Title: Sur la route de Palmyre
Author: Paule Henry-Bordeaux
Author of introduction, etc.: Paul Bourget
Release date: June 13, 2022 [eBook #68307]
Language: French
Original publication: France: Plon-Nourrit et cie
Credits: Laura Natal Rodrigues (Images generously made available by Hathi Trust Digital Library.)
Chantilly, 5 octobre 1923.
Chère mademoiselle,
Je viens de relire vos pages écrites Sur la route de Palmyre, par une triste soirée d'octobre où le vent chasse la pluie en rafales sur les massifs de ce beau parc de Chantilly, touché déjà par l'automne. Cette lecture m'a ramené vers Beyrouth, le Liban, Damas, tout ce bord d'Orient que vous évoquez dans un coloris si juste. Vous n'étiez pas née, à l'époque, déjà si lointaine, où je visitais cette lumineuse et douce Syrie, et je la retrouve dans vos descriptions, telle que je l'ai quittée. J'ai revu ses villes aux rues étroites, où de longs coins d'ombre sont brusquement traversés de coulées de lumière, leurs boutiques où des loques innommables alternent avec des soies précieuses, des tapis anciens, des cuivres ciselés, et autour de ces villes, ces campagnes toutes verdoyantes au printemps de frais jardins ombreux, qu'arrosent des eaux courantes,—puis aussitôt les vastes solitudes désertiques, et là-bas les cèdres sur les montagnes et la neige. Il y a pourtant une différence entre mes souvenirs et vos impressions; ces solitudes, vous les avez traversées en automobile, tandis que le cheval était, voici trente ans, le seul moyen de locomotion. Je vous ai envié la rapide machine qui vous a permis de gagner Palmyre, demeurée pour moi inaccessible. Enviez à vos prédécesseurs la lenteur des étapes qui les mettait en communion plus intime avec le paysage. Enviez-leur la joie physique de ces randonnées dans la fraîche allégresse du matin et ces sommeils sous la tente qui leur faisaient sentir davantage la séparation d'avec la vie civilisée! Il est vrai que vous avez connu une extraordinaire impression, dont vos aînés d'il y a trente ans ne rêvaient même pas, celle de survoler en avion cette Palmyre dont le nom seul vous faisait battre le cœur de désir. Que vous avez justement noté aussi cette magique attirance, cet appel de certaines villes et de certains pays, rien qu'à entendre et à se répéter les syllabes qui les désignent! Il n'arrive pas toujours, quoi qu'en dise votre jeunesse, que ces rêves se transforment «en une réédité plus belle encore». Ce fut le cas pour vous, et vous avez vraiment vécu une heure incomparable en planant au-dessus de ces gigantesques colonnades, de ces temples croulants, de ces péristyles blessés à mort, de ces steppes de décombres, comme vous dites. Toute l'histoire de Zénobie, l'étonnante reine qui osa défier Rome, s'animait pour vous, et sa marche sur l'Égypte, et sa défaite, puis l'immense et tragique abandon de sa capitale, jusqu'à ce qu'au dix-septième siècle ces ruines fussent enfin retrouvées, et voici que nos soldats viennent en 1921 de sauver du pillage leurs habitants rançonnés par les Bédouins! Ce raccourci de siècles, saisi d'un coup d'œil au ronflement du moteur qui vous emportait à travers l'espace libre, toujours plus haut, quelle vision à ne jamais l'oublier!
Laissez-moi vous louer particulièrement—et cette vision d'histoire m'y amène aussitôt—d'avoir compris cette grande loi de la littérature de voyage, que la description des sites doit s'achever par une évocation du drame humain. L'écrivain le plus habile n'est qu'un peintre de nature morte, si des personnages ne se mêlent pas à ses paysages. J'ajouterai qu'à mon sens, ces personnages ne doivent pas seulement appartenir au passé. Quelque effort que nous fassions, et en dépit d'un mot célèbre de Michelet, nous ne parvenons guère, quand il s'agit des gens d'autrefois, qu'à ressusciter des fantômes. Certes ils vont et viennent dans le champ de notre imagination, ils nous émeuvent, ils nous hantent, mais trop d'éléments demeurent pour nous impénétrables dans leur intelligence et dans leur sensibilité. Gœthe disait dans une de ces formules ramassées auxquelles il excellait: «Le présent a tous les droits.» Il a surtout cette puissance qu'il est chargé d'avenir. En même temps qu'il émeut notre sensibilité, il suscite devant notre intelligence des problèmes auxquels nous sommes mêlés, car la planète aujourd'hui est tellement travaillée par la civilisation,—ou du moins ce que nous appelons de ce terme—qu'aucun point sur le globe n'est totalement étranger à notre vie, à plus forte raison quand le voyageur se trouve dans une de ces contrées, comme la Syrie, qui sont des frontières d'idées et de mœurs, si l'on peut dire. Vous avez esquissé, dans ces pages qui pourraient aussi s'appeler Roumana, une silhouette saisissante d'une jeune femme musulmane élevée deux ans à Damas, dans une école française. Elle a appris notre langue à moitié, deviné à moitié nos habitudes, nos façons de sentir et de penser. Puis on l'a mariée avec un musulman, riche propriétaire qui la fait vivre dans un village arabe. Comment cette fine et jolie créature,—elle a dix-neuf ans,—suscite la jalousie de «l'autre femme de son monsieur» ainsi qu'elle dit dans son mauvais français, plus âgée qu'elle et plus sauvage,—sa nostalgie enfantine d'un Paris à la fois réel et imaginaire,—sa grâce pathétique dans un intérieur paradoxal où une armoire à glace en imitation d'acajou pose sur un rouge tapis de Tebris semé de fleurs prodigieuses,—et, pour finir, la haine secrète entre les deux épouses aboutissant à un meurtre, celui de l'enfant de Roumana, et au suicide de celle-ci,—c'est toute une tragédie que vous contez, très simplement, mais avec une délicatesse d'autant plus pénétrante que vous appuyez moins. Autre loi de la littérature de voyage, quand elle aboutit à la nouvelle: le narrateur doit nous donner une impression de mystère, de chose devinée plutôt que connue, s'il veut obtenir la crédibilité, cette vertu essentielle de tout récit. Étant un voyageur, il n'a fait que traverser le pays, que coudoyer, que frôler ses hôtes de quelques jours. Il n'en a qu'une de ces demi-connaissances qui s'achèvent dans l'imagination et restent quand même incertaines. De cette poésie de l'énigme exotique, notre admirable Loti a imprégné toute son œuvre. Que votre Roumana m'ait fait songer à ses héroïnes, puis-je vous dire mieux combien je l'ai aimée?
Et je voudrais aussi reprendre le mot que j'employais tout à l'heure et vous parler des problèmes que soulève cette aventure de la pauvre fille: est-ce un bienfait d'apporter à ces créatures primitives une éducation de raffinement lorsqu'on ne peut changer leur sort? Voilà un de ces problèmes et que vous n'avez pas tenté de résoudre, ce dont il faut savoir gré à l'artiste littéraire qui évidemment, est innée en vous. Vous n'avez pas chargé votre libre et touchant journal de route des dissertations féministes ou anti-féministes qu'une telle question enveloppe. Notre rôle, à nous conteurs, se trouve là: recueillir des faits qui incitent à penser, mais les maintenir dans le concret, dans le vivant. Continuez à écrire de la sorte, et je vous promets un beau et riche développement du don que vous avez hérité de l'excellent romancier qu'est votre père. Vous savez combien je l'estime et l'aime. C'est vous dire la joie que m'a causée la lecture de ce morceau de début, qui a déjà des touches de maître.
Trouvez ici, chère mademoiselle Paule, tous les vœux de succès et surtout de bon travail, de votre affectionné
PAUL BOURGET.
Damas, 18 avril 1922.
Palmyre! Nous partons demain pour Palmyre! Comme ce petit mot contient de promesses splendides et de beaux rêves prêts à se transformer en une réalité plus belle encore «! Car il en est des noms comme des visages «: ils vous «attirent sans que vous puissiez définir pourquoi. En dehors de tout souvenir littéraire et de toute description évocatrice, il y a un appel mystérieux quand on parle de certaines villes et de certains pays: c'est peut-être une consonance étrange qui étonne, peut-être une harmonie qui charme, peut-être aussi n'est-ce rien. Palmyre est parmi ces noms-là...
L'avenir a toujours raison, parce qu'on l'imagine au gré de ses désirs, et cependant c'est folie de rêvasser ainsi quand le présent c'est Damas, la Perle du Désert. Pour notre dernière journée, nous errons dans les souks, au hasard. Cette matinée de printemps est déjà brûlante. Heureusement il fait presque frais sous la voûte du grand souk el Taouîlé. La rue est couverte, mais de temps à autre le soleil pénètre par des trous propices. Et le contraste est saisissant entre ces longs coins d'ombre, où se devinent des formes immobiles accroupies parmi les piles d'étoffes sombres ou les monceaux de ternes légumes, et ces coulées de lumière qui étincellent sur des soies chatoyantes, diaprant les brocarts persans, pénétrant dans la transparence des mousselines vaporeuses, glissant sur la lourde épaisseur des toiles peintes ou bien éclatant sur les ors dégradés des citrons jaunissants, des pâles cédrats et des rouges oranges. Plus loin, l'obscurité est percée par les gerbes écarlates de forges fantastiques, par les feux de rôtisseries en plein vent qui nous imprègnent d'une odeur grasse et fade.
Une foule grouillante nous entoure, nous presse, nous coudoie, nous submerge. C'est une rumeur ahurissante: Fistik djedid, clame le marchand de pistaches. Salik hamâtak (apaise ta belle-mère), hurle un petit Arabe déguenillé, en offrant aux passants ses bouquets aux fleurs serrées. Et les cris de tous les vendeurs d'eau de réglisse ou de djoullab, de tous ceux qui vantent la fraîcheur de leurs cressons, la dureté de leurs pois chiches ou la douceur de leurs gâteaux informes, se croisent et se mêlent comme des balles lancées par des milliers de raquettes invisibles. Hurlements de chiens qu'on écrase, plaintes impérieuses des mendiants, malédictions de tarbouchs heurtant d'autres tarbouchs, tout cela vous remplit les oreilles.
Collision entre un ânichon, lancé au triple galop, et un marchand d'une de ces vagues limonades inquiétantes; bruit de verres cassés; le liquide épais se mélange sourdement aux immondices de la rue et aux pieds bruns des enfants accourant de toutes parts... L'œil est vraiment ravi de pittoresque pendant que les narines se dilatent en passant près des marchands d'épices: muscade, girofle, cannelle, gingembre, poivre. Toutes les odeurs se mêlent pour n'en former qu'une seule qui est l'odeur même de l'Orient et qu'on ne peut plus respirer ensuite sans revoir cette foule bigarrée, marchant dans un torrent de lumière.
Nous flânons dans le marché des fripiers, nous glissant entre les guenilles sordides, les abayes en loques évitant d'effleurer (oh! combien soigneusement) les haillons plus que douteux et les burnous trop authentiquement usés, guidés par l'espoir de dénicher une de ces merveilleuses koumbaz aux soies éteintes ou un de ces kilats moyenâgeux au satin fourré rebrodé de fils d'or. Nous franchissons le seuil des obscures boutiques où règnent clandestinement les orfèvres: c'est un intérieur à la Rembrandt. Sur le fond noir du mur se détachent une ou deux silhouettes, de longues silhouettes qui n'en finissent plus et qui ont un aspect vaguement prophétique. Un jour timide s'attarde à la robe jaune d'œuf, se promène un instant sur le turban blanc crasseux et parmi les cheveux en touffes grises éparses, se fixe enfin sur l'œil étincelant, perçant, ramassé sous l'arcade sourcilière en friche. Une défaillante lueur traîne sur des verreries d'Irak qui un instant s'irisent de mille feux et se reflète dans les vasques de cuivre, les aiguières aux damasquinures argentées, les hanaps au long col.
Notre promenade sans but nous conduit dans les khans, où d'énormes ballots éventrés livrent toute la richesse chaude et violente de leurs tapis persans dont les chimères et les fleurs de lance semblent palpiter, sous nos pieds, comme si elles étaient réelles. Mais il faut partir; à l'autre bout de la ville nous avons rendez-vous avec de très vieilles et très authentiques princesses.
Ce rendez-vous est au cimetière de Bâb Saghir, champ monotone de blanches tombes de pisé, toutes pareilles, toutes nues; nous nous arrêtons devant un monument à double coupole. Là, dans une crypte souterraine, dorment depuis des siècles deux Arabes au nom charmant: Sukeinah et Fatimah. Les sarcophages, récemment découverts, sont très beaux: l'un en bois sombre, fouillé et travaillé comme la trame d'une dentelle sur laquelle s'évitent et se cherchent des arabesques folles, des pampres capricieux et des fleurs étranges; l'autre de marbre rose, d'un rose passé et ancien, où une inscription coufique jette l'ombre noire de son dessin élégant.
Mais les heures tombent et il faut nous hâter, si nous voulons donner à Damas un dernier regard d'adieu. Nous allons vers la colline de Salayé, tentés de nous arrêter à tous les tournants de ruelles, repris par le charme intense de cette vie aux portes du désert. Nous passons devant des maristans aux détails d'architecture curieux, des terrasses croulantes laissant deviner de beaux jardins ombreux, des mosquées endormies. Les rues sont si étroites que les moucharabis se touchent. Nous montons toujours sur les pavés inégaux, et voici que tout à coup la Ghoûta s'étale à nos pieds, engloutissant Damas dans ses vergers, ses épais bosquets et ses grands peupliers pâles. La lumière rayonne sur cette forêt d'arbres, de minarets et de coupoles, entourant au loin le neigeux Hermon d'un halo d'or, voilant l'Anti-Liban dépouillé d'une parure de fête. Soudain le cercle ensoleillé se rétrécit, l'oasis seule est caressée de jour et le velours des feuilles se fait plus lourd et plus doux autour de la ville, grande azalée rose penchée sur les eaux murmurantes de la Barada. Les jardins entrent dans la nuit, Damas a concentré sur elle la beauté du jour qui meurt, elle semble vraiment, ainsi que le chantent les Arabes, «une étoile et un diamant brillant sur le front de l'univers». Une minute plus tard elle s'abîme dans les ténèbres, la mosquée des Ommiades flamboie encore un instant, élevant, comme des torches, ses minarets incendiés. Puis une fenêtre au cœur de la ville accroche un dernier rayon et étincelle comme une escarboucle... Immédiatement, les collines prennent des tons ensanglantés, le ciel reflète Damas dans ses nuages roses et les sables du désert deviennent des pierres très précieuses. Sans transition, c'est la nuit, une nuit lumineuse et légère. Il fait froid et nous partons, tandis que les premières étoiles s'allument là-bas, très loin du côté de Palmyre, cette Palmyre que j'ai un peu oubliée aujourd'hui dans nos courses vagabondes, et dont je retrouve l'envoûtement des syllabes chantantes.
En route pour Palmyre, 19 avril.
Je suis réveillée par le chant aigu et monotone du muezzin, il fait à peine jour et l'air qui entre par les fenêtres ouvertes est chargé de fraîcheur. Allâhou akbar, et l'invitation à la prière se fait plus pressante. Pour nous, c'est un peu l'invitation au voyage, car nous devons partir de bonne heure, ayant une longue étape à fournir: ce soir nous coucherons à Palmyre!
À six heures nous sommes prêts, et par les rues encore désertes nous gagnons la porte Saint-Thomas. Au sortir de la ville on dirait que nous traversons un grand parc, un immense parc, sans barrières ni limites, et où se perdent des maisons blanches, comme des fleurs claires en l'épaisseur des prairies encore hautes. La route longe la Barada, qui nous accompagne de sa chanson désaltérante; l'air est vif, presque froid, ne se croirait-on pas «chez nous»? Chez nous, cependant, il n'y a pas cette pureté dans l'atmosphère, cette précision des lignes, cet éblouissement, et surtout il n'y a pas ce ciel! Les brumes du matin ne l'altèrent point, son bleu est au contraire plus neuf, plus vivant. Les verts différents des arbres, le tapis frissonnant des maïs pâles, les taches veloutées des jeunes orges, le rideau ondulant des tamaris, tout tressaille d'aise dans la lumière. Ici les choses vivent avec joie, comme lorsque nous aimons avec tendresse.
Puis les jardins s'estompent, les bourgs s'essaiment. On devine un petit village à droite, c'est Adra. Mais nous abandonnons bientôt les cultures et les vergers pour les montagnes pelées et arides du Djebel Teniyet. Alors la lutte entre la vie et le désert se fait plus âpre. Les arbres se pressent les uns contre les autres, pour opposer un rempart plus solide à l'assaut des sables; les ruisseaux meurent, pompés par l'avidité de la terre gourmande. Quelques champs montrent encore le brouillard verdoyant de leurs blés nouveaux. De loin en loin, on aperçoit des puits qui continuent l'oasis de Damas, très loin dans le bled. Le paysage se stérilise, se durcit, et pendant des kilomètres nous roulons solitaires. Le chemin devient inquiétant, avec des obstacles inattendus, des trous perfides, des tournants en épingles à cheveux. Mais, est-ce l'effet d'une illusion, j'aperçois de nouveau des arbres, des jardins, ombrageant des maisons. Je demande le nom de ce reposant village. C'est Djêroûd, me répond-on. Hélas! à deux pas de cette oasis nous avons la panne, la panne redoutée, et il faut descendre: nous gagnerons le village à pied. Nous sommes immédiatement repérés et harcelés par une légion d'enfants à demi nus, qui émettent tous la prétention de nous servir de guides et, pour cela, luttent de la voix et du geste afin d'arriver aux premières places. Des femmes dévoilées, misérables paysannes sans doute, et qui perdent beaucoup en nous offrant les charmes de leurs visages flétris, s'occupent activement à pétrir des galettes de crottin de chameau qu'elles rangent ensuite, avec soin, au pied des murs. C'est, paraît-il, un combustible de premier ordre, d'ailleurs le seul.
Je détourne mes yeux de ce spectacle repoussant, et je découvre, à l'écart, deux femmes étendues, drapées dans des étoffes à larges raies jaunes et noires, les tresses de cheveux crépus chargées de perles bleues et de verroteries éclatantes, sortant d'un grand mouchoir lavande passée; au moins celles-là sont belles. Il y a un air de majesté sauvage répandu sur leurs visages dorés, qui me change de l'expression abrutie des ramasseuses de crottin. En voilà une qui arrive, quelle démarche! quelle allure! Elle a un port royal. Le corps se redresse, les hanches ondulent, peut-être est-elle un peu trop grande. Je ne peux m'empêcher de dire à haute voix: «Oh! les jolies femmes!»—«Où ça?», me demande vivement un des officiers qui nous accompagnent. Je précise et alors je le vois atteint d'un fou rire inextinguible. Je suis un peu étonnée de mon succès. Enfin, quand il peut articuler une parole: «Mais ce ne sont pas des femmes, ce sont des Bédouins.» L'erreur est plutôt flatteuse, et j'en ris à mon tour. Le drogman, à ce moment, s'approche de moi et me demande si je désire aller me reposer chez une dame qui parle français. Cette dame qui parle français m'intrigue, et puis, faut-il l'avouer, je suis très aise de faire quelque chose que ni mon père, ni aucun des officiers qui sont avec nous ne pourront faire. Pénétrer dans un harem! Quel prestige cela va me donner!...
Par le labyrinthe des étroites ruelles, je suis mon guide; nous faisons halte devant une porte basse; un Arabe en blanc, couleur toison de brebis mal lavée, vient parlementer, puis un deuxième Arabe, en jaunâtre celui-là, puis un troisième, incolore. Nous avons enfin la permission de franchir le seuil. Un homme de haute taille, large d'épaules, vêtu d'une abaye brune, les traits fins et le nez droit se détachant du kaffyé rouge cerclé de l'aghal sombre, me salue en portant solennellement la main à son cœur et à son front: «Beïtî, Beïtak» (ma maison est ta maison). Il est sûrement le maître. Le drogman me dit d'ailleurs, très vite, en un français de fantaisie: «Mansour (suit un nom impossible à articuler), propriétaire de la maison et de la dame.»
À l'entrée d'une deuxième cour le drogman s'éclipse, et je reste avec le grand Arabe. Cette cour est tout à fait inattendue: une fontaine coule au centre sur laquelle penchent des lilas de Perse, et, à l'ombre des fleurs mauves, une jeune fille remplit une amphore de terre poreuse. Elle est jeune et délicatement jolie. Petite, mince encore bien qu'admirablement faite, ses pieds nus jouent dans des babouches de cuir rouge travaillé de fils d'argent. Sous la transparence du voile à fleurs, un peu, terni, qui drape son jeune corps souple, les bras se devinent d'une forme très pure. Au bruit de nos pas, elle se relève et tourne vers nous un visage étroit, dévoré par deux yeux noirs immenses, fendus en amande, agrandis encore par le khôl. Son teint a la matité chaude des lis qui ont fleuri dans le recueillement des serres. Sa beauté m'attire. Et quelle n'est pas ma joyeuse surprise de la voir s'avancer vers moi, me disant en un français exquis à entendre si loin de France: «Bonjour, madame, sois la bienvenue dans ma maison.»
Mansour, la regardant avec douceur, lui tient un long discours que je ne comprends pas, puis il s'en va. L'enfant, après un coup d'œil confus à sa robe, sans doute sa robe de tous les jours, me prend la main: «Tu es fatiguée? Viens reposer.» Et elle m'entraîne vers une grande salle aux fenêtres closes.
Quand je suis installée, très bien installée, sur une sorte de divan bourré de coussins, elle m'apporte de l'eau de la fontaine et un verre de khouchaf, sirop de raisins, d'abricots et d'oranges, puis elle s'assied à mes côtés en riant. J'entame la conversation:
—Comment t'appelles-tu?
—Roumana.
—C'est un nom aussi joli que toi.
—Non, c'est toi...
—Moi, je m'appelle Paule.
Elle avance drôlement la lèvre et répète docilement.
Elle fixe sur moi un grand regard interrogateur, mais elle ne parle pas. Elle attend sans doute que je la questionne. Et moi je suis presque intimidée: comment faire pour mettre en confiance cette jolie créature enfantine, comment lui faire comprendre la sympathie qui me porte soudainement vers elle?
—Le grand Arabe qui m'a conduite vers toi, est-ce ton père?
—Non, c'est mon mari.
—Ton mari, mais tu parais si jeune, quel âge as-tu donc?
—J'ai dix-neuf années.
—Ça, c'est amusant, ma petite Roumana, nous sommes du même âge. Seulement, moi, je ne suis pas mariée. Y a-t-il longtemps que tu as épousé Mansour? (Là je m'arrête, faute de pouvoir continuer.)
—Il y a quatre ans et j'ai été bien triste, j'ai tellement pleuré que de mes yeux coulaient des ruisseaux larges comme la fontaine de la cour.
—Il n'est donc pas bon pour toi?
Ici elle ne répond rien et se met à sourire. J'insiste:
—Pourquoi avais-tu du chagrin?
—J'aurais tellement voulu rester à l'école pour finir ma deuxième classe, et puis le père est mort, et puis mon oncle a voulu me marier tout de suite, et la mère n'a rien dit.
Le visage se contracte si douloureusement que je devine un mal secret, jalousement gardé, et avec douceur j'essaye d'arracher les confidences. C'est une conversation difficile: Roumana ne comprend pas toujours très bien; je dois détacher mes syllabes et ralentir mes phrases; ou bien c'est moi qui ne saisis pas clairement ce qu'elle explique dans son langage imagé. Tout en écoutant, je contemple curieusement la chambre où nous sommes: elle a de belles dimensions, les grandes fenêtres donnent sur la cour aux eaux limpides, mais les persiennes sont à moitié tirées pour garder un peu de fraîcheur. La plus étrange confusion règne dans l'ameublement: sur le carrelage, un splendide tapis de Tebris déploie ses semis de fleurs prodigieuses sur un fond velouté aux rouges chantants; à côté de cette merveille sans prix, deux honnêtes descentes de lit Jacquard, échouées là, Dieu sait par quel hasard, ont piteuse contenance et exhibent le bariolage compliqué de leurs grosses roses, zinzolines ou violines, encadrées de jaune et de vert. Partout il y a ce mélange piquant de quelques vieilles choses perdues parmi des objets civilisés du plus mauvais goût: hélas! il y a une armoire à glace. Horreur, aux confins du désert, une armoire à glace, en imitation d'acajou! Dans une jardinière se prélassent des fleurs artificielles aplaties, molles et déteintes. Sur une table de bois aux incrustations de nacre trônent d'innombrables photographies jaunies. Je regarde à gauche et j'aperçois deux lits, style Louis XV, dorés, chargés de quatre ou cinq matelas chacun et que recouvrent des couvertures soyeuses, des coussins brodés, des dentelles. Je dois avouer qu'ils ont l'aspect assez propre. Enfin, à côté du sofa, un plateau de cuivre damasquiné attend un service à café absent et qui doit sûrement venir du Bon Marché.
Petit à petit l'histoire de Roumana commence à se dégager: c'est une histoire qui ferait banale sans l'accent de la jeune femme, peut-être celle de toutes les Arabes de ce pays. Mais la voix de Roumana tremble, elle se souvient et elle souffre; quand elle parle de l'école, je vois ses yeux lourds de larmes.
Je commence par la complimenter de son bon accent et de la correction étonnante de son français. Elle l'a appris à Damas où son père était «sous-colonel» du temps des Turcs. Elle allait à l'école, pas chez les Sœurs, mais chez des demoiselles. Elle y est restée deux ans, et elle aurait tellement voulu apprendre le français très bien! Puis son père est mort; elle va me chercher sa photographie où il est représenté assis avec deux bébés en costume européen à ses côtés; elle me les indique: Roumana, Salma.
Je m'informe: qui est Salma?
—La petite sœur, répond-elle.
—Et ta mère? Elle n'est pas avec vous?
—Non, il n'y a pas de femme photographe à Damas.
J'ai complètement oublié que les Musulmanes sont voilées depuis l'âge de huit ans...
Pourvu que Roumana ne soit pas blessée de cette question intempestive!
Mais sans paraître troublée, elle continue: les monotones tristesses se sont abattues sur l'heureuse famille. L'oncle a pris la tutelle, et comme la fille aînée atteignait quinze ans, il a jugé qu'un mariage serait une excellente affaire. En vain a-t-elle supplié qu'on lui laissât encore un an, trois mois, quelques jours. Il y avait une occasion unique et la jeune fille a été achetée 200 livres or, «le prix d'une jument Anézé», dit-elle, fièrement. Mansour avait l'âge de son père: une quarantaine d'années environ, mais il était un gros propriétaire de Djêroûd.
Elle se tait, et un silence morne s'élève entre nous. Je déborde de pitié et je ne dois pas le montrer à cette enfant qui vit presque heureuse ainsi. Pour dire quelque chose, je fais l'éloge de Mansour:
—Ton mari a très grand air, il est beau. (Je mens sensiblement, les hommes ici sont tous pareils, ils ont l'air de jouer la tragédie et semblent des répliques, faites à l'infini, d'un de nos acteurs les plus renommés qui affiche sa superbe en se donnant de grands coups de poing dans l'estomac, et en déployant une barbe en pointe irrésistible.)
Pas de réponse.
—As-tu des enfants?
—La petite Marie.
—Maryam?
—Non, Marie. C'est français, c'est plus joli.
Est-elle très sincère en me disant cela? Qui le sait? Mais je remercie tout de même... Pendant que nous causons la porte s'est ouverte et, silencieusement, des ombres se glissent à côté de nous: une matrone, la taille épaisse, les traits noyés dans une boursouflure de graisse; une jeune fille très forte, la caricature de Roumana, portant un enfant emmailloté d'oripeaux étincelants; une grande fille sale et dépenaillée, la chemise fendue sur une gorge opulente; quelques enfants pas du tout intimidés et qui, un doigt dans le nez, m'inspectent en mâchant une feuille de laitue... Une nuée de commères mal ficelées, curieuses et dépeignées font irruption sournoisement... La chambre est remplie.
Puis une femme, grande et élancée, entre avec autorité. Tout en me saluant très bas, trop bas, elle me dévisage froidement et ses yeux aux reflets d'émeraude se fixent longuement sur moi. Sans savoir pourquoi, cela m'agace et je me retourne pour demander à Roumana quelle est cette impudente personne. Mais elle m'a prévenue et, d'une voix assourdie, se penchant sur moi:
—C'est aussi l'autre femme de mon monsieur. C'est Abla.
L'autre femme de son monsieur! Je reste un moment interdite, puis mon regard va du charmant visage de Roumana à la figure noirâtre de cette femme. Elle parait âgée. Contrairement à ce qui arrive ici d'habitude, elle s'est desséchée, et sa maigreur est saisissante à côté des mottes de chair flasques et tremblotantes qui l'entourent. Le nez en casse-noisette rejoint le menton aigu, les cheveux sont rares et le teint cireux, mais évidemment Abla a dû être belle, très belle même: ses yeux changeants en sont le dernier témoignage vivant.
—Tu vis avec elle? dis-je à Roumana.
—Oui, répond-elle avec indifférence.
—Elle ne comprend pas le français?
—Oh! non, il n'y a que moi.
Comme si Abla avait deviné qu'il s'agissait d'elle, elle se rapproche de nous. Un dialogue s'engage, très animé, où je distingue les mots de «khallîni, khallîni» (laisse-moi tranquille), qui reviennent à plusieurs reprises.
Interrompant les discours de la vieille, Roumana secoue ses tresses noires, qui descendent en sillons bleuâtres sur son cou, et elle me conduit vers les femmes, qui toutes me souhaitent la bienvenue en s'inclinant trois fois. La jeune fille qui lui ressemble, c'est Salma.
—Je l'ai mariée au fils d'Abla, m'explique-t-elle avec importance.
C'est à ne plus s'y reconnaître! Voilà que sa sœur a épousé le fils de la première femme de son mari! Quelle famille!
Timidement, Salma me dit bonjour en mauvais français.
—Vous parlez aussi français?
Elle se tourne vers Roumana avec anxiété, guettant un secours. Celle-ci me répond à sa place:
—Elle parle mal parce qu'elle a été trop petite à l'école.
—Quel âge a-t-elle donc?
—Treize ans.
—Et son mari?
—Dix-sept ans.
À ce moment précis Salma éclate en sanglots et, comme à un signal donné, les vieilles femmes se lèvent en tumulte, s'agitent, parlent avec volubilité, me racontant quelque chose que, naturellement, je ne saisis pas. On dirait un chœur de sorcières. De ce concert, dont les glapissements des enfants bien exercés sont le fond, partent des gémissements rauques et des cris déchirants: Abla se fait remarquer par une aptitude particulière dans cet exercice.
—Il est en prison, me confie Roumana.
—Qui ça?
—Tu dois savoir, Negib, le mari de Salma.
—Pourquoi?
Suit une explication impossible, entrecoupée par les hoquets convulsifs de la jeune femme et les sifflements nasaux d'Abla. Je crois comprendre que le dénommé Negib a eu maille à partir avec les autorités, pour avoir refusé de payer les impôts, et qu'on me supplie d'intercéder auprès de M. le Gouverneur. Je promets tout ce qu'on veut et j'ai hâte de me dérober à la reconnaissance prématurée et humide de la gent féminine. Heureusement, sur un ordre de Roumana, la fille dépenaillée apporte le findjan, ce café turc si brûlant et si parfumé servi dans les minuscules tasses de cuivre. Nous le savourons à tour de rôle.
Mais les bonnes femmes commencent à bavarder bruyamment et ces paires d'yeux, à l'affût de mes moindres mouvements, me deviennent insupportables. Si je tourne la tête d'un autre côté, je surprends le regard figé d'Abla, à qui mon visage ne revient décidément pas. Je commence à me sentir mal à l'aise, et, sous le prétexte de voir la petite Marie, je demande à Roumana de m'emmener. Au moment de sortir de la pièce un rire strident éclate: je reconnais celui d'Abla sans l'avoir jamais entendu. Il faut avoir les nerfs solides pour passer son existence avec une créature aussi antipathique.
Roumana me laisse dans la cour chaude, et revient avec un enfant sur les bras. Sa tête est recouverte d'une étroite calotte de velours bleu où s'alignent des centaines de piécettes en rang de bataille (tout autre enfant serait mort d'insolation en cette posture: mais l'Orient est la terre des extravagances, la coiffure nationale n'est-elle pas le tarbouch, haut cône de feutre rouge, sans bords!...) Avec sa figure vieillotte et ratatinée, ses yeux, remplis de mouches et de gouttes de khôl, clignotant sous l'atroce lumière, cette pauvre petite n'est certes pas jolie. N'importe, je lance les deux seuls mots que je sache en arabe: «Ketîr kouaïyis» (très, très jolie), d'un air convaincu. Mon compliment n'est pas si faux qu'il en a l'air, d'ailleurs, car, en m'éloignant un peu, la vision de Roumana sous l'ombre légère des arbres fleuris, portant dans ses bras ce curieux marmot, qui essaie ses premiers pas sur un bourrelet de la robe maternelle, a quelque chose d'une madone barbare et primitive qui me plaît infiniment.
—Comme ces arbres sont beaux!—ne puis-je m'empêcher de dire à Roumana, en montrant les lilas de Perse.
Elle dit quelques mots en arabe... Je ris.
—Tu sais bien que je ne comprends pas.
—Celui qui plante un arbre n'a point passé vainement sur la terre... C'est ce qui est écrit.
Je regarde l'heure et suis étonnée du temps que j'ai passé ici. Juste à ce moment, Mansour revient, très agité, il parle vite. Roumana sert d'interprète.
—Il dit qu'il faut que tu partes, que tes serviteurs (ce n'est guère flatteur pour nos compagnons de voyage!) t'attendent. Il dit qu'il aurait voulu tuer un mouton en ton honneur, et que tu aurais dû passer chez nous sept fois sept jours.
Je la prie de remercier son mari de son aimable hospitalité et de lui dire que j'ai trouvé la maison splendide.
—C'est ta présence qui la rend belle, me fut-il répondu.
Je cherche un mot gentil dans mon plus que modeste vocabulaire, pour ne pas être en reste de politesse, et je crois l'avoir trouvé quand je répète mon sempiternel ketîr kouaïyis! en indiquant Roumana de la main.
Mais, derrière le maître, Abla s'est faufilée et elle ouvre sa bouche édentée comme si elle allait me jeter à la face un torrent de bile, aussi verdâtre que son teint. Le geste reste inachevé, heureusement... Mais elle nous coule un mauvais regard tandis que Roumana se rapproche de moi.
—Où vas-tu?
—À Palmyre, Tadmor.
—Tadmor, oh! c'est loin...
—Nous y serons au coucher du soleil.
Mais Roumana réfléchit:
—Baghdâd, c'est loin?
—Beaucoup plus loin que Palmyre. Il y a des journées de voyage à travers le désert. Il faut aller traverser l'Euphrate à Deir-ez-Zôr, puis descendre le fleuve jusqu'à Baghdâd.
—Mon frère Adib habite Baghdâd, il est parti, il y aura deux années au petit beïram. Nous n'avons jamais eu de nouvelles. Tu pourras nous en apporter.
J'essaie de lui faire comprendre l'impossibilité de cette tâche, mais, vaincue par l'assurance de Roumana, j'acquiesce.
—Tu reviendras?
—Certainement, je repasserai par Djêroûd après-demain et je te ferai une longue visite.
—On te donnera le mézé.
Et Roumana, oubliant la petite Marie, va se mettre à sauter de joie.
Mais le rire étrange d'Abla arrête son élan et nous fait sursauter toutes deux.
Allons, il faut partir. J'arrache mes mains aux baisers de Roumana. Elle crie au revoir, au revoir. J'ai déjà quitté la cour aux lilas que l'écho plus lointain de sa voix me poursuit encore: au revoir...
Mansour, portant religieusement mon manteau et mon kodak, me reconduit jusqu'à l'auto; Derniers salamalecs et Djêroûd disparaît bientôt.
De nouveau, c'est le steppe. Au tournant de la route, nous crions au mirage: une nappe d'argent qui brille à droite, là-bas, au pied d'une colline sableuse. On dirait un lac... C'est un vrai lac d'ailleurs, et nous le regrettons, tant les illusions ajoutent de beauté aux choses.
À midi, nous atteignons Karyetein, dernier village, dernier point d'eau avant Palmyre, distante de plus de cent kilomètres. Nous sommes aussitôt harponnés par le Caïmacan et les notables qui, en redingotes (et quelles redingotes!) et en tarbouchs, malgré l'écrasante chaleur, viennent nous haranguer avec une facilité terrifiante pour des gens à jeun, comme nous. En Orient, dès qu'il passe un étranger, les notabilités du pays accourent, bellement accoutrées, pour vous raconter des boniments flatteurs et où vous êtes traités d'Excellence à toutes les phrases. Cette honnête coutume n'est certes pas négligeable pour des voyageurs français habitués à être molestés et houspillés quotidiennement chez eux... Ayant pu déjeuner entre deux discours, nous repartons une heure plus tard.
Là commence le désert...
Le ciel et les sables, c'est tout...
Le ciel est d'un bleu si profond qu'il en est douloureux et les sables ocrés ont des éclairs de feu. Nous allons dans l'azur et dans l'or. Pas un arbre, pas une maison, pas un homme, rien...; si, un renard qui a fui, épouvanté à l'approche d'êtres vivants. Le désert a de longues ondulations, et des collines abruptes et des chaînes de montagnes hautaines... Mais tout cela semble taillé dans du porphyre. Le soleil se joue des couleurs et crée des nuances inédites. Et je sens peu à peu qu'un charme étrange m'enveloppe et m'étreint. Je suis heureuse, je voudrais crier ma joie, je voudrais continuer cette course fantastique à l'infini, toujours plus loin, toujours plus loin, sans but, à travers cette immensité qui m'attend et qui m'attire.
Pendant ces heures étouffantes, où l'auto surchauffée volait sur la piste ardente, pendant que le kramsin nous soufflait au visage son haleine embrasée et nous recouvrait de sables brûlants, déferlant sur nous comme les vagues d'une mer démontée, je crois que j'ai vraiment compris l'appel du désert. Je ne parlais pas, je ne pensais pas, je ne voyais pas, je me laissais bercer par la voix monotone des sables. Tout ce que nous avons rencontré, je le vois vaguement, comme en un rêve: un vieux château ruiné, un khan servant de poste de gendarmerie. Tout à coup, quelqu'un prononce un nom: «Palmyre!» Alors je sors de ma torpeur et, avidement, je cherche, je devine, et mon impatience s'exaspère. Où peut-elle être, la ville étonnante, si jalousement gardée par le désert? Soudain, devant moi, je distingue une tour. Un cri s'élève: «Là-bas!»... Voici que d'autres tours surgissent à nos yeux étonnés, des tombeaux! Il y en a, il y en a.... Un suprême soubresaut du moteur exténué enlève une dernière côte, nous sommes au sommet du col, et alors!...
On nous avait bien dit que Palmyre était une ville de marchands et de nouveaux riches; un archéologue distingué nous avait même prévenus, avec une grimace de dégoût, que les ruines étaient de «la basse époque». Comment donc s'attendre au spectacle insensé que nous ménageaient les dernières lueurs du jour?... Des champs de colonnades et d'arceaux s'étendent partout où fouillent les regards. Les marbres et les granits, amoureusement dorés par des milliers de jours lumineux et d'audacieux soleils, ont gardé dans leurs veines de pierre le rayonnement de ces heures mortes et nous restituent ce soir toute la clarté que les temps ont incrustée en eux. Ils sont nimbés de topaze, comme les toiles de Raphaël ou du Titien sont couvertes d'une patine chaude qui ajoute à leur beauté actuelle le charme du passé. De la basse époque! peut-être... Mais quand le couchant embrase ce squelette déchiqueté de ville fabuleuse ensevelie dans les sables roses du désert, quand les flammes du soleil à l'agonie lèchent et dévorent les ruines comme si un incendie gigantesque s'abattait sur elles, alors on ne pense plus à l'époque haute ou basse, mais on admire et on se tait... Puis le rideau tombe brusquement sur la féerie et nous entrons à Palmyre avec la nuit.
Nous sommes reçus par un officier français, chef du Contrôle bédouin, car nous avons des troupes à Palmyre... L'accueil est vraiment charmant: visiteurs d'un jour, nous sommes les bienvenus comme des amis longuement attendus. Il y a aussi une Française à Palmyre: la femme d'un capitaine, qui n'a point redouté l'isolement du désert, et sa présence se trahit par la disposition des coussins et des tapis, par l'ordonnance du menu, par les fleurs qui parent la table. Toute la garnison est réunie ce soir-là: il y a des officiers méharistes et des aviateurs, une douzaine environ, tous gais, tous pleins d'entrain, si bien «de chez nous»...
Après le dîner nous montons sur le toit pour essayer de voir les ruines, mais la lune ne se lèvera que beaucoup plus tard: seul le saphir du ciel est pailleté d'étoiles.
Soudain la nuit s'anime... les aviateurs vont regagner leur escadrille et les méharistes leur grand quartier... des cris... des appels... des voix jeunes et claires... des burnous blancs qui flottent et s'agitent... bruit de moteurs... le silence graduellement retombe.
Palmyre, 20 avril.
Je n'ai pu dormir, l'air était lourd. J'ai pensé à Roumana, et j'ai comparé nos deux vies avec un frisson d'épouvante.
Au matin, nous descendons au camp d'aviation, en dehors de la ville. Le jour a peuplé les ruines et nous croisons des troupes d'enfants et de femmes.
Le Bréguet où je vais monter brille comme un bibelot de luxe. Encore quelques instants et j'aurai reçu le baptême de l'air, au cœur des sables, en plein désert. Pas l'ombre d'une émotion, sinon une curiosité que l'attente intensifie jusqu'au paroxysme. Je m'engouffre dans une vaste combinaison fourrée où je disparais, j'enfonce avec difficulté ma tête dans un casque de cuir, je m'applique sur les yeux une paire de solides lunettes. Je suis parée, en avant, et je me hisse avec peine dans la carlingue où le pilote est déjà installé. Le moteur, poussé à fond, rugit, formidable, et demandant grâce avec menace! Les oreilles sont remplies d'un bourdonnement qui croît.—«Coupé, contact, coupé!»—L'avion a bougé, il bouge... Les mécaniciens retiennent encore les ailes, ils les lâchent.
Nous décollons. Sur le sable roux nous glissons de plus en plus vite, les ailes de l'hélice s'enfièvrent, l'air nous pique le visage. Le sol se dérobe. Nous conquérons le ciel. Nous montons. Le vent de la course et le vrombissement du moteur ouatent nos sensations et nous retranchent de la terre. Et voici que Palmyre apparaît dans sa gloire. Nous survolons le camp d'aviation, les uniformes disparaissent, les tentes et les hangars s'aplatissent. Un virage nous amène au-dessus des ruines. Quelle étrange vision que celle de ces deux Palmyre! la nouvelle, la moderne, née à l'ombre de l'aïeule. C'est l'histoire de deux pays, de deux races, de deux mondes que cette liaison du passé et de l'avenir. Aucun des voyageurs qui nous ont précédés n'a eu cette rare jouissance d'assister à la résurrection d'un peuple mort et de voir refleurir les ruines.
Nos trois couleurs flottent sur l'antique Tadmor, le «lieu des palmes» de la Bible, la Reine du désert visitée par Adrien, la Palmyre d'Odénath et de Zénobie.
Le plan de la ville apparaît dans sa simplicité magnifique, nous volons d'abord au-dessus du Temple du Soleil, gigantesque carré croulant, ayant encore une façade, mais dont l'intérieur est divisé en alvéoles. Les Arabes minant sourdement la terre, comme des termites, y ont entassé leurs rudiments de huttes blanchâtres et, d'en haut, on dirait une fourmilière à demi éventrée. Nous suivons une grande colonnade. Les sables s'ouvrent pour laisser passer des arcades, des portiques fléchissants, des tétrapyles bouleversés, des restes de remparts, des péristyles blessés à mort, et des pierres!... des steppes de décombres. Mais surtout il y a les colonnes! Elles sont légion. Tantôt elles se rassemblent en forêt, serrant leurs troncs de pierre et élevant leurs têtes découronnées; tantôt, elles se cherchent et se suivent en files, gravement; tantôt nouant des rondes capricieuses et aériennes, elles dansent en cercle; tantôt, au contraire, elles s'écartent, farouches, et semblent pleurer dans l'isolement leur grandeur perdue. Palmyre secoue peu à peu son linceul et laisse percer ses ossements mutilés et ses doigts décharnés. Nous montons toujours. Les ruines deviennent régulières, symétriques et laides, découpées en puzzle. Nous volons au-dessus du château arabe qui profile au Nord ses murailles démantelées dont la pourpre et l'or grincent sur le ciel bleu. Nous allons plus loin... La mince bordure verte de l'oasis disparaît, rongée par l'insatiable terre rousse, nous surmontons les montagnes chauves qui défendent Palmyre du côté de la vallée des Tombeaux et, après un rapide virage, nous fuyons vers le désert, le vrai désert via Baghdâd!
Nous rentrons... La terre court à nous. Mais nous allons nous écraser comme un fruit trop mûr! Arrêtez! c'est fou: une seconde, et nous ne serons plus que lambeaux de toile et de fer!... Une seconde!... L'avion effleure le sol, le rase, le flaire, et se pose enfin comme une grande libellule docile. Nous avons atterri.
Après un déjeuner très agréable à la section méhariste (les forces militaires de Palmyre se disputant aimablement le plaisir de nous héberger), nous partons pour les ruines dès que l'approche du soir tamise la chaleur. Nous allons d'abord au Temple du Soleil, par ce qui fut autrefois un escalier monumental et qui n'est plus que poussières. Dans la grande cour carrée, c'est un enchevêtrement, une confusion de misérables cases qui se sont emparées de pierres antiques comme d'une belle proie. Des colonnes sortent des maisons, d'autres servent d'appui. Au centre du village s'élève le sanctuaire du temple, aujourd'hui mosquée. Sur le portail de la cella, un grand aigle de marbre déploie ses ailes frémissantes et ouvre des serres acérées. C'est l'heure de la prière; sur des nattes minables, une douzaine de pelés et de tondus récitent leurs souras avec componction. Us se prosternent, se lèvent, se balancent en cadence. Nous devons attendre qu'ils aient fini leurs dévotions et leur gymnastique suédoise. Nous montons alors un simili-escalier qui nous conduit au toit le plus élevé. De là, la vue embrasse les murailles encore hautes, le temple et le village. Un des fidèles qui nous a servi de guide nous parle avec volubilité: le nom de Belkîs revient plusieurs fois, Belkîs! Palmyre!
Quels temps revivons-nous?
Nous flânons à l'aventure.
Certes, aucune des colonnes qui nous entourent ne nous exalte comme les six colonnes du temple de Jupiter à Baalbeck que les siècles, respectueux de leur beauté, ont seules épargnées sur des centaines d'autres. Mais est-ce une raison pour préférer Baalbeck à Palmyre?
C'est une sotte manie que celle de comparer toujours. Cela suppose un esprit assez obtus pour n'avoir qu'un seul idéal, assez étroit pour vouloir tout y ramener, assez aveugle pour refuser d'admirer ailleurs. Baalbeck, c'est la pureté des lignes, l'harmonie et la divine mesure. Palmyre, c'est la force, l'étonnement, l'extraordinaire.
Ce que nous admirons ici, c'est moins l'art grec à sa décadence, l'abus des statues, la profusion des détails (quels chefs-d'œuvre cependant dans ces guirlandes, ces pampres, ces bouquets, ces épis qui dentellent la pierre et semblent frissonner sous la brise!) que l'excentricité du lieu où Palmyre a surgi. Au sein des mers de sable, elle est la source désaltérante, la bienheureuse halte des lentes caravanes venues des bords de l'Euphrate. Loin de l'univers, voici qu'affluent à ses palais et à ses temples les richesses du monde: les marbres d'Égypte, les granits d'Hassouan, les bois de santal, les mosaïques persanes.
Et bien plus prodigieuse encore que sa naissance est sa vie. Je me rappelle l'incroyable aventure: une femme soulevant Palmyre contre Rome, la marche victorieuse en Égypte et en Asie Mineure; les désastres d'Antioche et d'Emèse et la fuite éperdue vers la capitale, dernier asile, le retour douloureux des troupes vaincues sous les arcs triomphaux. Ils rentrent la tête basse, sous les colonnades roses, les lourds cavaliers palmyréniens bardés de fer, les archers de l'Osrohène, les guerriers arabes et scythes talonnés par la cavalerie légère d'Aurélien qui accourt à bride abattue. L'empereur, pour éviter le siège, propose la reddition, promettant d'épargner la reine. Et la réponse fameuse de Zénobie me revient à la mémoire: «Personne avant toi n'avait fait, par écrit, une telle demande. À la guerre, on n'obtient rien que par le courage...»
Alors Palmyre disparaît du monde.
Mais cela est bien vieux! L'histoire actuelle est autrement captivante. En octobre 1921, les premiers contingents français arrivent à Palmyre. La ville, délaissée par le gouvernement turc, qui avait d'autres soins plus pressants, était livrée au bon plaisir des Bédouins. Ceux-ci, en effet, en toute impunité, razziaient les troupeaux, attaquaient les caravanes, pillaient les récoltes, imposaient les villages et rendaient la vie impossible aux malheureux sédentaires.
L'installation de nos troupes change la situation: la compagnie méhariste fait la police du désert, poursuivant les rezzous, arrêtant les pillards, exécutant d'étonnantes randonnées qui stupéfient les Bédouins. Ces jours-ci, cent cinquante méharistes sont partis dans le Wadi el Miah, pour surveiller les points d'eau, se dirigeant ensuite vers Abou Kemal, sur l'Euphrate, à des centaines de kilomètres de Palmyre!
Les Bréguet opèrent des raids prodigieux au-dessus des étendues désolées du Hamad, reconnaissant le terrain, contrôlant les déplacements des tribus, exerçant un prestige inouï sur l'imagination bédouine.
Alors, timidement, chétivement, Palmyre revient à la vie: des écoles s'ouvrent, un dispensaire se crée, des tournées médicales s'organisent, à la grande surprise des nomades, qui vénèrent de plus en plus le hakim (médecin), des caravanes jalonnent de nouveau la route de l'Euphrate, les villages respirent, les habitants reprennent goût à cultiver leurs terres dans la sécurité du lendemain et désensablent les puits...
Les officiers se donnent à leur tâche pleinement et de toute leur jeunesse. L'un d'eux me disait: «Nous tendrons toute notre intelligence, toute notre énergie et tout notre dévouement pour que le drapeau de la France soit respecté et aimé dans ce pays!»
Ce soir, à l'escadrille, nous sommes réunis, pour la dernière fois, à la petite garnison. Nous dînons sous la tente et c'est un tableau saisissant, presque irréel: les uniformes blancs luisent sous la lumière électrique et la table est chargée de gâteries exquises: des flans au caramel, des tartes, des beignets aux ananas. Les aviateurs nous font les honneurs de leur «home». Ingénieux et artistes, ils ont transformé leurs tentes avec des tapis persans, des coussins de soie vive, des divans, des kelims; leur coquetterie a surtout visé l'éclairage (l'escadrille ayant créé une source d'énergie électrique) et la fantaisie des abat-jour rivalise avec le pittoresque. Seulement... seulement quelquefois un coup de kramsin détruit et balaye les maisons de toile...
Autour du camp, c'est le silence de la nuit divine qui nous apporte un parfum indéfinissable, le parfum du désert: il a passé sur les sables tiédis et sur les buissons gris d'herbes aromatiques achevant de mourir, il vient de loin, de très loin, d'où nous voulons qu'il vienne. Et je songe aux paroles si émouvantes dans leur simplicité que j'ai entendues tout à l'heure en considérant tour à tour les vedettes du désert, sentinelles avancées de nos troupes de Syrie, et l'immensité mouvante et traîtresse qui les guette dans ses replis tortueux et dans ses sables brûlants, sans eau et sans vie...
Départ de Palmyre,
20 avril, 3 heures du matin.
Nous partons. Un mince croissant de lune strie d'argent la tristesse des ruines, des lames brillantes frôlent la terre rose. Nous partons. Je suis lasse au moral et au physique, car, s'il est une heure douloureuse entre toutes, c'est celle du départ et cependant il faut toujours finir par là! C'est l'heure où les réalités et les beautés vécues s'effacent et s'embrument, l'heure où nous ne pouvons même pas recourir à nos souvenirs, puisque le présent mort n'est pas encore devenu le passé vivant qui réconforte... Et si le départ est définitif, éternel? Dire adieu à des lieux aimés où l'on ne devra plus jamais revenir! Cet irrévocable est pire que tout.
Palmyre a disparu.
Alors l'enchantement cesse. Après toutes les choses ardemment désirées et obtenues, il y a un moment de détente où l'esprit se libère de sa volontaire obsession.
Pendant trois jours, je n'ai eu qu'une idée, qu'une pensée, qu'un bonheur: Palmyre. Maintenant je suis libre et je me donne la permission de rêver à ma petite Roumana, je me promets d'employer mieux le temps que je vais passer avec elle.
Vers onze heures les jardins de Djêroûd sont en vue. Comme le vert est une belle couleur! Je ne croyais pas tant aimer les arbres. Et de l'eau! Il y a de l'eau! de la vraie eau qui coule et qui chante et qui bondit et qui cascatelle et qui se donne un mal inouï pour nous faire plaisir.
Bien vite je me fais conduire chez Mansour. Voici l'entrée, voici la cour aux lilas. Personne. Un murmure de voix me guide et je me dirige seule vers la grande salle où j'ai été reçue l'autre jour, en appelant Roumana. Une porte s'ouvre et je reste stupéfaite. Est-ce bien là la jolie enfant sauvage que j'ai quittée avant-hier? Pour me faire honneur, elle a revêtu une robe de Paris. Elle se croit très belle, sans doute, et moi j'hésite à la reconnaître... C'est une robe de forme démodée, datant d'au moins dix ans, et dix ans cela compte encore plus dans la vie d'une robe que dans celle d'une femme! Sa taille est contrainte dans un corsage étriqué et court, la jupe trop longue tire sur les hanches pleines et entrave la marche, les manches,—c'est ce qu'il y a de plus réussi, les manches!—ballonnées, soufflées, volumineuses, monstrueuses, elles remontent jusqu'aux oreilles, torturant les bras ambrés. Et la couleur!... Elle aussi a été à la mode, elle oscille entre un puce unique et un kaki ahurissant: c'est la couleur la moins recommandée pour mettre en valeur le teint doré de la petite Arabe.
Malgré moi, une autre Roumana, toute de mon imagination, prend la place de celle-ci. Je l'habille d'un vieux costume de son pays. Je la vois si bien parée du large pantalon bouffant de soie diaphane, avec la koumbaz aux ors verts et rouges dont les deux pans de devant se drapent en ceinture, et dont les manches, fendues depuis le coude, glissent jusqu'à terre. Je vois si bien sa tête brune entourée d'une cherbé aux éclats de béryl, et ses petites chevilles et ses poignets chargés d'anneaux massifs. Je la vois si bien devant un palais merveilleux, comme celui d'Asad Pacha, à Damas, peut-être; couchée sur le perron couvert de tapis précieux, et regardant rêveusement les fleurs de jasmin et d'ibiscus suivre les méandres de la mastaba, grande vasque de marbre blanc qu'étoilent de fins canaux où l'eau s'égare: on y jette des pétales et ils s'en vont comme des papillons fragiles...
Mais Roumana, la vraie, quête des compliments et je dois m'extasier sur cette ridicule toilette. Ce que ce malheureux «kêtîr kouaïyis!» m'aura rendu de services! presque autant que «goddam» à Figaro.
Roumana paraît enchantée de me revoir. Heureusement elle a oublié son frère Adib et les nouvelles que j'avais mission de rapporter. Pour l'instant, elle est tourmentée par l'idée de me faire entrer, le plus vite possible, dans la maison. Je me laisse faire en riant, mais ne peux réprimer un mouvement de mauvaise humeur en constatant que le Tout-Djêroûd élégant y est déjà réuni. Pas moyen d'être tranquille une seconde dans cet Orient, on est toujours en représentation avec mille spectateurs tenaces, suspendus à vos basques, et qui ne les lâchent pas!...
Du groupe de jeunes et vieilles femmes, Abla se détache et fonce sur moi en multipliant les salamalecs mielleux. Une table basse est dressée au milieu de la chambre. Elle porte le mézé, et c'est une nature morte éblouissante...
Une agglomération de plats pour poupées garnis de mets qui flattent les yeux, sinon le goût!... Il y a des régiments de bananes courtes et trapues tachetées de brun, des abricots de Damas, juteux et engageants, des citrons doux d'Antioche et des œufs caparaçonnés de rouge... Il y a des nèfles jaune orangé aux teintes de pastel et des amandes dans leurs coques fraîches... Il y a de jeunes laitues et des pistaches salées, du cresson encore vaseux et des concombres laiteux... Les melons verts de Safed voisinent avec les melons d'eau aux chairs attendrissantes, fondant sous le regard, et les figues joufflues avec les noires olives. Un rayon de soleil se baigne dans une jatte de mélasse blonde. Quelle macédoine de couleurs!... Les roses panachés des radis, le vert des loukoums à la verveine ou à la menthe, les bigarrures des nougats, les gemmes des confitures de fleurs, toutes ces nuances dégradées et chaudes s'unissent sans se nuire. Des pains arabes, plats comme des serviettes, et flasques, et mous, s'amassent, par paquets, tandis que des petits morceaux d'agneau, lardés de gras de queue, empilés aux quatre coins de la table, dégagent une odeur inquiétante...
Les pâtisseries arabes se désagrègent à la chaleur et nous livrent enfin le secret de leur énigmatique et effrayante structure... Des galettes de kamreddin pleurent dans un coin des larmes vermeilles et surtout, surtout, entre un plat de truffes du désert embaumant l'oignon et un ravier d'intestins d'animaux, règne le méchoui, le mouton grillé tout entier, festin royal, sur lequel s'acharnent des mouches bleues, qui nous ont précédées... hélas!
Cependant tout le monde goûte et toutes les mains se plongent dans tous les plats, y ajoutant parfois un soupçon de henneh, ce qui met une note de couleur locale supplémentaire, et dont on se passerait volontiers.
Les puits profonds et mystérieux des bouches édentées engloutissent avec fracas les gâteaux ruisselants... Tandis que les jeunes dents aux éblouissements perlés (parce que jamais une brosse ne les toucha) croquent sans discontinuer les pistaches et les amandes: cric... crac... cric... crac...
Roumana est distraite; sur son visage enfantin il y a les marques d'une préoccupation grave. D'ailleurs, sans me pousser à la consommation, dès que j'ai goûté quelques plats (avec un judicieux discernement), elle m'entraîne vers un divan... Aujourd'hui c'est elle qui interroge et les questions se précipitent sur ses lèvres, questions décousues et étranges qui m'étonnent. Est-ce que par hasard elle aurait réfléchi et comparé son existence à la mienne, cette petite fille à laquelle j'attribuais une âme d'oiseau.
—Tu habites Bârîs (Paris). Oh! Bârîs (et un long soupir l'agite), comme ce doit être beau!...
—Sans doute, mais j'aime aussi infiniment tes villes d'Orient: ainsi Damas, tu connais un peu Damas puisque tu y as passé deux ans, quelle merveille!
—C'est beau, Damas: le soir, après le coucher du soleil, j'allais avec mes amies me promener en arabiyé, au bord de l'eau, nous allions jusqu'au cimetière. Là, nous mangions des choses sucrées, nous causions.
—Et de quoi parliez-vous?
—Nous parlions de la robe de Fatimah qui venait d'arriver de là-bas, du dernier mézé de Maryam, du mariage de Doua et comment Ali (celui qui l'avait achetée) avait dû répudier une de ses femmes pour l'épouser.
—Est-ce qu'à Djêroûd les hommes ont plusieurs femmes?
—Tous au moins deux et beaucoup trois ou quatre.
En France on sourit quand on parle de la polygamie, en assurant que c'est passé de mode. Dans les hautes classes de la société, peut-être les mœurs se sont-elles transformées à notre contact direct. Les grandes familles européanisées de Constantinople, du Caire, de Beyrouth nous donnent le change. Ainsi avons-nous pu croire à une évolution féministe en Orient. Il n'en est rien, et voici qu'une petite musulmane, de condition moyenne, m'apporte un témoignage diamétralement opposé. Et le village de Djêroûd n'est pas une exception. Pourquoi celui-là seul aurait-il gardé les traditions de Mahomet? Non, dans toutes les campagnes et les bourgs de Syrie, la polygamie continue d'exister, et la femme continue à être traitée en bête de somme ou en animal de plaisir, suivant le caprice de son maître. Et qu'on ne hausse pas les épaules en répétant qu'elles sont habituées à cet état de choses et vivent en bonne intelligence avec leurs rivales... J'ai vu un éclair de haine dans les yeux d'Abla, quand Roumana causait avec moi depuis quelques instants. Comme elle devait la détester, quand Mansour lui murmurait des paroles d'amour et quand la joie illuminait son jeune et beau visage, puisqu'elle ne pouvait même pas supporter que moi,—l'hôte d'un jour,—je m'intéresse tant à elle! Passer sa vie entière à côté d'une créature aigrie par l'âge et jalouse, jalouse de tous ses instincts sensuels déchaînés...
Je ne veux pas parler à Roumana de la présence d'Abla, je sens que ma curiosité lui ouvrirait des horizons nouveaux et qui doivent être à jamais fermés pour elle. Déjà elle me demande: «—À Bârîs tu connais tes maris avant de les épouser?»—Est-ce que Roumana croit par hasard que Paris c'est le contraire de Djêroûd et que les femmes y ont plusieurs maris!
Je m'empresse de lui expliquer que les jeunes filles voient en effet des jeunes gens parmi lesquels elles trouveront un mari plus tard, mais rien qu'un seul (ce qui est déjà malaisé pour un grand nombre!).
Nous voilà parties sur le mariage...
Le système dotal la chiffonne surtout:
—C'est les femmes qui achètent son mari, alors, parce qu'il est avare (un temps d'arrêt) ou trop pauvre. Pourquoi si elles apportent l'argent il n'en a qu'une?...
Voilà les Français en mauvaise posture et je ne sais trop comment les tirer de ce pas difficile. Pas moyen de discuter avec un esprit simple et droit, qui ne retient que l'apparence des choses, et auquel un seul fait s'impose: les Français sont payés et les Arabes payent... Heureusement que les questions pullulent et s'emmêlent.
Je lui raconte d'abord la vie des petites filles à l'école, qui rappelle la sienne par bien des côtés. L'égalité des hommes et des femmes dans le travail lui est une révélation: qu'il y ait des jeunes filles qui se consacrent aux mêmes études que les jeunes gens, suivent les mêmes cours, choisissent les mêmes carrières, cela dépasse ce qu'elle avait pu imaginer... Il y a de la terreur dans ses grands yeux inquiets et je me hâte de changer de conversation. Je lui fais dire, à mon tour, l'emploi des longues journées soporifiques: les siestes dans l'ombre des pièces closes, les visites des amies mâchonnant du loukoum ou du kêbâb[1], les prières murmurées quand pleure le muezzin, les rares événements bénis de la vie stagnante: la saison des pluies, le passage des caravanes, les premières neiges, et surtout l'uniformité des heures passées à contempler les volutes bleues des fumées de cigarettes ou les tuyaux de narghilés.
Jamais une promenade, jamais un visage nouveau, c'est l'éternel recommencement des mêmes ennuis légers et des mêmes bonheurs monotones.
Roumana cependant est plus cultivée que toutes ses amies ensemble: elle lit l'arabe et le turc. Je lui promets de lui envoyer des livres français.
—Tu me donneras aussi un autographe?
—Un autographe?
—Oui, un autographe avec ta figure dessus.
—Ma photographie? Certainement. Qu'est-ce que tu fais encore?
—Je brode des coussins.
Elle va me chercher un carré de soie où des fleurs chimériques moelleusement s'enchevêtrent. Je m'extasie:
—Sais-tu que je serais bien incapable d'en faire autant? (ce qui est vrai!)
Elle sourit avec mélancolie.
—Tu fais autre chose.
—Je suis sûre que tu aimes la poésie. Récite-moi quelque chose, veux-tu?
Sans se faire prier (la timidité est un défaut... ou une qualité inconnue ici), elle commence:
—Puisqu'Ech Châm (Damas) t'a plu, je te dirai ce que c'est qu'Ech Châm.
Et la voix égrène les mots chantants.
De même que l'écriture arabe a déjà dans le dessin de ses caractères toute l'harmonie et la délicatesse d'une frise ornementale, de même la langue arabe est une musique exquise qui charme même ceux qui l'ignorent, comme l'air accompagnant les chansons dont les paroles nous sont inconnues.
Le ton, bas d'abord, s'est graduellement élevé et domine maintenant le vacarme des piaillements féminins. La salle devient muette. Mais Abla furibonde,—est-elle jalouse de la poésie cette fois?—a renversé son verre de khouchaf et l'écume à la bouche, les yeux torves, elle vocifère, le souffle étranglé par la colère. Elle est effrayante à voir. Et ce qu'elle dit doit être encore plus effrayant, car les femmes ont des mines consternées et un ou deux nez chafouins reniflent dans ma direction. Quelques-unes, des plus jeunes, l'entourent et essayent de l'entraîner dehors. Salma gesticule d'une façon expressive et indignée, un trio de vieilles chenues glapit sans arrêt, sur le ton d'une plaintive mélopée: «Ouskout! Ouskout!» (Tais-toi! tais-toi.)
Enfin Abla, secouant les femmes agrippées à sa robe, comme les chiens à la gorge d'un cerf traqué, s'élance hors de la chambre, la démarche contractée. Pendant tout ce tumulte, Roumana est restée impassible, sans un mouvement, le teint un peu plus pâle, les yeux un peu plus grands.
—Qu'a-t-elle dit?
—Rien, me répond-elle d'une voix ferme qui m'interdit d'insister.
Je comprends que la bordée d'injures de l'angélique Abla s'adresse à moi. Mais pourquoi?
Pour faire diversion je réclame la traduction des vers sur Damas.
—Je l'ai apprise à l'école.
Cette école de Damas est restée pour elle le bonheur perdu!
J'écoute, guettant aux grains rouges de ses lèvres les visions paradisiaques que son doux accent étranger rend plus proches.
«Tourne-toi où tu voudras à Ech Châm, tu trouveras partout une eau courante et de l'ombre!...
«Heureux celui dont les jours s'écoulent dans cette contrée où souffle une brise embaumée...
«Sa boisson du matin et du soir est toujours bonne, le lever et le coucher du soleil ne lui apportent aucun chagrin...
«Ech Châm est le pays des houris, des perles et des paillettes d'or...
«Je dis aux habitants de la vallée de Chamy: «Que votre sort est digne d'envie, vous qui habitez des jardins comme ceux de l'éternité!»
«Donnez-nous un peu de votre eau, nous avons soif et vous êtes à la source.»
Je me laisse prendre au rythme nonchalant des phrases brèves et, oubliant le costume de Roumana, je ne vois plus que l'éclat exaltant de son regard...
Les femmes, repues et gonflées, ont abandonné les restes du mézé aux enfants et aux chiens. Le soleil baisse. Je cherche ma montre. Mais Roumana fiévreusement me harcèle: elle m'a montré son pays, il faut que je lui montre le mien, et impérieusement elle sollicite des vers «de Bârîs»...
Des vers de Paris! Je ne m'attendais vraiment pas à ça et anxieusement je laboure ma mémoire. Du Rostand, du Verlaine, du Musset? Autant réciter du chinois... Je me rappelle quelques vers d'Albert Samain sur les arbres. Elle n'y comprendra peut-être pas grand'chose, mais je n'ai pas le choix:
Les sourcils serrés, les yeux vagues, le cou tendu, Roumana respire chaque strophe. Je sens l'effort prodigieux pour donner un sens aux mots biscornus; évidemment ce pauvre Samain n'a pas de succès. Mais aussi quelle idée extraordinaire de lui présenter le Chariot d'or en liberté: c'est comme si j'offrais à un sauvage mourant de soif un vin généreux dans un flacon bouché à l'émeri! Mais Roumana ne l'entend pas ainsi, et elle exige des commentaires. Suivent alors une dissertation sur les forêts en général et une description des forêts de Fontainebleau et de la Grande-Chartreuse en particulier...
—Et la mer, comment est-ce qu'elle lamente?
Roumana n'a jamais vu la Méditerranée et j'esquisse un cours sur la mer, à l'usage des commençants.
—Et le crépuscule?
—Ce n'est pas un animal sauvage comme tu le crois, mais une chose divine que l'Orient ignore. C'est une heure incertaine et diaphane qui annonce la nuit et regrette le jour...
Je me laisse aller à parler du charme des feux clairs dans les pièces tièdes, quand on rentre du jardin gercé par l'automne.
Je me rends compte que je suis parfaitement ridicule et la sauce allongée dont j'accommode Samain, à quelques pas du désert, manque de sel.
Je rirais volontiers, mais Roumana est sérieuse et enchâsse précieusement chacune de mes paroles dans son souvenir.
Mansour surgit comme d'une trappe.
Je me lève. Roumana comprend. Souple et féline, elle se courbe à demi sur mon épaule, des larmes tremblent dans sa voix qui murmure: «Tu reviendras?»
Je n'ai pas le courage de massacrer son rêve. Et d'ailleurs, qui sait? Inch Allah!... «Oui, Roumana, je reviendrai...»
Et au même instant je donne mon regard d'adieu à ses grands yeux de gazelle. À pas lents, pour prolonger le départ, nous traversons la cour. Sur le seuil Roumana, tournée vers son mari, demande quelque chose avec ardeur, elle se fait plus petite, plus menue... Elle voudrait sans doute m'accompagner jusqu'à la rue. Mais les traits de Mansour se durcissent et, sans un mot, il étend son bras en travers de la porte.
Alors, arrêtant Roumana, qui veut me baiser les mains, je l'embrasse, comme une sœur, je l'embrasse et je m'enfuis. Un gémissement triste... oh! si triste!... Plus rien...
J'ai au cœur un pressentiment douloureux que ne parvient pas à dissiper la magie du soir.
Sur le ciel ourlé de grenats défile une caravane de chameaux décoratifs, solennels et laids... les cris des conducteurs étonnent seuls le grand silence navré du jour finissant: Yalla! yalla! (en avant) et la phrase prodigieusement évocatrice d'un roman anglais, lu autrefois, chante à mes oreilles «Mutter of camel drivers to their velvet-footed beasts...»
[1]Petits morceaux d'agneau grillé.
Paris, 16 juin.
Une lettre de Roumana m'a souhaité la bienvenue en France. Je lui avais écrit longuement de Syrie, au mois de mai, et voici que la réponse de Djêroûd continue mon voyage:
«Chère Paule,
« Tu sai combien j'été heureuse en recevant ta chère lettre et cependant mes yeux ont pleuré en la lisant, alors ma sœur ma dit:
«Tu n'est donc pas contente de la lettre de ta chère Paule? Oh! ma sœur en chantée car elle ne ma pas oublier, elle ma écrie une lettre pour que je la lise cent fois par our, mais tu ne peux te figurer chère Paule...
«La chaleur à Djêroûd est très beaucoup, elle nous donne des pênes, mais le soleil a froid depuis que tu est parti.
«Chère Paule, je vais te dire, écris moi une longue, longue lettre pour que je la lise mille et mille fois pour l'apprendre à la fontaine et pour savoir le Français comme les gentilles Parisiens.
«Salue-moi à ton joli pay car notre pay est une petite village et moi je suis une petite campagnarde.
«J'ai te prie, chère Paule, corrigé moi toutes mes fauttes et moqué à mon mal écriture. Toute la famille t'envoie mille amitié. Que ta vie soit heureuse et béni.
«ROUMANA.»
30 juillet.
J'ai reçu ce matin une lettre de Roumana. Comme c'est étonnant de penser qu'à des milliers de kilomètres il reste un peu de moi dans cet Orient que j'ai tant aimé.
«Merci à chère Paule pour les nouvelles.
«Il fai chaud et les lilas sont mort parce que chère Paule n'étai pas là, mon cœur est mort aussi.
«Heureux toi dont les jours est dans ce pay où les vents frais de l'aube (comment a-t-elle pu retenir ces mots de Samain?)... et les petites filles sortent avec leur figure. La petite Marie a été mal aux yeux et le hakim est venu et grâce à Dieu est guéri. Je dis à la petite Marie: pense à chère Paule qui reviendra quens les orges seront nouveau. Tu a promi et j'ai soif de chère Paule qui est la source. Que tu trouve toujours l'eau et l'arbre sur ton chemin et l'amitié dans le cœur de Roumana.
«ROUMANA.»
12 septembre.
Les photographies, les livres et les poupées sont enfin arrivés à Djêroûd et ont fait sensation, si j'en juge par la lettre de Roumana:
«La bonté est en chère Paule et la joie en Roumana. Je vai te dire: j'étai avec Salma quand on a apporté tes cados. Alors j'ai chanté et j'ai ri et Salma ai chanté et ai ri et les autres ai chanté et ai ri et Abla, non. Pour le livre c'est bien.
«Pour la figure j'ai embrassé chère Paule aux yeux du matin. Et la petite enfant pas vivant est beaucoup joli et ses cheveux est un chapeau de soleil et sa figure est une fleur de rose. Bârîs est le pay des belles Mademoiselle.
«La famille a mangé les raisins et les grenades. J'ai mis pour toi en garde des raisins et des grenades. Mansour va à Ech Châm pour Monsieur Gouverneur pour Negib.
«Que l'amour de Roumana te ramène. Adieu chère Paule trois fois béni.
«ROUMANA.»
18 décembre.
La chose horrible que j'avais redoutée pendant ces longs mois de silence, où Djêroûd restait sourd à mes lettres multipliées, est arrivée. Ces jours de septembre, d'octobre et de novembre où mon cœur s'évadait pour retourner là-bas et où, tourmentée par le manque absolu de nouvelles, j'envisageais tous les malheurs, je les regrette maintenant que je sais...
Pauvre petite Marie...
Ce matin un médecin militaire que nous avions connu en Syrie est venu déjeuner à la maison. Nous avons parlé de notre expédition de Palmyre; en prononçant le nom de Djêroûd, je vois le visage du major qui s'étonne:
«—Djêroûd! oh! attendez donc, c'est bien le dernier village avant Karyatein? Oui. Eh bien, il m'y est arrivé une aventure extraordinaire. Je passais en tournée médicale en septembre dernier, quand j'ai été appelé précipitamment auprès d'une enfant qui était tombée dans une fontaine. Vous imaginez le pittoresque du cas: un enfant noyé dans un pays où l'on manque totalement d'eau. J'ai cru d'abord à une erreur, mais c'était vrai, hélas! car la pauvre petite avait été asphyxiée, et je suis arrivé trop tard pour la sauver. Un détail m'a frappé: elle serrait si fort sur son cœur une poupée qu'il m'a été impossible de la lui arracher. Ce qu'il y a d'étrange dans cet accident c'est que j'ai vu la fontaine et qu'il m'a paru très difficile qu'une enfant d'un an et demi ait pu s'y noyer. Si j'avais eu plus de temps, j'aurais éclairci cette affaire, mais j'étais attendu à Karyatein dans la journée. J'ai dû partir. Puis j'ai oublié; en Orient, on oublie vite...»
La conversation continue, pleine de souvenirs. Je n'écoute pas. Sans qu'un nom ait été prononcé j'ai la certitude. Je ne veux pas croire, mais l'évidence s'impose: la maison de Mansour est la seule de Djêroûd où il y ait une fontaine, m'avait dit le drogman lors de ma première visite, et surtout! surtout il y a la poupée! La poupée «au chapeau de soleil» que j'avais envoyée avec tant de joie et qui avait été reçue avec tant d'amour!
Pauvre petite Marie!... Mes pressentiments ne m'avaient pas trompée quand un gémissement de bête mourante avait déchiré nos adieux dans le silence d'un soir d'avril.
Mais une idée effrayante s'insinue dans mon esprit. Je la chasse, elle revient, je la repousse, elle s'installe en triomphatrice: Abla a tué l'enfant. Je ne suis pas folle, je ne suis pas impressionnable. Mais les paroles du médecin dansent devant moi en caractères de feu: «Il m'a paru très difficile qu'une enfant d'un an et demi ait pu s'y noyer.» Et je vois la scène comme si j'y avais assisté.
Roumana a laissé la petite Marie à la maison pour aller chez une amie peut-être. Mansour? Mais Mansour était à Damas... Dans sa dernière lettre Roumana me disait qu'il allait partir. L'enfant joue tranquillement sous les lilas de Perse desséchés par un coup de kramsin. La vieille qui depuis longtemps, dans l'ombre, guettait le mal, la vieille éloigne, sous un prétexte, les sœurs et les femmes. Marie se rapproche de la fontaine, elle se penche, une main la bâillonne pour retenir les cris, une poussée brutale, des convulsions, des spasmes, la poigne de fer maintient le corps frêle. C'est fini. La petite demeure immobile, le visage violet. Alors Abla appelle au secours.
Non, c'est trop affreux; j'entends son rire acide, je revois ses glauques yeux fourbes.
Et le désespoir de Roumana! Comme elle a dû hurler à la mort près du petit cadavre raidi! Elle ne m'a même pas écrit. Pourvu qu'elle ne soit pas malade... J'essaie de faire passer dans la lettre que je lui adresse toute ma tendresse, toute ma pitié.
22 décembre.
Je reste anéantie devant le paquet ouvert sur mes genoux. Mes lettres! mes livres!... ma photographie!... tout ce que j'avais envoyé à Roumana!
Sur le papier brun une adresse est mise maladroitement: ce n'est pas son écriture. La poupée manque...
Roumana est morte...
Comme pour l'autre, je pressens, je devine, je sais...
Après la mort de sa fille, elle a vécu de lentes heures lourdes d'angoisse, inerte et l'âme lasse. Son rire enfantin s'est brisé, ses yeux, enfoncés chaque jour davantage, et son teint chaque jour plus transparent ont crié sa douleur. Elle a abandonné les broderies de soie et les livres de «Bârîs». Elle a passé des semaines entières abîmée dans des rêves sans fin.
Maintenant que le malheur l'avait dépouillée de son cher trésor, peut-être pensait-elle à l'existence d'autres femmes, existence entrevue pendant nos causeries.
Alors je comprends le danger, mais trop tard, trop tard...
Roumana s'est nourrie de tout ce que j'avais dit d'étrange: la liberté de sortir dévoilée, de voyager, de vivre, la liberté d'aimer, oh! d'aimer surtout.
J'ai été bien coupable. Mes lettres et mes livres ont parachevé mon œuvre...
Son imagination me suivait à distance et colorait mon existence de tous ses désirs jamais comblés, comme ces petits pauvres, à la porte des pâtisseries à la mode, qui regardent les riches s'empiffrer de gâteaux et, à travers les vitres que le brouillard embrume, arrêtent leur choix, jamais satisfait, sur les babas tremblotants, les choux pralinés et les tartes rutilantes.
L'envie s'est mêlée à sa peine, elle n'a plus goûté la joie puérile des heures monotones et vides à l'ombre des mauves lilas, elle s'est attendrie sur sa jeunesse étiolée et son amour esclave. Alors son caractère doux s'est assombri, ses yeux farouches ont dédaigné de répondre au sourire de Mansour, et ses lèvres glacées à ses baisers. Elle l'a méprisé et peu à peu il s'est détourné d'elle. La vieille Abla, à qui la haine donnait un regain de jeunesse et de séduction, a envenimé les choses.
Mansour a eu des paroles dures.
Un soir Roumana s'est endormie du sommeil qui délivre...
En vérité, les choses ont dû se passer ainsi, je les vois comme j'ai vu la mort de Marie!
C'est Abla, sans nul doute, qui m'a fait renvoyer mes cadeaux, pour effacer le passage de «l'étrangère» et purifier la demeure de ses dernières traces.
Je pleure en songeant à mon influence si involontairement néfaste.
Petite Roumana, tu n'avais pas une âme charmante et frivole, ainsi que je le croyais; et comme un papillon léger tu es venue brûler tes ailes à la flamme que j'avais inconsciemment allumée en te parlant de liberté... Pardonne-moi.
Nous nous sommes connues autant que pouvaient se connaître deux enfants séparées par l'abîme des races et des civilisations plus encore que par les mers et les pays.
Ton souvenir jettera des larmes sur l'enchantement de Damas et de Palmyre.
Et, si jamais je retourne à Djêroûd, ma première visite sera pour toi, puisque je t'ai promis de revenir. J'irai m'agenouiller sur la blanche tombe de pisé du petit cimetière dénudé et je t'apporterai des fleurs de France, des fleurs de «Bârîs», petite Roumana...