The Project Gutenberg eBook of L'Etbaye
    
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Title: L'Etbaye
        pays habité par les arabes Bicharieh : géographie, ethnologie, mines d'or

Author: L.-M.-A. Linant de Bellefonds

Release date: March 26, 2025 [eBook #75717]

Language: French

Original publication: Paris: Arthus Bertrand, 1868

Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France/Gallica and the Bayerische Staatsbibliothek)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ETBAYE ***

[Note du transcripteur : Ce document contient à la fois le texte et
l'Atlas.]




                                L’ETBAYE


                               * * * * *
          Paris. — Imprimerie de CUSSET et Ce, rue Racine, 26.


                               =L’ETBAYE=
                  PAYS HABITÉ PAR LES ARABES BICHARIEH
                        =GÉOGRAPHIE, ETHNOLOGIE=
                               MINES D’OR

                                  PAR
                        LINANT DE BELLEFONDS BEY
       ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES TRAVAUX PUBLICS DE L’ÉGYPTE,
         ANCIEN INGÉNIEUR EN CHEF DU CANAL DE SUEZ, ETC., ETC.

                              =accompagné=
              D’UN ATLAS RENFERMANT UNE TRÈS-GRANDE CARTE
                 ET 13 PLANCHES IN-FOLIO LITHOGRAPHIÉES

                               * * * * *

                                =PARIS=
                        ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR
                  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE
                          RUE HAUTEFEUILLE, 21




                                PRÉFACE

                               * * * * *


J’avais, depuis longtemps, en portefeuille toutes les notes relatives à
mon voyage dans l’Etbaye, et, quoique mon intention fût toujours de les
publier, jamais mes occupations ne m’avaient permis d’y pourvoir ; ce
n’est que tout récemment que j’ai eu le loisir de mettre de l’ordre dans
un travail ébauché sous la tente.

Comme il y a déjà quelques années que ce voyage a été fait, l’on est en
droit de penser que l’à-propos, qui pourrait donner une valeur à sa
relation, n’existe plus ; cependant je prétends le contraire. Personne,
avant moi, n’avait visité l’Etbaye, et personne, depuis moi, n’y a
pénétré. Les Bicharieh n’ont rien changé à leurs mœurs, à leurs
habitudes ; ils ne sont ni plus ni moins soumis, et leurs communications
avec l’Égypte sont toujours les mêmes. C’est donc encore une relation
nouvelle que celle que l’on va lire ; l’intérêt qu’elle comporte n’a
point été amoindri.

                               * * * * *




                                L’ETBAYE

                               * * * * *

                            PREMIÈRE PARTIE.

                               * * * * *


Durant un des fréquents voyages que j’ai faits en Nubie, ou pays des
Barabras, entre la cataracte d’Assouan et celle de Wadée[1] Alfa, je
venais de quitter le Soli, temple de Daké, et je remontais le Nil à
pleine voile, dans ma dahabiet, belle et grande barque, marchant
parfaitement, lorsque nous fûmes tout à coup pris en travers par un
très-fort courant qui nous jeta violemment sur la rive gauche du fleuve.

Plusieurs fois nous revînmes, avec toutes nos voiles enflées par un bon
vent, pour chercher à remonter plus haut, et forcer ce courant venant de
la rive droite. Cela fut impossible ; alors je fis approcher un peu en
aval du courant sur la rive droite pour descendre à terre afin d’aller
examiner d’où provenait ce fort courant.

C’était un impétueux torrent, très-rapide, qui déversait dans le lit du
fleuve ses eaux très-chargées de parties argileuses et de sable.

Cependant le temps était clair, serein, et du côté de l’est, d’où venait
cette grande quantité d’eau, avec une grande vitesse, on n’apercevait
pas le moindre petit nuage, rien qui indiquât qu’un orage considérable
pût être la cause de la formation d’un tel torrent.

Les Barabras, habitants d’un petit village voisin, étaient venus, comme
moi, pour regarder cette eau jaune qui coulait en bouillonnant
bruyamment sur les roches et les cailloux du ravin pour se précipiter
dans le Nil.

Le fleuve, qui était alors assez bas, avait ses eaux à peu près claires,
et celles du torrent formaient, dans son cours, une zone jaune et
boueuse, d’une rive à l’autre, en déclinant dans le sens du courant du
fleuve.

Parmi les habitants du village se trouvaient plusieurs Arabes Ababdieh
et Bicharieh. Je leur demandai d’abord comment se nommait le petit
village qui était là, ainsi qu’une espèce de ville fortifiée qui était
ruinée et placée sur le revers d’une montagne au nord de l’endroit où
nous étions. La forteresse se nomme Coubanne et le petit village ou
hameau ainsi que le lit du torrent s’appellent Wadée Ollaki. Ce nom de
Ollaki me rappela de suite un passage de Diodore où il est parlé de cet
endroit, et aussi de grandes mines d’or que les anciens rois égyptiens
faisaient exploiter par des criminels.

Je demandai aussi aux Arabes Bicharieh d’où venait cette grande masse
d’eau et où était le principe de cette Ouadée ou vallée de Ollaki ; ils
me dirent que l’on pouvait marcher pendant _neuf jours et plus_,
expression arabe, dans le lit du torrent pour arriver aux montagnes où
il prend naissance, et que les orages qui éclataient quelquefois sur ces
montagnes étaient la cause de cette quantité d’eau coulant ici.

J’attendis tout le jour et tout le lendemain pour que les eaux
s’écoulassent, et pour que je pusse visiter l’entrée de la vallée.

En examinant tous les débris de roche apportés par les eaux, je trouvai
beaucoup de morceaux de quartz, et, en examinant bien, je trouvai
quelques petits cristaux d’or natif dans ces quartz.

Je ne doutai plus un moment que ce lit de torrent ne conduisît aux
anciennes mines égyptiennes dont Diodore et d’autres auteurs ont parlé,
et l’Arabe Macrizi principalement.

J’aurais bien voulu immédiatement entreprendre un voyage chez les
Bicharieh ; mais cela ne put se combiner dans la circonstance où je me
trouvais, parce que ce voyage au milieu de tribus qui n’étaient pas
soumises au gouvernement égyptien, et qui au contraire lui étaient
hostiles, demandait des précautions et des préparatifs peu ordinaires.

Plus tard, lorsque je fus au service du gouvernement égyptien, causant
un jour avec Méhémet Ali, ce prince me demanda ce que j’avais vu de
curieux pendant mes voyages dans le Soudan et dans les déserts, et il
insista pour savoir si je n’avais point rencontré des mines d’or ou
d’autres métaux : naturellement je lui racontai ce qui précède, et
j’ajoutai que, dans la partie rapprochée de la route de Corouscos à Abou
Ahmed, route du désert, j’avais vu beaucoup de travaux d’exploitation
considérables ; mais que, pour les mines des Bicharieh, tout ce que je
savais, c’est que beaucoup d’historiens anciens en avaient parlé ; que
sous le règne d’Ahmed ben Teïloun, soudan d’Égypte, un chef arabe de
Syrie, nommé Abou Abd el haman el Omary, avait travaillé avec sa tribu à
l’exploitation de riches mines ; qu’à cette époque il y avait une
activité merveilleuse dans tout le désert, entre le Nil, depuis la
hauteur d’Assouan à Berber, et la mer Rouge, et, qu’au dire des
écrivains arabes eux-mêmes, ces mines n’avaient point été abandonnées
parce qu’elles ne rapportaient pas assez ; mais à cause des guerres qui
avaient eu lieu entre les différentes tribus de ces contrées. Ensuite,
l’ignorance et la paresse des Arabes Bicharieh et Ababdieh les avaient
empêchés de profiter des richesses de leur pays.

Le vice-roi alors me demanda si je voulais aller faire une
reconnaissance dans cette direction, et je m’empressai de saisir cette
circonstance pour connaître des pays où personne encore n’avait pu
voyager, excepté Bruce qui, en revenant de Chindi en Égypte, les avait
traversés par la ligne directe d’un point à un autre, mais sous
l’influence de la crainte qu’inspirait à sa caravane le nom redouté des
Bicharieh.

Je me rendis donc à Assouan pour organiser le voyage avec les Arabes
Ababdieh, qui sont, au moins quelques-uns, alliés à des tribus
Bicharieh.

Un des Ababdieh les plus puissants était le chek Baraca ; son frère
aîné, nommé Kralif, était cependant plus renommé. Lorsque Méhémet Ali
eut l’intention de faire la conquête du Soudan, après avoir chassé les
mamelouks du Caire, après les avoir poursuivis dans la haute Égypte et
jusqu’à Dongolah où ils s’établirent, déjà à cette époque le chek Kralif
était bien connu ; voici à quelle occasion :

Lorsque Méhémet Ali fit au Caire le massacre des mamelouks, ceux qui
étaient dans la haute Égypte, pensant qu’ils ne pouvaient résister aux
forces du vice-roi et croyant qu’ils n’avaient aucune grâce à espérer,
furent effrayés à l’approche d’Ibraïm Pacha qui remontait le Nil, et
tous avec leurs serviteurs et leurs soldats, s’enfuirent dans le désert
des Ababdieh et des Bicharieh en partant d’Assouan, où ils s’étaient
réunis. Ils étaient environ trois cents chefs.

Après la première journée de marche, les mamelouks vinrent camper dans
le voisinage du puits d’Oum _Eubal_, et y restèrent quelque temps.

Heureusement pour eux, cette année-là, il était tombé beaucoup de pluie,
ce qui fit qu’ils trouvèrent abondamment de quoi faire paître leurs
chameaux.

Ibraïm Pacha, arrivé à Assouan, demanda tous les cheks des Ababdieh qui
arrivèrent aussitôt à lui. Les plus considérables étaient : pour la
tribu Ababdi des Foukara, le chek Neïmer[2], et son fils aujourd’hui
chek Saad wed Neïmer, le chek Kralif de la même tribu, celui-ci avait
usurpé le pouvoir de chek Saad wed Neïmer encore jeune, Abou Guebranne,
chek de la tribu des Achabal, et plusieurs autres moins puissants.

Ibraïm Pacha commença par faire à tout ces cheks des reproches amers sur
ce qu’ils avaient fourni des vivres et des moyens de transport aux
mamelouks, ce qui était cause qu’il ne pouvait les rejoindre et les
combattre.

Un seul des cheks ne nia pas le fait et vint hardiment devant Ibraïm
Pacha : c’était le chek Kralif, homme intelligent et fier ; il lui dit
qu’il était vrai qu’on avait fourni vivres et chameaux aux mamelouks, et
que lui-même leur avait donné l’hospitalité, les avait nourris et
conduits ; qu’ils étaient ses anciens amis et, par conséquent, qu’il
avait dû les secourir dans leur adversité tant qu’ils étaient restés sur
le territoire où il commandait ; mais qu’aujourd’hui, Ibraïm Pacha étant
le vainqueur, et, selon ce que l’on disait, les mamelouks étant révoltés
contre les volontés du sultan El Islam, il les forcerait bien à quitter
le pays en ne leur portant plus de vivres.

Ibraïm Pacha exigea que les Ababdieh conduisissent des troupes d’Arabes
Mograbins, qui l’accompagnaient, à l’endroit où étaient les mamelouks.
Effectivement, plusieurs Ababdieh montèrent à dromadaire et guidèrent
les troupes jusqu’au puits d’Oum Eubal, dans le désert. Rendus là, les
Ababdieh dirent aux Mograbins : Voila les mamelouks devant vous ; vous
ne pourrez pas dire à Ibraïm Pacha que nous ne vous avons pas conduits
où il a ordonné. Cependant, à l’approche des Mograbins, les mamelouks,
qui étaient sur leurs gardes, avaient tout préparé pour leur départ ;
ils avaient enfoui sous terre beaucoup de leurs effets, afin de pouvoir
les retrouver ; ils avaient comblé le puits avec des pierres, de la
terre, des branches d’arbres épineux et tout ce qu’ils avaient trouvé de
plus encombrant Puis ils s’étaient rangés en bataille et avaient attendu
l’ennemi ; mais celui-ci ayant hésité, ils étaient partis dans la
direction de Dongolah pour s’y établir.

C’est à dater de cette époque que le chek Kralif commença, avec l’appui
du gouvernement turc, à devenir plus important. Plus tard, Méhémet Ali,
qui l’avait apprécié, se servit de lui pour bien connaître le Soudan
avant d’en entreprendre la conquête, et, vers l’année 1820, quand il
envoya, dans ce pays, une espèce d’ambassade qui avait pour chef
officiel un certain Mahamed Aga, l’âme de l’expédition était le chek
Kralif, l’Ababdieh, intelligent, spirituel, puissant et considéré.

Le chef de l’ambassade, après avoir visité toutes les différentes
peuplades le long du fleuve et au Sennar, alla aussi à Cordofan et à
Darfour, où il fut retenu sans jamais avoir pu obtenir la permission de
retourner en Égypte. Chek Kralif revint et continua à être l’agent avoué
ou secret du gouvernement égyptien.

Il fut assassiné à Berber, par un gouverneur turc jaloux de son
influence dans le pays. Son frère Baraca lui succéda[3]. C’est ce
dernier qui devait m’accompagner dans le désert des Bicharieh.

Il n’est jamais facile d’organiser avec les Arabes un voyage dans le
désert ; mais pour faire ce voyage dans un pays où jamais voyageur n’a
mis le pied, dans un désert où l’on doit rester peut-être plusieurs
mois, où l’on ne trouve rien, et où, par conséquent, il faut tout
emporter pour soi, et beaucoup pour donner aux Arabes que l’on
rencontre, les difficultés s’accroissent considérablement. Lorsque je me
mis en route, il n’avait pas plu depuis longtemps ; tous les puits,
sources ou réservoirs étaient à peu près taris ; il fallait prendre des
outres en plus grande quantité. Comme les Bicharieh chez lesquels nous
allions n’étaient point soumis au gouvernement égyptien, mais lui
étaient plutôt hostiles, il fallait prendre des précautions de défense
contre les vagabonds ; quant aux cheks des tribus, nous savions que,
patronés par le chek Baraca, tous nous recevraient fort bien.

Il fallait donc faire de grandes provisions, et malgré toutes mes
observations, mon opposition même, je dus consentir, d’après les
instances du gouverneur turc d’Assouan, personnage influent, d’après
celles de quelques cheks arabes, à prendre une escorte. On voulut me
donner des soldats turcs et mograbins, ce à quoi je me refusai de tout
mon pouvoir, sachant bien que ce serait une fort mauvaise recommandation
pour les Bicharieh, et que cela me causerait toute espèce de
désagréments ; je ne voulus prendre que des Arabes Ababdieh et
Bicharieh.

Nous avions donné rendez-vous à plusieurs cheks des Bicharieh à Abou
Ahmed, point, sur le Nil, où l’on arrive, étant parti de Corouscos,
après huit à neuf journées de désert, ou bien point duquel l’on part
pour venir à Corouscos et à Assouan afin de ne pas faire, en suivant le
cours du fleuve, ce grand détour que le Nil fait en coulant dans le pays
des Chakieks, de Dongolah, de Mahos, de Soccott pour arriver enfin à
Wadée Alfa, d’où il coule presque directement vers le nord.

Ce rendez-vous fit que nous dûmes, avant de nous interner tout à fait à
l’est, chez les Bicharieh, remonter jusqu’à Corouscos, et de là
traverser le désert, que d’ailleurs je devais aussi visiter.

Je laissai donc la caravane faire sa route par terre, et je remontai en
barque jusqu’à Corouscos.

Ce point est devenu important à cause des caravanes qui vont et viennent
sans cesse ; c’est la route la plus directe pour les communications
entre le Soudan et l’Égypte ; cependant Corouscos n’est qu’un pauvre
hameau où il y a seulement une construction en terre servant de magasin
au gouvernement et des cahuttes servant de demeures aux Arabes.

Nous terminâmes tous nos préparatifs, nos provisions d’eau, et enfin
nous quittâmes les bords du fleuve pour prendre le désert.

En partant de Corouscos, on passe, par une gorge étroite, au travers la
chaîne de montagnes qui borde le fleuve. C’est le lit du torrent nommé
Wadée Corouscos. On remonte ce ravin sur un terrain de cailloux et de
sable. Les montagnes qui bordent la route sont peu élevées, isolées les
unes des autres et de formes coniques. Leur formation est du grès
moderne stratifié horizontalement ; elles sont dénudées.

Les Arabes qui voyagent dans le désert ont donné des noms à tous les
lieux un peu remarquables. Ainsi, par exemple, à environ deux lieues et
demie de Corouscos, la vallée que l’on suit est resserrée entre deux
rochers, et ce point étant élevé, on peut voir, du côté du couchant, les
montagnes qui se trouvent de l’autre côté du fleuve ; c’est une grande
joie pour les voyageurs venant du désert qui voient que dans peu de
temps ils arriveront au Nil et pourront boire à volonté l’eau douce et
bienfaisante dont ils ont été privés depuis plusieurs jours. Ce lieu se
nomme Choroffa, qui veut dire ici _lieu élevé_ duquel l’on découvre au
loin le pays.

La végétation est fort rare dans cette partie ; l’on y voit quelques
mimosas gommiers très-rabougris et peu de plantes.

Pour voyager commodément dans le désert, il faut pouvoir marcher
séparément des chameaux de charge, leur pas est fatigant et sa monotonie
vous ennuie ; il faut avoir de bons dromadaires et surtout de bonnes
selles bien organisées, bien posées ; c’est une étude à faire, et
l’expérience seule, en imitant et améliorant ce que les Arabes font,
vous conduit à être parfaitement sur le dos de ces animaux ; il faut
aussi avoir des guides intelligents : alors vous laissez marcher votre
caravane, vous partez après elle ou avant, vous vous arrêtez où vous
voulez, vous vous détournez de la route directe et vous rejoignez
toujours vos bagages au lieu du campement de nuit, ou au lieu du repos
du jour. Avec des gens à dromadaires, vous accompagnant, vous avez
toujours de la bonne eau que l’on va prendre à droite ou à gauche de la
route, à des puits ou des sources, mais le plus souvent à des réservoirs
formés naturellement dans les rochers des ravins, où les pluies en
tombant forment des bassins très-souvent bien remplis.

Les Arabes qui conduisent des caravanes ordinaires, avec des chameaux
loués au voyage pour se rendre directement d’un point à un autre, ne se
dérangent jamais du droit chemin pour que les personnes qu’ils
conduisent trouvent de la bonne eau ; ils ne leur font connaître que les
puits qui sont sur la route, qu’ils soient d’eau douce ou bien d’eau
bonne seulement pour les chameaux. En parlant la langue du pays, en
causant avec les guides, les Arabes que l’on rencontre, vous évitez
cela ; car il n’y a pas de route auprès de laquelle, en vous détournant
un peu, vous ne trouviez des plantes pour faire manger les chameaux et
de l’eau pour votre usage. Sur la route des caravanes généralement, tout
est brouté, tout est tari.

Après avoir passé l’endroit nommé Choraffa, l’aspect de la route est le
même ; c’est un sol sablonneux, sans végétation, par-ci par-là, à des
distances fort grandes, un mimosa de l’espèce des gommiers, ou bien
mimosa Sihalé à écorce et fleurs blanches, et très-rabougri, donne
encore plus de tristesse à ce désert.

A environ cinq heures de marche de chameaux, l’on rencontre quelques
mimosas, et sur une roche de grès les empreintes de deux animaux, bœufs
ou vaches, dont le dessin n’est pas trop mauvais ; ils ont de grandes
cornes comme l’on en voit seulement aux bœufs d’Abyssinie.

Un peu plus loin, toujours dans la même vallée où passe la route, est un
rocher qui donne de l’ombre et sert d’abri aux voyageurs. On le nomme
Ogab el Gamous, _lieu de repos des vaches ou des buffles_, parce qu’un
Arabe étant parti de Corouscos avec des buffles, pour les conduire dans
le Soudan, et s’étant reposé à l’ombre de ces rochers, ses buffles y
moururent tous.

Une citerne a été creusée dans ce rocher, sous le gouvernement de
Méhémet-Ali ; elle est toujours sans eaux, les pluies étant extrêmement
rares dans cette localité.

Toujours en continuant la même route, dans un terrain sablonneux parsemé
de monticules et de petites montagnes séparées les unes des autres et
toutes de formation de grès, après sept heures de marche, de l’endroit
où sont les vaches dessinées sur les rochers, l’on arrive à un lieu
nommé Ogab el Mâra ou encore Ogab el Quelb, _lieu de repos de la femme
ou du chien_. C’est encore un rocher de grès dans lequel est une caverne
naturelle où l’on peut se mettre commodément à l’ombre et où l’on a
creusé une citerne, qui aussi n’a presque jamais d’eau.

En partant de ce lieu le terrain est le même, seulement il est plus uni,
et semble plus solide, parce qu’il laisse voir quelques pierres. Le
sable reparaît non loin de là, près d’un endroit nommé El Houchar[4].
C’est un grand spécimen de cette famille qui a donné son nom à la
localité ; il est immense, en effet, et sa belle végétation bien verte,
fait présumer que si l’on creusait dans ce lieu l’on y trouverait de
l’eau.

Tous les sables environnants sont couverts de végétation lorsqu’il
pleut ; malheureusement cela est rare, et l’on ne voit, le plus souvent,
que les petites buttes formées par les racines des plantes contre
lesquelles le sable vient s’accumuler.

Plus loin, le pays est plus découvert, et enfin l’on arrive, après vingt
et une heures et demie de marche, depuis Corouscos, à l’endroit nommé
Bab el Corouscos, ce qui veut dire porte et défilé, ouverture de
Corouscos.

Cet endroit est effectivement une ouverture, un défilé dans la chaîne
qui s’étend du sud-sud-ouest au nord-nord-est, entre le fleuve et le
grand désert, comme une ligne de démarcation. Il n’y a que trois routes,
au travers cette chaîne de montagnes, qui permettent d’arriver au
fleuve, en venant d’Abou Ahmed : celle de Corouscos, celle de Gallat
Addé et celle de Siboh. En partant du Nil, il est facile de se
reconnaître, mais lorsque l’on vient du désert, cela est beaucoup plus
difficile ; toutes les montagnes se ressemblent. Quand le temps n’est
pas bien clair, on se trompe facilement, car rien n’indique le chemin
que l’on doit prendre ; les traces des caravanes se perdent sur le sable
au moindre petit vent, et si celui du sud souffle, si le sable est
soulevé, à moins d’avoir un guide bien expérimenté l’on risque beaucoup
de se perdre parmi ces innombrables petites montagnes en forme de cônes.

En partant de Bab el Corouscos, on a devant soi une grande étendue de
sable assez ferme, et à l’horizon, à une grande distance, les montagnes
bleuâtres de Raft qui apparaissent au-dessus du sable jaune de la
plaine.

Cette plaine n’est pas unie ; elle est coupée par des vallées qui ont un
lit et une pente où coulent les eaux quand il pleut.

La première que l’on traverse se nomme Bhar Bella Mâh ; elle se perd
dans une autre grande vallée qui coule du sud au nord, nommée Gabgabba ;
celle-ci a son principe à l’est d’Abou Ahmed et vient se jeter dans
l’Ouadée Ollaki un peu avant que celle-ci ne se perde dans le Nil.

Le Barh Bella Mâh offre, comme beaucoup d’autres vallées, un lit, ce qui
est commun dans le désert, où, quand il pleut, les eaux forment un
écoulement ; mais de son nom, quoique Bhar signifie fleuve et mer en
même temps, et Bella Mâh, sans eau, il ne faut pas conclure ou déduire
que c’est le lit d’un fleuve desséché. Dans tous les déserts il y a des
lieux qui portent ce nom, et souvent les voyageurs ont voulu reconnaître
les traces d’anciens fleuves inconnus qui coulaient dans ces contrées,
fleuves desséchés aujourd’hui ou ayant changé leur cours, ce qui est
tout à fait erroné, à moins qu’on ne veuille faire remonter ces cours
d’eau aux époques géologiques les plus reculées. Dans le Barh Bella Mâh
on a voulu creuser un puits, il n’a pas réussi.

A cinq heures de Barh Bella Mâh, dans le S. 1/4 S.-O., l’on voit un
autre bas-fond au sommet duquel, vers le sud, se trouvent des tombeaux
musulmans qui sont ceux de soldats égyptiens tués par les Bicharieh lors
de l’expédition de la conquête du Soudan par Ismaïl Pacha, fils de
Méhémet-Ali. Auprès de ces tombeaux est une roche isolée nommée Onni Gad
(_la Mère Station_.) C’est une masse de grès percée naturellement, ce
qui forme une grande caverne, ouverte de deux côtés, où les voyageurs,
fatigués d’avoir parcouru les plaines de sables environnantes, trouvent
ombre et fraîcheur.

En continuant à marcher au sud-sud-est l’on traverse une plaine remplie
de cailloux et parsemée de petites hauteurs rocheuses, puis ensuite une
plaine de sable ferme qui va en pente vers le sud. On traverse aussi une
dépression du sol formant une vallée qui, comme Bhar Bella Mâh, se
dirige à l’est et va se perdre dans celle de _Gabgabba_ : on la nomme
_Barh el Attab Arreiane_ à cause d’une montagne assez élevée qui se
trouve sur le bord de cette vallée, à l’est de la route, et qui porte ce
nom ; une autre, à l’ouest de celle-ci, par opposition, est nommée
_Gebel attab el Attchane_.

Dans toute cette plaine, autour des petits monticules de grès qui y sont
parsemés, le sol est couvert de pierres noires comme des scories,
sonnantes comme du métal, l’on en trouve de rondes qui sont creuses et
remplies d’un sable blanc, très-fin, et quelquefois d’un sable rouge,
donnant une belle couleur d’ocre. Tous ces cailloux contiennent du fer
et de la silice ; quant à leur formation, elle semble être celle d’une
matière en fusion jetée d’une certaine distance dans l’eau ou dans un
centre humide, comme lorsqu’on jette du plomb en fusion pour faire de la
grenaille ; puis en roulant sur des sables fins ou des terres très-
fines, ils ont pu amasser différentes matières dans leur centre. On
trouve aussi dans ces boules, au lieu de sable blanc ou rouge,
quelquefois des cristallisations siliceuses d’une grande pureté.

Enfin, après avoir marché, en faisant différentes haltes, environ dix-
neuf heures depuis Bab el Corouscos, nous nous trouvâmes au pied du
groupe des montagnes de _Raft_, et traversant les ravins de Oumriche et
de Tellat el Gindi[5] nous nous arrêtâmes dans celui de Souffour[6].

Le ravin de Tellat el Gindi est rempli de beaux mimosas gommiers dont
l’aspect vert et frais réjouit la vue.

Ce ravin est renommé, dans tout le pays, à cause d’un certain Arabe
nommé Issé qui a été, disent les Turcs, un grand voleur, un brigand, et
que les Arabes, au contraire, citent comme un brave et un grand homme.
Son histoire fait connaître le caractère des Barabras qui se disent
d’origine arabe ababdi Bicharieh.

Le nommé Issé était tout simplement _ageïr_, ce qui veut dire courrier à
dromadaire, au service du gouvernement égyptien, portant la
correspondance d’un lieu à un autre. Il dépendait d’un certain Méhémet
Aga, chef de Wadée Alfa. Celui-ci voulut, un jour, s’approprier un
excellent dromadaire auquel son subordonné était très-attaché ; de là
une dispute qui se termina à l’avantage du plus fort. Le subordonné
perdit son dromadaire et fut, en outre, roué de coups.

Issé n’était pas homme à supporter un pareil traitement, comme eût pu le
faire un Égyptien. Il fait le malade, afin de n’inspirer aucune
méfiance, puis, une belle nuit, ayant trouvé le moyen de s’emparer de
son dromadaire, il s’enfuit de Wadée Alfa. Non content de cela, il va
trouver ses parents, ses amis, il les excite contre les Turs, contre
Méhémet Aga surtout, il tombe avec eux sur l’habitation du gouverneur,
pille les magasins du gouvernement, prend tous les dromadaires qu’il
trouve, et, avec ses gens et son butin, s’enfonce dans le désert, où il
s’installe en Bédouin, mais principalement en ennemi de tout ce qui est
Turc.

Quelque temps après, Issé, qui était en relation d’amitié avec beaucoup
de monde, apprit qu’un certain Malem Anné, Copte de religion et
administrateur dans le gouvernement de l’Égypte, revenait du Soudan avec
beaucoup d’or et d’argent, produit des onéreuses contributions levées à
Sennar, Chindi, Berber, etc. Il alla à Soccot, sur le Nil, épier son
passage, surprit le convoi et massacra les soldats turcs qui
l’accompagnaient, laissant les Égyptiens et le Copte continuer leur
route fort allégés, il est vrai, mais convaincus qu’Issé n’en voulait
qu’aux Turcs, à ce qui était à eux, et qu’il les poursuivrait de sa
vengeance tant qu’il le pourrait.

Après ce fait il descendit plus bas que Wadée Alfa dans un village où
commandait un caymacam turc, lui enleva en plein jour, devant sa maison,
ses deux chevaux et un dromadaire qui étaient tous au piquet, et
retourna dans ses montagnes.

Ce caymacam furieux de ce qui venait d’être commis à son endroit,
rassembla, de son autorité privée, beaucoup d’Arabes à dromadaires et
quelques soldats turcs, puis se mit à la poursuite d’Issé en suivant sa
piste qui était facile à reconnaître. Ils ne le rejoignirent qu’à la
montagne de Semmée au-dessus de Wadée Alfa. Ce fut à la tombée de la
nuit, et en suivant toujours les traces de ses chevaux volés, traces qui
étaient très-visibles, que le caymacam et sa troupe s’engagèrent dans un
défilé, lit d’un torrent à sec, fort étroit et encaissé dans de hautes
montagnes. Issé savait fort bien que les Arabes qui accompagnaient le
caymacam ne le trahiraient pas et il était assez tranquille. Comme
précaution il avait placé une sentinelle d’un genre nouveau et tout à
fait inconnu ailleurs. Dans l’endroit le plus étroit du ravin il avait
fait laisser, agenouillé et bien lié, un dromadaire malade. Cet animal a
pour habitude, quand il est dans cet état, malade ou blessé, de crier si
on l’approche, et c’étaient ces cris sur lesquels Issé comptait pour
être averti si quelqu’un approchait. Mais le guide[7] du caymacam, qui
conduisait l’avant-garde arabe de l’expédition, connaissait cette ruse,
et s’il n’avait pas été un ami d’Issé, celui-ci, malgré sa prévoyance,
eût été surpris. Il fit faire halte loin du chameau en disant qu’il
irait seul à la découverte. En effet, après un assez long détour, et,
après avoir marché quelque temps au fond de l’étroit ravin, il parvint à
un élargissement entouré de hautes montagnes, c’est là qu’Issé était
campé près d’un puits qui lui fournissait de l’eau. Sa troupe, composée
de dix hommes, l’entourait ; les deux chevaux du caymacam étaient
attachés près de sa tente. Abd el Kérim, c’était le nom du guide,
s’approcha tout tranquillement ; Issé, de son côté, ne laissa paraître
aucune surprise. Les Arabes, comme tous les hommes qui vivent au désert,
de quelque race qu’ils soient, ont presque tous les mêmes habitudes, les
mêmes mœurs, et, sous bien des rapports, les Arabes Bicharieh, Ababdieh
et les Nubiens ont de la ressemblance avec les Peaux-Rouges d’Amérique.

Abd el Kérim représenta à Issé qu’il lui était impossible de continuer
la vie qu’il menait, que tôt ou tard il serait pris, que, même dans ce
moment, il était bien près de l’être ; car il lui paraissait impossible
qu’il pût se tirer du mauvais pas où il se trouvait, puisqu’il n’avait
aucun chemin pour s’échapper, que les Turcs étaient en grand nombre,
sans compter les Arabes qui étaient à leur solde, et qu’enfin il agirait
sagement en rendant les deux chevaux et le dromadaire, ce qui ferait
qu’on le laisserait paisiblement aller où il voudrait. Mais Issé se
révolta à l’idée de se soumettre à la volonté d’un Turc, il refusa de
rendre les objets volés, repoussa même tout arrangement, et le guide Abd
el Kérim fut forcé de retourner vers le caymacam.

Alors les Turcs s’avancèrent dans le ravin ; mais ce ne fut qu’une
démonstration, ce qui avait été prévu arriva, aucun des Arabes ne les
suivit, et peu confiants dans leurs propres forces, craignant d’ailleurs
une trahison, ils revinrent sur leurs pas en faisant beaucoup de
reproches aux indigènes stipendiés par le gouvernement égyptien. Ceux-ci
pour se justifier prétendirent qu’ils avaient reconnu qu’Issé avait des
forces bien supérieures aux leurs, qu’il fallait garder le défilé et
envoyer chercher du renfort. Un tel avis, s’il était suivi, devait
fournir à Issé le temps de s’échapper, c’était visible. On fit autre
chose : des chameaux, appartenant à Issé, paissaient dans une gorge
voisine, l’on s’en empara avant la nuit, et l’on prit de bonnes
positions. Le lendemain, au point du jour, les Turcs assistèrent, de là,
au défilé de la petite troupe qu’ils avaient cru cernée, et qui
s’échappait par les escarpements d’un ravin ; ils lui firent l’honneur
de quelques coups de fusil et reprirent la route de Wadée Alfa. Issé
alla s’installer dans les montagnes que l’on voit à Gallat addé sur le
Nil.

Il fut encore question de le poursuivre : c’est alors qu’il s’interna
tout à fait et vint s’établir à la montagne de Raft, auprès du ravin de
Tellat el Gindi. Effectivement je vis là les restes de son campement ;
il avait fait avec des pierres sèches un retranchement avec des
crénelures pour les fusils. Issé était parfaitement posé, il était sur
la route des caravanes venant du Soudan en Égypte ou bien se rendant
d’Égypte à Berber et Khartoum, et il pouvait fusiller les Turcs en
restant à couvert ; il pouvait même, au besoin, s’enfuir dans les ravins
de la montagne où l’on ne pouvait le poursuivre, et il avait à proximité
les eaux des réservoirs d’Oum Riche dont il empêchait l’approche à ceux
qui avaient un besoin indispensable d’y puiser, ce qui le rendait
entièrement maître de leur sort.

Issé resta fort longtemps dans ce lieu, il s’emparait de tout ce qui
appartenait au gouvernement, dans les caravanes qui traversaient le
désert, tuant sans pitié les Turcs pour assouvir sa vengeance ; mais
jamais ne touchant à ce qui appartenait aux négociants ou aux gens du
pays, au contraire, il traitait ce monde avec bienveillance, lui
fournissait de l’eau et même des vivres s’il en avait besoin.

Au bout de quelques mois Issé et sa troupe, ayant acquis beaucoup de
richesses revinrent aux abords du fleuve et s’établirent aux environs de
_Gallat Addé_.

Les Turcs ayant appris cela et désirant aussi se venger, assemblèrent à
Assouan et à Corouscos beaucoup d’Arabes et tous les soldats dont ils
pouvaient disposer. Ils firent prévenir le gouverneur de Wadée Alfa, de
telle sorte qu’Issé devait se trouver pris entre deux troupes, l’une
venant d’en bas et l’autre d’en haut. Mais les Arabes l’avertirent, et
il rentra dans les montagnes du désert.

Pendant plusieurs jours, l’on suivit sa piste, comme celle du gibier que
des chasseurs poursuivent. Le soir l’on campait, et l’on était fort
étonné le lendemain matin, après s’être remis en marche, de rencontrer,
à peu de distance, le campement où Issé avait passé la nuit.

Si les Turcs eussent été seuls, s’ils ne se fussent pas adjoint des
Arabes, Issé et les siens, très-facilement, auraient pu les attaquer,
trouer leurs outres à eau, enlever leurs chameaux, et les laisser mourir
de soif et de faim ; mais ils ne voulaient pas compromettre leurs
compatriotes et leurs amis envers le gouvernement qu’ils servaient.

Enfin, en suivant toujours les traces de la troupe qui leur échappait
toujours, les chasseurs, puisque j’ai déjà émis ce terme de comparaison,
arrivèrent près de Corouscos ; ils apprirent là que leur gibier, qui
avait visité le Nil, était alors campé, à peu de distance, dans une
petite vallée du désert d’Abou Ahmed. Sûrs, cette fois, de le
surprendre, ils se remirent en marche après avoir renouvelé leurs
provisions d’eau et de vivres.

Les Turcs sont courageux jusqu’à la témérité ; mais ils ne sont pas
prévoyants. Ils entrèrent dans un défilé étroit dont les deux parois
étaient fort escarpées ; or à peine y furent-ils engagés qu’une grêle de
balles les assaillit. Ne pouvant se défendre contre des ennemis cachés
dans les pierres, ne pouvant non plus monter pour les joindre, ils
prirent la fuite immédiatement, non sans laisser bon nombre d’entre eux
dans le ravin ainsi que plusieurs chevaux. Issé leur avait tendu ce
piége.

Depuis cette affaire on le laissa tranquille, et il vécut paisiblement
avec les autres Arabes qui restent tantôt sur les bords du Nil et tantôt
dans le désert, lorsque quelques pluies tombent dans cette contrée et
donnent au sol assez d’humidité pour produire des pâturages, ce qui est
alors une raison de bonheur pour tous.

Issé était un petit homme, grêle, fort leste, à l’œil pétillant
d’intelligence et très-hautain. Je l’ai connu et j’ai été en négociation
avec lui ; voici comment :

Lorsqu’il était campé aux environs de Gallat Addé, j’étais en Nubie
entre Assouan et Wadée Alfa, près d’Abou Semboul, et par conséquent peu
loin de Gallat Addé.

Souvent les autorités turques m’avaient parlé d’Issé qu’ils appelaient
le voleur. Ils désiraient tous qu’il fît sa soumission au gouvernement ;
car l’on était toujours sur le qui-vive à cause de lui. Ses amis les
Arabes désiraient aussi qu’il fît sa soumission, afin qu’on lui
pardonnât le passé et qu’il fût, pour l’avenir, à l’abri d’une surprise.
Plusieurs cheks importants de ma connaissance m’avaient chargé
d’intercéder, et, de mon côté, j’étais persuadé que si je conduisais
Issé au vice-roi, il serait pardonné. Il s’agissait de l’amener à faire
une démarche ; je me décidai à aller le trouver.

Les chefs Barabras de Deïr, qui sont les chefs du pays, me promirent de
me faire conduire ; ils me donnèrent pour guide, justement, cet Abd el
kérim qui, dans une expédition avait conduit les Turcs à la poursuite
d’Issé, et dont j’ai parlé plus haut. On voulait me donner aussi une
escorte, je n’en voulus aucune, et je partis seul avec mon guide, tous
deux montés sur d’excellents dromadaires dont j’étais le propriétaire.
Nous arrivâmes le soir au campement d’Issé : c’était un lieu très-
difficile à trouver dans les gorges des montagnes, à l’est de Gallat
Addé, mais un lieu où Issé pouvait parfaitement se défendre contre des
forces bien supérieures aux siennes et d’où, par des sentiers connus de
lui seul, il pouvait s’échapper facilement.

Soit qu’il fût prévenu de notre arrivée, soit qu’il ne fût pas gardé,
nous parvînmes jusqu’à l’intérieur du campement comme si nous en
eussions fait partie ; nous descendîmes de nos dromadaires, les
attachâmes, et nous nous dirigeâmes vers la seule tente qu’il y eût,
toute la troupe étant établie sous des rochers pour avoir leur ombre
durant le jour.

Certes, une personne qui n’aurait pas connu les usages des Arabes de ce
pays eût été fort étonnée et peut-être fort embarrassée d’une réception
de ce genre.

J’entrai le premier dans la tente en saluant du salut arabe ordinaire.
Issé se lavait les mains pour se mettre à manger ; il leva la tête, me
regarda, me rendit mon salut et me dit de m’asseoir comme il aurait fait
avec le premier bédouin venu. Cependant à ma figure, à mon costume
arabe, il est vrai, mais plus propre que ceux qu’il avait sous les yeux,
il devait bien s’apercevoir que j’étais un étranger. Je craignis un
moment qu’il ne me prît pour un Turc déguisé. En réfléchissant, je vis
bien que c’était une comédie qu’il jouait, et je la jouai aussi de mon
côté. Nous restâmes quelque temps à nous regarder, nous allumâmes nos
pipes sans prononcer une parole. On apporta le dîner et, à sa
composition, je fus confirmé dans mon idée première, c’est que j’avais
été annoncé ; car il y avait un mouton entier rôti, ce qui est toujours
le mets des étrangers que l’on veut bien recevoir. Nous mangeâmes
beaucoup et nous parlâmes de choses insignifiantes ; l’usage arabe étant
de n’adresser aucune question indiscrète à son hôte, pas même pour lui
demander qui il est, d’où il vient, où il va, ni ce qu’il veut. Issé ne
me demanda rien, et je me gardai bien de faire autrement que lui.

Après avoir dîné, nous fumâmes et nous prîmes le café ; la politesse
permettait alors de se lever. Ce fut Issé qui sortit de la tente, pour
moi, ne sachant où aller, j’y restai ; mais je m’attendais à ce qui
allait se passer. Effectivement, bientôt Issé rentra avec empressement,
vint à moi, m’embrassa et me fit ses excuses de sa pauvre hospitalité,
disant : qu’il n’avait pas su, lorsque j’étais entré, qui j’étais, mais
que mon guide venait de le lui apprendre, qu’il me connaissait depuis
longtemps et m’avait vu même plusieurs fois, lorsqu’il était courrier à
dromadaire, en m’apportant des lettres, qu’il avait souvent désiré me
voir chez lui, qu’il avait espéré me rencontrer dans le désert et
qu’enfin il était bien heureux de me recevoir sous sa tente.

La glace était rompue et nous passâmes une grande partie de la nuit à
causer. Je voulus entamer la question qui m’amenait près de lui ; mais
il me fit signe de me taire, et, tout bas, il me dit que nous causerions
de cela plus tard, dans un lieu où personne ne pourrait nous entendre.

N’ayant plus rien à dire, et le besoin du repos se faisant sentir, nous
nous installâmes, Issé et moi, en plein air, chacun sur une peau de
mouton, sans autre abri que le ciel du désert dont la limpidité est
inconnue en Europe, sans autre perspective que la silouette des
montagnes en partie éclairées par la lune que nous ne voyions pas
encore. Le calme était profond, nous nous endormîmes paisiblement.

Au petit jour, tout le camp était sur pied. Issé m’engagea, après avoir
pris plusieurs cafés, à faire le tour de son campement qui n’était ni
brillant, ni curieux à aucun titre ; peu à peu nous nous en éloignâmes,
et, étant montés sur un rocher isolé, nous nous assîmes l’un près de
l’autre.

Je sais, me dit-il, pourquoi tu es venu me trouver, je te fais mille
remercîments à cause de tes bonnes intentions ; mais j’ai une telle
haine pour tout ce qui est Turc que je ne pourrais jamais la vaincre. Ce
n’est pas seulement à cause de l’outrage sanglant que m’a fait le
gouverneur de Wadée Alfa ; non ! avant cet événement, déjà l’on avait
pillé les dattiers de ma famille, l’on avait emporté moutons et
chameaux, sous prétexte de contributions. Quoique je sache fort bien que
d’un moment à l’autre je peux être trahi par un des miens que l’on
gagnera pour de l’argent, j’aime mieux rester libre jusqu’à ma dernière
heure dans mes montagnes, où je ne serai jamais pris vivant.

Je fis à Issé une foule de raisonnements qui parurent l’ébranler ; je
lui dis qu’après avoir fait sa soumission à Méhémet Ali, il serait libre
de vivre soit au service, soit de sa vie indépendante sans être
continuellement exposé à être poursuivi, pris et traité comme un
malfaiteur.

Enfin, après avoir passé toute la journée à discuter, il fut convenu que
le lendemain il partirait avec moi et que je le conduirais moi-même où
se trouvait le vice-roi. Il passa la nuit en préparatifs.

De mon côté, je réfléchis beaucoup à la démarche que je venais de faire.
Je savais fort bien que tant que je serais avec Issé il ne lui
arriverait rien de fâcheux ; mais si je ne le conduisais pas moi-même,
si je ne le ramenais pas dans son pays, confiant dans la parole qu’on
lui aurait donnée, il pouvait, d’autant mieux, tomber dans quelque piége
que des fonctionnaires subalternes lui dresseraient ; c’était une grosse
responsabilité.

Mais il n’était plus temps de faire des réflexions, et je me promis bien
de prendre toutes les précautions possibles, de faire intervenir même
les consuls, afin qu’Issé fût tout à fait en sûreté. Je ne craignais
rien pour lui des autorités supérieures ; mais je craignais tout d’un
soldat Albanais ou d’un caymacam de village.

Tout s’était bien passé ; nos montures étaient prêtes et nous allions
partir pour nous rendre au Nil et à ma barque. Issé était soucieux, il
ne parlait ni à moi, ni à ses gens, ni même à ses parents. Dans le
campement les femmes faisaient entendre de petits cris comme à
l’approche d’un malheur. Tout le monde semblait consterné ; mais pas un
mot, pas même un signe de mécontentement ne fut dirigé contre moi.

Tout à coup Issé me regarda, donna un coup de pied à son dromadaire sur
lequel il allait monter, et l’obligea de s’éloigner ; puis, d’un air
bien déterminé, il vint à moi, me prit les mains avec effusion, et
s’exprima ainsi : J’ai entière confiance en toi, je sais que tant que
nous serons ensemble je n’aurai rien à craindre. Pardonne-moi de t’avoir
dit hier que je te suivrai ; encore cette nuit je pensais cela
faisable ; la réflexion m’a persuadé que c’était impossible. Les Turcs
n’ont pas de parole avec des gens comme moi, ils sont perfides
d’ailleurs, et j’ai tellement horreur d’eux, que je ne puis songer à me
trouver en leur présence sans être dans une excitation affreuse. Laisse-
moi et abandonne-moi à mon sort ; Dieu veillera sur moi.

Il n’y avait pas à insister ; je promis à Issé mon amitié, quand même,
et je repris seul la route de l’Égypte.

Revenons à notre campement du ravin de Souffour que nous devions occuper
quelque temps pour visiter le groupe des montagnes de Raft.

Nous nous installâmes donc sous de beaux mimosas verts et en fleurs. Le
nom de Souffour a été donné à ce lieu à cause de la présence de certains
petits mamelons, de formation granitique, qui sont recouverts d’une
terre argileuse rouge et jaune, tandis que tout ce qui tient à la masse
de la montagne est de couleur noirâtre.

De ce côté, son élévation n’est pas grande, si l’on en excepte quelques
points. Les ravins ont leurs parois à pic, et les roches qui les forment
sont de différentes formations volcaniques et offrent, comme les
basaltes, des stratifications verticales.

Dans tous ces ravins l’on trouve de l’eau après les pluies, ce qui est
un grand bien pour les voyageurs qui le savent ; mais il est très-
difficile d’en approcher, et l’on ne peut abreuver les chameaux qu’en
descendant des outres pleines jusqu’à l’endroit où le mauvais chemin
force ces animaux à s’arrêter ; cependant, depuis que Méhémet Ali a fait
creuser l’ancien puits de Souffour qui, lorsqu’il pleut, devient un
large réservoir, l’on a bien plus de facilités.

Ce groupe de montagnes est isolé, il ne se rattache à aucune chaîne
déterminée, mais seulement il tient, par des ramifications très-peu
marquées, à d’autres groupes semblables.

La montagne de Raft est bouleversée dans tous les sens, entrecoupée de
beaucoup de ravins ; tous les versants viennent, par différentes petites
vallées, se réunir à la vallée de Mourrat pour se fondre dans celle de
Gabgabba.

Le chek Baraca, depuis notre départ, me parlait de travaux dans la
montagne, de villages dans les ravins, et je désirais visiter tout cela.

A l’entrée du ravin principal qui porte le nom de la montagne, je vis
plusieurs amas de pierres brutes, disposés en ronds, et ayant chacun 4
mètres de diamètre. L’intérieur de ces ronds est rempli de petites
pierres, et le tout élevé seulement de 80 centimètres à 1 mètre au-
dessus de terre.

On pourrait, au premier abord, prendre ces amas de pierres pour des
élévations sur lesquelles les Arabes auraient posé leurs tentes ; mais
cela n’est point. Les tentes des Arabes ne sont pas rondes, elles sont,
chez les Bicharieh, en peaux et en nattes ; les autres les ont en étoffe
grossière et solide, poil de chèvre ou de chameau ; mais, je le répète,
jamais ces tentes ne sont rondes. D’ailleurs, pour établir sa demeure,
nul Bédouin ne se donnerait la peine de faire un tel travail. Ces ronds
ne peuvent être que des lieux de sépultures où, après un combat, les
morts étaient enterrés tribu par tribu.

Ils datent de l’époque où, sous le règne du sultan Ahmed Teïloun en
Égypte, des Arabes syriens et d’autres exploitaient les mines d’or de ce
pays, ce qui occasionna des jalousies et des guerres meurtrières dont je
parlerai plus tard.

Un peu plus dans l’intérieur de cette vallée, au delà des tombeaux, sur
la droite, sont les restes des habitations : ce sont de petites
murailles en pierres sèches tirées d’un des filons de la montagne,
pierres noires, dures, cassantes et probablement porphyriques.

Tout autour de ces habitations sont des meules de moulins à bras, en
différents porphyres qui ne se trouvent pas sur le lieu même. On trouve
aussi beaucoup de blocs de même composition, sur lesquels l’on écrasait
quelque chose, et semblables à ceux dont on se sert dans tout le Soudan
pour moudre le grain. La pièce avec laquelle on broyait la matière, sur
ce genre de pierre à moulin, et que l’on tenait à la main, était un gros
morceau de quartz mêlé de parties micacées ; il y en a des tas, tous
rayés et maculés, ce qui prouve évidemment que l’on frottait ces
morceaux de quartz sur les pierres pour les réduire en poudre, procédé
que je n’ai vu que là.

Dans la montagne, j’ai remarqué quelques travaux dans des terrains
schisteux rougeâtres et des roches granitiques, travaux dont le but
était d’enlever les parties quartzeuses ; mais il n’y a aucun filon
continu.

A côté de cet établissement, dans la vallée, était une source qui
servait pour le lavage du quartz pulvérisé. On dit que, depuis une
quarantaine d’années seulement, elle est tarie, et les Arabes, qui ont
une manière à eux de tout expliquer, attribuent cette malheureuse
circonstance à ce qu’un des leurs commit la faute de tuer un très-gros
serpent qui avait l’habitude de venir boire tous les jours à cette
source ; le serpent étant mort, l’eau n’avait plus de raison pour se
produire.

Le gouvernement égyptien a fait travailler dans cet endroit, mais sans
résultat ; cependant je sais, bien certainement, qu’avec des travaux
dirigés avec intelligence, l’on ferait revenir la source.

Ce lieu était un établissement pour l’exploitation de l’or, il n’y a pas
à en douter. Quoique je n’aie pu, ni dans les petites veines de quartz
micacées de la montagne, ni même parmi les morceaux qui ont commencé à
être broyés, trouver, à l’œil nu, la plus petite parcelle d’or natif,
j’en ai l’intime conviction.

Bien que nous ne fussions pas dans la saison des vents chauds, nous
ressentîmes, pendant les jours que je restai à Souffour et aux environs,
un vent brûlant qui nous incommoda beaucoup ; fort heureusement nous
avions à discrétion de l’eau bonne et fraîche prise aux réservoirs des
ravins de la montagne de Raft.

Dans la vallée ou Wadée dellat el Doumat, qui a son principe aussi dans
la montagne de Raft, plus au S.-O. que la vallée de Oum Riche et que
celle de Raft même, croissent une grande quantité de doums. C’est le
palmier éventail, bien différent du palmier qui vient en Égypte. Celui-
ci ne se bifurque pas, son tronc est droit, blanchâtre, et s’élève d’un
seul jet, en haut ses branches sont courtes, réunies au faîte du tronc
elles forment une grosse touffe avec les régimes du fruit. Les doums
sont aussi réguliers quoique bifurqués, ils ont des fruits bien formés,
de la grosseur d’un petit œuf de poule, de couleur marron foncé, et,
comme saveur, beaucoup plus doux que ceux d’Égypte. Ces arbres ont donné
leur nom à la vallée dans laquelle ils croissent.

Cette vallée est bordée de petites montagnes détachées les unes des
autres et présentant un mélange de gneiss, de granit et de porphyre ;
les parties supérieures sont des schistes disposés par couches ou
stratifications inclinées de l’est à l’ouest. Partout l’on remarque des
veines blanches d’un quartz quelquefois micacé.

Le terrain qui la sépare de celle de Mourrat, qui est plus au sud et
court dans la même direction à l’est, se trouve être, à peu de chose
près, de même formation, il est accidenté aussi par de petites colines.

Dans le haut de l’ouadée ou vallée de Mourrat, est un lieu nommé dellat
el hell, _le hameau_, où il y a des restes d’une exploitation de mines
d’or qui semble avoir eu quelque importance. Non loin sont des ruines de
mauvaises habitations, des espèces de huttes en pierres, et enfin
plusieurs moulins à bras, faits en porphyre.

Sur le bord du bassin qui servait de réceptacle aux eaux de pluies, nous
trouvâmes encore debout les montants d’une chadous, machine composée
d’un simple levier qui sert à élever les eaux sur tous les bords du Nil,
en Égypte. Ce chadous servait à élever les eaux pour le lavage du
minerai, après que l’on avait broyé le quartz avec les moulins.

[Illustration :

A Bassin-puisard où l’on prend l’eau.

B Plan incliné pour le lavage du minerai et déversant dans le bassin C.

C Bassin recevant les eaux du lavage.

D Conduit pour faire retourner les eaux dans le bassin A.

E Lit du torrent, réceptacle des eaux de pluie.]

Par la disposition du lavoir, on voit que l’eau était rare et qu’on la
faisait servir plusieurs fois.

_Le hameau_ a dû être habité par des Arabes musulmans, ce que l’on peut
reconnaître à la disposition de quelques tombeaux et aussi à un lieu
disposé pour la prière.

Or la consommation d’eau que leurs besoins nécessitaient, en dehors de
l’exploitation, fait supposer qu’ils avaient d’autres ressources que
celle dont je viens de parler, et qu’ils utilisaient le voisinage du
ravin, sur le bord duquel le lavoir était établi. Le ravin n’était, sans
doute, pas toujours à sec.

Dans la montagne, les filons exploités sont des schistes talqueux dans
lesquels des veines de quartz micacés servent de gangue à de rares
parcelles d’or natif. L’exploitation s’en faisait toujours à ciel
ouvert, et par des moyens tout à fait primitifs.

Ces filons sont dirigés du S.-E. au N.-E., leurs gisements n’étaient
point riches ; car les installations sont peu considérables. Les
travaux, d’ailleurs, paraissent avoir été conduits sans aucune règle,
c’est à peine si l’on a gratté les couches aurifères. Cet établissement,
enfin, semble beaucoup plus moderne que celui de Raft.

La vallée de Mourrat, dans le haut de laquelle se trouve le petit
établissement dont nous venons de parler, va se perdre dans la grande
vallée de Gabgabba.

Dans cette vallée de Mourrat, sont des puits qui se trouvent sur la
route directe de Corouscos à Abou Ahmed ; ils sont creusés dans le lit
du torrent. Les plus nouveaux sont les meilleurs pour la qualité de
l’eau, quoique, dans tous, elle soit saumâtre et extrêmement désagréable
à boire.

Mourrat est une ancienne station où l’on est certain de trouver toujours
de l’eau, ce qui est une grande ressource pour les caravanes qui
traversent ce désert.

Sur les rochers environnant les puits l’on voit des figures de vaches
avec d’immenses cornes et aussi quelques chevaux ; j’y ai vu un nom en
caractères hyérogliphiques ; mais le tout est seulement piqué sur les
rochers et peu marqué.

Près de Mourrat, en allant sur la route d’Abou Ahmed, est un bloc de
granit, auquel sa forme, qui est celle d’un crocodile, a fait donner le
nom de Hagiar el Timsah[8].

En se dirigeant vers le sud, l’on passe, pendant près de 10 kilomètres,
entre de petites montagnes formées de blocs de granit qui s’élèvent dans
des sables. Sur la droite, vers l’ouest, sont de hautes montagnes, et
devant soi, à une grande distance, l’on a le groupe des montagnes
d’Absâh. Le reste du sol est plat, entrecoupé par des filons, à fleur de
terre, formés de quartz blanc, souvent laiteux, et courant tous du S.-O.
au N.-O.

Jusqu’à ce dernier groupe, qui est à onze heures de marche des puits de
Mourrat, l’on marche dans une plaine de sable.

La route directe traverse la montagne par une gorge assez étroite. En
prenant une autre route, sur la droite, après avoir marché pendant
quelques heures, l’on entre dans un ravin où l’on trouve, lorsqu’il a
fait des pluies, plusieurs réservoirs pleins d’une excellente eau.

La vallée d’Absâh coule au sud du groupe de montagnes de ce nom ; elle a
peu d’étendue et va se perdre, comme toutes les autres vallées, dans
celle de Gabgabba.

En débouchant du défilé ou gorge dont nous venons de parler, et en
entrant dans la vallée d’Absâh, l’on trouve, sur le côté gauche,
beaucoup d’habitations en ruines et une petite colline, toute
bouleversée par la main des hommes, où l’on voit clairement que la
pierre, qui a été enlevée, était un quartz très-peu micacé et presque
pur.

A l’est de ce point, entre la montagne et le lit de la vallée d’Absâh,
sur la route directe de Corouscos à Abou Ahmed, nous découvrîmes encore
d’autres restes d’habitations, espèce de huttes en pierres qui ont servi
anciennement aux mineurs établis dans ce lieu. On y voit, entassée dans
ces huttes, la gangue du minerai, et le minerai lui-même cassé en petits
morceaux et prêt à être broyé par les moulins qui sont en grand nombre.
Les mêmes moulins se retrouvent dans un établissement semblable, un peu
plus loin, sur le bord du torrent, au pied d’une autre une petite
colline. Là sont aussi les restes d’un lavoir comme celui de Raft, à
Dellat el Hell.

C’est sur le bord de la même vallée d’Absâh, au S. 1/4 S.-E. des huttes
que s’élève cette dernière colline qui a été beaucoup travaillée aussi ;
l’on n’y a suivi aucun filon, ni rien fait régulièrement ; comme
ailleurs, tout y a été attaqué superficiellement. Le minerai, qui est
toujours du quartz plus ou moins micacé contenu par petits filons dans
des formations schisteuses, ou des gneiss décomposés, était pris là et
transporté aux habitations pour y être traité.

Premièrement, il était cassé en petits morceaux de la grosseur d’un
demi-centimètre cube, au moyen de grosses pierres de porphyre arrondies
que l’on jetait sur le minerai posé dans des trous faits naturellement
sur la surface d’une roche ; puis ensuite ce minerai concassé était
broyé en poudre très-fine, et cette poudre lavée sur les lavoirs dont
j’ai parlé. Les parcelles d’or plus pesantes restaient sur le plan
incliné, d’où probablement on les enlevait avec des éponges, si l’on en
possédait, ou avec des chiffons.

Tous ces moyens, on le voit, étaient bien primitifs et devaient produire
fort peu ; cependant ce dernier établissement semble avoir prospéré.

A Absâh, après les pluies, l’on trouve beaucoup d’eau partout dans les
rochers, et effectivement nous en vîmes dans plusieurs endroits. Cette
circonstance donnait, aux mineurs de cette localité, des avantages que
ceux de Raft n’avaient pas ; de plus, il existe dans le ravin, au fond
d’une grande fissure, un puits qui a toujours donné de l’eau, jusqu’à
ces dernières années, assez abondamment pour former un petit ruisseau.
Les Arabes prétendent que, dans certains moments, ce puits vomissait des
plantes et des morceaux de bois des bords du Nil ; car il se trouvait,
disent-ils, souterrainement en communication naturelle avec le fleuve.
Ce qu’il y a de certain, c’est que de grosses pierres détachées de la
montagne ont roulé dans le puits et l’ont comblé[9].

Absâh est l’endroit le plus important de la route de Corouscos à Abou
Ahmed ; aussi, pour nous rendre plus vite de cet endroit au Nil, où
devait s’organiser notre grand voyage, ne donnerai-je qu’un journal
sommaire du reste de la route que nous avons suivie.

Nous avions marché six jours depuis le 8 septembre, à trois heures du
soir, et nous étions arrivés, le 14 au matin, à l’ouadée Absâh.

Nous en repartîmes le 14 au soir et nous nous arrêtâmes bientôt, pour
coucher, dans un endroit où heureusement les pluies avaient fait verdir
quelques plantes que nos dromadaires mangèrent. Il fit un fort vent très
froid, et de gros nuages passaient au-dessus de nous.

Le 15, on se mit en marche, et nous traversâmes, par une gorge, le
groupe des montagnes de Adar aweb. Ce groupe s’élève par mamelons
séparés, formés graduellement de gneiss et de schistes, et présentant
l’aspect particulier d’une irruption volcanique.

Là aussi l’on a fait des travaux de reconnaissance pour trouver des
filons métalliques.

Puis s’offrit à nos yeux une immense plaine aride, à l’horizon de
laquelle apparaissaient de petites montagnes embrumées. Nous nous
arrêtâmes dans une vallée peu profonde, voisine de la montagne et dite,
comme elle, ouadée Adar aweb.

Dans l’E.-S.-E. était une montagne nommée Abou Nogarra, qui veut dire le
Père de la Grosse caisse ; elle est nommée ainsi parce que, de temps en
temps, l’on y entend des bruits comme ceux que produisent des coups
frappés sur un gros tambour. La formation de cette montagne ferait
effectivement penser qu’il y a là un ancien volcan éteint.

On se remit en route à deux heures après midi, en se dirigeant au S. 1/4
S.-E. Nous passâmes entre deux petites montagnes nommées l’Gourabieh, et
nous continuâmes à marcher sur un terrain couvert de cailloux roulés,
mais tous plats.

Au déclin du jour, après une heure de halte, pour faire reposer les
chameaux, nous fîmes route jusqu’à l’ouadée l’Férouh, où nous
couchâmes ; il était minuit.

Le 16. Au soleil levant, nous recommençâmes notre marche toujours dans
la même direction ; le pays était plat, couvert de cailloux. Après sept
heures, par une chaleur excessive, nous arrivâmes à la montagne de
Mogronne, où nous nous arrêtâmes à l’ombre rare de quelques arbres
rabougris ; mais je fis dresser ma tente qui nous donna un abri plus
agréable.

Nous en repartîmes à trois heures, et six heures nous suffirent pour
arriver tout près de Abou Ahmed, non loin du Nil. Nous nous arrêtâmes
là, afin de ne pas arriver chez le chek Baraca pendant la nuit.

Le 17. Le matin, après une heure de marche, nous étions devant le Nil,
dans l’enceinte du bâtiment servant de magasin au gouvernement, et où le
chek Baraca m’avait fait préparer une maison arabe.

La première chose dont je m’occupai fut de faire expédier immédiatement
des courriers aux cheks des Bicharieh qui devaient nous conduire dans
leur désert et, le soir même, tous avaient pu partir dans différentes
directions.

Le séjour d’Abou Ahmed est peu agréable ; sa situation au sud des
cataractes, et la présence des bois qui les avoisinent rendent cependant
le pays relativement pittoresque.

Les bois sont remplis de singes qui, à l’approche des hommes, s’enfuient
dans les doums ou palmiers éventails. Pour les attrapper, les Arabes
mettent le feu aux arbres, ce qui oblige ces animaux à sauter à terre.

Abou Ahmed est un lieu important, parce que les caravanes qui viennent
de traverser le désert de Corouscos s’y arrêtent pour se reposer, et
parce que celles qui se rendent en Égypte s’y préparent pour le voyage.

Fort souvent ici, dans les premières années de l’expédition du Soudan,
au moment de la conquête, il s’est livré des combats très-sanglants
entre les Arabes Bicharieh et les troupes qui venaient d’Égypte. Un
corps de troupes irrégulières, composé de cinq cents à huit cents
cavaliers et commandé par un certain Cojia Ahmet, ancien serviteur de
Méhémet Ali, finit très-mal. Un jour qu’ils étaient campés près du
fleuve, en vue d’Abou Ahmed, fatigués par une traversée qu’ils venaient
de faire dans le désert, ces cavaliers furent assaillis à l’improviste
par les Bicharieh, qui les mirent en déroute. Ceux qui échappèrent aux
sabres et aux lances des Arabes furent précipités dans les cataractes,
où ils se noyèrent.

Nous attendîmes à Abou Ahmed jusqu’au 22 l’arrivée des cheks Bicharieh,
qui enfin vinrent nous trouver ; ils paraissaient tous très-farouches ;
cependant nous fûmes bientôt bons amis. Tous ces cheks étaient chefs de
tribus non soumises au gouvernement ; mais l’influence du chek Baraca,
allié par des mariages avec plusieurs d’entre eux, et, ensuite, les
relations que j’avais eues moi-même, dans des voyages précédents, avec
le chek principal des Bicharieh, à Balouc, près Goos Regeb, furent cause
qu’ils se montrèrent très-contents de nous conduire dans leurs
montagnes.

Nous préparions tout pour notre prochain départ, et nous étions
enchantés de voir la bonne tournure que prenaient les choses, lorsque
malheureusement de nouvelles circonstances vinrent mettre des entraves,
au moins pour le moment, à l’exécution de mes projets.

Le gouverneur du Soudan Courchoud Pacha, homme ignorant comme beaucoup
de ses collègues, ne voyant pas dans le voyage que je voulais faire une
chose fort importante, soit qu’il eût véritablement besoin du chek
Baraca pour son propre compte, soit pour une autre raison, écrivit à ce
chek, et lui donna l’ordre de venir le trouver à Kartoum, lui enjoignant
de quitter là mon service, en laissant, toutefois, un des siens auprès
de moi. Le chek Baraca me dit que, sans lui, il ne me laisserait point
aller chez les Bicharieh. Les cheks me dirent aussi que, sans le chek
Baraca, ils ne pouvaient me mener où je voulais aller.

Fallait-il prendre sur moi de retenir Baraca, qui prétendait être appelé
à Kartoum pour une chose insignifiante ? Je n’osai m’y décider, ne
voulant pas me mettre en hostilité avec un gouverneur, qui aurait trouvé
mille prétextes pour prouver que j’avais eu tort de lui résister. Je me
décidai donc à retourner au Caire, afin d’informer le vice-roi de ce qui
se passait et me mettre en mesure de revenir ensuite avec des ordres
bien positifs pour Courchoud-Pacha.

Après avoir contenté tout le monde, après avoir renvoyé les cheks
Bicharieh en leur promettant qu’ils me reverraient bientôt, et que
j’effectuerais mon voyage dans leur pays, je repris la route de
Corouscos, car j’y avais laissé ma barque, et je descendis le Nil
jusqu’au Caire, où j’arrivai en peu de jours.

                               * * * * *




                               * * * * *

                            DEUXIÈME PARTIE.

                               * * * * *


Ce ne fut que deux mois plus tard que je pus me mettre une seconde fois
en route pour le pays des Bicharieh, et je possédais tous les ordres
nécessaires, tous les pouvoirs pour être sûr que je ne rencontrerais ni
entraves, ni obstacles d’aucune sorte de la part des Turcs.

Le voyage sur le Nil fut long ; c’était au mois de novembre et, à cette
époque de l’année, les vents soufflent souvent du sud et sont, par
conséquent, contraires.

Enfin j’arrivai à Assouan, lieu où le voyage devait s’organiser, à la
fin de décembre. Avec le chek Baraca, le gouverneur d’Assouan et
quelques autres cheks, nous combinâmes tout ; les vivres furent
préparés, les outres remplies, les chameaux et les dromadaires réunis.

L’arabe Saad Wed Neimer, de la tribu des Ababdieh, fils du grand et
légitime chek Neimer, que j’ai déjà nommé, était venu de Kartoum avec
l’intention de m’accompagner ; mais, quoiqu’il fut bien connu et bien
posé à cause de sa famille, je refusai néanmoins ses services ; je lui
dis que les ordres que j’apportais étaient pour Baraca et non pour lui,
et que je ne pouvais rien y changer. En réalité, c’est qu’à mes yeux
Baraca était plus important et que j’attendais mieux de lui ; car il
était frère de ce Kralif, déjà nommé aussi, qui avait usurpé l’autorité,
au détriment de Saad, et qui gouvernait, en quelque sorte, tout le pays.

On prétendit qu’il me serait impossible de faire le voyage chez les
Bicharieh sans prendre une nombreuse escorte. Le gouverneur voulait me
donner des soldats turcs, chek Saad m’offrait des Ababdieh. Nous
convînmes avec Baraca que, seulement pour la forme, je prendrais dix
Ababdieh de sa tribu, et que lui, comme suite, aurait encore dix hommes.
Le _naser_ du gouvernement, les notables du pays, les cheks Ababdieh et
même ceux des Bicharieh assurèrent qu’il me fallait au moins soixante
hommes armés, et à dromadaires. Chek Saad insistait beaucoup sur cela,
disant que je pouvais rencontrer des malfaiteurs, des voleurs ou bien
encore les mécontents des tribus que le gouverneur de Berber venait de
maltraiter ; les Arabes de Taka ou de El Bâque seraient aussi à
craindre. Chek Saad était intéressé dans cette affaire ; car il devait
fournir son contingent d’hommes et de montures. Ce chek, d’ailleurs,
pensait lui-même aux bruits qu’il avait fait répandre sur mon compte ;
il avait dit partout que je venais enlever des trésors qui étaient
cachés et reconnaître les routes afin d’y conduire plus tard des troupes
pour m’emparer du pays.

Je repoussai Saad qui, outre ses prétentions, intriguait, de connivence
avec les chameliers et d’autres individus, pour faire payer le plus cher
possible tout ce dont j’avais besoin, et je le menaçai de le faire
partir de force pour Kartoum, accompagné de soldats et enchaîné s’il ne
s’éloignait immédiatement ; ce qu’il crut prudent de faire.

Malgré tout, nous fûmes obligés pour contenter les cheks de prendre plus
de dromadaires, plus de chameaux et plus de monde que je n’en voulais.

J’avais distribué quelques cadeaux, donné d’avance de l’argent pour des
services qui n’étaient pas rendus, il est vrai, mais qui étaient bien
garantis ; j’avais manœuvré de manière à m’assurer plusieurs
dévouements ; il ne restait plus rien à faire.

Le 30 janvier, avant le lever du soleil, le chek Baraca nous envoya nos
chameaux de charge et nos dromadaires ; l’on chargea les uns, sella les
autres, et l’on partit.

Les habitants d’Assouan qui sont les gens les plus désœuvrés du monde,
vivant du produit de leurs dattiers et du transport des marchandises qui
doivent passer les cataractes pour remonter le Nil ou le descendre,
poursuivant le voyageur qui vient, dans leur pays, pour visiter les
antiquités, l’inquiétant dans le but seul de lui arracher quelques
piastres, voient en tout un événement qui les surexcite ; aussi notre
départ fit-il sensation dans la ville. Les enfants demandaient des
bacchiche, les femmes faisaient leur glou-glou-glou significatif[10], et
les hommes nous donnaient mille bénédictions. Beaucoup d’entr’eux nous
accompagnèrent pendant un assez long temps.

Notre caravane formait une petite armée très-leste et surtout fort
pittoresque ; il y avait peu de chameaux de charge, mais bien soixante-
dix dromadaires tous montés, et sur lesquels étaient distribués la plus
grande partie des bagages, les vivres et l’eau. Les cavaliers, avec le
corps à moitié nu, avec les cheveux crépus et incultes, étonnaient par
leur étrangeté ; ils étaient armés de boucliers, de lances et de sabres,
tous valides et animés, comme il arrive dans un moment pareil où bêtes
et hommes sont impatients de se mouvoir ; et tout cet ensemble faisait
un tableau singulier qui se développait au milieu des rochers de granit
parsemés sur un sol aride et sans végétation.

Ce premier jour, nous marchâmes peu, et après cinq heures de route, nous
campâmes à l’endroit nommé _Ogab el Melh_ (station du sel). Les
chameliers, qui n’avaient pas bien partagé les charges, restèrent fort
longtemps le lendemain matin pour les organiser, ce qui fit que nous ne
partîmes que vers les huit heures ; la nuit avait été fraîche, et le
matin il faisait froid.

Nous passâmes par la vallée de Demit qui vient déboucher dans le Nil à
l’endroit qui porte son nom. C’est un large lit qui reçoit tous les
torrents des montagnes environnantes quand il pleut.

Ensuite nous entrâmes dans une gorge traversant les montagnes de Dégo,
groupe de rochers de granit peu élevés, appartenant toujours à la vallée
de Demit qui perd ici son nom pour prendre celui de la montagne.

Le fond du sol est composé d’un gros gravier de granit mélangé de
sable ; mais il est encombré de pierres roulées, de toute espèce, car
cette vallée torrentueuse, qui vient de loin apporte les détritus des
montagnes qu’elle traverse avant d’arriver à Dégo.

Il offre peu de végétation ; pourtant l’on y trouve des salem, espèce de
genets, et des mimosas Sihale en grand nombre ; ceux-ci se coupent pour
faire du charbon que l’on vend sur le marché d’Assouan.

Nous arrivâmes bientôt à Oum Eubal dont j’ai parlé déjà au sujet du chek
Kralif et de la fuite des mamelouks d’Assouan à Dongola.

A Oum Eubal, dans la vallée même, est une caverne souterraine dans
laquelle se trouve une source. On y descend par une espèce de puits qui
a été construit en pierres brutes de granit, et sa margelle ainsi que
toute sa partie supérieure en briques cuites et en mortier. J’ai
remarqué que ces briques étaient de deux qualités, et, d’après leur
forme et leur disposition, j’ai constaté que ce puits avait été
construit, sinon par les Romains, au moins réparé avec des matériaux
romains, comme ceux que l’on trouve dans les ruines d’Assouan. Nos
guides prétendirent avoir vu des inscriptions sur les rochers
environnants ; mais, malgré toutes leurs recherches et les nôtres, nous
ne pûmes les retrouver.

Ce n’est pas le seul endroit de ces montagnes où l’on trouve à se
désaltérer, surtout quand il a plu ; mais depuis longtemps il n’était
pas tombé une goutte d’eau, et nous dûmes mettre le puits à
contribution.

Nous campâmes tout auprès pour y passer la nuit. Dans les environs
campaient aussi quelques Bicharieh qui allaient vendre à Assouan du séné
et des moutons ; ils eurent une grande peur de nous, cependant ils se
rassurèrent bientôt et vinrent se joindre à nos Arabes.

Tout ce rassemblement, avec ses chameaux, ses dromadaires et ses hommes,
remplissait la vallée où se massaient une foule de groupes formés tout
autour de grands feux ; car le froid était pénétrant. C’était encore un
tableau pittoresque éclairé par les flammes et sous un ciel brillant
d’étoiles. Les broussailles et les plantes sèches, pour brûler, ne nous
manquèrent pas.

Le 1er février nous perdîmes beaucoup de temps à remplir nos outres,
parce que le puits ne fournissait qu’une petite quantité d’eau ; cette
opération était importante.

En partant, la route que nous avions à suivre remontait la vallée
pendant une lieue environ, nous en sortîmes pour marcher sur un terrain
bien plus ouvert où, à des distances éloignées se voyaient de petites
montagnes séparées les unes des autres ; elles étaient de formations de
grès, entrecoupées de rochers granitiques qui les avaient soulevées, et
ceux-ci étaient remplis de veines de quartz très-blanc.

Devant nous était une montagne plus élevée nommée _Her el Couffa_, qui
donne son nom à une vallée qui vient déboucher ou se perdre dans celle
de Dégo.

Pour arriver à la montagne de Her el Couffa, nous traversâmes deux
immenses plaines de sable solide, où il n’y avait pas un brin de
végétation ; cependant quand il pleut ces plaines verdissent et
deviennent couvertes de pâturages pour les troupeaux des Arabes ;
malheureusement il y avait plusieurs années qu’aucun orage n’était venu
humecter le terrain.

En poursuivant, et après avoir passé la montagne Her el Couffa, est
encore une plaine, semblable aux autres, qui se termine à un lieu nommé
Bab el Déhessi, éloigné de Oum Eubal de onze heures de marche.

Avant d’arriver à ce lieu, nous trouvâmes une vieille femme Bichari,
avec son fils, conduisant un chameau chargé de séné qu’elle allait
vendre à Assouan ; ils avaient l’air très-pauvres tous les trois.

Nous apprîmes d’elle que les Bicharieh fuyaient loin de la route que je
devais suivre, ayant une grande peur, parce que l’on disait que nous
avions avec nous beaucoup de soldats turcs. Ceci était la suite des
bruits répandus par le chek Saad.

Lorsque nous campâmes, plusieurs Arabes Bicharieh qui étaient dans le
même endroit, avec des grains qu’ils portaient chez eux, et avec des
moutons et du séné à destination d’Assouan, parurent inquiets et firent
mine de vouloir s’échapper ; mais dès qu’ils virent chek Baraca, qui
était de leur connaissance, ils restèrent avec nous, et le soir, lorsque
notre campement fut terminé, les feux allumés, je leur demandai pourquoi
ils avaient eu l’air de nous craindre et de vouloir s’enfuir ? ils me
répondirent que ce n’était pas nous qu’ils craignaient ni les Arabes qui
nous accompagnaient ; mais qu’ayant une affaire de sang avec les gens et
la famille du chek Ababdi Carar, ils avaient eu peur de rencontrer des
Arabes de sa tribu parmi les nôtres. Ayant exprimé alors le désir de
connaître la raison ou plutôt l’histoire qui les forçait à s’éloigner
des gens de Carar, l’un d’eux, tout en fumant la pipe et prenant le
café, voulut bien me la raconter. Comme cette histoire dépeint bien les
mœurs des Arabes Ababdieh qui ressemblent beaucoup aux mœurs des
Bicharieh, je la rapporterai ici :

Dans un des petits hameaux qui entourent Derrawé, village entièrement
peuplé d’Ababdieh et de Bicharieh, un soir étaient réunis, dans une
cabane de roseaux recouverts en terre, plusieurs Ababdieh et Bicharieh
qui, dans cette espèce de cabaret, buvaient du Bouza et du Méris, tout
en fumant, chantant et se divertissant. Parmi ces Arabes était le nommé
Babecr, fils du chek Carar, chef d’une des tribus des Ababdieh ; il y
avait aussi un nommé Mahamet Nour et son cousin, tous les deux
Bicharieh. Ce dernier, c’est-à-dire le cousin, se prit de querelle avec
un parent de Babecr qui lui jeta le vase contenant le méris à la figure.
L’offensé se leva et prit sa lance pour combattre son adversaire ; mais
comme cet incident avait fait beaucoup de tapage dans la cabane, tout le
monde était en rumeur, se poussant, criant, gesticulant, et, dans ce
tumulte, le susdit cousin de Mahamet Nour fut frappé, traîtreusement et
par derrière, près de l’épaule. Il tomba avec un couteau enfoncé
jusqu’au manche, dans sa blessure. On s’empressa, autour du blessé, pour
lui porter secours, et Babecr, étant le plus important de l’assemblée,
demanda la permission de retirer le couteau ; alors il en prit le
manche, et, favorisé par l’obscurité, laissant tomber son vêtement sur
sa main, il le tourna et retourna dans tous les sens, afin d’agrandir la
plaie, et avec l’intention sauvage d’achever, sans qu’on s’en aperçût,
celui qui avait eu querelle avec son parent.

Le moribond, sentant les déchirures du couteau, prit toutes les
personnes présentes à témoin, et dit que s’il mourait ce n’était pas de
la main de celui qui lui avait porté le premier coup, mais bien de celle
de Babecr ; il mourut en effet. La famille du Bicharieh demanda
justice ; mais les gens de Carar étant puissants, elle ne put rien
obtenir. Mahamet Nour, de son côté, ne fut pas plus heureux, il retourna
dans le désert avec la ferme volonté de venger lui-même son cousin.

Quelques temps après cet événement, Babecr devant aller chez les
Bicharieh pour des affaires importantes, l’on réunit tous les parents du
mort pour provoquer un arrangement. Mahamet Nour seul, qui conservait
toujours ses idées de vengeance, ne parut pas à la réunion, il profita
au contraire de cette circonstance pour laisser croire qu’il avait
oublié la mort de son cousin. Son but était de ne recevoir, sous aucun
prétexte, le prix du sang répandu afin d’avoir le droit de le répandre
lui-même.

Babecr effectua son voyage ; mais, au retour, Mahamet Nour feignant
d’avoir des affaires aussi, se mit en route en même temps que lui. Il
cachait si bien son projet, que personne ne pouvait le soupçonner.

Un jour pendant la route, se trouvant en avant de la caravane avec
Babecr, et croyant le moment favorable, il fit une première tentative
qui ne réussit pas, et voici pourquoi :

Ayant fait tomber la conversation sur les armes à feu, il avait dit à
Babecr que tout dernièrement il venait d’acquérir un très-beau pistolet,
qu’il l’avait chargé, et que, ne l’ayant pas encore tiré, il ne savait
s’il partirait, que son désir était de l’essayer ; mais qu’il n’avait
pas de munitions pour le recharger. Babecr, qui n’était ni fin ni
soupçonneux, sa conduite le prouve, consentit à lui en fournir.

Mahamet Nour pressa la détente du pistolet en question, qui fit feu
parfaitement ; il regretta intérieurement de ne l’avoir pas déchargé sur
Babecr.

Alors ils descendirent de dromadaire pour procéder à ce qui était
convenu. Mahamet Nour, dès ce moment, était bien décidé à tirer sur son
compagnon de route, certain qu’il ne le manquerait pas et qu’il pourrait
fuir facilement dans le désert ; mais il n’eut pas le temps d’accomplir
son projet. Le pistolet n’était pas encore rechargé que les gens de
Babecr, qui marchaient derrière, émus par le coup de feu qu’ils avaient
entendu et craignant pour leur chef un accident quelconque, étaient
arrivés au plus vite de leurs montures ; ils furent étonnés de voir les
deux Arabes, calmes en apparence, occupés tranquillement à charger une
arme. Toutefois Babecr, en voyant l’air inquiet de ses gens, et aussi
l’attitude de Mahamet Nour, qui ne lui sembla plus naturelle, conçut des
soupçons sur ses intentions. Il lui remit le pistolet chargé, mais sans
y ajouter l’amorce, ce dont le propriétaire n’eut pas l’air de
s’apercevoir.

Le coup projeté par Mahamet Nour n’avait donc pas réussi ; ce n’était
qu’une expérience acquise et une leçon pour mieux prendre ses mesures à
l’avenir.

Arrivés à Derrawé tout le monde se sépara.

L’homme qui cherche une vengeance a la patience d’une bête fauve ; il ne
se lasse point. Mahamet Nour aurait épié toute sa vie une nouvelle
occasion favorable à son dessein ; mais cette occasion se présenta peu
de temps après l’affaire du pistolet.

Se trouvant un jour à Derrawé, il apprit que Babecr se mariait le soir
même, et, qu’en attendant la nuit, il passait son temps à boire du
méris, ce qui est l’habitude dans tous les villages ababdieh sur les
bords du Nil, où les Arabes sont en général très-débauchés ; ils ne le
cèdent qu’à leurs femmes, dont les dérèglements dépassent toute
expression.

Mahamet Nour n’avait pas de plan bien arrêté ; mais, en toute prévision,
il alla remplir son outre d’eau, attacher à l’écart son dromadaire bien
préparé ; puis il vint au lieu où l’on buvait. Le bruit, les chants y
étaient étourdissants comme le soir de l’assassinat de son cousin. Cette
coïncidence, qui le surexcita, lui fit concevoir une machination
infernale. Voyant que Babecr était déjà parti, il courut à la case de la
nouvelle mariée et parvint, sans être vu, à se cacher sous le lit[11],
qui est élevé de terre de 50 à 40 centimètres et soutenu sur quatre
pieds.

Il est inutile de retracer les détails, que me donna le conteur, sur
l’impatience de l’assassin, qui faillit, plus d’une fois, se trahir, et
sur l’état de déraison où se trouvait la victime, état occasionné par
l’action des liqueurs absorbées, bien plus que par un autre mobile, plus
ordinaire en cette circonstance. Ce qui arriva, c’est qu’au bout de
quelques heures Babecr fut trouvé, baigné dans son sang, à côté de sa
femme dont les cris ne parvinrent pas à le rappeler à la vie.

Mahamet Nour était sorti de sa cachette quand il avait jugé le moment
favorable ; il avait, avec un sang-froid incroyable, promené légèrement
sa main gauche sur les deux époux afin d’être bien sûr qu’il ne se
trompait pas, et il avait plongé son poignard, qu’il tenait de la main
droite, dans le ventre du meurtrier de son cousin, en lui labourant les
entrailles, comme il avait été fait des entrailles de celui-ci ; puis il
avait attendu, avant de s’échapper, que la mort de Babecr fût bien
constatée.

Tout autre s’en serait tenu là, et se serait enfui. Mahamet ne le jugea
pas ainsi : par un raffinement de cruauté, dont ces Arabes seuls sont
capables, il se rendit à l’endroit où étaient encore beaucoup de
camarades du mort, continuant l’orgie commencée la veille, et il leur
dit audacieusement de ne pas se tromper sur le meurtrier de Babecr, que
c’était bien lui, Mahamet Nour, qui l’avait tué et qu’il retournait dans
son pays satisfait d’avoir consommé sa vengeance et le cœur réjoui et
content. Ce fut alors seulement qu’à la faveur de la stupéfaction
générale et favorisé par l’obscurité, il rejoignit son dromadaire, sauta
en selle et retourna dans sa tribu.

Parmi les Bischarieh cet homme est regardé comme un héros, il était avec
les Arabes que nous trouvâmes à Bab el Déhessi.

La veillée avait été remplie au moyen de cette histoire, et chacun
songea à prendre du repos.

Longtemps avant le jour le chek Baraca, qui ne savait pas juste l’heure,
croyant qu’il était temps de lever le camp réveilla tout le monde ; mais
il faisait tellement froid que nous ne partîmes qu’après le lever du
soleil.

Le pays que nous traversâmes était comme parsemé de petites montagnes,
il y en avait de tous côtés ; ces montagnes, nullement liées entre
elles, étaient toutes composées de grès que perçaient, de distance en
distance, de très-forts rochers de granit.

Nous avions, droit devant nous, une montagne plus importante nommée el
Nassié. Avant d’y arriver, nous passâmes auprès d’un rocher d’un marbre
blanc grisâtre qui formait une grosse saillie s’étendant du sud-sud-
ouest au nord-nord-est.

Ce fut dans l’après-midi seulement que nous arrivâmes à la montagne de
Nassié, où nous trouvâmes une grande quantité de plantes sèches,
pâturage dont nos montures avaient besoin.

La montagne d’el Nassié est plus élevée que toutes les montagnes
voisines ; elle a environ 360 mètres de hauteur, au-dessus de la plaine,
est formée de grès comme le sol environnant et doit son soulèvement à la
présence du granit que l’on aperçoit à sa base et qui a incliné ses
couches.

Le 3 février, le froid nous empêcha de partir avant neuf heures du
matin, quoique la température fût élevée à 4 degrés Réaumur au-dessus de
zéro. Nous traversâmes des plaines de graviers accidentées par beaucoup
de petites veines de quartz laiteux ; le terrain inférieur était
toujours granitique, et les saillies formées par le grès.

La vallée d’Esserba, que nous traversâmes, était remplie de plantes et
de broussailles avec beaucoup de Sihales ; tout paraissait déjà vert à
cause des pluies qui étaient tombées depuis quelques jours seulement ;
mais les herbes annuelles n’étaient pas encore poussées.

Dans la vallée d’Esserba se trouvait le campement Bichari de la petite
tribu dont Mahamet Nour faisait partie. C’était la réunion d’une dizaine
de cahuttes de 8 pieds de côté, et faites avec des nattes. Leurs
propriétaires, comme tous les Bédouins de ces contrées, me semblèrent
fort misérables, et je me demandais comment des êtres si deshérités
pouvaient ressentir cette fierté outrée qui ne pardonne jamais une
offense, et qui fait de la vengeance le premier des devoirs.

La route, après Esserba, se poursuit au milieu de ravins creusés dans
des rochers, où se trouvent de loin en loin des réservoirs naturels que
les pluies remplissent. La présence de ces rochers fait que le sol est
recouvert de gros cailloux qui rendent le chemin difficile aux animaux
de transport et aux montures. Partout nous rencontrions des Arabes
Bicharieh et Ababdieh de la tribu du chek Baraca qui venaient, sur notre
passage, pour nous saluer. La vallée devenue plus large était remplie de
plantes et d’arbres ; un bouc sauvage, bel animal aux longues soies
s’enfuit à notre approche, nous lui donnâmes la chasse inutilement ; car
il gagna les montagnes avant que nos dromadaires pussent l’atteindre et
il se trouva à l’abri de nos balles.

Ce fut à Guéhettré que nous nous arrêtâmes afin de pouvoir le lendemain
matin prendre de l’eau à un réservoir naturel, alimenté par les pluies,
qui se trouve dans le haut de cette vallée.

Le 4 février, nos chameaux, engourdis par le froid de la nuit, eurent
toutes les peines du monde à se lever ; aussi fûmes-nous obligés
d’attendre que le soleil les eût réchauffés pour pouvoir les mener
boire ; ce qui fut d’ailleurs difficile. Le lieu où se trouve l’eau
étant très-escarpé, et les chameaux ne pouvant y arriver, l’on fut
obligé de porter l’eau à distance. Tout cela fit qu’il était une heure
après midi quand nous fûmes en mesure de nous mettre en marche ; mais,
comme le temps continuait d’être mauvais, avec un fort vent du sud-est
qui soulevait des tourbillons de poussière, nous jugeâmes convenable de
demeurer encore le reste de la journée à Guéhettré où nous trouvions à
donner à manger aux chameaux, et du bois pour nous chauffer.

Cette vallée de Guéhettré est creusée dans des montagnes assez élevées,
de formation primitive ; les plus hautes ont un aspect rougeâtre et sont
toutes bouleversées ; les gneiss ainsi que les rochers porphyriques y
dominent, et beaucoup de filons quartzeux très-blancs, très-minces les
traversent dans tous les sens. Le lit du torrent qui est toujours à sec,
excepté quant il pleut, ce qui n’arrive pas tous les ans, était, en ce
moment, couvert d’arbustes, de plantes et de broussailles ; l’on y
voyait aussi cette espèce de mimosa _Sihale_ dont j’ai parlé, et qui,
là, devient un très bel arbre. Les Arabes, déjà, avant qu’ils fussent
tout à fait verts, les avaient dépouillés de leurs plus belles branches
pour les donner à leurs troupeaux et surtout aux chameaux qui en sont
fort friands.

Nous eûmes la visite de beaucoup d’Arabes campés dans les environs ; ils
étaient en grande partie de la tribu du chek Baraca et tous, comme
toujours, fort pauvres, demandant à manger pour eux, et mendiant du
grain pour leurs familles. Ce sont là des misères dont on ne peut guère
se faire idée, et cependant, la liberté est si chère à ces hommes du
désert qu’ils préfèrent encore leur état à l’existence plus aisée qu’ils
obtiendraient en venant habiter les bords du Nil où ils pourraient
cultiver quelques terres ; mais ce serait alors s’assimiler aux
_Fellahs_, pour lesquels ils ont le plus profond mépris, et leur orgueil
s’y oppose.

Le 5, au matin, il faisait toujours très-froid et nous ne nous mîmes en
marche qu’après sept heures et demie.

A dix heures et demie, après avoir traversé un pays semblable à celui de
la veille, nous arrivâmes à un lieu nommé _Ceïga_. C’est le principe de
la vallée de ce nom, vallée formée de montagnes toutes séparées les unes
des autres, et présentant comme une réunion de cours d’un aspect
singulier. Dans ce lieu l’on a exploité une mine d’or ; mais l’on voit
bien que les travaux sont plus modernes que ceux que j’ai visités
précédemment.

La petite montagne où est l’exploitation repose sur une base de granit,
viennent ensuite les grès. Elle est composée de schistes micacés et
talcaires, doux au toucher, un peu savonneux, et traversée par un large
filon quartzeux qui se divise en beaucoup de petites veines se dirigeant
dans toutes les directions. Ce sont ces veines et le gros filon qui
étaient travaillés.

La petite montagne peut avoir 100 mètres de hauteur au-dessus de la
vallée, et 1,500 mètres de tour.

Les morceaux de quartz que l’on extrayait, ainsi que les parties de
schiste talcaire étaient portés dans les habitations des mineurs où le
tout était broyé après avoir été concassé par des moulins à bras. On
procédait ensuite au lavage, sur des plans inclinés, pour détacher l’or
de tout ce qui lui était étranger, ainsi que je l’avais constaté à Absah
et à Raft, sur la route de Corouscos à Abou Ahmed.

Cette mine a été le centre d’une grande activité si l’on en juge par le
nombre considérable de huttes dont il ne reste que les murs, murs
construits en pierres sèches suivant la manière des Nubiens. Il pouvait
y avoir là quatre à cinq cents habitations grandes et petites,
dispersées dans les ravins environnants et toujours placées près des
endroits où les eaux de pluie pouvaient couler. De plus, un trou, une
cavité spéciale, avait été creusée dans le voisinage de chacune d’elles,
pour recevoir les parcelles d’or détachées de la montagne. Dans beaucoup
de ces habitations se trouvent encore des moulins à bras, et à côté un
tas de matières provenant du lavage ; ces matières sont blanchâtres,
légères et savonneuses au toucher, et ne contiennent plus aucune partie
brillante ni dure.

Je ne sais d’où les travailleurs pouvaient tirer assez d’eau pour les
besoins de la vie quand il leur en fallait tant déjà pour le lavage de
leur minerai seulement. Aujourd’hui il n’y en a qu’à deux journées de
distance et en assez faible quantité. Ils avaient donc, à leur portée,
des sources, des ruisseaux, des puits qui fonctionnaient ; c’est mon
opinion, et j’ai recueilli la preuve que cet état de choses avait cessé
bien après l’époque où les mines étaient en exploitation, de même les
pluies, dans le pays, étaient devenues, depuis, moins fréquentes. Deux
anciens puits, creusés dans la roche, m’avaient été signalés ; mais,
malgré toutes mes recherches, je n’ai pu les trouver.

Ces mines, à ce qu’il semble, n’ont point été abandonnées par suite
d’accidents violents ; mais bien par suite de l’épuisement du métal dont
je n’ai plus observé aucune trace dans le filon exploité. Les moulins
tous usés, tous hors de service, prouvent en faveur de cette hypothèse ;
ils sont tournants et non composés de simples pierres à écraser, comme
ceux des Nubiens, ce qui m’a démontré aussi que les mineurs devaient
être des étrangers, des gens venus du dehors.

Les Arabes n’ont conservé, à cet égard, aucune tradition.

Après avoir campé toute la nuit à l’Ouadée Oum Dérer, où nous nous
étions arrêtés de bonne heure parce que, devant nous, nous avions une
grande journée à faire avant d’atteindre un lieu où l’on trouverait des
plantes pour nos animaux et du bois pour nous chauffer, nous partîmes et
nous marchâmes longtemps dans un désert affreux dont le sol était
couvert d’un sable jaune et quelquefois blanc, détritus entraînés des
montagnes de grès et de calcaire. La plaine était légèrement ondulée, et
dans ses ondulations apparaissaient, sous les sables, des rochers de
granit peu saillants. Quelques plis formés par les écoulements des eaux
de pluie, traversaient le désert immense ; mais ces plis étaient aussi
secs et aussi dénudés que tout le reste.

Avant d’arriver à l’Ouadée de Séguel, les chemins sont fort mauvais dans
les montagnes ; il nous fallut six heures pour les franchir et nous
atteignîmes cette vallée dans un endroit rempli, çà et là, de petits
arbres Sihales très-verts.

Le lendemain, le 7 février, une heure après être partis, nous trouvâmes
celle de Gieugoub, où nous pûmes nous arrêter. Dans sa partie la plus
élevée, les eaux de pluie ont creusé un grand trou, régulièrement
arrondi, où elles tombent en manière de cascade ; il est peu facile d’y
atteindre. Un peu plus bas, sous le sable même, est une source, peu
apparente, dont l’eau est bien meilleure ; c’est là que nous campâmes.
Pour en avoir suffisamment, il nous fallut percer une espèce de puits
d’environ dix pieds de profondeur, travail malaisé, eu égard aux moyens
insuffisants dont nous disposions. Ce travail toutefois réussit
parfaitement, et nous procura de quoi satisfaire à toutes les exigences
de la caravane.

Mais alors il arriva là ce qui est pour ainsi dire inévitable quand
beaucoup d’Arabes, à la fois, veulent faire boire leurs chameaux et
faire une provision d’eau pour eux-mêmes : tout le monde criait, chacun
voulait être le premier à remplir ses outres ; ce fut un tohu-bohu
général. Heureusement le chek Baraca empêcha que ce tumulte ne prît un
caractère sérieux en frappant de son courbache tous les turbulents et
tous les impatients.

Quoique nous eussions fort peu marché, nous passâmes la journée dans ce
campement auprès de l’eau. Les Arabes Bicharieh des environs vinrent
nous voir, leurs femmes vinrent aussi. Elles étaient très à l’aise, et
ne paraissaient pas mues par cette curiosité stupide qui distingue les
femmes Fellahs d’Égypte. Il y avait parmi elles deux jeunes filles très-
jolies qui causèrent avec nous, et avec les Arabes, fort gaiement.

En partant le matin, le gros de la caravane se dirigea directement vers
le sud-est pour entrer dans la grande vallée de Ollaki, et je pris, avec
quelques hommes, la direction de l’est pour aller visiter un endroit où
je devais trouver des habitations abandonnées, ainsi que des traces de
travaux dans la montagne.

Nous passâmes par de mauvais chemins à travers de petits monticules et
de petites vallées où verdissaient quelques arbres. Les pentes
principales de cette localité se rendent dans la vallée d’Ollaki ; tout
le sol est composé de schistes micacés, et les gneiss et les granits
apparaissent, de loin en loin, avec des roches porphyriques.

Dans une de ces petites vallées nommée l’Adayber, je remarquai tout près
de celle de Souhan, où elle se perd, une petite montagne rougeâtre de la
même formation que les précédentes et qui avait été travaillée. On y
avait creusé des trous pour suivre les filons de quartz aurifères qui la
traversent dans tous les sens ; mais, sur l’inspection de ce qui avait
été fait, je jugeai que le minerai était fort pauvre, et que, pour cette
raison, l’on avait abandonné les travaux. Les habitations des
travailleurs étaient toutes dans les environs, et le lieu des lavages
était près des excavations.

Nous remontâmes la vallée de Souhan jusqu’à son origine, où nous
trouvâmes encore beaucoup d’habitations ruinées et des travaux
abandonnés, comme ceux que j’avais vus précédemment.

Un peu plus loin, dans un endroit fort rétréci, fort étroit, l’on a
exploité, à ciel ouvert, un filon aurifère qui traverse la vallée et qui
passe dans les montagnes, courant du N.-O. au S.-E. Ce filon de quartz
micacé est dans une pierre dure, et, par intervalles, dans du spath, ou
du schiste. Il affecte une ligne brisée, tortueuse, et cependant il est
creusé profondément à ciel ouvert.

En sortant de là, nous fûmes rejoints par un Arabe Bichari que nous
avions vu à Assouan, et qui nous avait dit qu’il serait, avant nous, à
Ollaki. Depuis trois jours seulement il avait quitté Assouan ; mais il
n’avait pris d’eau nulle part, quoiqu’il en eût grand besoin. Son
intention était de marcher encore jusqu’à minuit, sans se détourner le
moins du monde de sa route ; il se joignit néanmoins à notre caravane.

Au coucher du soleil, nous arrivâmes dans l’ouadée Ollaki, principal but
de mon voyage.

Son abord, de ce côté, est fort large, et quelque peu mouvementé par la
présence de petites dunes d’un sable blanc très-fin. Il y a beaucoup de
plantes et d’arbustes, et une végétation, relativement très-abondante
jusqu’aux montagnes qui sont assez éloignées.

Notre camp avait été préparé d’avance, au milieu de la vallée, parmi les
tentes des Bicharieh dont les chameaux paissaient les herbes que les
dernières pluies avaient fait pousser. Beaucoup de monde nous attendait.

A la vue de tout ce monde, selon l’usage, nous lançâmes nos dromadaires
à toute vitesse, en poussant, tous, des cris pour répondre au glou-glou-
glou poussé par les femmes, et nous vînmes descendre devant nos tentes.

Aussitôt arriva le chek de la tribu, un homme petit, vieux, mais
pourtant fort agile. Nous nous avançâmes vers lui ; il se nommait Ali
Hérab. Il nous salua très-froidement ; cependant, au premier coup d’œil,
je remarquai que ce devait être un bon homme ; sa figure était fine et
agréable. Beaucoup d’Arabes le suivaient ; or, pour faire plus ample
connaissance avec lui, je le retins à souper, ainsi qu’un autre chek
nommé Soueket, parent, par alliance, du chek Baraca.

Le lendemain matin, c’était le 10, Ali Hérab nous engagea, avec tant
d’instances, à passer la journée à son camp, que nous ne pûmes refuser ;
d’ailleurs comme c’était un des plus puissants chefs Bicharieh, et qu’il
devait nous accompagner dans plusieurs courses, je devais le ménager.

Aussitôt que j’eus décidé que nous passerions la journée avec lui, l’on
s’installa pour le mieux, quoique l’endroit où nous étions fût fort
désagréable ; le sol était couvert d’une poussière très fine, et le vent
la faisait voler partout.

Le chek Ali Hérab, suivant les règles de l’hospitalité arabe, nous
envoya une belle et grasse chamelle, qu’il fallut procéder à tuer et à
dépecer. Cette bête était superbe, et j’aurais bien voulu m’opposer à
son exécution ; mais, voyant que j’aurais mécontenté tout le monde, je
n’y insistais pas. La chamelle, manœuvrée comme si l’on allait la seller
ou la charger, fut placée sur ses genoux, puis, et ce fut l’affaire d’un
moment, on lui coupa la tête, on l’écorcha, et on la mit en pièce.

Afin d’éviter les disputes qui auraient pu surgir au sujet du partage,
l’on avait pris la précaution de tenir tous les prétendants à distance.
Ils s’étaient placés sur les petites hauteurs environnantes, comme
autant de vautours, prêts à fondre sur leur proie, et, spectacle
vraiment sauvage, chacun, à un signal donné, devait se jeter sur la part
qui lui était destinée. Quand la distribution fut faite, ce qui resta de
chair fut coupé par lanières pour être séché au soleil, et conservé.

Le repas dura toute la journée.

Nos amis les Bicharieh qui allaient et venaient autour de nous
paraissaient fort gais et fort contents ; ils furent bien moins
importuns que je ne m’y attendais, ce que j’attribuai à la présence du
chek Baraca, dont la personne était fort respectée dans le pays.

Ils me dirent, me répétèrent même plusieurs fois, et avec affectation,
que ma tente était la première tente étrangère qui eût été plantée chez
eux et dans l’Ouadée Ollaki. Tous, ensuite se plaignirent de la dureté
du temps, alléguant que, sur les bords du Nil, tout était fort cher, à
cause de la présence des Turcs ; que, d’un autre côté, l’on achetait
leurs moutons, leurs chameaux, etc., à trop bas prix et que cela, joint
à la sécheresse qu’il faisait depuis plusieurs mois, les avaient rendus
fort pauvres. Ils n’avaient d’espérance, pour le moment, que dans
l’approche de la saison des pluies qui devaient fertiliser leurs
pâturages... Ces plaintes, ces doléances, auxquelles je ne pouvais rien,
avaient, en outre, un air de banalité qui me toucha fort peu, et je me
contentai de dire à ceux qui les proféraient : Dieu est grand ! Dieu est
grand ! paroles sacramentelles au moyen desquelles l’on clôt, chez les
Arabes, toute espèce de conversation.

Le 11, nous partîmes de bonne heure pour gagner l’Ouadée Hégatte, près
de la montagne de ce nom, où nous avions donné rendez-vous à un grand
chek d’une tribu Bichari ; nous campâmes auprès de l’eau, comme
d’habitude. Il y avait là, dans les ravins environnants, plusieurs
cabanes dont quelques-unes étaient à l’ombre d’un magnifique Sihale.
Bientôt arriva le chek nommé Abou Goublé, monté sur un délicieux
dromadaire qu’un arabe conduisait par la têtière, car le chek s’était
cassé la jambe en tombant, il n’y avait pas longtemps. C’était un grand
vieillard, avec la barbe blanche, l’air vif et noble, et la tenue
respectable comme pas un de ceux qui nous accompagnaient. Il avait
d’ailleurs une grande suite, et tous les Arabes lui témoignaient
beaucoup de respect. Nous saluâmes ce vieillord avec empressement, et il
parut bien aise de nous voir. Je jugeai que son fils Allamin, dont
j’avais fait la connaissance à Abou Ahmed, et que j’avais bien traité,
était pour beaucoup dans cette réception.

Le soir il y eut, sous ma tente, un grand dîner, dîner composé d’un
mouton rôti et d’un immense plat de riz. Nous causâmes beaucoup du
voyage que je voulais faire à Gebel Elba, ainsi que dans tous les
endroits du pays où il y avait quelque chose de curieux à voir.

Abou Goublé ne pouvant nous accompagner, à cause de son infirmité, et
surtout à cause des affaires qui le rappelaient dans sa tribu, promit de
nous laisser son fils. Avant son départ, je lui fis cadeau d’un vêtement
de drap rouge et de deux pièces de toile bleue pour deux de ses enfants,
ce dont il fut très-content. Il me fit dire, car il ne parlait pas
l’arabe, que maintenant que j’étais venu chez lui, que nous avions mangé
ensemble, il me considérait comme un membre de sa famille, tout comme
avait fait précédemment leur grand chek Ahmed Wed Ahmed, à Goos Regeb,
que, par conséquent, ses enfants étaient mes frères, et que je pouvais
compter sur eux et sur lui, dans toute circonstance.

Après avoir vu partir le chek Abou Goublé et sa suite, je montai à
dromadaire pour visiter plus en détail la vallée d’Hégatte et voir les
habitations que l’on m’avait signalées. Cette vallée est resserrée entre
de petites montagnes presque perpendiculaires ; le sol, couvert de sable
blanc quartzeux, et de débris de granit, nourrit cependant beaucoup
d’arbres de différentes essences. Je remarquai deux _harrazas_ très-
grands, mimosas à larges feuilles, qui épanouissaient leur feuillage et
leurs fleurs à peu de distance d’une source cachée sous le sable ; cette
source était très-abondante alors ; dans l’été, elle disparaît
entièrement.

En s’élevant, la vallée devient très-étroite, et dans cette partie l’on
trouve, toujours sous forme de ruines, beaucoup de petites maisons
réunies ; plusieurs cependant dépassaient en grandeur, en importance,
celles que j’avais rencontrées jusque-là. Toutes étaient placées dans
les anfractuosités de la montagne par où les eaux pouvaient couler, et
ces anfractuosités travaillées en manière de petits bassins ou de
récipients, étaient barrées par des murs dans lesquels il y avait un
trou pour servir d’exutoire.

Aucun travail d’excavation ne se voit dans les environs, et, de cela, je
conjecturai que les chercheurs d’or propriétaires des établissements ci-
dessus recueillaient seulement l’or en parcelles que les pluies
détachaient des roches de la montagne. Entraînées de cascades en
cascades parmi d’autres détritus, ces parcelles subissaient un dernier
lavage dans les petits bassins et pouvaient ensuite être recueillies. Du
reste, je vis peu de débris de moulins à bras et tournants ; mais toutes
les habitations me semblèrent plus anciennes que celles des autres lieux
de ces contrées où l’on a exploité l’or.

Le soir, à notre retour au camp, nous trouvâmes beaucoup de mendiants
bicharieh auxquels je fis donner un peu de grains. Ils étaient aussi
laids que misérables, et une chose me frappa, en les considérant, c’est
que je reconnus en eux le type des prisonniers représentés
légendairement sur les bas-reliefs des temples et des tombeaux des
anciens Égyptiens. Leurs femmes, plus résignées dans leur pauvreté,
avaient aussi un aspect moins repoussant.

La montagne d’Hégatte est un pic en forme de pain de sucre, fort élevé,
et qui s’aperçoit de fort loin dans toutes les directions. Elle est
formée entièrement de gros blocs de granit rouge, comme celui d’Assouan,
entassés les uns sur les autres. Depuis plusieurs jours, cette montagne
me servait de point de relèvement et de sommet d’angle pour la
triangulation qui devait me servir à dresser une carte de ce pays ;
aussi je voulus monter à son faîte. L’escarpement en est si abrupte que
les Arabes regardent cela comme impossible, et cependant il restait pour
eux, à l’état de souvenir, qu’un homme était parvenu, une fois, tout en
haut du mont, qu’il y avait trouvé une plate-forme recouverte de sable,
et qu’il en avait rapporté un vase cassé.

Quoique cette ascension semblât fort difficile, je l’entrepris cependant
et je me trouvai bientôt au milieu de ces roches bouleversées dans tous
les sens, de ces blocs étagés d’une façon désordonnée qui constituaient
un véritable chaos. Entre la plupart étaient des plantes et des
broussailles épineuses qui en défendaient l’accès, des pierres et des
cailloux anguleux sur lesquels on ne pouvait poser les pieds sûrement.

J’avais ailleurs, dans les montagnes du mont Sinaï, fait l’apprentissage
de semblables difficultés ; mais je dois l’avouer, je n’en avais jamais
rencontré de si grandes.

Le mont Sinaï est de même formation que le mont Hégatte ; celui-ci,
toutefois, est beaucoup moins élevé ; il atteint à peine 400 mètres au-
dessus du sol de la vallée.

Je mis une heure trois quarts à monter au sommet. Là je trouvai un
dernier rocher d’environ 15 mètres de hauteur, qui, à cause de sa forme
arrondie, fut le plus difficile à escalader ; mais, une fois cet effort
accompli, le magnifique spectacle qui se déploya devant moi me
dédommagea bien de ma peine. L’immensité du désert n’a rien d’analogue
dans les pays d’Europe ; j’étais comme suspendu dans l’espace.

De là je pus remarquer que toutes les petites chaînes de montagnes des
environs étaient, comme celles d’Hégatte, composées de granit en grande
partie, avec le mélange de toutes les formations primitives, et
entrecoupées de filons de quartz blanc, affectant, par intervalles, des
tons noirâtres et rougeâtres ; ils avaient tous la direction du S.-E. au
N.-O., ce qui annonce les filons métalliques. C’étaient surtout les
montagnes qui avoisinaient la vallée d’Ollaki qui avaient cette
direction. Je pus remarquer encore que cette vallée, beaucoup plus basse
que toutes celles que j’avais sous les yeux, était orientée de manière à
recevoir toutes leurs eaux, ce qui, à certaines époques, lui donne
l’apparence d’un fleuve, comme je l’avais vu à son embouchure dans le
Nil.

Après avoir, du sommet d’Hégatte, relevé toutes les montagnes en vue, je
me disposais à redescendre, lorsque fis je un faux pas et me donnai une
forte entorse ; il fallut pourtant effectuer une espèce d’exercice
d’acrobate jusqu’à mon dromadaire.

Les Bicharieh, étonnés de ma course, ne furent pas moins étonnés de
m’entendre dire qu’il n’y avait, sur le sommet de la montagne, aucune
construction.

En arrivant au camp, j’étais si fatigué, mon entorse me faisait
tellement souffrir que, pour avoir le temps de me reposer, je remis le
départ au lendemain. On en profita pour faire une bonne provision d’eau.
Le chek Baraca, de son côté, avait une affaire à arranger avec le chek
Ali Hérab au sujet d’un chameau volé, il eut le temps de s’en occuper.
Cette affaire, entre autres péripéties, avait donné lieu à une aventure
fort curieuse ; je la donne dans toute sa naïveté primordiale :

Des gelabs ou négociants du Dongolah revenaient par la route du grand
désert. Cette route quitte le Nil à Damer ou Berber, et n’y revient qu’à
la hauteur de Derrawé, un peu au nord d’Assouan. Ils étaient arrêtés à
la montagne de Chigré, où ils prenaient de l’eau en attendant le moment
de se remettre en route. Des Arabes Bicharieh vinrent les trouver, et,
comme les gelabs avaient des chameaux malades et fatigués, ils leur en
offrirent quelques-uns plus valides, comme renfort ; une vente régulière
s’ensuivit.

Ces gelabs continuèrent leur route et arrivèrent à la vallée ou Ouadée
Terfawe avec l’idée de se reposer. Alors qu’ils dressaient les tentes,
quelques-uns d’entre eux conduisirent tous leurs animaux à un puits
voisin. Là étaient aussi des Arabes des environs. On se disputa, comme
toujours, pour savoir qui commencerait à faire boire ses bêtes et à
remplir ses outres. Pendant la bagarre, un des Arabes reconnut, parmi
les chameaux des gelabs, un sujet qui lui appartenait et qui lui avait
été volé peu de jours auparavant ; il voulut alors s’en emparer. Celui
qui le conduisait était un jeune chamelier faisant partie de la caravane
des négociants ; il se montra, ce qui est facile à comprendre, peu
disposé à rendre le chameau qu’il avait acheté à la station de Chigré.
On en vint aux coups et ensuite aux armes, tout le monde prit part à la
dispute et, dans la mêlée, un Bicharieh tomba mort, frappé d’un coup de
lance par le jeune Arabe propriétaire du chameau. Les gens des
négociants retournèrent immédiatement à leur campement, les Bicharieh à
leur tribu.

Mais l’affaire ne pouvait pas en rester là. Ces derniers revinrent
bientôt en grand nombre, entourèrent leurs adversaires et demandèrent, à
grands cris, qu’on leur livrât le meurtrier et son chameau, ajoutant
que, si cela n’était pas fait sur l’heure, ils allaient piller la
caravane et massacrer tout le monde.

Les pauvres gelabs, inférieurs en nombre et mal armés, ne savaient plus
à quel prophète se recommander, d’autant que ceux d’entre eux qui
avaient assisté à l’affaire ne voulaient pas dénoncer le coupable.

Enfin, sentant qu’il n’y avait pas d’arrangement possible, ils se
préparèrent à combattre, et déjà les lances étaient levées contre eux,
lorsque le jeune homme, cause de la prise d’arme, sortit tout à coup du
groupe dans lequel il se trouvait, monta sur un rocher voisin, et, de
là, déclara fièrement être le meurtrier que l’on cherchait ; mais il
n’avait pas de reproches à se faire, n’ayant donné la mort que pour se
défendre, et conserver un bien acquis loyalement ; il déclara aussi que
sa cause n’étant pas celle des gelabs, il se séparait d’eux pour ne pas
leur faire tort ; puis, brandissant sa lance, il dit qu’il vendrait
chèrement sa vie contre celui ou ceux qui voudraient l’attaquer.

Cette démarche, qui avait quelque chose de grand, quelque chose
d’antique, dans la belle acception du mot, n’eut point un résultat bien
digne, mais elle concourut, avec ce que l’on va lire, à un dénoûment
bien dramatique.

Les Arabes, qui n’étaient pas tous de la trempe de notre héros, voyant
qu’effectivement il faisait bonne contenance, n’osèrent pas
l’approcher ; ils dirent aux gelabs que c’était à eux à livrer cet homme
et que, dans le cas contraire, ils exécuteraient leurs menaces.

Il était évident que la perspective de piller une grosse caravane,
autant que le besoin de venger un des leurs, les dominait en ce moment.
Les négociants le comprirent ainsi, et, en vue de détourner l’orage, ils
s’adressèrent à leur ami pour l’engager à se livrer lui-même aux
Bicharieh, à se mettre à leur merci. Ils lui représentèrent qu’il
n’avait, personnellement, aucune chance de salut, que la mort de ses
compagnons, de ses compatriotes, ne lui serait d’aucun secours, tandis
qu’en se sacrifiant il les sauverait tous, et que la postérité
chanterait sa bravoure et sa mort généreuse. Les malheureux avaient
cessé de parler, et l’angoisse peinte sur leurs visages dénotait le peu
d’espoir que la situation leur inspirait. Cependant, un grand et
généreux dévouement avait enflammé le cœur du jeune homme ; sans rien
répondre, il était descendu de son piédestal et s’était dirigé, d’un pas
ferme, du côté des Bicharieh. En se mettant ainsi à leur discrétion, il
faisait le sacrifice de sa vie ; il enlevait en effet à ses adversaires
tout prétexte de pillage ; mais le côté inattendu de cette histoire du
désert ne devait pas être épuisé.

A son approche, tous les Bicharieh poussèrent des cris étranges, comme
les bêtes féroces lorsqu’elles se ruent sur une proie. Les parents du
mort, à qui incombait le droit de frapper les premiers, portèrent à leur
victime des coups mal assurés, soit qu’ils fussent troublés par la
grandeur de sa résignation, soit qu’ils voulussent prolonger son
supplice. Ce que voyant, car vraisemblablement, fanatisé qu’il était par
l’excès même de sa résolution, il ne sentait rien ; ce que voyant, dis-
je, le jeune Arabe se prit à rire, à se moquer de ses bourreaux, disant
qu’ils ne savaient pas frapper, qu’ils avaient de mauvais poignards, et
qu’après tout ils n’étaient, eux, que de vieilles vaches[12]. Puis,
ayant arraché une arme des mains de ceux qui le frappaient, il se fit
lui-même, à la jambe, une profonde blessure.

Qui le croirait ? Il dut son salut à cet acte d’énergie, à ce trait de
bravoure sauvage : toutes les femmes bédouines qui étaient accourues
pour assister à la mort du prétendu meurtier, se jetèrent sur lui comme
une avalanche, renversant les Bicharieh et criant : grâce ! grâce !
elles l’arrachèrent de force, pour ainsi dire, des mains des hommes, qui
ne purent s’opposer à ce mouvement.

Une résolution aussi spontanée, aussi caractéristique, devait avoir sa
logique ; ces femmes soignèrent si bien et avec tant d’intérêt le pauvre
blessé, en le cachant toujours à tous les yeux, que bientôt il guérit.
Leur tactique, pour arriver à ce but, était bien simple. Comme il y
avait toujours plusieurs d’entre elles dans la tente où il était, aucun
mari, aucun parent, aucun être masculin ne pouvait y entrer, car c’eût
été un crime, et les Arabes, à cet égard, ne transigent jamais.

Le pauvre garçon fut donc très-bien traité pendant plusieurs mois, et
l’on en était arrivé à ce moment où rien ne lui manquait plus que la
liberté ; mais il avait un compte véritable à régler.

Or, après sa guérison, il demeura encore quelque temps chez les
Bicharieh, toujours caché par les femmes et à l’abri de toute surprise.

L’exaltation de ses bienfaitrices avait progressé en raison du résultat
qu’elles avaient obtenu, de telle sorte que la pensée leur était venue
de propager dans leur tribu la race d’un homme qu’elles admiraient. Que
de vaudevilles ne finissent pas toujours aussi bien ! Il va sans dire
que le héros de cette histoire put enfin, sûrement, retourner dans son
pays.

L’affaire que le chek Baraca devait arranger avec le chek Ali Hérab
était donc, non celle qui avait rapport au meurtre du Bicharieh, mais
seulement celle relative au voleur qui avait vendu le chameau aux gelabs
à la station de Chigré.

Le lendemain de la journée de cet arrangement, qu’il est insignifiant de
relater, nous levâmes notre camp et descendîmes la vallée d’Hégatte pour
entrer dans celle d’Ollaki. Cette dernière est très-encaissée ; je
trouvai encore, dans les pics qui la dominent, beaucoup de ressemblance
avec les pics du mont Sinaï ; son sol était couvert de plantes et
d’arbres de différentes espèces, des mimosas, des sihales, des iglics,
puis des merk et des sallem, sortes de grands genêts.

Beaucoup de plantes d’arrak et de houchars tapissaient certains fonds.
Dans les arbres grimpaient des plantes parasites qui faisaient, avec le
reste, et au soleil levant, un effet merveilleux, enfin, de tous côtés,
l’on voyait des compagnies de perdrix rouges se promenant paisiblement
avec des troupeaux de gazelles.

Nous fîmes halte dans un endroit de cette vallée charmante nommé
l’_Affawé_, où se trouvaient les cabanes du chek de tribu Souéket que
nous avions rencontré sur notre route lorsqu’il venait au-devant de
nous.

Non loin de là, dans les montagnes environnantes, il y avait plusieurs
endroits où se voyaient quelques restes de travaux de mines, je ne pus
aller les visiter, car je me ressentais encore de l’entorse que je
m’étais donnée à la montagne d’Hégatte.

Tous les parents du chek Souéket vinrent me voir et me demander chacun
quelque chose. Je donnai seulement au chef du drap rouge et de la toile,
et je renvoyai les autres, ce qui ne fut pas une petite affaire, par la
raison que je n’avais pas encore rencontré, chez les Bicharieh, de
mendiants comme les gens de cette tribu, y compris Souéket lui-même.

L’on nous apporta force moutons pour notre nourriture, et il est inutile
d’ajouter que les visiteurs ne manquèrent jamais aux heures des repas,
que l’on partageait avec eux.

Le 15 février, je visitai dans le voisinage plusieurs habitations
ruinées qui avaient appartenu à des mineurs dont les travaux avaient été
exécutés dans un filon de quartz qui traverse la montagne du nord au sud
et dans les mêmes conditions de terrains que ceux que j’avais vu
précédemment. Ces travaux étaient peu importants, des éboulements,
survenus à différentes époques, les avaient presque entièrement
recouverts.

Nous partîmes et remontâmes toujours la vallée d’Ollaki ; elle offrait
le même aspect riant et gai. La quantité de gibier que nous rencontrâmes
nous permit de faire une chasse abondante en perdrix, gazelles et
lièvres, qui s’enfuyaient à peine au bruit de nos coups de fusils, et
qui nous regardaient avec étonnement, mais sans effroi.

Je remarquai dans plusieurs endroits des restes d’habitations et des
tombeaux de forme ronde, construits en pierres sèches, et remplis avec
du sable et des cailloux sous lesquels, à une petite profondeur, étaient
encore des ossements humains.

Nous nous arrêtâmes à l’embouchure d’une petite vallée nommée Camolit,
affluent de celle d’Ollaki, parce qu’il s’y trouve une source que nous
devions mettre à contribution. Cette source, qui est renommée dans le
pays, est bien moins abondante depuis qu’une grosse pierre, roulée par
les eaux pluviales, a bouché son orifice ; elle a dû prendre
souterrainement une autre direction. Les Arabes des environs sont très-
malheureux de cela, ils regrettent de n’avoir pas d’eau en plus grande
quantité ; mais ils sont si paresseux qu’ils regardent à se réunir une
dizaine d’hommes pour dégager la source, ce qui serait l’ouvrage de deux
ou trois jours au plus.

Nous consacrâmes la journée à nous reposer.

Vers le soir, le chek Nasser Abou Goublé vint nous trouver quoiqu’il
nous eût dit précédemment, en nous quittant, qu’il ne pouvait revenir.
Sa présence nous étonna et le début de sa conversation, toute dépourvue
d’emphase, ne nous sembla pas moins cacher un artifice. Il nous dit que,
trouvant sa cabane trop petite, il était venu respirer avec nous à
l’ombre des grands arbres.

Pour moi, je devinai bien que le motif futile, allégué par Abou Goublé,
n’était pas le vrai motif qui le faisait agir ; mais l’usage ne me
permettant point de formuler une question, j’observai le plus grand
calme, et j’attendis. Il commença alors par nous donner des nouvelles
peu rassurantes, eu égard à la situation dans laquelle nous étions. Il
nous dit que Courchoud Aga, gouverneur de Kartoum, était allé à Taka, en
_Gazoua_[13], qu’il avait été battu par les Allingas et les Hadindannes,
tribus bicharieh du sud et qu’il était rentré à Kartoum dans le plus
grand désordre.

Il nous dit aussi que deux cents soldats, qui étaient allés à l’Baky
pour percevoir les contributions que payent annuellement les Arabes qui
cultivent du dourah dans cette localité, après les pluies, se trouvaient
dans une très-dangereuse position au sujet d’un mouton appartenant aux
Arabes, et qu’un soldat avait tué. Le maître du mouton, étant venu en
réclamer le prix, avait été battu par les soldats, ce qui avait
occasionné une querelle et un combat après lequel ces derniers avaient
été cernés de toute part. L’un d’eux pourtant s’était enfui à cheval
pour aller donner cette nouvelle au gouvernement de Berber et demander
du renfort ; mais l’on craignait qu’en attendant, les deux cents soldats
ne fussent assaillis et massacrés.

Tout cela, en effet, aurait pu nous inquiéter fortement si nous n’avions
pas eu avec nous le chek Baraca et quelques-uns de ses parents,
circonstance dont Abou Goublé était parfaitement informé. Aussi je
pensai bien que celui-ci avait un but personnel auquel les nouvelles
qu’il nous donnait servaient de prétexte. Dans la conversation qui
suivit, je compris qu’il voulait encore quelques présents, trouvant sans
doute que ce que je lui avais donné n’était pas suffisant.

Il me parla des Bicharieh, en général, dans d’excellents termes ;
malheureusement leurs cheks n’étaient que des brutes, des sauvages qui
ne comprenaient pas les choses comme lui, homme sage, loyal et civilisé.
Ces cheks lui avaient remontré qu’il avait tort de laisser parcourir le
pays à un étranger envoyé par les Turcs ; mais qu’il avait répondu que,
pour lui, il était mon ami, qu’il avait bu et mangé avec moi, et qu’il
faciliterait toutes mes recherches, que certainement ce n’était pas par
intérêt qu’il agissait ainsi ; car les faibles présents que je lui avais
faits ne pouvaient faire présumer cela ; mais qu’enfin il me conduirait
partout où je voudrais en me couvrant de sa protection. L’argument
devenait de plus en plus palpable, je lui donnai encore quelques pièces
de toile pour le satisfaire et rester son ami ; il passa la nuit avec
nous.

Le 16, de bonne heure, Abou Goublé monta sur son dromadaire pour
retourner chez lui, et nous montâmes sur les nôtres pour continuer notre
route dans la vallée d’Ollaki, qui devenait de plus en plus étroite et
tortueuse. Les montagnes qui l’encaissaient étaient toujours les mêmes,
du granit, puis des porphyres et toutes les roches de même espèce.

Nous arrivâmes, après cinq heures de marche, à l’emplacement désigné
sous le nom de Déréhib.

C’était le site le plus important que je voulais visiter ; or, comme il
fallait plusieurs jours pour cela, je choisis une place convenable et
commode pour y établir mon camp.

Déréhib est à l’origine de l’ouadée Ollaki, qui court vers l’ouest-nord-
ouest jusqu’au Nil près de Daké, entre la première et la seconde
cataracte.

Sur le bord du torrent, au pied même de la montagne, sont encore les
restes d’une petite ville construite sur un léger mouvement de terrain
et s’étendant du nord au sud[14].

Cette ville était partagée par une grande rue dans la direction de sa
longueur, et par d’autres plus petites, transversales, qui la
subdivisaient en îlots. Les maisons, bâties en pierres brutes, avaient
des murs bien faits, droits et verticaux, garnis d’un crépissage formé
avec l’argile du torrent et les résidus de lavages de minerai ; elles
étaient couvertes au moyen de branches d’arbres, et de plantes mêlées à
de la terre comme les maisons arabes en général, et, quant à la hauteur,
à la distribution intérieure, elles ressemblaient parfaitement à celles
d’Assouan et de Deïr.

A peu près au centre était la mosquée auprès de laquelle l’on aperçoit
un amas de déblais qui doit provenir du creusement d’un puits
aujourd’hui comblé.

Vis-à-vis de l’extrémité sud de la ville, de l’autre côté du torrent,
sont deux châteaux placés sur des hauteurs à l’entrée d’une gorge qui
pénètre dans la montagne[15].

Le plus grand, qui est au nord, a son entrée du côté du sud, tandis que
l’autre l’a du côté du nord.

Tous les deux sont bâtis en pierres brutes, en schistes, et ces pierres,
toutes plates, forment des assises assez régulières ; les murs sont fort
épais et flanqués de tours à chacun des angles ; l’intérieur, disposé
comme les okels ou kans d’aujourd’hui, se composait de plusieurs étages
qui tous sont effondrés avec les terrasses qui servaient de couverture
et qui étaient construites avec des poutres, des planches, des nattes et
une couche de terre ; toutes les portes étaient cintrées.

Derrière le plus petit château, il y a beaucoup de maisonnettes qui
s’étendent le long du torrent, tout contre la montagne ; autour du grand
château sont aussi beaucoup d’habitations ruinées qui n’étaient que des
huttes.

Le cimetière de la ville est au pied du grand château, vers le nord, ses
tombeaux appartiennent à l’époque à laquelle on a bâti la mosquée. J’ai
trouvé de grandes plaques de schiste noir, avec des inscriptions
cufiques comme celles des tombeaux que l’on voit au sud d’Assouan ; ils
sont couverts de versets du Coran, mais ils ne portent aucune date.

Quoique ces tombeaux soient musulmans et que certaines parties de la
ville aient été habitées par des hommes de cette religion, l’on constate
facilement que les châteaux, ainsi qu’un grand nombre de maisons, sont
d’une époque beaucoup plus ancienne.

Les Arabes n’auraient pas aligné des rues comme cela, et, d’un autre
côté, l’image des constructions qui sont reproduites sur les bas-reliefs
des anciens temples égyptiens, bas-reliefs où sont représentés des
assauts et des siéges, ne laissent aucun doute à cette assertion.

Au nord de la ville et des châteaux sont les mines qui étaient
exploitées par les habitants ; or, de même que l’on voit deux époques
dans les procédés de constructions, l’on en voit deux aussi dans les
procédés des travaux d’exploitation[16].

Les mines de Déréhib occupent deux petites montagnes de la hauteur de
soixante mètres environ au-dessus du sol de la vallée, montagnes de
schistes avec quelques pointes de granit qui saillissent d’espace en
espace. En outre de cette identité, la présence, dans chacune d’elle,
d’un large filon de quartz blanc, avec entourage de parties d’argile
rougeâtre et jaunâtre talcaires, leur donne encore plus de similitude.

Ces deux larges filons ont beaucoup de ramifications, veines légères
toujours de même composition, et que l’on a suivies dans tous les sens
pour les exploiter.

Les travaux anciens se remarquent par leur régularité et leur grandeur ;
il y a beaucoup de puits verticaux creusés de chaque côté des deux
filons, puits qui communiquaient entre eux par des galeries souterraines
fort multipliées. Ces excavations sont immenses, mais des éboulements
considérables en obstruent une grande partie et empêchent de pénétrer
jusqu’aux endroits où les exploitations ont été conduites[16].

En poursuivant, avec grande difficulté, une de ces galeries, j’en
trouvai l’extrémité fermée par une maçonnerie assez solide, et je pensai
naturellement que les mineurs s’étant retirés, par une raison que
j’ignore, avaient voulu fermer la galerie dans laquelle se trouvait le
filon qu’ils exploitaient, afin que l’on ne travaillât pas en leur
absence. Je voulus donc reconnaître ce filon et j’entrepris la
démolition du mur ; mais n’ayant aucun ouvrier, il fallut faire cela
avec mes gens et concourir moi-même au travail qui dura à peu près deux
heures, au bout desquelles je trouvai effectivement derrière le mur un
petit vide qui constituait la fin de la galerie. Ici je dus m’arrêter,
parce que, d’une part, le filon était trop difficile à entamer et que,
d’autre part, mes gens avaient peur de travailler ainsi sous la terre.
D’ailleurs, je n’étais pas venu pour commencer des travaux
d’exploitation, mais seulement pour reconnaître les mines.

On remarque bien que ces travaux, par puits et galeries, ne sont pas
l’ouvrage des Arabes ; ce sont ceux des Égyptiens sous les Pharaons.

Dans toutes les galeries, les parois noircies par la fumée des lampes
des ouvriers, ont été, plus tard, piquées avec une pioche et un ciseau
comme pour reconnaître le terrain ; or ces parties plus blanches que le
reste prouvent évidemment qu’elles ont été reprises longtemps après les
premiers travaux d’excavation.

Plus tard aussi, l’on a creusé aux environs des principaux filons, et
amoncelé des déblais considérables pour arriver au minerai ; c’est là le
travail des Arabes musulmans, qui ont toujours craint de travailler
autrement qu’à ciel ouvert[17].

Toutes les montagnes des environs de la grande mine qui offraient
quelque chance de rémunération ont été attaquées vigoureusement. C’est
surtout du côté du sud que l’on trouve le plus de traces de travaux.

Au nord de la grande mine, dans une gorge retirée, est un monticule de
décombres qui a été entièrement formé des déblais d’une excavation dont
l’entrée est aujourd’hui fermée par des éboulements. Ceci ne me parut
pas avoir été une mine ; mais plutôt un grand tombeau égyptien ou un
temple creusé sous terre. Dans cette conviction je voulus en faire
rechercher l’entrée ; on avait déjà commencé à piocher, lorsqu’une
grosse pierre coula d’en haut et vint tomber auprès de mes arabes qui se
mirent à fuir de tous côtés. Ils crurent voir dans cet accident,
pourtant bien naturel, une manifestation diabolique et, pour rien au
monde, ils ne voulurent recommencer à travailler.

Dans aucun endroit de ces établissements de mineurs je n’ai trouvé de
moulins à bras, ni de moulins d’aucune espèce pour écraser le minerai et
le préparer ; je n’ai vu non plus aucune trace de lavage. Pour les
moulins, il est probable que l’on a pu les emporter sur d’autres
chantiers et pour d’autres usages ; les lieux de lavage auront été
détruits par les écoulements des eaux ou enfouis sous le sable qui
couvre une grande partie du sol.

Il semble, au grand nombre d’habitations répandues dans toute la vallée,
aux pieds des collines et dans tous les lits des petits torrents
ruisselant des montagnes lorsqu’il pleut, qu’il y a eu là, à une
certaine époque, une forte population. On remarque même qu’il y avait
quelques jardins ; car dans plusieurs endroits, tout près des maisons,
se voient des murs d’enceinte faits évidemment pour empêcher les pierres
roulées par les eaux, la terre et l’eau elle-même de détruire ces sortes
de créations.

Sans doute ici les pluies étaient plus fréquentes autrefois
qu’aujourd’hui, comme cela a eu lieu aussi, d’après mes observations,
dans plusieurs autres endroits : aux environs de Suez, au mont Sinaï et
aux environs de l’Accaba.

Mais je ne doute nullement de la facilité que l’on aurait de creuser des
puits qui donneraient beaucoup d’eau, en outre de l’apport de plusieurs
sources, plus ou moins abondantes, qui se trouvent à une distance de
1,000 à 1,200 mètres en remontant la vallée, sources que l’on pourrait
utiliser en raison de la pente régulière du sol. Elles l’ont été, tout
le fait présumer, pour subvenir aux besoins d’arrosage des jardins dont
j’ai parlé plus haut.

Ce qui me surprit beaucoup c’est que, malgré toutes mes recherches, je
ne trouvai aucun reste de monument ancien ni aucune inscription. La
raison cependant en est bien simple : avec les pierres du pays les
Égyptiens ne pouvaient rien construire suivant leur goût, suivant le
style qui leur était propre. Ils affectionnaient le granit, le grès, le
calcaire ; ils ne trouvaient ici que des schistes, des feldspath, des
roches micacées, des quartz et autres formations analogues ; cela fait
qu’ils n’ont laissé aucune trace de leur passage.

Toutefois il n’y a pas à douter que ces mines ne soient celles des
anciens Égyptiens où l’on envoyait les hommes condamnés à des travaux
forcés ; car le nom d’Ollaki, donné par Diodore, est bien le même que
celui d’Allake, prononciation moderne du mot qui ne constitue même pas
une altération, car enfin parmi les travaux que je viens de signaler, il
s’en trouve de bien plus anciens que ceux des arabes.

Voici ce que Diodore rapporte à ce sujet[18] ; comme cela s’accorde
entièrement avec ce que j’ai vu, je le cite tout au long :

« Entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie est un endroit de métaux et
surtout d’or qu’on retire avec bien des travaux et de la dépense ; car
la terre dans cet endroit est, de sa nature, dure et noire et
entrecoupée de veines d’un marbre blanc si luisant qu’il surpasse, en
éclat, les matières les plus brillantes. C’est là que ceux qui ont
l’Intendance des métaux font travailler un grand nombre d’ouvriers. Le
roi d’Égypte envoie quelquefois aux mines, avec toutes leur famille,
ceux qui ont été convaincus de crimes, aussi bien que les prisonniers de
guerre, ceux qui ont encouru son indignation ou qui succombent aux
accusations vraies ou fausses, en un mot tous ceux qui sont condamnés
aux prisons. Par ce moyen il tire de grands revenus de leur châtiment.
Ces malheureux, qui sont en grand nombre, sont tous enchaînés par les
pieds et attachés au travail sans relâche et sans qu’ils puissent jamais
s’échapper ; car ils sont gardés par des soldats étrangers, et qui
parlent une autre langue que la leur, de sorte qu’il leur est impossible
de les corrompre par des paroles et par des caresses. Quand la terre,
qui contient l’or, se trouve trop dure, on l’amollit avec le feu
d’abord, après quoi ils la rompent à grands coups de piques ou d’autres
instruments en fer. Ils ont à leur tête un entrepreneur qui connaît les
veines de la mine et qui les conduit. Les plus forts d’entre les
travailleurs fendent la pierre à grands coups de marteau, cet ouvrage ne
demandant que la force des bras, sans art et sans adresse ; mais comme,
pour suivre les veines qu’on a découvertes, il faut souvent se
détourner, et qu’ainsi les allées que l’on creuse dans ces souterrains
sont fort tortueuses, les ouvriers, qui sans cela ne verraient pas
clair, portent des lampes attachées à leur front. Changeant de posture
autant de fois que le requiert la nature du lieu, ils font tomber à
leurs pieds les morceaux de pierre qu’ils ont détachés. Ils travaillent
ainsi jours et nuits, forcés par les cris et par les coups de leurs
gardes. De jeunes enfants entrent dans les ouvertures que les coins ont
faites dans le roc et en retirent les petits morceaux de pierre qui s’y
trouvent et qu’ils portent ensuite à l’entrée de la mine. Les hommes
âgés d’environ trente ans prennent une certaine quantité de ces pierres
qu’ils pilent dans des mortiers avec des pilons de fer jusqu’à ce qu’ils
les aient réduites à la grosseur d’un grain de millet. Les femmes et les
vieillards reçoivent ces pierres mises en grains, et les jettent sous
des meules qui sont rangées par ordre ; se mettant ensuite deux ou trois
à chaque meule, il les broient jusqu’à ce qu’ils aient réduit, en une
poussière aussi fine que de la farine, la mesure qui leur a été donnée.
Il n’y a personne qui n’ait compassion de l’extrême misère de ces
forçats qui ne peuvent prendre aucun soin de leur corps, et qui n’ont
pas même de quoi couvrir leur nudité ; car on n’y fait grâce ni aux
malades ni aux estropiés ; mais on les contraint également à travailler
de toutes leurs forces jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, ils meurent de
fatigue. Ces infortunés n’ont d’espérance que dans la mort et leur
situation présente leur fait craindre une longue vie. Les maîtres
recueillant cette espèce de farine achèvent l’ouvrage de cette manière :
ils l’étendent sur des planches larges et un peu inclinées, et ils
l’arrosent de beaucoup d’eau. Ce qu’il y a de terrestre dans ces
matières est emporté par l’eau qui coule le long de la planche ; mais
l’or demeure dessus à cause de sa pesanteur. Après ce lavage, répété
plusieurs fois, ils frottent quelque temps la matière entre leurs mains.
Ensuite, s’essuyant avec de petites éponges, ils emportent ce qui y
reste de terre jusqu’à ce que la poudre d’or soit entièrement nette.
D’autres ouvriers, prenant cet or, au poids et à la mesure, le mettent
dans des pots de terre, ils y mêlent, dans une certaine proportion, du
plomb, des grains de sel, un peu d’étain et de la farine d’orge, ils
versent le tout dans des vaisseaux couverts et lutés exactement, qu’ils
tiennent cinq jours et cinq nuits de suite dans un feu de fournaise ;
ensuite leur ayant donné le temps de se refroidir, l’on ne trouve plus
aucun mélange des autres matières ; mais l’or est entièrement épuré,
avec très-peu de déchet. Voilà, etc., etc. »

Peut-on ne pas reconnaître l’identité des mines de Déréhib avec celle
dont Diodore vient de nous donner une description aussi naïve ?

Maintenant, il est avéré aussi que ces mines, ainsi que beaucoup
d’autres que j’ai visitées, ont été exploitées par les Arabes ; mais,
comme je l’ai dit plus haut, c’était par un procédé différent, c’est-à-
dire toujours à ciel ouvert.

Après Diodore, l’on ne voit plus rien, dans les auteurs anciens, qui ait
rapport à ces questions, et ce n’est qu’en arrivant à l’époque musulmane
que, dans un auteur arabe, un historien connu par ses ouvrages et
surnommé Macrizi, du nom du quartier de la ville d’Alep où il était né,
l’on retrouve des détails sur les travaux des mines d’or des Bicharieh.
Macrizi, qui vivait en l’année 1385, par conséquent 1430 ans après
Diodore, rapporte que, sous Ahmed, fils de Teïloun, souverain de
l’Égypte, un arabe pénétra dans la Nubie et soutint une longue guerre
contre les habitants de ces contrées.

« C’était, dit-il, un certain Abou Abd el Haman el Omary[19], etc., qui
naquit et fut élevé à Médine. Il vint à Fosto, où il professa la science
des traditions ; il vint ensuite à Kirwan ; puis il retourna en Égypte
avec une assez forte somme qu’il avait reçue en cadeau pour avoir
composé des éloges en l’honneur du prince de ce pays. Il entendit alors
parler de la mine dont on tirait l’or natif. Il acheta des esclaves avec
l’idée d’aller travailler à l’extraction de l’or, et il se rendit à
Assouan, sous le prétexte apparent d’y faire le commerce. Arrivé dans
cette ville, il fréquenta les cheks ulémas, avec lesquels il s’entretint
de sciences ; puis enfin il partit pour la mine, et choisit pour
campement le lieu où était une tribu d’Arabes de Modar. Quelque temps
après, la division se mit entre ceux-ci et ceux de Rébiah, à l’occasion
d’un homme de la tribu de Modar qui avait été assassiné ; mais, les deux
parties en étant venues à un arrangement, il n’y avait pas eu de
rupture. Le meurtrier avait subi la peine du talion, et le plus proche
parent du mort avait été satisfait.

« El Omary n’ayant point été appelé à cet accord en fut profondément
piqué et abandonna son habitation.

« Quelques-uns des Arabes de la tribu, dont il était l’ami, le suivirent
pour l’apaiser ; malgré tous leurs efforts, il résista à leurs
sollicitations. Cependant, d’après les promesses qu’ils lui firent de
n’agir désormais que par ses ordres, promesses accompagnées des serments
les plus sacrés, el Omary profita de l’occasion ; il engagea ces Arabes
à le reconnaître pour leur chef, et étant retourné avec eux à leur
campement, leur ordonna de revenir sur l’accord qu’ils avaient conclu
relativement au meurtre et d’en tirer vengeance les armes à la main, ce
à quoi ils obéirent en attaquant les Arabes de Rébiah.

« Après plusieurs combats, el Omary, forcé de céder au nombre, se retira
vers une mine placée au midi de la première, où il était allé d’abord.

« Dans cette nouvelle habitation, ses compagnons étaient obligés d’aller
chercher l’eau à une grande distance et souffraient de la soif.

« Cependant il était assez près du Nil, sans s’en douter, ce qui lui fut
démontré par des oiseaux qu’il vit voler et qui ordinairement ne
fréquentent que les bords des rivières. Il envoya au fleuve ses gens
pour chercher de l’eau ; c’était dans le district de Makorrah. Mais les
Nubiens, habitants de ce pays, voyant de mauvais œil l’arrivée des
nouveaux hôtes, se saisirent de quelques-uns d’entre eux et les
retinrent prisonniers. Ceux qui devaient apporter de l’eau à la mine ne
revenant pas, les compagnons d’el Omary se trouvèrent exposés à toutes
les horreurs de la soif ; en sorte que la quantité d’eau contenue dans
une outre se vendait deux drachmes d’or natif.

« El Omary, ayant inutilement employé la voie des négociations pour
obtenir la liberté des prisonniers, alla la solliciter lui-même en
personne, priant en même temps les Nubiens de lui fixer une route par
laquelle ses Arabes pourraient se rendre au Nil pour puiser de l’eau,
route dont ils ne s’écarteraient ni à droite ni à gauche. Les Nubiens,
loin d’accéder à ses demandes, massacrèrent les hommes qui se trouvaient
entre leurs mains.

« El Omary, outré d’une pareille action, retourna vers ses compagnons et
leur commanda de se tenir prêts à marcher. Tous s’étant rassemblés
auprès de lui et ayant juré de le suivre, il leur ordonna d’apporter les
instruments de fer qui servaient à travailler dans la mine et d’en
forger des javelots.

« Aussitôt après il se mit en marche pour tomber à l’improviste sur les
Nubiens. Il arriva au lieu nommé _Scheukir_, situé au midi de la ville
de Dongolah, à la distance d’environ deux mois de marche[20]. Le Nil, en
cet endroit, fait, du côté de l’orient, un détour considérable et se
rapproche tellement de Schankoh qu’il n’en est qu’à une distance de
quelques heures de marche. De là il retourne vers l’occident, puis vers
l’orient. Ces sinuosités rendent la route excessivement longue pour ceux
qui remontent ou descendent le Nil ; aussi les Nubiens, pour éviter ces
détours, prennent leur route au travers du désert ; en sorte qu’ils
parcourent en deux jours un espace d’un mois de marche.

« El Omary étant tombé sur les Nubiens, en tua un nombre considérable et
ravagea le pays. Ses compagnons emmenèrent une telle quantité de
prisonniers que lorsqu’un d’entre eux se faisait raser la tête, il
donnait un esclave pour le salaire du barbier.

« Les Nubiens s’étant retirés à l’occident du fleuve avec tout ce qu’ils
possédaient, el Omary choisit parmi ses compagnons une troupe d’hommes
d’élite auxquels il recommanda de traverser le Nil sur des outres
pendant la nuit, de fondre sur les Nubiens et d’enlever leurs barques.
Un Arabe de cette troupe, étant arrivé au bord occidental du fleuve, dit
à ses compagnons : O mes amis, tirez-moi de l’eau, car un crocodile m’a
coupé le pied. Il avait, pendant la traversée, éprouvé la morsure de ce
cruel animal ; mais craignant, s’il faisait du bruit, de troubler
l’expédition, il s’était contenu et avait supporté la douleur jusqu’au
moment où l’on parvint à l’endroit où étaient les ennemis.

« Les Arabes ayant donc surpris ceux-ci, les défirent complétement, et
enlevèrent leurs barques dont ils se servirent pour faire des courses
dans les îles et sur la rive occidentale.

« A cette époque el Omary écrivit aux marchands de la ville d’Assouan
pour les engager à lui apporter des provisions par la route de la mine.
En conséquence, un habitant de cette ville, nommé Othman ben Handjallah,
de la tribu de Temin, partit avec mille bêtes de somme chargées de
froment et autres denrées.

« El Omary alla à sa rencontre et fut charmé de son arrivée. Il y avait
dans la mine, et dans la ville d’Assouan un nombre prodigieux d’esclaves
nubiens ; les habitants de cette ville n’avaient presque plus pour leur
harem que des femmes de cette nation, attendu qu’elles se vendaient à
très-bas prix. »

El Omary, on le voit, eut beaucoup de guerres à soutenir contre les
Nubiens ; ce que l’on peut lire en détail dans la traduction des œuvres
de Macrizi, par M. Quatremère ; mais, tout en guerroyant, il ne perdit
jamais le but principal qu’il s’était proposé : l’exploitation des
mines. Beaucoup d’Arabes des tribus de Syrie vinrent, à sa suite,
s’établir dans le pays qu’il occupait et lui causèrent parfois des
embarras ; car, ne s’entendant pas toujours, il arriva que plusieurs
d’entre elles prirent parti pour les Nubiens.

Laissons encore parler son historiographe :

« El Omary eut aussi un autre ennemi. Il était venu près d’Assouan, au
village de Cachlémle, une journée plus au sud, et un lieutenant d’Achmed
ben Teïloun, nommé El Babeky, fut envoyé par son souverain, à Assouan,
avec un corps de troupes pour réprimer les actes qu’il pourrait
commettre ; mais, quoique El Omary fît tout son possible pour maintenir
la paix, il ne put y parvenir, et il combattit le lieutenant d’Ahmed ben
Teïloun, qui fut mis en déroute.

« El Omary vint ensuite à Edfou, en Égypte, puis il retourna à sa mine,
où il eut encore une terrible guerre à soutenir contre les Arabes de
Rébiah.

« En l’année 255 de l’hégire, il retourna encore s’installer à sa mine.

« A cette époque, le pays devint tellement peuplé, dit toujours Macrizi,
et cela à cause de l’exploitation des mines, que soixante mille bêtes de
somme étaient employées à y porter des provisions de la ville
d’Assouan ; sans compter tout ce qui arrivait par Kolzoum, sur la mer
Rouge, et par Aïdab.

« Les Bedjah, qui sont les Bicharieh, prirent part dans les guerres des
Arabes contre El Omary, et lui tuèrent son frère Ibraïm el Makhzoum, qui
était allé chercher des grains à la ville d’Aïdab.

« El Omary eut encore beaucoup de luttes à soutenir, et l’on cite un
combat très-meurtrier qu’il livra dans un lieu nommé Meïça.

« Enfin, un mécontent de la tribu de Modar dressa un piége à El Omary et
le massacra. C’est ainsi que finit cet homme qui avait repeuplé tout le
désert par le moyen de l’exploitation des mines. »

On n’est plus étonné, après avoir lu et Diodore et Macrizi, de trouver,
dans ce pays, autant d’endroits où l’on ait travaillé à l’extraction de
l’or ; mais ce qui est curieux, c’est qu’une seule mine ait été ouverte
avant l’époque des Arabes, c’est que, pendant la période d’années
écoulées entre Diodore et Ahmed ben Teïloun, période d’environ 914
années, il n’ait été tenté aucun travail de la même nature que ceux de
Déréhib.

Comme tous les indigènes de ces contrées où sont d’anciens monuments,
les Bicharieh prétendent que leurs deux vieux châteaux renferment,
enfouis, des trésors considérables ; mais la peur qu’ils ont du diable
qui, dans leur conviction, garde ces trésors, les empêche de tenter
aucune fouille.

Un des cheks qui m’accompagnaient, lequel n’avait pas l’air de craindre
le moins du monde le diable des châteaux, me dit que son père était allé
chercher à Assouan un savant fort expert pour reconnaître les lieux où
des trésors se trouvaient cachés, afin de lui faire trouver ceux de
Déréhib, mais que, lorsque ce savant avait voulu commencer la
démolition, aux premiers coups de pioche il était sorti de terre une
flamme qui lui avait brûlé la barbe.

Tous les cheks me prièrent de faire quelque chose pour chasser le
diable, afin qu’ils pussent fouiller dans des endroits indiqués. J’étais
fort embarrassé ; car, si je ne faisais rien, ils pouvaient croire que
c’était mauvaise volonté ; d’un autre côté, je répugnais à les
entretenir dans leur ignorance en les laissant dans la persuasion que
j’avais un pouvoir quelconque sur leur diable. Je causai de cela avec le
chek Baraca et quelques autres moins bornés que leurs compagnons, et
nous décidâmes de tenter une plaisanterie qui réussit parfaitement. Je
plaçai un soir, sur le faîte de l’un des châteaux, quelques pièces
d’artifice, telles que fusées et soleils, et j’allai y mettre le feu, ce
qui divertit tout le monde. Je fis ensuite tuer plusieurs moutons que
tous les Arabes présents mangèrent, et le lendemain matin, beaucoup
d’entre eux, ayant foi dans la fuite du diable, se mirent à déblayer
plusieurs endroits que je leur désignai. Ils ne bouleversèrent que des
tas de poussière blanche provenant du lavage du minerai, et des amas de
sable et de déblais qui résultaient de l’excavation d’un puits.

Quelques hommes me firent voir un endroit où ils avaient plusieurs fois,
en creusant le sol, trouvé des perles fines. Ceci ne m’étonna pas, car
j’avais vu, pendant un de mes séjours à Assouan, des Arabes du désert
qui venaient vendre des perles ramassées par eux dans des ruines ou dans
des sites abandonnés. Les Arabes anciens avaient l’habitude, comme ceux
d’aujourd’hui l’ont encore, d’enfouir leurs richesses sous terre ou dans
des cachettes quelconques, afin de ne pas être volés. Dans cette
situation, si la mort vient à surprendre le propriétaire, si la guerre
l’oblige à quitter une résidence dans laquelle il ne peut plus revenir,
l’on comprend bien que ses richesses demeurent perdues jusqu’au jour où
le hasard les livre à des gens qui n’y ont aucun droit ; et c’est fort
souvent ce qui arrive.

A Oum Eubal, par exemple, l’on a trouvé beaucoup de perles et de bijoux
qui avaient été enterrés par les mamelouks que Méhémet Ali avait mis en
fuite, si bien que parmi les personnes que le vice-roi avait alors à son
service, il y eut un prétendu savant, un maître minéralogiste qui, sur
le dire des Arabes, persuada au gouvernement qu’il y avait des perles
dans une montagne du désert, et le poussa à une expédition ridicule pour
en exploiter la _mine_.

La proximité de la mer Rouge faisait que les habitants des châteaux de
Déréhib devaient avoir des perles, et c’est justement parmi les
éboulements des murs que les Bicharieh en ont ramassé.

Enfin, après être resté six jours sur ce point de la vallée d’Ollaki,
n’ayant plus rien à voir, nous songeâmes à la quitter. Il s’était groupé
autour de nous, dans les ravins, beaucoup d’hommes, de femmes et
d’enfants : tous nous recommandaient de ne pas couper leurs arbres, qui
étaient leur seule richesse ; mais en réalité ils n’étaient venus que
pour solliciter des aumônes. Je fis de mon mieux pour contenter ces
pauvres gens et pour faire qu’un bon souvenir de mon passage restât
gravé dans leur esprit.

Depuis quelques jours le temps était couvert et menaçant ; au lieu de la
pluie que nous attendions, nous n’eûmes qu’un fort vent du nord très-
froid.

Nous marchâmes environ trois heures en traversant les montagnes, et nous
nous arrêtâmes dans l’Ouadée Affériame près d’un puits.

Pendant que l’on campait et que nous nous organisions pour la nuit, deux
jeunes gens des Ababdieh qui nous accompagnaient eurent une querelle au
sujet de l’herbage qu’ils cueillaient pour leurs chameaux.

Le père de l’un d’eux, vieillard à cheveux blancs, vint prendre parti
dans la querelle et frappa l’adversaire de son fils. Alors un parent de
ce dernier intervint. Il saisit le vieillard par la barbe, le jeta par
terre en lui reprochant son peu de prudence, sa maladresse dans cette
circonstance, comme si lui-même ne commettait pas une imprudence, une
maladresse plus grande en agissant ainsi. Le vieillard prit une pierre
et fit une forte blessure à celui qui le tenait. Tout le camp fut en
rumeur ; chacun s’intéressant plus ou moins à la bagarre, l’on se porta,
de part et d’autre, quelques horions. Le chek des Ababdieh arriva assez
à temps pour empêcher que l’on en vint aux armes et réconcilier les deux
partis. Le moyen qu’il proposa fut accepté par tout le monde. Il fut
convenu, d’un commun accord, de faire battre en duel les deux jeunes
gens qui, depuis le départ d’Assouan, étaient continuellement en
dispute. Ce duel eut lieu immédiatement, réglé suivant les usages du
pays. En conséquence, l’on tendit deux cordes séparées parallèllement
l’une à l’autre d’environ 1m,50, l’on fit dépouiller les deux champions
de la partie de leurs vêtements qui les couvrait jusqu’à la ceinture,
et, après les avoir armés chacun d’un superbe courbache, espèce de forte
cravache faite d’une lanière de peau d’hippopotame, on les plaça en
présence de chaque côté des deux cordes. De cette manière ils ne
pouvaient se rapprocher qu’à la distance fixée ; mais ils pouvaient
s’atteindre, et ils étaient libres de se frapper autant qu’ils le
voudraient.

Ils se frappèrent avec acharnement sans pousser un cri, une plainte,
sans même sourciller. Dans un instant les corps des deux jeunes Arabes
furent ruisselants de sang ; car le courbache, entre les mains de gens
qui savent s’en servir, est une arme terrible, une arme qui coupe et
meurtrit tout à la fois. L’honneur, comme l’on dit chez nous, était
satisfait, et, sur mes instances, les témoins les plus intéressés
jugèrent à propos de faire cesser le combat. Ils séparèrent les
adversaires qui vinrent s’asseoir, l’un près de l’autre, aussi
tranquillement que s’il ne s’était rien passé.

Cette affaire grossière entre deux hommes sans renom m’impressionna
vivement ; pourquoi cela ? c’est qu’avant et après l’action, c’est que
pendant le combat même, la tenue des assistants et celle des acteurs se
confondaient dans une mise en scène théâtrale qui trahissait un profond
sentiment de la dignité humaine. On devait procéder ainsi dans le temps
des combats homériques.

Je laissai la caravane descendre la vallée de Massarrié, et je me
dirigeai vers celle de Chawanib ; celle-ci est petite et étroite, l’on y
voit beaucoup d’habitations ruinées remplies de moulins comme ceux dont
j’ai déjà parlé. Ces habitations, comme toujours, sont près d’un lieu
d’exploitation. Or il me parut fort intéressant d’y séjourner. Pour
cela, il me fallut courir à la recherche de la caravane qui avait pris
une autre direction à cause des mauvais passages dans les montagnes. Ce
ne fut que le surlendemain que je pus l’atteindre et revenir, avec elle,
à Wadée Chawanib.

Ce retour, vers le point que j’avais quitté la veille, me permit de
descendre la vallée d’Affériame qui est fort jolie, remplie de beaux
arbres et de buissons vigoureux. Etroite et resserrée entre de petites
montagnes et des rochers escarpés remarquables de formes et de couleurs,
elle est en outre très-tortueuse ; elle contient plusieurs réservoirs
naturels où les eaux de pluies se conservent longtemps, ce qui attire
beaucoup de perdrix et de gazelles. Nous y trouvâmes aussi un âne
sauvage, un onagre que nous poursuivîmes ; mais il disparut bientôt au
milieu des rochers.

De cette vallée d’Affériame nous passâmes dans une plus petite, bordée
de basses collines de granit. Puis ensuite nous descendîmes dans une
autre appelée Timestib à cause de la quantité de petits joncs qu’elle
produit. Timestib est son nom en bicharieh, en arabe c’est Chouché.

Dans tous ces ravins nous rencontrâmes beaucoup de troupeaux conduits
par de vieilles femmes auxquelles nous causions une grande frayeur.

Avant d’arriver dans l’Ouadée Massarrié, les montagnes deviennent plus
élevées, elles ont une couleur très-rouge et sont toutes dégradées par
des éboulements.

La vallée de Massarrié est large, les collines qui la bordent d’un côté
sont peu élevées, de l’autre côté ce sont de petites montagnes toujours
de mêmes formations, mêlées ici de porphyres et de gneiss, là de granits
et de schistes, et traversées dans tous les sens par des filons de
quartz plus ou moins pur, plus ou moins micacé.

Cette vallée est remplie de plantes et d’arbustes ; mais ici il nous
arriva un contre-temps : nous étions tellement gelés par un fort vent du
nord, qui soulevait des nuages d’une poussière blanche et fine,
tellement aveuglés par cette poussière, qui nous empêchait de rien voir,
que nous fûmes forcés de nous arrêter près d’une petite gorge où il y
avait de l’eau et des buissons.

Quelques Arabes, campés dans cette localité, vinrent très-poliment nous
prier de ne pas prendre l’eau qui leur appartenait ; c’était assez
difficile, attendu la situation. Quoiqu’ils nous répétassent, sous
toutes les formes, qu’ils étaient les maîtres, nous dûmes leur faire
comprendre que le droit que nous avions comme leurs hôtes, autant que le
besoin de nous ravitailler, nous empêchait de consentir à ce qu’ils
demandaient ; après quoi nous prîmes de l’eau, et personne ne s’y
opposa.

Vers le soir, le vent tomba ; mais nous étions littéralement couverts de
poussière, nos personnes, nos montures, nos bagages, en étaient pour
ainsi dire saturés, ce qui donnait à notre marche un aspect fort
bizarre.

Toute la nuit le froid se maintint très-vif, il ne diminua qu’après le
lever du soleil, et nous ne rentrâmes dans l’ouadée Chawanib que vers
l’après-midi.

Mon premier soin, après m’être installé, fut de visiter les lieux
d’exploitation et de placer des Arabes dans différents endroits pour y
travailler.

Ces mines de Chawanib sont situées entre plusieurs petites montagnes de
peu d’élévation, la plus haute n’ayant pas plus de 120 mètres au-dessus
du fond de la vallée ; elles présentent un mélange de plusieurs roches
avec une base de granit ou de différentes espèces de porphyres. Le mica,
le quartz et le feldspath se trouvent réunis dans des blocs séparés.

L’endroit principal de l’exploitation est à droite de la vallée, en la
remontant. C’est une petite colline de 20 mètres environ, entre deux
petits torrents qui descendent de la montagne. Dans cette colline l’on a
exploité deux filons qui traversent la petite vallée et continuent de
l’autre côté, où ils sont aussi entamés ; leur direction est S.-E. et
N.-O. sur une largeur de 95 centimètres. Le sol est ici encore de
formation primitive, les schistes y dominent. Je remarquai aussi, autour
de ces filons, des schistes rougeâtres dans lesquels se trouvent de
petits cristaux cubiques qui ont de 2 à 4 millimètres de face, puis une
terre argileuse très-compacte avec beaucoup de petites veines de quartz
contenant le métal, c’est-à-dire l’or exploité. Enfin, les travaux
exécutés verticalement conservent partout la même largeur dans tous les
endroits où l’on avait fouillé, et ont été conduits, sur bien des
points, jusqu’à l’épuisement complet de la partie quartzeuse.

Il m’arriva ici, comme à Déréhib, de trouver le fond d’un filon exploité
entièrement muré ; au delà du mur mes recherches furent aussi
infructueuses que dans la mine de Déréhib.

Quoique la présence de l’or soit fort peu sensible, l’on ne peut
cependant pas douter qu’il n’y ait eu un grand travail, et que tous ces
filons n’aient été fouillés. Dans plusieurs des habitations
environnantes, et dans quelques autres j’ai trouvé, près du mortier où
l’on pilait le minerai, la gangue qui renferme l’or, puis cette même
pierre pilée et préparée pour être passée au moulin.

J’ai constaté qu’un seul filon n’avait pas été comblé par les
éboulements, et qu’il faudrait de grands travaux pour déblayer les
autres si l’on voulait continuer l’exploitation. La maison de celui qui
exploitait le filon principal était sur le lieu même, et des gardiens,
dont on voit encore les guérites en pierres, veillaient sur le haut de
la colline.

Outre les points travaillés, il y en a beaucoup d’autres qui sont encore
intacts et de même nature, il y en a même de plus importants que les
plus grands de ceux que j’ai visités.

Beaucoup d’habitations étaient disséminées au bas des collines voisines,
bâties sans aucun ordre, en pierres brutes et de formes carrées. Presque
dans toutes se retrouvaient les fragments de roches qui servaient à
piler le minerai ou à écraser la gangue, et de plus le moulin à broyer
presque complet. Enfin les installations du lavage y étaient presque
nulles ; sans doute, pour cette opération, l’on se rapprochait des lieux
où se trouvait l’eau, ou bien l’on attendait la saison des pluies.

J’ai remarqué que les mineurs de Chawanib, divisés par petits groupes,
s’attachaient au filon qui leur était dévolu, et qu’ils travaillaient
aussi à ramasser, sur leur circonscription, les sables que les eaux de
pluie entraînaient du haut de la montagne afin d’en faire le lavage. Il
y a, auprès des maisons, beaucoup de tas de sable qui n’ont pas d’autre
origine.

D’après l’état de toutes ces maisons et d’après celui des travaux
surtout, l’on peut être persuadé que cette mine n’a pas été abandonnée
volontairement par les mineurs ; mais qu’ils ont dû y être contraints
par force, sans doute à la suite des guerres qui ont ravagé le pays.

Ce devaient être des musulmans, si l’on en juge par quelques tombeaux
dispersés çà et là, et qui datent du temps où le chek Abd el Haman el
Omary occupait le pays.

Le nom de Chawanib donné à cette vallée lui viendrait, suivant les
Bicharieh, de ce qu’un Arabe nommé Chawane, qui a encore aujourd’hui un
descendant direct, l’aurait occupée à une certaine époque. Ils ont
ajouté à son nom une terminaison suivant leur langage. Mais avec sa
terminaison, Chawanib pourrait bien être aussi un pluriel de Chamin, qui
veut dire Syrien, ce qui justifierait le passage de la citation de
Macrizi où il est dit que des ouvriers syriens sont venus travailler aux
mines.

J’ai oublié de dire que les eaux pour les besoins particuliers des
travailleurs étaient fournies par un puits qui se trouve plus bas dans
la vallée, et qui a été comblé par les cailloux et tous les détritus que
le torrent apporte lorsqu’il pleut. Personne, chez les Bicharieh, ne
veut se donner la peine de désencombrer ce puits qui, au dire des
anciens de l’endroit, était encore en bon état il y a peu d’années.

Après être resté trois jours à Wadée Chawanib, nous partîmes pour une
autre destination ; lorsqu’on leva le camp, il y eut beaucoup de bruit,
car le chek Baraca s’était absenté pour aller voir le chek Abou Goublé.
Chacun voulait prendre le moins de bagage possible. Un Ababdi qui se
disputait avec un de mes gens parce que l’on avait un peu changé sa
charge, refusa de la mettre sur son dromadaire. Je me fâchai et lui
ordonnai d’obéir, et comme je m’avançais résolûment pour l’y
contraindre, il prit une pioche et vint à moi avec menace. Comprenez-
vous ce qui serait arrivé si, n’écoutant que ma colère, j’avais fait
usage de l’arme que j’avais saisie pour mettre cet homme à la raison ?
Mon bonheur voulut que les Arabes présents fussent plus prompts : ils
sautèrent sur lui et l’entraînèrent loin de moi. Puis les Ababdieh
vinrent me supplier de me calmer, et surtout de ne point parler aux
cheks de ce qui s’était passé, ajoutant que le coupable était un
Bicharieh sauvage et abruti qui ne comprenait rien au respect que l’on
me devait, qu’il serait corrigé par eux, etc., etc. Ma colère était
passée, je promis ce qu’ils demandaient ; mais je sus plus tard, par un
jeune garçon qui parlait l’arabe, que l’individu révolté contre moi
était bien réellement un Ababdi de la tribu du chek Saad ; ses camarades
avaient voulu faire tomber sur les Bicharieh toute la responsabilité qui
pesait sur eux. Ce trait, qui implique une certaine fourberie, est un
des caractères distinctifs de leur tribu.

Nous nous arrêtâmes dans l’ouadée Massarrié.

Le lendemain, au lever du soleil, nous partîmes avec un vent extrêmement
froid qui nous venait du nord et nous glaçait au point de nous faire
souffrir. En passant dans la vallée d’Ollaki, nous rencontrâmes des
Arabes de connaissance qui faisaient paître un grand nombre de femelles
de dromadaires avec leurs petits ; ils ne voulurent pas nous laisser
passer sans nous faire une politesse, et ils nous servirent de grands
vases de lait qu’ils tiraient sur le moment ; cela nous réchauffa un
peu.

La route suivie était dans la direction de la vallée d’Hégatte. Nous
remontâmes cette vallée, déjà parcourue, pour une raison importante que
je vais dire : il était convenu que l’on s’arrêterait auprès d’un puits
désigné, et que là on tiendrait une espèce de conseil avec les cheks de
la caravane et d’autres cheks des environs que nous connaissions déjà,
afin de décider s’ils viendraient avec moi au Caire pour que je les
présentasse au vice-roi, et qu’ils fissent, entre ses mains, acte de
soumission. Cette démarche était nécessaire pour l’avenir, si Méhémet
Ali donnait suite au projet qu’il avait de faire exploiter les mines ;
car ces Arabes n’avaient jamais été soumis, jamais personne, je l’ai
dit, n’avait pénétré chez eux ; c’est à peine s’ils étaient connus du
gouvernement égyptien.

On était campé près de l’eau ; chacun avait quelque chose à faire : les
uns firent la lessive, les autres arrangèrent les selles, les armes,
etc. Moi, je passai l’inspection des vivres, et bien m’en prit. Je
connaissais les Arabes, toujours imprévoyants, ils auraient consommé
toutes leurs provisions sans mot dire, et quand il n’y aurait plus eu un
biscuit, une mesure de farine, un grain de riz, ils seraient venus m’en
faire part, et il aurait fallu tout abandonner pour regagner au plus
vite la ville d’Assouan.

Je trouvai que plusieurs groupes avaient déjà fini leurs biscuits,
d’autres étaient presque dans la même position ; cependant, pour
compléter mon voyage, j’avais encore un mois à courir le désert. Je
prévins Baraca afin qu’il prit ses mesures en conséquence ; car c’était
lui qui était responsable. Il avait reçu, à Assouan, plus d’argent qu’il
ne fallait pour assurer la subsistance de la caravane pendant deux mois,
et il avait pris l’engagement d’y pourvoir. Je décidai ensuite que nous
partirions le surlendemain, soit que les cheks fussent venus, pour le
conseil, ou non.

Il y avait aux environs, des ruines d’anciennes habitations, des traces
d’exploitations comme celles que j’avais déjà vues. Je dus renoncer à
les visiter ; car il aurait fallu me détourner de ma route principale,
et dépenser un temps précieux eu égard à la pénurie dans laquelle nous
nous trouvions.

Mon intention était de pousser jusqu’à l’Elba, dans la direction de la
mer Rouge, et je dus prendre toutes les dispositions nécessaires pour
effectuer cette excursion.

Les cheks que nous attendions ne vinrent pas ; ils nous envoyèrent dire
que si nous voulions rester dans les environs d’Ollaki, sans aller plus
loin, et surtout à l’Elba, ils viendraient nous accompagner ; mais que
si nous les faisions venir pour aller à cette montagne, ils ne nous
accompagneraient pas, parce qu’ils savaient que les gens de cet endroit,
à la nouvelle qu’on leur avait donnée de notre arrivée, s’étaient
retirés avec tous leurs troupeaux dans l’intérieur de leurs rochers où
il est très-difficile de pénétrer, et qu’ils nous attendaient avec des
dispositions hostiles. Ils ne voulaient point faire la guerre à cause de
nous, et encore moins partager notre mauvais sort.

Ils me firent savoir aussi que, quant à aller se présenter au vice-roi,
comme je le leur avais proposé, ils ne pensaient pas que cela fût très-
nécessaire, qu’ils écriraient une lettre que tous signeraient pour
assurer Son Altesse de leur soumission, et lui faire savoir, dans le cas
où sa volonté serait d’envoyer des gens pour travailler aux mines,
qu’ils les recevraient de leur mieux et les aideraient même dans leurs
travaux ; mais que la crainte de la petite vérole, qui, lorsqu’elle
était apportée chez eux, faisait d’affreux ravages, les empêchait de
descendre en Égypte.

La vraie raison venait d’une autre crainte, hélas ! bien fondée. Ils
voyaient tous les jours les _avanies_ que les gouverneurs, les cachefs,
les employés du gouvernement égyptien commettaient sur les autres
Arabes, et ils ne se souciaient pas de s’y exposer. Ils connaissaient
plusieurs faits arrivés à Assouan, à Abou Ahmet, à Coroscos, et il
craignaient, ce qui du reste faisait l’éloge de leur bon sens, qu’en
devenant les amis des Turcs, ils ne fussent encore plus maltraités qu’en
restant dans les termes où ils se trouvaient avec eux.

Voyant que pour négocier une affaire de ce genre j’étais exposé à subir
bien des lenteurs, voyant, d’un autre côté, qu’un jour arriverait
indubitablement où mes amis les Bicharieh me maudiraient, sans que
j’eusse procuré à Méhémet Ali un avantage réel, je laissai là cette
négociation, m’en rapportant, pour la question des mines, à toute autre
donnée que la situation ferait naître.

Cependant, comme j’avais déclaré que bon gré, mal gré, j’irais à l’Elba,
un des cheks convoqués pour le conseil qui n’eut pas lieu, consentit à
venir avec nous. Sans tenir compte de l’opposition de ses compatriotes,
il promit de venir nous rejoindre à Meïça, localité qui se trouvait sur
notre itinéraire.

Un autre chek partit aussi pour Derrawe, où il alla m’attendre. Ces deux
hommes étaient plus résolus que les autres ; je pensai donc, après tout,
pouvoir les conduire au Caire.

La caravane se mit en mouvement à dix heures du matin, le 2 mars. Nous
descendîmes l’ouadée Hégatte pour entrer dans celle d’Ellébé. Toutes les
collines et hauteurs que l’on a sous les yeux sont alors peu élevées,
comme celles de Déréhib ; seulement l’on y voit un plus grand nombre de
monticules de quartz brisés. Cette vallée, qui va toujours en se
rétrécissant, presque sans végétation, conduit à une assez haute
montagne du même nom, montagne curieuse à cause du spectacle qu’elle
présente ; ce sont des couches renversées, brisées, des éboulements
multipliés de roches aux couleurs chatoyantes, et, comme à Déréhib
encore, de gros blocs de quartz, du granit et des schistes. Du côté du
nord elle est toute ravinée par les pluies.

Après l’ouadée Ellébé, nous traversâmes plusieurs petites montagnes sans
que l’aspect général du pays eût changé. Nous entrâmes dans l’ouadé
Daffetti et, après quelques heures, nous atteignîmes un terrain
uniforme, presque plat, et tout couvert d’un beau gravier granitique
mêlé à du sable siliceux.

Les pluies, qui étaient tombées, avaient fait pousser beaucoup de
petites herbes, imperceptibles pour nous ; mais que des troupeaux
mangeaient déjà. Ces troupeaux étaient gardés par deux très-jolies et
jeunes Bicharrieh qui d’abord s’effrayèrent à notre approche ; elles ne
voulurent jamais nous dire de quelle tribu, ni de quelle famille elles
étaient, ni à qui appartenaient les troupeaux ; mais bientôt elles nous
parlèrent hardiment en riant et plaisantant, elles se moquèrent même de
nous avec beaucoup de gaieté. Nous campâmes près de la vallée de
Daffetti au coucher du soleil.

Le lendemain, 3 mars, nous fîmes beaucoup de détours, tantôt d’un côté,
tantôt d’un autre. La route suivie était vers l’Est ; mais les montagnes
qui bordent l’ouadée Daffetti et qui se présentent verticales comme des
murailles, nous barraient constamment le passage.

Il nous fallut contourner cette chaîne d’obstacles dont la nature est la
même que celle des environs d’Ollaki, à cela près qu’ici l’on voit
beaucoup plus de quartz.

Le pays était peuplé de gazelles, ce qui égaya un peu notre marche ;
nous vîmes aussi plusieurs autruches.

Après avoir franchi Daffetti et ses défilés, l’on a devant soi la
montagne ainsi que la vallée de Beint el Fegue. Celle-ci est remplie de
touffes de joncs et, par intervalles, de quelques petits arbres
rabougris, tout secs et noirs, ce qui provient de la rosée abondante qui
tombe pendant la nuit dans ces lieux et du soleil ardent qui brûle les
plantes pendant la journée. Nous continuâmes à marcher toujours vers
l’est du côté de la montagne de Chennâh, à droite de la chaîne de
Daffetti.

Dans ces parages, il se trouve beaucoup d’ânes sauvages, des onagres
auxquels nous donnâmes la chasse inutilement. Le soir, épuisés de
fatigue, nous dressâmes nos tentes à l’entrée d’une grande plaine de
sable.

Les ânes sauvages, troublés dans leur solitude, épiaient, à distance,
tous les mouvements des Arabes, mais ils se tenaient toujours en dehors
de la portée de leurs balles. Ces animaux sont extrêmement rusés et
flairent l’homme de fort loin. Ce sont les seuls, dans le désert, que
les Bicharieh ne peuvent forcer à la course. Ils forcent les gazelles et
les autruches. Montés sur leurs dromadaires et en plaine, ils arrivent
assez facilement à fatiguer ce gibier qui ne trouve de salut que dans la
montagne ; l’âne sauvage, lui, ne se fatigue pas et court très-
longtemps. Les Arabes ne les prennent que dans des piéges habilement et
solidement tendus.

Pendant la nuit, des Bicharieh, qui campaient aux environs, eurent
l’idée d’attraper un onagre ; voici le procédé qu’ils employèrent : ils
attachèrent à un gros tronc d’arbre mort un nœud coulant, fait avec une
corde en lanières de peau très-souple et bien graissée, et ayant 3
centimètres de diamètre. Cette espèce de lacet fut recouvert de petites
herbes sèches et d’un peu de sable très-fin, de manière à ce que
l’animal ne pût le voir et dût, en même temps, poser les pieds sur le
terrain mobile.

Ils placèrent, comme appât, auprès du tronc de l’arbre, une ânesse bien
fortement attachée, puis ils s’éloignèrent, confiants dans leur ruse qui
manque rarement son but.

On comprend, en effet, l’excellence du procédé. Attirés par la présence
d’une femelle, les mâles arrivent avec confiance, et tout en piétinant
sur la terre préparée, l’un d’eux met infailliblement le pied dans le
nœud coulant et se trouve pris. Le propriétaire de l’ânesse a le double
avantage de prendre un âne sauvage et d’avoir sa bête saillie par lui,
ce qui donne un produit très-estimé et d’une race excellente.

Les ânesses ainsi exposées ne sont jamais maltraitées par les troupes
d’onagres ; mais si, par aventure, ils rencontrent un baudet, celui-ci
est immédiatement massacré par eux avec une fureur sans égale.

Le matin, de bonne heure, l’on vint nous annoncer qu’un onagre était
tombé dans le piége, et chacun s’empressa de courir pour l’aller voir.
Il était pris par un pied de derrière, de telle sorte qu’il traînait le
tronc d’arbre après lui, et qu’il nous fit faire bien du chemin avant
que l’on pût l’atteindre. Sa fureur était à son paroxysme, il mordait la
corde et même sa jambe pour se dégager ; mais il n’y parvint pas, et on
le tua sans pitié. Je dis sans pitié, parce que les Arabes Bicharieh ne
pardonnent pas à cette espèce de quadrupède sa rebellion constante
contre toutes les tentatives qu’ils ont faites et celles qu’ils font
encore pour arriver à l’apprivoiser.

Après tout la chair de l’onagre est fort bonne à manger. Celui qui avait
été pris par les Arabes de l’endroit, fut partagé avec mes hommes et
l’on en fit un somptueux repas.

Dans notre existence du désert, cet événement fut une cause de joie, une
cause de fraternisation, et il arriva que nous nous mîmes en marche
longtemps après le soleil levé.

Nous piquâmes directement à l’est, comme disent les marins, toujours en
montant et sur un terrain de sable, parsemé çà et là de rochers de
granit, gros blocs parfaitement arrondis, et de roches quartzeuses d’un
blanc laiteux plus ou moins nuancé. Après ces terrains sablonneux, nous
descendîmes la vallée de Feuque qui, au nord, se joint à celle de
l’Hodéïn, pour aller ensuite jusqu’à la mer.

Notre route traversait cette vallée au delà de laquelle nous dûmes
continuer entre de petites montagnes nommées el Samerah, à cause de leur
couleur rougeâtre.

De ce point, en six heures, nous arrivâmes au puits de la vallée de
Chennah. Mon intention était de marcher encore, sachant bien que nous
avions assez d’eau pour aller jusqu’à un autre puits que nous devions
trouver le lendemain ; mais telle n’était celle de mes gens. Les
Bicharieh ne me comprenaient pas, ils étaient d’ailleurs de la même
opinion que les Ababdieh dont je connaissais l’entêtement bestial. Or,
n’ayant aucun intérêt majeur à entamer une lutte qui pouvait tourner à
mal, je pris le parti de dire comme tout le monde, en laissant croire
que je m’étais trompé dans mon appréciation, et nous campâmes au puits
de Chennah.

Ce puits, situé dans un endroit fort aride, se trouvait quelque peu
ensablé ; il nous fallut travailler à l’ouvrir, après quoi nous eûmes,
je dois l’avouer, de l’eau très-bonne et très-claire, sourdant des
sables granitiques.

Toutes les montagnes environnantes étaient, du côté du sud, formées de
gros blocs de granit rose ; il n’y en a pas d’autre dans ces contrées,
et, du côté du nord, leur structure se présentait sous forme de gneiss,
de schistes et roches micacées. Ces dernières paraissaient beaucoup plus
élevées.

En quittant ce lieu, c’est-à-dire en quittant le puits auquel je ne
voulais pas toucher, le 5 mars, nous descendîmes la vallée qui est très-
pittoresque à cause de ses sinuosités, et surtout à cause des hauts
rochers qui l’enserrent ; ces rochers sont de grandes masses de granit
siénitique. Tout au contraire, la montagne de Chennah, dont la hauteur
est importante, ne laisse voir que des petites roches entassées les unes
sur les autres, comme résultat des éboulements qui ont eu lieu partout.
Cette circonstance lui donne un aspect particulier. Du côté de l’est, le
granit y affecte des formes pyramidales très-variées.

La vallée se perd dans celle d’Assiam, qui elle-même va se confondre
avec une autre appelée Abou Houded. Ici la montagne de ce nom, située au
nord de la vallée, est aussi élevée que celle de Chennah. Sa
composition, parfaitement identique quant au fond, ne l’est point quant
à la forme. Elle apparaît toute découpée, par aiguilles, comme les
doigts de la main. C’est au reste la continuation de l’autre pic dont
elle n’est séparée que par une faible distance.

Du faîte de ce belvédère l’on domine une grande étendue de pays du côté
de l’est et du côté du nord. On voit les montagnes de l’Béda qui sont à
plus de seize lieues, celles de Guerfe où se trouvent la vallée de
Bannet et celle de Chélal, renommée par ses sources et ses réservoirs
naturels, et l’on jouit d’un spectacle d’autant plus splendide, que les
premiers plans que l’on a sous les yeux sont garnis d’arbres et de
végétation, et que les vapeurs du désert colorent tout cet ensemble des
tons les plus variés et les plus fantastiques.

La montagne de Guerfe est ainsi nommée parce qu’elle est la dernière
ramification, au nord, de cette chaîne qui s’étend vers le sud plus loin
que l’Elba. Elle est la plus élevée du pays et forme le point de partage
des eaux. L’un de ses versants regarde l’est et la mer, l’autre regarde
l’ouest et le Nil ; aussi tous les brouillards qui arrivent de la mer
Rouge, par un vent de nord-est, s’arrêtent sans passer au sud-ouest, et
font tomber sur le versant du levant, pendant les nuits d’hiver, une
très-forte rosée qui mouille comme une pluie fine de printemps. Quoique
la mer soit éloignée d’une vingtaine de lieues, il est à remarquer que
les brouillards qu’elle envoie sont salins et que le ciel, couvert de
gros nuages très-bas, ne se fond jamais en pluie véritable.

Les eaux qui coulent de la vallée d’Abou Houded, auxquelles se joignent
celles de Chennah et celles d’Assiam, se rendent à la mer par l’ouadée
Gismit en traversant le désert de sable de la contrée de l’Elba.

Tout ce pays est habité par les Bicharieh de la tribu du chek Souéket.
La partie dans laquelle nous entrions se nomme l’Genoub, c’est-à-dire
queue des vallées, appellation pittoresque qui désigne fort bien la
contrée où les vallées se perdent dans la plaine.

Nous laissâmes Abou Houded, et nous marchâmes encore à l’est par un sol
sablonneux transpercé d’espace en espace par des roches de granit, et
puis ensuite accidenté par des dunes de sables mouvants sur lesquels nos
montures se fatiguèrent beaucoup. Partout la végétation était rare et
les arbres rabougris.

Nous campâmes, après une marche forcée de plusieurs heures, dans le lit
peu profond de l’ouadée Sawaworib où il n’y avait que des plantes
marines grasses et de la soude.

Mais ces sables, que nous parcourions, dont l’aridité est effrayante à
certaines époques de l’année, se couvrent, lorsque la saison des pluies
arrive, de pâturages excellents pour le bétail, et même quoiqu’il n’eût
pas encore plu, il y avait déjà en plaine beaucoup de chameaux et de
moutons. Ces troupeaux appartenaient au chek Souéket, dont le fils vint
bientôt nous trouver.

Vers le soir, le ciel se couvrit de gros nuages et prit un aspect fort
triste ; mais il ne tomba pas une goutte d’eau ; le brouillard seulement
fut épais toute la nuit.

Le 6, de bonne heure, le frère de Souéket, nommé Carar, nous amena deux
moutons en présent. Il était accompagné de sa mère, parente du chek
Baraca, ce qui fit événement. Tous les Arabes allèrent saluer la vieille
femme avec les marques du plus profond respect.

Ce jour-là notre marche s’infléchit un peu au nord, toujours dans des
terrains sablonneux. Bientôt nous remontâmes une vallée venant de
l’est ; elle était remplie d’arbres, et chemin faisant, j’y découvris
beaucoup de tombeaux anciens. Il y avait, devant nous, sur le sable, les
traces d’une caravane de chameaux qui ne devait avoir que quelques
heures d’avance ; comme nous supposâmes que c’était une caravane de
Gelabs, portant des grains pour vendre à l’Elba, nous fîmes notre
possible pour les rejoindre.

Depuis sept heures environ nous étions juchés sur nos dromadaires,
lorsque nous en descendîmes à l’entrée de l’ouadée Meïça, comme des
voyageurs qui mettent pied à terre à la porte d’une bonne hôtellerie.
Pendant que l’on s’installait, je courus, avec le chek Baraca, à la
reconnaissance du puits où l’on devait aller prendre de l’eau.

Cette vallée, resserrée entre de petites montagnes de formes gracieuses
et colorées, ressemblait en tous points à celle de Chawanib, si ce n’est
pourtant que les quartz y sont moins abondants. Elle est remplie
d’arbres et de plantes, et la même végétation subsiste jusque sur les
montagnes, chose que nous n’avions pas vue jusque là.

Le puits se trouve dans le haut de la vallée, au beau milieu du chemin ;
il est large, profond de 8 à 9 mètres et construit avec des pierres
brutes jusqu’à la margelle qui est en briques cimentées avec du mortier,
ce qui prouve qu’il est ancien. Il fournit beaucoup d’eau très-limpide,
mais cette eau est saumâtre et quelque peu salée.

Près du puits je remarquai un rocher à pic sur lequel il y a des dessins
ébauchés qui représentent des vaches à longues cornes et des chameaux
tous fort mal faits, et, sur son flanc, une petite grotte naturelle où
les Bicharieh prétendent que l’un des Sahabas, c’est-à-dire des
compagnons du prophète Mahomet, mettait sa jument à l’ombre. La pauvre
bête ne devait pas y être commodément ; car il fallait qu’elle entrât ou
sortît en reculant, la grotte étant trop étroite pour qu’elle pût s’y
retourner.

Macrizi, en parlant de la vie du chek El Omari, dit que son frère Ibraïm
el Makhzoum fut tué par les Bedjah en allant chercher des grains à la
ville d’Aïdab. Je l’ai déjà cité plus haut ; puis il ajoute qu’à Meïça
différentes tribus arabes se battirent avec les troupes d’Omary, que
dans une rencontre, qui fut terrible, il périt plusieurs milliers
d’hommes et que l’avantage resta aux indigènes.

Les tombeaux des victimes de cette hécatombe sont encore visibles
aujourd’hui. Ce sont de grands ronds, comme ceux que j’ai déjà décrits,
élevés au-dessus du sol d’environ un mètre et tous faits en pierres sans
mortier. Leur centre rempli de gravier et de terre cachait une
excavation dans laquelle l’on plaçait les cadavres ; les ossements que
j’y ai trouvés en font foi. D’ailleurs c’était un usage ancien, parmi
les Arabes, d’enterrer ainsi leurs morts après le combat.

En descendant la vallée, à une petite distance de l’endroit où est le
puits, se trouvent les ruines du tombeau d’un musulman[21] ; c’est une
bâtisse carrée, assez grossière, avec deux fenêtres cintrées sur chaque
façade ; elle se terminait par un dôme qui était fort lourd, et qui a
produit une poussée si grande sur les pieds-droits qui le soutenaient,
que ceux-ci se sont élargis et que le susdit dôme s’est effondré avec
tout un angle du monument. Le tout était bâti en moellons avec du
mortier de chaux et du plâtre que l’on a dû apporter de fort loin ; car
dans aucun terrain il n’y a rien qui annonce la présence de ces
matériaux.

Ce tombeau n’était pas le seul. Aux alentours il s’en trouvait d’autres
plus petits qui sont aujourd’hui entièrement ruinés. Le plus grand
devait être celui du frère d’el Omary, tué par les Bedjah en revenant
d’Aïdab.

Dans la vallée étaient beaucoup d’habitations de Bicharieh, et, dans ces
habitations, beaucoup de jolis enfants très-étonnés de nous voir
quoiqu’ils ne témoignassent aucune crainte.

Les Gelabs, dont nous avions vu les traces la veille, sur le sable,
étaient campés aussi dans cet endroit ; ils venaient d’Assouan avec une
charge de grains pour vendre à l’Elba. A notre approche, ces gens ne
nous reconnaissant pas, et nous prêtant des intentions de pillage,
prirent leurs armes avec une résolution qui prouvait qu’ils étaient bien
préparés contre toute surprise. Telle est la manière d’accueillir, dans
le désert, les individus que l’on ne connaît pas ; l’on est toujours sur
le qui-vive, attendu qu’il y a cent à parier contre un que vous
rencontrez un ennemi ou des ennemis ; mais dans la circonstance présente
l’erreur était manifeste, et les Gelabs, qui s’en aperçurent presque
aussitôt, vinrent nous saluer très-amicalement. Avec eux se trouvait le
fils du chek Ahmed Courouc qui nous dit que son père n’avait pas encore
pu venir nous joindre parce que le jeûne du Ramadan le fatiguait
beaucoup, et qu’il n’avait pas su précisément l’endroit où il pouvait
nous rencontrer ; mais que, sans aucun doute, dans la journée du
lendemain il arriverait.

Comme il était fort important pour nous de voir ce chek pour aller à
l’Elba, et que, d’un autre côté, nous en attendions deux autres dont les
tribus habitaient la fameuse montagne, comme nous devions aussi nous
entendre avec les Gelabs au sujet de provisions que nous avions à
acheter, je résolus de passer la journée, la nuit et encore la journée
du lendemain à Meïça.

Le 7, pendant toute la journée, j’eus la visite de beaucoup de
Bicharieh ; ils s’accordaient tous à dire que personne, dans la contrée,
ne voulait aller avec nous à l’Elba. Pour pénétrer dans cette montagne,
qui était, suivant eux, un lieu sacré aux yeux des Arabes, surtout aux
yeux de ceux qui campaient près d’elle, il fallait gagner à notre cause
au moins soixante-dix chefs, c’est-à-dire tous les principaux
personnages du pays ; mais en réalité la montagne de l’Elba ne
constituait qu’un repaire de brigands, un assemblage d’individus vivant
de rapine et de vol, sans chef immédiat, et ne reconnaissant pas même à
l’un d’entre eux cette autorité bénigne du chek qui n’est autre que
celle du père de famille. Il était évident que l’on voulait exploiter ma
présence à leur profit, ou plutôt, qu’eux s’étaient arrangés de manière
à ce qu’il en fût ainsi. Je n’avais ni la volonté ni les moyens de subir
cette pression ; tout mon espoir se concentrait donc dans l’influence
des cheks qui m’accompagnaient et surtout dans celle de Baraca.

Le 8, nous attendîmes en vain Ahmed Courouc ; mais ses deux fils, qui
étaient auprès de nous, promirent de nous conduire à la place de leur
père, et il fut convenu de faire tout ce qu’ils proposeraient. Ainsi
donc ces deux jeunes gens se mirent à notre tête. Ils avaient un air de
franchise et de loyauté qui inspirait la confiance, ils avaient des
allures de jeunesse qui les rendaient sympathiques. Le 9 mars nous
partîmes de Meïça.

Notre route se fit au milieu de petites montagnes, toutes de formations
primitives. C’étaient encore des blocs de granit avec filons quartzeux,
des gneiss, puis des schistes. Le porphyre devenait plus rare mais le
sable, qui recouvrait en partie tous ces accidents du sol, se trouvait
être mouvant dans beaucoup d’endroits.

Je laissai la caravane suivre directement sa route à l’est, sur l’Elba,
et je pris plus à droite, avec Mohamed Adar, l’un de nos guides, pour
aller voir deux sites où il m’avait dit qu’il y avait des bâtisses et
des travaux. Ces deux sites constituent deux petits groupes de roches
séparés par une colline de sable. Le tout peut avoir six milles
d’étendue du nord au sud, et deux milles seulement de l’est à l’ouest ;
ces deux petites montagnes se nomment to Giafferié, celle du sud,
l’autre to Roumié. La première est plus petite et entièrement composée
d’un feldspath très-beau, entremêlé de gros blocs de quartz laiteux et
de quelques veines de même matière.

Les travaux faits dans cet endroit sont peu considérables et exécutés
sans ordre, sans suite. Cependant il y a beaucoup de restes
d’habitations, elles contiennent peu de moulins à broyer. L’une de ces
habitations se trouvait être la plus grande de toutes celles que j’ai
vues dans tous les établissements de ce genre. Les lieux de lavage, s’il
y en a eu, ne sont plus reconnaissables aujourd’hui ; ceux où l’on
pilait le minerai et sa gangue ne le sont pas davantage ; il n’y a
aucune trace d’eau ; le puits le plus voisin est à présent à Meïça.

J’aurais cru, d’après les noms de ces deux hauteurs dont l’un signifie
le Romain, le Grec indifféremment, et l’autre l’idolâtre, trouver
quelques restes d’antiquité ; mais malgré mes recherches, je ne vis
absolument rien. Je présume que cela provient de ce que la nature des
roches ne permettait pas de faire la moindre inscription, la moindre
sculpture, comme je l’ai constaté pour Déréhib et d’autres
établissements.

Si cette localité offrait des filons métalliques susceptibles d’être
exploités avec bénéfice, ce serait la plus commode, en supposant
toutefois que l’on trouvât de l’eau d’une manière ou d’autre ; car tous
les approvisionnements, toutes les communications pourraient se faire
par la mer Rouge qui n’est éloignée que d’une journée de marche. Le
mouillage de Hesser, auprès du quel se trouve un grand bois et de l’eau
en abondance, est fréquenté par les barques du Hedjah qui viennent y
ancrer pour faire le commerce avec les gens de l’Elba et ceux des
environs.

Le soir nous retrouvâmes notre caravane campée près d’une petite
montagne nommée Adatalob, entièrement formée de forts blocs de granit
arrondis, d’une couleur plus foncée que celui de Sienne et d’un grain
aussi beaucoup plus gros. La végétation qui les encadre avec une
certaine régularité présentait un paysage particulier, d’autant que les
sables environnants sont eux-mêmes garnis de broussailles et de plantes.

Beaucoup de gazelles fréquentent cet endroit, et ne fuient que lorsque
l’on descend de dromadaire pour les tirer, autrement nous les
approchions de très-près, ainsi que les chacals qui sont aussi en grand
nombre.

Le 10 dès le matin, nous dirigeant sur l’Elba, nous aperçûmes une
personne qui débouchait d’un petit sentier entre des rochers, et qui,
montée sur un dromadaire, força le pas de sa monture pour nous éviter.

Je me mis à sa poursuite avec le chek Ali Sabec, et nous l’atteignîmes
bientôt ; mais quel fut mon étonnement, lorsque je me trouvai devant une
fort jolie fille, amazone du désert, qui répondit gracieusement et sans
embarras à nos saluts. J’avais cru poursuivre un individu mal
intentionné à notre égard, un bédouin hostile avec qui il eût fallu
parlementer, la situation n’était pas la même. Toutefois, ayant compris
que la jeune amazone ainsi que mon jeune compagnon ne se rencontraient
pas pour la première fois et qu’ils pouvaient avoir bien des choses à se
dire, je continuai tout naturellement ma route en les laissant tous les
deux tête à tête.

Sous toutes les latitudes, chez les peuples civilisés comme chez les
sauvages, la galanterie se produit toujours avec les mêmes phases ; dans
le désert, et chez les Bicharieh notamment, elle affecte des formes plus
chevaleresques. Ali Sabec me rejoignit une heure après que je l’eus
quitté, et, discrètement, je ne lui demandai aucune explication sur le
temps de son absence.

La caravane nous rallia dans la vallée sablonneuse de Déhit, et nous
marchâmes jusqu’à la fin de la journée, c’est-à-dire pendant dix heures
encore au travers de sables mouvants, ce qui fatigua beaucoup nos
montures et nos hommes.

Le lieu où nous campâmes n’était point de nature à nous dédommager, il
était d’une stérilité désolante et n’offrait aucun abri commode.

Le 11 au matin nous traversâmes des petites montagnes de granit très-
escarpées et entrecoupées de ravins, à la sortie desquelles nous
plantâmes nos tentes, en vue de l’Elba qui n’était plus qu’à deux ou
trois lieues de nous[22].

Je ne voulais pas me rendre de suite à la vallée où est un très-beau
puits, ni me rapprocher trop près d’un groupe d’indigènes, avant d’avoir
connu leurs intentions à notre égard.

Cependant, lorsque le camp fut posé, tout en ordre, je montai à
dromadaire avec quelques-uns de nos Arabes, laissant les autres pour
garder nos bagages et les défendre, au besoin, contre les voleurs, et je
pris la route de ce puits qui se trouve au pied de la montagne même.
Avant d’y arriver il fallut traverser plusieurs hauteurs couvertes de
petits arbres rabougris et secs, et plusieurs collines de sable sur
lesquelles de nombreux troupeaux de chèvres et de moutons étaient
dispersés. Les bergers s’enfuyaient en toute hâte, ne nous attendant pas
sitôt. J’envoyai Ali Sabec en avant pour les rassurer et leur dire de ne
rien craindre.

A mesure que nous approchions, le pays se transformait, et nous fûmes on
ne peut plus agréablement surpris de voir se développer sous nos yeux un
sol couvert d’arbres très-verts et de plantes luxuriantes. Ces arbres me
semblaient être tous, ou à peu près tous, de l’espèce des mimosas ;
quant aux plantes elles étaient variées mais, en général, nouvelles pour
moi. Des oiseaux chantaient dans leurs nids de verdure, comme dans les
bocages les plus fortunés, et leur gazouillement, aussi étranger pour
mes oreilles que le langage des gens de la contrée, n’en était pas moins
fort doux ; car, depuis notre départ d’Assouan où les oiseaux sont pour
ainsi dire muets, je n’avais entendu que le croassement des corbeaux.

Le puits en question est, à vrai dire, une source sortant d’un large
creux fait dans le lit du torrent, ou autrement un beau bassin rempli
d’une eau limpide et fraîche, ombragé par de beaux arbres. Autour de ce
bassin les différentes familles des Arabes des environs ont construit,
avec des pierres et de la terre, d’autres petits bassins pour faire
boire leur bétail sans troubler la clarté de l’eau du réceptacle
principal où chacun puise avec un seau en peau.

Nous nous assîmes à l’ombre d’un superbe mimosa, et j’admirai la beauté
de ce site enchanteur. Les bords du ravin étaient couverts d’herbes, de
tous côtés dans les arbres se balançaient des plantes grimpantes.

Bientôt arrivèrent les troupeaux ; c’était l’heure aussi de conduire à
l’abreuvoir les chèvres, les chameaux, les ânes ; tous ces animaux
étaient menés par des hommes porteurs d’outres qu’ils remplissaient tour
à tour. Des femmes et des jeunes filles vinrent ensuite avec des vases
pittoresquement campés sur les épaules et poussant devant elles des
agneaux et des chevreaux. Il y avait parmi ces jeunes filles de fort
beaux types. Leur costume, ne les couvrant que depuis la ceinture
jusqu’aux genoux, permettait de voir parfaitement leurs formes qui
étaient irréprochables. Elles allaient et venaient suivant les besoins
du moment, et quand elles s’arrêtaient, soit pour s’appuyer contre un
rocher, contre un arbre, soit pour porter à leurs épaules un vase rempli
d’eau, leurs poses, simples et naturellement nobles, rappelaient les
poses idéalisées dans les tableaux des peintres.

Tout cet ensemble, avec sa couleur locale, avait un parfum biblique qui
n’eût échappé à aucun poëte, et je regrettai, dans cette circonstance
plus que dans toute autre encore, de ne pas être à la hauteur de mon
sujet. Ce qu’il y a de bien positif, c’est que je m’éloignai avec peine
d’un lieu où ma présence n’avait excité aucune surprise, où l’on était,
au contraire, venu rire autour de moi et m’entretenir, par l’entremise
des guides qui nous servaient d’interprètes. Quelques hommes seulement
m’avaient assailli de questions et de demandes ; mais je les avais
contentés en leur distribuant le tabac que je possédais.

En rentrant au camp, ce fut bien autre chose ; je trouvai tout le monde
en rumeur, tout le monde sous les armes et prêt à venir nous chercher.
L’agitation, qui était générale, avait sa raison d’être ; voici ce qui
s’était passé :

Depuis la veille, nous avions envoyé en avant Mahamet Adar pour donner
la nouvelle de notre arrivée, et, le soir même, il avait parlé aux gens
de la montagne. Secondé par les Gelabs campés près de nous, il avait
cherché à persuader aux Bicharieh des tribus de l’Elba que nous ne
venions pas pour leur nuire, et qu’ils se repentiraient, dans l’avenir,
s’il nous arrivait le moindre désagrément ; efforts inutiles, paroles
perdues ; les indigènes prétendaient même nous empêcher de prendre de
l’eau chez eux.

Le matin, lorsque j’avais pris spontanément la résolution de me rendre
au puits, avec quelques hommes d’élite, ils étaient assemblés chez les
Gelabs et personne ne nous avait vus passer.

Ce fut seulement très-peu de temps après, et pendant que j’étais en
admiration devant la beauté du site que j’ai décrit plus haut, que deux
hommes de notre camp eurent l’idée de se rendre chez les marchands pour
apprendre des nouvelles de l’Égypte. Mais les notables du pays qui
délibéraient, commençant les hostilités, voulurent les repousser, et de
là une première rixe pendant laquelle la question de l’eau fut remise en
avant. Une scission se fit alors parmi eux, les uns voulaient qu’il nous
fût permis de remplir nos outres, les autres, et ce fut le plus grand
nombre, nous refusaient cet avantage et voulaient de suite venir nous
attaquer pour nous faire évacuer leur territoire.

L’instant était critique. Mahamet, qui était accouru, feignit, afin de
gagner du temps, de convenir que ces forcenés avaient raison, seulement
il leur fit observer que s’ils nous attaquaient pendant le jour, ils ne
seraient probablement pas les plus forts, attendu la supériorité de nos
fusils, tandis que, s’ils venaient la nuit nous surprendre, tout
l’avantage serait pour eux. Ce conseil, spécieux en apparence, ne
manquait pas d’une certaine logique, et il aurait certainement été suivi
par les Bicharieh les plus hostiles si l’on ne fût venu leur dire que
j’étais dans le ravin, près de l’eau. Alors rien ne put les retenir ;
ils partirent tous ensemble pour me chasser violemment, et nos gens
coururent à notre camp porter cette nouvelle.

C’est en ce moment que je rentrai, et que je trouvai tout mon monde en
armes.

Les Gelabs, eux, avaient suivi les Bicharieh vers le puits pour conjurer
la situation ; mais tout cela fut inutile, les uns et les autres furent
bien surpris quand ils virent que nous étions repartis tranquillement
après avoir fait boire nos chameaux et après avoir rempli nos outres.

Personne n’osa venir au camp ; mais on nous envoya les Gelabs qui nous
trouvèrent fort calmes et tout disposés à recevoir convenablement
l’ennemi. Avec les envoyés, les négociations recommencèrent. Ils étaient
chargés de nous dire, que si nous voulions promettre de ne pas entrer
dans la montagne et de nous en retourner de suite, l’on nous laisserait
prendre de l’eau ; mais que si nous persistions à vouloir visiter le
pays, comme nous avions fait ailleurs, l’on nous empêcherait de nous
ravitailler et que l’on nous exterminerait jusqu’au dernier.

Je répondis que les habitants de l’Elba devaient bien savoir, par les
cheks des autres tribus Bicharieh leurs compatriotes, que nous n’étions
venus pour faire la guerre à personne, que tous les Arabes avec lesquels
nous avions été en rapport n’avaient rien à nous reprocher, que je ne
prétendais, quant à moi, rien obtenir d’eux par la force, et que, si mes
intentions n’avaient pas été telles, j’aurais conduit avec moi plus de
monde, sinon des soldats turcs et égyptiens ; tandis que je ne me
présentais qu’avec des Bicharieh comme eux, tout confiant dans leur
bonne foi ; et j’ajoutai que, si j’étais obligé de m’en retourner sans
avoir fait ce que j’étais chargé de faire, je ne pouvais répondre de ce
qui arriverait ; que probablement le gouvernement égyptien me ferait
revenir une autre fois avec des forces étrangères assez considérables
pour que ce fût moi, alors, qui leur imposasse mes conditions et les
empêchasse de prendre de l’eau à leur propre puits.

Pendant que les Gelabs allaient porter ma réponse, il se présenta au
camp plusieurs principaux personnages de la tribu des Chintirab et des
Ahmed Gourabieh, tous habitants de l’Elba. Beaucoup d’autres individus
vinrent aussi pour nous vendre des peaux préparées et différentes choses
de leur pays.

Vers le soir, presque tous les chefs vinrent ; ils connaissaient ma
réponse et mes intentions. Je leur donnai à souper à tous, puis après,
en fumant et buvant du café, nous entrâmes en pourparler. A force de les
presser, j’obtins d’eux que nous pourrions aller dans quelques vallées
ou gorges de la montagne ; mais sans y faire aucune tentative
d’excavation, leur persuasion étant que l’on ne remuait la terre que
pour y chercher des trésors.

Ils prétendaient avoir entendu, tout récemment, pendant la nuit, un
très-fort bruit, une espèce de gémissement formidable qui leur annonçait
de grands malheurs pour le cas où nous toucherions à une seule pierre.

Jamais je ne pus obtenir le moindre renseignement sur une statue
colossale que des Arabes m’avaient dit exister dans la montagne, statue
dont je parlerai plus loin. Ils me disaient toujours que cette statue
n’existait pas, que l’on m’avait fait un mensonge. Cependant, lorsque je
prenais en particulier un homme du pays, il m’avouait que la chose était
vraie, qu’il connaissait bien le chemin qui conduisait à l’endroit où
était cette statue ; un autre convenait qu’il avait mis son bras tout
entier dans sa narine, et que, de temps en temps, lorsqu’elle respirait,
une grande table en pierre qui se trouvait devant elle se couvrait de
vapeur ; mais personne ne voulait pourtant consentir à me servir de
guide. Celui-ci avait peur de commettre un sacrilége, celui-là craignait
la colère des chefs. Je ne savais que penser ; car, malgré toutes les
exagérations, malgré tous les mensonges dont ces rapports étaient
évidemment entachés, et, tout en faisant la part de l’ignorance de ces
hommes incapables de distinguer un objet travaillé d’un objet naturel
ayant une forme ou un aspect quelconque, je reconnaissais bien qu’il
devait y avoir là quelque chose de singulier, et j’étais curieux de m’en
assurer ; ce pouvait être un ancien travail égyptien, ce pouvait n’être
aussi que le résultat d’un jeu de la nature apprécié et commenté par
l’imagination d’une population essentiellement superstitieuse.

Je rentrai sous ma tente avec le regret de n’avoir pu rien apprendre de
clair ni de positif.

Toute la nuit l’on fit bonne garde, pour plusieurs raisons. La
réputation des Arabes de l’Elba et les termes dans lesquels nous étions
ensemble l’exigeaient. J’ai dit qu’ils étaient connus partout comme de
grands et adroits voleurs ; mais ce que je n’ai pas dit, c’est que les
autres Arabes, lorsqu’ils se trouvent mêlés avec eux, se permettent, de
leur côté, des larcins dont ils croient que l’on ne les accusera pas.

Il ne nous arriva rien ; seulement, dans la matinée du 12, notre camp
s’étant trouvé inopinément transformé en un vrai marché, l’on s’aperçut
bientôt que plusieurs objets avaient été dérobés, et un de mes hommes
vint me dire qu’on lui avait volé sa chemise.

Cette dernière affaire ébruitée, il fallait faire un exemple. Je fis
prendre tous les étrangers présents, et je leur enjoignis de jurer, un à
un, sur le Coran, qu’ils étaient innocents.

Tous sans exception jurèrent, de sorte que le voleur resta inconnu. Mon
procédé cependant ne fut point inutile ; car, tandis que l’on prêtait le
serment, la chemise fut retrouvée, placée à la portée de tous les yeux.

Les Bicharieh de l’Elba se récrièrent, disant qu’on les avait accusés
sans raison, et que le voleur était parmi nous. Ils récriminèrent très-
haut et avec tant d’acharnement que la dispute aurait pris un caractère
des plus graves si je n’avais fait mettre, à l’instant, hors des limites
du camp, tous les éléments du marché.

Toute la journée se passa encore en négociations pour pénétrer dans la
montagne, et, devant la résistance opiniâtre que je rencontrai, je ne
pus qu’opposer la déclaration que j’avais déjà faite, c’est-à-dire que
j’y pénétrerais d’une façon ou d’une autre.

Effectivement, le 13, au point du jour, je pris avec moi vingt Ababdieh,
tous bien montés, bien armés, et deux guides, dont un nommé Mohamed Issé
appartenant à la tribu des Ahmed Gourabieh, et je me dirigeai, par le
ravin du puits, du côté de la montagne. Mes deux guides manifestèrent
une grande appréhension lorsqu’ils connurent mon projet ; cependant ils
ne me quittèrent point.

Le chek Baraca était demeuré au camp pour le garder.

Arrivé à la vallée de l’eau, je ne vis absolument personne ; il était
sans doute encore trop bonne heure. Je parcourus un ravin qui me sembla
plus large et qui tenait à l’un des contreforts de l’Elba.

Nous traversâmes ensuite une petite plaine entourée de montagnes
couvertes d’arbres, et nous commencions à monter par une gorge assez
abrupte, lorsque nous vîmes, au faîte d’un rocher se détachant sur le
ciel, quatre individus, armés de lances, qui étaient assis sur des
pierres de chaque côté de la route, comme pour nous barrer le passage.
Je pensai que derrière le rocher il y avait d’autres Arabes, et peut-
être en grand nombre ; nullement, ces individus étaient seuls. Lorsque
nous approchâmes d’eux, nous les saluâmes tout tranquillement, et ils
nous répondirent en nous regardant passer sans manifester aucune
intention hostile.

Alors, du haut de ce contre-fort, je vis à nos pieds, du côté de la
haute montagne de l’Elba, de gros monticules de sables couverts de
plantes où paissaient de nombreux troupeaux ; puis, après ces sables, de
grands rochers le long desquels se développait une belle vallée large
d’un mille environ, et toute remplie par une magnifique forêt. Le soleil
commençait à paraître au-dessus des hauteurs, ses rayons filtraient au
travers des rochers et des arbres, c’était un ravissant spectacle dont
la grandeur était encore augmentée par l’éclat des ravins et des
anfractuosités de la montagne, à mesure que la lumière y pénétrait.

Dans la vallée le bois était si touffu, que nous fûmes obligés de
descendre de dromadaire ; plus loin, nous trouvâmes le sol garni de gros
blocs de granit et de porphyre, et tout raviné par les eaux.

Je laissai là les montures, et ne gardai avec moi que six personnes au
nombre desquelles était le chek Ali Sabec, que je fus bientôt aussi
obligé de laisser, car il ne pouvait marcher à pied dans les pierres et
dans les épines.

Notre présence, sur le versant d’une colline au sommet de laquelle je
voulais monter pour voir par où il fallait me diriger, occasionna une
espèce d’événement. De tous les côtés, de l’intérieur du bois et du
milieu des rochers, les femmes et les enfants qui, de leurs habitations
cachées, nous avaient vu passer, sortirent en poussant des cris
horribles comme je n’en avais jamais entendu.

Le but de ces cris était pour engager les hommes à nous tuer afin de
nous empêcher d’aller plus avant.

Beaucoup d’entre ces derniers étaient avec les Gelabs loin de nous, ce
qui fit que je m’émus fort peu de tout ce tapage. D’ailleurs j’étais
encouragé par le Chek Mahamet Issé, qui me disait que je n’avais rien à
craindre, que lui allait rester où nous nous trouvions, et que je
pouvais aller où je voudrais. Cela voulait dire où je pourrais ; car je
n’avais aucune indication, et, dans ce pays en quelque sorte vierge, il
n’était pas aisé de se diriger. Mes guides, à qui j’avais montré un
endroit que je voulais atteindre, firent fausse route à travers les
bois ; or, en débouchant à ciel ouvert, je ne reconnus plus le lieu que
j’avais remarqué. La montagne était à pic devant moi et fort difficile à
escalader. Je ne me rebutais point cependant, et j’en commençai
l’ascension.

J’allais toujours en avant, quoique mes armes et mes vêtements me
gênassent beaucoup ; j’éprouvais cette espèce de vertige qui fait que
l’on s’acharne à une chose en raison de la ligne convenable que l’on a
transgressée ; à tous moments il me fallait attendre les personnes qui
montaient avec moi ; mon compagnon, M. Bonomi, se blessa à une jambe en
gravissant un rocher, il fut forcé de s’arrêter pour attendre mon
retour.

Étant arrivé sur une partie élevée, je vis que la direction que je
prenais était impossible ; alors je descendis dans un large ravin que je
remontai avec bien de la peine, et je parvins enfin au faîte de l’une
des pointes de l’Elba.

Mon intention était de chercher la fameuse statue, pensant bien que, de
cette hauteur, j’apercevrais quelque sentier qui m’y conduirait, quelque
trace du passage des hommes ou de celui des animaux que l’on menait pour
les sacrifier ; mais je fus bien désappointé ; du sommet où je me
trouvais, je ne vis que des rochers immenses de tous côtés, des rochers
pour ainsi dire inaccessibles, des ravins profonds et étroits, des
pointes de granit se terminant en aiguilles. Ne sachant de quel côté
porter mes pas dans ce dédale, dans cet amas de pics qui constituent la
montagne de l’Elba, dont l’étendue, en tous les sens, est de plusieurs
lieues, avec des ramifications qui s’étendent vers le Sud, ne sachant
comment parvenir dans la localité que je cherchais, localité que le
hasard seul pouvait mettre sous mes yeux, ne pouvant consacrer plus de
temps à cette recherche ; car je n’avais ni vivres ni eau, sentant
enfin, déjà, les atteintes d’une fatigue excessive, je pris le parti de
rétrograder.

Aucun des hommes qui étaient avec moi ne pouvait me guider ; je fus donc
obligé de descendre comme j’étais monté, c’est-à-dire d’après mes seules
appréciations. A peine pensais-je être de retour au camp avant la nuit.
Je pris une autre route que j’estimais plus courte ; car, en outre de
mes préoccupations de chercheur, j’en avais aussi une autre, celle de
savoir ce qui pouvait être arrivé pendant mon absence.

Forcé, pour reprendre haleine, de m’arrêter de temps en temps, je
trouvais partout de très-beaux arbres dont le feuillage inconnu me
servait d’abri ; partout mes yeux se reposaient sur des plantes en
fleur, sur des broussailles verdoyantes qui tapissaient les parois des
rochers et du milieu desquelles surgissaient des aloès gigantesques.
C’était encore un ensemble des plus pittoresques, des plus majestueux,
je puis dire, un panorama d’autant plus saisissant que, tout autour de
l’Elba, le pays est sec et aride, et que, du côté de l’Ouest, du Nord-
Ouest et du Nord, le sable s’étend à perte de vue.

En descendant un ravin, nous fûmes aperçus par deux hommes qui étaient
cachés dans les buissons et qui, de fort loin, nous crièrent de les
attendre. Ils voulaient savoir qui nous étions et ce que nous
cherchions. Sur mon invitation, ils s’approchèrent, et ne parurent pas
mécontents de nous voir là ; bien plus, nous étant arrêtés pour leur
offrir une pipe et du tabac, ils poussèrent la reconnaissance jusqu’à me
dire que les Mahamet Gourabieh, dont ils faisaient partie, et moi, ayant
une origine commune (ils me prenaient pour un asiatique), nous étions de
la même famille, et, par conséquent, des amis, et ils me conduisirent
directement à l’endroit où j’avais laissé une partie de mon escorte, en
me promettant de m’apporter le lendemain, des plantes, des branches
d’arbres et des pierres de la montagne.

Bientôt je fus dans le bois, où s’étaient remisés mes gens qui me
félicitèrent fort au sujet de mon retour. Les indigènes des environs
ajoutèrent que j’étais bien heureux d’être venu chez eux sous les
auspices du chek Baraca et de quelques autres, sans cela ils m’auraient
assassiné ; car j’étais le seul étranger qui eut mis les pieds sur leur
montagne où ils ne laissent même pas pénétrer les Ababdieh ni les
Bicharieh de certaines tribus.

Je leur répondis que je ne croyais rien de ce qu’ils me disaient, et
que, dans le cas où ils auraient voulu m’attaquer, ils s’en seraient
fortement repentis, que j’étais certain d’en jeter par terre au moins
dix d’entre eux avant qu’ils m’eussent assassiné, que vingt, même de
ceux qui étaient présents devant moi, ne me faisaient pas peur. Ils se
mirent à rire tout en me complimentant, et nous restâmes bons amis ;
mais il faut dire que je dus ce résultat aux largesses de tabac que je
fis, bien plus qu’à ma rodomontade. Tout cela me conduisit à faire la
réflexion suivante, à savoir : que les Arabes de l’Elba ne sont pas
aussi intraitables qu’on le dit, et que si les Turcs, dans le Saïd, ne
s’étaient pas rendus odieux par leurs brigandages, leurs cruautés, leur
mauvaise foi, ces Arabes, non plus que les Bicharieh, ne les auraient
pas pris en aversion, qu’ils auraient eu des relations avec eux, et que
les voyageurs qui auraient la curiosité de visiter leur pays pourraient
en profiter.

Il était temps de monter à dromadaire ; le soleil tombait, l’ombre des
rochers s’allongeait dans la vallée, sur le bois dans lequel nous nous
trouvions et sur les terrains environnants, les oiseaux chantaient leurs
chansons du soir.

Nous partîmes gaiement pour rejoindre le gros de la caravane. Lorsque
nous arrivâmes, déjà les feux étaient allumés ; tout le monde était
tranquillement occupé aux différents soins à prendre pour le souper et
pour la nuit.

Tous les Bicharieh voulurent me faire croire que j’avais couru de grands
dangers, et que si, eux présents, ne s’étaient pas opposés aux mauvaises
intentions des autres, je ne serais pas revenu de mon excursion. Je
répliquai que je connaissais l’intérêt qui les poussait, et, tout en
plaisantant, je leur fis comprendre que j’appréciais, à sa juste valeur,
cette manière d’obtenir des cadeaux. Je leur dis que les mœurs des
Arabes m’étaient fort connues, car j’avais vécu longtemps avec eux ;
enfin pour leur prouver combien j’étais éloigné d’ajouter foi à leurs
paroles, je déclarai que j’étais décidé à recommencer ma course dans la
montagne pour chercher la pierre, en forme d’homme, dont on m’avait
parlé, que cette pierre devait représenter un de mes ancêtres et que je
voulais la voir. Tout cela les surprit beaucoup ; mais ils cherchèrent
encore à me détourner de mon projet en me répétant que l’on m’avait
trompé.

Il m’en coutait à abandonner l’Elba sans être bien édifié sur ce sujet.
Je pris un à un plusieurs des Mahamet Gourabieh, je leur fis des
présents pour les engager à me conduire à la statue ou, au moins, pour
m’en indiquer la route. Or ce fut encore, à peu près, la répétition de
ce qui s’était déjà passé ; tous m’avouèrent en particulier que la
statue existait ; mais aucun ne voulut consentir à venir avec moi dans
la crainte d’offenser ce que nous appelons, chez nous, l’opinion
publique ; bien plus, devant leurs compagnons, ils affirmèrent que tout
ce que l’on m’avait dit était mensonge.

Je crus un instant avoir trouvé un expédient : Après la nuit, passée
fort paisiblement, j’annonçai dans tout le camp que, pendant mon
sommeil, j’avais été visité par Couca (c’est le nom que les Bicharieh
donnent à la statue), et qu’il m’avait dit d’aller lui sacrifier quatre
beaux moutons. Je pensais que l’espoir de manger ces animaux, que
l’occasion de faire un festin peu ordinaire me concilierait tout le
monde, et, pour que l’entraînement fût complet, j’ajoutai que Couca
m’avait encore dit que c’était le moyen de faire tomber de grandes
pluies dans le pays. Beaucoup crurent à mon songe ; cependant personne
ne fut assez hardi pour braver les préjugés de tous et consentir à
m’accompagner. Seulement j’appris alors, ce qui me fut confirmé par le
chek Baraca qui avait pris, de son côté, des renseignements meilleurs
que ceux que l’on m’avait donnés, j’appris, dis-je, que l’on n’était pas
bien certain que la prétendue statue fût une pierre taillée ou une
pierre naturelle, et qu’il fallait au moins marcher deux jours dans la
montagne, par des chemins de chèvres, pour se rendre auprès d’elle. A la
hauteur où elle se trouvait, il faisait très-froid ; de plus, lorsque le
temps était à la pluie et que les torrents débordaient, l’on pouvait
être retenu pendant plusieurs jours devant des passages impraticables.

Tout cela, joint à l’incertitude où j’étais de trouver quelque chose de
curieux, puis le peu de vivres qui restaient au camp, et la demande que
le chek Baraca me fit de ne pas persister dans ce qui était alors mon
idée fixe ; car il pouvait en résulter une grande mésintelligence entre
lui, les cheks Bicharieh qui nous accompagnaient et les Mahamet
Gourabieh, les Chintirab et les autres habitants de la montagne ; tout
cela, dis-je, me détermina à quitter, bien à regret, une contrée aussi
curieuse et jusqu’alors tout à fait inconnue. Nous nous préparâmes donc
à partir le lendemain pour nous rapprocher de la mer.

Avant d’entreprendre cette phase de mon voyage, qui constitue mon retour
vers Assouan, il est opportun, je crois, puisque nous sommes encore au
centre du pays des Bicharieh, de donner quelques renseignements sur les
différentes tribus avec lesquelles j’ai été en relation, sur leur
origine et sur leurs traditions. Je rappellerai aussi ce qui a été dit,
à leur sujet, par les auteurs anciens.

Voici d’abord quelques détails touchant la montagne de l’Elba :

Toute cette montagne n’est qu’un groupe considérable de blocs de granit
siénite, absolument comme le mont Sinaï. On y voit beaucoup de ravins
profonds surplombés par des rochers à pic s’élevant à une grande
hauteur. Les plus hauts de ces derniers, au-dessus du niveau de la mer,
ont environ dix-huit cents mètres. Quant aux points que j’ai visités, je
n’y ai vu que des granits dans les parties saillantes et des porphyres
dans les parties basses, avec très-peu de filons ou veines de quartz
métallique. Il y a eu là un immense soulèvement.

Entre la mer et la montagne se trouve une plaine sablonneuse d’environ
six à sept kilomètres. Devant la côte, à une petite distance en mer,
règne partout une barre en coraux taillés à pic du côté du large, où
l’on trouve immédiatement une grande profondeur, tandis que, du côté de
terre, ils apparaissent à fleur d’eau à marée basse ; c’est du reste la
formation de presque tous les bords de cette mer. Sur la côte de l’Elba,
il y a plusieurs endroits où les barques viennent mouiller et où elles
trouvent des ancrages abrités par des pointes de sables et de coraux, au
débouché d’un torrent quelconque venant de la montagne. Ainsi le torrent
de la vallée où est le puits dont j’ai parlé, vallée nommée Oyometerre,
a formé dans la mer une longue pointe qui s’étend vers le Nord-Est, et
trace une espèce de baie où les navires sont à l’abri des vents
fréquents et forts du Nord-Nord-Ouest et du Sud-Sud-Ouest ; d’autres
abris se rencontrent vers le Sud, mais toujours formés de la même
manière.

Les formations siénitiques règnent communément depuis le pied de la
montagne jusque près de la mer ; mais elles demeurent recouvertes en
partie par les sables ; ce sont d’immenses blocs de granit arrondis,
plats, et comme posés par couches stratifiées.

Cette partie est couverte de plantes et d’herbages dont les troupeaux se
nourrissent ; ils s’abreuvent à des puits, des sources ou des réservoirs
naturels qui conservent l’eau après les pluies, et qui sont disséminés
çà et là, contractant un goût salé lorsqu’on approche de la mer.

La montagne de l’Elba, du côté du Nord, est reliée à une autre montagne
par une plaine très-unie d’une assez grande étendue ; du côté du Sud et
de l’Ouest, elle est contiguë à d’autres élévations dont elle semble
être le point culminant. Ces élévations longent la mer Rouge au Nord
avec des ramifications en manière de contre-forts à l’Ouest.

La végétation dans les ravins et sur les parois de la montagne, du côté
du Nord surtout, est fort belle ; il y croît beaucoup de plantes
odorantes et une grande variété d’arbustes. J’y ai vu le basilic,
plusieurs espèces de géraniums, des résédas, des mauves et de
l’oseille ; les aloès y viennent très-grands, et j’ai constaté que tous
les arbres, dont la plupart m’étaient inconnus, appartenaient au genre
épineux ; plusieurs sont d’un assez riche produit pour les Bicharieh ;
les différentes espèces de mimosas, par exemple, produisent des gommes
qui se vendent très-bien ; leurs écorces et leurs fruits fournissent un
tan très-estimé pour la préparation des peaux. Les feuilles d’une autre
espèce d’arbre servent encore pour le même usage. Il y en a de ceux-ci
qui donnent une sorte de résine odoriférante dont on use dans tout
l’Etbaye, comme parfum, et il y a aussi des mousses qui servent à
parfumer les graisses dont tous les Bicharieh et les Arabes du Soudan
s’enduisent le corps.

La montagne de l’Elba, proprement dite, a quatre journées de tour ; le
plus grand nombre des habitants occupe les vallées, formées par les
contre-forts. Les chasseurs seuls habitent la montagne pour y tuer les
chèvres sauvages, les capricornes et les gazelles dont les peaux,
préparées par eux avec le tan qu’ils possèdent, leur fournissent un
sujet de commerce qui rapporte beaucoup. Ces peaux se vendent dans tout
le Soudan, et sont très-recherchées à cause de leur finesse, de leur
souplesse, de leur couleur et de leur force ; elles servent pour les
tétières des chameaux, pour les ceintures des femmes, les selles de
dromadaires et pour une grande quantité d’ornements qui se fabriquent
avec de petites lanières aussi fines que du gros fil.

L’Elba, parmi les Arabes Ababdieh, les Bicharieh et tous les Arabes
habitants du désert depuis la latitude de Coséir jusqu’à celle de Taka,
et entre le Nil et la mer Rouge, a beaucoup de réputation. C’est un lieu
renommé d’abord pour sa richesse, et ensuite pour sa sainteté. Il est
riche, parce que l’on y trouve partout de l’eau et de la végétation ; il
est saint, parce que l’on sait qu’il renferme la pierre colossale, ayant
forme humaine, que j’ai cherchée, et qu’il s’attache à elle une légende
respectée.

La prétendue statue qui est assise a, dit-on, devant elle, une pierre
placée horizontalement comme une table, et le sable que l’on pose dessus
est immédiatement balayé par un souffle puissant ; car cette statue
respire. Lorsque l’année doit être favorable aux Bicharieh, et surtout
aux Mahamet Gourabieh, sa respiration est fraîche ; au contraire, elle
devient chaude lorsqu’un malheur doit arriver. Voilà ce que l’on dit,
dans le pays même, avec beaucoup d’autres contes plus ou moins empreints
de superstition ; mais au milieu de tout cela, une chose est certaine,
c’est que dans l’Elba est un lieu vénéré (est-ce un tombeau, un temple,
un monument égyptien ou autre chose ?) dans lequel l’on va faire des
pèlerinages ainsi que des sacrifices de moutons, de chèvres, etc. Or,
ceci se rapporterait à ce que disent les Bicharieh sur leur origine dont
voici l’exposé tel qu’il m’a été donné par eux-mêmes :

Les Bicharieh prétendent descendre, par les femmes, d’une tribu d’Arabie
nommée Assadite, et, par les hommes, d’une autre nommée Cawala. Ils
disent qu’un Arabe, nommé _Couca_, de la tribu des Assadites, vint à
l’Elba avec sa femme en traversant la mer, que le père de Couca se
nommait Bichara, d’où vient le nom de Bicharieh aux descendants de la
femme de Couca.

Cependant il advint qu’un navire, monté par des commerçants turcs qui se
rendaient en Arabie, se mit à l’abri, par un mauvais temps, dans un
endroit appelé Abou Romatte, d’autres disent Essoterba, ces deux noms
ont la même signification ; car l’un veut dire, en arabe, le père de la
cendre ou de la poussière, et l’autre, en bichari, l’endroit de la
poussière.

Les gens du navire rencontrèrent la femme de Couca, l’emportèrent à leur
bord et s’en furent à Sawakin.

Mais bientôt, leur commerce les obligeant à retourner chez eux, ils
vinrent encore aux environs de l’Elba ; cette fois c’était pour prendre
de l’eau. La femme de Couca, qu’ils avaient enlevée, trouvant alors le
moyen de s’échapper, alla rejoindre son mari ; elle était, pendant son
séjour à bord, devenue enceinte ; le chef des Turcs, qui en avait fait
sa femme, voulut aller à sa poursuite. Il descendit à terre avec ses
compagnons, et s’avança dans les gorges de la montagne, jusqu’à une
grande grotte ou caverne qu’il pensait être le refuge de la fugitive. A
peine y fut-il entré, lui et son monde, que la voûte de la caverne
s’écroula, et qu’ils furent tous engloutis sous les décombres. On montre
encore le théâtre de cette catastrophe au sud de la montagne, du côté de
la mer.

La femme de Couca mit au monde un garçon qui fut nommé Annac, et qui
devint l’ancêtre des tribus arabes, Ahmed ou Mahamet, Gourabieh,
Chintirab, Amarrar.

Couca et sa femme ayant eu déjà trois autres garçons, ceux-ci furent les
ancêtres des tribus du Sud.

Couca disparut dans la montagne de l’Elba sans que l’on pût savoir s’il
s’était tué, à la chasse, en tombant dans un précipice, ou bien s’il
avait été dévoré par quelque bête féroce ; mais les Bicharieh croient
qu’il a été changé en pierre, et que c’est cette pierre ou cette statue
que l’on va visiter. Telle est leur tradition.

Si un voyageur, plus heureux que moi, arrive jamais à pénétrer dans la
montagne de l’Elba, il pourra peut-être élucider tous ces
renseignements.

Les auteurs anciens disent peu de chose sur le pays des Bicharieh,
qu’ils comprennent dans celui des Éthiopiens, aussi confondent-ils
souvent les usages de ces différents peuples.

Diodore, qui parle le plus au long de ces derniers, c’est-à-dire des
Éthiopiens, donne des détails sur leur manière de se nourrir, les classe
d’après le genre de leur nourriture, ainsi que d’après leur manière de
se la procurer. Les Bicharieh, en prenant leurs tribus depuis les
frontières d’Abyssinie jusqu’à Coséir, possèdent en partie la manière de
vivre dont parle Diodore, sauf pourtant certaines exagérations.

Quoique les Bicharieh se disent de race arabe, comme je l’ai dit aussi
moi-même, en les considérant bien il semblerait le contraire. D’abord le
type de leur figure est bien différent de celui, par exemple, des tribus
arabes qui sont tout près d’eux, dans l’Albara, comme le Giahélines, les
Scukerieh, les Abou Gin, etc., lesquels sont venus du Hedjah en
traversant la mer Rouge. Ces émigrations ont eu lieu à diverses
reprises, comme cela est encore arrivé dans les premières années de
l’Islamisme, et les tribus en question parlent l’arabe, et ont tous les
caractères arabes. Les Bicharieh, eux, ont le teint plus foncé, les
traits plus européens. Leurs cheveux sont légèrement crépus comme ceux
des Abyssins ; enfin, ils ont une langue à eux qui n’a rien de commun ni
avec la langue arabe, ni avec celle de Barabras ou Nubiens Kenous qui
habitent les bords du fleuve.

Les habitants répandus dans la contrée qui forme aujourd’hui l’Etbaye,
étaient connus sous le nom de Blemmyes. Ammien-Marcellin, Olympiodore,
Ptolémée Agathemère, Étienne de Byzance et d’autres, dans leurs récits,
les appellent ainsi et les désignent tous sous le même nom.

Les auteurs arabes les nomment Bedjah, nom qui est encore donné
aujourd’hui à leur pays aussi bien que celui d’Etbaye.

Macrizy dit qu’ils sont d’origine berber, d’autres disent qu’ils sont
venus d’Abyssinie.

Quoi qu’il en soit de ces diverses origines, qui toutes doivent se
perdre dans la nuit des temps, les Bicharieh n’en forment pas moins une
grande peuplade qui n’est pas arabe, il faut le reconnaître.

Il serait trop long de répéter ici tout ce qui a été dit sur les
Blemmyes ou les Bedjah, qui sont réellement les Bicharieh descendants de
Bichara. Je ferai seulement remarquer que leurs tribus ont été, à
certaines époques, assez entreprenantes pour venir faire des excursions
en Égypte, dans le Saïd, et même jusqu’aux portes du Caire.

Les anciens Égyptiens avaient fermé, par de bonnes murailles en briques
crues, les défilés par lesquels ces barbares pouvaient descendre du
désert dans les terres cultivées ; l’on en voit des restes dans beaucoup
d’endroits, et notamment sur la route de Sycome ou Assouan, au-dessus
des cataractes, à Philé. Les Pharaons faisaient la guerre contre eux,
mais ils les ménageaient cependant, à cause de l’exploitation des mines
d’or.

Les Grecs, sous les Ptolémées, firent de même.

Pendant la domination romaine en Égypte, l’on dut plusieurs fois
réprimer les Blemmyes envahisseurs. Sous le règne de Probus, ils
s’emparèrent de Coptos et de Ptolémaïs.

Ces Blemmyes faisaient des courses aussi sur mer ; ils vinrent vers l’an
378 ravager la ville de Raïthe sur la côte de la Péninsule du mont
Sinaï, d’où ils furent repoussés par la garnison qui s’y trouvait. Plus
tard, ils ravagèrent une des oasis, ce qui prouve qu’ils passaient du
côté ouest du Nil ; il est impossible d’en douter, puisque dans le
désert de Baïouda, que l’on traverse en allant de Dongolah jusqu’à
Mettamna, et plus haut jusqu’à Kartoum, l’on trouve aujourd’hui des
tribus Bicharieh.

Sous les sultans du Caire, plusieurs fois les Bedjah vinrent piller les
musulmans qui, le jour de la fête du Courban Baïram, allaient sur le
Mokattam faire la prière. Pour les repousser, l’on était obligé de
mettre une forte garde, ce jour-là, au pied de la montagne, au lac el
Abèche, et cette garde ne suffit pas toujours ; car, sous Ahmed ben
Teïloun, ces mêmes Bedjah surprirent les Égyptiens, les massacrèrent et
les pillèrent dans une circonstance semblable. Il arriva enfin qu’on les
fit tomber dans une embuscade et qu’on en tua un très-grand nombre.

Cependant, les musulmans, attirés dans le pays des Bedjah par l’attrait
de l’exploitation des mines, s’y portèrent en masse ; ils s’allièrent
avec les indigènes par des mariages, et en convertirent beaucoup à leur
religion. Cette conversion les rendit moins sauvages si l’on en juge par
ce que sont aujourd’hui les Bicharieh. On peut lire, dans les mémoires
de M. Quatremère, bien des détails intéressants touchant ces
populations, détails extraits des auteurs anciens et des auteurs arabes.

De nos jours, elles ont été fort peu soumises au gouvernement égyptien ;
il n’y a guère que les tribus du sud, celles qui sont à Goos Regeb, sur
l’Albara, qui soient tributaires ; celles du désert de l’Elba ne le sont
nullement.

Les Bicharieh sont divisés en plusieurs tribus qui, toutes, ont un nom
particulier et un chef.

La principale, celle dont le chek est reconnu par toutes les autres
comme le chef suprême, est la tribu des Ahmedab. Elle passe pour être la
plus noble de toutes, et son chek jouit d’une grande autorité. Dans un
de mes précédents voyages, j’ai eu quelques relations avec lui ; c’était
alors un beau vieillard que l’on nommait Ahmed Wed Ahmed, sa résidence
est au canton de Balouc, sur le fleuve Albara que l’on appelle aussi
Mogranne depuis son embouchure jusqu’à Goos Regeb.

Viennent ensuite :

La tribu d’Amarrar, entre l’Elba et Sawakin, dans la chaîne de montagnes
qui longent la mer ; chek Ahmed Assaye.

Celle de El Bétranne qui habite entre Berber, sur le Nil, et Sawakin,
sur la mer, dans un lieu nommé El Bâkg ; chek Rahmâ. Cette tribu occupe
un territoire fort étendu, où elle cultive le dourah après les pluies
annuelles, et le commerce qu’elle en fait attire chez elle beaucoup de
monde.

La tribu de Chintirab au sud de l’Elba, à Essoterba ; chek Rahmâ, même
nom que le précédent.

Les Cawatil dans l’Ouadée Ollaki ; chek Ali Erab, dont j’ai eu occasion
de parler.

La tribu des Amérab, dans la vallée de Nassari et ses environs ; chek
Nasr abou Gablé.

Celle des Mélécab dans le voisinage d’Ollaki ; chek Souéket, nous
l’avons vu.

Une fraction des Cawatil, déjà nommés, et qui campe à Genoub ; chek
Mahamed Courouc.

Les Balgab qui restent au sud de l’Ouadée Meïça ; ils n’ont pas de chek.

La tribu des Ahmed Gourabieh, qui habite les contre-forts du nord de la
montagne de l’Elba ; aucun chek connu. C’est un rassemblement de gens
mal famés de toutes les tribus et qui a la réputation de n’être composé
que de voleurs.

Il y a encore la tribu des Gam Attab à Feray, sur les bords de la mer ;

Celle de Guérab, près de El Bakg et sur l’Albara ;

Celle de Hannar, au nord de El Bakg ;

Celle de Mansourab, également ;

Celle de Erehab, même territoire ;

Celle de Hammâ, chek Amedan, sur le Nil, à Wadée l’Homar ;

La tribu des Allinga, au sud de Goos Regeb, qui est aussi Bichari ;

Celle des Metquénab, chek Bêlal, puissante tribu habitant le désert au
Nord-Est de Goos Regeb ;

Celle des Hadindane qui est à Taka, très-grande tribu aussi ;

Celle des Béni-Amer et Mennah ; chek Ocout, au sud de Taka ;

Une fraction de la tribu des Gam Attab, à la pointe nord de l’Albara,
près l’embouchure du Barh Mogranne ;

Enfin la tribu des Aderba, ou pour mieux dire des Adareb (pluriel du
mot) qui réside à Sawakin et aux environs.

Cette dernière était autrefois considérée comme la plus noble et la plus
importante, mais aujourd’hui elle n’est guère estimée si ce n’est à
cause de sa richesse.

Les autres Bicharieh traitent ses membres comme des citadins, des
Gelabs, et non comme des Bédouins, des hommes indépendants. Cela tient
aux occupations de commerce auxquelles les Adareb ont été conduits à se
livrer. Fixés à Sawakin, seul point de ces parages que l’on peut
regarder comme un port, ils sont devenus forcément les intermédiaires
entre les négociants de l’intérieur qui apportent, chez eux, les
produits de leurs pays, et les négociants du Hedjah, de l’Yémen et même
de l’Inde qui y viennent échanger ou écouler les leurs. Ce sont, du
reste, de fort beaux hommes, plus grands de taille, plus rapprochés, par
les formes, du type européen que les Bicharieh des autres tribus ; ils
sont aussi plus soigneux de leurs personnes, de leurs vêtements, de
leurs armes ; et l’on peut les citer comme les fashionables de la
nation. Ils ont un langage recherché qui est toujours le Bedjah ; mais
qui affecte des termes inusités par la masse, un langage qui dénote une
ancienne aristocratie.

Les Bicharieh, en général, n’atteignent pas une taille élevée ; ils sont
maigres, surtout lorsqu’ils avancent en âge ; leur teint, chocolat
clair, quand il est pur de tout mélange avec le sang nègre, reste
couleur d’ocre rouge tirant un peu sur le jaune, beaucoup plus foncé de
ton que celui de leurs femmes qui vivent moins exposées aux ardeurs du
soleil. Tous sont bien faits, bien proportionnés ; mais leurs visages,
détériorés par la vie en plein air, par le vent, par la réverbération
constante d’une grande lumière sur le sable prend, de bonne heure, une
expression sauvage. J’en ai vu cependant qui avaient conservé, avec des
formes corporelles fort élégantes, des figures charmantes et très-
distinguées. Ils ont les cheveux longs, légèrement crépus, mais non
laineux, des dents d’une blancheur éclatante, ceux qui les ont
mauvaises, et alors dans un état déplorable, doivent cela, sans doute, à
l’usage du tabac et peut-être aussi à l’usage de la viande ; ils ont des
traits, des physionomies qui n’accusent rien d’africain ; mais en
vieillissant ils deviennent généralement très-laids. Les hommes et les
femmes, soumis à la même misère et aux mêmes fatigues, donnent l’idée de
l’état dans lequel peut tomber une population presque toujours affamée.

Cependant les Bicharieh sont d’une nature gaie, curieuse ; ils aiment à
causer par-dessus tout, et leur profonde ignorance ne les empêche pas de
le faire avec esprit. Quoiqu’ils se montrent mendiants à l’excès,
voleurs même quand l’occasion se présente, paresseux au delà de toute
expression, l’on ne peut nier qu’ils ne soient braves, loyaux et fort
souvent chevaleresques. Ces contradictions se rencontrent aussi chez les
sauvages, qui n’ont d’autre règle que leur instinct, et qui se
passionnent facilement.

Parmi les tribus que j’ai citées, celles des Balgab et des Amarrar sont
renommées pour la beauté de leurs hommes et surtout de leurs femmes ;
celles-ci ont des traits tellement fins qu’on les prendrait pour des
Européennes. Les deux tribus sont plus renommées encore pour le
relâchement de leurs mœurs.

Tous les Bicharieh vivent du produit de leurs troupeaux ; ils ne tuent
guère de moutons ou de chameaux que dans les grandes circonstances :
soit aux noces, soit enfin pour recevoir des hôtes ; car ils considèrent
l’hospitalité comme un devoir, et ils l’exercent sous toutes ses formes.

Si les pluies ont été abondantes et qu’il y ait des pâturages, ils se
nourrissent de laitage, sinon ils s’arrangent pour aller à Assouan, à
Derrawé, en Nubie, vendre du bétail, de la laine, des produits du
désert, tels que gomme, séné, coloquinte ou peaux tannées, et ils
rapportent chez eux du dourah. C’est dans ces occasions qu’ils achètent
les étoffes de coton dont ils ont besoin.

La chasse, pour quelques-uns, est un moyen d’existence, quoiqu’elle ne
soit pas très-abondante. Dans les plaines ils trouvent les gazelles, les
autruches, les ânes sauvages ou onagres ; dans les vallées, les
lièvres ; dans les montagnes, les capricornes. Les animaux féroces du
pays sont les hyènes, les loups ordinaires, quelques léopards, et les
chacals ; l’on y voit aussi une espèce de petit renard nommé bacho et
une espèce de grand loup très-féroce nommé, comme en Abyssinie chez les
Gallas, oselo. Enfin, dans beaucoup de localités, les perdrix grises et
les perdrix rouges abondent ; mais les Bicharieh ne les tuent pas ; ce
sont des oiseaux sacrés.

Les tribus de el Bakg et de l’Elba sont les plus aisées de toutes, parce
qu’à el Bakg, je l’ai dit ailleurs, les habitants cultivent le dourah,
dont ils font commerce ; parce que ceux de l’Elba, ayant toujours à leur
portée de très-bons pâturages, peuvent élever de nombreux troupeaux. Ils
font avec les négociants de Djeddah, qui fréquentent leurs côtes, des
échanges continuels ; mais ce qui contribue le plus à leur bien-être, ce
sont les vols qu’ils vont commettre au loin, et ceux même qu’ils
commettent au détriment des marchands qui viennent chez eux, vols
toujours impunis, attendu qu’une fois rentrés dans leurs repaires, il
est impossible d’atteindre les voleurs, et que, d’un autre côté,
l’absence d’un chek reconnu met le volé dans l’impossibilité de formuler
aucune plainte.

Les principaux de ces tribus ont trouvé un moyen ingénieux de se donner
des apparences de probité : ils vendent aux négociants leur protection
moyennant un droit que ceux-ci payent sur leurs marchandises et qui
s’élève ordinairement au cinquième du rendement des objets vendus.
Quoique ce droit soit exorbitant, il n’est aucun gelab qui ne s’y
soumette ; car, attendu l’entente qui existe entre les Arabes, il serait
bien plus coûteux de faire autrement. C’est un genre d’assurance comme
un autre ; seulement, en fait de sinistres, le seul cas que les
assureurs ordinaires excluent, le cas de force majeure, se trouve ici
uniquement admis.

Le vêtement des Bicharieh consiste en une pièce de toile de coton longue
de douze picks (le pick pour la toile est de 54 centimètres) qu’ils
coupent en deux, et dont ils cousent les deux parties au bout l’une de
l’autre. Ils se drapent avec cela le corps de toutes les manières, se
couvrant tantôt un côté, tantôt un autre, mais toujours de telle sorte
que le centre de cette longue écharpe se trouve placé au milieu du dos.
Peu d’individus portent des chemises ; ce ne sont que les cheks ou les
gens riches ; elles vont jusqu’aux pieds ; le col en est très-étroit,
les manches en sont larges et très-longues. Tous laissent croître leurs
cheveux, qui sont tressés et arrangés à la façon des statues
égyptiennes ; ils se graissent souvent la tête et le corps, et dans
leurs cheveux est toujours une épingle en bois très-longue qui leur sert
à se gratter sans déranger leur coiffure. Quand ils font leur toilette,
ils prennent de la graisse de chameau préparée en petites boules de la
grosseur d’une noix et mélangée avec des parfums en poudre, ils se
frottent bien les mains avec ces boules et les mettent ensuite sur leurs
têtes, de manière à ce que le soleil, en les fondant, puisse faire
couler la graisse goutte à goutte sur leur corps et sur leurs vêtements.
Cette coquetterie, qui est tout à fait en dehors de nos usages, a sa
raison d’être ; elle a pour but de donner aux membres une grande
élasticité et aux étoffes une souplesse qu’elles n’auraient point sans
cela.

Les femmes sont vêtues de la même étoffe ; leur toilette est la même ;
elles portent presque toutes en dessous de leur draperie une ceinture
frangée en lanières de peau extrêmement déliées et fines, de la longueur
de 40 à 50 centimètres. Cette ceinture, lorsqu’elles sont déshabillées,
leur cache encore parfaitement une partie du corps. Les jeunes filles
n’ont pas d’autre vêtement[23] ; leurs ornements sont un anneau assez
grand passé au nez, d’autres plus petits aux oreilles, puis, autour du
corps, au-dessous des seins principalement, des grains de verroterie,
d’ambre, de corail, des coquillages et des onix, disposés d’une façon
bizarre ; elles portent aussi des bracelets en argent. Quant aux jeunes
garçons, tout leur habillement se compose d’un morceau de toile de coton
passé entre les jambes et noué au-dessus des hanches.

Les habitations, les tentes des Bicharieh ont, en général, un aspect
misérable, je l’ai déjà dit ; elles sont faites avec des morceaux
d’étoffes grossières, tissées en poil de chèvre et de chameau ; elles
ont de mauvaises cordes et de mauvais bois. Les plus importantes peuvent
avoir 4 mètres sur 3 de grandeur ; jamais je n’en ai rencontré une
neuve. Des familles logent aussi quelquefois sous un abri naturel, dans
des rochers. Du côté du sud, où il pleut plus souvent, les tentes sont
établies plus solidement : ce sont des espèces de berceaux construits
avec des bois qui forment une légère charpente et qui sont recouverts
avec des peaux très-souples ; l’intérieur en est garni de un ou de deux
_angareb_, châssis de 2 mètres de longueur sur 1 de large, monté sur
quatre pieds en bois qui l’élèvent au-dessus du sol d’environ 50
centimètres. Ce châssis contient un filet en lanières bien préparées et
bien tendues, sur lequel l’on est très au frais pour dormir. Ceux qui en
ont les moyens posent sur les lanières une natte ou un tapis. Les
tentes-berceaux se transportent aussi facilement que les autres tentes
et sont bien préférables. Enfin j’ai encore vu, dans la contrée entre le
Nil et l’Elba, une troisième espèce de tentes que les indigènes
confectionnent, en manière de cabanes, avec des branches d’arbres et des
feuilles de doume ou palmier éventail tressées, et qu’ils tapissent
intérieurement avec des étoffes grossières fabriquées par les femmes.
Ils tirent de l’ouadée Douma, sur la route de Coroscos à Abou Ahmed, et
de celle de Terfawé tous les matériaux qui leur sont nécessaires.

Dans toutes ces habitations, les ustensiles de ménage sont les mêmes :
un moulin à bras, une espèce de poêle en tôle pour cuire le pain, une ou
deux terrines en terre, des outres pour l’eau, le lait ou le beurre, des
œufs d’autruche, des courges, des petits paniers tressés fort serrés qui
ne laissent point filtrer les liquides et des vases pour faire le méris
ou le bouza quand les propriétaires en boivent. — Comme ornement, il y a
des sachets couverts de coquillages, de plumes d’autruches, de morceaux
de drap rouge et de parchemin vert, il y a aussi force amulettes en
cuir.

Les Bicharieh supportent la fatigue, la faim, la soif pendant plusieurs
jours sans paraître en être incommodés. Ils sont d’une insouciance,
d’une imprévoyance extrême ; quand ils ont mangé ils ne se préoccupent
plus du lendemain. La moindre chose en effet leur suffira ; mais aussi,
toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, ils se repaissent, à
l’instar des boas, de manière à ne plus pouvoir bouger. Ils sont
capables d’absorber, par tête, dans un seul repas, tout un mouton et de
n’en laisser littéralement que les gros os, puis ils resteront trois ou
quatre jours sans absorber aucune nourriture. On rencontre des individus
qui n’ont jamais bu que du lait et qui ne peuvent avaler une goutte
d’eau sans en souffrir beaucoup.

Quand les pluies sont tombées avec abondance et ont fait produire au
désert des pâturages pour les troupeaux, les Bicharieh sont au comble du
bonheur ; ils restent alors tranquilles dans leurs campements, savourant
le _far niente_ oriental et ne se rassasiant que de laitage.

Ils n’ont pas de chevaux et ne se servent que de dromadaires pour leurs
transports, leurs voyages et leurs expéditions guerrières. Ordinairement
ils se mettent deux sur la même monture, l’un en avant sur la bosse où
est posée une légère selle, il guide le dromadaire, l’autre derrière la
selle en croupe et à poil et se tenant à un pommeau de l’arçon.

De cette manière ils parcourent promptement et en nombre de très-grandes
distances.

Les armes des Bicharieh sont des lances, qui se fabriquent à Assouan, à
Sawakin, à Berber et à Chaindi, des sabres ou espadons, comme en
portaient nos anciens dragons, larges de 4 à 5 centimètres, longs de
1m,30 environ et tranchants des deux côtés. Ces armes viennent d’Europe,
d’Allemagne ou d’Espagne ; les anciennes sont renommées et se payent
très-cher, jusqu’à 500 francs pièce, tandis que les autres ne valent
guère que 20 à 30 francs. Ils ont encore des couteaux ou poignards
plats, recourbés d’une façon particulière et tranchants aussi des deux
côtés, qu’ils portent attachés à la ceinture par-dessous leurs
vêtements, et d’autres plus petits attachés au bras ou à la cuisse. Pour
compléter cet armement ils portent un bouclier rond, quelquefois ovale,
fait en peau de crocodile, de girafe, d’hippopotame, de rhinocéros,
d’éléphant ou de buffle sauvage.

Leurs guerres, le plus souvent, et surtout celles qui ont lieu entre eux
et les tribus arabes, sont occasionnées par la question des eaux et des
pâturages, par des représailles d’assassinats, par des vols de
dromadaires. Mais c’est presque toujours sur les puits que commencent
les querelles, chacun veut abreuver le premier ses animaux, chacun veut
commencer à remplir ses outres ; des disputes l’on en vient aux coups,
aux armes. Un homme est-il tué dans la mêlée ? voilà le sujet d’une
guerre. Le meurtrier est poursuivi ; s’il se réfugie dans sa tribu l’on
cherche à négocier le prix du sang versé, et si les parents du mort
n’acceptent pas ce qui leur est proposé, s’ils exigent la loi du talion,
la guerre se déclare entre deux familles, guerre à laquelle prennent
part les parents, les amis, les connaissances des intéressés. D’un autre
côté, la paix qui est faite par l’acceptation du prix du sang est
rarement durable, de fréquentes ruptures s’en suivent habituellement.

La moindre discussion, la moindre affaire d’intérêt devient, pour une
valeur contestée de 3 ou 4 piastres, une affaire très-grave ; car
souvent la partie plaignante, ne pouvant obtenir justice, vole un
mouton, un chameau à la partie adverse ; cela amène une complication
qui, si elle n’est pas arrangée de suite par le chek ou les notables de
la tribu, produit un assassinat et tout ce qui en découle.

Il est rare que toutes les tribus se mettent en campagne ensemble ; l’on
n’a vu cela que lorsqu’il s’est agi de repousser les Turcs, les
Égyptiens et de piller les bords du Nil.

Les Bicharieh ont l’habitude, après un combat, d’enterrer leurs morts ;
j’en ai eu plusieurs fois la preuve dans le courant de mon voyage. Quand
un chek, un homme considérable vient à être tué, s’il meurt en route,
des suites d’une blessure, s’il meurt même de maladie, ses compagnons le
mettent dans une grande outre de peau de bœuf, avec beaucoup de sel et,
bien clos dans ce cercueil, le transportent jusqu’au campement de la
tribu où est leur champ des morts.

Soit au fort d’une bataille, soit dans une simple attaque de voyageurs,
après avoir jeté leurs lances, celui des deux cavaliers qui est en
croupe sur le dromadaire saute à terre et cherche à parvenir, en
rampant, sous la monture de son adversaire, pour l’éventrer avec son
poignard ou lui couper les jarrets, de telle sorte que l’homme
désarçonné, jeté en bas violemment, est tout à sa discrétion. Si c’est
contre un fantassin qu’il doit combattre, sa tactique est à peu près la
même, en ce sens qu’il ne vise qu’à une chose, à couper avec son sabre
les jarrets de son ennemi.

Lorsque les Bicharieh sont en expédition, ils cherchent toujours, avant
d’attaquer, à connaître les forces de l’ennemi. S’ils reconnaissent
qu’il est faible, ils fondent sur lui, le matin au point du jour, afin
que personne ne puisse leur échapper pendant les ténèbres. Si, au
contraire, ils craignent qu’il soit fort et qu’il y ait, pour eux, des
chances d’insuccès, ils attaquent dans la nuit, afin de pouvoir profiter
des ténèbres pour se sauver en cas de défaite.

Ils ne font pas de prisonniers, et, quand ils se battent contre une
autre nation que la leur, les femmes et les enfants sont pris en
esclavage.

La propriété, chez eux, n’est point personnelle quant à la terre ; elle
est divisée comme partout ailleurs ; mais entre tribus, entre familles
seulement ; ce sont des groupes et non des individualités qui possèdent.
Tel canton appartient à un groupe, telle vallée à un autre groupe, et
ainsi de suite. Les arbres de ces vallées appartiennent à telle ou telle
famille. Il y a cependant des parties du désert sur lesquelles toutes
les tribus ont un droit de vaine pâture dans toute l’acception du mot.

Les mœurs des Bicharieh sont assez pures dans quelques tribus, tandis
que dans beaucoup d’autres elles sont, au contraire, très-relâchées ;
chez les Amarrar, par exemple, on fait peu d’attention à l’adultère ;
car ils prétendent que la race, la noblesse se perpétue par les femmes
plus sûrement que par les hommes. Au surplus, cette opinion est
l’opinion des mahométans, qui reconnurent à la fille de leur prophète,
sa fille Fathmé, le droit de noblesse qu’elle transmit à ses
descendants, hommes ou femmes, sans distinction. Depuis elle et par
elle, le fils ou la fille d’une femme chérif qui a le droit de porter le
turban vert, peuvent le porter aussi comme signe.

Chez ces mêmes Amarrar, l’on a commerce avec la femme de son frère et
les parentes au même degré. Chose singulière ! ce sont les tribus dont
les mœurs sont aussi mauvaises, qui ont le plus beau sang, les sujets
les mieux constitués.

Il y en a chez qui le sentiment religieux est assez développé. Celles-là
pratiquent le culte de Mahomet autant que faire se peut ; car aucun
Bichari ne sait lire l’arabe, et sa propre langue ne s’écrit pas. Chaque
année seulement il vient, de la Mecque, des missionnaires musulmans qui
pénètrent dans les familles pour prêcher le Coran. Ces missionnaires
sont parfaitement écoutés, à cela près qu’ils ne parviennent jamais à
communiquer le fanatisme qui les anime.

J’ai été lié intimement avec un chek très-considéré qui me disait :
« Vous, vous êtes un brave homme comme nous, vous n’aimez pas le mal.
Quel dommage que vous ne soyez pas musulman ! »

Les mariages se font quelquefois difficilement ; car il faut, pour
obtenir une fille de bonne famille, pouvoir donner au moins six
chamelles, tuer, le jour de la noce, une vingtaine de moutons et offrir
des vêtements neufs. Ces présents s’adressent naturellement à la femme
et restent dans le ménage, à moins qu’il n’y ait divorce, auquel cas
l’épouse retient tout, outre la dot que son père lui a faite, dot
toujours égale à celle de son époux.

Quand un jeune homme et une jeune fille sont épris l’un de l’autre, et
que la fortune du jeune homme ne lui permet pas d’apporter en mariage ce
que le père de celle qu’il recherche exige, les jeunes gens n’en
continuent pas moins à se voir. Cela amène souvent une situation qui,
chez nous, serait appréciée par ces termes : Il faut les marier. Or ici,
comme chez nous encore, l’on arrive presque toujours à s’entendre, et le
père récalcitrant finit par où il aurait dû commencer, avec cette
différence qu’il n’agit sous la pression d’aucune idée de déshonneur et
que sa résolution nouvelle est tout simplement, tout bonnement
raisonnée.

Les Bicharieh considèrent les accidents de famille de cette sorte comme
fort naturels, ils ne s’en émeuvent pas autrement. Bien plus, le jeune
homme peut se retirer à la dernière heure, sans encourir aucun blâme ;
il donne alors un chameau à titre de dédit, et la jeune fille, toujours
aussi bien vue de ses parents, de ses amis, trouve à se marier ailleurs
comme si rien ne s’était passé. Le sort de l’enfant qui survient a été
réglé d’avance par la loi du pays ; cet enfant, qu’il y ait mariage ou
non, est réputé comme fils du frère de sa mère. La sagesse de cet
arrangement peut être appréciée par qui de droit.

Si un homme prend une jeune fille de force et qu’il y ait viol, il est
tué sans rémission ; s’il prend la femme d’un autre, il est puni dans de
certaines limites, et regardé comme seul coupable ; mais cette punition
est illusoire, parce que le mari offensé se bat toujours avec lui ou
l’assassine.

Le drame suivant donne, dans cet ordre d’idées, la mesure du caractère
de ces populations ; il s’est passé, presque sous mes yeux, dans les
environs de Déréhib.

Une femme Bichari, nommée Settina (notre maîtresse) était mariée à son
cousin, qui en était fort amoureux et fort jaloux ; car elle était très-
belle. Settina, quoiqu’elle aimât beaucoup son mari, ayant été élevée
dans les mœurs relachées de la tribu des Amarrar, avait un amant qui
obtenait d’elle tout ce qu’il est possible à une femme de donner, et qui
était aussi son parent. Il se nommait Faddalla, et le mari se nommait
Ahmed. Tous deux eurent besoin de faire ensemble un voyage pour aller
porter à Assouan ce qu’ils avaient à échanger contre des grains et
autres choses nécessaires à leur famille, et de plus pour régler
quelques affaires dans une tribu voisine. On fit les préparatifs
ordinaires ; mais, au moment du départ, Faddalla prétendit qu’il avait à
terminer quelque chose qui devait le retenir un jour chez lui. Il pria
donc Ahmed, afin que le voyage ne souffrît pas de retard, de se mettre
en route avec les chameaux qui étaient prêts, ainsi que les bagages,
l’assurant que bientôt il le rejoindrait à l’aide de son dromadaire.
Cela fut arrangé ainsi ; cependant, à peine en route, Ahmed conçut
quelques soupçons ; son humeur jalouse le talonna de telle sorte que, ne
se contenant plus, il laissa sa petite caravane et s’en revint le soir à
sa tente, dans laquelle il trouva moyen de se cacher, après y être entré
furtivement.

Le vrai motif qui avait empêché son ami de partir ne tarda pas alors à
lui être révélé ; car Faddalla entra aussi dans la tente avec Settina,
et ils lui donnèrent la preuve de l’intimité qui régnait entre eux. Dans
une situation pareille, Ahmed eut le courage de rester immobile et
d’attendre un moment favorable pour pouvoir s’échapper de chez lui ; son
plan était arrêté. Il rallia sa caravane sans laisser voir aucune
émotion, et le lendemain, lorsque son cousin parut en sa présence, il ne
lui témoigna aucune défiance. C’était un homme fortement trempé, un
homme capable de prendre une résolution extrême, mais aussi capable d’un
grand dévouement.

Le voyage s’effectua comme il avait été conçu ; mais en revenant, Ahmed
répudia sa femme sans l’aller voir et sans dire le motif qui le faisait
agir. Ce motif, personne ne le soupçonna, car il le refoula dans son
cœur, par égard pour celle qu’il aimait encore, par considération pour
sa famille, à laquelle il appartenait aussi.

Peu de temps après ce divorce, Faddalla épousa sa maîtresse, qui le
rendit heureux comme elle avait rendu heureux son premier mari, c’est-à-
dire pendant un temps fort limité ; car la race dont elle descendait,
antipathique aux liens indissolubles, semblait l’autoriser à chercher
sans cesse de nouveaux plaisirs. Or il arriva que Settina faillit
encore ; il arriva que Faddalla la surprit en flagrant délit, ainsi que
Ahmed l’avait surprise, et que, tout aussi jaloux, mais moins généreux
que lui, il n’hésita pas à l’immoler sur place avec son complice.

Ce dénoûment avait-il été prévu par Ahmed ? Je ne saurais le croire, par
la raison que sa conduite a prouvé qu’il avait voulu, avant tout,
ménager sa femme, par la raison encore qu’après la mort de Settina il se
rendit auprès du meurtrier et l’accabla de reproches, en lui remontrant
combien il était coupable d’avoir puni une trahison pour laquelle il eût
dû se montrer indulgent. Cette dernière démarche surtout fait voir que
son caractère était plus noble. Mais, en présence du sang répandu, ses
résolutions prirent un autre cours. Il avoua à Faddalla qu’il avait
connu ses relations avec Settina, et qu’il avait divorcé. Il lui avoua
qu’il l’avait épargné à cause d’elle, et qu’elle n’existant plus, tout
était changé. Puis, en parlant ainsi, il l’entraîna sur la tombe à peine
fermée et le poignarda avec le plus grand sang-froid.

Voici encore quelques traits, d’un autre genre, bien caractéristiques :

Les Bicharieh, pour ce qui regarde les souffrances physiques, sont d’une
insensibilité extraordinaire. J’ai vu, dans la province de Berber et de
Chaindi, des hommes condamnés, par le gouverneur, à être empalés, et
souffrir cet horrible supplice sans proférer une seule plainte ; l’un
d’eux, transpercé d’outre en outre, tout mutilé et tout déchiré,
injuriait froidement son bourreau qui le fit tuer à coups de pistolets,
pour mettre fin à ses sarcasmes.

Un autre, condamné à avoir la tête tranchée, fut conduit sur la place
publique sans même être lié, on le fit mettre à genoux, et le soldat
chargé de l’exécuter lui porta un coup de sabre qui ne lui fit qu’une
profonde blessure. Il ne poussa aucun cri, se releva, comme pour
respirer un moment plus à l’aise et se replaça ensuite à genoux, avec le
plus grand calme, pour recevoir le coup fatal.

Dans une circonstance analogue, j’ai vu aussi un Bichari à qui l’on
infligeait le supplice du fouet. Il était couché à terre, libre de ses
mouvements, et l’on frappait autant que possible sur ses épaules. A
chaque coup, des lambeaux de sa chaire étaient enlevés, son sang coulait
abondamment ; il ne bougea pas, ne poussa même pas un soupir et s’en
alla, sans broncher, d’un pas calme et hardi, lorsqu’il eut subi sa
peine.

Je pourrais citer une multitude de faits semblables dont j’ai encore été
témoin, ils ne sont pas plus significatifs que les faits ci-dessus. Or,
maintenant, il serait curieux de rechercher les causes de cette profonde
insensibilité du corps chez des êtres humains ; mais cela n’est point de
mon ressort ; tout ce que j’ai pu observer c’est que l’habitude de vivre
constamment nu, exposé au soleil ainsi qu’à toutes les intempéries de
l’air, pourrait bien être une de ces causes si elle n’en est pas la
seule.

Les duels parmi ces hommes ne sont pas rares. J’en ai raconté un dont
les armes étaient de simples courbaches ; il y en a aussi à l’arme
blanche. Chez les Amarrar, par exemple, lorsque quelque cas grave
conduit deux individus sur le terrain, les chefs de la tribu les y ont
précédés ; ils s’assoient accroupis suivant leur coutume, et de manière
à former un cercle au milieu duquel, se placent, posés à califourchon,
l’un contre l’autre, les champions entièrement nus. On leur donne alors
un couteau, un seul couteau, dont le plus favorisé se sert pour frapper
le premier son adversaire, après quoi il lui présente l’instrument pour
que celui-ci le frappe à son tour, et ainsi, non pas jusqu’à ce que mort
s’ensuive ; car il est défendu de porter des coups mortels, mais jusqu’à
ce qu’il plaise aux cheks, juges du combat, de vouloir y mettre fin.
Ceux-ci, pendant que les combattants se tailladent les bras, les
cuisses, les mollets, les épaules, avec une espèce de courtoisie sauvage
qui implique l’éloge ou le blâme du dernier coup porté, ceux-ci, dis-je,
fument et boivent du lait que l’on fait circuler à la ronde dans des
courges, des outres ou d’autres vases. Leurs yeux ont suivi toutes les
péripéties du duel, et quand ils pensent que le sang a suffisamment
coulé, ils se lèvent et séparent les deux antagonistes qui s’avouent
satisfaits et s’en retournent tranquillement à leurs tentes.

Une des mauvaises passions des Bicharieh c’est l’avarice. On m’a dit
chez eux que, dans des temps de disette, quand la pluie fait défaut,
l’on voyait des hommes préférer mourir plutôt que de se décider à vendre
un chameau, ou se défaire d’un objet qu’il pourrait fort bien remplacer
plus tard. Cet amour excessif de la propriété, cet amour poussé jusqu’au
dernier sacrifice, ne se comprend pas dans la vie du désert ; c’est une
monstruosité que l’on est moins étonné de rencontrer ailleurs. J’aime
bien mieux l’attachement de même nature que le Bichari porte à son
dromadaire, parce qu’alors c’est un ami auquel il tient et dont il ne
veut pas se séparer volontairement ; comme le bédouin de certaines
contrées fait pour son cheval.

Les Bicharieh, je l’ai dit, n’ont point de chevaux ; ils s’adonnent
particulièrement, avec leurs voisins les Ababdieh qui restent du côté de
Coseir, à l’élève des chameaux et des dromadaires. Leurs produits sont,
sans contredit, des meilleurs et des plus parfaits que l’on puisse
trouver. Je vais donner ici tous les détails que j’ai recueillis
touchant cette race d’animaux si mal connus en Europe, où l’on n’a
jamais vu que des types grossiers, à formes allourdies, à pelage velu,
venant de Barbarie ou d’Asie, types en effet fort différents de ceux
qu’obtiennent les Bicharieh et les Ababdieh, ou les tribus arabes du
mont Sinaï et de la péninsule arabique ; mais d’abord il faut bien
s’entendre sur le mot chameau et sur le mot dromadaire.

D’après la classification des naturalistes, ces mots désigneraient
chacun une espèce différente ; et Buffon dit que les chameaux ont deux
bosses, et que les dromadaires n’en ont qu’une. Notons, en passant, que
ceux-là ne naissent ni en Afrique ni en Arabie ; mais seulement en
Tartarie, d’où il en vient dans quelques parties de l’Asie.

De ce que cette diversité a été admise, il est résulté une confusion
difficile à détruire ; car, pour ce qui regarde la race des dromadaires,
les Européens, qui, par suite de leur séjour dans le pays, ont acquis
des notions plus exactes sur ce sujet, appellent chameaux ceux que l’on
charge et dromadaires ceux que l’on monte. Autorisés en cela par les
Arabes eux-mêmes qui désignent les premiers par le nom de _gémél_, les
seconds par le nom de _égine_ ; et, de fait, ce sont les mêmes animaux
qui diffèrent entre eux comme les chevaux, dont les uns sont pour le
trait et les autres pour la selle, et qui sont d’origine plus ou moins
bonne, plus ou moins renommée. Le égine, ou comme le nomment les
Européens, le dromadaire est donc le chameau que l’on monte, espèce plus
perfectionnée et plus légère.

Quelquefois un bon dromadaire, accouplé à une bonne femelle, ne donnera
pas un bon produit, quelquefois aussi l’un des deux n’étant point
parfait, le produit sera excellent ; absolument comme pour les chevaux.
Cependant l’expérience a fait voir que les descendants de deux
dromadaires de bonne race, connus de père en fils, étaient toujours
meilleurs que ceux des espèces mélangées ; les Arabes, qui savent cela,
se préoccupent beaucoup de la question des accouplements.

Les deux races les plus appréciées en Égypte, sont : celle des Arabes du
Hedjah, à Mascat principalement, et à Noman (les Mascatieh et les
Nomanieh), puis celle des Bicharieh et des Ababdieh[24].

Il y a des personnes qui estiment mieux la dernière ; mais c’est une
affaire de caprice. La vérité est que l’on trouve d’excellents
dromadaires dans les deux races.

Les dromadaires de Barbarie (les Hérieh et les Emiarieh) sont loin
d’être aussi bons ; on ne les recherche pas, surtout parce qu’ils sont
bien moins élégants de formes et d’allures.

Il existe ensuite bien des races secondaires parmi lesquelles on trouve
des exceptions remarquables ; mais, si l’on remonte à leur origine, on
voit toujours qu’il y a là du sang des deux races primitives de l’Etbaie
et de l’Arabie. En effet, ce sont les plus voisines des localités où
naissent celles-ci qui possèdent le plus de qualités.

Les dromadaires nomanieh et mascatieh ont des formes un peu plus fortes,
plus ramassées que les bicharieh, leur couleur fauve est plus foncée et
leur poil plus long.

Le bichari, au contraire, est très-svelte, ses jambes sont longues et
fines, sa couleur est à peu près celle de la gazelle (il y en a pourtant
beaucoup de tout à fait blancs), son poil est ras, il a le col souple et
le ventre moins gros que le dromadaire arabe.

Leur manière respective de marcher est aussi très-distincte, et quoique
l’on puisse dire que les allures différentes, chez ces animaux, ne
soient pas un signe de variété dans la race, il ne m’est pas prouvé que
cela provienne seulement de la manière de les élever. J’ai possédé des
dromadaires des deux provenances ; j’en ai eu qui sont nés chez moi, et
j’ai voulu, sur de jeunes sujets qui n’avaient pas encore été montés,
essayer de faire prendre aux bicharieh l’allure des nomanieh et à ceux-
ci celle de bicharieh, jamais je n’ai pu y parvenir complétement.

Les nomanieh marchent en posant les quatre pieds les uns après les
autres, ce qui fait un pas précipité, sans secousses violentes ; mais le
cavalier perçoit un balancement de droite à gauche, et d’arrière en
avant tout à la fois qui, à la longue, fatigue la poitrine et peut
donner le mal de mer. Ils tiennent la tête fort basse, et, à chaque pas,
exécutent un mouvement de va-et-vient que l’on pourrait croire l’effet
d’un ressort à boudin. Ce n’est point une allure franche en apparence,
car cela ressemble au pas relevé du cheval, mêlé à un peu d’amble. De
cette manière les nomanieh font environ huit mille à l’heure. Pour aller
plus vite, il faudrait prendre le trot, qui n’est ni la bonne ni la
vraie allure de l’animal.

Les bicharieh, eux, ont le pas moins allongé et moins précipité. La pose
des quatre pieds, en marchant, quoique se faisant de la même façon, est
cependant moins régulière ; il y a, si je puis dire ainsi, plus d’amble
dans son fait, ce qui donne au cavalier un seul mouvement d’arrière en
avant bien déterminé. Ce pas est loin de valoir celui des nomanieh ;
mais l’allure naturelle du bichari c’est le trot. Alors ses jambes sont
lancées avec une hardiesse, une souplesse, une agilité incroyables ; ses
pieds ne transmettent aucune secousse. Cette allure, chez les bons
animaux (et je ne parle que de ceux-ci, en comparant les deux races),
est si douce qu’elle n’est comparable au trot d’aucun cheval. En allant
au pas, le bichari fait de trois à trois milles et demi à l’heure, au
petit trot et au grand trot, on peut varier sa vitesse et on arrive
très-facilement à faire dix, douze et même quatorze milles.

Le dromadaire galope aussi, mais pendant fort peu de temps de suite ; il
n’est pas construit pour cela. Peu de cavaliers, même parmi les Arabes,
peuvent supporter ce galop sans tomber ou sans se cramponner fortement
aux pommeaux de la selle.

Dans l’Etbaie, on monte plutôt les mâles que les femelles. Celles-ci
sont pourtant plus agréables que les mâles ; quoiqu’elles aient souvent
le défaut de se coucher, quand elles ont trop chaud ou qu’elles se
sentent seulement fatiguées, auquel cas tout ce que l’on peut faire ne
sert de rien, il faut attendre son bon plaisir ; mais les Bicharieh
ménagent les femelles en vue de la reproduction ; ils prétendent que
c’est par elles que les qualités du sang se perpétuent. Nous avons vu
qu’ils ont cette opinion au sujet de l’espèce humaine[25].

Les meilleurs dromadaires des Bicharieh sont ceux des tribus de Hamma,
Mahamet Gourabieh, Chintirab et Balgab. Ces derniers ont l’avantage de
marcher à l’aise dans les terrains pierreux, attendu qu’ils viennent
d’un pays de montagnes.

On a cru longtemps que les dromadaires ne s’accouplaient pas comme les
autres quadrupèdes, parce que leur conformation n’avait point été
soigneusement observée, et cette erreur existait aussi pour le lion ;
mais aujourd’hui il n’est plus permis de croire aux fables répandues par
des ignorants ; l’anatomie des animaux du désert est aussi connue que
celle de nos animaux domestiques, et l’histoire naturelle en a fait son
profit.

Les Arabes, quand ils veulent faire saillir une femelle, la conduisent
toujours dans un endroit retiré. Cette condition n’est pas
indispensable ; mais elle réussit beaucoup mieux, l’instinct de
l’isolement étant un des caractères distinctifs de la bête.

Ils ont choisi d’avance un mâle de l’âge de cinq ans, fort et bien
constitué.

L’hiver est l’époque ordinaire de ces accouplements, c’est la saison des
pâturages ; cependant on peut les tenter, avec fruit, dans toutes les
saisons de l’année.

Quand la femelle a conçu, l’on s’en en aperçoit au bout de dix à douze
jours ; différents indices vous en fournissent la preuve.

Elle porte douze mois, et, pendant tout ce temps, vous pouvez la monter,
la charger comme à l’habitude, elle devient même plus fringante, court
mieux et ne se couche plus, en route, par caprice. Souvent elle met bas
en voyage, ce qui ne l’empêche pas de continuer la route en faisant,
toutefois, de petites marches. Alors l’on suspend, le plus commodément
possible, le petit à son côté, et celui-ci, à l’âge de huit jours à
peine révolus, commence à suivre la caravane.

On laisse téter les jeunes dromadaires pendant dix-huit mois si les
mères sont en liberté ; mais celles dont on se sert, celles qui font un
service quelconque n’allaitent que pendant six mois. Au bout de ce
temps, d’ailleurs, leurs petits commencent à manger de l’herbe et du
grain.

A dix-huit mois, quelquefois un peu plutôt, quelquefois un peu plus
tard, selon la croissance de l’animal, on commence à le faire monter, à
poil, par un jeune garçon, précaution nécessaire, car autrement il
deviendrait rétif ; les éleveurs ne manquent jamais de la prendre ;
seulement j’ai remarqué que les Nomanieh étaient, pour cela, plus
entendus que les Bicharieh, en ce sens qu’ils ne se hâtaient jamais. Les
dromadaires de ces derniers ont souvent des défauts qui leur viennent de
ce qu’ils ont été fatigués trop jeunes.

Les uns et les autres sont dans toute leur force à l’âge de cinq ans, et
ils conservent cette force jusqu’à l’âge de quinze ans. Plus tard,
quoiqu’ils soient encore bons, quoiqu’ils soutiennent aussi bien la
fatigue, ils n’en commencent pas moins à perdre leur légèreté et leurs
qualités les plus essentielles. J’ai monté cependant des dromadaires qui
étaient connus depuis 32 ans et qui marchaient toujours très-bien.

C’est encore une erreur de croire que le dromadaire ne se couche, en
s’agenouillant, que par le fait de l’éducation, et que les espèces de
callosités qu’il a aux coudes, aux genoux et à l’estomac lui arrivent
par suite de la manière de se poser quand on le monte ou quand on le
charge. Ces callosités, il les possède en naissant et, à peine né, il
vient s’accroupir auprès de sa mère absolument dans la position que l’on
suppose factice.

Quant il a atteint toute sa croissance, il faut qu’il ait une belle
taille, deux mètres ou deux mètres quinze au moins d’élévation sur la
croupe et sur le garrot, sa bosse doit avoir, en sus, de 30 à 40
centimètres, si elle dépasse cette hauteur, cela ne vaut rien ; car
c’est un signe de gros embonpoint. Sa robe doit être couleur fauve un
peu claire, sa tête petite, son cou large, ses jambes fines et droites,
son train de derrière légèrement plus haut que le train de devant, et
si, avec toutes ces qualités il a encore celle de posséder la bosse
placée juste au milieu du corps, condition essentielle pour bien porter
la selle, s’il a les pieds petits, les ongles et les poils qui les
entourent bien noirs, s’il a sous la gorge, sur le derrière de la tête
et sur la bosse des poils plus longs que sur le reste du corps où ils ne
doivent être ni trop ras ni trop secs, ce qui est ordinairement l’indice
d’une constitution molle ; s’il possède tout cela, il est réputé pour
une perfection et cité comme type à bien des lieues à la ronde.

Les Arabes attachent une grande importance à connaître la provenance des
dromadaires. Pour cela, chaque tribu met sa marque sur tous les sujets
nés chez elle ; le propriétaire leur appose aussi la sienne. Ces deux
marques consistent en brûlures faites à l’aide d’un fer chaud. Elles ont
aussi un autre but, celui de faire retrouver un animal volé. Tous les
dromadaires bicharieh portent en outre un signe commun, un signe pour
ainsi dire national qui est représenté par une ligne posée en travers
sur la jambe droite de devant et que l’on nomme ogal, du nom de la corde
qui sert d’attache pour les empêcher de se lever quand on veut les
retenir dans un endroit quelconque.

Les dromadaires et les chameaux, avec leur structure solide, avec les
apparences d’une santé inattaquable, sont en réalité fort délicats ; ils
contractent facilement une foule de maladies qui prennent aussitôt de
grandes proportions et deviennent incurables ; ainsi de la gale, de
certains abcès, de certaines coliques, etc. Leur médication est
extrêmement restreinte ; c’est, le plus souvent, au moyen du feu, soit
aux jambes, soit au ventre ou à la poitrine qu’on les traite. Tout le
monde connaît, au moins par ouï-dire, leur sobriété, elle est
proverbiale ; cependant il ne faut pas croire qu’ils soient faciles à
nourrir. Les herbages du désert et le dourah leur conviennent beaucoup,
et ils s’habituent difficilement aux herbages des terres cultivées ainsi
qu’aux fèves, à la paille, au froment pilé ; quant à l’orge, on doit
bien se garder de leur en donner, c’est une nourriture qui les tue.

Rien n’est plus pittoresque qu’un cavalier arabe monté sur son
dromadaire. Il le conduit à l’aide de deux petites cordes, qui tiennent
lieu de brides. L’une de ces cordes est fixée à la têtière, et l’autre à
un anneau en argent ou en cuivre passé dans la narine gauche de
l’animal. Cette dernière s’appelle zemam, c’est la principale et même
souvent la seule.

Quand le dromadaire est soutenu par la têtière, son trot est fort doux,
il devient plus rapide et plus doux encore quand la petite corde
attachée à l’anneau agit en même temps. Le galop s’obtient en rendant,
instantanément, les deux cordes. J’ai parlé, plus haut, de ces diverses
allures.

Le cavalier n’emploie aucun effort, il n’a recours à aucune brutalité ;
bien au contraire, il trouve de la docilité en raison de la douceur
qu’il dépense, et l’entente la plus parfaite s’établit entre lui et sa
monture, comme si l’un était le complément de l’autre. Le frêle bâton,
ayant la forme d’une béquille renversée, dont il est armé représente
tout ce que l’on veut ; mais nullement un instrument de correction ; et
à cette condition il franchit des distances incroyables.

Il est extrêmement rare de trouver un bon dromadaire à vendre ; quant
aux sujets exceptionnels, à moins de les prendre de vive force, à moins
d’en recevoir un, comme cadeau, de la part d’un chek opulent et ami, il
est impossible de s’en procurer.

Les Bicharieh, comme tous les Arabes, vendent très-difficilement les
femelles, tandis qu’ils se défont volontiers de certains mâles. Le prix
de ceux-ci, chez les premiers, est d’environ cinquante pièces de six
francs ou talaris d’Espagne, c’est ce que coûte un garçon ou une femme
esclave. Entre eux ils font souvent des échanges, et j’ai vu donner
quatre femelles pour un bon mâle ; ce prix alors commence à être élevé.
Chez les gens de Chaindi, de Dongolah, etc., il augmente encore ; près
de Dar Chaquieh, dans la tribu des Ménaçir, un de ces animaux s’est
vendu, en ma présence, la somme de quatre mille francs. Certains
dromadaires coûtent beaucoup plus cher.

Les nomanieh et les mascatieh, au Caire, montent à cinq mille francs et
quelquefois plus haut. Il en est de même des ababdieh qui joignent, à
toutes les bonnes qualités des bicharieh, une bien meilleure éducation.
Parmi eux, ceux de la tribu des Ménaçir et ceux de la tribu des
Achababs, au sud de Coseïr, sont généralement fort recherchés ; ils ont
un ancêtre très-renommé appelé Coubèri, lequel, avec un de ses
semblables, du nom de Héréfhi, qui est aussi un grand type, constituent
les deux meilleures souches connues.

On raconte beaucoup de faits extraordinaires au sujet de la vitesse de
ces deux bêtes, faits que l’on est très-porté à admettre quand on sait
que de bons coureurs ordinaires, dans le désert, peuvent forcer à la
course les gazelles et les autruches, comme cela se pratique communément
chez les Bicharieh, qui n’ont guère que cette manière de chasser.

Ainsi l’on dit que le propriétaire du célèbre Héréfhi se trouvant à la
montagne, qui depuis porte son nom, à trente lieues environ de Derrawé,
et voulant tout simplement acheter du tabac, partit un matin pour cette
localité et fut de retour à son campement avant la nuit. Il avait fait,
en dix heures, soixante lieues, c’est-à-dire la valeur de trois bonnes
journées de marche de caravane.

On dit aussi qu’une fameuse femelle de dromadaire, descendante de
Coubèri, nommée l’Fagrher, partit de Dalla-t-el-Doum, vallée située sur
la route de Coroscos à Abou Ahmed, et franchit à peu près quatre-vingts
lieues dans un jour, avec cette particularité, qu’étant arrivée aux
trois quarts de la route, et son maître ayant voulu l’arrêter là, elle
refusa de s’agenouiller, comme pour témoigner qu’elle pouvait marcher
encore. En effet celui-ci continua jusqu’à Coroscos et ne s’arrêta qu’à
Singarri peu de temps avant le coucher du soleil.

J’ai déjà indiqué que ces faits, quelque excessifs qu’ils dussent
paraître, pouvaient très-bien être admis comme possibles ; or, d’après
ce que j’ai expérimenté moi-même, je suis maintenant résolu de les
croire vrais. Il m’est arrivé de faire la route de Suez au Caire en
moins de treize heures, en m’arrêtant plusieurs fois, d’abord pour
déjeuner et ensuite pour fumer et prendre le café ; je ne pressais pas
mon dromadaire, et celui-ci n’était pas des meilleurs.

Une autre fois, je me suis rendu d’Alexandrie, par Rosette, Giafférieh,
Kanka et Suez, à Wadée Chek au mont Sinaï, en quatre jours et demi ; il
y a plus de cent cinquante lieues ; ce qui constitue environ trente-sept
lieues par vingt-quatre heures, sur lesquelles j’en consacrais dix au
repos ; et en outre je marchais souvent la nuit.

Enfin, à grande course, j’ai pu effectuer dix-huit milles anglais en
quarante minutes.

On fait toujours des tours de force semblables ; mais une chose est à
remarquer, c’est que les bons dromadaires deviennent de jour en jour
plus rares ; soit que les Arabes, refoulés dans leurs déserts,
réussissent à les cacher, soit pour d’autres motifs qu’il ne m’est point
permis de rechercher ici.

Cette digression a déjà été bien longue ; il est temps de revenir au
point où j’en étais de mon voyage.

Le 15, nous nous mîmes en marche dans la direction de la mer, toujours
sur un sol granitique encombré, pour ainsi dire, de plantes et
d’arbustes ; c’était une vallée descendant de l’Elba et courant du côté
de la mer où elle arrive après avoir traversé un terrain de formations
entièrement calcaires.

Le temps qui avait été fort calme et couvert par des brouillards,
s’éclaircit et s’éleva ; mais un très-fort vent du sud soulevant des
masses de poussière et de sable ne tarda pas à voiler le soleil de telle
sorte que l’on ne distinguait plus rien devant soi. Je forçai le pas
pour arriver plus vite au bord de la mer, pensant que toute la caravane
me suivait ; mais, une fois sur la plage, je m’aperçus du contraire, et
je l’attendis en vain ; elle avait pris une autre direction, ou bien
elle était passée sans que je la visse. Comme je n’étais pas seul, après
quelques instants, nous remontâmes à dromadaire pour chercher ses
traces. Le vent qui continuait à souffler nous obligea de nous arrêter
encore.

Pendant ce temps nos gens, qui pensaient que nous étions en avant,
continuaient leur marche, si bien que lorsque le vent tomba, ils avaient
complétement disparu. Nous vîmes seulement une troupe d’ânes sauvages,
et un peu plus loin une troupe d’autruches. Je crus alors qu’ils
s’étaient éloignés de la mer, tout en marchant parallèlement à elle, et
je les cherchai dans cette direction, cela n’amena aucun résultat. Enfin
comme il était possible que les Arabes avant de sortir tout à fait de la
vallée eussent, en raison du vent, craint de s’aventurer dans la plaine
de sable qu’ils avaient devant eux et qu’ils fussent restés dans la
vallée même, je voulus y retourner pour m’en assurer, et dans tous les
cas pour retrouver leur piste. Nous retournâmes donc sur nos pas ; mais
je reconnus bientôt qu’ils avaient continué la route.

Le soleil était près de se coucher ; pour arriver à l’endroit où il
avait été convenu que l’on camperait, il y avait encore six bonnes
lieues à faire ; nous n’avions ni eau, ni pain, et de plus, un de nos
dromadaires s’étant blessé, ne marchait plus qu’avec peine. Cependant me
guidant sur les empreintes que les chameaux avaient laissées sur le
sable, je partis en avant avec mon guide, qui ne savait pas plus que moi
ce qu’il y avait à faire. Mon intention était de rejoindre la caravane
et d’envoyer du secours à mon ami M. Bonomi, que je laissais en arrière.

Nous courûmes, au grand trot, sur un terrain sablonneux à peu de
distance de la mer. La tempête était apaisée ; il faisait un clair de
lune splendide, ce qui facilitait notre recherche. De temps en temps je
m’arrêtais pour tirer quelques coups de fusil, afin de faire savoir à
nos compagnons où nous étions.

La caravane, qui alors ne se trouvait plus très-loin, entendit nos
détonations ; elle y répondit de son côté, mais nous n’entendîmes rien.
Je ne voyais non plus aucun indice de l’approche de M. Bonomi, et la
situation paraissait se compliquer lorsque je vis, à peu de distance
devant moi, un feu mouvant auquel la limpidité de la nuit prêtait
quelque chose de fantastique. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût
l’indication du campement de notre monde, et je m’avançai résolûment.
C’était, en effet, un de nos Arabes, monté sur son dromadaire, un tison
à la main, qui venait de notre côté.

Nous fûmes bientôt installés sous nos tentes, d’où j’envoyai
immédiatement des montures, de l’eau et des provisions aux retardataires
qui nous rallièrent, à leur tour, dans le courant de la nuit, en sorte
que nous ne tardâmes pas à être tous réunis autour d’un bon feu et sous
des abris convenables. On avait été fort en peine de nous.

Le temps était froid et une rosée fort épaisse trempa tous nos bagages.

Le matin, le brouillard qui, tous les jours jusqu’à midi entoure la
montagne de l’Elba et qui s’étendait ce jour-là jusqu’à nous, était
tellement épais que nous ne pûmes nous mettre en marche que quand il
commença à tomber, c’est-à-dire vers les huit heures. Nos nouveaux amis
Bicharieh qui nous suivaient depuis la veille s’en retournèrent, non
sans demander beaucoup de choses. Je fis un présent au chef des Mahamet
Gourabieh, consistant en une robe en drap, de la toile de coton, etc. ;
mais comme il ne pouvait s’en servir, car rien n’était cousu, je fus
obligé, pour le satisfaire, de lui donner mes propres vêtements, n’ayant
plus autre chose ; il les mit immédiatement sur son corps sale et
couvert de graisse.

Je connaissais bien la direction à suivre pour aller à la montagne de
l’Béda, où nous devions prendre de l’eau et nous reposer. Je la
connaissais, dis-je, parce que j’avais précédemment relevé cette
montagne ; cependant les guides et les cheks se fourvoyèrent et, malgré
mes observations, persistèrent dans leur erreur. Ce ne fut qu’après
avoir marché plusieurs heures inutilement que l’on s’aperçut que j’avais
raison ; le brouillard était dissipé, nous rentrâmes dans la bonne
route.

Vers midi, deux Bicharieh à dromadaire venant du côté de la mer,
s’approchèrent de nous, causèrent longtemps avec tout le monde, puis
s’arrêtèrent en arrière. Il y avait là un homme avec son chameau malade
qui nous suivait avec beaucoup de peine. Les deux Bicharieh s’emparèrent
de force du chameau et laissèrent l’homme se débrouiller à sa guise.
J’étais assez loin en avant avec le chek Baraca lorsqu’on nous apporta
cette nouvelle ; je fis arrêter la caravane d’autant mieux que nous nous
trouvions près d’un bois de mimosas et non loin de la vallée de Hesser,
où les Arabes de l’Elba envoient leurs troupeaux, et je donnai l’ordre à
quelques hommes de courir à la poursuite des voleurs.

Comme ils ne pouvaient être de retour avant la nuit, je profitai du
temps que cela me laissait pour aller voir la vallée voisine, dans
laquelle nous trouvâmes effectivement beaucoup de chamelles et de jeunes
chameaux au milieu des arbres et des herbages les plus riches que nous
eussions encore vus.

A l’embouchure de cette vallée de Hesser, il y a un port formé par une
pointe de sable et de rochers à fleur d’eau où beaucoup de petits
navires viennent mouiller pour faire le commerce avec les indigènes ; le
pays appartient aux Mahamet Gourabieh ; les puits que l’on y rencontre
sont d’une eau un peu salée, mais très-abondante.

Dès le matin, nos hommes qui avaient été à la poursuite des voleurs du
chameau étaient de retour avec l’animal qui, n’ayant pas pu marcher,
avait été abandonné. Il faisait un épais brouillard, et un gros vent
comme la veille, ce qui nous empêcha d’aller directement à l’Béda. Nous
préférâmes repasser par Meïça, d’autant plus qu’il nous fallait
absolument de l’eau. Malgré cette résolution, notre marche fut très-
pénible ; les hommes et les animaux souffrirent beaucoup de la violence
du vent de S.-E., vent fort chaud qui soulève de la poussière et du
sable en telle quantité, qu’il devient, par moment, presque impossible
de respirer.

Nous retrouvâmes encore à Meïça les Gelabs que nous y avions laissés.

Ceux de nos hommes qui coururent aussitôt au puits d’eau douce, se
firent longtemps attendre et rapportèrent la fâcheuse nouvelle que le
puits donnait fort peu d’eau ; quelques outres seulement avaient été
remplies. Il existait ailleurs de l’eau salée que l’on ne pouvait guère
boire ; nous décidâmes de rester ici une journée pour creuser le susdit
puits.

Nos efforts répétés furent inutiles ; nous n’obtînmes rien de plus, et
nous fûmes forcés d’avoir recours à l’eau salée pour abreuver nos
chameaux. Cependant, un peu plus tard, un de nos hommes, qui était allé
à la découverte dans les rochers environnants, vint nous signaler un
réservoir naturel, lequel, fort difficile à approcher, nous fournit
pourtant de quoi compléter notre provision.

J’avais eu, pendant la nuit, la visite du chek Mahamet Wed Courouc, le
père des deux jeunes gens qui nous avaient accompagné à l’Elba. On lui
avait dit que les gens de la montagne avaient voulu faire une querelle,
lors de nos pourparlers avec eux, et il était accouru à notre aide ;
mais nous étions déjà partis.

Ce chek était chef d’une des plus puissantes tribus ; et mon intention
avait toujours été de l’engager à venir trouver le vice-roi au Caire. Je
lui fis comprendre que ce serait avantageux, attendu qu’on lui donnerait
un firman au moyen duquel il ne serait plus inquiété si, les pluies
venant à faire défaut dans le désert, il lui convenait de s’approcher du
Nil. Les grands ni les petits gouverneurs ne pourraient jamais le gêner.
Il me répondit simplement : Je crois tout ce que l’on dit de bien du
vice-roi d’Égypte, et personnellement je désirerais le connaître ; mais
je n’ai aucun besoin de sa protection ; lui, au contraire, il peut avoir
besoin de mes chameaux et de mes dromadaires pour ses transports
continuels, et je puis lui être d’un grand secours. Or je ne m’y
refuserai pas, quoique mon intérêt comme celui de tous les cheks, soit
d’avoir le moins de relations possible avec les villages et les villes
de l’Égypte à cause des maladies qu’ils nous envoient et qui sont
affreuses pour nous ; je ne m’y refuserai pas quoique je m’expose à être
traité, dans l’avenir, comme les Bicharieh des environs de Berber, que
l’on a pillés tout dernièrement, bien qu’ils fussent très-soumis.
Ensuite, comme preuve de ses bonnes dispositions, il prit à témoin
toutes les personnes présentes de ce à quoi il entendait s’engager, et
comme personne des siens ne savait écrire, il me chargea d’informer
verbalement le vice-roi.

La substance de ses engagements était que les personnes que l’on
enverrait aux mines pour y travailler seraient toutes sous sa
sauvegarde, qu’il empêcherait les autres tribus de les molester, qu’il
engagerait les Bicharieh à travailler aux mêmes conditions que les
Égyptiens, et qu’ils seraient soumis aux mêmes règlements, et qu’enfin
il fournirait tous les chameaux nécessaires pour les communications
entre Assouan et le siége des mines moyennant un salaire que l’on
fixerait d’avance. Seulement il priait très-humblement Son Altesse
Méhémet Ali de ne pas envoyer de soldats turcs, qui pouvaient être la
cause ou le prétexte d’un soulèvement général dans les tribus. Je pris
bonne note de ces paroles, auxquelles devaient se joindre, quand le
moment de les répéter serait venu, les paroles plus explicites encore du
chek Baraca, sur le dévouement de qui j’avais lieu de compter jusqu’au
bout.

Nous quittâmes le chek Wed Courouc et ses deux fils dans les meilleurs
termes, après leur avoir fait quelques cadeaux en rapport avec l’estime
et la considération qu’ils m’avaient inspirées, et nous prîmes la route
de Derrawé.

Toute la journée nous restâmes engagés dans des terrains sablonneux et
granitiques, légèrement accidentés. La végétation y était clair-semée,
rabougrie et d’un aspect noirâtre, circonstance que les Arabes
attribuent à la nature des brouillards qui viennent de la mer. Une heure
avant le coucher du soleil, nous nous arrêtâmes pour camper.

Durant la nuit, on fut continuellement sur le qui-vive, à cause des
Mahamet Gourabieh qui occupent le littoral fort près du lieu où nous
étions, et qui sont, je l’ai déjà dit, de grands voleurs. Pour moi,
comme j’avais vu à Meïça deux de ces Arabes qui regardaient mon
dromadaire avec convoitise, je ne rentrai sous ma tente, pour reposer,
qu’après lui avoir fait mettre aux pieds une entrave en fer et l’avoir
fait attacher avec une chaîne bien cadenassée. Je dus assurément à cette
précaution l’avantage de conserver une monture à laquelle je tenais
beaucoup, car c’était une bête de premier ordre. Du reste, aucune
mésaventure ne se produisit.

Nous repartîmes par un temps fort couvert, et par une obscurité relative
qu’occasionnait une grande quantité de poussière en suspension, depuis
la veille, dans l’air, malgré le calme apparent le plus plat possible.

Il y a ici quelques hauteurs de granit feldspathique, posées toujours
sur un fond de sable, jusqu’à la longue vallée de Chélal[26] qu’il nous
fallut traverser (cette vallée est aussi fort large et toute remplie
d’arbres, sihales et samours), pour atteindre celle de Quérègue, à
l’entrée de laquelle nous plantâmes nos tentes. Cette dernière prend
naissance dans les montagnes de Guerfe ; elle jouit d’une certaine
réputation, parce qu’elle contient le tombeau de hadji Mansour, un des
ancêtres des Ababdieh, qui fut tué par les Bicharieh. Elle est sainte,
et bien des arbres qui s’y trouvent sont considérés comme saints.

Le lendemain, pour arriver à l’ouadée l’Béda, nous passâmes dans un
défilé formé par de hautes montagnes qui rétrécissent considérablement
le passage. On trouve un premier puits dans un ravin bordé de grands
rochers presque verticaux[27], et au milieu d’un site des plus sauvages
et des plus pittoresques. L’eau, qui vient à six pieds environ au-
dessous du sol, y est fournie par des sources qui sortent des fentes des
rochers et coulent souterrainement. Elle est salée et très-abondante ;
les chameaux la boivent néanmoins volontiers. Malheureusement, toutes
les fois que des pluies se produisent, ce puits est comblé par les
sables, et il faut le recreuser, travail que les Arabes ne font que
juste pour leurs besoins du moment.

Sur les rochers environnants, il y a beaucoup de figures de chameaux et
de chevaux montés, et en grattant un peu la pierre, j’y ai découvert
quelques mots en caractères arabes ; mais je n’y ai rien vu d’égyptien.
Ces dessins sont assez mal faits et entièrement dans le goût de ceux que
j’ai déjà signalés dans diverses localités au commencement de mon
voyage. En remontant l’ouadée, à l’embouchure même d’un petit torrent,
se trouvent plusieurs tombeaux sans aucune importance, à l’exception du
dernier, qui consiste en une petite bâtisse carrée, élevée d’environ
trois mètres et presque tout à fait ruinée.

J’ai dit que le premier puits de l’Béda fournissait de l’eau salée. Il y
en a un qui fournit de l’eau douce ; mais il est bien plus haut, creusé
au cœur du torrent et dans une roche de schiste. Il peut avoir douze
pieds de profondeur ; l’eau en est fort bonne. Toutes les montagnes que
l’on a sous les yeux sont de formation primitive, avec des schistes en
abondance, schistes variés de couleurs, et pour la plupart fort doux au
toucher, avec aussi de petits gisements de feldspath, et quelques veines
de quartz très-minces.

Après l’Béda, la route se poursuit par des lits de torrents qui se
succèdent et qui, plus ou moins surplombés par de très-grandes
élévations, conduisent à l’ouadée Rhachab[28], dont le sol offre plus
d’un endroit favorable pour la halte des caravanes.

Puis, nous n’étions repartis que dans la matinée, les terrains changent
tout à coup d’aspect ; les montagnes se transforment en petites
collines, le sol des vallées devient plat, uniforme, et, les rochers
presque noirs, à moitié recouverts de sable, ne protégent aucune plante.
Il faisait, ce jour-là, un vent d’ouest très-fort et très-froid, ce qui
fatigue toujours beaucoup, le ciel était couvert de nuages et fort
triste. Aussi, à deux heures après midi, nous arrêtâmes-nous avec
délices dans la belle vallée de l’Hodeïn. Il est bien entendu que le mot
_belle_ doit se prendre ici dans un sens tout autre que le sens que nous
lui donnons chez nous. Cette vallée, dans l’endroit qui nous donnait
accès, était encaissée dans des rochers de granit ; un sable blanc mêlé
à de la terre argileuse très-fine, et déposé sans doute par les eaux de
pluie, en recouvrait le sol ; plus loin, l’on apercevait un bois de
merks très-vert, tout rempli de semences.

Nous campâmes à l’embouchure de l’ouadée Dif, et nous fîmes là une
rencontre qui aurait pu avoir des conséquences fatales si l’attention
que l’on apportait toujours dans nos installations eût été relâchée. Nos
Arabes, en fouillant le sol, troublèrent le sommeil d’un gros serpent
enroulé sous le sable. Il se dressa et fit mine de s’élancer sur les
individus présents. C’était un céraste, ou autrement dit une vipère
cornue, reptile dont la plus légère morsure est mortelle. Les plus
audacieux s’étaient armés de bâtons, et toutes leurs bravades se
bornaient à des évolutions infructueuses. Je tuai le monstre d’un coup
de fusil. L’espèce à laquelle il appartenait, et dont j’ai vu souvent
des types, ne dépasse point, comme grandeur, 50 ou 60 centimètres ;
celui-là avait 1m,30 de long ; il était gros en proportion.

Cette petite aventure, qui venait de rompre la monotonie d’une de nos
plus mauvaises journées, fut encore pour nos Arabes, le lendemain, un
sujet intarissable de conversation.

En quittant notre campement le matin, nous suivîmes un désert de sable
accidenté par de petites hauteurs de granit ; à notre gauche s’élevaient
les hautes montagnes de Dif. Au bout de quelques heures la vallée de
l’Hodeïn nous offrit un bois de houchars et de sihales magnifiques ;
mais, dès ce moment, commencèrent des montagnes de grès stratifiés,
élevées à pic sur un sol uni et comptant plus de 180 mètres de hauteur
entièrement verticale. Cette partie de vallée, formée par dénudation,
était le seul endroit que j’eusse encore rencontré présentant cette
particularité. Elle fait là un angle droit avec la vallée de Dif qui
court à l’est, tandis que l’Hodeïn court au nord.

Vis-à-vis l’ouadée el Magal se trouve encore un tombeau d’un Ababdieh ;
c’est une espèce de petit temple voisin d’un rocher sur lequel, comme au
puits de l’Béda, il y a des figures grossièrement tracées et quelques
inscriptions arabes n’ayant rien d’intéressant.

La vallée de l’Hodeïn, devenue très-étroite, continue toujours entre
deux montagnes de grès semblables à deux murailles. Ces grès sont de
formation moderne, en couches horizontales de l’épaisseur de 1 à 2
mètres et séparées par d’autres petites couches argileuses. A
l’extérieur, ils ont été noircis par l’action combinée du soleil et des
eaux ; intérieurement, ils sont gris, un peu rougeâtres, et composés
d’un sable très-grossier extrêmement friable.

L’eau se trouve dans cet endroit[29] ; elle sort des flancs de la
montagne à environ 6 mètres au-dessus du sol, fournie par des sources
qui coulent toutes dans la vallée et se perdent dans les sables ; mais
avant, elles emplissent plusieurs bassins ou fosses arrangés de main
d’homme. Cette eau est délicieuse, claire comme la plus belle eau de
roche, fraîche et agréable au goût. Quel bonheur pour les gens qui
voyagent dans ces pays déserts de faire une pareille rencontre ! il faut
l’avoir éprouvé par soi-même pour en sentir tout le prix ; aucun mot,
aucune expression ne peut en donner l’idée à un homme d’Europe.
Plusieurs vallées de cette contrée ont des sources pareilles ; celles de
Dif, de Souta renferment les plus abondantes.

L’Hodeïn, dont le nom signifie les deux bassins, à cause de deux
réceptacles plus importants que les autres, a été jadis habitée, au
moins dans cette partie qui était connue des anciens Égyptiens. Il
existe encore à la fontaine principale une petite construction du
milieu[30] de laquelle sort l’eau, et l’on y voit une corniche
d’architecture égyptienne, avec le toron et le globe qui se trouvent sur
toutes les portes des anciens temples. La surface même du rocher
représente la façade d’un petit temple ; mais rien n’est achevé. Au-
dessus de la corniche sont pratiqués quatre trous carrés qui ont dû
servir à placer des poutres pour faire une couverture, une espèce de
portique dont il reste la base d’une colonne. Enfin, il y a un très-
petit tableau hiéroglyphique, qui ne pouvait être qu’une inscription
fort courte, sur laquelle on distingue, entre autres caractères le nom
de Ptolémée Evergète. Ce dut être là, en effet, une station de chasse
créée par ce monarque frappé sans doute par la grandeur du site, et par
la présence de l’eau qui devait attirer de son temps, en grand nombre,
les ânes sauvages, les autruches, les gazelles, les capricornes, etc.,
comme elle les attire encore aujourd’hui.

Tout récemment un Arabe, moins paresseux que les autres et surtout plus
industrieux, s’était imaginé d’établir dans cet endroit une espèce de
culture ; il y semait du coton, du dourah, de l’orge, et se servait avec
intelligence de l’eau des sources. J’ai vu la haie d’enclos qu’il avait
élevée, puis un doum et deux dattiers plantés par lui.

Le grand vent et les nuées de sable qu’il soulevait nous empêchèrent de
continuer notre route. Il passa sur nous une véritable bourrasque plus
forte que tout ce que nous avions essuyé dans ce genre-là, et ce ne fut
que le lendemain qu’il nous fut possible de repartir quoiqu’il fît
encore une bise de N.-O. glaciale que nous recevions en pleine figure.
La journée fut très-pénible, surtout pour les chameaux, qui s’arrêtaient
à tout moment pour tourner le derrière au vent, sans se soucier des
arbustes et des plantes dont le chemin était rempli. Toutefois, nous
arrivâmes sans autre temps d’arrêt au point culminant de la vallée qui
est aussi, pour la chaîne des montagnes de l’Hodeïn, le point du partage
des eaux. Ici le terrain devient plat et donne naissance à beaucoup de
petits vallons. La marche y est plus facile. Nous nous arrêtâmes dans
une sorte d’enceinte formée par de gros rochers de grès.

Après une bonne nuit de repos, il nous fallut traverser un désert des
plus arides dont l’un des côtés était bordé par des roches de grès et
l’autre par des roches de granit ; nous marchions sur du gravier très-
épais et très-grossier. Ce point est encore élevé, et les eaux des
pluies qui y tombent coulent vers le Nil. Les formations de grès,
placées par couches horizontales, reposent sur de petits soulèvements
granitiques ; elles sont traversées par une étroite vallée que les eaux
ont creusée et que l’on nomme Roh-t-Carouf ; ce fut là notre gîte.

La température n’était point très-basse ; elle marquait 4 degrés Réaumur
au-dessus de zéro ; cependant il nous fut impossible de nous réchauffer.
Dans ce pays, le froid est extrêmement pénétrant, quoique l’on soit vêtu
et couvert autant qu’on le serait au milieu des glaces, l’on en souffre
beaucoup plus. Cela prouve une chose d’ailleurs bien évidente pour moi,
c’est que le thermomètre n’est pas, en fait d’instrument, la dernière
expression d’après laquelle on puisse se régler pour mesurer d’une
manière absolue les sensations de froid et de chaud qu’éprouve l’homme.

Je vis en descendant la vallée de Roh-t-Carouf des rochers de granit et
de gneiss, avec de grandes parties de feldspath. Tous les fonds étaient
garnis de plantes et de sihales. Là se trouvaient les dernières eaux que
nous devions rencontrer avant d’arriver à Derrawé, c’est-à-dire au Nil.

De nombreux puits jalonnent cette route, mais tous ne donnent pas de la
bonne eau ; ce sont les moins creusés qui ont cet avantage ; les autres,
dont la profondeur atteint jusqu’à 6 mètres, n’étant pour ainsi dire
bons à aucun usage, demeurent abandonnés.

Ces puits, ainsi que beaucoup de petits abreuvoirs à l’usage des
animaux, ont été faits par les Arabes Ababdieh-Achabab à une époque qui
n’est pas fort ancienne. Ils étaient campés dans cette partie du désert,
et une série d’années pluvieuses les avait mis au comble du bien-être en
créant pour leurs troupeaux des pâturages abondants, de telle sorte que
les transports sur la route de Coseïr, auxquels ils s’adonnent
habituellement pour vivre avaient été abandonnés, et qu’ils savouraient
les délices des seules richesses qu’il soit donné à ces populations de
goûter. Cet état de bonheur momentané les enorgueillit, et l’oisiveté
leur inspira l’idée de faire la guerre à leurs voisins les Bicharieh.
Sous un prétexte futile, ils rompirent avec eux ; mais, dès la première
rencontre, ils eurent cinq cents hommes tués, et ils furent contraints
d’abandonner Roh-t-Carouf qui, aujourd’hui, n’est plus qu’une station
ordinaire où l’on vient quand il a plu.

Notre étape s’était arrêtée à l’ouadée l’Ararit ou Rararit ; nous nous
en éloignâmes en nous dirigeant sur la petite montagne de Hérefhi, celle
qui tient son nom du fameux dromadaire dont j’ai parlé plus haut. Elle
est formée de granit rouge et s’élève au milieu d’autres montagnes bien
plus basses, de composition absolument identique, mais moins colorée.
Puis après nous dépassâmes un très-grand mamelon, tout à fait isolé et
appelé _Omour-Acarmi_ ; voici l’origine de ce titre qui veut dire
l’œuvre d’Acarmi :

Après avoir quitté le Hédjah, car ils prétendent être venus de là, les
Ababdieh adoptèrent cette partie du désert, et un petit groupe se fixa
sur le mamelon en question sous la conduite d’un chef nommé Abdalla,
fondateur de la tribu des Foucara. Toute cette émigration dut longtemps
faire la guerre aux habitants des bords du Nil, connus alors sous le nom
de Cafer ou idolâtres ; mais, son intérêt le commandant, elle finit par
conclure la paix avec eux. Abdalla seul refusa d’y acquiescer ; il
répondit à ceux qui lui conseillaient de prendre les Cafer pour alliés,
qu’il n’avait d’autres alliés que son sabre et ses lances, et il
continua les hostilités.

Pendant une de ses expéditions il laissa sa famille à la montagne sans
grains et sans aucune ressource pour s’en procurer. Or ce fut un Arabe
appelé Acarmi qui la fit vivre et qui la soutint avec le produit de sa
chasse. Cet homme continua sa bonne œuvre tant que dura l’expédition, au
retour de laquelle Abdalla, dont la nature n’était pas moins généreuse,
pour lui prouver sa reconnaissance, partagea d’abord avec lui tout le
butin qu’il avait fait, l’institua son frère adoptif et voulut enfin que
l’on donnât à sa résidence le nom d’_Omour Acarmi_, c’est-à-dire
d’_œuvre d’Acarmi_.

C’est ainsi que, dans ces contrées sauvages, toute chose rappelle un
nom, un fait, une histoire dont le souvenir se transmet, par tradition,
de père en fils, de famille en famille.

L’endroit où nous nous arrêtâmes était encore assez élevé ; nous y
trouvâmes beaucoup d’herbages que des pluies récentes avaient fait
pousser, et je fus mieux que jamais à même de constater avec quelle
rapidité la végétation se produit, lorsqu’une bonne ondée est venu
humecter un sol en apparence si ingrat. Là où l’on ne voyait que sable,
pierres et graviers, quelques jours après la pluie, tout germe, pousse
et devient vert.

Comme nous n’avions plus de vivres pour les hommes et fort peu d’eau
potable, comme nous devions faire encore une très-grande route avant
d’arriver seulement en vue de Derrawè, je fis lever le camp deux heures
avant le jour afin que nos montures souffrissent moins de la chaleur ;
car elles étaient, ainsi que les hommes, bien fatiguées. Mon dromadaire
que j’avais monté constamment et qui avait fait plus de chemin que les
autres, par la raison que je courais sans cesse de droite à gauche, pour
voir le pays, et que je marchais souvent aussi pendant que la caravane
stationnait, mon dromadaire était à bout de forces. D’un autre côté je
voulais autant que possible avancer et franchir, avant que le
découragement ne s’en mêlât, un grand désert plat et aride, qui était
devant nous. Nous demeurâmes treize heures sans quitter la selle ; l’on
dressa les tentes dans le lit, à peine accusé, d’un torrent, ne pouvant
pas aller plus loin.

La fatigue, jointe à la privation absolue de nourriture, avait tellement
affaibli tout le monde, que je craignis un moment, d’être forcé de
laisser des hommes en arrière ; mais l’espoir d’arriver les soutint
encore. Ils touchaient au terme du voyage et ils oubliaient jusqu’à la
faute qu’ils avaient commise de négliger les provisions. Au reste, cela
ne se passe jamais autrement quand l’on a affaire à des Arabes. Dans une
course de courte durée ou dans une expédition de longue haleine, leur
imprévoyance est toujours la même, et l’expérience de la veille ne
saurait leur profiter le lendemain.

Je donnai le signal du départ à minuit ; personne n’avait mangé ni bu ;
cependant personne ne témoigna aucune plainte.

Lorsque après avoir marché six heures, le soleil se leva, nous nous
trouvions dans une plaine désolée ; mais à l’horizon l’on voyait,
colorés par ses premiers rayons, les massifs des dattiers de Derrawè.
Chacun s’arrêta alors, comme frappé par l’explosion d’un contentement
intérieur, et, les yeux fixés sur le point convoité, manifesta sa joie à
sa manière. Un poëte ajouterait que les dromadaires eux-mêmes frémirent
d’aise.

Nous profitâmes de cet instant, Chek Baraca et moi, pour mettre un peu
d’ordre dans la caravane et pour stimuler l’amour-propre de chaque
cavalier, puis, avec quelques-uns des mieux montés, nous nous
empressâmes de prendre les devants.

A dix heures nous arrivâmes à Derrawè. Du plus loin qu’ils nous avaient
aperçus, les parents des cheks et des Arabes qui étaient avec nous
vinrent en courant à notre rencontre, sur des dromadaires et sur des
chevaux, apportant des vivres, de l’eau et des paniers de fruits, toutes
choses que nous envoyâmes immédiatement à nos compagnons attardés.

On nous salua avec des cris d’allégresse, on tira force coups de fusil,
on exécuta des fantasias à dromadaire. Dans le village, toutes les
femmes et les esclaves faisaient entendre leurs roucoulements. C’était
un tapage général difficile à définir, mais auquel il était impossible
de se méprendre, l’on nous infligeait une ovation. Les femmes esclaves
se tenaient par groupes au dehors, les femmes libres au dedans des
cahuttes, les enfants couraient de tous côtés.

Dès que j’eus mis pied à terre, ce fut bien autre chose ; l’on
m’installa dans la maison du chek et là une foule de personnes se
succédèrent, pendant plusieurs heures, pour nous visiter ; il fallut
s’embrasser, il fallut fumer et prendre du café avec tout le monde ; ce
dernier signe de contentement ne tarissait point.

Pour moi, j’étais bien content aussi, je me sentai touché de la part qui
me revenait de toutes ces manifestations ; mais je n’étais pas non plus
insensible au plaisir de revoir le Nil, ni à la pensée que j’allais
retrouver, chez moi, le confortable dont j’étais privé depuis si
longtemps.

Cependant, pour rester à la hauteur de la circonstance, je dus encore
dîner avec tous les notables de la tribu ; ce fut dans un joli petit
jardin rempli de jasmins et d’orangers en fleurs, et le repas termina la
fête. Peu d’instants après, débarrassé des notables, des cheks, des
fakiks (interprètes de la loi), de tous les indigènes et des Turcs qui
étaient venus des environs, je pus me retirer dans ma barque, où couché
dans un bon lit, je m’endormis bercé en imagination par le mouvement du
dromadaire et faisant encore avec la bouche le petit sifflement
particulier que l’on a coutume de faire pour exciter sa monture.

Le lendemain il me restait à régler l’affaire de la reconnaissance
envers tous les Ababdieh qui avaient été en relation avec moi. Je
m’acquittai de cela en leur faisant mes adieux, et le même jour je
partis de Derrawè.

Le chek Baraca demeura fidèle à son engagement, il me suivit en Égypte.
De mon côté, je le conduisis en présence du vice-roi dès que je fus en
mesure de rendre compte de ma mission ; or voici ce qu’il advint :

En présentant mon rapport sur les différentes mines que j’avais
examinées, je donnai aussi des échantillons de chacune. L’analyse de ces
échantillons ne fournit point des résultats très-satisfaisants, et cela
devait être ; car je n’avais pu me procurer du minerai en assez grande
quantité. Cependant, comme l’existence de mines d’or ne pouvait être
révoquée en doute, le vice-roi voulut y envoyer une expédition sérieuse,
dans le but de les exploiter. J’avais bien eu la précaution de faire
connaître les conventions arrêtées avec les cheks Bicharieh, conventions
auxquelles il fallait adhérer complétement ; mais l’on ne parut pas s’en
préoccuper. Une seule chose étonnait le divan, c’est que les tribus
auxquelles on allait avoir affaire ne fussent pas encore soumises. Je
donnai des explications, et j’insistai surtout sur la nécessité de ne
point envoyer de soldats turcs. Il me fut répondu par une fin de non-
recevoir, l’orgueil national se révoltant à l’idée d’une concession de
ce genre.

L’expédition, composée d’un certain nombre d’ouvriers Égyptiens avec un
ingénieur français que je plaçai à leur tête, fut mise sous la direction
d’un chef turc assisté de soldats turcs aussi. Elle partit ainsi, pour
les mines de Wadée Allake, conduite tout naturellement par le chek
Baraca qui s’en retourna fort mécontent, d’abord de ce que l’on avait
fraudé les conventions et ensuite de ce que je ne l’accompagnais pas.

Quant tout ce monde fut arrivé sur les lieux, les cheks Bicharieh qui
avaient conclu l’arrangement avec moi, vinrent faire une reconnaissance.
A la vue des soldats turcs, ils se récriérent et déclarèrent qu’ils ne
permettraient pas que l’on travaillât aux mines tant qu’on ne les aurait
pas renvoyés ; puis ils se placèrent dans la montagne, rompant ainsi
toute relation et jurant que, si l’on donnait un coup de pioche, ils
commenceraient les hostilités. Ces gens étaient dans leur droit. Force
fut donc au commandant de repartir ; il chargea deux chameaux des
premières pierres venues pour que l’on ne put pas dire qu’il n’avait
rien trouvé et il laissa là l’ingénieur avec ses ouvriers. Ceux-ci
purent immédiatement se mettre à l’œuvre, les Bicharieh revinrent pour
les aider en signe de réconciliation ; mais ce n’était encore que le
prélude de la chose.

L’essentiel consistait maintenant à savoir comment la petite colonie
subsisterait. Nous allons voir de quelle façon il y avait été pourvu :

Dès les premiers travaux, comme des éboulements considérables se
produisaient, l’ingénieur avait jugé à propos d’ouvrir une nouvelle
galerie pour rejoindre le filon exploité par les anciens mineurs. Son
travail marchait bien ; mais il avait demandé du temps, et le moment
était venu d’envoyer à Assouan prévenir le gouverneur pour qu’il envoyât
des vivres. Celui-ci fit répondre qu’il n’avait aucune mission pour
cela, de sorte que, au bout de quelques jours, les ouvriers affamés
furent contraints de quitter leur chantier et de reprendre eux-mêmes la
route d’Assouan où ils arrivèrent exténués de toutes manières.

On s’était imaginé que là où il y avait des mines il n’y avait qu’à se
baisser pour ramasser l’or ; tout au plus devait-on avoir la peine d’en
charger des chameaux pour l’apporter au Caire. Quand, au lieu de cela,
on vit arriver les pierres du chef de l’expédition, pierres où l’or ne
brillait pas ; quand on sut de lui, qu’il fallait se livrer à des
travaux incessants pour obtenir le métal désiré, l’affaire fut
immédiatement abandonnée. Mais les Européens, qui furent témoins de ce
revirement, reconnurent, dans ce fait, l’esprit des hommes qui n’ont
jamais su semer pour récolter, ni tenter aucune entreprise sans que le
revenu en ait été escompté d’avance.

Depuis ce temps personne n’a plus parlé des mines de l’Etbaye.




                          VOCABULAIRE BICHARI

                               * * * * *


NOTA. Les mots qui ressemblent à des mots arabes, ceux qui ont de
l’analogie seulement et ceux qui se prononcent de même dans les deux
langues, sont en italique. Il faut remarquer que les noms empruntés aux
Arabes désignent des objets que les Bicharieh n’ont pu connaître que
quand ils ont été en relation avec eux ; ces noms expriment généralement
des choses d’une époque plus moderne.

Quoique le nombre de mots que j’ai pu recueillir soit très-restreint, je
les donne ici pensant qu’il peut être intéressant de les connaître.

  FRANÇAIS.                BICHARI.
    ---                      ---

  Dieu.                    Otani.

  Le ciel.                 To bérah.

  La terre.                To daya.

  La mer.                  Wemi _bhar_.

  L’air.                   Waram tah.

  Le feu.                  To _nah_.

  La pluie.                O berrah.

  Le vent.                 O barâh.

  Le tonnerre.             Tafferattah.

  Les éclairs.             To tatawah.

  Le soleil.               To hi.

  Les étoiles.             Wohayonc.

  La lune.                 Thehethérié.

  Les nuages.              O comberis.

  La brume.                O baramamie.

  Le diable.               O _chitane_.

  Les démons.              O hallé.

  Le monde.                O taye.

  Montagne.                O rebah.

  Vallée.                  To daya.

  Désert.                  O _atmour_.

  Fleuve.                  O _bhar_ o naffer.

  Pierres.                 O hawa.

  Arbres.                  O haudhé.

  Torrent.                 O couan.

  Père.                    O _baba_.

  Mère.                    To édah.

  Frère.                   O senne.

  Sœur.                    To coua.

  Cousin.                  O dourahar.

  Cousine.                 To douraytor.

  Oncle.                   Babi o cor.

  Tante.                   Babi to hor.

  Nouveau marié.           To dobah.

  Gendre.                  O am.

  Parents.                 O ahitaco.

  La fête.                 To hardah.

  Corps.                   To hadah.

  Tête.                    O gourma.

  Poitrine.                O dabbah.

  Ventre.                  O calaho.

  Bras.                    O arca.

  Jambes.                  O raccat.

  Pieds.                   O andarthé.

  Mains.                   O agah.

  Ongles.                  O naf.

  Oreille.                 O omgonil.

  Œil.                     To lili.

  Nez.                     O _génouf_.

  Joues.                   O bédah.

  Bouche.                  O hef.

  Menton.                  O channac.

  Moustache.               O goulam.

  Lèvres.                  To ombarohé.

  Dents.                   To courah.

  Langue.                  O midab.

  Prunelle des yeux.       To sottah.

  Sourcils.                O chombanni.

  Cheveux.                 To hama.

  Col.                     To môe.

  Nombril.                 To tpha.

  Sang.                    O boye.

  Sein ou mamelle.         O nouc.

  Peau.                    O serre.

  Urine.                   Te hochah.

  Salive.                  E sil.

  Larmes.                  Te mlah.

  Graisse.                 To omfou.

  Chair.                   To cha.

  Os.                      To mytad.

  Chameau.                 O cam.

  Chamelle.                To cah.

  Jeune chameau.           O rabeh.

  Cheval.                  O atad.

  Jument.                  To atal.

  Poulain.                 O atay hor.

  Mouton.                  O nâh.

  Brebis.                  To anab.

  Bouc.                    O bouc.

  Chèvre.                  To nay.

  Chien.                   O hias.

  Corbeau.                 O quickay.

  Vautour.                 To equih.

  Bœuf.                    O écha.

  Loup.                    Osselo (le même mot en abyssinie).

  Hyène.                   O carray.

  Renard.                  O domiagag.

  Gazelle.                 O gannay.

  Poisson.                 O _houtti_.

  Peau de mouton.          To hersi.

  Froment.                 O _gammah_.

  Orge.                    O _cheïr_.

  Dourah.                  O arrah.

  Viande.                  Lo cha.

  Lait.                    Te ha.

  Pain.                    O tam.

  Eau.                     E yam.

  Vin.                     To _annabeh_.

  Farine.                  O bou.

  Lance.                   To fénah.

  Sabre.                   O mathad.

  Fusil.                   O _bandone_.

  Bouclier.                O goubah.

  Poudre.                  O _barouli_.

  Couteau.                 O _hangiar_.

  Or.                      O achetah et to adarroh.

  Argent.                  E mallagah.

  Cuivre.                  O _nas_.

  Fer.                     To _edih_.

  Plomb.                   To _rossassah_.

  Maison.                  O _gaah_.

  Lit.                     To madam.

  Habit.                   E miqueh.

  Selle de dromadaire.     E cor.

  Sac en peau.             O mosouch.

  Sac en laine.            To arrarah.

  Outre pour l’eau.        O sécouah.

  Cordes.                  O loulle.

  Tapis.                   O csahi.

  Nord.                    Domec.

  Sud.                     Mo acouweg.

  Est.                     O mahoc.

  Ouest.                   Arroc.

  Année.                   O awil.

  Mois.                    O téric.

  Nuit.                    O hawatte.

  Jour.                    O hi.

  Matin.                   O mimah.

  Soir.                    To awadah.

  Froid.                   O macourah.

  Chaud.                   Enébeh.

  Poule.                   O giagiag.

  Œuf.                     To bedah.

  Village.                 O belled.

  Tombeaux.                To omgiannah.

  Faim.                    To argone.

  Soif.                    To yawah.

  Dattes.                  Te melone.

  Argent monnaie.          O tawah.

  Piastres.                O _gourouche_.

  Printemps.               O basse.

  Été.                     O magayi.

  Automne.                 To obeh.

  Hiver.                   O wiha.

  Vivre.                   Damhihi.

  Manger.                  Tamtini.

  Boire.                   Yoatmi.

  Marcher.                 Sactini.

  Danser.                  Tett lig.

  Rire.                    Efiet.

  Chanter.                 Ninoini.

  Monter à cheval.         Etime réwini.

  Battre.                  Enthih.

  Couper.                  Owac.

  Sauter.                  Farini.

  Crier.                   Toadid.

  Prendre.                 Abicah.

  Rendre.                  Etgnieh.

  Finir.                   Allasih.

  Laver.                   Chouyouda.

  Aimer.                   Arcani.

  Acheter.                 Delbat.

  Lire.                    Graya.

  Prier.                   Sètelini.

  Coudre.                  Oaydah.

  Raser.                   Oman.

  Remplir.                 Otab.

  Vider.                   Essarrar.

  Jeter.                   Agit.

  Dormir.                  Douwet.

  Fatiguer.                Garrarih.

  Envoyer.                 Touggoumat.

  Converser.               Adissammat.

  Travailler.              Abbaccah.

  Enivrer.                 Marrassih.

  Mourir.                  Iya.

  Pleurer.                 Owawini.

  Entendre.                Emsiwoh.

  Voir.                    Chebbat.

  Goûter.                  Daamsat.

  Demander.                Anarriva.

  Voyager.                 Ebaqquénamab.

  Apprêter.                Hahatte.

  Sentir.                  Fihat.

  Puer.                    Doumiab.

  Peigner.                 Adgné.

  Écrire.                  _Quetabat_.

  Pétrir.                  O had.

  Graisser.                To caamat.

  Coucher.                 Embat.

  Accoucher.               Teemconé.

  Marier.                  Idob.

  Tuer.                    Deratte.

  Boucle d’oreille.        To lemné.

  Bague.                   To nattem.

  Bracelets.               O coulel.

  Mon.                     Ma.

  Ton.                     Moc.

  Son.                     Mo.

  Ma.                      Ta.

  Ta.                      Toc.

  Sa.                      To.

  Notre.                   Mom.

  Votre.                   Mocoue.

  Leur.                    Mocqnino.

  Moi.                     Aneb.

  Toi.                     Baroc.

  Lui.                     Baroha.

  Nous.                    Enena.

  Vous.                    Barcha.

  Le mien.                 Anito.

  Le tien.                 Barihoc.

  Le nôtre.                Enetto.

  Le sien.                 Baretonoto.

  Le vôtre.                Barioco.

  Le leur.                 Barétahota.

  Qui                      Hàbou.

  Lequel.                  Ha ba riwa.

  Quand.                   Noma.

  A présent.               _Aderi_.

  Toujours.                Bouh.

  Jamais.                  _Abadah_.

  Loin.                    Sagitté.

  Près.                    Dalloute.

  Ici.                     Intonou.

  Là.                      Beintonou.

  Où.                      Quêctah.

  Dedans.                  Tohiléh.

  Dehors.                  Arraha.

  Devant.                  Sourone.

  Derrière.                Arroune.

  Hier.                    Ourrah.

  Demain.                  Thihit.

  Avant-hier.              Orob elgaye.

  Après-demain.            Thibaca.

  Peu.                     Chalicto.

  Beaucoup.                Goudatte.

  Rien.                    Quetha.

  Moyen.                   Tomalhoy.

  Grand.                   To hewint.

  Petit.                   To dheed.

  Bon.                     _Dahibo_.

  Mauvais.                 Affereyo.

  Meilleur.                Hayhisse.

  Le meilleur.             Ohagissa.

  Joli.                    Noadribo.

  Jolie.                   Noadrito.

  Jeune (masc.)            Adamibo.

  Jeune (fémin.)           Adamito.

  Gras.                    Dahabo.

  Rond.                    Qualalho.

  Bête.                    Arrafho.

  Brave.                   Inguimabo.

  Blanc.                   Erabo.

  Noir.                    Sotago.

  Léger.                   Inchofho.

  Brûlant.                 Nabaho.

  Maigre.                  Onyayo.

  Malade.                  Dawasisabo.

  Aveugle.                 Amauchayo.

  Chauve.                  Layou.

  Pourquoi.                Nanah.

  Mais.                    Taha.

  Oui.                     Aho.

  Non.                     Lano.

  Rouge.                   Adarabo.

  Jaune.                   Osotay.

  Herbes.                  Osiham.

  Peur.                    O mourquay.

  Brun.                    Ohadal.

  Serpent.                 Tocmatiha.

  Scorpion.                Otallana.

  Je mange.                _Tamani_.

  Tu manges.               Tamtiniam.

  Il mange.                Tamini.

  Nous mangeons.           Tamanhi.

  Vous mangez.             Tamtené.

  Ils mangent.             Tamed.

  J’ai mangé.              Tamhar.

  Tu as mangé.             Tamtha.

  Il a mangé.              Tamiha.

  Nous avons mangé.        Tamenha.

  Vous avez mangé.         Tamtanha.

  Ils ont mangé.           Tamihar.

  Salut.                   _Salam a lec_.

  Comment te portes tu ?   Dabayana.

  D’où viens-tu ?          No leyto heta.

  Où vas-tu ?              Nohote by ia.

  Que veux-tu ?            Nanharréwo.

  Bois, boire.             Goha.

  Mange.                   Tàmâ.

  Dors.                    Douha.

  De quel pays es-tu ?     Daylouquèlay.

  De quelle tribu ?        Nahai bona.

  Sais-tu la route?        Osala tictèna.


                               * * * * *

          Paris. — Imprimerie de CUSSET et Ce, rue Racine, 26.




NOTES :


[Note 1 : En arabe, _wadée_ ou _ouadée_ signifie vallée.]

[Note 2 : Tigre.]

[Note 3 : Celui-ci assassina plus tard le meurtrier de son frère, après
m’avoir conduit chez les Bicharieh, et lui-même fut tué quelques années
plus tard par les parents du gouverneur turc.]

[Note 4 : _Asclepia gigantea_.]

[Note 5 : Montée du militaire ou montée du guerrier.]

[Note 6 : Jaune.]

[Note 7 : Ce guide, plus tard, fut aussi le mien.]

[Note 8 : Pierre du crocodile.]

[Note 9 : Il a été remis en état plus tard.]

[Note 10 : Espèce de cri guttural qui dénote toujours, chez la femme
arabe, une profonde émotion.]

[Note 11 : Ce lit particulier se nomme _angareb_.]

[Note 12 : C’est le plus grand terme de mépris que l’on puisse donner à
un Arabe.]

[Note 13 : En expédition militaire.]

[Note 14 : Planche 2.]

[Note 15 : Planches 3 et 4.]

[Note 16 : Planches 5 et 6.]

[Note 17 : Toutes les grandes carrières de Lorah, qui ont fourni les
pierres pour la construction des pyramides, sont d’immenses excavations
faites dans le sein de la montagne, tandis que toutes les exploitations
de ces mêmes carrières, faites depuis, sont entièrement à ciel ouvert.]

[Note 18 : Livre III, chap. VI.]

[Note 19 : Abd el Haman passait aussi pour être originaire de Syrie.]

[Note 20 : Ceci ne peut être qu’une erreur.]

[Note 21 : Planche 7.]

[Note 22 : Planche VIII, campement en vue de l’Elba.]

[Note 23 : Cette ceinture se nomme _râhab_.]

[Note 24 : Planche 9, Dromadaire nomani. Planche 10, Dromadaires
bicharieh et ababdieh.]

[Note 25 : Planche 11. Dromadaires bicharieh, marche de la caravane.]

[Note 26 : Cataracte.]

[Note 27 : Planche 12.]

[Note 28 : Vallée du bois.]

[Note 29 : _Voir_ la carte.]

[Note 30 : Planche 13.]




                               =L’ETBAYE=
                  PAYS HABITÉ PAR LES ARABES BICHARIEH
                        GÉOGRAPHIE, ETHNOLOGIE
                              =MINES D’OR=

                                  PAR
                       =LINANT DE BELLEFONDS BEY=
       ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES TRAVAUX PUBLICS DE L’ÉGYPTE,
         ANCIEN INGÉNIEUR EN CHEF DU CANAL DE SUEZ, ETC., ETC.

                               * * * * *

                                 ATLAS

                               * * * * *

                                 PARIS
                        ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR
                  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE
                         =RUE HAUTEFEUILLE, 21=




[Illustration : PL. 1.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

VUE DE L’OUADÉE ET DE LA MONTAGNE HÉGATTE.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 2.

Gravé par J. Geisendörfer, 142 rue du Bac, Paris.

Imp. Becquet à Paris.

PLAN DE LA VILLE RUINÉE DE DÉRÉHIB DANS L’OUADÉE OLLAKI
où sont les anciennes mines d’or.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.]


[Illustration : PL. 3.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

VUE D’UN CHÂTEAU ARABE À DÉRÉHIB, AUX MINES D’OR, DANS L’OUADÉE OLLAKI.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 4.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

VUE DES DEUX CHÂTEAUX ARABES ET DES RESTES D’HABITATION À DÉRÉHIB,
AUX MINES D’OR, DANS L’OUADÉE OLLAKI.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 5.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

PRINCIPALE ENTRÉE DES MINES À DÉRÉHIB, DANS L’OUADÉE OLLAKI.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 6.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

INTÉRIEUR DE LA MINE À LA PRINCIPALE ENTRÉE.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 7.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

ANCIEN TOMBEAU MUSULMAN DU FRÈRE DE CHEK EL OMARY, DANS L’OUADÉE MEÏÇA.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 8.

Linant de Bellefonds delt.

Laurens lith.

CARAVANE DE BICHARIEH ET D’ABABDIEH, ACCOMPAGNANT M. LINANT À LA
MONTAGNE DE L’ELBA.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 9.

Linant de Bellefonds delt.

Laurens lith.

CAMPEMENT DE LA CARAVANE EN VUE DE LA MONTAGNE DE L’ELBA.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 10.

Linant de Bellefonds delt.

Laurens lith.

DROMADAIRE NOMANI.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 11.

Linant de Bellefonds delt.

Laurens lith.

DROMADAIRES BICHARIEH ET ABABDIEH.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 12.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

PUITS DE L’OUADÉE L’BÉDA.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : PL. 13.

Linant de Bellefonds delt.

E. Ciceri lith.

L’OUADÉE L’HODEÏN Station de chasse de Ptolémé Evergète.

Publié par Arthus-Bertrand à Paris.

Imp. Becquet à Paris.]


[Illustration : CARTE DE L’ETBAYE

Profil de Courouscos à Abou Ahmed.]




Note du transcripteur :


  Page 15, " beaucoup d’Arabes à drodromadaires " a été remplacé par
  " dromadaires "

  Page 16, " tous les mêmes habi-bitudes " a été remplacé par
  " habitudes "

  Page 17, " s’en empara avant la la nuit " a été remplacé par
  " s’en empara avant la nuit "

  Page 30, " qui est a onze heures " a été remplacé par
  " qui est à onze heures "

  Page 32, " en repartîmes e 14 au soir " a été remplacé par " le 14 "

  Page 32, " un endroit où heurensement " a été remplacé par
  " heureusement "

  Page 33, " après uue heure de halte " a été remplacé par " une "

  Page 34, " ces animanx à sauter " a été remplacé par " animaux "

  Page 44, " sous aucun prétexe " a été remplacé par " prétexte "

  Page 46, note 11, " _augareb_ " a été remplacé par " _angareb_ "

  Page 59, " Entre a plupart étaient " a été remplacé par
  " Entre la plupart étaient "

  Page 85, " on les placa en présence " a été remplacé par " plaça "

  Page 87, " un aspect fort bizarrre " a été remplacé par " bizarre "

  Page 93, 101, 103, 104, 105, 157, 158, 160, " Meïca " a été remplacé
  par " Meïça "

  Page 98, " va se onfondre avec " a été remplacé par " confondre "

  Page 98, 160 " Chétal " a été remplacé par " Chélal "
  (Notez cependant que la Carte l'écrit Chétal)

  Page 116, " étaient avec avec moi " a été remplacé par
  " étaient avec moi "

  Page 120, " mon retour vers Assonan " a été remplacé par " Assouan "

  Page 134, " longueur sur 1 de arge " a été remplacé par " large "

  Page 157, " de l’eau. malgré cette résolution " a été remplacé par
  " de l’eau. Malgré cette résolution "

  Page 161, note 27, " Planche 13 " a été remplacé par " Planche 12 "

  Page 162, " l’ouadée Rkachab " a été remplacé par " Rhachab "

  Page 164, note 30, " Planche 14 " a été remplacé par " Planche 13 "

  De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et
  d’orthographe ont été apportés.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ETBAYE ***


    

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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