Chastelard ; son âme sembla s'exhaler avec elles. Précipité par l'exécuteur, ce jeune homme si plein de vie ne fut bientôt qu'un froid cadavre. Suspendu au chanvre des criminels, il fut exposé tout un jour à la curieuse férocité du peuple, doublement heureux du supplice d'un Français et d'un papiste.
Marie n'apprit pas cette exécution sans une émotion profonde, et l'on observa qu'elle descendait plus fréquemment dans son parc.
Le parc d'Holyrood était alors une des passions de la reine. Elle y trompait son ennui, et s'efforçait d'y donner le change à ses chagrins. Il fallait qu'elle fût malade pour ne pas se promener à travers ces lieux charmants que son père et ses ancêtres avaient plantés de si beaux arbres, qu'elle avait elle-même ornés de fleurs, de fontaines, et peuplés d'animaux innombrables.
Le parc d'Holyrood se réduit maintenant à un triste parterre fermé d'une grille. C'est là que Charles X déchu se réfugiait, au moindre rayon, le long de l'allée sinueuse qui entoure la chapelle, comme si, repoussé de ce palais par les tragiques souvenirs de Marie Stuart et par sa propre infortune, il eût aimé à prier Celui qui allége les fardeaux les plus lourds près du sanctuaire en ruines où sans doute il goûtait les meilleures consolations de son exil. Tel est l'enclos d'aujourd'hui ; mais hors de cet étroit espace, le parc d'Holyrood s'étendait, sous Marie Stuart, d'horizon en horizon jusqu'au sable fin de la mer.
Ce parc de délices, où la Sulamite du seizième siècle exhala dans toutes les ivresses son cantique des cantiques, est bien changé aujourd'hui. La vipère rampe, la ronce pousse, la bruyère croît au-dessus d'un gazon blême entre quelques maisons isolées blanchissant çà et là dans un désert.
Hélas! tout est morne et stérile, mais tout était vivant, animé, à travers ces jardins où cependant Marie Stuart se souvenait de la France en soupirant.
Ce parc admirable qui partait du palais, et dont la limite était le Forth, avait été tracé avec un art infini. Des bois de sapins, de chênes et de peupliers s'y élevaient dans la brume ; des saules s'y courbaient sur les canaux, au milieu de fraîches pelouses foulées sous les pas de la politique, de l'amour et de l'ambition. Des troupeaux de daims y couraient en liberté, et des nuées de mouettes s'y abattaient près du rivage. La reine avait toujours aimé les animaux. Ils avaient été son amusement dans son enfance, à Inch-Mahome ; ils furent son plaisir, son luxe dans sa puissance ; et, plus tard, on les verra devenir une société, une famille pour elle dans ses prisons d'Angleterre.
Marie s'oubliait souvent des heures entières dans des promenades où son imagination de poëte secouait sur elle des songes plus riants que les réalités, et où, parmi les cerfs et les alcyons, elle se plaisait à rêver de sa première patrie, meilleure que la seconde. Les courtisans n'avaient pas manqué de s'apercevoir que lorsqu'elle rentrait au palais elle était de plus facile humeur. C'était le moment où elle accordait le plus volontiers les grâces qu'on avait à lui demander.
Au milieu de ses embarras d'affaires, de ses plaisirs, de ses triomphes, de ses remords de femme et de reine, une douleur plus amère que l'exécution de Chastelard atteignit Marie. Ce fut la mort de son oncle, le duc François de Guise.
Le jour où elle reçut cette nouvelle funèbre, elle n'était pas descendue, selon sa coutume, dans ses jardins. Elle était dans sa chambre lorsqu'on l'avertit de l'arrivée de Raullet. C'était l'un de ses secrétaires et de ses messagers de confiance. Il revenait de Paris. Elle ordonna qu'on l'introduisît sans retard. Il était vêtu en grand deuil. Il s'inclina devant Marie et lui remit en silence un pli aux armes de Lorraine. Marie l'ouvrit. C'était une lettre de la duchesse de Guise qui lui annonçait l'assassinat du duc, son mari. Aux premières lignes, la reine pâlit, puis s'écria avec un sanglot : « Monsieur mon oncle mort! Ah! Jésus, Jésus! » Et fondant en larmes, elle se retira dans l'un des cabinets qui attiennent encore à sa chambre. Là on l'entendit gémir et pleurer avec angoisse. Ces premiers transports passés, elle reparut et voulut savoir jusqu'aux moindres circonstances de l'attentat.
Raullet les lui raconta. Il lui apprit comment Poltrot avait été présenté à M. de Soubise, gouverneur de Lyon pour les huguenots ; comment M. de Soubise avait dépêché ce fanatique à M. l'amiral, qui lui avait donné de l'or, des encouragements, et qui l'employait en qualité d'agent secret dans l'armée catholique. « M. de Soubise me mande, lui avait dit Coligny, que vous avez bonne envie de servir la religion. Allez devant Orléans et servez-la bien. »
Ces mots n'étaient probablement qu'une recommandation d'espionnage ; mais Poltrot les interpréta sanguinairement.
Le vrai nom de cet aventurier était Jean de Méré. C'était un gentilhomme de l'Angoumois. Il vint au camp royal. Il avait longtemps vécu dans les Asturies, dont il avait contracté l'accent. Sa belle taille, son teint basané, sa réserve, sa gravité, tout son extérieur d'Espagnol plut à M. de Guise. Poltrot lui insinua qu'il désirait abjurer la religion protestante. M. de Guise applaudit à ce projet, et, sans presser autrement Poltrot que par ses courtoisies, ne négligea aucune occasion de le distinguer. Il l'invitait souvent à sa table, lui adressait la parole avec bonté, et lui permettait de l'accompagner à la promenade ou aux remparts. Poltrot se montrait reconnaissant et semblait s'être dévoué au duc. Il épiait le moment favorable. Tous les jours, M. de Guise traversait le Loiret dans un petit bateau afin de visiter les ouvrages du siége. Le 18 février (1563), Poltrot le vit partir seul avec M. de Rostaing. Il monta lui-même à cheval et alla attendre sa victime en un carrefour du bois par où M. de Guise devait revenir. Poltrot descendit de son cheval et l'attacha à un arbre dans l'épaisseur des taillis, puis, se cachant, il se mit à guetter sa proie. Le temps s'écoulait. L'agitation du meurtrier croissait de minute en minute, et son courage chancelait. Il pria Dieu de le réconforter ; il pria Dieu pour l'assassinat, comme on le prie pour la charité, tant le fanatisme est exécrable, sacrilége, aveugle, tant il bouleverse et confond dans la conscience toutes les notions du crime et de la vertu!
Cependant M. de Guise, dont les travaux si bien surveillés avançaient, s'en retournait content, au crépuscule, et disait par intervalles : « Orléans est à nous! » Il se réjouissait de ce grand siége qui allait ruiner l'influence des huguenots. Il avait repassé le Loiret dans son petit bateau et se rendait, toujours en compagnie de M. de Rostaing, au château de Corney où était la duchesse, à peu de distance du camp. Lorsqu'il approcha du carrefour, causant avec une pointe de gaieté française que lui donnait la certitude d'une victoire nouvelle, Poltrot, qui l'aperçut à travers les arbres, trembla de tous ses membres. Il eut un instant de défaillance et fut près de renoncer à son attentat. Mais, s'indignant contre lui-même, il étouffa cette faiblesse, se roidit contre toute pitié et arma son pistolet. M. de Guise cheminait sans défiance et sans cuirasse à quelques pas de son assassin, qui, l'ajustant du taillis où il s'était posté entre deux noyers, lui déchargea, presque à bout portant, dans les reins, trois balles empoisonnées. Le duc fléchit sur la crinière de son cheval ; il essaya de tirer son épée, mais son bras était sans force ; il ne put que se relever un peu et dire : « Je crois que ce n'est rien. » M. de Rostaing et quelques soldats survenus à la détonation, le soutenant, il eut l'incroyable énergie de regagner sans plainte son logis où les chirurgiens s'assemblèrent en toute hâte.
Il embrassa tendrement la duchesse éplorée, l'exhortant à la résignation, racontant lui-même ce guet-apens des huguenots, et s'en déclarant « navré pour l'honneur de la France. » Comme le jeune prince de Joinville s'était emparé de la main de son père et la pressait contre ses lèvres, le duc baisa les cheveux blonds de son fils, en disant : « Dieu te fasse la grâce, mon enfant, de devenir homme de bien! »
Les chirurgiens donnèrent quelque espérance. Le 22, ils firent une incision à la blessure et la sondèrent. La fièvre était ardente. Le cardinal de Guise ayant engagé avec toutes sortes de ménagements l'illustre malade à recourir aux sacrements de l'Église : « Ah! dit le duc, souriant et serein, vous me faytes un tour de frère de me pousser au salut où j'aspire. Je ne vous en affectionne que plus grandement. » Le duc alors se confessa à l'évêque de Riez, le confident et le narrateur des derniers sentiments et des dernières paroles de ce héros.
La fièvre redoubla dans la nuit du 23. M. de Guise ne conservant plus d'illusion, sentant sa fin prochaine, appela près de son lit la duchesse et le prince de Joinville, son fils aîné.
« Ma chère compagne, dit-il à la duchesse désolée, je vous ay tousjours aimée et estimée. Je ne veux pas nier que les conseils et fragilitez de la jeunesse ne m'ayent conduit quelquefois à chose dont vous avez pu estre offensée : je vous prie me le pardonner. Depuis les trois dernières années, vous sçavez bien avec quel respect j'ay conversé avec vous, vous ostant toutes occasions de recevoir le moindre mescontentement du monde. Je vous laisse de mes biens la part que vous en voudrez prendre ; je vous laisse les enfants que Dieu nous a donnez… Je vous prie que vous leur soyez toujours bonne mère. »
« Mon fils, » reprit-il en regardant le prince de Joinville, qui mêlait ses sanglots à ceux de la duchesse, « tu as ouy ce que j'ai dit à ta mère. Aye, mon mignon, mon amy, l'amour et crainte de Dieu principalement devant tes yeux et dedans ton cœur ; chemine selon ses voies par le sentier droict, abandonnant l'oblique qui conduit à perdition. Ne te laisse aulcunement attirer aux compagnies vicieuses. Ne cherche aucun advancement par voies mauvaises, comme par une vaillantise de court ou une faveur de femmes. Attends les honneurs de la libéralité de ton prince par tes services et labeurs, et ne désire les grandes charges, car elles sont trop difficiles à exercer ; mais en celles où Dieu t'appellera, emploie entièrement ton pouvoir et ta vie pour t'en acquitter selon ton devoir, au contentement de Dieu et de ton roy. Si la bonté de la royne te fait participer en quelqu'un de mes estats, n'estime point que ce soit pour tes mérites, mais seulement à cause de moy et de mes laborieux services. Et regarde de t'y porter avec modération. Quelque bien qu'il te puisse advenir, garde-toi d'y mettre ta confiance ; car ce monde est trompeur et n'y peut estre asseurance aucune, ce que tu vois clairement en moy-même. Or, mon cher fils, je te recommande ta mère ; que tu l'honores et la serves ainsi que Dieu et nature te le commandent. Que tu aimes tes frères comme tes enfants. Que tu gardes l'union avec eux, car c'est le nœud de ta force, et je prie mon Dieu qu'il te donne sa bénédiction comme je te donne présentement la mienne. »
Nommant ensuite ses parents présents et absents ; son frère, le cardinal de Lorraine, qui était au concile de Trente ; sa nièce, la reine d'Écosse, qui était à Édimbourg ; il leur recommanda à tous sa femme et ses enfants. Il les recommanda aussi à la reine Catherine, qu'il engagea vivement à conclure une bonne paix. « Qui ne desire point la paix, dit-il, n'est point homme sage, ni amateur du service du roy. Et honni soit à qui ne la veut! » La guerre qu'il avait tant voulue lui-même, il ne la voulait plus aux approches de la mort, à cette subite lumière du sépulcre.
Le duc dit adieu à tous ses serviteurs, « les invitant à estre attachez aux siens comme ils l'avoient esté à lui-mesme. »
Il adjura les gentilshommes présents, tous ses amis les plus privés de se ramentevoir la duchesse et ses fils et sa fille. Il s'excusa du malheur de Vassy, alléguant qu'il avait tenté de réprimer ceux qui étaient avec lui, mais vainement. « Si j'ay été contraint, dit-il encore, à des sévérités comme en Lombardie, où j'ay fait pendre des soldats qui avaient décroché du lard à la cheminée du paysan, ou qui avaient volé dans les fermes soit un pain, soit une poule ; je ne prétends pas, messieurs, justifier complétement ces rigueurs nécessaires à la discipline et pourtant désagréables à Dieu. »
M. de Guise défendit à chacun et à tous de le venger. Il cita les paroles qu'il avait adressées pendant le siége de Rouen à un gentilhomme manceau qui avait tenté de l'assassiner, et qu'il avait fait conduire sain et sauf hors du camp. « Voyez, lui avait-il dit, la différence entre vostre religion mauvaise et la mienne ; la vostre vous a conseillé de m'assassiner, et la mienne m'ordonne de vous pardonner. » Lui qui avait pardonné ce premier crime voulait voir Poltrot pour l'encourager à se repentir, à embrasser la vraie foi, et pour lui pardonner aussi. On éluda son désir et les belles paroles du siége de Rouen. M. de Guise les répéta devant ceux qui l'entouraient, et il s'en appuya pour demander la grâce de son meurtrier, s'autorisant de sa clémence passée pour une clémence plus grande. On promit tout et on ne tint rien. On trompa cet élan de M. de Guise, mais il fut entier dans son cœur.
Le 24, un mercredi des Cendres, le duc, toujours plus mal, dicta son testament, et mit ordre à toutes ses affaires. Il entendit la messe dans sa chambre et communia saintement. Comme la faiblesse croissait par l'effort de cette dernière cérémonie, on lui offrit quelques aliments ; mais il les repoussa, et dit : « Ostez, ostez, car j'ai pris la manne du ciel, par laquelle je me sens si consolé, qu'il m'est advis que je suis desja en paradis. Ce corps n'a plus nécessité de nourriture. »
Un dernier trait marqua et illustra la sublime agonie de M. de Guise. Elle dura six jours. Les médecins ordinaires étaient insuffisants. On proposa au malade M. de Saint-Just, qui, dans la conviction des esprits les plus éclairés du temps, avait le pouvoir de guérir en appliquant au mal certains appareils et certaines paroles cabalistiques. « Non, répondit le duc de Guise. Je ne doute pas de sa science, mais sa science est diabolique. Plutost que d'estre sauvé par un sortilége, je préfère mourir droictement comme j'ai vécu. Dieu est le maistre : qu'il soit fait selon sa volonté! »
Le duc finit ainsi sa grande vie par une plus grande mort ; il amnistia son assassin, et le désir de la guérison, dans les moments suprêmes, n'altéra ni la délicatesse ni l'intrépidité de sa conscience. Il ne se démentit pas un instant au bord de la tombe. Il contempla l'éternité sans vertige, et son dernier soupir fut un acte de foi, comme son dernier vœu avait été un acte de clémence.
L'assassin, après son crime, se dérobant dans l'ombre, s'était dirigé vers le recoin où son cheval était attaché à un arbre. Il dégagea la bride, et, sautant en selle, il prit la première route qu'il rencontra avec un effroi qui redoublait à tous les bruits. Il enfonçait l'éperon dans les flancs du pauvre animal, qui courait d'une course désespérée. Poltrot, il l'avoua depuis, accablé sous l'énormité de son forfait, insensé de terreur et de remords, se sentait chassé par un fouet invisible. Son imagination troublée l'emportait dans l'espace plus vite encore que sa monture. Il erra ainsi pendant douze heures. Le lendemain matin, le cheval et le cavalier ruisselaient de sueur et d'écume. Poltrot avait fait un tour immense pendant la nuit. Son corps s'était égaré dans les labyrinthes du bois, et son âme dans les horreurs de sa conscience. Il n'y avait plus d'issue pour lui nulle part. Hors de tout sentier, il avait tourné sur lui-même dans un tourbillon de ténèbres, comme une roue folle dans un cercle infernal.
La justice divine précédait la justice humaine.
Le meurtrier croyait être bien loin du théâtre de son attentat, et il était devant une petite ferme à quelques toises du lieu où l'assassinat avait été commis. Il poussa son cheval à l'écurie, et s'endormit lui-même dans la grange. C'est là qu'il fut réveillé et arrêté. Le Seurre, principal secrétaire du duc de Guise, fit conduire le coupable en prison. Poltrot révéla tout. Il compromit plusieurs chefs huguenots, et même l'amiral. Il fut mené à la reine mère, qui l'interrogea et qui le livra à la colère de Paris. Le peuple de Paris s'était soulevé comme l'Océan dans la tempête, et il avait jeté un immense et long cri de fureur à cette nouvelle : Le duc de Guise a été assassiné. Son amour pour le duc était la mesure de sa haine contre le meurtrier.
L'exécution de Poltrot devint une fête. Conduit à la place de Grève, et descendu de son tombereau, il fut lié par les deux bras, puis par les deux jambes à quatre poulains sauvages qui arrachèrent cette vie odieuse en hennissant, au milieu des applaudissements barbares de la foule. Il eut ensuite la tête tranchée. Cette tête sanglante, le bourreau l'arbora au bout d'une pique sous l'horloge de l'hôtel de ville. Il brûla le tronc du corps sur un bûcher fumant, et les quatre membres, il les exposa aux quatre principales portes de la cité implacable. Ce supplice fut horrible, mais il dura trop peu au gré des Parisiens. Ils auraient souhaité que le meurtrier eût mille vies pour les lui ôter toutes en expiation de son crime. Le peuple est facilement féroce, si l'on touche à son idole. Alors sa vengeance prend les proportions de son enthousiasme. Cette fois, l'idole était un grand homme qui personnifiait en lui le plus terrible de tous les fanatismes, le fanatisme religieux.
Le cardinal de Lorraine, en apprenant à Trente la fatale nouvelle, tomba à deux genoux pleurant et criant : « Seigneur! vous renversez le frère innocent et vous épargnez le coupable. »
Il écrivit à Antoinette de Bourbon une lettre où il exaltait le martyre du duc de Guise qui rejaillissait sur toute leur maison, et principalement sur elle, leur mère vénérée. « Je vous dy, madame, que jamais Dieu n'honora tant mère, ne fit plus pour autre sienne créature (j'excepte toujours sa glorieuse mère) qu'il a faict pour vous. »
Marie Stuart se fit redire par Raullet tous les détails de cette mort, qui consterna l'Europe et qui désespéra la famille des Guise. Elle se rappela les caresses, les soins, les bontés de ce grand homme qui lui avait servi de père, et qu'elle avait passé sa jeunesse à aimer et à admirer.
« Madame, écrivait-elle deux mois plus tard à Catherine de Médicis, la démonstration qu'il vous a pleu me faire en despeschant du Croc pour me consoler de la perte si grande de feu monsieur le duc de Guise, mon oncle, me rend plus obligée à vostre service qu'auqune autre qu'eussiez su faire en ma faveur… m'asseurant que, comme aviez été constante à conserver les enfants d'un bon serviteur en ses estatz (dignités), contre tous ceulz qui ont essayé vous en détourner, aussi ne vous laisserés vous jamays persuader de pardonner contre équité à ceulz qui ont offensé Dieu, leur roy et leur république en les privant d'une si digne personne, et aportant un si mauvais exemple que de tuer par derrière celui qu'ils n'eussent osé attaquer en face… »
Qui fut jamais, en effet, plus digne d'être regretté que ce généreux capitaine, le héros des gentilshommes, des prêtres, du peuple ; le plus instinctif des hommes d'État, très-supérieur pour la justesse, la vigueur, la décision, à son frère le cardinal et à toutes les intelligences du conseil ; le premier des chefs catholiques en bravoure, en gaieté martiale et en illuminations rapides? Malgré son coup d'œil d'aigle, le maréchal de Brissac n'était que l'ombre du duc de Guise. Il n'en avait pas les belles parties politiques, ni cet art de manier les masses et de diriger l'opinion, ni ce don d'éveiller l'enthousiasme, qui semblaient si naturels à la maison de Lorraine. M. de Guise accomplissait toutes choses de faction ou de guerre avec facilité. Il avait le génie organisateur, l'inspiration prompte, la douceur mâle, l'éloquence simple et vive. Sa religion miséricordieuse était une grandeur de plus.
L'ascendant de M. de Guise était irrésistible. Sa parole était une force, une évidence. Il laissait discourir les autres d'abord, puis il répondait aux objections les plus captieuses, dégageait les solutions vraies, et, par je ne sais quel accent héroïque, il électrisait ses auditeurs. Dans les conjonctures pressantes, il exprimait son avis en phrases brèves comme le commandement. Quand il avait parlé, si l'on en croit les récits contemporains, personne n'osait le contredire, non que l'on redoutât son ressentiment ou sa puissance, mais il avait le secret de persuader, et les plus fiers s'inclinaient devant son étoile.
Les étrangers le vénéraient, la France l'admirait, sa famille l'aimait avec passion. Il était profondément attaché à la jeune reine Marie Stuart. Il avait pour elle des complaisances charmantes, une prédilection tendre, un goût de cœur. Il se plaisait à la recevoir dans sa belle demeure de Meudon, où, selon le témoignage de Marie, il avait plus de souci d'elle que de ses propres enfants. Il l'accompagnait à cheval dans la forêt, il l'initiait à la chasse des faucons, il lui racontait ses faits de guerre, il la gâtait en toute rencontre et se délassait à jouer avec elle, qu'il trouvait toujours prête, toujours souriante. S'il avait eu une perle de six millions de sesterces, il la lui aurait donnée comme le vainqueur de Pharsale à Servilie.
Marie était pleine de reconnaissance et de sollicitude pour le duc de Guise. Elle s'inquiétait de ses périls. Même en Écosse (1562) elle suppliait Élisabeth, dans une lettre éloquente, de soutenir, par l'ambassadeur d'Angleterre, le duc de Guise mandé à la cour de France. Pressentant quelque piége sanglant, elle offrait en retour toute bonne volonté, si le cabinet britannique consentait à servir monsieur son oncle, « pour le connoistre si homme de bien qu'il est, et m'appartenant de si près, » dit-elle.
Hélas! Marie Stuart avait raison de trembler pour le duc de Guise. Elle l'adorait vivant, elle le pleura mort, et sa douleur ne fut pas d'une nièce, mais d'une fille.
David Riccio. — La reine l'attache à son service. — Portrait de Riccio. — Il devient un favori et un ministre. — Mécontentement des seigneurs écossais. — Empressement des princes à demander la main de Marie Stuart. — La comtesse de Lennox. — Darnley. — Amour de la reine. — Passion de Darnley. — Son portrait. — Difficultés du mariage. — L'Écosse repousse Darnley comme catholique. — Randolph, ambassadeur d'Élisabeth, artisan de troubles. — Marie envoie Jacques Melvil à la reine d'Angleterre. — Séjour de Melvil à Londres. — Portrait d'Élisabeth. — Marie Stuart s'adresse à Knox. — Déception de la reine. — Opposition du réformateur. — L'Écosse proteste. — Plusieurs lords influents, Murray en tête, tentent d'enlever Darnley et d'arrêter Marie. — Célébration du mariage. — Caricatures. — Politique d'Élisabeth. — Particularités sur la reine d'Angleterre. — Le XVIe siècle. — Philippe II. — Riccio, d'abord uni à Darnley, lui inspire une violente jalousie. — Les seigneurs presbytériens exploitent la haine du roi. — Conspiration contre le favori italien. — Sa mort. — La reine prisonnière. — Sa réconciliation avec Darnley. — Sa fuite à Dunbar. — Elle revient à la tête d'une petite armée à Édimbourg. — Les conspirateurs se dispersent. — Plusieurs sont punis. — Honneurs rendus à Riccio. — Chapelle d'Holyrood.
Marie Stuart, depuis son retour en Écosse, était assaillie d'affaires politiques et religieuses. Elle recherchait d'autant plus les distractions. Elle s'entourait de joueurs de violon, de luth et de flûte. Elle s'empressa d'attacher à sa personne un musicien qui avait chanté devant elle. Il s'appelait David Riccio. Il était de Turin. Son père, maître de chapelle, lui avait donné des leçons de son art. Riccio s'y était exercé avec succès. Il plut à l'imagination de la reine. Elle le demanda au marquis de Morette, ambassadeur de Savoie, que Riccio avait suivi en Écosse, et dont il était le cameriere. Le marquis le céda courtoisement à la reine.
Au fond, Marie était triste. Elle ne portait plus la vie légèrement. Le plaisir ne remplissait plus toutes ses heures. Elle regrettait la France, la conversation des beaux esprits, la galanterie des jeunes seigneurs, les fêtes chevaleresques de Saint-Germain, de Chambord, de Fontainebleau et du Louvre. Holyrood lui semblait l'image de sa destinée. Elle le trouvait sinistre malgré tous les enchantements du palais et du parc, des jardins et des prairies, où les biches et les oiseaux de mer buvaient au courant des sources. Le château de ses ancêtres était dominé de deux rochers sauvages. Par les courts soleils du Nord, ces rochers jettent une ombre froide et menaçante sur la demeure des Stuarts. Cette ombre avait pénétré Marie, qui sentait avec douleur combien tout était changé pour elle. On ne la traitait pas en femme et en reine, mais en pouvoir politique. Elle rencontrait sur son chemin des rudesses de mœurs, d'attitude et de langage qui la révoltaient. Sa noblesse même était barbare et n'avait ni la politesse, ni la culture du continent. Le mérite de Riccio fut de comprendre les impressions de Marie Stuart, son secret fut de lui alléger le poids des jours. Comment n'aurait-il pas été le favori de la reine? Elle s'ennuyait, il l'amusa.
C'était un homme de vingt-huit ans. Sa figure, sans être belle, était expressive. Il avait les cheveux d'un châtain foncé, la peau brune et cuivrée, le front large, bombé et mat, le nez vivant et dilaté, les dents admirables, les yeux vifs et perçants sous des sourcils touffus qui accentuaient dans ses traits mâles une énergie qui manquait à son âme. Son abord était communicatif et rusé. Son regard était d'un artiste, son sourire d'un diplomate ; son intarissable esprit était d'autant plus séduisant qu'il se colorait, dans sa mobilité, de toutes les lueurs de la fantaisie. Un chaud rayon de soleil italien ruisselait de ce visage méditatif comme celui d'un Écossais ou d'un Anglais. C'étaient sous l'éclat du Midi les plis déliés de la réserve et de la prudence du Nord. Son malheur était de ne pas porter la tête en gentilhomme, et de l'incliner trop bas au dédain ou à l'injure. Les efforts de sa volonté ne purent jamais dompter la nature, qui se troublait et défaillait en lui devant le péril. D'un homme rien ne lui faisait défaut que le courage, et encore en avait-il le masque. Sa physionomie virile était d'un héros ; mais quoique Piémontais d'origine, il avait quelque chose du lazzarone dans le cœur. Doué du reste de tous les talents, excellent mime, souple, insinuant, habile, né pour l'intrigue et pour les affaires, capable de charmer une femme et de gouverner un royaume, s'il avait eu la fermeté à un aussi haut degré que l'intelligence. Il s'éleva très-vite à la toute-puissance par les agréments de sa voix, de ses manières et de sa conduite (1561-1565). De joueur de luth, il devint secrétaire des dépêches françaises et premier ministre. C'était un caprice de la reine. Cette dictature timide et insolente à la fois irrita profondément les grands d'Écosse, et singulièrement le comte de Murray, dont l'autorité dans le conseil se trouvait affaiblie, presque annulée par les manéges adroits et par les sourdes menées de ce parvenu.
Plusieurs avis sages furent donnés à Riccio. On lui conseillait de ne pas battre monnaie avec sa faveur, et de ménager un peu la bourse de ceux qui avaient des grâces à solliciter. Jacques Melvil l'engageait à ne pas être toujours chez la reine, ou du moins à se retirer par respect lorsque les lords y arrivaient. Riccio, encouragé par Marie, qui le préférait à toute l'Écosse, continua ses habitudes familières. Parmi les nobles, les plus spirituels, comme Lethington, se moquaient de ses assiduités ; les plus violents, comme Ruthven, s'en offensaient. « J'ai eu ce soir chez la reine une forte tentation, disait Lindsey à Knox. — Laquelle? demanda le réformateur. — Celle de jeter par la fenêtre ce valet italien, qui n'est pas fait pour s'asseoir devant les lords, mais pour leur offrir l'aiguière et pour leur tenir l'étrier. — Il est vrai, répondit Knox ; et de plus ce bouffon méridional est le pensionnaire du pape et le suppôt de Satan. »
Ce favoritisme dura plus de trois années.
Cependant la beauté de Marie Stuart attirait sur elle les regards de l'Europe entière. Les plus grands princes aspiraient à sa main. Le cardinal de Lorraine traitait avec eux du mariage de sa nièce. Le prince de Condé, le duc d'Anjou, le duc de Ferrare, un archiduc, fils de Ferdinand Ier, briguaient l'honneur de l'épouser. Le cardinal Granvelle et la duchesse d'Arschot travaillaient, par leurs négociations, à lever les obstacles qui auraient pu s'opposer à l'union de la reine d'Écosse avec don Carlos d'Espagne.
Le monde était en suspens.
Marie alors savourait toutes les décevantes illusions : la jeunesse, la flatterie, l'empire, les brûlants désirs, la musique, la poésie.
Voici des vers que j'ai lus à Édimbourg, copiés par elle-même (mai 1564), avec ce titre :
ODES DE IOACHIM DU BELLAY.
EXCELLENT POETE.
I. ODE.
II. ODE.
Ces vers de du Bellay, écrits avec soin par Marie Stuart sur un parchemin à tranches d'or, témoignent en quelque sorte du cours de ses pensées à cette époque.
Elle songeait à se marier. Riccio n'était pour elle qu'un favori déjà ancien, un complaisant, un serviteur.
Ce ne fut ni la politique, ni l'ambition, qui la décida dans le choix d'un époux ; ce fut l'amour.
Le comte de Lennox avait été proscrit et ses biens confisqués. Il vivait retiré en Angleterre avec sa famille. La comtesse, sa femme, ne partageait pas sa sombre résignation. Elle se flattait de changer la fortune ; et quand elle regardait Darnley, son fils, elle osait penser à faire un roi de ce charmant exilé. Obsédée de ses desseins, elle échappa à la surveillance réelle ou feinte dont l'entouraient les agents d'Élisabeth, et elle pénétra en Écosse. Elle se rendit à Édimbourg, fut reçue à Holyrood par la reine, s'insinua dans son esprit, et obtint la grâce du comte de Lennox. Marie convoqua un parlement où le comte de Lethington, secrétaire d'État, parla au nom de sa souveraine :
« Milords et autres, ici assemblés, bien que, par les choses qu'il a plu à Sa Majesté de vous déclarer très-gracieusement de sa propre bouche, vous soyez déjà suffisamment informés du sujet de cette assemblée,… cependant je me propose de vous exposer les mêmes choses, en y donnant un peu plus d'étendue.
« On sait que, pendant la minorité de Son Altesse, on a instruit le procès du comte de Lennox, et prononcé contre lui une sentence de confiscation, pour certaines offenses qu'on l'accusait d'avoir commises. Ces offenses sont spécifiées dans l'acte de parlement rendu à ce sujet, et c'est pour ce motif qu'il est depuis si longtemps en exil et absent du pays de sa naissance. On a vu combien son sort est pénible par les requêtes qu'il a fait parvenir à Sa Majesté. Elles contiennent les soumissions les plus humbles et les plus convenables. Elles rendent témoignage de son parfait dévouement à Sa Majesté, sa princesse naturelle, et de son plus ferme attachement au très-humble service de Son Altesse, s'il plaisait à Sa Majesté d'user envers lui de clémence, et de le faire jouir du bénéfice de sujet. Plusieurs considérations ont incliné Son Altesse à écouter favorablement la requête de ce seigneur : l'ancienneté de sa maison, son nom, l'honneur qu'il a d'appartenir à Sa Majesté par les liens du sang, à cause de milady Marguerite, tante de Son Altesse, ainsi que d'autres motifs déterminants… De plus, Sa Majesté est portée, par la bonté de son naturel, à avoir compassion des maisons qui tombent en décadence, et elle aime beaucoup mieux, ainsi que nous l'avons entendu de sa propre bouche, favoriser et l'élévation et le soutien des anciennes maisons, que de devenir l'instrument de la ruine et du renversement des bonnes races.
« C'est pour travailler à cette affaire qu'il a plu à Sa Majesté d'assembler aujourd'hui, vous, milords et messieurs, les trois états de son royaume. »
Le parlement déféra aux désirs de la reine (décembre 1564). Il abolit l'acte de confiscation contre Lennox, et le comte réhabilité rentra dans les biens et dans les dignités de ses ancêtres. Marie appela près d'elle cette famille proscrite qui était la sienne, sans oublier Darnley, dont la comtesse lui avait si souvent parlé.
Darnley se hâta de venir. Il joignit la reine à Wemys-Castle (16 février 1565). Dès qu'elle le vit, elle l'aima. Éprise de sa bonne mine et de ses empressements, elle dit à lady Seaton que c'était l'homme le plus beau et le plus galant qu'elle eût jamais rencontré.
Le cœur de Marie fut comme frappé de la foudre. Elle ne résista pas à cette impression soudaine. Elle y céda avec sa facilité ordinaire. Que lui importaient tous les inconvénients politiques? Se satisfaire était son unique loi. L'impétueux instinct, l'irrésistible entraînement étouffèrent en elle tous ses scrupules de reine. Elle refusa les princes, et déclara hautement son intention d'épouser Darnley.
« Elle use, écrit Paul de Foix à Catherine de Médicis, des mesmes offices envers le fils du comte de Lenos (Lennox) que s'il estoit son mary, ayant, durant sa maladye, veillé en sa chambre une nuict tout entière… »
Le même ambassadeur ajoutait, dans une autre lettre :
« J'entends que les privaultés de la royne s'augmentent tous les jours avec le comte de Rose (Darnley), et de telle façon que l'on en parle icy peu à son honneur. »
Pour la naissance, Darnley valait un prince. Son père, le comte de Lennox, avait épousé lady Douglas, fille de Marguerite, la sœur aînée de Henri VIII. Marguerite avait été mariée d'abord à Jacques IV, roi d'Écosse, et ensuite au comte d'Angus, ce terrible seigneur qui, à l'exemple d'un de ses ancêtres, donnait aux archers anglais prisonniers le choix de perdre le pouce ou l'œil droit. On raconte de lui un trait qui peut montrer à quel point il était possédé du démon de la guerre. A la bataille d'Acram-Moor (1544), au moment de la charge contre les Anglais, le comte d'Angus voyant sortir d'un marais, près de l'abbaye de Melrose, une troupe de hérons, s'écria : « Où sont mes braves faucons pour nous battre tous à la fois, hommes et bêtes, et vaincre en même temps? »
Marie Stuart était la plus proche héritière de la couronne d'Angleterre par son aïeule Marguerite, qui avait épousé son grand-père Jacques IV ; après elle venait la comtesse de Lennox, fille de la même Marguerite et du comte d'Angus. Darnley était donc au même degré que Marie Stuart, et Marguerite était leur aïeule commune. Seulement Marie descendait du premier époux ; Darnley, du second ; elle d'un roi, lui d'un comte, du comte d'Angus.
Sous des dehors aristocratiques et des apparences délicates, Darnley avait le tempérament le plus ardent. Il touchait à la jeunesse, il entrait dans cet âge heureux et terrible où la puberté fait explosion, où la vie atteint sa plénitude infinie, où tout l'homme est amour, où les désirs jaillissent du cœur comme d'un volcan, où l'imagination centuple ces élans furieux et ne rêve que de femmes.
Darnley éprouvait cet enivrement lorsqu'il rencontra Marie Stuart. Dès lors il n'y eut plus qu'elle pour lui, et sa passion fut au comble.
Bien qu'il ne fût pas incomparablement beau, Darnley était plus attrayant que François II et que la plupart des jeunes seigneurs des cours de France, d'Écosse et d'Angleterre.
Ses cheveux fins et dorés brillaient comme un rayon du matin, et ombrageaient avec souplesse un front très-noble par la hauteur, mais un peu étroit. Son nez et son menton arrondis avaient le tour singulièrement mou de son caractère. Son teint était éblouissant de fraîcheur, et il y avait quelque chose de l'enfant dans les joues de ce jeune homme. Elles étaient pétries, gonflées et nourries de lait ; mais ce n'était pas du lait des louves ni des lionnes, c'était du lait des génisses et des brebis. Ses yeux bleus, au-dessus desquels s'arrondissaient deux sourcils blonds, lançaient, à travers de longs cils, le feu qui brûlait son sang, et sa bouche indifférente à la parole, au silence, n'avait qu'une expression voluptueuse. Elle était altérée de la soif d'une femme, de Marie Stuart. J'insiste sur cet embrasement sensuel de Darnley, parce qu'il dévoile sa destinée tout entière, et qu'il devient par là digne de l'histoire.
Darnley n'avait pas une taille moins séduisante que sa figure. Il était svelte comme un jeune bouleau de Perth. Élisabeth l'appelait Yonder long lad, le long garçon. Son costume ajoutait encore à sa flexibilité. Il portait avec une présomption impertinente et une élégance rare ses riches vêtements. Sa tête semblait s'élancer plus légère d'une fraise godronnée à petits plis d'où pendait un médaillon d'or. Ce médaillon renfermait un portrait de Marie qu'elle avait accordé, longtemps avant son mariage, à la comtesse de Lennox pour l'impatient Darnley. Le jeune comte avait fait graver ses armes sur la boîte du portrait, et ces armes étaient d'une signification prophétique. On remarquait dans ce sombre blason un arbre d'un triste augure : à côté du fer de lance et de la claymore, il y avait un if funèbre des landes d'Écosse. Mélancolique pressentiment! Hélas! ce jeune homme que la comtesse de Lennox donnait vivant à Marie Stuart, Marie Stuart devait le rendre mort à la comtesse de Lennox, à la mère éplorée!…
Le comte de Murray, offensé déjà des restrictions que la faveur de Riccio apportait à son autorité dans le conseil se sentit plus menacé encore par l'avénement de Darnley, et « se retira, dit Paul de Foix, fort mal content en sa maison. » D'autres seigneurs, les Hamilton, le duc de Châtellerault en tête, Glencairn, Rothes, Argyll, non moins irrités que Murray, s'entendirent avec lui et se tinrent prêts. Ils ne voulaient ni ne pouvaient souffrir que la reine se passât, dans une aussi grande circonstance, de l'assentiment des états. L'opinion publique universelle fut contraire à ce mariage. Sur le continent, c'était presque une mésalliance ; en Écosse, on se révoltait contre la pensée d'un souverain catholique. Or Darnley était papiste. Il avait été tenu sur les fonts baptismaux selon les rites dont le protestantisme écossais avait horreur. Le prêtre l'avait béni suivant l'ancienne formule : « Amenez, chers frères, au bord de la cristalline fontaine le nouveau-né. Qu'il navigue ici, battant l'eau sainte non de la rame, mais de la croix. Le lieu est petit, il est vrai, mais il est plein de la grâce. »
Le peuple était indigné.
Randolph écrit à Cecil : « Il y a en cette cour bien des querelles, des disputes et des contestations. On ne peut rien faire de mieux que de chercher à entretenir ce désordre et ces brouilleries. David occupe toujours la même place ; ce qui fait mal au cœur à bien des gens, exaspérés de voir leur souveraine entièrement gouvernée par un drôle de cette espèce. »
« L'obstination de Marie, ajoute ailleurs Randolph, s'accroît avec le courroux de ses sujets. Si les bons conseils sont méprisés, on aura recours à d'autres moyens plus violents. Ce ne sont pas une ou deux personnes du vulgaire qui parlent, c'est tout le monde. Ce mariage est tellement odieux à la nation, qu'elle regarde l'Écosse comme déshonorée, la reine comme flétrie, et le pays comme ruiné. Marie est tombée dans le dernier mépris. Elle se défie de tous ses nobles qui la détestent. Les prédicateurs s'attendent à des sentences de mort, et la plèbe, agitée par ses craintes, se livre au pillage, au vol et au meurtre, sans que justice soit jamais rendue… »
Telle était la situation des esprits. Nul n'y avait plus contribué et ne l'a mieux décrite que Randolph, dont les curieuses lettres déposées au Musée Britannique étincellent de tant de verve et contiennent tant de révélations piquantes.
En toute occasion, il ajoutait son électricité de haine aux orages que couvait toujours le double génie aristocratique et presbytérien de l'Écosse.
Randolph était né pour la grande intrigue. Son cœur n'était point accessible à la pitié, et le rayon divin ne brilla jamais dans son intelligence dépravée, dans son esprit délié, aventureux, ennemi de l'ordre, amoureux du chaos qu'il préparait avec d'intarissables ressources, et qu'il contemplait ensuite avec une joie perverse.
Il connaissait l'Écosse mieux que sa propre patrie. Il avait étudié toutes les questions, tous les intérêts, toutes les passions diverses de cette malheureuse contrée. Il savait l'histoire des grandes familles et de chaque ramification de ces familles. Il exploitait les rivalités, les jalousies, dont il agitait les torches dans les foyers domestiques. Sa mère était Écossaise, sa maîtresse aussi. Elles appartenaient à la plus haute aristocratie. Elles servaient Randolph dans tous ses desseins avec un dévouement aveugle, et il cultivait leur affection, il l'exaltait à plaisir, non comme un sentiment ni comme une volupté, mais comme un moyen politique. Il disposait avec la même facilité d'Élisabeth, qui avait en lui toute sa confiance. Elle entrait dans les vues infernales de son ambassadeur. Sa main royale s'humiliait à copier des lettres que Randolph lui envoyait toutes faites, et qui, revêtues de l'écriture et de la signature de la reine d'Angleterre, devaient mettre le feu aux quatre coins de l'Écosse, enhardir les uns, intimider les autres, tromper tout le monde, enflammer la discorde dans les plaines et dans les hautes terres.
Cecil ordonnait avec une froide préméditation ; Randolph exécutait avec audace, sans s'étonner, sans hésiter et sans rougir. Il provoquait même les décisions du conseil, et tantôt il les prévenait, tantôt il les exagérait.
Randolph fut l'organisateur permanent des troubles de l'Écosse et son mauvais génie. En nuisant au pays de Marie Stuart, il croyait servir l'Angleterre, qui profitait de tous les déchirements, qui s'enrichissait de toutes les pertes de ses voisins. Randolph mettait ainsi une sorte de conscience dans ses coupables menées, et le patriotisme lui tenait lieu de morale. Il était plus citoyen qu'il n'était homme, et plus Anglais que chrétien. Pourvu que l'injustice fût utile à sa patrie, elle devenait pour lui la justice. Séduit par ce sophisme, il ne connaissait pas le remords. Dans son égoïsme artificieux, il dédaignait, comme tous les hommes d'État de son pays, la fraternité, la sensibilité, la charité de l'Évangile, et le mal il l'appelait bien.
J'ai visité la petite maison, au bord de la mer, où il ourdissait, dans le mystère, dans les brumes, sous les nuages, et au bruit des flots irrités, ses plans machiavéliques. Cette petite maison délabrée, aux assises limoneuses, au toit verdâtre, et qu'habite une pauvre famille de pêcheurs, était l'antre d'Éole, d'où sortaient toutes les tempêtes de la guerre civile.
La haine d'Élisabeth n'était pas plus perfide que celle de Randolph, mais elle était plus forte : elle éclatait dans les moindres circonstances de sa vie intime. Elle se trahissait même devant les ambassadeurs de Marie Stuart. Rien n'est plus curieux et ne révèle aussi bien les préoccupations envieuses, implacables d'Élisabeth, que certaines pages des Mémoires de Jacques Melvil, frère de Robert, le diplomate de Lochleven, et d'André, le dernier maître d'hôtel de Marie Stuart.
Jacques Melvil fut envoyé par la reine d'Écosse, quelques mois avant la célébration de son mariage, auprès de la reine d'Angleterre, pour l'apaiser et pour lui adoucir la blessure d'un billet ironique dont l'imprudente Marie se repentait :
… « Vous lui direz, écrivait-elle à Melvil, que je suis très-mortifiée qu'elle l'ait si mal interprété.
« Il est vrai qu'à la lecture de sa lettre je me suis sentie un peu émue, et ce n'estoit pas sans raison : car on me donnoit à entendre que les nobles estoient mécontents du retour du comte de Lenox (Lennox), à qui j'avois permis de revenir en Escosse, et l'on prétendoit m'insinuer que son arrivée feroit naistre des troubles.
« Tout cela m'avoit si mal disposée et m'avoit mis dans une telle cholère, que quand les termes de ma lettre seroient encore plus aspres, j'aurois tousjours cru que ma bonne sœur ne m'en sçauroit pas mauvais gré, vu que je n'avois en aulcune façon le dessein de la fascher. Vous tascherez donc de calmer ses soupçons ; et s'il y a dans ma lettre quelque expression susceptible de deux sens, vous la supplierez de choisir le meilleur. »
Dans une autre dépêche, Marie Stuart accréditait Melvil près d'Élisabeth, dont elle appelait sur lui toute la bienveillance. Elle ajoutait : « Je vous prie me réserver un peu de vostre bonne grace jusqu'à ce que l'aye justement perdue, ce que je n'espère voir tant que je vive. »
Melvil choisit à Londres un appartement très-rapproché de la cour. Hatton et Randolph l'allèrent prendre à son hôtel et le conduisirent au palais.
Élisabeth le reçut dans les allées de son parc, à l'ombre de ses grands arbres de Westminster. Ce n'était pas la maîtresse de l'Angleterre, c'était la souveraine des cœurs, la vierge des deux mondes avec tout ce qu'elle avait pu rassembler dans sa parure de séductions savantes. Elle écouta sans impatience les excuses de Melvil, et, comme elle était menacée d'une guerre avec l'Espagne, elle s'en contenta. Après avoir conduit l'habile Écossais à travers les détours de ses jardins, elle gravit avec lui l'escalier de marbre de son palais, et vint se reposer dans un petit cabinet retiré où plusieurs portraits étaient suspendus. Melvil reconnut celui de Marie Stuart. Élisabeth regarda longtemps ce portrait et le baisa. « J'aime votre maîtresse, dit-elle avec un équivoque frémissement des lèvres, et je voudrais qu'elle fût ici au lieu de son portrait. » Melvil s'inclina, et la reine reprit : « A quoi passe-t-elle son temps, quand elle n'est pas occupée des affaires d'État? — Madame, répondit Melvil, troublé de l'inflexion qu'Élisabeth donnait à des paroles amicales, elle partage ses heures entre la chasse, l'étude et la musique. — Joue-t-elle bien du clavecin? — Très-bien, madame. » Élisabeth se tut. Le lendemain, elle ordonna en secret à l'un de ses courtisans, milord Hunsdon, d'introduire Melvil dans une pièce attenant au salon où elle avait coutume de toucher son clavecin. La reine ne manqua pas de jouer, et elle y mit tout son talent ; puis, comme pour descendre dans le parc, elle leva la tapisserie de la pièce d'où Melvil l'avait entendue. Elle sembla s'irriter d'abord de cette indiscrétion de l'ambassadeur ; mais il s'excusa sur les habitudes de la cour de France où il avait longtemps vécu, et où de telles familiarités avec les princes étaient permises. D'ailleurs, le charme d'une telle musique avait été irrésistible sur lui. Élisabeth marcha jusqu'à une place préparée pour elle au milieu de ses parterres. Elle s'assit sur un coussin, et en offrit un autre à Melvil, qui était à genoux devant elle. Madame de Stafford survenant, Élisabeth dit : « Melvil, votre maîtresse joue-t-elle mieux que moi du clavecin? » Il n'hésita pas à convenir qu'Élisabeth lui était en cela très-supérieure. Une autre fois elle voulut danser devant Melvil, et lui arracher l'aveu de l'infériorité de Marie Stuart au bal. Melvil était opprimé, il mentit pour plaire. Un soir il crut pouvoir dire la vérité. « Quelle est la plus grande de ma sœur ou de moi? dit Élisabeth. — C'est ma maîtresse, répliqua Melvil. — Elle est donc trop grande, » reprit sèchement la reine.
Quelques jours avant de prendre congé, Melvil fut mis encore à une dernière épreuve. Dans l'une de ces promenades parmi les gazons et les fleurs de son parc, où toute l'élite de la cour l'accompagnait, Élisabeth, interrogeant Melvil sans préparation, lui demanda qui d'elle ou de sa sœur d'Holyrood avait le plus beau teint et les plus beaux cheveux? Melvil répondit avec une heureuse ambiguïté que nulle beauté en Angleterre n'était comparable à Élisabeth, ni en Écosse à Marie Stuart. Pressé de répondre sans détour, Melvil se vit forcé de préférer à sa charmante maîtresse la reine d'Angleterre, un homme d'État plutôt qu'une femme. Melvil, quoique honnête, se disait en diplomate que c'était l'occasion de faire bon marché de la vérité, et que le plus grand malheur n'était pas de mentir, mais de déplaire. La flatterie cependant dut lui coûter.
Élisabeth eut toujours plus de trente ans. Sa physionomie ne fut jamais jeune. Elle affichait l'étiquette de la chasteté, et sa prétention était qu'on la crût absorbée dans ses pensées virginales. Aussi la belle vestale assise sur l'un des trônes de l'Occident, la vestale couronnée, comme la nommait Shakspeare, n'eut pas d'amants, elle n'eut que des favoris ; mais elle en eut toute sa vie, jusqu'à Essex. « Le comte de Lestre, » dit la Mothe-Fénelon dans un mémoire secret, « ayant l'entrée, comme il a, dans la chambre de la royne lorsqu'elle est au lict, s'estoit ingéré de luy bailler la chemise au lieu de sa dame d'honneur, et de s'azarder de luy-mesme de la bayser, sans y estre convyé. »
Les favoris d'Élisabeth étaient les hommes de son caprice, quelquefois de sa passion. Les habiles ministres Walsingham, Cecil, étaient les hommes de son choix et de son estime. Par ceux-ci elle fut vraiment grande et la bienfaitrice de son peuple. Malheureusement elle était la fille de Henri VIII, la fille de celui dont toutes les colères étaient cruelles et toutes les amours sanguinaires. Elle lui ressemblait. Dans les entr'actes de ses affaires et de ses plaisirs, elle inventait des parfums, à l'exemple du comte d'Oxford, et elle cherchait des modes nouvelles qu'elle imposait ensuite comme des devoirs envers la délicatesse de son goût. Elle était aussi pédantesquement barbare dans de telles futilités que majestueusement gauche dans ses attitudes. Elle faisait ajouter des rosettes de soie, des broderies, des franges d'orfévrerie à ses gants, qui revenaient à plus de soixante schellings la paire. Avec ses favoris elle était une femme discrètement voluptueuse, fantasque, mobile, toujours menaçante, souvent terrible. Avec ses ministres elle était un politique achevé, prudent, économe ; elle payait les dettes des gouvernements précédents, et ces dettes ne montaient pas à moins de quatre millions sterling. Bien plus, elle élevait la marine anglaise de quarante-deux à douze cent trente bâtiments.
On lui disait, et on lui persuadait sans peine, qu'elle était aussi séduisante que sage. Et pourtant, à en juger par ses portraits les meilleurs, elle n'approcha pas plus de la grâce que de la bonté. Elle n'eut la réalité ni de la beauté ni de la vertu ; elle n'en eut que le décorum. Ses cheveux et ses sourcils étaient fins et souples, mais ils étaient presque fauves. Ses paupières dégarnies de cils n'adoucissaient pas, en les ombrageant, ses yeux bleus et clairs dans leur fixité. Son nez était aigu comme son regard. Sa bouche, petite et maussade, ne paraissait faite que pour commander et réprimander. Son teint, d'un blanc mat, avait le reflet pâle et inanimé de la cire, sous un coloris faux de fraîcheur. Les muscles seuls du visage étaient vivants. Les plis des joues frémissaient par une tension de la volonté, comme dans le curieux buste de Robespierre ; et c'est l'une des affinités de l'envieux et prude tribun avec la reine d'Angleterre. Élisabeth portait mal son immense fraise, ses larges manches et son manteau éclatant. Elle n'avait d'irréprochables que les mains, signe de la distinction aristocratique ; et d'admirable que le front, siége de l'intelligence.
Le crime et le meurtre sortirent plus tard de la rivalité féroce de la reine d'Angleterre. En attendant, ses protestations d'amitié ne trompèrent ni la reine d'Écosse ni son ambassadeur, qu'Élisabeth congédia avec une douceur étudiée. Ils sentirent que sous le velours des paroles, la haine se cachait comme le poignard dans le fourreau.
Malgré cette haine et tous les autres obstacles, Marie Stuart n'avait qu'une pensée : son mariage avec Darnley.
Quoique souvent rebutée, elle eut recours à Knox. Elle le fit appeler. C'était le prophète, le maître des âmes. Par Knox elle pouvait ramener la multitude et reconquérir une popularité qui lui était si nécessaire. Knox vint. La reine consulta d'abord cet homme immuable, qui l'écoutait avec le calme de la force, les bras croisés sur sa poitrine. Knox lui déconseilla ce mariage qu'il flétrit durement. La reine pria, ordonna, supplia, pleura, se tordit les mains et s'évanouit. Knox ne s'attendrit point ; il ne changea ni de sentiment ni d'attitude, et quand la reine reprit connaissance, elle le retrouva tranquille, inébranlable, sans entrailles comme un principe, planant froidement au-dessus de la passion, de la douleur qu'elle n'avait pas su contenir.
Alors elle éclata contre le réformateur. « Qui êtes-vous donc dans l'État, pour vous mêler de mon mariage? s'écria-t-elle. Allez, votre place n'est pas à la cour. — Sans doute, répondit Knox ; je n'ai d'autre mission que de prêcher l'Évangile. Si vous me voyez ici, du reste, ne me le reprochez pas, car c'est vous qui m'avez mandé. Je ne suis ni lord, ni baron, ni comte, mais je suis citoyen de l'Écosse et ministre de l'Église de Dieu. A ce double titre, mon devoir est d'avertir mon pays. Je prémunirai le peuple, la noblesse, le clergé. Je le déclare, quiconque osera consentir à ce que vous épousiez un papiste, trahira la religion du Christ et les libertés du royaume. »
Poussée à bout, la reine lui enjoignit de sortir ; et violemment aidée dans cet outrage par le lord de Dun, témoin de sa faiblesse et de sa fureur, elle chassa Knox. En traversant les salons d'attente, il rencontra les groupes frais et charmants des filles de la reine, causant gaiement, riant, folâtrant et se moquant peut-être de sa rudesse. Knox, les regardant : « Ah! la plaisante vie que la vôtre, belles dames, si elle durait toujours! Mais les vers du tombeau toucheront votre chair et remplaceront ces parures dont vous êtes si vaines. Oh! l'horrible chose que cette mort qui court après vous et qui vous atteindra, quoi que vous fassiez! » Les rires cessèrent, et Knox s'éloigna de son pas ordinaire, lentement, fièrement, sans autre émotion sur le visage que celle du dédain.
Toute l'opposition protestante et politique était pour lui. Elle pensait que Marie ne devait pas donner un roi à l'Écosse, mais que l'Écosse devait donner un époux à la reine. Les lords conjurés, entre autres Murray, le duc de Châtellerault, les comtes d'Argill et de Rothes, après avoir tenté sans succès d'enlever Darnley, et ensuite d'arrêter Marie près de Leith, marchèrent sur Édimbourg. Avertie par ses espions, Marie sortit de la ville à la tête d'une troupe dévouée que sa présence animait et transportait. Les insurgés se dispersèrent, et l'Angleterre devint leur asile. La reine rentra victorieuse à Édimbourg, et fit approuver, par une assemblée de nobles, son mariage, dont l'acte fut rédigé par Riccio. Marie et Darnley le signèrent, le 29 juillet 1565, sur un pupitre d'or soutenu par quatre comtes. La cérémonie religieuse eut lieu dans la chapelle d'Holyrood, selon les rites de l'Église romaine.
« Voici comment le mariage s'est fait, » écrit Randolph au comte de Leicester dans une lettre du 31 juillet. « Le dimanche matin, entre cinq et six heures, la reine fut conduite à sa chapelle par plusieurs de ses nobles. Elle avoit une grande robe noire de deuil, et un fort grand chaperon de deuil, peu différent de celui qu'elle portoit au triste jour des funérailles du roi François II, son premier mari. Elle fut conduite à la chapelle par les comtes de Lennox et d'Atholl, qui la laissèrent là pour aller chercher son mari, lequel fut accompagné par ces mêmes lords. Ils furent reçus par le prêtre qui officioit. Les bans furent publiés pour la troisième fois, et il fut pris acte par un notaire, comme quoi personne n'avoit rien dit contre ce mariage, ni allégué aucune chose qui pût empescher d'y procéder. Les paroles furent prononcées ; on mit les anneaux au doigt de la reine. Il y en avoit trois, et celui du milieu étoit orné d'un diamant de grand prix. Elle et le lord se mirent ensemble à genoux. On fit sur eux plusieurs prières. La reine attendit qu'on dist la messe. Le lord lui donna un baiser et la laissa là. Il s'en alla à la chambre de la reine, où elle vint le joindre quelque temps après. On supplia la reine d'oublier, dans ce jour de solennité, ses peines et ses chagrins, de quitter ses habillements lugubres, et de se prêter à un train de vie plus agréable. Elle fit quelque difficulté de se rendre à ces représentations ; mais après une faible résistance, qui étoit plutôt, à ce que je crois, une affectation qu'une vraie douleur, tous ceux qui étoient présents et qui peuvent l'approcher, eurent la permission de lui oster chacun une épingle. Elle fut remise à ses dames ; elle changea d'habillements. Elle n'alla pas se coucher, pour faire connoistre à tout le monde que les plaisirs des sens n'entroient pour rien dans les motifs de son mariage, mais seulement le bien de son pays, et le désir de ne le pas laisser plus longtemps sans un héritier. Des gens méfiants, et portés à donner à tout une mauvaise interprétation, prétendent qu'ils se cognoissoient déjà avant d'en venir au mariage. Le mariage célébré, il s'ensuit ordinairement grande chère et des danses. Toute la noblesse était à leur disner. Les trompettes sonnoient. On annonça des largesses. On jeta beaucoup d'argent aux environs du palais, et ceux qui purent en attraper en profitèrent. Le roi et la reine disnèrent à la même table ; la reine étoit au haut bout, servie par les comtes Atholl, Sewer, Morton, Caver, et Crawford, échanson. Les comtes Églington, Cassilis et Glencairn, rendirent les mêmes offices au roi. Après le disner, ils dansèrent pendant quelque temps, et ensuite ils se retirèrent jusqu'à l'heure du souper. Le souper se passa comme le disner, et fut suivi de quelques danses, après quoi ils allèrent se coucher. Je n'ai point été témoin oculaire de ce que j'écris à Votre Seigneurie, mais elle ne doit avoir sur ceci aucun doute, attendu les voies par lesquelles ces choses me sont parvenues. Je fus mandé pour me trouver au souper, mais je refusai d'y aller. »
Libre du joug que le parti protestant appesantissait sur elle ; délivrée de la tutelle adroite, prévoyante, mais lourde de Murray, la reine révoqua l'exil du comte de Bothwell, qui s'était réfugié en France et qui s'empressa de revenir en Écosse. Elle s'entoura en même temps de Lennox, d'Atholl, de Caithness, des lords Hume et Ruthven, tous alors favorables au catholicisme.
Les partisans de la réforme et le peuple murmurèrent. Des satires, des chansons, des petits livres et des images grotesques furent lancés contre Marie. La caricature était une des armes des protestants en France, dans les Pays-Bas, en Écosse, partout.
Ils avaient représenté le cardinal de Lorraine portant dans un sac le pâle François II, qui, pour ne pas étouffer et respirer un peu, essayait de passer à travers l'ouverture sa tête mélancolique et juvénile.
Ils avaient peint le cardinal Granvelle, le ministre de Philippe II, l'ami de la reine d'Écosse, couvant des œufs d'où sortaient des reptiles mitrés, tandis que Satan aux pieds fourchus l'applaudissait et disait : Voici mon fils bien-aimé.
Ils gravèrent à des milliers d'exemplaires burlesques, après ses noces, Marie Stuart valsant avec Darnley aux sons du luth de Riccio. Craig, un ministre presbytérien, retiré dans l'ombre, les regardait du mauvais œil, et la couronne tombait à terre.
Ces images sur papiers gris étaient transportées et répandues dans les villes et dans les campagnes. Des colporteurs les affichèrent jusque dans la Canongate, à quelques pas d'Holyrood.
Les discours sur la reine étaient sans frein. On parla de la déposer.
Stuart Ochiltree n'avait été que l'orateur de la passion publique, lorsqu'il s'était écrié au milieu de l'assemblée des nobles qu'il ne reconnaîtrait jamais un papiste pour roi.
« Soyons contents, disait le comte de Morton ; nous allons être gouvernés par un bouffon, un enfant imbécile et une princesse impudique. » Il désignait ainsi Riccio, Darnley et la reine. « … Roullard, écrivait Paul de Foix à Catherine de Médicis, vous dira la gratieuse et aysée vie de la dite dame, employant tous les matins à la chasse et le soir aux dances et masques. »
« Ce n'est pas une chrétienne, vociférait Knox, ce n'est pas même une femme, c'est une divinité païenne. C'est Diane ou Vénus. »
Néanmoins, tout en cédant à l'amour, Marie Stuart avait été dupe d'une trame ourdie par Élisabeth elle-même.
Il était naturel et juste que la reine d'Écosse voulût obtenir pour son mariage l'agrément d'Élisabeth, dont elle et ses enfants devaient être les héritiers. De son côté, Élisabeth qui, par ambition et par orgueil, était décidée à ne se point donner un maître, désirait, par jalousie et par haine, que Marie Stuart restât veuve. La reine d'Angleterre se révoltait en pensant qu'il lui faudrait transmettre son trône aux descendants d'une rivale qu'elle abhorrait. Tels étaient ses vrais sentiments et telle fut d'abord sa politique. Mais, douée de ce coup d'œil pratique des choses qui ne permet pas l'illusion, Élisabeth comprit que le mariage étant la nécessité de Marie Stuart, rien ne pourrait empêcher l'accomplissement du vœu le plus cher de la reine d'Écosse et de son peuple. Elle songea alors à Darnley pour éviter des concurrents plus redoutables à son repos et à son envie. Cependant, tout en favorisant sourdement ce mariage, elle le regrettait et le déplorait. De là sa mauvaise humeur, ses persécutions contre la famille de Lennox, sa rage redoublée contre Marie Stuart, ses menées souvent contraires, selon les mouvements impétueux de sa passion ou les calculs réfléchis de sa politique ; de là les ténèbres qui couvrent sa conduite en lutte avec son désir primitif, dont la réalisation lui avait paru impossible ; de là les nuages qui obscurcissent la lumière de la vérité dans cette noire et souterraine intrigue, où l'esprit puissant d'Élisabeth imagina et exécuta, au milieu de mille fluctuations qui se heurtent, ce que son cœur détestait.
Voilà, je crois, sous son sceau brisé, le mot de ce mariage précipité par Marie, dirigé secrètement par le génie perfide et par l'âme mobile d'Élisabeth.
Élisabeth haïssait en Marie Stuart son héritière ; elle haïssait surtout la femme séduisante dont elle ne pouvait être la rivale de beauté et de grâce ; elle haïssait de plus en la reine d'Écosse, avec ses froids et habiles ministres et avec tout son peuple, la nièce des Guise, l'amie de Philippe II et du pape, la princesse catholique. Marie était donc dévouée aux catastrophes. La nation anglaise et ses hommes d'État, Cecil, Walsingham, Randolph, l'exécraient. Sans autre alliance qu'une aversion commune, Élisabeth s'entendait avec ses sujets pour perdre Marie Stuart. Une haute vertu, une politique habile, une tolérance généreuse du protestantisme l'auraient peut-être sauvée ; mais la reine d'Écosse, par l'accumulation des fautes et par leur énormité, se mit en quelque sorte du parti de ses ennemis et les aida à sa ruine.
Le mariage était pour elle une condition de gouvernement, et, ce qui était bien plus, une ardente fantaisie de sa jeunesse. Élisabeth s'était prononcée énergiquement. Elle avait écarté de Marie Stuart les plus illustres prétendants : don Carlos, présenté par le cardinal de Granvelle et par la duchesse d'Arschot ; l'archiduc Charles, sondé par le cardinal de Lorraine ; le duc d'Anjou et le prince de Condé, tous épris de la reine d'Écosse. Ces prétendants, qui appartenaient aux trois grandes puissances catholiques de l'Europe, auraient soulevé toutes les susceptibilités de la politique anglaise et du protestantisme écossais.
« … Si Votre Majesté, écrivait Randolph à la reine d'Écosse, veut faire un mariage qui soit agréé de ma souveraine, elle doit éviter d'en faire un qui puisse donner de l'ombrage à ses voisins, comme celui qu'elle a fait avec le dauphin de France. Il est bien plus expédient que vous preniez pour époux un seigneur anglais, pourvu qu'il s'en trouve d'assez heureux pour vous plaire. Alors Élisabeth ne tardera plus à vous déclarer son héritière, supposé qu'elle vienne à mourir sans laisser de postérité. »
La reine d'Angleterre resserrait ainsi le choix de Marie Stuart parmi la noblesse de la Grande-Bretagne.
Élisabeth, nous l'avons dit, avait pensé à lord Henri Darnley, son parent et celui de la reine d'Écosse. C'était le jeune courtisan le plus frivole de l'Europe, avec des perles aux oreilles, des chaînes au cou et à la toque. Il dansait bien, chantait à ravir. Il avait le don de plaire aux femmes et d'être méprisé des hommes.
Élisabeth compta sur un caprice de Marie Stuart et ne se trompa point. Indirectement elle insinua son dessein à la comtesse de Lennox, qui, elle aussi, ne songeait qu'à l'accomplir. La haine d'Élisabeth et l'ambition de cette mère se liguèrent sans se parler. Élisabeth donna mille facilités au comte, à la comtesse de Lennox et à Darnley, tout en éclatant contre eux. Elle confisqua leurs biens, elle envoya la comtesse à la Tour ; mais le mariage se fit, et c'est ce qu'Élisabeth avait calculé. Sa colère n'était qu'un demi-masque. Irritée en apparence de ce que Marie Stuart avait refusé Dudley, elle se réservait par là le droit de soutenir les rebelles d'Écosse et de pousser habilement son ennemie aux abîmes. Au fond, Élisabeth voulait garder pour elle Dudley, qu'elle aimait et qu'elle fit comte de Leicester ; elle voulait en même temps que la légère Marie se prît au piége qu'elle lui tendait. Marie ne vit pas le piége, elle ne vit que la beauté de Darnley, et elle sentit un âpre plaisir à braver Élisabeth en satisfaisant un goût de cœur. Élisabeth fut politiquement heureuse par là. Un prince étranger n'ajouterait pas les forces d'un royaume voisin à la souveraineté de l'Écosse ; et Marie Stuart se compromettait deux fois : avec les égaux de Darnley blessés dans leur orgueil, avec le protestantisme atteint dans sa foi. Quelle bonne fortune pour Élisabeth dans cette comédie si orageusement jouée! que de discussions à susciter, que de tempêtes à déchaîner contre une rivale odieuse!
Marie Stuart ne pouvait se rendre compte des bizarres contradictions d'Élisabeth. « Le mécontentement de ma bonne sœur est vraiment merveilleux, disait-elle, car le choix qu'elle blâme a été fait conformément à ses désirs communiqués par M. Randolph. J'ai rejeté tous les compétiteurs étrangers ; j'ai accepté un Anglais descendant du sang royal des deux royaumes, et le premier prince du sang en Angleterre, celui qui sera, je crois, par ces raisons agréable aux sujets des deux pays. »
Darnley était catholique, objectent quelques historiens, afin de prouver la sincérité de haine qu'Élisabeth portait à ce mariage de la reine d'Écosse. Mais cela même était un prétexte flagrant pour Élisabeth d'entretenir des troubles perpétuels en Écosse et de les éviter ainsi à l'Angleterre.
Un jour, Paul de Foix « la trouvant en sa chambre privée, qui jouoit aux échecs, parce qu'il avoit entendu qu'elle estoit fort faschée de ce que la royne d'Escosse se marioit avec le fils du comte de Lenos, il se voulust ayder de ceste occasion, et lui dist que le jeu des eschecs estoit une image du discours, prévoyance et événement des actions des hommes, où, quand l'on perdoit un pion, il sembloit que ce fust peu de chose. Toutefois, bien souvent, il emportoit la perte de tout le jeu. A quoy la reine respondit qu'elle entendoit bien que le fils du comte de Lenos n'estoit que comme un pion ; mais qu'il seroit bien pour luy donner mat, si elle n'y prenoit garde. »
Elle y prit garde en effet ; et le catholicisme de Darnley, que le conseil d'Élisabeth transforma plus tard en un danger public, devint pour elle un moyen puissant de tenir en haleine le protestantisme dans les deux royaumes, d'accroître jusqu'au fanatisme sa propre popularité, et de tourner toutes les colères, tous les mépris contre l'ennemie, qui menaçait à la fois la constitution et le saint Évangile.
Élisabeth habitait tantôt Westminster, tantôt Richmond, tantôt Hampton-Court, tantôt Windsor, tantôt Greenwich.
Greenwich avait été son berceau, et Westminster devait abriter son tombeau sous les arceaux gothiques de la vieille abbaye où sommeillent toutes les gloires historiques de l'Angleterre.
Richmond, dont le splendide palais a disparu, conserve ses rives enchantées, ses cottages, ses parcs, ses jardins, ses ormes, ses chênes, ses prairies, toutes ses verdures incomparables. On y respire encore aujourd'hui une impression de fraîcheur, de recueillement, d'immortalité.
Élisabeth se sentait moins sèche, moins stérile au milieu de cette fécondité charmante de la nature. De loin en loin les rosiers de Richmond embaumaient son âme dure, comme l'églantier des montagnes parfume quelquefois le rocher. C'est là que la reine sembla le plus aimer Leicester, Hatton, Walter-Raleigh ; c'est là qu'elle devait pleurer Essex et mourir peut-être de douleur.
Plus tard, Milton ne pouvait s'arracher à ces bords primitifs. Il y puisa dans ses contemplations errantes une intarissable poésie. Vieux, infirme, aveugle, Homère régicide, il n'eut pour inventer Éden, qu'à se souvenir des paysages de Richmond ; il n'eut, pour peindre l'Ève de son paradis, qu'à se rappeler la jeune fille anglaise couchée dans l'herbe matinale sous un saule de la Tamise.
Hampton-Court n'était pas plus magnifique sous Élisabeth qu'à l'époque des prospérités de Wolsey. Dans ce château qu'il avait bâti, dans ces somptueux pavillons de brique dont la teinte rouge était mêlée de vert de mer à cause de l'humidité, le cardinal-légat entretenait plus de cinq cents officiers ou domestiques revêtus de ses livrées. Élisabeth parlait quelquefois avec indignation du luxe et de la puissance d'un sujet que Charles-Quint appelait dans ses lettres Mon bon et loyal ami, et que le doge de Venise nommait Reverendissima Majestas.
Windsor, construit par des rois, plaisait davantage à la reine. L'antiquité de cet édifice, ses tours énormes, les unes rondes, les autres carrées, son esplanade admirable, sa masse gigantesque en pierre grise, ses lierres grandioses, tout cela est d'un aspect aussi imposant que triste. On dirait une prison monumentale. Windsor, avec ses donjons accumulés, avec sa forêt sans frontières, est un Fontainebleau monotone, plus colossal, mais moins varié, moins vivant, moins coloré, un Fontainebleau dans la brume.
Bien que la reine y résidât avec plaisir, elle préférait Greenwich où elle était née. Elle préférait Greenwich même à Richmond.
Greenwich était son séjour de prédilection.
C'est là qu'elle aimait, soit à penser, soit à se délasser dans ses allées de sable fin bordées de fleurs. Souvent elle franchissait la porte de son parc que des degrés de marbre joignaient au fleuve, et près desquels était sans cesse amarrée sa barge royale. Elle se reposait des affaires et des soucis de la couronne par des promenades sur l'eau mêlées de musique, d'amour voilé, de flatteries délicates et de conversations classiques.
Élisabeth était savante. Elle avait eu pour précepteur un humaniste éminent, Ascham, qui ne tarit pas d'admiration sur les hautes qualités, les talents et l'érudition de la princesse :
« … Elle parle le français et l'italien comme l'anglais même, écrit-il à son ami Sturmius ; le latin avec facilité, exactitude et jugement ; elle parle le grec souvent et passablement bien.
« Elle a lu avec moi tout Cicéron et une grande partie de Tite Live. Son habileté dans la langue latine dérive presque exclusivement de l'étude de ces deux auteurs. »
« Nous lisons, écrivait-il encore à Sturmius, les harangues d'Eschine et de Démosthène. Lady Élisabeth comprend d'une manière si admirable non-seulement l'idiome original, mais encore tous les sujets de débats, les décrets du peuple, les mœurs et les coutumes des Athéniens, que vous seriez étonné de l'entendre. » Le bon humaniste ajoute :
« Elle excelle dans la musique, mais elle ne charme pas excessivement. Quant à son extérieur et à sa mise, elle préfère une élégante simplicité à la magnificence ; elle n'aime point à se faire tresser les cheveux ni à porter de l'or ; elle dédaigne ces sortes d'ornements, et, en général dans ses manières et dans tout son genre de vie, elle ressemble plutôt à Hippolyte qu'à Phèdre. »
Telle était Élisabeth de seize à vingt et un ans. Ces naïves révélations échappées à l'enthousiasme de son maître, expliquent bien les prétentions d'Élisabeth à la chasteté, et son goût pour les entretiens classiques dans les intervalles des plaisirs et des affaires. Devenue reine, on comprend comment, après s'être fait un peu prier, elle s'adressait en latin à l'université d'Oxford, et en grec à l'université de Cambridge.
Quoique Élisabeth semble avoir toujours eu l'âge des hommes d'État, elle n'était pas sans une sorte de beauté. Elle avait une apparente distinction de teint et un éclat de chevelure que relevaient encore les splendeurs de la couronne. Elle avait la taille haute, mais un peu roide. Elle était impérieuse et absolue, même dans la galanterie. Il y avait de l'hypocrisie jusque dans son regard d'amour, et de la pédanterie jusque dans son sourire. Sous la mobilité de ses lèvres équivoques, sous les plis de son front élevé, sous les paupières de ses yeux perçants, on sentait gronder et rugir l'âme féroce de Henri VIII. Élisabeth avait tous les instincts du tyran, du sectaire, de la femme. Sa main délicate, effilée, qui cueillait un lis, symbole mensonger de pureté, et qui arrangeait une dentelle, était prête à signer des arrêts de mort, et condamnait un pamphlétaire à avoir le poing coupé, parce qu'il n'avait pas parlé d'elle avec assez de respect.
Il est vrai qu'au-dessus de ses vices, de ses passions, dans les froides régions du cerveau, brillait une intelligence sans chaleur, mais non sans lumière, et une volonté inflexible, dénuée de sensibilité comme de conscience. Cette double faculté fut son prestige dans ce siècle merveilleux, dont toutes les grandes aptitudes étaient personnifiées autour du trône d'Élisabeth.
Siècle de philosophie, représenté par le neveu de Burleigh, par François Bacon, le premier des penseurs pour la profondeur de l'intuition et l'immensité des pressentiments ; siècle de ruse, d'embûches, de prévoyance et de politique, représenté par Cecil et Walsingham ; siècle d'aventures, représenté par Walter-Raleigh. Siècle de théologie et de tortures, représenté par Henri VIII, dont l'esprit survivait dans la reine et dans son peuple ; siècle de guerre, représenté par Sussex et toute l'aristocratie ; siècle de feu et de fer ; siècle des assassinats illustres, juridiques ou non juridiques ; siècle du prince de Condé, des Guise, de Marie Stuart, de don Carlos ; siècle des massacres approuvés par le pape ; siècle des auto-da-fé de Philippe II, des boucheries du duc d'Albe ; siècle de la Saint-Barthélemy des Valois ; siècle où le sang coulait comme l'eau, et ne valait pas le prix d'un intérêt, d'un fanatisme ou d'un caprice ; siècle tragique à la plus haute puissance ; plus tragique certainement que la révolution française elle-même! Or, ce siècle, le plus pathétique de l'humanité, eut pour poëte à la cour d'Élisabeth le plus pathétique de tous les poëtes, depuis Job et Eschyle : William Shakspeare, le poëte de la terreur et de la pitié, de l'amour et du destin, des sanglots et des larmes, des frissons et des affres suprêmes, de l'agonie et de la mort. Ce prodigieux et inépuisable génie devait être le poëte du XVIe siècle. Car la poésie est le contre-coup retentissant de l'histoire, et l'idéal est le dernier mot, le mot sonore, immortel, de la réalité. Telle était Élisabeth et tel était ce siècle, avec lesquels Marie Stuart se jouait dans son imprudence.
Élisabeth, elle, ne jouait pas, ou plutôt elle jouait un jeu sérieux. Elle fut réservée comme la femme anglaise, orgueilleuse, sectaire et nationale comme l'homme anglais ; pour tout dire, l'incarnation de l'Angleterre, Albion elle-même couronnée, aux pieds de laquelle échouera Rome, et oscilleront sur l'élément britannique les débris de l'invincible Armada, cette flotte qui portera, au chiffre de Philippe II, les destinées conquérantes et exterminatrices du catholicisme.
L'Angleterre adora Élisabeth. Élisabeth eut aux yeux de l'Angleterre, un mérite qui surpassa tous les mérites : elle fut la vive image de sa nation, et elle se dévoua sans restriction au gouvernement de l'État. Elle fut économe dans les dépenses de la royauté, afin de répandre sur la marine les trésors qu'amassait sa parcimonie. Elle multiplia les ports, elle fut prodigue pour ses vaisseaux, magnifique pour ses marins ; et c'est elle qui créa véritablement l'Angleterre, qui en fit une Carthage du Nord, la Carthage de toutes les mers. C'est là l'éternel honneur d'Élisabeth, et ce qui, pour le peuple anglais, la place au dessus de tous les rois de son histoire.
Reconnaître Marie Stuart comme héritière eût été un acte bien grave d'Élisabeth ; c'était donner à la reine d'Écosse un pied dans l'Angleterre, une influence directe, un règne occulte, mais puissant, par les catholiques au dedans, par les Guise et par Philippe II au dehors.
La politique d'Élisabeth, autant que son goût, l'inclinait à détester Marie Stuart.
Les Guise n'étaient que les tribuns et les capitaines du parti catholique. Le grand chef, le roi de ce parti était Philippe II, comme Élisabeth était la reine du parti protestant.
Ils se ressemblaient dans des sphères diverses par leur rôle, par leur nature ; mais ils différaient par leur situation, et, quoique pareils, ils n'étaient pas égaux.
Philippe II n'avait qu'une passion profonde : la haine de l'hérésie. Échappé à une tempête dans un trajet de Flandre en Espagne, il se crut sauvé par un miracle de la Vierge, et il en devint plus inexorable. Il se voua au massacre des ennemis de l'Église. Il condamna tous les rangs, tous les âges, tous les sexes, et il assista aux exécutions les plus barbares. Il protégea l'inquisition, qui fleurit dans le sang, à l'ombre de son sceptre, et qui fut la première institution de l'Église et de l'Espagne. Il ne recula devant aucune férocité. Il fit arrêter comme suspect de luthéranisme Constantin Ponce, l'un des chapelains de l'empereur Charles-Quint. Ce consolateur de son père, il le relégua dans une prison infecte. Ponce y mourut : Philippe II, poursuivant sa vengeance sur ce vieillard inanimé, ordonna de le brûler. Il fut, dit-on, sur le point d'exercer les mêmes impiétés envers la mémoire de Charles-Quint, de qui il tenait la vie et la couronne. On sait qu'il n'épargna pas son fils don Carlos. Rien ne lui coûtait à immoler devant son idole. Il lui jetait en holocauste les meilleurs sentiments, les plus saintes affections.
Issu de tant de princes catholiques, il y avait en lui, par la tradition, une sorte de grandeur chrétienne et royale qui ne s'émouvait de rien, ni de la prospérité ni de l'adversité.
Quand arriva le gentilhomme qui devait lui apprendre la victoire de Lépante, et qui avait traversé silencieux des groupes de courtisans curieux et attentifs, le roi écrivait dans son cabinet ; il s'interrompit pour écouter et pour lire la dépêche. Son visage ne trahit aucune impression ; seulement il dit : « Juan a beaucoup hasardé ; que le Seigneur soit béni! » et il reprit sa correspondance.
Lorsque Christophe de Mora lui annonça la ruine définitive de l'Armada, il priait dans son oratoire. Il se contenta de répondre froidement : « Dieu est le maître ; j'avais envoyé cette flotte contre les hommes, non contre les éléments ; » et, sans se plaindre, il acheva ses prières.
Toujours penché sur une carte du monde, il nouait et dénouait les fils de son impitoyable politique avec un zèle qui n'excluait ni la temporisation ni la persévérance. « Un roi est un tisserand, » disait-il.
Il était voluptueux, cruel, fanatique et absolu. Ses vices, mêlés de quelques vertus, lui avaient composé une inflexible conscience.
Sa vie ne semble-t-elle pas éclairée d'un reflet sinistre et résumée par son agonie? Ce moine-roi, stoïque et dur, voudra mourir son crucifix sur sa poitrine, un autre crucifix dans la main droite, sa discipline ensanglantée à ses pieds, et un cierge du mont Serrat dans la main gauche. Sa dernière recommandation à son fils sera d'exterminer les hérétiques. Quel spectacle solennel et terrible que ce prince, à son heure suprême, au fond de sa cellule dorée de l'Escurial, conseillant à son fils les meurtres sacrés qu'il avait multipliés, pendant son long règne, sans lassitude et sans remords! Expirant, il tiendra le cierge du mont Serrat, comme il portait, vivant, la torche toujours allumée des bûchers, des auto-da-fé et des supplices.
Élisabeth elle-même, quoique sans scrupules aussi et sans entrailles, se permit moins de forfaits, soit que le protestantisme fût plus généreux parce qu'il était plus jeune, soit plutôt qu'elle fût moins implacable par étendue d'intelligence. Mais il n'y eut pas entre eux la différence d'un cœur. Ni l'un ni l'autre n'en eut un dans la poitrine. Seulement Philippe II eut un crâne étroit, ténébreux et ardent ; Élisabeth eut une tête vaste et lumineuse. Elle ne fut pas moins cruelle par sensibilité, elle fut moins cruelle par supériorité d'esprit, de peuple, de gouvernement, de civilisation.
Marie Stuart était la plus chère alliée de Philippe II, et la plus irréconciliable ennemie d'Élisabeth, une rivalité personnelle s'ajoutant à leur éloignement politique et religieux. Cependant, assurée de l'avenir, Élisabeth demeura en repos dans les premiers temps du mariage de Marie. Elle se contenta de faire des remontrances, d'exprimer son déplaisir à Holyrood par ses ambassadeurs Tamworth et Randolph.
Tout parut se calmer pour la reine d'Écosse, et elle put s'abandonner avec sécurité à tous les transports de son amour. Elle lia intimement Riccio et Darnley, jusque-là que l'époux et le favori partageaient souvent le même lit. Riccio était l'homme éminent des deux ; et Darnley, le maître nominal, se subordonna sans le savoir aux plans de celui qu'il regardait comme son serviteur et son ministre.
Riccio, qui avait fait réussir le mariage de Darnley, lui inspira des sentiments, et lui ouvrit des perspectives conformes aux secrets désirs de Marie. Ces désirs, qui lui étaient communs avec la reine, il les avait réduits en politique. Cette politique consistait à saper, à combattre les seigneurs protestants, à nouer des alliances de plus en plus étroites avec la France, avec Rome, avec l'Espagne.
Heureuse de trouver dans le favori de son cœur l'homme d'État de ses pensées monarchiques et religieuses, Marie entrevoyait déjà le pouvoir absolu restauré et le catholicisme rétabli par son courage. Du sein des plaisirs elle rêvait sans cesse cette double gloire. Elle approuvait la conférence de Bayonne, où, sous le prétexte d'une entrevue de Charles IX et de sa sœur la reine d'Espagne, le duc d'Albe, d'accord avec le pape Pie IV et le cardinal de Lorraine, conseillait un plan d'extermination contre les protestants et le protestantisme dans toute l'Europe. Marie consentait à ce plan. Elle se promettait à elle-même, et elle prenait l'engagement avec Riccio, de repousser toute négociation avec les chefs de la liberté et de la réforme, Murray et les lords rebelles. Dans les enivrements de son ressentiment, de sa victoire, de ses espérances, elle se flattait de les bannir à perpétuité, de les dépouiller de leurs dignités et de leurs terres comme parjures et comme traîtres. Elle laissait même entendre qu'elle ne s'arrêterait pas à eux, qu'elle atteindrait plus haut jusqu'à celle qui leur donnait un asile après leur avoir prodigué l'or et les encouragements. Elle se vantait d'avoir des communications avec les catholiques d'Angleterre, des moyens prompts et sûrs de punir la reine hérétique dont elle avait tant à se plaindre. « … Luy ayant esté faict remontrance par quelques-uns de ses seigneurs, écrit Paul de Foix, qu'elle prenoit trop de peyne et travail, estant tousjours parmi les armées et aux champs en temps très-malaisé, elle leur respondit que ne cesseroit jamais en semblables peynes, jusqu'à ce qu'elle les eust menés à Londres. »
Paroles dangereuses, transmises d'heure en heure à Cecil par les espions qu'il entretenait autour de Marie! Confidences frivoles d'une jeune reine amoureuse qui passait sa vie au milieu des courtisans ; dans les guerres, toujours à cheval ; dans la paix, tantôt à la chasse, tantôt au bal, le matin dans les bois, le soir dans les fêtes! Vains élans de triomphe qu'une autre reine moins jeune et plus impitoyable notait à Greenwich, afin de les étouffer plus tard sous les plombs et sous les pierres des donjons anglais!
Une harmonie parfaite régna d'abord à Holyrood, mais cette harmonie ne fut pas longue. Violente, passionnée et mobile, Marie se lassa vite de Darnley. Ce n'était ni un cœur, ni une intelligence, ni un bras. Il avait toutes les frivolités de la femme, jusqu'au goût de la parure et des rubans. Dès qu'elle le connut, elle cessa de l'aimer.
Il souffrait les injures et en attirait à la reine.
Désirant désarmer le clergé réformé, il assistait à ses sermons. Il ne réussit qu'à se faire insulter en face. Knox lui dit un jour, du haut de la chaire, que lorsque Dieu voulait châtier les crimes d'un peuple, il le livrait à la domination des femmes et des enfants.
Marie méprisa cet adolescent énervé. Elle se rapprocha de Riccio, dont l'esprit et les talents la charmaient. Elle l'entoura de considération, de soins, d'honneurs. Elle le traita comme un homme de haute naissance. Chose inouïe dans l'étiquette du XVIe siècle, elle le fit manger à sa table, lui, un ministre récent, mais naguère un cameriere, un musicien, un vil chanteur. Elle fit plus. Il était convenu que le nom du roi précéderait celui de la reine dans la signature des actes publics : Marie signa avant Darnley, puis elle supprima entièrement ce nom et y substitua celui de Riccio.
Furieux de cet abandon et de cet outrage, Darnley se livre à toutes les fougues, à toutes les orgies, à toutes les crapules. Plongé dans l'ivresse, dans le jeu, dans les plaisirs ignobles et dégradants, il ne revoit la reine que pour l'injurier. Il ne peut réprimer sa grossière violence, même dans les salons d'Holyrood :
« La reine, écrit Randolph, se repent bien de son mariage ; elle abhorre Darnley et tout ce qui lui appartient. »
Le roi était jaloux, et sa jalousie perçait. Les seigneurs écossais, envieux de Riccio, le favori tout-puissant de la reine, la créature des Guise, le séide du catholicisme, attisèrent cette passion du roi. Le comte de Morton surtout, très-attaché à la réforme par ambition, et qui craignait, d'après les rumeurs de cour, que Riccio ne le remplaçât comme chancelier du royaume, envenima le ressentiment de Darnley. Très-sympathique d'ailleurs à Murray et aux bannis, Morton saisit aussi ce moyen de faciliter leur retour et de servir leur cause qui était la sienne. Il affermit Darnley, entraîné déjà par George Douglas, dans un projet de conspiration contre la vie de Riccio.
Marie Stuart avait un goût vif pour Riccio, et ce goût, cet amour l'élève un moment au-dessus des préjugés de la naissance et lui inspire, au XVIe siècle, sur la noblesse, ennemie superbe du pauvre musicien, des lignes dont un philosophe du XIXe siècle ne désavouerait pas quelques traits. Dans sa colère contre les insulteurs patriciens de son favori, elle humilie l'antiquité du nom devant le mérite de l'homme.
« … Quoy!… soubz vernis de grandeur et noblesse des ancestres, il fault et que l'autorité des roys puisse estre enfrainte ou diminuée, et la leur irrépréhensible? L'une vient de Dieu, l'autre du roy soubz Dieu ; car Dieu a esleu les roys et commandé aux peuples de leur obeyr, et les roys ont faict et constitué les princes et grands pour les soulager, et non pour leur faire teste.
« Que doit donc faire le roy, si son père a eslevé un homme de bien, et que les successeurs et enfans dégénèrent? Faut-il que le roy en face mesme estat et leur donne mesme credit (en ce de quoy ils sont indignes) comme la vertu du père a mérité? Le père estoit vaillant, sage et obligeant ; le filz n'a rien appris qu'à faire le grand et prendre ses ayses, et desdaigner toutes loys ; et si le roy trouve un homme de bas estat, pauvre en biens, mais généreux d'esprit, fidèle en cœur et propre en la charge requise pour son service, il ne luy osera commettre autorité, pour quoy les grands qui ont desja en veulent encores! »
Ce ministre éminent et dévoué dont Marie traçait le portrait avec complaisance, c'était Riccio, autour duquel s'organisait une conspiration implacable.
Le comte de Morton fut l'homme politique de cette conspiration. Lui seul peut-être sut toute l'étendue et toute la portée de son action. Il coopérait au meurtre de Riccio dans une vue personnelle, et aussi dans des desseins profonds de tribun aristocratique. Il sentait que par là il annulait la reine et ses alliés, les catholiques et le catholicisme ; il sentait qu'il allait redonner vigueur à la réforme en cimentant l'alliance anglaise, en rappelant les lords proscrits, en replaçant Murray à la tête du gouvernement, dont Darnley ne serait que la vaine décoration, le simulacre officiel.
Randolph et le comte de Bedford furent mis dans le secret. Ils annoncèrent d'avance le complot à Cecil et à leur souveraine Élisabeth.
Murray, de Grange, de Rothes et leurs amis, furent avertis et se réunirent sur les frontières d'Écosse.
Deux traités ou bands furent signés par le roi et par les conspirateurs. Ils se juraient amitié et solidarité dans l'exécution de cette grande entreprise, qui fut le triomphe cruel de la réforme sur l'Église, du parti protestant sur le parti catholique, de la noblesse et du peuple sur la reine et sa camarilla, de Knox et du Nord sur le pape et sur le Midi.
Le comte de Lennox, lord Ruthven, George Douglas, Lindsey, André Ker, étaient au premier rang des conjurés. Ils s'entendirent avec Darnley. Près de l'appartement de la reine, séparés d'elle par une simple cloison, ils prononcèrent la mort du favori.
Ce qu'il y eut de plus grave dans ces bands homicides, ce fut la participation de Knox. Consulté par les conjurés sur la légitimité de l'acte qu'ils allaient accomplir, il rassura leurs consciences déjà si hardies. L'esprit du rigide docteur souffla sur eux, non pour les détourner du crime, mais pour les y précipiter. Il les y prépara comme à une sainte entreprise, par la prière et par le jeûne. Dans l'emportement de son fanatisme, Knox se chargea de justifier le meurtre devant Dieu, et, l'autorisant de son approbation, il mit ainsi de sa main d'apôtre, à l'assassinat, le sceau religieux de son caractère et de son nom.
C'était un samedi soir, vers six heures, le 9 mars 1566. Les conjurés et leurs hommes d'armes, au nombre de trois cents environ, se glissèrent, à la tombée de la nuit, des ruelles borgnes de la Canongate dans les ombres du palais.
Le roi avait soupé chez lui en compagnie du comte de Morton, de Lindsey et de Ruthven. Son appartement, un rez-de-chaussée élevé de quelques marches, était situé au-dessous de l'appartement de Marie, dans la même tour. Au dessert, il envoya voir qui était avec la reine. On lui vint dire que la reine finissait de souper de son côté, dans son cabinet de repos, avec la comtesse d'Argill, sa sœur naturelle, Beatoun, le commandeur d'Holyrood, et Riccio. Leur conversation avait été enjouée et brillante. Le roi monta par un escalier dérobé, pendant que Morton, Lindsey, et une troupe de leurs vassaux les plus braves, envahissaient le grand escalier, et dispersaient sur leur passage quelques amis de la reine et de ses serviteurs.
Le roi entra dans le cabinet de Marie. Riccio, en manteau court, en veste de satin, en culotte de velours rougeâtre, était assis et couvert. Il avait sur la tête sa toque ornée d'une plume. La reine dit au roi : « Monseigneur, avez-vous déjà soupé? Je croyais que vous soupiez maintenant. » Le roi se pencha sur le dossier du fauteuil de la reine qui se retourna vers lui ; ils s'embrassèrent, et Darnley prit part à l'entretien. Sa voix était émue, son visage était pourpre, et, de temps en temps, il jetait un regard furtif vers la petite porte qu'il avait laissée entr'ouverte. Bientôt apparut, sous les franges des rideaux qui la décoraient, un homme pâle, Ruthven, qui tremblait encore de la fièvre, et qui, malgré son extrême affaiblissement, avait voulu être de l'expédition. Il était vêtu d'un pourpoint de damas, doublé de fourrure. Il avait un casque d'airain et des gantelets de fer. Il était armé comme pour un combat et accompagné de Douglas, de Ker, de Ballentyne et de d'Ormiston. Au moment où Morton et Lindsey forçaient avec fracas la chambre à coucher de Marie, et, s'y précipitant, allaient déborder dans le cabinet, Ruthven s'y rua, et son impétuosité fut telle, que le parquet en fut ébranlé. Il épouvanta les convives. Sa physionomie livide, farouche, bouleversée par la maladie et par la colère, glaçait de terreur. « Pourquoi êtes-vous ici, et qui vous a permis d'y pénétrer? » s'écria la reine. « J'ai affaire à David, à ce galant que voilà, » répondit Ruthven d'une voix sourde. Un autre conjuré s'avançant, Marie lui dit : « Si David est coupable, je suis prête à le livrer à la justice. — Voilà la justice, » répliqua le conjuré en ôtant une corde de dessous son manteau. Tout hagard de peur, Riccio recula dans un coin du cabinet. Il y fut suivi. Le pauvre Italien se rapprochant de la reine, saisit sa robe en criant : « Je suis mort! Giustizia! giustizia! Madame, sauvez-moi! sauvez-moi! » Marie s'élança entre Riccio et les assassins. Elle essaya de les arrêter. Alors chacun se pressa, se heurta dans cet étroit espace. Ce fut une mêlée, un tourbillon. Ruthven et Lindsey, brandissant leurs dirks nus, apostrophèrent rudement la reine. André Ker lui appuya même un pistolet sur le sein et la menaça de faire feu. Marie lui montrant son ventre : « Tirez, dit-elle, si vous ne respectez pas l'enfant que je porte. »
La table fut renversée dans le tumulte. La reine luttant toujours, Darnley l'entoura de ses deux bras, la ploya sur un fauteuil où il la retint, tandis que plusieurs serrant David par le cou l'arrachaient du cabinet. Douglas s'empara de la dague même de Darnley, frappa le favori, et dit, en lui laissant la dague dans le dos : « Voilà le coup du roi. » Riccio se débattait en désespéré. Il pleurait, il priait, il suppliait avec des gémissements lamentables. Il s'attacha au seuil du cabinet, puis il s'accrocha à la cheminée, puis il se cramponna au lit de la chambre de la reine. Les conjurés le menaçaient, le battaient, l'injuriaient, et lui faisaient lâcher prise en piquant ses mains de leurs armes. L'ayant enfin entraîné de la chambre à coucher dans la chambre de parade, ils le percèrent de cinquante-cinq coups de poignards.
La reine faisait des efforts surhumains pour voler au secours du malheureux Riccio. Le roi avait peine à la contenir. Il la remit à d'autres, et accourut dans la chambre de parade où Riccio expirait. Il demanda s'il n'y avait pas encore de la besogne pour lui, et il enfonça dans ce pauvre cadavre le cinquante-sixième et dernier coup de poignard ; après quoi Riccio fut lié aux pieds avec la corde apportée par l'un des conjurés ; il fut traîné ainsi et descendu le long de l'escalier du palais.
Lord Ruthven rentra dans le cabinet de la reine où la table avait été relevée. Il s'assit, et demanda un peu de vin. La reine s'emporta contre cette insolence. Ruthven répondit qu'il était malade, et se versa lui-même à boire dans une coupe vide, celle de Riccio peut-être, puis il ajouta : « Nous ne voulions pas être gouvernés par un valet. Voici votre mari. C'est lui qui est notre chef. — Est-ce vrai? répliqua la reine, doutant encore de la mort de Riccio. — Depuis quelque temps, vous vous étiez donnée à lui plus souvent qu'à moi, dit Darnley. » La reine allait lui répondre, lorsque vint un de ses officiers auquel elle demanda aussitôt si on avait conduit David en prison, et où? « Madame, il ne faut plus parler de David, car il est mort. » Alors la reine poussa un cri, puis se tournant vers le roi : « Ah! traître, fils de traître, lui dit-elle, voilà la récompense que tu réservais à celui qui t'a fait tant de bien et tant d'honneur! Voilà ma récompense à moi, qui, par son conseil, t'ai élevé à une dignité si haute! Ah! plus de larmes, mais la vengeance! Je n'aurai de joie que lorsque ton cœur sera aussi désolé que l'est aujourd'hui le mien. » En achevant ces paroles, la reine s'évanouit.
Tous les amis qu'elle avait à Holyrood s'enfuirent en désordre ; le comte d'Atholl, les lords Fleming et Levingston s'échappèrent par un couloir obscur. Les comtes de Bothwell et de Huntly se laissèrent glisser le long d'un pilier dans les jardins.
Cependant un frisson avait passé sur la ville. Le tocsin avait sonné ; les bourgeois d'Édimbourg, conduits par le lord prévôt, se rassemblèrent un instant autour d'Holyrood. Ils s'enquirent de la reine qui revenait à elle. Tandis que les conjurés la menaçaient, si elle appelait, de la tuer et de la jeter par-dessus les murs, d'autres conjurés disaient aux bourgeois que tout allait bien, que seulement on avait dagué le favori piémontais qui s'entendait avec le pape et le roi d'Espagne pour détruire la religion du saint Évangile. Darnley lui-même ouvrit une fenêtre de la tour fatale, et pria le peuple de se retirer, l'assurant que tout s'était fait sur l'ordre de la reine, et qu'il serait instruit le lendemain.
Retenue prisonnière dans son propre palais, dans sa chambre à coucher, sans une de ses femmes, Marie demeura seule cette effroyable nuit, livrée à toutes les horreurs de son désespoir. Elle était grosse de six mois. Ses émotions furent si profondes, que le fils de ses entrailles, qui fut depuis Jacques Ier, ne put jamais voir une épée nue sans un tressaillement d'effroi. La terreur de sa mère passa sur cette âme endormie encore dans les limbes qui précèdent la naissance, et cette terreur, ni l'éducation du gentilhomme, ni les efforts du roi ne parvinrent plus tard à la dompter.
Cet assassinat, rendu si cruel par les circonstances de l'exécution, eut deux causes : de la part des seigneurs, une jalousie de pouvoir contre Riccio, dont l'influence sur Marie était absolue ; de la part du roi, une jalousie d'amour qui n'était certes pas sans fondement, si l'on en croit une dépêche de Paul de Foix, ambassadeur de France en Angleterre. Témoignage bien grave qui n'absout pas Darnley, mais qui condamne la reine!
« … Le roy, dit Paul de Foix à Catherine de Médicis, quelques jours auparavant, environ une heure après minuict, seroit allé heurter à la chambre de la royne qui estoit au-dessus de la sienne. Et d'aultant que après avoir plusieurs fois heurté, l'on ne lui respondoit point, il auroit appellé souvant la royne, la priant d'ouvrir, et enfin la menaçant de rompre la porte, à cause de quoy elle lui auroit ouvert ; laquelle le roy trouva seule dedans la chambre ; mais ayant cherché partout, il auroit trouvé dedans le cabinet David en chemise, couvert seullement d'une robe fourrée. »
Henri IV, qui connaissait la vertu des princesses de son siècle, entendant raconter, bien des années après, que les courtisans d'Angleterre nommaient Jacques un Salomon, se prit à sourire, et dit : « Salomon en effet, puisqu'il est fils de David, le joueur de harpe. »
Ces choses consommées, les seigneurs exilés reparurent. Le comte de Murray s'empressa d'aller chez la reine. Elle le reçut avec une affectueuse tristesse, et s'écria : « Ah! mon frère, si vous eussiez été près de moi, on ne m'eût pas traitée ainsi ; » et elle lui montra en même temps le parquet souillé du sang de Riccio.
Ce sang est resté ineffaçable.
La chambre de parade qui touche à la chambre à coucher de Marie et l'un des cabinets, celui qui, par une ironie du destin, était appelé le cabinet de repos, sont encore comme ils étaient au jour du crime ; et le voyageur qui visite Holyrood rencontre en frémissant dans ces deux pièces les traces néfastes, le plancher marqué de larges taches rouges indélébiles.
Marie comprit vite tous les dangers de sa situation, et, malgré sa douleur, sa grossesse et la fatigue de ses nerfs, elle puisa dans son courage une force inouïe de dissimulation. Sachant que les conjurés allaient l'enfermer dans une forteresse et décerner la couronne à Darnley, elle vainquit l'horreur qu'ils lui inspiraient, et se résolut avec promptitude à les caresser, à les tromper. Elle se montra prête à tout céder. Elle proposa même de signer un bill de sûreté pour tous ceux qui avaient pris part à la conspiration. Elle obtint, par cette conduite, un relâchement de surveillance dont elle profita sans hésitation et sans retard. Elle renouvela ses avances pathétiques à Murray. Elle entreprit de détacher Darnley des conjurés. Le moyen était infaillible. Marie ne balança point, quelle que fût sa haine. Darnley, délivré de son rival, ne souhaitait que de rentrer en grâce. Elle lui fit demander s'il ne consentirait pas à la suivre à Dunbar. Il devint fou de désir à cette ouverture. L'enchantement et la fièvre le saisirent. Pour la perspective d'une heure d'amour avec la reine, il aurait vendu son âme. En cette circonstance, il vendit son honneur ; car il trahissait et livrait, par sa désertion, les conjurés. « Le 12 mars, dit le prince Labanoff, la reine reprit son ascendant sur Darnley. » Elle le reprit soudainement par l'attrait de volupté qu'elle fit briller à ses yeux. Darnley redoutait pour son amour le souvenir de son crime. Il tremblait que Marie n'étendît entre eux pour toujours sur leur couche la dague royale dont Douglas avait percé Riccio, et le poignard qu'il avait enfoncé lui-même. Cette dague et ce poignard sanglants, lorsque Darnley comprit qu'il pourrait les franchir et arriver jusqu'aux bras de la reine, il oublia ses serments, ses amis : il sacrifia tout à son égoïste et frénétique passion.
Il s'entendit avec Erskine, qu'il chargea de préparer des chevaux. Il gagna des gardes, enleva la reine à ses arrêts, et la conduisit à toute bride, d'une seule traite, à Dunbar.
Là, Marie respire un peu. Elle reçoit un message d'Élisabeth et y répond. Sa lettre, datée du 15 mars, semble écrite après un naufrage.
Marie se plaint de sa sœur, qui demande le pardon des coupables, quand leur punition est si juste. Elle, la reine d'Écosse, a été prisonnière dans son palais : son plus fidèle serviteur a été assassiné en sa présence. Le sang de Riccio a rejailli sur elle ; sa propre vie a été en danger ; elle s'est vue forcée de fuir dans la nuit du 11 au 12 mars, pour échapper à ses rebelles. Si Élisabeth les soutient, ce que ne peut penser Marie, tous les princes chrétiens, qui sont solidaires, viendront en aide à la couronne d'Écosse. Marie veut croire à l'amitié d'Élisabeth, lorsqu'elle sera mieux instruite. Elle s'excuse de ne pas réclamer cette amitié précieuse de sa propre main, mais elle est obligée de recourir à une main étrangère. La maladie et les chagrins l'ont brisée!
Tout en écrivant ainsi, Marie ne perdit pas de temps. Elle rassembla huit mille hommes d'armes, et marcha précipitamment sur Édimbourg. Réconciliée en secret avec Murray et le comte d'Argill, elle tourna tout son ressentiment contre les meurtriers de Riccio. Pour mieux les flétrir et les condamner au gré de sa colère, elle défendit, à son de trompe, d'oser accuser le roi d'avoir pris part à cet assassinat. Lui-même renia la conjuration et les conjurés dans une déclaration qui fut affichée sur tous les édifices d'Édimbourg. La reine frappa ensuite les conspirateurs. Quelques-uns eurent la tête tranchée. Les lords Ruthven, Morton et Douglas n'échappèrent au supplice que grâce à la vitesse de leurs chevaux. Plusieurs furent condamnés à l'amende, d'autres au bannissement. Presque tous se réfugièrent à Berwick.
« … J'entends dire, écrit Randolph à Cecil, qu'on parle encore plus mal du roi que d'aucun autre. Une personne qui s'est entretenue lundi dernier avec la reine m'a mandé, comme une chose assurée, que la reine avait résolu de rendre la maison de Lennox, en Écosse, aussi pauvre qu'elle l'a jamais été. Le comte est toujours malade et a l'âme agitée. Il se tient à l'abbaye. Son fils a été le voir une fois, et lui, il a été une fois chez la reine depuis qu'elle est arrivée au château. La reine a lu les originaux de toutes les ligues et associations formées entre le roi et les lords. »
Marie, dans sa tendresse pour son favori, nomma à sa place Joseph Riccio secrétaire des dépêches françaises.
Elle permit à Joseph de succéder aux biens de son frère David. D'après un inventaire secret, dressé par les soins du comte de Bedford et de Thomas Randolph pour les ministres d'Élisabeth, ces biens étaient considérables. Ils furent évalués, en or, à la somme de onze mille livres sterling. La garde-robe de Riccio était magnifique : elle contenait vingt-huit paires de culottes de velours. Son mobilier était d'un prince. Il avait beaucoup d'armes, des poignards, des dagues, des pistolets, des arquebuses, vingt-deux épées. Joseph retrouva tout, à l'exception de quelques poignards et d'un joyau de grand prix que David portait au cou le jour fatal. Ce joyau se perdit ou fut dérobé au milieu des horreurs de l'assassinat. Toutes les lettres de la reine que David avait en dépôt furent respectées. Marie les reçut intactes.
Non contente de ses vengeances contre les meurtriers, de sa munificence pour Joseph, des humiliations de Darnley, la reine ne songeait qu'à honorer la mémoire de Riccio. Elle fit exhumer le cadavre mutilé du favori. Dans l'imprudence de sa douleur et de son amour, qu'elle trahit par cet acte solennel, elle ordonna de transporter le pauvre musicien sous les voûtes de l'abbaye d'Holyrood, palais des rois vivants, sépulture des rois morts. Le sentiment public s'en irrita. La vieille chapelle s'étonna de ce nouvel hôte, et se voila d'une ombre de plus. Triste Saint-Denis écossais, semé de ruines, de sang et de larmes! Humide caveau, tragique monument de grandeur et de néant, dont on ne peut oublier le lierre mélancolique, la nef à demi brisée, la rosace disjointe, les tombes ravagées, quand une fois on a vu tous ces débris de pierres, d'herbes et de souvenirs aux rayons pâles du soleil couchant!
Marie Stuart rend sa confiance au comte de Murray. — Elle accouche d'un fils au château d'Édimbourg. — Elle dépêche Jacques Melvil à Londres pour instruire Élisabeth de cet événement. — Amnistie aux assassins de Riccio. — Ressentiment croissant de la reine contre Darnley. — Bothwell. — Sa vie de pirate. — Son audace envers la reine. — Son portrait. — Amour de la reine. — Son voyage au château de l'Ermitage. — Ses vers. — Bothwell maître de Marie et de l'Écosse. — Martyre de Darnley. — Fatigué d'outrages, il quitte Holyrood et se retire à Glasgow près de son père. — Conférence de Craigmillar. — Conjuration des lords contre la vie de Darnley. — Voyage de Marie Stuart à Glasgow. — Ses lettres à Bothwell. — Confidences de Darnley à Crawford. — La reine ramène le roi malade à Kirk-of-Field. — La tristesse de Darnley redouble. — Dernière soirée. — La reine donne un bal à Holyrood. — Darnley seul avec son page Taylor. — Les bandits de Bothwell dans la maison. — Meurtre et explosion. — Cadavres retrouvés. — Hypocrisie de Bothwell et de la reine. — Indignation de la ville. — Terreur organisée par Bothwell. — Sermon de Knox. — Il se retire au fond des bois. — La cour s'étourdit dans les plaisirs.
Malgré les liaisons de Murray avec les conjurés, la reine lui rendit toute sa confiance. Elle rapprocha de lui Bothwell, et se mit à l'abri sous la vigilance de son habile frère. Elle avait besoin d'un intervalle de repos ; Murray le lui ménagea, et elle rétablit sa santé. La fin de sa grossesse n'étant plus troublée, elle accoucha heureusement, le 19 juin 1566, au château d'Édimbourg, où elle s'était établie sur l'avis de son conseil privé, qui ne trouvait pas Holyrood une résidence assez sûre.
Elle dépêcha aussitôt Mme Boin à Jacques Melvil, pour lui apprendre cet événement et pour lui donner ordre de l'annoncer à Élisabeth. Melvil se hâta de monter à cheval. Le soir, il était à Berwick, et, quatre jours après, à Londres. Il vit d'abord Cecil, en compagnie duquel il se rendit à Greenwich, où se tenait la cour et où il y avait grand bal. Cecil présenta Melvil à Élisabeth, et, s'inclinant un peu, il dit tout bas à la reine qu'il était né un fils à Marie Stuart. Élisabeth fit une exclamation de dépit. Les danses furent interrompues, les bougies s'éteignirent, et la fête cessa. Élisabeth, retirée dans un petit salon où régnait une demi-obscurité, se jeta sur un fauteuil, se couvrit le visage de ses deux mains, et dit aigrement aux dames qui s'étaient empressées autour d'elle : « La reine d'Écosse vient de mettre au monde un fils, et moi je suis un arbre stérile. »
Le lendemain, Élisabeth, qui se repentait de l'explosion irrésistible de son envie, reçut bien Melvil, et consentit à être la marraine de Jacques VI, selon le souhait de Marie Stuart.
Melvil, avant de prendre congé, saisit cette occasion de la naissance du prince pour rappeler à Élisabeth la question si souvent éludée par elle de la succession au trône d'Angleterre. Élisabeth répondit avec froideur qu'elle jugeait les droits de sa bonne sœur très-fondés, et qu'elle faisait des vœux pour que les jurisconsultes anglais rendissent une décision favorable. Et comme Melvil insistait, la reine lui dit d'un accent impérieux qu'elle notifierait ses intentions par les députés qu'elle enverrait à la cérémonie du baptême.
Melvil comprit qu'il fallait se taire pour ne pas exaspérer la reine ; et son frère Robert, qui résidait comme ambassadeur à la cour d'Angleterre, le loua de son silence.
Adoucie par la naissance d'un fils qui devait être l'héritier de deux couronnes, Marie s'efforça d'immoler ses colères si justes à la pacification de la noblesse. Elle dompta son ressentiment jusqu'à faire grâce aux assassins de Riccio. Quelques hommes seulement avaient été pendus pour cet attentat. Lord Ruthven était mort en Angleterre, se vantant de son forfait comme de la plus belle action de sa vie. Morton put rentrer en Écosse avec tous ses complices, excepté George Douglas, qui avait porté le premier coup au favori, et André Ker, qui avait touché la reine de son pistolet au milieu du tumulte de l'assassinat.
Le seul que la reine n'amnistia pas dans son cœur, ce fut son mari. Déchargée des soins du gouvernement, elle retomba dans tous les orages de l'amour. Déjà dégoûtée de Darnley qu'elle méprisait, le meurtre de Riccio, dont il fut l'un des assassins, la transportait parfois de fureur. Son visage dissimula sa haine à demi, mais son âme ardente la sentait tout entière. « … Je lui trouvai toujours depuis ce temps-là, dit Jacques Melvil dans ses curieux mémoires, un cœur plein de rancune, et c'étoit lui faire mal sa cour que de luy parler d'accommodement avec le roy. »
Elle aima sous les yeux de Darnley et ce fut sa première vengeance.
Elle n'avait pas tardé à trouver ce qu'elle cherchait : l'idéal de son rêve effréné.
Il y avait à la cour d'Écosse un homme que la clairvoyance des plus habiles ambassadeurs d'Élisabeth avait dès longtemps pénétré et pressenti. « C'est un jeune ambitieux très-entreprenant, » écrivait de France Trokmorton en 1560. « Il faut que ses ennemis aient l'œil sur lui et le surveillent de près. » Randolph écrivait d'Édimbourg, en 1563 : « Si jamais il reprend son crédit, ce sera un vautour dans ce royaume. »
Bothwell dissimulait le crime sous ses vices. Il avait été pirate. Il s'était mêlé à ces terribles corsaires de l'Océan qui avaient l'égorgement pour habitude et la rapine pour religion. Ils pillaient les châteaux, les monastères, volaient, violaient, tuaient, s'enivraient sur des décombres, y partageaient leur butin, et le cachaient soit dans des îles inhabitées, soit dans des lieux déserts. On ne saurait croire à quel point ces brigands unissaient à l'insatiable soif de l'or la superstition et la cruauté. Quand ils avaient enfoui leurs richesses, ils immolaient tantôt un blanc, tantôt un noir, quelquefois une jeune fille ; et ils enterraient la victime avec leur trésor, afin qu'il fût gardé par l'effroi que répandrait tout autour l'esprit du mort. Voilà les traditions, qui ne sont souvent que la vérité de l'histoire colorée naïvement par le peuple ; et tels étaient les compagnons que Bothwell avait plusieurs fois commandés!
Marie avait traversé bien des phases du cœur. Elle avait presque épuisé toutes les vicissitudes et toutes les délices de l'amour dans le mariage et hors du mariage. Elle avait aimé le roi François II, Riccio et Darnley. Des deux côtés du détroit, elle avait noué et dénoué des liaisons de plaisir comme des songes légers dans le sommeil. Elle se sentait lasse de la galanterie, du caprice, de la coquetterie, de la passion permise ; elle rêvait une autre passion. Ni les courtisans de France, braves et spirituels ; ni les archiducs, ni les princes de Bourbon, ni les infants d'Espagne, ni les lords d'Angleterre, ni même des héros épiques, ainsi que ses oncles ou ses cousins de Lorraine, ne suffisaient plus à son désir. Il fallait à son goût blasé et à ses sens de feu un type nouveau, criminel, un pirate, non de la poésie, mais de la réalité. Ce pirate, allié à la famille de Byron, dont il avait épousé l'une des ancêtres, lady Gordon, et que Byron chanta trois siècles après Marie Stuart, elle l'avait connu, aimé. Il s'appelait Bothwell.
Une de ses favorites le lui révéla. L'imagination de la reine s'alluma aux conversations de lady Reres. C'était une femme de vie licencieuse. Elle trouvait je ne sais quelle saveur de plaisir à raconter sa jeunesse cynique. Elle fut l'une des héroïnes qui inspirèrent Brantôme, et qu'il peignit avec une verve si effrontée. Lady Reres ne quittait pas la reine. Elle était de sa plus familière intimité. Une certaine affinité de nature les attirait l'une vers l'autre. Lady Reres avait été la maîtresse de Bothwell. Après une scandaleuse liaison, ils s'étaient quittés sans se haïr. Une admiration singulière avait survécu dans lady Reres à un amour passager. Elle parla de Bothwell à la reine et de la reine à Bothwell. Par un de ces raffinements de débauche morale dont le XVIe siècle offre tant d'exemples, elle consentit à introduire le comte dans l'appartement de la reine sans en prévenir Marie. La reine n'habitait pas alors Holyrood (août 1566). Elle s'était retirée pour quelques semaines dans une maison de lord Fleming, afin d'avoir plus de repos et de liberté qu'au château. C'est là qu'elle écoutait des heures entières les récits de lady Reres, qui s'apercevait de l'impression qu'elle produisait et qui cherchait à la redoubler. Cette impression n'était pas de l'amour, mais une sorte d'étonnement mystérieux et comme un attrait de volupté inquiète. Lady Reres pressa le dénoûment de cette aventure, qu'elle avait concertée d'avance avec Bothwell. Elle ouvrit l'accès des jardins au comte, le fit entrer secrètement dans la chambre et jusque dans le lit de la reine. Telle fut, selon l'opinion des contemporains, l'origine de cet amour si fécond en catastrophes tragiques ; amour tellement fatal, invincible, que même les courtisans ne furent pas éloignés de croire Marie sous l'impression de la sorcellerie, sous le charme d'un philtre surnaturel. « … Le comte de Bothwell, dit l'ambassadeur de France en Angleterre, la Mothe-Fénelon, en sçait bien le mestier, n'ayant faict plus grande profession, du temps qu'il estoit aux escolles, que de lire et estudier en la négromancie et magie défendue. »
Bothwell était un gentilhomme de race ancienne. Il avait des manières de grand seigneur et des hauteurs féodales. Son front résolu ne rougissait jamais ; ses yeux semblaient beaux, quoiqu'il en eût perdu un. Bothwell était loin d'être défiguré par ce terrible accident de sa vie de corsaire : il n'y paraissait presque pas. Sa voix, d'un timbre mâle, savait s'insinuer par des inflexions très-douces. Sa bouche était dédaigneuse, son nez accentué, sa physionomie patricienne. Il avait le regard fascinateur de l'homme de proie. Ce visage martial, cette taille noble et dégagée, cette âme sans scrupule, cet esprit présomptueux, pervers, et jusqu'à l'attentat commis si audacieusement sur elle-même, séduisirent Marie et l'entraînèrent.
Tous ces dons de l'enfer étaient relevés par une mine fière et par un air de défi à la fortune, aux dangers et au malheur. Bothwell était brave et de trempe à lutter avec les périls. Mais s'il avait le courage du tempérament, qui triomphe avec orgueil ou qui succombe avec obstination, aurait-il le courage de la conscience ou du fanatisme ou de l'amour, le courage qui sauve de la folie et qui se résigne aux longues misères, à l'isolement, aux cachots? L'avenir ne répondra que trop.
En attendant, perdu de dettes et de débauches, Bothwell était un scandale vivant. Il avait des maîtresses innombrables et trois femmes dont chacune se croyait légitime. Il n'était pas de la religion de Marie, et tout semblait devoir les séparer. Tout les réunit, même les infamies de cet étrange amant, irrésistible sur le cœur de la reine corrompue dans sa fleur à la cour des Valois.
Une démarche où éclata du reste autant de sensibilité que d'imprudence, trahit la passion de Marie. Elle avait élevé le comte de Bothwell aux plus hautes dignités de l'État. Parmi ses titres, il en avait un très-important, celui de lord gardien des frontières. Il était chargé de surveiller toutes les marches ; ce qui lui donnait la dictature des comtés du sud. Lorsque ce grand commandement l'appelait, il habitait le château de l'Ermitage, forteresse royale d'où il dirigeait des expéditions pour rétablir la paix, intimider les troupes de maraudeurs et repousser les Anglais. Dans l'une de ces expéditions, il voulut arrêter lui-même un chef de bande, John Elliot de Park. Malgré le nombre des assaillants, le maraudeur se défendit avec l'intrépidité du désespoir et blessa Bothwell à la main. Le comte fut transporté à l'Ermitage, et Marie Stuart, qui tenait une cour de justice à Jedburgh, fut avertie le 15 octobre de cet événement. Elle ne balança point. Elle monta à cheval, et, suivie de quelques gentilshommes de sa maison, elle franchit à travers champs, marais, bois, montagnes, une distance de vingt milles d'Angleterre. Elle arriva dans une émotion inexprimable à l'Ermitage. Le comte était mieux. La reine, rassurée, songeant à la hardiesse de sa conduite, au chagrin de ses amis, à la joie de ses ennemis, revint le même jour à Jedburgh par les mêmes chemins rudes et impraticables. « M. le comte de Bothwell, écrit naïvement du Croc à Catherine de Médicis, est hors de danger, de quoy la royne est bien fort ayse ; ce ne luy eust pas esté peu de perte que de le perdre. »
Marie tomba elle-même malade le 16, et les fatigues, les saisissements de la veille mirent sa vie en péril. Elle se révèle tout entière dans des sonnets qui sont le journal rhythmique et secret de son âme.
IX.
D'amant, le comte de Bothwell devint bientôt le maître de Marie. Elle l'aima éperdument, sans souci d'elle-même ni de sa renommée. Elle ne se donna plus la peine de cacher son aversion pour le roi. Le malheureux et coupable prince ne fut pas seulement annulé, il fut abreuvé d'outrages. « … Il se promenoit toujours seul de côté et d'autre, dit Melvil, tout le monde voyant qu'on regardoit comme un crime de l'accompagner. »
Riccio était bien vengé!
Accoutumé à la voix des flatteurs, nourri de futiles conversations de galanterie et de poésies licencieuses, incapable d'application, de fermeté, d'audace ; préoccupé uniquement des modes d'Italie, d'Espagne, des belles manières de France ; indigne de l'épée et du sceptre, trop pesants pour son bras, Darnley était mal préparé aux adversités.
Haï de Marie, méprisé de tous ceux qu'il avait trahis après la mort de Riccio, il ne parlait, dans son désespoir, que de s'expatrier et de quitter un royaume où il était abhorré.
Il souffrait avec un orgueil de race et les évanouissements d'une faiblesse lâche tout ce qu'un homme peut souffrir.
Il savait que la reine était à un autre, et, s'il eût pu douter du déshonneur qu'elle lui infligeait avec éclat, les regards moqueurs, les sourires équivoques des nobles l'auraient éclairé. Il vivait d'insultes et les dévorait en silence. Le temps des récriminations était passé pour lui. Nul ne lui permettait plus de se plaindre. Sa couronne d'emprunt était devenue une couronne d'épines. Elle n'était plus même un ornement pour sa tête, elle était une honte ajoutée à toutes les autres. Il était raillé comme homme et bafoué comme roi. Encouragés par Marie, les courtisans ne se levaient plus en sa présence. Tamworth, un ambassadeur d'Angleterre, refusa un passeport que Darnley avait signé. Le nombre des chevaux et des équipages du pauvre jeune roi fut réduit jusqu'à la parcimonie ; sa vaisselle d'or lui fut retirée ; et ses officiers, jusqu'à ses serviteurs, devinrent les instruments de Bothwell.
Le comte de Bedford écrit à Cecil, le 3 août 1566 :
« La reine d'Écosse et son mari sont ensemble comme ci-devant, et même encore pis ; elle mange rarement avec lui ; elle n'y couche jamais ; elle ne se tient point en sa compagnie, et elle n'aime point ceux qui ont de l'amitié pour lui. Elle l'a tellement rayé de ses papiers, que lorsqu'elle est sortie du château d'Édimbourg pour aller au dehors, il n'en savoit rien. La modestie défend de répéter ce qu'elle a dit de lui, et cela ne seroit pas à l'honneur de la reine. Un nommé Pickman, marchand anglois, qui avoit un épagneul assez beau et excellent nageur, le donna à M. Jacques Melvil ; celui-ci, voyant que le roi se faisoit un grand plaisir d'avoir de ces sortes de chiens, le donna au roi. La reine, à cette occasion, fit des reproches terribles à Melvil, l'appela fourbe et flatteur, et lui déclara qu'elle ne pouvoit point avoir de confiance en celui qui offrait des présents à un homme qu'elle n'aimoit point. »
Le page de Darnley, Taylor, lui resta seul fidèle.
Taylor était un adolescent timide et dévoué. Ses mœurs étaient plus douces et son âme plus sensible qu'il ne convenait, pour son bonheur, dans ce rude siècle et chez le peuple où il vivait. L'affection de ce jeune homme pour le roi avait grandi avec les infortunes de son maître. Taylor s'était attaché d'une étreinte désespérée à Darnley malheureux, comme ces lierres qui nouent avec plus de tendresse leurs souples bras autour des troncs à moitié desséchés.
Darnley souffrit cruellement au château de Stirling pendant le baptême de son fils (17 décembre 1566). La crainte de la risée publique l'empêcha de paraître à la cérémonie. Bothwell, bien que presbytérien, fut l'ordonnateur de cette cérémonie, où la catholique Marie lui sourit avec amour. Darnley ne se montra pas et s'enferma chez lui, ulcéré comme roi, car un sujet l'éclipsait partout ; comme époux, car ce sujet insolent était son rival heureux ; comme père, car celui qui désormais allait veiller sur le berceau de l'enfant royal était un ennemi sans scrupule, sans entrailles, sans frein.
Marie alors s'agitait au milieu d'une tempête de sentiments, de passions et de goûts qui troublait toute la cour.
Elle avait mené à Stirling sa troupe de bouffons conduite par Bastien, qui représentait le chef des satyres. Cette troupe, dans une soirée donnée par la reine, entra précédée et suivie de musiciens et de chanteurs qui charmèrent d'abord par l'harmonie de leurs accords. Mais bientôt l'attention fut absorbée par les satyres, qui, secouant leurs queues et gesticulant d'une manière grotesque, caricaturèrent les façons anglaises. Cette scène burlesque commença à un signal de Bastien, soit ordre secret, soit fantaisie de mime, soit instinct subit de haine, soit pétulance de gaieté française contre les habits rouges. Les ambassadeurs d'Élisabeth et leur cortége furent violemment irrités d'une telle irrévérence. Lord Hatton déclara que, sans son respect pour la reine, il eût percé Bastien de son épée. Le comte de Bedford et Marie Stuart n'apaisèrent pas facilement le tumulte et la colère des Anglais de distinction qui se disaient insultés.
En même temps qu'elle s'abandonnait à ces légèretés, Marie était souvent triste jusqu'aux larmes et aux sanglots. Elle demeurait épouvantée de l'audace de ses ennemis et du meurtre de Riccio, que rien n'effaçait de son souvenir. Parfois on la voyait traverser les allées du parc, et marcher pensive dans les lieux solitaires ; parfois elle sortait de ces découragements par de brusques élans vers le plaisir, suspendue tantôt aux déclarations de Bothwell, tantôt à ses récits. Elle errait avec lui, aux moindres pâles rayons, sous les sapins aimés de Jacques V. Mais soit dans les fêtes qu'elle imaginait, soit dans ses douleurs muettes, soit dans ses promenades, soit dans ses entretiens, elle ne pouvait oublier le crime de son mari. Son ressentiment contre Darnley lui montait par bouffées dans la poitrine, et elle l'exprimait sous toutes les formes sans jamais chercher à le dissimuler. Tout le monde était frappé de ces inconvenances de la reine. Le comte de Bedford, envoyé par Élisabeth à la cérémonie du baptême, et qui semblait dévoué de cœur à Marie Stuart, la supplia, au nom de l'honneur, au nom des intérêts les plus chers, de ménager le roi, et d'être plus circonspecte devant la cour. Marie Stuart le remercia de ses bonnes intentions, mais elle continua de se compromettre de plus en plus.
Le comte de Bothwell était le tyran de Marie et de l'Écosse. Il élevait, il abaissait, à son gré, les seigneurs. Il disposait de toutes les fortunes. Personne n'osait agir ni même parler à son détriment. Il tenait dans ses mains la destinée de chacun, et toute ambition était forcée de compter avec lui. Il était la source des grâces, le tentateur des consciences, le corrupteur des âmes. Les honnêtes gens qui n'étaient pas à sa discrétion désiraient-ils se voir, se concerter, se communiquer leurs craintes, il leur fallait se rencontrer la nuit. Ils étaient entourés d'espions. Le comte, même devant Marie, se portait à des violences qui allaient jusqu'à l'assassinat. Un jour, dans la chambre de la reine, il eut une discussion avec Lethington, dont il craignait les trames et dont il haïssait l'esprit. Irrité par la contradiction froide, polie, de son adversaire, il tira son poignard, et, se précipitant sur lui à l'improviste, il l'aurait tué infailliblement, si Marie ne se fût jetée entre eux.
Il ne reconnaissait plus ni droit ni loi. Son caprice l'emportait à toutes les extrémités. Il ne respectait aucune bienséance : sa joie était de les braver toutes. Il dédaignait le peuple comme un vil troupeau, et il abhorrait les ministres du presbytérianisme comme des censeurs implacables. Il était absolu avec la reine, plein d'insolence avec le roi et de hauteur avec les lords. Son nom seul était un effroi : « Nom si fatal, dit un vieux historien, qu'il n'y a plume de milan assez noire pour l'inscrire aux fastes de l'Écosse! »
Cependant d'autres humiliations atteignirent Darnley, et achevèrent de l'accabler.
Un matin, après que la cour fut revenue au château d'Holyrood, étant rentrée par une porte des jardins, il allait gravir quelques degrés pour gagner son appartement, lorsqu'il sentit tomber sur sa toque et sur ses épaules plusieurs poignées de poussière. Il leva les yeux et vit deux têtes qui se retiraient vivement d'un croisillon. Le roi poussa un cri de rage, et s'élança vers l'étage supérieur. Il ne trouva personne. Les maladroits ou les coupables s'étaient enfuis par les corridors du labyrinthe royal. Était-ce un hasard? était-ce une insulte? Darnley ne douta pas que ce ne fût un nouvel affront suscité par ses ennemis. Il redescendit furieux, désespéré. Des rumeurs d'enthousiasme, le bruit, le mouvement des gardes, des seigneurs et de leur suite, attirèrent son attention. Il regarda par la fenêtre sur la grande cour. Bothwell s'avançait au milieu de ses partisans. Les plus fiers barons tendaient en souriant la main au favori : tout le reste s'inclinait avec respect et faisait retentir l'air d'acclamations redoublées. Penché sur la crinière de son cheval, Bothwell saluait et remerciait tour à tour. Le cheval de la reine, richement caparaçonné, attendait au pied de l'escalier. Bothwell sauta à terre, pénétra dans le palais, et ramena bientôt la reine. Il l'aida courtoisement à se mettre en selle, s'y mit lui-même, et ils partirent, accompagnés de quelques amis seulement, pour le château d'Alway. Le roi, consumé d'amour, de jalousie et de honte, ordonna de lui préparer deux chevaux, et suivit avec Taylor la reine et Bothwell. Il arriva quelques minutes après eux à Alway. Dès que la reine l'aperçut, un nuage de sombre ennui couvrit son visage. Elle ne put même dissimuler son irrésistible répulsion, et voulut repartir sans retard pour Édimbourg.
Darnley demeura longtemps immobile et comme foudroyé à la place où la reine l'avait regardé avec mépris en retournant sur ses pas pour le fuir.
Cette injure silencieuse fut la dernière goutte qui fit déborder le vase trop plein de fiel et de pleurs.
Fatigué d'outrages, Darnley se décida enfin à se retirer chez son père, le comte de Lennox. Après un court séjour à Holyrood, il s'éloigna navré d'Édimbourg, car il aimait la reine. Il parcourut, morne et désolé, le vieux chemin mal tracé à travers un pays sauvage, couvert de joncs, de bruyères, accidenté de petites montagnes, éclairé par les reflets blafards des étangs et des marécages. Il n'avait pas fait plus d'une lieue qu'il éprouva de violentes coliques et des déchirements d'entrailles intolérables. Il continua, presque expirant, jusqu'à Glasgow. Les plus habiles médecins furent appelés, et l'un d'eux, Jacques Abernethy, déclara que Darnley était empoisonné. Tous les secours de l'art furent employés, et sauvèrent à demi le pauvre roi. On accusa Marie d'avoir versé elle-même le poison. C'était une calomnie de l'opinion et une erreur de la science. Le roi n'était malade que de la petite vérole.
Dès cette époque, il est vrai, la reine, dans tout le feu de son amour pour Bothwell et de sa haine contre Darnley, s'était liée étroitement aux lords ennemis du roi, à Murray, à Morton, à Huntly, au comte de Lethington : Argill était l'un des plus violents après Bothwell.
Marie les vit à Craigmillar, aux environs d'Édimbourg, où elle s'était retirée pour se distraire un peu de ses luttes intérieures. Mais elle ne trouvait nulle part la paix. Au château de Craigmillar comme à Holyrood on remarqua sa tristesse. Elle secouait en vain sa chaîne d'épouse, cette chaîne ne se brisait pas. Elle pouvait bien être la maîtresse de Bothwell, elle ne pouvait devenir sa femme. De là son abattement. « La maladie de la reine, écrivait du Croc à l'archevêque de Glasgow, consiste principalement dans un chagrin profond qu'il est impossible de lui faire oublier. Elle ne fait que répéter ce mot : « Je voudrais être morte! »
Les lords confédérés, témoins de la douleur de la reine, et tous intéressés à la captiver par ambition, la pressèrent de consentir à deux coups d'État : le divorce, puis l'exil du roi. Elle ne répondit que par des soupirs, que par le vague projet de se réfugier en France, et de confier à Darnley le gouvernement de l'Écosse. « Madame, s'écria le comte de Lethington, nous, les principaux de votre noblesse et de votre royaume, nous ne le souffrirons pas. Nous trouverons certainement le moyen de délivrer Votre Grâce de cet homme… Milord Murray, ici présent, n'est pas moins scrupuleux comme protestant que vous comme papiste, et je suis sûr pourtant qu'il regardera ce que nous ferons à travers ses doigts, et ne dira rien. »
A cette avance voilée, mais terrible, la reine, loin de blâmer, loin de s'indigner, s'enveloppa dans une maxime générale qui était déjà comme une tolérance anticipée de l'assassinat. Elle dit qu'il valait mieux remettre les choses dans la main de Dieu, que de rien essayer dont elle pût se repentir plus tard. « Mais, répondit Lethington, encouragé par l'air de Marie et la mollesse de sa parole, laissez-nous agir, madame, et mener l'affaire. Votre Grâce n'en verra que de bons effets, et le parlement approuvera tout ensuite. »
La fameuse et secrète conférence de Craigmillar ne demeura pas stérile. Les hommes qui en faisaient partie passaient vite de la pensée à l'action. Ils ne perdirent pas de temps.
Bientôt le band pour l'assassinat de Darnley fut rédigé par sir James Balfour, consenti par Bothwell, Lethington, Huntly, Argill. Morton refusa de signer par prudence, Murray par prudence et par conscience. Les scrupules pieux de Murray, autant que son habileté supérieure, l'écartèrent toujours de toute participation directe au meurtre. Le meurtre accompli, il en recueillait les fruits. C'était un presbytérien ambitieux dont un rayon religieux traversait la sagesse profane, égoïste et politique. Cette nuance de l'âme de Murray ne doit pas être omise, car elle se réfléchit dans toute la suite de sa vie.
Ainsi, la reine connaissait le plan homicide et régicide dressé contre son mari. Quelle mesure prit-elle? Aucune. Loin de combattre les lords conjurés, elle était la maîtresse de l'un d'eux, et l'amie de tous les autres!
A ce moment solennel de sa destinée, la pente sur laquelle elle cherche vainement à s'arrêter est devenue trop rapide. Poussée par Bothwell, elle y fait un pas décisif et glisse jusqu'à l'abîme.
On sait que Darnley était malade chez son père.
Elle quitta inopinément Holyrood et se hâta d'arriver à Glasgow, sous prétexte de soigner le roi. Il fallait le ramener à Édimbourg, où il ne serait plus sous la surveillance paternelle, où il serait livré tout entier à ceux qui avaient résolu sa mort.
Voici quelques pages des lettres que Marie écrivait jour par jour à Bothwell :
« Quand je fus partie du lieu (Édimbourg) où j'avais mon cœur, jugez de mon estat, puisque j'étois comme un corps sans ame, qui a été cause que jusqu'à la disnée je n'ay pas tenu grand propos. Aussy personne ne s'est voullu avancer, estimant bien qu'il n'y faisoit bon.
« … Nul des habitants (de Glasgow) n'est venu à moy, qui faict que je croys qu'ils sont d'avec celui-là (le comte de Lennox), et puis ils parlent en bien, au moins, du fils. Davantage je n'aperçoys aucuns de la noblesse oultre ceulx de ma suyte.
« … Il dit (le roi) qu'il se trouvoit si joyeux de me voir, qu'il pensoit mourir de joye. Cependant il étoit peiné de ce que j'étois ainsi pensive. Je m'en allay souper. Il me prya de retourner : ce que je fis. Il me déclara son mal, ajoutant qu'il ne vouloit pas faire de testament, sinon cettuy-seul, c'est qu'il me lesseroit tout.
« … Que si je puis obtenir pardon, m'a-t-il dit encore, je promets ci-après de ne vous plus offenser. Je ne vous demande plus rien, sinon que nous ne faisions qu'une table et qu'un lit comme ceulx qui sont mariez. A cela si vous ne consentez, jamais je ne seray remis sus. Je vous prie me faire entendre ce que vous aurez délibéré ; car Dieu sçait quelle peine je porte de ce que j'ai faict de vous une idole, et que je ne pense à autre chose qu'à vous.
« … Il advoue (le roi) qu'il estoit averti par Minto qu'on disoit qu'un du conseil m'avoit aporté des lettres, afin de les signer pour le faire mettre en prison ; voire s'il n'obeyssoit, pour le tuer.
« … Il désiroit fort que j'allasse loger en son hostel ; ce que j'ay refusé, lui disant qu'il avoit besoing de purgation et que cela ne se pourroit fayre. Je dis que je le menerois avec moy à Craigmillar, afin que là les médecins et moi le peussions secourir, et que je m'esloignasse de mon fils. Il respondit qu'il estoit prest d'aller où je voudrois, pourvu que je le rendisse certain de ce qu'il m'avoit requis.
« … Il ne vouloit pas permettre que je m'en allasse, mais désiroit que je veillasse avec luy.
« … Je ne l'ay jamais vu mieux, ni parler si doucement. Et si je n'eusse appris par l'expérience combien il avoit le cœur mol comme cire, et le mien dur comme diamant, et lequel nul trait ne pouvoit percer, sinon décoché de vostre main, peu s'en est fallu que je n'eusse eu pitié de luy. Toutefois, ne craignez point.
« Le roy me requiert que je luy donne à manger de mes mains. Or, vous n'en croyez pas par delà rien davantage pendant que je suis icy.
« … Il n'a pas été beaucoup rendu difforme… Je n'approche pas près de luy, mais je m'assieds en une chaise à ses pieds, luy étant en la partie du lit la plus éloignée… Je viens à ma délibération odieuse : Vous me contreignez de tellement dissimuler que j'en ai horreur, vû que vous me forcez de ne jouer pas seulement le personnage d'une traistresse. Qu'il vous souvienne que si l'affection de vous plaire ne me forçoit, j'aimerois mieux mourir que de commettre ces choses ; car le cœur me saigne en icelle. Bref, il ne veult venir avec moy sinon sous cette condition, que je lui promette d'user en commun d'une seule table et d'un même lit comme auparavant, et que je ne l'abandonne si souvent ; que si je le fais ainsi, il fera tout ce que je vouldray et me suivra.
« … Je ne m'esjouis pas à tromper celuy qui se fie en moy. Néanmoins vous me pouvez commander en tout. Ne concevez donc point de moy aucune sinistre opinion, puisque vous-même êtes cause de cela : je ne le ferois pas contre luy par une vengeance particulière.
« … Je ne l'ai pas vu cette après disnée, parceque je faisois votre brasselet auquel je ne puis accommoder de la cire : car c'est ce qui défaut à sa perfection. Et encore je crains qu'il n'y survienne aultre inconvénient et qu'il soit reconnu… Avisez que personne de ceux qui sont icy ne le voye… faites-moy entendre si vous le voulez avoyr, et si avez affaire de quelque peu plus d'argent, et quand je dois retourner, et quel ordre je tiendray à parler à luy (Darnley) ; il enrage quand je fais mention de Lethington, de vous et de mon frère.
« Je ne pense que choses fâcheuses, mon cher amy, puisque pour vous obeyr je n'espargne ni mon honneur, ni ma conscience, ni les dangers, ni même ma grandeur, quelle qu'elle puisse être : je vous prie que le preniez en la bonne part et non selon l'interprétation du faux frère de votre femme, auquel je vous supplie aussy n'ajouter aulcune foy contre la plus fidelle amye que avez eû ou que vous aurez. Ne regardez point à celle (lady Gordon) de laquelle les feintes larmes ne vous doivent être de si grand poids que les fidelles travaux que je souffre, afin que je puisse mériter de parvenir en son lieu : pour lequel obtenir je trahi voire contre mon naturel ceux qui m'y empescheroient. Dieu me le veuille pardonner!
« … Encore que je n'oye rien de nouveau de vous, toutes fois, selon la charge que j'ai reçue, j'ameine l'homme avec moy lundy à Craigmillar.
« … Aymez-moy.
« Comme… la tourterelle qui est sans compagnon, ainsi je demeurerai seule pour pleurer votre absence, quelque briefve qu'elle puisse être. Cette lettre plus heureuse que moy ira ce soir où je ne puys aller. »
De tels fragments ne prouvent que trop la participation de Marie Stuart au meurtre de Darnley. Ils sont tirés des lettres trouvées après la fuite de Bothwell dans une cassette d'argent où l'initiale F., surmontée d'une couronne, était gravée plusieurs fois. Cette cassette, que M. le duc d'Hamilton conserve comme une relique héréditaire, Marie Stuart la tenait de François II et l'avait donnée à Bothwell. Il y avait déposé le band pour l'assassinat de Darnley avec deux contrats de mariage, huit lettres galantes et des sonnets amoureux de Marie.
Aucun des originaux de ces pièces n'existe maintenant. Les seigneurs compromis dans le band et qui l'avaient signé, s'empressèrent de le livrer aux flammes et d'anéantir ainsi la preuve irréfragable de leur complicité. Plus tard Jacques Ier, devenu roi d'Angleterre, fit disparaître les contrats, les lettres et les sonnets qui déshonoraient sa mère ; il les rechercha partout pour les brûler.
Les lettres surtout sont d'une haute importance historique.
Elles furent écrites par Marie Stuart en français avec ce tour vif, naturel, passionné qui distingue le génie impétueux et léger de la reine d'Écosse. C'est sous cette forme qu'elles furent produites aux conférences d'York et de Hampton-Court ; sous cette forme qu'elles consternèrent les amis de Marie, et qu'elles réjouirent ses ennemis. « Lorsque Murray eut remis à Élisabeth les pièces du procès, dit Melvil, elle en eut un bonheur extrême et elle sentit un profond contentement du déshonneur de Marie Stuart. »
Plus tard, les originaux disparurent. Il ne resta des lettres que trois traductions en écossais, en latin et en anglais. La traduction latine, qui avait été faite sur l'écossais, fut elle-même traduite en français, de sorte que les lettres actuelles ne sont pas les lettres primitives, mais la version de troisième main des lettres de Marie Stuart. C'est ce qui explique leur infériorité de charme, de talent, de style, si on les compare aux autres lettres de la reine d'Écosse.
Elles ont même été déclarées apocryphes par George Chalmers, William Tytler, Withaker, Goodall, Lingard et le prince Labanoff. M. Fraser Tytler ne se prononce pas. Elles ont été reconnues authentiques par les trois grands historiens de France, d'Angleterre et d'Écosse : de Thou, Hume, Robertson, auxquels il faut ajouter Sharon Turner, Hallam, Malcolm, Laing, Raumer, Philarète Chasles, l'humoriste, l'éloquent et spirituel professeur, enfin M. Mignet, qui, dans une série d'articles excellents, a su tempérer, par la réserve la plus prudente, une haute, curieuse et savante critique.
Après avoir pesé les raisons qui valent mieux que les noms propres, mon opinion n'est pas douteuse sur ces lettres. Je les crois altérées dans la forme, mais aussi je les crois vraies au fond, d'une vérité que les vieux historiens ne soupçonnaient pas et que le temps a dévoilée. J'aurais voulu les trouver fausses. L'évidence m'a vaincu. Tout l'enchaînement de la conduite privée et publique de la reine, tous ses actes, toutes ses paroles, démontrent l'authenticité de ces lettres. Le plus irrécusable témoin contre Marie, c'est elle-même.
Les preuves abondent.
Et d'abord, comment n'être pas frappé de la coïncidence de ces lettres avec une relation de Crawford, le gentilhomme le plus loyal de la petite cour du comte de Lennox? Cette relation, écrite de la main de Crawford et déposée aux archives d'Angleterre sous l'étiquette de Cecil, raconte la principale entrevue de la reine et de Darnley à Glasgow.
Marie arrive inopinément. Darnley, par un pressentiment mystérieux, redoute la reine en l'adorant. Il lui fait dire qu'il est malade, et on lui insinue qu'il vaudrait mieux qu'elle retournât. Marie force la porte en reine, et s'assied au chevet du jeune roi qu'agite l'émotion la plus vive. Marie cause d'abord de la santé de Darnley, puis de choses futiles, puis elle aborde le sujet grave, presque impossible.
« Vous vous méfiez de moi… Ne prétendez-vous pas avoir découvert un complot contre votre vie?
— On me l'a révélé.
— Qui?
— Lord Minto. Il affirme qu'à Craigmillar certains seigneurs ont soumis à votre signature mon arrêt de mort. »
Le faible et aveugle jeune homme ajoute qu'il ne la soupçonne pas, ni elle, ni personne ; qu'il la prie seulement de ne le plus quitter.
« Il en sera selon votre souhait, dit la reine. Voulez-vous venir avec moi jusqu'à Craigmillar? Les eaux vous y seront bonnes. Nous irons en litière.
— Je vous accompagnerai si vous consentez que nous soyons, comme par le passé, compagnons de table et de lit.
— Sans doute, répond la reine ; seulement, vous vous guérirez avant tout ; » et en se retirant elle lui recommande le secret.
Darnley promet de le garder ; pourtant il le confie à Crawford et lui en demande son avis.
« Je n'aime point tout ceci, lui dit Crawford. Au lieu de vous rendre à Craigmillar, pourquoi ne pas aller droit à Holyrood ou dans toute autre de vos résidences?
— C'est ce que j'ai pensé aussi… Mais j'irai avec elle, dût-elle me tuer. »
Voilà les principaux traits du récit de Crawford ; ne confirment-ils pas sur tous les points les lettres tant contestées dont j'ai cité quelques fragments?
On comprend et l'on touche au doigt le rôle de la reine. Elle obéit à Bothwell en frémissant. Bothwell la fascine, la subjugue, la précipite. La conscience lutte en elle et la nature se révolte ; mais Bothwell l'emporte.
Darnley est confiné à Glasgow. Marie accourt afin de l'en tirer. Elle ne ménage aucune séduction. Elle enivre de ses sourires et de ses regards cet enfant sensuel. Elle le connaît et se joue de ses illusions. Elle enchante sa proie afin de l'enlever. Elle amuse et endort sa victime. Elle attise la passion de ce faible et voluptueux jeune homme pour le mener au trépas.
Ah! puissé-je me tromper! mais les apparences, les probabilités sont accablantes.
Marie avait conduit à Glasgow deux personnes dévouées à Bothwell. La première était lady Reres, qui avait tant servi l'amour du comte, et qui restait auprès de Marie comme favorite pour elle, pour lui comme témoin. Car Bothwell était jaloux de la reine, et comment ne l'aurait-il pas été? « … Il sçavoit, dit un grave contemporain, qu'elle aimoit son plaisir et à passer son temps aussi bien que aultre du monde. »
La seconde personne attachée à Marie par Bothwell était Nicolas Hubert, un Français qu'on appelait Paris, du nom de sa ville natale. Cet homme, qu'un regard de Bothwell glaçait d'épouvante, et qui, par peur, consentit à entrer dans le complot contre la vie du roi, accompagnait Marie dans son voyage de Glasgow. Ce fut lui qu'elle envoya à Bothwell avec quatre cents écus et une lettre, celle du 24 janvier, si conforme à la déposition de Thomas Crawford. Après avoir fait à Paris plusieurs recommandations, elle ajouta : « … Vous dirés ensuite à monsieur de Boduell que je ne vas jamais vers le roy que Reres n'y est, et voyt tout ce que je fais. »
Paris partit, et n'oublia rien de tout ce qui lui avait été confié. Son véritable message était de demander à Bothwell et à Lethington, les deux principaux auteurs du band régicide, où il faudrait loger Darnley à son retour, si c'était à Craigmillar ou à Kirk-of-Field.
Quand Marie eut reçu la réponse, et qu'elle eut appris que Kirk-of-Field était le lieu désigné, elle décida le roi à quitter Glasgow pour vivre où elle vivrait. Il se déroba à son père et aux amis de sa famille pour venir à Édimbourg sur les pas de la reine. Elle ne l'installa point à Holyrood. De concert avec Bothwell, qui s'était empressé à leur rencontre, et sous prétexte de placer le malade dans un lieu plus paisible, dans un air plus pur, elle l'établit près des ruines du couvent des Dominicains ou frères noirs, dans la maison de l'Église-du-Champ (the Kirk-of-Field). Cette maison appartenait à Robert Balfour, le séide de Bothwell, et le plus odieux des conjurés pour l'assassinat du roi. C'était une vieille et vaste demeure abandonnée, située à l'écart, à quelque distance d'Hamilton-House et de sept pauvres cottages, entre deux cimetières. Là tout était lugubre, et l'on n'entendait que le hurlement des chiens et le croassement des corbeaux.
La tristesse de Darnley redoubla.
Marie, pour le calmer, fait tendre son lit dans une pièce au-dessous de la chambre du roi. Elle est de plus en plus assidue. Tour à tour épouvanté et séduit, Darnley ne sait que flotter entre son effroi et son espérance. Il ne peut se résoudre à rien.
Un jour, le 9 février 1567, Marie s'oublie chez lui plus longtemps que de coutume. Elle le quitte très-tard. L'amour semble la retenir. Elle reste avec Darnley depuis six heures jusqu'à onze heures du soir. Cette entrevue tout entière est affectueuse, caressante. En partant, Marie sourit à Darnley et l'embrasse tendrement.
Où se rend-elle?
Est-ce dans son appartement au-dessous de celui du roi? Non. Voici, d'après la déposition de Paris, ce qui s'était passé dans cet appartement quelques heures auparavant. « La royne me dict : « Sot que tu es, je ne veux pas que mon lict soyt en cet endroyt là ; » et de faict, le fist oster. Là-dessus, je pris la hardiesse de luy dire : « Madame, monsieur de Boduell m'a commandé luy porter les clés de votre chambre, et qu'il a envie d'y faire quelque chose : c'est de fayre saulter le roy en l'air par pouldre qu'il y fera mettre. — Ne me parle point de cela ceste heure cy, ce dict-elle ; fais-en ce que tu vouldras. » Là-dessus, je ne l'osoys parler plus avant. »
La reine ne descend pas dans cette pièce destinée à une explosion terrible. Elle se hâte vers Holyrood, afin d'assister à la fête qu'elle donne pour le mariage de Bastien, un de ses serviteurs, avec sa première femme de chambre, Marguerite Carwood. La reine traverse les rues aux flambeaux. Elle arrive pour le bal masqué. Elle l'anime de sa présence, et cette nuit-là, Bothwell la remplacera à Kirk-of-Field.
Hay de Tallo, Hepburn de Bolton et quelques autres bandits de Bothwell ; Wilson, son tailleur ; Powrrye, le portier de son hôtel ; George Dalgleish, son valet de chambre, s'étaient munis de fausses clefs. Toute la soirée, pendant que la reine s'entretenait folâtrement avec le roi, ils s'étaient occupés à transporter des barils de poudre dans les caves et dans la pièce qu'occupait Marie au-dessous de l'appartement de Darnley.
Paris, le domestique familier de la reine, avait été leur introducteur et leur guide. Il connaissait la maison, et la terreur que lui inspirait Bothwell l'avait fait consentir à tout.
Quelles furent les péripéties de cette nuit tragique? Les contemporains se partagent en milles controverses, et les historiens hésitent entre les diverses hypothèses.
Pour moi, voici la vérité telle qu'elle coule des sources que j'ai soigneusement dégagées de plus d'un limon, telle qu'elle jaillit de la tradition populaire que j'ai entendue au pied de l'église expiatoire bâtie sur ce funèbre lieu.
Après le départ de la reine, Darnley, qui jusque-là s'était senti égayé par l'enjouement et fortifié par le retour d'affection de Marie, retomba dans sa mélancolie habituelle. Tout était plus morne et plus menaçant sous son toit délabré, que la reine avait quitté pour les salles parfumées, éblouissantes du palais. On se réjouissait à Holyrood pendant que lui se consumait à Kirk-of-Field. Le roi souffrait de sa convalescence, de son isolement et de ses périls. Mille sombres pensées traversèrent son esprit, mille fantômes terribles assiégèrent son imagination. Rien ne révèle mieux les orages de son âme que ses dernières paroles et son dernier chant. Le prince avait été élevé par une mère qui, soit dans un intérêt religieux, soit peut-être dans un intérêt d'ambition, pour mettre son fils en une harmonie de plus avec Marie Stuart, avait enflammé sa foi et incliné sa mollesse aux pratiques les plus minutieuses. Il secoua d'abord ce joug importun et se plongea dans le torrent de tous les plaisirs. Il se montra le premier parmi les jeunes débauchés d'Édimbourg, et ses désordres, provoqués, accrus par l'indifférence de la reine, avaient indigné, scandalisé les zélés presbytériens. Depuis qu'il était malade, Henri avait eu des remords, et s'était jeté du libertinage dans la dévotion. Quand ses ennuis, ses chagrins, ses dangers l'obsédaient, son âme tremblante, désolée, à qui tout manquait ici-bas, se rattachait à Dieu par la prière, par les psaumes, et s'abritait sous le bouclier du Fort entre les forts d'Israël.
Ce soir suprême, il parla peu à Taylor. Si l'on en croit la tradition, le psautier de la Vulgate, que lui avaient enseigné sa mère et son gouverneur en haine du Psautier presbytérien, lui revint en mémoire, et il en répéta des versets au hasard. Il se mit à chanter des psaumes d'un accent doux, monotone, et Taylor lui répondit d'une voix plaintive.
La triste mélopée monta, se prolongea, baissa peu à peu et s'éteignit enfin dans le silence. Ces jeunes paupières s'étaient fermées. Le roi et le page étaient endormis sur leurs chevets.
Le sommeil du roi ne fut pas long. Le grincement des clefs dans les serrures et le bruit des portes sur leurs gonds le réveillèrent en sursaut. Il était environ minuit et demi. Inquiet, le pauvre roi appela Taylor. Lui-même, se précipitant hors de son lit, prit sa pelisse et s'avança dans les corridors du vieux manoir. Taylor suivait Henri, une petite lampe à la main. Les rares serviteurs du roi étaient gagnés au comte de Bothwell. Eux, qui étaient présents, qui n'ignoraient rien, et des lèvres de qui le murmure primitif de la tradition tomba dans l'oreille du peuple, furent sourds par subornation et par crainte aux cris de leur maître. Aucun d'eux ne se montra, aucun d'eux ne répondit. Le roi, éperdu, dans la surprise d'un réveil soudain, descendit l'escalier toujours accompagné de son page rêvant à demi. Ce fut là qu'il aperçut quelques hommes qui se glissaient et qui rampaient le long des marches. C'étaient les sicaires du comte de Bothwell, les bandits qu'il appelait « ses agneaux, » et qui allaient exécuter ses ordres. Ils s'élancèrent sur le roi et sur son page, et, après une courte lutte, ils les étranglèrent. Le meurtre consommé, ils portèrent les cadavres dans un petit verger du voisinage, se décelant eux-mêmes par une sorte d'égarement providentiel. Bothwell n'était pas avec eux. Le sinistre comte, après une apparition rapide au bal d'Holyrood, où des regards mystérieux furent échangés entre lui et la reine, avait passé dans l'appartement de Marie. La reine l'y rejoignit et s'entretint tour à tour avec Bothwell en présence d'Erskine, le capitaine de ses gardes, et avec Bothwell seul. Le comte rentré chez lui, se coucha, puis, « … sortant de son lit, dit Dalgleish, son valet de chambre, il mit ses chausses de velours : sur ces entrefaites arriva François Paris qui lui dit quelque chose à l'oreille. Le comte de Bothwell me parla comme si de rien n'étoit, et me demanda son manteau de cheval et son épée que je luy donnay. » Il couvrit son visage d'un masque, sa tête d'un chapeau rabattu à larges bords, et dans ce nouveau costume il arriva vers une heure du matin à la maison de l'Église-du-Champ. Les assassins avaient déjà transporté leur double fardeau dans le verger. Content d'avoir été prévenu, croyant sans doute les cadavres sous le toit fatal, Bothwell ordonna d'allumer la mèche préparée pour l'explosion des poudres amassées par ses soins, et la maison sauta depuis les fondements jusqu'au sommet. Bothwell contempla quelques secondes ces tristes débris, congédia ses complices, et se retira chez lui où il se recoucha. Quand George Hakit vint heurter à sa porte et lui apprendre l'attentat de la nuit, Bothwell, feignant l'étonnement et l'indignation, se leva précipitamment en criant : « Trahison! »
Cependant le lord prévôt et les magistrats étaient accourus à l'affreuse commotion qui avait épouvanté la ville entière. Ils erraient çà et là parmi les décombres, conjecturant l'assassinat et n'osant s'avouer leurs soupçons. Ce fut seulement au jour qu'un officier de police, s'étant écarté, trouva dans le verger le cadavre de Henri Darnley près du cadavre de son page. Des meurtrissures au cou et le reste du corps intact indiquèrent le genre de mort. Les deux jeunes gens gisaient l'un à côté de l'autre, et se touchaient encore dans l'éternel sommeil. Une froide pluie tombait des rameaux nus du tilleul au pied duquel ils avaient été déposés. Il n'y avait là que des hommes sévères et même durs, des soldats et des magistrats ; mais un sanglot s'échappa de leurs poitrines et se prolongea dans la ville.
Le peuple nomma tout haut les coupables. Des placards accusateurs furent collés aux murs. De furieuses clameurs montèrent le jour et la nuit du fond des carrefours jusqu'au palais. Une affiche fut appliquée sous les fenêtres mêmes de la tour qu'habitait la reine. On y lisait : « Paix au doux Henri! vengeance sur la Guizarde! »
Marie se rendit à cheval d'Holyrood à la citadelle par la Canongate. Les femmes se groupèrent en foule sur son passage. Elles gardèrent un silence menaçant. L'une d'elles s'étant écriée, « Dieu sauve Votre Grâce! » une autre reprit aussitôt : « Dieu la sauve comme elle le mérite! »
Bothwell, suivi d'une troupe armée, parcourut au galop les rues encombrées d'une multitude émue, et, la main sur sa dague, il criait : « Où sont-ils les poseurs d'affiches, que cette bonne lame fasse connaissance avec leur cuir? » Escorté de sa bande féroce, il organisa la terreur du sabre dans la cité. D'aussi loin qu'ils le voyaient, les bourgeois effrayés rentraient dans leurs maisons et se barricadaient. Knox seul, inaccessible à la crainte, rendit audace pour audace.
Il réunit autour de lui tous ses fidèles presbytériens, c'est-à-dire tout Édimbourg. La foule était immense. La ville remplissait le temple. Knox, le front austère, la tête inclinée, traversa la multitude respectueuse qui attendait impatiemment sa parole. Il monta lentement dans sa chaire, se recueillit longtemps, puis éclatant comme malgré lui, l'œil en feu, le geste terrible, il fit d'une voix tonnante, à la manière des prophètes et dans les images de l'Écriture, le tableau des prostitutions de Babylone. Tout l'auditoire était haletant. Les allusions étaient transparentes. Avant de finir cette éloquente malédiction, Knox s'arrêta tout à coup, et déchirant d'horreur, de douleur, son manteau de ministre, il s'écria : « Ma patience est à bout, mes frères. Mes yeux en ont trop vu, mes oreilles trop entendu. Je ne resterai pas une heure de plus dans Sodome. Je vais vivre au fond des bois, pour n'être plus témoin de l'abomination de la désolation. Vous qui demeurez, révélez et vengez! Reveal and revenge! »
Après ce redoutable anathème, il descendit de sa chaire et sortit d'Édimbourg. Il se retira dans une hutte de bûcheron, où ses disciples allaient secrètement en pèlerinage. Ils en rapportaient ces passions ardentes, ces inspirations de flamme qui embrasaient le peuple, et qui allumaient de plus en plus la colère universelle contre la reine.
Ce grand jour où Knox s'enfuit au fond des bois, quelques heures après son arrivée dans la cabane du bûcheron, il s'évanouit. Nul de ses disciples ne réussit à le rappeler à la vie. Ce fut un pâtre des monts Pentlands, qui, en jouant un air du Lothian sur sa cornemuse, réveilla Knox de cet évanouissement qui passa dans toute l'Église presbytérienne pour un sommeil divin.
Tous les soirs, très-tard, il s'endormait au bruit d'une cascade de la montagne. La chute harmonieuse et monotone de cette grande nappe d'eau pouvait seule calmer l'agitation formidable de ses pensées.
La cour, d'abord inquiète de la hardiesse et de la retraite de Knox, ne tarda pas à s'étourdir dans les plaisirs.
Marie se déplaît à Édimbourg. — Elle se rend à Seaton malgré son deuil. — La cour continue de se livrer à tous les plaisirs. — Malveillance des ministres presbytériens. — Marie Stuart se compromet de plus en plus. — Douleur de la comtesse de Lennox. — Le comte de Lennox accuse Bothwell. — Partialité scandaleuse de Marie. — Procès de Bothwell. — Acquittement. — Enlèvement de la reine. — Bothwell la conduit au château de Dunbar. — Revenue à Édimbourg, elle déclare qu'elle pardonne à Bothwell. — Elle le crée duc d'Orkney. — Elle se décide à l'épouser. — Soulèvement de l'Écosse. — Lords confédérés. — Rencontre de leur armée et de celle de la reine à Carberry-Hill. — Cartel de Bothwell. — Sa fuite à Dunbar. — Marie prisonnière. — Insultes de l'armée et du peuple. — Marie conduite à Lochleven. — Captivité. — Le comte de Murray régent. — Bothwell au château de Malmoë. — George Douglas. — Le petit Douglas. — Évasion de la reine. — Guerre civile. — Bataille de Langside.
Marie n'eut pas la constance de rester enfermée quarante jours dans son palais tendu de noir, sans autre lumière que celle d'un flambeau, selon le cérémonial des reines d'Écosse devenues veuves. Dès la première soirée elle fit ouvrir ses fenêtres, et dès la seconde semaine elle s'en alla à Seaton, château du lord de ce nom. Bothwell l'y accompagna avec l'archevêque de Saint-André, les comtes d'Argill, de Huntly et de Lethington. Il n'y eut qu'un cri à Édimbourg. L'ambassadeur de France courut sur les traces de la reine et la fit revenir à Holyrood.
Mais elle s'y ennuya et s'y déplut au milieu de tous ces citadins ennemis. Elle retourna bientôt à Seaton avec la cour. On y mena joyeuse vie. Ce ne furent que chasses aux faucons, tirs à l'arbalète, amusements de toute espèce, soupers exquis mêlés de chants, de musique, de vins de France. Ces soupers se prolongeaient bien avant dans la nuit. Les ministres que Knox avait laissés à Édimbourg, et que son âme agitait de loin, comme la tempête agite les arbres, exagéraient encore dans leurs récits ce qui se passait à Seaton. Ils disaient que la cour se plongeait de plus en plus dans toutes les voluptés et dans toutes les ivresses. Ils racontaient des excursions amoureuses de la reine sur les brigantins de Guillaume et d'Edmond Blakater, de Léonard Robertson et de Thomas Dikson, pirates dévoués à Bothwell, avec qui elle s'embarquait sans souci de l'opinion de son peuple et des jugements de Dieu. Ils ajoutaient tout bas, et les cheveux se dressaient sur toutes les têtes, comment l'appartement de Bothwell communiquait, par un escalier dérobé, à l'appartement de Marie, et quelles nuits de débauche terminaient des journées de délices.
Ces récits, quelquefois vrais, souvent faux ou exagérés, ulcéraient les cœurs et ameutaient les haines populaires contre Marie.
Elle semblait du reste chercher toutes les occasions de se nuire à elle-même.
Elle n'avait pas craint de voir le cadavre de celui qui fut son époux et qui l'avait tant aimée. Le mort, selon la superstition du moyen âge, ne tressaillit pas et ne vomit pas l'écume, ainsi qu'il arriva lorsque Richard Cœur de lion, après sa révolte, vint s'agenouiller au tombeau de son père. Non, Marie put regarder froidement le pâle Darnley, il demeura immobile ; mais toute conscience murmura contre la reine. Elle ne manifesta ni douleur, ni plaisir. Elle fit enterrer Darnley sans pompe près de Riccio, comme si elle eût voulu donner satisfaction à son favori, en lui envoyant pour compagnon silencieux le prince qui avait été son assassin.
Le crime de Bothwell et de ses complices remplit l'Écosse d'effroi et d'indignation. L'Europe même s'émut. Elle s'efforça de séparer la cause de Marie de celle du meurtrier. Mais Marie ne le permit pas. Après avoir immolé son honneur et sa conscience à celui qu'elle aimait, elle lui sacrifia sa renommée. C'était le démon du Midi transporté dans le Nord, Astarté avec toutes ses ardeurs et tous ses philtres sous les lambris féodaux d'Holyrood.
La comtesse de Lennox expiait à la Tour de Londres le mariage de son fils. C'est là qu'elle reçut l'affreuse nouvelle. Son cœur faillit se briser. Il existe encore une lettre de Cecil à sir Henry Norris, dans laquelle est retracée au vif cette grande douleur maternelle.
« Sa Majesté a envoyé hier milady Howard et ma femme à lady Lennox, afin de lui apprendre son malheur. On n'a pu la garantir, malgré tous les ménagements qui ont été pris, du désespoir où ce crime horrible devait la plonger. Le doyen de Westminster et le docteur Hinck sont restés avec elle cette nuit dernière. J'espère que Sa Majesté sera touchée de compassion pour cette infortunée lady, à laquelle nulle créature humaine ne peut refuser un sentiment de pitié. »
Le 24 mars 1567, le père de Darnley, le comte de Lennox, non moins désolé que la comtesse sa femme, accusa Bothwell de régicide. On s'empressa de convoquer le tribunal et de fixer le jugement au 12 avril. Le comte de Lennox sollicita un délai plus long, afin de rassembler ses preuves et de mieux démontrer la culpabilité de l'accusé. On rejeta cette demande si juste, et la date du 12 avril fut maintenue.
Ce jour-là, dès le matin, la Tolbooth, un prétoire et une prison à la fois, un sombre et double monument, fut entourée par trois cents arquebusiers. Le comte de Bothwell parut dans Édimbourg étonnée, à la tête de cinq mille hommes d'armes que sa faveur avait réunis. Marie, en cette conjoncture, n'épargna ni argent, ni promesses, ni encouragements. Les plus puissants seigneurs s'exécutèrent de bonne grâce, les uns par ambition, les autres par cupidité, quelques-uns par crainte. La terreur inspirée d'abord par Bothwell et sa bande avait redoublé. Elle régnait dans le château d'Holyrood, dans les rues, dans la salle où siégeaient les jurés, tous choisis parmi la haute noblesse, et présidés par le grand justicier du royaume, le comte d'Argill.
Bothwell se rendit à la Tolbooth, entre Maitland et Morton, monté sur un magnifique cheval harnaché et caparaçonné comme celui d'un roi. C'était un don de Marie. Un frisson d'horreur courut dans la multitude, quand elle eut reconnu que le cheval avait appartenu au pauvre Henri Darnley. Bothwell passa sur la place du château. La reine, d'une des fenêtres de sa tour où elle était avec ses dames, lui fit un geste de tendresse que du Croc, l'ambassadeur de France, surprit avec déplaisir. Le comte, en arrivant au tribunal avec sa suite, trouva ses amis et ceux de la reine qui en remplissaient tous les abords, toutes les salles. Il se présenta fièrement à ses juges, et, après les avoir salués, il dirigea ses regards, en souriant ironiquement, vers le fauteuil réservé à son accusateur. Ce fauteuil était vide. Le malheureux Lennox, averti de l'appareil de forces déployé par son ennemi, s'abstint de paraître. Seulement un de ses vassaux se leva, protesta au nom de son maître, et réclama un ajournement. Un juré appuya le sursis d'une voix faible. Tous ses collègues étaient gagnés ou intimidés. Ils n'accédèrent pas à ce vœu d'un père si indignement outragé et bravé. Ils violèrent toutes les lois divines et humaines, la nature et l'équité tout ensemble, en prononçant un verdict d'acquittement. Il y eut dans le texte du jugement une sorte d'ambiguïté et d'hésitation où la honte se trahissait. Le jury déclarait que là où il n'y avait pas d'accusateur, il ne pouvait y avoir de condamné. Odieux sophisme pour échapper à la nécessité, à la convenance d'un sursis contre un scélérat effronté que tous, même ses partisans avoués, déclaraient entre eux coupable du régicide.
Bothwell, dont l'audace croissait avec l'impunité et avec l'amour désordonné de Marie, profita de tous ses avantages. Il engagea la reine à confirmer les donations faites précédemment aux nobles de son royaume, notamment à Murray et à lui-même. Il rassembla quelques jours après les principaux seigneurs de la cour à la taverne d'Ansley, où l'hydromel, le vin et l'hypocras, coulèrent en abondance dans de grands hanaps écossais d'or et d'argent. Les convives étaient illustres. On y remarquait au premier rang Morton, Maitland, Argill, Huntly, Cassilis, Sutherland, Glencairn, Rothes, Caithness, Herries, Hume, Boyd, Seaton et Sainclair. Soit peur, soit haine, soit calculs personnels, soit lâche complaisance, ils signèrent un écrit où ils désignaient pour époux à la reine l'infâme Bothwell, qu'ils déclaraient innocent du meurtre de Darnley. Murray, l'homme le plus éminent de sa patrie, se rendit à Saint-André la veille du crime, et au milieu des préliminaires que nous racontons, la rougeur au visage, il fit avec l'agrément de sa sœur un voyage en France. Il échappa donc deux fois aux horreurs de l'assassinat et au spectacle des noces maudites. La haute considération dont il était investi s'accrut de cette vertu ou plutôt de cette habileté.
« La reine est folle, écrivait à cette époque la main la plus chevaleresque de l'Europe (Kirkaldy de Grange) au duc de Bedford, les nobles sont esclaves, tout ce qui est corrompu domine maintenant à la cour. Dieu puisse nous délivrer! Bientôt la reine épousera Bothwell. Sa passion pour lui a bu toute honte. Peu m'importe, disoit-elle hier, que je perde pour lui France, Écosse et Angleterre. Plutôt que de le quitter, j'irai au bout du monde avec lui en jupon blanc. »
De Grange écrivait une seconde fois au duc de Bedford :
« La reine ne s'arrêtera pas qu'elle n'ait ruiné tout ce qui est honnête ici. On lui a persuadé de se laisser enlever par Bothwell pour accomplir plus tôt leur mariage. C'étoit chose concertée entre eux avant le meurtre de Darnley, dont elle est la conseillère, et son amant l'exécuteur. Beaucoup voudroient venger l'assassinat ; mais on redoute votre reine. On me presse de me charger de la vengeance ; et de deux choses l'une, ou je le vengerai, ou je quitterai le pays. »
Les choses aplanies par sa noblesse, la reine alla le 21 avril à Stirling, où résidait le jeune prince confié aux soins du comte de Marr. Le comte de Marr était l'homme le plus consciencieux de la cour, et la reine l'avait désigné entre tous pour gouverneur de son fils. Au comble de ses déréglements, la tendresse de Marie pour Jacques, quoi qu'on ait dit, était demeurée entière. Pendant son séjour à Stirling elle le recommanda de nouveau à toutes les sollicitudes du comte, elle le recommanda comme « son plus cher joïau » et fit promettre au gouverneur « de ne le délivrer sinon du consentement exprès de la reine. » Sans s'expliquer bien nettement ses craintes obscures, elle prit ainsi ses sûretés contre les exigences et les desseins possibles de Bothwell.
Tranquille comme mère, elle ne se ménagea pas comme femme et comme reine. Elle se disposait d'avance à son enlèvement. « Quant à jouer mon personnage, écrivait-elle à Bothwell, je sçais comme je m'y dois gouverner, me souvenant de la façon que les choses ont été délibérées. Il me semble que votre long service et la grande amitié et faveur que vous portent les seigneurs méritent bien que vous obteniez pardon, encore qu'en ceci vous vous avanciez par-dessus le devoir d'un sujet… »
La reine quitta Stirling le 24 avril pour retourner à Édimbourg. Elle rencontra Bothwell près d'Almond-Bridge, à l'endroit juste où Jacques V avait mené à bien l'une de ses aventures les plus romanesques et les plus périlleuses. Moins heureuse que son père, Marie continua de perdre son honneur là où Jacques avait failli perdre la vie. Bothwell menait mille cavaliers. Il ordonne d'entourer et de désarmer la faible escorte de la reine. Lui-même s'avance vers elle, s'incline avec grâce et saisit la bride du cheval de Marie. Malgré son bouillant courage, elle garde le silence et ne laisse pas échapper une exclamation soit de surprise, soit d'indignation. Huntly, Maitland et Jacques Melvil faisaient partie de la suite royale.
« Nous fûmes, dit Melvil, investis… (tous trois). On laissa aux autres la faculté de s'en aller. Dès ce moment, le comte dit qu'il épouserait la reine quand même tout le monde et elle-même s'y opposeraient. Le capitaine Blakater, dont j'étais le captif, me dit que tout cela se faisait du consentement de la reine. Le lendemain, j'eus la liberté de me retirer chez moi. »
Le comte de Bothwell regagna la route du château de Dunbar où il commandait. Il dirigeait d'une main son cheval, et de l'autre le cheval de Marie. Le comte avait, en s'adressant à elle, un air d'intelligence, de courtoisie et de triomphe modeste. Il se penchait avec une hardiesse respectueuse pour lui parler, et Marie l'écoutait en souriant. Elle était richement vêtue, dans toute la majesté d'une reine et dans toute la coquetterie d'une jeune femme. Le comte s'était paré, pour cette expédition, avec une élégance militaire. Les plus rares dentelles de Malines plissées à son cou retombaient sur son pourpoint de satin. Son manteau court, à la dernière mode, était doublé de fourrure de Russie. Sa toque de velours vert, surmontée d'une plume de héron, brillait de trois rangs de perles qu'il tenait de la magnificence de la reine. Ses bottes de cuir jaune étaient ornées des éperons d'or des chevaliers. Il portait, suspendue à un baudrier étincelant de pierres précieuses, une épée héréditaire rougie de sang anglais, l'épée de son grand-père le comte Adam Hepburn de Bothwell, qui périt en héros à la bataille de Flodden, et dont le corps fut trouvé percé de trente blessures à côté du cadavre de Jacques IV, son suzerain, qu'il avait défendu jusqu'au dernier soupir. Marie se laissait conduire avec bonheur. La flamme vive qui rayonnait de ses yeux n'était pas celle de la colère. Elle passa dix jours avec Bothwell au château de Dunbar.
La reine ne fut ramenée à Édimbourg que le 3 mai.
Le 8 mai, Kirkaldy de Grange écrivit encore au duc de Bedford. Il lui annonça que la plupart des convives de la taverne d'Ansley, désavouant leur assentiment aux projets de Bothwell, s'étaient assemblés à Stirling, et que là, dans cette capitale du jeune prince, ils avaient juré de dégager leur honneur. Les principaux de cette ligue étaient les comtes d'Argill, de Morton, d'Atholl et de Marr ; les comtes de Glencairn, de Cassilis, de Montrose, de Caithness ; les lords Boyd, Ruthven, Gray, Lindsey, Hume et quelques autres.
« Les points convenus entre eux, ajoutait de Grange, sont : d'abord de délivrer la reine des mains de Bothwell qui a les places fortes, les munitions et commande aux hommes de guerre ; ensuite de s'emparer de la personne du prince pour veiller à sa sûreté ; enfin, de poursuivre les meurtriers du roi. Ils se sont engagés, pour obtenir ces trois choses, à risquer leurs vies et leurs biens. Ils m'ont invité à m'adresser à Votre Seigneurie, pour qu'ils puissent avoir l'assistance de votre souveraine dans la poursuite de ce cruel meurtrier, qui, durant la dernière venue de la reine à Stirling, suborna quelques personnes pour empoisonner le prince… »
Les seigneurs coalisés flottaient entre la France et l'Angleterre. Du Croc, sentant que Marie ne représentait plus l'Écosse, se tournait à demi, malgré sa prudence, vers les confédérés, afin de préserver l'influence de sa cour, et de sauver plus tard la reine elle-même. Il disputait un à un les seigneurs écossais à Bedford, par des menées sourdes, par des offres d'argent, de titres, de rubans. Les confédérés ne découragèrent pas du Croc. Ils agissaient avec lui dans la prévision où Bedford leur manquerait. Mais ils évitaient de s'engager. Car, au fond, ils préféraient de beaucoup l'alliance de leurs puissants voisins à celle des Français. La religion et le territoire, ces deux éloignements entre la France et l'Écosse, étaient deux proximités entre l'Écosse et l'Angleterre.
Élisabeth, effarouchée d'abord par l'audace de lord de Grange et par la révolte des seigneurs contre leur reine, inclina peu à peu à les soutenir.
Pendant que cet orage se formait et que les confédérés parcouraient leurs fiefs, afin de préparer leurs vassaux à la guerre civile, le 12 mai, Marie déclara devant les lords de la session qu'elle avait entièrement recouvré sa liberté, et qu'elle pardonnait à Bothwell la violence qu'il avait exercée sur sa personne. Comme témoignage de sa clémence royale, elle le créa duc d'Orkney, et elle fixa au 15 mai l'époque de son mariage.
L'Écosse fut épouvantée de tant de perfidie et de tant d'audace. La reine brava tout, soit mépris de l'opinion, soit vertige de l'amour, soit que son cœur, éperdu de désirs et inassouvi, trouvât une âpre volupté dans cet immense scandale, soit que la pudeur même du crime lui fût impossible.
Bothwell, nous l'avons dit, était marié. Il avait trois femmes. Il n'y en avait qu'une de haut rang, la sœur de lord Huntly.
Marie était jalouse ; elle se comparait à lady Gordon. Pour écraser sa rivale, les lettres ne lui suffisant pas, elle avait recours à la poésie.
VI.
VII.
VIII.
Bothwell n'était pas si épris de sa femme que Marie le craignait. Il était surtout amoureux d'une couronne. Il gagna le comte de Huntly, qui pressa lui-même sa sœur d'accuser Bothwell d'adultère. Bothwell, au comble de ses vœux, se frappa la poitrine, s'avoua coupable ; et le 7 mai, il obtint le divorce sous ce prétexte hypocrite.
Tout allait donc à souhait pour l'immortelle honte de Marie Stuart.
Les deux autres femmes que Bothwell avait séduites par un semblant de sacrement ayant été éloignées, il fut enjoint à Craig, l'un des ministres d'Édimbourg, de publier les bans de la reine et du duc d'Orkney. Craig, émule et collègue de Knox, était né, ainsi que le réformateur, au milieu de ces montagnes d'Écosse, où les courages croissent comme les arbres noueux, et où les caractères se tiennent debout comme les blocs de granit. Il résista. Mandé devant le conseil privé, il justifia sa détermination. Sommé d'annoncer le mariage, il monta en chaire, obéit ; puis, après avoir rendu compte de sa conduite au peuple assemblé, il ajouta :
« … Je prends le ciel et la terre à témoin que j'abhorre, que je déteste ce mariage, aussi scandaleux qu'abominable aux yeux du genre humain. Mais puisque les grands, comme je m'en aperçois, autorisent cette union par leurs flatteries ou leur silence, je conjure tous les fidèles d'adresser leurs prières ferventes au Tout-Puissant pour qu'une résolution formée contre toutes les lois, la raison et la conscience, puisse, par la miséricorde divine, ne pas tourner à la ruine de la religion et du royaume! »
Cité encore une fois devant le conseil pour ces paroles, Craig soutint ce second interrogatoire avec une fermeté si héroïque, avec une audace si sainte, que ses juges, dans l'effroi de l'opinion publique, n'osèrent le condamner.
Tout étant préparé, le 15 mai 1567, Marie vint en personne à la cour de justice, et déclara qu'elle voulait s'unir au duc d'Orkney. Il n'y avait plus aucun obstacle légal. La cérémonie des noces se fit de très-grand matin, selon le rite réformé, dans l'une des salles du palais d'Holyrood. Marie, la nièce des Guise, la princesse catholique, épousa, sans dispense du pape, un homme perdu de dettes, de crimes et de vices, un homme qui avait trois femmes et qui était protestant. Au moment de la célébration, un oiseau noir frôla de son aile une des fenêtres ; ce que tout le monde remarqua, et ce que presbytériens et catholiques interprétèrent à mauvais présage.
Les remords avaient déjà sans doute déchiré Marie. Son repentir commença sûrement avant ce jour néfaste. Mais il était trop tard pour reculer. Du Croc, qui avait refusé d'assister à cette cérémonie impie, fut mandé chez la reine quelques heures après qu'elle eut élevé Bothwell au trône. On apprit à l'ambassadeur de France, à son arrivée, qu'une scène terrible avait éclaté, la veille, dans les cabinets intérieurs. Bothwell avait voulu parler en maître, et la reine avait résisté. Poussée à bout, elle s'était emportée aux dernières violences, et elle avait demandé à cris aigus un poignard pour se tuer. « Je m'aperçus d'une estrange façon entre elle et son mary, écrit du Croc ; ce qu'elle me vollut excuser, disant que si je la voyois triste, c'estoit pour ce qu'elle ne voulloit se réjouir, comme elle dit ne le faire jamais, ne désirant que la mort. »
Du Croc se tait sur le point formidable de cette discussion, tyrannique d'une part, inébranlable de l'autre. Marie aimait encore éperdument Bothwell, qui exerçait sur elle une influence ou plutôt une fascination si absolue, que les contemporains n'ont su l'expliquer par aucune autre cause que la sorcellerie. Cette fascination se brisa contre un sentiment. Bothwell avait trouvé dans Marie la femme facile à l'amour, la reine souple à toutes les compromissions, l'épouse accessible même à la pensée de l'assassinat ; mais il trouva la mère armée de tout son cœur et si invincible, qu'il se vit contraint de céder. Il avait témoigné le désir d'avoir le jeune prince en sa puissance, et c'est contre cette prétention sinistre que Marie se roidit dans un effort désespéré, triomphant. Bothwell, ne pouvant renverser l'obstacle de la volonté maternelle, dissimula et attendit tout de l'avenir. Il lui échappait parfois des paroles redoutables. Il se vantait de laisser une lignée de rois. Le comte de Marr, gouverneur de Jacques, et qui nourrissait contre Bothwell la haine vigoureuse d'un homme de bien contre un scélérat tout-puissant, prit de plus en plus ombrage des projets du meurtrier de Darnley. Il craignit que le bourreau du père ne devînt le bourreau du fils. Il ne balança point à ranimer d'un souffle puissant la ligue des seigneurs mécontents de l'élévation de Bothwell.
Celui de tous les lords qui seconda le mieux le comte de Marr, et qui donna le plus de prestige à la ligue, fut Kirkaldy de Grange. Il était généreux, humain, fier avec les nobles, doux aux vaincus, secourable aux faibles. Toutes les luttes qu'il soutint si héroïquement dans les guerres civiles n'eurent qu'une cause : sa piété pour les opprimés. Il avait soif de la justice et du dévouement. C'était, du reste, un homme de guerre accompli. D'une taille admirable, d'une santé de fer, endurci aux fatigues, il supportait gaiement les rudes travaux, la faim, les insomnies. Ses campagnes sur le continent avaient attiré sur lui l'attention de toute l'Europe. Il était estimé des princes, des généraux. « C'est l'un des plus vaillants hommes de la chrétienté, » disait Henri II. Ce roi guerrier le citait sans cesse à ses courtisans comme un modèle. Il se plaisait à regarder lancer le javelot ou tirer de l'arc par de Grange, à qui tous les exercices étaient familiers, et qui n'avait pas d'égal dans la variété de ses aptitudes militaires.
Les deux passions de Kirkaldy furent l'amitié et la gloire. Dès sa jeunesse, lié à Norman Lesly, son complice du coup de main contre l'archevêque de Saint-André, il s'enferma avec lui dans le château après la mort du prélat, et ils le défendirent avec un héroïsme que l'histoire a célébré. Emmenés captifs en France, puis rendus à la liberté, ils suivirent à la guerre le duc de Guise et le connétable de Montmorency. De Grange fut encouragé et loué par ces deux illustres capitaines. Norman Lesly, qu'il aimait de toutes les forces de son cœur, périt très-jeune. Le connétable voulait surprendre Renty. Averti par ses espions, Charles-Quint accourut avec toute son armée pour protéger cette place. Le connétable, le duc de Guise et l'amiral de Coligny battirent les Impériaux, mais ils furent obligés de lever le siége de Renty.
Dans les escarmouches qui précédèrent la bataille, Norman Lesly s'avança sur un magnifique cheval. Il avait revêtu ses habits de fête et pris ses plus belles armes. Il conduisait trente aventuriers. Il salua en passant le duc de Guise, et s'élança vers une colline contre une troupe nombreuse de cavaliers ennemis. Abandonné au premier choc par les siens, il demeura avec sept braves seulement au milieu d'une mêlée furieuse. Il tua cinq ennemis de sa main, puis il se fit jour l'épée au poing, et vint tomber mourant avec son cheval à quelques pas du connétable émerveillé d'une telle intrépidité. De Grange survint. Norman lui sourit et parut un moment ranimé. Mais il perdit bientôt connaissance. Le roi ordonna de le transporter dans sa propre tente, et le fit panser par ses chirurgiens. Tous les soins furent inutiles. Il expira quelques jours après dans les bras de son cher de Grange, son meilleur ami et son émule en courage. De Grange, au désespoir, fit des prodiges de valeur pendant le reste de la campagne. Rien ne pouvait dissiper sa douleur que l'émotion du combat. Il y allait serein, mais il en revenait triste. M. le connétable lui fit un jour cet honneur d'entrer sous sa tente, et cette voix rude, austère, essaya de consoler le jeune Écossais. De Grange était admiré de tous les gentilshommes de France et particulièrement aimé du duc de Guise, qui disait : « Ce bon soldat sera un bon capitaine, car il a le cœur chaud, le bras prompt et la tête froide. »
De retour en Écosse, il se distingua contre les Anglais dans les guerres des Marches. Il vainquit un jour en combat singulier le frère du comte de Rivers à la vue des deux armées, qui suspendirent leurs opérations pour assister à ce grand duel. Il fut l'idole de cette nation mobile et belliqueuse de maraudeurs qui, de la rive écossaise, grondait plus haut que la Tweed contre la rive fertile de la vieille Angleterre, sans pouvoir jamais ni la respecter ni la conquérir. Il devint le chef épique du Border, l'effroi de Berwick, l'Achille chrétien de cette Iliade féodale et continue des frontières.
Tel était de Grange, désintéressé, brave entre tous, adoré des soldats et de l'Écosse, honoré des princes et des peuples du continent.
Le malheur de Marie Stuart fut de rencontrer toujours au-dessus de sa vie une idée sérieuse, impitoyable, et dans sa vie, des hommes de fer et de foi. Nulle séduction ne pouvait assouplir cette idée ni apprivoiser ces hommes. Le fanatisme des uns devait heurter le fanatisme des autres, et faire éclore la guerre civile. Il est vrai que la guerre civile participait de la grandeur des deux causes qui luttaient avec tant d'héroïsme et de férocité. Quelque chose de chevaleresque parmi les partisans de la reine, et je ne sais quoi d'inspiré chez les enthousiastes de la réforme, communiquaient à ces guerres un aspect imposant et sacré! Plusieurs combattaient pour des intérêts privés, et l'ambition n'était pas étrangère aux patriciens ; mais les masses combattaient pour l'Évangile, et leur dévouement était sincère comme leur conviction. En Écosse, aussi bien qu'en Allemagne et en France, Dieu était au fond du cœur et du sang de ce siècle, dont c'est là l'impérissable gloire, la sombre sublimité. Temps héroïques et religieux, à envier encore plus qu'à plaindre, où chaque homme vivait et mourait pour sa vérité! La guerre civile est cruelle, elle est le déchirement de toutes les affections de la famille et de la patrie ; mais sa beauté, dans ces grandes époques dont j'écris une faible page, c'est d'être électrique comme la conscience et sainte comme le sacrifice.
Où trouver un plus noble appel que celui des seigneurs écossais à leurs clans des montagnes et à leurs amis de la plaine? « Lindsey vous salue, Morish-Thomas Chattan ; Lindsey vous requiert, au nom du ciel, de prendre les armes avec luy pour votre Église et vos droits. »
Voilà les rudes ennemis que Marie, cette princesse coupable, cette femme charmante, avait à combattre. Un frisson de peur glaça la présomption de Bothwell et la témérité étourdie de la reine.
Les lords confédérés réunirent plus de trois mille hommes sous leurs bannières. Leur prise d'armes fut si soudaine et ils entrèrent si vite en campagne, qu'ils faillirent surprendre Bothwell et la reine au milieu d'une fête que le comte de Borthwick leur donnait dans son château. Lord Hume qui, le premier, s'était lancé en avant avec ses vassaux, n'eut pas assez de troupes pour investir toutes les issues du château, et Bothwell, déguisé en ministre presbytérien, put s'échapper avec la reine qui avait revêtu des habits de page. Ils se réfugièrent à Dunbar, où ils assemblèrent précipitamment une armée. La reine ne voulut pas attendre les Hamilton qui lui amenaient un puissant secours. Accoutumée aux promptes expéditions, et trop confiante dans ses troupes, elle marcha résolument à la rencontre des confédérés qui s'avancèrent de leur côté sans hésitation.
Les deux armées, à peu près égales en nombre, étaient en présence, le 15 juin 1567, à Carberry-Hill. Un ruisseau torrentueux les séparait.
Les soldats des lords confédérés brûlaient du plus ardent fanatisme, et ils appelaient le combat comme le jugement de Dieu. Les soldats venus de Dunbar, entraînés par leurs seigneurs, avaient voué leurs bras à la reine, mais leurs cœurs étaient contre elle.
Le comte de Bothwell ayant frappé de son gantelet un montagnard attardé, le highlander furieux lui lança une malédiction dans son dialecte, et se perdit au milieu des hommes de son clan. Bothwell, irrité, tira sa dague, et, ne découvrant pas l'insolent confondu dans une troupe nombreuse, il se blessa à la main gauche en remettant trop vivement la lame dans le fourreau. Son sang coula, et, quoique le comte feignît de ne point s'en apercevoir, cette circonstance ne parut pas de bon augure.
D'autres symptômes alarmants d'indiscipline se manifestèrent. Bothwell, dit du Croc, qui chercha à jouer le rôle de conciliateur entre les deux partis sur le champ de bataille, Bothwell « avoyt trois pièces de campagne. Il n'avoyt un seigneur de nom, et ne se pouvoyt asseurer de la moytié des siens. Et toutefois il ne s'estonna point. Et fault que je dise que je vis un grand cappitaine parler de grande asseurance, et qui conduisoit son armée galliardement et sagement. Je m'y amusai assez longtemps, et jugeai qu'il auroyt du meilleur si ses gens luy estoient fidelles. »
Mais comme ils paraissaient flottants, Bothwell tenta de les ramener par un trait d'audace. « Il me prya de fort grande affection, ajoute du Croc, de fayre tant pour mettre la royne hors du trouble où il la voyoit, et aussy pour éviter l'effusion du sang, que je prisse la peine de dire aux aultres (aux seigneurs confédérés) que s'il y en avoyt aulcun d'eux qui voullut sortir de la troupe et se mettre entre les deux armées, encore qu'il eust espousé la royne, pourvu que l'homme fust de quallité, il le combattroyt. »
L'ambassadeur, trop avisé pour accepter une mission qui l'aurait compromis, refusa poliment, afin de garder en apparence une exacte impartialité entre la reine et les seigneurs.
Bothwell alors eut recours à un autre messager. Il défia les lords confédérés, leur déclarant qu'il était prêt à soutenir et à prouver son innocence par les armes contre le premier d'entre eux qui se présenterait. La réponse fut prompte. Kirkaldy de Grange, le héros le plus brillant de l'armée, Murray de Tullybardin, un héros sectaire, et Lindsey de Byres, un héros barbare, un héros de clan, lui envoyèrent leurs gantelets.
Dans cette occasion solennelle, il y eut une scène inattendue, touchante, qui impressionna vivement les imaginations, et dont les plus humbles soldats s'entretinrent longtemps. Le comte de Morton ayant manifesté le désir de se mesurer aussi avec Bothwell, Lindsey, le plus orgueilleux des lords, mit un genou en terre, et s'humilia ainsi devant Morton, le suppliant de lui céder son tour, à lui qui était proche parent de Lennox. Morton fit les choses en Douglas, avec la majesté et la magnificence de sa race. Il obtempéra de bonne grâce à la prière de Lindsey, et, en le relevant, il lui donna l'épée de son aïeul Archibald, comte d'Angus, cette terrible épée, célèbre dans les ballades à l'égal de son maître, qui n'en frappa jamais deux fois un ennemi. Lindsey la revêtit et n'en voulut plus d'autre. Il quitta la longue épée de ses aïeux pour celle du comte d'Angus, plus longue et plus lourde, qu'il porta sur l'épaule, et dont la poignée touchait à son cimier tandis que la pointe battait ses éperons. C'était une épée à deux mains, comme celle avec laquelle le roi Richard décapitait un lion d'un seul coup.
Armé de pied en cap, Lindsey, qui avait aussi fléchi, en faveur de son droit de parenté, de Grange et Tullybardin, refusés d'ailleurs par Bothwell comme n'étant que barons, Lindsey rendit défi pour défi. Il se promena fièrement autour des tentes dans une sombre résolution, priant tout bas de sa voix rude, et disant : « Seigneur, Dieu de David, faites-moi raison aujourd'hui de ce Goliath. »
Au lieu de s'honorer par un duel éclatant, qui pouvait devenir le signal d'une victoire ou l'occasion d'une chute glorieuse, Bothwell chercha sous de frivoles prétextes à éluder le combat, soit que, craignant tout du présent, espérant un peu de l'avenir, comptant sur les Hamilton et les autres seigneurs de son parti, il se réservât prudemment pour des temps meilleurs ; soit que le remords, la honte, l'ambition déçue lui eussent ôté le courage qu'il avait montré autrefois à la guerre ; soit plutôt qu'il se sentît impuissant, en cette heure suprême, contre les larmes de la reine, contre la colère de tout un peuple et de deux armées.
Son épouvante ou ses calculs, autant qu'une habile évolution du laird de Grange sur le flanc de la colline de Carberry, achevèrent de démoraliser le camp de la reine. Les murmures sourds commencèrent, et avec eux les désertions. La reine comprit qu'il fallait se hâter, ou qu'il serait trop tard. Elle proposa une entrevue à Kirkaldy de Grange, qui commandait les avant-postes des confédérés. Muni du sauf-conduit qu'elle lui avait envoyé, Kirkaldy s'empressa d'obéir au vœu de la reine. La conférence s'engagea aussitôt. Tandis que de Grange exposait à Marie, dans un discours militaire mêlé d'éloquence et d'affection, la situation désespérée où elle se trouvait, Bothwell, qui était demeuré à quelque distance, ordonna de la voix et du geste à un soldat de sa garde d'ajuster ce traître. La reine et de Grange s'aperçurent du projet du comte. De Grange sourit de dédain, et la reine, courant à Bothwell, le supplia de ne pas violer le sauf-conduit qu'elle avait signé ; puis, retournant à Kirkaldy qui l'attendait avec un calme héroïsme : « Que faire? lui demanda-t-elle. — Deux choses, madame : Séparer votre cause de celle du comte de Bothwell, et vous présenter avec confiance au milieu de nous. Vous rendre ainsi est moins dangereux que combattre. Une imprudence perdrait tout. » Il ajouta qu'il allait consulter les lords confédérés, et qu'il rapporterait leur réponse à la reine.
Pendant la courte éclipse de lord de Grange, Marie et le duc d'Orkney se rapprochèrent. Leur conversation eut lieu à cheval et dans le désordre de ce moment terrible. Des pleurs qu'elle cherchait à retenir roulaient sur les joues de la reine. Le duc, au milieu du chaos de mille passions, avait une expression farouche. La reine lui dit : « Sauvez votre vie, il le faut pour moi. Nous nous reverrons dans un temps plus heureux. » Le duc résista d'abord ; mais la reine insistant : « Me garderez-vous fidélité, madame, comme à un mari et à un roi? — Oui, dit la reine ; et, en signe de ma promesse, voici ma main. » Le duc la saisit, la pressa dans une étreinte violente, et partit accompagné de douze cavaliers. Il arriva le premier de son escorte au château de Dunbar sur un genet d'Espagne, dont la rapidité le sauva. Le pauvre animal, essoufflé, épuisé, tomba mort en arrivant.
Lord de Grange étant revenu, Marie se montra résignée, et se rendit aux conditions tracées par Kirkaldy lui-même. De Grange était pénétré d'une respectueuse pitié. Il descendit de son cheval par une courtoisie généreuse qui le distinguait de la plupart de ses amis ; et, prenant la bride du cheval de la reine, il la conduisit en gentilhomme plus qu'en chef de parti au camp des lords confédérés. Marie, navrée dans son cœur, paraissait incertaine, inquiète. Sous les auspices de son noble guide, elle aborda les rebelles avec une dignité triste. Les premiers rangs l'accueillirent sans insulte ; mais au delà, elle s'avança au milieu des cris et des risées. Lord de Grange tira plusieurs fois son épée du fourreau pour arrêter les imprécations qui s'élevaient de toutes parts. Les soldats avaient des drapeaux qui représentaient Darnley mort, couché sous un arbre dans le verger, et Jacques à genoux, invoquant la colère divine avec ces paroles : Juge et venge ma cause, ô Seigneur! Dès que la reine passait près de l'un de ces drapeaux, on le lui portait au visage. Elle s'évanouit plusieurs fois. Menée ainsi à Édimbourg, elle traversa la ville à cheval dans un costume en désordre, la robe dénouée, le manteau déchiré, le front ruisselant, les yeux hagards, parmi les malédictions du peuple et les huées des soldats. Elle fut gardée chez le lord prévôt. La tapisserie de sa chambre, exécutée par des artistes d'Arras, si célèbres au XVIe siècle, représentait une grande chasse, et attira l'attention de Marie. « Les chasseurs, dit-elle, ce sont mes rebelles, et ils ont pour gibier une reine. » — Elle parut, raconte un contemporain, à sa fenêtre qui donnait sur Highgate, s'adressant au peuple d'une voix forte, et disant comme elle avait été jetée en prison et enlevée par ses propres sujets. Elle se présenta à cette fenêtre plusieurs fois, dans un misérable état, ses cheveux épars sur ses épaules et sur son sein, et la plus grande partie de son corps nue jusqu'à la ceinture.
La même bannière outrageante fut déployée devant cette fenêtre, et acheva d'exaspérer la reine. Elle jura de ne pas laisser pierre sur pierre dans cette cité anarchique.
Son exaltation n'avait pas de bornes. Elle s'agitait comme une lionne blessée et prise au piége. L'amour que la présence de Bothwell faisait quelquefois si âpre, les regrets de l'absence lui avaient rendu son charme infini. Les inquiétudes sur la vie, sur la sûreté du duc, les colères contre cette soldatesque et contre cette populace, l'humiliation de son honneur, la majesté violée, les lords devenus ses maîtres, et, par-dessus tout, les élans de son cœur, de son âme et de ses sens de feu, lui ôtaient toute faculté de dissimulation ou d'habileté. Elle sortait tout à coup de longs silences, et elle s'écriait : « Traîtres et doubles traîtres à Dieu et à moi! je vous ferai tous torturer, pendre et crucifier. » Elle rudoya Ruthven de paroles, et touchant de la main le brassard de Lindsey : « Par cette main royale, dit-elle, j'aurai votre tête pour ce jour! »
Lethington essaya d'avoir un entretien avec Marie, dans l'intention de la subjuguer par sa jalousie même contre l'ancienne femme de Bothwell.
Lethington ayant marché le long du corridor voisin de la chambre de la reine, dans la maison du lord prévôt, la reine le reconnut à travers un vitrage intérieur, et l'appela par son nom. C'est ce que voulait Lethington. Marie releva un peu le vitrage, et, s'appuyant sur le châssis : — De quel droit, dit-elle à Lethington, me tenez-vous captive, loin de mon mari, mon seul bien, moi qui suis sa femme légitime et votre souveraine? — Madame, reprit doucement Lethington, renoncez à ce malheureux. Nous sommes, nous, vos vrais amis, et lui, il vous renie dans ses lettres à la sœur du comte de Huntly. — Que contiennent-elles, ces lettres? s'écria Marie. — Elles expriment la plus vive tendresse pour la comtesse de Bothwell. Le duc lui écrit qu'il l'aime toujours, qu'elle n'a pas cessé d'être sa femme, et que la reine n'est que sa concubine. — Il a écrit cela? dit Marie avec emportement. Ah! si j'en étais sûre!… Mais non, reprit-elle en gémissant, vous êtes des imposteurs, et, non contents de me disputer mon trône, vous cherchez à m'enlever mon amour. » Et toutes les passions de la reine se fondant en larmes, en attendrissement : — Lethington, dit-elle, mon cher Lethington, toi qui as le don de persuader, parle aux lords, et dis-leur que je leur pardonne à tous, s'ils consentent à me réunir sur un vaisseau avec le duc, avec celui que j'ai épousé de leur aveu à Holyrood, et s'ils nous laissent aller au hasard des flots où le vent et la fortune nous conduiront. »
La diplomatie de Lethington s'étant brisée contre cette explosion de l'amour, il ne s'opposa plus aux desseins violents contre la reine. Elle se coucha quelques heures, et se releva pour écrire une longue lettre à Bothwell. Cette lettre, dans laquelle elle nommait le duc son cher cœur, fut interceptée, et les lords confédérés, redoutant peut-être un de ces brusques revirements de popularité que le malheur provoque, irrités d'ailleurs les uns de la tendresse, les autres des fureurs de la reine, se hâtèrent de la juger. Sa captivité fut résolue. Elle fut menée à Holyrood, où on lui permit une halte d'une heure ; puis elle repartit, sous une escorte de quatre cents hommes d'armes, pour le château de Lochleven. Morton et Atholl l'accompagnèrent à quelque distance, et furent remplacés dans cette séditieuse mission par Ruthven et par Lindsey. Indépendamment de ces quatre seigneurs, ceux qui signèrent l'ordre d'emprisonnement furent les comtes de Marr, de Glencairn, les lords Sempill, Graham, Sanquhar et Ochiltree.
Marie Stuart fut transférée dans le château de ce farouche Robert Douglas qui avait épousé la mère du comte de Murray. William Douglas, frère utérin de Murray et cousin de Morton, en était le seigneur depuis la mort de son père. Ce château situé sur le Lochleven, près de la plaine de Kinross, en face des derniers sommets du Ben Lomond, ressemblait beaucoup à une forteresse, et les maîtres de cette demeure féodale étaient moins des hôtes que des geôliers.
Lady Douglas, de l'illustre maison de Marr, et qui, par sa naissance autant que par sa beauté, pouvait prétendre à la main de Jacques V, son séducteur, n'avait jamais pardonné à Marie de Guise de lui avoir été préférée. Son fils bien-aimé, le régent, n'était que le fils de son déshonneur. Sa haine n'était pas éteinte après tant d'années, et elle allait poursuivre, par des persécutions cruelles, dans sa prisonnière, l'infortunée et auguste fille de sa rivale et de son amant. Une autre cause de l'animosité violente que nourrissait lady Douglas de Lochleven contre la reine, c'était le catholicisme. Marie le professait avec une ardeur qui blessait le fanatisme de lady Douglas, l'une des plus zélées enthousiastes de Knox et de sa doctrine.
A ce moment de l'histoire d'Écosse, la commisération gagne jusqu'à du Croc, ce diplomate si impassible, si résolu à se tenir en équilibre, comme une balance, entre les partis, bien avec la reine, bien avec les seigneurs, l'homme des calculs et des temporisations. Un cri de pitié lui échappe enfin : « Je prie Dieu qu'il conseille ce pauvre royaume, qui est aujourd'hui le plus affligé et tourmenté royaume que ce soyt soubs le ciel. »
Élisabeth, elle aussi, eut un instant d'émotion, non comme femme, mais comme reine. L'ébranlement du trône de Marie Stuart lui semblait une insulte à tous les trônes. Elle dépêcha Trokmorton en Écosse, pour négocier dans l'intérêt de Marie avec les lords confédérés. Trokmorton était un diplomate d'une habileté supérieure. Il tenta tout ce que peut tenter le génie de la conciliation ; mais il avait contre lui la politique des lords confédérés, l'opinion publique de l'Écosse et l'indomptable passion de Marie.
Il écrivait d'Édimbourg, le 14 juillet 1567, à Élisabeth :
« La reine d'Écosse est en bonne santé dans le château de Lochleven, gardée par le lord Lindsey, et Lochleven, propriétaire de ce lieu. Le lord Ruthven a été employé à une autre commission, parce qu'il commençoit à montrer beaucoup d'attachement pour la reine, et qu'il lui donnoit avis de ce qui se passoit. Elle est accompagnée de cinq ou six dames et de deux femmes de chambre, dont l'une est Françoise. Le comte de Buchan et le frère du comte de Murray ont aussi la liberté de la voir autant qu'ils le veulent. Les lords qui l'ont en garde la tiennent fort étroitement resserrée, et, autant que je puis l'apercevoir, la rigueur est exercée, parce que la reine ne veut point, à quelque prix que ce soit, donner l'ordre de poursuivre le meurtrier, ni acquiescer, quelque chose qu'on puisse lui représenter, à abandonner Bothwell et à le renier pour son mari ; qu'elle déclare constamment qu'elle veut vivre et mourir avec lui ; qu'elle dit que, s'il était à son choix d'abandonner la couronne et son royaume ou le lord Bothwell, elle abandonnerait son royaume et la couronne pour vivre avec lui, et qu'elle ne consentira jamais qu'il éprouve de mauvais traitements ni qu'il ait plus de mal qu'elle-même.
« … La principale cause de la détention de la reine vient de ce que les lords voient cette vive affection de sa Grâce pour Bothwell dans l'état où elle est actuellement, et qu'ils seroient obligés d'être continuellement sous les armes.
« Les lords pensent aussi que le divorce présente, à beaucoup d'égards, les mêmes inconvénients auxquels le mariage a déjà donné lieu, et qu'une séparation seroit impossible, si la reine étoit en liberté et si elle avoit en main le pouvoir.
« … Les plus marquants des lords qui sont ici seroient, à ce que je crois, portés à prendre les voies de douceur à l'égard de sa Grâce ; mais ils craignent la rage du peuple. Les femmes sont les plus effrontées et les plus furieuses contre la reine ; cependant les hommes, de leur côté, sont assez fous pour qu'un étranger qui voudroit trop s'en mêler pût, en un moment, devenir victime.
« … Knox n'est point à Édimbourg, il est dans la partie occidentale. Lui et les autres ministres doivent se rendre ici à la grande assemblée. Je crains la sévérité de cet homme pour la reine, autant que celle de qui que ce soit. »
Le 18 juillet, Trokmorton écrivait encore à Élisabeth :
« J'ai les moyens de lui faire savoir (à Marie Stuart) que Votre Majesté m'a envoyé ici pour la secourir.
« J'ai essayé aussi de lui persuader de se prêter à ce qu'on exigeoit d'elle ; savoir, de ne plus regarder Bothwell comme son mari, et d'obtempérer au divorce entre eux. Elle m'a fait dire qu'elle n'y adhéreroit jamais, et qu'elle aimeroit mieux mourir. Elle se fonde sur cette raison qu'elle se croit grosse de six semaines, et qu'en renonçant à Bothwell elle se reconnoîtroit grosse d'un bâtard et avoir forfait à son honneur ; ce qu'elle ne voudroit jamais faire au péril de sa vie.
« M. Knox est arrivé. J'ai eu quelques conversations avec lui, ainsi qu'avec M. Craig, l'autre ministre de cette ville.
« Je les ai exhortés à prêcher et à conseiller les voies de douceur. Je n'ai trouvé en eux qu'austérité. Je ne sais pas ce qu'ils feront dans la suite.
« … On dit hautement parmi le peuple et parmi les gens de tous les états, que la reine n'a pas plus le droit de commettre un meurtre ou un adultère qu'aucun particulier, et qu'elle est également soumise en ces points aux lois divines et humaines. »
Irritée du refus des lords confédérés qui interdisaient à Trokmorton l'entrée de Lochleven Élisabeth les jugeait sévèrement.
Elle écrivit à son ambassadeur le 6 août :
« … Nous trouvons que leurs comportements et procédés envers leur reine surpassent tout le reste, et sont si extraordinaires, que nous ne pouvons pas nous empêcher de penser, et tout l'univers sans doute avec nous, qu'ils ont en ceci été bien au delà du devoir de sujets, et qu'il doit nécessairement en résulter sur eux une tache perpétuelle et ineffaçable. »
Trokmorton insinua aux principaux des nobles le mécontentement d'Élisabeth. Les lords s'excusèrent, et persistèrent à barrer le chemin à Trokmorton. Décidés à précipiter Marie d'un pouvoir qu'elle voulait partager avec Bothwell, leur ennemi, ils comprirent qu'il ne fallait pas donner à leur reine une force de plus en lui apprenant, par un négociateur aussi délié que Trokmorton, la bienveillance de l'Angleterre.
Rebuté de nouveau, l'ambassadeur d'Élisabeth, sur l'ordre de sa maîtresse, s'adressa au parti des Hamilton. Il les encouragea à prendre les armes et à remettre Marie en liberté.
« Notre intention, lui écrivait Élisabeth, est que vous fassiez bien entendre aux Hamilton que nous approuvons leurs procédés (en ce qui concerne leur souveraine, par rapport à sa délivrance), et que nous sommes disposée à faire, sur ce point, tout ce qu'il nous paroîtra raisonnable de faire pour la reine, notre sœur. »
Mais Élisabeth, Trokmorton et les amis de Marie Stuart furent alors impuissants. Édimbourg et toute l'Écosse étaient en feu. Knox et les ministres soulevaient les fureurs de la multitude contre le meurtre et l'adultère. Les nobles se liguaient pour empêcher à tout prix la réhabilitation de Bothwell et les vengeances qui auraient suivi une restauration de la reine et de son audacieux complice.
Nommés pour gouverner le royaume par intérim, les lords du conseil agitèrent le sort de Marie Stuart. Plusieurs proposèrent des mesures extrêmes, et voulaient condamner Marie pour l'assassinat de Darnley. La majorité inclina à une décision moins rigoureuse. Elle conclut à dépouiller Marie de la royauté dont elle s'était rendue indigne. Elle était alors tellement tombée dans l'estime de l'Europe, le mépris universel l'avait tellement découronnée, que du Croc, l'ambassadeur des Guise autant que du roi de France, s'entendit avec les lords du conseil pour sauver le trône des Stuarts en l'assurant à Jacques VI. Ils députèrent à la reine Ruthven, Melvil et Lindsey, afin de la plier à leurs desseins. Marie, avertie par Trokmorton que tout ce qu'elle promettrait dans sa prison ne l'engagerait point, céda aux injonctions de ses ennemis. Sir Robert Melvil, en qui elle avait foi, lui parla secrètement dans le sens de Trokmorton. Ruthven, dont le père s'était si barbarement signalé dans l'assassinat de Riccio, était absent ce jour-là, malgré le témoignage contraire de quelques historiens. C'est Lindsey qui présenta la plume à la reine, et qui la pressa de tracer son nom au bas des actes qui lui étaient imposés. Il ajouta violemment et avec un accent qui fit tressaillir Marie, que c'était le seul moyen de racheter sa tête. Comme elle hésitait, il avança la main, et du même gantelet de fer qu'il avait envoyé de la colline de Carberry à Bothwell en signe de défi, il serra jusqu'à le meurtrir le bras de la reine trop lente à signer.
Ce fut le 24 juillet 1567 que Marie Stuart, brutalement contrainte, abdiqua en faveur de son fils, et nomma régent le comte de Murray. Le jeune prince fut reconnu roi et sacré le 29 à Stirling. Le comte de Marr le tenait dans ses bras pendant la cérémonie. Le comte de Morton à droite, le comte d'Athol à gauche, portaient l'un le sceptre, l'autre la couronne ornée du chardon. L'épée était aux mains de lord Glencairn. Knox, sorti depuis quelque temps de sa retraite, prêcha. Dans un sermon véhément, il déchaîna sur l'assemblée et sur l'Écosse tous les orages de sa solitude, il secoua toutes les torches de son fanatisme politique et religieux.
Murray, qui avait quitté précipitamment la France, se rendit à Londres, où il conféra avec les ministres d'Élisabeth. Le 11 août, il était à Édimbourg. Sûr d'être élevé à la régence par les lords presbytériens, il ne dédaigna pas de donner à son droit une sanction de plus : le vœu spontané de la reine captive. Il la visita à Lochleven. Marie, qui l'aimait encore, l'accueillit comme une espérance. Murray, dans les deux premières entrevues qu'il eut avec elle, fut sévère jusqu'à la dureté ; dans la troisième il parut s'attendrir ; et la reine, touchée, lui demanda tout en larmes d'accepter la régence. Elle l'en supplia en son nom et au nom de son fils. Alors Murray s'engagea à subir ce triste fardeau du pouvoir par dévouement pour elle et pour le jeune roi. Marie se crut sauvée, en échappant à l'autorité du conseil qui aurait gouverné si Murray eût refusé la régence, et Murray, heureux de son stratagème profond, s'empara de la dictature qui aurait écrasé tout autre que lui. Il s'empressa de la légitimer auprès des nobles, en déclarant qu'il la tenait de leur confiance ; auprès des puissances étrangères, en alléguant qu'il avait fléchi aux prières de sa sœur ; auprès du clergé presbytérien et du peuple, en jurant qu'il n'oublierait pas son premier devoir qui était envers l'Évangile. « … J'aurai soin, écrivait-il dans une proclamation célèbre, de chasser du royaume d'Écosse et de ses dépendances, tous les hérétiques et ennemis de la véritable religion du Christ. »
Pendant que ces événements s'accomplissaient à Lochleven et à Édimbourg, Bothwell se réfugia dans les Shetland. Traqué par Kirkaldy de Grange et par la haine écossaise, il recommença son ancien métier de corsaire. La mer du Nord le revit sur son brick redouté. Il fut pris enfin dans un dernier combat, dans un combat acharné, au milieu d'une tempête. Bothwell, son brigantin démâté, ses canons éteints, s'obstina contre les éléments, contre les ennemis et contre le sort. Il répondit longtemps à une formidable artillerie, par une fusillade de plus en plus faible. Ce fut seulement quand il n'y eut plus d'espoir que blessé, sanglant, il baissa son pavillon noir de pirate devant le drapeau rouge étoilé de la croix blanche, pavillon glorieux du Danemark.
Il fut condamné à une prison perpétuelle. Selon le mode le plus ignominieux de la dégradation des chevaliers, le bourreau brisa à coups de hache les éperons de Bothwell, qui fut enfermé entre les quatre murs du château de Malmoë, seul avec sa conscience et ses souvenirs, dénué de toute consolation, privé même d'un serviteur. Triste retour des choses humaines! Cet aventurier audacieux, qui croyait grandir toujours par les attentats, au lieu de vivre sur le trône, ainsi qu'il s'en était flatté, parmi les délices de l'amour et les splendeurs d'Holyrood, fut jeté dans l'humide solitude d'une forteresse. Ce qui s'entre-choqua de regrets, de révolte, de désespoir dans cette âme superbe, Dieu seul le sait! Tantôt debout à sa fenêtre, un tremblement nerveux agitait tous ses membres, tantôt accroupi sur sa natte comme un athlète terrassé, une sueur froide mouillait son visage. Il écoutait dans un farouche silence les bruits du dehors et du dedans, le pas des geôliers, le cliquetis des clefs à leur ceinture, le retentissement des armes sur les dalles des corridors et sur le pavé des cours, le cri du hibou, le gémissement du vent et des flots du Sund, le ruissellement de la pluie sur le toit, le roulement de la foudre sur les créneaux, et plus haut peut-être que toutes ces voix, la voix du sang injustement versé! Ces choses sans cesse entendues firent plus que le tuer ; elles le rendirent fou.
Cependant Marie Stuart expiait de son côté ses fautes et son forfait. Reléguée dans une petite île, en un donjon délabré, où elle n'avait pour promenoir qu'un espace de cinquante pieds, elle luttait sans cesse contre le découragement. Du haut de sa tour de Lochleven elle regardait aux quatre coins de l'horizon, à l'orient et à l'occident, au sud et au septentrion, interrogeant l'air, sondant l'étendue, appelant de toutes les puissances de son désir des secours et des partisans.
Ce séjour de Lochleven, sur lequel le roman et la poésie ont répandu des lueurs si charmantes, l'histoire plus vraie ne peut le peindre que dans sa nudité et dans ses horreurs. Le château, ou plutôt le fort, n'était qu'un bloc massif de granit, flanqué de deux lourdes tours, peuplé de chauves-souris, éternellement noyé dans la brume, défendu par les eaux du lac, par le fanatisme, par la vengeance. C'est là que gémissait Marie Stuart, opprimée sous les violences des lords presbytériens, déchirée par le remords, troublée par les fantômes du passé et par les terreurs de l'avenir.
Et ce qui ajoutait aux tortures de sa captivité, c'est qu'elle était grosse dans ce donjon. Elle y accoucha, au mois de février 1568, d'une fille qui fut emmenée sur le continent, et qui devint religieuse au couvent de Notre-Dame de Soissons.
Entièrement guérie, mais profondément triste, Marie Stuart écrivait, le 31 mars 1568, à l'archevêque de Glasgow, en France :
« De Lochleven.
« Monsieur de Glascow, votre frère (John Beatoun), vous fera entendre ma misérable condition ; et, je vous prie, présentez-le et ses lettres, sollicitant ce que vous pourrez en ma faveur. Il vous dira le surplus : car je n'ai ni papier ni temps pour écrire davantage, sinon prier le roy, la royne et mes oncles de brusler mes lettres : car si l'on sait que j'ai escrit, il coûtera la vie à beaucoup, et mettra la mienne en hasard, et me fera garder plus estroitement. Dieu vous ait en sa garde et me donne patience!
« De ma prison, ce dernier mars, votre ancienne bien bonne maistresse et amie,
« Marie, R. (Royne), maintenant prisonnière. »
Elle écrivait à Catherine de Médicis :
« De Lochleven, le 1er mai 1568.
« Madame, je vous envoye ce porteur pour l'occasion que j'écris au roy vostre fils. Il vous dira plus au long, car je suis guestée de si près, que je n'ay loisir que durant leur disner, ou quand ils dorment, que je me relesve : car leurs filles couschent avec moy. Ce porteur vous dira tout. Je vous supplie lui donner crédit et le fayre récompancer autant que m'aimés. Je vous supplie d'avoir tous deux pitié de moy ; car si vous ne me tirés par force, je ne sortiray jamays.
« Marie, R. »
Malgré ses malheurs et ses douleurs, malgré les outrages dont elle avait été abreuvée, les colères dont elle avait été poursuivie, Marie n'avait pas désappris de séduire. Elle sut inspirer une ardente passion à George Douglas, le plus jeune frère du laird de Lochleven. Elle lui donna même l'espérance de faire casser son mariage avec Bothwell en alléguant la violence, et de l'épouser ensuite, s'il devenait son libérateur. Douglas, éperdument amoureux, et qui avait ses entrées libres à Lochleven, essaya vainement d'en tirer Marie. Convaincu de trahison, il s'évada du château, mais il ne renonça pas à son dessein.
Marie, de son côté, fit bien des tentatives d'évasion. L'ambassadeur anglais Drury en raconte une à Cecil :
« Vers le 25 du mois dernier (avril 1568), elle faillit s'échapper, grâce à sa coutume de passer toutes les matinées dans son lit. Elle s'y prit ainsi : la blanchisseuse vint de bonne heure, ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois ; et la reine, suivant ce qui avait été convenu, mit la coiffe de cette femme, se chargea d'un paquet de linge, et se couvrant la figure de son manteau, elle sortit du château et entra dans la barque qui sert à passer le loch. Au bout de quelques instants, un des rameurs dit en riant : « Voyons donc quelle espèce de dame nous avons là? » Il voulait en même temps découvrir son visage. Pour l'en empêcher elle leva les mains. Il remarqua leur beauté et leur blancheur, qui firent aussitôt soupçonner qui elle était. Elle parut peu effrayée. Elle ordonna, sous peine de la vie, aux mariniers de la conduire à la côte ; mais, sans faire attention à ses paroles, ils ramèrent aussitôt en sens contraire, lui promettant le secret, surtout envers le lord à la garde duquel elle était confiée. Il semble qu'elle connaissait le lieu où, une lois débarquée, elle se serait réfugiée, car on voyait et l'on voit encore rôder dans un petit village nommé Kinross, près des bords du loch, George Douglas, avec deux serviteurs de Marie jadis très-dévoués, et paraissant l'être toujours. »
Elle avait en effet des intelligences au dedans et au dehors de sa prison. Après la fuite de George Douglas, un de ses jeunes parents, son confident, qu'on appelait le petit Douglas, et qui était amoureux aussi de la reine, bien qu'il ne fût âgé que de seize ans, réussit là où son ami George avait échoué. Cet enfant hardi, fier de son dirk de montagnard, la première arme qu'il eût portée, heureux de la confiance de la reine, la première femme qu'il eût aimée, déroba les clefs du château à l'heure du souper, et, pendant que les geôliers reposaient, il ouvrit à Marie les portes qu'il referma sur les gardes (2 mai 1568). Il avait eu soin d'allumer un fanal à l'une des fenêtres les plus élevées de la forteresse pour avertir ses amis. Il conduisit la reine déguisée dans un petit bateau qui les attendait. Il jeta les clefs dans le lac. La reine priait mentalement le Dieu qui commande aux vents et aux flots, tandis que les rames battaient, semblables à des ailes, et entraînaient la barque légère. Marie, comme pour reprendre possession du sceptre, cueillit un lis sur les eaux et un chardon sur la rive où elle eut bientôt abordé. Ces plantes étaient le double emblème de ses deux royautés en France et en Écosse.
George Douglas et John Beatoun erraient dans les environs depuis quelque temps. Ils étaient couchés parmi les herbes, lorsqu'ils aperçurent le signal convenu et la barque voguant vers eux. Ils se levèrent et coururent la recevoir avec des transports de joie.
Peu d'instants après le débarquement de Marie, un cor se fit entendre au loin. « Ce sont, dit John Beatoun, nos amis qui ont aussi aperçu le signal. — Oui, oui, s'écria la reine qui avait écouté d'abord avec inquiétude, oui, c'est Claude Hamilton. Je le reconnais, ajouta-t-elle en se tournant vers George Douglas, comme l'un de vos ancêtres, lord James, reconnut la présence inattendue de son souverain, mon glorieux aïeul Robert Bruce, aux sons trois fois répétés du cor d'ivoire du héros. »
Marie ne se trompait pas. C'était lord Claude Hamilton qui, averti par un de ses espions et par le fanal, rejoignait la reine avec une troupe nombreuse. Il la conduisit à West-Niddrie, château de lord Seaton.
Le lendemain elle arriva au château d'Hamilton et y révoqua solennellement son abdication. Les comtes d'Argill, d'Eglington, de Rothes, les lords Somerville, Herries, Ross, Yester et un grand nombre d'autres s'empressèrent de la reconnaître comme reine. M. de Beaumont, envoyé de Charles IX, se rendit aussi près d'elle au milieu de ce mouvement chevaleresque.
Ce fut d'Hamilton que Marie Stuart convoqua tous les seigneurs qu'elle croyait fidèles. Ils devaient être pourvus de tentes de campement et de vivres pour vingt jours.
Elle n'oublia rien pour porter au comble le dévouement de son parti. Elle redoubla de séduction, de grâce et d'entraînement. Elle paraissait quelquefois inopinément à la fin des repas. Des toasts bruyants l'accueillaient. Les coupes s'entre-choquaient pour elle, et les lords buvaient à la prospérité de l'Écosse et de Marie.
Un jour, au dessert, s'aidant d'un de ces symboles familiers au génie des peuples du Nord, elle apporta elle-même un mets couvert qu'elle présenta à ses hôtes, et qu'elle déclara avoir préparé de ses royales mains. Chacun attendit avec impatience. La reine alors découvrit le plat sur lequel brillait une paire d'éperons. Un enthousiasme subit électrisa les convives, qui saluèrent la reine de vivat répétés, et qui, en signe d'adhésion, poussant leurs cris de guerre, jurèrent tous de monter à cheval et de vaincre ou de mourir pour Marie Stuart.
Elle se trouva bientôt après son évasion à la tête d'une armée de six mille hommes. Elle consuma du temps en négociations avec Murray. Elle se souvenait de Carberry-Hill, la journée qui lui avait enlevé le trône, Bothwell et la liberté. Elle se méfiait du jeu des batailles. Elle n'était pas heureuse, et elle craignait de perdre.
Le 12 mai, Murray, rompant toute espérance d'accord pacifique, déclara, en sa qualité de régent du royaume, les partisans de Marie Stuart coupables de haute trahison.
Le 13, Marie quitta le château d'Hamilton pour gagner Dumbarton, où les chefs qui l'entouraient comptaient la mettre en sûreté avant d'ouvrir la campagne.
Murray attendait au village de Langside avec des troupes peu nombreuses, mais bien disciplinées, Marie Stuart et son armée commandée par le comte d'Argill. Les Hamilton et les autres gentilshommes de l'avant-garde, sans songer à autre chose qu'à se bien battre, voulurent forcer le passage. L'archevêque de Saint-André, qui se voyait déjà le maître de la reine et du royaume, excitait cette folle ardeur au lieu de la modérer.
Le village était situé sur la colline. Kirkaldy de Grange, investi de toute la confiance de Murray, avait ordonné que chaque cavalier prît en croupe un fantassin du régent. Il les groupa en haut, tout autour du village. Il plaça un corps d'arquebusiers en bas, à l'entrée du défilé que dominait le village, et vers lequel allait se précipiter la cavalerie de la reine. De Grange embusqua ses arquebusiers entre quelques cabanes de bûcherons et dans des bouquets de coudriers, afin de résister au choc des Hamilton par cette stratégie formidable. Les Hamilton se jetèrent avec impétuosité sur le défilé. « Claymores! criaient-ils à l'avant-garde, qui répondait par ce chant sauvage : Venez, corbeaux et vautours, venez, nous vous donnerons la pâture… »
Ces paroles, véritable Marseillaise des Highlands, n'ont pas sauvé leur poëte inconnu de l'oubli, mais l'air inspiré qui les notait, vibrant des poitrines et des cornemuses, retentissait comme le prélude du carnage et de la mort.
Un combat très-vif s'engagea. Il fut surtout meurtrier à l'entrée du défilé. Lord Arbroath se lança plusieurs fois avec les Hamilton au premier rang de l'avant-garde pour enlever cette position si bien fortifiée par de Grange. La brillante ardeur des cavaliers de la reine venait se briser contre les arquebusiers si admirablement postés, et dont cet avantage enflammait encore la bravoure. On citait longtemps après le courage indomptable d'Alexandre Hume qui les animait par son exemple. Il était descendu de cheval, et combattait au milieu d'eux comme un simple soldat, la pique à la main. Abattu à plusieurs reprises, toujours il se relevait et recommençait de nouveaux prodiges. A la fin, renversé dans un fossé, son beau-frère, lord Cessford, qui ne l'avait pas quitté un instant, fut obligé d'aider à le remettre debout. Hume, couvert de blessures, inondé de sang, continua de combattre ; et comme, après tant de décharges, la poudre et les balles manquaient, les soldats, sur son ordre, se servirent des crosses de leurs fusils contre les ennemis.
Ce fut à cet endroit du défilé que l'engagement fut le plus acharné, et que la reine perdit le plus de monde. Il fut enfin forcé ; mais les Hamilton arrivèrent au village de Langside harassés par ce premier combat, essoufflés par la montée. De Grange les y reçut avec des troupes fraîches. Il se porta partout où sa présence était nécessaire, soutenant les uns, aiguillonnant les autres, disciplinant cette anarchie sanglante de la bataille aux calculs les plus profonds et aux inspirations les plus soudaines.
Dans un moment où la fortune était douteuse, il courut à l'aile droite de la garde du régent. Suivi de Lindsey, de Ruthven, et de quelques autres seigneurs intrépides qu'il avait autour de lui, il arrêta cette aile qui allait plier, et il l'entraîna dans la mêlée en lui communiquant son élan. Il rétablit le combat, et prépara ainsi une seconde fois la victoire. Le comte de Morton la décida par une manœuvre que ses adversaires étaient incapables de prévoir, tant leur furie les aveuglait! Il tourna la colline et les prit en flanc. Dès lors, entre deux feux, entre deux forêts de lances, l'armée de la reine se dispersa, malgré la valeur fabuleuse de toute cette chevalerie. Il y avait là des bras et des cœurs ; il n'y avait pas une tête. L'infortunée Marie fut témoin de cette défaite. Elle y assista dans un flux et un reflux de découragement et d'espérance, et dans une angoisse inexprimable, de la galerie du château de Cathcart, situé à quelques milles du château de Crookston, qui appartenait au comte de Lennox, et où elle avait passé les meilleurs jours de son mariage avec Darnley.
Le chef qui, dans cette journée, eut les illuminations les plus vives, et qui se multiplia le plus sur tous les points menacés, Kirkaldy de Grange, était atteint depuis quelques semaines d'une fièvre qui avait épuisé ses forces. Le matin de la bataille, il se fit habiller et armer par son frère et par son écuyer. Ils hésitèrent d'abord, le suppliant de ne pas monter à cheval dans l'état où il était. Kirkaldy insista avec autorité, et ils obéirent à regret. Quand il fut revêtu de sa cotte de mailles et ceint de son épée, Kirkaldy se trouva mieux. Il s'avança lentement jusqu'à son cheval. Il était néanmoins si chancelant qu'il fallut le mettre en selle, et que son frère et son écuyer se placèrent à ses côtés avec une sollicitude inquiète. Lorsqu'il eut gravi la colline au sommet de laquelle il devait faire des dispositions si heureuses, le champ de bataille, puis les éclairs et le cliquetis des glaives, le bruit de l'artillerie, l'odeur de la poudre, lui communiquèrent une vigueur nouvelle. Il respira fortement, et une vieille chronique presbytérienne dit que son souffle ressemblait à un hennissement. Il eut de rapides frissons, de courts tressaillements, durant lesquels l'ange de la guerre le secoua si puissamment, que la violence de ses émotions et l'agitation de tous ses esprits le guérirent. La même chronique remarque, dans un étonnement superstitieux, que le cheval de Kirkaldy de Grange comprit toutes ces phases diverses des souffrances et du rétablissement de son maître ; qu'il le ménagea d'abord, mesurant son pas avec un tact presque humain, et qu'il l'emporta plus tard au gré de tous les essors de l'âme héroïque qu'il semblait reconnaître, deviner et seconder.
Kirkaldy de Grange fut le héros le plus pur de cette journée mémorable, car un égoïsme machiavélique absorbait Morton, et l'ambition, une ambition trop personnelle, altérait chez Murray le zèle du bien public.
Cette victoire fut complète. Les talents supérieurs de Murray, de Morton, et surtout de Kirkaldy de Grange, prévalurent sur les prouesses chevaleresques des partisans de la reine. L'étoile de Marie pâlit et sombra. La mêlée de Langside fut un oracle du dieu des armées. Il prononça sur ce petit champ de bataille, jonché seulement de trois cents morts, que l'Écosse serait protestante, que Marie n'aurait désormais pour royaume qu'une prison, pour trône peut-être qu'un échafaud.
Marie s'enfuit jusqu'à Galloway. — Elle s'arrête à l'abbaye de Dundrennan. — Elle aborde en Angleterre. — Hésitation d'Élisabeth. — Elle refuse de recevoir Marie Stuart jusqu'à ce que la reine d'Écosse se soit justifiée. — Lettres. — Marie Stuart prisonnière. — Élisabeth arbitre entre les seigneurs écossais et leur reine. — Conférence d'York. — Conférence d'Hampton-Court et de Londres. — Élisabeth refuse de se prononcer. — Elle garde Marie captive et renvoie Murray comblé de sa faveur et de son or. — Triomphe du protestantisme en Angleterre et en Écosse. — Régence de Murray. — Sa mort. — Guerre civile en Écosse. — Kirkaldy de Grange et Maitland de Lethington se rallient à la cause de la reine. — Prise de Dumbarton par les partisans du roi. — L'archevêque de Saint-André pendu. — Le comte de Lennox, le comte de Marr, le comte de Morton, tour à tour régents. — Lethington et de Grange tiennent seuls pour la reine dans le château d'Édimbourg. — Prise du château. — Mort de Lethington. — Mort de Kirkaldy de Grange. — Le régent enrichi. — Le roi affermi. — Giordano Bruno. — Knox. — Les luttes du réformateur. — Son courage indomptable. — Son portrait. — Sa mort. — Sa maison au sommet de la Canongate. — Iniquités de Morton. — Conspiration de Jacques et de ses favoris contre le régent. — Procès de Morton. — Son exécution. — James Douglas venge le comte de Morton. — Contre-coup de tant d'événements sur Marie Stuart.
Après sa déroute, Marie s'enfuit à toute bride (13 mai 1568). Ses amis s'enfuirent comme elle.
La reine marcha, elle courut sans espérance par les vallées et par les montagnes, le long des lacs et des torrents de l'Écosse. La solitude sauvage, que nul travail n'anime, oppressait son cœur ; le désert où nulle fumée ne s'élève d'aucun toit, d'aucune cabane, lassait ses yeux et son imagination. Mais toute jeune fille, toute femme, tout enfant, tout vieillard, tout animal domestique pouvaient la trahir. La défaite et la honte en arrière, les périls et les piéges en avant, tel était son triste sort. Il n'y avait que les bêtes fauves des forêts et des landes inhabitées qui ne fissent pas peur à son infortune. C'est ainsi qu'elle parvint avec un cortége dévoué et peu nombreux à Galloway, et, de là, à l'abbaye de Dundrennan, près de Kirkudbright, sur les frontières d'Angleterre, à quelques heures de cette terre impie, barbare, qui dévore ses suppliants et qui boit le sang de ses hôtes.
Le souvenir des bontés d'Élisabeth, dont l'âme avait paru s'attendrir pendant la captivité de Lochleven, entraîna Marie. Ses propres États lui étaient fermés par la haine ; l'Espagne, l'Italie et la France, par la mer. La générosité qu'elle supposait à Élisabeth et la nécessité la poussaient. Elle loua un bateau de pêcheur, traversa le golfe de Solway, et aborda, désolée, à Workington, dans le Cumberland, à trente milles de Carlisle. Elle dépêcha un courrier à Élisabeth, dont elle implorait l'hospitalité. Elle sollicitait la permission de la voir et de l'embrasser en sœur qui invoque la providence d'une sœur.
A ÉLISABETH.
« De Workington, 17 mai 1568.
« Je vous supplie le plus tost que pourrés m'envoyer querir, car je suis en piteux estat, non pour royne, mais pour gentillfame. Je n'ay chose du monde que ma personne, comme je me suis sauvée, faysant soixante miles à travers champs le premier jour, et n'ayant despuis jamays osé aller que la nuict… »
Attirée par surprise à Carlisle, Marie continua son appel.
A LA REINE ÉLISABETH.
« De Carlisle, 28 mai 1568.
« … Faytes moy conoistre en effect la sinsérité de votre naturelle affection vers vostre bonne sœur et cousine et jurée amie. Souvenés vous que je vous envoyés mon cœur en bague ; je vous aporte le vray et corps ensemble, pour plus seurement nouer ce nœud. »
Élisabeth avait à prendre l'une de ces deux décisions royales : ou relever Marie Stuart jusque sur le trône d'Écosse par de puissants secours ; ou la laisser, soit se fixer en Angleterre, soit en sortir comme elle y était entrée, selon son bon plaisir.
Elle eut, dit-on, ces mouvements de générosité, réprimés aussitôt par les conseils de Cecil. La vérité est que Cecil ne fut si persuasif que parce qu'il parlait à la jalousie mortelle d'Élisabeth. Il démontra facilement à cette princesse que Marie, libre, était un embarras immense. En Écosse, elle serait une rivale. En Espagne, elle serait un instrument de Philippe II ; en France, des Guise ; en Italie, du Pape ; en Angleterre, elle serait le drapeau, le point de ralliement des mécontents et des catholiques. Il n'y avait qu'une sûreté contre elle : la prison. Élisabeth eut l'air de résister à Cecil, mais elle était convaincue d'avance. L'habile ministre arrivait à une conclusion atroce par un froid argument politique. Chez la reine, cette conclusion était la même. Seulement, elle lui fut inspirée moins par ses craintes de reine que par son envie de femme. Elle ne voulait pas qu'on la vît, même un jour, à côté de la belle Marie, dans le palais de Greenwich. Cecil eût gagné alors, s'il ne l'eût possédée déjà, la faveur d'Élisabeth, en abritant la passion honteuse et cruelle de sa maîtresse sous la raison d'État.
Élisabeth une fois résolue à retenir Marie captive, réussit à trouver un prétexte à ses sinistres desseins.
Elle dépêcha Midlemore à Murray, ainsi qu'aux seigneurs écossais de son parti, pour leur enjoindre de rendre compte de leur conduite envers leur reine. Elle écrivit en même temps à Marie, elle lui fit dire par lord Scrope et par sir Francis Knollys, qu'elle ne pouvait décemment consentir à la recevoir que lorsqu'elle se serait justifiée aux yeux du monde des accusations portées contre elle par les seigneurs écossais ralliés au jeune roi Jacques VI.
Marie fut transportée d'indignation ; mais établie déjà dans le château de Carlisle, elle s'était ainsi constituée, sans le savoir, prisonnière de l'Angleterre. Elle appréhenda de s'avouer coupable en refusant d'accepter indirectement le tribunal amiable d'Élisabeth. Elle choisit donc des représentants chargés de répondre en son nom aux inculpations infamantes de Murray, de Morton et de leur faction. C'était reconnaître implicitement la suprématie d'Élisabeth, qui se hâta de profiter de ces avantages en nommant des commissaires pour cet étrange et perfide arbitrage.
Marie faisait ses réserves :
A ÉLISABETH.
« De Carlisle, 15 juin 1568.
« … Hélas! madame, où ouistes vous un prince blasmé pour escouter en personne ceulx qui se plaignent d'estre faussement accusez? Ostez, Madame, hors de vostre esprit que je suis venue icy pour la sauveté de ma vie (le monde ni toute Escosse ne m'ont pas reniée), mais recouvrer mon honneur et avoir support à chastier mes rebelles, non pour leur respondre à eulx comme leur pareille.
« … Je ne puis ni ne veulx respondre à leurs faulses accusations, mais ouy bien par amitié et bon plaisir me veulx-je justifier vers vous de bonne voglia, non en forme de procès avec mes subjectz. Madame, eulx et moi ne sommes en rien compaignons, et quand je devrois estre tenue icy, encores aimeroys-je mieulx mourir que me faire telle.
« Marie, R. »
Les négociations commencèrent de Murray à Élisabeth. Juge entre les seigneurs écossais et leur reine, elle s'étudiait à tous les dehors de l'impartialité, mais au fond elle écoutait, excitait et récompensait les premiers. Peu à peu Marie, traitée d'abord avec beaucoup de déférence, cessa d'être une reine. Elle ne fut plus qu'une captive.
Don Gusman de Silva, ambassadeur d'Espagne en Angleterre, écrivait vers cette époque à Philippe II :
« La pièce que la reine habite est obscure ; elle n'a qu'une seule croisée garnie de barreaux de fer. Elle est précédée de trois autres pièces gardées et occupées par des arquebusiers. Dans celle qui fait antichambre au salon de la reine, se tient lord Scrope, gouverneur des districts de la frontière de Carlisle ; la reine n'a auprès d'elle que trois de ses femmes. Ses serviteurs et domestiques dorment hors du château. On n'ouvre les portes que le matin à dix heures. La reine peut sortir jusqu'à l'église de la ville, mais toujours accompagnée de cent arquebusiers. Elle a demandé à lord Scrope un prêtre pour dire la messe. Celui-ci a répondu qu'il n'y en avait pas en Angleterre. »
Épouvantée des intentions d'Élisabeth, Marie Stuart implora la France. Elle écrivit à Catherine de Médicis ; elle écrivit au roi Charles IX et au duc d'Anjou pour leur demander de la secourir.
Elle écrivit au cardinal de Lorraine dans le même but.
« De Carlisle, 21 juin 1568.
« Je n'ay de quoy achetter du pain, ny chemise, ny robe.
« La royne d'icy m'a envoyé un peu de linge et me fournit un plat. Le reste je l'ay empruntay, mais je n'en trouve plus. Vous aurez part en cette honte. Sandi Clerke, qui a resté en France de la part de ce faulx bastard (Murray), s'est vanté que vous ne me fourniriez pas d'argent et ne vous mesleriez de mes affaires. Dieu m'esprouve bien. Pour le moins assurez-vous que je mourray catholique. Dieu m'enlèvera de ces misères bientost. Car j'ai soufert injures, calomnies, prison, faim, froid, chaud, fuite sans sçavoir où, quatre XX et douze mille à travers champs sans m'arrester ou descendre, et puis couscher sur la dure, et boire du laict aigre, et manger de la farine d'aveine, et suis venue trois nuits comme les chahuans, sans femme, en ce pays, où je ne suis gueres mieulx que prisonnière. Et ce pendant on abast toutes les maisons de mes serviteurs et je ne puis les ayder, et pend-on les maistres, et je ne puis les recompenser ; et toutes foys tous demeurent constantz vers moy, abhorrent ces cruels traistres, qui n'ont trois mil hommes à leur commandement, et si j'avais secours, encores la moytié les laisseroit pour seur. Je prie Dieu qu'il me mette remède, ce sera quand il luy plaira, et qu'il vous donne santé et longue vie.
« Votre humble et obéissante niepce,
» Marie, R. »
Inquiète des retards apportés à ses affaires, effrayée de la résolution qu'elle supposait à ses ennemis de la conduire loin des frontières d'Écosse dans l'intérieur de l'Angleterre, Marie, malgré sa colère intérieure, se plaignit doucement à Élisabeth et sollicita une entrevue.
A LA REINE ÉLISABETH.
« De Carlisle, 5 juillet 1568.
« … Ma bonne sœur, je penseroys vous satisfaire en tout, vous voyant. Hélas! ne faites comme le serpent qui se bouche l'ouye : car je ne suis un enchanteur, mais vostre sœur et cousine… Je ne suis de la nature du basilique, pour vous convertir à ma semblance quand bien je seroye si dangereuse et mauvaise que l'on dit, et vous estes assez armée de constance et de justice, laquelle je requiers à Dieu, et qu'il vous donne grâce d'en bien user avecques longue et heureuse vie.
« Vostre bonne sœur et cousine,
« M., R. »
Les appréhensions de Marie Stuart ne pouvaient manquer de se réaliser. Élisabeth tenait à l'éloigner des Marches écossaises.
Le 28 juillet 1568, l'auguste captive, malgré ses énergiques protestations, fut conduite dans le comté d'York, au château de Bolton, qui appartenait à lord Scrope, beau-frère du duc de Norfolk.
Là, Marie recommença avec Élisabeth les épanchements diplomatiques d'une amitié menteuse. Elle essaya de la désarmer en la flattant. Elle y perdit sa peine.
Les vrais sentiments de Marie éclataient parfois dans l'intervalle de ces communications fardées. Il se présenta vers cette époque une occasion propice. Ayant reçu des encouragements de la reine Élisabeth d'Espagne, fille de Henri II, femme de Philippe II et sœur de Charles IX, elle versa dans sa réponse toute son âme.
« De Bolton, 24 septembre 1568.
« Madame ma bonne sœur, je ne vous saurois descrire le plaisir que m'ont donné, en temps si mal fortuné pour moy, vos aymables et confortables lettres, qui semblent envoyées de Dieu pour ma consolation, entre tant de troubles et d'adversités dont je suis environnée… Je vous diray une chose en passant, que si les roys, vostre seigneur et frère, estoyent en repos, mon désastre servirait à la chrestiantay. Car ma venue en ce pays m'a tant esclairée de l'estat issi, que, si j'avois tant soit peu d'espérance de secours d'ailleurs, je métroys la religion subs, ou je mourrois en la poyne. Tout ce quartier est entièrement dédié à la foy catholique, et pour ce respect, et du droit que j'ay à moy, peu de chose aprandroit cette royne d'aider aux sujets contre les princes. Elle est en si grande jalousie, que cela, et non autre chose, me fera remestre en mon pays. Mais elle vouldroit par tous moyens me faire porter blasme de ce dequoi j'ay estay injustement accusée, comme vous verrés en brief par un discours de toutes les menées qui ont estay faytes contre moy depuis que je suis née, par ces traistres à Dieu et à moy. Il n'est encore achevé. Cependant je vous diray que l'on m'ofre beaucoup de belles choses pour changer de religion ; ce que je ne feray. Mays si je suis pressée d'accorder quelques points que j'ay mandé à vostre ambassadeur, vous pouvés juger que ce sera comme prisonnière. Or je vous assure, et vous suplie, assurés en le roy, que je mourray en la religion catholique romaine, quoy que l'on en dise. Je ne puis l'exerser issi, car l'on ne me le veult permettre ; et seullemant pour en avoir parlé, l'on m'a menassée de me retenir, et me donner moings de crédit.
« Au reste, vous m'avez entamé un propos en vous jouant que je veulx prandre en bon essiant : c'est de mesdames vos filles. Madame, j'ai un fils. J'espère que si le roy, et le roy vostre frère, auquel je vous suplie escrire en ma faveur, veullent envoyer une ambassade à cette royne, en déclarant l'honneur qu'il me font m'estimer leur sœur et alliée, et qu'ils me veullent prendre en leur protection ; la requerrant, d'autant que leur amitié lui est chère, de me remettre en mon royaume, et m'ayder à chatier mes rebelles, ou qu'ils s'esforceront de le fayre, et qu'ils s'assurent qu'elle ne vouldra estre de la partie des subjects contre les princes, elle n'oseroit le refeuser, car elle est assez en doubte elle mesme de quelque insurrection… Elle n'est pas fort aymée de pas une des religions, et, Dieu merssi, je pance que j'ay guagné une bonne partie des cueurs des gens de bien de ce pays despuis ma venue, jusques à hasarder ce qu'ils ont avecques moy, et pour ma querelle. En cas que Dieu me soit misericordieulx, je proteste que si vous m'acordiés l'une de vos filles pour lui (pour Jacques), laquelle qu'il vous playra, il sera trop heureulx. L'on m'offre quasi de le faire naturaliser, et que la royne l'adoptera pour son fils. Mais je n'ay pas envie de leurs bayller et quister mon droit, qui seroit cause de le randre de leur religion méchante ; mays plutost, si je le ray, je le voudrois envoyer, et me soubmettre à tous dangers pour establir toute ceste isle à l'antique et bonne foy. Je vous suplie, tenés cessi segret ; car il me cousteroit la vie.
« J'aurois bien plus à vous écrire, mais je n'ose. Encore ays-je la fièvre de ceste-ci. Je vous suplie, envoiés moi quelque un en vostre particulier nom, en qui je me puisse fier, affin que je lui fasse entendre tous mes desaints.
« Vostre très-humble seur à vous obéir,
« Marie. »
Cette lettre éloquente, aveugle et résolue, peint admirablement la nièce des Guise.
Tandis qu'Élisabeth descendait le courant du double esprit de la réforme dans les deux royaumes, Marie aspirait à le remonter. Issue d'un Stuart et d'une Lorraine, élevée par des oncles ambitieux et fanatiques, elle voulait s'allier à l'Espagne, unir son fils à la fille de Philippe II, châtier par les armes ses rebelles d'Écosse, rétablir, au milieu des applaudissements de la France et des bénédictions de Rome, le catholicisme dans toute l'île de la Grande-Bretagne. Reine, voilà ses chimères, sa politique impossible ; mais femme, comment ne pas la comprendre, comment n'être pas touché, quand elle est de la religion de sa mère, quand elle est au désespoir et qu'elle se soulage en s'épanchant?
Cependant les conférences entre les commissaires d'Élisabeth, ceux de Marie et les seigneurs écossais s'envenimaient de plus en plus. Il ne s'agissait de rien moins que de la couronne, et peut-être de la vie de la reine d'Écosse. Le duc de Norfolk, le comte de Sussex, sir Ralph Sadler, représentaient Élisabeth ; Leslie, évêque de Ross, les lords Livingston, Herries, Boyd et l'abbé de Killwinning représentaient Marie Stuart. Murray, Morton, Lindsey, l'évêque d'Orkney et l'abbé de Dunfermlin, se portaient pour accusateurs. Ils étaient assistés de Maitland, de Robert Melvil et de Buchanan.
Ces conférences furent tenues d'abord à York, dans le palais épiscopal, à quelques pas de la cathédrale, cette œuvre accomplie, ce Parthénon gothique dont le voisinage religieux était impuissant contre de si furieuses passions.
Pour plus de commodité, et pour être heure par heure au courant de ses vengeances, Élisabeth substitua bientôt Londres à York.
De nouvelles conférences eurent lieu quelquefois à Westminster, le plus souvent à Hampton-Court.
Hampton-Court, au bord de la Tamise, le château majestueux dont les innombrables façades bâties en pierres et en briques sont flanquées de tours et de clochetons d'un goût si exquis, le rendez-vous de tous les plaisirs et de toutes les fêtes, le Versailles des Tudors, devint une tragique maison de justice, un tribunal ténébreux où se jouèrent, par la tyrannie d'une reine, l'honneur et la liberté d'une autre reine.
Là, Norfolk excepté, les commissaires d'Élisabeth chargés d'entendre les deux parties, exploitèrent l'équivoque situation de Marie dans le sens de la haine et de la politique de leur maîtresse.
Murray produisit les lettres et les sonnets de Marie à Bothwell, ces lugubres témoignages de la complicité de la reine d'Écosse dans le meurtre de Darnley.
C'est ce qu'Élisabeth voulait. Elle eut une apparence de raison pour colorer ses rigueurs envers Marie Stuart, dont, en aucun cas, elle n'avait le droit de juger la conduite, cette conduite eût-elle été criminelle!
Ces lettres du reste étaient irréfragables. Ce serait perdre son temps que de chercher ici à le prouver. Les représentants de Marie éludèrent toute discussion sur un point dont ils étaient eux-mêmes convaincus. Le duc de Norfolk, épris de la belle reine, et qui mourut pour elle, croyait à l'authenticité de ces lettres. A son retour des conférences d'York, s'étant présenté à Greenwich, Élisabeth lui dit : « Ne voudriez-vous pas épouser ma sœur d'Écosse? — Non, madame, » répondit le duc sous l'impression encore vive des révélations de Murray. « Je n'épouserai jamais une femme dont le mari ne peut dormir avec sécurité sur son oreiller. » En supposant même que ce mot cruel ne fût qu'une habileté avec Élisabeth, la persuasion du duc n'en est pas moins certaine. Il l'avoua à Banister, son plus intime confident. Le roi Jacques était dans le même sentiment, et il s'efforça d'arriver, par tous les moyens que lui donnait le pouvoir suprême, à l'anéantissement des lettres. Il les fit poursuivre, enlever dans toutes les bibliothèques publiques et privées, avec une persévérance, avec une passion que ne lui auraient pas inspirées de simples calomnies.
Après cinq mois de débats, d'enquêtes, de récriminations entre Murray et les représentants de Marie, Élisabeth rompit les conférences. Elle notifia aux lords accusateurs et à la reine d'Écosse que la véracité de Murray était à l'abri de tout soupçon, son intégrité intacte ; et, d'un autre côté, qu'il n'avait prouvé victorieusement aucun des crimes dont l'opinion publique chargeait Marie Stuart. Elle se déterminait donc à laisser les affaires d'Écosse suivre leur cours naturel et à retirer son intervention.
Plusieurs pensèrent qu'Élisabeth allait rendre la liberté à Marie. La reine d'Angleterre ne songeait au contraire qu'à violer, sous un vernis de modération, toutes les lois divines et humaines, le droit des gens, la nature, la commisération, l'hospitalité.
Par sa déclaration perfide, elle demeurait dans le statu quo. Murray était justifié, et Marie déshonorée restait sa prisonnière au milieu des tortures sans nom d'une espérance incessamment attisée, incessamment déçue. C'était une condamnation indirecte dans laquelle Élisabeth, avec une cruauté froide et une monstrueuse hypocrisie, invitait à soupçonner une clémence ; mais où il n'y avait qu'une vengeance lente savourée d'avance et une atroce politique.
Murray, soutenu par Élisabeth, avoué par elle comme régent du jeune roi et du royaume, désirait reparaître en Écosse. Il ne le pouvait qu'avec l'agrément du duc de Norfolk, qui commandait alors dans toute la partie septentrionale de l'Angleterre, et à qui il eût été facile de lui couper le retour. Le duc, irrité contre le dénonciateur de Marie Stuart, avait même déjà écrit au comte de Westmoreland, son beau-frère, de dresser une embuscade au régent, et de le traiter en ennemi. Par ses protestations perfides, Murray s'insinua dans la confiance de Norfolk, qui lui révéla imprudemment tous ses secrets. Le duc tenta par là de gagner le régent et de le ramener à Marie. Murray feignit de s'unir avec Norfolk, d'approuver ses plans et son amour pour la reine d'Écosse. Ayant ainsi conquis l'amitié du duc, Murray passa la frontière. Il trouva sur sa route un détachement nombreux de cavalerie, dont le capitaine était le comte de Westmoreland : muet avertissement de Norfolk! Murray comprit le sens de ce déploiement de troupes et la merci qu'il devait au duc ; mais il n'était pas reconnaissant, et la politique le dévouait à Élisabeth.
Il arriva tout-puissant à Édimbourg. Ses coffres avaient été remplis par la reine d'Angleterre. En l'acceptant pour son allié et pour le chef du gouvernement écossais, elle lui avait communiqué une grande force morale, accrue encore par la popularité dont le protestantisme avait investi cet homme d'État. Appuyé sur tant d'intérêts, supérieur à toutes les situations par la souplesse et par la vigueur de son génie, brave à la guerre, craint des factions, maître de tous les ressorts cachés du pouvoir, ami de la réforme religieuse, aidé du clergé presbytérien et de Knox, adoré de la multitude, Murray acheva de réduire les restes du parti de la reine, impuissants depuis la bataille de Langside. Du nord au midi, de l'est à l'ouest, il traversa les comtés, réprimant l'anarchie, domptant la révolte, réalisant l'ordre de la rue et la sécurité du foyer par toute l'Écosse.
Cette œuvre de pacification ne dura pas deux années, mais elle fut immense.
Rien n'avait résisté, rien ne résistait à Élisabeth et à Murray, c'est-à-dire au protestantisme. Car, dans les siècles de renouvellement, et le XVIe siècle en est un, au-dessus de chaque personnage il y a une idée, et, parmi les plis de chaque bannière déployée au vent, il flotte un principe qui la consacre. Cette idée ne fait pas seulement des politiques, elle fait des héros, des martyrs ; ce principe anime des milliers de cœurs avant qu'ils s'arrêtent violemment au fort de la lutte, où ils s'épuiseront de sang, jamais de courage. Sous chaque nom de roi, de reine, de régent, de ministre, il y a donc une cause que tous servent avec un mélange d'égoïsme et de désintéressement, tantôt par la vertu, tantôt par le crime, et à laquelle ils immolent sans remords des hécatombes humaines.
Telle était Élisabeth, que ces événements affermissaient de plus en plus, et qui n'était si fidèle au protestantisme que parce que ce dogme nouveau était le plus inébranlable appui de son pouvoir.
Tel était aussi Murray, qui ne comptait plus d'ennemis sérieux autour de lui, et à qui la captivité de la reine d'Écosse, rivée désormais pour toujours, présageait une autorité peut-être souveraine. Jusqu'où cette autorité s'élèverait-elle? Où Murray, maître du jeune roi, son neveu, et de l'Écosse, aspirerait-il? Il était sur l'avant-dernier degré du trône. Franchirait-il ce degré? Il roulait puissamment cette question dans son esprit. La Providence l'agitait aussi dans ses conseils, et la trancha contre lui.
Il achevait l'une de ces tournées, moitié politiques, moitié militaires, qui lui avaient si bien réussi à travers ce pays de bruyères et de forêts, de lacs et de montagnes, parmi ce peuple un peu rude et grossier, mais religieux, libéral et fier. Il revenait de Stirling (21 janvier 1570), accompagné de sa garde et des principaux seigneurs de l'Écosse, qui se faisaient de plus en plus les courtisans de la régence. Murray les voyait avec un plaisir inexprimable se grouper, plus nombreux et plus souples, autour de lui. Ils semblaient pressentir pour le régent les destinées qu'il rêvait lui-même. Murray marchait au pas, monté sur son cheval de guerre, le front serein, le cœur content et dégagé des inquiétudes qui l'avaient si souvent troublé. Il arriva le 22 janvier au faubourg de Linlithgow, où il trouva les magistrats qui le reçurent en roi, et qui le conduisirent au château préparé pour lui et pour sa suite. Il annonça qu'il y passerait la nuit, et que le lendemain il se rendrait à Édimbourg.
Le même soir, à la même heure, un homme vêtu de deuil, seul, les sourcils hérissés par une résolution suprême, suivait en silence un chemin plus obscur que celui du régent, et arrivait aussi à Linlithgow. Il était parti à la dérobée du château d'Hamilton sur un vigoureux cheval de course, et armé d'une carabine de chasse. Cet homme mystérieux était Hamilton de Bothwell-Haugh, l'un des six Hamilton condamnés à mort après la bataille de Langside, comme coupables de rébellion envers Jacques VI, et graciés par Murray sur les pressantes recommandations de Knox. Ils eurent la vie sauve, mais ils subirent d'atroces persécutions.
Bothwell-Haugh, le plus redoutable des Hamilton, fut celui de tous qui souffrit l'outrage le plus sanglant. Il avait épousé une jeune fille écossaise qu'il aimait avec passion, et qui lui avait apporté en dot la terre de Woodhouslee. Elle était belle et tendre. Son éducation et ses talents étaient dignes de sa naissance. Elle adoucissait par son amour, par ses caresses, les farouches ressentiments et les haines politiques de son mari. Heureux sous son toit, il était moins dangereux à l'État, et il oubliait quelquefois que la reine Marie était captive en Angleterre, tandis que le bâtard de Jacques V régnait, sous le nom de régent, à Holyrood. Une circonstance terrible l'en fit souvenir.
Murray donna la terre de Woodhouslee à l'un de ses amis, sir James Ballenden, qui la convoitait depuis longtemps. Le favori profita d'une absence de Bothwell-Haugh pour s'emparer du château de ce seigneur. Il se rendit bien accompagné à Woodhouslee, en prit possession, malgré les cris, l'indignation et la résistance des serviteurs de Bothwell-Haugh. Il les désarma, et les fit jeter brutalement hors de cette demeure, qu'il déclara lui appartenir, en déployant le parchemin du conseil privé, scellé du sceau royal et signé par Murray. Ballenden poussa l'indignité plus loin. Il chassa ignominieusement la femme de Bothwell-Haugh du château qu'elle avait reçu de ses pères et qu'elle ne pourrait pas transmettre aux enfants qu'elle espérait. Cette exécution fut barbare. Il ne fut pas permis à la noble épouse d'un Hamilton de se vêtir contre le froid, qui était très-vif ; et les tours féodales de ses aïeux la virent errer, presque nue, hors de l'abri maternel dont elles avaient couvert son enfance et sa jeunesse. La pauvre victime devint folle d'humiliation et mourut désespérée. Bothwell-Haugh ne devait plus retrouver qu'une tombe. Il voulut y faire un pèlerinage. Il y songea longtemps à celle qu'il avait tant aimée et si douloureusement perdue. Cet homme de bronze s'amollit peu à peu dans sa méditation cruelle, et il pleura tout son passé, tout son avenir ensevelis à jamais. Ce moment fut court, et Bothwell-Haugh, séchant ses larmes, se releva. Il se jura de venger sa femme, et, avec elle, sa reine captive, non pas sur un favori, sur un personnage secondaire et vil, mais sur le tyran de Marie Stuart et de l'Écosse, sur l'ennemi public et privé, sur Murray, le dictateur insolent de la patrie, le persécuteur acharné des Hamilton. Cette décision arrêtée, Bothwell-Haugh étendit une écharpe de soie qui avait appartenu à sa femme, et il y enferma une poignée de terre funéraire. Il enroula l'écharpe sous son pourpoint, la terre sur son cœur, et il fit vœu de la porter comme une ceinture de vengeance jusqu'à ce qu'il eût immolé Murray. Il s'en retourna au château d'Hamilton, où résidait alors l'archevêque de Saint-André. Il paraît certain que Bothwell-Haugh s'ouvrit à ce prélat et à ses cousins, et qu'ils approuvèrent sa détermination. Bothwell-Haugh n'avait pas besoin d'encouragement. C'était un gentilhomme chasseur et soldat. Son tempérament était fougueux et sombre, sa volonté opiniâtre, indomptable. Il n'avait aimé qu'un jour, il avait haï toute sa vie. Il ne connaissait ni la fatigue ni la maladie. Sa taille moyenne était martiale. Il avait les cheveux roux, de larges épaules, des bras nerveux, de longues jambes, qui semblaient agencées et arquées pour le cheval. Son visage était sévère, sa physionomie triste et taciturne, son crâne étroit, et sa poitrine inaccessible à la crainte. Au fond, il n'avait qu'une distinction, qu'une supériorité rare. Il était capable d'exécuter avec prudence le plan le plus hardi, le plus audacieux. C'était un esprit altier, violent, une main prompte et sûre.
Bothwell-Haugh était né conspirateur.
Du château d'Hamilton où il s'était retiré, il épiait l'occasion de surprendre Murray. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Instruit que le régent se rendait de Stirling à Édimbourg, et devait coucher le 22 janvier à Linlithgow, Bothwell-Haugh partit d'Hamilton sans un compagnon, ni un page, ni un domestique. Il arriva furtivement, au crépuscule et par des rues détournées, à la petite porte d'un jardin solitaire. Il sauta de l'étrier, prit une clef dans sa poche, et, ouvrant avec précaution, il entra, tirant doucement son cheval par la bride. Après avoir verrouillé la porte, il le conduisit à l'écurie, lui fit une litière fraîche et lui remplit le râtelier. Ces soins accomplis, il monta le grand escalier de la maison. Il alla se jeter tout habillé et botté sur un lit et dans une chambre qu'il connaissait. Il s'endormit profondément comme les natures énergiques dont la résolution est fixée, et qui se préparent à l'action par le repos, que cette action soit une bataille, un duel, ou même quelquefois un meurtre. Bothwell-Haugh se réveilla un peu avant l'aurore. Il se leva lentement, tout absorbé dans ses réflexions. Il était dans une maison inhabitée, qui appartenait à l'archevêque de Saint-André. La chambre que Bothwell-Haugh avait choisie donnait sur un balcon qui communiquait des deux côtés à une galerie de bois de chêne sculpté aux armoiries des Hamilton. Bothwell-Haugh occupa le temps qui lui restait avec un sang-froid et une prévoyance incroyables. Il couvrit de matelas le parquet pour amortir le bruit de ses pas, et il suspendit à la tapisserie un drap noir pour que son ombre sur le mur ne le trahît point au dehors. Il descendit barricader solidement la porte de la rue, visita l'écurie, sella, brida son cheval, et lui fit boire deux bouteilles du vin vieux de l'archevêque. Il remonta, mangea lui-même un peu de soupe au vin, chargea sa carabine, et se mit près du balcon en embuscade sur la rue où devait passer le régent ; tranquille comme autrefois dans la grande forêt de Cadyow, où il attendait avec ses amis les taureaux sauvages blancs de lait, à la tête, aux cornes, et aux sabots noirs, dont la fureur était si terrible aux chasseurs qui osaient l'affronter.
Cependant Murray, de son côté, était debout dès l'aube. Il expédia, selon sa coutume, même en voyage, les affaires pressantes, et, tout en travaillant, il reçut plusieurs avis d'un complot ourdi contre sa vie. Knox, entre autres, lui désignait le nom des conspirateurs, la rue et jusqu'à la maison où ils seraient cachés. Murray continua de travailler avec ses conseillers, malgré leur inattention, qu'il leur reprocha en se jouant. Il n'y eut que lui qui ne fut point distrait par son propre danger. Les affaires finies, tous tentèrent de changer le programme de la marche du régent. Morton et Lindsey, ces deux lords braves entre les plus braves, l'engageaient à prendre un détour hors des murs de la ville ; lord Glencairn l'en supplia presque à genoux. Murray résista obstinément. « Non, s'écria-t-il, ce qui doit arriver arrivera ; mais il ne sera pas dit que le régent de l'Écosse ait eu peur. » Il avait d'ailleurs échappé à tant de dangers, il croyait tant à son étoile, et le courage lui était si naturel, qu'il éprouvait une sorte de joie à défier généreusement le péril en présence de ses nobles, sur lesquels son ascendant grandirait avec son intrépidité. Il négligea de revêtir sa souple et impénétrable cotte de mailles, un don de son père, l'œuvre la plus achevée de Henri Wind, l'armurier de Perth, le bon compagnon des ballades, toujours prêt à manier le luth, la claymore et le marteau, poëte, musicien, guerrier et forgeron tour à tour. Murray ne voulut que sa toque de velours ornée de perles royales et d'une plume de héron, son haut-de-chausse de peau de daim, et son pourpoint de buffle galonné d'or. « Pas de faiblesse, » répondit-il à lord Glencairn, qui insistait pour qu'il évitât la rue fatale ; et, montant à cheval, suivi de son cortége de nobles et de gardes, il s'avança lentement au milieu des acclamations de la multitude accourue sur son passage. Murray, souriant, saluait de la main avec grâce, secrètement inquiet de cette foule qui croissait toujours et qui arrêtait sa marche. Parvenu à peu de distance de la maison suspecte, il y dirigea ses regards, et son œil d'aigle put apercevoir le canon de la carabine que Bothwell-Haugh ajustait contre lui du balcon. L'arme fit feu, et Murray tomba blessé mortellement. La balle lui traversa le corps et tua le cheval de lord Glencairn qui marchait à sa droite. Bothwell-Haugh, se penchant légèrement, considéra quelques secondes le pâle visage du régent que ses amis et ses serviteurs venaient de relever, et, sûr de n'avoir pas manqué sa proie, il se précipita par un escalier dérobé vers l'écurie où son cheval était sellé et bridé. Bothwell-Haugh l'enjamba et franchit la porte du jardin. Après le premier éclair de surprise, les gardes du régent assaillirent la porte de la rue ; mais cette porte étant barricadée, ils perdirent quelques instants à l'enfoncer. Bientôt la fureur les emporta sur les traces du meurtrier, qui s'enfuyait comme un tourbillon humain. Se sentant poursuivi de si près, il accélérait sa course au bruit du galop de ses ennemis. Il savait qu'un large fossé coupait la route de traverse qu'il avait choisie, et que son salut dépendait d'un seul saut de son cheval. Il conserva cette présence d'esprit qui l'avait illuminé pendant toute l'exécution de son attentat. Son cheval, fumant et écumant, semblait se ralentir. Bothwell-Haugh avait brisé son fouet à le frapper, émoussé ses éperons à l'aiguillonner. Il entendait derrière lui le vol rapide et retentissant des cavaliers qui brûlaient de l'atteindre. Que faire? Comment ranimer l'ardeur de son cheval au bord du fossé que Bothwell-Haugh apercevait déjà? Il tira sa dague, et, piquant de la pointe la croupe du généreux animal, il lui fit franchir d'un bond l'immense fossé. Bothwell-Haugh remit sa dague dans le fourreau, et, retenant fortement la bride, se retourna pour défier les gardes du régent. L'écharpe de sa femme s'était détachée dans la secousse de ce saut désespéré. Il saisit la poignée de terre sainte et funèbre que l'écharpe contenait, et la lança vers ses ennemis en signe de mépris et de malédiction, puis, reprenant sa course, il s'enfonça et disparut dans un fourré.
Les gardes revinrent consternés à Linlithgow. Le régent s'y agitait dans l'agonie. « Moi seul, disait-il à ses amis qui l'entouraient, moi seul je pouvais ramener l'ordre dans l'Église et dans le royaume. Dieu ne l'a pas voulu. L'anarchie que j'avais vaincue va renaître de mes cendres. » Il mourut dans la soirée avec le regret d'un homme d'État qui n'a pas achevé ses plans, mais aussi avec l'intrépidité d'un soldat et d'un héros. Son corps fut porté en grande pompe à Édimbourg, à travers le deuil des populations presbytériennes, et déposé dans le temple de Saint-Gilles. J'ai cherché et touché la place de ce sépulcre ; je me suis incliné avec une admiration mêlée de blâme devant cette glorieuse mémoire encore vivante dans sa patrie.
Ainsi tomba le régent de l'Écosse, envié des grands, mais pleuré du peuple et de l'Église presbytérienne dont il était l'appui, le guide, le modérateur.
Murray doit être jugé en homme politique et en homme religieux. Il était l'un et l'autre.
C'était un de ces initiateurs suspects qui, précédant une idée rénovatrice avec une conviction sincère et une arrière-pensée égoïste, marchent dans l'amour intéressé de cette idée, et dans l'espérance qu'elle les portera sur sa vague la plus sublime aussi haut qu'elle-même, au comble de la fortune et du pouvoir.
Beau et brave comme Jacques V, son père, il se montra moins loyal et plus habile que lui. Il fut ingrat envers Marie Stuart, sa sœur, qui l'avait comblé d'honneurs et qu'il aspirait à gouverner, à remplacer même sur le trône. Il fut impie envers son pays en introduisant l'influence de l'Angleterre dans les destinées de l'Écosse, et en violant, pour une ambition encore plus que pour une foi, le sentiment public le plus sacré : le sentiment national.
Sa gloire, c'est d'avoir combattu l'anarchie à outrance, et d'avoir concouru, par calcul sans doute, mais aussi par vertu, à l'établissement du protestantisme.
Murray avait l'énergique instinct de sa force, la conscience intime de sa double mission. Sur l'oreiller de son agonie, il déplora son trépas comme une calamité publique. Il pensa que l'Écosse et que la réforme, privées de leur chef, allaient descendre dans le même tombeau. Il se trompait. Sa chute sanglante ne fut point un mal irréparable. Bien qu'il eût un caractère ferme, un cœur intrépide, un génie vaste, lumineux, conséquent, capable des plus profondes combinaisons et des plus longues suites, la liberté et le protestantisme qui avaient tant gagné à sa vie perdirent peu à sa mort. Les idées n'ont besoin de personne. Elles croissent dans le monde parce qu'elles viennent de Dieu et qu'elles ont leur racine dans l'opinion, d'où leur monte la séve qui les nourrit et qui les anime. Elles se servent d'un homme après un homme, d'une génération après une génération, et nul ne leur est indispensable parce qu'elles sont nécessaires à tous.
Bothwell-Haugh gagna le château d'Hamilton, où sa carabine est encore conservée aujourd'hui. Il se cacha de donjon en donjon, de chaumière en chaumière, reçu partout des Hamilton ses cousins et des partisans de la reine comme un libérateur. Humilié cependant des précautions que les circonstances lui imposaient, fatigué de craindre, lui qui n'était pas fait pour craindre, mais pour oser, il passa sur le continent, où il fut accueilli des Guise avec une distinction marquée. Sous les expressions un peu exagérées de leur reconnaissance pour le service rendu, la reine d'Écosse, les princes lorrains couvaient l'espérance d'un autre service à leur maison et au catholicisme. L'amiral de Coligny leur était de plus en plus odieux. Bothwell-Haugh ne pourrait-il pas les en délivrer sur un mot de Marie Stuart? Ils prièrent M. de Glasgow, son ambassadeur en France, un archevêque, d'en parler à leur cousine.
Voici la réponse :
« … Quant à ce que vous m'escrivez de M. de Guise, je vouldrays qu'une si meschante créature, que le personnage dont il est question (M. l'amiral), fust hors de ce monde, et seroys bien ayse que quelqu'un qui m'appartienst en fust l'instrument, et encore plus qu'il fust pendu de la main d'un bourreau, comme il a mérité ; vous n'ignorez pas comme j'ai cela à cueur. Mais de me mesler de rien commander à cet endroict, ce n'est pas mon mestier.
« Ce que Bothwell-Haugh a faict, a esté sans mon commandement ; de quoy je lui sçay aussi bon gré et meilleur, que si j'eusse esté du conseil. »
Éconduits de ce côté, les princes lorrains firent sonder Bothwell-Haugh par un homme de confiance, qui lui proposa en termes ambigus le meurtre de l'amiral de Coligny. Le fier Écossais ne démêla pas d'abord ce qu'on attendait de lui. Dès qu'il eut compris, le sang lui monta au visage, il congédia le messager des Guise avec hauteur : « Dites à ceux qui vous ont envoyé, s'écria-t-il, que Bothwell-Haugh venge les injures de l'Écosse et les siennes, mais qu'il ne se soucie pas de celles de vos maîtres. J'ai tué pour moi, ajouta-t-il avec véhémence ; mais je ne connais pas de prince, pas même de roi pour qui je voulusse recharger ma carabine ou tirer ma dague. Je suis un Hamilton, je ne suis pas un assassin. »
Le meurtre de Murray avait réjoui Marie Stuart ; il désola Élisabeth.
« Il n'est pas à croire, écrit M. de La Mothe-Fénelon, combien la royne d'Angleterre a vifement senty la mort de Murray, pour laquelle s'estant enfermée dans sa chambre, elle a escryé, avecques larmes, qu'elle avoit perdu le meilleur amy qu'elle eust au monde, pour l'ayder à se maintenir et conserver en repos ; et en a pris un si grand ennuy, que le comte de Lestre (Leicester) a esté contrainct de luy dire qu'elle faisoit tort à sa grandeur de montrer que sa seureté et celle de son Estat eussent à dépendre d'un homme seul. »
L'Écosse retomba dans la guerre civile si laborieusement apaisée par Murray. Le comte de Lennox, grand-père de Jacques VI, fut nommé régent. Les partis, sans cesser de se haïr, se modifièrent un peu. Maitland de Lethington et Kirkaldy de Grange, qui avaient été des ennemis si terribles de Marie, se rallièrent à sa cause. Ils ranimèrent le parti de la reine, Lethington en apportant les ressources de son esprit délié et fécond, de Grange en jetant dans un bassin nouveau de la balance sa vaillante épée et les clefs de la citadelle d'Édimbourg dont il était le gouverneur.
Vers la même époque, il est vrai, afin de compenser cette défection funeste, les partisans du roi prirent la citadelle de Dumbarton. Cette citadelle est située sur un rocher qui domine le cours de la Clyde et le niveau de la plaine de plus de trois cents pieds. C'est du sommet de ce rocher que s'élève le fort, auquel on n'arrive que par un seul sentier toujours surveillé avec des précautions infinies. Jusque-là le château de Dumbarton était réputé inaccessible, et il passait pour le poste de guerre le meilleur après le château d'Édimbourg.
C'était à Dumbarton que s'était réfugié Hamilton, archevêque de Saint-André, à l'abri de tous les coups de main les plus audacieux. Quels démons oseraient le poursuivre dans cette aire de soldats dévoués à la reine Marie? Il ourdissait là, dans une parfaite sécurité, des intrigues diplomatiques pour le retour de celle qu'il regardait comme la souveraine légitime de l'Écosse. Les usurpateurs de l'autorité royale, les ministres du presbytérianisme n'avaient pas de plus redoutable ennemi que lui.
La présence de l'archevêque de Saint-André à Dumbarton et l'impossibilité même de l'entreprise, voilà le double attrait qui tenta le courage aventureux du capitaine Crawford de Jordan-Hill. Quoique jeune encore, il avait une grande expérience, et il exécutait avec ardeur les stratagèmes qu'il combinait froidement. Il avait fait la guerre sur le continent avec distinction. Après quelques années orageuses, durant lesquelles il porta dans le plaisir les violences de son tempérament de feu, il devint peu à peu sobre, chaste, austère. Converti au presbytérianisme et revenu dans sa patrie, il quitta la cotte de mailles. Il se prépara, par l'étude et par l'abstinence, à la prédication du saint Évangile. John Knox, le chef de l'Église réformée, le vit à cette époque et le dissuada. Le grand théologien avait le secret des âmes. Il devinait les vocations les plus cachées avec la même sagacité qu'il interprétait les écritures ou qu'il dévoilait les replis tortueux de la politique des partis et des cours étrangères. Il conseilla franchement à Jordan-Hill de renoncer à la parole et de reprendre le glaive. C'était, selon Knox, le moyen le plus efficace pour le capitaine de servir la cause de Dieu. Jordan-Hill ne contesta pas une décision qu'il tint pour inspirée, tant elle était dans le sens de ses habitudes, de sa nature et de sa passion! Homme de guerre, il eut bientôt rassemblé autour de lui une troupe fidèle et intrépide.
En reprenant l'épée, il n'avait pas oublié sa Bible. Les travaux du jour accomplis, Jordan-Hill, rentré sous sa tente, s'enveloppait dans son manteau et se couchait sur la dure. Il se permettait à peine trois heures de sommeil. Il se réveillait bientôt, et, à la lueur d'une lampe militaire suspendue à l'un des piliers de sa tente, il feuilletait le livre sacré avec son poignard et mûrissait tour à tour ses plans de combat. Les montagnards de son clan l'avaient surpris bien souvent dans ces méditations étranges, et son ascendant sur eux s'était encore accru du prestige de ces visions nocturnes.
Depuis quelque temps Jordan-Hill ne lisait plus sa Bible. Il l'avait fermée et marquée, selon la tradition presbytérienne, à la page qui avait frappé d'un éclair prophétique son imagination. Il s'était arrêté à ce moment où le patriarche voit l'échelle merveilleuse que montent et que descendent les anges de Dieu. Jordan-Hill, dans la veille et dans le sommeil, ne voyait aussi qu'échelles immenses ; mais elles étaient appuyées à la citadelle de Dumbarton ; nul ne les redescendait, et ceux qui les montaient, c'étaient lui et ses plus braves compagnons, les pistolets à la ceinture et la claymore entre les dents. Cette préoccupation biblique de Jordan-Hill n'était qu'un artifice de guerre. Chez ce hardi soldat tout rêve s'exécutait vite, et l'homme d'action achevait en lui le sectaire. Il avait recueilli dans son camp un déserteur de Dumbarton, qui, comme maçon, avait été employé aux réparations intérieures et extérieures du château. Ce déserteur connaissait admirablement les lieux. Jordan-Hill le choisit pour guide. Il écrivit quelques mots qu'il cacheta, et les remit pour sa famille, avec sa Bible, à l'un des ministres de l'armée. C'était un testament, et cet acte, dans un homme aussi intrépide que Jordan-Hill, était la mesure des dangers qu'il allait courir. Il attendit une nuit bien sombre pour assembler silencieusement une petite troupe d'élite. D'immenses échelles, dont chacune était composée de plusieurs échelles fortement jointes ensemble par les bouts, avaient été préparées d'avance à l'endroit le plus escarpé et le moins gardé du château. Une première échelle fut posée et cassa sous le poids des assiégeants. Jordan-Hill en fit dresser une seconde, ordonna au déserteur de monter le premier, et le suivit immédiatement : ses compagnons venaient après. L'échelle avait été appliquée à une grande hauteur, au bord d'une saillie du rocher sur laquelle Jordan-Hill et sa petite troupe se massèrent avec peine. Alors il y eut un travail de géant à essayer. Il fallut tirer l'échelle et en fixer le pied où était la cime, sur cette saillie, étroite plate-forme naturelle qui servait de refuge aux assiégeants. Ils réussirent. Ils attachèrent la base de leur échelle vacillante aux branches d'un houx qui croissait dans les fentes du roc, et ils ajustèrent le faîte à une croisée de la citadelle où l'on plaçait négligemment une sentinelle presque toujours endormie, tant l'escalade paraissait impossible de ce côté. Cette audacieuse manœuvre accomplie sans accident, la troupe héroïque commença, dans le même ordre, la seconde ascension.
Tout allait bien, lorsque le guide, à peu de distance de la fenêtre, soit qu'il fût troublé par le remords, soit que le vide au-dessus duquel il était suspendu lui donnât le vertige, sentit les premiers symptômes d'une crise épileptique dont il avait déjà deux fois éprouvé les atteintes. Il balbutia à Jordan-Hill ce qu'il éprouvait. « Halte! » dit Jordan-Hill à son compagnon le plus voisin, et ce mot d'ordre fut répété de degré en degré jusqu'au dernier homme de la petite troupe. « Capitaine, reprit le déserteur, la tête me tourne, je vais tomber. — Sois sans peur, » lui répondit Jordan-Hill ; et, gravissant jusqu'à lui, il le maintint à sa place en le liant fortement au milieu du corps, aux mains et aux pieds, avec des cordes dont il s'était muni. Le guide s'évanouit en écumant, et perdit la conscience de son affreuse situation.
Alors Jordan-Hill cria bas à sa petite troupe : « Tout va bien, compagnons! redescendez jusqu'à la saillie du rocher. » Les braves de Jordan-Hill obéirent. Quand ils se furent massés sur l'imperceptible plate-forme, il leur expliqua en peu de mots ce qu'il avait fait et ce qu'ils avaient à faire encore. Ils se mirent aussitôt à détacher l'échelle du houx, puis, après l'avoir retournée au péril de leur vie, ils la rattachèrent avec soin aux mêmes branches. « Maintenant, reprit le capitaine Jordan-Hill à demi-voix, c'est moi qui suis votre guide, et je vous donne ma parole d'Écossais que je ne vous retarderai pas. » Il monta, suivi de sa troupe héroïque, franchit avec elle le corps de l'épileptique évanoui en dessous des barreaux, et parvint à la fenêtre au moment où la sentinelle insouciante sortait d'un demi-sommeil, et, croyant entendre un léger bruit, s'avançait pour regarder au dehors. Jordan-Hill s'élança en saisissant le châssis de la fenêtre. La sentinelle, étonnée, cherchant à précipiter cet homme intrépide, fut renversée par un bond dans le beffroi circulaire faiblement éclairé, où elle était placée pour la régularité du service, mais sans utilité prévue, tant cette partie du château semblait imprenable! Une lutte s'engagea entre la sentinelle et Jordan-Hill. Elle ne fut pas longue. Le capitaine égorgea le soldat, et se hâta d'aider ses compagnons à franchir la fenêtre. Les plus intrépides étaient tremblants. Une fois introduits, ils se rassurèrent sous le regard étincelant de leur chef. Ils surprirent la garnison du château (2 avril 1571), coururent aux postes qui gardaient le sentier de Dumbarton, et, les ayant dispersés, facilitèrent à l'armée du roi l'entrée de la ville. Elle s'était endormie sous la bannière de la reine, elle se réveilla sous la bannière du roi par l'un des coups de main les plus audacieux qui aient été tentés dans aucun siècle et dans aucun pays.
« Il est venu depuis yer, écrit La Mothe-Fénelon, la confirmation de la prise de Dumbarton par ceulx du comte Lenoz (Lennox)… qui est un accidant, lequel traversera et retardera beaucoup les affaires de la royne d'Écosse. »
« J'ay miz peyne, ajoute-t-il dans une autre lettre, de donner le plus de consolation qu'il m'a esté possible à la royne d'Escosse, laquelle ne fault doubter que n'en eust fort grand besoing pour l'ennuy de la surprise de Dumbarton. »
Marie Stuart, en effet, fut profondément affligée d'un événement qui préparait le siége du château d'Édimbourg et la ruine de son parti. « Dumbarton est dérobé, mande-t-elle à l'archevêque de Glasgow, et les surpreneurs solicités de le randre en mein angloise. »
Elle confie toutes ses craintes au duc d'Albe, dans une lettre datée de Sheffield, le 18 avril 1571 :
« Je crois, dit-elle, que, par don Gueraldo d'Espès, avez esté duement informé de la surprise du chasteau de Dumbarton. Oultre que, par les précédentes actions d'icelle (d'Élisabeth), il ne se peult attandre de son intention sinon mal, j'en suis seurement advertye par les menées secretes qu'elle fait pour gagner le capitaine du chasteau d'Édimbourg et autres mes obeyssants subjects, et se rendre dame et maistresse de toute l'isle. »
Lord Fleming s'était évadé, lui septième. Tout le reste des défenseurs de Dumbarton demeura captif. Les deux prisonniers les plus importants furent M. de Vérac, envoyé de France, et l'archevêque de Saint-André. M. de Vérac fut bien traité. Le comte de Lennox désirait gagner, par sa courtoisie envers ce diplomate, la faveur du roi Charles IX. Il fut moins clément pour l'archevêque de Saint-André. De tous les partisans de la reine, l'archevêque était le plus haï. Un prêtre se rencontra pour dissiper tous les scrupules du comte de Lennox qui hésitait. Ce prêtre accusa l'archevêque de complicité dans l'assassinat de Darnley, et il jura qu'un des conjurés le lui avait révélé en confession. Sur cette dénonciation sacrilége, l'archevêque fut condamné à être pendu. Ni sa naissance, ni son âge, ni son caractère sacerdotal ne purent le sauver. L'archevêque de Saint-André ne chicana pas sa tête à ses ennemis. Par une superstition commune au XVIe siècle, il croyait à la cabale et aux sciences occultes. Il avait autrefois attiré Cardan en Écosse. Cardan, ce personnage mystérieux, guérit, comme médecin, l'archevêque d'une maladie jugée incurable, et, comme astrologue, il lui prédit que, vingt ans plus tard, il mourrait « suspendu entre la terre et le dais du ciel. » L'archevêque avait oublié la prophétie ; il s'en souvint dès qu'il se vit entre les mains du comte de Lennox. Il la rappela à ceux qui l'entouraient, et annonça que sa destinée allait s'accomplir. Quand son arrêt lui fut signifié, il dit, en souriant tristement : « Je m'y attendais. » L'orgueil, en ce moment suprême, se changea dans son cœur en héroïsme. Il mourut avec la fermeté d'un gentilhomme et la majesté d'un primat.
L'exécution de l'archevêque de Saint-André amena des représailles terribles. Le frère s'arma contre le frère, le fils contre le père ; la jeune fille séduite livra traîtreusement le seuil de la maison maternelle. La nature fut outragée tantôt par la haine, tantôt par l'amour. Les enfants se tuèrent dans les carrefours avec le couteau, comme les hommes dans les rues et sur les places, avec la dague et la carabine. Plus de pitié, plus de merci. Les deux factions de Jacques et de Marie égorgèrent mutuellement leurs prisonniers. L'Écosse fut submergée de sang.
Au milieu de ces horreurs, deux parlements furent convoqués : l'un, celui de la reine, à Édimbourg ; l'autre, celui du roi, à Stirling.
De Grange imagina d'enlever le parlement du roi au moyen d'un stratagème militaire. Par ses ordres, trois corps de cavalerie, dont les chefs étaient Scott de Buccleuch, Huntly et Claude Hamilton, s'avancèrent, au crépuscule du matin, sous les murs de Stirling. Ils pénétrèrent dans la cité endormie, au nombre de cinq cents hommes. Tout était tranquille. Le cri de vengeance, Pensez à l'archevêque de Saint-André! réveilla la ville en sursaut. Après avoir pris plus de cinquante lords du roi, les assaillants se dispersèrent çà et là pour piller. Pendant le tumulte et la confusion de cette surprise armée, le comte de Marr avait réuni quelques amis. Il fondit sur les vainqueurs, qui, tout chargés de rapines, emmenaient leurs prisonniers en triomphe. Le comte de Marr les mit en fuite et délivra les prisonniers. Ce combat aurait pu être décisif contre les lords du roi et l'Angleterre. Il échoua par l'inexpérience et l'ardeur des lieutenants de Kirkaldy, forcé, lui, de demeurer au poste le plus périlleux et le plus important de l'Écosse, au château d'Édimbourg. S'il eût conduit le coup de main contre Stirling, un tel général aurait infailliblement réussi. La fatalité se prononça une fois de plus, en cette circonstance, contre Marie Stuart.
Cependant le régent, le comte de Lennox, était au pouvoir des cavaliers de la reine. Il s'était rendu à Spens de Wormeston. Il était monté en croupe derrière l'ennemi généreux qui avait reçu son épée. Spens courait à toute bride pour soustraire à la fureur des Hamilton le vieillard qui avait mis en lui son espérance. Claude Hamilton les atteignit. Il ordonna à son escorte de faire feu sur le comte de Lennox. Spens s'y opposa, et périt héroïquement en défendant son captif blessé mortellement à ses pieds. Ce meurtre fut la vengeance d'un autre meurtre, de celui de l'archevêque de Saint-André, un Hamilton.
Le comte de Marr succéda à Lennox. Il ne gouverna que peu de mois. Le fardeau fut trop lourd pour sa vertu.
Le comte de Morton le remplaça aux affaires. Son ambition longtemps contenue éclata. Toujours influent par sa naissance, par ses talents, par son courage, il n'avait pas encore exercé la dictature, dont il s'empara enfin. Il était naturellement féroce, et rien ne surpassait sa cruauté, si ce n'est sa cupidité. Il vendait tout, même la justice. Il envenima la guerre civile. Guerre de vols, de viols, de meurtres, où la société, en proie à tous les fléaux de l'anarchie armée, chancelait sur ses bases éternelles, comme les édifices dans les tremblements de terre ; guerre impie, qui bouleversait l'État, comme la tempête bouleverse les éléments, et qui chassait le laboureur du sillon, le négociant du comptoir, le juge du tribunal, le prêtre du sanctuaire, sans respecter personne, si ce n'est les hommes de pillage et de carnage, qui ne respectaient rien! Les deux partis continuèrent, l'un sur les injonctions de Morton, l'autre à son exemple, d'exécuter leurs prisonniers. Chaque jour, de nouvelles escarmouches livraient au bourreau de nouvelles et d'innombrables victimes. Morton était un Douglas, et ces guerres exterminatrices furent appelées, de son nom de famille, les guerres des Douglas. Les armoiries de sa maison, les armoiries au cœur sanglant, étaient l'emblème vrai de sa vie. Il entremêlait de volupté les vices et les crimes. Le lendemain de la mort de sa femme, il exprimait sa joie et en cherchait une autre. Il entretenait autour de lui trois ou quatre maîtresses de haut rang, sans compter les filles du peuple, qu'il regardait toutes comme ses concubines. Plus homme politique, toutefois, qu'homme de plaisir, fourbe, sans pitié, dévoré de la soif de l'or, abandonné à tous les vertiges du pouvoir, ce fut un Sylla féodal. Il n'eut pas moins de perversité, et il eut autant de grandeur. Il déjoua et il lassa pendant cinq années le parti de la reine. Les deux principaux seigneurs de ce parti, le duc de Châtellerault et le comte de Huntly, se soumirent à l'autorité du roi. Ils reconnurent le comte de Morton comme régent. Kirkaldy de Grange persista seul, avec Maitland de Lethington, à tenir pour Marie Stuart dans le château d'Édimbourg.
De Grange résistait depuis plusieurs années sur ce roc formidable, sur ce mamelon de granit qui domine la mer, la plaine et la ville. Depuis longtemps il n'était plus secouru ni de l'Écosse ni de la France. Tout lui faisait défaut. Il commandait des soldats que son seul courage préservait de la désertion. Il n'avait plus d'argent, plus de crédit, plus de ravitaillements. Il s'obstinait par honneur au sommet de cette forteresse suprême de son parti, le seul pan de montagne dont Marie fût restée maîtresse dans le royaume de ses pères. « De Grange m'asseure, écrivait-elle à l'archevêque de Glasgow, qu'il me gardera le chasteau tant que vie luy durera. »
Tous les efforts de Morton se concentrèrent à la fin contre cette citadelle. Après avoir échoué par la diplomatie, il tenta de réussir par la force. Il rassembla toutes les troupes écossaises dont il put disposer, et il fit un pressant appel à Élisabeth dont l'alliance lui était acquise à jamais. Une fraternité machiavélique et des intérêts réciproques cimentaient cette alliance. Morton avait besoin d'Élisabeth pour son autorité, et Élisabeth avait besoin de Morton pour ses desseins sur l'Écosse. Elle se hâta d'envoyer de Berwick des troupes nombreuses et un corps d'artillerie pour former le siége du château d'Édimbourg.
Le brave Kirkaldy de Grange prit toutes les mesures que suggère une expérience consommée ; il déploya toutes les ressources qu'inspirent le mépris du danger et la science de la guerre. Du haut de son nid d'aigle il arrêta trente-quatre jours les armées réunies de l'Écosse et de l'Angleterre. Réduit aux dernières extrémités, sollicité par les prières de la garnison exténuée de faim et de soif, il se défendait encore. Les munitions manquant, il exhorta ses soldats à se contenter de l'arme blanche. « Mourons, disait-il, comme nous avons vécu, le sabre et l'épée hors du fourreau. » Mais il parlait à des spectres que le désespoir saisit, lorsque des deux fontaines qui les abreuvaient l'une tarit, et l'autre disparut sous les décombres amoncelés par l'artillerie des assiégeants. Forcé de capituler, de Grange se rendit au général anglais, au maréchal de Berwick, Drury, qui promit, au nom d'Élisabeth, de recommander la garnison et son généreux commandant à la clémence du jeune roi d'Écosse. Mais Élisabeth s'entendait bien avec Morton ; elle lui livra le héros et le diplomate des guerres civiles de l'Écosse, Kirkaldy de Grange et Maitland de Lethington. Dès qu'on soupçonna cette intention de la reine d'Angleterre, des rumeurs sinistres circulèrent sourdement à diverses reprises. L'ambassadeur de France, La Mothe-Fénelon, eut plusieurs explications avec Élisabeth. Il se plaignit que le comte de Morton voulût verser le sang des prisonniers du château d'Édimbourg, « qui s'estoient rendus à elle, et qu'il sembloit qu'un régent ne debvoit entreprendre un faict de telle conséquence, sans en advertyr les principaulx alliés de la couronne. »
Les réponses d'Élisabeth, transmises par La Mothe-Fénelon furent toujours les mêmes, successivement et atrocement hypocrites : « A sçavoir, » écrit l'ambassadeur à Charles IX, « qu'elle n'avoit rien entendu de l'exécution ; qu'elle avoit remis tout l'affère à ceulx du pays ; n'avoit accepté les personnes du chasteau pour prisonnyers, et qu'elle sçavoit bien que son ambassadeur vous avoit donné compte de tout ce fait ; dont pensoit que, par le premier pacquet que je recepvrois de Vostre Majesté, j'en serois amplement informé. »
Les officiers anglais furent navrés de la décision de leur reine. Ils pleurèrent tous cette trahison envers le héros de Dunedin ; c'est ainsi que les soldats appelaient Kirkaldy, du nom celtique du château d'Édimbourg. Le maréchal de Berwick, qui avait pour de Grange un culte militaire, fut si pénétré de douleur qu'il renonça à son gouvernement des frontières, aimant mieux encourir le ressentiment d'Élisabeth que de paraître participer à la violation d'une parole qu'il avait engagée à un tel homme, et d'une capitulation qu'il avait signée.
Du reste, les bruits précurseurs des tragiques rancunes du régent n'étaient que trop fondés.
Maitland comprit tout de suite qu'il n'y avait pas de grâce à espérer de Morton. Il se résigna vite, avec la facilité d'un courage longtemps éprouvé dans les troubles de sa patrie. Il se prépara à bien mourir. Cette vaste et souple intelligence, si fertile en expédients, n'en découvrait plus qu'un, le poison, un de ces poisons subtils dont les princes d'Italie faisaient alors un si fréquent usage, et qui étaient en quelque sorte un élément de leur politique infernale. Maitland déploya tranquillement le papier où il conservait cette petite poudre qui allait le délivrer, et la délaya dans un verre de vin des Canaries. Il posa ce verre sur la table, devant laquelle il s'assit comme pour y travailler à quelque plan d'homme d'État. Mais son âme trop souvent emportée à tous les vents de l'intrigue diplomatique et factieuse n'avait plus qu'une affaire, celle de l'éternité.
Il existe à Londres un vieux volume qu'il feuilleta, si l'on en croit la tradition, près du verre de poison qui devait le soustraire à la barbarie du régent. Ce vieux volume est un Tacite vermoulu, un exemplaire de l'édition de Venise, la première édition du grand historien. Lethington lut et médita sans doute dans le peintre vengeur de la tyrannie la série glorieuse des trépas antiques. Si la tradition est vraie, il s'arrêta à la dernière page des Annales, à la mort de Thraséas. Après s'être entretenu dans ses jardins de l'immortalité, le sublime Romain congédie la bonne compagnie qui l'entoure, et fait promettre à sa femme Arria de vivre pour leur fille. Il vient d'apprendre sa sentence, et il rentre sous le portique de sa maison pour y recevoir le questeur, le messager du sénat. Quand le lâche arrêt lui eut été signifié, il pria Helvidius, son gendre, le philosophe Démétrius et le questeur d'entrer dans sa chambre. Là, présentant au fer les veines de ses deux bras à la fois, il répandit à terre les prémices de son sang et dit : « Faisons cette libation à Jupiter libérateur. » Puis s'adressant au questeur, il ajouta : « Regarde, jeune homme, tu es né dans un temps où il convient de fortifier son cœur par des exemples de courage. Specta, juvenis, in ea tempora natus es, quibus firmare animam expediat constantibus exemplis. »
Selon la même tradition si émouvante, la trace de sueur que l'on remarque à cet endroit du récit, est l'empreinte même du doigt de Lethington. C'est à cette page qu'il interrompit sa lecture et que le volume resta ouvert. Lethington alors but d'un trait le poison et s'endormit pour la dernière fois. On le trouva la tête penchée sur la table. Son visage était calme et nul vestige d'agonie ne le contractait. On le crut plongé dans le sommeil, mais il était enseveli dans la mort. Brillant homme d'État, digne de prendre Thraséas mourant pour modèle, si sa vertu eût égalé son intrépidité et ses talents!
Marie Stuart et beaucoup de ses partisans accusèrent le comte de Morton d'avoir empoisonné Lethington. Ces accusations ne sont point fondées, et la tradition, cet écho lointain de la vérité historique, ne les sanctionne pas. Pourquoi le régent aurait-il empoisonné traîtreusement dans un cachot celui qu'il pouvait faire pendre légalement sur la voie publique?
Kirkaldy de Grange, lui, avait été le compagnon d'armes de Morton. Ils avaient triomphé ensemble à Langside, où la victoire les avait couronnés d'une gloire presque égale. Ils avaient siégé aux mêmes conseils, ils s'étaient assis aux mêmes festins, ils avaient reposé dans le même lit, sous la même tente. Quelle serait la décision de Morton? Se laisserait-il toucher à l'amitié, aux souvenirs? Toute l'Écosse était dans l'anxiété ; l'émotion avait gagné jusqu'à l'Angleterre. Morton fut implacable. Il déclara que de Grange serait exécuté. Ce fut un deuil universel. Cette sentence consterna jusqu'aux ennemis. Les amis, des soldats endurcis, pleurèrent. Il y eut alors un beau mouvement parmi la noblesse écossaise. Elle donna dans cette occasion la mesure de l'affection mêlée d'enthousiasme que lui inspirait de Grange. Cent gentilshommes se rendirent à Holyrood en suppliants, pour essayer encore une fois de sauver leur chef le plus illustre, le plus aimé. Ils offrirent à Morton soixante-dix mille écus pour la rançon de Kirkaldy. Ils offrirent bien plus : leur dévouement. Étouffant leur orgueil, ils s'engagèrent, si Morton voulait être miséricordieux, à servir, tant qu'ils vivraient, le parti du comte, à devenir ses vassaux liges pour jamais. Morton refusa, et son dernier mot fut : « La mort! »
Lorsqu'on vint annoncer cet arrêt à de Grange : « Je le savais d'avance, dit-il tranquillement. Je connais Morton. J'ai eu un juge sévère et de braves amis. » Un rayon de joie éclaira ses regards, quand il apprit le sursis accordé à lord Hume. Il se revêtit de son costume militaire pour marcher au supplice. « C'est notre dernier combat, dit-il à son frère James en l'embrassant. Nous y perdrons notre vie, reprit-il fièrement, mais nous ne la démentirons pas. » Arrivé au lieu de l'exécution, à la croix d'Édimbourg, de Grange monta sur l'échafaud où se balançait la corde fatale. Il embrassa de nouveau son frère, qu'il continua d'entretenir avec une mâle douceur.
Le ministre Lindsay dirigeait l'exécution en chantant des psaumes, et veillait à ce que cette prophétie sauvage de Knox, qu'il avait d'abord portée comme un message, s'accomplît : « De Grange, écoute-moi, toi que j'ai aimé ; abandonne cette mauvaise cause. Si tu n'obéis, si tu ne sors de ta tanière de brigand, bientôt on viendra t'en arracher ; je t'annonce, par le Dieu vengeur, que tu seras pendu au gibet, sous le soleil ardent. »
Lindsay gourmanda le bourreau hésitant qui oubliait son métier. Rappelé à lui-même, l'exécuteur, sur l'injonction de de Grange, dépêcha d'abord James Kirkaldy, puis attacha à la potence le grand condamné dont les derniers vœux furent pour l'Écosse. De Grange refusa tout bandeau sur les yeux. Le bourreau n'insista pas, et, faisant jouer la bascule, Kirkaldy, « cet agneau dans la maison, mais ce lion dans la bataille, » subit le sort d'un scélérat vulgaire. Il le subit avec l'insouciance d'un héros et la sérénité d'un sage. Sa sensibilité fraternelle, et la piété chevaleresque de la noblesse, mêlèrent à ce trépas je ne sais quoi de délicat, de touchant, qui attendrit tous les cœurs et qui rendit plus chère à l'Écosse cette sublime mémoire.
Ainsi périrent Kirkaldy de Grange et Maitland de Lethington, qui s'étaient éloignés de la reine par indignation et qui s'en rapprochèrent par pitié. Ce furent les derniers Romains… les derniers Écossais de Marie. Ultimi Scotorum, s'écria-t-elle douloureusement dans sa prison de Chatsworth. Depuis l'assassinat de Murray, l'un était le plus grand général, l'autre le politique le plus éminent de leur pays. Ils étaient même plus éclatants que Murray, le premier comme capitaine, le second comme diplomate ; mais ils étaient moins complets, et Murray montrait en lui la forte et sobre unité de ces deux rares génies.
On s'étonna généralement que Morton eût refusé la rançon de soixante-dix mille écus offerts pour de Grange. Car, si le régent était cruel, il était encore plus cupide. Quelques-uns seulement devinèrent que Morton aima mieux satisfaire deux passions qu'une, et qu'au fond sa cruauté ne fut qu'un raffinement d'avarice assaisonnée de sang.
Marie, dans une lettre adressée à M. de La Mothe-Fénelon, et datée de Sheffield, le 30 novembre 1573, ne s'y trompa point. Cette lettre éclaire toute l'âme du régent et les motifs secrets de sa conduite après la prise du château d'Édimbourg. Il avait résolu de se venger sans doute, mais il tenait surtout à s'emparer sûrement et impunément des bijoux de la reine.
« … Je les ay… demandées (les bagues) assés instamment, dit Marie, et ay à cette heure matière de presser plus que jamais sur la responce qui nous a esté faicte, par où il semble que Morton charge ceulx qui, devant luy, ont tenu le chasteau d'Édimbourg de les avoir toutes quasi escartées es mayns de marchands et orfèvres, ce qui n'est excuse pour luy servir d'acquit suffisant, ains pour le charger davantage et fayre craindre qu'il les veuls desrober ; car il fait mourir ceulx qui les avoient entre les mains, et m'en debvoient respondre, ou pour le moins qui pouvoient tesmoigner de ce qu'il y avoit ; en quoy se manifeste trop évidemment sa finesse et son astuce. Mais puisque ma bonne sœur Élisabeth a tel pouvoir sur luy, je croy qu'elle ne vouldra pas luy souffrir fayre ce larcin. Le comte de Murray ne pretendit jamais qu'elles fussent gardées pour aultre que pour moy, ainsi qu'il a toujours pleinement déclaré devant sa mort, encore que Morton luy a souvent voullu persuader, comme j'ay esté advertie, de les dissiper, afin d'en avoir sa part ; ayant asses faict paroistre par aultres demonstrations qu'il n'y a imposture ou aultre meschancetté qu'il ne commette ou soit participant, où il y a espérance de butin ou rapine. »
La reddition du château d'Édimbourg, qui enrichit encore le régent, affermit l'autorité du roi. Ce fut la fin de la guerre civile. Morton, maître de l'Écosse, fixa peu de bornes à ses complaisances pour Élisabeth et à ses propres iniquités ; ferme du reste dans l'administration, habile, prévoyant, utile à sa patrie, lorsque les intérêts nationaux n'étaient pas contraires à ses intérêts personnels.
Nul ne souffrit avec plus d'emportement et de douleur que John Knox, des tyrannies et des exactions contre l'État. Chrétien, il eut à réprimer les égarements sacriléges de quelques-uns de ses disciples. Comme tous les grands fondateurs, il était destiné à être traversé et torturé, soit en politique, soit en religion.
Le plus illustre et le moins constant des admirateurs de Knox fut Giordano Bruno. Knox ne le vit jamais. Échappé d'un couvent de dominicains, ce jeune homme, de Nola, près de Naples, vint à Genève, où il trouva toute fraîche la trace du réformateur écossais dont le grand caractère lui imposait un respect mêlé d'exaltation. Il lut les écrits de Knox, les livres de Calvin, et se fit protestant. Sa foi ne fut pas de longue durée. Après deux ans de séjour à Genève, il repoussa le manteau de ministre comme il avait jeté la robe de moine.
Il formula et imprima ces maximes hardies :
« … La vérité est dans le présent et dans l'avenir beaucoup plus que dans le passé. Qui doit décider? Le juge suprême du vrai : l'évidence.
« L'autorité n'est pas hors de nous, mais en dedans. Une lumière divine brille au fond de notre âme pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voilà l'autorité véritable. »
Dans sa soif de tout connaître et de tout sentir, il se mit à courir le monde, soutenant partout, quand il rencontrait des adversaires dignes de lui, des joutes de logique où jamais il ne fut vaincu. Il attaqua les religions positives. Son ambition était de les élever à la hauteur de la philosophie pure et transcendante : la substance, selon lui, de toutes les formes, leur flambeau immortel.
Après Jésus, après Knox et Calvin, il choisit Platon pour son Christ, et il prêchait, au nom de ce Christ, une religion sans prêtres, sans temple, sans autels. Le Dieu de cette religion, pour lui, c'était l'Être absolu, toujours le même en soi, invisible dans son essence, visible dans ses manifestations, qui produit ses apparitions comme les grandes eaux produisent les nuées, par l'enchaînement secret et fatal d'une physique surnaturelle. Il niait le Dieu des chrétiens, cet être bon et générateur qui tressaille éternellement du plaisir de la fécondité, et qui enfante par l'effusion intarissable d'une tendresse infinie.
Ainsi le Platon que révélait Bruno, ce n'était pas le Platon d'Athènes, le Platon presque chrétien, dont le Dieu, esprit seul, esprit et providence, crée avec amour comme un cœur immense qui déborde ; non, le Platon de Bruno, c'était le Platon d'Alexandrie, dont le Dieu, esprit et matière, s'épanche avec indifférence comme une mer trop pleine en torrents de vie aveugle, tantôt brutale, tantôt sublime.
Bruno s'était donc fait l'orateur et l'aventurier du platonisme d'Alexandrie. Il fut en réalité le Spinosa éloquent, nomade, ardent et poétique du XVIe siècle. Il était beau comme l'ange de la métaphysique. Ses traits étaient d'une noblesse un peu sauvage, et son sourire eût donné à sa physionomie une rare subtilité, si la flamme de ses yeux n'eût absorbé tout autre expression que celle de l'enthousiasme. Sa figure, toujours inspirée, baignait dans une auréole de splendeur. Il avait je ne sais quoi de volcanique et d'embrasé qui rappelait le cratère du Vésuve au pied duquel il était né. Il ne cessait jamais de rêver aux choses éternelles, et, en méditant son panthéisme formidable, il se sentait l'âme transportée d'une héroïque fureur. Génie toujours ivre du Dieu universel, et qui s'intitulait lui-même l'agitateur des idées, le réveilleur (excubitor), éclatant comme la lumière de son pays natal, entraînant comme le tourbillon, éblouissant comme l'éclair, mystérieux comme l'infini.
Par quel hasard ce belliqueux poëte s'éprit-il un instant de Knox, ce sectaire convaincu?
Ne serait-ce pas d'abord qu'ils ne se connurent jamais, et qu'ils n'eurent pas l'occasion de discuter dans un de ces duels dialectiques si populaires alors par toute l'Europe.
Knox, qui aurait blessé de près Bruno, le séduisit de loin. Personne n'avait crié plus haut que Knox anathème sur le pape. Bruno, qui appelait le pape le cerbère à la triple couronne, applaudit à Knox, qui l'avait appelé si souvent l'Antechrist.
Bruno d'ailleurs, comme ses contemporains, avait besoin d'un maître. Je l'ai dit, il eut Jésus avant Knox et Calvin, puis après eux il eut Platon.
Ces hommes du XVIe siècle se ressemblaient tous par là.
Ils déposaient leurs germes dans le passé, et ils croyaient faire végéter seulement la tradition, quand au fond ils changeaient la face du monde. Luther, Calvin, Knox croyaient restaurer l'Église, et ils inauguraient le protestantisme. Bruno croyait ramener la philosophie au platonisme, et il était le père du panthéisme de la renaissance. Cujas croyait retrouver le droit romain, et il retrouvait le droit éternel. Amyot croyait traduire l'antiquité, et il créait la langue française. Le Tasse croyait raviver l'épopée homérique, et il chantait l'épopée des croisades. Raphaël et J. Goujon croyaient revenir à Phidias, et ils inventaient l'art moderne. Sous le culte de l'érudition, tous rayonnaient en innovations puissantes. C'est ainsi qu'avant eux Dante avait pris pour guide, dans son téméraire voyage, le timide et doux Virgile, le cygne de la tradition.
Bruno, qui avait commencé sa carrière errante sous les auspices du catholicisme, qui avait séjourné deux ans à Genève sous le patronage de Knox et de Calvin, en partit sous l'invocation de Platon. Il parcourut la France, l'Angleterre, l'Allemagne, s'asseyant à l'ombre des chênes verts de la Saxe, rompant le pain, buvant la bière avec les étudiants, discutant le long de sa route avec les lettrés, les professeurs et les moines, enseignant partout sa philosophie. Il portait un nouveau drapeau, celui du panthéisme. Il le planta dans cette vieille terre germanique aussi profondément que Luther avait planté le drapeau de la réforme.
Après tant de voyages, il céda au désir de revoir sa patrie, et cette piété lui coûta la vie. Arrêté à Venise, relégué sous les plombs, puis transféré à Rome dans les cachots du saint-office, il préféra la mort à la rétractation. Dégradé, condamné au supplice, il dit fièrement à ses juges : « Cette sentence prononcée au nom du Dieu de miséricorde doit vous épouvanter plus que moi-même. » Et il monta sur son bûcher du champ de Flore, souriant, serein, enthousiaste jusqu'au bout, magnanime dans l'action comme dans la pensée.
Knox, lui, avait vieilli au milieu des travaux. Rentré de son désert à Édimbourg, il continua de combattre pour la liberté politique et religieuse, dans la décadence de sa santé, mais dans la plénitude de son zèle, de son dévouement et de son génie. Il ne survécut à Murray que de quelques années, et il le regretta toujours. Il avait perdu en lui un ami et un grand coopérateur de la réforme. Il ne trouva plus au même degré qu'auprès de Murray le crédit dont il avait besoin pour sa mission radicale. Ni Lennox, ni le comte de Marr, ne valurent Murray pour la prospérité de l'Écosse et de l'Église protestante. Les rapines des seigneurs allèrent croissant contre les biens du clergé catholique. Les insinuations, les menaces, les tortures même furent exercées de plus en plus. Pour extorquer ces biens ecclésiastiques et pour diminuer la part des ministres presbytériens, Morton surpassa tous ses prédécesseurs en exactions et en ruses. Il combla de ses richesses volées son château de Dalkeith, qu'on appelait l'Antre du lion.
Knox ne voulait pas d'évêques. Morton confondit l'idéal républicain du réformateur en les rétablissant. Il ne leur rendait, il est vrai, qu'un faible revenu et des priviléges limités, mais il usurpait pour lui-même tout l'or et toute l'autorité qu'il ne leur restituait pas. Knox, à la veille de sa propre mort et de l'élection de Morton, devina le futur despote, et, dans une visite qu'il en reçut, sous forme de conseil, il lui fit une opposition vigoureuse, obstinée, demeurant contre lui l'homme de Dieu, comme il l'avait été contre tous les pouvoirs de son temps, contre la reine Marie, contre Lennox, contre Marr, contre le catholicisme et contre le pape. Le père de l'Église presbytérienne ne ménagea pas Morton plus que les autres régents, et ne fléchit pas d'une ligne devant ce redoutable Douglas qui allait imprimer une si profonde terreur à toute l'Écosse.
Le courage de Knox n'étonne plus lorsqu'on a contemplé le portrait du réformateur. Ce portrait, conservé précieusement à Holyrood, est l'homme même. C'est le docteur impérieux et terrible de l'idée nouvelle. Son costume sévère, mais décent, respire la propreté. Le soin le plus correct brille comme une vertu chrétienne dans la blancheur de neige de son collet rabattu, dans les plis de ses manchettes et dans la coupe magistrale, quoique négligée, de ses vêtements bruns. La figure est dominatrice, le teint pâle. Le front, plus élevé que vaste, paraît menacer. La bouche, éloquente, est tout illuminée d'un éclair sombre du charbon de feu. Les moustaches, les yeux, les cheveux sont fauves, les sourcils couleur d'ambre. Le nez, un peu recourbé, semble s'ouvrir puissamment et se dilater au souffle éternel. Le regard aigu, fixe, fatal, résume cette tête altière, dont l'expression suprême est l'infaillibilité. Ce fanatisme est d'autant plus formidable qu'il est plus savant. Knox, dans son cadre, est absolu, à l'égal du Dieu qu'il sent en lui. Cette toile immobile représente-t-elle les traits et la physionomie de Knox ou du Destin? On pourrait douter.
Le grand docteur était affaissé, mais non pas brisé sous le poids des fatigues et des labeurs.
Lorsque, assis sur sa chaise basse de bois sculpté que l'on montre encore au voyageur, il y lisait, tout courbé par la méditation, sa Bible vénérée ; ou bien lorsque, soit dans les ruelles qui avoisinent High-street à Édimbourg, soit à Saint-André, dans les carrefours qui touchent à l'abbaye, il se promenait tout chancelant appuyé d'un côté sur son bâton, de l'autre sur le bras de Richard Ballanden, on eût dit qu'il était usé jusqu'à l'anéantissement. Il ne se ranimait qu'à l'air de l'église paroissiale. « Il était alors faible et cassé, écrit un ministre presbytérien contemporain de Knox. Ballanden et un autre serviteur le portaient dans la chaire, où ils étaient d'abord obligés de le soutenir. J'avais régulièrement avec moi des plumes et du papier, et prenais des notes. En expliquant son texte, il était assez calme l'espace d'une demi-heure. Mais quand il en venait à l'application, il me troublait tellement, que je ne pouvais plus tenir la plume. Une fois son sermon commencé, il était si actif et si vigoureux, qu'il lui arrivait de mettre la chaire en pièces et de sauter en bas. »
Voilà Knox au déclin à travers les derniers et brillants éclairs de ce volcanique foyer de son âme. Knox tomba sérieusement malade au mois de novembre 1572. Malgré bien des mécomptes, au milieu des sueurs et du sang, il avait accompli son monument, quand il se coucha pour ne plus se relever dans sa petite maison d'Auld Reekie, la vieille enfumée, comme il appelait familièrement Édimbourg, la ville de sa prédilection et de ses triomphes. Durant les heures de sa maladie, les degrés de son escalier furent montés et descendus avec les tendres précautions de l'amitié et de l'enthousiasme par une foule avide d'apprendre des nouvelles du réformateur. Le jour et la nuit, son chevet fut entouré de ses plus intimes disciples. Il ne s'attendrit pas un instant, et, sur le bord de l'autre vie, pas un mot, pas une larme ne lui échappa du cœur. Son intelligence resta ferme comme sa foi, et son accent austère comme le devoir. Seulement il daigna rendre compte de sa conscience à ceux qui, penchés sur le lit de son agonie, pleuraient déjà sa mort. Il leur parla une dernière fois avec une virile rudesse qui n'est pas sans émotion, sans pathétique, dans un pareil moment, et de la bouche d'un tel lutteur :
« Plusieurs, dit-il, m'ont reproché et me reprochent ma rigueur. Dieu sait que je n'eus jamais de haine contre les personnes sur lesquelles je fis tonner ses jugements. Je n'ai détesté que leurs vices, et j'ai travaillé de toute ma puissance afin de les gagner au Christ. Que je n'aie été clément pour aucun crime, de quelque condition qu'il fût, je l'ai fait par crainte de mon Dieu qui m'avait placé dans les fonctions du saint ministère et qui m'appelle à lui. Pour vous, mes frères, combattez le bon combat et avec une volonté entière. Dieu vous bénira d'en haut, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas. »
Son édifice était achevé, sa tour élevée jusqu'au ciel. Il fut aimé, assisté de ses disciples, glorifié de tous les presbytériens comme le fort des forts d'Israël, comme un Judas Machabée qui s'était servi du glaive pour frapper Rome, et de la truelle pour bâtir le temple nouveau. Il s'éteignit stoïquement au milieu des regrets déchirants de son pays dont il avait été l'apôtre, le tribun, le législateur spirituel et temporel. Le comte de Morton, qui venait d'être nommé régent du royaume, les magistrats, la noblesse, la bourgeoisie et le peuple suivirent son convoi. La ville était en deuil et en pleurs. Toute l'Écosse applaudit à cette inscription qui fut gravée sur son tombeau :
Cy gyt l'homme qui ne trembla jamais devant un homme.
Ce qui certes ajoute beaucoup de prix à cet hommage, c'est qu'il fut rendu à Knox par le comte de Morton lui-même, qui avait observé tant de lâchetés, qui nourrissait tant de mépris pour la nature humaine, et qui croyait si difficilement à l'intégrité, au courage. Le régent sanguinaire fut du moins juste une fois envers la mémoire d'un chef d'idées qui n'avait jamais eu peur ni du poignard, ni de la carabine, ni de la prison, ni du billot, et qui peut-être, sans le savoir, avait désarmé la tyrannie en la bravant.
Knox fut un fondateur à la manière de Moïse. Il laissa derrière lui une nation éphémère et une Église indestructible.
Homme aux proportions révolutionnaires, aux rugissements bibliques, très-grand, mais incomplet ; intrépide, ardent, plein d'initiative, de dévouement, d'héroïsme, de sainteté, mais toujours dur et coupable d'un conseil homicide! Il ne s'éleva pas jusqu'à la bonté, et son cœur ne connut pas le sentiment le plus divin des puissantes natures : la pitié dans la force.
Après trois siècles, j'ai voulu contempler au sommet de la Canongate la petite maison où tant de disciples se pressaient pour recueillir avidement le verbe du maître, et où il exhala son âme inflexible. Ce n'est pas sans respect, je l'avoue, que j'ai passé ce seuil religieux malgré sa profonde dégradation. Deux boutiques et une taverne ont remplacé la chambre et l'oratoire du réformateur. Là où il confessait Dieu, s'échangent des paroles mercantiles, et des verres s'entre-choquent. Ce sanctuaire est profané ; il ne sera bientôt plus qu'un monceau de ruines. Une dernière auréole lui reste. Le mur est surmonté de la statuette du docteur, et, près de cette statuette, dans un triangle de pierres en saillie, on peut lire encore ces trois mots, le blason de Knox et son legs immortel :
Θεος
DEUS
GOD
Cependant, le comte de Morton continua durant des années d'altérer les monnaies, de confisquer et de proscrire. Ses dilapidations et ses exécutions capitales lassèrent l'Écosse. Épuisée de sang et d'or, elle retrouva l'énergie du désespoir. Sa plainte unanime devint formidable, et intimida jusqu'aux créatures de Morton.
Le lord de Lochleven, William Douglas lui-même, écrivit au comte.
Morton répondit sans aigreur, avec un mélange d'habileté politique et de condescendance patricienne.
Malgré ses justifications successives, les fières souplesses, les manéges, pour reconquérir les dévouements privés et l'opinion générale, le vœu de chacun, le vœu de tous était que le roi saisît les rênes du gouvernement et mît fin aux calamités de la régence. Après plusieurs mois de stratagèmes, le comte de Morton se décida. Il ne s'effraya pas de la situation où le plaçait le cri public, mais il la comprit. Il ne pouvait lutter à la fois contre la nation et contre la royauté. Il n'attendit pas qu'une guerre civile le renversât. La sommation que l'assemblée de la noblesse, réunie à Stirling, lui fit avec l'assentiment de Jacques et sous l'influence des comtes d'Argill et d'Athol, de déposer ses fonctions, lui suffit. Abandonné de son propre parti, il abdiqua de bonne grâce, entre les mains du roi, l'autorité de régent d'Écosse. Il eut l'air de se démettre de lui-même, sans contrainte apparente (15 mars 1578), par dégoût du pouvoir, par dédain des hommes.
Il se retira en son château de Dalkeith, une des demeures les plus majestueuses de ses ancêtres. Dans la grande salle était encore suspendue la longue épée de lord Douglas, le compagnon et l'ami de Bruce. Froissart avait habité cette résidence féodale, et y avait écrit quelques pages de son aventureuse chronique :
« Dès ma jeunesse, je, acteur de cette histoire, chevauchai par tout le royaulme d'Escosse, et fus bien quinze jours en l'hostel du comte Guillaume de Douglas… en un chastel à cinq milles de Haindebourg (d'Édimbourg), qu'on dict au pays Alquest (Dalkeith)… »
Plus tard, Charles-Édouard y passa une semaine, et y mûrit son plan d'invasion à travers l'Angleterre.
En ce temps-ci, lorsque la reine Victoria vient à Édimbourg, elle visite Holyrood, mais elle loge à Dalkeith, où l'hospitalité du duc de Buccleuch vaut celle d'un roi.
C'est là, à Dalkeith, maintenant le séjour du luxe et des arts, autrefois la forteresse des trames mystérieuses, des fermes desseins et des noirs complots, que Morton s'établit avec toute sa maison.
Le gouvernement tomba aux mains d'un conseil de douze seigneurs qui s'installa à Stirling, auprès du roi.
Si l'homme se reconnaissait au visage et aux paroles, comme l'or à la couleur et au son, le comte de Morton aurait paru résigné. Il s'occupa, non sans une bonhomie patriarcale, du soin de ses vassaux et des magnifiques embellissements de ses jardins. Il fit jeter sur la rivière qui coule dans son parc une arche gigantesque. Ce parc, dont les arbres et les accidents de terrain sont aujourd'hui si admirables, il le bouleversa et le recréa avec une puissance supérieure à celle de la nature. Il y ouvrit des vallées, il y éleva des montagnes. Il creusa les souterrains de Dalkeith à des profondeurs immenses.
Il racontait avec complaisance les délices de la vie privée et des travaux champêtres. Il disait à tous combien la philosophie, le loisir de la campagne étaient préférables aux soucis des affaires publiques. On commençait à le croire, lorsqu'un matin on apprit que les portes du château de Stirling lui avaient été ouvertes, la veille, à minuit, et qu'il était le maître du roi et de la cour.
Cette autorité nouvelle ne devait pas être de longue durée.
Les griefs de l'Écosse éclataient toujours, et le roi n'avait autour de lui que des ennemis du régent.
Tous ces ennemis, qui vivaient dans l'intimité royale, abhorraient en Morton un homme qui les méprisait, et qui, gardant les avantages du pouvoir, ne leur laissait que l'impopularité des fautes ou des crimes osés par lui. Ils excitèrent les craintes et fomentèrent le mécontentement de Jacques.
C'étaient Alexandre Erskine, Mme de Marr, Buchanan ; c'étaient d'autres personnages d'Église ou d'épée, tous ligués contre Morton, quelques-uns par conscience, presque tous par passion ou par intérêt. C'était surtout une jeune noblesse impatiente du joug du régent, avide de succéder aux charges et aux dignités des partisans de Morton. A la tête de cette noblesse frémissante, on remarquait, à leur violence moins contenue, Esme Stuart d'Aubigny, neveu du comte de Lennox, et James Stewart, de la famille d'Ochiltree.
Le comte de Morton avait eu la précaution d'exiger l'oubli de tous les attentats qu'on pourrait lui reprocher d'avoir commis envers le roi. Il ne s'était point contenté de la parole de Jacques, il avait obtenu un pardon écrit, signé et scellé du grand sceau. Cette prévoyance fut vaine. Jacques craignait le comte de Morton et ses favoris le haïssaient. Ils insinuèrent aisément au roi qu'il fallait sacrifier au bien public un sujet trop puissant, et le punir de ses forfaits. Jacques avait des scrupules. Il ne voulait pas violer sa parole royale. On le rassura par un subterfuge qu'il accueillit avec joie. Ses deux favoris, Esme Stuart d'Aubigny et James Stewart, lui persuadèrent qu'il n'était pas fait mention dans l'amnistie accordée au comte de Morton du meurtre de Henri Darnley, père du roi. Jacques alors entra dans un complot que James Stewart lui dévoila.
A quelques jours de là, le roi présidait son conseil dont les membres étaient les principaux seigneurs de l'Écosse, presque tous jaloux du plus grand d'entre eux, le comte de Morton. James Stewart s'avança précipitamment jusqu'au fauteuil de Jacques, et, fléchissant le genou, lui demanda justice contre le comte. « Il a, répondit Jacques, mon pardon royal pour les crimes mêmes dont il aurait pu se rendre coupable envers ma personne. — Sans doute, reprit Stewart, mais l'assassinat de votre père, de lord Darnley, vous ne l'avez pas absous, et j'accuse Morton d'en être complice. »
Le comte répliqua d'abord avec hauteur ; puis, voyant qu'on se disposait à l'arrêter, et devinant qu'on était déterminé, il dédaigna de se défendre. Les juges étaient choisis, et le procès fut prompt. Le tribunal devant lequel comparut Morton était composé de ses ennemis. Il en récusa quelques-uns, mais ils continuèrent à siéger.
Morton ne se fit pas d'illusion. Au lieu d'écrire son plaidoyer, il écrivit son testament.
Il légua d'immenses trésors au comte d'Angus, son neveu, d'autres disent à son fils naturel, Jacques Douglas. Quoi qu'il en soit, on ne sait ce que devinrent ces trésors enfouis dans des tonnes cerclées de fer, au fond des souterrains du comte ou cachés dans les caves de ses partisans les plus dévoués. Ce redoutable millionnaire, armé si longtemps des foudres du pouvoir, se sentit pauvre dans le dernier mois de sa vie. Il manquait du luxe accoutumé et même du nécessaire. Un jour qu'il se rendait de sa prison au tribunal, une vieille femme en haillons lui demanda l'aumône. Il chercha, par habitude, dans la poche de son justaucorps, et la trouva vide. Alors il emprunta d'un de ses gardes quelques schellings, puis, les donnant à la mendiante en secouant la tête : « Douglas n'est plus Douglas, dit-il ; voilà désormais ses largesses. »
Il fut condamné, comme il s'y attendait, et déclaré complice de l'assassinat de Darnley. Le comte écouta son arrêt stoïquement, sans plainte, sans emportement, avec une froide intrépidité. Quand la sentence lui fut prononcée, il releva la tête en Douglas, et c'est lui qui ressemblait à un juge ; ses juges, qui tous avaient été les flatteurs de sa régence, ressemblaient à des condamnés.
Élisabeth, dès qu'elle fut avertie du danger de Morton, tenta de le sauver. Elle envoya Randolph en Écosse, afin d'obtenir, soit par les menaces, soit par les caresses, une grâce que Jacques ne voulut point accorder. Les ruses de l'ambassadeur anglais, l'or qu'il sema pour corrompre, les paroles qu'il prononça pour effrayer, tout fut inutile. Jacques demeura inflexible. Randolph fut même obligé de se soustraire à la colère du roi par la fuite. Du reste, il ne se dissimulait pas l'énormité des crimes de Morton. « Je ne puis désirer pour le comte aucune merci, écrivait-il au chancelier d'Angleterre, s'il y a quelque vérité dans ce qu'on dit de lui, dans ce qui est avoué par plusieurs en qui il avait mis sa confiance. »
La nuit qui suivit sa sentence et qui précéda son exécution, le comte de Morton dormit d'un sommeil paisible, comme autrefois la veille d'une bataille. Ses remords devaient être grands, mais son courage était plus grand encore, et lui ferma les paupières au bord de sa fosse ouverte. A son réveil, le ministre presbytérien qui l'assistait le supplia d'avouer qu'il était vraiment complice du meurtre de Darnley. « Bothwell me proposa de l'être, dit-il, et je refusai. — Vous lui gardâtes le secret? reprit le ministre. — Sans doute, ajouta le comte : à qui donc l'eussé-je révélé? A Darnley? il aurait tout répété à Marie par faiblesse. A la reine? elle était la première complice. Dans les deux cas j'étais perdu. Qu'importe tout cela? ajouta-t-il ; la maiden est là. On n'en veut ni à mon innocence, ni à ma culpabilité. On en veut à ma puissance. Je suis un soldat et un homme politique. Je ne m'étonne ni de mon supplice, ni de la bassesse de mon accusateur et de mes juges. Je daigne leur pardonner. Je mourrai comme j'ai vécu, en Douglas. » Il parut se recueillir avec une gravité religieuse devant l'éternité, et chercher une mystérieuse saveur au trépas, peut-être au repos. Il marcha bravement jusqu'au lieu du supplice, et ni un soupir, ni un attendrissement ne trahirent l'âme hautaine du patricien. Seulement, au pied de l'échafaud, de violentes et courtes convulsions accusèrent une agitation intérieure dont il ne tarda pas à supprimer tous les signes. La nature troublée un moment redevint stoïque en Morton. La maiden trancha sa vie. C'était une machine qu'il avait importée lui-même du comté d'York en Écosse. Le coupable était ajusté sous une hache affilée surmontée de plomb, et suspendue à une corde roulant sur une poulie. Le bourreau, en lâchant la corde, précipitait la hache, qui décapitait le condamné. C'était tout simplement la guillotine, que la philanthropie d'un membre de l'Assemblée constituante crut inventer pour adoucir les supplices, et qu'un Douglas, le plus terrible des régents de l'Écosse, avait introduite dans sa patrie pour abattre plus vite ses ennemis. Il fut la plus illustre victime de cette arme légale qu'il destinait à d'autres. Il souffrit le trépas comme il l'avait infligé, avec cette indifférence superbe des dictateurs aristocratiques ou révolutionnaires qui ont tant abusé des passions et de la force, qui ont tant épuisé les émotions, qu'à la fin il leur est égal de vivre ou de mourir.
James Stewart, le favori de Jacques, l'accusateur du régent, commanda les troupes de service et présida en personne à l'exécution.
La tête de Morton fut exposée au-dessus de la porte de la Tolbooth, cette geôle noire et menaçante encore dans sa caducité. Le corps du comte fut abandonné tout le jour sur l'échafaud. Un cavalier de James Stewart jeta par pitié sur le cadavre de Morton son manteau de soldat. De tous ceux qui avaient partagé les longues prospérités du régent, nul ne se présenta, soit pour lui rendre ce triste devoir, soit pour l'accompagner quand les valets du bourreau le portèrent au cimetière des criminels. La terreur ou l'ingratitude avait écarté les anciens partisans du comte ; ses parents étaient en fuite ou en armes, et Morton n'avait pas un ami.
J'ai retrouvé sur un escalier, au mur poudreux de l'un de ses châteaux, le meilleur portrait de Morton. Ce portrait, probablement de Jameson, représente le comte peu de temps avant l'échafaud. Ses cheveux rares ont grisonné et sont tombés sous les insomnies. Son front s'est agrandi, bronzé et creusé dans les laborieuses combinaisons, dans les orages de la régence. Ses joues sanguines sont un peu affaissées. Son nez fort noble respire l'orgueil. Sa bouche est sardonique entre les plis innombrables de prudence, de réserve, de ruse qui en sillonnent les coins, et ses yeux d'un bleu gris foncé, armés d'une souveraine insolence, dardent le mépris sous leurs sourcils roux. Cette toile, d'une incomparable expression, retrace dans le comte de Morton un vieux homme d'État et de guerre, très-habile, très-grand seigneur, mais rassasié d'or, rongé de spleen et d'égoïsme, blasé sur toutes les choses divines et humaines hors une seule : le pouvoir.
Tout ce qui portait ce nom redouté de Douglas hérita naturellement d'une vengeance.
La haine d'une si grande race était implacable. James Stewart l'éprouva vingt ans après. Il avait abusé de sa faveur et révolté par l'excès de son crédit, de ses prétentions, de ses cupidités, toute la haute noblesse d'Écosse. Jacques avait poussé la faiblesse jusqu'à l'investir du comté d'Arran, qui appartenait aux Hamilton proscrits, dont toutes les terres avaient été frappées de confiscation. Le favori fatigua la patience des seigneurs. Ils s'armèrent, surprirent le roi à Stirling, et le forcèrent de les admettre dans son conseil. Ils lui arrachèrent la dégradation et l'exil du faux comte d'Arran. James Stewart erra des années dans l'isolement, dans la terreur de ses ennemis, et dans la secrète espérance de reconquérir le cœur de Jacques.
Une rencontre qu'il fit dans une caverne des monts Pentlands vint fortifier en lui cette espérance. Au moment où il allait entrer sous la voûte profonde du rocher, un homme vêtu d'un plaid en lambeaux, l'arrêta sur le seuil ; c'était un prophète populaire, un montagnard doué de seconde vue. Il appela Stewart, de son nom perdu, du nom d'Arran, et lui prédit solennellement qu'il porterait bientôt la tête plus haut qu'elle n'avait jamais été. Stewart ne douta pas d'un oracle qui lui annonçait une si éclatante fortune. Il s'engagea dans les comtés méridionaux de l'Écosse, rêvant aux moyens de reparaître à la cour et d'y reprendre son ascendant. Arrivé dans le comté de Dumfries, il se hasarda à s'y montrer sans déguisement. Un seigneur qu'il avait connu autrefois lui conseilla de fuir le voisinage des Douglas, dont le plus renommé, le comte de Morton, avait été sa victime. Stewart, qui se croyait sûr du retour de ses prospérités, répondit qu'il ne craignait personne. James Douglas apprit cette arrogante réponse en même temps que la présence de l'ancien favori à quelques milles de son château de Torthorwald. Il monta sur l'un des chevaux toujours sellés qui remplissaient ses écuries. Suivi d'un serviteur, il atteignit Stewart, et lui cria d'une voix forte : « N'es-tu pas l'indigne favori James Stewart, le dénonciateur et l'assassin du grand comte de Morton? » Stewart étonné ne répondit point. « Viens-tu payer ta dette à James Douglas et à sa maison? — Quelle dette? reprit Stewart. — Quelle dette? s'écria Douglas. La dette de tout le sang de tes veines, qui ne vaut pas une seule goutte du sang de Morton. » En achevant ces mots, Douglas s'assura sur ses étriers, courut sur Stewart, immobile de surprise, glacé d'effroi, et le perça de sa lance. Stewart tomba. James Douglas, sautant de cheval, tira son épée, et d'un coup puissant sépara la tête du corps de son ennemi. Il délaissa le corps sans sépulture aux loups et aux corbeaux, et, emportant la tête livide par les cheveux, il l'arbora au bout de la lance homicide sur la tour de son château de Torthorwald. Ainsi s'accomplit à la fois la prophétie du devin et la vengeance des Douglas.
Cette atroce passion, la vengeance, ne s'arrêtait pas aux individus et ne s'éteignait pas avec eux ; elle embrasait la famille et décimait les générations. Le meurtre succédait au meurtre, la spoliation aux agonies ; et l'Écosse, durant ces longs troubles, était devenue un théâtre d'empoisonnements, d'assassinats et de rapines. La justice semblait s'être retirée de cette terre maudite, la miséricorde était muette, et la force effrontée, brutale, triomphante, se déployait dans le crime comme dans un élément en fureur.
Des fenêtres de ses donjons, Marie entendit le retentissement de toutes les calamités de son royaume.
Elle apprit le caractère faible, bizarre, de son fils, prince puéril jusqu'à la vieillesse ; son éducation par le pamphlétaire Buchanan ; la haine de Jacques pour le catholicisme ; son indifférence pour la mère qui l'avait enfanté au milieu de tant d'angoisses ; sa vénération pour la fille de Henri VIII, qu'il appelait la grande reine Élisabeth.
Elle sut la soumission du duc de Châtellerault et du comte de Huntly à la régence et à Jacques ; l'impuissance de Seaton et de George Douglas, ses libérateurs de Lochleven ; la résistance sublime et les trépas romains de Kirkaldy et de Maitland, le seul vrai héros et le seul homme d'État éminent ralliés à son parti. Elle sut aussi la mort de Murray, de Lennox, du comte de Marr, de Knox et de Morton, ses proscripteurs.
Elle éprouva de tant d'événements beaucoup de douleurs et peu de joies, surtout des joies courtes et stériles. Car sa plus féroce ennemie, une ennemie plus impitoyable que tous ses ennemis ensemble, Élisabeth, vivait.
Reposons-nous un peu avant de continuer. Nous aurons besoin de forces nouvelles pour dérouler la longue suite des vengeances d'Élisabeth et des expiations de Marie Stuart. Terribles tragédies royales qui brisent le cœur malgré les siècles écoulés, et qui font trembler le burin dans la main de l'Histoire!
Coup d'œil rétrospectif sur les affaires d'Angleterre. — Marie Stuart à Bolton, château de lord Scrope. — Norfolk. — Projets de mariage entre lui et la reine d'Écosse. — Correspondance de Norfolk et de la reine. — Marie transférée de Bolton à Tutbury. — Elle est mise sous la garde du comte de Shrewsbury. — Conduite à Wingfield, puis ramenée à Tutbury. — Châteaux et prisons. — L'Écosse. — L'Angleterre sous Élisabeth. — Amour de Norfolk pour la reine d'Écosse. — Conspiration de Norfolk. — Les comtes de Northumberland et de Westmoreland. — Révolte du Nord. — Le comte de Westmoreland en exil. — Northumberland à Lochleven, puis décapité. — Ballade de Norton et de ses neuf fils. — Répression barbare de l'insurrection. — Marie Stuart au château de Chatsworth. — Bulle d'excommunication du pape Pie V contre Élisabeth. — Joie imprudente de Marie Stuart. — Marie Stuart essaye vainement de fléchir le comte et la comtesse de Lennox. — Elle veut épouser Norfolk. — Elle écrit au pape pour lui demander l'annulation de son prétendu mariage avec Bothwell. — Marie Stuart au château de Sheffield. — Situation de lord Shrewsbury. — Portrait du duc de Norfolk. — Il continue ses intrigues. — Il est arrêté et conduit à la Tour. — La Tamise. — La Tour de Londres. — Captivité du duc. — Son procès. — Sa condamnation. — Nourrice de Norfolk. — Mort du duc. — Windsor et sa chapelle. — Marie Stuart dissimule sa douleur. — La Saint-Barthélemy. — Extrême péril de Marie Stuart.
Le mouvement des guerres civiles de l'Écosse m'a entraîné. Je vais revenir un peu sur mes pas, afin de reprendre les événements d'Angleterre et l'itinéraire de Marie Stuart à travers ses prisons.
Nous avons laissé la reine d'Écosse au château de Bolton, sous le toit de lady Scrope, sœur de Norfolk, et sous la surveillance de lord Scrope, beau-frère du duc. Là, Marie put du moins respirer. Les noires et lourdes tours qu'elle habitait s'éclairèrent des lueurs d'un nouvel amour, d'un rayon d'espérance et de salut. Durant les déplorables conférences d'York, Maitland, pour rendre à la reine d'Écosse la liberté et le trône, eut la pensée de négocier d'autres noces entre elle et le duc de Norfolk. L'évêque de Ross prit feu aux communications de Maitland, et s'y entremit avec le zèle qui lui était naturel. Le duc, flatté d'un tel honneur, se montra reconnaissant et passionné. La négociation s'engagea de plus en plus par l'intermédiaire de lady Scrope, chez laquelle résidait Marie Stuart. La reine d'Écosse fut touchée d'un sentiment vif, et attirée par une intrigue pleine de promesses. Elle reçut des lettres de Norfolk et lui répondit. Une correspondance s'établit entre eux. Lady Scrope fut leur confidente, Maitland et l'évêque de Ross furent leurs agents.
Sans être instruite de ces faits, la soupçonneuse Élisabeth prit de l'ombrage. Norfolk lui parla, dit-on, dédaigneusement de Marie Stuart. La fille de Henri VIII feignit de le croire, et n'en sépara pas moins Marie Stuart de lord et de lady Scrope, sur lesquels elle craignait l'influence de Norfolk. Elle ordonna de conduire la reine d'Écosse de Bolton à Tutbury, dans le comté de Stafford.
L'infortunée captive fut mise sous la garde du comte de Shrewsbury, et du 26 janvier au 3 février 1569, transférée à Tutbury, au mépris de ses protestations. Le 10 février, elle terminait une longue lettre à Élisabeth par ce post-scriptum presque illisible :
« Il vous playra excuser si j'escriptz si mal, car le logis non habitable et froid me cause rhume et doulleur de teste.
« Votre affectionnée bonne sœur et cousine,
« Marie, R. »
Bientôt on l'enferma à Wingfield (avril 1569), dans le comté de Derby, où elle fut retenue environ cinq mois. Marie Stuart apprit, le 19 septembre, qu'elle allait être ramenée à Tutbury, et que le comte de Huntingdon avait été adjoint au comte de Shrewsbury pour veiller sur sa personne.
La perspective d'un tel geôlier, son ennemi mortel, son compétiteur au trône d'Angleterre, lui inspira les craintes les plus vives.
Elle redouta les dernières extrémités, l'empoisonnement, l'assassinat. Elle s'adressa, dans son effroi, à M. de La Mothe-Fénelon, afin qu'il insinuât à Élisabeth qu'elle était responsable de Marie Stuart devant la France et devant l'Europe. Elle écrivit encore au même ambassadeur le 20 et le 25 septembre. Elle le pria de s'entendre avec l'évêque de Ross, Norfolk et tous ses amis, pour aviser à un expédient qui la sauvât.
Marie Stuart s'effarouchait à chaque changement de demeure. Tant de résidences sinistres troublaient son imagination. Tristes châteaux, pour la plupart bâtis en bois et semblables à des carènes de vaisseau renversées ; sombres monuments malsains, humides, ouverts à tous les vents, pavés de froides dalles, enfumés plutôt qu'échauffés, et où la lumière pénétrait à peine! Car, à l'époque dont nous retraçons l'histoire, les carreaux de verre étaient un luxe rare, et lorsque les nobles arrivaient à l'un de leurs manoirs, on s'empressait de replacer dans les châssis les fenêtres soigneusement serrées pendant l'absence des seigneurs. J'ai exploré avec un soin douloureux, tantôt les donjons habités par Marie Stuart, tantôt leurs ruines, tantôt leur emplacement, séjours de deuil, où son corps souffrit mille incommodités, où son âme éprouva des tortures sans nom! J'ai sondé en gémissant un monde de désolation et une région d'angoisses.
Cette tâche cruelle, Marie Stuart l'a aplanie et en quelque sorte accomplie elle-même. Elle a été mon meilleur guide dans ces sépulcres vivants de la captivité, dont elle a décrit les tourments avec le sang de son cœur. Elle a tracé heure par heure la carte de ses tempêtes et de son naufrage. Comme un navigateur dans son journal, elle a noté dans ses lettres tous les écueils, tous les rochers contre lesquels elle s'est meurtrie tant d'années avant d'être engloutie.
Lamentable destinée!
Descendue des plateaux de son pays natal, Marie n'avait pas renoncé aux belles demeures de ses pères, à Craigmillar, à Falkland, à Stirling, à Holyrood. Elle rêvait de ses lacs, de ses bruyères, de ses montagnes, de sa mer de Dunbar qu'elle aimait, qui avait mêlé son bruit aux déclarations enflammées de Bothwell, et qui avait soustrait le malheureux comte à la fougueuse poursuite de Kirkaldy.
Marie ne se résigna pas à l'Angleterre, dont elle ne convoitait que le trône. Maintenant les hauts fourneaux qui sifflent, l'espace qui flambe, les trains de fer qui sillonnent tous les comtés avec de longs panaches de fumée et des hennissements rapides, offriraient du moins une image de fuite. Sous Élisabeth, au contraire, point de grands chemins, des sentiers difficiles, des voyages équestres, des communications traversées de mille obstacles. Voilà ce qui contristait Marie au delà de ses châteaux forts, dans le trajet de ses prisons. Du reste, lorsqu'il ne lui était pas durement interdit de sortir pour la promenade, elle rencontrait invariablement des horizons monotones de paix et d'idylle, quand elle portait l'enfer dans son cœur ; des prairies coupées de ruisseaux, couvertes de moutons et de bœufs ; des haies agrestes toutes semblables aux clôtures d'un jardin ; des champs de blé, d'avoine ; quelques bois, des cottages de briques revêtus de fleurs, et baignés par les rosées, par les brumes, par le cours des innombrables rivières. Jamais les rocs escarpés, les cimes sublimes, les demeures libres ; toujours l'aspect d'une plaine, d'un parc anglais. Tout au plus quelques échappées de vallon, quelques monticules jetés çà et là comme des dunes de verdure, et d'où elle n'apercevait, lorsqu'il lui était permis de les gravir avec son escorte, ni un sauveur, ni un ami. Telle est la vie qu'Élisabeth avait préparée à celle qui était venue se livrer à sa générosité, et qu'elle appelait sa bonne sœur.
Marie Stuart fut retirée de Wingfield et replacée le 21 septembre à Tutbury. Les précautions continuèrent autour d'elle et l'oppression redoubla.
Elle essaya d'adoucir Élisabeth ; elle lui écrivit :
Octobre 1569.
« Voyant la rigueur augmenter jusques à me contraindre de chasser mes pauvres serviteurs, les forcer de se rendre entre les mains de mes rebelles pour estre pandus, et encores la deffance que je ne reçoyve lettre, ni message, ni de mes affayres d'Écosse, ni mesme de celles de France, ni du portement des princes, mes amys ou parents, qui s'atandent, comme j'ai fayct, à vostre faveur vers moy, au lieu de laquelle l'on m'a interdy de sortir, et m'est-on venu fouiller mes coffres, entrant aveques pistollets et armes en ma chambre… Et espérant que considérerés ces miennes lamentations et requestes selon consciance, justice, vos loix, votre honneur et satisfaction de tous les princes chrétiens, je priray Dieu vous donner heureuse et longue vie et à moy meilleure part en vostre bonne grâce, qu'à mon regret j'apersois n'avoyr par effect.
« Vostre affectionnée troublée sœur et cousine,
« Marie. »
Cette fois, les sévérités d'Élisabeth n'étaient pas sans excuse.
Marie avait complétement triomphé des scrupules du plus illustre de ses juges d'York, et inspirait un violent amour au duc de Norfolk. Plus que jamais il désirait l'épouser. Le comte d'Arundel, lord Lumley, le comte de Pembrock, le soutenaient. Leicester et Cecil eux-mêmes avaient semblé favoriser un moment le mariage du duc, afin peut-être de surprendre ses secrets et de les trahir.
Norfolk, rebuté, menacé, poussé à bout par Élisabeth, avait ourdi un vaste complot. Il se fit le centre d'un plan où entrèrent un grand nombre de nobles, et qu'approuvèrent le pape, les rois de France et d'Espagne.
Il ne voulait d'abord que rendre la liberté à la reine Marie et l'épouser ensuite. Le parti des seigneurs catholiques voulait bien plus ; il voulait, à l'aide des secours étrangers, renverser du trône d'Angleterre Élisabeth, pour y élever Marie et pour y rétablir la vieille foi. Les comtes de Northumberland et de Westmoreland, tous deux catholiques et puissants comme des rois dans les provinces du nord, étaient à la tête de ce parti. Ils promirent de seconder Norfolk, avec l'arrière-pensée de le dépasser. Mais Norfolk finit par se laisser emporter aussi loin qu'eux.
Les insurgés étaient enthousiastes. Quelques-uns avaient vu la reine, et ils avaient été attendris. Elle les avait facilement gagnés à sa cause. La captivité donnait à son ascendant un attrait de plus, et, pour émouvoir, sa prison lui valait mieux qu'un palais. « Si j'osais hasarder un avis, disait White à Cecil, ce serait que peu de visiteurs eussent accès près de cette princesse ou conférassent avec elle. Car, indépendamment de ce qu'elle est belle, elle a une grâce charmante, un séduisant langage écossais et un esprit piquant mêlé de douceur. Sa renommée peut engager quelques personnes à la relever ; et la gloire, jointe à l'avantage qui doit en résulter, peut entraîner d'autres à risquer beaucoup pour l'amour d'elle. »
La conspiration fut découverte.
Le duc de Norfolk, attiré à Windsor, y fut arrêté et conduit par eau à la Tour de Londres. Les comtes de Northumberland et de Westmoreland furent mandés et sommés de se justifier.
Ils accélérèrent l'exécution de leurs desseins. Ils avaient quatre mille hommes d'infanterie et seize mille de cavalerie.
Le 14 novembre 1569, ils s'emparèrent de Durham, et s'avancèrent dans la direction de Tutbury, afin d'enlever la reine d'Écosse ; mais elle avait été transportée précipitamment à Coventry. Ayant échoué dans cette tentative pour délivrer Marie Stuart, ils marchèrent sur York, défendu par le comte de Sussex.
Ils étaient précédés de cette proclamation, qu'ils répandirent partout dans les provinces du nord :
« Nous, Thomas, comte de Northumberland, et Charles, comte de Westmoreland, loyaux sujets de la reine ;
« Faisons savoir à tous ceux de l'ancienne religion catholique, que nous, avec plusieurs bien disposés personnages de la noblesse et autres, indignés que divers conseillers d'alentour Sa Majesté la reine, afin de s'avancer eux-mêmes, aient abattu en ce royaume la vraie religion, abusé par ce moyen la reine, mis en mauvais ordre l'État et cherché à ruiner la noblesse ;
« Nous nous sommes assemblés pour leur résister par la force et pour, avec l'aide de Dieu et de vous, ô bon peuple, restaurer toutes les anciennes libertés de l'Église et de ce noble royaume.
« Dieu sauve la reine!
« Soussignés, le comte de Northumberland,
« Le comte de Westmoreland. »
York était sur ses gardes. Sussex y était avec une armée qu'il avait levée avec promptitude, et dont le dévouement à Élisabeth n'était pas douteux. Une autre armée de douze mille hommes marchait à son secours sous les ordres de l'amiral Clinton et du comte de Warwick.
Les comtes de Northumberland et de Westmoreland, qui avaient cru rallier par cette prise d'armes toute la noblesse du nord, et soulever un million de catholiques en Angleterre, furent détrompés vite. Peu de gentilshommes les rejoignirent, et les ennemis du schisme n'osèrent remuer.
La proclamation des comtes révoltés contribua beaucoup à les perdre. Faire un appel aussi flagrant au catholicisme, c'était remonter le sentiment public, c'était le blesser dans ce qu'il avait de plus passionné et de plus profond. Son cours n'en fut que plus irrésistible. Il précipita tout ce qui s'opposait à sa violence, il couvrit d'écume et de débris le pays des insurgés, et déracina ces deux grands chênes du nord : les comtes de Northumberland et de Westmoreland. Le duc d'Albe ne fit aucune démonstration en leur faveur, et malgré tous leurs efforts, leur armée se dispersa presque entière à l'approche des armées de la reine.
Abandonnés des leurs, poursuivis par l'ennemi, les deux comtes gagnèrent en toute hâte les frontières.
Les villages et les villes subirent toutes les rigueurs de la loi martiale. Les riches et les pauvres furent traqués partout, ruinés ou pendus.
« Le comte de Sussex, écrit l'ambassadeur de France, poursuit de fère de grandes exécutions à Durham, Hartlepool et aultres lieux de son gouvernement, sur ceulx qui avoient pris les armes, ayant desjà faict étrangler, oultre ceux du commun, bien cent personnages de qualité, baillifz, connestables ou officiers, et pareillement les prestres qui estoient avec eulx, nommément le sieur Thomas Plumbeth, estimé homme fort sçavant et de bonne vie ; et l'on pense qu'il se monstre aussi véhément pour effacer le soupçon qu'on a eu de luy. »
« Le nombre des accusés est si grand, remarquait un témoin, qu'il n'y a pas d'innocents pour juger les coupables. »
Le comte de Westmoreland, recueilli par les Écossais de la Tweed, se cacha de cabane en cabane, et s'enfuit, dit un contemporain, « au plus haut des montagnes. » De là, il descendit vers la côte, d'où il parvint à gagner la Flandre. Il n'échappa à la guerre civile que pour mourir en exil.
Northumberland n'eut pas même ce sombre bonheur.
Il errait, déguisé, avec la comtesse sa femme, par les sentiers du Border. Un chef de bande, Hector de Harlow, reconnut les proscrits sous leur humble costume. Il s'en saisit, et les vendit au gouvernement écossais. Ils furent relégués, avec de dures précautions, dans l'ancienne prison de Marie Stuart, au château de Lochleven, où le comte demeura jusqu'à ce qu'un Douglas le livra, lui un Percy, au billot d'Élisabeth.
L'arrestation et la captivité de Northumberland frappèrent vivement les imaginations dans tout le Border. On s'entretenait de la longue suite des ancêtres du comte, de sa grandeur, de ses largesses, de son intrépidité. On célébrait l'inépuisable générosité de la comtesse, dont les libéralités franchissaient si souvent la rive anglaise et les fossés de Berwick. Harlow fut maudit comme le violateur de l'hospitalité du Border. Un espion de Sussex raconta un repas auquel il avait assisté, et où les habitants des frontières exprimèrent avec une énergie sauvage leur indignation contre le traître. « Jamais l'Écosse, disaient-ils, ne sera lavée d'une telle honte ; » et ils souhaitaient d'avoir au souper, « la tête de Harlow, pour la dévorer. »
Les bardes chantèrent longtemps la prison et la mort de Northumberland, le descendant des Percy ; et l'exil de Westmoreland, le descendant des Nevil.
Parmi toutes les ballades de cette époque, la plus fameuse était intitulée l'Insurrection du Nord, the Rising in the North. Les héros de cette ballade sont Norton, un gentilhomme de l'Yorkshire, et ses neuf fils. Norton avait été choisi par Northumberland pour porter le drapeau de la nouvelle croisade contre l'hérésie de Henri VIII et de sa fille, et ce drapeau était décoré de trois symboles : la croix, les cinq plaies du Sauveur et le calice de l'Eucharistie.
Norton consulta ses neuf fils, et délibéra avec eux. Et huit d'entre eux parlèrent et répondirent en chœur : « O mon père! jusqu'au jour de notre mort, nous serons fidèles à ce bon comte et à vous. »
L'aîné, Francis, est le seul à dissuader son père, mais le voyant résolu, il lui demande la permission de le suivre sans armes. Après le désastre des deux comtes de Nevil et de Percy, le barde s'écrie :
« Ils t'ont condamné à mourir, toi, Norton, et tes huit fils. Malheur! malheur! tes cheveux blancs ne purent t'absoudre, non plus que leur belle et florissante chevelure blonde ne put les sauver. »
Norton et sa famille furent en effet condamnés et leurs biens confisqués. L'héroïque père et trois de ses fils échappèrent au supplice sur un frêle bateau ; ils abordèrent en Hollande. Ils y vécurent peu, et le mal du pays les moissonna successivement sur la terre étrangère. Les autres fils du vieux gentilhomme catholique, moins Francis et Edmond, furent exécutés dans les lieux où la révolte avait éclaté. Deux des frères de Norton furent aussi pendus à Londres.
La répression déploya toutes les fureurs d'une vengeance et toute l'implacabilité d'une politique. Le comte de Sussex, l'instrument docile d'Élisabeth par ambition plus que par cruauté, se plaignit à Cecil de n'avoir eu à diriger en cette grande conjoncture que des affaires de potence.
Le duc de Norfolk fut détenu plus étroitement à la Tour. Ses châteaux et ses hôtels furent fouillés, ses coffres forcés ; ses lettres, ses papiers, saisis. Les gentilshommes du Norfolk et du Suffolk furent appelés en témoignage contre lui.
Élisabeth lui dépêcha des juges-commissaires. Le duc les reçut d'un visage serein. Il répondit sagement, habilement à tous les interrogatoires. Les commissaires s'en retournèrent très-émus à Windsor. Ils cherchèrent à excuser le duc de Norfolk auprès de la reine, qui les réprimanda fort aigrement. L'un d'eux s'étant hasardé à dire que, dans leur opinion, le duc n'était pas coupable légalement. « Par la mort-Dieu, s'écria Élisabeth, ce que les lois ne pourront sur sa vie, mon autorité le pourra! » La reine s'abandonna à une telle colère, qu'elle en perdit connaissance, et qu'on fut obligé d'avoir recours à son médecin pour la faire revenir à elle.
Les ministres anglais furent unanimes contre Marie Stuart. Ils pressèrent leur maîtresse, en style de chancellerie froidement et sèchement atroce, de supprimer par le meurtre une cause toujours renaissante de troubles pour le royaume. Élisabeth repoussa faiblement ce conseil, et Marie ne fut sauvée que par le prompt apaisement des troubles et la fuite des grands comtes du nord. Le 2 janvier 1570, elle fut ramenée de Coventry à Tutbury ; puis, sur un caprice d'Élisabeth, conduite, vers la fin de mai, au château de Chatsworth, dans le comté de Derby.
C'est là qu'elle lut la bulle d'excommunication lancée par le pape Pie V contre la reine Élisabeth, dont il affranchissait les sujets, et dont il annulait les droits à la couronne d'Angleterre. Felton répandit cette bulle et fut découvert. Il ne daigna pas se défendre. Même au milieu des horreurs de la torture, il garda un indomptable silence, et pas un nom de complice ne lui fut arraché. Il subit la mort, comme la torture, avec la fierté d'un gentilhomme et l'héroïsme d'un chrétien. Sa consolation fut de se proclamer martyr de la suprématie papale et de la foi catholique. La bulle avait été audacieusement affichée jusqu'aux portes du palais habité par l'évêque de Londres. L'inconsidérée, l'imprudente Marie applaudit dans un premier transport, et, assaisonnant de sarcasmes sa joie profonde, elle rit avec ses dames de l'insulte faite à la reine d'Angleterre : elle aurait dû plutôt en pleurer. C'était un serpent de plus dans le sein d'Élisabeth, et dans le nuage au-dessus de la tête de Marie une foudre de plus prête à la consumer.
Elle reprit à Chatsworth le roman de ses amours avec Norfolk.
Pour mieux plaire au duc et pour se réhabiliter plus sûrement dans l'opinion de l'Europe, elle écrivit, vers cette époque, à la comtesse de Lennox. Elle lui soumettait avec une apparence d'épanchement la justification de sa conduite. Elle exprimait à demi, sinon l'espérance, du moins le désir d'un retour d'affection de la comtesse qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, disait-elle, malgré l'ardeur des préventions de la maison de Lennox.
Émue d'une telle démarche, des souvenirs tragiques, embarrassée des difficultés d'une décision, la comtesse envoya la lettre de la reine au comte son mari, qui était alors en Écosse. Il lui répondit :
« … Vous vous en remettez à moi pour apprécier la lettre que la reine, mère du roi vous a adressée. Mais que puis-je vous dire, sinon que je ne suis point surpris qu'elle fasse du mieux qu'elle peut pour se justifier? Beaucoup de gens, ainsi que moi, sont persuadés qu'elle n'y parviendra pas. Je ne dis point ceci seulement d'après mes idées, mais d'après des écrits de sa propre main, d'après les dépositions de gens mis à mort, et d'autres témoignages infaillibles. Il faudrait bien du temps pour faire oublier un fait aussi notoire, pour rendre blanc ce qui est noir, pour montrer l'innocence là où elle n'est point. Je crois que les plus indifférents ne sauraient mettre en doute l'équité de votre cause et de la mienne et les motifs de notre haine. Son seul devoir envers vous et envers moi, qui sommes parties intéressées, est d'avouer avec un sincère repentir ce fait déplorable. Cet aveu doit lui être pénible, et il nous est douloureux même d'y penser. Dieu est juste ; on ne le trompera pas jusqu'au bout, et comme il a fait connaître la vérité, il punira le crime. »
Les tentatives de Marie Stuart se brisèrent ainsi contre l'inflexibilité du comte de Lennox. Sous le silence de la comtesse, elle devina le gémissement maternel et la malédiction persévérante de son beau-père. Elle n'insista plus de ce côté, et se jeta dans les manéges, dans les songes de sa passion pour Norfolk.
Elle s'y plonge et s'y complaît. Elle y revient sans cesse, dans ses correspondances, dans ses entretiens et jusque dans ses prières. C'est pour elle le bonheur, le trône, la restauration du catholicisme ; le port après la tempête, l'Éden après l'enfer des cachots.
L'évêque de Ross ayant eu la permission de la voir, elle ne lui parla que du duc de Norfolk. Elle imagina d'envoyer le pauvre évêque en ambassade à Rome pour obtenir un bref du pape contre son mariage avec le duc d'Orkney. Elle rédigea elle-même ses instructions en langue latine. Elle y exprime sa vive reconnaissance envers le pape, son absolu dévouement à la religion catholique, qu'elle s'engage à rétablir dans toute la Grande-Bretagne. Elle y adjure son ambassadeur de solliciter de la cour de Rome la déclaration solennelle de la nullité de son prétendu mariage avec Bothwell. Cette nullité incontestable sera beaucoup plus évidente alors, dit Marie. Elle pense qu'une telle déclaration serait de la plus haute importance, et que le mariage, entaché d'ailleurs de vices radicaux, ne subsisterait plus devant une décision du saint-père, la loi des lois pour toute la chrétienté. Ces paroles semblent fabuleuses, et elles sont cependant indubitables. Citons-les textuellement : « Cura diligenter, dit-elle à l'évêque de Ross, ut sanctissimus pater aperte declaret illud prætensum matrimonium, quod inter me et Bothwelem nullo jure sed simulata ratione sanctiebatur, nullius. Nam etsi multis de causis, quas nosti, satis illud per se sit plane irritum, tamen res erit multo clarior, si Sanctitatis Suæ sententia, tanquam Ecclesiæ lex certissima, ad illud dirimendum accesserit. »
Marie Stuart parler ainsi de son mariage avec Bothwell! Cela n'étonne pas seulement, cela épouvante!
Toutefois, c'est bien la même personne, hardie, romanesque, positive, à la fois femme, poëte et reine. Tout occupée du duc de Norfolk, elle amuse de ce nouvel amour sa captivité. Jusqu'à présent, elle a toujours aimé contre ses intérêts. En Norfolk, son amour et ses intérêts sont d'accord. Son mariage avec le duc doit sauver sa vie, sa liberté, sa couronne.
Sa passion croît dans la solitude et s'allume un moment.
Elle négocie impatiemment son divorce avec Bothwell et son mariage avec Norfolk. « A quoy la royne d'Escoce monstre non-seulement de consentir, mais bien fort le désirer, » dit M. de La Mothe-Fénelon. Dans ce mariage avec Norfolk, elle aime Norfolk lui-même, et la liberté, et l'empire que cette main loyale lui rendra. De sa prison, Marie écrit tendrement à Norfolk. Elle lui avoue qu'elle porte caché à son cou, en signe de sincère amour, le diamant que lord Boyd lui a remis de la part du duc. Elle se confie en lui. Elle lui répète, dans une effusion de sensibilité, qu'elle lui appartient, et que ce qu'elle souhaite le plus au monde, c'est de partager avec lui tout heur et tout malheur. Elle l'assure qu'elle lui sera fidèle jusqu'au tombeau.
Elle oublie tout ce qui n'est pas Norfolk. Elle ne connaît plus Bothwell. Elle n'a plus ni la mémoire du cœur, ni la mémoire des sens, ni la mémoire de la conscience : le remords. Elle n'a jamais su ni se souvenir ni prévoir. Cette fois encore elle ne sait que se livrer à l'impétuosité du moment. Voilà Marie Stuart. Il n'y a pour elle ni veille ni lendemain, il n'y a que le jour. Sa passion s'agite et brûle comme le feu dans l'heure présente, bois vil avant, cendres après.
La santé de Marie Stuart, à cette époque, était bien chancelante. Elle avait des élans vifs et courts d'espérance, puis des découragements infinis. Elle fatiguait de ses plaintes, de ses prières, la France, Rome et l'Espagne. Ces réclamations, ardentes comme son caractère, incessamment renouvelées et incessamment trompées, l'avaient jetée dans une maladie nerveuse qui mit sa vie en danger.
Le 28 novembre 1570, lord Shrewsbury obtint l'autorisation de s'installer à Sheffield, dans un château qui lui appartenait, et d'y conduire Marie Stuart. Elle avait un besoin pressant de changer d'air. Elle se rétablit à Sheffield, le principal séjour de sa longue captivité, d'où elle fit par intervalles quelques voyages à Chatsworth, à Buxton et à Worksop.
Lord Shrewsbury ressentait en soucis et en tristesse ce que Marie Stuart éprouvait en adversités. Il la plaignait, et il était contraint de la tourmenter. Lord Shrewsbury était peut-être le seigneur d'Angleterre pour qui Élisabeth avait le plus d'estime. Il était honnête homme, bien que courtisan. Son dévouement pour sa souveraine était ancien comme une tradition, inaltérable et un peu sévère comme un devoir religieux. Élisabeth le savait, et cependant, telle était son incurable défiance, qu'elle avait forcé le comte à prendre pour serviteurs des espions de Walsingham et de Burleigh. Sa situation, qu'il n'avait pu décliner (son refus eût semblé une trahison), était profondément pénible. Il était geôlier et prisonnier tout ensemble. Un fait expliquera cette sorte de supplice auquel il se condamnait pour éloigner les soupçons, et pour se soustraire aux réprimandes d'Élisabeth. Un petit-fils lui étant né dans son château, il le baptisa lui-même. Il se garda de mander un prêtre, afin d'éviter l'accusation d'entretenir avec des étrangers, sous des prétextes domestiques, des relations équivoques.
Marie subissait en frémissant cette tutelle inquisitoriale, ces rigueurs sauvages d'Élisabeth, que la courtoisie respectueuse et tendre du comte de Shrewsbury ne parvenait pas toujours à tempérer. Les souffrances mêmes grandissaient la reine d'Écosse dans sa prison. On pardonnait ses fautes, on doutait de son crime, on ne considérait que son infortune. La haine d'Élisabeth provoquait les dévouements autour de l'illustre captive. Elle semblait deux fois reine au fond de ses cachots. Ce long martyre qui lui était infligé lui rendait presque l'innocence. Les catholiques lui témoignèrent une immense pitié et un immense enthousiasme. Le duc de Norfolk, le premier des pairs par sa naissance, par ses richesses, par son influence, lui était comme fiancé. Il était doué d'une âme délicate. Lié au catholicisme et aux catholiques, catholique de cœur, bien que la nécessité lui imposât les formes extérieures de la religion nouvelle, son amour lui créait dans son parti une popularité. Mais ce qui attirait irrésistiblement le duc de Norfolk, indépendamment de l'opinion catholique, du titre de la reine, de sa beauté, de sa grâce, de son esprit, de son courage, c'étaient ses malheurs. Pour le duc, la captivité était encore le plus puissant charme de cette princesse.
Quoique brave, Norfolk n'était pas un capitaine ; quoique délié, il n'était pas un diplomate ; quoique chef de parti, il ne fut jamais un homme d'État. Il y avait en lui un mélange de qualités et de défauts, de faiblesses et de témérités, de vices et de vertus, de hauteur, de politesse, de générosité, d'ambition, de vanité, d'insouciance, qui faisaient de Norfolk le modèle accompli du grand seigneur, le type achevé du lord anglais. Ses innombrables vassaux étaient son peuple, la noblesse britannique était sa cour à ses yeux. Il était chimérique à force d'orgueil. « Quand je suis dans ma bonne ville de Norwich, disait-il, je me tiens pour un roi. » Un personnage si chevaleresque, si fastueux, d'habitudes si élégantes, d'une audace si aventureuse et si légère sous une apparence de gravité aristocratique, pouvait bien être un idéal pour Marie Stuart en même temps qu'un salut ; pour Élisabeth, n'étant pas un instrument, il pouvait devenir une victime.
De plus en plus épris de la reine d'Écosse, il avait sollicité et obtenu pour son mariage avec elle l'agrément de la cour de France et de la maison de Guise.
Il n'y avait qu'un obstacle, mais il était invincible.
La reine d'Angleterre avait toujours été fort opposée à ce mariage. Elle n'aurait pu y consentir sans être amenée à désigner pour ses successeurs Marie et Norfolk. Or, les reconnaître pour héritiers, Marie tenant l'Angleterre par le catholicisme, Norfolk par ses vastes territoires, par ses amitiés et ses alliances, c'était comme si Élisabeth eût livré la couronne de son vivant. Rien n'était plus contraire à sa haine, à sa nature. Elle n'hésita pas à se prononcer. Elle prévint et gourmanda le duc de Norfolk. Elle le menaça de tout son ressentiment.
« Il y a eu, dit l'ambassadeur de France, de grosses parolles entre la royne d'Angleterre et le duc de Norfolk, et j'entendz qu'elle s'est courroucée fort asprement à luy de ce qu'il trettoit, sans son sceu, de se maryer avec la royne d'Escosse, lui deffendant fort expressement de n'y prétendre plus en quelque façon que ce soit. »
Le duc promit tout et ne tint rien. Sorti de la Tour le 4 août 1570, il se remit immédiatement en relation avec Ridolfi, l'opiniâtre agent entre le pape, le roi d'Espagne et Marie Stuart.
Ridolfi eut plusieurs conférences à Londres avec l'évêque de Ross, et au château de Howard avec le duc de Norfolk. Des instructions lui furent données. Le rétablissement du catholicisme en Angleterre et le détrônement d'Élisabeth, étaient le double but de ces instructions. Il y avait, de plus, une partie secrète qui n'avait pas été confiée au papier, mais dont Ridolfi devait faire la confidence orale aux cours de Rome et de Madrid. Toutes choses ayant été convenues et réglées, Ridolfi partit pour les Pays-Bas au printemps de 1571. Il vit le duc d'Albe à Bruxelles, puis il se rendit auprès du pape, qui, satisfait des nouvelles que lui apportait le banquier florentin, l'envoya à Philippe II avec de vives recommandations.
Il eut, le 18 juin, à Madrid, une audience du roi. Le 7 juillet, il fut mandé à l'Escurial par le duc de Feria, que Philippe II avait chargé d'interroger l'interprète de Marie Stuart et de Norfolk sur la conjuration d'Angleterre. Les renseignements de Ridolfi, écrits au moment même par le secrétaire d'État Zayas, constatent qu'il s'agissait non-seulement de restaurer le catholicisme et de détrôner Élisabeth, mais encore de tuer cette princesse. Le conseil du roi d'Espagne délibéra longuement sur le meurtre de la reine d'Angleterre et sur la conquête de l'île. Philippe II réfléchit aux diverses opinions de ses ministres, balança quelque temps, et finit par remettre l'entière responsabilité d'une décision à l'inexorable duc d'Albe.
Cependant la conjuration était découverte en Angleterre. Norfolk, convaincu d'avoir poussé les intrigues jusqu'à la trahison, fut une seconde fois conduit par eau à la Tour. Cruelle dérision du sort! On l'emmena au lugubre donjon dans la barge royale, surmontée d'un dais de velours blanc d'où pendaient des couronnes de roses et des guirlandes d'épis d'or!
A cette époque, où le génie féroce des gouvernements était en harmonie avec le dur génie qui avait élevé la Tour, ce monument barbare et plein des terreurs du moyen âge, il n'y avait ni rues pavées, ni voitures commodes, ni routes praticables. Les rois eux-mêmes et les reines étaient obligés de voyager à cheval.
Les Anglais étaient privilégiés.
La Tamise était leur grand chemin mobile. Elle était couverte de barges comme les lagunes de gondoles. Londres était la Venise brumeuse du Nord. Cette route liquide était la route des trafiquants, des marins, des prisonniers d'État, des princes, des ministres, des pairs, de la haute noblesse. Tous avaient leurs barges pavoisées, ornées de leurs emblèmes ou de leurs blasons, soit qu'ils eussent quitté la rive pour leurs affaires, soit qu'ils se rendissent à Greenwich, à Westminster ou à Richmond, résidences d'été des Tudors. C'est là que les terribles souverains de la Grande-Bretagne tenaient leur cour dans la belle saison. C'est là que la Tamise, toute sillonnée d'innombrables barges, descendait et remontait tous les personnages industriels, commerçants et historiques de l'Angleterre. Il y avait la barge du lord-maire, les barges des corporations, les barges des comtes, des marquis, des ducs ; les barges de la royauté, dont le mouvement varié et pittoresque dans toutes les directions semblait la circulation de vie de l'immense cité.
Norfolk, quoique absorbé dans son âme, entrevit vaguement, au milieu de ce bruit et de ce paysage maritime, sa barge, aussi splendide que la barge royale. Elle était amarrée à quelques toises de Somerset-House. Le duc, à l'aspect de sa bannière armoriée qui flottait au vent, détourna tristement les yeux.
La barge royale l'entraîna jusqu'à la porte des traîtres. Elle s'arrêta devant cette porte. De là, Norfolk dut jeter un triste regard sur cette rivière tragique, où tant de larmes sont tombées ; et qui roulerait du sang au lieu d'eau, si elle roulait tout le sang des prisonniers d'État qu'elle a charriés du pont de Londres à ce cintre funèbre et bas que le duc franchit, et où plus d'un captif fut noyé entre deux grilles, puis emporté par le fleuve à la mer.
Norfolk débarqua sur un escalier verdâtre. Quand il en eut gravi les degrés humides, un pressentiment mortel, qu'il avoua depuis à sir Henri Lee, lui perça le cœur. A sa gauche et à sa droite, il avait reconnu les deux ponts intérieurs et les quatre portes flanquées de huit tours échelonnées le long de la rivière. En face de lui se dressait la tour sombre où furent assassinés les enfants d'Édouard. Cette tour s'appelle encore aujourd'hui la Tour du Sang, the Bloody Tower.
Escorté de ses gardes, Norfolk passa sous le porche hideux de la Tour du Sang, et pénétra dans la grande cour où s'élève la Tour Blanche.
Cette tour quadrangulaire est la plus ancienne partie de la forteresse. Elle est encore crénelée et soutient une tourelle à chacun de ses quatre angles. Les murs ont quatorze pieds d'épaisseur. Ils revêtent de leur maçonnerie colossale la galerie d'Élisabeth et le cachot étouffé où fut détenu Raleigh.
Norfolk contempla les nombreuses tours avec horreur. Renfermé d'abord dans la Tour Blanche, après une odyssée de captif parmi les différents cachots du vaste donjon, il fut confiné dans la tour Beauchamp, qui était, à proprement parler, la prison d'État. C'était ordinairement la dernière étape des condamnés pour crime politique.
Même aujourd'hui, nul ne peut traverser sans frisson ces lieux formidables, ces cours sinistres, ces galeries écrasantes, ces voûtes qui pleurent, ces échos qui gémissent ; nul ne peut visiter sans effroi ces tours que tant d'infortunés habitèrent, et cette tour suprême où Norfolk fut enfin relégué. C'est là qu'il écrivit son nom dans la pierre, et qu'il creusa de ses coudes le bois de la petite fenêtre d'où il voyait, en face de Saint-Pierre ès Liens, l'une des places de l'Échafaud, toute pavée de cailloux noirs. Cette place, hélas! fut bien souvent arrosée de sang humain par les souverains de l'Angleterre. Elle devint comme un autel de Teutatès, dont les Tudors, ces pontifes-rois, furent les druides impitoyables.
Telle est la Tour de Londres.
Bastille gigantesque, multiple, irrégulière, ténébreuse, dont les toits sont peuplés de corbeaux, les crevasses de hiboux, les corridors de chauves-souris! Monument de deuil entrecoupé de portes, de guichets, de herses de fer, rempli d'armes, de billots et de haches! Château et prison, Kremlin limoneux de l'Occident, qui, le jour, attriste jusqu'au soleil ; qui, la nuit, projetant ses masses confuses, faiblement éclairées par quelques réverbères et par le brasier de charbon des cheminées féodales, ressemble plus à un palais de l'enfer qu'à un édifice des vivants!
Le duc de Norfolk, surveillé avec une extrême sévérité, fut comme au secret dans l'isolement terrible de la Tour. Sans livres, sans amis, réduit à lui-même, Dieu et son courage lui communiquèrent une sérénité héroïque. On procéda minutieusement à son interrogatoire, on instruisit lentement son procès. Toutes les formalités accomplies, on vint le chercher un matin dans sa prison, et on le mena par la Tamise à Westminster-Hall. Introduit devant ses pairs, les lords d'Angleterre, il fut condamné sur ses propres lettres et sur les témoignages de Higford, de Barker, de Bannister et de l'évêque de Ross, épouvantés par les menaces de la torture.
L'émotion des juges, plus forte un moment que l'envie des uns et que le fanatisme des autres, éclata dans les gestes, sur les visages. Le comte de Shrewsbury fondit en larmes en prononçant, comme grand sénéchal, la cruelle sentence : « Nous ordonnons que Thomas Howard, duc de Norfolk, soit transféré de cette enceinte à la Tour ; que de là il soit traîné sur une claie au gibet de Tyburn, pendu, détaché à demi mort de la potence ; que ses entrailles soient jetées au feu, et qu'ensuite son corps, partagé en quatre tronçons, soit exposé aux portes de la ville de Londres, et sa tête hissée au centre du pont de la Cité. »
Le duc écouta sans trouble ce barbare verdict, puis saluant les pairs, il leur parla avec une douce et mélancolique éloquence.
« Milords, je ne désire point faire de pétition pour obtenir la vie. Vous me rejetez de votre compagnie ; j'espère en trouver une plus clémente dans le ciel. Je n'implore qu'une chose, c'est que la reine donne l'ordre de payer mes dettes, et qu'elle soit bonne pour mes enfants orphelins. Adieu, milords. »
Dès que le duc de Norfolk eut cessé de parler, il fut remis à ses gardes et reconduit à la Tour. Le bourreau le précédait, portant sur l'épaule droite une hache, dont le tranchant était tourné vers le duc, signe terrible d'une condamnation à mort.
Le prisonnier remonta dans la barge de la Tour. Il redescendit la Tamise et regagna sa cellule.
Ce jugement, qu'Élisabeth avait souhaité et qui était un acheminement à un autre jugement plus illustre, celui de la reine d'Écosse, plongea pourtant la reine d'Angleterre dans une pénible anxiété.
Elle signa le warrant d'exécution une première fois, mais elle le révoqua. Cinq semaines après, sur les instances de ses ministres, elle signa de nouveau le warrant ; puis, dans la nuit, vers deux heures du matin, elle se réveilla en sursaut, agitée et tremblante. Elle se leva, et raya une seconde fois sa signature. Son hésitation redoublait toujours au moment décisif, et devenait pour elle une affliction d'esprit intolérable. Elle ne pouvait se résoudre à immoler le duc, son parent, cette fleur de toute noblesse, le plus grand seigneur et le plus galant homme de son royaume.
Ses ministres, Burleigh et Leicester surtout, appelèrent à leur aide le parlement, toujours prêt aux rigueurs. Les communes, de concert avec les lords, adressèrent à la reine un double vœu de mort, et conclurent avec une logique sauvage que, puisque le duc de Norfolk et Marie Stuart étaient incompatibles avec la sûreté d'Élisabeth, Élisabeth, par dévouement à l'Angleterre, devait les immoler sans pitié. Cette farouche délibération du parlement mit à l'aise la sensibilité d'Élisabeth. Elle crut être miséricordieuse en ne signant qu'un arrêt lorsqu'on lui en demandait deux, et en commuant la peine du gibet en celle de la simple décapitation. Cette fois, elle ne se rétracta pas, et, cinq mois après son jugement, le 1er juin 1572 au soir, le duc de Norfolk apprit avec quelque surprise, mais sans faiblesse, que son dernier soleil avait brillé.
Le lendemain, jour de l'exécution, le commandant de la Tour avertit le duc dès la première aube. Norfolk le remercia, écrivit deux lettres, fit son testament, et remit au commandant, en le congédiant, sa croix de Saint-George pour le comte de Sussex, auquel il l'avait léguée.
Avant de recevoir le doyen de Saint-Paul, Alexandre Nowell, dans la cellule où il avait fait son dernier repas, le duc distribua ses provisions de vin et de viande, ses vêtements et son linge à ses gardes de la Tour, dont le plus jeune avait chanté par moments sous sa fenêtre, comme autrefois en se levant de table il laissait les restes de ses festins aux serviteurs de ses châteaux et aux joueurs de cornemuse de sa bonne ville de Norwich.
Alors survint le doyen de Saint-Paul. Tout en causant, le duc s'habilla avec la même recherche qu'autrefois quand il devait aller à la cour. Sa toilette terminée, il écouta dans le recueillement une exhortation de Nowell, s'agenouilla et pria longtemps. Il fut interrompu par un bruit de la porte. Norfolk, s'étant retourné, vit le commandant de la Tour qui était rentré, et qui, debout, pâle, hésitait devant le duc. « Je vous comprends, dit Norfolk en se levant ; montrez-moi le chemin. »
Le commandant ayant obéi, Norfolk descendit l'escalier sombre, et traversa d'un pas ferme l'espace qui le séparait de l'échafaud. Il s'inclina avec une affectueuse courtoisie mêlée de tristesse devant les groupes de soldats et de peuple qu'on avait laissé pénétrer dans l'intérieur de la Tour.
Comme il arrivait au pied de l'échafaud, il eut soif et demanda à boire. Une femme âgée et voilée, qui l'avait suivi tout en pleurs, lui présenta une coupe que le duc reconnut aussitôt. Cette coupe était la sienne, celle de ses ancêtres, et cette femme était sa pauvre vieille nourrice. Elle versa d'un flacon un peu d'ale mousseuse, que le duc se hâta d'avaler. Lorsqu'il rendit la coupe, la nourrice saisit la main de son maître, et la baisa en sanglotant : « Que Dieu te bénisse, dit le duc, et que mes enfants t'aiment à cause de ce que tu as fait! » Puis, comme il s'attendrissait à l'heure où l'homme a besoin de sa force, il monta rapidement l'échafaud, toujours assisté du doyen de Saint-Paul.
Un autre personnage accompagna Norfolk jusque sur l'échafaud. Ce fut sir Henri Lee, l'un des plus braves et des plus légers courtisans de ce règne. Il osa une action plus sérieuse que beaucoup de graves lords, qui ne balancèrent pas à déserter le duc de Norfolk dans son infortune. Sans souci de déplaire à Élisabeth, dont il s'intitulait le défenseur, sir Henri Lee, l'ancien obligé du duc, était accouru là au nom de la reconnaissance et de l'honneur, comme Alexandre Nowell au nom de la religion, pour consoler les derniers instants de Norfolk.
Pendant les quelques minutes que le duc s'entretint avec Nowell, près du bourreau et de la hache, sir Henri eut le courage de s'adresser au peuple, l'adjurant d'invoquer le ciel pour son malheureux ami.
Le duc parla à son tour. Il déclara que son arrêt était juste, et qu'il avait trompé sa souveraine en lui promettant de rompre toute relation avec la reine d'Écosse. Soulagé par cet aveu, et s'abusant lui-même sur ses complots passés par ses intentions présentes, il protesta qu'il n'avait pas cessé d'être fidèle à Élisabeth, à la religion réformée et à l'Angleterre.
Son allocution finie, le duc jetant un long regard sur la foule, mit la main sur son cœur. Il pardonna à l'exécuteur, « auquel il fit largesse d'une bourse d'angelots. » Il embrassa successivement et avec effusion Alexandre Nowell et Henri Lee, le prêtre et le chevalier qui ne l'avaient point abandonné ; puis, se prosternant, il posa sa noble tête sur le billot. Le bourreau l'abattit d'un seul coup.
Le peuple poussa un grand cri. Les paroles du duc, son attitude, sa belle figure, où le regret luttait avec l'héroïsme et qu'illuminait la flamme d'un amour fatal à travers l'horreur même du supplice, tout cela avait ému la multitude. Ceux qui le croyaient criminel le plaignaient ; plusieurs niaient sa culpabilité et déploraient sa mort tragique. Les femmes pleuraient et publiaient hautement son innocence.
Les restes du duc de Norfolk furent transportés dans la chapelle voisine dédiée à saint Pierre. C'est là qu'étaient enterrés les condamnés illustres. C'est là que reposent, avec le duc de Norfolk, l'évêque de Rochester, Jean Fischer ; Anne de Boleyn, George Boleyn, son frère ; Jane Grey, Thomas Morus, la comtesse de Salisbury, le comte d'Essex, et tant d'autres victimes du despotisme royal.
Un outrage était encore réservé à Norfolk.
On connaît Windsor et sa chapelle.
Le chœur de cette chapelle est le sanctuaire de toute noblesse. Ces stalles sculptées pour les chevaliers de l'ordre de la Jarretière, ces plaques d'or où sont gravées leurs armoiries, ce plafond gothique d'où flottent leurs pennons, ces vitraux, ce demi-jour, cet éclat voilé, ces vieux noms incrustés dans les métaux précieux jusque sous les ogives de la maison de Dieu, toutes ces choses pénètrent de la grandeur des traditions. Ces couronnes de comtes, de marquis, de ducs, de princes, de rois, quand on songe aux aïeux, semblent comme des couronnes de siècles ; les ombres de leurs drapeaux blasonnés apparaissent comme les ombres du temps et comme les crépuscules lointains de l'histoire. L'imagination est saisie de respect. Le voyageur même qui arrive républicain, avec l'âme démocratique de la France, s'incline un moment devant les souvenirs de l'aristocratie anglaise.
Ces souvenirs qui glissent des plis de tant de bannières n'étaient pas seulement vénérables, ils étaient sacrés sous Élisabeth.
Toute haute noblesse ouvrait Windsor, toute trahison en excluait.
Norfolk l'éprouva.
Le chapelain de Windsor, sur l'ordre du chancelier, monta en chaire, et fit pour cette solennelle circonstance un long sermon. Dans le premier point, il célébra les vertus d'Élisabeth, sa chasteté, son équité, sa clémence inépuisable ; dans le second point, il tonna contre les crimes de Norfolk, contre son ingratitude, ses parjures, ses trahisons. Le sens de tout le discours et de la péroraison fut que la mort du duc avait été bien douce, que la reine était trop bonne, mais que cependant il fallait la louer d'avoir cédé à sa miséricorde plus qu'à sa justice. Le sermon était à peine terminé que le héraut Jarretière s'avança dans toute la magnificence de son costume de cérémonie. Il décloua de la stalle où s'asseyait le duc la plaque armoriée des Howard ; il détacha du plafond leur glorieuse bannière, puis, l'ayant mise bas et traînée hors de la chapelle, il la foula aux pieds et la lança ignominieusement dans les fossés du château.
Après l'exécution de Tower-Hill, telle fut l'exécution de Windsor.
Marie Stuart avait attiré peu à peu le duc de Norfolk dans la trahison. Avant d'y consentir, il avait perpétuellement flotté entre le protestantisme et le catholicisme, entre la loyauté et la félonie. Malgré ses dénégations sur l'échafaud, le duc avait voulu déposer Élisabeth et rétablir le papisme. Il avait autorisé Ridolfi, le correspondant des nonces, à nouer des intrigues criminelles et à obtenir du pape, du roi d'Espagne, du duc d'Albe, des secours d'hommes et d'argent pour la double contre-révolution religieuse et politique dont il préparait les éléments, dont il amassait les orages. Les instructions de Marie Stuart et de Norfolk à Ridolfi sont conservées dans les archives secrètes du Vatican, et ne laissent aucun doute sur les intentions des deux illustres conspirateurs. Ces instructions sont confirmées et aggravées encore par l'interrogatoire de Ridolfi à l'Escurial.
Norfolk eut tort de balbutier, de sous-entendre une justification impossible ; il eut raison de se résigner sans murmure au jugement qui le frappait.
Marie, en cette cruelle conjoncture, ne poussa pas de ces rugissements terribles que lui arracha dans la maison du lord prévôt, à Édimbourg, sa séparation d'avec Bothwell. Pour ne pas achever de se compromettre jusqu'à la mort dans une cause qui était la sienne, elle amortit, elle étouffa ses sanglots. Elle resta trop maîtresse d'elle-même sous la terreur que lui inspirait Élisabeth.
Tout ce qu'elle a entrepris avec imprudence, tout ce qui est évident comme la lumière, elle le dément, selon sa coutume.
Elle n'a chargé Ridolfi d'aucune mission suspecte ; elle n'a pas songé à remettre son fils entre les mains de Philippe II.
« Si on dyt que j'ay imploré l'ayde du roy catholique en quelque sorte que ce soit pour susciter aulcune rebellion en ce païs, cella est faux et malitieusement controuvé. »
Elle va plus loin. Après avoir nié résolument la conspiration, elle renie presque Norfolk :
« Le duc de Norfolc est subjet de cette royne, duquel elle peut veriffier les soubçons conçus contre luy, si aulcuns en y a ; mais, voyant l'estat présent où il est, je ne me trouve, Dieu mercy, si dépourveue de sens, que je ne cognoisse combien peu me servyroit d'avoir aulcune intelligence avec luy, et le danger que par ce moyen je pourrois encourrir. »
Plus tard, elle revient un peu sur cette lettre à M. de La Mothe-Fénelon. Dans un moment de honte et dans un réveil de courage, elle lui écrit :
« Je suis bien marrie de l'intention de ceste royne à l'endroict du duc de Norfolc, et prie Dieu qu'il la veuille retourner. »
Puis après l'exécution de la sentence (à lord Burleigh, 10 juin) :
« J'ai receu la triste nouvelle… » et rien de plus.
Quelques écrivains ont reproché à Marie Stuart son insensibilité. C'était la peur, hélas! qui opprimait la reine d'Écosse, malgré son audace, et qui la rendait prudente. Le danger était pressant. Le parlement d'Angleterre, en demandant l'exécution du duc de Norfolk, avait supplié Élisabeth, dans la même pétition (28 mai), de livrer au bourreau Marie Stuart. Élisabeth, violemment tentée, n'osa pas encore… mais Marie trembla.
J'ai retrouvé, au plus fort de ses épreuves, avant et après son arrêt de mort, deux témoignages qu'on lira. Ils montreront qu'elle n'oublia point, et combien amèrement elle dut pleurer, dans l'ombre de sa prison, ce généreux amant qu'elle appelait « My Norfolk, » et qu'elle avait poussé au supplice.
Le second danger qui menaça mortellement Marie Stuart, en cette mémorable année (1572), fut la Saint-Barthélemy.
La Saint-Barthélemy, cette monstrueuse tragédie accomplie alors en France, illumina de joie et le Vatican et l'Escurial, mais elle eut un retentissement formidable en Écosse et en Angleterre. Plus de trente mille huguenots périrent dans ce massacre terrible. Aux abords du Louvre et le long des quais de la Seine, « le sang, dit d'Aubigné, couroit de tous costés, cherchant la rivière. » Le pape se réjouit, Philippe II tressaillit d'aise, et le seul sourire qui ait éclairé sa figure blême et morbide passa sur ses lèvres. Élisabeth en rugit de colère et de douleur. Tout son royaume s'émut avec elle. D'abord elle refusa de voir l'ambassadeur de France, qui voulait justifier son maître ; et quand elle daigna l'admettre, ce ne fut que le 9 septembre, à Oxford, dans une chambre tendue de noir, elle-même et toute sa cour en grand deuil. M. de La Mothe-Fénelon déclara, de la part de Charles IX, à la reine, que la religion était hors de cause, et que la Saint-Barthélemy n'avait pas été organisée contre des protestants, mais contre des conspirateurs. La reine d'abord garda un silence obstiné et menaçant. Elle le rompit d'une voix sourde, indignée, et répondit un long discours ambigu, emmiellé au bord, amer au fond. Sa conclusion fut qu'il était bien étrange que M. l'amiral de Coligny et ses coreligionnaires eussent été ainsi égorgés sans l'intervention de la justice. Les conseillers, les ministres de la reine, entourant ensuite M. de La Mothe-Fénelon, ajoutèrent que c'était « le plus énorme faict qui, depuis Jésus-Christ, fust advenu au monde. »
Pendant qu'Élisabeth et tous les protestants d'Angleterre et d'Écosse étaient consternés, les catholiques, partisans de la reine Marie, se réveillèrent de leur découragement et se concertèrent avec leur imprudence accoutumée. La révolte devint imminente. Burleigh et Leicester pressèrent Élisabeth de sacrifier Marie Stuart. Ils lui démontrèrent que cette mort importait à la tranquillité du royaume. Les évêques la proclamèrent légitime ; les lords et les communes, nécessaire ; et toute l'Angleterre applaudit à ces manifestations barbares.
« Je vous suplie très-humblement, » écrivait M. de La Mothe-Fénelon à Catherine de Médicis, « de parler un mot de bonne affection à M. de Walsingam pour la royne d'Escoce, car je vous puis assurer, madame, qu'elle est en grand danger. »
Élisabeth, qui désirait plus qu'aucun homme et qu'aucun parti le trépas de sa rivale, de celle qu'elle avait toujours haïe d'une haine mêlée de fiel et de sang, Élisabeth résista toutefois à l'entraînement général. Elle avait la religion de la monarchie. Elle répugnait à faire tomber une tête royale au grand jour. La couronne qui ornait cette tête abhorrée devait la rendre précieuse et sainte à l'univers entier. Élisabeth ne voulait pas affaiblir le respect pour les princes, ce respect qui était la sécurité de tous les trônes ; mais elle voulait se venger de son ennemie, la frapper dans les ténèbres, sans que la majesté souveraine ni sa réputation fussent compromises ; et voici quelle noire intrigue elle ourdit. Elle dépêcha Killegrew à Édimbourg, avec la mission ostensible de travailler à rétablir la paix dans ce malheureux pays déchiré par la guerre civile, et avec l'ordre secret de tramer le meurtre de Marie Stuart sur la terre d'Écosse par des mains écossaises. Élisabeth donna elle-même ses instructions à Killegrew en présence de Burleigh et de Leicester, les seuls complices, les seuls instigateurs de cet attentat. Killegrew partit, résolu à tout tenter pour le succès de son indigne ambassade.
La reine d'Angleterre livrerait Marie Stuart, pourvu que, après avoir demandé cette extradition, le gouvernement de l'Écosse s'engageât à faire périr Marie sans délai et sans éclat. Une seconde clause imposée au gouvernement écossais était de ne point nommer Élisabeth.
Elle se félicitait déjà, la cruelle princesse, et tout en disant : « La reine d'Écosse est ma fille, » elle ajoutait avec un accent sinistre : « Celle qui ne veut bien user envers sa mère mérite d'avoir une marâtre. »
Killegrew alla droit à Dalkeith, au château de Morton, qui l'écouta favorablement et lui promit son concours, concours régicide, que j'ai omis dans le récit de la vie et de la mort du comte, mais qu'il est équitable de restituer ici. Marr, régent du royaume, fut moins accessible aux machinations de l'Angleterre. Sa froideur inquiéta Killegrew et ne le découragea pas. Il eut recours à Morton, qui entraîna le comte de Marr. Un acte fut rédigé par eux, et porté à Burleigh par l'abbé de Dunfermlin. Marr consentait à délivrer Élisabeth, l'Angleterre et l'Écosse de Marie Stuart et des périls qu'elle faisait courir au protestantisme. Il stipulait trois conditions principales : la réserve entière des droits de Jacques VI, le payement de tout l'arriéré dû à l'armée écossaise, et la présence du comte d'Essex avec trois mille hommes de troupes anglaises à l'exécution de Marie Stuart.
Chose étrange! Élisabeth, Burleigh et Leicester demandaient, Killegrew sollicitait, et Morton accordait un assassinat! Le comte de Marr croyait-il n'accéder qu'à une grande mesure nationale? Il admet une exécution qui suppose un jugement. Odieux sophisme d'une vertu aux abois qui cherche, par un dernier et vain effort, à colorer d'un semblant de procédure un abominable forfait! Ah! certes, s'il y avait eu un jugement, il aurait été sommaire. « Tout sera fini en quatre heures, » écrivait triomphalement Killegrew à Burleigh.
Ce fut le 26 octobre que le comte de Marr envoya l'abbé de Dunfermlin à Burleigh ; le 28, il mourait à Stirling. Il tomba subitement malade à son retour de Dalkeith, où il avait été s'entendre avec le comte de Morton, ce grand fascinateur.
De tous les complices de ce guet-apens infâme, traîtreusement dressé par une reine contre une reine, et qui promettait la liberté pour donner la mort, le moins coupable, certes, fut le comte de Marr. Il rêvait un jugement, une exécution publique. Il espérait, à l'aide de trois mille Anglais qui devaient assister à cette exécution, réduire le château d'Édimbourg et tous les rebelles. Il pensait que le prétexte sérieux étant enlevé, par l'immolation de Marie, à la guerre civile, il pourrait en éteindre jusqu'à la dernière étincelle, et assurer le repos à l'Écosse qu'il adorait, le sceptre à son pupille, le jeune roi, qu'il aimait de toutes les forces de son âme. Voilà ses illusions. Voilà le mirage que Morton, son tentateur, fit briller à ses yeux pour l'égarer. Mais quand le régent eut quitté Dalkeith et n'entendit plus Morton, quand il se trouva seul avec son cœur, il sentit un grand remords, et le remords anticipé du seul crime où il eût jamais trempé, s'exaltant jusqu'au désespoir, le tua en deux jours. Sa vie ne fut donc abrégée ni par le poison, comme plusieurs l'ont conjecturé, ni par la fatigue du gouvernement et des affaires, mais par le remords ; et son étoile d'honnête homme permit que ce crime, auquel il avait consenti, manquât et s'expiât à la fois par son propre trépas. La Providence récompensa ainsi une longue vie d'honneur et d'humanité, en retirant de ce siècle de fer le comte de Marr avant qu'une goutte de sang eût taché ses mains.
Le comte de Marr, malgré sa faute, fut un caractère vraiment chrétien. Il essaya d'invoquer la toute-puissance de la loi contre les attentats publics et privés. Mais cette digue de la justice, qu'il élevait si péniblement, rompait toujours sous le torrent des crimes. Investi du pouvoir suprême, et d'une conscience si délicate qu'il se tenait pour responsable de tout le mal qu'il n'empêchait pas, il mourut inconsolable d'avoir failli lui-même, et de n'avoir pu, durant sa courte administration, diminuer les désordres, les spoliations, les assassinats qui désolaient sa patrie.
La mort du régent sauva Marie Stuart. Des événements nouveaux et l'affaiblissement de la première impression causée par les massacres de France, éloignèrent l'année, et changèrent les formes du meurtre arrêté dans le cœur d'Élisabeth. Marie ignora probablement le péril, et n'entrevit pas la hache nue qui avait passé si près de son cou. Gardée plus étroitement pendant les cinq mois qui suivirent la Saint-Barthélemy, aucune lettre d'elle ne nous est parvenue de cette époque où sa tête fut offerte, acceptée, marchandée entre une reine et des hommes d'État éminents, dont la correspondance nette, ferme, sans détour comme sans entrailles, prouve qu'en faisant une chose utile, ils croyaient accomplir une chose assez juste. Cette correspondance, publiée par M. Patrick Fraser Tytler, est conservée dans les archives de Londres. Précieuses collections, monuments de vérité, qui d'abord se taisent, mais qui parlent enfin à certaines heures, et qui révèlent à la postérité les énigmes des temps, pour l'éternelle honte des coupables, pour l'enseignement des générations!
Vie de Marie Stuart au château de Sheffield. — Ses correspondances. — Ses habitudes. — Ses espérances. — Sa petite cour. — Son esprit. — Sa grâce. — Sa générosité. — Elle redouble de ferveur religieuse. — Ses lectures. — Ronsard. — L'Heptaméron de la reine de Navarre. — Plutarque. — L'Imitation de Jésus-Christ. — Le Psautier. — Livre d'heures. — Besoin d'émotions douces. — Elle s'entoure d'oiseaux et de chiens. — Lettres. — Tyrannie d'Élisabeth. — Ses cruautés. — Sa parcimonie. — Son espionnage envers la reine d'Écosse. — Jacques VI prisonnier des seigneurs écossais. — Marie indignée. — Sa lettre à Élisabeth. — Marie Stuart accusée par la comtesse de Shrewsbury. — Lettre satirique de la reine d'Écosse à la reine d'Angleterre. — Lady Shrewsbury rétracte ses calomnies devant le conseil privé. — Marie Stuart transférée à Wingfield, sous la surveillance de sir Ralph Saddler et de Sommers. — Aggravation de captivité. — Élisabeth. — Les Guise. — Philippe II. — Les papes. — Jacques VI. — Catherine de Médicis. — Henri III. — Vanité de la confiance de Marie Stuart dans les princes.
Ces deux périls passés, la Saint-Barthélemy et la conspiration de Norfolk, Marie Stuart se courba peu à peu sous les voûtes féodales du château de Sheffield. Comment ces voûtes, en pesant sur elle, ne l'étouffèrent-elles point? C'est là un problème.
Marie avait un grand courage, et elle ne désespéra jamais entièrement de sa destinée. A l'époque où nous sommes parvenus, la politique pour elle avait tout remplacé. Elle avait des ambassadeurs, elle écrivait, elle recevait des milliers de lettres. Ses messagers traversaient la terre et les mers. Par elle et par eux elle travaillait à une double restauration : la sienne et celle du catholicisme dans la Grande-Bretagne. Elle méditait la ruine d'Élisabeth et du protestantisme par ses trois grands alliés naturels : le roi de France, le pape, et le roi d'Espagne. Elle aimait ces alliés avec une aveugle passion de parti ; mais cette passion avait des degrés. Le roi de France n'était que le troisième dans son affection, le pape n'était que le second. Le premier, c'était Philippe II, le roi catholique, le chef religieux à l'égal et même au-dessus du pape. Voilà ceux, voilà celui surtout de qui Marie espérait la chute de sa rivale, le rétablissement de son trône et de son Dieu.
Elle attendait au milieu des mécomptes, des insultes, des mensonges, des trahisons ; et, en attendant, elle souffrait.
Elle était privée de tout commerce avec son enfant élevé par ses ennemis, éloigné d'elle par tant de souvenirs, par la religion et par l'intérêt du pouvoir. La vue d'un fils, cette joie et cet orgueil de la femme, manquait à son cœur. Elle n'obtenait des nouvelles de Jacques, des nouvelles officielles, qu'à de longs intervalles ; et cependant, écrivait-elle, « c'est tout ce que j'ay dans ce monde, et plus je vay en avant, plus j'en suys folle mère. »
N'ayant plus d'amour après Norfolk, son ardeur de vie se répandait en correspondances séditieuses, en ruses et en luttes contre ses geôliers, en amitié sur ses officiers et sur ses femmes. Il entrait dans cette amitié beaucoup de sympathie naturelle, de reconnaissance, de bonté ; du désœuvrement aussi et de la coquetterie. Elle voulait plaire à tous, et elle y réussissait. Elle était adorée. Le dévouement qu'elle inspirait ressemblait encore à l'amour. Elle était attentive et généreuse. Son bonheur était de donner. Elle épuisait son pauvre budget à verser des présents autour d'elle, à préparer des surprises ; et rien ne lui était si doux que les visages heureux qu'elle avait faits. Lorsque ses distinctions avaient semé des jalousies, elle trouvait dans son cœur ou dans sa grâce des paroles qui ramenaient la paix parmi les siens. Elle soignait elle-même les malades et consolait ceux que la captivité lassait. La prison était plus charmante avec elle que la liberté sans elle.
Elle jouait et folâtrait avec ses serviteurs. Sa conversation, si brillante aux cours de France et d'Écosse, reprenait par moments toute sa verve, tous ses prestiges. Son originalité était impétueuse, entraînante. Elle portait l'imagination dans la gaieté, et sa plaisanterie était un mélange accompli de sel attique et de sel gaulois. On reconnaissait toujours la même Marie Stuart « attrayante au possible, » selon l'expression du maréchal de Retz. Personne n'était de meilleure compagnie. Elle avait des accès d'ironie, des bouffées de colère, des retours de bonne humeur, des séductions de sourire, des éclairs d'esprit, quelquefois des badinages galants qui rappelaient les fabliaux. Mais elle ne se permettait rien d'inconvenant ni de trivial. Dans ses petits écarts, elle restait princesse, et, comme on disait en ce temps-là, « gentilfame. »
Un autre trait de plus en plus caractérisé de sa physionomie morale, c'était la piété, une piété parfois tendre, souvent fanatique. Tantôt cette piété était une passion politique, un cri de guerre, tantôt une effusion religieuse. La violence contre les hérétiques était familière à la reine, à moins qu'ils ne fussent de ses serviteurs ou de ses partisans. Elle était alors d'une bienveillance caressante. Quand aussi sa situation s'aggravait, qu'elle éprouvait un redoublement de rudesse ou de périls, dans ses heures de regret ou de crainte, elle n'avait plus d'imprécations, mais des élans. Elle passait dans son oratoire, où elle s'attendrissait sur elle-même devant le crucifix et pleurait. Elle retrouvait là sa sérénité, oubliait ses maux, et, cédant à l'enthousiasme intérieur, elle se fondait dans la résignation, dans la prière. Elle sortait de ce lieu secret plus forte qu'elle n'y était entrée. Il lui arrivait dans ces moments-là de faire appeler par ses dames ses officiers. Elle leur parlait d'un intarissable cœur et de cette soudaine éloquence dont l'explosion étonnait autrefois à Holyrood les ministres de son conseil. Deux thèses favorites, dont elle variait les preuves avec une rare souplesse, revenaient toujours dans ses improvisations, vives et colorées comme celles du Midi. Elle adjurait les catholiques de croître, de persister dans la foi ; et les protestants, le jeune Gordon et Guillaume Douglas surtout, lorsqu'ils étaient attachés à sa maison, elle les suppliait de se convertir, les laissant libres, mais espérant tout de la puissance de Dieu, de leurs bons instincts et de leur bonne race.
Elle se croyait charge d'âmes, et elle était très-scrupuleuse sur la lettre des prescriptions ecclésiastiques. Elle se préoccupait de la défense expresse de toute prière dans une autre langue que la langue de l'Église. Elle avait bien « assez de restes de latin » pour comprendre ; mais ses serviteurs?
« Il m'est tombé entre les mains, écrivait-elle à l'archevêque de Glasgow, une paire d'heures réformées par le pape, lesquelles je voudroys avoir pour fournir mes gens ; et pour ce qu'il y a un édict qui défend d'user aucunes oraisons en langue vulgaire, mon petit troupeau estant, Dieu mercy, tout catholique (Gordon et Douglas partis), je vouldroys sçavoir si l'oraison vulgaire est généralement défendue à ceulx qui, après avoir dictes leurs heures, ont de particulières dévotions, et spécialement le manuel en françois. Ce que je vous prye de sçavoir du nonce, et prier mon oncle qu'il vous ordonne quelques prières pour dire après l'office à toute ma maison. Car aulcuns ne prieront jamais sans cela. Nous n'avons nul autre usage de religion, sinon la lecture des sermons de M. Picart, à quoy ils s'assemblent tous. Ce sera aumosne à vous autres de donner aux prisonniers une reigle. Nous avons autant de loisir quasi que les religieux. »
Elle s'inquiétait ainsi de la nourriture spirituelle de sa petite cour. Pour elle, dont la culture était plus exquise, elle avait conservé ses nobles habitudes d'intelligence. Quand elle avait beaucoup écrit, ses dépêches politiques terminées, elle se délassait à faire des vers ou à lire quelques livres aimés dans toutes ses fortunes, et qui la suivaient dans toutes ses demeures.
On connaît son admiration pour Ronsard. Elle feuilletait souvent les œuvres de ce maître de sa jeunesse, de ce merveilleux artiste, dont elle cherchait à imiter le tour et l'harmonie.
Elle avait du goût aussi pour l'Heptaméron de la reine de Navarre, et elle s'amusait des Nouvelles de la bonne Marguerite, qui, malgré le préjugé attaché à son nom, ne poussa jamais aussi loin que Marie Stuart la poésie du plaisir.
La pauvre prisonnière se récréait encore aux histoires anciennes, et singulièrement à Plutarque. M. Amyot, le grand aumônier et le précepteur de ses beaux-frères Charles IX et Henri III, lui avait donné lui-même au Louvre un exemplaire de sa traduction, à laquelle elle trouvait une saveur incomparable. Elle disait que ces grands païens étaient des modèles de vertu, et que, pour l'honneur de la vraie religion, on était tenu de vivre mieux et de mourir aussi bien qu'eux.
L'Imitation de Jésus-Christ, ce livre qu'un ange semble avoir écrit pour l'homme sous la dictée d'un Dieu, était le baume de sa captivité. Elle y avait recours dans les désespoirs où ses relations avec les agents d'Élisabeth jetaient son orgueil. Nulle lecture ne versait autant d'huile sur son âme. Mais quelquefois, quand cette âme énergique était trop ulcérée, trop meurtrie sous l'outrage, quand elle ruisselait de sang et de larmes, elle redisait à haute voix les Psaumes, ces hymnes d'un roi qui soupire, qui gémit, et qui, par éclairs, au plus fort de ses douleurs, crie vers Jéhovah contre ses ennemis :
Seigneur, écoutez ma prière, et que ma plainte monte jusqu'à vous.
La nuit j'ai veillé solitaire comme le passereau sur son toit.
....... .......... ...Mes jours ont décliné comme l'ombre, et j'ai séché comme l'herbe du faneur.
La langue de l'impie et du fourbe s'est déchaînée contre moi.
La perfidie est sur les lèvres de mes agresseurs ; ils ont rugi contre moi, ils m'ont fait une guerre d'iniquité.
Que le méchant règne sur mon ennemi! que Satan se dresse à sa droite!
Que son nom s'oublie en une seule génération!
Que les forfaits de ses pères revivent dans la mémoire du Seigneur, et que le péché de sa mère demeure ineffaçable!
....... .......... ...
On surprend ici au vif le secret des prédilections de Marie pour les Psaumes.
Un autre livre qu'elle ouvrait chaque jour, c'est un livre d'heures aux feuillets de vélin, décoré de miniatures, et dont les prières latines et françaises sont tracées à la main. Les pages sont encadrées d'arabesques, et les marges sont ornées de vers composés par Marie Stuart dans ses prisons. Ces vers sont péniblement travaillés ; le sens en est obscur, la forme tendue, et ils n'approchent pas de la prose de cette princesse à la même époque :
Voici les meilleurs du recueil :
Marie, R.
Ce beau manuscrit est ainsi désigné par l'inventaire des effets de Marie Stuart, trouvé dans les papiers de M. de Châteauneuf :
« Heures en parchemin… couverts en velloux avec coings, platines au mylieu et fermoirs d'or garnis de pierreries. »
Ce précieux livre demeura en Angleterre jusqu'en 1615. Il était en vente à Paris au commencement de la Révolution française. Un gentilhomme russe l'acheta, et en fit présent à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, où, bien que dépouillé de sa reliure primitive et de ses riches ornements, il excite encore l'admiration de tous les étrangers.
Marie Stuart le conserva depuis sa plus tendre jeunesse jusqu'à sa mort. Elle a mis elle-même une date qui prouve cette longue possession :
Ce livre est à moy. Marie, 1554.
La reine vivait ainsi, priant, ourdissant des intrigues politiques, prodiguant des avances menteuses à son ennemie triomphante ; usant le temps à lire, à écrire des vers, à prononcer des sermons, à causer, à médire, à regretter, à espérer. Mais le temps était long, et, quand toutes ces choses étaient faites, Marie ne savait plus que faire. La princesse éblouissante de Fontainebleau et de Saint-Germain, la reine adorée du Louvre et d'Holyrood respirait à l'étroit. Elle se sentait mourir à Sheffield, dans la cellule et dans les habitudes d'une religieuse ; réduite par moments à deux chambres, séparée de ses principaux officiers, en communication seulement avec quelques-unes de ses femmes et ses plus indispensables serviteurs ; ne se promenant plus à pied, ne montant plus à cheval, malade, brisée d'âme et de corps, abandonnée à tous les pressentiments, à toutes les craintes, en proie à l'ennui, ce vautour des prisons, qui étouffe lorsqu'il ne déchire pas. Marie fut, à plusieurs reprises, bien près de succomber : son courage toujours armé la sauva. L'affection de sa petite cour de trente personnes à Bolton, de seize à Sheffield, les soins de ses dames, l'industrie de ses domestiques lui venaient en aide. Bastien surtout, qu'elle avait toujours protégé, le même qu'elle maria en son château d'Édimbourg, et pour les noces duquel elle donna un bal la nuit où Darnley fut assassiné ; Bastien, dévoué à sa maîtresse, d'une imagination inventive, accourait au moindre signe. Il lui persuadait de tenter un mets nouveau dont il lui enseignait la recette ; il lui composait des ouvrages de soie et de tapisserie que la reine se décidait à remplir, et la distraction qu'elle en éprouvait la soulageait un peu. Elle, la fière Marie, elle composait lentement de délicieux travaux d'aiguille, pour qui!… pour celle qui la retenait prisonnière, pour celle qu'elle haïssait avec d'autant plus de rage qu'elle contraignait ses mains et ses lèvres à la flatter.
Aussi quel besoin d'émotions douces, d'objets inoffensifs, de créatures aimantes pour reposer ses yeux et ses pensées! Elle cédait à mille élans de tendresse, à mille instincts de bienveillance. Elle s'entourait de parfums et de chants. Elle multipliait la vie autour d'elle, et les fleurs, et les oiseaux, et les chiens, images charmantes de tout ce qui lui manquait, le luxe, la liberté, le mouvement et l'amour.
Il faut l'entendre elle-même.
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
De Sheffield, 8 novembre 1571.
« … J'avoys baillé un ordre à mon tailleur de me faire tenir quelques besoignes. Je vous prie, soubz cette couleur, essayer d'envoyer vers moy, ou à tout le moins quelque chose par les voituriers, et n'oublier le ruban. Je désireroy bien avoir de l'eau de canelle.
« Marie, R. »
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
Septembre 1573.
....... .......... ...« Expédiés moy le mithridat (le contre-poison, l'antidote), dont je vous ay escript, le meilleur et le plus seurement que faire se pourra, et le reste des besoignes que doit le sieur Vassal m'achepter, spécialement la soie blanche, pour ce que j'en ai plus de haste ; quant à la verte, j'en ay reconnu assés.
« Vostre bien obligée et bonne amie,
« Marie, R. »
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
Du château de Sheffield, 20 février 1574.
« Il fault que je vous donne la peyne de m'envoyer, le plustost que pourrés, huict aulnes de satin incarnat, de la coulleur de l'eschantillon de soye que vous recevrés, le mieux choisi que trouverés dans Londres. Je le voudrois avoir dans quinze jours, et une livre de plus deslié et double fil d'argent que ferés tramer ; et, en bref, je vous rendray compte de l'ouvrage en quoy je le pense employer.
« Marie, R. »
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
De Sheffield, le 10 mars 1574.
« J'avois demandé des confitures pour ce caresme, qui me feroient bon besoin, l'ayant commencé avec la douleur de mon costé bien aspre, qui ne m'estoit venue depuis Bourkston (Buxton) ; mais si vous m'en envoyés, je désirerois bien que ce feust par une main asseurée.
« Je ne vous diray aultre chose, sinon que tout mon exercisse est à lire et à travailler en ma chambre ; et pour ce, je vous demande, puisque je n'ay aultre exercisse, de m'envoyer le plustost que pourrés, quatre onces, plus ou moins, de la mesme soye incarnatte que m'envoyattes il y a quelque temps, pareille au patron que je vous renvoye ; le mieux est d'en faire prendre au mesme marchand qui vous fournit l'aultre. L'argent est trop gros ; je vous prie m'en faire choisir de plus deslié, comme le patron est, et me l'envoyer avecque huict aulnes de taffetas incarnat de doubleure ; si je ne l'ay bientost, je chomeray, de quoy je serois marrie, car ce n'est pour moy que je travaille. »
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
De Sheffield, 9 juin 1574.
« Je vous charge présenter de ma part à la royne un essay de mon ouvrage, que recevrés par le Karieur, dans une cassette scellée de mon cachet ; que vous la supplierés d'accepter en bonne part, comme tesmoignage de l'honneur que je luy porte et désir que j'ay de m'employer en chose qui lui peust plaire. Vous excuserés les faultes, et en prendrés une partie pour vous, qui n'estes bon choisisseur de fil d'argent ; et, pour amande de vostre part, tâcherés d'entendre en quoy je pourray travailler qui luy puisse estre plus agréable ; et, m'en advertissant, je fairay mieux à l'advenir. »
MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.
De Sheffield, 9 juillet 1574.
« Madame ma bonne sœur, puisque vous avés fait si bonne démonstration à M. de La Mothe, ambassadeur du roy, monsieur mon bon frère, d'avoir pour agréable la hardiesse que j'ay prise de vous faire présenter par luy ce petit essay de mon ouvrage, je ne me suis peu tenir de vous tesmoigner, par ce mot, combien je m'estimeray heureuse me mettre en debvoir, par tous moyens, de recouvrer quelque part en vostre bonne grace, à quoy j'eusse bien désiré qu'il vous eust pleu m'ayder par quelque signification de ce que vous trouverés en quoy je vous puisse obéir ; ce sera quand il vous plaira que je vous fairay preuve de l'honneur et amytié que je vous porte. Je suis bien ayse que vous ayez accepté les confitures que ledit sieur de La Mothe vous a présantées, desquelles j'écris presentement à mon chancelier Du Verger de m'envoyer meilleure provision, et vous me fairés faveur de vous en servir. Et pleust à Dieu qu'en meilleure chose vous me voulussiés employer privément comme vostre ; j'aurois telle promptitude pour vous complaire, qu'en bref vous auriés meilleure oppinion de moy. Cependant j'attandray en bonne dévotion quelques favorables nouvelles de vous, puisque je les requiers de si longue main. Et, pour ne vous importuner, je remettray le surplus à M. de La Mothe, m'asseurant que vous ne luy donnerés moins de crédit qu'à moi mesme ; et, vous ayant baisé les mains, je prierai Dieu qu'il vous donne, Madame ma bonne sœur, en santé, longue et heureuse vie.
« Vostre bien affectionnée sœur et cousine,
« Marie, R. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, 9 juillet 1574.
« Monsieur de Glasco, pour le present je ne vous diray sinon que, Dieu merssy, je me porte mieulx que d'avant mes bayns, durant lesquels je vous escrivis. Au reste, je vous prie me faire recouvrer des tourtelles et de ces poules de Barbarie, pour voir si je pourray les faire eslever en ce pays (comme vostre frère m'a dit que vous en aviez faict nourrir en cage, et des perdrix rouges chez vous), et despescher quelqu'un jusqu'à Londres pour les apporter, qui m'enverra l'instruction. Je prendrois plaisir de les nourrir en casge, comme je fays de tous les petits oiseaux que je puis trouver. Ce sont des passe-temps de prisonnière, et mesmes pour ce qu'il n'y en a pas en ce pays. Je vous ay escrit il n'y a pas longtemps ; je vous prye, tenez la main que mon intention soit suivie, et je prieray Dieu vous avoir en sa garde.
« Vostre bien bonne mestresse et amie,
« Marie, R. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, 18 juillet 1574.
« Si vous avez congé de m'envoyer quelqu'un avecques mes comptes, envoyez Jean de Compiegne, et qu'il m'apporte des patrons d'habits et eschantillons de draps d'or, d'argent et soye, les plus jolis et rares que l'on porte à la cour, pour là-dessus entendre ma volonté. Faytes moy faire à Poissy une couple de coiffes à couronne d'or et d'argent, telles qu'ils m'en ont aultrefoys faictes ; et que Breton se souvienne de sa promesse, qu'il me fasse recouvrer d'Italie des plus nouvelles façons des coiffures et voiles et rubans avecques or et argent, et je l'en feray rembourser.
« Souvenez-vous des oiseaux dont je vous ay escrit dernièrement, et communiquez la présente à Messieurs mes oncles, et leur priez de me fayre part de quelques unes des nouveautés qui leur viendront, comme ils font à mes cousines ; car bien que je n'en porte, elles seront employées en meilleur lieu. Et pour fin, je requiers Dieu qu'il vous donne, Monsieur de Glascou, bonne et longue vie.
« Vostre bien bonne amye et mestresse,
« Marie, R. »
MARIE STUART A MONSIEUR L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
De Sheffield, 1574.
« … Si M. le cardinal de Guise, mon oncle, est allé à Lyon, je m'asseure qu'il m'enverra une couple de beaux petits chiens, et vous m'en ascheterez autant ; car, hors de lisre et de besoigner, je n'ay plésir qu'à toutes les petites bêtes que je puis avoir. Il me les fauldroit envoyer en des paniers, bien chaudement.
« Vostre bien bonne mestresse et meilleure amye,
« Marie, R. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield.
« Monsieur de Glascou, je suis satisfayte de ma montre, qui me playt tant pour ces jolies devises, qu'il fault que je vous en remercie. N'oubliés pas mes armoyries et devises dont mon segretaire Nau vous a escrit, et davantage celles de feu M. mon grand-père et Mme ma grand'mère. Au reste, j'ayme bien mes petits chiens. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, 1574.
« Monsieur de Glascou, Serves de Condé, un ancien et bon serviteur, s'est plaint à moy d'avoir esté oublié sur mon estat, ces années passées. J'entends que luy et sa femme y soient remis au premier. Cependant, je lui ay signé un mandement de quoy je vous prie le faire payer.
« Vostre bien bonne amye et mestresse,
« Marie, R. »
A MONSIEUR L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
De Sheffield, 4 août 1574.
« … Quant à l'opinion de M. le cardinal, mon oncle, de mettre mon argent en un coffre, je le trouve bon et l'en supplie humblement. Je le supplie me tenir en sa bonne grace et me faire au long entendre sa volonté, ou par son chiffre ou par le vostre. Advisez bien que personne, que vous et lui, ne sçache rien de ce que je vous escris, car un mot esventé par mesgarde m'emporteroit de la vie, quand ce ne seroit que pour la peur de mes intelligences. »
Du milieu de ces manéges diplomatiques, de ces soins touchants, de ces affections délicates auxquelles elle se retenait pour ne pas tomber dans l'abîme dont elle sentait le vertige, Marie Stuart, d'intervalle en intervalle, poussait un cri de détresse. Elle faisait appel à sa famille, au cardinal de Lorraine, son oncle, au roi de France, au pape, à Catherine de Médicis, à Élisabeth elle-même.
Écoutons-la du fond de son donjon :
A MONSIEUR LE CARDINAL DE LORRAINE.
Sheffield, 4 août 1574.
« … M. de La Mothe me conseille vous supplier que mon cousin de Guise, Mme ma grand'mère et vous, écriviez quelques lettres honnestes à Leicester, le remerciant de sa courtoisie vers moy, comme si luy faisoyt beaucoup pour moy, et par mesme moyen lui envoyer quelque présent, que cela me feroyt grand bien. Il prend plaisir à des meubles. Si lui envoyiez quelque coupe de christal en vostre nom et me la faire payer, ou quelque beau tapis de Turquie, ou semblables choses que trouverez le mieux à propos, il me sauveroyt peut-estre cet hyver, et lui feroit de honte mieux faire, ou estre soupsonné de sa maystresse, et tout m'ayderoit. »
MARIE STUART A MONSIEUR L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, août 1574.
« … Si mon oncle, monsieur le cardinal, me voulloit adresser quelque chose de joly ou bien des brasselets, ou un myroir, je le donneroys à la royne. Car on m'a advertye qu'il fault que je lui face des présents. Si vous trouvez quelque chose de nouveau, faites le moy achepter, et demandés pasport pour m'estre apporté, et peult-estre que, pour l'avoyr, la dicte royne sera contente de me le laisser venir. Il fauldroit m'escrire en lettres ouvertes que l'avez recouvert, pour, s'il me plaisoit, servir d'un token (cadeau) à la royne ; mais que ne voullés qu'il soyt délivré qu'à moy, pour voir si je le trouveroys agréable. Et si mon oncle devisoit quelque devise entre elle et moy, ces petites folies là la fairoient plustost couller le temps avec moy, que nulle autre chose. »
MARIE STUART AU CARDINAL DE LORRAINE.
8 novembre 1574.
« … Mon bon oncle, si vous sçaviez les afflictions, alarmes et peurs que j'ay tous les jours, vous auriés pityé de moi, quoique je ne serois vostre chère fille et niepce.
« … S'il plaît à Dieu me délivrer par vostre moyen et de mes parens, vous et eux en aurez plus de force et de support pour nostre maison. Mon bon oncle, si je voys qu'avés soing de moy, je porteray tout paciemment, et metteray poine de me préserver, pour vous obéir le reste de ma vie. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
11 novembre 1574.
« Depuis mon chifre écrit, le frère de Du Verger a eu pasport de me venir porter quelques confitures que j'avoys mandées, dont monsieur de La Mothe a, de ma part, présenté la moytié à cette royne, qui m'avoyt par luy prié en faire venir ; et bien qu'il en eut pris l'essay, quelques uns lui ont voullu mettre en teste que c'estoit pour l'empoysonner ; ce que oyant l'ambassadeur, il a supplié la royne, qui les avoyt receues, qu'elle n'en goutast. Mais elle respondit que puisqu'il en avoyt fait l'essay, elle ne s'en défieroyt poinct, et en a tasté et trouvé bonne. »
MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.
Du château de Sheffield, 13 décembre 1574.
« … Monsieur de La Mothe-Fénelon, l'asseurance que me donnés que la royne, ma bonne sœur, recevra en bonne part les petits ouvrages que je puis faire de ma main, m'a fait travailler vollontiers à faire cet ascoutrement de reseuil (réseau) que je vous prie lui présenter, avecque ce mot de lettre que vous fermerez l'ayant leue, lui ramentevant tousjours le désir que j'ay de pouvoir faire chose qui lui soit agréable. Et le jour qu'elle me fera cette faveur de le porter, je vous prie lui baiser très humblement les mains pour moi : de quoy je vous seray obligée. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, 9 janvier 1575.
« … Je vous prye, faytes moy faire ung beau miroir d'or, pour pendre à la ceinture, avec une cheine à le pendre ; et qu'il soit sur le miroir le chiffre de ceste royne, et le myen, et quelque devise à propos, que le cardinal mon oncle devisera. Il y a de mes amis en ce pays qui demandent de mes peintures. Je vous prye m'en faire faire quatre enchassez en or, et me les envoyez secretement, et le plus tost que pourrez. »
MARIE STUART A HENRI III, ROI DE FRANCE.
De Sheffield, 12 juin 1575.
« … Je vous beseray humblement les meins du bien qu'il vous a pleu fayre à l'evesque de Rosse en faveur des servisses qu'il m'a faicts. Ce sont les effects de l'amitié d'un très bon frère et allié, et qui me font esperer que ceste si ensienne allience d'entre nos prédecesseurs sera encores entre nous deux renouvellée et plus estroictement confirmée.
« Vostre plus humble sœur à vous obéir,
« Marie, R. »
MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.
Sheffield, 9 mai 1578.
« … Ayez souvent audience de la royne mère (Catherine de Médicis), et mectez peine de l'informer, au mieux que vous pourrez, du respect et obéissance que je lui veux porter, afin de la rendre plus facile à l'advancement et expédition de ce qui lui sera communiqué par messieurs mes parens. »
MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.
5 septembre 1579.
« Madame ma bonne sœur, je vous ai escript par diverses foys, depuis le voyage que mon secretaire a fait en Écosse ; mais n'ayant eu aucune responce, craignant que toutes mes lettres ne vous ayent esté présentées, je n'ay voulu faillir de m'en descharger près de vous, et vous ramantevoir l'estat misérable de la mère et de l'enfant, vos plus proches parens, affin qu'il vous plaise, selon vostre acoustumé bon naturel, leur subvenir en une nécessité si urgente. »
« … Vous protestant, sur ma foy et conscience, que je désire autant que vivre d'acquérir et mériter vostre bonne amytié par tous les debvoirs que je pourray vous rendre comme vostre humble sœur puisnée, qui en ceste volonté vous bayse les meins. »
Marie Stuart était profondément occupée de son fils ; son fils l'inquiétait sans cesse. Elle souhaitait de l'arracher au protestantisme, à Élisabeth, et de le donner, selon le vent de la politique, soit à la France, soit à l'Espagne, mais toujours au catholicisme, afin de le reconquérir, et de faire de leurs deux causes une seule cause, de leurs deux faiblesses une force. Elle s'était attachée à ce dessein obstinément ; et si les ministres anglais s'avisaient de l'en soupçonner, elle le niait avec une imperturbable assurance. Sa politique sur ce point était superstitieuse, et la pauvre reine y mêlait des pratiques secrètes de dévotion. Après s'être adressée à tous les princes, à tous les diplomates, à tous les partisans des royautés papistes, à tous ses parents de Lorraine et de Guise, elle invoqua la Vierge, et elle eut recours à une neuvaine.
Elle écrivit à M. de Glasgow, son ambassadeur en France :
De Sheffield, 18 mars 1580.
« Acquittez moi d'un vœu que j'ai autrefoys fait pour mon filz ; c'est à sçavoir d'envoyer sa pesanteur de cire vierge, lorsqu'il nacquit, à Notre-Dame de Clery, et y faire faire une neufvaine. Outre laquelle je désire que vous faciez chanter une messe en la dicte église, par chascun jour, un an durant, et distribuer là, par chascun jour, treize trezains à treize pauvres, les premiers qui se présenteront de jour à aultre. »
Les passions cependant et les intérêts contraires suivaient leur cours.
Leicester, à l'exemple de la reine sa maîtresse, recevait les présents de Marie, lui renvoyait des compliments, des hommages de galanterie, et ne cessait de conseiller à Élisabeth de la faire mourir à huis clos. Ses collègues appuyaient ce conseil barbare. Élisabeth ne le repoussait pas, elle l'ajournait. Sa résolution était prise.
Elle préluda contre Marie à l'attentat suprême par mille attentats. Elle, qui avait le culte de la royauté, sa haine envers la femme lui fit oublier les égards que ses sujets mêmes devaient à une tête qui avait porté deux couronnes, et qui avait légitimement droit à une troisième. Les sévérités, les rudesses étaient recommandées aux gardiens de Marie. Ceux qui tempéraient de quelques adoucissements ces ordres sauvages, des grands seigneurs comme lord Scrope et lord Shrewsbury, étaient vivement réprimandés de leur politesse. Leur commisération, leur respect étaient des délits aux yeux d'Élisabeth, presque des trahisons. Il fallait être le tourmenteur de la reine d'Écosse pour plaire à la reine d'Angleterre.
Malgré les tolérances qu'amène l'intimité, Marie eut beaucoup à souffrir de la tyrannie imposée à ses geôliers grands et petits. Toute complaisance pour elle était punie ; toute méfiance, toute dureté, toute aggravation contre elle étaient récompensées à Greenwich.
Les châteaux qu'elle habita successivement, surtout Tutbury, furent si malsains, elle fut si exposée dans ces tristes séjours au froid, à la fumée, au vent, à l'humidité, sans parler de l'ennui qui empoisonnerait les plus charmantes résidences, qu'elle y contracta des infirmités précoces. Les ordonnances des médecins, les soins de ses serviteurs, les bains répétés de Buxton, furent impuissants à la guérir.
La parcimonie dans les dépenses de sa table et dans tout ce que payait Élisabeth était honteuse. La pauvre Marie était détournée du dégoût que lui inspirait cette avarice haineuse qui s'étendait à tout, par les inquiétudes, les soucis de sa propre sûreté. Toujours en peur d'être empoisonnée, ses maîtres d'hôtel, les Beatoun et Melvil, étaient des amis qui veillaient plus à sa vie qu'à sa maison. Et ce n'étaient pas des craintes chimériques. Plus d'une fois ce lâche crime, nous l'avons dit, avait été conseillé par Leicester. Ce ne fut pas le désir qui manqua à Élisabeth ; ce fut l'audace. Elle redoutait les cours de l'Europe. Elle espérait une occasion où elle pût à la fois désaltérer son envie féroce et ne pas perdre sa réputation, ne pas compromettre son honneur. Bien différente de sa rivale, elle était prudente jusque dans l'assassinat, et elle songeait à préserver judaïquement son odieuse robe virginale de toute tache de sang.
Les meubles de Marie, de celle dont les maisons s'étaient appelées le Louvre et Holyrood, étaient aussi simples que les mets fournis à la reine d'Écosse. L'âme et la main d'Élisabeth se montraient partout. De loin, elle épouvantait la courtoisie des hôtes de Marie, et lord Shrewsbury, tout grand maréchal d'Angleterre qu'il était, sentait et laissait sentir qu'il était enveloppé des regards de sa souveraine. Le seul luxe de Marie lui était personnel. Ses appartements ne brillaient que des débris de ses fortunes. Ses robes et ses manteaux de velours et de satin, ses basquines à l'espagnole, de taffetas ou de crêpe, semées de jais ; ses tapisseries héroïques, représentant, en six actes, la Journée de Ravennes ; ses tapisseries mythologiques, reproduisant Méléagre et Hercule ; ses tapis de Turquie, ses dais de toute couleur ; les dentelles et les franges d'or de son lit, ses voiles brodés, ses camisoles de soie ; sa bassinoire d'argent ; les deux bassins d'argent où elle se lavait ; ses croix d'or, ses bracelets, ses chaînes de perles, ses colliers d'ambre mêlés de rubis et de diamants ; son miroir ovale garni d'or et de pierreries, sa petite ourse et sa petite vache d'or émaillé ; ses écritoires, ses flacons et ses salières d'argent ; sa lampe de nuit en forme de sirène, chef-d'œuvre d'orfévrerie ; ses luths d'ivoire et d'ébène, ses horloges diverses, ses coupes et ses bougeoirs de vermeil ; ses petits arbres d'or, dans les branches desquels se cachaient une femme et deux perroquets ; les portraits d'elle, de son père, de sa mère, de son fils, de Charles IX, de Henri III, de la reine de Navarre, du cardinal de Lorraine, du duc François de Guise, son glorieux et bien-aimé oncle, de son cousin Henri de Guise : toutes ces choses venaient d'elle, de sa grandeur passée. Élisabeth n'y avait ajouté que des ustensiles communs et des meubles vulgaires. Il fallut à Marie Stuart une longue et pénible négociation pour obtenir un lit de plumes qui était recommandé par les médecins. Triste et lamentable contraste, où éclataient la majesté déchue de Marie et les vengeances d'Élisabeth!
L'une des épreuves les plus cruelles de Marie Stuart, ce fut l'espionnage organisé contre elle, la corruption s'insinuant jusqu'à son oratoire, pénétrant jusqu'aux secrétaires de l'ambassade de France ; et par suite, ses chiffres vendus, ses lettres ouvertes, ses confidences livrées, le trafic affreux de ses secrets, de sa correspondance, de sa liberté, de son trône et de sa vie.
Quand on ne pouvait gagner ses serviteurs (presque tous furent fidèles), on en réduisait le nombre, sans s'inquiéter de blesser soit les habitudes, soit les nécessités, soit les affections de la captive, ces humbles affections de l'intimité, si chères à Marie Stuart aux jours de son infortune, alors qu'elle se serrait sur la pierre de l'âtre, plus près du cœur de ses pénates français et écossais qui lui continuaient en exil, en prison, sous les verrous anglais, une patrie domestique, une religion du foyer.
Le goût de Marie Stuart était connu pour la promenade à pied et surtout pour les courses à cheval. Il arriva souvent que l'on restreignit ou même que l'on supprima tout exercice de la prisonnière, au grand détriment de sa santé et de son plaisir. Elle qui était née pour commander de si haut, elle était forcée alors de se soumettre, et elle obéissait en frémissant.
On lui refusa plus d'une fois la douceur de recevoir les officiers et les intendants de ses biens en France, qui avaient à lui rendre compte de son douaire ou qui lui apportaient des nouvelles de sa famille. S'ils étaient admis en sa présence, c'était devant des témoins qui écoutaient les paroles et qui scrutaient jusqu'aux regards.
La reine d'Écosse avait toujours été catholique. Les adversités avaient redoublé en elle le zèle religieux. Le catholicisme était pour elle un intérêt, puisque, détrônée avec lui dans la Grande-Bretagne, avec lui elle devait se relever de la poussière. Le catholicisme était surtout pour elle un sentiment très-profond, très-ardent, dont le malheur et la captivité entretenaient la flamme. Elle voulait et demandait un chapelain qui lui dît la messe, qui la confessât, qui la consolât, et qui fût le pontife de son culte, le prêtre de toute sa maison. Ce désir si naturel, ce droit si juste, étaient toujours éludés, et l'on opprimait la pauvre reine avec une dérision sauvage jusque dans le sanctuaire de sa conscience.
On alla plus loin :
Marie Stuart s'était plainte à Élisabeth qu'on eût donné pour précepteur à son fils celui qu'elle appelait « l'athée Buchanan, » et elle priait vivement la reine d'Angleterre que l'on choisît un autre maître pour le jeune prince. Que fit Élisabeth? Elle répondit indirectement que cela concernait les Écossais, qu'elle ne pouvait se mêler de ce détail intérieur ; et en même temps elle eut soin de faire porter à Marie Stuart, par Bateman, le pamphlet sanglant dans lequel le fanatique docteur traitait Marie d'adultère, de prostituée, d'empoisonneuse.
Marie sentit le double coup de la main de Buchanan et de la main d'Élisabeth. Elle but jusqu'à la lie cette insulte après toutes les autres, et elle dut se résigner à ce que le diffamateur de la mère répétât sans cesse à l'oreille de l'enfant ce qu'il avait proclamé sur les toits à la face de l'Écosse, de l'Angleterre et du monde.
La mesure des persécutions était comblée depuis longtemps. Cependant, Marie espérait encore. Elle était parvenue à nouer une correspondance avec son fils, et des diplomates dévoués cherchaient laborieusement à réunir, par un traité d'association, le droit réciproque du roi et de sa mère à la couronne. Les seigneurs du parti de Morton, qui avaient si énergiquement combattu Marie Stuart, et la reine d'Angleterre, qui n'entendait pas lâcher sa proie, étaient naturellement les adversaires d'un arrangement amphibie qui aurait rendu à leur ennemie la liberté et une moitié du sceptre. Néanmoins, malgré tous les obstacles qu'elle prévoyait, Marie se fiait à ses négociations avec l'étranger, et elle pensait rétablir ses affaires, soit par l'influence du duc de Guise sur les favoris de Jacques, soit par les secours de la France, de Rome et de l'Espagne. Dans ces illusions, elle contenait ses murmures. Mais lorsque triompha la faction anglaise, dont les chefs, les comtes de Marr et de Glencairn, lord Lindsey, le tuteur de Glamis, lord Boyd, lord Ruthven, depuis peu comte de Gowrie, s'emparèrent, le 22 août 1582, de la personne de Jacques VI, et l'emmenèrent à Stirling, alors déçue dans tous ses projets, renonçant à son hypocrisie épistolaire avec Élisabeth, Marie Stuart éclata dans la plus éloquente lettre qu'elle ait jamais écrite, et que nous serons heureux de rappeler ici.
Le roi d'Écosse avait été pris au piége dans le château de Ruthven. Il y fut invité, et s'y arrêta à son retour de la forêt d'Atholl, où il s'était livré à sa passion pour la chasse. Jacques descendit de cheval avec une insouciante bonhomie dans la cour du château de Ruthven. Il y fut reçu par le comte de Gowrie avec toutes les marques d'une respectueuse reconnaissance. Le roi monta joyeusement l'escalier. Mais à peine sous le vestibule, il s'aperçut qu'il était séparé de sa suite et entouré de lords suspects. Il dissimula de son mieux, et le soir il feignit d'organiser pour le lendemain une belle partie de chasse, à l'aide de laquelle il comptait s'évader et gagner Holyrood. S'étant levé de bon matin, il se rendit, afin de dérouter les soupçons, dans la grande salle du château. Il y donna ses ordres pour la journée, puis il voulut quitter l'appartement. Mais au moment où il allait sortir, il vit entrer tous les seigneurs qu'il redoutait. Ils lui présentèrent une pétition violente, où ils énuméraient les griefs de l'Écosse et les leurs. Ils accusaient le gouvernement de Jacques d'être abandonné à d'indignes favoris qui s'entendaient avec le roi d'Espagne, le pape, les jésuites, et qui se jouaient du saint Évangile de Dieu, des priviléges de la noblesse, des lois et des libertés du royaume. Jacques, embarrassé, balbutia quelques promesses inintelligibles, et s'avança vers la porte. Le tuteur de Glamis y était. Il se mit en travers, croisa les bras sur sa poitrine, et barra audacieusement le chemin à son maître. Jacques retourna se rasseoir, et son dépit fut si vif, qu'il pleura. « Laissez-le pleurer, dit rudement Glamis en relevant sa moustache ; larmes d'enfant valent mieux que larmes d'hommes ayant de la barbe. » Le roi se sentit plus que prisonnier, il se sentit insulté. Il pardonna l'attentat, mais il ne pardonna pas l'offense.
Marie Stuart fut pénétrée d'indignation. Son fils devenait le captif du parti anglais comme elle était elle-même la prisonnière d'Élisabeth. Cet outrage lui renouvela ses propres outrages, partis des mêmes mains, des mêmes bouches, et communiqua cette fois à son accent plus de franchise, de profondeur et de sonorité.
« Madame, écrit-elle à Élisabeth, j'aurai recours au Christ, notre juge, pour mon pauvre enfant et pour moi-même. Au nom du Sauveur donc et devant lui, séant entre vous et moi, je vous dénonce cette dernière conspiration comme une trahison contre la vie de mon fils. »
Puis, faisant un retour sur sa captivité, Marie énumère tous ses griefs, toutes ses misères, toutes ses avanies. Elle demande des soulagements, un prêtre pour la consoler, deux femmes de chambre de plus pour la soigner. Elle implore la liberté, un lieu de repos hors de l'Angleterre.
Elle se calme à la fin, cesse de menacer et supplie. « Vous peut-ce être jamais honneur ni bien, que mon enfant et moi soyons si longtemps séparés et nous d'avec vous, nous qui vous touchons de si près en cœur et en sang?
« Reprenés, ajoute-t-elle, ces anciennes arrhes (erres, errements) de vostre bon naturel ; obligez les vostres à vous mesmes ; donnés moy ce contentement avant que de mourir, que voyant toutes choses bien remises entre nous, mon ame, délivrée de ce corps, ne soyt contrainte d'espandre ses gémissements vers Dieu, pour le tort que vous aurez souffert nous estre faict icy bas ; ains, au contraire, en paix et concorde avec vous, départant hors de ceste captivité s'achemine vers luy, que je prye vous bien inspirer sur mes très justes et plus que raisonnables complainctes et doléances.
« Vostre très désolée plus proche cousine et affectionnée sœur,
« Marie, R. »
Cette lettre vint s'émousser sur le cœur inflexible d'Élisabeth. Les persécutions ne cessèrent pas, et la reine d'Angleterre, après des alternatives diverses, s'empara de loin de l'esprit de Jacques VI par les seigneurs écossais, qu'elle pensionnait. Elle acheva de désespérer ainsi Marie Stuart, qui craignit de plus en plus que son fils ne fût perdu à toujours pour elle et pour le catholicisme.
Marie, cependant, feignait avec Élisabeth. Elle continuait de la flatter des lèvres, lorsqu'une circonstance cruelle réveilla toutes les passions assoupies dans le sein de la reine d'Écosse. Son emportement méprisa le danger. Elle oublia sa faiblesse et la toute-puissance de son ennemie. Elle avait eu souvent recours à l'éloquence, à la prière. Poussée à bout, elle se servit du sarcasme comme de son arme naturelle ; elle l'aiguisa et le trempa dans le venin de sa haine si longtemps dissimulée.
Elle avait été des années l'amie de la comtesse de Shrewsbury, la femme de son hôte de Sheffield. Soit jalousie vraie, soit désir de plaire à Élisabeth, la comtesse prit soudainement ombrage de l'intimité de Marie Stuart et de lord Shrewsbury. D'accord avec ses deux fils, Charles et William Cavendish, elle publia partout son déshonneur, prétendant qu'il y avait une liaison coupable entre le comte et la reine d'Écosse.
La pauvre captive, innocente cette fois, demanda justice de sa calomniatrice ; et comme elle trouvait qu'on était lent à la lui faire, elle eut une imagination diabolique : ce fut de se venger, par un coup à deux tranchants, d'Élisabeth et de la comtesse, alors à la cour de Greenwich.
Voici comment et par quelle lettre :
MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.
Sans date (novembre 1584).
« Madame, selon ce que je vous ay promis et avés depuis désiré, je vous déclare, ores qu'avecques regret, que telles choses soyent ammenées en questions, mais très sincèrement et sans aucune passion, dont je prends mon Dieu à tesmoing, que la comtesse de Shrewsbury m'a dit de vous ce qui suit au plus près de ces termes. A la plupart de quoy je proteste avoir respondu, la réprimandant de croire ou parler si lissentieusement de vous, comme chose que je ne croyois point, ny croy à présent, cognoissant le naturel de la comtesse et de quel esprit elle estoit alors poussée contre vous.
« Premièrement, qu'un (le comte de Leicester) auquel elle disait que vous aviez faict une promesse de mariage devant une dame de vostre chambre, avoit couché infinies foys avecques vous… mais qu'indubitablement vous n'estiez pas comme les autres femmes, et pour ce respect c'estoit follie à tous ceulx qu'affectoient vostre mariage avec M. le duc d'Anjou, d'autant qu'il ne se pourroit accomplir, et que vous ne vouldriés jamais perdre la liberté de vous fayre fayre l'amour et avoir vostre plésir toujours avecques nouveaulx amoureux. Regrettant, ce disoit-elle, que vous ne vous contentiez de maistre Haton et un aultre de ce royaulme ; mays que, pour l'honneur du pays, il lui faschoit le plus que vous aviez non-seulement engagé vostre réputation avecques un estrangier nommé Simier, l'alant trouver de nuict en la chambre d'une dame que la comtesse blasmoit fort à ceste occasion-là, où vous luy revelliez les segrets du royaulme, trahissant vos propres conseillers avec luy ; que vous vous estiés desportée de la mesme dissolution avec le duc son maytre (le duc d'Anjou). Quant au dict Haton, que vous le couriez à force, faysant si publiquement paroistre l'amour que luy portiez, que luy mesmes estoit contrainct de s'en retirer, et que vous donnastes un soufflet à Killegrew pour ne vous avoir ramené le dict Haton, que vous aviez envoyé rappeler par luy, s'estant départi en chollère d'avecques vous, pour quelques injures que luy aviez ditte pour certains boutons d'or qu'il avoit sur son habit ; qu'elle avoit travaillé de fayre espouser au dict Haton la feu comtesse de Lenox sa fille, mays que, de crainte de vous, il n'i osoit entendre ; que mesme le comte d'Oxfort n'osoit se rappointer avecque sa femme, de peur de perdre la faveur qu'il esperoit recepvoir pour vous fayre l'amour ; que vous estiez prodigue envers toutes telles gens et ceulx qui se mesloient de telles menées, comme à un de vostre chambre, Georges, auquel vous aviez donné troys cents ponds de rente, pour vous avoir apporté les nouvelles du retour de Haton ; qu'à toutz autres vous estiez fort ingrate, chische, et qu'il n'y avoit que troys ou quatre en vostre royaulme à qui vous ayez jamays faict bien. Me conseillant, en riant extresmement, mettre mon fils sur les rangs pour vous fayre l'amour, comme chose qui me serviroyt grandement, et mettroyt M. le duc hors de quartier, qui me seroyt très préjudisiable si il y continuoit ; et, lui répliquant que cela seroyt reçu pour une vraye mocquerie, elle me respondit que vous estiez si vayne et en si bonne opinion de vostre beauté, comme si vous estiez quelque déesse du ciel, qu'elle paryroit sur sa teste de vous le fayre croire facillement et entretiendroit mon fils en ceste humeur.
« Que vous avyez si grand plésir en flatteries hors de toutes raysons que l'on vous disoit, comme de dire qu'on ne vous osoit parfois regarder à plain, d'aultant que vostre face luisoit comme le soleill ; qu'elle et toustes les aultres dames de la cour estoient constreintes d'en user ainsi ; et qu'en son dernier voyage vers vous, elle et la comtesse de Lenox, parlant à vous, n'osoient s'entreregarder l'une et l'autre de peur de s'éclater de rire des saccades qu'elles vous donnoient, me priant à son retour de tancer sa fille, qu'elle n'avoit jamays sceu persuader d'en fayre de mesme ; et, quant à sa fille Talbot, elle s'assuroyt qu'elle ne fauldroyt jamays de vous rire au nez. La dicte Talbot, lorsqu'elle vous alla fayre la révérance et donné le serment comme l'une de vos servantes, à son retour immédiatement, me la contant comme une chose fayte en raillerie, me pria de l'accepter pareill, duquel je feiz longtemps refus ; mays, à la fin, à force de larmes, je la laissay fayre, disant qu'elle ne vouldroyt pour toute chose au monde estre en vostre service près de vostre personne, d'autant qu'elle avoyt peur que, quand seriez en cholère, ne luy fissiez comme à sa cousine Skedmur à qui vous aviez rompeu un doibt, faysant à croire à ceulx de la court que c'estoit un chandellier qui estoit tombé dessubz ; et qu'à une aultre, vous servant à table, aviez donné un grand coup de couteau sur la mayn. En un mot, pour ces derniers pointz et communs petits rapportz, croyez que vous estiez jouée et contrefaicte par elles comme en comédie, entre mes fammes mesmes ; ce qu'appercevant, je vous jure que je deffendis à mes fammes de ne se plus mesler.
« Davantage la comtesse m'a aultrefoys advertye que vous voulliez appointer Rolson, pour me fayre l'amour et essayer de me deshonorer, soyt en effect ou par mauvais bruit ; de quoy il avoit instructions de vostre bouche propre : que Ruxby vint icy, il y a environ viij ans, pour attempter à ma vie, ayant parlé à vous mesme, qui lui aviés dict qu'il fist ce à quoy Walsingham lui commanderoit et dirigeroit. Quand la comtesse poursuivoit le mariage de son fils Charles avecque une des niepces de milord Paget, et que d'aultre part vous voulliez l'avoir par pure et absolue auctorité pour un des Knolles, pour ce qu'il estoit vostre parent, elle crioit fort contre vous, et disoit que c'estoit une vraye tyrannie, voulant à vostre fantaisie enlever toutes les héritières du pays, et que vous aviez indignement usé le dict Paget par parolles injurieuses ; mays qu'enfin, la noblesse de ce royaulme ne le souffriroit pas, mesmement si vous vous adressiez à telz aultres qu'elle cognoissoit bien.
« Il y a environ quatre ou cinq ans que, vous estant malade et moy aussy au mesme temps, elle me dict que vostre mal provenoit de la closture d'une fistulle que vous aviés dans une jambe, et que sans doubte vous mourriez bientost, s'en resjouissant sur une vayne imagination qu'elle a eue de longtemps par les prédictions d'un nommé John Lenton, et d'un vieulx livre qui prédisoit vostre mort par violence et la succession d'une aultre royne, qu'elle interprestoit estre moy, regrettant seulement que, par le dict livre, il estoit prédit que la royne qui vous debvoit succéder, ne régneroit que troys ans, et mourroit comme vous par violence, ce qui estoit représenté mesme en peinture dans le dict livre, auquel il y avoit un dernier feuillet, le contenu duquel elle ne m'a jamays voulu dire. Elle sçayt mesme que j'ay toujours pris cela pour une pure follie ; mays elle faisoit si bien son compte d'estre la première auprès de moy, et mesmement que mon fils espouseroit sa petite fille Arabella.
« Pour la fin, je vous jure encore un coup, sur ma foy et mon honneur, que ce que desubz est très véritable, et que, de ce qui concerne vostre honneur, il ne m'est jamays tombé en l'entendement de vous fayre tort par le réveller, et qu'il ne se sçaura jamays par moy, le tenant pour très faulx. Si je puys avoir cest heur de parler à vous, je vous diray plus particulièrement les noms, tems, lieux et aultres circonstances, pour vous fayre cognoistre la vérité, et de cessi et d'aultres choses que je réserve, quand je seray tout à faict asseurée de vostre amytié ; laquelle, comme je désire plus que jamais, aussy, si je la puis ceste foys obtenir, vous n'eustes jamays parente, amye, ni mesme subjecte, plus fidelle et affectionnée que je vous la seray. Pour Dieu, asseurez-vous de celle qui vous veult et peult servir.
« De mon lit, forçant mon bras malade et mes douleurs pour vous satisfayre et obéir.
« Marie, R. »
Ces révélations sanglantes, écrites par la reine d'Écosse d'un si vif élan de haine féminine, subsistent dans la collection de M. le marquis de Salisbury. Elles sont de la main de Marie Stuart. On ne saurait donc nier la lettre qui les énumère avec tant de témérité et de complaisance.
Plusieurs historiens doutent seulement que cette lettre ait jamais été envoyée.
On ne peut rien affirmer ; néanmoins deux motifs me portent à croire qu'elle parvint à Élisabeth : d'abord, l'audace naturelle de la reine d'Écosse, accoutumée aux extrémités, et qui ne s'arrêtait jamais au milieu d'une faute ou d'une passion ; puis, le ressentiment toujours croissant, depuis cette époque, de la reine d'Angleterre contre Marie Stuart. Quoi qu'il en soit, le comte de Shrewsbury accourut à Londres, et se plaignit à son tour devant Élisabeth. Il sollicita une décision de sa souveraine sur les bruits malveillants répandus par sa propre femme et par ses enfants. Élisabeth fit droit aux plaintes du comte. Traduits devant le conseil privé, lady Shrewsbury et ses deux fils se rétractèrent par serment, et reconnurent la pureté des rapports qui avaient existé entre le comte et sa prisonnière.
Ce dénoûment favorable à l'honneur de Marie Stuart ne laissa pas d'être fatal à son repos. De Sheffield où elle avait été détenue quatorze ans, elle fut transférée à Wingfield (8 septembre 1584), sous la surveillance provisoire de sir Ralph Saddler et de Sommers ; sa captivité devint plus dure et plus étroite ; elle devint aussi moins sûre. La parole du grand maréchal, la délicatesse du pair d'Angleterre, tels sont les deux abris qu'allait remplacer pour Marie Stuart l'arbitraire tantôt perfide, tantôt brutal, de légistes, de diplomates, de petits gentilshommes, que leur obscurité même sauvait de cette responsabilité héraldique dont le comte de Shrewsbury se sentait investi devant tous les princes de l'Europe.
Que faisaient cependant ces princes vers lesquels Marie tendait les mains? Ils s'étaient fatigués vite de l'infortune de la reine d'Écosse. Marie, elle, ne se lassait pas d'implorer, d'espérer.
Pauvre reine captive! aveugle dans les colères qu'elle soulevait, et dans les appels qu'elle adressait sur tous les points du continent!
Qui cherchait-elle à irriter, à exaspérer? Son ennemie implacable, Élisabeth, l'arbitre de sa vie et de sa mort!
Qui invoquait-elle?
Les Guise, qui l'avaient presque oubliée depuis qu'elle n'était plus un ressort de leur politique tortueuse ;
Philippe II, occupé ailleurs, et contre lequel grondaient sourdement la mer et les tempêtes ;
La papauté, violente amie sous Pie V, alliée indifférente et blasée sous Sixte-Quint, toujours nuisible à Marie ;
Jacques VI, un prince burlesque, faible et pédant, un fils dénaturé ;
Enfin, Catherine de Médicis et Henri III, qui, par la proximité de situation géographique, d'alliances soit de familles, soit de peuples, auraient dû être les premiers à secourir la reine d'Écosse, mais qui ne voulaient pas donner, par l'élargissement de l'auguste proscrite, un prestige de plus à la maison de Lorraine, rivale insolente de la maison de Valois.
La reine mère et le roi de France étaient d'ailleurs, par leur perversité, éloignés de tout devoir, de toute générosité, de toute grandeur, étrangers aux convenances du sang, aux amitiés légitimes, aux traditions, à la pitié, à la religion, aux sentiments humains.
Catherine était petite-nièce des papes Léon X et Clément VII, de vrais Médicis, les prodigues Mécènes de l'art, trop diplomates par les habitudes de leur esprit et de leur nation, trop païens par leur goût exquis de l'antiquité pour être les pontifes du Saint des saints.
La ruse, qui était le génie des oncles, fut le génie de la nièce.
Elle ressemblait beaucoup à Léon X, dont elle avait l'air calme et fin, la belle carnation, la complexion replète et un peu endormie. Mais les âmes montraient moins de parenté. Ce que le pape avait en bonté, en fantaisies, en facilité, en manéges, Catherine l'avait en ambition, en fourberie et en tragédie froide.
Elle n'éprouvait pas les transports, les fureurs de la cruauté, elle n'en connaissait que les calculs et la science. Les vieux mémoires l'appellent une athéiste, née et nourrie en athéisme. Il paraît certain, en effet, qu'elle ne croyait pas en Dieu. On comprend que sa morale valait sa théologie. Elle avait un empoisonneur à gages, maître René. Il lui tenait lieu du Destin. C'était un oracle qui prononçait et qui exécutait toujours le mot de sa passion. Son confident, un scélérat de bonne compagnie, Gondy, maréchal de Retz, était athée comme elle. La seule religion de Catherine était l'astrologie. Elle se faisait lire les Centuries provençales du prophète de Salon, de Nostradamus, qu'elle reçut au Louvre et qu'elle enrichit : tant elle avait le goût des choses et des visions sibyllines! Privée de la plus noble des facultés de l'âme, la conscience, elle ignorait le remords. Elle avait larmes de crocodile, dit un vieil historien.
Cette princesse avait été elle-même la corruptrice de ses enfants. Son favori, Henri III, fut l'énigme la plus étrange de ces temps d'énigmes. Entouré d'un sérail équivoque, abruti de débauches inouïes, le Sardanapale de ses mignons pendant leur vie, leur prêtre après leur mort, leur donnant des palais pour demeures, puis des autels pour tombeaux, il n'était ni un homme ni une femme. Courtisane-roi, Henri III, la face pâle, sans front, les oreilles emperlées, les cheveux coiffés d'un bonnet à l'italienne, passait une grande partie de ses journées à se farder le visage, à essayer des buscs, à se poudrer, à se friser et à se fraiser. Sa toilette était monstrueuse comme ses amours. C'étaient sans cesse fêtes nouvelles et nouveaux festins. Il s'en allait avec la reine en Normandie, le long des côtes, et il en rapportait des guenons, des perroquets, de petits chiens achetés soit à Dieppe, soit au Havre. Durant le carême, il parcourait le soir et la nuit les rues de Paris, faisait des processions de pénitents blancs, et prenait un singulier plaisir à voir ses mignons se fouetter à ces cérémonies. Il les fouettait lui-même, et il glissait leurs portraits dans ses heures. Les jours ordinaires, il s'amusait au bilboquet dans son palais, dans ses jardins et jusque dans les carrefours. Quelquefois il prêchait lui-même les frères hiéronymites, en leur couvent du bois de Vincennes. Il aimait à porter son grand chapelet de têtes de mort. Après l'avoir récité aux processions, il s'en parait pour le bal, où il se livrait aux accès de la plus folle gaieté, secouant tous les grelots profanes par-dessus les amulettes de la pénitence. Ce chapelet du roi, et d'autres chapelets qui étaient de mode parmi les mignons, furent pour eux les jouets bénits d'une pusillanimité honteuse, d'une dévotion sacrilége, et d'une débauche effrénée. Mystères exécrables, dont le temps a dit le secret. Mais qui oserait le redire, et ne rougirait même d'y faire allusion?
Ah! le cœur se serre quand on se demande compte des illusions de Marie prisonnière, et quand on vient à reconnaître sur quel sable mouvant, sur quels caractères dégradés, faux, abominables, elle fondait ses espérances!
Les princes égoïstes et distraits. — Marie Stuart fatalement mêlée à la politique du XVIe siècle. — Ligue protestante contre Marie Stuart. — Marie cherche à fléchir Élisabeth. — M. de Gray. — Marie Stuart de nouveau à Tutbury. — Persécutions. — Trahison de Gray. — Ingratitude de Jacques VI. — Profonde tristesse de la reine d'Écosse. — Morts successives. — La « bonne Rallet. » — Les Beatoun. — Raullet. — Le comte de Bothwell. — Don Juan d'Autriche. — Antoinette de Bourbon. — François de Guise. — Le cardinal de Lorraine. — Regrets. — Rêveries de la reine. — Sa soif de la liberté. — Sa lettre à lord Burleigh. — Marie Stuart au château de Chartley. — Maison de la reine. — Élisabeth de Pierrepont. — Détails d'intérieur. — Marie gardée par cent hommes d'armes, sous le commandement de sir Amyas Pawlet. — Promenades de Marie. — Délibération d'Élisabeth et de ses ministres contre la reine d'Écosse. — Hatton. — Burleigh. — Leicester. — Walsingham. — Comité catholique de Paris. — Séminaire de Reims. — Conspiration de Babington. — Babington. — Savage. — Ballard. — Gifford. — Lettres de Marie Stuart à Babington. — Trahisons. — Phelipps, secrétaire de Walsingham. — Arrestation des conspirateurs. — Leur exécution.
Les princes étaient égoïstes ; ils étaient distraits, les uns par leurs affaires intérieures, les autres par le plaisir, les autres par l'ambition. Aucun d'eux n'était sincèrement dévoué à Marie Stuart. Mais comme elle personnifiait dans la Grande-Bretagne le catholicisme et le pouvoir absolu, son nom se trouvait mêlé aux plans sérieux du pape, du roi de France, du roi d'Espagne, et, de plus, à toutes les menées, à toutes les intrigues de ses partisans ou des sectaires de sa cause, en deçà et au delà du détroit.
Ce nom fatal était un symbole, un drapeau. Importun à Élisabeth, menaçant au protestantisme, il était pour l'envieuse souveraine de l'Angleterre, et pour la fanatique Angleterre elle-même, une tentation renaissante de meurtre, une perpétuelle provocation au régicide. Il y avait, dans cette situation politique et religieuse de Marie Stuart, un immense danger.
Environ à cette époque, Creighton, jésuite, et Abdy, prêtre, tous deux Écossais, furent pris en mer et conduits à la Tour de Londres. Creighton était un agent infatigable de conjurations ; des pièces citées par le prince Labanoff, et d'autres pièces trouvées aux archives de Simancas, en font foi. C'était lui qui avait déjà été envoyé par le pape et par le roi d'Espagne à d'Aubigny pour organiser un double complot contre le protestantisme et contre Élisabeth. Il avait rapporté, dans le mois de mars 1582, l'engagement de d'Aubigny à cette expédition en faveur du catholicisme et de Marie Stuart, que le général des jésuites appelait l'expédition sacrée.
Cette fois, lorsque le croiseur anglais par lequel les deux prêtres furent capturés eut donné la chasse au navire qui les transportait en France, Creighton, troublé, déchira des lettres dont il jeta les fragments hors du vaisseau, et que le vent y rejeta. Quelques-uns des passagers qui se trouvaient avec Creighton ramassèrent ces lambeaux de papier, et les portèrent à Wade, secrétaire du conseil privé. Wade ayant rajusté les lettres, y découvrit le plan d'un vaste complot, formé par Philippe II et par le duc de Guise, pour tenter une invasion en Angleterre.
Creighton et Abdy avouèrent, au milieu des tortures, les liaisons de Marie Stuart avec le continent, et l'accord des puissances méridionales pour la délivrer.
L'opinion protestante, facilement crédule, s'alluma. Une ligue se forma dans toutes les classes, afin de poursuivre jusqu'à la mort, et ceux qui conspireraient contre la sûreté d'Élisabeth, et ceux pour qui l'on tramerait des complots. Marie était par là clairement indiquée.
De sa triste demeure de Wingfield, malgré ses récentes colères, elle cherchait à se glisser dans les bonnes grâces de sa redoutable rivale. Élisabeth souriait de mépris à toutes les avances de sa captive, et ne se souvenait que des injures. Le désir de Marie était toujours d'arriver avec son fils, sous la garantie de la France et de l'aveu de l'Angleterre, à un traité d'association au trône d'Écosse. Ce traité, accompli du consentement d'Élisabeth et du conseil privé, aurait été le gage de la liberté de Marie Stuart. Aussi, le pressait-elle de toute sa passion. Elle s'adressait à son fils, à M. de Gray, le négociateur de son fils. Elle écrivait à l'ambassadeur de France et à lord Burleigh. Elle alla même jusqu'à signer la ligue fameuse pour la défense d'Élisabeth, ajoutant : « Qu'elle tiendra pour ses mortels ennemis tous ceulx, sans nul excepter, qui par conseil, procurement, consentement ou aultre acte quelconque, attempteront ou exécuteront (ce que Dieu ne veuille) aulcune chose au préjudice de la vye de la royne, sa bonne sœur ; et comme tels les poursuivra par tous moyens jusqu'à l'extresmité. »
Élisabeth laissait Marie se livrer elle-même, se compromettre, légitimer l'arme perfide qui devait la frapper, et en même temps elle gagnait de Gray, le diplomate de Jacques VI.
M. de Gray était l'esprit le plus fin, le plus avisé, le plus insinuant, le caractère le plus double, le plus corrompu, relevé par des manières engageantes et polies, par un visage ouvert, un abord charmant et des saillies de gaieté qui ne dégénéraient jamais en épigrammes. Sous une légèreté apparente, sous un abandon joué, il avait une logique féroce, une persévérance invincible. C'était le plus aimable des courtisans, mais aussi le plus âpre des ambitieux, le plus hypocrite, le plus arrière-penseur des gentilshommes.
Les vieux ministres d'Élisabeth s'entendirent bientôt avec lui. Personnellement engagé envers la reine d'Angleterre, envers Burleigh et Walsingham, il repartit pour Édimbourg, résolu à trahir Marie Stuart, et à saper le traité d'association qui aurait rendu la liberté à cette infortunée princesse.
Sur ces entrefaites, Marie reçut l'ordre de quitter Wingfield pour Tutbury, dans le comté de Stafford. Toujours préoccupée d'amener Élisabeth à sanctionner un traité qui l'admettrait avec son fils au partage de l'autorité royale en Écosse ; de plus en plus soigneuse de la fléchir en lui obéissant et en la caressant, la pauvre prisonnière se soumit de bonne grâce à ce nouveau déplacement, malgré tous les inconvénients dont il la menaçait. Elle connaissait Tutbury, et elle redoutait cette demeure. C'était un affreux château, mal bâti, mal joint, lézardé de toutes parts, et moins bien meublé que les chaumières d'aujourd'hui. Toutefois, et quel que fût son dégoût de cette odieuse prison, Marie écrivit une lettre amicale à Élisabeth :
« Madame ma bonne sœur, pour vous complaire, comme je désire en toutes choses, je pars présentement pour m'acheminer à Tutbury. Preste à entrer en mon cosche, je vous bayse les mayns. »
Partie le 13 janvier 1585 de Wingfield, Marie arriva le lendemain à Tutbury.
Alors l'horreur de ce séjour la saisit. Elle pria Burleigh d'intercéder auprès de la reine d'Angleterre, afin qu'on réparât Tutbury. Elle demanda aussi ses chevaux restés à Sheffield, insistant sans cesse pour que son écurie fût transportée près d'elle : « Mon écurie, dit-elle, sans laquelle je suis plus prisonnière que jamays. » Elle écrivait lettres sur lettres, tantôt à Élisabeth, tantôt à lord Burleigh, tantôt à M. de Mauvissière. Elle voulait envoyer directement en Écosse un serviteur pour s'entendre avec son fils, et puis elle revenait aux incommodités de Tutbury, et puis elle sollicitait de nouveau « l'establissement d'une petite écurye de douze chevaulx, oultre mon coche, dit-elle, m'estant du tout impossible de pouvoir prendre l'air sans cela, d'aultant que je ne puis aller à pied cinquante pas ensemble. »
On lui refusa tout. On lui retint ses chevaux à Sheffield ; on la priva d'exercice ; on lui interdit l'aumône, les consolations de la charité, le soulagement des misères qui l'entouraient. On empêcha toute communication entre elle et son enfant, excepté celles qui devaient la désespérer. Ainsi, on lui remit avec empressement une lettre de Jacques VI, écrite sous l'impression de M. de Gray, dans laquelle le fils repoussait la mère de tout partage d'autorité, et ne lui accordait pas même une moitié de trône qu'elle réclamait, non certes pour l'occuper, mais afin d'obtenir par là sa liberté.
Cette conduite de son fils pénétra Marie Stuart de douleur. « Je suis si grievement offencée et navrée au cœur de l'impiété et ingratitude que l'on contrainct mon enfant à commectre contre moy, que s'il persiste en cela, j'invoqueray la malédiction de Dieu sur luy, et luy donneray, non-seulement la mienne, avec telles circonstances qui luy toucheront au vif, mais aussi le désériteray-je et donnerai-je mon droit (à la couronne d'Angleterre), quel qu'il soyt, au plus grand ennemy qu'il aye, avant que jamays il en jouisse par usurpation comme il fait de ma couronne, à laquelle il n'a aulcun droict, refusant le mien, comme je montreray qu'il confesse de sa propre main. »
La reine était abreuvée d'angoisses physiques et morales. On diminua ses serviteurs, on augmenta le nombre de ses espions. On reçut ses lettres et on ne daigna pas lui répondre. On l'isola dans son donjon délabré comme dans un tombeau. L'argent lui manqua, et sa table fut réduite à la plus vile économie. Elle écrivait à l'ambassadeur de France : « Pour vous dire encores plus librement, la nécessité me faisant en cela à mon grand regret passer la honte, je commence à estre fort mal servye pour ma personne propre, et sans aulcune considération de mon estat maladif qui m'oste quasi ordinairement tout appétit. »
Son appartement était triste et malsain. « Je me trouve, écrivait-elle à M. de Mauvissière, en très grande perplexité pour ma demeure en cette maison, s'il m'y faut passer l'hyver prochain ; car n'estant, comme je vous l'ai autrefoys mandé, que de meschante vieille charpenterie, entr'ouverte de demy pied en demy pied, de sorte que le vent entre de tous costez en ma chambre, je ne sais comme il sera en ma puissance d'y conserver si peu de santé que j'ay recouverte ; et mon médecin, qui en a esté en extresme peine durant ma diette, m'a protesté qu'il se déchargeroit tout à fait de ma curation, s'il ne m'est pourveu de meilleur logis, luy mesme me veillant, ayant expérimenté la froydure incroyable qu'il faisoit la nuit en ma chambre, nonobstant les estuves et feu continuel qu'il y avoit et la chaleur de la saison de l'année ; je vous laisse à juger quel il y fera au milieu de l'hyver, cette maison assise sur une montagne au millieu d'une plaine de dix milles à l'entour, estant exposée à tous ventz et injures du ciel. Je vous prye luy faire requeste en mon nom (à la reine Élisabeth), l'asseurant qu'il y a cent païsans en ce villaige, au pied de ce chasteau, mieuz logez que moy, n'ayant pour tout logis que deux méchantes petites chambres. De sorte que je n'ay lieu quelconque pour me retirer à part, comme je peux en avoir diverses occasions, ni de me promener à couvert : et pour vous dire, je n'ay esté oncques si mal commodément logée en Angleterre, qui est le piz où j'avois séjourné auparavant. »
Et puis des scènes de violence et de meurtre avaient jeté sur cette maison une ombre sinistre. Un soir, la reine, appuyée à sa fenêtre, vit retirer d'un puits de sa cour un catholique dont la constance avait irrité les puritains qui avaient puni de mort ce martyr. Un autre jour, à son lever, Marie apprit qu'un jeune prêtre, catholique aussi, qu'elle avait remarqué plusieurs fois se débattant au milieu de ses gardes et luttant avec eux pour ne point assister aux offices protestants, avait été étranglé dans une tour de Tutbury, à quelques pas de son appartement.
De tels attentats contre les catholiques, dans le château qu'elle habitait, et qui était ainsi transformé en geôle publique, la remplirent d'indignation, de trouble et de noirs pressentiments.
Ce qui accroissait encore son aversion pour cette demeure, c'est que l'une des femmes qu'elle aima le mieux, et qui lui adoucit le plus la captivité, sa bonne Rallet, y mourut.
L'imagination de Marie était frappée. A combien d'ennemis et d'amis elle survivait! Nous les avons comptés ailleurs. Le sort impitoyable avait ajouté à cette liste, déjà si longue, ses serviteurs, ses nobles, ses parents les plus proches, les plus intimes dans son cœur.
Elle avait perdu successivement les Beatoun, John et André, frères de l'archevêque de Glasgow, tous deux ses maîtres d'hôtel, ses conseillers, et dont l'aîné était l'un de ses libérateurs de Lochleven. Elle avait perdu Raullet, l'un de ses secrétaires, un homme d'un caractère difficile, mais tout consumé du feu de son zèle pour sa maîtresse et pour la maison de Lorraine.
Elle avait perdu, en avril 1576, le comte de Bothwell, dont la raison succomba d'abord, et dont la vie s'éteignit enfin au fort de Dragsholm, où le retenait le roi de Danemark. Revenu à lui-même un peu avant l'agonie, le comte justifia, dit-on, Marie Stuart du meurtre de Darnley dans une déclaration authentique et suprême. Cette pièce, il est vrai, n'existe plus en original, si toutefois elle a jamais existé. Le bruit néanmoins se répandit en Europe que Bothwell avait juré sur la damnation de son âme pour l'innocence de la reine d'Écosse. Marie crut à cette générosité de Bothwell, et, bien qu'elle ne l'aimât plus, sa reconnaissance pour ce dernier acte de tendresse, le souvenir d'Holyrood, de Dunbar, de ses folles amours, de ses bonheurs si vite évanouis, tant d'impressions terribles réveillées par ce trépas fatal et lointain, la plongèrent dans une sombre tristesse. Cette tristesse, mêlée de scrupules et sans doute de remords, sembla saigner sous un aiguillon mystérieux, et rappelle involontairement un souhait adressé par Marie Stuart, en 1575, au pape Grégoire XIII. La reine priait le chef de l'Église d'autoriser le chapelain qu'elle choisirait à lui donner l'absolution de certains cas réservés au saint-père seul, et que nul prêtre n'a le droit de remettre, si ce n'est à l'article de la mort. Il y a là peut-être un aveu indirect, le cri étouffé d'une conscience en détresse. Toutefois, Marie ne fit en aucune autre circonstance d'allusion à son crime que pour le nier. Si elle l'avoua plus explicitement, ce ne fut qu'à Dieu.
Elle avait perdu don Juan d'Autriche, empoisonné dans son camp devant Namur.
Don Juan n'était pas un sentiment pour Marie Stuart, c'était plutôt, soit un calcul d'ambition, soit un songe de gloire qu'elle caressait dans ses prisons. Elle savait qu'elle était plainte du héros de Lépante, et l'on disait tout bas qu'il voulait se faire roi des Flandres, dont il était gouverneur, pour offrir un trône à l'auguste captive. Quoi qu'il en soit de ses projets, le vainqueur de l'islamisme portait ombrage à Philippe II. Ce Tibère de l'Escurial, sur un simple soupçon, prépara et infligea, de la nuit du cloître royal, à son ambitieux frère, le sort de Germanicus.
Marie Stuart avait perdu sa grand'mère, qui l'avait bercée sur ses genoux, qui l'avait gâtée enfant, jeune fille et reine ; seule faiblesse qu'ait montrée durant sa longue vie cette duchesse de Guise, la Cornélie de tant de Gracques féodaux.
Sans reparler de l'illustre et tragique duc François, que Marie pleurait encore, elle avait perdu le cardinal de Lorraine, dont elle était l'élève et comme la fille. Sa santé en fut ébranlée : ce fut l'un des derniers et des plus rudes assauts de son cœur.
« Je suis prisonnière, écrivait-elle à l'archevêque de Glasgow, et Dieu prend l'âme des créatures que j'aimoys le mieux. Que diray-je plus? il m'a osté, d'un coup, mon père et mon oncle : je le suivray avecques moins de regrets. Il n'a pas esté besoing m'en dire les nouvelles (de la mort), car j'en ay eu l'effroy en mon somme, qui me fit éveiller en la mesme opinion que depuis j'entendis estre vray. Je vous prie m'en escrire la façon particulièrement, et s'il n'a pas parlé de moy à l'heure, car ce me seroyt consolation. »
Tant de morts après tant d'autres que nous avons racontées ; les soucis d'une reine découronnée, les jalousies d'une mère dédaignée par son fils devenu l'admirateur et le courtisan d'Élisabeth ; les ennuis d'une femme si ardente, qui avait senti ses jours et ses années se flétrir dans des prisons innombrables ; le remords, l'isolement, la maladie, l'humiliation, le pire des maux pour ce caractère altier, toutes les angoisses d'un passé irréparable, d'un présent odieux, d'un avenir incertain, avaient torturé Marie Stuart et imprimé leurs blessures dans son âme, mais sans creuser un pli sur son front.
Elle était restée belle, grâce à une espérance, à une passion : l'espérance, la passion de la liberté.
A l'époque où nous sommes (1585), sa tristesse augmentait sous les voûtes délabrées de Tutbury, et, en même temps que sa tristesse, croissait son désir de traverser la mer et d'aborder à l'un des rivages du continent. Elle n'avait plus que cette préoccupation. Elle dont la nature était d'agir, elle s'abandonnait à la rêverie. Tous ceux qui l'entouraient remarquaient les distractions de la reine. Elle s'en apercevait elle-même. « Je ne says ce que je vous écris, mandait-elle à l'un de ses oncles. Pardonnez aux prisonnières accusées si souvent de resver… »
Elle rêvait aux joies écoulées, aux joies de sa jeunesse. Elle décrivait avec complaisance les lieux qu'elle habitait alors : Saint-Germain et ses balcons légers, dominant le bois et le fleuve ; Fontainebleau, ce palais et cette forêt dont elle avait été la reine ; Meudon, où Ronsard envoyait des vers, et où se tenaient les rendez-vous politiques de ses six oncles. Elle avait vu dans cette résidence tous les seigneurs et tous les beaux esprits de la cour. Elle ne se lassait pas de célébrer le héros dont elle avait été la nièce bien-aimée, le duc François de Guise, un plus grand homme qu'aucun de ceux qu'elle avait connus depuis! Elle était heureuse de redire et leurs conversations et leurs longues promenades à cheval, tous deux le faucon au poing, lui toujours auprès d'elle, et quelquefois en tiers Chantonnay, l'ambassadeur espagnol, si zélé aux affaires de la religion.
Quand la reine avait déroulé tant de chers souvenirs, elle retombait en un morne silence, et paraissait plus désolée que de coutume. Dans un de ces moments douloureux où elle réfléchissait amèrement, Marie Seaton se hasarda de l'interrompre, en lui disant avec affection : « A quoi songez-vous, Madame? Vous donnez envie de pleurer à vos filles.
— Je songe à Saint-Denis, répondit la reine, à Saint-Denis où je veux être inhumée, je le demanderai par testament, près de mon très-honoré seigneur et mari, le roi de France. »
Elle pensait à la vie, à la mort ; elle pensait surtout à la liberté.
La liberté par une négociation ou par une évasion, telle était son idée fixe, comme l'ingratitude de son fils était son chagrin profond, incurable.
On rapporte qu'un jour elle aperçut à travers les lourds barreaux de sa chambre une troupe de cigognes que leurs petits suivaient instinctivement dans les airs : « Voilà, dit-elle en les montrant du doigt à ses femmes, les images de deux biens qui me manquent : la liberté premièrement, et la piété filiale dont Jacques me prive. » Puis, se reprenant avec l'accent d'une résolution inébranlable : « S'il persiste dans l'hérésie, je le déshériterai de mes droits à la couronne d'Angleterre, et je les transmettrai au roi catholique. »
Le désir de la liberté remplissait son âme et s'en échappait à tout instant.
Elle écrivait à lord Burleigh (mars 1585) : « … Ma liberté est aujourd'hui la seule chose en ce monde qui me peut contenter en esprit et en corps ; sentant l'un et l'autre si affligés par ma prison de dix-sept ans, qu'il n'est en ma puissance de la supporter plus longuement. Je vous prie donc, encores un coup, très affectueusement qu'il y soit mis une foys fin, sans me laisser davantage ici traynant à la mort. »
Ce fut à peu près en ce temps-là (septembre 1585) que Castelnau quitta l'Angleterre et fut remplacé par M. de Châteauneuf. Avant de partir, il obtint la promesse que Marie Stuart serait conduite en un château moins délabré et plus salubre que Tutbury. Ce fut un dernier service qu'il rendit à la prisonnière.
De 1575 à 1585, Castelnau avait lutté pour sauver du naufrage des révolutions religieuses la tête de Marie Stuart et cette vieille fraternité de l'Écosse avec la France, qui remontait jusqu'à Charlemagne. Il fut peu secondé, il fut même entravé par son gouvernement. Ses efforts furent grands, généreux, habiles, mais vains. Sa trace glorieuse mérite d'être honorée par l'histoire. Il fut l'un des plus sérieux et des plus puissants diplomates du XVIe siècle, la plus grande époque de la diplomatie du monde. Ce ne fut pas lui, ce ne fut pas la diplomatie qui manqua à Marie Stuart et à l'alliance de la France et de l'Écosse ; ce fut le levier du protestantisme, ce furent Catherine de Médicis et Henri III, ce fut la royauté déloyale et fourbe des Valois.
L'union des deux royaumes de la même île par l'alliance anglaise, substituée en Écosse, à cause de la conformité de religion, à l'alliance française, tel fut le but profond que la politique britannique poursuivit dans l'ombre longtemps avant de l'atteindre sous Jacques VI.
Les ambassadeurs français combattirent cette politique tortueuse et persévérante. On n'a pas assez loué les ressources d'intelligence et de fermeté qu'ils déployèrent dans cette tâche impossible. Michel de Castelnau s'y distingua entre tous, et nous lui devons ce témoignage au moment où il se sépare de Marie Stuart.
La reine d'Écosse s'affligea du départ de l'ambassadeur, et son isolement s'empira de l'absence d'un ami si ancien, si éprouvé.
Visitée par toutes les adversités, malade, désabusée, pauvre, écrasée sous les pierres de ses donjons, rejetée par l'Écosse, abandonnée de ses proches, même de son fils, mais toujours courageuse et charmante, n'aspirant qu'à dénouer sa chaîne ou à la briser, prête à tout pour conquérir la liberté ; telle était Marie Stuart, lorsque, le 24 décembre, d'après l'engagement pris envers Castelnau par le conseil privé, elle fut transférée à Chartley, un château du comte d'Essex, dans le comté de Stafford. Elle s'y établit avec toute sa maison, encore nombreuse, malgré les réductions successives dont la tyrannie d'Élisabeth l'avait décimée.
La reine d'Écosse avait un maître d'hôtel, dignité qui répond à celle de maréchal du palais ; c'était Melvil, chargé du gouvernement intérieur et de la direction suprême. Marie avait aussi un médecin, un chirurgien, un apothicaire, et un valet de chambre. Pasquier, son argentier, était chargé de sa cassette et de tous ses joyaux.
Douze filles d'honneur étaient engagées à son service. La reine les avait formées aux belles manières, les avait initiées aux lettres, et l'atticisme de cette petite cour captive n'était surpassé nulle part. Parmi ces femmes, on distinguait l'une de ses amies d'enfance, lady Seaton. Mais la favorite de la reine, celle qu'elle chérissait entre toutes avec cette flamme de cœur qu'elle ne sut jamais voiler, c'était une jeune fille anglaise d'une rare beauté, dont le portrait est conservé à Hampton-Court. Elle était nièce du comte de Shrewsbury. Elle s'appelait Élisabeth de Pierrepont. Son admiration exclusive, sa reconnaissance et son dévouement pour la reine étaient une idolâtrie. Marie l'admettait dans sa plus tendre intimité : elle la faisait manger à sa table et coucher dans son lit. Cette belle personne, à l'âme fraîche, aux yeux bleus et purs, était devenue la poésie vivante des prisons de Marie Stuart.
La reine lui écrivait avec une caressante familiarité :
« Mignonne, j'ay receu vostre lettre et bons tokens, desquels je vous remercie. Je suis bien ayse que vous vous portez si bien ; demeurez avecques vostre père et mère hardiment ceste saison qu'ils vous veullent retenir, car l'ayr est si fascheux issy! Je vous feray fayre vostre robe noyre et la vous expédieray aussitost que j'auray la garniture de Londres. Voilà tout ce que je vous puis mander pour ceste fois, sinon vous envoyer aultant de bénédictions qu'il i a de jours en l'an, priant Dieu que la sienne se puisse estendre sur vous et les vostres pour jamays.
« En haste,
« Vostre bien affectionnée maytresse et meilleure amye,
« Marie, R. »
Au dos : « A ma bien-aimée compagne de lit, Bess Pierrepont. »
Marie n'était pas riche. Sa petite cour, déchirée par les jalousies, avait besoin de toute la conciliation de Melvil et de tout l'intérêt qui s'attachait à la reine pour ne pas se dissoudre. Marie n'enchaînait point par les présents, bien qu'elle fût plus généreuse encore que pauvre. Le culte qu'elle inspirait suffisait presque toujours à calmer les orages de sa maison. Élisabeth ne suppléait que très-chichement aux faibles ressources de sa captive. Elle nourrissait le château de Chartley, mais tout ce qui n'était pas dépense de bouche était aux frais de la reine d'Écosse. Comment Marie contentait tout le monde? On le comprend à peine. La grâce lui venait en aide. Elle donnait peu, et elle donnait bien. Indépendamment de ses bijoux, qu'elle vendait dans les moments étroits, et des sommes qu'elle reçut quelquefois de ses oncles de Guise, des cours de Saint-Germain et de Valladolid, elle n'avait que son douaire pour patrimoine et pour liste civile, c'est-à-dire vingt mille livres que lui envoyaient, assez régulièrement, soit M. de Glasgow, son ambassadeur, soit M. de Chaulnes, son trésorier en France.
Elle était gardée par cent hommes d'armes, dont le commandant à Chartley était sir Amyas Pawlet, un puritain très-ardent et très-austère, mais un gentilhomme plein d'honneur. Il avait remplacé, au commencement de mai 1585, sir Ralph Saddler et Sommers, comme gouverneur du château de Tutbury, où la reine d'Écosse était alors détenue.
Le plus grand plaisir de Marie était de recevoir et de déchiffrer sa correspondance. Sa seconde joie était la promenade ou la chasse. Elle désignait celles de ses femmes qui devaient se joindre à Melvil pour l'accompagner. Le gouverneur du château la surveillait attentivement avec une troupe de dix-huit ou vingt cavaliers, tous la Bible à la ceinture et le pistolet au poing.
Les comtés d'York, de Derby, de Northampton, et le comté de Stafford, gardent encore de Marie Stuart une tradition que j'ai retrouvée partout vivante. Les humbles cottages de ces comtés n'ont pas oublié la reine Marie passant à cheval entourée de ses filles d'honneur et suivie de son escorte farouche des dragons d'Élisabeth. Les provinces en apparence les plus rustiques ont une âme qui se souvient longtemps. Seulement, ce qui était alors passion ou sentiment, est rêve aujourd'hui.
Cependant, Élisabeth avait assez prolongé les souffrances de sa rivale, assez savouré et ajourné sa vengeance. Il lui tardait d'en finir avec une ennemie mortelle qui était pour elle un embarras, un péril, et dont l'orgueil imprudent l'avait bravée sous les verrous. La solution de ce problème si compliqué se dégagea dans de mûres délibérations, soit à Greenwich, soit à Windsor, entre Élisabeth et les ministres de son conseil.
Ils étaient peu nombreux et s'étaient partagé les rôles. Ils semblaient divisés, et ils concouraient au même but. Hatton, le vice-chancelier, plus tard chancelier ; le grand trésorier Cecil, devenu lord Burleigh en 1571, étaient censés favoriser en secret les catholiques. Leicester, le grand maître du palais, et le secrétaire d'État Walsingham, se montraient les amis des protestants les plus fougueux, des puritains. Au fond, lord Burleigh et Walsingham étaient des indifférents austères avec une teinte religieuse. Hatton était sceptique, et Leicester athée comme la plupart des courtisans d'Élisabeth. Tous quatre s'entendaient sans s'aimer, et c'est par eux, c'est à l'aide de leurs aptitudes diverses, machiavéliquement unanimes, qu'Élisabeth régnait, également crainte et admirée de la Grande-Bretagne et de l'Europe.
Hatton était versé dans la législation anglaise ; retors d'ailleurs, artificieux, fertile en expédients, rompu au monde, d'une adresse rare, tantôt sérieux ou sévère, tantôt liant ou léger, selon le moment.
Lord Burleigh était un laborieux penseur politique, doué de l'instinct le plus pratique des affaires. On pourrait le définir en le nommant le ministre non du juste, mais de l'utile. Il était capable de se sacrifier sans effort à sa royale maîtresse, et de sacrifier l'équité éternelle, la pitié divine à sa patrie. Il est encore le modèle de l'homme d'État anglais. Sa supériorité demeura toujours incontestée. Il était le dictateur universel du conseil par la sincérité de son dévouement à la vieille Angleterre, par l'amplitude, la netteté, les lumières de son esprit méditatif, par la hardiesse prudente et l'inébranlable fermeté de son caractère.
En dehors de son zèle pour la prospérité de son pays et pour la gloire d'Élisabeth, il se montrait assez pieux. La raison d'État était la première religion de Burleigh ; le christianisme anglican n'était que la seconde. Ce froid ministre était sensible à l'amitié. Quand Chaloner mourut, la douleur de lord Burleigh fut très-vive. Il versa des larmes sur la perte de cet homme éminent, à la fois écrivain, soldat, diplomate, et son meilleur ami. Il mena en grand deuil le convoi de Chaloner. Il recueillit avec un soin de cœur les poésies, les lettres et les traités de son ami, dont il publia les œuvres complètes. Il les honora d'un poëme latin de sa composition, à la louange de l'illustre mort. Il adopta sir Thomas, le fils de Chaloner, veilla comme un père à l'éducation de ce jeune homme, et le dota.
Lord Burleigh était un ami tendre, mais il n'était pas un ami héroïque. Il abandonna aussi vite que la fortune Sommerset, puis Northumberland. La disgrâce l'éloignait comme une malédiction prononcée par le destin.
Il aimait sa femme et ses enfants. La famille seule le reposait des affaires. Il rédigea pour son fils une sorte de catéchisme où le politique perce sous le père, et dont voici quelques préceptes :
« Assure-toi la bienveillance d'un grand, mais ne le tourmente pas pour des choses inutiles. Flatte-le souvent. Fais-lui fréquemment des présents, peu coûteux néanmoins. Si tu as quelque motif d'en faire un considérable, qu'il soit de nature à fixer chaque jour ses regards. N'agis pas autrement dans ce siècle cupide, ou tu seras comme une branche de houblon sans soutien et vivras dans l'obscurité, le jouet de tes propres compagnons. »
Élisabeth, qu'il servit pendant quarante années, lui était fort attachée. Son estime pour Burleigh était plus forte que son amour pour ses favoris. Leicester fut obligé de laisser à l'homme d'État la meilleure part du gouvernement. Essex, qui voulut combattre ce Colbert d'Élisabeth, fut vaincu dans la lutte.
Il n'y avait pas seulement de l'affection, il y avait une habitude de toute la vie entre la reine d'Angleterre et son ministre. Elle s'emportait quelquefois contre lui, mais elle revenait soudain. Elle visitait Burleigh à la moindre maladie. Lorsqu'il s'affaissait dans les accès de tristesse et presque de spleen auxquels il était sujet, elle lui parlait ou elle lui écrivait avec une gaieté aimable pour le ramener à plus de sérénité.
Elle dérogea pour lui aux préjugés du XVIe siècle, et Dieu sait cependant si ces préjugés lui étaient chers! Dans sa munificence royale pour son grand serviteur, elle daigna lui ouvrir, à lui de si humble condition, une stalle de la chapelle de Windsor et lui donner la Jarretière. C'est la seule fois qu'Élisabeth fit descendre, à cause d'un tel ministre, son ordre aristocratique, la décoration des ducs, des princes et des rois.
Elle avait pour son lord trésorier vieilli des attentions délicates. Il souffrait beaucoup de la goutte, et ce lui était un effort pénible de rester à genoux ou debout au conseil, selon l'étiquette. Élisabeth lui montrait toujours un pliant, et lui disait avec enjouement : « Asseyez-vous, milord ; nous ne faisons pas grand cas de vos mauvaises jambes, mais nous prisons fort votre bonne tête. »
Ce grave personnage, qui devait succomber quelques années avant Élisabeth, et qu'elle pleura mort, elle ne cessa de le consulter vivant. Sous son habile modestie, qui n'effarouchait point sa maîtresse, il fut bien plus qu'un favori ou même qu'un ministre, il fut tout un règne, et le règne le plus glorieux de l'Angleterre.
On connaît Leicester, la faiblesse qu'Élisabeth avait pour lui, et à laquelle il dut sa puissance bien plus qu'à ses talents. Cette faiblesse passionnée éclatait même hors de l'intimité. Quand la reine nomma milord Dudley comte de Leicester et baron de Denbigh, « la cérémonie, dit Melvil, se fit à Westminster avec beaucoup d'appareil. Il était à genoux devant la reine, qui aida elle-même à l'habiller et qui lui fit cent caresses, le pinçant, lui frappant sur l'épaule, lui passant la main sur la tête, en ma présence et devant l'ambassadeur de Charles IX. La cérémonie achevée, la reine, se tournant de mon côté, me demanda ce que je pensais de milord Dudley. A quoi je répondis qu'ayant tant de mérite, il était fort heureux de servir une princesse qui savait si bien le récompenser. »
Dépouillé du prestige que lui communiquait Élisabeth, Leicester cesserait presque d'être digne de l'histoire, sans la portée politique de son influence sur les puritains. Et là encore il y eut plus de dissimulation que d'intelligence. Leicester était en réalité un militaire médiocre, un héros de femmes et de cour, souple, insinuant, assidu, haut et fier, corrompu et dur, sans scrupule, sans cœur et sans frein, le type audacieux des favoris, un scélérat du plus grand air.
Walsingham, lui, était un diplomate très-rare. Sa dextérité, sa promptitude, ses ressources, ses turbulentes imaginations, comme disait Marie Stuart, étaient inépuisables. Il avait l'instinct des choses compliquées, inextricables, et des solutions faciles. Il dirigea avec une merveilleuse adresse, pendant de longues années, la police de l'Angleterre. Il aimait les voies obliques, les menées sourdes, ténébreuses. D'une franchise extérieure et d'une foi punique, il avait le don de toutes les intrigues.
Hatton et Leicester étaient des favoris ; Burleigh et Walsingham furent seulement des ministres, et les plus grands de ce long règne.
Pendant qu'Élisabeth avait pour conseillers de tels hommes d'État, Marie Stuart était entourée d'inférieurs, dont l'horizon était borné, et qui jugeaient tout au point de vue étroit de leur penchant ou de leur intérêt. Ils la poussaient sans cesse aux abîmes. Ses partisans les plus fidèles, les meilleurs, soit par illusion, soit par flatterie, soit par fanatisme, l'égaraient. Ses cousins, les princes de Lorraine, trop insensibles sans doute, mais plus éclairés, appréciaient mieux sa situation, parce qu'ils la regardaient du haut de leur puissance féodale et de leur génie politique.
« Quant aux princes nos amis, de ceste court, écrivait dès 1580 au général des jésuites l'archevêque de Glasgow, je ne puis les faire condescendre à rien entreprendre pour nos affaires, tant pour estre enveloppés de plusieurs de leurs négoces domestiques, que pour l'opinion qu'ils ont que nostre entreprise est mener la roine à la boucherie, allégants sur cela l'hasard qu'elle passa lorsque le duc de Norfolk vouloit lever les armes. »
Cette entreprise dont parle l'archevêque était tantôt une fuite, tantôt une conspiration contre Élisabeth, tantôt une révolte des catholiques, tantôt une invasion des Espagnols, une chose toujours téméraire, souvent chimérique.
Or, la haine d'Élisabeth et les desseins de ses ministres étaient mûrs. Tous les personnages influents du temps souhaitaient avec eux la mort de Marie. Le conseil s'étant assemblé à huis clos, décréta cette mort pour plaire à Élisabeth, dont la reine d'Écosse était l'ennemie, et pour servir le protestantisme, dont elle menaçait les droits. Les ministres anglais voulurent assurer par là leur propre avenir d'ambition. Car Élisabeth n'était plus jeune, Marie était son héritière, et ils ne pouvaient penser sans effroi à l'avénement d'une princesse qu'ils avaient si cruellement outragée.
Ils résolurent de saisir la première occasion, et Walsingham promit qu'elle ne se ferait pas attendre.
Il y avait alors dans le comté de Derby un jeune homme chevaleresque, ardemment dévoué à ces deux religions : le catholicisme et la royauté orthodoxe. Il s'appelait Antoine Babington. Il était de l'une des familles nobles les plus anciennes et les plus considérées du pays de Dathik. Il avait été élevé page au château de Sheffield, chez le comte de Shrewsbury. C'est là qu'il avait vu Marie, qu'il s'était épris pour elle d'un enthousiasme immense : c'est là qu'il l'avait connue et aimée de loin. De retour chez son père, il cultiva les sciences et les lettres. Il se distingua entre tous les jeunes gentilshommes du comté par la grâce de ses manières, l'étendue de ses connaissances et la supériorité de son âme. Il exerça même sur eux une attraction naturelle qu'il essaya plus tard de plier à ses projets. Il était beau, brave, riche, aventureux, plein d'élan, d'honneur, de bonne volonté. Mais, malgré son intelligence, il avait la simplicité du fanatisme, et il était incapable d'expérience et d'observation. Il voyagea quelques années, et s'arrêta plusieurs mois à Paris, où il se lia très-intimement avec Thomas Morgan et Charles Paget, deux réfugiés catholiques, partisans de Marie Stuart. Ils le présentèrent à l'archevêque de Glasgow et à don Bernard de Mendoça, ambassadeur d'Espagne auprès de Henri III.
Babington s'exalta encore dans le commerce de ces hommes de parti. Lorsqu'il repassa en Angleterre, il fut recommandé par eux à la reine d'Écosse, et par elle à l'ambassadeur de France. Marie fit plus. Elle écrivit de sa main une lettre de haute estime et de confiance sans bornes à Babington. Il ne se posséda pas de joie, et, dans les transports de sa reconnaissance, il crut que ce ne serait pas trop de sa vie pour payer une telle faveur.
Il se rapprocha de l'ambassade française, le canal par où passaient toutes les lettres secrètes que Marie écrivait de ses prisons, toutes celles qui lui arrivaient de l'Écosse, de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Italie, de la France et des Pays-Bas. Il fut quelques mois l'intermédiaire entre la reine et ses correspondants de tous les pays. Mais lorsque sir Ralph Saddler et Sommers, puis sir Amyas Pawlet, furent chargés de la garde de la reine, leur surveillance fut si active, que Babington, privé d'ailleurs auprès d'eux des facilités que lui donnaient l'indulgence et l'ancienne familiarité de lord Shrewsbury, se ralentit insensiblement, non dans son zèle, mais dans ses démarches, et recula devant l'impossible.
Les paquets mystérieux s'accumulèrent alors à l'ambassade. Quand M. de Châteauneuf remplaça M. de Mauvissière, il en trouva des monceaux, et il préposa Cordaillot, un de ses secrétaires, aux seules affaires de la reine d'Écosse.
Dans le même temps, à Reims, près du tombeau où reposait Marie de Guise, la mère de Marie Stuart, le séminaire des jésuites anglais était une école de fanatisme. Le docteur Allen, qui recevait de Philippe II une pension de deux mille écus d'or par an, était le recteur de ce séminaire. On y exaltait l'infaillibilité du pape, dont on lisait les bulles que les professeurs et les prédicateurs commentaient dans leurs chaires comme sur un trépied. On honorait, on célébrait le régicide. On enseignait le meurtre des souverains hérétiques, surtout le meurtre d'Élisabeth. On montrait le ciel ouvert à quiconque serait assez hardi pour tenter la grande entreprise et pour combattre le saint combat. Une étincelle de ce foyer de conspiration tomba sur l'imagination de John Savage, qui avait longtemps servi sous le duc de Parme, et il offrit d'exécuter ce que la religion commandait. Il fut approuvé, ménagé, caressé, et il se dirigea vers l'Angleterre afin d'y assassiner Élisabeth.
Un prêtre du séminaire de Reims, Ballard, partit aussi, et se rendit à Paris, pour conférer des desseins de Savage et de ses propres plans avec les amis de Marie Stuart. Il vit Charles Paget et Morgan, l'archevêque de Glasgow et don Bernard de Mendoça. Il fut convenu entre eux que la mort d'Élisabeth serait suivie de l'avénement de Marie au trône d'Angleterre, et du rétablissement du catholicisme dans toute la Grande-Bretagne. C'était là le double rêve de Marie elle-même, des Guise, du pape et de Philippe II. Mais afin que cette contre-révolution s'accomplît, il fallait une conspiration, il fallait plus d'un homme à l'œuvre, il fallait que le soulèvement des catholiques correspondît à l'assassinat d'Élisabeth, à la délivrance de Marie Stuart, et motivât un débarquement de troupes espagnoles prêtes à seconder de si heureux événements. On donna des lettres à Ballard pour Babington, dont on était sûr.
Ballard passa la Manche sous un costume militaire, et sous le nom du capitaine Fortescue. Il découvrit Babington, lui remit ses lettres, lui raconta les projets arrêtés par le comité de Paris, et lui parla de la résolution de Savage, qui devait tout faciliter, tout aplanir. Il eut soin d'indiquer le but de cette grande entreprise : la résurrection du catholicisme en Angleterre, et le couronnement de Marie Stuart. Il satisfit la foi, il embrasa le sentiment de Babington. Il lui déguisa l'assassinat sous la religion, sous l'enthousiasme. Babington promit même le meurtre. Il s'engagea à trouver des complices, tous gentilshommes, qui aideraient comme lui Savage dans son périlleux coup de main, et qui le compléteraient en délivrant la reine Marie. Il tint parole, il gagna et enrôla Edward Windsor, Barnewell, Tichebourne, Dunn, Charnoc, Abington, Charles Tilney, Thomas Salisbury, Jones Travers et Robert Gage.
Content d'avoir mis le feu à ces jeunes courages, et d'avoir préparé les voies, Ballard revint à Paris rendre compte de son voyage, et retourna bientôt à Reims pour contempler sans risques, de ce port pieux, le spectacle de l'incendie qu'il avait allumé au delà du détroit.
Walsingham avait l'œil et la main dans la conspiration. Elle jaillit des passions catholiques et politiques, dont les partisans de Marie Stuart étaient consumés, soit en France, soit en Angleterre. Mais si le profond et astucieux ministre ne créa pas cette conspiration, il la vit éclore, la réchauffa, la cultiva dans des proportions terribles. Il y entretenait ses affidés les plus pénétrants, les plus actifs. C'était l'usage des conseillers d'Élisabeth. « Par toutes les cours de l'Europe, écrit l'ambassadeur de France, M. de Châteauneuf, ils ont des hommes, lesquels, sous ombre d'estre catholiques, leurs servent d'espions ; et n'y a colléges de jésuites, ni à Rome ni en France, où ils n'en trouvent qui disent tous les jours la messe pour se couvrir et mieux servir à cette princesse (Élisabeth) ; mesme il y a beaucoup de prestres en Angleterre tolérés par elle pour pouvoir, par le moyen des confessions auriculaires, découvrir les menées des catholiques. »
Jusque-là, les principaux instruments de Walsingham étaient Polly et Greatly, mêlés aux conspirateurs de Londres, et Maude, un prêtre attaché aux pas de Ballard dont il avait la confiance.
Walsingham était loin cependant de tenir tous les fils du complot ; il en connaissait la réalité, mais il en ignorait les principaux acteurs, les ramifications, les détails, les circonstances décisives. Il n'était pas sans inquiétude, et il s'impatientait des obscurités, des lenteurs qui l'entouraient, lorsqu'un nouveau personnage apparut.
Il arriva en Angleterre dans les premiers jours de 1586. Dès le mois de juillet 1585, il avait été vanté à Marie Stuart par Charles Paget, dont il avait surpris le cœur. Il avait captivé en même temps par sa grâce, par ses manéges, Babington alors à Paris, Morgan, l'archevêque de Glasgow, et don Bernard de Mendoça. Il avait été initié à tous les secrets.
Député de Reims à Londres pour stimuler la conspiration et les conspirateurs, il fut gagné par Walsingham.
Du mois de février au mois de mars, il logea chez Phelipps, secrétaire du ministre. Il s'arrangea une vie mystérieuse. Il s'insinua dans les conciliabules des conjurés. Il les pratiqua tous, et pas un ne lui fut inconnu. Il noua des liaisons avec M. de Châteauneuf, le plus défiant, le plus austère des diplomates, et il le conquit à demi. Il conquit entièrement Cordaillot, le secrétaire chargé, à l'ambassade de France, de toutes les correspondances et des affaires de la reine d'Écosse. Recommandé vivement à cette princesse par tous ses amis du comité catholique siégeant à Paris, sous la double influence de l'archevêque de Glasgow et de don Bernard de Mendoça, Marie le regardait comme une Providence, et le recommandait à son tour à tous les partisans de sa personne et de sa cause en Europe.
Cet homme s'appelait Gilbert Gifford : c'était son nom de famille. Ses noms de guerre furent tour à tour Pietro, Barnaby, Thomas Cornelius. Il descendait d'une ancienne maison du comté de Stafford, et le château de son père était situé à peu de distance du château de Chartley, circonstance dont il profita pour donner à son rôle un air plus vraisemblable et un tour plus facile. Il avait passé huit ans chez les jésuites, qui l'avaient élevé. Il était fort jeune et le paraissait encore plus. Son unique ambition, disait-il, était de servir le catholicisme en servant Marie Stuart. S'il ne pouvait la tirer de prison et lui préparer le trône, il espérait au moins adoucir son isolement en faisant pénétrer jusqu'à elle les lettres de ses serviteurs et les consolations de ses amis. Il avait des manières tantôt élégantes, tantôt pieuses, tantôt cordiales, selon ses interlocuteurs. Il avait vécu en France, voyagé en Espagne et en Italie. Il était versé dans la théologie, dans la politique et dans les belles-lettres. Il savait toutes les langues sans accent étranger. Ses cheveux blonds, son teint mat et plombé, pâli comme par le jeûne ; sa physionomie mobile, mêlée de finesse et de candeur, intéressaient. Il parlait et il se taisait à propos. On l'écoutait et on s'épanchait. C'était le caméléon de la police britannique et de la société de Jésus.
Au milieu de mars 1586, Gifford était le maître de la conspiration. Il avait tout disposé par ses machinations pendant deux mois. Chaque chose alors était prête, et chacun était à son poste.
Précisons bien la situation. Charles Paget et Morgan recevaient à Paris toute la correspondance européenne de Marie Stuart. Les lettres des partisans de Marie, ils les adressaient à l'ambassade française, qui les envoyait à Chartley ; les lettres de Marie, l'ambassade les dépêchait à Morgan et à Charles Paget, qui les faisaient rendre à tous les représentants de leur chère maîtresse dans les cours étrangères. Tout passait de Charles Paget et de Morgan à l'ambassade, de l'ambassade à Marie Stuart, et réciproquement. Mais entre la reine et l'ambassade, quel était l'intermédiaire? Un seul homme, toujours le même, auquel, il est vrai, tout le monde se confiait. Cet homme était Gifford.
Toute correspondance venait à lui : celle de Claude Hamilton et de Courcelles, accrédités par Marie en Écosse ;
Celle de Liggons, accrédité en Flandre ;
Celle de lord Paget et de sir Francis Englefield, accrédités en Espagne ;
Celle du docteur Lewis, accrédité à Rome ;
Celle de l'archevêque de Glasgow, accrédité en France ;
Celle de tous les amis de Marie Stuart, dans toutes les contrées.
Ces innombrables correspondances aboutissaient au bureau de Cordaillot, où Gifford prenait et apportait à pleines mains. On ne voulait ni on ne pouvait l'éviter. Il était le centre de tout.
Le premier soin de Gifford fut de demander à Cordaillot l'énorme paquet laissé par M. de Mauvissière à M. de Châteauneuf, et qui n'avait pas été remis à cause de la vigilance sévère de sir Amyas Pawlet. De concert avec Cordaillot, Gifford divisa ce paquet en paquets plus petits, afin, disait-il, de diminuer les chances d'être surpris. Cordaillot admirait ces précautions, et la fidélité de Gifford lui en paraissait plus assurée.
Gifford sortait de l'ambassade par la porte opposée à la rue qui menait à l'hôtel de Walsingham. Mais après dix minutes de marche il se retournait, et, de ruelles en carrefours, il courait triomphant chez le ministre. Introduit sans retard, il lui apprenait son succès, et il déposait en même temps sur la table les divers paquets dont il était chargé. Phelipps, appelé, débrouillait toutes les lettres avec les chiffres que Cherelles, un ancien secrétaire de M. de Mauvissière et de M. de Châteauneuf, avait dérobés à la reine d'Écosse, puis vendus à Walsingham. Lorsque les extraits les plus importants avaient été désignés par le ministre et recopiés par Gifford, Phelipps recachetait les lettres avec de faux cachets très-exacts qu'il avait fait exécuter d'après les cachets de Marie Stuart et de ses correspondants.
Tout allait bien. Mais une difficulté se présenta qui contraria vivement Walsingham. Gifford répugnait à hanter le château de Chartley, où tant de surveillance était exercée, de peur d'être démasqué aux yeux de la reine ou du moins soupçonné. Il imagina de corrompre, soit un soldat, soit un domestique du gouverneur qui serait dans le secret. Walsingham approuva cet expédient. Sir Amyas Pawlet s'y opposa, par respect pour l'honneur militaire et pour sa propre dignité.
Pendant que le ministre s'efforçait d'incliner à ses désirs le gouverneur, Gifford trouva un autre expédient qui fut accepté, et sur lequel Pawlet ferma les yeux.
Il y avait à une lieue de Chartley un brasseur qui, chaque semaine, selon l'usage d'Angleterre, expédiait sur une petite charrette un baril de bière à la reine captive, pour elle et pour sa maison. Gifford apprivoisa sans peine, avec de belles paroles et de bonnes guinées, le brasseur, qui consentit à tout ce qu'exigerait celui qui parlait et qui payait si bien.
Sûr de sa voie de communication, Gifford fit tailler un grand étui de bois de chêne, à ressort, facile à ouvrir, facile à fermer. Il y glissa les lettres adressées à Marie Stuart, et, après l'avoir clos hermétiquement, il le jeta par la bonde du baril, replaça le tampon, et donna ses instructions au brasseur, qui avertit le sommelier de la reine d'Écosse. Le sommelier prévint le premier secrétaire de Marie, Nau, qui retira lui-même l'étui, s'empara de ce qu'il contenait, se réservant de l'introduire plein des réponses de sa maîtresse, dans le baril vide, au prochain voyage du brasseur.
La correspondance, devenue aisée par ce stratagème ingénieux, prit une nouvelle activité, et les lettres se croisèrent entre Chartley et l'Europe avec une rapidité merveilleuse.
Marie Stuart était dans l'ivresse de l'espérance. Walsingham, de son côté, à qui Gifford remettait les plis qui venaient à Chartley ou qui en partaient, était heureux de connaître toutes les menées, tous les desseins de la prisonnière et des conspirateurs. Il faisait décacheter, lire, extraire et recacheter les lettres, puis il les renvoyait à leur adresse.
Le ministre rendait compte de tout à Élisabeth.
Elle épouvanta M. de Châteauneuf, un jour du mois d'avril, dans une audience où l'ambassadeur lui demandait un adoucissement pour la reine d'Écosse : « Monsieur l'ambassadeur, lui dit-elle, croyez que je suis instruite de tout ce qui se fait en mon royaulme. J'ai été prisonnière du temps de la royne ma sœur, et je n'ignore pas de quels artifices usent les prisonniers pour gagner des serviteurs et avoir de secrètes intelligences. »
Puis, s'animant par degré, elle continua, presque dans les termes dont elle s'était servie avec M. de La Mothe-Fénelon, lors de la conspiration de Norfolk. Elle dit « qu'elle sçavoit tout ce que la royne d'Escoce avoit pratiqué despuys qu'elle estoit en Angleterre autant par le menu, comme si elle y eust été appelée, car les princes ont des oreilles grandes, qui entendent loin et prez, en divers lieux ; que la royne d'Escoce s'estoit efforcée de mouvoir le dedans de son royaulme contre elle, par le moyen d'aulcuns qui lui promettoient de grandes choses ; mais que c'estoient gens qui conçoivent des montaignes et ne produisent que mottes de terre ; qu'ils l'avoient pansé si sotte qu'elle n'en sentyroit rien, tandis qu'elle s'en estoit toujours mocquée dans la manche ; et (répétant un mot terrible qui lui était familier) elle ajouta : que n'ayant, la royne d'Escoce, usé d'elle comme de bonne mère, elle méritoyt qu'elle luy fust marastre. »
M. de Châteauneuf demeura tout pensif après cette audience. Ses soupçons, ses terreurs redoublèrent, et il recommanda de plus en plus la circonspection à Cardaillot. Mais Marie et ses partisans étaient tous dans un réseau de fer.
Il y eut cependant, vers le milieu de juin, un instant d'hésitation où la conspiration sembla languir et chanceler. Babington et quelques-uns de ses complices se troublèrent au fond de leur conscience. Des scrupules religieux les agitaient. Ils se posèrent sérieusement cette question : Le régicide est-il permis à des catholiques? Ils n'osaient dire : Oui. Gifford l'osa ; mais il était bien jeune pour s'ériger en autorité théologique. Les conjurés restaient indécis. Walsingham et Élisabeth s'inquiétèrent ; car Marie Stuart, qui s'était beaucoup compromise, ne s'était pas encore perdue. Quoiqu'il lui fût échappé bien des imprudences, elle n'avait pas écrit une parole irréparable.
Gifford, ne pouvant trancher la difficulté, la dénoua. Il dissipa les alarmes de Walsingham, et partit pour la France.
Il vint droit à l'hôtel de don Bernard de Mendoça, alors ambassadeur à Paris, et le vrai chef du comité catholique.
Don Bernard de Mendoça était le plus fier des Espagnols et le plus entreprenant des diplomates. Son âme africaine, comme son sang, brûlait d'une haine inextinguible contre Élisabeth et d'un dévouement religieux pour Marie Stuart. La politique était pour lui une passion sainte ; et l'intrigue, chez un tel homme, avait toujours des proportions tragiques. Forcé de quitter Londres, d'où l'exilait, à cause de son génie remuant, le cabinet britannique, il n'avait pas craint, à Greenwich même, d'en appeler à son épée contre les soupçons des ministres anglais, et de se déclarer l'ennemi de leur maîtresse. Et maintenant, avec cette activité de feu qui plaisait tant à Philippe II, il cherchait des assassins et soldait des poignards, couvrant tout d'un luxe calculé et de l'emphase castillane. « Mendoze, dit Pierre Matthieu, ne sortoit jamais de son logis sinon à cheval, en litière ou en carrosse, avec toute sa suite, bien que ce ne fust que pour aller à l'église fort proche de sa maison. De trois paroles qu'il parloit, il y en avoit deux pour la grandeur de son maistre, et disoit souvent que Dieu estoit puissant au ciel et le roy d'Espagne en la terre. »
Mendoça reçut Gifford comme le représentant des catholiques anglais. Il lui remit pour eux des lettres d'encouragement, et instruisit Philippe II de tout ce qu'il avait fait et promis. Le roi d'Espagne approuva son ambassadeur : « En considérant, lui écrivit-il, l'importance de l'événement, si Dieu, qui a pris sa cause en main, veut qu'il réussisse, vous avez bien fait d'accueillir ce gentilhomme, et de l'exciter, lui, ainsi que ceux qui l'ont envoyé, à pousser l'entreprise plus avant. »
Gifford envoya les lettres de don Bernard de Mendoça à Walsingham, et il en demanda à d'autres membres influents du comité pour mieux l'accréditer auprès de Ballard, qui, après avoir organisé la conspiration en Angleterre, attendait à Reims, en sûreté, l'assassinat d'Élisabeth, la délivrance de Marie, le triomphe du catholicisme dans toute l'étendue de la Grande-Bretagne.
Ballard n'était point lâche, c'était même un homme d'aventure capable d'affronter le péril pour accomplir les plans de son parti et les siens. Mais il était loin d'être un fanatique pur, et la ruse chez lui tempérait le zèle. Il s'était mêlé, dans le cours de sa vie, à bien des intrigues. Il avait l'expérience consommée d'un vieux jésuite. Il était casuiste et l'un des plus habiles meneurs de sa compagnie. Prêtre de faction et de précaution tout ensemble, il voulait fermement que la conspiration réussît sans lui, au dernier acte. Il ne se jugeait pas nécessaire. S'il l'était absolument, il ne se refuserait pas à mourir pour sa cause, mais il aimait mieux vivre pour elle.
Telles étaient les dispositions de Ballard à l'arrivée de Gifford auprès de lui. Gifford les connaissait. Il remit d'abord à Ballard les lettres de Charles Paget et de l'archevêque de Glasgow, puis il lui apprit la tiédeur des conjurés, leurs craintes secrètes, leur tremblement devant le régicide. Il lui annonça que la conspiration était à la veille d'avorter.
— Il fallait lever tous les scrupules, dit Ballard.
— Je l'ai essayé, reprit Gifford, et j'ai échoué.
— Ne leur avez-vous pas démontré que les bulles d'excommunication permettent, commandent même le régicide des souverains hérétiques, et qu'elles émanent d'une puissance infaillible, le pape?
— J'ai été plus loin, répondit Gifford ; j'ai affirmé aux conjurés en votre nom, et d'après votre doctrine, que non-seulement les bulles régicides étaient l'œuvre du pape, le vicaire de Jésus-Christ, mais qu'au fond ces bulles étaient l'œuvre même du Saint-Esprit.
— Et vous ne les avez pas convaincus?
— Non ; je ne suis pas assez grave, assez imposant pour une telle tâche : vous seul pouvez la remplir. Il y faut votre science de Dieu et du monde, votre éloquence irrésistible. Je pense que personne, excepté vous, dans la chrétienté, ne saurait mener à bien cette glorieuse entreprise, et nos amis les plus illustres pensent comme moi. » Ballard, ému, entraîné, prit la soudaine résolution de suivre Gifford en Angleterre.
Il y prouva la légitimité du régicide.
Il y réchauffa la conspiration. Marie Stuart l'aida dans cette mission en écrivant à Babington.
Voici la lettre de Marie Stuart, inspirée de loin à sa souveraine par Morgan, à qui Babington s'était plaint du silence et de l'oubli de la reine :
MARIE STUART A ANTOINE BABINGTON.
De Chartley, 25 juin 1586.
« Mon grand amy, encores qu'il y a longtemps que contre mon gré vous n'ayez eu de mes nouvelles, et moy des vostres, pourtant je seroys bien marrie que vous pensassiez que je n'eusse souvenance de l'affection essentielle que vous avez monstrée en tout ce qui m'appartient. J'ay entendu que, depuis la surséance de l'intelligence entre nous, l'on vous a addressé des pacquetz pour me les fayre tenir, tant de France que d'Escoce. Je vous prye, si aulcuns sont tombez entre vos mains, s'ilz y sont encores, de les délivrer à ce porteur, lequel me les fera tenir asseurément. Et je prierai Dieu pour vostre préservation.
« Vostre bien bonne amye,
« Marie, R. »
Chose vraiment pathétique! le porteur que Marie, dans son aveuglement, recommandait à Babington, n'était autre que Gifford, le traître des traîtres, le plus audacieux, le plus actif et le plus profondément pervers de tous les artisans de crime dans ce guet-apens d'iniquité.
Babington sentit sa confiance s'accroître par celle de Marie. Il lui répondit le 6 juillet. Phelipps alla lui-même à Chartley le 8. Il ne jugea pas à propos de se cacher à la reine. Un après-midi que trop faible pour monter à cheval, elle avait demandé son coche, afin de se promener plus commodément, Phelipps eut l'indignité de se mettre sur son passage, lui souriant d'un faux sourire, comme il le mandait à Walsingham. Marie l'apercevant en ressentit une secrète inquiétude, un mystérieux effroi. Préoccupée malgré elle de ce personnage équivoque, elle en traça ainsi le portrait dans sa correspondance avec Morgan : « Ce Phelipps est de basse stature et de chétive apparence ; il a les cheveux d'un blond sombre, la barbe d'un blond clair, la figure marquée de petite vérole, la vue courte, et il semble âgé d'environ trente ans. »
La reine, néanmoins, n'imaginait pas tout le mal que lui préparait ce ténébreux représentant de la police, ce docile instrument de Walsingham.
Phelipps fit rendre, le 12 juillet, à Marie la lettre de Babington.
« Très-chère souveraine, disait le jeune chef de la conspiration, moy mesmes avec dix gentilz hommes et cent aultres de nostre compaignie et suitte, entreprendrons la délivrance de vostre personne royalle des mains de voz ennemys. Quant à ce qui tend à nous deffaire de l'usurpatrice, de la subjection de laquelle, par l'excommunication faicte à l'encontre d'elle, nous sommes affranchiz, il y a six gentilz hommes de qualité, tous mes amys familiers, qui, pour le zèle qu'ils portent à la cause catholique et au service de Vostre Majesté, entreprendront l'exécution tragique… »
La reine était au désespoir. Elle venait de lire le traité d'alliance qui avait été conclu quelques jours auparavant entre son fils et Élisabeth, et où rien n'était stipulé ni pour ses droits ni pour sa liberté, où elle n'était pas même nommée. Dans le premier élan de son indignation, de sa colère, elle écrivit à Babington cette autre lettre qui devait lui être si fatale :
MARIE STUART A ANTOINE BABINGTON.
17 juillet 1586.
« Féal et bien aymé, suivant le zèle et entière affection dont j'ay remarqué qu'avez esté poussé en ce qui concerne la cause commune de la religion et la mienne aussy en particulier, j'ay toujours faict asseurance de vous, comme d'un principal et très digne instrument pour estre employé et en l'un et en l'autre. Ce ne m'a esté moindre consolation d'avoir esté avertie de vostre estat, comme vous l'avez faict par vos dernières lettres, et trouvé moyen de renouveller noz intelligences…
« Je ne puis que louer pour plusieurs grandes et importantes considérations, qui seroyent icy trop longues à réciter, le désir que vous avez en général d'empescher de bonne heure les desseings de nos ennemys qui taschent d'abolir nostre religion en ce royaulme, en nous ruynant tous ensemble.
« Quant à mon particulier, je vous prye de temoigner à noz principaux amis que, quand je n'auroys aulcun intérest pour moy mesmes en ceste affaire (car je n'estime ce que je prétends que peu au priz du bien publicq de cest Estat), je serois toujours très affectionnée à y employer ma vie et tout ce que j'ay ou pourray avoir de plus en ce monde.
« Or, pour donner un bon fondement à ceste entreprise, afin de la conduire à un heureux succez, il fault que vous consideriez, de point en point, quel nombre de gens, tant de pied que de cheval, pourrés lever entre tous, et quels capitaynes vous leur donnerés en chasque comté, en cas qu'on ne puisse avoir un général en chef ; de quelles villes, ports et havres vous vous tenez certains, tant vers le nord qu'aux pays de l'est et du sud, pour y recevoir secours des Pays-Bas, de France et d'Espagne ; quel endroit vous estimés le plus propre et adventageux pour le rendez vous de toutes vos forces, et de quel côté estes d'avis qu'il fauldra puis après marcher (comment les six gentilshomes sont délibérez de procéder) ; et le moyen qu'il fauldra aussi prendre pour me délivrer de ceste prison.
« Ayant fixé une bonne résolution entre vous mesmes (qui estes les principaulx instruments, et le moins en nombre qu'il vous sera possible) sur toutes ces particularités, je suis d'advis que la communiquiez en toute diligence à Bernardino de Mendoza, ambassadeur ordinaire du roy d'Espagne en France, lequel, outre l'expérience qu'il a des affaires de par deçà, ne fauldra, je vous puis asseurer, de s'y employer de tout son pouvoir. J'auray soin de l'advertir de cette affaire, et de la luy recommander bien instamment, comme à telz aultres que je trouveray estre nécessaire.
« Mais il fault que fassiez choiz bien à propos de quelque personnage fidèle pour manier cette affaire avecq Mendoza et aultres hors du royaulme, duquel seul vous vous puissiés tous fier, afin que la négociation soyt tenue tant plus secrète, ce que je vous recommande sur toutes choses pour vostre propre seureté… Ces choses estant ainsy préparées, et les forces, tant dedans que dehors le royaulme toutes prestes, il fauldra alors mettre les six gentilshommes en besoigne, et donner ordre que leur desseing estant effectué, je puisse estre tirée hors d'icy, et que toutes vos forces soyent en ung mesmes temps en campaigne pour me recevoir pendant qu'on attendra le secours étranger, qu'il fauldra alors haster en toute diligence…
« C'est le projet que je trouve le plus à propos pour cette entreprise, afin de la conduyre avec esgard de nostre propre seureté. De s'esmouvoyr de ce costé devant que vous soyez asseurés d'un bon secours estranger, ne seroyt que vous mettre, sans aulcun propos, en danger de participer à la misérable fortune d'aultres qui ont par cy devant entrepris sur ce sujet ; et de me tirer hors d'icy, sans estre premièrement bien asseurez de me pouvoir mettre au milieu d'une bonne armée ou en quelque lieu de seureté, jusques à ce que noz forces fussent assemblées et les estrangers arrivés, ne seroyt que donner assez d'occasion à cette Royne là, si elle me prenoit de rechef, de m'enclorre en quelque fosse d'où je ne pourrois jamais sortir, si pour le moins, j'en pouvois eschapper à ce prix là, et de persécuter avec toute extresmité ceulx qui m'auroient assistée, dont j'aurois plus de regret que d'adversité quelconque qui me pourroyt eschoir à moi-mesme…
« J'ay jusques à présent fait instance qu'on changeast mon logis ; et pour response on a nommé le seul chasteau de Dudley, comme le plus propre pour m'y loger, tellement qu'il y a apparence que dedans la fin de cest esté on m'y mènera. Pourtant advisez, aussy tost que j'y seray, sur les moyens dont on pourra user ès environs pour m'en faire eschapper. Si je demeure icy, on ne se peut servir que d'un de ces trois expédients qui s'ensuyvent : le premier qu'à un jour préfix, comme je seray sortie pour prendre l'air à cheval sur la plaine qui est entre ce lieu et Stafford, où vous sçavez qu'il se rencontre ordinairement bien peu de personnes, quelques cinquante ou soixante hommes bien montez et armez me viennent prendre ; ce qu'ilz pourront aysément faire, mon gardien n'ayant communément aveq luy que dix huict ou vingt chevaulx, pourveus seullement de pistollets. Le second est qu'on vienne à minuict, ou tost après, mettre le feu ès granges et estables que vous sçavez estre auprès de la maison, afin que les serviteurs de mon gardien y estant accourus, vos gens ayant chacun une marque pour se recognoistre de nuict, puissent cependant surprendre la maison, où j'espère vous pouvoir seconder avec ce peu de serviteurs que j'y ay. Le troisième est que les charrettes qui viennent icy ordinairement arrivant de grand matin, on les pourroyt accommoder de façon et y apposter tels charretiers, qu'estant soubz la grande porte les charrettes se renverseroyent tellement qu'i accourant avec ceulx de vostre suyte, vous vous pourriés fayre maistre de la maison et m'enlever incontinent. Ce qui ne seroyt difficile à exécuter, devant qu'il y pût arriver aulcun nombre de soldats au secours, d'aultant qu'ilz sont logés en plusieurs endroicts hors d'icy, quelques uns à demy mille et d'aultres à un mille entier.
« Quelle qu'en soyt l'yssue, je vous ay et auray tousjours très grande obligation pour l'offre qu'avez faict de vous mettre en péril, comme faictes, pour ma délivrance, et j'essaieray par tous les moyens que je pourray, de le recognoistre en vostre endroict comme méritez. J'ay commandé qu'on vous feist un plus ample alphabet, lequel vous sera baillé avec la présente. Dieu tout puissant vous ayt en sa saincte garde!
« Vostre entierement bonne amye à jamays.
« Ne faillez brûler la présente quant et quant. »
Voilà, dans sa gravité funèbre, la dernière lettre de Marie Stuart à Babington.
Elle fut attestée par Babington lui-même, puis par Nau et par Curle, les deux secrétaires de Marie.
Dès que Phelipps eut cette formidable lettre, il jugea que tout était accompli. Il avertit Gilbert Gifford, qui toucha la récompense promise, le prix du sang, et qui se hâta de mettre le détroit entre lui et les malheureux qu'il avait si tortueusement conduits à la boucherie. Maude et les autres espions s'éclipsèrent comme Gifford.
Phelipps quitta Chartley le 24 juillet. Il apportait à son maître les lettres de Babington à Marie Stuart et la réponse, avec les lettres de cette princesse à ses autres amis en Écosse et sur le continent.
C'était assez, c'était trop de preuves. Ballard sollicitait indirectement des passe-ports. Il était impatient de retourner à Reims. Walsingham donna l'ordre de l'arrêter. Instruit de cette mesure, Babington fut saisi d'une soudaine et vague terreur. Son premier mouvement fut de regagner son hôtellerie. Il fit seller précipitamment son cheval, et prit au hasard la route qui s'offrit à lui. Il courut quelques milles avant de retrouver son sang-froid. Le grand air cependant ne tarda pas à dissiper cette panique, et, comme au fond Babington était brave, dévoué, il revint sur ses pas, décidé à jouer intrépidement cette dernière partie, résolu à la mort plutôt qu'au déshonneur.
Il se présenta hardiment à l'hôtel du ministre de la police, le pria de délivrer des passe-ports à Ballard, lui déclara qu'il était lui-même catholique ; que, par ses relations avec les catholiques et son influence sur eux, il pouvait et voulait le servir. Walsingham, feignant de le croire, le remercia, et l'engagea à loger en son propre hôtel, pour que leurs communications fussent plus faciles et plus promptes. Babington ayant accédé à ce désir ou plutôt à ce commandement, s'aperçut bientôt qu'il était gardé à vue, et s'évada.
Ballard fut arrêté. On connaissait les autres conspirateurs. Gifford les avait nommés, signalés. Babington d'ailleurs s'était fait peindre avec les six gentilshommes qui devaient assassiner Élisabeth. Le tableau était surmonté de cette inscription : « Nos périls communs sont les nœuds de notre amitié. » Walsingham, par Gifford, était parvenu à en faire tirer une copie que garda la reine d'Angleterre.
Après l'arrestation de Ballard, les conjurés, se sentant sous la main et sous les yeux de la police, ni Savage, ni aucun autre n'eut l'audace inutile d'attendre dans les jardins, soit à Richmond, soit à Windsor, Élisabeth, pour la frapper. Ils s'échappèrent tous, mais ils furent bientôt pris ainsi que Babington dans un massif de Saint-John's-Wood, où ils s'étaient réfugiés. On les ramena à Londres, et ils furent jetés à la Tour. Jeunes gens du monde pour la plupart, ils avaient acquiescé à un complot comme à une partie de chasse, pour ne se pas séparer et sans se rendre compte de la portée de leur ligue. Le fanatisme chevaleresque de Babington souriait à leur imagination. C'était une chose agréable aux dames de leurs comtés : ce serait une séduction auprès d'elles ; c'était d'ailleurs un lien de plus entre eux. Ils se firent donc presque tous conspirateurs par imitation, par emphase, par affectation de belles manières, par camaraderie, par fougue de tempérament et d'âge, par émulation de bonne compagnie.
« C'était mon triste destin, s'écria Jones devant ses juges, ou de trahir mon ami, ou de rompre mon allégeance et de me perdre, moi et ma postérité. J'ai voulu être compté au nombre des amis fidèles, et je suis condamné comme un traître!… »
« Avant que ceci arrivât, disait Tichbourne au pied de l'échafaud, nous vivions ensemble dans la situation la plus brillante. De qui parlait-on dans le Strand, à Fleet-street, et dans tout autre quartier de Londres, si ce n'est de Babington et de Tichbourne? Dieu sait combien peu les affaires d'État entraient dans ma tête! J'ai toujours refusé de m'en mêler ; mais, par égard pour mon ami, je me suis tu, et j'ai consenti. »
Mis en jugement le 13 septembre 1586, condamnés le 17, ces téméraires compagnons de plaisir et d'intrigue furent exécutés en deux actes : le 20, Babington, Barnewell, Tichbourne, Dunn, Charnock, Savage, Ballard, et les autres le 21.
Les raffinements de cruauté légale, si familiers à la procédure criminelle du XVIe siècle, furent épuisés sur les conjurés. Ils furent conduits tout chancelants à Saint-Giles, et éventrés vivants. Leur mort fut le triomphe du tourmenteur fanatique s'acharnant sur des proies humaines. Ce fut la vengeance brutale de l'esprit puritain contre des cadavres. Tous ces hommes furent courageux, mais ils étaient moribonds avant le supplice. Il y eut cependant encore je ne sais quoi de chevaleresque dans le trépas de Babington, et dans celui de Ballard je ne sais quoi de religieux ; lueurs suprêmes, pâles et derniers reflets des habitudes de ces âmes dont les corps étaient brisés par la torture!
Quelques historiens ont pensé qu'il y eut deux conspirations : une conspiration contre la vie d'Élisabeth, à laquelle Marie fut étrangère, et une conspiration pour la délivrance de Marie, la seule dont elle fut complice. Par suite de leur système, ces historiens estiment que tous les passages de la lettre de Marie qui ont trait à l'assassinat d'Élisabeth ont été interpolés par Phelipps, établi à Chartley.
D'autres historiens soutiennent l'avis contraire. Selon eux, la contradiction apparente qu'on relève dans cette lettre pouvait échapper à Marie au milieu du trouble où elle était, tandis que Phelipps, cet esprit froid, logique, toujours si maître de lui, l'aurait certainement évitée. Elle n'est, au reste, que dans les termes. Marie, lorsqu'elle parle d'Élisabeth, après avoir parlé de la besogne des six gentilshommes, suppose, sans l'exprimer, que le coup a manqué, et alors elle, ses amis et les catholiques auront tout à redouter des vengeances de la reine d'Angleterre. Ce qui achève de convaincre que Phelipps n'eut pas recours aux interpolations, c'est qu'elles lui étaient inutiles. Le dernier bill du parlement dirigé contre Marie ne la rendait-elle pas responsable de toute conspiration tentée en sa faveur? Phelipps n'avait pas besoin, pour perdre la reine d'Écosse, d'une conspiration contre la vie d'Élisabeth, il lui suffisait d'une conspiration destinée à bouleverser les institutions religieuses de l'Angleterre avec le secours de l'étranger.
Pour moi, ces probabilités contradictoires, m'inclineraient au doute sans les aveux formels de Babington. Nau et Curle confirmèrent à plusieurs reprises ces aveux. « Une partie de la lettre incriminée avait, déposèrent-ils, été écrite par Nau sous l'inspiration de Marie ; l'autre partie avait été écrite de la main même de la reine, et la lettre entière avait été chiffrée par Curle. » Nau alla plus loin. Il convint que sa maîtresse lui avait dicté, entre autres paragraphes, le paragraphe relatif à l'intervention des six gentilshommes qui devaient tuer Élisabeth.
Ces témoignages de Babington, de Curle et de Nau prisonniers, ont été repoussés et admis tour à tour. Mais leur véracité fût-elle une certitude historique, Marie Stuart n'eût-elle pas été plus sage que ses amis, elle trouverait encore grâce devant la postérité.
Captive depuis tant d'années contre tout droit humain et divin ; privée des égards dus à son rang et à sa naissance ; blessée dans ses amitiés, dans ses antipathies, dans les moindres élans de sa liberté, dans les plus minutieux détails de sa vie intime ; opprimée comme femme, outragée comme reine, torturée comme mère, il n'y aurait pas beaucoup à s'étonner qu'elle eût accepté tout entière la conspiration de Babington. Il faudrait l'en blâmer et l'en excuser ; ceux qu'il faut blâmer et flétrir, sans les excuser jamais, ce sont les ennemis qui la retinrent prisonnière, qui l'abreuvèrent d'humiliations, qui la jetèrent au delà de tous les conseils de la prudence, qui l'entourèrent d'espions, qui préparèrent le complot, et qui, en immolant cette grande victime, ne furent pas des prêtres, ainsi que des sectaires l'ont écrit, mais des geôliers, des provocateurs, des bourreaux.
Sir Thomas Gorges. — Marie Stuart à Tixall. — Ramenée à Chartley. — Saisie de ses papiers. — Arrestation de Nau et de Curle. — Marie Stuart transférée à Fotheringay. — Vieille route. — Église. — Château. — Le Nen coule au pied. — Dernier horizon de Marie Stuart. — Poésie. — Ronsard. — Les Misères du temps. — D'Aubigné. — Les Tragiques. — Marie Stuart et Élisabeth. — Renouvellement de l'association protestante pour la sûreté d'Élisabeth. — Procès de Marie Stuart. — Sa condamnation à mort. — Sir Amyas Pawlet fait enlever le dais de la reine. — Lettres de Marie Stuart à Élisabeth ; — au pape Sixte-Quint ; à l'archevêque de Glasgow ; — au duc de Guise. — Enthousiasme religieux de la reine d'Écosse. — Hypocrisie d'Élisabeth. — Acharnement du parti protestant contre Marie Stuart. — Indifférence ou connivence de la France et de l'Écosse. — Les hauts commissaires à Fotheringay. — Lord Shrewsbury. — Le comte de Kent. — Détails. — Le dernier jour. — Les dernières heures. — Sensibilité, courage, ferveur de Marie Stuart. — Désespoir de ses serviteurs. — Supplice. — Le bourreau. — Le doyen de Peterborough. — Le comte de Kent. — Douleur feinte d'Élisabeth. — Joie du protestantisme. — Le cercueil de Marie Stuart à Fotheringay ; — à Peterborough ; — à Westminster.
Cependant Marie Stuart, ignorante des événements, resserrée de plus en plus à Chartley, vit arriver, le 8 août, un messager dans la cour du château. C'était sir Thomas Gorges, qui apportait l'ordre de la transporter à Tixall, donjon voisin de Chartley et qui appartenait à Walter Aston.
La reine d'Écosse interrogea vainement ses gardiens sur ce messager. Le même jour, selon son habitude, elle monta à cheval, et son œil inquiet sondait l'espace, désespérant d'y apercevoir ses libérateurs, lorsque, par une manœuvre de son escorte, elle fut séparée de ses gens et conduite à sa nouvelle résidence. Elle y fut enfermée seule dans une petite chambre, sans plumes, encre, ni livres. C'est là qu'elle apprit la découverte de la conspiration, la saisie de tous ses meubles, de tous ses coffres, de tous ses papiers, l'arrestation de Nau et de Curle, ses deux secrétaires.
Sir Amyas Pawlet ne ramena sa prisonnière à Chartley que le 30 août. Soumise à une surveillance plus rigoureuse, à des humiliations plus cruelles, elle pressentit le dénoûment terrible. Waad, assisté des agents de Walsingham, avait traversé cette prison royale. Ils avaient tout emporté : lettres, argent, bijoux. Quand Marie rentra dans son appartement, elle le trouva violé et dépouillé. Ses serviteurs étaient noyés dans les larmes, ses parures et son linge inventoriés, ses bahuts vides. Ces pauvres chambres que le malheur et la majesté royale auraient dû rendre sacrées, la brutalité d'une police ignoble les avait saccagées, et l'insulte s'était mêlée au pillage. Marie, dont l'âme était plus dévastée que sa demeure, ne se fit aucune illusion. Elle comprit toute sa destinée, et s'y résigna en princesse d'Écosse et de Lorraine. « Sir Amyas, dit-elle à Pawlet dont elle rencontra le regard, il me reste encore deux choses : dans mes veines le sang royal qui me donne droit à la succession du trône d'Angleterre, et dans mon cœur un dévouement sans bornes à la religion de mes aïeux. »
Elle comprenait maintenant que ce sang serait bientôt tari et que ce cœur ne battrait pas longtemps. Elle écrivit et parvint à faire passer à son cousin le duc de Guise une lettre où elle épancha tous les sentiments qui l'oppressaient. « Mon bon cousin, dit-elle, ayez pityé de mes pauvres serviteurs destituez, car l'on m'a tout osté icy, et m'attends à quelque poison ou autre telle mort secrette… Je désire que mon corps soyt à Reims, auprès de feue ma bonne mère, et le cœur auprès du feu roy mon seigneur (François II). »
La reine d'Écosse allait être transférée au château de Fotheringay, dans le comté de Northampton, à quelques milles de Peterborough. Ce fut la dernière hôtellerie anglaise où la conduisit l'hospitalité d'Élisabeth.
Depuis plusieurs années cette question s'agitait dans les conseils de Greenwich et se prolongeait d'irrésolutions en irrésolutions.
Dès 1581, Burleigh écrivait à Walsingham : « Le conseil, aussi variable que l'atmosphère, n'est parvenu à aucune conclusion, car Sa Majesté elle-même ne s'est prononcée sur aucun point. Tellement que, fatigués de parler, les membres se sont séparés, et que la reine a remis le tout à une autre époque. On a délibéré longtemps pour savoir dans quel lieu on confinerait la reine d'Écosse, pour instruire et juger son procès. On ne voulut pas de la Tour. Le conseil recommanda à l'unanimité le château de Hertford, et la reine y consentit durant tout un jour ; mais elle changea bientôt d'avis, et dit qu'il était trop près de Londres. Alors on parla de Fotheringay, qu'elle trouva trop éloigné ; puis successivement de Grafton, de Woodstock, de Northampton, de Coventry et de Huntingdon, qu'elle refusa tous, les uns, parce qu'ils n'étaient pas assez fortifiés, les autres à défaut de convenance. Le parlement sera probablement dissous, et sa prochaine réunion fixée au 10 décembre prochain ; mais la reine veut que la cause de la reine d'Écosse soit entendue et terminée avant cette réunion ; néanmoins on ne peut rien faire jusqu'à ce que le lieu de sa translation soit choisi. »
Le 25 septembre 1586, Élisabeth s'était enfin déterminée. Marie Stuart monta dans son coche par un ciel couvert et s'achemina vers Fotheringay. « Ce temps ressemble, dit-elle, au temps des vendanges à Fontainebleau. Seulement ici j'ai le cœur moins joyeux. » Elle était escortée par deux délégués du conseil privé, Mildmay et Barker, et par cinquante hommes d'armes sous les ordres de sir Amyas Pawlet.
La reine examina curieusement en prisonnière l'aspect du pays, soigné comme un parc. Elle remarqua les châteaux, les maisons, les villages d'une rare propreté, et dont la pauvreté se cachait, comme aujourd'hui, sous les fleurs. Elle oublia un instant ses longs ennuis sur la vieille route solitaire. Elle admira des paysages d'une incomparable verdure. Malgré elle, une impression de fraîcheur pénétra un instant jusqu'à son âme au milieu de ces délicieux comtés où l'Angleterre, qui a la religion des héritages et pour qui les limites sont sacrées, cultivait les haies avec une sorte de piété domestique et nationale ; tandis qu'en Allemagne la secte insensée des anabaptistes sapait tous les fondements de la propriété, cette base divine des familles et des États.
Quand Marie Stuart toucha au terme de son voyage, le pays changea un peu. La route tourna dans la prairie, où le sable fin remplace la terre durcie et rugueuse. Les grands chênes se groupèrent par bouquets çà et là, et les buissons devinrent touffus comme des taillis. La reine versa quelques larmes dans l'avenue qui la conduisit à la grille de l'église peuplée de tant de vieux tombeaux. Son coche s'étant arrêté un instant à cette grille, l'escorte prit sur la gauche et mena Marie jusqu'aux fossés de Fotheringay. A un signal, le pont-levis s'abaissa, et la reine, descendue de voiture près du tertre, nu maintenant, couronné alors de batteries, entra pour jamais dans le château. Elle monta les degrés de l'appartement qu'on lui avait préparé. Malgré le feu qui brûlait dans l'âtre, sa chambre était humide. Elle désigna d'un geste à ses femmes la fenêtre fermée de barreaux de fer ; elle s'y accouda en soupirant, puis, à travers les petites vitres encadrées dans des lames de plomb, elle jeta un regard morne sur la campagne.
Le Nen, presque immobile au pied du château, coulait lentement sous une pluie de feuilles d'automne que le vent secouait des arbres. Par delà s'étendaient quelques champs de houblon, vigne amère du nord, et d'immenses prairies où galopaient des poulains sauvages, où paissaient les moutons gras, les vaches brunes et les chevaux noirs particuliers à ce comté. Sur le dernier plan, des collines boisées s'élevaient et répandaient leurs grandes ombres mélancoliques.
Tel fut le dernier horizon de Marie Stuart. Tel il lui apparut de sa fenêtre pendant les sombres mois qui précédèrent son jugement. Tel il se déroula, après trois siècles, la même semaine de l'arrivée de Marie, à celui qui écrit ces lignes. Seulement, pour le voyageur, il n'y avait plus de château, plus de garnison, plus d'armes. Il n'y avait sur l'ancien emplacement du donjon qu'un sol bouleversé, qu'un fourré d'orties d'où s'envola pesamment, à l'approche de pas humains, une nuée de corbeaux.
La reine fut forcée de renoncer aux meilleures habitudes de ses prisons, les promenades, les correspondances. La vie lui était bien lourde. Inquiète, isolée, murée, sans amis, sans messagers, elle se dévorait silencieusement. Les sourdes menées politiques lui étaient impossibles. La réalité lui manquait. La poésie elle-même semblait l'abandonner. Son imagination était tarie.
Si la reine prêtait encore l'oreille aux mélodies de la muse, ce n'étaient plus des vers d'amour, les vers de sa jeunesse qu'elle lisait. Non, l'accent de la poésie tintait grave, lugubre comme le chant des funérailles. Marie, après de longs détours et bien des stations sanglantes, se retrouvait épuisée dans une prison, vestibule obscur et tragique du sépulcre.
Deux voix lui arrivaient encore par les barreaux de sa fenêtre, et ses geôliers laissaient passer jusqu'à elle quelques vers, dernière tristesse de sa captivité.
Quels étaient ces deux poëtes qui lui parvenaient au bord du Nen?
C'était d'abord Ronsard, ce père de toute poésie française, ce génie lyrique de la renaissance. Ses strophes n'étaient plus que sanglots. Il était sinistre comme un prophète hébreu :
(Discours des Misères du temps.)
Voilà le poëte que des amis voyageurs transmettaient à Marie Stuart par quelque secrétaire, par quelque officier de sa maison.
C'était le poëte catholique.
Les gardiens de la reine eurent soin de lui apporter eux-mêmes les fragments inédits qui couraient déjà du poëme des Tragiques, comme autrefois ils lui envoyaient à Chartley le pamphlet injurieux de Buchanan.
L'auteur de ce poëme était Agrippa d'Aubigné. Blessé grièvement en 1577, retiré dans un désert de Saintonge, tout ébranlé de ses combats et des scènes de la Saint-Barthélemy, il fut, sans le savoir, le Job sectaire, le Juvénal huguenot des guerres civiles après en avoir été l'un des héros. Abrupt et grand poëte, ignoré mais immortel, qui, de la main qui traça ses Mémoires, agitait le glaive du saint Évangile, et faisait résonner la lyre aux cordes de fer. Homme terrible, qui, sous un extérieur rigide, recélait tous les courages, tous les talents, comme cet airain de Corinthe, qui, sous une sombre apparence, était composé des métaux les plus précieux!
Ce poëme des Tragiques fut vraiment écrit au cliquetis des épées, à la lueur des bûchers, aux éclaboussures du sang des martyrs.
C'était comme une prophétie de vengeance sur Marie Stuart.
Ainsi, pendant que Ronsard gémissait, d'Aubigné criait vers le ciel et maudissait. La poésie même n'était plus une distraction, un adoucissement. Le nectar païen s'était changé en ce vin de colère et de sang que versent les anges de l'Apocalypse. Comment donc s'étonner du redoublement de ferveur de la reine? Rien n'était plus naturel ; il ne lui arrivait de partout que des récits atroces, que des chants affligés ou irrités. Quel autre refuge lui restait-il que son oratoire, où elle avait déposé ses derniers trésors, ses dernières consolations : son livre d'heures et son crucifix?
Quand Marie entra dans ce château, qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir tragique, Élisabeth était décidée, et le dénoûment si longtemps attendu de cet affreux drame royal allait éclater après tant de lenteurs.
Ces deux femmes inspiraient un attachement passionné et une sainte haine. Les partisans de Marie voulaient assassiner Élisabeth, cette fille de Satan ; les partisans d'Élisabeth voulaient juger et tuer Marie, cette nièce des Guise, cette alliée de l'Espagne, cette amie du pape et cette ennemie de la réforme.
Il y avait dans chaque parti une fidélité chevaleresque, un fanatisme religieux ; il y avait de plus dans l'âme des Anglais un fanatisme politique.
Cette raison d'État, la mollesse des cours étrangères occupées ailleurs, l'ascendant d'une doctrine jeune qui était sûre de l'avenir, et qui s'efforçait d'immoler le passé avec ses emblèmes ; la supériorité de la situation d'Élisabeth, qui tenait Marie sous la hache ; la violence aveugle de tout un peuple, dont les délais stimulaient l'impatience ; toutes ces causes étaient menaçantes pour Marie, et ne présageaient que trop une catastrophe.
Le parlement anglais avait fait et renouvela, dans l'ardeur de son zèle, l'association pour la sûreté de la reine. Il institua vingt-quatre commissaires pour rechercher tous les fauteurs de révolte contre Élisabeth. Il avait aussi été réglé que la personne pour laquelle s'ourdiraient de pareils complots pourrait être poursuivie, si elle les avait connus et encouragés.
Cette disposition, nous l'avons dit, était une arme forgée contre Marie Stuart.
On ne tarda pas à l'en frapper. On saisit l'occasion de la conspiration de Babington, dont tous les fils étaient dans les mains de Walsingham. Après la condamnation et l'exécution des conjurés, on instruisit le procès de la reine d'Écosse, leur complice. Le statut d'association autorisait cette étrange procédure. Élisabeth nomma, le 6 octobre 1586, quarante-six juges, au nombre desquels étaient les premiers pairs du royaume et ses principaux conseillers. Ils se rendirent à Fotheringay au nombre de trente-six. Arrivés le 12, ils notifièrent à Marie Stuart, par sir Walter Mildmay, par sir Edward Barker, et par sir Amyas Pawlet, leur commission scellée du grand sceau, et une lettre d'Élisabeth, qui annonçait sa détermination à la reine d'Écosse.
Marie lut cette lettre et cet acte sans émotion extérieure, et rejeta fièrement toute compétence des juges anglais. « Une chose me surprend, dit-elle, c'est qu'Élisabeth, ma bonne sœur, veuille me traiter comme sa sujette, et m'ordonne de comparaître en jugement, moi qui suis reine, et qui ai appris à ne rien faire qui soit indigne de moi ou de mon fils. »
Marie Stuart protesta trois fois contre toute juridiction anglaise. Elle fut sourde aux instigations de Bromley, lord chancelier, et de Burleigh, lord trésorier, qui se présentèrent devant elle, le 13 octobre, avec quelques autres commissaires et le vice-chancelier Hatton. Elle dédaigna la menace qu'ils lui firent de passer outre au jugement, en son absence, et sa résolution paraissait inébranlable, lorsque le vice-chancelier prit la parole. Il s'exprima avec insinuation, avec respect, et il mêla une feinte pitié à son argumentation perfide. « Vous êtes prévenue, dit-il en finissant, mais non convaincue d'avoir conspiré la mort de notre glorieuse souveraine. Justifiez-vous, Madame, nous en serons heureux. Les lois vous y invitent, votre dignité vous le commande. Si vous vous taisiez, votre mémoire en serait flétrie à jamais, et le monde expliquerait votre silence par le sentiment accablant de votre crime. Ne permettez pas, Madame, une telle interprétation. »
Ce raisonnement insidieux fit une vive impression sur Marie, et elle consentit à être interrogée.
Les commissaires, après s'être retirés, donnèrent leurs ordres, et dans la nuit du 13 au 14 (octobre 1586), un mouvement inaccoutumé remplit le château de Fotheringay. Des ouvriers et des soldats allèrent et vinrent aux flambeaux, portant des planches, des échelles, des étoffes et des tentures.
Le 14, à neuf heures du matin, un dais aux longs plis de velours rouge, surmonté du léopard, et semblable à celui qui se voit aujourd'hui à Saint-James, était dressé au rez-de-chaussée, dans la grande salle du château. Sous ce dais splendide un fauteuil à franges d'or, siége d'Élisabeth absente, avait été préparé comme une insulte à l'infortune de Marie Stuart. Autour de ce trône féodal s'élevaient en amphithéâtre des gradins recouverts aussi de velours rouge, où étaient rangés : à droite, dix-huit commissaires, parmi lesquels on remarquait Bromley, lord chancelier, Burleigh, lord trésorier, les comtes de Kent, d'Oxford, de Rutland ; à gauche, dix-huit autres commissaires, au nombre desquels étaient les comtes de Stafford et de Morley, Walsingham, Saddler, et le vice-chancelier Hatton.
En avant du trône de justice était assis, à une table chargée des pièces du procès, l'attorney général, secondé de quelques magistrats et de deux greffiers.
Une foule de gentilshommes protestants des comtés voisins, se pressaient en ennemis plutôt qu'en spectateurs, de la grande porte jusqu'à la barre. Tels étaient le tribunal et l'auditoire de Marie Stuart. Le peuple n'avait pas été admis.
Quand la reine fut introduite, les lords s'inclinèrent et elle les salua avec une majesté triste. De son bras droit, autour duquel s'enlaçait un carcan de perles en écharpe, elle s'appuyait sur le bras dévoué d'André Melvil, son maître d'hôtel. Elle s'arrêta un instant comme pour considérer cette pompe du prétoire, et dit : « C'est donc ainsi que la reine Élisabeth fait juger les princes par les sujets. » Après ces paroles, Marie suivit Pawlet jusqu'au simple escabeau qui l'attendait, et Pawlet monta au tribunal sur un gradin plus bas que ceux des lords.
Marie, touchant de la main l'escabeau de velours qui lui était destiné : « Je n'accepte ce siége que comme chrétienne ; ma place est là, dit-elle, en montrant le fauteuil du dais. Je ne suis pas seulement reine, ainsi que d'autres ; je suis reine dès le berceau, et le premier jour qui m'a vue femme, m'a vue reine. » Puis se tournant vers Melvil, qui se tenait debout à son côté : « Voilà bien des commissaires, dit-elle encore en secouant la tête, et parmi eux pas un ami! »
Le chancelier Bromley ouvrit la séance par un discours pédantesque de puritain et de courtisan. Il honora, en les développant, les motifs qui avaient guidé la reine d'Angleterre dans la mise en accusation de la reine d'Écosse. Il soutint que leur souveraine Élisabeth aurait trahi Dieu et l'Église de Dieu si elle eût reculé devant une telle cause, et si elle eût laissé dans le fourreau le glaive de la loi.
Marie Stuart exigea, avant de répondre, que ses protestations contre l'incompétence des juges fussent enregistrées.
« J'ai abordé en Angleterre, s'écria-t-elle, pour y chercher la protection qui m'était due. On m'a jetée dans des prisons où j'ai langui pendant dix-huit années, où l'on m'a présenté du fiel pour ma faim, du vinaigre pour ma soif. Je ne reconnais ni l'autorité d'Élisabeth ni la vôtre. Je n'ai de pairs que les rois, de juge que Dieu ; et si je m'abaisse à me défendre devant vous, moi, deux fois reine, deux fois ointe, ce n'est que pour faire éclater mon innocence. »
Gawdy, un des magistrats de la couronne, accusa la reine d'Écosse de n'avoir pas repoussé le titre de reine de la Grande-Bretagne ; d'avoir noué avec lord Paget, Charles Paget et d'autres agents, une intrigue qui devait aboutir à son évasion, à la conquête de l'Angleterre et à la destruction du protestantisme par les Espagnols ; il l'accusa d'avoir, dans sa correspondance avec don Bernard de Mendoça, promis de transférer les droits de Jacques VI à Philippe II sur la couronne d'Élisabeth, si Jacques n'embrassait pas le catholicisme ; il l'accusa d'avoir conféré la régence d'Écosse à lord Claude Hamilton, et d'avoir autorisé un parti séditieux à se saisir de la personne de Jacques pour le livrer au pape ou au roi d'Espagne comme captif jusqu'à sa conversion. Marie réfuta toutes les charges élevées contre elle, en éludant celles qui concernaient les desseins sur son fils. Elle déclara qu'on était libre de lui appliquer des qualifications quelconques sans qu'elle en fût responsable ; que, du reste, détenue contre le droit des gens, durant de si longues années, elle n'avait commis aucun délit en appelant l'aide de ses amis et des princes ses alliés pour sa délivrance.
Lord Burleigh reprenant la parole, reprocha à Marie ses relations séditieuses avec Babington. Marie les ayant niées avec force, Burleigh ordonna qu'il fût donné lecture à la reine de la lettre que Babington lui avait adressée le 6 juillet, et de la longue réponse qu'elle y avait faite le 17. — « Que signifient ces pièces mauvaises? reprit la reine ; où sont les originaux? S'ils existaient, vous les produiriez. — La confession de Babington a certifié ces pièces, Madame. — Pourquoi, dit Marie, vous êtes-vous hâté de tuer ce jeune gentilhomme? Il fallait l'interroger en ma présence. — Le témoignage de Curle et de Nau confirme celui de Babington, reprit lord Burleigh. — Curle et Nau ont parlé sous les menaces de la torture, mais ils sont vivants ; mandez-les ici, et nous verrons s'ils ne désavoueront pas ces mensonges. Quand tout ce que j'ai écrit est innocent, comment prouverez-vous que mes secrétaires n'ont pas pu ajouter ce qui est coupable? D'ailleurs, milords, songez-y. Il y va de l'intérêt des princes sacrés de l'huile sainte. N'attenterez-vous pas à leur honneur, à leur sécurité, en les livrant à la merci de leurs moindres serviteurs? »
Le point sur lequel Marie Stuart se défendit avec la plus ardente obstination fut le projet d'assassinat contre Élisabeth. Elle affirma qu'elle y était entièrement étrangère. « Je n'ignore point, dit-elle, les devoirs que m'imposent l'humanité, la religion. J'abhorre l'assassinat, qu'elles réprouvent. Bien loin d'avoir excité personne à un tel crime, j'ai souvent modéré le zèle de mes partisans exaspérés par leurs propres persécutions ou par les miennes. J'ai souhaité seulement d'adoucir l'oppression où gémissent les catholiques d'Angleterre ; mais par quels moyens? En implorant la justice de la reine Élisabeth. Pour rien au monde je n'aurais voulu imiter Judith ; j'aimais mieux suivre l'exemple d'Esther, et intercéder comme elle. »
Il y eut un moment, à la fin de cette première et mortelle audience, où Marie, dont l'indignation triomphait de la fatigue, attaqua Walsingham sans ménagement. Cédant à son ressentiment légitime, et lançant un regard de feu sur le secrétaire d'État toujours impassible, elle poussa un de ces cris perçants de victime qui montent jusqu'à Dieu, et qui rejaillissent en remords dans la conscience endurcie des oppresseurs.
« Vous, Monsieur le secrétaire, dit-elle, vous qui m'avez entourée d'espions, de calomnies, de piéges, comment me persuaderez-vous que mes papiers et chiffres enlevés de ma prison de Chartley n'ont pas été altérés? Je vous connais, poursuivit-elle avec une véhémence croissante, vous n'avez cessé de tramer la mort de mon fils et la mienne. »
Walsingham, troublé, répondit vivement que, comme particulier, il était honnête homme, et que, comme ministre, il avait agi selon la fidélité qu'il devait à sa glorieuse souveraine et à son pays.
Le secrétaire d'État, à l'étonnement de l'assemblée, perdit son sang-froid en cette occasion. L'émotion de Marie Stuart l'avait remué, et cette voix royale que l'historien entend à travers les siècles, Walsingham l'entendit peut-être plus d'une fois sur sa couche dans la solitude de ses nuits.
Le second jour, 15 octobre, la reine se défendit de nouveau. Elle défia ses accusateurs de lui apporter les originaux de ses lettres, et de lui confronter ses deux secrétaires Nau et Curle. Lord Burleigh, avec une opiniâtreté cruelle, reprit une à une les charges qui pesaient sur Marie Stuart, et l'en accabla sans relâche et sans pitié, comme si Élisabeth eût rempli le fauteuil vide placé sous le dais. Marie releva le gant que lui jetait le vieux homme d'État. Elle eut toutes les éloquences : elle fut hardie, subtile, pathétique, impétueuse ; puis, la faiblesse de la femme surmontant la dignité de la reine, des larmes coulèrent le long de ses joues, et souvent des soupirs profonds s'échappèrent de sa poitrine. « Quand je vins en Écosse, s'écria-t-elle, j'offris à votre maîtresse, par Lethington, une bague en cœur comme gage de mon amitié ; et quand, vaincue par mes rebelles, j'entrai en Angleterre, j'avais reçu à mon tour un gage d'encouragement et de protection. » En disant ces paroles, elle tira de son doigt une bague que lui avait envoyée Élisabeth. « Regardez ce gage, milords, et répondez. Depuis dix-huit années que je suis sous vos verrous, de combien de manières votre reine et le peuple anglais ne l'ont-ils pas méconnu en ma personne? »
Attaquée par le lord chancelier, par le lord trésorier et par d'autres commissaires, Marie déploya, dans ses répliques soudaines, des ressources d'esprit admirables. Ce duel terrible, où la parole adroite, aiguë, se croisait comme l'acier, dura pendant deux jours. De tous les attendrissements dont il fut entremêlé, le plus profond fut réveillé dans le sein de Marie par un souvenir de son cœur. Au nom du comte d'Arundel et de ses frères, tous fils du duc de Norfolk, Marie tressaillit. Des pleurs mouillèrent ses yeux, et elle s'écria douloureusement : « O maison de Howard, illustre au-dessus des plus illustres, combien tu as souffert pour ma cause! combien tu as saigné pour l'amour de moi! »
L'instruction de ce grand procès, où tous les légistes, tous les lords, tous les hommes d'État d'un royaume se réunirent dans une lutte inégale contre une faible femme, était terminée. Lord Burleigh ne laissa pas prononcer la sentence à Fotheringay. Il lut une dépêche de la reine Élisabeth qui ajournait la commission au 25 octobre.
« Que décideront-ils? » demandait avec anxiété Melvil à sa maîtresse. Marie, répondant par ces versets bibliques dont elle nourrissait son âme : « Les taureaux de Basan m'ont obsédée, dit-elle ; et maintenant ils vont se ruer sur moi, comme le lion ravisseur et rugissant, sicut leo rapiens et rugiens. »
Cette impression de la reine était malheureusement prophétique.
Les juges étaient retournés à Londres. Ils s'assemblèrent à Westminster, dans la chambre étoilée. Ils déclarèrent que Marie Stuart avait eu connaissance de la conjuration, et que même elle y avait trempé ; qu'elle avait eu l'intention d'usurper, par le meurtre d'Élisabeth, la couronne d'Angleterre et de ruiner la religion évangélique. Ils prononcèrent à l'unanimité la peine de mort contre la reine d'Écosse. La politique dépravant encore la cruauté par une amorce infâme au parricide, ils ajoutèrent que cet arrêt ne préjudicierait en rien soit à l'honneur, soit aux droits de Jacques VI.
Les deux chambres donnèrent à cette décision sanguinaire l'autorité de leur sanction. Elles envoyèrent un message à Élisabeth, et la prièrent d'exécuter le jugement.
Ce fut le 19 novembre (1586) que lord Buckhurst, et Beale, clerc du conseil, arrivèrent à Fotheringay, et annoncèrent à Marie la fatale nouvelle. Elle la reçut avec une sérénité digne de ses plus généreux ancêtres, et elle continua de nier toute complicité de meurtre, en congédiant les agents officiels d'Élisabeth.
L'une des scènes les plus émouvantes qui suivirent la sentence de Marie, ce fut en quelque sorte la dégradation royale infligée par ordre d'Élisabeth, bien que plus tard la reine d'Angleterre ait désavoué cette brutalité tyrannique.
Sir Amyas Pawlet vint avec Drury, qu'on lui avait adjoint pour la garde de Fotheringay. Il s'enquit de Marie avec une brusque sécheresse, si elle persistait dans son impénitence papiste, et si elle ne se repentait pas de ses crimes envers Élisabeth. Marie le regarda d'un grand cœur, et lui répondit qu'elle était catholique plus que jamais ; que, pour le reste, elle souhaitait à la reine d'Angleterre une conscience aussi tranquille qu'à la reine d'Écosse. « Puisqu'il en est ainsi, reprit Pawlet, sachez, Madame, que ma maîtresse m'a notifié de détendre votre dais, en vous déclarant qu'autrefois reine, vous n'êtes plus désormais qu'une femme morte civilement. »
« M'ôter mon dais! s'écria Marie, mon dais, le symbole de la souveraineté dont Dieu lui-même a sacré mon front dès mon berceau! Apprenez, sir Amyas, que mon titre est hors de toute atteinte humaine. Je suis née reine, j'ai vécu et je mourrai reine, en dépit de votre maîtresse hérétique. Vous, le conseil d'Élisabeth, et son parlement, vous avez la puissance qu'ont les voleurs au coin d'un bois sur le voyageur, la puissance de la force, la puissance que les assassins de Richard avaient sur ce malheureux prince : mais j'ai comme lui mon droit ; je saurai mourir avec mon droit comme Richard et comme tant d'autres princes de ce royaume injustement immolés. »
La reine s'était animée, sa voix s'était élevée peu à peu ; une vive rougeur colorait ses joues, l'indignation éclatait dans son expressive physionomie, et ses yeux lançaient des éclairs. Ses femmes et ses domestiques étaient accourus. Pawlet leur ordonna de détendre le dais. Tous ensemble s'y refusèrent, et pas un ne voulut toucher à cet auguste emblème. Les filles de la reine invoquèrent même la vengeance du ciel sur ceux qui avaient commandé et qui exécuteraient cet acte impie. Pawlet fut obligé d'appeler sept ou huit soldats. Il fit enlever le dais, et, pour mieux dégrader la reine, il se couvrit et s'assit devant elle. Cette exécution accomplie, il sortit, laissant Marie muette de surprise, mais si noble et si imposante sous cet outrage qu'il n'aurait pu supporter plus longtemps sa présence. Quand il fut parti, on crut que Marie allait céder à un de ces accès de colère qui dégénéraient quelquefois chez elle en crises nerveuses. On fut trompé. Loin de succomber à son emportement, elle le domina ; et, se recueillant avec une majesté sereine, religieuse, elle pria Melvil de remplacer par le crucifix ces insignes qu'on avait profanés, ces tristes insignes de la royauté terrestre.
Dans ces cruelles extrémités, en face de la hache et du billot, déjà sous l'ombre de l'échafaud qui se dressait, abandonnée de tous, Marie ne s'abandonna pas elle-même, ne cessa pas un instant de se posséder. Elle pensa à tout. Elle n'oublia pas la moindre chose, le plus infime détail, le plus humble serviteur. Par une bonté touchante, elle régla jusqu'au sort d'un pauvre idiot attaché à ses domaines et incapable même de reconnaissance.
Elle écrivit à Élisabeth :
Novembre 1586.
« Madame, je rends grasces à Dieu de tout mon cœur de ce qu'il luy plaist de mettre fin par vos arretz au pèlerinage ennuyeux de ma vie ; je ne demande point qu'elle me soyt prolongée, n'ayant eu que trop de temps pour expérimenter ses amertumes. Je supplie seulement Vostre Majesté que, puisque je ne dois attendre aucune faveur de quelques ministres zélez qui tiennent les premiers rangs dans l'Estat d'Angleterre, je puisse tenir de vous seule, et non d'autres, les bienfaits qui s'ensuivent.
« Premièrement, comme il ne m'est pas loisible d'espérer une sépulture en Angleterre selon les solennités catholiques practiquées par les anciens roys vos ancêtres et les miens, et comme dans l'Escosse on a forcé et violenté les cendres de mes ayeuls, quand mes adversaires seront saoulez de mon sang innocent, je vous demande que mon corps soyt porté par mes domestiques en quelque terre saincte pour y estre enterré, et surtout en France, où sont les os de la royne ma très-honorée mère, afin que ce pauvre corps, qui n'a jamais eu de repos tant qu'il a esté joint à mon âme, le puisse finalement rencontrer lorsqu'il en sera séparé.
« Secondement, je prie Vostre Majesté, pour l'appréhension que j'ay de la tyrannie de ceux au pouvoir desquels vous m'avez abandonnée, que je ne sois point suppliciée en quelque endroit caché, mais à la veue de mes domestiques et autres personnes qui puissent rendre tesmoignage de ma foy et de mon obeissance envers la vraye Église, et défendre les restes de ma vie et mes derniers soupirs contre les faux bruits que mes adversaires pourroient faire courir.
« En troisième lieu, je requiers que mes domestiques, qui m'ont servy parmy tant de tribulations, se puissent retirer librement où ils voudront et jouyr des petites commodités que ma pauvreté leur a léguées dans mon testament.
« Je vous conjure, Madame, par le sang de Jésus-Christ, par nostre parenté, par la mémoire de Henry septiesme, nostre père commun, et par le tiltre de royne que je porte encore jusques à la mort, de ne me point refuser des demandes si raisonnables et me les asseurer par un mot de vostre main, et là dessus je mourray comme j'ay vescu,
« Votre affectionnée sœur et prisonnière,
« Marie, royne. »
Elle écrivit au pape Sixte-Quint, se confessant être une grande pécheresse, s'humiliant devant le chef des fidèles, et implorant une absolution générale pour « son âme, entre laquelle et la justice de Dieu elle interposoit la croix du Sauveur. »
Elle écrivit à don Bernard de Mendoça, ambassadeur d'Espagne en France, le meilleur catholique de l'Europe et son ami éprouvé, le chargeant de signifier au roi, qu'il représentait si bien, qu'elle allait recevoir avec joie le coup de la mort de la main des hérétiques et pour la sainte Église, s'avouant heureuse de périr en si bonne querelle, et, puisque son fils ne retournait pas au giron de Rome, se félicitant d'avoir transmis son droit sur la couronne d'Angleterre à Philippe II, le prince le plus digne du gouvernement de cette île. « Faites, ajoutait-elle, que les Églises d'Espagne aient mémoire de moi en leurs prières. Vous recevrez un token (un présent) d'un diamant que j'avois cher pour estre celui dont le feu duc de Norfolk m'obligea sa foy et que j'ay toujours porté. Gardez-le pour l'amour de moy.
« Marie, R. »
Elle écrivit à l'archevêque de Glasgow, le principal et le plus ancien de ses partisans :
« … Je vous recommande mes serviteurs, tant souvent recommandez ; de nouveau je vous les recommande au nom de Dieu. Ils ont tout perdu, me perdant. Dites leur adieu de ma part, et les consolez par charité. Recommandez moy à la Ruhe, et lui dictes qu'il se souvienne que je luy avois promis de mourir pour la religion, et que je suis quicte de ma promesse. Je le requiers de me ramentevoir à tous ceux de son ordre (aux jésuites).
« Dieu soit avec vous et tous mes serviteurs, que je vous laisse comme enfants.
« Votre affectionnée et bonne maistresse,
« Marie, R. »
Elle écrivit au duc de Guise :
De Fotheringay, le 24 novembre 1586.
« Mon bon cousin, celuy que j'ay le plus cher au monde, je vous dis adieu, estant preste par injuste jugement d'estre mise à mort, telle que personne de nostre race, grasces à Dieu, n'a jamays receue, et moins une de ma qualité ; mais, mon bon cousin, louez en Dieu, car j'estois inutile au monde en la cause de Dieu et de son Église, estant en l'estat où j'étois. J'espère que ma mort et promptitude de mourir pour le maintien et restauration de l'Église catholique en ceste infortunée isle témoigneront ma constance en la foy ; et, bien que jamais bourreau n'ait mis la main en nostre sang, n'en ayez honte, mon amy, car le jugement des hérétiques, et qui n'ont nulle jurisdiction sur moy, royne libre, est profitable devant Dieu aux enfants de son Église ; si je leur adhérois, je n'aurois ce coup. Tous ceux de nostre maison ont tous esté persécutez par cette secte : témoin vostre bon père, avec lequel j'espère estre reçeue à mercy du juste Juge. Je vous recommande donc mes serviteurs, la décharge de mes dettes, et de faire fonder quelque obit annuel pour mon âme, non à vos dépens, mais faire la sollicitation et ordonnance comme sera requis, et qu'entendrez mon intention par ces miens désolez serviteurs, spectateurs de ceste mienne dernière tragédie.
« Dieu vous veuille prospérer, vostre femme, enfants et frères, et cousins, et surtout nostre chef, mon bon frère et cousin, et tous les siens ; la bénédiction de Dieu et celle que je donnerois à mes enfants puisse estre sur les vostres, que je ne recommande moins à Dieu que le mien, mal fortuné et abusé.
« Vous recepvrez des tokens de moy pour vous rappeler de faire prier pour l'âme de vostre pauvre cousine, destituée de tout ayde et conseil, que de celuy de Dieu, qui me donne force et courage de résister seule à tant de loups hurlants après moy : à Dieu en soyt la gloire!
« Croyez en particulier ce qui vous sera dit par une personne qui vous remettra une bague de rubis de ma part, car je prens sur ma conscience qu'il vous sera dit la vérité de ce que je l'ay chargée, spécialement de ce qui touche mes pauvres serviteurs et la part d'aulcun. Je vous recommande ceste personne, pour sa simple sincerité et honnesteté, à ce qu'elle puisse estre placée en quelque bon lieu. Je l'aie choisie pour la moins partiale, et qui plus simplement rapportera mes commandements. Je vous prye qu'elle ne soyt cognue vous avoir rien dit en particulier, car l'envye lui pourroit nuire.
« J'ay beaucoup souffert depuis deux ans et plus, et ne vous l'ay pu faire savoir pour cause importante. Dieu soit loué de tout et vous donne la grasce de persévérer au service de son Église tant que vous vivrez, et jamays ne puisse cet honneur sortir de nostre race, que, tant hommes que femmes, soyons prompts de respandre nostre sang pour maintenir la querelle de la foy, tous aultres respects humains mis à part ; et, quant à moy, je m'estime née du costé paternel et maternel, pour offrir mon sang en icelle, et je n'ay intention de dégénérer. Jésus crucifié pour nous et tous les saints martyrs nous rendent, par leur intercession, dignes de la volontaire offerte de nos corps à sa gloire!
« L'on m'avoit, pensant me dégrader, fayt abattre mon days ; et, depuis, mon gardien m'est venu offrir d'écrire à la royne, disant n'avoir fait cet acte par son commandement, mais par l'avis de quelques uns du conseil. Je leur ay monstré, au lieu du dit days, l'image de mon rédempteur. Vous entendrez tout le discours : ils ont été plus doux depuis.
« Vostre affectionnée cousine et parfaite amye,
« Marie,
« R. d'Écosse, D. de France. »
On voit par ces lettres combien Marie Stuart conservait toute sa présence d'esprit et de cœur, toute la liberté de son courage, toute la plénitude de sa sensibilité. Elle sanctifiait son émotion en face de la hache ; elle acceptait d'être immolée pour le catholicisme, après avoir été chassée, exilée, prisonnière pour lui ; elle tombait victime aussi des priviléges des trônes. Tous les princes orthodoxes, sa mère au ciel, la maison de Lorraine sur la terre, le pape, la postérité la béniraient. Dans l'exaltation de son dévouement, elle défiait la vengeance des hérétiques. Il lui suffisait de savoir qu'ils frappaient en elle bien plus qu'elle-même, les deux causes de toute sa vie, l'honneur des sceptres et la sainteté de la croix.
L'enthousiasme religieux de Marie Stuart étouffait en elle jusqu'à la nature. Ses droits à la succession d'Élisabeth, ses droits en Angleterre et ailleurs, elle en dépouillait le presbytérien Jacques VI, le fruit de ses entrailles, pour en revêtir qui? le grand inquisiteur couronné du catholicisme : le roi d'Espagne. Tant elle était résolue dans ses convictions, obstinée dans le rôle de la maison de Lorraine! Tant l'héritage d'un fils, cet orgueil des mères, surtout lorsque cet héritage est un trône, lui paraissait vain au prix de l'héritage du Christ!
Cependant l'opinion publique réclamait impérieusement la mort de Marie.
Élisabeth s'enveloppa de scrupules, d'hypocrisie, parla de son affection pour sa bonne sœur d'Écosse, et ajourna indéfiniment la passion publique afin de l'animer davantage.
M. de Châteauneuf, ambassadeur de France à Londres, et tout dévoué aux Guise, intervint en faveur de Marie Stuart.
Divers bruits dont il serait peu téméraire d'accuser la police d'Élisabeth, se répandirent alors de toutes parts. Une nouvelle conspiration allait fondre sur la reine d'Angleterre. Les ambassadeurs de toutes les cours papistes en étaient ; une flotte espagnole avait débarqué dans le pays de Galles ; le duc de Guise traversait avec une armée le comté d'Essex ; Marie avait tenté de s'évader pour le rejoindre ; mille poignards s'aiguisaient dans l'ombre contre Élisabeth. Il fallait se défendre. La multitude, débordée dans les rues de Londres, demanda tumultueusement la mort de Marie Stuart. Le parlement se réunit et témoigna son mécontentement à Élisabeth, la menaçant, si elle différait encore satisfaction à son peuple, de refuser tout subside pour la guerre des Pays-Bas. Les puritains de sa cour la supplièrent au nom du saint Évangile, les flatteurs et les ambitieux au nom de sa vie, si nécessaire à la prospérité, à l'existence même de l'Angleterre.
En même temps, pour constater devant l'Europe l'assentiment irrésistible de son peuple, Élisabeth fit crier dans tout le royaume la condamnation juridique de Marie Stuart. A Londres, le comte de Pembrock, accompagné de six comtes, du lord maire et des aldermen, présida lui-même à cette solennité barbare. Le fanatisme anglais salua d'applaudissements frénétiques l'arrêt de la chambre étoilée. Les cloches sonnèrent, les feux s'allumèrent, vingt-quatre heures durant, dans tous les quartiers de Londres, dans toutes les villes et dans tous les hameaux de l'Angleterre réformée.
Les comtés limitrophes du château de Fotheringay, les comtés de Rutland, de Warwick, de Cambridge, et surtout le comté de Northampton, sur lesquels s'exerçait plus immédiatement l'influence violente de Flechter, doyen de Peterborough, se distinguèrent par leur féroce enthousiasme de secte au milieu de cette fête d'inquisition protestante. La pauvre reine Marie vit les reflets des feux de joie sur les vitres de son donjon, et elle entendit, ô terreur! les carillons tragiques sonner sa mort du haut de tous les clochers voisins.
Élisabeth, avec une imagination d'hypocrisie qui n'a peut-être jamais été égalée, lutta jusqu'au bout contre toutes les manifestations, étalant toujours sa tendresse pour celle qui lui était si proche et qu'elle aimait en sœur. A la fin, après mille instances, elle céda comme vaincue par la justice divine et par le cri public.
Les ambassadeurs de France et d'Écosse, MM. de Châteauneuf et de Bellièvre d'une part, et de l'autre M. de Gray, sir Robert Melvil et sir William Keith, n'obtinrent rien, malgré leur protestation contre la condamnation de la reine d'Écosse, et contre l'exécution fatale. Élisabeth savait que son cousin Henri III lui pardonnerait d'abaisser et de dégrader, en la personne de Marie Stuart, la maison de Guise ; elle savait que Jacques VI, faible, dénaturé, gouverné par des favoris vendus à l'Angleterre, ne tirerait point vengeance de la mort de sa mère. On conjectura que M. de Bellièvre et M. de Gray avaient une mission occulte fort différente de leur mission ostensible, le premier autorisé par le roi de France lui-même, le second par les ministres de Jacques VI.
Il paraît avéré que M. de Bellièvre avait des instructions secrètes hostiles à Marie Stuart.
Dans des lettres qui m'ont été communiquées, inédites il y a trois mois, et dont quelques-unes viennent de paraître, j'ai noté deux petits fragments qui confirment cette hypothèse, et qui témoignent assez des dispositions de la cour de France à l'égard de la reine d'Écosse.
« Monsieur, » mandait M. de Châteauneuf, ambassadeur en Angleterre, à M. d'Esneval, ambassadeur en Écosse, « je depesche encore ce porteur exprès vers le roy pour le faict de la reine d'Écosse, laquelle a, je vous asseure, bien besoin d'estre secourue et assistée de S. M. ; et je crains que le peu de souci que l'on a de delà des affaires d'Angleterre ayde bien à perdre cette pauvre princesse. »
Et ailleurs :
« Je la tientz pour perdue. J'ay adverty expressément et diligemment, comme vous sçavez… J'en demeurerai deschargé. »
« La reyne d'Angleterre, » dit un écrivain contemporain, « lui a fait trouver bon (à Henri III) le complot de la mort de sa belle sœur la royne d'Escosse, que sans son adveu elle n'eust jamais osé attenter. »
M. de Bellièvre n'ignorait assurément pas le désir de Catherine de Médicis et de Henri III. Ce désir n'avait peut-être pas été formellement exprimé par le roi de France, ni approuvé par l'ambassadeur ; mais, dans ce siècle terrible, on s'entendait à demi-mot.
Il est probable que Bellièvre partit, sinon avec la mission de pousser au meurtre de Marie Stuart, du moins avec l'intention de ne pas le déconseiller efficacement. Arrivé à Londres, quand il eut sondé Burleigh, Walsingham, Élisabeth elle-même, quelque chose de fort, d'inconnu, se passa dans son âme, et il écrivit deux lettres, l'une à la reine d'Écosse, l'autre à Henri III.
Il pressa Marie Stuart, qu'il avait longtemps déjà vénérée comme la femme de son roy et comme sa royne, de chercher à toucher Élisabeth. Il n'apercevait aucune autre chance de salut.
« Je désire, Madame, qu'il vous playse lui écrire dès à présent une bonne lettre dans laquelle elle lise la syncérité de vostre cœur royal, l'amitié et le respect que vous lui promectrés sainctement de continuer en son endroit tout le demourant de vostre vie. Ce ne sont pas les seules prières des roys et aultres princes vos parents et amys qui la fleschiront, elle ne peult être surmontée d'aultre que d'elle-même. »
Bellièvre écrivit une seconde lettre, qu'il adressa, de concert avec M. de Châteauneuf, à Brulart, par le vicomte de Genlis, fils de ce secrétaire d'État :
« … Nous vous pryons, tant qu'il nous est possible, de nous renvoyer la response du roy par courrier exprès. Car, comme vous jugés, l'affaire est infiniment pressée ; il y va de la vie ou de la mort de la royne (d'Écosse). Le roi sera à ses dévotions (pour la fête de Noël) ; mais c'est une belle dévotion de préserver la vie de sa belle sœur, et m'asseure que Sa Majesté ne prendra à importunité d'employer le temps à œuvre si charitable. Je vous prie de rechef de haster la response du roy, tant pour la nécessité de la royne d'Escosse, qui est réduicte en un danger extresme, que aussi pour me deslivrer de cette captivité. Nous n'avons que douze jours de terme. »
Cette lettre et la précédente à Marie Stuart furent-elles, de la part de Bellièvre, un élan de cœur? ou bien furent-elles un remords? Il est permis d'hésiter.
La réponse de Henri III fut telle qu'on devait l'attendre officiellement de lui. Il intercéda pour Marie Stuart. De là, des harangues pompeuses de M. de Bellièvre, des fureurs jouées d'Élisabeth, une comédie d'éloquence de la part du diplomate français, et de la part de la reine d'Angleterre une comédie de majesté que l'histoire ne saurait trop démasquer. Ce qui reste de tous ces beaux semblants, ce sont ces deux petits textes anticipés de M. de Châteauneuf, que j'ai cités plus haut, et que l'ambassadeur a soulignés lui-même, comme pour mieux faire comprendre sa pensée. Ce qui reste de toutes ces parades d'étiquette, c'est, de l'autre côté du détroit, une vengeance assouvie dans le sang, un mensonge impudent jeté au monde et à la postérité ; et de ce côté-ci, un deuil ostensible, une joie secrète, et, dans un siècle où l'on se parlait à cheval et en armes, une résignation que l'on ne peut victorieusement expliquer que par une connivence.
Pour quiconque a eu quelque temps une intimité historique sérieuse avec des hommes de la trempe de Bellièvre, il n'est pas possible de s'abuser sur la portée de ses discours à Élisabeth. Il soutenait un rôle, et rien de plus. Sentant la reine d'Écosse perdue, il croyait avoir assez fait par sa pitié d'un moment et par ses deux lettres. Il se lava les mains sur l'assassinat monstrueux, et ne se méprit pas sur le plaisir qu'en ressentirait Henri III. Il songea seulement à sauver les apparences, à couvrir de belles paroles devant l'Europe l'honneur de son maître et son propre honneur.
Pomponne de Bellièvre était l'un des plus grands personnages de la cour et de l'État. Il avait manié les plus tragiques affaires. Froid, habile, un peu emphatique, il cachait sous l'autorité du magistrat toutes les souplesses du courtisan et du diplomate. Serviteur de quatre rois de la branche des Valois, leur ministre avisé et ambitieux, soit à l'intérieur, soit à l'étranger, il se trouva le premier prêt à l'avénement des Bourbons, et Henri IV fut son cinquième maître. Le Béarnais, qui connaissait toutes les aptitudes de Bellièvre, l'employa au conseil, aux ambassades, et le nomma chancelier. C'est lui qui traita de la paix avec l'Espagne, qui présida le parlement, qui détermina et qui prononça la sentence de mort « droit et ferme en sa barbe, » dans le procès du duc de Biron.
Tel était l'homme que Henri III envoya pour négocier on ne sait quoi auprès d'Élisabeth, et à qui il faut tenir grand compte du court attendrissement que nous venons de signaler.
La lettre qu'il écrivit alors à Marie Stuart parut accablante à la reine. Sa confiance en l'intervention des princes acheva de s'évanouir.
Elle avait encore un pas à faire dans la résignation ; elle le fit sans effort.
L'adversité avait rendu son cœur plus doux, plus pur, plus chrétien.
Elle ressemblait à ces sources d'eau exquise qui filtrent de terre entre les rochers sur les grèves de sa patrie. La mer d'Écosse couvre à certaines heures ces sources limpides de lames salées et d'écume ; à d'autres heures, en se retirant, elle leur restitue leur suavité première. Ainsi l'âme de Marie Stuart, douée d'une beauté native, retrouva sa vertu et sa sublimité originelles, lorsque les fanges de l'éducation et le flot orageux des passions qui l'avaient submergée d'abord, se furent écoulés.
M. de Bellièvre, arrivé à Londres le 1er décembre 1586, en repartit le 13 janvier 1587.
Élisabeth, cependant, n'appréhendait pas beaucoup plus Jacques VI que Henri III. Jacques, après ses parties de chasse, soutenait gravement à table, entre ses favoris, qu'un roi était plus qu'un fils, et que, sur le trône, on était moins tenu envers une mère qu'envers une alliée.
Il avait choisi pour son diplomate à Greenwich M. de Gray, qui fit aussi de beaux discours, mais qui disait à l'oreille d'Élisabeth : « Il n'y a que les morts qui ne mordent pas. »
Élisabeth avait goûté ce mot, et ne tarda pas à l'appliquer. Elle était alors assaillie de préoccupations moitié feintes, moitié réelles. Elle aurait voulu, tout en se vengeant, sauver sa réputation et sa mémoire. Elle exagérait son agitation pour la communiquer. Elle espérait qu'une étincelle tomberait de ses paroles, de ses gestes. Elle fuyait la cour et les courtisans. Elle s'égarait dans les recoins les plus secrets du palais, sombre, la tête baissée, dans des attitudes mornes, laissant échapper des soupirs mystérieux, comptant bien que ses intentions seraient devinées comme autrefois celles de Henri II, si tragiquement suivies de la mort de Thomas Becket. La reine, allant et venant, sortait tout à coup de ses rêveries silencieuses et prononçait quelques-unes des devises si à la mode au XVIe siècle, entre autres celle-ci :
« Frappe ou sois frappée ; si tu ne frappes, tu seras frappée. »
Lasse enfin d'être comprise et de n'être pas obéie, elle se résolut à des mesures plus directes. Elle tendit un piége royal à sir Amyas Pawlet. Par la flatterie, par l'affection, par l'appât de sa reconnaissance, elle essaya de le pousser à un régicide ténébreux : « Mon très-loyal et très-zélé serviteur Amyas, que Dieu vous récompense de vous acquitter si bien de vos difficiles fonctions! Si vous saviez, mon cher Amyas, avec quels sentiments de bienveillance mon cœur agrée vos efforts louables, et la fidélité de votre conduite dans une charge si périlleuse, vos peines s'adouciraient et vous vous réjouiriez en vous-même. Soyez donc constamment persuadé que rien ne surpassera jamais l'estime que j'ai pour vous, et que je ne connais point de prix proportionné à vos services.
« Aussi, puissé-je moi-même manquer de ressources au moment où j'en aurai le plus besoin, si je ne m'empresse pas à reconnaître un tel mérite! Non omnibus datum… »
Cette lettre d'Élisabeth, Walsingham la mit sous un pli avec ce billet signé de lui et de Davison, faible instrument, tantôt de la reine, tantôt du conseil privé :
« A vous nos cordiales salutations.
« Dans un entretien que nous avons eu dernièrement avec Sa Majesté, elle nous a donné à entendre qu'elle n'avoit point encore reçu de vous les preuves de zèle qu'elle attendoit, en ce que, dans les circonstances présentes, vous n'avez pas trouvé de vous-même (et sans autre provocation) le moyen d'abréger la vie de la reine d'Écosse, sachant à quel danger votre souveraine sera exposée aussi longtemps que Marie Stuart existera. Votre conscience seroit tranquille devant Dieu et irréprochable devant le monde, puisque vous avez prêté le serment solennel de l'association, et que les accusations contre cette reine ont été nettement prouvées. Par ce motif, Sa Majesté ressent un grand déplaisir de ce que des hommes qui professent de l'attachement pour elle, comme vous faites, manquent ainsi à leurs devoirs, et cherchent à mettre sur elle le poids de cette affaire, n'ignorant pas sa répugnance à verser le sang, surtout celui d'une personne de ce sexe, de ce rang, et d'une aussi proche parente.
« Nous voyons que ces considérations troublent beaucoup Sa Majesté. Nous croyons qu'il est très-nécessaire de vous instruire de ses paroles prononcées il y a peu de temps, et de les soumettre à vos bons jugements. Nous vous recommandons à la protection du Tout-Puissant.
« Vos bons amis.
« Nous vous prions de brûler cette lettre et celle qu'elle renferme. Nous brûlerons votre réponse dès qu'elle aura été communiquée à la reine. »
Pawlet était un dur puritain, mais un honnête homme ; il se hâta de répondre, le 2 février 1587 :
« J'ai reçu votre lettre d'hier cejourd'hui à cinq heures de l'après-midi, et je vous fais parvenir ma détermination avec toute la célérité possible. Je vous la transmets dans toute l'amertume de mon cœur. Faut-il que je sois assez malheureux pour compter au nombre de mes jours celui où ma gracieuse souveraine m'ordonne de commettre une action défendue par les lois divines et humaines? Ma vie, ma place et mes biens sont à Sa Majesté, et je suis prêt à les lui sacrifier dès demain, si ce sacrifice peut lui être agréable ; mais Dieu me garde de faire un aussi effroyable naufrage de ma conscience, et d'imprimer une si grande tache à ma postérité que de verser le sang, si ce n'est par l'autorisation de la loi, et en vertu d'un acte public! Je me flatte que Sa Majesté, selon sa clémence accoutumée, prendra en bonne part ma réponse! »
Élisabeth, trompée dans son désir d'un assassinat mystérieux, se vit réduite à l'exécution publique qu'elle avait voulu éviter. Elle avait congédié les ambassadeurs de France et d'Écosse ; elle avait résisté à toute intervention officielle en faveur de Marie Stuart ; elle fit appeler Davison, secrétaire d'État, dans son cabinet. C'était un homme de bien peu d'expérience politique. Élisabeth lui demanda le warrant rédigé par Burleigh pour l'exécution de la reine d'Écosse, et, l'ayant signé en souriant, elle ordonna à Davison de le porter au chancelier, afin qu'il y apposât le grand sceau. La joie d'Élisabeth éclatait dans sa physionomie. Elle dit à Davison que, malgré tous les retards qu'elle avait mis par bonté à cette grande mesure, elle en avait toujours senti la nécessité. Elle désapprouva hautement sir Amyas Pawlet et sir Drue Drury de n'avoir pas prévenu le scandale d'une exécution publique par une exécution secrète, selon le vœu de son gouvernement. Elle déclara que leur pusillanimité était presque une trahison ; puis, reprenant sa bonne humeur, elle congédia Davison en ajoutant, avec une atroce ironie : « Faites ce que je vous ai commandé. Allez apprendre tout ceci à Walsingham, bien qu'il soit malade et que je redoute pour lui l'émotion d'une si fâcheuse nouvelle. Je crains vraiment que le coup ne le tue sur l'heure. »
Davison se rendit à la chancellerie et fit apposer le sceau royal au warrant. Élisabeth lui envoya le lendemain un messager pour l'engager à différer ce qu'elle lui avait prescrit la veille. Davison s'empressa de venir s'excuser, en avouant à la reine que le warrant était revêtu déjà du grand sceau. La reine parut mécontente et blâma tant de précipitation. Davison, inquiet et livré à toutes les perplexités du doute, s'adressa au conseil. Les lords qui le composaient lui persuadèrent qu'il avait bien agi, qu'il lui restait à dépêcher le warrant à son adresse, et qu'ils se chargeraient de toute responsabilité auprès de leur souveraine. Entraîné par ces vieux courtisans, qui étaient en même temps de si habiles ministres, et dont la plupart le traitaient en ami, Davison expédia le warrant :
« Élisabeth, par la grâce de Dieu, reine d'Angleterre, de France et d'Irlande, à nos amis et féaux cousins George, comte de Shrewsbury, grand maréchal d'Angleterre ; Henri, comte de Kent ; Henri, comte de Derby ; George, comte de Cumberland ; Henri, comte de Pembrock, salut.
« Vu la sentence rendue par nos conseillers, par les nobles et par les commissaires contre Marie, ci-devant reine d'Écosse, fille et héritière de Jacques V, reine douairière de France ; laquelle sentence non-seulement a été portée, par tous les ordres de notre royaume, dans le dernier parlement, mais approuvée comme juste et légitime, et maintenue par les mêmes ordres après mûre délibération ; vu pareillement les sollicitations pressantes de nos sujets, quoique de telles instances s'accordent mal avec la clémence qui nous est naturelle ; cependant, ne pouvant résister à ces sollicitations qui n'ont pour objet que notre conservation, le bien public et particulier de ce royaume, nous avons consenti à ne plus arrêter le cours de la justice.
« A ces causes, nous vous enjoignons, comme aux plus nobles et aux plus considérables membres de notre royaume, de vous transporter à Fotheringay aussitôt les présentes reçues, et de faire exécuter la sentence dans la personne de ladite Marie, au lieu, dans le temps et de la manière que vous le jugerez convenable, en présence d'Amyas Pawlet, gouverneur du château, nonobstant toute loi ou tout ordre contraire.
« Greenwich, le 1er février 1587, la vingt-neuvième année de notre règne. »
Signé le 2 février par la reine, et le 3 par Burleigh, Leicester, Hunsdon, Knollys, Walsingham, Howard et Hatton, cet acte fut remis le 4 par Davison à Beale, clerc du conseil, qui partit aussitôt pour Fotheringay avec le bourreau de Londres et un autre exécuteur.
Il semble que les grands événements, les grands crimes, et surtout les tragédies royales, soient annoncés dans le monde par des symptômes alarmants et des signes précurseurs.
Quelques jours avant qu'Élisabeth eût marqué l'heure de son régicide, les vieillards d'Édimbourg remarquèrent avec consternation que le plus ancien et le plus beau lierre d'Holyrood s'était dépouillé de ses feuilles, et que le tronc s'était flétri le long de la tour orientale du château. Cette tour, d'où les faucons des Stuarts s'élançaient, parut chanceler sur ses fondements, et l'on s'attendit aux plus terribles catastrophes. La superstition populaire ne s'abusait point. Marie Stuart avait trouvé le toit de sa dernière prison et touchait au dénoûment suprême de sa destinée.
Elle vivait depuis quelques semaines en proie à tous les tourments, malade de corps et encore plus d'esprit et d'âme. Le 7 février, les hauts commissaires arrivèrent avec leur suite à Fotheringay. Les serviteurs de la reine furent saisis d'épouvante. Marie était couchée et commençait à s'endormir. On la réveilla. Elle se leva, s'habilla lentement, s'entoura de ses officiers, de ses femmes, s'assit à sa petite table de travail chargée de livres pieux, et prépara tout pour recevoir royalement les hauts commissaires. Il était deux heures de l'après-midi. Les messagers d'Élisabeth s'avancèrent avec une sorte de solennité triste qui apprit tout à Marie. Le comte de Shrewsbury, dont elle avait été si longtemps la prisonnière, la tête découverte et inclinée, lui exposa en quelques paroles sourdes sa mission, et Beale lut le warrant. Marie fit le signe de la croix, et portant à ses lèvres le Christ de son rosaire :
« C'est bien, dit-elle tranquillement ; voilà la générosité de la reine Élisabeth! Aurait-on jamais cru qu'elle osât en venir à ces extrémités avec moi qui suis sa sœur, son égale, et qui ne saurais être sa sujette? Dieu soit glorifié de tout, cependant, puisqu'il m'octroie cet honneur de mourir pour lui et pour son Église! »
Elle se disculpa de toute participation au complot contre la vie d'Élisabeth. Elle choisit parmi les livres qui étaient devant elle, sur sa table, le livre des Évangiles ; elle l'ouvrit et dit, en étendant la main :
« Je jure de n'avoir pas conspiré la mort de la reine d'Angleterre.
— Votre livre romain, répondit le comte de Kent, est faux, et votre serment est aussi faux que votre livre.
— C'est le livre de ma foi, repartit la reine ; pensez-vous que mon serment eût été meilleur sur votre livre hérétique auquel je ne crois pas?
— Votre foi est mauvaise, ajouta l'impitoyable comte ; souffrez donc que le doyen de Peterborough vous enseigne la bonne et vous dispose demain au sacrifice. »
La reine rejeta cette proposition, qui révoltait sa conscience, et demanda Préau, son aumônier, retenu aux arrêts dans une chambre du château. Les comtes, alléguant les instructions du conseil privé, furent inflexibles à ce désir. L'expression du tourment intérieur que lui causait ce refus contracta un instant les traits de la reine, mais elle se remit aussitôt et dit :
« Que mon Seigneur Jésus me soutienne, car la tribulation est proche, et j'espère en lui! »
Alors s'engagea une conversation moins amère entre Marie et le comte de Kent, qui ne put s'empêcher de dire encore dans son fanatisme :
« Ce warrant que nous apportons extirpera le papisme en Angleterre et en Écosse. »
Marie soupira sans répondre. Elle adressa successivement la parole à plusieurs commissaires et à quelques gentilshommes des environs qui avaient accompagné les comtes de Kent et de Shrewsbury jusque dans sa chambre. Elle s'enquit des sentiments de son fils, de l'intérêt que les cours étrangères avaient montré pour elle ; puis regardant le lord maréchal, elle s'informa de l'heure du supplice. A cette question le comte Shrewsbury pâlit, et pria très-bas la reine de se tenir prête pour le lendemain à huit heures du matin. Elle entendit sans trouble ce terrible rendez-vous.
Quand les comtes se retirèrent, Marie leur dit :
« Béni soit le moment qui terminera mon cruel pèlerinage! L'âme assez lâche pour ne pas accepter ce combat suprême sur la terre ne serait pas digne du ciel. »
Il était tard. La reine entra dans son oratoire et pria Dieu, les genoux nus sur les dalles nues. Elle dit à ses femmes :
« Je souhaiterais manger quelque chose, afin que demain le cœur ne me faille pas, et que je ne fasse rien dont puissent rougir mes amis. »
Ce dernier repas fut sobre, solennel, avec quelques éclairs d'affectueux enjouement.
« Pourquoi, dit Marie à Bastien, autrefois le chef de ses bouffons, ne cherches-tu pas à m'égayer? Tu es cependant un bon mime, mais tu es un meilleur serviteur. »
Revenant bientôt à cette pensée que sa mort était un martyre, et s'adressant à Bourgoing, son médecin, qui la servait, Melvil, son maître d'hôtel, étant retenu aux arrêts, ainsi que Préau, son aumônier :
« Bourgoing, dit-elle, n'avez-vous pas entendu le comte de Kent? Il aurait fallu un autre docteur pour me convaincre. Il a avoué, du reste, que le warrant de mon exécution était le triomphe de l'hérésie dans ce pays. C'est la vérité, reprit-elle avec une satisfaction religieuse. Ils ne me tuent pas comme complice de cette conspiration, mais comme reine dévouée à l'Église. A leur tribunal, mon crime, c'est ma foi ; ce sera ma justification devant mon souverain juge. »
Ses filles, ses officiers, tous ses gens étaient navrés et la considéraient en silence. Ils avaient peine à se contenir. Au dessert, Marie parla de son testament où pas un nom ne devait être omis. Elle réclama les bijoux qui lui restaient. Elle les distribua de la main et du cœur. Elle adressa ses adieux à chacun avec ce tact délicat qui lui était si naturel, avec bonté, avec émotion. Elle leur demanda pardon, et pardonna aux présents et aux absents, Nau excepté. Tous alors éclatèrent en sanglots, et se jetèrent à genoux autour de la table. La reine, attendrie, but à leur santé, les invitant à boire à son salut. Ils obéirent en pleurant, et à leur tour ils burent à leur maîtresse, en portant à leurs lèvres leurs coupes où les larmes se mêlèrent avec le vin.
La reine, affectée de ce spectacle douloureux, voulut être seule.
Elle traça son testament et un billet à son aumônier, qu'on lui avait barbarement refusé pour les derniers moments. Ce refus avait été une grande épreuve.
MARIE STUART A PRÉAU, SON AUMONIER.
Le 7 février 1587, au soir.
« J'ay esté combatue ce jour de ma religion et de recevoir la consolation des hérétiques. Vous entendrez par Bourgoin et les aultres que, pour le moins, j'ay fidellement faict protestation de ma foy, en laquelle je veux mourir. J'ay requis de vous avoir pour faire ma confession et recevoir mon sacrement, ce qui m'a esté cruellement refusé aussi bien que le transport de mon corps, et le pouvoir de tester librement ou rien escrire que par leurs mains, et soubs le bon plaisir de leur maistresse. A faute de cela, je confesse la griefveté de mes peschez en général, comme j'avais délibéré de faire à vous en particulier, vous priant au nom de Dieu de prier et veiller ceste nuict avec moy pour la remission de mes peschez, et m'envoyer vostre absolution de toutes les offences que je vous ay faictes. J'essayeray de vous voir en leur présence comme ils m'ont accordé du maistre d'hôtel (Melvil) ; et s'il m'est permis, devant tous, à genoux, je demanderai la bénédiction. Advisez-moi des plus propres prières pour ceste nuict et pour demain matin ; car le temps est court. Vos bénéfices vous seront asseurez, et je vous recommanderay au roy. Je n'ay plus de loisir. Advisez-moy de tout ce que vous penserez pour mon salut par escrit. Je vous envoyeray un dernier petit token. »
Ce billet achevé, Marie, seule dans son cabinet avec Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle, s'informa de ce qu'elle avait d'argent. Elle possédait cinq mille écus qu'elle sépara en autant de lots différents qu'elle avait de serviteurs, proportionnant les sommes aux rangs, aux fonctions, aux besoins. Ces lots, elle les plaça dans autant de bourses pour le lendemain.
Elle désira ensuite de l'eau de ses étuves, et se fit laver les pieds à la manière de Marie Madeleine ou des patriarches lorsqu'ils se mettaient en route. N'allait-elle pas, elle aussi, commencer son dernier voyage?
Après être sortie du bain, elle indiqua plusieurs lectures qu'elle écouta religieusement, entre autres un sermon sur l'efficacité du repentir et la passion du Sauveur. Parvenue à un passage de l'évangile selon saint Luc, elle s'écria toute émue qu'il fallait le lui relire. Jeanne Kennethy s'empressa d'obéir.
Voici ce passage :
On menait aussi avec le Christ deux autres hommes, qui étaient des criminels qu'on devait faire mourir.
Lorsqu'ils furent au lieu appelé Calvaire, ils y crucifièrent Jésus et ces deux voleurs, l'un à droite et l'autre à gauche.
....... .......... ...Or, l'un de ces deux voleurs qui étaient crucifiés avec lui le blasphémait en disant : Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même et nous avec toi.
Mais l'autre, le reprenant, lui disait : N'avez-vous donc pas de crainte de Dieu non plus que les autres, vous qui vous trouvez condamné au même supplice?
Encore pour nous c'est avec justice, puisque nous souffrons la peine que nos crimes ont méritée ; mais celui-ci n'a fait aucun mal.
Et il disait à Jésus : Seigneur, souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume.
Et Jésus lui répondit : Je vous le dis en vérité, vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis.
« O profondeur de la clémence divine! s'écria encore la reine ; le bon larron était un grand pécheur, mais pas si grand que moy. Je supplie Notre-Seigneur, en mémoire de sa passion, d'avoir souvenance et mercy de moy dans son paradis, comme il l'eut de ce compagnon de sa croix. »
Elle continua quelque temps de célébrer avec des transports de reconnaissance la bonté infinie du Fils de Dieu ; après quoi elle écrivit à Henri III :
8 février 1587.
« … Je vous recommande encore mes serviteurs. Vous ordonnerez, s'il vous plaist, que, pour mon ame, je soys payée de partie de ce que me debvez, et qu'en l'honneur de Jésus-Christ, lequel je prieray demain, à ma mort, pour vous, me soyt laissé de quoy fonder un obit et faire les aumosnes requises.
« Ce mercredy, à deux heures après minuit.
« M. R. »
Marie sentit la nécessité de se reposer. Elle se mit au lit. Ses femmes s'étant approchées : « J'aurois préféré, dit-elle, à cette hache, une épée à la françoise. » Puis elle s'assoupit. Elle dormit un peu, et même alors, au mouvement de ses lèvres, son sommeil paraissait une prière. Son visage, pénétré d'une béatitude intérieure et comme éclairé du dedans, n'avait jamais brillé d'une beauté si charmante et si pure. Il était tellement illuminé d'un ravissement doux, tellement baigné de la grâce de Dieu, qu'il « semblait rire aux anges, » selon l'expression de la bonne Élisabeth Curle. La reine dormit ainsi et pria ; elle pria plus qu'elle ne dormit, à la lueur d'une petite lampe d'argent que Henri II lui avait donnée, et qu'elle avait gardée dans toutes ses fortunes. Cette petite lampe fut la dernière lumière de Marie dans sa prison, et comme le crépuscule de sa tombe.
Éveillée avant le jour, la reine se leva. Sa première pensée fut l'éternité. Elle consulta l'horloge et dit : « Je n'ai plus que deux heures à vivre ici-bas. » Il était six heures du matin.
Dès que la pensée de la reine se détournait un instant de la mort, sa plus grande préoccupation la ramenait au sort de ses serviteurs. Désormais privés de leur maîtresse, ils allaient être dispersés sans appui dans le monde. Elle les avait déjà recommandés bien souvent aux ambassadeurs et aux princes. Dans cette cruelle nuit, elle avait écrit une lettre ; elle écrivit encore un petit mémoire au roi de France pour les lui recommander de nouveau, et pour se réserver à elle-même des prières.
Après avoir exprimé le vœu que les revenus de son douaire fussent payés après sa mort à ses serviteurs ; que leurs gages et pensions leur fussent payés leur vie durant ; que son médecin (Bourgoing) fût reçu au service du roi ; que Didier, un vieux officier de sa bouche, conservât le greffe qu'elle lui avait donné, Marie ajouta : « Plus, que mon aumosnier soyt remis à son estat, et, en ma faveur, pourveu de quelque petit bénéfice afin de prier Dieu pour mon ame le reste de sa vie.
« Faict le matin de ma mort, ce mercredy huictiesme février 1587.
« Marie, royne. »
Une pâle aube d'hiver éclaira ces dernières lignes. Marie s'en aperçut. Elle appela Élisabeth Curle et Jeanne Kennethy. Elle leur fit signe de la revêtir de sa dernière robe, pour ce dernier cérémonial de la royauté.
Pendant que ces mains amies l'habillaient, Marie fut silencieuse. Son esprit errait sans doute loin des illusions de la terre dans les espérances du ciel.
Quand elle fut parée, elle passa devant l'un de ses deux grands miroirs incrustés de nacre, et sembla se considérer avec commisération. Elle se retourna et dit à ses filles : « Voici le moment de ne pas faiblir. Je me souviens que, dans ma jeunesse, M. mon oncle François me dit un jour à sa maison de Meudon : « Ma nièce, il y a surtout une marque à laquelle je vous reconnais de mon sang. Vous êtes brave comme le meilleur de mes hommes d'armes ; et si les femmes se battaient comme aux temps anciens, j'estime que vous sauriez bien mourir. » Il me reste à montrer, reprit-elle, à mes amis et à mes ennemis de quel lieu je sors. »
Elle avait revendiqué son aumônier Préau ; on lui envoya deux ministres protestants. « Madame, nous venons vous consoler, dirent-ils en franchissant le seuil de la chambre. — Êtes-vous des prêtres catholiques? s'écria-t-elle. — Non, répondirent-ils. — Je n'aurai donc que mon Seigneur Jésus pour consolateur, » reprit-elle avec fermeté ; et elle les congédia.
Elle entra dans son oratoire. Elle y avait façonné elle-même un autel, où son aumônier lui disait quelquefois la messe en secret. Là, s'étant agenouillée, elle fit plusieurs prières à demi-voix. Elle récitait les prières des agonisants, lorsqu'un coup frappé à la porte de sa chambre l'interrompit brusquement. « Que me veut-on? » demanda la reine en se levant. Bourgoing lui répondit de la chambre où il était avec les autres serviteurs, que les lords attendaient Sa Majesté. « Il n'est pas temps encore, reprit la reine ; qu'on revienne à l'heure convenue. » Alors, se précipitant de nouveau à genoux entre Élisabeth Curle et Jeanne Kennethy, elle fondit en larmes, se frappant la poitrine, rendant grâce à Dieu de tout, le sollicitant avec ferveur, avec sanglots, de la soutenir durant les dernières épreuves. S'étant calmée peu à peu en essayant de calmer ses deux compagnes, elle se recueillit profondément. Que se passa-t-il dans sa conscience? De quoi se confessa-t-elle? Fit-elle un retour sur ses fugitifs plaisirs, ses rapides amours, sa longue captivité? Pleura-t-elle sa vie si cruellement déçue, destinée à trois trônes, et usée dans vingt prisons? Le remords se mêla-t-il à ses repentirs? Remit-elle son âme à son juge éternel avec tremblement ou avec confiance? Invoqua-t-elle la justice? Implora-t-elle la miséricorde? Eut-elle, pour prix de sa résignation, l'intuition du ciel, comme elle en avait la foi? Quoi qu'il en puisse être, elle médita, s'attendrit, soupira, pria, et finit par communier de sa propre main avec une hostie qu'elle tenait du pape Pie V.
Quand elle se releva, une sublimité grave brillait sur son visage. Elle rentra dans sa chambre, où ses serviteurs étaient réunis. Elle remit son testament signé à Bourgoing, à d'autres des papiers et des souvenirs pour ses parents ou pour ses amis de Lorraine, de France, d'Italie et d'Espagne. Par une habitude de toute sa vie, elle qui ne donna jamais assez à son gré, elle voulut ajouter à ses dons. Elle donna et donna encore ; elle donna des rubans, lorsqu'il ne lui resta plus rien ni de son linge, ni de ses robes, ni de ses joyaux, ni des bourses qu'elle avait préparées la veille et qui contenaient jusqu'à son dernier écu. N'ayant plus un denier à donner, elle se donna elle-même : elle donna à l'un un sourire, à l'autre une caresse, à l'autre un mot du cœur, à tous des consolations. Bien qu'elle fût touchée, elle était tranquille ; elle semblait seulement, dit un témoin de ce grand moment, s'occuper d'un départ, comme autrefois lorsqu'elle se rendait d'Holyrood à Stirling ou à Falkland, d'une résidence à une résidence.
Tout en causant, elle alla jusqu'à sa fenêtre, regarda le paisible horizon, la rivière, la prairie, le bois ; puis, revenant au milieu de sa chambre, et jetant un coup d'œil sur son horloge appelée la Reale, elle dit : « Jeanne, l'heure est sonnée ; ils ne tarderont pas. »
A peine avait-elle prononcé ces mots, qu'Andrews, shériff du comté de Northampton, frappa une seconde fois à la porte. « Ce sont eux, » dit Marie ; et comme ses femmes refusaient d'ouvrir, elle le leur ordonna doucement. L'officier de justice s'avança en habit de deuil, le bâton blanc dans la main droite, et, s'inclinant devant la reine, il dit à deux reprises : « Me voici. »
Une faible rougeur monta aux joues de la reine, qui répondit : « Allons. »
Elle prit le crucifix d'ivoire qui ne l'avait pas quittée depuis dix-sept ans, et qu'elle avait transporté de donjon en donjon, le suspendant partout à ses oratoires de captive. Comme elle souffrait de douleurs contractées dans l'humidité de ses prisons, elle s'appuya sur deux de ses domestiques, qui la menèrent jusqu'au seuil de sa chambre. Là, ils s'arrêtèrent, et Bourgoing expliqua à la reine le scrupule étrange de ses gens, qui désiraient ne pas avoir l'air de la conduire à la boucherie. La reine, bien qu'elle eût mieux aimé s'appuyer encore sur eux, compatit à leur faiblesse, et se contenta, pour la soutenir, de deux gardes de Pawlet. Alors tous les serviteurs de Marie Stuart s'acheminèrent avec elle jusqu'à la rampe supérieure de l'escalier, où les arquebusiers leur barrèrent le passage malgré leurs supplications, leur désespoir, leurs bras étendus vers leur chère maîtresse, aux vestiges de laquelle il fallut les arracher.
La reine, profondément peinée, se hâta un peu dans le dessein de réclamer contre cette violence.
Sir Amyas Pawlet et sir Drue Drury, les gouverneurs de Fotheringay, le comte de Shrewsbury, le comte de Kent, les autres commissaires et plusieurs seigneurs de distinction, parmi lesquels sir Henri Talbot, Édouard et Guillaume Montague, sir Richard Knightly, Thomas Brudnell, Beuil, Robert et Jean Wingfield, la reçurent au bas de l'escalier.
Dès qu'ils l'aperçurent, ils se découvrirent en la saluant. Sa contenance était triste et fière. Elle avait conservé toute sa dignité de reine et toute sa grâce de femme, cette grâce incomparable qu'elle portait autrefois dans ses fêtes de cour, et qui ne l'abandonnait pas dans cette fête du martyre.
L'attendrissement fut général. Ces lords puritains et ces lords courtisans, ses ennemis austères ou corrompus, se sentirent émus, remués jusqu'aux entrailles.
Ce noble front où la souffrance disparaissait dans la sérénité d'une résolution suprême ;
Ces lèvres, qui s'étaient tant de fois plissées de colère ou de mépris, et qui souriaient à la mort, au sacrifice ;
Ces yeux, qui avaient pleuré devant Dieu pendant toutes les nuits des dix-huit années de sa captivité, et qui ne pleuraient plus devant les hommes ;
Ce cœur qui avait tant battu, battu jusqu'à se rompre dans les ténèbres des cachots, dans les affres de la solitude, et qui battait plus fort ses pulsations héroïques à quelques pas de l'échafaud… Toutes ces choses étaient électriques.
C'était une admiration, une pitié involontaire. Ce premier mouvement, que plusieurs eurent bientôt comprimé, n'échappa point à la reine. Mais son regard traversa ce groupe hostile au fond pour s'arrêter au delà sur un gentilhomme tout en pleurs, courbé sous une douleur qu'il cherchait vainement à dissimuler. C'était André Melvil, son maître d'hôtel, exclu depuis quelques jours de son intimité par l'ombrageuse police de Fotheringay.
« Melvil, mon fidèle ami, apprends de moi à te résigner!
— Oh! madame, s'écria Melvil en se rapprochant de sa maîtresse et en tombant à ses pieds, j'ai trop vécu, puisque mes yeux étaient réservés à vous voir la proie du bourreau, et que ma bouche devra redire à l'Écosse l'affreux supplice… »
Des sanglots s'exhalèrent de sa poitrine au lieu de paroles.
« Courage, Melvil! Plains ceux qui ont été altérés de mon sang comme le cerf de l'eau des fontaines et qui le répandent injustement. Mais moi, ne me plains pas. La vie n'est qu'une vallée d'angoisses, et je la quitte sans regret. Je meurs pour la foi et dans la foi catholique ; je meurs amie de l'Écosse et de la France. Rends partout témoignage de la vérité, et cesse de t'affliger ; réjouis-toi plutôt de ce que tous les malheurs de Marie Stuart vont finir. Dis à mon fils qu'il se souvienne de sa mère. »
Tandis que la reine parlait, Melvil à genoux versait des torrents de larmes. Marie l'ayant relevé, lui prit la main et se penchant vers lui, elle l'embrassa. « Adieu, ajouta-t-elle, adieu ; ne m'oublie jamais ni dans ton cœur ni dans tes prières. »
S'adressant ensuite aux comtes de Shrewsbury et de Kent, elle les supplia de délivrer son secrétaire Curle : Nau fut omis. Les comtes ayant gardé le silence, elle les supplia encore de permettre que ses femmes et ses serviteurs pussent l'accompagner et assister à sa mort. Le comte de Kent répondit que cela serait insolite et même dangereux ; que les plus hardis voudraient tremper leurs mouchoirs dans son sang ; que les plus timides, les femmes surtout, troubleraient au moins par leurs cris le cours de la justice d'Élisabeth. Marie persista. « Milords, dit-elle, si votre reine était ici, votre reine vierge, elle trouverait convenable à notre rang et à notre sexe que je ne fusse pas seule pour mourir au milieu de tant de gentilshommes, et elle m'accorderait quelques-unes de mes femmes à mon dur et dernier chevet. » Chacun pensa au billot. Elle était si éloquente et si touchante, que tous les seigneurs qui l'entouraient auraient cédé, sans l'attitude obstinée du comte de Kent. La reine s'en aperçut, et, regardant le comte puritain, elle s'écria d'une voix profonde : « Versez le sang de Henri VII, mais ne le méconnaissez pas. Ne suis-je plus Marie Stuart? une sœur de votre maîtresse, et sa pareille, deux fois sacrée, deux fois reine : reine douairière de France, reine légitime d'Écosse. »
Le comte de Kent ne fut pas attendri, mais ébranlé ; le sectaire en lui résistait, mais le patricien était vaincu.
Marie alors, adoucissant de plus en plus son accent : « Milords, dit-elle, je vous engage ma parole que mes serviteurs éviteront tout ce que vous craignez. Hélas! les pauvres âmes ne feront rien que prendre adieu de moi. Certainement vous ne refuserez ni à moi ni à eux cette satisfaction. Songez, milords, à vos propres serviteurs, à ceux qui vous plaisent le mieux, aux nourrices qui vous ont allaités, aux écuyers qui ont porté vos armes à la guerre ; ces serviteurs de vos prospérités vous sont moins chers qu'à moi les serviteurs de mes infortunes. Encore une fois, milords, n'écartez pas les miens de mon agonie. Ils ne désirent rien que m'aimer jusqu'au bout, que ne point m'abandonner et que me voir mourir. »
Les comtes, après s'être consultés, obtempérèrent au souhait de Marie Stuart. Le comte de Kent dit pourtant encore qu'il redoutait les lamentations des femmes pour les assistants et pour la reine. « Je réponds d'elles, dit Marie. Leur amour pour moi leur prêtera des forces, et je leur donnerai l'exemple du courage. Il me sera doux de savoir que les miens sont là, et que j'ai des témoins de ma persévérance dans la foi. »
Les commissaires n'insistèrent plus, et concédèrent à la reine quatre serviteurs et deux de ses filles. La reine choisit Melvil, son maître d'hôtel ; Bourgoing, son médecin ; Gervais, son chirurgien ; Gorion, son pharmacien ; Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle, les deux compagnes qui avaient remplacé dans son cœur et dans sa vie Élisabeth de Pierrepont. Melvil, qui était là, fut averti par la reine elle-même. Les autres serviteurs, qui étaient restés au balcon supérieur de l'escalier, furent mandés par un huissier de Pawlet. Ils s'empressèrent de descendre, soulagés un peu par ce dernier devoir offert à leur dévouement et à leur fidélité.
Cette complaisance des comtes ayant apaisé la reine, elle fit signe au shériff et au cortége d'avancer. Ce fut elle qui interrompit cette halte lugubre entre la prison et l'échafaud. Arrivée à la salle de l'exécution, elle considéra, non sans pâleur, mais sans défaillance, partout le deuil, les apprêts lugubres, le billot, la hache, le bourreau et son aide ; la sciure de chêne répandue sur le parquet pour boire son sang ; et, dans un coin obscur, la bière, sa dernière prison.
Il était neuf heures lorsque la reine parut dans la salle funèbre. Flechter, doyen de Peterborough, et des curieux privilégiés, au nombre de plus de deux cents, y étaient réunis. Cette salle était toute tapissée de drap noir ; l'échafaud, qu'on y avait dressé à deux pieds et demi de terre, était tendu de frise noire de Lancastre ; le fauteuil où devait s'asseoir Marie, le carreau où elle devait s'agenouiller, le billot où elle devait poser sa tête, étaient aussi recouverts de noir.
La reine était vêtue de noir comme la salle et tous les insignes du supplice. Sa robe de velours à haut collet et à manches pendantes était bordée d'hermine. Son manteau, doublé de martre zibeline, était de satin à boutons de perles et à longue queue. Une chaîne de boules odorantes, à laquelle se rattachait un scapulaire et qui se terminait par une croix d'or, descendait sur sa poitrine. Deux rosaires étaient suspendus à sa ceinture, et un long voile de dentelle blanche, qui adoucissait un peu son costume de veuve et de condamnée, l'enveloppait. Elle était précédée du shériff, de Drury et de Pawlet, des comtes et des nobles d'Angleterre ; elle était suivie de ses deux femmes et de ses quatre dignitaires, parmi lesquels on remarquait Melvil, qui portait la queue du manteau royal. La démarche de Marie était assurée et majestueuse. Un moment elle releva son voile, et sa figure où brillait une espérance qui n'était plus de ce monde, parut belle comme aux jours de sa jeunesse. L'assemblée fut éblouie. Elle tenait un de ses chapelets d'une main et le crucifix de l'autre. Le comte de Kent lui dit rudement : « Il faudrait avoir Christ dans son cœur.
— Et comment, reprit vivement la reine, l'aurais-je dans la main si je ne l'avais pas dans le cœur? » Pawlet l'aidant à monter les degrés de l'échafaud, elle jeta sur lui un regard plein de douceur : « Sir Amyas, dit-elle, je vous remercie de votre courtoisie ; c'est la dernière fatigue que je vous causerai et le plus agréable office que vous puissiez me rendre. »
Parvenue à l'échafaud, Marie Stuart prit place dans le fauteuil qui lui avait été préparé, le visage tourné vers les spectateurs. Après elle, le doyen de Peterborough en grand costume ecclésiastique, s'assit à droite de la reine sur un pliant sans dossier, un carreau de velours noir à ses pieds. Les comtes de Kent et de Shrewsbury s'assirent comme lui, à droite, mais sur des pliants à dossiers. De l'autre côté de la reine, le shériff Andrews était debout avec sa baguette blanche. En face de Marie Stuart, on distinguait le bourreau et son aide à leurs vêtements de velours noir, à leur crêpe rouge au bras gauche. Derrière le fauteuil, adossés à la muraille, pleuraient les serviteurs et les filles de Marie Stuart. Dans la salle, l'auditoire de nobles et de bourgeois des comtés voisins était contenu par les arquebusiers de sir Amyas Pawlet et de sir Drue Drury, au delà d'une balustrade qui avait été la barre du tribunal.
Marie entendit tranquillement sa sentence ; elle dit seulement, lorsque Beale en eut terminé la lecture :
« Milords, je suis née reine d'Écosse, j'ai été reine de France, j'aurais droit à être reine d'Angleterre. J'ai été détenue prisonnière de longues années contre toute loi, malgré tant de titres, et j'ai beaucoup souffert durant cette captivité. Quoi qu'il en soit, je ne me souviens plus du mal, et je ne hais personne. Je loue mon Dieu de tout ce qu'il m'a infligé dans sa justice. Ce qu'il n'a pas empêché est bien. Je m'estime heureuse de ce qu'il m'accorde cette occasion de mourir pour l'expiation de mes fautes et de déclarer devant cette assemblée que je suis innocente de tout complot contre la vie de la reine d'Angleterre. »
Le doyen de Peterborough l'ayant adjurée de se repentir et de renoncer à ses erreurs sous peine de la damnation éternelle, elle affirma qu'elle mourait inébranlable dans la religion catholique. Flechter éleva la voix, et infligea à Marie un interminable sermon où il la menaça de l'enfer si elle ne se convertissait à la foi réformée, comme l'y conviait la bonté d'Élisabeth, dont il était l'organe indigne. « Vos dogmes, répondit la reine d'Écosse, m'ont privée du trône, de la liberté ; ils vont m'ôter la vie. Ils ne perdront pas du moins mon âme. » Flechter, irrité, s'emporta jusqu'à des violences brutales, accabla Marie de reproches sur son ignorance. Enfin il la somma d'abjurer le papisme et toutes les impostures romaines. « Assez! assez! s'écria Marie avec impétuosité ; ne blasphémez pas. J'ai vécu et je mourrai dans la religion catholique. » Le comte de Shrewsbury réprima le doyen de Peterborough, et lui enjoignit de prier au lieu de prêcher. La reine elle-même se mit à genoux et pria. Elle serra son crucifix sur sa poitrine, récita en latin les sept psaumes de la pénitence, et comme si tant de prières ne suffisaient pas à l'ardente extase dont elle était embrasée, elle redit les trois psaumes : Miserere mei, Deus. — In te, Domine, speravi. — Qui habitat in adjutorio. Puis elle pria tout haut en anglais, et cette prière nous a été conservée textuellement par une dépêche des comtes commissaires :
« Seigneur, envoyez-moi votre Saint-Esprit. Ma confiance est dans le sang de Jésus-Christ, et mon espérance dans votre royaume céleste. Pardonnez, Seigneur, à mes ennemis. Répandez vos bénédictions sur la reine d'Angleterre, afin qu'elle vous serve. Regardez mon fils dans votre miséricorde. Ayez compassion de votre Église. Exaucez-moi, bien que je sois indigne d'être exaucée ; et puissent tous les saints intercéder mon Sauveur pour qu'il me reçoive! »
Ensuite elle haussa le crucifix des deux mains, et dit en le contemplant avec amour : « Seigneur! par ces bras divins étendus sur la croix pour racheter le monde, remettez-moi tous mes péchés. »
S'étant relevée, le bourreau voulut lui retirer son voile. Elle l'arrêta et le repoussa du geste ; puis se tournant vers les comtes et la rougeur au front : « Je ne suis point accoutumée à me déshabiller en si nombreuse compagnie et par de tels valets de chambre. » Elle appela Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle. Ce furent elles qui lui ôtèrent son manteau, son voile, ses chaînes, sa croix et son scapulaire. Comme elles touchaient à sa robe, la reine leur dit d'en dégager seulement le corsage et d'en rabattre le collet d'hermine, afin de laisser son cou nu à la hache. Ses filles lui rendirent ces tristes soins en pleurant. Melvil et les trois autres serviteurs pleuraient aussi et criaient. Marie posa un doigt sur sa bouche pour les inviter au silence. « Mes amis, s'écria-t-elle, j'ai répondu de vous ; ne m'amollissez point. Ne devriez-vous pas plutôt bénir Dieu de ce qu'il inspire à votre maîtresse courage et résignation? » A son tour néanmoins, cédant à sa propre sensibilité, elle embrassa ses filles avec effusion ; puis les pressant de quitter l'échafaud, où toutes deux se collaient à ses mains, qu'elles baignaient de larmes, elle leur adressa un tendre et dernier adieu. Melvil et ses compagnons demeurèrent comme suffoqués à peu de distance de la reine. Entraînés, subjugués par l'accent de Marie Stuart, les exécuteurs eux-mêmes la supplièrent à genoux de leur pardonner. « Je vous pardonne, leur dit-elle, à l'exemple de mon Rédempteur. »
Alors elle arrangea le mouchoir brodé de chardons d'or dont elle s'était fait bander les yeux par Jeanne Kennethy. Elle baisa trois fois le crucifix, disant à chaque étreinte : « Seigneur, je vous remets mon âme. » Elle s'agenouilla de nouveau et s'inclina sur le billot déjà sillonné de profondes entailles à son arête supérieure, à l'endroit où Marie posa son col délicat, entre la double échancrure creusée pour recevoir d'un côté la poitrine et de l'autre le visage. La reine, dans cette attitude suprême, récita encore quelques versets du soixante-dixième psaume :
J'espère en vous, Seigneur ; ne me confondez pas à jamais ; secourez-moi…
Ne me rejetez pas, ne m'abandonnez pas quand mes forces m'abandonnent.
Seigneur, vous me rendrez la vie, vous me rappellerez du fond de l'abîme…
Comme elle en était à ces paroles, s'unissant au Christ par l'amour, commençant sous le bras de l'exécuteur une prière qui devait s'achever dans le sein de Dieu, le bourreau la frappa d'un premier coup. La hache étant tombée à faux sur la nuque, la reine blessée seulement poussa un cri qui se perdit au milieu des gémissements de l'assemblée. Le bourreau, ému de l'émotion générale, honteux de sa maladresse, et puisant dans son trouble même une énergie tardive, trancha la tête du second coup. Il saisit cette tête sanglante, et, tandis qu'il la tenait suspendue devant les nobles dans l'assemblée, et par la fenêtre devant le peuple, il s'écria : « Vive la reine Élisabeth! — Ainsi périssent tous les ennemis de notre reine! » répéta le doyen de Peterborough. « Ainsi périssent tous les ennemis du saint Évangile et de l'Angleterre! » ajouta le farouche comte de Kent.
Le comte de Shrewsbury appliqua son gant à ses yeux pour dérober ses larmes.
L'assemblée tout entière demeura muette d'horreur, et ce silence ne fut rompu que par les sanglots des serviteurs de la reine. Là du moins, dans cette salle tragique, autour de l'échafaud, la pitié fit taire la haine.
Aux grilles du château, un contentement sauvage éclata et se prolongea dans toute l'Angleterre fanatique. La nouvelle de la mort de Marie se répandit comme naguère sa sentence, de comté en comté, partout accueillie avec des élans de triomphe ; mais cette fois du moins la pauvre reine n'entendit pas les carillons des cloches, elle ne vit pas les feux de joie!
L'exécution était accomplie depuis quatre heures que le pont-levis n'était pas encore baissé, que la poterne était encore fermée. Personne ne put sortir que longtemps après Henry Talbot, fils du comte de Shrewsbury, qui porta le récit officiel des deux comtes à Élisabeth. Parti le 8 vers midi, il arriva le lendemain matin à Greenwich. Dans les villes, dans les moindres hameaux, sur son passage, la funèbre nouvelle était connue d'avance, comme si le vent en avait été le premier messager.
Ce fut en Angleterre une fête nationale et royale que cette affreuse tragédie. Il n'y eut qu'une différence : le peuple montra son allégresse, Élisabeth cacha la sienne sous de longs vêtements de deuil et sous des regrets affectés. Elle accabla d'imprécations ses ministres ; elle fit emprisonner, ruina, disgracia sans retour Davison, coupable d'avoir obéi à ses ordres. Elle joua devant l'Europe, devant l'Angleterre, et jusque dans son intimité, la plus odieuse des comédies, celle du désespoir.
Un jour, prenant par la main l'ambassadeur de France, M. de Châteauneuf, elle le conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre. « Là, elle protesta par mille serments qu'elle était innocente ; qu'elle était déterminée à n'exécuter la sentence contre la reine d'Écosse qu'en cas de rébellion ou d'invasion ; que quatre membres du conseil (ils étaient alors dans la chambre) l'avaient abusée d'une manière qu'elle n'oublierait jamais. Ils avaient vieilli à son service et avaient agi par de bons motifs, ou, sans cela, par Dieu! ils y auraient laissé leurs têtes… »
Elle parla ainsi pendant trois heures. Elle renouvelait sans cesse ces scènes d'hypocrisie et de mensonge.
Elle vainquit, grâce à l'Océan, la puissance et les ressentiments de Philippe II. Elle désarma facilement la colère officielle de Henri III, probablement son complice, heureux au moins d'une si terrible atteinte portée à la maison de Guise. Elle réussit avec plus de peine, sans de trop grands efforts cependant, à calmer Jacques VI. Entre sir John Maitland, son chancelier, qui lui montrait en perspective la couronne d'Angleterre, et le comte d'Argyle, qui parut à la cour d'Holyrood armé de pied en cap, excitation muette, mais expressive à la vengeance, Jacques ne balança pas longtemps, s'adoucit par degrés, et renoua ses liens d'amitié avec Élisabeth, comme s'il n'y avait pas eu entre elle et lui le cadavre de sa mère.
Les filles d'honneur de Marie et ses serviteurs la regrettèrent plus que son fils. Élisabeth Curle et Jeanne Kennethy coupèrent leurs cheveux afin de les déposer sur le cercueil de leur maîtresse, comme dans les trépas antiques ; mais cette piété fut trompée. Les deux comtes ordonnèrent de brûler ces chevelures amies avec la croix d'or, les chapelets, le crucifix, le scapulaire, les deux chaînes, et tous les vêtements de Marie Stuart à ses derniers moments. Ils ne tolérèrent pas une seule de ces reliques, partage ordinaire du bourreau, et qu'il aurait pu vendre à grand prix. Tout ce qui avait été taché du sang de la reine fut brûlé aussi, et la sciure du bois qui en était imbibée fut jetée dans le Nen. J'ai visité cette partie tragique de la rivière, où la terrasse du château plongeait alors ses piliers. Le bord en est toujours attristé. Il y croît parmi les herbes une petite fleur rouge qui, selon la légende du comté, est née là des gouttes du sang de Marie Stuart.
Melvil et Bourgoing réclamèrent vainement le corps de leur maîtresse pour le transporter en France. Ce beau corps leur fut refusé. Plusieurs contemporains ont écrit qu'il fut touché avec irrévérence et profané par le bourreau. Ce fut une erreur de l'indignation européenne, qui supposait toutes les atrocités dans un si barbare attentat.
Un vieux tapis vert arraché d'un billard fut d'abord jeté sur Marie Stuart. Sa chienne favorite, aux longs poils noirs, aux yeux de feu, dont j'ai vu l'esquisse à l'huile, et qui était de cette race charmante appelée plus tard du nom de Charles Ier, King-Charles, s'étant glissée sous le tapis, elle y demeura et on la trouva blottie dans la robe de velours de sa maîtresse, entre le bras et le sein, à côté de ce cœur qui ne battait plus, lorsqu'on vint le soir embaumer précipitamment la reine. Au moment où l'on souleva l'indigne tapis qui recouvrait celle qui fut Marie Stuart, la pauvre petite chienne se serra contre la poitrine inanimée de sa maîtresse, et poussa des hurlements plaintifs, qui baissaient ou montaient à mesure que l'on s'éloignait ou que l'on se rapprochait d'elle. On fut obligé de l'emporter de force. Recueillie par les serviteurs de la reine, elle ne voulut jamais être consolée par eux, refusant les aliments et jusqu'aux caresses, flairant le vent, les siéges, les robes des femmes. Elle languit ainsi, après quoi elle mourut, suivant la tradition de Fotheringay, sans autre maladie qu'un petit gémissement et qu'un tremblement alternatifs.
Le corps de Marie Stuart fut mis avec la tête dans un cercueil de plomb, et ce cercueil dans une bière de bois. La bière fut placée dans la chambre de parade du château jusqu'au 29 juillet. Cette chambre fut fermée, sans que personne, soit des serviteurs de Marie Stuart, soit des gardiens anglais, pût y pénétrer. Il arriva même que Jeanne Kennethy, Élisabeth Curle, et quelques autres de leurs compagnes et de leurs compagnons, s'étant agenouillés près de la porte, et ayant regardé en pleurant et en priant le cercueil par le trou de la serrure, Pawlet et Drury le firent boucher. Geôliers impitoyables et jaloux même de la mort!
Le 29 juillet seulement, une rumeur sourde, mystérieuse, apprit à Peterborough que le tragique cercueil allait arriver. La ville s'émut. Les balcons, les fenêtres, les rues se remplirent. La foule déborda jusque dans le cimetière qui entoure l'église.
L'attente ne fut pas longue.
La bière ne tarda pas à paraître sur la route. Aucun des serviteurs de Marie n'obtint d'accompagner le char. Le convoi traversa lentement Peterborough jusqu'au vieux portail de l'abbaye, où la bière fut exposée quarante-huit heures. Le 31, l'évêque mena le deuil par la grande cour, vers la majestueuse façade de la cathédrale. Il entra sous les voûtes séculaires de l'église, et se dirigea du côté d'un vieillard qui s'empara du cercueil. Ce vieillard était Scarlett, le fossoyeur, dont on voit encore aujourd'hui le portrait suspendu au-dessous de la principale rosace de l'église. Il est vêtu de rouge, avec une longue barbe blanche, et s'appuie sur sa bêche. Il mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, après avoir creusé la sépulture de deux reines. Aidé par quatre maîtres maçons, il avait préparé le caveau de Marie Stuart à droite du chœur, en face de la tombe de Catherine d'Aragon, première femme de Henri VIII. La bière fut descendue dans l'étroit caveau, et scellée d'une pierre sans armoiries et sans nom. Tel était l'ordre de l'évêque, qui connaissait la volonté de la reine d'Angleterre.
Je me suis agenouillé au bord de cette pierre nue, et une larme de mon cœur a roulé sur la poussière qui la recouvre. En omettant le nom de Marie Stuart, Élisabeth se flattait d'ensevelir son régicide dans le silence et dans l'oubli. Elle y a fait penser davantage.
Après avoir langui pendant six mois, séparés par quatre murs du cercueil de Marie, ses serviteurs purent enfin partir du château de Fotheringay le 3 août, cinq jours plus tard que leur maîtresse. Tout dès lors était consommé.
Malgré l'indifférence des princes, Élisabeth ne jouit pas sans trouble de son forfait. Les deux coups de hache qui frappèrent sa rivale retentirent plus fort dans le reste de l'Europe qu'en Angleterre et en Écosse ; comme l'écho est plus terrible, plus lointain et plus universel que le bruit. Élisabeth apprit par l'indignation des pays catholiques, par la stupeur des pays calvinistes, quel crime inouï elle venait de commettre.
Ce fut son premier châtiment.
Le second fut de survivre à l'amour du peuple anglais. Elle vieillit lentement sans perdre la prétention d'être jeune, la vanité de la taille, de la danse et du chant. Ces ridicules qu'Élisabeth sentait sourdement ajoutaient à ses ennuis atrabilaires. Elle s'irritait de trouver dans ses sujets, parmi ses courtisans, la prévision de l'avenir prochain où elle ne serait plus. On la pressait de régler la succession à la couronne comme si cette succession devait être bientôt vacante.
Si l'on en croit les contemporains, surtout sir John Harrington, qui l'a si bien connue, son humeur était devenue intraitable. Elle se promenait souvent dans sa chambre avec agitation, elle s'emportait aux moindres contrariétés, frappait du pied, jurait contre ceux qu'elle n'aimait point, et plongeait de colère dans les tapisseries de son appartement une épée qu'elle gardait toujours près d'elle.
Dans l'effroi de sa vieillesse, elle faisait arborer les têtes de ses ennemis aux poteaux de la Tour et s'environnait des trophées d'une impitoyable justice, semblable à ces Libyens qui suspendaient à leurs seuils les dépouilles des lions, afin de se protéger par la terreur.
Le règne d'une femme aigrie, violente, pesait à chacun, et on aspirait au gouvernement d'un roi. Tous les partis saluaient Jacques VI à l'horizon.
Quand, par la mort d'Élisabeth, il fut devenu Jacques Ier d'Angleterre, il fit transporter, en 1612, Marie Stuart, sa mère, dans l'abbaye de Westminster.
Le corps partit de Peterborough sur un carrosse royal attelé de six chevaux couverts de velours noir. Deux comtes anglais et deux comtes écossais portaient les quatre coins du poêle. Le grand écuyer menait un palefroi d'honneur représentant le cheval de Marie Stuart. Le capitaine des gardes et ses archers tenaient tournés contre terre la pointe de l'épée et le fer des hallebardes. Une musique funèbre marchait en tête du convoi, que cent gentilshommes anglais, écossais, français et espagnols vinrent recevoir au faubourg de Londres.
Le carrosse s'arrêta à la porte de Westminster, et la bière fut descendue dans l'église, puis dans un caveau, non loin du caveau d'Élisabeth. Ces irréconciliables ennemies eurent leur première et leur unique entrevue, sans suite et sans cour, là, dans l'éternité, entre les lambris de la maison du Christ.
La reine d'Écosse avait reposé vingt-quatre ans sous l'humble dalle de Peterborough.
Ce second trajet du cercueil de Marie Stuart ne blessa pas les protestants et satisfit les catholiques. Si la vie de la reine d'Écosse avait été d'une princesse de la cour des Valois, sa captivité fut d'une victime, et sa mort d'une sainte. Cette double expiation a racheté et transfiguré Marie Stuart. La poésie l'a chantée, la religion l'a bénie, l'histoire l'a racontée. La postérité la pleure et l'admire plus qu'elle ne la juge. Dieu lui a sans doute pardonné dans le ciel comme elle avait pardonné sur la terre!
FIN.
Nous avons cédé à un vœu généralement exprimé, en donnant cette nouvelle édition de l'Histoire de Marie Stuart par M. Dargaud.
A son apparition, ce livre souleva beaucoup d'articles (plus de cent), quelques-uns hostiles, le très-grand nombre favorables. Nous aurions voulu les reproduire tous ici. Mais, restreint par les exigences de la typographie, nous nous bornons à réimprimer de courts fragments en sens contraire des journaux les plus accrédités. Nous joignons à ces fragments trois lettres presque entières de Béranger, de Lamartine et de Mme Sand, qui compléteront les jugements littéraires provoqués par la première édition de cette histoire.
C'est au public d'intervenir une seconde fois et de prononcer en dernier ressort.
FRAGMENTS
DE
JOURNAUX ET DE LETTRES
SUR LA PREMIÈRE ÉDITION DE
L'HISTOIRE DE MARIE STUART,
PAR
J. M. DARGAUD.
On ne s'étonnera pas qu'un recueil comme le nôtre aime à saluer dans l'histoire les noms qui appartiennent par leur double origine à la France autant qu'à l'Angleterre. Tel est le nom de Marie Stuart, dont la beauté, les faiblesses et les malheurs, passionnent encore, après deux siècles, les lecteurs des deux pays. C'est avec une véritable émotion que nous avons ouvert ces deux volumes consacrés à Marie Stuart par un écrivain qui réunit la patience des érudits à l'imagination des poëtes. L'ouvrage de M. Dargaud sera certainement un événement dans le monde littéraire de Londres comme dans le monde littéraire de Paris, et il va renouveler cette espèce de tournoi posthume, où l'infortunée reine d'Écosse voit encore autour de son échafaud, les mêmes champions et les mêmes ennemis transformés, par la polémique et l'imagination, en historiens, en critiques, en poëtes, en romanciers.
C'est déjà un curieux sommaire bibliographique, que la liste des écrivains qui ont écrit sur Marie Stuart, depuis Buchanan jusqu'à Chalmers, depuis Brantôme jusqu'à M. Dargaud. Ce sommaire termine le second volume de celui-ci, qui cite aussi, avec raison, parmi les éléments de son beau livre, les traditions qu'il a recueillies sur les lieux, les tableaux et les gravures du temps, les châteaux et les sites où il a retrouvé les moindres traces de son héroïne, et les reliques de ses adorateurs. Il énumère jusqu'aux articles des Revues anglaises et françaises, avec une conscience minutieuse.
De toutes ces autorités, M. Dargaud a fait l'usage qu'il en devait faire ; il s'en est inspiré, sans hérisser son récit de citations pédantesques, n'éludant aucune discussion, mais faisant revivre Marie Stuart pour la suivre dans toutes les scènes de sa vie agitée, au lieu de l'immobiliser sur une sellette, sous prétexte de la juger. C'est surtout à cette résurrection de Marie qu'il a su employer tous les documents récemment découverts qui lui ont permis de donner une couleur nouvelle à cette histoire d'un intérêt inépuisable qu'on relit dans son livre avec une curiosité qu'exciterait seule, au même degré, la révision d'un de ces procès contemporains pleins de mystérieuses péripéties, et dont la sentence finale provoque soudain les tardives révélations d'un témoin inattendu.
Nous croyons notre comparaison exacte, parce que Marie Stuart n'est pas seulement une grande figure historique, mais encore un problème. Ce problème, M. Dargaud aura puissamment contribué à le résoudre. Il a posé hardiment toutes les questions controversées sur l'innocence ou la criminalité de la rivale d'Élisabeth. Il les a toutes éclairées du jour vrai, disant le bien et le mal sans haine et sans amour, mais non sans attendrissement et sans pitié. Bien loin de lui en faire un reproche, nous l'en louons, car nous l'aurions peut-être poussée plus loin que lui encore. La pitié est souvent la justice de l'histoire.
Amédée Pichot.
(Revue britannique, février 1851, no 2.)
Son livre a réussi.
Il y a toujours, après tout, quelque raison bonne ou mauvaise au succès d'un livre. M. Dargaud est un écrivain vif et animé, très-entraîné et très-ému, mêlant du reste tous les genres, et peu soucieux de contradictions.
M. Dargaud parfois touche au vrai ; il a du nerf, de l'entrain et plus d'un rayon de solide éclat. Il peint bien ; peut-être a-t-il trop de propension à peindre. Entre-t-il dans un château à la suite de quelque personnage de son histoire, il fait ce que Boileau reprochait déjà aux descriptifs de son temps.
Il a répandu dans son livre toutes les perles de son écrin de voyage ; il rassemble autour de Marie Stuart tous les trésors de son archéologie chèrement payée ; il prodigue pour elle tous les produits de ses fouilles savantes dans cette terre où elle a régné, sous ces ruines qu'elle a faites, et jusque dans ces tombeaux que sa passion a creusés. Le livre de M. Dargaud pourra bien n'être pas absolument indispensable à ceux qui voudront retrouver un jour quelques vestiges de la physionomie morale de la reine d'Écosse ; mais il ne sera pas possible d'avoir une idée complète de sa cour et de sa maison, de son chenil et de sa cuisine, de sa toilette, de ses atours, de ses promenades, de sa vie domestique et extérieure, sans avoir recours à M. Dargaud. Jardinier, architecte, joaillier, sommelier, chroniqueur curieux de chevaux, de chiens et de vénerie, M. Dargaud est tout ce qu'on veut dans son histoire, excepté pourtant historien.
Cuvillier-Fleury.
(Journal des Débats, 30 novembre 1851.)
Il y a deux manières distinctes d'écrire l'histoire, toutes deux illustrées par de grandes œuvres dans ces derniers temps. Celui qui raconte et juge les faits accomplis peut se placer en dehors de leur mouvement, disséquer tranquillement ce qui en reste, classer le tout d'après des règles fixes, et présenter ainsi les actions du passé étiquetées à leur rang dans la sévère nudité de la science ; ou bien, emporté par le flot historique, il peut écrire au milieu même de ses oscillations et de son bruit, en ressaisir toutes les formes, en refléter toutes les nuances, se plonger enfin dans le siècle qu'il veut peindre, et y vivre assez longtemps pour en ressortir avec quelque chose de ses idées, de son accent, de ses attitudes.
En entreprenant l'Histoire de Marie Stuart, M. Dargaud avait à choisir entre les deux méthodes ; il a préféré la seconde, ce dont nous nous sommes réjoui pour lui et pour ceux qui le lisent. Car si cette méthode n'a pas les rigides vertus de sa rivale (ni surtout les graves apparences qui en tiennent lieu!), elle a cette grâce de la vie qui supplée au reste et que rien ne peut remplacer.
Il y a deux Marie Stuart, celle de la légende et celle de l'histoire. La première, doux et charmant martyr que ses douleurs couronnent comme une auréole ; la seconde, séduisante mais dangereuse beauté instruite dans cette cour des Médicis où le crime absolvait du vice.
Le difficile pour l'historien de nos jours était de faire prévaloir la dernière, d'enlever à l'héroïne des ballades sa pureté mensongère en évitant de la faire descendre trop bas, d'éteindre enfin la lampe autour du piédestal sans renverser la statue. M. Dargaud y a réussi en nous ouvrant le XVIe siècle lui-même, et en nous faisant voir comment Marie Stuart en refléta tous les charmes et toutes les corruptions.
Il suit la vierge folle de la papauté à travers ses mille aventures de politique et d'amour qui la jettent des bras du musicien Riccio dans ceux de Darnley, puis de Bothwell. A mesure que le récit avance, on voit se grossir l'orage. Les nuées accourent du côté de l'Angleterre, secrètement poussées par la main hypocrite d'Élisabeth. Marie Stuart cherche en vain un abri dans le catholicisme ébranlé de toutes parts ; elle appelle en vain à son secours la France et l'Espagne ; l'esprit nouveau s'avance comme une marée montante, inonde les palais, renverse les citadelles, et ne laisse à la descendante de Robert Bruce qu'une prison pour abri.
Tout le monde connaît la longue agonie infligée par la reine vierge à sa chère sœur d'Écosse. M. Dargaud a trouvé, dans les documents historiques récemment publiés, des détails pleins d'intérêt sur cette odieuse captivité. Il analyse, avec une sagacité singulière, toutes les révoltes et tous les abattements de la prisonnière cherchant tour à tour la délivrance par la conspiration ou les présents, l'insulte ou l'humilité, et enfin, quand l'heure douloureuse est venue, il trouve une véritable éloquence pour raconter le suprême dénoûment.
Toute cette dernière partie du livre de M. Dargaud a une ampleur et une onction qui élèvent le cœur dans l'attendrissement. Du reste, à part quelques regards trop complaisants jetés sur le XVIe siècle, quelques ornements littéraires qui détournent du récit, l'ouvrage entier révèle les fortes études et la vive perception qui font les historiens. On y sent circuler ce grand souffle philosophique et religieux à la fois qui est la gloire de notre époque, et lui donne, quoi que puissent dire ses détracteurs, un caractère si profondément humain.
M. Dargaud n'a pas seulement consulté les documents écrits relatifs à son histoire, il s'est informé sur les lieux de la tradition populaire. Il a religieusement visité le théâtre des terribles scènes. Il s'est impressionné des peintures du temps, des livres feuilletés par ses héros, des habitations et jusque des meubles dont l'usage leur avait été familier. Il a compris que la révélation des caractères n'était point uniquement dans les actes, mais dans les détails de la vie domestique, et que ces foyers déserts gardaient l'empreinte des âmes qui s'y étaient autrefois arrêtées, comme la chrysalide celle du papillon qui s'est envolé.
Cette méthode est au reste celle des plus grands historiens de l'antiquité, c'est la méthode d'Hérodote et de Salluste. C'est de nos jours celle d'Augustin Thierry. Pour eux, comme pour M. Dargaud, l'histoire n'est pas une thèse qui développe des idées sur une époque, ou un bulletin qui en fait connaître les événements, mais une chambre obscure dans laquelle le siècle se décalque tout entier, avec ses œuvres d'art, ses costumes, ses allures et ses paysages. Le pittoresque n'exclut point pourtant l'appréciation générale.
L'historien de Marie Stuart n'est pas un simple chroniqueur, écrivant, ainsi que le veut Quintilien, pour raconter, non pour prouver ; il tire ses conclusions, mais il les fait jaillir du drame lui-même. Debout sur les hauteurs de son sujet, comme le vieillard d'Homère sur les tours d'Ilion, il montre de loin au lecteur cette grande armée du XVIe siècle qui se déroule à ses pieds ; il en fait le dénombrement. On reconnaît chaque nation à l'aspect, chaque chef à sa parole ou à son armure. Cette mêlée passe sous nos yeux dans l'élan de la vie, mais sans confusion, et tout en décrivant les évolutions de la bataille, l'historien montre les fautes et donne les enseignements.
Émile Souvestre.
(Le Siècle, 7 janvier 1851.)
L'historien digne de ce nom ne doit pas seulement le récit facile, élégant et correct à ceux qui le lisent ; il leur doit aussi la lumière qui est le rayon de la vérité éternelle dans les événements accidentels et mobiles ; il leur doit la passion qui est la vie réelle et palpitante dans l'action qui revit et dans l'homme qui renaît ; il leur doit la couleur qui est le reflet des temps écoulés sur les peintures dans lesquelles ces temps se reproduisent. En un mot, l'historien est tout à la fois un annaliste qui raconte, un peintre qui colore, un statuaire qui sculpte, un philosophe qui pense, un moraliste qui juge, un poëte qui s'émeut.
C'est ainsi que l'histoire a été comprise par M. Dargaud. Il ne se contente pas d'explorer le terrain, il le fouille. Il cherche dans les mœurs, dans les civilisations, dans les traditions, dans la nature surtout, le secret des choses qu'il retrace. Il met une clarté dans chaque date, un enseignement dans chaque fait, une vérité dans chaque conclusion ; il note tous les mouvements de l'esprit humain, et de toutes ces impressions, de tous ces attendrissements, de tous ces fanatismes, de tous ces héroïsmes, il compose la vie dans son expression la plus fidèle, mais la vie en face du temps qui la dépasse et de Dieu qui la juge.
M. Dargaud a voyagé en Écosse, s'est pénétré de l'impression des lieux, s'est penché sur les ruines qui sont les témoins du passé, a vu et touché le sol, a étudié les figures dans les vieux portraits suspendus aux murailles des abbayes et des musées, a senti son sujet, en un mot, avant de le traiter. Il a taillé ainsi une statue vraie de Marie Stuart, une statue qui est l'image d'une époque, d'une civilisation, des religions aux prises, des ambitions en lutte, d'une femme qui fut une reine, et d'une reine qui fut une martyre ; une statue, pour tout dire, vivante et parlante comme l'humanité.
A. de La Guerronnière.
(Le Pays, 5 octobre 1851.)
Voici un livre dont la publication est toute récente, et qui pourtant a déjà été l'objet des controverses les plus passionnées. Attaqué sans mesure comme sans équité, et ardemment défendu, le livre de M. Dargaud a eu cette bonne fortune d'émousser aux yeux du public ces dénigrements et de justifier ces sympathies, deux mérites à notre sens et deux succès pour un!
Nous nous rendons facilement compte du sentiment qui a poussé M. Dargaud à prendre pour sujet cette saisissante figure de Marie Stuart, et à la faire revivre sous nos yeux dans le cadre splendide du XVIe siècle.
La fatalité, qui devait présider à la destinée de Marie, la prend au berceau.
Arrachée aux périls qui la menaçaient en Écosse, et conduite en France, sa présence est un éblouissement pour la cour des Valois, habituée cependant à tant d'élégances et à tant de merveilles.
Mais bientôt la scène change. Marie retourne en Écosse.
Il faut lire dans le livre de M. Dargaud les amours tragiques de la reine d'Écosse, et le long martyre de ses prisons.
Une éternelle espérance d'évasion éternellement déçue, la captivité toujours plus étroite, toujours plus sinistre, la trahison même d'un fils dénaturé, les dégradations infligées à la reine, les outrages à la femme ; puis, à mesure que les dix-huit ans lentement épuisés minute à minute, angoisse à angoisse, la rapprochent du terme fatal, la suprême agonie de toute espérance, les dernières palpitations de la vie qui protestent contre le dénoûment terrible ; enfin, la morne attente du coup de hache d'Élisabeth ; les attendrissements des adieux, le courage des apprêts, la mort si ferme, si noble, qui vient clore et racheter cette destinée, tout cela est décrit avec une force, une simplicité, une émotion, une vérité saisissantes, et forme un tableau qui est pour nous comme l'événement même.
En tournant ces dernières et pathétiques pages du livre de M. Dargaud, nous comprenions bien la pitié qui s'attache au souvenir de Marie Stuart. Il y a dans sa fin une majesté touchante qui appelle à la fois l'admiration et les larmes. Elle est morte avec grandeur, avec calme, avec héroïsme, nous dirions presque avec innocence, si on peut se laver dans son propre sang du sang qu'on a répandu. Le cœur seul parle en présence de si longues souffrances et d'une telle mort, et on oublie les fautes pour ne se souvenir que du courage et de la grandeur de l'expiation.
Le livre de M. Dargaud explique et juge Marie Stuart. Cette mémoire, qui avait jusqu'à présent échappé à l'appréciation historique, est désormais fixée. Mais Marie Stuart n'est pas la seule héroïne de l'œuvre de M. Dargaud. Il y a dans cette œuvre un autre héros, c'est le XVIe siècle, le XVIe siècle avec tous ses orages de religion et ses audaces de philosophie, avec le cortége de ses hommes d'État, de ses poëtes, avec la renaissance des lettres, avec la splendide efflorescence de l'art. La vie de Marie Stuart eût été incomplète séparée de la vie générale de son temps, de toutes les influences qui agirent si puissamment sur elle, de tous les intérêts de politique et de religion auxquels elle fut mêlée, en un mot de ce XVIe siècle dont elle fut une des plus brillantes expressions. M. Dargaud l'a compris. Il a su élargir une biographie aux proportions mêmes de l'histoire.
Alexandre Rey.
(Le National, 21 avril 1851.)
L'Histoire de Marie Stuart, par M. Dargaud, est affichée sur tous les murs de Paris. De grandes lettres blanches détachées sur fond rouge recommandent cet ouvrage aux passants. Cette fantaisie d'auteur ne suffisait pas à attirer l'attention ; mais les journaux se sont montrés plus complaisants que les murailles à l'égard de l'écrivain. Ils n'étalent pas seulement le titre de son livre : le Siècle, la Presse et le National ne lui marchandent pas leurs louanges longuement motivées. Les recommandations de ces divers publicistes n'étaient point, il est vrai, pour éveiller nos sympathies ; au moins pouvaient-elles nous faire supposer qu'elles s'adressaient à un ouvrage sérieux, digne d'être contrôlé, et dont l'Univers devait examiner les conclusions.
Nous y avons été complétement trompés, et nous nous en plaignons.
Le livre de M. Dargaud, comme valeur historique et littéraire, est de ceux sur lesquels les amis sont trop heureux de se taire. Quand ils ne peuvent garder tout à fait un sage et prudent silence, au moins devraient-ils ne pas se lancer dans des éloges qui deviennent grotesques lorsqu'on les rapproche du sujet qui les excite. Nous ne devinons pas ce qui a pu valoir à l'historien de Marie Stuart une bienveillance aussi outrée. Il ne cesse de tomber dans des contradictions flagrantes.
Il ne faut pas chercher à discuter les interprétations d'un pareil écrivain. Évidemment, sa visée est ailleurs. Il serait superflu de lui rappeler que de Thou, malgré sa gravité magistrale et sa belle latinité, n'est pas un historien ; c'est un pamphlétaire effronté, violent, haineux, menteur, accueillant toujours avec joie toute injure et toute atteinte portées à l'Église ; et il a beau être escorté de Hume, il ne constitue pas une autorité suffisante pour faire accepter les atrocités que le nouvel écrivain attribue à Marie Stuart.
Les histoires, les confidences, la manie de parler de soi, les exagérations dans les portraits, le perpétuel souci de la philosophie, de la liberté, l'amour de la révolution, dont les flammes servent de régénération plutôt que de destruction, tout cela montre à quelle école appartient M. Dargaud. Il eût peut-être mérité de rencontrer de meilleurs maîtres.
Léon Aubineau.
(L'Univers religieux, 28 et 29 janvier 1851.)
Nous sommes heureux d'avoir à saluer, dès le seuil de cette revue littéraire, un de ces grands et beaux livres qui sont les apparitions de la science et de la pensée contemporaines : l'Histoire de Marie Stuart par M. Dargaud.
De cette pathétique destinée, M. Dargaud a fait un chef-d'œuvre d'intérêt et d'émotion. La vie surabonde dans son livre, une vie de chaleur et de lumière qui éclaire les visages, rallume les passions, colore les mœurs, illumine les caractères, pénètre les consciences et réalise l'idéal de l'histoire, la résurrection : la résurrection d'une grande époque ranimée par une inspiration puissante, expliquée par la science, devinée par l'intuition, réchauffée par le cœur, vivifiée par les magies mouvantes de la forme et du style. C'est dans les portraits surtout que brille ce prestige de vie qui est le don par excellence de M. Dargaud. Marie Stuart, Élisabeth, Bothwell, Morton, Knox, Burleigh, revivent en traits ardents sous cette plume d'artiste, à la fois ondoyante et précise, pinceau d'Holbein trempé dans la palette de Van Dyck, qui dessine dans le mouvement et burine dans la couleur.
L'Histoire de Marie Stuart est plus large qu'une monographie ; elle enveloppe l'époque tout entière. M. Dargaud a encadré la reine d'Écosse dans une éblouissante perspective de la Renaissance. Il a groupé sur les seconds plans et dans les demi-jours de son œuvre, Philippe II, Calvin, Henri III, Catherine de Médicis, Giordano Bruno, le duc de Guise, les grandeurs, les passions et les fanatismes de ce XVIe siècle, dont Marie fut la charmante et tragique incarnation.
Mais le génie de ce livre, ce n'est pas seulement son talent et son éloquence, c'est sa vertu : c'est la conscience qui l'inspire, c'est le cœur qui l'attendrit ; un cœur qui se partage et se multiplie entre toutes les douleurs et tous les martyres qu'il raconte ; une conscience qui scrute et qui juge avec la pureté lumineuse de son instinct. La voix intime de l'historien ne se perd jamais dans les mille bruits de son récit ; elle condamne, elle pardonne, elle prédit, elle enseigne, et à son accent religieux et sévère, on croirait entendre le chœur d'une tragédie grecque élever son chant d'expérience, de prophétie et de sagesse dans la mêlée d'un drame de Shakspeare.
Les âmes, suivant les livres sacrés de l'Inde, parcourent après leur mort un cercle de métempsycoses avant de rentrer dans la vérité de leur être. Les âmes de l'histoire ont, elles aussi, leurs transmigrations. Elles errent de siècle en siècle à travers toutes les ombres du rêve, de l'illusion et de la chimère, avant d'arriver à la forme solide et durable qui les consacre pour l'avenir. Le livre de M. Dargaud est pour Marie Stuart cette consécration ; son nom restera attaché à cette mémoire de deuil et de splendeur, comme celui des grands artistes du XVIe siècle à la frange de pourpre du manteau des reines dont ils éternisaient la beauté dans leurs chefs-d'œuvre.
Paul de Saint-Victor.
(Les Foyers du peuple, janvier 1851, no 1.)
Marie Stuart, cette sirène du XVIe siècle, qui eut tous les dons cruels ou enivrants de la vie, la Beauté, la Royauté, le Génie, la Passion, l'Infortune, le Crime, et la fin héroïque et sanglante : cette Marie-Madeleine de la royauté, qui versa tout son sang sur les pieds du crucifix d'ivoire qu'elle embrassait en mourant, comme la courtisane de Jérusalem, moins durement éprouvée, répandit son vase de parfums sur les pieds vivants du Sauveur ; cette femme, enfin, énigme de vice et de vertu, qui fut tout un cœur orageux, toute une politique, toute une destinée, a rencontré, non pas seulement un peintre de plus, elle en avait assez d'ailleurs, une telle femme en fit toujours naître, mais un historien qui l'a regardée, étudiée longtemps, sans que le spectre charmant de la tentatrice, couchée dans sa tombe, l'ait rendu amoureux ou fou, et qui, les yeux froids, la tête ferme et saine, a tracé sa vie et dit sa mort avec l'expression inspirée et parfois attendrie d'un poëte et la science patiente et détaillée d'un chroniqueur.
Pour l'expression d'un poëte, ce n'était pas miracle : M. Dargaud, l'auteur de la nouvelle Histoire de Marie Stuart, en est un. Il a fait ses preuves de poésie et de style. Mais pour la curiosité passionnée du renseignement, pour la recherche infatigable et minutieuse qui regarde par les deux côtés de la lorgnette afin d'y voir mieux, pour ce culte du détail sur lequel passent d'ordinaire d'un vol insouciant tous ces esprits qui ont des ailes, voilà ce qu'on ne savait pas de M. Dargaud, et ce que son histoire nous a appris. Entrée de plain-pied dans la légende, dans le drame, dans le roman, Marie Stuart avait autour d'elle une perspective dans laquelle elle se perdait trop, là diminuée, ici grandie, plus souvent grandie que diminuée! Elle avait une auréole, un nimbe éclatant, coupé de temps en temps par une nuée, à travers laquelle on eût dit qu'il étincelait mieux. Mais elle n'avait point de cadre précis et net, s'ajustant à elle, la prenant toute.
Des points lumineux indiquaient son action ou sa présence dans le clair-obscur des événements de son histoire, et cette ombre, éclairée à demi, était un charme de plus pour la contemplation attirée ; mais la lumière ne tournait pas, d'une égale clarté, autour de son personnage, de manière à en détacher toutes les parties et à en faire saillir tous les gestes. C'est cette lumière que M. Dargaud a voulu répandre : c'est cette vérité complète, tout à la fois vaste et microscopique, qu'il a tenté de dégager. Pour cela, rien ne lui a coûté. Il a vécu plusieurs années dans une relation intime et profonde avec son sujet. Homme heureux, il a pu s'entourer du plus beau siècle qui fût jamais pour la passion, pour la conviction, pour le mouvement de la gloire et l'antagonisme de toutes les grandeurs, et vivre ainsi comme dans un buisson ardent, oubliant la chétive époque où nous sommes, goutte épuisée du sang de nos pères, qui n'avons pas même la force des tristes passions qui nous restent! Livres, manuscrits, monuments, antiquités, voyages d'Angleterre et d'Écosse, relations sociales, lettres inédites, M. Dargaud a mis tout en œuvre ; il a tout interrogé, tout consulté, dans l'intérêt de son histoire, jusqu'aux portraits et aux statues, ces souvenirs taillés dans le marbre, avec lesquels on peut reconstruire l'être qui vécut et en donner une plus forte idée. Sans doute, le fait arraché à ce qui l'enveloppait et le cachait, la vérité, une fois trouvée, passe à travers l'esprit qui l'a découverte, et cet esprit très-poétique, je l'ai dit, en M. Dargaud, jette sur elle les prismatiques reflets de ses impressions et les résonnances de ses sentiments personnels. Mais le moyen de n'avoir pas son âme en écrivant l'histoire? Pour ma part, j'ai toujours un peu souri des songe-creux d'impartialité ; car, à une certaine profondeur, un tel mot n'a plus rien d'humain et ne cache plus que l'impossible. Mais, à part cette inévitable condition de tout historien d'aborder l'histoire avec sa propre personnalité et de colorer involontairement de certaines teintes du moi individuel la vérité des faits, sans manquer pourtant à la probité de l'exactitude, comme une liqueur, dans une coupe de cristal, n'altère pas, tout en la teignant, la pureté de sa transparence, le livre de M. Dargaud, malgré des erreurs philosophiques, est, à le bien prendre, une des études les plus loyales et qui attestent le plus l'amour de la vérité pour elle-même que nous ayons vues dans ce temps.
Telle est la Marie Stuart que M. Dargaud évoque à nos yeux et conduit depuis son adolescence, en snood rose et en plaid de satin noir, sous les bouleaux de l'Écosse, jusqu'à l'heure où le bourreau, foudroyé par son incomparable magie, manqua son coup de hache sur sa nuque délicate, et s'y reprit à deux fois pour couper ce beau lis ployé. Toute la partie de son affreuse intimité avec le comte de Bothwell est un des plus beaux et des plus émouvants passages du livre de M. Dargaud. Il semble avoir été tracé avec cette plume de milan dont parle la chronique d'Écosse, qui n'aurait jamais été assez noire pour écrire l'histoire de Bothwell. La fatalité de cette passion, terrible comme les incestes antiques, que les contemporains crurent eux-mêmes l'effet de quelque philtre damné, de quelque incantation sinistre, une espèce d'envoûtement du cœur de Marie, y est décrite avec des circonstances nouvelles et des touches larges et palpitantes comme en ont les écrivains qui se connaissent à cette rage du cœur. Voilà principalement, si je ne me trompe, ce qui saisira les esprits et décidera le succès, le bon succès, le succès durable, de l'histoire de M. Dargaud. Les hommes politiques le critiqueront, le blâmeront ou l'exalteront du fait divers de leur point de vue ; mais ceux qui vivent en dehors de la préoccupation politique, les penseurs désintéressés, les artistes, les poëtes, les gens du monde, les femmes, c'est-à-dire, en fin de compte, les trois quarts et demi des gens qui lisent, liront ce livre avec l'intérêt passionné que l'auteur a mis à l'écrire.
Où je me séparerai profondément de M. Dargaud, c'est dans l'appréciation des opinions de ce siècle. M. Dargaud est rationaliste, je le dis avec regret, car on aime l'âme de l'auteur à travers son livre, et cette âme est restée assez chrétienne pour qu'on désirât qu'elle fût catholique. Ici nos horizons sont diamétralement opposés, et nous voilà en vis-à-vis de combat, l'un contre l'autre, comme si nous étions au XVIe siècle.
C'est que le XVIe siècle dure toujours.
Jules Barbey d'Aurevilly.
(L'Opinion publique, 3 mars 1851.)
Je ferme l'histoire de M. Dargaud, et je dis volontiers : Il y a encore des parfums dans Galaad.
Je crois qu'à force de talent, M. Dargaud a fini par me faire aimer ; aimer, non, mais comprendre Marie Stuart.
Nous n'avions pas encore en France une véritable histoire de la reine d'Écosse. Il semblait que toutes les générations de talent s'étaient donné le mot d'âge en âge pour prolonger cet oubli.
M. Dargaud vient de réparer cette injustice de notre littérature. Il s'est épris pour la mémoire de Marie Stuart de cette ardente sympathie qui lie, à travers les siècles, les morts aux vivants. Il a soufflé sur cette cendre, et il l'a ressuscitée pour nos regards du souffle de son esprit.
M. Dargaud avait surtout les qualités d'une semblable histoire. Homme biblique, habitué à tous les secrets de l'Écriture par ses savantes traductions, il devait comprendre mieux que personne le sombre fanatisme de la réforme ; poëte initié par des œuvres d'imagination à tous les mystères de la poésie, il pouvait dans une langue pathétique comme la réalité, traduire l'immense émotion de son sujet ; penseur, enfin, façonné par l'étude à tous les problèmes de la pensée, il pouvait dominer de haut les intrigues passionnées d'idées qui s'agitaient dans la renaissance.
Aussi a-t-il fait de son récit l'abrégé rapide de l'humanité, dans son plus dramatique moment.
M. Dargaud a parfaitement compris qu'autour de Marie Stuart, il y avait le drame du monde entier…
Recueilli dans sa pensée, il a été chercher de donjon en donjon la trace presque effacée des pas de Marie Stuart.
Le voyageur d'une idée n'allait pas porter là, sans doute, les impatiences de notre génération. Il allait pieusement interroger l'histoire. Respectueux pour le passé, qui nous a tous engendrés à la vie, il n'a pas invoqué contre lui le présent comme un reproche.
Il l'a raconté tel qu'il a vécu, tel qu'il pouvait vivre seulement dans ce temps de barbarie et d'ignorance.
On n'appelle sur son travail la muse de l'histoire qu'à la condition d'avoir une religieuse tendresse pour le temps de son récit. L'historien de Marie Stuart a cette précieuse qualité. Il revit dans ses héros comme dans les souvenirs de sa mémoire. On dirait qu'il les a connus, qu'il les a aimés, qu'il les connaît, qu'il les aime encore. Il a conversé avec eux une dernière fois dans le vent des ruines qu'il a visitées en Angleterre.
Car M. Dargaud ne s'est pas contenté de fouiller les archives de telle ou telle bibliothèque, il a consulté encore cette grande bibliothèque du soleil et de la nature. Il a voulu donner au drame son paysage, car il y a toujours entre les sites et les événements de mystérieuses correspondances.
C'est ainsi qu'il a écrit une histoire complète, par la richesse de l'érudition et la peinture des sentiments. J'avais donc raison de dire, en commençant, qu'il y avait encore des parfums dans Galaad.
Eugène Pelletan.
(La Presse, 8 décembre 1850.)
P. J. BÉRANGER A J. M. DARGAUD.
« Mon cher ami,
« … Je vous ai lu et bien lu. Vous m'avez entraîné. Votre Marie Stuart est une histoire vraie. Elle ne contient pas un mot qui pour moi ne soit authentique, et ce n'est pas son moindre attrait. Lamennais, qui aime la passion autant que j'aime la sincérité dans l'écrivain, est de mon avis sur ce bel ouvrage.
« Béranger. »
Paris, 15 décembre 1850.
LAMARTINE A BÉRANGER.
« Je me réjouis comme vous, mon cher Béranger, du succès de notre ami, et de l'intérêt de cœur et de talent qui s'attache à son Histoire de Marie Stuart. Je lis ce livre en ce moment, et j'y trouve à la fois instruction et charme. Vous savez que j'aime les récits et que je n'aime pas les annales. L'histoire est pour moi le drame des choses humaines. J'ai dit quelque part : « Il n'y a rien de plus convaincant qu'une larme : la pitié est le jugement du cœur. » Il y a beaucoup de larmes dans les salles d'Holyrood, ce palais des amours tragiques. Il y en aura davantage sur ces pages. Ce sera là le succès de cette histoire ; c'est le plus grand.
« L'humanité est pathétique. Vraiment, le chef-d'œuvre de notre ami n'est-il pas d'avoir exhumé un pareil sujet? Quel personnage qu'une enfant des Guise, veuve à seize ans d'un roi de France, transportée en Écosse sur un trône barbare, disputée comme Hélène entre deux patries, déchirée par deux religions qui s'arrachent sa conscience, adorée, enviée, enlevée par des prétendants qui possèdent ou perdent son cœur, épiée par une Agrippine jalouse à la fois de son trône, de sa jeunesse, de sa beauté ; tour à tour amante, guerrière, captive comme une héroïne du Tasse, assez poëte elle-même pour immortaliser ses peines dans ses vers, délivrée d'un premier cachot par l'amour, réemprisonnée par la trahison, inspirant encore des passions à ses bourreaux à travers les grilles de ses tours et les larmes de son supplice ; entraînant ses libérateurs dans sa perte, et finissant par monter en reine sur un échafaud, pour s'élancer au ciel purifiée du soupçon par le martyre?…
« Ah! si nous avions eu, vous ou moi, une pareille héroïne à vingt ans, quelles chansons et quels poëmes!… Notre ami a mieux choisi que vous et moi, et bien que son poëme soit une histoire, il raconte, il chante et il pleure comme nos strophes. Il a une raison sévère, morale, incorruptible dans ses appréciations, mais il a surtout une âme. Voilà pourquoi son livre sera lu, discuté, loué, attaqué, haï et aimé. C'est le sort des ouvrages qui remuent autant de sentiments que d'idées.
« On lui adressera bien des critiques, on lui dira qu'il est trop jeune, trop coloriste, trop attendri de style, qu'il émeut trop son lecteur pour lui laisser tout le sang-froid et toute l'impartialité du jugement. Dites-lui de ne pas se corriger. Il faut répéter, au contraire, à l'écrivain qui grave l'histoire d'une femme, le mot de Tacite : Ventrem feri! visez au cœur! Dargaud a visé au cœur et il a touché! quoi de plus?
« Il y a deux manières d'écrire l'histoire : celle qui instruit et celle qui intéresse! Je suis comme vous pour celle qui intéresse ; car celle qui n'intéresse pas n'instruit pas. Qui la lit?
« Adieu ; faites mes compliments à l'auteur. Le livre a de la vie, car il remue. Il vivra…
« Lamartine. »
Saint-Point, décembre 1850.
(La Presse, 31 avril 1851.)
G. SAND A J. M. DARGAUD.
« Oui, monsieur, c'est un beau livre. C'est l'histoire réelle la plus émouvante que j'aie jamais lue. C'est aussi saisissant que le meilleur roman de Walter Scott, et les esprits qui s'attachent difficilement à la réalité, comme le mien, par exemple, sont ici pénétrés de tout l'intérêt, de tout l'enchantement qui ressortent de la fiction. Pourquoi ce charme, pourquoi cette couleur, pourquoi ce sentiment profond? Ce n'est pas seulement le sujet qui vous les a donnés, ce n'est pas seulement la magie de votre style qui les y a mis, c'est que vous avez demandé autant de part à la tradition qu'aux monuments dans cette création originale et charmante. La tradition populaire est la source de toute poésie dans le passé, la légende, comme dit Michelet, cette preuve des preuves, à mon avis. Jusqu'ici l'histoire n'a pas donné assez d'attention et de respect aux souvenirs inédits des peuples. Il faut être artiste comme vous l'êtes pour avoir compris la valeur de cet élément historique. Cela, aidé des monuments, de la peinture et de la gravure, apporte à votre manière d'envisager le passé un cachet de vérité, une apparence de vie qui nous y reportent comme si nous avions vu de nos yeux les types et les événements. Enfin, vous avez résolu un problème aussi sérieux que charmant, c'est de faire de l'histoire un roman et un poëme, sans sortir des lois et des sévérités de l'histoire.
« Quant à Marie Stuart, vous me demandez de la juger ; mais est-il possible d'en avoir une autre opinion que la vôtre quand on vous a lu? J'ai été élevée dans un couvent d'Anglaises et d'Écossaises catholiques, en face d'un portrait fort dramatique de Marie Stuart en pied, dans le costume qu'elle avait pour monter à l'échafaud, et autant que je me le rappelle, exactement tel que vous le décrivez.
« C'était une peinture du temps, avec de longues inscriptions en lettres d'or sur des fonds noirs, qui laissaient cependant voir dans un coin, comme dans un lointain fantastique, la scène de l'échafaud. Marie était belle, mais rousse. Je ne sais si la peinture était bonne, mais elle était saisissante comme tout ce qui est un témoignage contemporain. Nos vieilles nonnes écossaises la vénéraient comme une sainte image ; nos vieilles nonnes anglaises disaient en souriant que la sainte de l'image avait beaucoup péché. Dans ce couvent fondé à Paris par la veuve de Charles Ier, le procès n'était pas encore jugé. Nos Écossaises, les sœurs converses surtout, qui avaient l'imagination populaire, me racontaient des détails que j'ai retrouvés dans votre livre avec un plaisir exquis, l'histoire de la petite chienne entre autres. Je ne savais donc pas autrement l'histoire de la belle reine, car, dans les couvents, on n'apprend pas l'histoire. Mais je me souviens d'avoir regardé ce tableau, et d'avoir rêvé à cette destinée mystérieuse pendant des heures entières ; d'avoir cherché dans les traits de cette beauté le mot de l'énigme, et d'avoir senti de profondes tristesses dans mon cœur d'enfant.
« Depuis, j'avoue que je n'ai guère pensé à la définir, peut-être craignant à mon insu de voir détruire en moi le charme des vagues émotions du passé par un examen approfondi. Mais j'ai fait l'examen avec vous, et le charme détruit au premier volume est revenu à la fin du second. Ce long martyre, cette belle mort doivent racheter les plus grands crimes ; et si le sentiment humain est mortellement blessé par les feintes caresses au pauvre Darnley, par l'abandon de Chastelard et par l'oubli envers Bothwell (ce sont là pour moi les trois taches capitales), le sentiment chrétien nous force à la pitié et au respect quand le drame finit sous la hache.
« Je vous suis bien reconnaissante pour ma part d'avoir peint de main de maître cette odieuse Élisabeth, cette personnification toujours vivante de la traître politique anglaise, de l'égoïsme des hommes de ce pays, et de l'hypocrisie de leurs femmes. Knox, Calvin, Giordano, sont admirablement compris, admirablement montrés. Il y a partout une grandeur de sentiment, un bonheur d'expression qui me frappent dans les moindres détails. Quelquefois, très-rarement, trois fois au plus peut-être dans tout l'ouvrage, un peu de recherche puérile. Vous voyez que je dis tout ce que je pense, et par là vous devez voir combien mon approbation et mon admiration sont sincères.
« A présent, qu'allez-vous faire pour nous? Soyez sûr que cette manière d'instruire va donner la passion d'être instruit. Est-ce que vous ne nous compléterez pas la vie de cet homme antique dont le nom n'est pas populaire, et dont les gens peu instruits ne savent presque rien, d'Agrippa d'Aubigné, qui a dit de plus beaux mots que tous les anciens, et qui m'a toujours semblé un héros de toutes pièces? Vous nous en avez dit autant que vous pouviez pour l'harmonie des proportions que votre cadre devait contenir, et c'est une heureuse citation que celle de ce vers qui vaut les plus beaux du Dante :
« Mais ce n'est pas assez pour l'envie que j'ai de le voir mettre tout entier dans sa lumière, avec l'art moderne si nécessaire pour que le public sente ce que l'art et la science du passé nous ont laissé sur les hommes et sur les choses.
« Adieu, monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur de m'avoir envoyé ce beau livre, et vous prie en grâce de ne pas m'oublier quand vous en publierez un autre. Moi qui n'ai ni la volonté, ni le temps de lire beaucoup, il me semble que je vous lirais toujours.
« George Sand. »
Nohant, 10 avril 1851.
(Constitutionnel, 10 mai 1851.)
FIN.
Pages. | |
Avant-propos | |
Livre Ier | |
Livre II | |
Livre III | |
Livre IV | |
Livre V | |
Livre VI | |
Livre VII | |
Livre VIII | |
Livre IX | |
Livre X | |
Livre XI | |
Livre XII | |
Note de l'éditeur | |
Fragments de journaux et de lettres sur la première édition de Marie Stuart par J. M. Dargaud | |
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Lettres |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Ch. Lahure et Cie, imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation, rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon.