The Project Gutenberg EBook of Les Francais en Amerique pendant la guerre
de l'independance des Etats-Unis 1777-1783, by Thomas Balch

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Title: Les Francais en Amerique pendant la guerre de l'independance 
       des Etats-Unis 1777-1783

Author: Thomas Balch

Release Date: March 15, 2004 [EBook #11590]
[Last updated: December 27, 2011]

Language: French

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LES FRANCAIS EN AMERIQUE PENDANT LA GUERRE DE L'INDEPENDANCE DES
ETATS-UNIS

1777-1783

PAR THOMAS BALCH

1872



Cet ouvrage est divise en deux parties: la premiere traite des causes
et des origines de la guerre de l'Independance, resume les evenements
de cette guerre jusqu'en 1781 et donne une relation complete de
l'expedition du corps francais, aux ordres du comte de Rochambeau,
jusqu'en 1783.

La seconde partie est specialement consacree:

1 deg. A des Notices historiques sur les regiments francais qui passerent
en Amerique et qui y servirent;

2 deg. A des Notices biographiques sur les volontaires francais qui se
mirent au service du Congres et sur les principaux officiers qui se
trouverent aux sieges de Savannah et d'York, ou qui combattirent sur
terre et sur mer en faveur de l'independance des Etats-Unis;

3 deg. A plusieurs episodes et details interessants, parmi lesquels se
trouve un apercu de la societe americaine de cette epoque, telle
qu'elle s'est presentee aux officiers francais qui parlent dans
leurs manuscrits et leurs lettres de la vie intime d'un grand nombre
d'honorables familles americaines.

Je ne livre aujourd'hui au public que la premiere partie de cet
ouvrage. Pendant qu'elle etait sous presse, j'ai recu pour la seconde
un si grand nombre de communications interessantes, que je me suis
trouve dans la necessite de reprendre en sous-oeuvre mon manuscrit
termine. J'espere que les personnes qui veulent bien trouver quelque
interet dans la lecture de cet ouvrage, ou qui m'ont aide et encourage
dans sa preparation, n'auront pas a regretter ce retard. Outre
qu'il me permettra d'apporter plus de soin et d'exactitude dans
l'enumeration des officiers francais et dans la redaction des Notices
qui leur sont consacrees, je me plais a croire qu'il me permettra
d'utiliser les renseignements que je pourrais encore recueillir d'ici
a quelques mois sur le meme sujet. Je les recevrai toujours avec
reconnaissance, et je me reserve de faire connaitre dans la seconde
partie les nombreux amis qui m'ont aide ou par des renseignements ou
par des conseils.

Paris, 18 aout 1870.



AVIS DE L'EDITEUR


Le livre que nous presentons aujourd'hui au public devait paraitre a
la fin de 1870; les tristes evenements qui se sont accomplis en ont
seuls retarde l'apparition.

Ecrit par un des hommes les plus recommandables des Etats-Unis de
l'Amerique du Nord, et mieux place que qui que ce soit pour reunir les
documents necessaires, cet ouvrage donne, sur le role que la France a
joue pendant la guerre de l'Independance, des apercus nouveaux.

On appreciera d'autant plus cet ouvrage que c'est la premiere fois que
ce sujet est traite d'une maniere aussi etendue.

De l'interessant recit de cette guerre, dont les resultats devaient
etre si importants pour l'avenir, ressort surtout un evenement
considerable, c'est la solidarite de la France et l'influence que
cette participation a eue sur son sort politique; l'etroite union
de La Fayette et de Rochambeau avec Washington y a contribue pour
beaucoup.

En parcourant ce livre, le lecteur se rendra compte du soin extreme
que met l'auteur a indiquer les sources auxquelles il a pris ses
renseignements. Tous les faits qu'il avance ont ete soigneusement
controles. Le chapitre qu'il consacre a l'analyse de ses documents,
dont quelques-uns, inedits, sont a l'etat de manuscrit, est des plus
instructifs.

Afin d'aider a l'intelligence du recit, et de pouvoir suivre chacune
des phases de cette lutte, l'auteur, profitant de la situation qu'il
occupe dans sa patrie, a dresse, en quelque sorte sur le terrain, une
carte donnant minutieusement tous les endroits ou les troupes ont
campe. A cause de l'immense etendue sur laquelle se sont accomplis les
evenements, cette carte etait utile a tous egards. Nous avons pense
qu'il serait agreable a nos lecteurs d'avoir le dessin des assignats
que les treize Etats se virent dans la necessite d'emettre afin de
soutenir la lutte. Ils en trouveront le fac-simile a la fin du volume.

A. S.

Janvier 1872.


LES FRANCAIS EN AMERIQUE PENDANT LA GUERRE DE L'INDEPENDANCE


1

La guerre que les colonies anglaises d'Amerique soutinrent contre
leur metropole vers la fin du siecle dernier n'eut, au point de vue
militaire, qu'une importance tres-secondaire. Nous n'y trouvons ni
ces troupes nombreuses dont les rencontres sanglantes font date dans
l'histoire de l'humanite; ni ces noms retentissants de conquerants ou
de guerriers que les generations se transmettent avec un sentiment
d'admiration mele de terreur; ni ces elans passionnes, impetueux et
destructeurs qui fonderent sur des ruines les empires de l'antiquite
ou du moyen age; ni ces manoeuvres grandioses, rapides et savantes qui
sont le caractere du genie militaire des temps modernes. La, point
de grandes batailles, point de longs sieges, point de faits d'armes
extraordinaires ou immediatement decisifs. Pourtant, au point de vue
politique, cette lutte, dont j'essaye de rechercher ici les origines
et de retracer les peripeties, eut les consequences les plus
importantes et les plus imprevues. Ce n'est pas seulement parce que
toutes les nations de la vieille Europe prirent une part plus ou moins
directe a la guerre de l'independance des Etats-Unis. Si d'un cote, en
effet, les princes allemands se laisserent trainer a la remorque de
l'Angleterre dans cette lutte, a laquelle les populations semblaient
tres-indifferentes en principe,[1] d'autre part la France, l'Espagne,
la Hollande, la Suede, la Russie meme, soutinrent les revoltes et
s'interesserent a leur triomphe a des degres differents. Les faibles
eclats de la fusillade de Lexington eurent aussi de puissants echos
sur toutes les mers du globe et jusque dans les colonies anglaises les
plus reculees. Mais, je le repete, l'historien impartial ne trouvera
guere que des episodes a relater, dans cette periode de huit ans qui
s'ecoula entre les premieres reclamations des colons americains et la
reconnaissance definitive par l'Angleterre de leur independance.

[Note 1: Voir la brochure de Mirabeau. _Avis aux Hessois._ Amsterdam,
1777.]

C'est qu'un pareil resultat, obtenu par une nation naissante,
representait le triomphe d'idees philosophiques et politiques qui
n'avaient encore eu nulle part, jusqu'a cette epoque, droit de cite.
C'est que la proclamation des _Droits du peuple et du citoyen_ vint
saper dans ses bases le vieil ordre social et monarchique, substituer
le regne de la justice a celui de la force dans l'organisation des
empires, rappeler aux nations quelles etaient les assises veritables
de leur prosperite et de leur grandeur.

La reforme religieuse avait suivi de tres-pres la decouverte
du nouveau monde. Il semble que cette terre vierge devait etre
non-seulement un refuge contre les persecutions, mais une sorte de
Terre Promise ou les nouvelles doctrines pourraient s'epanouir dans
toute leur splendeur en fondant une puissance, a la fois continentale
et maritime, que son developpement rapide et sans precedent devait
placer en moins d'un siecle a un rang assez eleve pour contre-balancer
la preponderance de l'ancien monde.

Il n'est pas douteux que les evenements qui se passerent en Amerique
n'aient hate l'avenement de la Revolution francaise. Je suis loin
d'affirmer qu'ils en aient ete l'unique cause, et il suffirait pour
s'en convaincre de remarquer que les Francais qui combattirent pour la
cause des Americains, soit a titre de volontaires, soit comme attaches
au corps expeditionnaire aux ordres du comte de Rochambeau, furent
pour la plupart, dans leur patrie, les defenseurs les plus devoues de
la royaute et les adversaires les plus acharnes des idees liberales et
des reformes. Pourtant ces evenements firent une sensation profonde
dans la masse de la nation, qui voulut au jour de son triomphe
inscrire en tete de ses codes les principes proclames a Philadelphie
en 1776.

La France prit a cette guerre de l'independance americaine une part
des plus actives et des plus glorieuses. Son gouvernement, pousse par
l'animosite hereditaire de la nation contre l'Angleterre, domine par
l'esprit philosophique en faveur a la cour, mu enfin par son propre
interet, excita ou entretint d'abord par ses agents le mecontentement
des Anglo-Americains; puis, au moment de la lutte, il les aida de sa
diplomatie, de son argent, de ses flottes et de ses soldats.

"La France seule fait la guerre pour une idee," a dit son Souverain
dans ces dernieres annees. Jamais peut-etre cette ligne de conduite
ne fut mise a execution avec autant de desinteressement et de
perseverance qu'a l'epoque de l'intervention francaise dans la guerre
de l'independance americaine. La politique inauguree par Choiseul fut
soutenue par son successeur de Vergennes, au moyen des armees et des
flottes de la France, sans egard pour ses finances tres-oberees, au
point de susciter dans l'esprit public un mouvement qui ne contribua
pas peu a hater la Revolution de 1789. Aussi cette partie de
l'histoire, qui appartient aussi bien aux Etats-Unis qu'a la France,
offre-t-elle un egal interet pour les deux nations.

Les memoires de Washington, ceux de Rochambeau, et les nombreux
ouvrages publies sur les Etats-Unis nous disent bien, d'une maniere
generale, quels furent les mouvements militaires de l'expedition
francaise. On retrouve aussi dans un grand nombre d'auteurs, dont je
rappelle plus loin les oeuvres et les noms, les exploits de quelques
officiers que leurs convictions ou leur devoir amenerent en Amerique
pendant ces evenements. Mais ces recits trop generaux ou ces episodes
isoles ne suffisent pas pour donner une idee bien exacte ou bien
precise de la part qui doit etre attribuee a chacun.

Loin de moi la pensee de refaire ici une fade esquisse historique de
cette grande lutte dans laquelle on trouve des problemes politiques
des plus serieux et dont les details ont le charme d'un poeme epique.
Des ouvrages si nombreux et si savants ont deja ete publies sur
ce sujet, si grand est le talent de leurs auteurs, si profond est
l'interet qu'ils ont excite en Europe et en Amerique, qu'on peut
assurer qu'aucune epoque analogue d'une histoire n'a ete plus
soigneusement racontee dans son ensemble, plus minutieusement
approfondie dans ses principaux details. Quelle histoire pourrait etre
mieux elaboree que celle que M. Bancroft a donnee de son pays? Quel
plus beau portrait pourrait-on peindre d'un grand homme que celui que
M. Guizot nous a trace de Washington?

Ces oeuvres me semblent pourtant offrir une lacune.

Le soin que les Americains durent prendre de leur organisation
interieure les empecha de se preoccuper de certains details du conflit
dont ils etaient si heureusement sortis, principalement pour ce qui
avait rapport aux etrangers venus a leur aide, puis rappeles dans
leurs foyers par leurs propres preoccupations. Ils n'oublierent pas
neanmoins ces allies, dont ils garderent au contraire le plus profond
et le plus sympathique souvenir[2].

[Note 2: J'invoque sur ce point les affirmations des Francais
eux-memes. Ceux que les orages politiques ou leur desir de s'instruire
pousserent dans le nouveau monde: La Rochefoucault (_Voyage
dans les Etats-Unis d'Amerique, 1795-97_, par le duc de La
Rochefoucault-Liancourt. Paris, iv, 285) et La Fayette, en
particulier, se plaisent a reconnaitre l'accueil amical, sinon
enthousiaste, qu'ils ont recu aux Etats-Unis.

Voir: _La Fayette en Amerique_, par M. Regnault-Varin. Paris, 1832.--
_Souvenirs sur la vie privee du general La Fayette_, par Jules
Cloquet. Paris, 1836.--_La Fayette en Amerique_, par A. Levasseur,
2 vol. Paris, 1829.--_Voyage du general La Fayette aux Etats-Unis_.
Paris, 1826.--_Histoire du general La Fayette_ (traduction). Paris,
1825.

Voir aussi: _Memoires du comte de M***_ (Pontgibaud). Paris, 1828.]

Les Francais ne furent pas moins vivement detournes d'un examen
attentif des faits et gestes de leurs concitoyens en Amerique par les
instantes excitations de leurs discordes intestines. Il en resulte
que non-seulement on ne possede pas une histoire bien exacte et bien
circonstanciee de l'intervention francaise en Amerique pendant la
guerre de l'independance, mais encore que les materiaux d'une pareille
histoire font defaut ou ont ete de suite egares. Ainsi on n'a publie
jusqu'a ce jour ni les noms des regiments francais avec la liste de
leurs officiers, ni la composition des escadres, ni la marche exacte
des troupes, ni l'ordre precis des combats, ni les pertes subies. En
sorte qu'une monographie de cette curieuse partie de l'histoire de la
guerre de l'independance, bien que plusieurs fois tentee, reste encore
a ecrire.

La lacune que je signale a ete reconnue par bien d'autres avant moi.
Mais ils n'ont pas eu la bonne fortune qui m'est echue d'avoir en leur
possession des manuscrits inedits ou des documents rares et originaux
tels que ceux que je me suis procures et dont je donne ici les titres.
Quoique je n'aie pas la pretention d'avoir fait tout ce qu'il y avait
a faire sous ce rapport, et que je sois le premier a reconnaitre
l'imperfection de mon oeuvre, j'ai l'espoir que mes efforts n'auront
pas ete steriles et que j'aurai jete quelque lumiere sur un sujet qui,
tout en exigeant de longues recherches, a ete pour moi une source de
veritable plaisir.

Avant d'en arriver aux evenements qui font plus specialement l'objet
de ce travail et pour mieux faire comprendre la politique francaise
avant et pendant le conflit, j'ai cru qu'il etait utile de rappeler
sommairement au lecteur quelle fut l'origine des colonies anglaises
d'Amerique, quelles relations la France entretint avec elles, et
quelles circonstances exciterent leur mecontentement et leur firent
prendre les armes.

Je me suis ensuite fait un devoir de rappeler, en leur rendant la
justice qui leur est due, les noms de ces hommes qui, sans autre
mobile que leur sympathie pour une noble cause et le sentiment
desinteresse de l'honneur, ont partage les dangers, les privations et
les souffrances de nos peres, et les ont soutenus dans la defense de
nos droits et dans la conquete de notre liberte.

Enfin, j'ai l'espoir que ce livre, tout imparfait qu'il soit, sera
favorablement accueilli par les Francais et sera considere par eux
comme un hommage qui leur est rendu par un descendant de ceux aupres
desquels ils ont si genereusement combattu.



II


La tache que je me suis imposee a ete moins laborieuse dans la
verification ou la recherche des faits historiques en general que dans
la composition de la liste et des notices biographiques des officiers
francais qui prirent part a la guerre de l'independance, soit dans
l'armee reguliere, soit comme volontaires au service du Congres, soit
enfin sur les flottes qui parurent sur les rivages des Etats-Unis. Le
nombre et l'importance des documents inedits ou tres-rares qui ont ete
les premiers materiaux de mon travail permettront d'apprecier d'abord
tout le parti que j'ai pu en tirer. Mais il m'est impossible de faire
connaitre, a cause de leur multiplicite, les sources de toute espece
auxquelles j'ai puise, pas plus que je ne puis nommer les nombreuses
personnes de toutes conditions qui m'ont fourni des renseignements
utiles. Les Revues, les eloges funebres, les collections du _Mercure
de France_, les _Annuaires militaires_, ont ete minutieusement et
fructueusement examines. Que de brochures et de livres n'ai-je pas du
parcourir, souvent dans le seul but de decouvrir un nom nouveau, de
verifier une date ou de controler un fait! Que de lettres n'ai-je pas
recues, que de revelations n'ai-je pas provoquees, pendant le temps
que, toujours preoccupe de mon sujet, je cherchais des renseignements
partout ou j'avais l'espoir d'en decouvrir![3]

[Note 3: Entre autres je citerai ici deux exemples: M. Michel
Chevalier, le savant economiste, en me mettant en relation avec M.
Henri Fournel, qui avait ete comme lui un des disciples les plus
eminents de Saint-Simon, m'offrit l'occasion de me procurer sur ce
celebre reformateur, qui commanda un corps de Francais devant York,
l'interessante lettre qu'on trouvera dans les Notices biographiques.
M. le marquis de Bouille a bien voulu me soumettre egalement les
lettres originales que Washington ecrivit a son grand-pere, a
l'occasion de sa nomination dans l'ordre de Cincinnatus.]

Souvent une circonstance fortuite me faisait mettre la main sur un
livre ignore se rapportant par quelque point inattendu a mon
sujet; d'autres fois c'etait une personne que des liens de famille
rattachaient a quelque ancien officier de Rochambeau, qui voulait
bien me faire part de ses archives particulieres ou de ses souvenirs
personnels. Si, dans le courant de mon recit, j'avais du citer toutes
ces origines, l'etendue de cet ouvrage aurait ete, sans profit pour le
lecteur, augmentee dans une proportion exageree; force m'a donc ete de
reserver la mention des sources ou j'ai puise mes renseignements
pour les points les plus importants, les moins connus ou les plus
susceptibles de soulever la critique.

ARCHIVES DE LA GUERRE (France).

Il existe a la Societe historique de Pennsylvanie un manuscrit dresse
d'apres les archives du ministere de la guerre de France, contenant
la liste des officiers du corps expeditionnaire aux ordres de M. de
Rochambeau. Ce manuscrit, dont je possede une copie, a ete obtenu
grace a l'influence de M. Richard Rush, alors ministre des Etats-Unis
a Paris. Mais l'acces de ces archives est tres-difficile. La
bienveillante intervention du general Fave, commandant de
l'ecole Polytechnique, aupres du marechal Niel, m'a fait obtenir
l'autorisation de faire moi-meme de nouvelles recherches. J'ai reussi
a me procurer une autre liste, dressee d'apres les dossiers des
officiers, differente en quelques parties de la premiere. D'ailleurs
ces deux listes sont l'une et l'autre tres-incompletes, non-seulement
quant aux noms des officiers, mais aussi quant a leurs notices
biographiques.

Elles ne font, par exemple, aucune mention du duc de Lauzun ni de sa
legion, qui rendit de si importants services au corps expeditionnaire.
Les _Annuaires militaires_ de l'epoque sont egalement muets sur ce
sujet.

ARCHIVES DE LA MARINE (France).

S. Exc. M. le Ministre de la marine m'a accorde l'autorisation de
parcourir ces archives, et M. Avalle, bibliothecaire a ce ministere,
a mis a ma disposition, avec une bienveillance que je me plais a
reconnaitre ici, les documents places sous sa direction, et en
particulier les _Memoires du comte de Grasse_, inscrits sous les n deg.
15186 et 6397.

Mais l'histoire des Campagnes maritimes a ete tres-exactement et
tres-completement ecrite par Le Bouchet, de Kerguelen et plusieurs
autres plus ou moins connus[4]. Il m'a semble superflu des lors de
m'appesantir sur ce meme sujet.

JOURNAL DE CLAUDE BLANCHARD, commissaire principal des guerres attache
a l'expedition de Rochambeau, comprenant les campagnes de 1780-81-82
et 83[5].

Je dois la communication de ce precieux manuscrit a la bienveillance
de M. Maurice La Chesnais, arriere petit-fils de Blanchard. Tout en
faisant mon profit des renseignements que je trouvais dans ces pages,
ecrites avec une grande exactitude, pour ainsi dire sous L'influence
des evenements, j'ai du me contenter de leur faire de courts emprunts,
puisqu'elles seront bientot livrees au public par leur possesseur
actuel, qui en a donne tout recemment une notice[6].

JOURNAL DU COMTE DE MENONVILLE[7].

[Note 4: _Histoire de la derniere guerre entre la Grande-Bretagne
et les Etats-Unis d'Amerique, de 1775 a 1783_, par Julien Odet Le
Bouchet. Paris, 1787, in-4 deg.. _Relation des combats et des evenements
de la guerre maritime_, par Y.J. Kerguelen, ancien contre-amiral.
Paris, 1796.]

[Note 5: Voir la _Notice biographique_ que j'ai consacree a l'auteur
de ce journal.]

[Note 6: Voir _Revue militaire francaise_, 1869.]

[Note 7: Voir _Notices biographiques_.]

Aucune partie de ce journal n'a ete publiee, et je n'ai trouve nulle
part de renseignements imprimes sur l'auteur; mais son petit-fils,
chef actuel de la famille, a bien voulu me communiquer des documents
et des details importants. Il etait aide-major general de l'armee de
Rochambeau (_Blanchard_), mais il fut promu en novembre 1781 au grade
de major-general. Ce manuscrit inedit offre aussi le plus grand
interet par une exactitude de details bien rare dans les ecrits de ce
temps qui me sont parvenus.

MEMOIRES DE GEORGES-ARISTIDE-AUBERT DUPETIT-THOUARS, capitaine de
vaisseau: manuscrit.

Ces memoires sont relatifs a la guerre d'Amerique de 1779 a 1783, et
leur auteur les destinait a l'impression. Ils ne contiennent que de
faibles lacunes.

La _Biographie maritime_, ouvrage que j'ai utilement consulte[8], dit:
"Dupetit-Thouars a laisse plusieurs manuscrits, que sa soeur, Mlle
Felicite Dupetit-Thouars, a reunis en 3 _volumes in_-8 deg., sous le
titre de LETTRES, MEMOIRES ET OPUSCULES d'Aristide DUPETIT-THOUARS,
capitaine de vaisseau, enseveli sous les debris du _Tonnant_, au
combat d'Aboukir, ouvrage dont nous nous sommes beaucoup aide pour la
redaction de cette notice."

Or Guerard[9] dit qu'un seul volume fut publie par le frere et la
soeur.[10] "Il contient, dit-il, une longue lettre sur la guerre de
1778-83 adressee au commandant Du Lomieu en 1785, ou l'on reconnait le
capitaine instruit et avide d'enrichir la science de faits nouveaux."

[Note 8: Il porte comme sous-titre: _Notices historiques sur la vie et
les campagnes des marins celebres_, par Hennequin, chef de bureau au
ministere de la marine, 3 vol. in-8. Paris, Regnault, 1837.]

[Note 9: _La France litteraire ou la litterature contemporaine_.
Paris, 1842.]

[Note 10: Chez Dentu et Arthur Bechard. Paris, 1822, in-8. Livre que
je n'ai trouve nulle part.]

Le manuscrit que je possede ne se rapporte nullement a cette
indication, et renferme des lettres et des renseignements qui me
donnent tout lieu de croire qu'il n'a jamais ete publie et qu'il
n'est pas de la main du capitaine Dupetit-Thouars lui-meme, malgre
l'affirmation de l'expert, M. Chavaray, consignee dans son catalogue
et repetee dans la piece qui constate l'authenticite de ce manuscrit.
Je pense qu'il a ete dresse sur les notes du capitaine, par son frere
le botaniste.

Bien que l'histoire des campagnes maritimes ait ete tres-exactement
et tres-completement ecrite, comme je l'ai constate plus haut, les
memoires de Dupetit-Thouars m'ont fourni d'utiles renseignements
sur les mouvements des flottes et aussi de l'armee de terre, en
particulier au siege de Savannah.

J'ai acquis ce manuscrit chez M. Chavaray, a Paris, le 7 decembre
1869. M. Margry, le savant archiviste du ministere de la marine, qui
a bien voulu appeler mon attention sur ce document avant la vente
publique pour laquelle il etait annonce, exprime l'opinion qu'il
contenait des faits et des informations d'une grande valeur pour les
archives de la marine.

  Journal de mon sejour en Amerique, depuis mon depart de
  France, en mars 1780, jusqu'au 19 octobre 1781. Manuscrit anonyme
  inedit.

Une copie de ce manuscrit a ete vendue a Paris en 1868, et je dois
a l'obligeance de M. Norton, l'acquereur, d'en avoir pu prendre
connaissance. Celle que je possede est rectifiee en quelques points
et est augmentee de nouveaux documents. Elles ne semblent, du reste,
l'une et l'autre que des copies des notes laissees par un aide de camp
de Rochambeau; car non-seulement les noms des villes et des rivieres
traversees par les troupes francaises y sont defigures au point d'etre
meconnaissables; mais meme les noms des officiers de cette armee. Or
ceux-ci devaient etre bien connus de l'auteur du manuscrit.

Quoi qu'il en soit, il donne des renseignements interessants sur la
marche des troupes, sur le siege d'York et sur la societe americaine a
cette epoque.

Quant au nom de l'auteur, je crois pouvoir affirmer que c'est
Cromot-Dubourg, et voici sur quelles raisons repose mon opinion.

Les aides de camp de M. de Rochambeau, etaient, au rapport de
Blanchard[11], de Dumas[12] et de M. de Rochambeau lui-meme[13]:--De
Fersen,--de Damas,--Charles de Lameth,--de Closen,--Collot,--Mathieu
Dumas,--de Lauberdieres,--de Vauban,--de Charius,--les freres
Berthier,--Cromot-Dubourg.

La lecture du journal dont il s'agit nous apprend que son auteur passa
en Amerique sur la fregate _la Concorde_[14]. Cette fregate portait
le nouveau chef de l'escadre francaise, M. de Barras, le vicomte de
Rochambeau[15] et M. d'Alpheran, lieutenant de vaisseau[16]. Je n'ai
pu trouver aucune trace de la liste des passagers de la _Concorde_, ni
dans les archives de la Guerre, ni dans celles de la Marine, ni dans
aucun des nombreux ouvrages que j'ai consultes. J'observe de plus
par la lecture de ce manuscrit que son auteur etait jeune, age de
vingt-cinq a trente ans _et qu'il n'avait pas encore assiste a une
seule action, ni entendu de coups de feu_.

[Note 11: Manuscrit journal.]

[Note 12: _Souvenirs_, publies par son fils. Paris, 1839, I, 25, 70.]

[Note 13: _Memoires de Rochambeau_, 2 vol. Paris, 1809.]

[Note 14: Partis de Brest le 26 mars 1780. _Mercure de France_.]

[Note 15: Tous les memoires s'accordent sur ces deux noms.]

[Note 16: Journal de Blanchard.]

Ces indications me permettent d'eliminer de suite de ma liste: MM.
de Fersen, de Damas, de Lameth, de Closen, Mathieu Dumas, de
Lauberdieres, de Vauban, Collot et de Charlus.

Ces officiers vinrent en effet en Amerique avec M. de Rochambeau sur
l'escadre aux ordres de M. de Ternay. Leurs noms sont cites parmi ceux
des passagers par Blanchard, dans son journal et par Mathieu Dumas.

De plus, ils avaient tous servi et _avaient vu le feu_ pendant la
guerre de Sept Ans ou en Corse[17].

[Note 17: Voir les _Notices biographiques_.]

Enfin, si quelques-uns ne rentrent pas dans l'une ou l'autre de ces
categories, ils sont cites par l'auteur du manuscrit chaque fois
qu'ils se trouvent charges de quelques fonctions relatives a leur
emploi; et, comme cet auteur parle toujours a la premiere personne, il
n'est pas possible de le confondre avec l'un d'eux.

On pourrait croire que mon anonyme est le vicomte de Rochambeau
lui-meme, qui avait ete passager de la _Concorde_ et auquel on donne
aussi dans quelques ouvrages la qualite d'aide de camp de son pere.
Mais cette hypothese doit etre rejetee de suite, car le vicomte de
Rochambeau avait servi en Allemagne et en Corse, et d'ailleurs le ton
general du journal ne s'accorde en aucun point avec la parente de son
auteur et du general en chef. Enfin le vicomte de Rochambeau a tenu
devant York, au recit de Dumas, une conduite qui n'est pas relatee
dans ce manuscrit.

Il reste a examiner les noms de Berthier et de Cromot-Dubourg.

J'ai opine quelque temps pour le premier nom. Le futur marechal de
France, ami de Napoleon, fit en effet ses premieres armes en Amerique.
Il n'y passa pas sur l'escadre aux ordres de M. de Ternay; et comme
le nom de Cromot-Dubourg ne se trouve cite ni dans les _Memoires de
Rochambeau_ ni dans ceux de Dumas[18], et qu'au contraire je trouve
dans ces ouvrages que les freres Berthier vinrent plus tard et furent
adjoints a l'etat-major, j'avais cru que c'etait par erreur que M. de
Rochambeau ajoutait, "_le 30 septembre 1780, avec M. de Choiseul_." Il
y avait bien la en effet une erreur, car le 30 septembre 1780, c'est
M. de _Choisy_ et non de _Choiseul_ qui arriva de Saint-Domingue
a New-Port sur la _Gentille_, avec neuf autres officiers. Mais la
lecture du _Journal_ de Blanchard me convainquit de l'exactitude des
faits enonces dans les _Memoires_ de Rochambeau. G. de Deux-Ponts[19]
reporte aussi au 30 septembre l'arrivee de la _Gentille_ avec neuf
officiers, parmi lesquels il cite M. de Choisy et M. de Thuillieres,
capitaine du regiment de Deux-Ponts.

[Note 18: Voir _Souvenirs du lieut.-gen. comte Mathieu Dumas_, publies
par son fils, 3 vol. Paris, 1839.]

[Note 19: _Mes Campagnes en Amerique_, page 19.]

En presence de la concordance des versions de M. de Rochambeau et
de Blanchard relatives a l'arrivee des freres Berthier, par la
_Gentille_, le 30 septembre, je n'avais plus a hesiter. L'aine des
freres ne pouvait etre l'auteur du manuscrit, et le second etait a
peine age de dix-sept ans. En outre, nulle part dans ce journal,
l'aide de camp dont nous cherchons le nom ne fait mention d'un frere
qui l'accompagnerait.

Quant a Cromot-Dubourg, c'est le seul dont la situation reponde a
toutes les conditions dans lesquelles doit etre place mon personnage.
En se reportant aux notes que m'ont fournies les archives du ministere
de la guerre, je trouve qu'il faisait ses premieres armes et qu'il
rejoignit l'armee en Amerique. Son nom ne se trouve pas cite dans
le manuscrit, ce qui se comprend, si les notes originales etaient
redigees par lui-meme.

Enfin Blanchard, apres avoir donne la liste des aides de camp de M.
de Rochambeau, sauf Collot, dont il ne parle pas du tout, mais qui
n'etait plus jeune et qui, au rapport de Dumas, partit des le debut,
Blanchard ajoute: "M. Cromot-Dubourg, qui arriva peu de temps apres
nous, fut aussi aide de camp de M. de Rochambeau[20]."

RELATION DU PRINCE DE BROGLIE. Copie d'un manuscrit inedit[21].

Elle m'a ete fournie par M. Bancroft, l'historien bien connu de sa
patrie, ambassadeur des Etats-Unis a Berlin. Grace a la bienveillance
de M. Guizot, j'ai trouve que quelques parties de cette relation
avaient ete imprimees[22]. Neanmoins, par une comparaison attentive,
j'ai pu me convaincre que les deux relations n'avaient de communs que
quelques passages. Certains morceaux importants du manuscrit de M.
Bancroft n'existent pas dans la relation imprimee, tandis que celle-ci
contient de longs paragraphes que je ne possedais pas. En retablissant
ces omissions dans ma copie, je l'ai rendue aussi complete que
possible.

[Note 20: Ce manuscrit est indique dans le cours de cet ouvrage: M.
An. (Manuscrit anonyme.)]

[Note 21: Voir _Notices biographiques_: BROGLIE.]

[Note 22: V. _Revue francaise_. Paris, juillet 1828. Dans mon
exemplaire l'article est attribue, au crayon, au duc de Broglie.]

Bien que le prince de Broglie ne soit passe en Amerique qu'en 1782,
avec le comte de Segur, et apres la partie la plus utile et la plus
importante de l'expedition, les renseignements qu'il fournit sur
l'etat de la societe americaine a cette epoque meritent d'etre
cites. Je dois ajouter que ces notes ont une grande analogie et sont
quelquefois presque identiques avec celles de M. de Segur[23]. J'en ai
extrait les passages les plus interessants.

[Note 23: _Memoires du comte de Segur_, 3 vol. Paris, 1842.]

JOURNAL D'UN SOLDAT. Manuscrit anonyme et inedit.

L'auteur, probablement un soldat allemand, donne en mauvais francais
un recit assez ecourte du siege d'York et de la marche des
troupes pendant leur retour vers Boston. Je n'ai trouve d'autres
renseignements sur le meme sujet que dans le _Journal_ de Blanchard.

Ces pages inedites font partie de la collection du general George B.
Mac-Clellan, ancien commandant en chef de l'armee des Etats-Unis, qui
a bien voulu me les communiquer.

MEMOIRE ADRESSE PAR CHOISEUL A LOUIS XV sur sa gestion des affaires et
sur sa politique apres la cession du Canada a l'Angleterre.

Une circonstance fortuite m'a mis a meme de connaitre des extraits de
ce curieux document, dont l'original n'a pas ete imprime. Les plus
importants passages de ce memoire ont ete cites dans un article de la
_Revue francaise_[24]. Mon exemplaire de cette publication porte les
noms des auteurs ajoutes au crayon, par un ancien possesseur, et ce
savant inconnu donne M. de Barante comme l'auteur de l'article dont
il s'agit. Cela me semble tres-probable, parce que M. Bancroft, en
parlant de ce manuscrit dans son histoire, dit qu'il en doit la
communication verbale a M. de Barante[25].

[Note 24: Juillet 1828.]

[Note 25: Voir _Hist. des Etats-Unis_, IV, 240 note.]

MEMOIRES DE COMTE DE M***[26]. Paris, 1828.

Ce livre, tres-rare et tres-peu connu, a exerce ma perspicacite pour
decouvrir le nom veritable de son auteur, qui se presente comme
engage volontaire dans les rangs des Americains et aide de camp de La
Fayette. Des considerations qu'il serait superflu de developper ne me
laissaient plus guere de doutes sur le nom de Pontgibaud, plus
tard comte de More-Chaulnes, lorsque M. le comte de Pontgibaud,
arriere-petit-neveu de l'auteur, et aujourd'hui seul representant de
cette famille, m'a confirme dans l'opinion que je m'etais formee, par
une lettre qui est elle-meme un document utile[27].

[Note 26: Cet ouvrage est cite dans mon travail comme etant de
Pontgibaud.]

[Note 27: Voir les _Notices biographiques_.]

Ces memoires, ecrits avec l'_humour_ et presque le style d'une
nouvelle de Sterne, ne sont pas seulement curieux par ce qui a rapport
a la guerre de 1777 a 1782, mais aussi parce que l'auteur, emigre
de France a Hambourg en 1793, ayant appris que le Congres americain
payait l'arrerage de solde du aux officiers qui avaient ete a son
service, retourna aux Etat-Unis vers cette epoque, et qu'il fait un
tableau aussi caustique qu'interessant de la situation et du caractere
de ceux de ses compatriotes qu'il trouva sur le continent americain,
ou les evenements politiques les avaient forces a chercher un refuge.

L'exemplaire dont je me suis servi m'a ete prete par M. Edouard
Laboulaye, de l'Institut, a qui je dois beaucoup de reconnaissance
pour les utiles indications qu'il m'a fournies avec le plus gracieux
empressement.

MES CAMPAGNES EN AMERIQUE (1780-81), par le comte Guillaume de
Deux-Ponts.

Ces interessants memoires ont ete publies en 1868, a Boston, par les
soins de M. Samuel A. Green, et tires a trois cents exemplaires.

MEMOIRES DE LAUZUN (manuscrit).

Trois editions de ces memoires ont ete publiees jusqu'a ce jour, et je
les range parmi les livres connus qu'il etait de mon devoir de relire
et de consulter. Le manuscrit que j'ai acquis a ete probablement ecrit
du vivant de l'auteur. Il m'a ete tres-utile, bien que je me sois
servi de l'edition si soigneusement annotee par M. Louis Lacour[28].

[Note 28: Paris, 1859.]

LOYALIST LETTERS, ou collection de lettres ecrites par des Americains
restes fideles a la cause du Roi (1774-1779).

J'avais eu, il y a quelques annees, l'intention de faire imprimer ces
lettres a un petit nombre d'exemplaires; mais les faits auxquels
elles ont trait sont trop rapproches de nous pour que les parents des
signataires puissent rester indifferents a leur publication. Il m'a
paru convenable d'obtenir auparavant l'agrement des personnes dont le
nom aurait ete rappele, et je m'abstiendrai jusqu'a une epoque plus
opportune. M. Bancroft, a qui j'ai communique ces lettres, a augmente
ma collection des copies de quelques autres qu'il a en sa possession.

PAPERS RELATING TO THE MARYLAND LINE

Ces papiers ont ete imprimes par mes soins a Philadelphie en 1857.
Ils ont ete tires a cent cinquante exemplaires pour la _Seventy-Six
Society._ Plusieurs des pieces de ce recueil concernent les operations
militaires en Virginie.

LA CARTE ajoutee a ce travail a ete dressee, en principe, d'apres
celle qui se trouve a la fin du premier volume de l'ouvrage de
Soules[29]. J'ai vu aussi un autre exemplaire de la carte de Soules
aux archives de la Guerre, annote par un archiviste. Mais cette carte
contient certaines erreurs que j'ai corrigees d'apres les cartes
du manuscrit que j'attribue a Cromot-Dubourg et d'apres des cartes
americaines.

[Note 29: _Histoire des troubles de l'Amerique anglaise,_ ecrite
d'apres les Memoires les plus authentiques, par Francois Soules, 4
vol. Paris, 1787. Les passages qui touchent l'expedition de Rochambeau
semblent etre ecrits sous la dictee du general lui-meme, car
l'identite des expressions des deux livres est tres-frappante.]



III


Les premieres tentatives de colonisation sur le territoire occupe par
les Etats-Unis, au commencement de la guerre, furent faites par des
Francais de la religion reformee, a l'instigation du celebre amiral
Coligny. Celui-ci obtint en 1562, du roi Charles IX, l'autorisation
de faire equiper des navires qui, sous la conduite de Jean Ribaud,
vinrent aborder a l'embouchure de la riviere appelee encore
aujourd'hui Port-Royal. Non loin de la fut construit par ces premiers
emigres le fort Charles, ainsi nomme en l'honneur du roi de France; la
contree elle-meme recut en meme temps le nom de Caroline, qu'elle
a conserve. Mais cette tentative n'eut pas plus de succes qu'une
seconde, dirigee sous le meme patronage, par Rene de Laudonniere,
l'annee suivante. La misere, le fanatisme des Espagnols et l'hostilite
des Indiens eurent bientot raison du courage de la petite troupe de
Francais isolee sur cette terre nouvelle. Les Espagnols, sous la
conduite de Pedro Melendez, vinrent attaquer la colonie protestante
etablie a l'embouchure du fleuve Saint-Jean et en massacrerent tous
les habitants. Indigne d'un tel acte de barbarie, un gentilhomme de
Mont-de-Marsan, Dominique de Gourgues, digne precurseur de La Fayette,
equipe a ses frais trois navires en 1567, les fait monter par deux
cents hommes, et vient exercer de sanglantes represailles sur les
soldats de Melendez. Cette vengeance fut cependant sterile dans ses
resultats, et les persecutions dont son auteur fut l'objet a son
retour en France furent le seul fruit qu'il recueillit de son
patriotisme.

C'est aux Anglais qu'il etait reserve de creer en Amerique des
etablissements florissants. En 1584 Walter Raleigh fonda la colonie de
la Virginie, ainsi nommee en l'honneur de la reine Elisabeth. Le roi
Jacques Ier partagea ensuite tout le territoire compris entre le 34e
et le 45e degre de latitude, entre deux compagnies dites de Londres et
de Plymouth, qui esperaient decouvrir la comme au Mexique des mines
d'or et d'argent. La peche de la morue au nord et la culture du
tabac au sud dedommagerent ces premiers colons de leur deception. La
fertilite du sol en attira de nouveaux, tandis que les evenements
politiques en Angleterre favorisaient l'emigration vers d'autres
points.

En 1620, des puritains, fuyant la mere patrie, vinrent s'etablir au
cap Cod, aupres de l'endroit ou s'eleva, quelques annees plus tard,
la ville de Boston. En meme temps qu'ils prenaient possession des
Bermudes et d'une partie des Antilles, les Anglais fondaient les
colonies connues depuis sous le nom de Nouvelle-Angleterre. Sous
Cromwell, ils enlevaient aux Espagnols la Jamaique et aux Hollandais
le territoire dont ils firent les trois provinces de New-York, de
New-Jersey et de Delaware (1674). Charles II donna la Caroline, plus
tard partagee en deux provinces, a plusieurs lords anglais, et ceda de
meme a William Penn le territoire qu'il appela de son nom Pensylvanie
(1682). La Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve et la baie d'Hudson furent
occupes en 1713, a la suite du traite d'Utrecht, qui enlevait ces
contrees aux Francais; enfin la Georgie recevait en 1733 ses premiers
etablissements.

Toutes ces colonies se developperent avec une telle rapidite qu'a
l'epoque de la guerre de l'Independance, c'est-a-dire apres un peu
plus d'un siecle, elles comptaient plus de deux millions d'habitants.
Mais, composees d'elements tres-divers et dont nous etudierons bientot
la nature, fondees a des epoques differentes et sous des influences
variables, elles etaient loin d'avoir une population homogene et une
organisation uniforme. Ainsi, tandis que le Maryland, la Virginie,
les Carolines et la Georgie, au sud, etaient administrees par une
aristocratie puissante, maitresse de vastes domaines qu'elle faisait
exploiter par des esclaves et qu'elle transmettait suivant les
coutumes anglaises, au nord, la Nouvelle-Angleterre possedait
l'egalite civile la plus parfaite et etait regie par des constitutions
tout a fait democratiques. Mais toutes ces colonies avaient les
institutions politiques fondamentales de l'Angleterre, et exercaient
par des representants nommes a l'election les pouvoirs legislatifs.
Toutes aussi etaient divisees en communes, qui formaient le comte; en
comtes, qui formaient l'Etat. Les communes decidaient librement de
leurs affaires locales, et les comtes nommaient des representants aux
assemblees generales des Etats.

La Virginie, New-York, les Carolines, la Georgie, New-Hampshire et
New-Jersey recevaient bien des gouverneurs nommes par le roi;
mais ceux-ci ne possedaient que le pouvoir executif: les colonies
exercaient toujours le droit de se taxer elles-memes. C'est librement
et sur la demande des gouverneurs qu'elles votaient les subsides
necessaires a la mere patrie, et il faut reconnaitre qu'elles lui
payaient un lourd tribut. Outre les subsides extraordinaires les
colons payaient en effet un impot sur le revenu; tous les offices,
toutes les professions, tous les commerces etaient soumis a des
contributions proportionnees aux gains presumes. Le vin, le rhum et
les liqueurs etaient taxes au profit de la metropole qui recevait
aussi des proprietaires un droit de dix livres sterling par tete de
negre introduite dans les colonies. L'Angleterre tirait enfin des
profits plus considerables encore du monopole qu'elle s'etait reserve
d'approvisionner les colonies de tous les objets manufactures.

Les Americains supportaient sans se plaindre, sans y songer meme, ces
lourdes charges. La fertilite de leur sol et le prodigieux essor de
leur commerce leur permettaient de racheter ainsi, au profit de la
mere patrie, les libertes et les privileges dont ils etaient jaloux
et fiers. Mais l'avidite de l'Angleterre, jointe a une aveugle
obstination, vint brusquement tarir cette abondante source de
revenus[30].

[Note 30: Edward Shippen, juge a Lancaster, ecrit au colonel Burd,
sous la date du 28 juin 1774: "Les negociants anglais nous regardent
comme leurs esclaves, n'ayant pas plus de consideration pour nous
que n'en ont pour leurs negres, sur leurs plantations des iles
occidentales, les _soixante-dix riches creoles_ qui se sont achete
des sieges au Parlement. "Il est de notre devoir de travailler pour
eux,--les negociants,--et, tandis que nous, leurs serviteurs, blancs
et noirs, leur envoyons de l'or et de l'argent, et que les creoles
leur envoient des alcools, du sucre et des melasses, etc., tant que
nous fournissons, dis-je, les douceurs a ces gens, de facon a ce
qu'ils s'amusent et se prelassent en voiture, ils sont satisfaits."]

Deja, sous Cromwell, la suppression de la liberte commerciale et
l'etablissement d'un monopole pour le commerce anglais avaient excite
des mecontentements. Les lois restrictives du Protecteur ne furent
meme jamais bien observees, et l'Etat de Massachusets osa repondre aux
ministres de Charles II: "Le roi peut etendre nos libertes, mais non
les restreindre [31]." A l'epoque ou se termina la guerre de Sept-Ans,
l'Angleterre, qui en avait tire politiquement de grands avantages, vit
sa dette considerablement accrue: elle etait d'environ deux milliards
et demi et exigeait un interet annuel considerable. Pour faire face a
une situation aussi critique, sous le ministere de George Grenville,
le Parlement se crut en droit de prendre une mesure que Walpole
avait repoussee en 1739. Il etablit pour les colonies, et sans les
consulter, un impot qui forcait les Americains a employer dans tous
les actes un papier vendu fort cher a Londres (1765).

[Note 31: En 1638, cet Etat avait deja l'imprimerie, un college de
hautes etudes, des ecoles primaires par reunion de 50 feux et une
ecole de grammaire dans chaque bourg de 100 feux.--La Pensylvanie,
fondee en 1682, organisait les ecoles des 1685.]

Deja mecontentes de certaines resolutions prises par le Parlement,
l'annee precedente, pour grever de taxes le commerce americain, devenu
libre avec les Antilles francaises, et pour limiter les payements en
papier-monnaie, les colonies ne se continrent plus a cette nouvelle.
Elles considererent l'acte du timbre comme une atteinte audacieuse
portee a leurs droits et un commencement de servitude si elles ne
resistaient. Apres des mouvements populaires tumultueux et des
deliberations legales, elles se deciderent a refuser l'emploi du
papier timbre, chasserent les employes charges de le vendre
et brulerent leurs provisions. Les journaux americains, deja
tres-nombreux, publierent qu'il fallait _s'unir ou succomber_. Un
congres compose de deputes de toutes les colonies s'assembla le 7
octobre 1765 a New-York et, dans une petition energique se declara
resolu, tout en restant fidele a la couronne, a defendre jusqu'au bout
ses libertes. Les Americains s'engagerent en meme temps a se passer
des marchandises anglaises, et une _ligue de non-importation_, bien
concue et bien executee, rompit commercialement les relations avec
l'Angleterre. La metropole dut ceder. Mais elle ne renonca pas
toutefois aux droits exorbitants qu'elle s'etait attribues de prendre
de semblables mesures. Elle s'obstina a pretendre que le pouvoir
legislatif du Parlement s'etendait sur toutes les parties du
territoire britannique. C'est en vertu de ce principe que, dans l'ete
de 1769, le gouvernement anglais mit un droit nouveau sur le verre, le
papier, les couleurs, le cuir et le the.

Les colons, alleguant de leur cote le grand principe de la
constitution anglaise, que nul citoyen n'est tenu de se soumettre aux
impots qui n'ont pas ete votes par ses representants, refuserent de
payer ces nouveaux droits. Partout on s'imposa des privations. On
renonca a prendre du the, on se vetit grossierement. On refusa les
objets de commerce de provenance anglaise et l'on ne consomma que les
produits de l'industrie americaine qui venait de naitre. Lord North,
devant cette resistance, proposa de revoquer les nouvelles taxes, en
ne maintenant que celle du the. Cette demi-concession ne satisfit
personne. Philadelphie et New-York refuserent de recevoir les caisses
de the que leur expediait la Compagnie des Indes. Boston les jeta a la
mer. Le gouvernement anglais voulut ruiner cette derniere ville. Le
general Gage vint s'y etablir, pendant qu'une flotte la bloquait. En
meme temps on levait en Angleterre une armee veritable pour reduire
les colonies a l'obeissance.

L'indignation fut au comble en Amerique. Toutes les colonies
resolurent de sauver Boston, et la Virginie se mit a la tete de ce
mouvement.

Pendant qu'un armee de volontaires accourait s'opposer aux mouvements
du general Gage un congres general s'assemblait a Philadelphie,
capitale la plus centrale des colonies, le 5 septembre 1774. Il etait
compose de cinquante-cinq membres choisis parmi les hommes les plus
habiles et les plus respectes des treize colonies. La on decida qu'il
fallait soutenir Boston et lui venir en aide par des troupes et de
l'argent, et l'on publia cette fameuse _declaration des droits_ que
revendiquaient tous les colons en vertu des lois de la nature, de la
constitution britannique et des chartes concedees. Cette declaration
solennelle fut suivie d'une proclamation a toutes les colonies
et d'une petition au roi George III, qui resta inutile comme les
precedentes.

Comme l'avait prevu William Pitt, qui s'etait efforce de concilier
l'integrite de la monarchie britannique avec la liberte des colonies
americaines, la guerre eclata.



IV


Tels sont les faits purement materiels qui precederent la rupture des
colonies anglaises d'Amerique avec la Grande-Bretagne et les actes qui
provoquerent les premieres hostilites. Un soulevement aussi general,
aussi spontane, aussi irresistible que celui qui aboutit a la
_declaration des droits du citoyen_ et a la constitution de la
republique des Etats-Unis ne saurait pourtant trouver son explication
dans ce seul fait de l'etablissement d'un nouvel impot. C'est dans
l'esprit meme de la population atteinte dans ses libertes, dans ses
aspirations, ses traditions et ses croyances qu'il faut rechercher les
germes de la revolution qui allait eclater. Les grands bouleversements
qui, dans le cours de l'histoire des peuples, ont change le sort
des nations et transforme les empires, ont toujours ete le resultat
logique, inevitable, d'influences morales qui, persistant pendant des
annees, des siecles meme, n'attendaient qu'une circonstance favorable
pour affirmer leur domination et constater leur puissance. Nulle part
plus que dans l'Amerique du Nord ces influences morales ne pourraient
etre evoquees par l'historien, et je me propose d'en etudier ici
l'origine, d'en suivre le developpement et d'en recueillir les
nombreuses manifestations.

J'ai dit que les premieres tentatives de colonisation sur les rives
du fleuve Saint-Jean furent faites par des protestants francais. Elle
n'eurent d'abord aucun succes. Mais du jour ou les huguenots envoyes
par Coligny eurent mis le pied sur le sol du nouveau monde, il semble
qu'ils en aient pris possession au nom de la liberte de conscience et
de la liberte politique.

Avant l'ere chretienne, c'etaient les differences d'origine, de moeurs
et d'interets qui etaient les causes des guerres; jamais les croyances
religieuses. Si l'homme qui sacrifiait a Jupiter Capitolin sur les
bords du Tibre voulait soumettre l'Egyptien ou le Gaulois, ce n'etait
pas parce que ce dernier adorait Osiris ou Teutates, mais uniquement
dans un esprit de conquete. Depuis l'introduction du christianisme
parmi les hommes, les guerres de religion furent au contraire les plus
longues et les plus cruelles. C'est au nom d'un Dieu de paix et de
charite que furent livrees les luttes fratricides les plus passionnees
et que les executions les plus horribles furent commises. C'est en
prechant une doctrine dont la base etait l'egalite des hommes et
l'amour du prochain que s'entre-dechirerent des nations qui s'etaient
developpees a l'ombre de la Croix et avaient atteint le plus haut
degre de civilisation. Comment les successeurs des apotres, les
disciples du Christ, oubliant que les supplices des martyrs avaient
hate a l'origine le triomphe de leurs croyances, firent-ils couler si
abondamment le sang de leurs freres, et esperaient-ils les ramener
ainsi de leurs pretendues erreurs? C'est que la doctrine chretienne
fut detournee de sa voie, que ses preceptes furent meconnus. Embrassee
avec enthousiasme par le peuple, surtout par les pauvres et les
desherites de ce monde, auxquels elle donnait l'esperance, elle devint
bientot entre les mains des souverains et des puissants un instrument
de politique, une arme de tyrannie. Alors l'esprit de l'Evangile fut
oublie et fit place a un fanatisme grossier dans les populations
ignorantes; une intolerance barbare fut seule capable de masquer
les abus et les desordres qui avaient souille la purete de l'Eglise
primitive et denature les preceptes de ses Peres.

Les legislateurs et les ecrivains de l'antiquite n'ont jamais admis
que l'Etat eut des droits et des interets independants ou separes de
ceux du peuple. C'est lorsque la republique fut tombee, a Rome, sous
le despotisme militaire, et que le peuple, ecrase par l'aristocratie,
abatardi par l'infusion du sang barbare, eut perdu toute energie que
s'etablit un droit nouveau, inconnu jusque la. L'empire n'admit plus
pour guide que la volonte du chef. Il ne devait rendre compte de ses
actes qu'aux dieux, quand on ne le considerait pas lui-meme comme un
dieu. Le christianisme trouva cette doctrine en vigueur, et elle fut
transmise aux generations suivantes par les jurisconsultes et les
ecrivains ecclesiastiques. L'Eglise l'adopta dans son organisation et
l'imposa aux peuples barbares qui vinrent s'etablir sur les debris de
l'empire romain. Le moyen age fut le triomphe absolu de ce systeme
de gouvernement. _E Deo rex, e rege lex_, telle etait la devise sous
laquelle devaient s'incliner les peuples et qui placait le pape au
sommet de l'organisation sociale en lui conferant le droit de nommer
ou de deposer les souverains.

Des que l'etude des philosophes anciens dissipa les tenebres de
l'ignorance, l'esprit de curiosite et d'examen se porta sur tous les
sujets, et l'on commenca a mettre en question l'infaillibilite du pape
et des souverains. On trouva meme que les Peres de l'Eglise etaient
loin d'avoir proclame la doctrine sur laquelle se fondait le droit
nouveau. Saint Paul avait enseigne que l'individu devait prendre pour
guide de sa conduite la conscience. Saint Augustin, donnant un
sens plus large a cette doctrine, disait que les peuples comme les
individus etaient responsables de leurs actes devant Dieu. Et saint
Bernard s'ecriait: "Qui me donnera, avant que de mourir, que je voie
l'Eglise de Dieu comme elle etait dans les premiers jours!" Dans les
conciles de Vienne, de Pise, de Bale, on reconnaissait la necessite
de reformer l'Eglise _dans le chef et dans les membres_. Telle etait
aussi l'opinion des plus celebres docteurs, de Gerson et de Pierre
d'Ailly par exemple. Les Augustins s'eleverent enfin energiquement
contre les abus de la cour de Rome et le desordre du clerge; leur plus
eminent docteur, Martin Luther, proclama la reforme. Les peuples les
plus religieux l'embrasserent avec ardeur. La lecture des livres
saints, proclamant la fraternite des hommes, annoncant l'abaissement
des grands et l'elevation des humbles, leur fit entrevoir la fin
possible de l'oppression sous laquelle ils gemissaient depuis des
siecles. Des lors la religion reformee prit en Hollande avec Jean
de Leyde, en Suisse avec Zwingle et Calvin, en Ecosse avec Knox, un
caractere democratique inconnu jusqu'alors.

On peut remarquer que le gouvernement de chaque peuple est
generalement la consequence de la religion qu'il professe.

Chez les sauvages les plus grossiers, qui sont a peine au-dessus de la
brute et qui meme sont inferieurs par l'intelligence a quelques-uns
des animaux au milieu desquels ils vivent[32], nous ne trouvons
aucune forme de gouvernement definie, si ce n'est le droit absolu et
inconteste de la force et un despotisme aveugle et sanguinaire qui
reduit ces peuplades a la plus miserable condition. L'idee d'un dieu
n'est pourtant pas ignoree de ces etres qui n'ont d'humain que le
langage, puisque physiquement ils se rapprochent autant du singe
que de l'homme. Mais c'est un dieu materiel qui ne possede ni
l'intelligence infinie du dieu des nations les plus civilisees, ni
la puissance mysterieuse et speciale des divinites payennes, ni meme
l'instinct des animaux qu'adoraient les anciens Egyptiens. C'est
un fetiche de bois ou de pierre, depourvu de tous les attributs
non-seulement de la raison, mais meme de l'intelligence et de la vie.
Si, pour ces idolatres, quelque volonte se cache dans la masse inerte
devant laquelle ils se prosternent, elle ne se traduit jamais que
par des actes fantasques ou feroces dont toute idee de raison ou de
justice est exclue, et tels que ceux qu'ils reconnaissent a leurs rois
le droit de commettre. Pourquoi ces malheureux n'admettraient-ils pas
que leur souverain terrestre put disposer, suivant son caprice, de
leurs biens, de leur personne et de leur vie, puisqu'ils se soumettent
aveuglement a l'ordre de choses etabli, et qu'ils ne veulent
reconnaitre chez leur dieu aucune apparence de raison?

[Note 32: Comparer le caractere et les moeurs des populations au
milieu desquelles ont sejourne Livingstone, Speeke, Baker, Du Chaillu
et autres voyageurs Dans l'Afrique centrale, avec les moeurs des
singes, decrites par Buffon et Mansfield Parkins.]

Mais a mesure que la religion des peuples se degage des croyances
grossieres, a mesure que les dogmes deviennent d'une moralite plus
inattaquable ou d'une elevation plus imposante, les formes des
gouvernements se modifient dans un meme sens. Les lois politiques ne
sont encore qu'une copie des lois religieuses; et tandis qu'une foi
aveugle soumet les uns a un gouvernement sans controle, le droit au
libre arbitre et au libre examen dans l'ordre philosophique des idees
conduit les autres a prendre quelque souci de leurs droits politiques
et a intervenir dans l'administration des affaires publiques.

Toutes les formes de gouvernement peuvent en effet se reduire a
trois[33]: la monarchie, resultat immediat et force de la croyance au
monotheisme; l'oligarchie ou aristocratie, qui resulte du pantheisme;
et la democratie ou republique, consequence du polytheisme ou de la
croyance a un Etre supreme remplissant une multitude de fonctions.
Cette derniere forme de gouvernement est l'expression la plus elevee
de l'intelligence politique d'un peuple, aussi bien que l'idee d'un
Dieu renfermant en lui toutes les vertus est la plus haute expression
des sentiments moraux et religieux de l'homme. C'est ainsi que nous
voyons le polytheisme et la democratie coexister chez les Grecs et
chez les Romains, et le christianisme, ou un Dieu sous la triple forme
de Createur, de Sauveur et d'Inspirateur, engendrer le republicanisme
des nations modernes.

[Note 33: Les opinions d'Aristote sur cette question ont ete examinees
et approfondies par M. James Lorimer, le savant professeur de droit
public et de legislation internationale a l'universite d'Edimbourg.
_Political progress_, London, 1857, chap. X. La doctrine soutenue
par Montesquieu _(Esprit des Lois_, XXIV, 4) a ete combattue par
un eminent publiciste de nos jours, M. de Parieu (_Principes de
la science politique_, Paris, 1870, p. 16), qui dit: "Bien que le
protestantisme paraisse par sa nature devoir developper le principe de
l'independance politique, il n'a pas atteint ce resultat d'une maniere
generale et considerable, d'apres le seul examen de la constitution de
plusieurs Etats protestants de l'Europe moderne."]

Les reformes successives du christianisme furent les consequences
naturelles de son developpement, et c'est ici le lieu d'examiner plus
specialement la derniere de ses phases, le calvinisme, dont l'action
se fit sentir en France avec les huguenots, dans les Pays-Bas, en
Ecosse avec les presbyteriens, en Angleterre avec les non-conformistes
et les puritains. Cet examen nous permettra de voir pourquoi les
agents de la France dans les colonies anglaises d'Amerique ont
pu trouver dans les principes religieux des colons un element de
desaffection contre leur mere patrie qu'ils eurent soin d'entretenir,
le seul peut-etre qui fut capable de soulever l'opinion publique
au point d'amener une rupture avec l'Angleterre a la premiere
occasion[34].

La reforme religieuse mit en mouvement trois peuples et eut chez
chacun d'eux un caractere et des resultats differents.

Chez les Slaves, le mouvement suscite par Jean Huss fut plus national
que religieux. Il fut comme les dernieres lueurs du bucher allume
par le concile de Constance et dans lequel perit le reformateur
(1415)[35].

[Note 34: Voir sur ce point: _Thomas Jefferson_, etude historique par
Cornelis de Witt. Paris, 1861.

_Nouveau voyage dans l'Amerique septentrionale_, par l'abbe
Robin. Philadelphie, 1782..."Il a fallu, dit-il, que l'intolerant
presbyterianisme ait laisse depuis longtemps des semences de haine, de
discorde, entre eux et la mere patrie."

_Le Presbyterianisme et la Revolution_, par le Rev. Thomas Smith.
1845.

_La veritable origine de la declaration d'independance_, par le Rev.
Thomas Smith. Colombia, 1847.

Ces deux derniers ouvrages, quoique tres-courts, sont extremement
remarquables par la nouveaute des considerations, l'elevation des
pensees et la rigueur de la logique.]

[Note 35: Voir _les Reformateurs avant la Reforme; Jean Hus et le
Concile de Constance_, par Emile Bonnechose, 2 vol. in-12, 3e edit.
Paris, 1870. Ouvrage tres-savant, tres-interessant et eloquemment
ecrit.]

La reforme provoquee par Luther jeta chez les Allemands de plus
profondes racines. Elle etait aussi plus radicale, tout en gardant un
caractere national. Il rejetait non-seulement l'autorite du pape, mais
aussi celle des conciles, puis celle des Peres de l'Eglise, pour se
placer face a face avec l'Ecriture sainte. Le langage male et depourvu
d'ornements de ce moine energique, sa figure carree et joviale le
rendirent populaire. La haine vigoureuse dont il poursuivait le clerge
romain, alors possesseur d'un tiers du territoire allemand, rassembla
autour de lui tous les desherites de la fortune. La guerre que les
princes d'Allemagne eurent ensuite a soutenir contre les souverains
catholiques et les allies du pape acheverent de donner a la reforme
de Luther ce caractere essentiellement teutonique qu'elle conserva
exclusivement.

Chez la race latine, la plus avancee de toutes au point de vue
intellectuel a cette epoque, et celle qui pretend encore aujourd'hui
a l'empire du monde (_urbi et orbi_), Jean Calvin provoqua enfin la
transformation la plus profonde et la plus fertile en consequences
politiques. Ne en France, a Noyon (Picardie), en 1509, le nouveau
reformateur, apres avoir etudie la theologie, puis le droit, publia a
vingt-sept ans, a Bale, son _Institutio christianae religionis_, qu'il
dedia au roi de France. Chasse de Geneve, puis rappele dans cette
ville, il y fut desormais tout-puissant. Il voulut reformer a la
fois les moeurs et les croyances, et il donna lui-meme l'exemple de
l'austerite la plus severe et de la morale la plus rigide[36]. Son
despotisme theocratique enleva aux Genevois les jouissances les plus
innocentes de la vie; mais sous sa vigoureuse impulsion Geneve acquit
en Europe une importance considerable.

[Note 36: Cette severite de caractere se montra de bonne heure en
lui, car sur les bancs de l'ecole, ses camarades lui avaient donne le
sobriquet de: _cas accusatif_.]

Plus audacieux dans ses reformes que Luther, il fut aussi plus
systematique, et il comprit que ses doctrines n'auraient pas de duree
ou ne se propageraient pas s'il ne les condensait dans une sorte de
code. Sa _Profession de foi_, en vingt et un articles, parut alors
comme le resume de sa doctrine, et nous en retrouvons l'esprit,
sinon la lettre, dans la fameuse declaration de l'independance des
Etats-Unis. Par ce code, les pasteurs devaient precher, administrer
les sacrements et examiner les candidats qui voulaient exercer le
ministere. L'autorite etait entre les mains d'un synode ou consistoire
compose, pour un tiers, de pasteurs, et de laiques pour les deux
autres tiers.

Calvin comprit parfaitement le secret de la force croissante des
disciples de Loyola. Comme le fondateur de l'ordre des Jesuites, il
voulut baser la nouvelle condition sociale sur l'egalite la plus
absolue fonctionnant sous le regime de la plus rigoureuse discipline.
Il conserva a son Eglise le droit d'excommunication, et il exerca
lui-meme sur ses disciples un pouvoir d'une inflexibilite si rigide
qu'il allait jusqu'a la cruaute et a la tyrannie. Quand l'homme eut
disparu, ses principes lui survecurent au milieu de l'organisation
sociale qui etait son oeuvre. L'egalite des hommes etait reconnue et
professee publiquement, et, en s'etayant sur l'austerite des moeurs,
elle devait faire accomplir aux calvinistes les plus heroiques efforts
en faveur de la liberte de conscience et de la liberte politique.

La discipline calviniste reposait sur l'egalite des ministres entre
eux. Elle se distinguait surtout en cela du lutheranisme,
qui admettait encore une certaine hierarchie, et surtout de
l'anglicanisme, qui n'etait que le catholicisme orthodoxe sans le
pape.

De la France, qui avait vu naitre le fondateur du calvinisme, cette
religion passa par l'Alsace dans les Pays-Bas, ou elle s'etablit
sur les ruines du lutheranisme; en meme temps elle s'etablissait
en Ecosse, et c'est dans la Grande-Bretagne que les deux systemes
arriverent a leur developpement le plus complet. Ainsi l'Eglise
anglicane, avec ses archeveques, ses divers degres dans le sacerdoce,
sa liturgie, ses immenses revenus, ses colleges, ses etablissements
d'instruction ou de charite, ne differait presque en rien de
l'organisation exterieure des eglises catholiques. La seule difference
semblait consister dans le costume, la froide simplicite du culte et
le mariage des pretres. Soumise a l'autorite royale, son existence
etait intimement liee au maintien de la monarchie, et l'Eglise fut en
Angleterre le plus sur appui de la royaute.

L'Eglise presbyterienne d'Ecosse avait, au contraire, ces tendances
democratiques qui etaient l'essence meme du calvinisme et qui avaient
fait de la Suisse un Etat si prospere. La, point de distinction de
grade ou de richesse entre les membres du clerge. A peine sont-ils
separes des fideles par la nature de leurs fonctions. Encore les
sectes puritaines ne tarderent-elles pas a supprimer toute delegation
du sacerdoce. Tout chretien etait propre au divin ministere, qui avait
le talent et l'inspiration. Si les eglises etaient pauvres, elles ne
devaient leur existence qu'a elles-memes. Elles avaient la plus grande
liberte et un empire moral considerable. En Ecosse comme a Geneve,
magistrats et seigneurs furent plus d'une fois contraints d'ecouter la
voix energique de leur pasteur.

La maxime: _Vox populi, vox Dei_, fut des lors substituee dans
l'esprit des peuples a la maxime de droit divin que nous citions plus
haut. C'est sur les principes qu'elle resume que s'appuyerent les
Etats-Generaux des Provinces-Unies en prononcant, le 26 juillet 1581,
la decheance de Philippe II, pour constituer la republique Batave.

Quelques annees auparavant, Buchanan[37], puis d'autres ecrivains
ecossais, avaient proclame dans leurs ouvrages que les nations avaient
une conscience comme les individus; que la revelation chretienne
devait etre le fondement des lois, et qu'a son defaut seulement l'Etat
avait le droit d'en etablir de lui-meme; que, quelle que fut la forme
de gouvernement choisie par un peuple, republique, monarchie ou
oligarchie, l'Etat n'etait que le mecanisme dont le peuple se servait
pour administrer ses affaires, et que sa duree ou sa chute dependait
seulement de la maniere dont il s'acquittait de son mandat.

[Note 37: L'ouvrage de Buchanan, qui eut le plus grand retentissement
en Angleterre et en Ecosse, _De jure regni apud Scotos_, fut imprime
en 1579; le _Lex rex_ de Rutherford, en 1644; _Pro populo defensio_,
de Milton en 1651.]

Ce sont ces principes que l'on retrouvait dans les enseignements de
l'Eglise primitive, et qui ne tendaient a rien moins qu'a renverser
les idees admises alors dans l'organisation des empires, et a saper
dans sa base le pouvoir absolu des souverains, aussi bien en France et
en Angleterre qu'en Espagne, en Italie et en Allemagne, qui exciterent
les violentes persecutions dont les dissidents de toutes les sectes et
de toutes les classes furent l'objet.

Cette negation de l'autorite dans l'ordre spirituel conduisit a la
negation de l'autorite dans l'ordre philosophique[38], qui mena a
Descartes et Spinoza, et a celle de l'autorite royale, qui devait
produire plus tard la declaration d'independance des Etats-Unis.
Ce n'est donc pas sans raison que les souverains consideraient le
calvinisme comme une religion de rebelles et qu'ils lui firent une
guerre si acharnee. "Il fournit aux peuples, dit Mignet[39], un modele
et un moyen de se reformer." Il nourrissait en effet l'amour de la
liberte et de l'independance. Il entretenait dans les coeurs cet
esprit democratique et antisacerdotal[40] qui devait devenir
tout-puissant en Amerique et qui n'a certainement pas dit son dernier
mot en Europe.

[Note 38: _Benedicti de Spinoza Opera, etc. I, 21, 24. Tauchnitz,
1843.]

[Note 39: _Histoire de la Reforme a Geneve_.]

[Note 40:

  As poisons of the deadliest kind,
  Are to their own unhappy coasts confined;
  So _Presbytery_ and its pestilential zeal,
  Can flourish only in a COMMON WEAL.

(Dryden, _Hind and Panther_).]

Ainsi, par une coincidence singuliere, la France donna au monde
Calvin, l'inspirateur d'idees qu'elle repoussa d'abord, mais au
triomphe desquelles elle devait concourir, les armes a la main, deux
siecles et demi plus tard en Amerique.

Ce n'etait pas tant la religion orthodoxe que le pape soutenait
en prechant la croisade contre les albigeois et les huguenots, en
etablissant l'inquisition, en condamnant les propositions de Luther
et de Calvin. C'etait son pouvoir temporel et sa suprematie qu'il
defendait et qu'il voulait appuyer sur la terreur du bras seculier,
alors que les foudres spirituelles etaient impuissantes. Ce n'etait
pas non plus par zele pour la religion, mais bien dans un interet tout
politique que Francois Ier faisait massacrer les Vaudois et bruler les
protestants en France, tandis qu'il soutenait ceux-ci en Allemagne
contre son rival Charles-Quint. Il s'agissait pour lui de comprimer
ce levain de liberalisme qui portait ombrage a son despotisme et qui
donna tant de soucis a ses successeurs. Catherine de Medicis, par la
Saint-Barthelemy; Richelieu[41], par la prise de la Rochelle, et Louis
XIV, par la revocation de l'edit de Nantes, s'efforcerent toujours de
ressaisir le pouvoir absolu que les protestants leur contestaient, et
ils les persecuterent sans relache, par tous les moyens legitimes ou
criminels dont ils purent disposer. Ils ne voulaient pas de cet "Etat
dans l'Etat," suivant l'expression de Richelieu; et, sous pretexte de
combattre la reforme religieuse, c'etait la reforme politique qu'ils
esperaient etouffer.

[Note 4l: "Quand cet homme n'aurait pas eu le despotisme dans le
coeur, il l'aurait eu dans la tete." (MONTESQUIEU, _Esp. des Lois_, V,
10.)]

Le catholique Philippe II sentait les Pays-Bas fremir sous sa pesante
main de fer. Il voyait cette riche proie travaillee par la reforme, et
il dressa contre les calvinistes, en qui il voyait surtout des ennemis
de son administration absolue, les buchers, les potences et les
echafauds dont le duc d'Albe se fit le sanguinaire pourvoyeur.

Mais les persecutions, les bannissements, les tortures et les
massacres aboutirent a des resultats tout differents de ceux
qu'avaient esperes leurs sanguinaires auteurs. Les papes, loin de
recouvrer cette suprematie dont ils etaient si jaloux, virent la
moitie des populations chretiennes autrefois soumises au saint-siege
echapper a leur juridiction spirituelle. L'Espagne, brisee sous le
joug cruel de l'inquisition et du despotisme, perdit toute energie
sociale, toute vie politique. Elle s'affaissa pour ne plus se
relever. Les Pays-Bas se constituerent en republique, sous le nom de
Provinces-Unies. Les deux tiers de l'Allemagne se firent protestants,
et l'Amerique recut dans son sein les familles les plus industrieuses
de la France, bannies par un acte aussi inique qu'impolitique, la
revocation de l'edit de Nantes.

Ecrasee a tout jamais, l'opposition religieuse disparut de France.
Mais son oeuvre politique et sociale fut reprise par la philosophie du
XVIIIe siecle, qui, degagee de tout frein religieux, sut en tirer des
consequences bien autrement terribles. L'exemple de l'Amerique se
constituant en un peuple libre n'y fut pas sans influence, et les
protestants du nouveau monde, en voyant sombrer le trone du haut
duquel Louis XIV avait decrete contre eux les dragonnades et l'exil,
eurent une sanglante et terrible revanche des persecutions que la
royaute absolue et l'ancien regime politique leur avaient fait
souffrir.

Un seul Etat en Europe, une republique, la Suisse, trouva dans les
principes de sa confederation liberale, comme le firent plus tard les
Etats-Unis d'Amerique, la solution de ses querelles religieuses[42].
Des le principe, les catholiques avaient aussi pris les armes contre
les dissidents de Zwingle[43] et les avaient vaincus. Les deux partis
convinrent aussitot que les cantons devaient etre libres d'adopter
chez eux le culte qu'ils voudraient, et la seulement ou existait la
liberte politique put s'etablir sans danger pour la paix publique la
liberte religieuse.

[Note 42: On trouvera des exemples dans l'_Histoire des Anabaptistes_.
Amsterdam, 1669. Un episode touchant est l'entrevue de Guillaume le
Taciturne avec les envoyes Mennonites, p. 233.]

[Note 43: Deux ouvrages, recemment publies, font connaitre beaucoup
plus completement qu'on ne l'avait fait encore, la vie, les actes
et la doctrine de Zwingle. Ce sont: _Zwingli Studien_, par le doct.
Hermann Spoerri. Leipzig, 1866. _Ulrich Zwingli_, d'apres des sources
inconnues, par J.C. Moerikoffer. Leipzig, 1867. Ne en 1484, a
Wildhaus, dans le canton de Saint-Gall, il etait cure de Glaris a
vingt-deux ans et remplit ces fonctions pendant douze ans. Un an avant
Luther, il attaqua le luxe et les abus de la cour de Rome, et ses
nombreux adherents le porterent a la cure de Zurich en 1518. En 1524
et 25, il fit supprimer le celibat des pretres, la messe et se
maria. Plus logicien et plus doux que Luther, il n'avait pas la meme
puissance pour remuer les masses. Il enseignait, avec une sorte
d'inspiration prophetique, que toutes les difficultes morales,
sociales, religieuses et politiques de cette epoque cesseraient par la
separation de l'eveque de Rome de ses subordonnes; que la constitution
de l'Eglise devait etre democratique, et que toutes ses affaires
devaient etre reglees par le peuple lui-meme. Ces doctrines furent
solennellement adoptees dans la conference de 1523, comme les bases de
l'Eglise helvetique. Il differait de Luther sur quelques points, en
particulier sur la presence reelle dans l'Eucharistie que Zwingle
niait absolument; mais il essaya en vain de se rapprocher de lui dans
l'entrevue de Marburg. Berne venait d'adopter son systeme, en 1528, et
il avait l'espoir de le voir s'etendre a toute la Suisse, quand eclata
la guerre entre les catholiques et les reformes. Les catholiques
furent vainqueurs a Cappel en 1531, et Zwingle fut tue dans le combat.
Il avait publie _Civitas christiana_.--_De falsa et vera religione_.
"Les matieres religieuses et politiques etaient confondues dans son
esprit, dit d'Aubigne; chretiens et citoyens etaient la meme chose
pour lui."

C'etait l'idee dominante de sa vie et de ses oeuvres. Elle fut adoptee
par Grotius, et elle a ete ainsi exprimee par la _poete laureat_ de la
Grande-Bretagne, Tennyson.

  With the standards of the peoples plunging thro' the thunder-storm,
  Till the war-drum throbb'd no longer, and the battle-flags were furl'd
  In the Parliament of man, the Federation of the world.]

La reforme en Angleterre eut un caractere tout different. La
declaration du 30 mars 1534, par laquelle les deputes du clerge
anglais reconnaissaient le roi comme protecteur et chef supreme de
l'Eglise d'Angleterre, sembla le resultat inattendu d'un caprice
de Henri VIII: son divorce, non approuve par le pape, avec Anne de
Boleyn[44].

[Note 44: Il faut remarquer que le pape avait d'abord accorde une
dispense pour le mariage de Henri VIII, avec la veuve de son frere, et
que c'est du refus du pape de consentir ensuite au divorce que date le
schisme de l'Eglise anglicane.--Froude, _History of England_, I, 446;
W. Beach Laurence, _Revue du Droit international_, 1870, p. 65.]

Cette mesure, a laquelle les esprits etaient peu prepares, ne fit que
separer l'Angleterre de Rome et eut pour consequence de confisquer le
pouvoir et les biens de l'Eglise au profit des rois. Le despotisme,
pour changer de forme et pour s'exercer au nom d'une religion
dissidente, n'en fut pas moins complet. Les catholiques resistent
d'abord aux spoliations dont ils sont victimes. On les pend par
centaines. Les protestants croient a leur tour pouvoir chercher
un asile dans les Etats de Henri VIII. Ils n'y trouvent que la
persecution.

L'esprit de reforme que les lutheriens, les calvinistes et les
anabaptistes des Pays-Bas, de l'Allemagne et de Geneve repandirent
dans le peuple n'eut rien de commun avec la revolution officielle.
Cette derniere n'a jamais perdu le caractere de barbarie et de
fanatisme cruel qui signala les expeditions dirigees contre les
Albigeois, les Vaudois, les camisards en France et les anabaptistes
dans les Pays-Bas.

Tandis que Marie Tudor renouvelle les persecutions au nom du
catholicisme, Elisabeth, qui lui succede, proscrit a son tour
cette religion, les Stuarts s'acharnent avec furie contre les
non-conformistes d'Ecosse, les presbyteriens, les puritains et les
cameroniens.

Les Tudors avaient fonde le pouvoir absolu en fait. Les Stuarts
voulurent l'etablir en droit. Jacques Ier fut le plus audacieux
representant de la doctrine de droit divin que l'esprit general de
la reforme religieuse combattait. _Point d'eveque, point de roi_,
disait-il. Aussi considerait-il les puritains comme ses plus serieux
ennemis. Il proclame que les rois regnent en vertu d'un droit qu'ils
tiennent de Dieu, et qu'ils sont par consequent au-dessus de la loi.
Ils peuvent faire des statuts a leur gre, sans l'intervention du
Parlement et sans etre lies par l'observation des chartes de l'Etat.
Et, quoique fils de la catholique Marie Stuart, il maintint contre
les catholiques les plus rigoureuses ordonnances, profitant de la
tentative connue sous le nom de _Conspiration des poudres_ (1605) pour
leur retirer tous droits politiques, les releguer dans une condition
d'inferiorite dont ils ne sont sortis que de nos jours.

Alors commencent vers le nouveau monde les emigrations qui devaient
aboutir a la formation des Etats-Unis, et auxquelles contribuerent
toutes les nations qui, soumises a un gouvernement absolu ou
oppressif, ne laissaient aux malheureux persecutes d'autre moyen que
l'exil pour sauver leur vie, leur croyance et leurs biens. Ce fut
ainsi que les bourreaux de Jacques Ier, la tyrannie de Buckingham,
les cruelles persecutions de l'archeveque Laud, les tribunaux
extraordinaires de Charles Ier eurent surtout pour resultat de peupler
l'Amerique[45].

[Note 45: Par une etrange coincidence, sur l'un des huit vaisseaux qui
etaient a l'ancre dans la Tamise pour traverser l'Ocean, lorsqu'un
decret de Charles Ier les arreta, se trouvait Cromwell, le chef futur
de la revolution de 1648.]

Les puritains, arrives au pouvoir avec Cromwell ne furent pas plus
tolerants que leurs adversaires. Le dictateur fit aux Irlandais une
guerre d'extermination. Il etait sans pitie pour les prisonniers
ecossais. "Le Seigneur, disait-il, les a livres dans nos mains.".
Les officiers et les soldats, leurs femmes et leurs enfants furent
transportes en Amerique ou vendus aux planteurs[46]. La restauration
des Stuarts (1660) amena de sanglantes represailles[47], jusqu'a ce
qu'enfin la revolution de 1688 vint donner definitivement la victoire
aux protestants. Les usurpations successives de la couronne sur les
droits de la nation ne s'etaient pas effectuees sans d'energiques
reclamations. Il y a des actes restes celebres dans l'histoire
qui rappellent en termes precis les aspirations et les desirs des
opprimes, de ceux la meme qui allaient en Amerique fonder une nouvelle
patrie. Ces reclamations, non ecoutees, amenerent les resistances
constantes des Parlements et la ligue des _covenants_ et des
_independants_, qui firent bientot tomber sur l'echafaud les tetes de
Strafford et de Charles Ier.

[Note 46: Un ouvrage attribue au chapelain du general Fairfax,
_England's Recovery_, que l'on a tout lieu de croire ecrit par le
general lui-meme, donne les prix auxquels furent vendus quelques-uns
des captifs. Plusieurs d'entre eux ne manquaient pas de merite. Ainsi,
le colonel Ninian Beall, pris a la bataille de Dunbar, fut envoye en
Maryland, ou il fut bientot nomme commandant en chef des troupes de
cette colonie. Une victoire qu'il remporta sur les "_Susque-Hannocks_"
lui valut les eloges et les remerciments de la Province avec des
dotations et des honneurs exceptionnels. _Historical magazine
of America_, 1857.--_Middle British Colonies_, par Lewis Evans.
Philadelphie, 1755, p. 12 et 14.--_Terra Mariae_, par Ed. Neil.
Philadelphie, 1867, p. 193.]

[Note 47: _Vie de Cromwell_, par Raguenet. Paris, 1691.--_Les
Conspirations d'Angleterre_. Cologne, 1680.]

Les Stuarts, apres leur restauration, foulerent de nouveau aux pieds
les droits de la nation. Mais celle-ci, un moment accablee par le
despotisme du catholique Jacques II, appela au trone Guillaume
d'Orange, dont l'autorite royale fut limitee par l'acte fameux connu
sous le nom de _Declaration des droits_. Cette revolution, qui fut
inspiree par les memes principes que celle de Hollande en 1584, fut
un veritable evenement europeen, et non pas simplement une revolution
anglaise, comme celle de 1648. Les Anglais avaient enfin reussi a
proclamer et a faire dominer les principes pour lesquels ils avaient
soutenu de si longues luttes, principes que leurs compatriotes avaient
transportes en Amerique.

Ils consistaient en ce que l'on ne pouvait lever d'impots sans
l'autorisation du Parlement; que seul celui-ci pouvait autoriser
la levee d'une armee permanente, que les chambres, regulierement
convoquees, auraient une part serieuse aux affaires du pays; que tout
citoyen aurait droit de petition; enfin, l'acte dit de l'_habeas
corpus_.

Ces principes furent toujours invoques par les colons d'Amerique. On
ne quitte pas sa patrie et ses foyers sans garder au fond du coeur et
sans transmettre a ses enfants les idees auxquelles on a fait tant de
sacrifices et une aversion profonde contre le despotisme qui a rendu
ces sacrifices necessaires. Tandis que les hommes d'Etat en Angleterre
se plaisaient a parler de l'omnipotence du Parlement, de son droit
de taxer les colonies sans les consulter et sans admettre ses
representants dans son sein, les colons, au contraire, declaraient
qu'il etait de leur droit et de leur devoir de protester contre ces
empietements des souverains sur les prerogatives qu'ils tenaient
eux-memes de Jesus-Christ. Ils etaient autorises, disaient-ils, par
la loi de Dieu comme par celle de la nature, a defendre leur
liberte religieuse et leurs droits politiques. Ces droits innes et
imprescriptibles sont inscrits dans le code de l'eternelle justice, et
les gouvernements sont etablis parmi les hommes non pour les usurper
et les detruire, mais bien pour les proteger et les maintenir parmi
les gouvernes. Lorsqu'un gouvernement manque a ce devoir, le peuple
doit le renverser pour en etablir un nouveau conforme a ses besoins et
a ses interets.

Le 11 novembre 1743, au moment ou tombait le ministere de Walpole, qui
n'avait d'autre but que l'accroissement des prerogatives royales et
d'autres moyens que la corruption, une reunion etait provoquee par
le reverend pasteur Craighead a Octorara, en Pensylvanie. On y
disait[48]:

"Nous devons garder, d'apres les droits que nous a transmis
Jesus-Christ, nos corps et nos biens libres de toute injuste
contrainte." Et ailleurs: "Le roi Georges II n'a aucune des qualites
que demande l'Ecriture sainte pour gouverner ce pays." L'on "fit une
convention solennelle, que l'on jura en tenant la main levee et l'epee
haute, selon la coutume de nos ancetres et des soldats disposes
a vaincre ou a mourir, de proteger nos corps, nos biens et nos
consciences contre toute atteinte, et de defendre l'Evangile du
Christ et la liberte de la nation contre les ennemis du dedans et du
dehors[49]."

[Note 48: _A renewal of the Covenants, National and Solemn League, A
confession of sins and an engagement to duties and a testimony as they
were carried on at Middle Octorara in Pennsylvania_. Nov. 11, 1743,
Psalm. LXXVI, 11. Jeremiah, I, 5. Cette curieuse et tres-interessante
brochure a ete reimprimee a Philadelphie, 1748. Nul doute que
Jefferson, qui a fouille partout "pour retrouver les formules
bibliques des vieux Puritains" (_Autobiog._), en ait tire les phrases
de la Declaration dont l'originalite est contestee.]

[Note 49: L'expression la plus complete et la plus energique des idees
inspirees par la reforme religieuse, idees qui devaient conduire a une
reforme politique, se retrouve dans la declaration d'independance des
colonies, faite a Philadelphie, 4 juillet 1776. Mais depuis longtemps
les esprits etaient penetres des principes que les colons proclamerent
alors devant les nations, etonnees de leur audace. Aussitot en effet
que le sang des Americains eut ete verse sur le champ de bataille de
Lexington, des meetings furent tenus a Charlotte, comte de Mecklenburg
(Caroline du Nord), dont les resolutions eurent la plus grande
analogie avec la declaration prononcee l'annee suivante par Jefferson.
A la suite de ces meetings (mai 1775), les presbyteriens, en presence
de leurs droits violes et decides a la lutte, chargerent trois des
membres les plus respectes et les plus influents de l'assemblee, de
rediger des resolutions conformes a leurs aspirations. Le rev. pasteur
Hezekiah James Balch, le docteur Ephraim Brevard et William Kennon,
firent adopter les conclusions suivantes:

"1 deg. Quiconque aura, directement ou indirectement, dirige, par quelque
moyen que ce soit, ou favorise des attaques illegales et graves telles
que celles que dirige contre nous la Grande-Bretagne, est ennemi de
ce pays, de l'Amerique et de tous les droits imprescriptibles et
inalienables des hommes.

2 deg. Nous, les citoyens du comte de Mecklenburg, brisons desormais les
liens politiques qui nous rattachent a la mere patrie; nous nous
liberons pour l'avenir de toute dependance de la couronne d'Angleterre
et repoussons tout accord, contrat ou alliance avec cette nation qui a
cruellement attente a nos droits et libertes et inhumainement verse le
sang des patriotes americains a Lexington." _American archives_ (4e
ser.), II, 855.

_Les Histoires de la Caroline du Nord_, par Wheeler, Foote, Martin.
_Field Book of the Revolution_, par Lossing, II, 617 et les nombreuses
autorites y citees.]

Un autre element de desaffection contre l'Angleterre se joignait chez
les Americains a toutes les causes d'antipathie que les colons
anglais devaient nourrir dans leur coeur contre la mere patrie et son
gouvernement.

La revocation de l'edit de Nantes (1685) avait force la France a
fournir au nouveau monde son contingent de reformes et d'independants.
Meme avant que Louis XIV eut pris cette mesure, aussi inique dans son
principe que barbare dans son execution et fatale aux interets de la
France dans ses resultats, a l'epoque ou Richelieu, apres la prise de
la Rochelle, enleva aux protestants les droits politiques qui leur
avaient ete accordes par Henri IV, de nombreux fugitifs, originaires
des provinces de l'ouest etaient alles chercher un asile dans
l'Amerique anglaise et y avaient fonde en particulier la ville
de New-Rochelle, dans l'Etat de New-York. Boston, capitale du
Massachusets, possedait aussi vers 1662 des etablissements formes par
des huguenots, qui attiraient sans cesse de nouveaux emigrants. Mais
a partir de 1685, le mouvement d'emigration des Francais vers les
colonies anglaises d'Amerique prit une grande intensite. C'est dans
la Virginie et la Caroline du Sud qu'ils s'etablirent en plus grand
nombre, recevant de leurs coreligionnaires anglais l'accueil le plus
bienveillant et le plus genereux[50]. C'est la aussi que nous trouvons
plusieurs noms d'origine francaise qui rappellent a ceux qui les
portent leur premiere patrie et les malheurs qui les en firent sortir.
Devenus sujets de l'Angleterre, ces Francais, qui avaient perdu
tout espoir de revoir leur patrie, et qui n'en concevaient que plus
d'horreur pour le gouvernement monarchique qui les avait exiles,
combattirent d'abord dans les rangs des milices americaines, pour
le triomphe de la politique anglaise. Mais quand les colonies,
arbitrairement taxees, se souleverent, ces memes Francais retrouverent
au fond de leur coeur la haine seculaire de leurs ancetres contre
les Anglais. Ils coururent des premiers aux armes et exciterent a
la proclamation de l'independance. Plusieurs meme jouerent un role
important dans la lutte[51].

[Note 50: _Old Churches and Families of Virginia_, par le Tres-Rev.
Dr Meade, eveque protest. Philadelphie, 1857, vol. I, art. XLIII.--V.
aussi les _Westover Mss_., dans la possession du colonel Harrison de
Brandon, Virginie.--_Histoire de la Virginie_, par Campbell. Richmond,
1847. _America_, par Odlmixon, I, 727. London, 1741.]

[Note 51: Tels sont les Jean Bayard, Gervais, Marion, les deux
Laurens, Jean Jay, Elie Boudinot, les deux Manigault, Gadsden, Huger,
Duche, Fontaine, Maury, de Frouville, Le Fevre, Benezet, etc.]

En resume, les colonies anglaises d'Amerique furent presque
exclusivement peuplees, des l'origine, par des partisans des cultes
reformes qui fuyaient l'intolerance religieuse et le despotisme
monarchique. Les catholiques qui s'y etablirent etaient aussi chasses
de l'Angleterre par les memes causes, et avaient appris dans leurs
malheurs a ne pas voir des ennemis dans les protestants. Tous
etaient donc animes de la plus profonde antipathie pour la forme de
gouvernement qui les avait contraints a s'exiler. La, dans ce pays
immense, vivait une population differente par l'origine, mais unie
dans une egale haine pour l'ancien continent, par des besoins et des
interets communs. Les combats constants qu'elle livrait soit a un sol
vierge couvert de forets et de marecages, soit a des indigenes qui ne
voulaient pas se laisser deposseder, les aguerrissaient contre les
fatigues physiques et leur donnaient cette vigueur morale propre aux
nations naissantes. La religion, divisee en une multitude de sectes
que les persecutions eprouvees rendaient tolerantes les unes pour les
autres, avait un meme corps de doctrine dans la Bible et l'Evangile;
une meme ligne de conduite, l'amour du prochain et la purete des
moeurs; les memes aspirations, la liberte de conscience et la liberte
politique[52]. Les pasteurs, aux moeurs rigides, a l'ame energique et
trempee par le malheur, donnaient a tous l'exemple du devoir[53], leur
enseignaient leurs droits et leur montraient comment il fallait les
defendre.

[Note 52: Le MS. ANONYME, qui, je crois, est de M. Cromot, baron du
Bourg, donne _des observations sur les quakers_, qui prouvent combien
les officiers francais ont ete frappes de ces faits. "La base de leur
religion, dit-il, consiste dans la crainte de Dieu et l'amour du
prochain. Il entre aussi dans leurs principes de ne prendre aucune
part a la guerre. Ils ont en horreur tout ce qui peut tendre a la
destruction de leurs freres. Par ce meme principe de l'amour du
prochain, ils ne veulent souffrir aucun esclave dans leur communaute,
et les quakers ne peuvent avoir des negres. Ils se font meme un devoir
de les assister. Ils refusent aussi de payer des dimes, considerant
que les demandes faites par le clerge sont une usurpation qui n'est
point autorisee par l'Ecriture sainte."]

[Note 53: On trouve dans les _Archives am_. et _Revolutionary Records_
les noms de plusieurs pasteurs qui ont servi comme officiers dans
l'armee.]

A l'epoque ou la declaration de l'independance fut prononcee, tous ces
elements etaient dans toute leur vigueur. Et cependant les colonies,
malgre tout leur courage, auraient peut-etre ete trop faibles pour
soutenir leurs justes pretentions si elles n'avaient rencontre,
dans les conditions politiques ou se trouvait l'Europe, un puissant
auxiliaire.



V


Etudions maintenant le role que joua le gouvernement francais et la
part, tantot occulte tantot publique, qu'il prit dans le soulevement
des colonies anglaises.

Des que Christophe Colomb eut decouvert le nouveau monde, la
possession des riches contrees qui excitaient la convoitise des
Europeens devint une cause perpetuelle de luttes entre les trois
grandes puissances maritimes: l'Espagne, l'Angleterre et la France.
Ces rivalites se soutinrent avec des chances diverses jusqu'au moment
ou la declaration d'independance des Etats-Unis, en enlevant un appui
aux uns et en faisant disparaitre un aliment a l'avidite des autres,
mit un terme aux guerres interminables que ces puissances se
livraient.

Jacques Cartier, envoye par Philippe de Chabot, amiral de France,
partit en 1534 de Saint-Malo, sa ville natale, avec deux navires,
pour reconnaitre les terres encore inexplorees de l'Amerique
septentrionale. Il decouvrit les iles Madeleine, parcourut la cote
occidentale du fleuve Saint-Laurent, puis, l'annee suivante, dans une
seconde expedition, prit possession, au nom du roi, de la plus grande
partie du Canada, qu'il appela Nouvelle-France.

Le Canada, trop neglige sous les faibles successeurs de Francois Ier,
recut de nouveaux colons francais sous Henri IV. Le marquis de La
Roche, qui succeda en 1598 a Laroque de Roberval dans le gouvernement
de cette colonie, crea un etablissement a l'ile des Sables,
aujourd'hui ile Royale et reconnut les cotes de l'Acadie. Quatre ans
plus tard l'Acadie fut encore parcourue par Samuel de Champlain, qui,
en 1608, fonda la ville de Quebec.

Ces accroissements successifs et la prosperite de la colonie francaise
ne pouvaient laisser indifferents les Anglais, recemment etablis dans
la Virginie. Aussi en 1613 des armateurs anglais, sous les ordres de
Samuel Argall et sans declaration de guerre, vinrent-ils attaquer
a l'improviste Sainte-Croix et Port-Royal, en Acadie, qu'ils
detruisirent. En 1621, le roi d'Angleterre Jacques Ier accorda au
comte de Stirling la concession de toute la partie orientale et
meridionale du Canada, sous le pretexte que tout ce pays n'etait
habite que par des sauvages. Mais les colons francais n'etaient
nullement disposes a se laisser ainsi depouiller, et Charles Ier dut
restituer a la France, deux ans apres, le territoire dont Guillaume de
Stirling n'avait pris possession que pour la forme.

En 1629, 1634 et 1697, l'Acadie et une partie du Canada furent
encore successivement enlevees puis rendues aux Francais, jusqu'a ce
qu'enfin, par le traite d'Utrecht, 1713, l'Angleterre fut mise en
possession definitive du territoire conteste.

Les Anglais ne devaient pas s'en tenir a ce succes. Il ne fit que les
encourager a perseverer dans leur projet de conquerir le Canada tout
entier. De leur cote les Francais, malgre l'abandon dans lequel les
laissait la mere patrie, leur resisterent avec courage et trouverent
generalement, pour les soutenir dans la lutte, de puissants
auxiliaires dans les naturels, qu'ils n'avaient cesse de traiter avec
douceur et loyaute.

Cependant le Canada, malgre les attaques incessantes dont il etait
l'objet, vers le sud, de la part des Anglais, devenait florissant. Le
Saint-Laurent etait pour les vaisseaux de France une retraite commode
et sure. Le sol, autrefois inculte, s'etait fertilise sous les efforts
de plusieurs milliers d'habitants. L'on s'apercut bientot que les lacs
se deversaient aussi par le sud dans de grands fleuves inexplores.

Il y avait de ce cote d'importantes decouvertes a faire. La gloire en
etait reservee a Robert de La Salle.

Deja en 1673, le P. jesuite Marquet et le sieur Joliet, avaient
ete envoyes par M. de Frontenac, gouverneur du Canada, et avaient
decouvert a l'ouest du lac Michigan le Mississipi. Plus tard, en 1679
et 1680, le pere Hennequin, recollet, accompagne du sieur Dacan, avait
remonte ce fleuve jusque vers sa source au saut Saint-Antoine.

De La Salle, homme resolu et energique, muni des pouvoirs les plus
etendus, que lui avait accordes le ministre de la marine, Seignelay,
partit en 1682 de Quebec. Il se rendit d'abord chez les Illinois, ou,
du consentement des Indiens, il construisit un fort. Pendant qu'une
partie de ses hommes remontaient le Mississipi en suivant la route
du P. Hennequin, il descendit lui-meme ce fleuve jusqu'au golfe du
Mexique. Il recut partout des Indiens le meilleur accueil et en
profita pour etablir un magasin dans la ville des Arkansas et un
second chez les Chicachas.

L'annee suivante il voulut retourner par la voie de mer vers
l'embouchure du Mississipi. Mais les vaisseaux qui portaient les
soldats et les colons qu'il ramenait de France le laisserent avec sa
troupe dans une baie qu'il appela Saint-Louis. Le territoire riant et
fertile sur lequel il s'etablit prit le nom de Louisiane. Il allait
chercher des secours aupres de ses etablissements du Mississipi, quand
il fut massacre par les gens de sa suite. Les Espagnols etablis au
Mexique detruisirent les germes de cette colonie.

Dix annees s'ecoulerent avant que d'Iberville reprit le projet de La
Salle sur la Louisiane. Crozat et Saint-Denis, en 1712, continuerent
son oeuvre et cette possession fut connue en France sous de si bons
rapports qu'elle servit de base au systeme et aux speculations du
fameux Law, de 1717 a 1720. C'est a cette epoque que fut fondee la
Nouvelle-Orleans[54].

[Note 54: J'ai trouve de curieux renseignements non imprimes, dans la
_Relation concernant l'etablissement des Francais a la Louisiane_, par
Penicaud, manuscrit inedit. Le P. Charlevoix parle de cet ouvrage, VI,
421, et la copie que j'ai dans les mains a ete signalee a une vente a
Paris en 1867, comme mise au net par un nomme Francois Bouet.]

Ainsi, bien que la France eut cede a l'Angleterre, par le traite
d'Utrecht, l'Acadie et la baie d'Hudson, elle avait encore le
Labrador, les iles du golfe Saint-Laurent et le cours du fleuve,
la region des grands lacs comprenant le Canada et la vallee du
Mississipi, designee sous le nom de Louisiane. Mais les limites de
ces possessions n'etaient pas bien definies. Les Anglais pretendaient
etendre les limites de l'Acadie jusqu'au fleuve Saint-Laurent; les
Pensylvaniens et les Virginiens, franchissant les monts Alleghanys,
s'avancaient a l'ouest; jusqu'au bord de l'Ohio. Pour les contenir
dans un demi-cercle immense, les Francais avaient relie la
Nouvelle-Orleans a Quebec par une chaine de postes sur l'Ohio et le
Mississipi.

Le territoire sur lequel on etablissait ces forts avait ete decouvert
par La Salle, comme nous l'avons vu. Suivant le droit des gens de
cette epoque, il envoya un officier francais, Celeron, pour en prendre
officiellement possession. Cet officier parcourut les vallees de
l'Ohio et du Mississipi et la region des lacs, en un mot tout le pays
compris entre la Nouvelle-Orleans et Montreal. Partout sur son
trajet il enfouissait des plaques[55] de plomb, comme souvenir et
en temoignage de l'etablissement de la domination francaise sur ce
territoire.

[Note 55: _Vie de Washington_, par Sparks, II, 430. La date est 16
d'aout 1749.]

Les Anglais, justement alarmes de semblables pretentions, pretextant
que de tels etablissements portaient atteinte a leurs droits,
envahirent brusquement le Canada (1754).

C'est alors que parait pour la premiere fois dans l'histoire le nom de
Washington. Il commandait, avec le titre de colonel, un detachement
de Virginiens. Ainsi, par une singuliere coincidence, ce grand homme
porta d'abord les armes contre ces memes soldats qui devaient aider
a l'affranchissement de sa patrie, et s'efforca de soumettre a la
domination anglaise ces memes Canadiens qu'il appelait vainement plus
tard a l'aider a la delivrance commune.

Washington surprit un detachement de troupes francaises envoye en
reconnaissance aupres du fort Duquesne, l'enveloppa, le fit tout
entier prisonnier et tua son chef, Jumonville[56]. Assiege a son
tour dans son camp, aux Grandes-Prairies, par de Villiers, frere de
Jumonville, il fut oblige de capituler, et se retira toutefois avec
les honneurs de la guerre[57].

La seconde expedition[58], dirigee la meme annee contre le fort
Duquesne par le general anglais Braddock, eut une issue plus
malheureuse pour celui-ci. Cet officier, qui meprisait les milices de
la Virginie, s'engagea sur un territoire qu'il ne connaissait pas et
fut enveloppe et tue par les Francais, aides des Indiens. Le colonel
Washington rallia les fuyards et opera sa retraite en bon ordre.

[Note 56: Ce fut l'etincelle qui alluma la guerre de Sept Ans.
Laboulaye, _Hist. des Etats-Unis_, II, 50, 297.]

[Note 57: Cette capitulation donna naissance a une horrible calomnie
qui, malgre les protestations reiterees de Washington, cherche
a s'acharner encore contre sa memoire, en depit de la noblesse
universellement reconnue de son caractere: je veux parler du pretendu
_assassinat_ de Jumonville. Plusieurs ouvrages publies en France
(_Memoire, precis des faits, pieces justificatives_, etc. Paris,
1756,)--reponse officielle aux observations de l'Angleterre, repetent
et propagent cette erreur, et bien qu'elle ait ete reconnue et
signalee comme telle dans les ecrits les plus consciencieux, je crois
qu'il est de mon devoir de dementir encore une fois une affirmation si
invraisemblable et si contraire au jugement que les contemporains de
Washington et la posterite ont porte sur ce grand homme.

La capitulation que signa Washington avec une entiere confiance etait
redigee en francais, c'est-a-dire dans une langue que n'entendaient
ni le colonel Washington ni aucun des hommes de son detachement.
L'interprete hollandais qui en donna la lecture aux Americains
traduisit le mot _assassinat_ pour l'equivalent de _mort_ ou _perte_,
soit par ignorance, soit par une manoeuvre coupable; et l'on considera
comme un aveu de Washington ce qui ne fut que l'effet de sa bonne foi
surprise.

M. More de Pontgibaud, dans ses memoires deja cites (p. 15), justifie
Washington de l'accusation qu'il avait entendu porter contre lui en
France. "Il est plus que constant dans la tradition du pays, dit-il,
que M. de Jumonville fut tue par la faute, par l'erreur et le fait
d'un soldat qui tira sur lui, soit qu'il le crut ou ne le crut point
parlementaire, mais que le commandant du fort ne donna pas l'ordre de
tirer; la garantie la plus irrecusable est le caractere de douceur,
de magnanimite du general Washington, qui ne s'est jamais dementi au
milieu des chances de la guerre et de toutes les epreuves de la bonne
ou de la mauvaise fortune. Mais M. Thomas (de l'Academie francaise)
a trouve plus poetique et plus national de presenter ce malheureux
evenement sous un jour odieux pour l'officier anglais." V. aussi
_Histoire des Etats-Unis_, par Ed. Laboulaye. Paris, 1866, II, 50, ou
cette affaire est examinee.]

[Note 58: Dont le meilleur recit est _Braddock's Expedition_, par
Winthrop Sergant, publie dans les _Memoires_ de la Societe historique
de Pensylvanie, 1855.]

Enfin, en 1755, toujours sans que la guerre eut ete encore declaree,
l'amiral anglais Boscawen captura des vaisseaux de ligne francais a
l'embouchure du Saint-Laurent, tandis que les corsaires anglais, se
repandant sur les mers, s'emparaient de plus de trois cents batiments
marchands portant pour pres de trente millions de francs de
marchandises et emmenaient prisonniers sur les pontons plus de huit
mille marins francais. En presence d'une si audacieuse violation du
droit des gens, malgre son apathie et sa honteuse indifference pour
les interets publics, le roi Louis XV fut oblige de declarer la guerre
a l'Angleterre[59].

[Note 59: 1756. Juin le 9.]

Il etait de l'interet de la France de laisser a la lutte son caractere
exclusivement colonial. Mais sa marine etait presque ruinee. Elle
ne pouvait donc secourir ses colons. L'Angleterre ne lui laissa pas
d'ailleurs la liberte d'en agir ainsi. L'or donne par Pitt au roi de
Prusse Frederic II alluma la guerre continentale connue sous le nom de
guerre de Sept Ans. Ainsi forcee de combattre sur terre et sur mer, la
France fit de vigoureux efforts. Malheureusement les generaux que le
caprice de Mme de Pompadour placait a la tete des armees etaient tout
a fait incapables, ou portaient dans les camps les querelles et les
intrigues de la cour. Aussi les resultats de cette guerre furent-ils
desastreux.

Memes revers au Canada que dans les Indes orientales. Les marquis de
Vaudreuil et de Montcalm enlevent les forts Oswego et Saint-Georges,
sur les lacs Ontario et Saint-Sacrement (1756). Montcalm remporte meme
une victoire signalee sur les bords du lac Champlain, a _Ticonderoga_
(1758); mais il ne peut empecher la flotte de l'amiral Boscawen de
prendre Louisbourg, le cap Breton, l'ile Saint-Jean et de bloquer
l'entree du Saint-Laurent, pendant que l'armee anglo-americaine
detruit les forts de l'Ohio et coupe les communications entre la
Louisiane et le Canada.

En 1759, Montcalm et Vaudreuil n'avaient que cinq mille soldats a
opposer a quarante mille. Ils etaient en outre prives de tous secours
de la France, soit en hommes, en argent ou en munitions. Les Anglais
assiegent Quebec. La ville est tournee par une manoeuvre audacieuse du
general Wolff. Montcalm est blesse a mort. Le general anglais tombe
de son cote et expire content en apprenant que ses troupes sont
victorieuses. Vaudreuil lutte quelque temps encore. C'est en vain. Le
Canada est definitivement perdu pour la France.

Un habile ministre, le seul homme qui dans ces temps de desordre et de
corruption prenne a coeur les interets de sa patrie, Choiseul, arrive
au pouvoir, appele par la faveur de Mme de Pompadour. Son premier acte
est de lier comme en un faisceau, par un traite connu sous le nom de
_Pacte de famille_ (15 aout 1761), toutes les branches regnantes de la
maison de Bourbon, ce qui donnait de suite a la France l'appui de la
marine espagnole. Celle-ci, immediatement en butte aux attaques de
l'Angleterre, essuya de grandes pertes.

Cependant toutes les nations de l'Europe etaient epuisees par cette
guerre, qui avait fait perir un million d'hommes. La France y avait
depense pour sa part treize cent cinquante millions. Par le traite
de Paris elle ne conserva que les petites iles de Saint-Pierre et
Miquelon avec droit de peche pres de Terre-Neuve et dans le golfe
Saint-Laurent. Elle recouvra la Guadeloupe, Marie-Galante, la
Desirade, la Martinique; mais ceda la partie orientale de la Louisiane
aux Espagnols.

L'Angleterre avait atteint son but; l'expulsion complete des Francais
du continent americain et la ruine de leur marine.

Choiseul eut a coeur de relever la France de cet abaissement. Il
essaya de reorganiser l'armee en diminuant les dilapidations et en
constituant des cadres sur de nouvelles bases. Il souleva un mouvement
patriotique dans les parlements pour que chacun d'eux fournit un
navire a l'Etat, et l'Angleterre vit avec douleur renaitre cette
marine qu'elle croyait a jamais perdue.

Sous son administration la France acquit soixante-quatre vaisseaux
et cinquante fregates ou corvettes qui firent sentir a l'Angleterre,
pendant la guerre d'Amerique que les desastres de la guerre de Sept
Ans n'avaient pas ete irreparables[60].

En meme temps que Choiseul soutenait l'Espagne dans son antagonisme
contre l'Angleterre, il se tenait au courant des rapports des colonies
americaines avec leur mere patrie. Sa correspondance nous le montre
perseverant dans sa haine pour la rivale de la France, etudiant les
moyens les plus propres a abaisser sa puissance, inquiet surtout du
developpement de ses colonies. Il encourageait de tout son pouvoir
et par des agents qui, comme de Pontleroy[61], de Kalb[62],
Bonvouloir[63], ne manquaient ni de talents, ni d'energie,
l'opposition naissante de ces colonies qui, des 1763, semblaient deja
pretes a passer a l'etat de revolte contre la metropole[64].

[Note 60: C'est sous son ministere que la France s'empara de la Corse
et que naquit dans cette ile, deux mois apres, le plus grand ennemi de
l'Angleterre, Napoleon. On trouve dans les _Memoires imprimes sous
ses yeux, dans son cabinet, a Chanteloup,_ 1778, ses raisons pour
l'acquisition de la Corse, I, 103.]

[Note 61: _Pontleroy,_ lieutenant de vaisseau au departement de
Rochefort, charge en 1764, par M. de Choiseul, d'aller visiter les
colonies anglaises d'Amerique. M. le comte de Guerchy, ambassadeur a
Londres, par une depeche du 19 octobre 1766, demande de nouveau pour
ce meme Pontleroy des lettres et un passe-port, au nom de _Beaulieu_,
qu'il portait en Amerique. Durand ecrivait un peu auparavant a M. de
Choiseul que Pontleroy n'avait pas le talent d'ecrire, mais qu'il
pourrait utilement lever les plans des principaux ports d'Amerique et
meme d'Angleterre, en se mettant au service d'un negociant americain
qui lui donnerait a commander un batiment. Il s'entendait bien a
la construction, au pilotage et au dessin. Il ne demandait que le
traitement accorde aux lieutenants de vaisseau. Ces propositions
furent agreees par M. de Choiseul, et Pontleroy ou Beaulieu partit peu
de temps apres.]

[Note 62: De Kalb etait un officier d'origine allemande, qui servait
en qualite de lieutenant-colonel dans l'infanterie francaise. On ne
pouvait douter ni de son courage, ni de son habilete, ni de son zele.
Sa connaissance de la langue allemande devait faciliter ses relations
avec les colons originaires du meme pays que lui. Ses instructions,
datees du 12 avril 1767, lui enjoignaient de partir d'Amsterdam et,
une fois arrive a sa destination, de s'informer des besoins des
colonies tant en officiers d'artillerie et en ingenieurs qu'en
munitions de guerre et en provisions. Il devait etudier et stimuler le
desir des colons pour rompre avec le gouvernement anglais, s'informer
de leurs ressources en troupes et en postes retranches, de leurs
projets de soulevement et des chefs qu'ils comptaient mettre a leur
tete. "La commission que je vous confie, lui dit Choiseul, est
difficile et demande de l'intelligence; demandez-moi les moyens
necessaires pour l'accomplir; je vous les fournirai tous."

Apres avoir servi la France en diplomate, de Kalb se fit un devoir
de prendre a cote des Americains sa part des dangers qu'il les
avait engages a affronter. Il servit comme volontaire, avec rang
de major-general, et fut tue a la malheureuse bataille de Camden.
_(Notices biographiques.)_]

[Note 63: Un autre agent de la France en Amerique fut Bonvouloir
(Achard de), officier francais, engage volontaire dans le regiment du
Cap. Une maladie l'obligea a quitter Saint-Domingue pour revenir dans
des climats plus doux. Il visita d'abord les colonies anglaises, ou
on lui offrit de prendre du service dans les armees rebelles. Il
n'accepta pas cette fois, mais, venu a Londres en 1775, il fut mis en
rapport avec M. le comte de Guines, ambassadeur de France, qui
obtint de lui d'utiles renseignements sur la situation des colonies
revoltees, et ecrivit a M. de Vergennes pour etre autorise a faire de
Bonvouloir un agent du gouvernement francais en Amerique.

Le ministre francais donna en effet a Bonvouloir une somme de 200
louis pour un an et un brevet de lieutenant, antidate, pour qu'il put
entrer avantageusement dans l'armee des rebelles. Il partit de Londres
pour Philadelphie le 8 septembre 1775, sous le nom d'un marchand
d'Anvers. Il trouva a Philadelphie un M. Daymond, Francais et
bibliothecaire, qui l'aida dans ses recherches. Il ecrit en donnant
des renseignements a M. de Vergennes, qu'il est arrive deux officiers
francais menant grand train, qui ont fait des propositions au Congres
pour des fournitures d'armes et de poudre. Nul doute qu'il ne s'agisse
de MM. de Penet et Pliarne, cites dans une lettre de Barbue Dubourg a
Franklin. (_Archives americaines_.)]

[Note 64: V. _Vie de Jefferson_, par Cornelis de Witt, Paris, 1861, ou
la politique de Choiseul est tres-habilement developpee. Toutes les
pieces importantes sont imprimees dans l'appendice.]

De 1757 a 59 parurent des lettres, que l'on disait ecrites par le
marquis de Montcalm a son cousin M. de Berryer, residant en France,
dans lesquelles on trouve une appreciation bien juste de la situation
des colonies d'Amerique et une prediction bien nette de la revolution
qui se preparait. "Le Canada, y est-il dit, est la sauvegarde de ces
colonies; pourquoi le ministre anglais cherche-t-il a le conquerir?
Cette contree une fois soumise a la domination britannique, les autres
colonies anglaises s'accoutumeront a ne plus considerer les Francais
comme leurs ennemis."

Ces lettres eurent le plus grand retentissement dans les deux
continents. Grenville et lord Mansfield, qui les eurent en leur
possession, les crurent reellement emanees de Montcalm. De nos jours
encore, le judicieux Carlyle[65] n'a pas hesite a en citer des
extraits dans le but de vanter la sagacite du general francais et la
justesse de sa prophetie. Mais le style de ces lettres, l'exageration
de certaines idees, l'absence de tout caractere qui denote leur
provenance, et la comparaison qui en a ete faite avec toutes les
pieces relatives aux affaires du Canada et a Montcalm, ne permettent
plus de croire a la verite de l'origine qui leur fut attribuee des
leur apparition. Nous voyons la une manoeuvre habile du ministre
Choiseul, qui esperait, par cette brochure, semer la division entre
les deux partis, augmenter leur defiance reciproque et hater un
denoument qu'il prevoyait d'autant plus volontiers qu'il le desirait
plus ardemment.

[Note 65: _Vie de Frederick the Great_. XI, 257-262. Leipzig, edition
1865. Bancroft les qualifie nettement de contrefacons, IV (ch. ix),
128, _note_. V. aussi _Vie du general James Wolfe_, par Robert Wright,
601. London, 1864.]

Les officiers francais, qui parcouraient pour la derniere fois le
Canada et la vallee du Mississipi, en jetant un regard d'adieu sur
ces fertiles contrees et en recevant les touchants temoignages
d'attachement des Indiens ne pouvaient s'empecher de regretter le
territoire qu'ils etaient obliges de ceder. Le duc de Choiseul pensait
tout autrement. Il lisait dans l'avenir[66]. Il le faisait sans
arriere-pensee, avec la conviction qu'il prenait une bonne mesure
politique. Il pensait que le temps etait proche ou tout le systeme
colonial devait etre modifie: "Les idees sur l'Amerique, soit
militaires, soit politiques, sont infiniment changees depuis trente
ans," ecrivait-il a Durand, le 15 septembre 1766. Il etait persuade
que la liberte commerciale et politique pouvait seule desormais
faire vivre les Etats du nouveau monde. Ainsi, du jour ou un acte du
Parlement etablit des taxes sur les Americains, la France commenca a
faire des demarches pour pousser ceux-ci a l'independance[67].

Mais ce ministre contribua a l'expulsion des jesuites de France en
1762. Cette puissante compagnie laissa derriere elle un parti qui ne
lui pardonna pas sa fermete dans cette circonstance[68]. Le Dauphin,
leur eleve, lui etait hostile. Le duc d'Aiguillon, a qui il avait fait
oter son gouvernement de Bretagne, le chancelier Maupeou et l'abbe
Terrai, controleur des finances, formerent contre lui un triumvirat
secret qui eut pourtant ete impuissant sans le honteux auxiliaire
qu'ils trouverent dans la nouvelle favorite[69].

[Note 66: Choiseul, signant l'abandon du Canada aux Anglais, dit:
_Enfin, nous les tenons_. C'etait, en effet, delivrer les colonies
americaines d'un voisinage qui les forcait a s'appuyer sur la
metropole.]

[Note 67: Il detacha le Portugal et la Hollande de l'alliance anglaise
et prepara cette union des marines secondaires qui devait, quelques
annees plus tard, devenir la ligue des neutres contre ceux qui
s'appelaient les maitres de l'Ocean.]

[Note 68: _Raisons invincibles_, publiees 8 juillet 1773, dont une
analyse est dans _Memoires secrets_, VII, 24. Londres, chez John
Adamson.]

[Note 69: Mme de Pompadour etait morte en 1764, et Choiseul, qui lui
avait du son credit, refusa de plier devant la cynique arrogance de
la Du Barry qui lui succeda. Choiseul ressentit bientot l'influence
fatale de cette femme sur l'esprit affaibli du roi.

Il faut lire dans les memoires du temps la juste appreciation des
miserables influences qui presidaient aux affaires publiques et au
milieu desquelles se jouait la fortune de la France. Une nouvelle
favorite avait ete sur le point d'etre choisie. Devant les cris
d'effroi du controleur general Laverdie, l'attitude et la fermete de
Choiseul, le roi avait du ceder, mais il battait froid a son ministre.
Plus tard il ceda a regret aux instances reiterees de ses courtisans,
ameutes par les rancunes de la compagnie de Jesus. Il comprenait tout
ce dont il se privait en renvoyant son ministre, et quand il apprit
que la Russie, l'Autriche et la Prusse venaient de se partager la
Pologne, il s'ecria: "Ah! cela ne serait pas arrive si Choiseul eut
encore ete ici." _Vie du marquis de Bouille, Memoires du duc de
Choiseul_, I, 230. _Memoire inedit._]

Malgre l'origine de sa faveur, les defauts que l'on peut trouver a
son caractere et les erreurs qu'il commit dans son administration
multiple, ce ministre jette un eclat singulier et inattendu au milieu
de cette cour corrompue ou tout etait livre a l'intrigue et d'ou
semblaient bannis toute idee de justice et tout sentiment du bien
public. Il comprenait d'ailleurs le peu de stabilite de sa situation,
et n'esperait guere que l'on reconnaitrait a la cour les services
qu'il pourrait rendre a son pays. On en trouve la preuve dans un
memoire qu'il adressa au roi en 1766, et dans lequel il ose s'exprimer
avec une certaine impertinence hautaine que l'on est heureux de
retrouver en ces temps de basse courtisanerie et de lache servilite.

"Je meprisais, autant par principe que par caractere, dit-il au roi,
les intrigues de la Cour, et quand Votre Majeste me chargea de la
direction de la guerre, je n'acceptai ce triste et penible emploi
qu'avec l'assurance que Votre Majeste voulut bien me donner qu'elle me
permettrait de le quitter a la paix."

Le ministre entre ensuite dans le detail de son administration qui
avait compris la guerre, la marine, les colonies, les postes et les
affaires etrangeres, pendant six annees.--La premiere annee, il
reduisit les depenses des affaires etrangeres de 52 a 25 millions.

Quant a l'Angleterre, Choiseul en parle avec une certaine crainte.
"Mais la revolution d'Amerique, dit-il, qui arrivera, mais que nous ne
verrons vraisemblablement pas, remettra l'Angleterre[70] dans un etat
de faiblesse ou elle ne sera plus a craindre."

"Votre Majeste m'exilera", dit-il a la fin. Cette prediction ne se
realisa que cinq ans apres: en 1770, Choiseul fut exile dans ses
terres.

[Note 70: La politique de Choiseul et de Vergennes fut suivie par
Napoleon. Quand il songea a ceder la Louisiane aux Etats-Unis, il
prononca ces paroles:

"Pour affranchir les peuples de la tyrannie commerciale de
l'Angleterre, il faut la contre-parer par une puissance maritime qui
devienne un jour sa rivale; ce sont les Etats-Unis." _Les Etats-Unis
et la France_, par Edouard Laboulaye. Paris, 1862.]



VI


La guerre se fit a la fois sur trois points du continent americain:
aux environs de Boston, de New-York et de Philadelphie; dans le
Canada, que les Americains voulaient cette fois entrainer dans
leur cause et d'ou les Anglais partirent pour prendre a revers
les revoltes; enfin dans le Sud, autour de Charleston et dans les
Carolines.

Les debuts du conflit furent heureux pour les Americains. Leurs
milices, plus fortes par le sentiment de la justice de leur cause que
par leur experience de la guerre et par la discipline, battirent a
Lexington (avril 1775) un detachement anglais. On assiegea le general
Gage dans Boston. Le Congres confia a Washington [71] la tache
difficile d'organiser les bandes de miliciens et de les mettre en etat
de vaincre les troupes aguerries de la Grande-Bretagne. Ce fut
un grande acte de patriotisme de la part de ce genereux citoyen
d'accepter une pareille mission. Du jour ou, sans ambition comme sans
crainte, il prit en mains la conduite des affaires, il ne perdit
plus de vue les aspirations du pays. Il ne desespera jamais de leur
realisation, et si, dans les moments critiques, aux jours ou la cause
de l'independance paraissait le plus compromise, il eut quelques
instants de decouragement, il sut du moins empecher par son attitude
ses concitoyens de se laisser entrainer a un pareil sentiment. Il les
retint autour de lui et leur communiqua sa confiance dans l'avenir.
Apres le succes, redevenu simple particulier, il voulut vivre
tranquille dans sa maison de Mount-Vernon, en Virginie. L'independance
de sa patrie etait la seule recompense qu'il attendait de ses efforts.
Chez les Americains, il est "l'homme qui avait ete le premier dans
la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le coeur de ses
compatriotes." L'histoire lui a rendu justice, et, chez tous les
peuples son nom est reste le plus pur.

[Note 71: Nous ne voulons pas entreprendre de rappeler les hauts faits
de ce grand homme dont la memoire est chere a tout coeur americain.
Outre qu'une pareille tache est tout a fait en dehors du cadre que
nous nous sommes propose de remplir, nous reconnaissons trop bien le
talent et le coeur avec lesquels plusieurs illustres ecrivains s'en
sont acquittes avant nous, pour que nous ayons la pretention de
traiter ce sujet. Washington est d'ailleurs un de ces heros dont la
gloire, loin de s'effacer, grandit a mesure que les annees s'ecoulent.
Plus l'esprit humain progresse et plus on se plait a reconnaitre
la noblesse de son caractere et l'elevation de ses idees. Dans les
societes modernes, ou le droit tend chaque jour a l'emporter sur la
force, ou l'amour de l'humanite a plus de partisans que l'esprit de
domination, les grands conquerants tels que ceux dont l'histoire
conserve les noms et exalte les exploits, loin d'etre mis au rang des
dieux, comme dans l'antiquite, seraient consideres comme de veritables
fleaux. Les peuples, de jour en jour plus soucieux de se donner
une organisation sociale basee sur la justice et la liberte que de
satisfaire la sterile et sauvage ambition de subjuguer leurs voisins,
ne veulent plus laisser a quelques hommes privilegies le soin
d'accomplir les desseins de la Providence en bouleversant les empires
pour changer la face du monde. Or, Washington fut encore plus grand
citoyen qu'habile general. Ses victoires auraient suffi pour perpetuer
son souvenir. Sa conduite comme homme politique et comme homme prive
le fera revivre au milieu des generations futures, qui le presenteront
toujours a leurs chefs comme un modele a imiter.

Tous les ecrivains contemporains, Americains ou Francais, nous
depeignent Washington sous les traits les plus nobles au physique
comme au moral; il n'y a de tache a aucun de leurs tableaux. Je ne
veux pas redire ici les impressions ressenties par MM. de La Fayette,
de Chastellux, de Segur, Dumas et tant d'autres, lorsqu'ils furent
admis pour la premiere fois en presence du generalissime americain.
Elles sont a peu pres identiques et sont exprimees, dans les memoires
signes de leur nom, avec tout l'enthousiasme dont ces Francais etaient
capables. "C'est le Dieu de Chastellux", ecrivait Grimm a Diderot.
_Correspondance_, X, 471. Nous nous contenterons de transcrire ici le
passage relatif a ce grand homme, que M. de Broglie a insere dans ses
_Relations inedites_.

"Ce general est age d'environ quarante-neuf ans (1782); il est grand,
noblement fait, tres-bien proportionne; sa figure est beaucoup plus
agreable que ses portraits ne le representent; il etait encore
tres-beau il y a trois ans, et quoique les gens qui ne l'ont pas
quitte depuis cette epoque disent qu'il leur parait fort vieilli, il
est incontestable que ce general est encore frais et agile comme un
jeune homme.

"Sa physionomie est douce et ouverte, son abord est froid quoique
poli, son oeil pensif semble plus attentif qu'etincelant, mais son
regard est doux, noble et assure. Il conserve dans sa conduite privee
cette decence polie et attentive qui satisfait tout le monde et cette
dignite reservee qui n'offense pas. Il est ennemi de l'ostentation et
de la vaine gloire. Son caractere est toujours egal, il n'a jamais
temoigne la moindre humeur. Modeste jusqu'a l'humilite, il semble ne
pas s'estimer a ce qu'il vaut. Il recoit de bonne grace les hommages
qu'on lui rend, mais il les evite plutot qu'il ne les cherche. Sa
societe est agreable et douce. Toujours serieux, jamais distrait,
toujours simple, toujours libre et affable sans etre familier, le
respect qu'il inspire ne devient jamais penible. Il parle peu en
general et d'un ton de voix fort bas; mais il est si attentif a ce
qu'on lui dit, que, persuade qu'il vous a compris, on le dispenserait
presque de repondre. Cette conduite lui a ete bien utile en plusieurs
circonstances. Personne n'a eu plus besoin que lui d'user de
circonspection et de peser ses paroles.

"Il joint a une tranquillite d'ame inalterable un jugement exquis, et
on ne peut guere lui reprocher qu'un peu de lenteur a se determiner
et meme a agir. Quand il a pris son parti, son courage est calme et
brillant. Mais pour apprecier d'une maniere sure l'etendue de ses
talents et pour lui donner le nom de grand homme de guerre, je crois
qu'il faudrait l'avoir vu a la tete d'une plus grande armee avec plus
de moyens et vis-a-vis d'un ennemi moins superieur. On peut au moins
lui donner le titre d'excellent patriote, d'homme sage et vertueux, et
on est bien tente de lui donner toutes les qualites, meme celles que
les circonstances ne lui ont pas permis de developper.

"Il fut unanimement appele au commandement de l'armee. Jamais homme ne
fut plus propre a conduire des Americains et n'a mis dans sa conduite
plus de suite, de sagesse, de constance et de raison.

"M. Washington ne recoit aucun appointement comme general. Il les
a refuses comme n'en ayant, pas besoin. Les frais de sa table sont
seulement faits aux depens de l'Etat. Il a tous les jours une
trentaine de personnes a diner, fait une fort bonne chere militaire
et est fort attentif pour tous les officiers qu'il admet a sa table.
C'est en general le moment de la journee ou il est le plus gai. Au
dessert, il fait une consommation enorme de noix, et lorsque la
conversation l'amuse, il en mange pendant des heures en portant,
conformement a l'usage anglais et americain, plusieurs santes. C'est
ce qu'on appelle _toaster._ On commence toujours par boire aux
Etats-Unis de l'Amerique, ensuite au roi de France, a la reine, aux
succes des armees combinees. Puis on donne quelquefois ce qu'on
appelle un _sentiment_: par exemple a nos succes sur les ennemis et
sur les belles; a nos avantages en guerre et en amour. J'ai toaste
plusieurs fois aussi avec le general Washington. Dans une entre autres
je lui proposai de boire au marquis de La Fayette, qu'il regarde comme
son enfant. Il accepta avec un sourire de bienveillance, et eut la
politesse de me proposer en revanche celle de mon pere et de ma femme.

"M. Washington m'a paru avoir un maintien parfait avec les officiers
de son armee. Il les traite tres-poliment, mais ils sont bien loin de
se familiariser avec lui. Ils ont tous au contraire, vis-a-vis de ce
general, l'air du respect, de la confiance et de l'admiration.

"Le general Gates, fameux par la prise de Burgoyne et par ses revers a
Camden, commandait cette annee une des ailes de l'armee americaine. Je
l'ai vu chez M. Washington, avec lequel il a ete brouille, et je me
suis trouve a leur premiere entrevue depuis leurs querelles, qui
demanderaient un detail trop long pour l'inserer ici. Cette entrevue
excitait la curiosite des deux armees. Elle s'est passee avec la
decence la plus convenable de part et d'autre. M. Washington traitant
M. Gates avec une politesse qui avait l'air franc et aise, et celui-ci
repondant avec la nuance de respect qui convient vis-a-vis de son
general, mais en meme temps avec une assurance, un ton noble et un air
de moderation qui m'ont convaincu que M. Gates etait digne des succes
qu'il a obtenus a Saratoga, et que ses malheurs n'ont fait que le
rendre plus estimable par le courage avec lequel il les a supportes.
Il me semble que c'est la le jugement que les gens capables et
desinteresses portent sur M. Gates."

On ne s'etonnera pas que le personnage de Washington ait figure a
plusieurs reprises sur la scene francaise. Ces compositions, qui
datent generalement de l'epoque de la revolution francaise, ne
meritent guere d'etre lues, et si elles ont pu etre ecoutees avec
quelque interet sur un theatre, ce ne peut etre que grace a la
sympathie qu'inspiraient le heros americain et la cause qu'il avait
fait triompher.

Nous donnons toutefois les titres de quelques-uns de ces ouvrages et
les noms de leurs auteurs:

1 deg. _Washington ou la liberte du Nouveau-Monde,_ tragedie en quatre
actes, par M. de Sauvigny, representee pour la premiere fois le 13
juillet 1791 sur le theatre de la Nation. Paris.

2 deg. _Asgill ou L'Orphelin de Pensylvanie,_ melodrame en un acte et
en prose, mele d'ariettes par B.J. Marsollier, musique de Dalayrac,
represente sur le theatre de l'Opera-Comique, le jeudi 2 mai 1790.
Pitoyables chansonnettes debitees a une bien triste epoque.

3 deg. _Asgill ou le Prisonnier anglais,_ drame en cinq actes et en vers,
par Benoit Michel de Comberousse, representant du peuple et membre du
lycee des Arts, an IV (1795). Cette piece, dans laquelle un certain
Washington fils joue un role ridicule, ne fut representee sur aucun
theatre.

4 deg. _Washington ou l'Orpheline de Pensylvanie,_ melodrame en trois
actes, a spectacle, par M. d'Aubigny, l'un des auteurs de la _Pie
voleuse_, avec musique et ballets, represente pour la premiere fois, a
Paris, sur le theatre de l'Ambigu-Comique, le 13 juillet 1815.

5 deg. _Asgill,_ drame en cinq actes, en prose, dedie a Mme Asgill, par
J.S. le Barbier-le-Jeune, a Londres et a Paris, 1785. A la suite (p.
84), lettre de reconnaissance et de remerciment, signee _Therese
Asgill._ L'auteur montre Washington afflige de la necessite cruelle a
laquelle son devoir l'oblige. Il lui fait meme prendre Asgill dans ses
bras et ils s'embrassent avec un enthousiasme comico-dramatique. (Acte
5, scene II.)

Le role de _Wazington_ etait joue par M. Saint-Prix. _Lincol_ et
_Macdal_ etaient lieutenants generaux. L'envoye anglais Johnson est
transforme en _Joston._ M. Ferguson est mis en scene, ainsi que Mme
_Nelson,_ veuve d'un parent de _Wazington_, le Congres, la nouvelle
legislature, les ministres du culte et autres nombreuses personnes.
Dans ce drame, le fils de _Wazington_ n'a pas de role, mais il y a son
ombre.

La scene la plus curieuse est la premiere de l'acte IV, ou on voit
dans le champ de la federation l'autel de la patrie, sur lequel est le
traite d'alliance conclu avec les Francais.

Butler, qui etait en effet un partisan, commandant des refugies, un
veritable brigand, outre ses crimes reels, commet dans le drame le
crime odieux du capitaine Lippincott, qui fit pendre le capitaine
americain _Huddy,_ crime qui a force les Americains a menacer d'user
de represailles. Dans le drame, on fait de Huddy un officier anglais.
Seymour est sauve et Butler Pendu.

6 deg. _Washington,_ drame historique en cinq actes et en vers, par J.
Lesguillon, 1866. Non represente. Ici l'histoire est traitee avec un
sans-facon exagere. La scene se passe a West-point, a l'epoque de la
trahison d'Arnold, et l'auteur commence par croire que West-point est
la _pointe de l'ouest_ de l'ile de New-York; que cette derniere ville
est au pouvoir des Americains et qu'Arnold a pour but de la livrer aux
Anglais. Washington est fait prisonnier. Le major Andre est fusille;
on sait qu'il fut pendu. Arnold se livre, ce qu'il ne fit pas.
Arrivent enfin a une sorte d'apotheose, La Fayette, Rochambeau, de
Grasse, d'Estaing, Bougainville, Duportail et d'autres.

On sait que Washington n'eut pas d'enfant et que le colonel
Washington, ne dans la Caroline du Nord, et qui servit honorablement a
la tete d'un Corps de cavalerie pendant la guerre de l'independance,
etait le parent eloigne du general en chef, ne lui-meme en Virginie.
On trouve aussi des niaiseries dans plusieurs livres du temps, tels
que _l'Histoire impartiale des evenements militaires et politiques
de la derniere guerre,_ par M. de Longchamps. Amsterdam, 1785.
D'Auberteuil, _Essai historique sur la revolution d'Amerique._ Paris,
1782.]

Les Americains envahirent le Canada et prirent Montreal; mais leur
chef Montgomery ayant ete tue devant Quebec, Carleton les chassa de
toute la province (decembre 1775). Cet echec fut en partie compense
par la prise de Boston (17 mars 1776) et par l'echec de la flotte
anglaise devant Charleston (1er juin 1776).

Le ministere anglais n'avait pas cru d'abord a une resistance si
energique. Il n'eut pas honte, pour la vaincre, d'acheter aux princes
allemands, qui etaient dans sa dependance depuis la guerre de
Sept-Ans, une armee de dix-sept mille mercenaires. Les colonies,
mises au ban des nations par la metropole, prirent alors une mesure a
laquelle presque personne n'avait songe au commencement de la lutte.
Le Congres de Philadelphie, en proclamant _l'independance_ des treize
colonies reunies en une confederation ou chaque Etat conserva
sa liberte religieuse et politique (4 juillet 1776), rompit
irrevocablement avec l'Angleterre.

Les volontaires americains, sans magasins, sans ressources, ne purent
d'abord tenir tete aux vieux regiments qu'on envoyait contre eux. Howe
prit New-York, Rhode-Island. Washington, oblige de battre en retraite,
eut la douleur de voir un grand nombre de ses soldats l'abandonner.
Cependant il ne ceda le terrain que pied a pied et s'arreta apres le
passage de la Delaware. De la, il fit une tentative imprevue et d'une
audace remarquable. Il franchit le fleuve sur la glace pendant la nuit
du 25 decembre 1776, surprit a Trenton un corps de mille Allemands
commandes par Rahl, tua cet officier et fit ses soldats prisonniers.
Ce succes, qui degageait Philadelphie, releva l'esprit public. De
nouveaux miliciens accoururent de la Pensylvanie, et Washington,
reprenant l'offensive, forca Cornwallis a se replier jusqu'a
Brunswick.

La jeune noblesse francaise avait accueilli avec sympathie la nouvelle
de la revolte des colonies anglaises d'Amerique, autant par antipathie
pour l'Angleterre, qui l'avait vaincue dans la guerre de Sept-Ans, que
parce qu'elle etait penetree de l'esprit philosophique de son siecle.
Il faut pourtant reconnaitre que ni Louis XVI ni la Reine ne s'etaient
enthousiasmes pour la cause des Americains. Les idees d'independance
politique et de liberte religieuse, hautement proclamees de l'autre
cote de l'Atlantique, ne pouvaient guere trouver d'echo aupres d'un
trone base sur le droit divin et occupe par des Bourbons imbus des
principes de l'absolutisme. Cependant, les saines traditions de
Choiseul n'etaient pas completement oubliees. Les corsaires americains
avaient acces dans les ports francais et pouvaient acheter des
munitions a la Hollande. Silas Deane etait a Paris l'agent secret du
Congres et faisait passer sous main pour l'Amerique des munitions
et de vieilles armes qui furent peu utiles. Il est vrai que quand
l'ambassadeur anglais, lord Stormont, se plaignait a la Cour, celle-ci
niait les envois et chassait les corsaires de ses ports. Mais l'esprit
public etait contre l'Angleterre pour les colonies. Le mouvement
d'emigration des volontaires pour l'Amerique etait commence. Enfin
l'arrivee de Franklin, dont le sejour a Paris fut une ovation
perpetuelle, les violences commises par la marine anglaise sur les
marins francais, finirent par vaincre les repugnances de Louis XVI
et forcerent pour la premiere, mais non pour la derniere fois, ce
malheureux roi a ceder devant l'opinion publique.



VII


La figure veneree de Washington peut etre regardee comme le symbole
des idees qui presiderent a la revolution americaine. Apres elle, la
plus sympathique est celle de La Fayette, qui represente les memes
idees au milieu de l'element francais qui prit part a la lutte.

La Fayette[72], a peine age de dix-neuf ans, etait en garnison a
Metz, lorsqu'il fut invite a un diner que son commandant, le comte de
Broglie, offrait au duc de Glocester, frere du roi d'Angleterre, de
passage dans cette ville. On venait de recevoir la nouvelle de la
proclamation de l'independance des Etals-Unis, et, la conversation
etant necessairement tombee sur ce sujet, La Fayette pressa le duc de
questions pour se mettre au courant des faits, tout nouveaux pour lui,
qui se passaient en Amerique. Avant la fin du diner sa resolution
etait prise et, a dater de ce moment, il n'eut plus d'autre pensee que
celle de partir pour le nouveau monde. Il se rendit a Paris, confia
son projet a deux amis, le comte de Segur et le vicomte de Noailles,
qui devaient l'accompagner. Le comte de Broglie, qu'il en instruisit
egalement, tenta de le detourner de son dessein. "J'ai vu mourir votre
oncle en Italie, lui dit-il, votre pere a Minden, et je ne veux pas
contribuer a la ruine de votre famille en vous laissant partir." Il
mit pourtant La Fayette en relation avec l'ancien agent de Choiseul au
Canada, le baron de Kalb, qui devint son ami. Celui-ci le presenta a
Silas Deane, qui, le trouvant trop jeune, voulut le dissuader de son
projet.

[Note 72: _Notices biograph._]

Mais la nouvelle des desastres essuyes par les Americains devant
New-York, a White-Plains et au New-Jersey le confirme dans sa
resolution. Il achete et equipe un navire a ses frais, et deguise ses
preparatifs en faisant un voyage a Londres. Pourtant son dessein est
devoile a la Cour. Sa famille s'irrite contre lui Defense lui est
faite de passer en Amerique, et, pour assurer l'execution de cet
ordre, on lance contre lui une lettre de cachet[73]. Il quitte
neanmoins Paris avec un officier nomme Mauroy, se deguise en courrier,
monte sur son batiment a Passage, en Espagne, et met a la voile le 26
avril 1777. Il avait a son bord plusieurs officiers[74].

[Note 73: M. de Pontgibaud, qui rejoignit La Fayette en Amerique en
septembre 1777 et qui fut son aide-de-camp, nous apprend avec quelle
facilite on privait a cette epoque les jeunes gens des meilleures
familles de France de leur liberte au moyen des lettres de cachet.
C'est du chateau de Pierre-en-Cise, pres de Lyon, ou il etait enferme
en vertu d'un de ces ordres arbitraires de detention, qu'il s'evada
pour passer aux Etats-Unis. (V. ses _Memoires_ et les _Notices
biographiques_.)]

[Note 74: Les _Memoires_ de La Fayette, ou nous puisons ces
Renseignements, disent, entre autres, le baron de Kalb.]

La Fayette evita avec bonheur les croiseurs anglais et les vaisseaux
francais envoyes a sa poursuite. Enfin, apres sept semaines d'une
traversee hasardeuse, il arriva a Georgetown, et, muni des lettres de
recommandation de Deane, il se rendit au Congres.

Apres son habile manoeuvre de Trenton, Washington etait reste dans
son camp de Middlebrook. Mais les Anglais preparaient contre lui une
campagne decisive. Burgoyne s'avancait du Nord avec 10,000 hommes. Le
general americain Saint-Clair venait d'abandonner Ticonderoga pour
sauver son corps de troupes. En meme temps, 18,000 hommes au service
de la Grande-Bretagne faisaient voile de New-York, et les deux Howe se
reunissaient pour une operation secrete. Rhode-Island etait occupe par
un corps ennemi, et le general Clinton, reste a New-York, preparait
une expedition.

C'est dans ces conjonctures difficiles que La Fayette fut presente a
Washington. Le general americain avait alors quarante-cinq ans. Il
n'avait pas d'enfant sur lequel il put reporter son affection. Son
caractere, naturellement austere, etait peu expansif. Les fonctions
importantes dont il etait charge, les soucis qui l'accablaient depuis
le commencement de la guerre, les deceptions qu'il avait eprouvees,
remplissaient son ame d'une melancolie que la situation presente des
affaires changeait en tristesse[75]. C'est au moment ou son coeur
etait plonge dans le plus grand abattement que, suivant ses propres
paroles, La Fayette vint dissiper ses sombres pensees comme l'aube
vient dissiper la nuit.

[Note 75: Washington n'avait pas seulement a pourvoir aux besoins
d'une armee privee de toutes ressources, il lui fallait encore
combattre les menees et les calomnies des mecontents et des jaloux.
Les accusations graves qu'on porta meme contre lui et les insinuations
blessantes pour son honneur qui arriverent a ses oreilles le forcerent
a solliciter du Congres un examen Scrupuleux de sa conduite. On est
alle jusqu'a fabriquer des lettres qu'on publia comme emanant de lui.
Voir _Vie de Washington_, Ramsay, 113. Sparks, I, 265. Marshall, III,
ch. vi.]

Il fut saisi d'un sentiment tout nouveau a la vue de ce jeune homme de
vingt ans qui n'avait pas hesite a quitter sa patrie et sa jeune femme
pour venir soutenir, dans un moment ou elle semblait desesperee, une
cause qu'il croyait grande et juste. Non-seulement il avait fait pour
les Americains le sacrifice d'une grande partie de sa fortune et
peut-etre de son avenir, mais encore il refusait ces dedommagements
legitimes que les Francais qui l'avaient precede reclamaient du
Congres comme un droit acquis: un grade eleve et une solde. "Apres
les sacrifices que j'ai deja faits, avait-il repondu au Congres, qui
l'avait nomme de suite major-general, j'ai le droit d'exiger deux
graces: l'une est de servir a mes depens, l'autre est de commencer a
servir comme volontaire." Un si noble desinteressement devait aller
au coeur du general americain. Sa modestie n'etait pas moindre, car,
comme Washington lui temoignait ses regrets de n'avoir pas de plus
belles troupes a faire voir a un officier francais: "Je suis ici pour
apprendre et non pour enseigner," repondit-il.

C'est par de tels procedes et de telles paroles qu'il sut se concilier
de suite l'estime et l'affection de ses nouveaux compagnons d'armes.
Le courage et les talents militaires dont il fit preuve dans la suite
lui assurerent pour toujours la reconnaissance du peuple entier.

Cette epoque de la vie de La Fayette est la plus brillante et la plus
glorieuse, parce qu'elle lui permit de deployer a la fois ses qualites
physiques et morales. Sa jeunesse, sa distinction naturelle et son
langage seduisaient au premier abord. La noblesse de son caractere et
l'elevation de ses idees inspiraient la confiance et la sympathie. Son
desinteressement en toutes circonstances, la loyaute, la franchise
avec lesquelles il embrassa la cause des Americains, le contraste
frappant de sa conduite avec celle de quelques-uns de ses compatriotes
qui l'avaient precede, l'energie rare a son age dont il ne se departit
jamais, sa constance dans les revers et sa moderation dans le succes
le firent adopter par les colons revoltes comme un frere, et par leur
general comme un fils.

Beaucoup d'ecrivains en France ont prononce sur le caractere de La
Fayette des jugements tout differents et emis sur ses actes des
opinions peu flatteuses. Loin de moi la pensee de reformer ces
jugements ou de modifier ces opinions. S'il m'est permis de parler
en toute connaissance de cause sur le role que joua La Fayette en
Amerique, je n'ai pas la pretention d'apprecier plus exactement et
avec plus de justice que ses compatriotes eux-memes les actes que
ce general accomplit dans sa patrie. Je veux croire aussi que la
versatilite particuliere a l'esprit des Francais n'a aucune part dans
les reproches qu'on lui adresse ou dans les accusations dont on le
charge. Mais il me semble que si l'on veut rechercher la cause de
ces divergences d'opinion des deux peuples sur le meme homme, on la
trouvera surtout dans la difference des caracteres de ces peuples, des
revolutions qu'ils ont accomplies et des resultats qu'ils ont obtenus.

La revolution americaine fut faite dans le but de maintenir plutot que
de revendiquer des libertes politiques et religieuses acquises par les
colons au prix de nombreuses souffrances et de l'exil, libertes dont
ils jouissaient depuis des siecles et qui avaient ete brusquement
meconnues et violees. Ils ne firent que chasser de leur territoire[76]
les Anglais qu'ils avaient consideres jusque-la comme des freres et
qui ne furent plus pour eux que des etrangers des qu'ils voulurent
s'imposer en maitres. Ils fonderent aussi leur puissance future sur
l'union de leurs divers Etats qui conservaient leur autonomie. Une
fois l'ennemi vaincu et l'independance proclamee sans contestation, il
ne restait plus aux Americains qu'a jouir en paix du fruit de leurs
victoires[77]. Qui aurait songe a elever la voix contre ceux qui les
avaient aides a reconquerir cette independance et ces droits? Les
Francais qui vinrent a leur secours obtinrent donc les temoignages les
plus sinceres et les plus unanimes de la reconnaissance publique, et
La Fayette plus que tout autre s'etait rendu digne de cette gratitude
universelle.

[Note 76: Ils avaient l'habitude de designer la mere patrie du nom
tres-doux de _Home_.]

[Note 77: Quand Jefferson revint en Amerique en 1789, il rapporta de
Paris les idees liberales et genereuses qui tourmentaient alors la
societe francaise au milieu de laquelle il avait vecu quelque temps.
Leur triomphe en Amerique devait etre le mobile de sa conduite
pendant le reste de sa vie. Ce n'etait pas tant un republicain qu'un
democrate, et sous ce rapport il offre le plus frappant contraste avec
Washington. Il se proposa, suivant ses propres paroles, de modifier
l'esprit du gouvernement etabli en Amerique en y accomplissant une
_revolution silencieuse_. Cette revolution, qu'il se flatte d'avoir
commencee, s'est continuee jusqu'a la derniere guerre, la guerre
civile, dont elle fut la cause reelle, tandis que l'esclavage n'en
etait que le pretexte.

Cet antagonisme persistant entre la republique et la democratie est si
bien fonde aujourd'hui aux Etats-Unis, que depuis 1856 il divise
le peuple et les chefs de partis en deux camps bien distincts: les
republicains et les democrates.]

Mais la revolution francaise ne s'accomplit pas dans les memes
conditions. Elle eut un caractere tout a fait different. Elle ne fut
pas provoquee par une violation momentanee des droits du peuple et du
citoyen. Elle ne repondit pas a une atteinte immediate portee par le
pouvoir a des libertes depuis longtemps acquises. C'etait une revolte
generale contre un ordre de choses etabli depuis l'origine de la
nation. Ce fut comme un debordement de tous les instincts vitaux de
la France, qui, apres vingt siecles de compression et de misere,
bouleversa la societe et brisa aveuglement tous les obstacles qui
s'opposaient a son expansion.

Pendant cette longue periode, la situation du peuple, a la fois courbe
sous le despotisme royal, sous la tyrannie des seigneurs et sous
l'absolutisme intolerant du clerge, avait ete plus miserable que celle
qui aurait resulte du plus dur esclavage. Ce ne fut pas seulement un
bouleversement politique que les Francais durent accomplir, ce fut
aussi une transformation sociale complete. La haine s'etait accumulee
dans la masse de la nation contre tout ce qui tenait de pres ou de
loin a l'ancien ordre de choses. La corruption des moeurs des grands
avait depuis longtemps souleve contre eux le mepris public[78]. Aussi,
lorsque le desordre des finances forca la royaute a faire appel
au pays en convoquant les Etats Generaux, toutes les legitimes
revendications des droits de l'homme et du citoyen se firent jour
a travers cette breche faite au _bon vouloir_ royal. Le pouvoir,
gangrene dans tous ses membres et sans appui moral ni materiel dans
la nation, attaque par cette meme noblesse blasee et voltairienne qui
jusque-la avait seule fait sa force, ne put opposer qu'une faible
digue au torrent qui montait toujours. Et quand la monarchie s'ecroula
sous le poids de ses iniquites, le peuple, enivre de son triomphe, mis
tout a coup en possession d'une liberte dont il connaissait a peine le
nom, fut saisi d'une sorte de frenesie sans exemple dans l'histoire.
Dans son desir de vengeance, il frappa aveuglement, il engloba dans la
meme proscription princes, nobles, riches, savants, hommes celebres
par leur courage ou par leurs vertus. Tous tomberent tour a tour sous
ses coups. Il tourna ses armes meme contre les siens. Il ne savait
pas, il ne pouvait pas et ne voulait pas les reconnaitre.

[Note 78: Ce n'est pas seulement de la Regence que datait a la cour et
a la ville cette corruption des moeurs qui ne connaissait aucun frein.
Ce n'est pas non plus depuis Voltaire que la religion n'avait laisse
dans le coeur des grands que superstition grossiere ou scepticisme
dangereux. On peut remonter jusqu'a Brantome pour retrouver dans les
hautes regions de la societe francaise cette absence de sens moral et
d'esprit veritablement chretien que l'on remarque dans certains ecrits
et surtout dans les memoires des regnes de Louis XV et de Louis XVI,
et dont les _Memoires de Lauzun_ presentent le honteux tableau.--Voir
un ouvrage recemment publie: _Marie-Therese et Marie-Antoinette_, par
Mme d'Armaille.

"La politique de Richelieu et de Louis XIV avait fait dependre Le sort
de la nation du caprice d'un seul homme. Tout ce qui avait une vie
propre avait ete ecrase. Le prince imprimait le caractere de son
esprit a la Cour, la Cour a la ville et la ville aux provinces. Pour
fonder cette unite monarchique que quelques-uns admirent, il avait
fallu detruire la vie de famille chez la noblesse, amortir la vie
religieuse, en un mot, tarir les sources de la moralite et de la
regeneration des moeurs."--_La Societe francaise et la Societe
anglaise au XVIIIe siecle_, par Cornelis de Witt. Paris, 1864.]

Les dechirements douloureux, effrayants, que souffrit alors la France,
eurent du moins pour elle un immense resultat: ils furent comme les
convulsions au milieu desquelles se produisait l'enfantement laborieux
de sa veritable nationalite[79].

[Note 79: Les Americains etaient des citoyens avant de se dire
republicains et de se faire soldats. La Convention en France dut
democratiser la nation par la _terreur_ et l'armee par le supplice de
quelques generaux.

Domptez donc par la terreur les ennemis de la liberte. _Robespierre_,
Mignet, II, 43. V. la note tristement comique placee en tete de la
_Relation_ de Kerguelen, deja cite; on y verra comment ces liberaux de
fraiche date s'appelaient _citoyens_.]

Malheur a celui qui, dans de pareilles circonstances, tentait
d'arreter le torrent et de dominer ses grondements de sa voix. Il
devait etre fatalement brise.

Le role de mediateur, quand il a pour but surtout de defendre la vertu
et la justice, d'eviter l'effusion du sang dans des guerres civiles,
est un beau role sans doute; mais rarement il a produit quelque bon
resultat. Generalement, au contraire, les intentions de l'homme de
bien qui s'interpose ainsi entre les partis prets a se dechirer
sont meconnues par tous. Personne ne veut les croire sinceres et
desinteressees. La calomnie les travestit et en fait des chefs
d'accusation que l'opinion publique est toujours disposee a admettre
sans examen.

Tel fut le sort de La Fayette. Revenu d'Amerique avec les plus nobles
et les plus genereuses idees sur les principes qui devaient desormais
regir les societes modernes, il concourut de tout son pouvoir a
la revolution pacifique de 1789. Mais, plein d'illusions sur les
tendances de l'esprit public et sur la bonne foi de la Cour, il ne
prevoyait ni les exces auxquels le peuple devait se porter bientot,
ni les resistances que la royaute devait opposer au progres. Le rang
qu'il occupait, aussi bien que la popularite dont il jouissait, lui
faisaient croire qu'il pouvait diriger la situation et la maitriser
au besoin. Ne tenant compte ni de la difference des caracteres, ni de
celle des circonstances[80], apres avoir vu la liberte et l'egalite
s'etablir si facilement en Amerique, il se flattait de contribuer
encore a les implanter en France, et il ne songeait pas aux serieux
obstacles qu'il devait rencontrer. C'etait une erreur que beaucoup
d'autres partageaient avec lui.

[Note 80: Dumas, pendant son sejour a Boston, sur le point de
revenir en France apres la glorieuse expedition de 1781, eut souvent
l'occasion de s'entretenir avec le docteur Cooper, et comme il
temoignait son enthousiasme pour la liberte: "Prenez garde, jeunes
gens, dit le docteur, que le triomphe de la cause de la liberte sur
cette terre vierge n'enflamme trop vos esperances; vous porterez le
germe de ces genereux sentiments; mais si vous tentez de le feconder
sur votre terre natale, apres tant de siecles de corruption, vous
aurez a surmonter bien des obstacles. Il nous en a coute beaucoup de
sang pour conquerir la liberte; mais vous en verserez des torrents
avant de l'etablir dans votre vieille Europe."

Combien de fois pendant les orages politiques, pendant les mauvais
jours, les officiers presents a cet entretien, Dumas, Berthier, Segur,
et les autres, ne se sont-ils pas rappele les adieux prophetiques du
docteur Cooper!

Dans le _Journal de Blanchard_, je trouve ce passage sur le Dr Cooper:
"M. Hancock est un des auteurs de la Revolution, ainsi que le docteur
Cooper, chez qui nous dejeunames le 29 (juillet 1780): c'est un
ministre qui me parut homme d'esprit, eloquent et enthousiaste. Il a
beaucoup de credit sur les habitants de Boston, qui sont devots
et presbyteriens, imbus en general des principes des partisans de
Cromwell, desquels ils descendent. Aussi sont-ils plus attaches a
l'Independance qu'aucune autre population de l'Amerique, et ce sont
eux qui ont commence la revolution."]

La Fayette devait etre sacrifie dans son role de ponderateur et
d'intermediaire entre les partisans de la royaute liberale et les
republicains exaltes. Il perdit tout a la fois la faveur de la Cour,
qui le traita en ennemi, et l'affection du peuple, qui le considera
comme un traitre. L'histoire meme en France n'a pas rehabilite sa
memoire; non que la verite ne doive jamais luire pour lui, mais parce
que les passions qui ont dicte jusqu'a ce jour l'opinion des ecrivains
francais sur La Fayette et sur les hommes de la Revolution ne sont pas
eteintes.

La Revolution francaise a-t-elle reellement rompu avec les traditions
du passe? A-t-elle pose les fondements d'une organisation laique
nouvelle qui marche[81] vers la democratie? A-t-elle livre un combat
supreme et decisif a l'esprit du moyen age qui cherche, a la faveur
des dogmes theologiques, a dominer le monde entier? Ou bien ne
fut-elle qu'une terrible tourmente, une sorte de typhon destructeur,
dont les ravages sont peu a peu effaces par le temps?

[Note 81: Prevost-Paradol. _La France Nouvelle_.]

La prise de la Bastille qui suit la concentration des troupes autour
de Paris, la misere du peuple et les manifestations du banquet des
gardes du corps avant les journees des 5 et 6 octobre, les massacres
de septembre, la journee du 10 aout, la conspiration des _Chevaliers
du poignard_, la trahison de Mirabeau, la repression sanglante des
emeutes du Champ-de-Mars par Bailly, les actes et le jugement du roi,
la conduite des Girondins, celle des Montagnards et du Comite de salut
public, l'avenement de Bonaparte, sont autant de questions brulantes,
discutees avec passion et vivacite[82].

[Note 82: J'ai pu me procurer une collection de livraisons
bi-mensuelles publiees pendant les _terribles_ annees 1792, 1793 et
1794, sous le titre: _LISTE GENERALE et tres-exacte des noms, ages,
qualites et demeures de tous les conspirateurs condamnes a mort par le
tribunal revolutionnaire etabli a Paris... pour juger tous les ennemis
de la patrie._ Ce recueil paraissait avec la regularite de _l'Almanach
des Muses_ et du _Mercure galant,_ et la matiere manquait si peu
pour remplir ses trente-deux pages d'impression compacte que des
supplements devenaient souvent necessaires. Peu de reflexions
accompagnaient du reste cette nomenclature aussi froide que le couteau
de la guillotine, aussi seche que les coeurs des bourreaux. Les
editeurs comprenaient trop bien que les approbations de la veille
pouvaient etre des critiques du lendemain. Chaque citoyen sentait
peser sur sa tete un glaive dont la moindre imprudence pouvait
provoquer la chute.

Et pourtant, que ce morne silence des publicistes sous le regne
pretendu de la liberte est eloquent! Que de pensees dans leurs
reticences! Que d'enseignements dans le choix de leurs titres et de
leurs qualifications! Lisez cette epigraphe inscrite en tete de chaque
bulletin:

  Vous qui faites tant de victimes,
  Ennemis de l'egalite,
  Recevez le prix de vos crimes,
  Et nous aurons la liberte.

Etait-ce une apologie ou bien une satire du regime de la Terreur?

Dans ce meme livre, ou on lit _l'infame_ Capet, on trouve tour a tour
les _infames_ Girondins, l'_infame_ Robespierre et enfin l'_infame_
Carrier.

La Republique y est proclamee avec emphase _une, indivisible_ et
IMPERISSABLE.

Cette impassible necrologie fait voir au lecteur, comme dans un
navrant cauchemar, les massacres de septembre, les mitraillades de
Lyon, les noyades de Nantes et ces milliers de tetes fraichement
coupees d'enfants, d'adultes, de vieillards, de jeunes filles, de
savants, de magistrats, d'artisans, de soldats, de pretres, entassees
pele-mele pour la satisfaction du peuple-roi en delire.

La lecture de cette _Liste exacte des guillotines_ m'a fait faire une
remarque que je n'ai vue encore nulle part. C'est que la majorite des
victimes appartenaient aux classes les plus humbles de la societe.
Ce furent pour la plupart des ouvriers, des petits bourgeois, des
cultivateurs, des employes, qui payerent de leur vie le triomphe d'une
revolution accomplie par eux et pour eux.]

En Amerique, la posterite a commence pour La Fayette. Sa memoire est
veneree, sa reputation pure de toute souillure. Mais dans sa patrie
meme on ne le juge pas et on ne peut pas encore le juger avec
impartialite. Les dissensions nees des luttes de 1789 et des massacres
de 1793 ne sont pas apaisees. La Revolution francaise n'est pas
terminee. L'egalite civile est acquise, mais la liberte politique est
toujours en question. Elle a de nombreux partisans, mais aussi de
puissants adversaires. Les Francais sauront-ils la conquerir et la
conserver[83]?

[Note 83: Voir sur ce sujet: de Parieu. _Science politique,_ p. 399.]

La Fayette a trop fait pour elle aux yeux des uns, pas assez au gre
des autres. N'ayant d'aspirations que pour le bien public, il ne fut
d'aucun camp, d'aucune faction. Tous les partis le repoussent comme
un adversaire; et, tandis qu'en France on conteste ses talents
militaires, que l'on qualifie son desinteressement de comedie, son
liberalisme de calcul, les Americains lui elevent des monuments et
associent dans leur reconnaissance son nom a celui de Washington.

Deux hommes qui, par leur position sociale, etaient les adversaires
naturels de La Fayette, mais que leur intelligence forcait a
reconnaitre sa valeur, lui ont rendu justice de son vivant. Napoleon,
il me semble, n'a jamais doute des principes ni des sentiments de M.
de La Fayette. Seulement il n'a pas cru a sa sagacite politique. On
sait qu'il fit aussi de la mise en liberte de La Fayette, prisonnier
des Autrichiens a Olmutz, une des conditions du traite de Campo-Formio.

Charles X, dans une audience qu'il donnait a M. de Segur en 1829, lui
dit: "M. de La Fayette est un etre complet; je ne connais que deux
hommes qui aient toujours professe les memes principes: c'est moi et
M. de La Fayette, lui comme defenseur de la liberte, moi comme roi de
l'aristocratie." Puis, en parlant de la journee du 6 octobre 1789:
"Des preventions a jamais deplorables firent qu'on refusa ses avis et
ses services[84]."

[Note 84: Cloquet, 109.]

Quand la France, soustraite par le temps aux influences qui alterent
la justice de ses arrets, pourra compter ceux de ses enfants qui ont
reellement merite d'elle, j'espere qu'elle mettra au premier rang les
hommes qui, tels que Malesherbes et La Fayette, par leur courage civil
et leurs qualites morales, leur inalterable serenite dans la bonne
comme dans la mauvaise fortune, furent les vrais apotres de la
civilisation et les plus sinceres amis de l'humanite.



VIII


Un historien francais a dit que les premiers Francais qui passerent
en Amerique reussirent mal[85]. La plupart etaient, en effet, de deux
especes egalement incompatibles avec les idees des Americains et avec
le genre de guerre que ceux-ci soutenaient. Les uns n'etaient que des
aventuriers qui recherchaient surtout un succes facile et une gloire
rapide. Ils pensaient qu'on leur confierait de suite, sinon la
direction des armees, du moins celle des regiments. Les autres etaient
de jeunes nobles que le principe meme de la guerre touchait peu, mais
qui, las de leur inaction, voulaient se signaler par quelque action
d'eclat dans une expedition hasardeuse et lointaine. Or le Congres ne
voulut point commettre a la fois une injustice et une faute en donnant
des commandements aux premiers; les seconds, de leur cote, se virent
bientot engages dans une guerre penible, fatigante, dans laquelle
l'ardeur chevaleresque devait le ceder au courage patient, dont le but
etait la liberte d'un peuple et non la gloire des soldats[86]. Ces
coureurs d'aventures revinrent bientot, mecontents des Americains et
decriant leur cause avec mauvaise foi. Ils furent peu ecoutes. Bientot
leurs injustes plaintes se perdirent dans les elans d'enthousiasme
que souleva la genereuse conduite de La Fayette et la constance avec
laquelle il persevera dans sa premiere resolution.

[Note 85: _Histoire des Etats-Unis,_ par Scheffer. Paris, 1825, page
174.--L'auteur semble avoir eu des relations avec La Fayette.--Voir
aussi _Mem. du chevalier Quesnay de Beaurepaire._ Paris, 1788.

Le 24 juillet 1778, le general Washington ecrivait a Gouverneur
Morris, a Philadelphie: "La prodigalite avec laquelle on a distribue
les grades aux etrangers amenera certainement l'un de ces maux: de
rendre notre avancement militaire meprisable, ou d'ajouter a nos
charges actuelles en encourageant les etrangers a tomber sur nous par
torrents, que nos officiers nationaux se retireront du service... Non,
nos officiers ne verront pas Injustement places au-dessus d'eux des
etrangers qui n'ont d'autres Titres qu'un orgueil et une ambition
effrenes..... _Memoires de Gouverneur Morris,_ I, 135. Paris, 1842.]

[Note 86: _Silas Deane en France_. Mss imprimes a Philadelphie pour
le _Seventy-Six Society_ (p. 16) donnent des renseignements sur les
procedes des commissaires americains a Paris. Arthur Lee, p. 170,
accuse Deane de legerete et de vanite a l'egard des officiers
francais. Deane, p. 65, se vante de sa conduite.]

Si La Fayette donna une impulsion toute nouvelle a l'emigration des
jeunes nobles francais en Amerique, il faut aussi citer parmi ceux qui
l'avaient precede des officiers qui ne manquaient ni de talent ni de
courage, et que je ne dois pas confondre avec les aventuriers dont a
parle l'historien cite plus haut.

Des 1775, on trouve dans les _Archives americaines_ que deux officiers
francais, MM. Penet et de Pliarne, furent recommandes par le
gouverneur Cook, de Providence, au general Washington, pour qu'il
entendit les propositions qu'ils avaient a faire en faveur de la
cause de l'independance. Ces officiers arrivaient du Cap Francais
(Saint-Domingue) et furent recus en decembre par le Congres, qui
accepta leurs offres relativement a des fournitures de poudre, d'armes
et d'autres munitions de guerre. La convention secrete qui fut alors
conclue recut son execution, du moins en partie, car, dans une lettre
adressee de Paris, le 10 juin 1776, par le docteur Barbue-Dubourg a
Franklin, celui-ci dit qu'il a recu de ses nouvelles par M. Penet,
arrive de Philadelphie, et qu'un envoi de 15,000 fusils des
manufactures royales qui lui ont ete livres sous le nom de _La
Tuilerie_, fabricant d'armes, va partir de Nantes avec ce meme
Penet[87].

[Note 87: Le docteur Dubourg s'etait abouche avec Silas Deane, qui lui
avait ete adresse par Franklin. Il esperait sans doute se faire donner
une subvention pour la fourniture secrete des armes et des munitions
aux Americains; peut-etre meme recut-il cette subvention, puisqu'il
expedia en Amerique quelques chargements et qu'il envoya quelques
negociateurs au Congres. Mais il vit d'un tres-mauvais oeil que le
gouvernement francais eut donne a Beaumarchais la preference des
fournitures secretes aux colons insurges. Il en ecrivit a M. de
Vergennes en blamant le ministre de son choix (Voir de Lomenie,
_Beaumarchais et son temps_.)]

Barbue-Dubourg, qui etait un agent zele du parti americain, ecrit en
meme temps qu'il a engage, avec promesse du grade de capitaine dans
l'armee americaine, et moyennant quelques avances d'argent, le sieur
Favely, officier de fortune et ancien lieutenant d'infanterie. Au
sieur Davin, ancien sergent-major tres-distingue, il n'a promis que le
payement du passage par mer. Il a engage en outre M. de Bois-Bertrand,
jeune homme plein d'honneur, de courage et de zele, qui en France a un
brevet de lieutenant-colonel, mais qui ne demande rien.

Je n'ai pas rencontre autre part les noms de ces officiers. Mais je
vois dans une autre correspondance que M. de Bois-Bertrand partit en
juillet 1776, en emmenant a ses frais deux bas officiers d'une grande
bravoure. Barbue-Dubourg lui avait fait esperer le grade de colonel.

Les milices americaines manquaient d'ingenieurs. Ce fut encore
Barbue-Dubourg qui se chargea d'en procurer. Dans sa lettre du 10 juin
1776, deja citee, il s'exprime ainsi a ce sujet. "J'ai arrete
deux ingenieurs: l'un, M. Potter de Baldivia, tout jeune mais
tres-instruit, fils d'un chevalier de Saint-Louis qui etait ingenieur
attache au duc d'Orleans; l'autre, Gille de Lomont[88], jeune homme
d'un merite peu commun quoiqu'il n'ait encore ete employe qu'a la
paix; mais on ne peut pas en decider d'autres."

[Note 88: _Notices biogr_.]

"J'ai parle a M. de Gribeauval, lieutenant general des armees du roi
et directeur de l'artillerie, qui croit qu'il faut vous en envoyer
trois dont, l'un en chef, qui serait M. Du Coudray[89], officier
tres-distingue et tres-jalouse, qui a servi en Corse, et dont les
connaissances en chimie pourraient etre tres-utiles."

Les seuls ingenieurs qui furent envoyes en Amerique avec une mission
secrete du gouvernement francais furent de Gouvion, Du Portail, La
Radiere et Launoy. Ils furent engages par Franklin, alors a Paris,
qui avait ete charge par le Congres de cette negociation; mais ils
n'arriverent en Amerique qu'apres La Fayette, le 29 juillet 1777[90].

Le plus ancien des officiers volontaires sur lequel j'aie des donnees
positives est M. de Kermovan. Le 24 mars 1776[91], M. Barbue-Dubourg
ecrit de Paris au docteur Franklin, a Philadelphie: "Je pense
tres-serieusement que le chevalier de Kermovan est un des meilleurs
hommes que votre pays puisse acquerir. Il a deja embrasse ses
sentiments, et il ne demande rien avant d'avoir fait ses preuves; mais
il a l'ambition d'obtenir un rang quand son zele et ses talents seront
eprouves. Il est dispose a s'exposer a tous les dangers comme simple
volontaire aussi bien que s'il avait le commandement en chef. Il me
parait bien instruit dans l'art militaire."

[Note 89: Ce Tronson du Coudray dont il est question ici obtint en
effet la permission d'aller en Amerique comme volontaire, et partit
avec une troupe d'officiers francais pour rejoindre l'armee
de Washington. Ils etaient sur le premier batiment frete par
Beaumarchais, parti du Havre en janvier 1777. Le 17 septembre 1777 il
traversait le Schuylkill sur un bateau plat, lorsque le cheval trop
fringant qu'il montait se mit a reculer et precipita son cavalier dans
le fleuve, ou il se noya. Son aide de camp, Roger, tenta de le
sauver. Du Coudray fut enterre aux frais des Etats-Unis. Il etait
tres-mecontent des procedes de Beaumarchais envers lui. _Silas Deane
en France_, p. 33.

La Fayette (_Memoires_, page 19) dit que Du Coudray partit avec lui.
Du Coudray vint en Amerique avant La Fayette, en janvier 1777, sur
l'_Amphitrite_, premier batiment frete par M. de Beaumarchais pour
les Americains, selon M. de Lomenie. Silas Deane laisse en doute
par quelle voie Du Coudray partit, p. 35. Voir aussi _Notices
biographiques_.]

[Note 90: _Notices biographiques_.]

[Note 91: Arch. americaines.]

Il quittait la France le 6 avril, et le 21 juin 1776, le _board of
war_, ayant juge que le chevalier de Kermovan avait donne des preuves
indubitables de son bon caractere et de son habilete dans l'art de la
guerre, le recommande au Congres comme ingenieur, et croit que les
autorites de Pensylvanie doivent l'employer aux constructions de
Billingsport, sur la Delaware. Il fut commissionne dans ces conditions
le 4 juillet 1776.

Citons encore parmi les volontaires qui accompagnerent La Fayette,
le precederent ou le suivirent de tres-pres: De Mauroy, qui l'avait
accompagne dans sa fuite de France; De Gimat, son aide de camp intime;
Pontgibaud, qui fut aussi son aide de camp; Armand de la Rouerie, plus
connu sous le nom de _colonel Armand_, que sa bravoure chevaleresque,
son caractere liberal et ses aventures rendirent populaire en
Amerique; de Fleury, le heros de Stony-Point; Mauduit du Plessis, le
heros de Redbank; Conway, Irlandais au service de la France, "homme
ambitieux et dangereux," dit La Fayette[92]. Il fut entraine dans
des intrigues qui avaient pour but d'opposer Gates et Lee a
Washington[93], et justifia dans ces tristes affaires la mauvaise
opinion que son general avait de lui; de Ternant, de La Colombe,
Touzard, le major L'Enfant et d'autres.

Enfin, parmi les etrangers: Pulaski et Kosciusko, qui ont tous
deux joue des roles importants dans les revolutions de Pologne; de
Steuben[94], officier prussien, venu vers le commencement de 1778,
et qui organisa la discipline et les manoeuvres dans l'armee
americaine[95].

[Note 92: _Memoires_.]

[Note 93: Pour connaitre les intrigues qui avaient pour but de
renverser Washington et de lui substituer Charles Lee, ou Gates, ou
tout autre, intrigues dont je parlerai plus longuement dans une autre
partie de mon travail, voir les ouvrages suivants:

_M. Lee's Plan._--March. 29, 1777, ou _la Trahison de Charles Lee_,
par George H. Moore. New-York, 1860.

_Proceedings of a general court Martial_, for the trial of
major-general Lee. July, 1778. Cooperstown, 1823.

_Vie de Charles Lee_, pages 227-229, pour la lettre de Joseph Reed.

_Vie de Washington_, par Irving, II, 284. Sparks, vol. V, _passim._]

[Note 94: M. de Lomenie, dans _Beaumarchais et son temps_, a blame le
peuple des Etats-Unis et leur gouvernement pour leur ingratitude et
leur injustice envers Beaumarchais. Il n'appartient pas a cette petite
monographie d'entrer dans une discussion a ce sujet, dont M. de
Lomenie dit qu'il a une parfaite connaissance. Mais pour montrer
combien Beaumarchais Rendait desagreables, depuis le commencement,
ses relations avec le Congres, je donne ici l'extrait suivant des
_Memoires_ (du comte de More) Pontgibaud:

"Le gouvernement francais se decida alors a reconnaitre l'independance
des Etats-Unis et a envoyer M. Gerard pour ministre aupres du Congres.
Il etait temps, car l'on etait tres-peu satisfait des secours que
la France faisait parvenir par l'intermediaire du sieur Caron de
Beaumarchais. La correspondance de cet homme choquait universellement
par son ton de legerete qui ressemblait a l'insolence. J'ai conserve
la copie d'une de ces lettres.

Messieurs, je crois devoir vous annoncer que le vaisseau
l'_Amphitrite_, du port de 400 tonneaux, partira au premier bon
vent pour le premier port des Etats-Unis qu'il pourra atteindre.
La cargaison de ce vaisseau qui vous est destine consiste en 4,000
fusils, 80 barils de poudre, 8,000 paires de souliers, 3,000
couvertures de laine; plus quelques officiers de genie et
d'artillerie, item un baron allemand, jadis un aide de camp du prince
Henri de Prusse; je crois que vous pourrez en faire un general et suis
votre serviteur,

"C. DE BEAUMARCHAIS."

Le Congres fut indigne de cette maniere d'ecrire, et nous eumes tous
connaissance de cette impertinente lettre, moins impertinente encore
que ne le fut toute la vie de l'homme qui l'ecrivit.

L'officier allemand dont il parlait si cavalierement etait le baron
de Steuben, grand tacticien, qui arriva accompagne du chevalier de
Ternant, officier tres-distingue; il y avait peu de Francais encore a
cette epoque."

L'ouvrage de M. de Lomenie a ete critique et refute sur une autre
phase de la vie de Beaumarchais par M. Paul Huot: _Beaumarchais
en Allemagne_, Paris, 1869. Un autre jugement assez severe sur
Beaumarchais a ete exprime par un de ses compatriotes dans la _Revue
retrospective_, Paris, 15 mars 1870, p. 168.--Voir aussi _Notices
biographiques_ et _Silas Deane en France_, p. 73.]

[Note 95: J'ai consacre une notice detaillee a chacun de ces hommes
et a un grand nombre d'autres moins connus, dans les _Notices
biographiques_.]

Le Congres, rassure sur le sort de Philadelphie, etait rentre dans
cette ville le 27 fevrier 1777, apres la bataille de Trenton.
L'arrivee des volontaires europeens apportait plutot aux Americains
un secours moral qu'une aide effective. Ils etaient de beaucoup
inferieurs en nombre a leurs adversaires; mais l'habilete des chefs et
l'opiniatrete des soldats suppleerent a cette inferiorite numerique.

Des le mois de juin 1777, on apprit que sir William Howe, parti de
New-York, se dirigeait avec seize mille hommes sur les cotes de la
Pensylvanie. Il debarqua ses troupes dans le Maryland, et Washington
s'avanca au-devant de lui avec onze mille hommes. Les deux armees ne
tarderent pas a se rencontrer sur les bords de la Brandywine, et le
11 septembre elles se livrerent un combat dans lequel les generaux
americains furent battus en detail. Le comte Pulaski s'y distingua, et
La Fayette, qui marchait encore en simple volontaire a la tete d'une
brigade, eut la cuisse traversee d'une balle, ce qui ne l'empecha pas
de continuer la lutte, de tenter de rallier les fuyards et de quitter
l'un des derniers le champ de bataille. Sir William Howe entra a
Philadelphie et le Congres se transporta a Lancastre.

D'un autre cote, le general Gates avait succede a Saint-Clair dans le
commandement des troupes qui avaient abandonne Ticonderoga au debut de
la campagne. Il se reunit aux generaux Arnold et Morgan, qui avaient
du abandonner le Canada, et resolut de s'opposer a la marche hardie du
general Burgoyne. Celui ci, qui avait remplace Carleton, attendit les
Americains sur les hauteurs de Behmis-Hights. Une bataille opiniatre
s'y livra le 19 septembre[96].Les Anglais furent battus, sans perdre
toutefois leur position. Mais, vaincu dans un nouveau combat livre le
7 octobre a Saratoga, Burgoyne, enveloppe sans espoir de secours, fut
oblige de capituler avec son armee. C'etait le plus beau succes que
les Americains eussent encore remporte depuis le commencement de la
lutte: une artillerie nombreuse, des armes et dix mille prisonniers
tomberent en leur pouvoir.

[Note 96: On trouva sur le champ de bataille le cadavre d'une femme
qui avait ete tuee dans les rangs des milices americaines; ses armes
etaient encore disposees pour le combat et ses mains etaient pleines
de cartouches. (Fait rapporte par le cap. Anbury, des troupes royales;
_Voyages_, Londres, 1789, I, 437; Paris, I, 311).]

Cependant Washington reprenait l'offensive. Au moment ou les Anglais
le croyaient en pleine retraite, a la suite de sa defaite de
Brandywine, il s'approcha d'eux par une route detournee et les attaqua
avec vigueur dans leurs lignes. Un brouillard qui mit le desordre dans
ses corps d'armee lui ravit une victoire certaine. Il fut force a
la retraite apres avoir fait essuyer a l'ennemi des pertes bien
superieures aux siennes a Germantown (4 octobre 1777).

C'est a cette meme epoque qu'il faut placer la belle defense du fort
Red-Bank par le capitaine volontaire Duplessis-Mauduit a la tete de
quatre cents hommes, contre le colonel Donop, d'un regiment hessois
qui ne comptait pas moins de seize cents soldats. Ce regiment fut en
partie detruit et son colonel tue. Les Americains durent pourtant
abandonner cette place, ainsi que le fort Mifflin.

La victoire de Saratoga determina Louis XVI a ceder aux instances de
ses ministres et de Franklin. Le 6 fevrier 1778 il signa avec les
Etats-Unis un traite de commerce, auquel etait joint un traite
d'alliance offensive et defensive pour le cas ou l'Angleterre
declarerait la guerre a la France. Cette mesure doit etre attribuee en
grande partie a l'impulsion que La Fayette avait donnee a l'opinion
publique en France, et au revirement d'idees qui s'etait produit dans
les esprits a la suite de ses rapports favorables aux Americains. La
nouvelle en parvint le 3 mai au Congres. Elle fut accueillie par des
rejouissances publiques et provoqua le plus vif enthousiasme.

En Angleterre, lord Chatham se fit transporter a la Chambre et proposa
de declarer immediatement la guerre a la maison de Bourbon. Son
discours termine, il tomba evanoui et mourut dans la meme journee. Sa
motion fut adoptee et l'ambassadeur anglais pres la cour de Versailles
immediatement rappele. Lord North voulut conjurer le peril en offrant
aux colonies ce qu'elles avaient demande depuis 1774, avec une
amnistie illimitee. Les Americains repousserent tout arrangement qui
n'avait pas pour base la reconnaissance de leur independance. La
guerre continua avec un caractere de plus en plus violent.



IX


C'est a ce moment surtout que la France put apprecier les bons effets
de l'administration de Choiseul. Sa marine put lutter avec avantage
contre celle de l'Angleterre. Une flotte de douze vaisseaux et de
quatre fregates partit de Toulon pour l'Amerique, sous les ordres du
comte d'Estaing. Une autre fut rassemblee a Brest pour combattre dans
les mers d'Europe. Enfin on prepara une expedition pour faire une
descente en Angleterre. Le combat de la _Belle-Poule_ (capitaine de
La Clochetterie) ouvrit glorieusement les hostilites. Le comte
d'Orvilliers, sorti de Brest avec trente-deux vaisseaux, tint la
fortune indecise, dans la bataille d'Ouessant, contre l'amiral Keppel
(27 juillet 1778). L'Angleterre, effrayee de voir la France reparaitre
sur mer a armes egales, fit passer son amiral devant un conseil de
guerre.

En Amerique, Clinton, menace d'etre enveloppe dans Philadelphie par
l'armee de Washington et par la flotte du comte d'Estaing, se replia
sur New-York, ou il ne rentra toutefois qu'apres avoir essuye un
echec a Monmouth (28 juin 1778). Pour diviser les forces qui le
poursuivaient, il envoya le colonel Campbell dans la Georgie, et la
guerre s'etendit alors aux colonies du Sud.

Le general anglais Prevost vint rejoindre Campbell, et le chef des
milices americaines, Lincoln, fut force de leur abandonner, avec la
Georgie, toute la Caroline du Sud. Les Anglais faisaient de ce cote
une guerre d'extermination qui soulevait contre eux les populations,
aussi le general Lincoln put-il bientot reprendre l'offensive et
forcer l'ennemi a lever le siege de Charleston (mars 1779).

En meme temps, sir H. Clinton envoyait des detachements sur les cotes
de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre pour tout ravager. Ils ne
reussirent que trop dans cette barbare mission. Ce general concentra
ses troupes sur le bord de l'Hudson et vint attaquer les forts de
Verplanck et de Stoney-Point. Cette derniere place fut prise, puis
reprise par Wayne. Le lieutenant-colonel de Fleury se precipita le
premier dans les retranchements qu'il avait fait construire et saisit
le drapeau anglais. Les Americains, non moins genereux que braves,
accorderent la vie sauve a la garnison anglaise, bien qu'elle eut
commis d'horribles massacres. Washington dut pourtant abandonner ce
poste apres en avoir enleve les munitions et en avoir detruit les
defenses.

Aux Antilles, le marquis de Bouille deployait une activite et des
talents que l'imperitie des amiraux et les mauvais temps paralyserent
souvent, mais qui jeterent pourtant sur les armes francaises un eclat
nouveau. La Dominique fut prise; mais les Anglais s'emparerent de
Sainte-Lucie que d'Estaing ne put recouvrer[97].

[Note 97: _Histoire raisonnee des operations militaires et politiques
de la derniere guerre,_ par M. Joly de Saint-Vallier, lt-col.
d'infanterie. Liege, 1783.--L'auteur (pages 70 et 99) fait un grand
eloge de M. de Bouille.

Voir _Notices biographiques_ et aussi _la Vie de M. de Bouille._
Paris. 1853.]

C'est a cette epoque que La Fayette demanda au Congres l'autorisation
de retourner en France, soit pour servir d'une maniere plus efficace a
la Cour la cause americaine, soit pour reprendre du service dans son
pays si la guerre devenait continentale. Il s'embarqua a Boston, sur
_l'Alliance_[98], le 11 janvier 1779, comble des remerciements et
des felicitations du Congres. Il revint quelques mois plus tard sur
_l'Hermione_ a Boston, le 28 avril 1780, reprendre son poste dans la
guerre de l'independance, precedant les secours en hommes, en effets
et en argent qu'il avait obtenus du gouvernement francais.

[Note 98: La fregate _l'Alliance_ fut achevee specialement pour
ramener La Fayette en France en 1779.]

D'Estaing compensa la perte de Sainte-Lucie en s'emparant des iles de
Saint-Vincent et de la Grenade, en presence de la flotte commandee
par l'amiral Byron. Il lui livra ensuite une bataille navale, le 6
juillet, qui mit les vaisseaux anglais hors d'etat de tenir la mer.
Le pavillon francais eut en ce moment l'empire de la mer dans les
Antilles et d'Estaing put se diriger vers les cotes de la Georgie pour
reconquerir cette province en soutenant le general Lincoln. Le siege
de Savannah (septembre 1779), attaque infructueuse, qui fit couler
tant de sang francais sur le territoire des Etats-Unis, fut
immediatement entrepris.

Le comte d'Estaing declara plusieurs fois qu'il ne pouvait pas rester
a terre plus de dix ou quinze jours. La prise de Savannah etait
regardee comme certaine. Pleine de cet espoir, la milice se mit en
campagne avec une ardeur extraordinaire. Les Anglais avaient coule
a fond dans le canal deux vaisseaux armes, quatre transports et
plusieurs petits batiments. Les grands vaisseaux du comte d'Estaing ne
pouvaient s'approcher du rivage et le debarquement ne put
s'effectuer que le 12 septembre avec de petits vaisseaux envoyes de
Charleston[99].

[Note 99: Ms. de Dupetit-Thouars.]

Le 16, Savannah fut somme de se rendre _aux armes de France_. Cette
sommation ne fut ainsi faite que parce que l'armee americaine n'etait
pas encore arrivee; mais les loyalistes en prirent pretexte pour
accuser les Francais de vouloir faire des conquetes pour leur propre
compte.

La garnison demanda vingt-quatre heures pour reflechir a une reponse.
Cette demande n'avait d'autre but que de donner le temps a un
detachement commande par le lieutenant-colonel Maitland de se joindre
a l'armee anglaise dans Savannah. Cette jonction s'opera en effet
avant l'expiration du delai, et le general Prevost se crut alors en
etat de resister a un assaut.

Les assiegeants, reduits a la necessite de faire une brusque attaque
ou de faire un siege en regle, se virent contraints de prendre le
premier parti. La distance ou etait leur flotte et le defaut de
voitures leur firent perdre un temps d'autant plus precieux que leurs
adversaires travaillaient avec une grande activite a augmenter leurs
moyens de defense. Plusieurs centaines de negres, sous la direction du
major Moncrief, perfectionnaient chaque jour les ouvrages de la
ville. Ce ne fut que le 23 au soir que les Francais et les Americains
ouvrirent la tranchee.

Le 24, le major Graham a la tete d'un faible detachement des assieges
fit une sortie sur les troupes francaises, qui le repousserent sans
difficulte; mais ceux-ci s'approcherent si pres des retranchements de
la place qu'a leur retour ils furent exposes a un feu tres vif qui
leur tua plusieurs hommes.

La nuit du 27, une nouvelle sortie eut lieu sous la conduite du major
Mac-Arthur. Elle jeta un tel trouble chez les assiegeants que les
Francais et les Americains tirerent quelque temps les uns sur les
autres.

Assiegeants et assieges se canonnerent sans grand resultat jusqu'au 8
octobre. Ce jour-la, le major L'Enfant emmena cinq hommes et marcha a
travers un feu tres-vif jusque contre les ouvrages de la place pour
mettre le feu aux abattis. L'humidite du bois empecha le succes de
cette tentative hardie dans laquelle le major fut blesse.

Sur les instances des ingenieurs, qui ne croyaient pas a la
possibilite d'un succes rapide par un siege en regle, et sur les
representations de ses officiers de marine, qui lui montraient les
perils auxquels etait exposee la flotte, le comte d'Estaing se
determina a livrer l'assaut.

Le 9 octobre au matin, trois mille cinq cents hommes de troupes
francaises, six cents de troupes continentales et trois cent cinquante
de la milice de Charleston conduits par le comte d'Estaing et le
general Lincoln s'avancerent avec la plus grande intrepidite jusqu'aux
lignes ennemies. En meme temps la milice du pays etait occupee a deux
fausses attaques. Le feu des Anglais fut si violent et si bien dirige
que le front de la colonne d'attaque fut mis en desordre. Il y eut
pourtant deux etendards de plantes dans les redoutes anglaises. En
vain le comte Pulaski, a la tete de deux cents hommes a cheval,
voulut-il penetrer dans la ville en passant au galop entre les
redoutes. Il fut atteint d'une blessure mortelle[100]. Enfin
les assaillants, apres avoir soutenu le feu des ennemis pendant
cinquante-cinq minutes, firent une retraite generale.

Le comte d'Estaing recut deux blessures et ne dut son salut qu'au
devouement du jeune Truguet[101]. Six cent trente-sept hommes de ses
troupes et deux cent cinquante-sept des troupes continentales furent
tues ou blesses. Des trois cent cinquante de la milice de Charleston,
quoiqu'ils fussent des plus exposes au feu de l'ennemi, il n'y eut de
tue que le capitaine Shepherd et six blesses.

[Note 100: Notices biograph.]

[Note 101: Idem.]

Pendant le jour de la sommation, _il n'y avait pas dix canons de
montes_ sur les lignes de Savannah. Aussi la defense de cette
place fit-elle le plus grand honneur au general Prevost, au
lieutenant-colonel Maitland et au major Moncrief. Celui-ci mit une
telle activite dans ses preparatifs de defense, qu'en quelques jours
il avait mis plus de quatre-vingts canons en batterie.

La garnison comptait de deux a trois mille hommes de troupes
regulieres anglaises, avec cent cinquante miliciens seulement. Les
pertes qu'elle eprouva furent insignifiantes, car les soldats tiraient
a couvert et beaucoup des assaillants n'eurent pas meme l'occasion de
faire feu.

Immediatement apres le mauvais succes de cette entreprise, la milice
americaine retourna dans ses foyers. Le comte d'Estaing rembarqua ses
troupes avec son artillerie et ses bagages et quitta le continent.

Cependant les succes des Francais aux Antilles avaient eu un grand
retentissement en Europe. L'amiral Rodney se trouvait alors a Paris,
ou il etait retenu par des dettes qu'il ne pouvait payer. Un jour
qu'il dinait chez le marechal de Biron, il traita avec dedain les
succes des marins francais, en disant que s'il etait libre il en
aurait bientot raison. Le marechal paya ses dettes et lui dit:
"Partez, monsieur; allez essayer de remplir vos promesses; les
Francais ne veulent pas se prevaloir des obstacles qui vous empechent
de les accomplir." Cette generosite chevaleresque couta cher a la
France[102].

[Note 102: _Anecdotes historiques sur les principaux personnages
anglais._ 1 vol. in-12,1784.]

En effet, apres le rappel de l'amiral Byron, Rodney fut envoye pour le
remplacer aux Indes occidentales[103].

[Note 103: Il emmenait a son bord le troisieme fils du roi,
Guillaume-Henri, qui passa par tous les grades. L'amiral ravitailla
Gibraltar sur sa route, et prit, devant cette place, quatre des huit
vaisseaux espagnols qui la bloquaient. Un de ces vaisseaux se trouvant
trop faible d'equipage pour manoeuvrer par un gros temps et etant
sur le point de perir ou d'echouer, les Anglais voulurent forcer les
prisonniers espagnols qu'ils avaient enfermes a fond de cale, de les
aider a sauver le vaisseau. Les prisonniers repandirent tous qu'ils
etaient prets a perir avec leurs vainqueurs, mais qu'ils ne leur
donneraient aucune assistance pour les tirer du danger, a moins qu'ils
n'eussent la liberte de ramener le vaisseau dans un des ports de
l'Espagne. Les Anglais furent forces d'y consentir et les Espagnols
ramenerent leurs _vainqueurs_ prisonniers a Cadix. (Saint-Valier,
_Hist._, page 86.)]

Il livra au comte de Guichen, l'annee suivante, trois combats indecis,
mais meurtriers, et s'empara de Saint-Eustache sur les Hollandais.
Cette petite colonie, a peine defendue par cent hommes, fut
honteusement pillee par le vainqueur, qui tendit en outre une sorte
de piege aux vaisseaux hollandais en laissant flotter sur l'ile le
pavillon de leur nation. L'Angleterre ne profita pas pourtant du fruit
de ces rapines auxquelles ses amiraux n'etaient que trop habitues. Le
convoi envoye par Rodney, charge d'un butin d'une valeur de plus de
soixante millions, porte par plus de vingt batiments, fut pris tout
entier en vue des cotes d'Angleterre par l'amiral La Motte Piquet.
Cette deconvenue vint mettre un terme a la joie ridiculement exageree
que les habitants de Londres avaient manifestee a la nouvelle de la
facile conquete de Saint-Eustache[104].

[Note 104: L'amiral Rodney revint en 1781 a Londres. York-town
venait d'etre prise et il se montra neanmoins a la Cour comme un
triomphateur. Il tirait son plus grand eclat des depouilles des
malheureux habitants de Saint-Eustache; mais comme cette ile fut
reprise le 26 novembre 1781 par les Francais, on distribua aux soldats
la somme d'argent considerable que L'amiral anglais y avait laissee,
dans l'impossibilite ou il s'etait trouve de pouvoir l'emporter.]


La diversion tentee par Clinton dans la Georgie avait completement
reussi par l'echec de d'Estaing devant Savannah. Ce general profita du
moment ou Washington etait reduit a l'inaction par la misere de son
armee pour faire quitter New-York a une partie de ses troupes et pour
s'emparer de Charleston, dans la Caroline du Sud, ou il fit 5,000
Americains prisonniers (mai 1780). Il laissa ensuite dans cette
province lord Cornwallis, qui battit tous ceux que le Congres chargea
de le chasser.

C'est sur ces entrefaites que La Fayette revint d'Europe et releva,
par les bonnes nouvelles qu'il apportait, le courage abattu des
Americains. En juillet, le corps expeditionnaire aux ordres du comte
de Rochambeau et fort de 6,000 hommes debarqua a Newport. Il etait
amene sur une escadre de dix vaisseaux aux ordres du chevalier de
Ternay. C'est pendant que Washington s'etait rapproche de New-York,
pour mieux correspondre avec Rochambeau, que le traitre Arnold entama
des negociations avec Clinton pour lui livrer West-Point, dont
Washington lui avait confie la garde.

On sait comment le complot fut decouvert et comment le major Andre, de
l'armee anglaise, perit victime de ses relations avec le traitre.

Avant de commencer ses operations, Rochambeau attendait des renforts
que le comte de Guichen devait lui amener de France; mais celui-ci
avait rencontre dans les Antilles, comme nous l'avons dit plus haut,
l'amiral Rodney, qui obligea le convoi francais a se refugier a la
Guadeloupe. Washington ne put qu'envoyer quelques renforts, avec La
Fayette, aux patriotes du Sud, et se resigna a remettre a la campagne
prochaine l'expedition decisive qu'il concertait avec Rochambeau. De
son cote, Cornwallis recevait des troupes qui portaient son armee a
12,000 hommes. La situation des Anglais paraissait donc aussi prospere
que par le passe.

Une vaste coalition se formait pourtant contre le despotisme maritime
de l'Angleterre. Cette nation s'arrogeait le droit de visite sur les
batiments neutres, sous pretexte qu'ils pouvaient porter des secours
et des munitions a ses adversaires. Catherine II, la premiere,
proclama, en aout 1780, la franchise des pavillons, a la condition
qu'ils ne couvriraient pas de contrebande de guerre. Pour soutenir
ce principe, appele _droit des neutres,_ elle proposa un plan de
neutralite armee qui fut successivement adopte par la Suede et le
Danemark, la Prusse, le Portugal, les Deux-Siciles et la Hollande.
Cette derniere nation, en donnant asile a des corsaires americains,
avait excite au plus haut degre la fureur des Anglais. Ils lui
declarerent la guerre. C'est alors que l'amiral Rodney leur enleva
Saint-Eustache. Les Espagnols prirent de leur cote Pensacola, dans la
Floride, tandis que de Grasse ravageait les Antilles anglaises et que
Bouille reprenait Saint-Eustache.

Ces victoires permirent a Washington et a Rochambeau d'executer enfin
une expedition qui fut aussi decisive qu'habilement menee. Pendant
l'hiver, l'armee americaine, privee des choses les plus necessaires,
avait supporte les plus rudes epreuves. Quelques regiments de
Pensylvanie et de New-Jersey s'etaient meme mutines. Les partisans
americains Marion et Sumpter avaient trop peu de troupes pour
entreprendre contre Cornwallis autre chose qu'une guerre
d'escarmouches. Le corps de Gates fut battu a Camden (aout 1780) et de
Kalb y fut tue. Pourtant Morgan[105], a la tete d'un corps de troupes
legeres, battit Tarleton au Cowpens (17 janvier 1781). Par une
retraite habile, Green amena Cornwallis jusqu'au dela du Dan, qui
separe la Virginie de la Caroline septentrionale. Il se renforca des
milices de Virginie et tomba a l'improviste sur les corps recemment
leves par Cornwallis, qu'il jeta dans un desordre tel qu'ils
s'entre-tuerent et que Cornwallis fit tirer des coups de canon contre
ses propres troupes, melees aux milices.

[Note 105: M. La Chesnays m'a communique une lettre manuscrite trouvee
dans les papiers de Blanchard et signee Daniel Morgan. Elle donne une
relation authentique de cette affaire. Elle est datee du camp "de
Craincreek", le 19 janv. 1781, et est adressee au general Green.]

Green livra un nouveau combat a Cornwallis, le 15 mars, pres
Guilford-House, et lui fit eprouver des pertes qui le forcerent
a retrograder sur Wilmington. Par une marche habile, il coupa la
retraite de la Caroline du Sud au general anglais, et il manoeuvra si
bien qu'apres la sanglante bataille de _Eutaw-Springs_ il ne resta
plus aux Anglais dans la Georgie et la Caroline que la ville de
Savannah et le district de Charleston.

Pendant ce temps[106], La Fayette, charge d'operer en Virginie contre
des forces quatre fois superieures en nombre, sacrifia encore une
partie de sa fortune pour maintenir ses soldats sous ses ordres, et,
joignant la prudence au courage, il sut, par des marches forcees et
des retours subits, tellement fatiguer Cornwallis et harceler ses
troupes, que le general anglais, apres avoir meprise sa jeunesse, fut
force de redouter son habilete[107].

[Note 106: Bien que j'en sois maintenant arrive a la partie de mon
travail qui a plus particulierement ete le sujet de mes recherches,
j'ai cru devoir en donner ici un rapide resume, pour ne pas
interrompre brusquement cet apercu general.]

[Note 107: "La nation etait loin d'etre prete pour les eventualites.
Un esprit de lassitude et d'egoisme regnait dans le peuple. L'armee,
mal disciplinee et mal payee, etait tres-inquiete. Les milices de
Pensylvanie et de New-Jersey s'etaient revoltees au commencement de
l'annee. Le gouvernement etait encore impuissant, la Confederation
faible, le Congres inerte, quoique existant toujours. Quand on lit que
ce corps etait pret a livrer le Mississipi a l'Espagne, bien plus, a
abandonner la reconnaissance expresse de l'Independance de l'Amerique,
comme le preliminaire indispensable des negociations avec la
Grande-Bretagne, quand on lit cela, on peut bien se figurer qu'il y
avait quelques preparatifs pour se soumettre aux exigences du moment.
Le baron allemand de Steuben, qui rassemblait des troupes en Virginie
au moment de l'invasion, fut rejoint apres par La Fayette, dont les
troupes avaient ete habillees pendant la marche aux frais de celui-ci.
Sur mer, la flotte francaise etait occupee a defendre les cotes contre
les envahisseurs. Il semble que les etrangers etaient les seuls
defenseurs de la Virginie et de l'Amerique." Voir l'excellent et
tres-exact resume intitule:

_Manual of United States History_, by Samuel Eliot. Boston, 1856,
258.]

Tout a coup, les troupes de Rochambeau quittent leur position de
New-Port et de Providence, ou etaient etablis leurs quartiers d'hiver,
et s'avancent vers Hartford. Washington arrete quelque temps l'armee
coalisee devant l'ile de New-York. Il fait des reconnaissances devant
la place et entretient son adversaire dans cette idee qu'il va diriger
tous ses efforts contre cette ville. Mais il n'attendait que la
promesse du concours de la flotte pour changer ses dispositions.
Le comte de Barras arrive de France sur la _Concorde_. Il venait
remplacer dans son commandement le chevalier de Ternay, et etait
accompagne du vicomte de Rochambeau, qui avait ete charge de hater
l'envoi des renforts et des secours promis. Ces renforts n'arrivent
pas; mais en revanche on apprend que la flotte de l'amiral de Grasse,
apres avoir pris Tabago et tenu Rodney en echec, s'avance avec 3,000
hommes tires des colonies sous les ordres du marquis de Saint-Simon,
pour forcer la baie de Chesapeak defendue par Graves, et bloquer
dans Yorktown Cornwallis, que La Fayette poursuit dans sa marche
retrograde.

Les camps sont leves devant New-York, et tandis que le comte de
Barras, malgre son anciennete de grade, va se mettre avec un noble
desinteressement sous les ordres de de Grasse, les generaux allies se
dirigent a marche forcee vers la Virginie. C'est vers Yorktown que,
pleins de confiance desormais dans le nombre et la bravoure de leurs
troupes, ils font converger tous leurs efforts. L'armee est divisee
en deux corps. L'un suit la voie de terre et, par Philadelphie et
Baltimore, arrive bientot a Williamsbourg pour donner la main aux
troupes de Saint-Simon et de La Fayette. Un autre corps, sous les
ordres de Custine, s'embarque a Head-of-Elk, touche a Annapolis,
et, sous la direction de Choisy et de Lauzun, prend position devant
Glocester. De son cote le comte de Grasse occupait la baie de
Chesapeak et coupait aux Anglais toute communication par eau.

Quelques jours suffirent pour tracer la premiere et la seconde
parallele. Deux redoutes arretaient les travaux des allies. On decida
de leur donner l'assaut. La Fayette avec une colonne de milices
americaines fut charge de s'emparer de celle de droite, tandis que
Guillaume de Deux-Ponts montait a l'assaut de celle de gauche. Les
troupes alliees rivaliserent d'ardeur. En quelques minutes ces
obstacles furent enleves.

En vain Cornwallis, reconnaissant que la resistance etait desormais
impossible, essaya-t-il de forcer le passage du York River en
abandonnant ses canons et ses bagages. Sa tentative ne reussit pas et
il dut capituler. La garnison fut faite prisonniere de guerre. Les
vaisseaux anglais furent le partage de la flotte francaise, tandis que
plus de 150 canons ou mortiers, la caisse militaire et des armes de
toute sorte furent remis aux Americains (11 octobre 1781).



X


Depuis la declaration de l'independance, les Americains avaient recu
de la France des secours plutot moraux qu'effectifs. Les envois
d'armes fournis par le gouvernement de Louis XVI furent plutot une
speculation de Beaumarchais et de quelques autres gens d'affaires
qu'une aide efficace.

Depuis trois ans que les Americains soutenaient ainsi seuls la lutte
contre la toute puissante Angleterre, leurs forces s'etaient epuisees
sans que leurs avantages eussent jamais ete bien marques, sans qu'ils
pussent entrevoir meme le jour ou leurs ennemis renonceraient a exiger
d'eux une soumission absolue. Leurs ressources financieres etaient
aussi aneanties. Leur situation devenait chaque jour plus perilleuse.
Il ne fallait rien moins que la fermete et l'autorite de Washington
pour maintenir les milices sous les drapeaux et entretenir encore
quelque confiance dans le coeur des partisans les plus sinceres de
l'independance.

L'arrivee de La Fayette a la cour de France en fevrier 1779 attira de
nouveau sur la situation des Americains l'attention du gouvernement,
plus preoccupe jusque-la d'intrigues et de futilites que de politique
et de guerre. Parti en fugitif deux ans auparavant, le jeune general
fut accueilli en triomphateur. Sa renommee avait grandi en traversant
l'Ocean, et il sut faire servir l'engouement dont il fut l'objet a la
cause de ses freres d'adoption. Il joignit ses instances a celles de
l'envoye americain John Laurens pour obtenir du roi un secours en
hommes et en argent, et la nouvelle de l'echec subi par d'Estaing
devant Savannah fut le dernier argument qui decida le cabinet de
Versailles a executer dans toute sa rigueur le traite d'alliance
offensive et defensive conclu avec Franklin le 6 fevrier 1778.

Il fut decide que la France enverrait aux Americains une escadre de
sept vaisseaux de ligne pour agir sur les cotes, un corps de troupes
qui devait etre de 10,000 ou 12,000 hommes et une somme de six
millions de livres. M. de Rochambeau fut nomme commandant en chef du
corps expeditionnaire, et le chevalier de Ternay fut mis a la tete de
l'escadre.

La Fayette se preoccupa ensuite des moyens d'execution. Il fit
comprendre aux ministres que, s'il ne commandait pas en chef le corps
expeditionnaire, ce qui serait surprenant pour les Americains, il
fallait du moins mettre a sa tete un general francais qui consentirait
a ne servir que sous les ordres du general en chef americain. Or, il
savait tres-bien que ses anciens compagnons d'armes en France etaient
jaloux de sa prompte fortune militaire et de sa brillante renommee. Il
savait mieux encore que les officiers qui etaient ses anciens en grade
ne voudraient pas servir sous ses ordres. Sa premiere proposition
ne fut donc faite qu'en vue de satisfaire le sentiment public en
Amerique, qui se reposait presque entierement sur lui de la conduite
de cette affaire. En presence des difficultes graves qui devaient
resulter de l'adoption d'une pareille determination, difficultes qui
pouvaient avoir les plus desastreuses consequences pour la cause a
laquelle il s'etait devoue, il promit de faire entendre aux Americains
qu'il avait prefere rester a la tete d'une de leurs divisions et qu'il
avait refuse le commandement du corps francais. Mais il insista sur ce
point que, pour ne pas blesser l'amour-propre des Americains, il etait
indispensable de choisir pour diriger l'expedition un general dont
la promotion fut recente, dont les talents fussent certainement a la
hauteur de sa mission, mais qui, considerant cette mission comme
une distinction, consentirait a accepter la suprematie du general
Washington. Le choix qui dans ces conditions fut fait du comte de
Rochambeau le satisfit pleinement, et, sans attendre le depart du
corps expeditionnaire, il s'embarqua a Rochefort, le 18 fevrier 1780,
sur la fregate _l'Hermione_, que le roi lui avait donnee comme etant
tres-bonne voiliere. Il n'etait accompagne que d'un commissaire des
guerres, M. de Corny, qui devait preparer l'installation de l'armee
a Rhode-Island[108]. Il lui tardait a lui-meme d'annoncer la bonne
nouvelle a Washington, et aussitot apres son debarquement a Boston, le
28 avril, il se hata de rejoindre a Morristown son bien-aime et revere
ami, comme il l'appelait dans ses lettres.

[Note 108: Voir la _Notice biographique_ sur M. de Corny, qui fut
accidentellement commissaire des guerres et revint en fevrier 1781.]

Les instructions donnees a M. de La Fayette par le ministre des
affaires etrangeres portaient que, pour prevenir toute meprise et
tout retard, il placerait tant a Rhode-Island qu'au cap Henry, a
l'embouchure de la Chesapeak, un officier francais charge d'attendre
l'escadre, qui devait atterrir en l'un de ces deux points, et de lui
donner toutes les informations dont elle aurait besoin en arrivant. Ce
fut M. de Galvan, officier francais au service des Etats-Unis, qui fut
seul envoye au cap Henry, suivant ces instructions, avec une lettre de
M. de La Fayette. Mais l'escadre ne devait pas aborder sur ce point,
et la precaution fut inutile.

Cependant les preparatifs de depart ne se faisaient pas avec toute
l'activite desirable. Tout ce qui dependait du departement de la
guerre fut, il est vrai, achemine sur Brest avec promptitude. Des les
premiers jours d'avril, on avait rassemble dans ce port les regiments
de Bourbonnais, de Soissonnais, de Saintonge, de Deux-Ponts, de
Neustrie, d'Anhalt, la legion de Lauzun, un corps d'artillerie et
de genie avec un equipage de campagne, un equipage de siege et de
nombreux approvisionnements. Mais le ministre de la marine ne deploya
pas la meme promptitude. Le depart de la flotte de M. de Guichen, avec
tous les transports de troupes et de munitions que l'on envoyait aux
Antilles, avait prive Brest de ses vaisseaux de transport. Des ordres
tardifs furent envoyes a Bordeaux pour en fournir. Ceux-ci furent
arretes par le vent et, l'on fut oblige d'en faire venir de
Saint-Malo, ou l'on n'en put trouver qu'un nombre insuffisant.

Pourtant il fallait se presser de partir sous peine de voir la
situation devenir critique et la traversee perilleuse. On savait que
l'Angleterre armait une escadre pour arreter le corps expeditionnaire
francais, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'elle n'aurait pas
de convoi a proteger. On apprenait d'autre part que la situation
des Americains devenait de jour en jour plus grave et qu'un secours
immediat leur etait necessaire. Le conseil des ministres envoya a M.
de Rochambeau l'ordre d'embarquer immediatement une partie de ses
troupes et de son materiel et de partir au premier vent favorable. En
vain le general reclama-t-il contre le danger auquel on l'exposait en
reduisant de moitie un corps d'armee qui n'etait deja que trop faible.
Il ne put obtenir que la promesse formelle de l'envoi prochain de la
seconde division de son armee. Il se resigna a emmener le plus de
troupes qu'il pourrait et a partir au plus vite.

Je donne ici, d'apres Blanchard, les noms des officiers generaux et
des principaux personnages de cette armee.

  M. le comte de Rochambeau, lieutenant general, commandant en chef.

  Le baron de Viomenil[109],        |
  Le comte de Viomenil,             | Marechaux de camp.
  Le chevalier de Chastellux[110],  |
  De Beville, brigadier, marechal general des logis[111].
  De Tarle, commissaire ordonnateur faisant fonctions d'intendant.
  Blanchard, commissaire principal[112].
  D'Aboville, commandant en chef l'artillerie.
  MM. de Fersen,     |
  De Damas,          |
  Ch. de Lameth,     | Aides de camp de
  De Closen,         | M. de Rochambeau[113].
  Dumas,             |
  De Lauberdieres,   |
  De Vauban,         |

  MM. de Chabannes,  | aides de camp de
  De Pange,          | M. de Viomenil.
  Ch. d'Olonne,      |


  MM. de Montesquieu,                | aides de camp de
  .....petit-fils du jurisconsulte,  |
  Lynch (Irlandais),                 | M. de Chastellux.


  COLONELS.

  Le marquis de Laval.               | Bourdonnais
  Le vicomte de Rochambeau en 2e     |


  MM. Christian de Deux-Ponts.       | Royal Deux-Ponts,
  Guillaume de Deux-Ponts en 2e      |


  Le comte de Custine.               | Saintonge.
  Le vicomte de Charlus.             |


  M. de Sainte-Mesme ou Saint-Maime. | Soissonnais.
  Le vicomte de Noailles.            |


  Le duc de Lauzun.                  | Legion de Lauzun.
  Le comte Arthur Dillon[114]        |


  Nadal, directeur du parc d'artillerie.
  Lazie, major---

  Desandroins, commandant les ingenieurs.
  Querenet,         |
  Ch. d'Ogre,       | Ingenieurs.
  Caravagne,        |
  D'Aubeterre[115], |
  Turpin,---

  Coste, premier medecin.
  Robillard, premier chirurgien.
  Daure, regisseur des vivres.
  Demars, regisseur des hopitaux.

  "Il y avait encore des regisseurs pour les fourrages,
  pour les viandes, etc. En general, beaucoup trop d'employes,
  surtout en chefs[116]."

  Bouley, tresorier.

  Chevalier de Tarle[117], | aide-majors generaux
  De Menonville,           |

  De Beville fils,         | aides-marechaux generaux des logis
  Collot,                  |


[Note 109: Commandant en second de l'expedition.]

[Note 110: Ce dernier faisait les fonctions de major general.]

[Note 111: M. de Choisy, brigadier, n'arriva que le 30 septembre et
avait avec lui MM. Berthier, qui entrerent dans l'etat-major.]

[Note 112: Les autres commissaires des guerres etaient, d'apres
_l'Annuaire militaire_ de 1781:]

[Note 113: M. Cromot-Dubourg, qui arriva peu de temps apres nous, dit
Blanchard, fut aussi aide de camp de Rochambeau. De Corny, commissaire
des guerres; il avait precede l'expedition d'un mois et repartit pour
la France dans les premiers jours de fevrier 1781, sur l'_Alliance_.
De Villemanzy, id. Jujardy, id. Chesnel, id. Gau, commissaire
d'artillerie. Il faut ajouter a cette liste, d'apres les _Archives_ de
la guerre, les _Souvenirs_ de M. Dumas, les _Memoires_ de Rochambeau,
le recit de _mes Campagnes en Amerique_ de G. de Deux-Ponts, les
_Memoires_ de Du Petit-Thouars et le _Manuscrit inedit_ que j'attribue
a Cromot-Dubourg: Collot, de Charlus, le vicomte de Rochambeau et les
freres Berthier.]

[Note 114: Il y eut dans l'armee francaise deux officiers qui
demanderent a y prendre du service aussitot apres l'arrivee du
corps expeditionnaire et qui avaient deja servi les Americains avec
distinction a titre de volontaires, ce sont: MM. de Fleury, major de
Saintonge, et Duplessis-Mauduit, aide-major du parc d'artillerie.]

[Note 115: Le _Journal de Blanchard_ dit d'Obterre.]

[Note 116: _(Blanchard.)_]

[Note 117: Le chevalier de Tarle etait frere de l'intendant.]


  _Composition de la flotte partie de Brest:_

  Vaisseaux.                  Canons.     Commandants.

  _Le Duc de Bourgogne_[118]    80       Chevalier de Ternay.
  double en cuivre.

  _Le Neptune_[119]             74       Destouches.
  double en cuivre.

  _Le Conquerant_[120]          74       La Grandiere.

  _La Provence_[121]            64       Lombard.

  _L'Eveille_[122]              64       De Tilly.
  double en cuivre

  _Le Jazon_[123]               64       La Clochetterie.

  _L'Ardent_                    64       Chevalier de Marigny.

  Fregates.

  _La Bellone_[124]                      ***

  _La Surveillante_                      Sillart.

  _L'Amazone_                            La Perouse.

  _La Guepe_                cutter       Chevalier de Maulevrier.

  _Le Serpent_               _id._       ***

  _Le Fantasque,_ vieux vaisseau, etait arme en flute et
  etait destine a servir d'hopital; on y avait embarque le
  tresor, la grosse artillerie et beaucoup de passagers.--Plus
  trente-six batiments de transport[125]; en tout, quarante-huit
  voiles.


[Note 118: Ce vaisseau, qui portait pavillon amiral, avait a son bord
M. de Rochambeau.]

[Note 119: Les vaisseaux doubles en cuivre etaient tres-rares a cette
epoque; ils avaient une marche plus rapide.]

[Note 120: M. Blanchard, qui partit le 2 mai 1780 de Brest sur _le
Conquerant,_ donne ainsi la composition de l'equipage de ce vaisseau.
La Grandiere, capitaine, Cherfontaine, capitaine commandant en 2e;
Dupuy, 1'er lieutenant; Blessing, id. (Suedois). Enseignes: La
Jonquieres, Kergis, Maccarthy, Duparc de Bellegarde, Buissy.
Gardes-marines: Lyvet, Leyrits, Lourmel. Officiers auxiliaires:
Cordier, Deshayes, Marassin, Guzence. Le fils de M. de la Grandiere
etait aussi a bord, mais il n'etait pas encore garde-marine. Officiers
d'infanterie en detachement sur le vaisseau, tires du regiment de
la Sarre: Laubanis, capitaine, Lamothe, lieutenant, Loyas,
sous-lieutenant.

Passagers: le baron de Viomenil, marechal de camp, comte de Custine,
brigadier colonel du regiment de Saintonge; la compagnie de grenadiers
dudit regiment dont les officiers etaient: de Vouves, cap.; de James,
cap. en 2e; Champetier, lieutenant, Josselin, lieutenant en second;
Denis, sous-lieutenant; Fanit, 2e sous-lieutenant. Menonville,
lieut.-col. attache a l'etat-major, de Chabannes et de Pange, aides
de camp de M. de Viomenil; Brizon, officier de cavalerie, faisant
fonctions de secretaire aupres du general. En outre, un chirurgien et
un aumonier dont Blanchard ne dit pas les noms. Il y avait a bord, en
tout, 960 personnes et pour six mois de vivres.

Une partie du regiment du Bourbonnais (350 hommes environ) etait
embarquee sur la gabarre _l'Isle-de-France,_ qui portait aussi le
chevalier de Coriolis, beau-frere de Blanchard.]

[Note 121: Il y avait sur _la Provence_: MM. de Lauzun, Robert Dillon,
le chev. d'Arrot et une partie de la Legion.--Lauzun dit dans ses
_Memoires_ que le capitaine etait, a ce qu'il croit, M. Champaurcin.]

[Note 122: Sur _l'Eveille_ prirent place MM. de Deux-Ponts et une
partie de leur regiment. _(Mes Campagnes en Amerique.)_]

[Note 123: Ce vaisseau eut pour passagers, entre autres: MM. Dumas,
Charles de Lameth, comte de Fersen et le comte de Charlus, qui etaient
tous attaches a l'etat-major de M. de Rochambeau. (_Souvenirs_ de M.
Dumas.)]

[Note 124: Le 5 mai, la _Bellone_ rentra au port et ne rejoignit pas
l'expedition. (Dumas.)]

[Note 125: Parmi les batiments de transport etaient: la _Venus_, la
_comtesse de Noailles,_ la _Loire,_ le _Lutin,_ l'_Ecureuil,_ le
_Baron d'Arras,_ etc. (_Blanchard._)]

Le manque de batiments de transport fut cause que les regiments de
Neustrie et d'Anhalt ne purent partir. M. de Rochambeau dut de meme
laisser a Brest une partie du regiment de Soissonnais. Deux bataillons
seulement s'embarquerent le 4 avril sous les ordres du comte de
Sainte-Mesme. Les deux tiers de la legion de Lauzun purent seuls
trouver place sur les vaisseaux, et 400 hommes de cette legion durent
rester a Brest. Ils devaient faire partie du second convoi. Ils furent
plus tard envoyes au Senegal, au grand deplaisir du duc qui en etait
colonel-proprietaire. On ne put egalement embarquer qu'une partie du
materiel de l'artillerie avec un detachement de cette arme, sous les
ordres du colonel d'Aboville, et qu'un bataillon du genie, sous les
ordres de M. Desandroins.



XI


Des le 12 avril tout etait pret pour mettre a la voile, et le 15,
les vents etant au nord, tout le convoi mouilla dans la rade de
Bertheaume. Le lendemain, au moment ou la flotte levait l'ancre,
les vents tournerent a l'ouest et le convoi recut ordre de rentrer.
Jusqu'au 1er mai, les vents furent variables, mais generalement
diriges de l'ouest. Ils etaient favorables au depart de l'escadre de
l'amiral Graves, forte de onze vaisseaux, en rade de Plymouth, tandis
qu'ils s'opposaient au depart des troupes francaises. Enfin le 2 mai,
a quatre heures du matin, M. de Ternay profita habilement d'un bon
vent de nord-est pour faire appareiller. Il prit la tete de l'escadre
avec le _Duc de Bourgogne_, le _Neptune_ et le _Jazon_. Apres avoir
passe le goulet et pris le large, l'escadre et le convoi firent route
vers le sud, traverserent heureusement le passage du Raz, et, s'etant
rallies, se mirent en ordre de marche.

Cette sortie n'avait point ete observee par l'ennemi. L'escadre etait
en bonne route et sur le point de doubler le Cap, lorsque, trois jours
apres son depart, les vents devinrent contraires et la retinrent
pendant quatre jours dans le golfe de Gascogne. La _Provence_ perdit
deux mats. Son capitaine demanda a relacher; mais M. de Ternay ne
jugea pas qu'il dut en etre ainsi et il fit reparer cette avarie aussi
bien que possible. Ce ne fut que du 15 au 16 mai que l'escadre et le
convoi decaperent par un vent de nord-est[126].

[Note 126: Le 15, le cutter le _Serpent_ fut renvoye en France pour
porter cette nouvelle.]

La flotte anglaise etait sortie a la faveur du meme vent qui avait
d'abord pousse les vaisseaux francais hors de Brest. La tempete
l'avait arretee avant qu'elle fut sortie de la Manche et l'avait
forcee a rentrer au port. Le convoi francais put donc prendre quelque
avance.

Apres la tourmente essuyee dans le golfe de Gascogne, le chevalier de
Ternay se decida a prendre la route du sud, la meme qu'avait suivie
l'annee precedente l'amiral d'Estaing. Celle de l'ouest etait plus
directe, mais moins sure, a cause des rencontres que l'on pouvait y
faire et de la variabilite des vents. Par le sud, on profitait au
contraire des vents alizes. Un climat plus doux etait plus favorable
a la sante de l'equipage et des troupes. On avait moins de chances
de rencontrer l'ennemi. Enfin les vents du sud, qui regnent le
plus ordinairement pendant l'ete sur les rivages de l'Amerique
septentrionale, devaient ramener aisement le corps expeditionnaire
vers le nord, au point ou il lui serait le plus avantageux de
debarquer[127].

Le 30 mai, apres une navigation des plus agreables, on se trouva par
28 deg. 58' de latitude et 34 deg. 44' de longitude, et la persistance de M.
Ternay a maintenir la flotte dans la meme direction faisait croire aux
officiers, a leur grand regret, qu'on les destinait pour les iles du
Vent et non pour l'Amerique du Nord, lorsque l'amiral donna l'ordre de
mettre le cap a l'ouest. Les jours suivants, il fit faire voile vers
le nord-ouest et exerca l'escadre a passer de l'ordre demarche a
l'ordre de bataille, le convoi restant sous le vent. La fregate la
_Surveillante_ chassa et prit un brick anglais arme de onze canons.
On apprit par le capitaine de ce brick la prise de Charleston par le
general Clinton et la presence dans ce port de l'amiral Arbuthnot, qui
y attendait l'escadre de l'amiral Graves[128].

[Note 127: Le 25 mai, le vaisseau le _Lutin_, arme en guerre et charge
de marchandises, quitta l'escadre pour se rendre a Cayenne.]

[Note 128: Le 12 juin, on prit un petit batiment anglais, charge de
morue et de harengs, qui se rendait d'Halifax a Saint-Eustache. M. de
Rochambeau fit distribuer aux troupes les morues et les harengs; le
batiment fut pille, degree et abandonne. (Blanchard.)]

Le 20 juin, comme on etait au sud des Bermudes, les fregates
d'avant-garde signalerent six vaisseaux faisant force de voiles sur
le convoi. M. de Ternay fit aussi mettre ses fregates en ligne de
bataille, et l'ennemi, surpris de voir sept vaisseaux de ligne sortir
de ce groupe de voiles marchandes, s'arreta. Un seul de ses vaisseaux,
qui sans doute avait chasse trop de l'avant, etait fort eloigne des
autres et pouvait etre coupe par le _Neptune_ et le _Jazon_, vaisseaux
de tete de la ligne francaise. Le convoi etait alors bien rassemble et
bien a l'abri derriere les fregates la _Surveillante_ et l'_Amazone_;
mais M. de Ternay, s'apercevant que la _Provence_, quoique chargee
de voiles, ne pouvait le suivre et faisait une lacune dans sa ligne,
arreta ses deux premiers vaisseaux dans leur chasse contre la fregate
anglaise; qui put des lors rallier les siens, apres avoir essuye
toutefois le feu de toute la ligne francaise. On se canonna encore de
part et d'autre jusqu'au coucher du soleil sans grand resultat, et le
chevalier de Ternay continua sa route avec son convoi. "Il prefera,
dit Rochambeau, la conservation de son convoi a la gloire personnelle
d'avoir pris un vaisseau ennemi." Sa conduite fut jugee tout autrement
par les officiers francais, et une circonstance du meme genre vint
bientot encore augmenter le mecontentement de l'armee contre cet
officier[129].

[Note 129: Le _Neptune_ eut, dans l'affaire du 20 juin 1780, deux
hommes tues et cinq ou six blesses; le _Duc-de-Bourgogne_, autant; en
tout, vingt et un hommes hors de combat. (Blanchard.)]

On sut plus tard que la fregate que l'on avait failli prendre etait
le _Rubis_, de 74 canons, et que l'escadre dont elle faisait partie,
commandee par le capitaine Cornwallis[130], retournait a la Jamaique
apres avoir escorte cinquante vaisseaux marchands jusqu'a la hauteur
des Bermudes. Le capitaine du _Jazon_, M. de la Clochetterie, avait
hautement blame pendant le combat la faute qu'avait commise M. de
Ternay en faisant diminuer de voiles ses deux vaisseaux de tete, ce
qui avait donne au _Rubis_ le temps de se degager et de rejoindre sa
ligne. Appele au conseil qui fut tenu, a la suite de ce combat, a bord
du vaisseau amiral, et interroge a son tour sur ce qu'il pensait de la
destination de l'escadre anglaise: "C'est trop tard, dit-il, monsieur
l'amiral, j'aurais pu vous le dire hier au soir; il a dependu de vous
d'interroger le capitaine du _Rubis_[131]."

[Note 130: L'escadre aux ordres du capitaine Cornwallis etait composee
des cinq vaisseaux: l'_Hector_ et le _Sultan_ de 74 canons, le _Lion_
et le _Rubis_ de 64, le _Bristol_ de 30 et la fregate le _Niger_ de
32. (Dumas.)]

[Note 131: Ces paroles, qui traduisaient le mecontentement du brave
marin, etaient un de ces actes d'insubordination qu'on laissait passer
inapercus et auxquels les officiers superieurs prenaient peu garde a
cette epoque. J'aurai encore l'occasion de citer plusieurs exemples
semblables. V. p. 8, _Mercure de Grasse_.]

M. de Ternay suivait scrupuleusement dans sa conduite les instructions
qu'il avait recues. Il ne perdait pas de vue sa mission, qui
consistait a amener aux Etats-Unis le corps expeditionnaire le plus
vite et le plus surement possible[132]. Cependant, quand il apprit
plus tard que ces vaisseaux anglais allaient rejoindre aux iles du
Vent la flotte de Rodney et lui donner ainsi la superiorite sur celle
de M. Guichen pour toute la campagne, il en ressentit un si profond
chagrin que sa mort, parait-il, en fut hatee[133].

[Note 132: Pendant la traversee, les vaisseaux et les fregates etaient
obliges chaque jour de mettre en panne pour attendre les batiments de
transport. Le 25 mai, la gabarre l'_Isle-de-France_ dut remorquer le
transport _Baron d'Arras_. (Blanchard.)]

[Note 133: D'Estaing eut a essuyer le meme reproche en plusieurs
circonstances. Sa conduite aurait du au contraire tourner a sa gloire.
(Voir sur ce sujet et sur la rehabilitation de d'Estaing, _Histoire
impartiale de la derniere guerre_, par J. de Saint-Vallier.)

Pour ne pas avoir agi avec la meme prudence et pour avoir prefere la
vaine gloire de soutenir une lutte sans utilite a celle de sauver un
immense convoi dont il avait la garde, M. de Guichen, parti de Brest
le 10 decembre 1781 avec dix-neuf vaisseaux de guerre, se laissa
enlever en vue des cotes d'Afrique par l'amiral anglais Kempenfeld,
une grande partie des batiments de transports qu'il avait pour mission
d'escorter et de proteger. Mais ce n'est pas la un fait isole. A cette
epoque, l'escorte des navires etait devenue pour les officiers de la
marine royale une chose secondaire, une fonction indigne de leur rang
et de leurs titres.

Des 1781, l'abbe Raynal, dans son ouvrage intitule: _Des Revolutions
en Amerique_, publie a Londres, reclamait contre ce prejuge trop
puissant parmi les commandants des flottes francaises.

"Officiers de marine, dit-il, vous vous croyez avilis de proteger,
d'escorter le commerce! Mais si le commerce n'a plus de protecteurs,
que deviendront les richesses de l'Etat, dont vous demandez sans doute
une part pour recompense de vos services? Quoi, avilis en vous rendant
utiles a vos concitoyens! Votre poste est sur les mers comme celui
des magistrats sur les tribunaux, celui de l'officier et du soldat de
terre dans les camps, celui du monarque meme sur le trone, ou il ne
domine de plus haut que pour voir de plus loin et embrasser d'un coup
d'oeil tous ceux qui ont besoin de sa protection et de sa defense.
Apprenez que la gloire de conserver vaut encore mieux que celle de
detruire. Dans l'antique Rome, on aimait aussi la gloire, cependant
on y preferait l'honneur d'avoir sauve un seul citoyen a l'honneur
d'avoir egorge une foule d'ennemis....

"Les maximes consacrees a Portsmouth etaient bien opposees. On y
sentait, on y respectait la dignite du commerce. On s'y faisait un
devoir comme un honneur de le defendre, et les evenements deciderent
laquelle des deux marines militaires avait des idees plus justes de
ses fonctions."]

Le 21, la _Surveillante_ prit un gros bateau anglais charge de bois,
venant de Savannah.

Un sondage execute le 4 juillet indiqua qu'on etait sur les cotes de
la Virginie. A dix heures du matin le _Duc de Bourgogne_, l'_Amazone_
et la _Surveillante_ prirent un gros bateau arme, qui ne se rendit
qu'apres avoir recu quelques coups de canon. D'apres les papiers de ce
batiment, on sut qu'apres la prise de Charleston, l'amiral Arbuthnot
et le general Clinton etaient rentres a New-York. Ils avaient laisse
cinq mille hommes dans la premiere ville, sous les ordres de lord
Cornwallis. Le soir meme, au moment ou l'on se disposait a mouiller
devant le cap Henry, on apercut a l'avant une flotte dans laquelle on
ne comptait pas moins de dix-huit voiles. On jugea que le batiment
pris n'etait qu'une mouche chargee de surveiller l'approche des
Francais, et l'on presuma que c'etaient les six vaisseaux deja
combattus le 20 juin qui s'etaient rallies aux forces de Graves et
d'Arbuthnot. M. de Ternay s'appliqua en consequence a eviter leur
attaque. Il vira de bord, fit quelques fausses routes pendant la nuit,
et se dirigea ensuite de nouveau vers le nord-ouest.

M. de Ternay venait encore de perdre une belle occasion de donner a
l'expedition de brillants debuts. Les dix-huit voiles signalees
devant la baie de Chesapeak n'etaient en effet qu'un convoi venant de
Charleston a New-York, sous l'escorte de quelques fregates. Sa
meprise lui attira de nouveaux reproches, plus durs peut-etre que les
premiers, et auxquels il pouvait repondre par les memes excuses.

Des pilotes de l'ile de _Marthas-Vinyard_, des bancs de Nantucket,
dirigerent le convoi vers le mouillage de Rhode-Island, ou l'on
atterra, sous la conduite du colonel Elliot envoye par le general
americain, apres quatre jours de brumes epaisses et d'alternatives de
calmes et de vents contraires.

Le lendemain, apres soixante-dix jours de traversee, la flotte entrait
dans la rade de Newport[134].

"Apres une si longue traversee et de si justes alarmes, on peut
concevoir notre joie; nous touchions enfin cette terre si desiree ou
la seule apparition du drapeau francais allait ranimer les esperances
des defenseurs de la liberte. Nous fumes accueillis par les
acclamations du petit nombre de patriotes restes sur cette ile
naguere occupee par les Anglais et qu'ils avaient ete forces
d'abandonner[135]."

[Note 134: La route suivie par l'escadre de M. de Ternay etait la
meme que celle qu'avait prise d'Estaing en 1778, ainsi qu'on put
le verifier sur le journal de M. de Bellegarde, enseigne a bord du
_Conquerant_, en 1780, qui avait deja servi sous d'Estaing. Le scorbut
fit de grands ravages sur les vaisseaux, et il n'y avait pas de jour
qu'on ne perdit au moins un ou deux hommes. (Bl.)

Le _Conquerant_, en arrivant a Newport, avait environ soixante
malades; il y en avait moins sur les autres vaisseaux; mais outre que
ceux-ci n'avaient pas un chargement en hommes superieur a ce qu'ils
pouvaient contenir, leurs equipages etaient embarques seulement depuis
le mois d'avril, tandis que celui du _Conquerant_ avait ete embarque
des le 3 fevrier pour partir avec M. de Guichen. (Blanchard.)]

[Note 135: Dumas.

M. Blanchard rappelle aussi la joie des soldats francais a la vue de
la terre ferme apres leur longue traversee. Il ajoute que ce qui les
surprit agreablement fut surtout la vue de deux drapeaux blancs aux
fleurs de lis, qui, places a l'entree de Newport, rappelaient a leurs
coeurs la patrie absente, les assuraient d'un bon accueil, et les
tranquillisaient sur le resultat des tentatives que les Anglais
avaient faites pour les repousser de Rhode-Island. C'est a M. de La
Fayette que le corps expeditionnaire fut redevable de cette delicate
attention.]

Les grenadiers et les chasseurs furent debarques les premiers, le 13;
le 14 et le 15 les troupes en bonne sante allerent prendre place dans
le camp qui avait ete prepare, et les 16, 17, 18 et 19 furent employes
au debarquement des malades, qui etaient tres-nombreux. Les uns furent
transportes aux hopitaux de Newport, et le reste a un hopital etabli a
douze milles de la, a un endroit nomme _Papisquash_.

Il y avait quatre cents malades a Newport et deux cent quatre-vingts
a l'hopital de Papisquash etabli avant l'arrivee du corps
expeditionnaire par les soins de M. de Corny qui avait precede
les Francais avec M. de La Fayette. Le detachement des trois cent
cinquante hommes de Bourbonnais debarques de l'_Isle-de-France_ a
Boston, par suite d'une manoeuvre qui pendant la brume avait separe
cette gabarre de l'escadre de M. de Ternay, comptait environ cent
malades qui resterent a Boston; ce qui faisait environ huit cents
malades sur cinq mille hommes[136].

[Note 136: Le regiment de Royal-Deux-Ponts en avait seul environ trois
cents, et il semble que les Allemands soient plus sensibles a la
chaleur que les autres hommes. (Blanchard.)]

Le general Heath, qui commandait les milices dans l'Etat de
Rhode-Island, annonca le 11 juillet l'arrivee de l'escadre francaise
au general Washington, qui se trouvait alors avec son etat-major
a Bergen. M. de La Fayette partit presque aussitot, muni des
instructions du general en chef, en date du 15, pour se rendre
aupres du general et de l'amiral francais et se concerter avec eux.
Washington projetait depuis quelque temps un plan d'operations
offensives pour la reduction de la ville et de la garnison de
New-York. Ce plan, conforme du reste aux desirs du gouvernement
francais, ne devait s'executer qu'a plusieurs conditions. Il fallait
d'abord que les troupes francaises fissent leur jonction avec les
troupes americaines, puis que les Francais eussent une superiorite
maritime sur les forces des amiraux Graves et Arbuthnot, qui avaient
opere leur jonction devant New-York le lendemain de l'arrivee des
Francais a Newport. Cette derniere condition etait loin d'etre
remplie. On avait appris en effet que le corps expeditionnaire n'avait
echappe aux atteintes de Graves que grace a la tempete qui, des le
debut, l'avait oblige a rentrer dans Plymouth, puis parce qu'il
avait pris pres des Acores un vaisseau de la compagnie des Indes, le
_Farges_, et l'avait remorque pendant une partie de sa route, ce qui
avait ralenti sa marche et retarde sa jonction avec Arbuthnot.

Il etait donc difficile de mettre a execution le plan projete contre
New-York. Bien qu'en principe il fut accepte par M. de Rochambeau et
M. de Ternay, ils n'admettaient ni l'un ni l'autre la possibilite de
son execution immediate et ils resisterent longtemps sur ce point aux
desirs de Washington et aux instances de La Fayette. M. de Rochambeau
ecrivit meme a la date du 27 aout a ce dernier, qui lui reprochait son
inaction et l'inutilite de sa presence a Rhode-Island:

"Permettez, mon cher marquis, a un vieux pere de vous repondre comme a
un fils tendre qu'il aime et estime infiniment....

"C'est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Francais
invincibles; mais je vais vous confier un grand secret, d'apres une
experience de quarante ans: il n'y en a pas de plus aises a battre
quand ils ont perdu la confiance en leurs chefs, et ils la perdent
tout de suite quand ils ont ete compromis a la suite de l'ambition
particuliere et personnelle. Si j'ai ete assez heureux pour conserver
la leur jusqu'ici, je le dois a l'examen le plus scrupuleux de ma
conscience; c'est que sur 15,000 hommes a peu pres qui ont ete tues ou
blesses sous mes ordres dans les differents grades et les actions les
plus meurtrieres, je n'ai pas a me reprocher d'en avoir fait tuer un
seul pour mon propre compte[137]."

[Note 137: _Memoires_ de La Fayette, _correspondance_, p. 365.]

Les troupes francaises etaient d'ailleurs remplies d'ardeur, et le
meilleur accord existait entre elles et leurs allies. "Ces troupes,
dit La Fayette dans une lettre du 31 juillet ecrite de Newport au
general Washington[138], detestent jusqu'a la pensee de rester a
Newport et brulent de vous joindre. Elles maudissent quiconque leur
parle d'attendre la seconde division, et enragent de rester bloquees
ici. Quant aux dispositions des habitants et de la milice envers elles
et des leurs a l'egard de ces derniers, je les trouve conformes a tous
mes desirs. Vous vous seriez amuse l'autre jour en voyant 250 de nos
recrues qui venaient a Conanicut sans provisions, sans tentes, et qui
se melerent si bien avec les troupes francaises que chaque Francais,
officier ou soldat, prit un Americain avec lui et lui fit partager
tres-amicalement son lit et son souper. La patience et la sobriete de
notre milice est si admiree qu'il y a deux jours un colonel francais
reunit ses officiers pour les engager a suivre les bons exemples
donnes aux soldats francais par les troupes americaines. D'un autre
cote, la discipline francaise est telle que les poulets et les cochons
se promenent au milieu des tentes sans qu'on les derange et qu'il y a
dans le camp un champ de mais dont on n'a pas touche une feuille."

[Note 138: _Memoires_ de La Fayette.]

Je reprends les evenements d'un peu plus haut. A peine l'arrivee
de l'escadre francaise eut-elle ete signalee, que les principaux
habitants des cantons voisins accoururent au devant du corps
expeditionnaire. Le comte de Rochambeau fut complimente par les
autorites de l'Etat: "Nous venons, leur dit-il, defendre avec vous
la plus juste cause. Comptez sur nos sentiments fraternels et
traitez-nous en freres. Nous suivrons votre exemple au champ
d'honneur, nous vous donnerons celui de la plus exacte discipline et
du respect pour vos lois. Cette petite armee francaise n'est qu'une
avant-garde; elle sera bientot suivie de secours plus considerables,
et _je ne serai que le lieutenant du general Washington[139]_."

[Note 139: Le 21 juillet partit un brick pour donner des nouvelles en
France.]

On prevoyait que les Anglais, qui avaient concentre leurs forces de
terre et de mer a New-York, ne donneraient pas aux Francais le temps
de s'etablir a Rhode-lsland; et le general Washington informa M. de
Rochambeau que sir Henry Clinton faisait embarquer ses troupes et
ne tarderait pas a venir attaquer le corps expeditionnaire avec les
escadres reunies sous les ordres de l'amiral Arbuthnot mouillees a
_Sandy-Hook_, au-dessus de New-York, a l'embouchure de l'Hudson-River.
Le general americain surveillait ses mouvements et, tout en donnant de
frequents avis aux Francais du projet de l'attaque dirigee contre eux,
il s'efforca de s'y opposer. A cet effet, il autorisa Rochambeau a
requerir les milices de l'Etat de Boston et de Rhode-Island pour aider
son armee dans les travaux de la defense de l'ile[140]. Ces Etats
envoyerent de 4,000 a 5,000 hommes commandes par le general Heath,
qui montrerent beaucoup d'ardeur et de bonne volonte. Rochambeau n'en
garda que 2,000, dont il donna le commandement a La Fayette qui lui
avait ete envoye par Washington, et il engagea le general Heath a
renvoyer le reste a leurs moissons qui avaient ete abandonnees pour
venir a son aide.

[Note 140: Blanchard, charge par Rochambeau d'aller demander au comite
de Boston le secours des troupes provinciales, partit le 26 juillet et
se fit accompagner par un dragon saxon, amene par les Anglais,
mais passe au service des Americains. Celui-ci devait lui servir
d'interprete, mais ne savait pas le francais; il parlait l'anglais,
dont Blanchard savait a peine quelques mots. Ils durent converser _en
latin_, et "jamais cette langue ne m'a si bien servi", dit-il.]

Rochambeau, n'avait du reste pas perdu un instant. Il avait reconnu
lui-meme les principaux points de defense, fait elever le long de la
passe des batteries de gros calibre et de mortiers, et etabli des
grils pour faire rougir les boulets. Son camp couvrait la ville,
coupant l'ile en travers, sa gauche a la mer et sa droite s'appuyant
au mouillage de l'escadre qui etait embossee sous la protection des
batteries de terre qu'il avait fait etablir sur les points les plus
convenables. Il fit travailler egalement a fortifier divers points sur
lesquels l'ennemi pouvait debarquer, et ouvrir des routes pour porter
la plus grande partie de l'armee au point meme du debarquement. Dans
cette position, le corps francais pouvait toujours se porter par la
ligne la plus courte sur le point ou l'ennemi aurait voulu debarquer,
tandis que, pour varier ses points d'attaque, celui-ci avait de grands
cercles a parcourir.

Il envoya aussi sur l'ile de Conanicut un corps de 150 hommes tires du
regiment de Saintonge, sous la conduite du lieutenant-colonel de la
Valette. Bientot, ne le trouvant pas en surete dans ce poste, il le
rappela.

En douze jours, la position de l'armee dans Rhode-Island fut rendue
assez respectable, grace a l'habile direction du chef et a l'ardeur
des soldats. Malheureusement un grand tiers de l'armee de terre et de
celle de mer etait malade du scorbut.

En meme temps, Washington passa l'Hudson au-dessus de West-Point avec
la meilleure partie de ses troupes et se porta sur _King's Bridge_ au
nord de l'ile, ou il fit des Demonstrations hostiles. Cette manoeuvre
retint le general Clinton, qui avait deja embarque 8,000 hommes sur
les vaisseaux d'Arbuthnot. Il fit debarquer ses troupes et renonca a
son projet. L'amiral anglais mit neanmoins a la voile et parut devant
Rhode-Island, avec onze vaisseaux de ligne et quelques fregates, douze
jours apres le debarquement des Francais[141].

[Note 141: "Le 22 juillet, la brigade retourna a Kingsbridge et les
compagnies de flanc marcherent sur Frog's Neck, vis-a-vis Long-Island;
le 25, elles s'embarquerent sur des transports pour aller a
Rhode-Island. Pendant que nous etions a Frog's Neck, les Francais
arriverent a Rhode-Island au nombre d'environ six mille, avec une
flotte de sept vaisseaux de ligne et de quelques fregates; et comme
nous apprimes qu'ils avaient beaucoup de malades, et que d ailleurs
nous avions une flotte superieure, nous partimes pour les attaquer;
nous nous avancames jusqu'a la baie de Huntingdon dans Long-Island et
la nous jetames l'ancre pour attendre le retour d'un batiment que le
general avait depeche a l'amiral qui bloquait la flotte francaise dans
le port de Rhode-Island et se tenait a l'entree. D'apres les avis
que le commandant en chef recut par ce navire, il fit arreter
l'expedition. On rapporta, quelque temps apres, que les Francais
etaient dans une telle consternation d'etre bloques par une flotte
superieure, que si nous les avions attaques, a notre approche ils
auraient fait echouer leurs vaisseaux et auraient jete leurs canons a
la mer"--_Matthew's Narrative_.--L'auteur de ce recit est feu Georges
Mathew. A l'age de quinze ou seize ans, il entra dans les Coldstream
Guards, commandes par son oncle le general Edward Mathew, et vint avec
ce corps a New-York comme aide de camp de celui-ci.

Ce manuscrit, dont j'ai pu prendre une copie, m'a ete communique
par son fils unique, S. Exe. George B. Mathew, aujourd'hui ministre
plenipotentiaire de la Grande-Bretagne au Bresil.]

De Custine et Guillaume de Deux-Ponts en second furent detaches avec
les bataillons de grenadiers et de chasseurs de leurs deux brigades,
et prirent position au bord de la mer. L'amiral Arbuthnot resta
continuellement en vue de la cote jusqu'au 26 juillet; la nuit il
mouillait a la _pointe de Judith_ et il passait la journee sous
voiles, croisant tantot a une lieue, tantot a trois ou quatre lieues
de la cote. Le 26 au soir, Rochambeau fit rentrer cette troupe au camp
et la remplaca par la legion de Lauzun.

La campagne etait trop avancee et les forces navales des Francais trop
inferieures pour que les allies pussent rien entreprendre d'important.
Rochambeau, malgre les instances de La Fayette, a qui l'inaction
pesait, ne songea qu'a perfectionner les defenses de Rhode Island par
la protection mutuelle des vaisseaux et des batteries de la cote. Les
troupes et les equipages avaient, d'autre part, beaucoup souffert des
maladies occasionnees par un trop grand encombrement. L'ile avait ete
devastee par les Anglais et par le sejour des troupes americaines. Il
fallut construire des baraques pour loger les troupes, etablir des
hopitaux au fond de la baie dans la petite ville de _Providence_, et
s'occuper de monter les hussards de Lauzun, en un mot, pourvoir a tous
les besoins de la petite armee pendant le quartier d'hiver. Dumas et
Charles de Lameth, aides de camp du general Rochambeau, furent charges
de diverses reconnaissances, et le premier parle dans ses _Memoires_
du bon accueil qu'il recut a Providence dans la famille du docteur
Browne. Le duc de Lauzun fut charge de commander tout ce qui etait sur
la passe et a portee des lieux ou l'on pouvait debarquer. Pendant ce
temps, l'intendant de Tarle et le commissaire des guerres Blanchard
s'occupaient de procurer a l'armee des vivres, du bois, et d'organiser
ou d'entretenir les hopitaux.

Le 9 aout, quand La Fayette fut de retour au quartier-general de
Washington, place a Dobb's Ferry, a dix milles au-dessus de King's
Bridge, sur la rive droite de la riviere du Nord, il ecrivit a MM. de
Rochambeau et de Ternay la depeche la plus pressante, dans laquelle
il concluait, au nom du general americain, en proposant aux generaux
francais de venir sur-le-champ pour tenter l'attaque de New-York.
Cette lettre se terminait par une sorte de sommation basee sur la
politique du pays et sur la consideration que cette campagne etait le
dernier effort de son patriotisme. D'un autre cote, le meme courrier
apportait une missive de Washington qui ne parlait pas du tout de ce
projet, mais qui ne repondait que par une sorte de refus aux instances
de Rochambeau pour obtenir une conference, ou "dans une heure de
conversation on conviendrait de plus de choses que dans des volumes
de correspondance[142]." Washington disait avec raison qu'il n'osait
quitter son armee devant New-York, car elle pourrait etre attaquee
d'un moment a l'autre, et que, par sa presence, il s'opposait au
depart des forces anglaises considerables qui auraient pu etre
dirigees contre Rhode-Island. Il est certain en effet que s'il ne
s'etait eleve quelques dissentiments entre le general Clinton et
l'amiral Arbuthnot, les Francais auraient pu se trouver des le debut
dans une position desastreuse. Il resulta des premieres lettres
echangees a cette occasion entre La Fayette, Rochambeau et Washington
un commencement de brouille qui fut vite dissipee grace a la sagesse
de Rochambeau. Il ecrivit en anglais au general americain pour lui
demander de s'adresser directement a lui desormais et pour lui exposer
les raisons qui l'engageaient a differer de prendre l'offensive. Il
insistait en meme temps pour obtenir une conference. Depuis ce moment,
les rapports entre les deux chefs furent excellents.

[Note 142: _Memoires_ de Rochambeau.]

La seule presence de l'escadre et de l'armee francaise, quoiqu'elles
fussent paralysees encore et reellement bloquees par l'amiral
Arbuthnot, avait opere une diversion tres-utile, puisque les Anglais
n'avaient pu profiter de tous les avantages resultant de la prise de
Charleston, et qu'au lieu d'operer dans les Carolines avec des forces
preponderantes, ils avaient ete forces d'en ramener a New-York la
majeure partie.

Au commencement de septembre on eut enfin des nouvelles de l'escadre
de M. de Guichen, qui avait paru sur les cotes sud de l'Amerique.
Apres avoir livre plusieurs combats dans les Antilles contre les
flottes de l'amiral Rodney[143], il se mit a la tete d'un grand convoi
pour le ramener en France. Le chevalier de Ternay, se voyant bloque
par des forces superieures, avait requis de lui quatre vaisseaux de
ligne qu'il avait le pouvoir de lui demander pour se renforcer;
mais la lettre n'arriva au cap Francais qu'apres le depart de M. de
Guichen. M. de Monteil, qui le remplacait, ne put pas la dechiffrer.
Les nouvelles des Etats du Sud n'etaient pas bonnes non plus. Lord
Cornwallis avait ete a Camden au devant du general Gates, qui marchait
a lui pour le combattre. Ce dernier fut battu et l'armee americaine
fut completement mise en deroute. De Kalb s'y fit tuer a la tete
d'une division qui soutint tous les efforts des Anglais pendant cette
journee [144].Le general Gates se retira avec les debris de son armee
jusqu'a Hill's Borough, dans la Caroline du Nord.

[Note 143: Voir la _Notice biographique_ sur M. de Guichen, et _ante_,
p. 80 et 81.]

[Note 144: Le general Gates ecrivit apres sa defaite, je pourrais dire
sa fuite, une curieuse lettre que j'ai inseree dans les _Maryland
Papers._ V. _Notice biog._ de Kalb.]

Cependant M. de Rochambeau n'attendait que l'arrivee de sa seconde
division et un secours de quelques vaisseaux pour prendre l'offensive.
Sur la nouvelle de l'approche de M. de Guichen [145], il obtint enfin
du general Washington une entrevue depuis longtemps desiree. Elle fut
fixee au 20 septembre.

[Note 145: L'_Alliance_, qui lui apporta cette nouvelle inexacte,
arriva a Boston le 20 aout 1780. Elle etait partie de Lorient le 9
juillet. Elle portait de la poudre et d'autres munitions pour l'armee;
mais son capitaine, Landais, etant devenu fou pendant la traversee
(voir _Mem._ de Pontgibaud), on avait du l'enfermer dans sa chambre et
donner le commandement au second. Il y avait a bord M. de Pontgibaud,
aide de camp de La Fayette, M. Gau. commandant d'artillerie
(Blanchard), et le commissaire americain Lee. Cette fregate repartit
dans les premiers jours de fevrier 1781, avec M. Laurens qui se
rendait a la Cour de Versailles. Voir aussi _Naval History of the
United States_, par Cooper.]

Rochambeau partit le 17 pour s'y rendre en voiture avec l'amiral
Ternay, qui etait fortement tourmente de la goutte. La nuit, aux
environs de Windham, la voiture vint a casser, et le general dut
envoyer son premier aide de camp, de Fersen, jusqu'a un mille du lieu
de l'accident, pour chercher un charron. Fersen revint dire qu'il
avait trouve un homme malade de la fievre quarte qui lui avait repondu
que, lui remplit-on son chapeau de guinees, on ne le ferait point
travailler la nuit. Force fut donc a Rochambeau et de Ternay d'aller
ensemble solliciter ce charron; ils lui dirent que le general
Washington arrivait le soir a Hartford pour conferer avec eux le
lendemain et que la conference manquerait s'il ne raccommodait pas la
voiture. "Vous n'etes pas des menteurs, leur dit-il; j'ai lu dans le
_Journal de Connecticut_ que Washington doit y arriver ce soir pour
conferer avec vous; je vois que c'est le service public; vous aurez
votre voiture prete a six heures du matin." Il tint parole et les deux
officiers generaux purent partir a l'heure dite. Au retour, et vers
le meme endroit, une roue vint encore a casser dans les memes
circonstances. Le charron, mande de nouveau, leur dit: "Eh bien! vous
voulez encore me faire travailler la nuit?--Helas oui, dit Rochambeau;
l'amiral Rodney est arrive pour tripler la force maritime qui est
contre nous et il est tres-presse que nous soyons a Rhode-Island pour
nous opposer a ses entreprises.--Mais qu'allez-vous faire contre vingt
vaisseaux anglais, avec vos six vaisseaux, repartit-il?--Ce sera le
plus beau jour de notre vie s'ils s'avisent de vouloir nous forcer
dans notre rade.--Allons, dit-il, vous etes de braves gens; vous
aurez votre voiture a cinq heures du matin. Mais avant de me mettre a
l'ouvrage, dites-moi, sans vouloir savoir vos secrets, avez-vous ete
contents de Washington et l'a-t-il ete de vous?"

Nous l'en assurames, son patriotisme fut satisfait et il tint encore
parole.. "Tous les cultivateurs de l'interieur, dit M. de Rochambeau,
qui raconte cette anecdote dans ses memoires, et presque tous les
proprietaires du Connecticut ont cet esprit public qui les anime et
qui pourrait servir de modele a bien d'autres."

Apres la defaite de Gates, Green alla commander en Caroline. Arnold
fut place a West-Point. L'armee principale, sous les ordres immediats
de Washington, avait pour avant-garde l'infanterie legere de La
Fayette a laquelle etait joint le corps du colonel de partisans Henry
Lee. Le corps de La Fayette consistait en six bataillons composes
chacun de six compagnies d'hommes choisis dans les differentes lignes
de l'armee. Ces bataillons etaient groupes en deux brigades, l'une
sous les ordres du general Hand et l'autre du general Poor. Le 14
aout, La Fayette, qui ne cherchait qu'une occasion de combattre, avait
demande par ecrit au general Washington l'autorisation de tenter une
surprise nocturne sur deux camps de Hessois etablis a Staten-Island;
mais son projet ne put s'accomplir par la faute de l'administration de
la guerre.

West-Point, fort situe sur une langue de terre qui s'avance dans
l'Hudson et qui domine le cours, est dans une position tellement
importante qu'on l'avait appele le Gibraltar de l'Amerique. La
conservation de ce poste, ou commandait le general Arnold, etait d'une
importance capitale pour les Etats-Unis. Le general Washington, qui se
rendait avec La Fayette et le general Knox a l'entrevue d'Hartford,
passa l'Hudson le 18 septembre et vit Arnold, qui lui montra une
lettre du colonel Robinson, embarque sur le sloop anglais le
_Vautour_, pretendant que cet officier lui donnait un rendez-vous pour
l'entretenir de quelque affaire privee; Washington lui dit de refuser
ce rendez-vous, ce a quoi Arnold parut consentir.

L'entrevue d'Hartford eut lieu le 20 septembre 1780 entre Washington,
La Fayette, le general Knox d'une part, Rochambeau, de Ternay et de
Chastellux de l'autre. Rochambeau avait avec lui comme aides de camp
MM. de Fersen, de Damas et Dumas. On y regla toutes les bases des
operations dans la supposition de l'arrivee de la seconde division
francaise ou d'une augmentation de forces navales amenees ou envoyees
par M. de Guichen. On y decida aussi d'envoyer en France un officier
francais pour solliciter de nouveaux secours et hater l'envoi de ceux
qui avaient ete promis. On pensa d'abord a charger de cette ambassade
de Lauzun, que sa liaison avec le ministre, de Maurepas, rendait plus
propre a obtenir un bon resultat. Rochambeau proposa son fils, le
vicomte de Rochambeau, colonel du regiment d'Auvergne, qui avait ete
detache dans l'etat-major de son pere[146].

[Note 146: Le vicomte de Rochambeau est designe par Blanchard,
ainsi qu'on l'a pu voir dans la composition des cadres du corps
expeditionnaire que j'ai donnee plus haut, comme colonel du regiment
de Bourbonnais. Tres peu de _Memoires_ du temps disent, avec les
_Archives_ du ministere de la guerre de France, qu'il etait attache a
l'etat-major de son pere.]

Les esperances qu'on avait concues de pouvoir prendre l'offensive
s'evanouirent par la nouvelle que recurent les generaux de l'arrivee a
New-York de la flotte de l'amiral Rodney, qui triplait les forces
des Anglais. Le baron de Viomenil, qui commandait en l'absence de
Rochambeau, prit toutes les dispositions necessaires pour assurer
le mouillage de l'escadre contre ce nouveau danger; mais il envoya
courrier sur courrier a son general en chef pour le faire revenir.

Arnold, depuis dix-huit mois, avait etabli des relations secretes avec
sir Henry Clinton, pour lui livrer West-Point, et le general anglais
avait confie tout le soin de la negociation a un de ses aides de camp,
le major Andre. Celui-ci manqua une premiere entrevue avec Arnold, le
11 septembre, a Dobb's Ferry. Une seconde fut projetee a bord du sloop
de guerre le _Vautour_, que Clinton envoya a cet effet, le 16, a
Teller's-Point, environ a 15 ou 16 milles au-dessous de West-Point.
La defense de Washington l'ayant empeche de se rendre a bord du
_Vautour_, Arnold se menagea une entrevue secrete avec le major Andre.
Celui-ci quitta New-York, vint a bord du sloop et, de la, avec un
faux passeport, a Long-Clove, ou il vit Arnold le 21 au soir. Ils se
separerent le lendemain.

Mais les miliciens faisaient une garde d'autant plus severe qu'ils
voulaient assurer le retour de Washington. Trois d'entre eux eurent
des soupcons sur l'identite d'Andre, qui, apres son entrevue, s'en
retournait a New-York deguise en paysan: il fut arrete a Tarrytown; on
trouva dans ses souliers tout le plan de la conjuration. Il offrit une
bourse aux miliciens pour le laisser fuir. Ceux-ci refuserent et le
conduisirent a North-Castle, ou commandait le lieutenant-colonel
Jameson. Cet officier rendit compte de sa capture le 23 a son
superieur, le general Arnold, qu'il ne soupconnait pas etre du
complot. Arnold recut la lettre le 25, pendant qu'il attendait chez
lui, avec Hamilton et Mac Henry, aides de camp de Washington et de La
Fayette, l'arrivee du general en chef. Il sortit aussitot, monta sur
un cheval de son aide de camp et chargea celui-ci de dire au general
qu'il allait l'attendre a West-Point; mais il gagna le bord de la
riviere, prit son canot et se fit conduire a bord du _Vautour_.

Washington arriva d'Hartford quelques instants apres le depart
d'Arnold. Ce ne fut que quatre heures plus tard qu'il recut les
depeches qui lui revelerent le complot.

Le major Andre, l'un des meilleurs officiers de l'armee anglaise et
des plus interessants par son caractere et sa jeunesse, fut juge et
puni comme espion. Il fut pendu le 2 octobre. Sa mort, dure necessite
de la guerre, excita les regrets de ses juges eux-memes [147].

[Note: 147: "En septembre eut lieu le supplice du major Andre. Son
plan, s'il n'avait pas ete decouvert, etait qu'a un jour convenu entre
lui et le general Arnold, sir Henry Clinton viendrait mettre le
siege devant le fort _Defiance_; ce fort est reconnu comme presque
imprenable. Son enceinte comprend sept acres de terre; elle est
defendue par cent vingt pieces de canon et fortifiee de redoutes. Il
est bati a environ huit milles en remontant sur le bord de la riviere
du Nord. Le general Arnold aurait immediatement envoye a Washington
pour demander du secours et aurait rendu la place avant que ce secours
put arriver: Sir Henry Clinton aurait ensuite pris ses dispositions
pour surprendre le renfort que le general Washington aurait
probablement voulu conduire lui-meme.

"Le succes de ce plan aurait mis fin a la guerre. Quand le general
Arnold fut parvenu a s'echapper, des son arrivee a New-York, il fut
nomme brigadier general par sir Henry. Mais si son projet eut reussi,
il n'y aurait pas eu de rang qui aurait pu payer un aussi important
service." _(Mathew's Narrative._ Voir plus haut, page 103, note.)
Je reviendrai, dans l'_Appendice_, sur cette affaire de la trahison
d'Arnold et du supplice du major Andre qui souleve, meme aujourd'hui,
des discussions relatives aux droits des gens.

On trouvera aussi, a la meme place, une complainte qui eut un instant
la vogue a Paris et a Versailles.]

Malgre la superiorite des forces que l'escadre de Rodney donnait aux
Anglais, soit que Rhode-Island fut tres-bien fortifiee, soit que la
saison fut trop avancee, ils ne formerent aucune entreprise contre les
Francais. Leur inaction permit au comte de Rochambeau de s'occuper de
l'etablissement de ses troupes pendant l'hiver, ce qui n'etait pas
sans difficulte, vu la disette de bois et l'absence de logements.

Les Anglais avaient tout consume et tout detruit pendant leurs trois
ans de sejour dans l'ile. Le comte de Rochambeau, dans cette dure
situation, proposa a l'etat de Rhode-Island de reparer, aux frais de
son armee, toutes les maisons que les Anglais avaient detruites, a
la condition que les soldats les occuperaient pendant l'hiver et que
chacun des habitants logerait un officier, ce qui fut execute. De
cette maniere on ne depensa que vingt mille ecus pour reparer des
maisons qui resterent plus tard comme une marque de la generosite de
la France envers ses allies. Un camp baraque, par la necessite de
tirer le bois du continent, eut coute plus de cent mille ecus, et
c'est a peine si les chaloupes suffisaient a l'approvisionnement du
bois de chauffage.

Le 30 septembre, arriva la fregate _la Gentille_ venant de France par
le Cap. Elle portait M. de Choisy, brigadier, qui avait demande a
servir en Amerique, M. de Thuillieres, officier de Deux-Ponts, et huit
autres officiers, parmi lesquels se trouvaient les freres Berthier,
qui furent adjoints a l'etat-major de Rochambeau.

Il vint a cette epoque, au camp francais, differentes deputations de
sauvages. Les chefs temoignaient surtout leur etonnement de voir
les pommiers charges de fruits au-dessus des tentes que les soldats
occupaient depuis trois mois. Ce fait prouve a quel point etait
poussee la discipline dans l'armee et montre avec quelle scrupuleuse
attention on respectait la propriete des Americains. Un des chefs
sauvages dit un jour a Rochambeau dans une audience publique "Mon
pere, il est bien etonnant que le roi de France notre pere envoie ses
troupes pour proteger les Americains dans une insurrection contre le
roi d'Angleterre leur pere.

"--Votre pere le roi de France, repondit Rochambeau, protege la
liberte naturelle que Dieu a donnee a l'homme. Les Americains ont ete
surcharges de fardeaux qu'ils n'etaient plus en etat de porter. Il a
trouve leurs plaintes justes: nous serons partout les amis de leurs
amis et les ennemis de leurs ennemis. Mais je ne peux que vous
exhorter a garder la neutralite la plus exacte dans toutes ces
querelles.[148]"

Cette reponse etait conforme a la verite en meme temps qu'a la
politique de la France. Si elle ne satisfit pas completement les
Indiens, de bons traitements et de beaux presents furent plus
persuasifs, car ils garderent la neutralite pendant les trois
campagnes de l'armee francaise en Amerique.

[Note 148: La visite des Sauvages a M. de Rochambeau doit etre
reportee au 29 aout 1780, a Newport (Blanchard). On leur fit quelques
cadeaux de couvertures qu'on avait prises a cette intention de France.
Ils repartirent le 2 septembre.]



XII


L'escadre anglaise bloquait toujours New-port. Pourtant il devenait
urgent de faire partir la fregate l'_Amazone_, commandee par La
Perouse, qui devait porter en France le vicomte de Rochambeau avec
des depeches exposant aux ministres la situation critique des armees
francaise et americaine. Il devait surtout hater l'envoi de l'argent
promis car le pret des soldats n'etait assure, par des emprunts
onereux, que jusqu'au 1'er janvier, et l'on allait se trouver sans
ressources. Le jeune Rochambeau avait appris par coeur les depeches
dont il etait charge pour pouvoir les dire verbalement aux ministres,
apres avoir detruit ses papiers, dans le cas ou il serait pris et ou
il aurait ete renvoye sur parole. La Perouse fut charge des depeches
de l'amiral Ternay.

Le 27 octobre, douze vaisseaux anglais parurent en vue de la ville;
mais le lendemain un coup de vent les dispersa et La Perouse profita
habilement du moment ou ils ne pouvaient pas se reunir pour faire
sortir l'_Amazone_ avec deux autres fregates, la _Surveillante_ et
l'_Hermione_, qui portaient un chargement de bois de construction a
destination de Boston. Ces navires furent vivement chasses par les
croiseurs anglais; l'_Amazone_ eut deux mats abattus; mais elle etait
deja hors de la portee des vaisseaux ennemis, qui s'arreterent dans
leur poursuite.

L'amiral Rodney repartit pour les iles dans le courant de novembre. Il
laissait une escadre de douze vaisseaux de ligne a l'amiral Arbuthnot,
qui etablit son mouillage pour tout l'hiver dans la baie de Gardner,
a la pointe de Long-Island, afin de ne pas perdre de vue l'escadre
francaise. En meme temps, avec des vaisseaux de cinquante canons et
des fregates, il etablissait des croisieres a l'entree des autres
ports de l'Amerique. La concentration des forces anglaises devant
Rhode-Island avait ete tres-favorable au commerce de Philadelphie et
de Boston; les corsaires americains firent meme beaucoup de prises sur
les Anglais.

Vers cette epoque, le general Green, qui avait pris le commandement de
l'armee du Sud apres la defaite du general Gates, demanda du secours
et surtout de la cavalerie qu'on put opposer au corps du colonel
Tarleton, a qui rien ne resistait. Il disait que sans cavalerie il
ne repondait pas que les provinces du Sud ne se soumissent au roi
d'Angleterre. Le duc de Lauzun, apprenant que La Fayette allait partir
pour ces provinces et sur de l'agrement de Washington, n'hesita pas a
demander a etre employe dans cette expedition et a servir aux ordres
de La Fayette "quoique j'eusse, dit-il dans ses Memoires, fait
la guerre comme colonel longtemps avant qu'il ne sortit du
college."--Rochambeau lui refusa cette autorisation, et la demarche de
Lauzun fut fort blamee dans l'armee, surtout par le marquis de Laval,
colonel de Bourbonnais. Par un ridicule point d'honneur dont nous
avons deja parle et qui pouvait avoir de funestes consequences pour
la discipline et pour le salut general, les officiers du corps
expeditionnaire s'etaient promis de ne pas servir aux ordres de La
Fayette et avaient meme sollicite de M. de Rochambeau de ne pas les
employer sous lui[149].

[Note 149: Ce sentiment de jalousie contre les succes et la gloire
de La Fayette aurait pu etre funeste aux armees alliees si ce jeune
general n'avait fait tous ses efforts pour eviter d'eveiller sur ce
point les susceptibilites de ses compatriotes. Mais la France ne fut
pas toujours aussi heureuse, et trop souvent des rivalites entre
les chefs de ses divers corps d'armee lui ont cause d'irreparables
desastres.]

Rochambeau fit rentrer l'armee dans ses quartiers d'hiver, a Newport,
des les premiers jours de novembre. La legion de Lauzun fut obligee,
faute de subsistances, de se separer de sa cavalerie, qui fut envoyee
avec des chevaux d'artillerie et des vivres dans les forets du
Connecticut a quatre-vingts milles de Newport. L'Etat de cette
province avait fait construire des barraques a Lebanon pour loger
ses milices. C'est la que le duc de Lauzun dut etablir ses quartiers
d'hiver. Il partit le 10 novembre, non sans regret de quitter Newport
et en particulier la famille Hunter au milieu de laquelle il avait ete
recu et traite comme un parent, et dont les vertus firent taire, par
exception, ses instincts frivoles et sa legerete galante. Le 15, il
s'arretait a Windham avec ses hussards Dumas lui avait ete attache, et
il fut rejoint par de Chastellux. Le 16, vers quatre heures du soir,
ils arriverent ensemble au ferry de Hartford ou ils furent recus par
le colonel Wadsworth. "MM. Linch et de Montesquieu y trouverent aussi
de bons logements", dit Chastellux[150].

[Note 150: C'etaient les deux aides de camp de M. le baron de
Viomenil.]

La Siberie seule, a en croire Lauzun, peut etre comparee a Lebanon,
qui n'etait compose que de quelques cabanes dispersees dans d'immenses
forets. Il dut y rester jusqu'au 11 janvier 1781.

Le 5 janvier, Lauzun recut de nouveau la visite de Chastellux, qui dit
a ce propos: "J'arrivai a Lebanon au coucher du soleil; ce n'est pas
a dire pour cela que je fusse rendu a Lebanon _meeting-house_ ou les
hussards de Lauzun ont leur quartier: il me fallut faire encore plus
de six milles, voyageant toujours dans Lebanon. Qui ne croirait apres
cela que je parle d'une ville immense? Celle-ci est, a la verite,
l'une des plus considerables du pays, car elle a bien _cent maisons_:
il est inutile de dire que ces maisons sont tres-eparses et distantes
l'une de l'autre souvent de plus de 400 ou 5OO pas.... M. de Lauzun me
donna le plaisir d'une chasse a l'ecureuil..., et au retour je dinai
chez lui avec le gouverneur Trumbull et le general Hutington."

Pendant ce temps, le comte de Rochambeau allait reconnaitre des
quartiers d'hiver dans le Connecticut, parce qu'il comptait toujours
sur l'arrivee de la seconde division de son armee et qu'il ne voulait
pas etre pris au depourvu. Il avait laisse a Newport le chevalier de
Ternay, malade d'une fievre qui ne paraissait pas inquietante; mais
il etait a peine arrive a Boston, le 15 decembre, que son second, le
baron de Viomenil, lui envoya un courrier pour lui apprendre la
mort de l'amiral. Le chevalier Destouches, qui etait le plus ancien
capitaine de vaisseau, prit alors le Commandement de l'escadre et se
conduisit d'apres les memes instructions.

Le 11 janvier, le general Knox, commandant l'artillerie americaine,
vint de la part du general Washington informer Lauzun que les brigades
de Pensylvanie et de New-Jersey, lasses de servir sans solde,
s'etaient revoltees, avaient tue leurs officiers et s'etaient choisi
des chefs parmi elles; que l'on craignait egalement ou qu'elles
marchassent sur Philadelphie pour se faire payer de force, ou qu'elles
joignissent l'armee anglaise qui n'etait pas eloignee. Cette derniere
crainte etait exageree, car un emissaire de Clinton etant venu
proposer aux revoltes de leur payer l'arriere de leur solde a la
condition qu'ils se rangeraient sous ses ordres: "Il nous prend pour
des traitres, dit un sergent des miliciens, mais nous sommes de braves
soldats qui ne demandons que justice a nos compatriotes; nous ne
trahirons jamais leurs interets." Et les envoyes du general anglais
furent traites en espions.

Lauzun se rendit aussitot a Newport pour avertir le general en chef de
ce qui se passait. Rochambeau en fut aussi embarrasse qu'afflige. Il
n'avait en effet aucun moyen d'aider le general Washington, puisqu'il
manquait d'argent lui-meme, et _il n'avait pas recu une lettre
d'Europe depuis son arrivee en Amerique_[151]. On apprit plus tard que
le Congres avait apaise la revolte des Pensylvaniens en leur donnant
un faible a-compte, mais que, comme la mutinerie s'etait propagee dans
la milice de Jersey et qu'elle menacait de gagner toute l'armee, qui
avait les memes raisons de se plaindre, Washington dut prendre contre
les nouveaux revoltes des mesures severes qui firent tout rentrer dans
L'ordre.

[Note 151: Ce sont la les propres paroles de Rochambeau que rapporte
Lauzun dans ses _Memoires_. Cela contredit ce passage des _Mem_. de
Rochambeau, ou il dit (page 259) qu'il recut les premieres lettres par
le navire qui amena M. de Choisy. Soules (page 365, tome III) dit que
ces premieres lettres arriverent avec La Perouse, fin fevrier 1781.]

Rochambeau envoya neanmoins Lauzun aupres de Washington, qui avait son
quartier general a New-Windsor, sur la riviere du Nord. La maniere
dont le general americain recut Lauzun flatta beaucoup celui-ci, qui
certes ne manquait pas de bravoure, mais qui avait aussi une certaine
dose de vanite, comme on le voit d'apres ses memoires. Le general
Washington lui dit qu'il comptait aller prochainement a Newport voir
l'armee francaise et M. de Rochambeau. Il lui confia qu'Arnold s'etait
embarque a New-York avec 1,500 hommes pour aller a Portsmouth, en
Virginie, faire dans la baie de Chesapeak des incursions et des
depredations contre lesquelles il ne pouvait trouver d'opposition que
de la part des milices du pays; qu'il allait faire marcher La Fayette
par terre avec toute l'infanterie legere de son armee pour surprendre
Arnold. Il demandait aussi que l'escadre francaise allat mouiller dans
la baie de Chesapeak et y debarquat un detachement de l'armee pour
couper toute retraite a Arnold.

Lauzun resta deux jours au quartier general americain et faillit se
noyer en repassant la riviere du Nord. Elle charriait beaucoup de
glaces que la maree entrainait avec une telle rapidite qu'il fut
impossible a son bateau de gouverner. Il se mit en travers et se
remplit d'eau. Il allait etre submerge, lorsqu'un grand bloc de glace
passa aupres. Lauzun sauta dessus et mit trois heures a gagner la rive
opposee en sautant de glacon en glacon, au risque de perir a chaque
instant.

L'aide de camp Dumas, qui accompagnait Lauzun dans ce voyage, nous
donne d'interessants details sur son sejour aupres du general.
Apres avoir raconte la facon simple et cordiale dont il fut recu a
New-Windsor, il dit: "Je fus surtout frappe et touche des temoignages
d'affection du general pour son eleve, son fils adoptif, le marquis
de La Fayette. Assis vis-a-vis de lui, il le considerait avec
complaisance et l'ecoutait avec un visible interet. Le colonel
Hamilton, aide de camp de Washington, raconta la maniere dont le
general avait recu une depeche de sir Clinton qui etait adressee
a _monsieur_ Washington. "Cette lettre, dit-il, est adressee a un
planteur de l'Etat de Virginie; je la lui ferai remettre chez lui
apres la fin de la guerre; jusque-la elle ne sera point ouverte."
Une seconde depeche fut alors adressee a _Son Excellence le general_
Washington.

"Le lendemain, le general Washington devait se rendre a West-Point;
Dumas et le comte de Charlus l'y accompagnerent. Apres avoir visite
les forts, les blockhaus et les batteries etablis pour barrer le cours
du fleuve, comme le jour baissait et que l'on se disposait a monter a
cheval, le general s'apercut que La Fayette, a cause de son ancienne
blessure, etait tres-fatigue: "Il vaut mieux, dit-il, que nous
retournions en bateau; la maree nous secondera pour remonter le
courant." Un canot fut promptement arme de bons rameurs et on
s'embarqua. Le froid etait excessif. Les glacons au milieu desquels le
bateau etait oblige de naviguer le faisaient constamment vaciller.
Le danger devint plus grand quand une neige epaisse vint augmenter
l'obscurite de la nuit. Le general Washington, voyant que le patron du
canot etait fort effraye, dit en prenant le gouvernail: "Allons, mes
enfants, du courage; c'est moi qui vais vous conduire, puisque c'est
mon devoir de tenir le gouvernail." Et l'on se tira heureusement
d'affaire[152]."

[Note 152: A la meme epoque, vinrent au quartier general americain MM.
De Damas, de Deux-Ponts, de Laval et Custine.

Le 28 janvier 1781, le general Knox vint passer deux jours a Newport
et visiter l'armee francaise. Le general Lincoln et le fils du colonel
Laurens vinrent a la meme epoque (_Blanchard_). Celui-ci devait partir
peu de jours apres pour la France sur l'_Alliance_.]

La mauvaise situation des armees alliees engagea le Congres a envoyer
en France le colonel Laurens, aide de camp du general Washington. Il
avait ordre de representer de nouveau a la cour de Versailles l'etat
de detresse dans lequel etait sa patrie.

Cependant, les fregates l'_Hermione_ et la _Surveillante_, qui
avaient accompagne l'_Amazone_ le 28 octobre pour se rendre a Boston,
rentrerent a Newport le 26 janvier. Elles ramenaient la gabarre
l'_Ile-de-France_, l'_Eveille_, l'_Ardent_ et la _Gentille_ etaient
alles au-devant. Elles furent retardees par le mauvais temps. Mais
les memes coups de vent qui les avaient arretees furent encore plus
funestes aux Anglais. Ceux-ci avaient fait sortir de la baie de
Gardner quatre vaisseaux de ligne pour intercepter l'escadre
francaise; l'un d'eux, le _Culloden_, de 74 canons, fut brise sur la
cote et les deux autres demates[153]. Pour repondre aux instantes
demandes de l'Etat de Virginie qui ne pouvait resister aux incursions
du traitre Arnold, le capitaine Destouches prepara alors une petite
escadre composee d'un vaisseau de ligne, l'_Eveille_, de deux
fregates, la _Surveillante_, la _Gentille_, et du cutter la _Guepe_.
Elle etait destinee a aller dans la baie de Chesapeak, ou Arnold ne
pouvait disposer que de deux vaisseaux, le _Charon_ de 50 canons et
le _Romulus_ de 44, et de quelques bateaux de transport. Cette petite
expedition, dont M. de Tilly eut le commandement, fut preparee dans
le plus grand secret. Elle parvint heureusement dans la baie de
Chesapeak, s'empara du _Romulus_, de trois corsaires et de six bricks.
Le reste des forces ennemies remonta la riviere l'_Elisabeth_ jusqu'a
Portsmouth. Les vaisseaux francais n'ayant pu les y suivre a cause
de leur trop fort tirant d'eau, M. de Tilly revint avec ses prises a
Newport, mais il avait ete separe du cutter la _Guepe_, commandant,
M. de Maulevrier. On apprit plus tard qu'il avait echoue sur le cap
Charles et que l'equipage avait pu se sauver.

[Note 153: L'un de ceux-ci etait le _London_, de 90 canons; l'autre,
le _Bedford_, de 74.]

Ce n'etait que le prelude d'une plus importante expedition dont le
general Washington avait parle a Lauzun et dont celui-ci voulait faire
partie. Il avait ete convenu entre les generaux des deux armees que,
pendant que La Fayette irait assieger Arnold dans Portsmouth, une
flotte francaise portant un millier d'hommes viendrait l'attaquer
par mer. Rochambeau fit embarquer, en effet, sur les vaisseaux de
Destouches 1200 hommes tires du regiment de Bourbonnais, sous la
conduite du colonel de Laval et du major Gambs; et de celui de
Soissonnais, sous les ordres de son colonel en second, le vicomte de
Noailles, et du lieutenant-colonel Anselme de la Gardette.

Telle etait l'organisation de cette expedition:

M. le baron de Viomenil, commandant en chef;

M. le marquis de Laval et le vicomte de Noailles, commandant les
grenadiers et les chasseurs; M. Collot, aide-marechal-des-logis; M. de
Menonville, aide-major-general; M. Blanchard, commissaire principal
des vivres.

Pour remplacer les troupes parties[154], on fit avancer dix-sept cents
hommes des milices du pays sous les ordres du general Lincoln, ancien
defenseur de Charleston.

[Note 154: _Mercure de France_, mai 1781, p. 32.]

Ces choix furent vivement critiques par les principaux officiers.
Lauzun, par exemple, en voulut au general en chef de ne pas l'avoir
engage dans cette expedition, et de Laval se plaignit de ne pas en
avoir le commandement en chef. Singuliere organisation militaire que
celle ou les officiers discutent les actes et les ordres de leurs
chefs et temoignent tout haut leur mecontentement! Singuliere
discipline que celle qui admet qu'en temps de guerre les officiers
generaux et les aides de camp n'en agissent qu'a leur guise [155].
Le choix que fit Rochambeau me semble pourtant avoir ete des plus
judicieux. Lauzun avait a veiller sur la cavalerie campee a vingt-cinq
lieues de Newport. Il ne pouvait etre remplace dans le commandement de
cette arme speciale. En outre, il rendait sur le continent de reels
services, que son general se plaisait d'ailleurs a reconnaitre, par
la connaissance qu'il avait de la langue anglaise et par les bonnes
relations que son caractere affable lui permettait d'entretenir. Le
marquis de Laval, qui s'etait promis de ne pas servir sous les ordres
de La Fayette ne pouvait pas utilement etre employe en qualite de
commandant d'une expedition ou la bonne entente avec ce general
etait une condition essentielle du succes. Enfin l'entreprise etait
tres-importante, et Rochambeau crut qu'il ne pouvait pas moins faire
que d'en donner la direction a son second, le baron de Viomenil, dans
un moment surtout ou il devait rester lui-meme au camp.

[Note 155: M. de Charlus etait a ce moment a Philadelphie. M. de
Chastellux se fit plus connaitre par ses excursions que par ses
combats pendant la campagne. MM. de Laval et de Lauzun quittent a tous
propos et sans necessite leurs soldats. Plus tard, nous verrons aussi
que c'est a la _complaisance_ de M. de Barras que l'on dut de le voir
servir sous les ordres de son chef, M. de Grasse, qu'il trouvait trop
nouveau en grade.]

Il y avait sur les vaisseaux un nombre de mortiers et de pieces
d'artillerie suffisant pour soutenir un siege dans le cas ou
l'expedition reussirait; mais, bien que l'armee de terre fournit en
vivres et en argent tout ce qui lui restait, les preparatifs du depart
furent longs et l'escadre anglaise eut le temps de reparer les avaries
produites a ses vaisseaux par le coup de vent de la fin de fevrier.
Dumas fut charge d'aller a New-London, petit port sur la cote de
Connecticut, en face de la pointe de Long-Island et du mouillage de
l'escadre anglaise, pour l'observer de plus pres pendant que celle de
Destouches se disposait a sortir. Il put remarquer qu'elle etait dans
la plus parfaite securite. Aussi, Destouches profita-t-il d'un vent
Nord-Est qui s'eleva le 8 mars, pour mettre a la voile. Il etait monte
sur le _Duc de Bourgogne_ et emmenait les vaisseaux: le _Conquerant_,
commande par de la Grandiere; le _Jason_, commande par La
Clochetterie; l'_Ardent_, capitaine de Marigny; le _Romulus_
recemment pris, par de Tilly. En outre, le _Neptune_, l'_Eveille_, la
_Provence_, avec les fregates la _Surveillante_, l'_Hermione_ et le
_Fantasque_, arme en flute.

Il y avait a bord quatre compagnies de grenadiers et de chasseurs,
un detachement de 164 hommes de chacun des regiments, et cent hommes
d'artillerie, ensemble 1,156 hommes.

Une mer orageuse et inegale forca le chef de l'escadre francaise a se
porter au large pour se rapprocher ensuite de la cote aussitot qu'il
fut a la latitude de la Virginie. Un instant ses vaisseaux furent
disperses; mais il put les rallier a l'entree de la baie de Chesapeak.
En meme temps il decouvrit l'escadre anglaise, qui sous les ordres
de l'amiral Graves etait partie de son mouillage vingt-quatre heures
apres lui, mais qui en suivant une voie plus directe etait arrivee
deux jours avant. L'amiral anglais etait monte sur le _London_,
vaisseau a trois ponts, plus fort qu'aucun des vaisseaux francais. Les
autres vaisseaux anglais etaient egaux par le nombre et l'armement a
ceux de l'escadre francaise.

C'etait le 16 mars. Destouches comprit que son expedition etait
manquee. Il ne crut pas toutefois pouvoir se dispenser de livrer un
combat qui fut tres-vif et dans lequel se distinguerent surtout
le _Conquerant_, le _Jason_ et l'_Ardent_. Le premier perdit son
gouvernail. Presque tout son equipage fut mis hors de combat; de Laval
lui-meme y fut blesse[156]. L'escadre anglaise etait encore plus
maltraitee; mais elle garda la baie, et quelques jours plus tard
le general Philips, parti de New-York avec deux mille hommes,
put rejoindre Arnold et lui assurer en Virginie une superiorite
Incontestable.

[Note 156: Le _Conquerant_ eut a tenir tete, dans l'affaire du 16
mars, a trois vaisseaux ennemis. Il eut trois officiers tues, entre
autres M. de Kergis, jeune homme de la plus belle esperance et de la
plus brillante valeur. Cent matelots ou soldats de son bord furent
touches, parmi lesquels il y en eut 40 de tues et 40 autres environ
qui moururent de leurs blessures. C'est sur le pont que se fut le plus
grand carnage. Le maitre d'equipage, le capitaine d'armes et sept
timoniers furent au nombre des morts... _(Journal de Blanchard.)_

"Le _Duc de Bourgogne_, a bord duquel j'etais, ajoute Blanchard, n'eut
que quatre hommes tues et huit blesses. Un officier auxiliaire recut
aussi une contusion a cote de moi. Je restai tout le temps du combat
sur le gaillard d'arriere, a portee du capitaine et de M. de Viomenil.
J'y montrai du sang-froid; je me rappelle qu'au milieu du feu le plus
vif, M. de Menonville ayant ouvert sa tabatiere, je lui en demandai
une prise et nous echangeames a ce sujet une plaisanterie. Je recus de
M. de Viomenil un temoignage de satisfaction qui me fit plaisir."]

Le capitaine Destouches rentra a Newport le 18, apres sa glorieuse
mais inutile tentative.

D'un autre cote, La Fayette avait recu, le 20 fevrier, de Washington,
l'ordre de prendre le commandement d'un detachement reuni a Peakskill
pour agir conjointement avec la milice et les batiments de M.
Destouches contre Arnold, qui etait a Portsmouth; La Fayette partit en
effet avec ses douze cents hommes d'infanterie legere. Le 23 fevrier,
il etait a Pompton et simula une attaque contre Staten-Island; puis il
marcha rapidement sur Philadelphie, y arriva le 2 mars, se rendit le
3 a Head-of-Elk, ou il s'embarqua sur de petits bateaux et arriva
heureusement a Annapolis. Il partit de la dans un canot avec quelques
officiers, et, malgre les fregates anglaises qui etaient dans la baie,
il parvint a Williamsbourg pour y rassembler les milices. Il avait
deja bloque Portsmouth et repousse les piquets ennemis, lorsque
l'issue du combat naval du 16 mars laissa les Anglais maitres de la
baie. Il ne restait plus a La Fayette qu'a retourner a Annapolis,
d'ou, par une marche hardie, il ramena son detachement a Head-of-Elk
en passant a travers les petits batiments de guerre anglais. La il
recut un courrier du general Washington qui lui confiait la difficile
mission de defendre la Virginie [157].

[Note 157: Le 6 mars, le general Washington vint a Newport visiter
l'armee francaise. Il fut recu avec tous les honneurs dus a un
marechal de France. Il passa l'armee en revue, assista au depart
de l'escadre de M. Destouches et repartit le 13 pour son quartier
general.

"Cette entrevue des generaux, dit Dumas, fut pour nous une veritable
fete; nous etions impatients de voir le heros de la liberte. Son noble
accueil, la simplicite de ses manieres, sa douce gravite, surpasserent
notre attente et lui gagnerent tous les coeurs francais. Lorsque,
apres avoir confere avec M. de Rochambeau, il nous quitta pour
retourner a son quartier general, pres de West-Point, je recus
l'agreable mission de l'accompagner a Providence. Nous arrivames de
nuit a cette petite ville; toute la population etait accourue au dela
du faubourg; une foule d'enfants portant des torches et repetant les
acclamations des citoyens nous entouraient; ils voulaient tous toucher
celui qu'a grands cris ils appelaient leur pere, et se pressaient
au-devant de nos pas au point de nous empecher de marcher. Le general
Washington attendri s'arreta quelques instants et, me serrant la main,
il me dit: "Nous pourrons etre battus par les Anglais, c'est le sort
des armes; mais voila l'armee qu'ils ne vaincront jamais."

M. George W. P. Custis, petit-fils de Mme Washington, a publie
(_Frederick Md. Examiner_, 18 aout 1857) une lettre dans laquelle il
soutient que Washington recut effectivement du gouvernement francais
le titre de marechal de France, et il appuie son assertion en citant
la dedicace manuscrite d'une gravure offerte par le comte Buchan au
"marechal-general Washington". Mais les instructions donnees par la
cour de Versailles a Rochambeau (Sparks, 1835, VII, 493) etaient assez
precises pour eviter tout conflit d'autorite ou de preseance entre le
generalissime americain et les officiers superieurs francais: elles
rendaient inutile la nomination de Washington a un grade dont le titre
associe a son nom fait le plus singulier effet. (Voir aussi _Maryland
Letters_, p. 114.)]



XIII


Pendant que ces faits se passaient en Amerique, l'Amazone, partie
le 28 octobre sous les ordres de La Perouse, avec le vicomte de
Rochambeau et les depeches du chevalier de Ternay, vint debarquer
a Brest. La situation etait un peu changee. M. de Castries avait
remplace M. de Sartines au ministere de la marine; M. de Montbarrey, a
la guerre, etait remplace par M. de Segur. Les Anglais avaient declare
brusquement la guerre a la Hollande et s'etaient empares de ses
principales possessions. La France faisait des preparatifs pour
soutenir ces allies. Ces circonstances reunies avaient detourne
l'attention de ce qui se passait en Amerique. Le roi donna neanmoins
a M. de La Perouse l'ordre de repartir sur-le-champ sur l'_Astree_,
fregate qui etait la meilleure voiliere de Brest, et de porter en
Amerique quinze cent mille livres qui etaient deposees a Brest depuis
six mois pour partir avec la seconde division. Il retint le colonel
Rochambeau a Versailles jusqu'a ce qu'on eut decide en conseil sur ce
qu'il convenait de faire[158].

[Note 158: J'ai deja dit que l'_Astree_ rentra a Boston le 25 janvier,
apres soixante et un jours de traversee. Elle avait a bord huit
millions.--_Mercure de France_, mai 1781, page 31.--Ce chiffre de huit
millions est certainement exagere.]

Les ministres convinrent qu'en l'etat actuel des affaires il n'etait
pas possible d'envoyer la seconde division de l'armee en Amerique. On
fit partir seulement, le 23 mars 1781, un vaisseau, le _Sagittaire_,
et six navires de transport sous la conduite du bailli de Suffren. Ils
emportaient six cent trente trois recrues du regiment de Dillon,
qui devaient completer les quinze cents hommes de ce regiment,
dont l'autre partie etait aux Antilles. Il y avait en outre quatre
compagnies d'artillerie. Ces navires suivirent la flotte aux ordres du
comte de Grasse jusqu'aux Acores.

La fregate la _Concorde_, capitaine Saunauveron[159], partit de Brest
trois jours apres, a quatre heures du soir, escortee par l'_Emeraude_
et la _Bellone_ seulement jusqu'au dela des caps: ces deux fregates
devaient venir croiser ensuite. La _Concorde_ emmenait M. le vicomte
de Rochambeau avec des depeches pour son pere; M. de Barras, qui
venait comme chef d'escadre remplacer M. Destouches et prendre la
suite des operations de M. de Ternay; M. d'Alpheran, capitaine de
vaisseau[160], et un aide de camp de M. de Rochambeau [161]. Enfin
elle portait un million deux cent mille livres pour le corps
expeditionnaire. Le _Sagittaire_ devait apporter pareille somme; et,
pour remplacer le secours promis en hommes, secours que la presence
d'une puissante flotte anglaise devant Brest avait empeche de
partir, le gouvernement francais mettait a la disposition du general
Washington une somme de six millions de livres.

[Note 159: Elle portait trente-six canons, vingt-quatre soldats de
terre et trente-cinq marins.--_Mercure de France_, avril 1781, page
87.]

[Note 160: Blanchard.]

[Note 161: J'ai deja expose, dans le deuxieme chapitre de cet ouvrage,
les raisons qui me portaient a croire que l'auteur du journal
inedit que je possede, aide de camp de Rochambeau et passager de la
_Concorde_, etait Cromot baron du Bourg. Depuis que ce livre est en
cours de publication, j'ai recu de M. Camille Rousset, le savant
conservateur des archives du Ministere de la guerre, et de M. de
Varaigne baron du Bourg, petit-fils de Cromot du Bourg et prefet du
Palais, des renseignements qui ne me laissent plus aucun doute sur ce
point. On trouvera ces renseignements a la notice biographique sur
Cromot du Bourg.]

Partie le 26 mars de Brest, la _Concorde_ arriva a Boston le 6
mai, sans autre incident que la rencontre du _Rover_, pris l'annee
precedente par la fregate la _Junon_, dont le capitaine etait le comte
de Kergariou Loc-Maria. Le _Rover_ etait commande par M. Dourdon de
Pierre-Fiche, et retournait en France donner avis de l'issue du combat
naval du 16 mars, livre dans la baie de Chesapeak.

Je reprends ici le cours de mon recit, en laissant la parole, autant
que possible, a l'auteur du journal inedit que je possede, passager de
la _Concorde_, et aide de camp de Rochambeau, le baron du Bourg.

"La ville de Boston est batie comme le sont a peu pres toutes les
villes anglaises; des maisons fort petites en briques ou en bois; les
dedans sont extremement propres. Les habitants vivent absolument a
l'anglaise; ils ont l'air de bonnes gens et tres-affables. J'ai ete
fort bien recu dans le peu de visites que j'ai ete a meme de faire. On
y prend beaucoup de the le matin. Le diner, qui est assez communement
a deux heures, est compose d'une grande quantite de viande; on y mange
fort peu de pain. Sur les cinq heures on prend encore du the, du vin,
du madere, du punch, et cette ceremonie dure jusqu'a dix heures. Alors
on se met a table, ou l'on fait un souper moins considerable que le
diner. A chaque repas on ote la nappe au moment du dessert et l'on
apporte du fruit. Au total, la plus grande partie du temps est
consacree a la table."

Apres avoir dit qu'il fit d'abord une visite au consul de France a
Boston, a M. Hancock, gouverneur de cette ville, et au docteur Cooper,
il ajoute:

"Pendant la journee du 7 mai j'ai vu la ville autant qu'il m'a ete
possible; elle est tres-considerable et annonce encore qu'avant la
guerre ce devait etre un sejour charmant. Elle est dans la plus belle
position possible, a un port superbe, et, d'un endroit eleve appele le
_Fanal_, on a la plus belle vue du monde. On allume le fanal en cas de
surprise, et a ce signal toutes les milices du pays se rassemblent; on
le voit d'extremement loin. On y voit la position que prit le general
Washington lorsqu'il s'empara de la ville et forca les Anglais de
l'abandonner.

"Je suis parti le 8 de Boston pour me rendre a New-port. J'ai couche
a quinze milles de la, et j'ai retrouve dans l'auberge ou je me suis
arrete la meme proprete qu'a la ville: c'est un usage qui tient au
pays. Notre aubergiste etait un capitaine. Les differents grades etant
accordes ici a tous les etats, ou plutot l'etat militaire n'y etant
pas une carriere, il y a des cordonniers colonels, et il arrive
souvent aux Americains de demander aux officiers francais quelle est
leur profession en France[162].

[Note 162: On connait cette anecdote: "Un Americain demandait a un
officier superieur francais ce qu'il faisait en France.--Je ne fais
rien, dit celui-ci.--Mais votre pere?--Il ne fait rien non plus _ou_
il est ministre.--Mais ce n'est pas un etat!--Mais j'ai un oncle
qui est marechal.--Ah! c'est un tres-bon metier."--L'anecdote est
peut-etre inventee; les uns l'attribuent a Lauzun, d'autres a de Segur
ou a de Broglie. Mais elle peint bien les moeurs americaines.]

"Le pays que j'ai parcouru dans ces quinze milles ressemble beaucoup
a la Normandie entre Pont-d'Ouilly et Conde-sur-Noireau; il est
tres-couvert, tres-montueux et coupe de nombreux ruisseaux. Les terres
cultivees que l'on y rencontre sont entourees de murs de pierres que
l'on a posees les unes sur les autres, ou de palissades de bois.

"Le 9 au matin je suis parti de mon gite pour me rendre a Newport. Le
pays m'a paru moins couvert, mais aussi peu cultive que la veille. Au
total, il n'est pas habite. Les villages sont immenses; il y en a qui
ont quatre, cinq et meme quinze et vingt milles de long, les
maisons etant eparses. Je suis passe a Bristol, qui etait une ville
tres-commercante avant la guerre; mais les Anglais, en se retirant,
ont brule plus des trois quarts des maisons, qui ne sont pas encore
retablies. J'ai enfin passe le bac de Bristol-Ferry, qui separe
Rhode-Island du continent; le bras de mer a pres d'un mille[163].

[Note 163: Un kilometre six cent neuf metres environ.]

"Rhode-Island est, dans sa plus grande longueur, tout au plus de
quinze milles", et l'endroit le plus large de l'ile est de cinq. Ce
devait etre un des endroits du monde les plus agreables avant la
guerre, puisque, malgre ses desastres, quelques maisons detruites
et tous ses bois abattus, elle offre encore un charmant sejour. Le
terrain est fort coupe, c'est-a-dire que tous les terrains des divers
proprietaires sont enclos ou de murs de pierres entassees ou de
barrieres de bois. Il y a quelques terres defrichees dans lesquelles
le seigle et les differents grains viennent a merveille; on y cultive
aussi le mais. Il y a encore, comme en Normandie, des vergers
considerables, et les arbres rapportent a peu pres les memes fruits
qu'en France."

"J'ai trouve l'armee dans le meilleur etat possible, fort peu de
malades et les troupes bien tenues. L'ile m'a paru fortifiee de
maniere a ne craindre aucun debarquement. La ville de Newport est la
seule de l'ile; elle n'a que deux rues considerables, mais elle est
assez jolie et devait etre tres-commercante avant la guerre. Les trois
quarts des maisons eparses dans le reste sont de petites fermes. Il y
a en avant du port, au sud-ouest de la ville, l'ile de Goat, qui est
eloignee d'un demi-mille, sur laquelle il y a une batterie de huit
pieces de vingt-quatre qui defend l'entree de la rade. Au sud-ouest
de Goal-Island est la batterie de Brenton, de douze pieces de
vingt-quatre et de quatre mortiers de douze pouces, dont le feu croise
avec celui des vaisseaux en rade. La batterie de Brenton est a un
demi-mille de Goat-Island[164].

[Note 164: Le commissaire Blanchard, visitant peu de jours apres son
debarquement une ecole mixte a Newport, remarqua l'ecriture d'une
jeune fille De neuf a dix ans, et admira la beaute et la modestie de
cette enfant, dont il retint le nom: _Abigoil Earl_, inscrit dans son
journal. "Elle est telle que je desire voir ma fille quand elle aura
son age", dit-il, et il traca sur le cahier, a la suite du nom de la
jeune fille, les mots: _very pretty._ "Le maitre, ajoute-t-il,
n'avait l'air ni d'un pedant, ni d'un missionnaire, mais d'un pere de
famille."]

"Au nord-ouest de Goat-Island, environ a trois quarts de mille, est la
batterie de Rase-Island, composee de vingt pieces de trente-six et de
quatre mortiers de douze pouces, a laquelle la droite des vaisseaux
est appuyee, et elle defend non-seulement l'entree de la rade, mais
aussi les vaisseaux qui pourraient en sortir...Il me parait d'apres
la position des batteries et le feu de nos vaisseaux qu'il serait de
toute impossibilite a l'ennemi d'entrer dans la rade.

"Il y a peu de gibier dans l'ile, mais une grande quantite d'animaux
domestiques. Les chevaux sont generalement assez bons, quoique sans
avoir autant d'especes que je l'aurais cru, les Anglais ayant apporte
leur race dans ce pays ainsi que dans le continent; ils y sont
extremement chers, et un cheval qui vaut 20 louis en France se paye au
moins 40 ou 50. Leur grand talent est de bien sauter, y etant habitues
de tres-bonne heure. Ils ont tous une allure semblable a celle
que nous appelons l'amble et dont on a beaucoup de peine a les
deshabituer."

Le 16, M. le comte de Rochambeau apprit que l'escadre anglaise
commandee par Arbuthnot etait sortie de New-York. Le 17, elle parut
devant la passe a six lieues au large et y mouilla. Elle y resta
jusqu'au 26 et laissa passer, le 23, six batiments de transport venant
de Boston.

Dans la nuit du 28 au 29 mai 1781, un capitaine d'artillerie M. La
Baroliere, faillit etre assassine par un sergent de sa compagnie, sans
qu'on put savoir la raison de cet attentat. Le meurtrier tenta en vain
de se noyer; il fut juge, eut le poignet coupe et fut pendu. Bien que
frappe de plusieurs coups de sabre, M. la Baroliere se retablit.

M. de Rochambeau recut confidentiellement de son fils l'avis que le
comte de Grasse avait ordre de venir dans les mers d'Amerique en
juillet ou aout pour degager l'escadre de M. de Barras. Tout en lui
conseillant de mettre en surete a Boston cette petite flotte, pendant
qu'il ferait telle ou telle expedition qu'on lui designait, on le
laissait libre de combiner avec le general Washington toute entreprise
qu'ils jugeraient utile et qui pourrait etre protegee par la flotte du
comte de Grasse pendant la courte station que cet amiral avait ordre
de faire dans ces parages[165]. M. de Rochambeau n'eut en consequence
rien de plus presse que de demander au general Washington une entrevue
qui eut lieu le 20 mai a Westerfield, pres de Hartford. Le chevalier
de Chastellux accompagnait M. de Rochambeau. Washington avait avec
lui le general Knox et le brigadier Du Portail. M. de Barras ne put y
venir a cause du blocus de Newport par l'escadre Anglaise.

[Note 165: Il nous parait certain que ce plan avait ete combine et
arrete a la cour de Versailles, et que c'est a M. de Rochambeau, bien
plutot qu'a M. de Grasse, que l'on doit attribuer le merite d'avoir
concentre, par une habile tactique, tous les efforts des forces
alliees sur York. Ce serait donc a lui que reviendrait la plus grande
part de gloire dans le succes de cette campagne, qui decida du sort
des Etats-Unis.]

Le general americain pensait qu'il fallait attaquer immediatement
New-York; qu'on porterait ainsi un coup plus decisif a la domination
anglaise. Il savait que le general Clinton s'etait fort affaibli par
les detachements qu'il avait successivement envoyes dans le Sud, et
il ne croyait pas que la barre de Sandy-Hook fut aussi difficile a
franchir qu'on le disait depuis la tentative faite par d'Estaing deux
ans auparavant.

M. de Rochambeau etait d'avis, au contraire, qu'il valait mieux operer
dans la baie de Chesapeak, ou la flotte francaise aborderait plus
promptement et plus facilement. Aucune des deux opinions ne fut
exclue, et l'on decida d'abord de reunir les deux armees sur la rive
gauche de l'Hudson, de menacer New-York, et de se tenir pret, en
attendant l'arrivee du comte de Grasse, a qui on expedierait une
fregate, soit a pousser serieusement les attaques contre cette place,
soit a marcher vers la baie de Chesapeak.

Apres cette conference, une depeche du general Washington au general
Sullivan, depute du Congres, et une autre lettre de M. de Chastellux
au consul de France a Philadelphie, M. de La Luzerne, furent
interceptees par des coureurs anglais et remises au general Clinton,
tandis qu'une depeche de lord Germaine a lord Clinton etait portee a
Washington par un corsaire americain.

Elles servirent mieux la cause des allies que la plus habile
diplomatie.

Washington disait en effet dans sa lettre que l'on allait pousser
activement le siege de New-York et que l'on allait ecrire a M. de
Grasse de venir forcer la barre de Sandy Hook, tandis que le ministre
anglais annoncait la resolution de pousser la guerre dans le Sud.
Washington comprit alors la justesse des idees de M. de Rochambeau.
Quant a M. de Chastellux, il s'exprimait en termes fort peu
convenables sur le compte de M. de Rochambeau. Il pretendait l'avoir
gagne aux idees du general Washington.

L'officier anglais charge du service des espions envoya une copie de
cette lettre au general francais, qui, pour toute punition, fit venir
M. de Chastellux, lui montra cette copie et la jeta au feu. Il se
garda bien de le detromper et de lui confier ses veritables desseins.

De retour a Newport, M. de Rochambeau trouva que l'escadre se
disposait, suivant les instructions donnees a M. de Barras, a se
retirer a Boston pendant que l'armee irait rejoindre le general
Washington. Le port de Boston n'etait, il est vrai, qu'a trente lieues
de Newport, par terre; mais, par mer, il en etait a plus de cent,
a cause du trajet qu'il fallait faire pour tourner les bancs de
Nantucket; d'ailleurs les vents soufflaient plus habituellement du
Nord. Il fallait en outre confier a l'escadre toute l'artillerie
de siege, que l'armee, deja chargee de son artillerie de campagne,
n'aurait pas pu emmener. La jonction des deux escadres devenait ainsi
plus difficile. M. de Rochambeau proposa a M. de Barras de tenir un
conseil de guerre pour decider sur cette difficulte. C'est le 26 que
ce conseil se reunit, M. de Lauzun etait d'avis que la flotte se
retirat a Boston; M. de Chastellux voulait qu'on la laissat a
Rhode-Island. M. de Lauzun, en parlant de la discussion qui
s'ensuivit, trouve dans la contradiction de Chastellux une raison
suffisante pour dire qu'il n'avait pas de jugement. M. de la
Villebrune declara que si M. de Grasse devait venir, il fallait rester
a Rhode-Island pour faire avec lui une prompte jonction. "Mais s'il
n'y vient pas, ajouta-t-il, nous nous ecartons des ordres du Conseil
de France et nous prenons sur nous de nous exposer a des evenements
facheux." M. de Barras fit cette declaration remarquable: "Personne ne
s'interesse plus que moi a l'arrivee de M. de Grasse dans ces mers. Il
etait mon cadet; il vient d'etre fait lieutenant general. Des que je
le saurai a portee d'ici, je mettrai a la voile pour servir sous ses
ordres; je ferai encore cette campagne; mais je n'en ferai pas une
seconde." Il opina du reste pour rester a Rhode-Island, et son
sentiment prevalut. M. de Lauzun fut charge de porter la nouvelle de
cette decision au general Washington, et il pretend dans ses memoires
que le general fut tres-irrite que l'on prit une mesure si contraire
a ce qui avait ete convenu a Westerfield. Le rapport de Lauzun nous
semble suspect, et il pourrait bien ne traduire sur ce point que son
propre ressentiment d'avoir vu ecarter son avis.

M. de Rochambeau s'empressa alors d'ecrire a M. de Grasse pour lui
exposer la situation de La Fayette en Virginie et de Washington devant
York. Il presenta comme son projet personnel une entreprise contre
lord Cornwallis dans la baie de Chesapeak; il la croyait plus
praticable et plus inattendue de l'ennemi. Pour atteindre ce but, il
lui demanda de requerir avec instance le gouverneur de Saint-Domingue,
M. de Bouille, de lui accorder pour trois mois le corps de troupes qui
etait aux ordres de M. de Saint-Simon et destine a agir de concert
avec les Espagnols. Il le priait aussi de lui expedier aussi vite que
possible, sur la meme fregate, avec sa reponse, une somme de 1,200,000
livres qu'il emprunterait aux colonies. Cette lettre partit avec la
_Concorde_ dans les premiers jours de juin.

Le 9 de ce mois, M. le vicomte de Noailles, qui etait alle par
curiosite a Boston, en etait revenu ce meme jour pour annoncer au
general l'arrivee en cette ville du _Sagittaire_ escortant un convoi
de 633 recrues et de quatre compagnies d'artillerie, et portant
1,200,000 livres. Cette flottille etait partie trois jours avant la
_Concorde,_ comme je l'ai dit plus haut. Elle arrivait cependant un
mois plus tard. Apres avoir suivi jusqu'aux Acores les flottes de MM.
de Grasse et de Suffren, cette fregate s'etait detachee et avait eu a
subir des mauvais temps et la poursuite des ennemis. Il manquait trois
navires au convoi: la _Diane,_ le _Daswout_ et le _Stanislas._ Les
deux premiers rentrerent peu de jours apres; mais le dernier avait ete
pris par les Anglais.

L'aide de camp de M. de Rochambeau, venu sur la _Concorde,_ qui avait
laisse ses effets sur le _Louis-Auguste,_ de ce convoi, obtint la
permission d'aller a Boston prendre ce qui lui etait indispensable
pour la campagne. Son manuscrit donne d'interessants details sur
le pays que l'armee dut parcourir. Nous en extrayons les passages
suivants:

"De Newport, je fus coucher a Warren, petit village assez joli qui
n'est qu'a dix-huit milles de Newport dans le continent. On y a
construit quelques petits batiments marchands avant la guerre, et il
y en a encore de commences qui vont en pourriture. Je fus recu a mon
auberge par le maitre, M. Millers, qui est officier au service du
Congres, et par son frere, qui commandait l'annee derniere toutes les
milices a Rhode-Island. Ils sont tous deux extremement gros.

"Le 10 juin, je partis a quatre heures du matin de Warren, bien
empresse d'arriver a Boston. Je ne puis dire assez combien je fus
etonne du changement que je trouvai dans les endroits ou j'etais passe
il y avait environ six semaines. La nature s'etait renouvelee; les
chemins etaient raccommodes; je me croyais absolument dans un autre
pays.

"Le 12, apres avoir ete chercher mes effets sur le _Louis-Auguste_
dans le port de Boston, j'allai me promener a Cambridge, petite ville
a trois milles de la. C'est un des plus jolis endroits qu'il soit
possible de voir; il est situe au bord de la riviere de Boston, sur un
terrain tres-fertile, et les maisons sont tres-jolies. A une extremite
de la ville, sur une pelouse verte tres-considerable, il y a un
college qui prend le titre d'Universite; c'est un des plus beaux de
l'Amerique; il compte environ cent cinquante ecoliers qui apprennent
le latin et le grec. Il y a une bibliotheque considerable, un cabinet
de physique rempli des plus beaux et des meilleurs instruments, et un
cabinet d'histoire naturelle qui commence a se former.

"Le 13 au matin, avant de partir de Boston, je fus a cinq milles
voir la petite ville de _Miltown,_ ou il y a une papeterie assez
considerable et deux moulins a chocolat. La riviere qui les fait
mouvoir forme au-dessus une espece de cascade assez jolie. La vue, du
haut de la montagne du meme nom, ne laisse pas que d'etre belle.

"Le 14, je partis de Boston; mais avant de quitter cette ville, que je
ne devais peut-etre plus revoir, je voulus faire connaissance avec
le beau sexe. Il y a deux fois par semaine une ecole de danse ou les
jeunes personnes s'assemblent pour danser depuis midi jusqu'a deux
heures. J'y fus passer quelques instants. Je trouvai la salle assez
jolie, quoique les Anglais, en abandonnant la ville, eussent casse ou
emporte une vingtaine de glaces. Je trouvai les femmes tres-jolies,
mais tres-gauches en meme temps; il est impossible de danser avec
plus de mauvaise grace, ni d'etre plus mal habillees bien qu'avec un
certain luxe[166].

"Je partis le soir pour Providence et fus coucher a _Deadham,_ ou je
trouvai les sept cents hommes de remplacement qui etaient venus par le
convoi et qui allaient joindre l'armee[167]."

[Note 166: Il est bon de comparer ce jugement a celui que prononca le
prince de Broglie deux ans plus tard, a propos d'une fete donnee a
Boston. (Voir a la fin de ce travail.)]

[Note 167: J'ai dit, d'apres le _Mercure de France,_ que le nombre
exact des recrues etait de 633.]

Cependant, le 10, les regiments de Bourbonnais et de Royal-Deux-Ponts
partirent de Newport pour se rendre a Providence, ou ils arriverent
a dix heures du soir. La journee etait trop avancee pour qu'il fut
possible de marquer le camp, de s'y etablir et de prendre la paille
et le bois necessaires. Le baron de Viomenil, qui conduisait cette
portion de l'armee, obtint pour ce soir-la, des magistrats de la
ville, la disposition de quelques maisons vides ou l'on coucha les
soldats. Le lendemain matin, 11, le regiment de Deux-Ponts alla camper
sur la hauteur qui domine Providence, et les brigades de Soissonnais
et de Saintonge, qui arriverent ce meme jour, s'installerent a sa
gauche.

L'escadre restee a Newport n'avait plus pour la proteger que quatre
cents hommes des recrues arrivees par le _Sagittaire,_ trente hommes
de l'artillerie et mille hommes des milices americaines, le tout sous
le commandement de M. de Choisy.

"Providence est une assez jolie petite ville, tres-commercante avant
la guerre. Il n'y a de remarquable qu'un magnifique hopital[168].
L'armee y resta campee huit jours. Ce temps lui fut necessaire pour
rassembler les chevaux de l'artillerie, de l'hopital ambulant, les
wagons pour les equipages, les boeufs qui devaient les trainer, et
pour recevoir les recrues dont on avait envoye une partie a M. de
Choisy.

[Note 168: _Journal_ de Cromot du Bourg.]

"Le 16, le baron de Viomenil passa une revue d'entree en campagne et
l'armee se mit en marche dans l'ordre suivant:

"Le 18 juin, le regiment de Bourbonnais (M. de Rochambeau et M. de
Chastellux); le 19, celui de Royal-Deux-Ponts (baron de Viomenil);
le 20, le regiment de Soissonnais (le comte de Viomenil); le 21, le
regiment de Saintonge (M. de Custine) ont successivement quitte le
camp de Providence et, en conservant toujours entre eux la
distance d'une journee de marche, ils ont campe, le premier jour
a _Waterman's Tavern,_ le second a _Plainfield,_ le troisieme a
_Windham,_ le quatrieme a _Bolton_ et le cinquieme a _Hartford._
Ces etapes sont distantes de quinze milles. Les chemins etaient
tres-mauvais et l'artillerie avait peine a suivre; les bagages
resterent en arriere.

"A _Windham,_ l'armee campa dans un vallon entoure de bois ou le feu
prit bientot, on ne sait par quelle cause; on employa de suite trois
cents hommes a l'eteindre; mais ils ne purent y parvenir. Le feu ne
devorait du reste que les broussailles et n'attaquait pas les gros
arbres. Cet accident, qui serait effrayant et causerait un veritable
desastre dans d'autres pays, est vu avec indifference par les
Americains, dont le pays est rempli de forets. Ils en sont meme
quelquefois bien aises, car cela leur evite la peine de couper les
arbres pour defricher le sol.

"Le 20, il deserta neuf hommes du regiment de Soissonnais et un de
Royal-Deux-Ponts.

"L'hote de M. de Rochambeau a Bolton etait un ministre qui avait au
moins six pieds trois pouces. Il se nommait Colton, et il offrit a
la femme d'un grenadier de Deux-Ponts, a son passage, d'adopter son
enfant, de lui assurer sa fortune et de lui donner pour elle
une trentaine de louis; mais elle refusa constamment toutes ses
offres[169]."

[Note 169: _Journal_ de Cromot du Bourg.--Voir aussi, pour la marche
des troupes, la carte que j'ai dressee specialement pour cette
histoire.]

Arrive le 22 juin a Hartford, le regiment de Bourbonnais leva son camp
le 25, celui de Deux-Ponts le 26, le regiment de Soissonnais le 27,
et celui de Saintonge le 28. Ils allerent camper le premier jour
a _Farmington_ (12 milles), le second jour a _Baron's Tavern_ (13
milles), le troisieme jour a _Break-neck_ (13 milles), et le quatrieme
jour a _Newtown_ (13 milles).

La route etait meilleure et plus decouverte; les stations etaient
tres-agreables, sauf _Break-neck,_ qui semble fort bien nomme
_(casse-cou)_, a cause de son acces difficile et de son manque de
ressources. L'artillerie ne put y arriver que tres-tard. M. de Beville
et l'adjudant Dumas marchaient en avant et preparaient les logements.

Pendant que ces mouvements s'operaient, Lauzun, parti de Lebanon,
couvrait la marche de l'armee, qui etait a quinze milles environ sur
sa droite. La maniere dont on etablissait les divers camps depuis le
depart de Newport n'avait d'autre but que de faire le plus de chemin
possible sans trop d'embarras et de fatigue; on etait encore trop
loin de l'ennemi pour avoir d'autres precautions a prendre que celles
qu'exigeaient le service des approvisionnements et la discipline.
Mais, une fois qu'on fut a Newtown[170], on eut ete coupable de
negligence si on avait continue a temoigner la meme confiance dans
l'impossibilite des tentatives de l'ennemi. M. de Rochambeau voulait
masser ses forces a Newtown pour se diriger vers l'Hudson en colonnes
plus, serrees; mais le 30 au soir, il recut un courrier du general
Washington qui le priait de ne pas sejourner a Newtown comme il en
avait l'intention, et de hater la marche de sa premiere division et de
la legion de Lauzun.

[Note 170: Assez jolie petite ville habitee par des tories. Cromot du
Bourg.]

La premiere division, formee de Bourbonnais et de Deux-Ponts, partit
en effet de grand matin de Newtown, le 1er juillet, pour se rendre
a _Ridgebury;_ elle ne formait qu'une brigade. La seconde brigade,
formee des regiments de Soissonnais et de Saintonge, partit le
lendemain pour la meme destination. La route, longue de quinze milles,
etait montueuse et difficile; deux hommes de Bourbonnais deserterent.

Le 2 au matin, les grenadiers et les chasseurs de Bourbonnais
partirent de _Ridgebury_ pour _Bedfort,_ ou ils arriverent apres
une marche assez penible a travers un terrain accidente. La route
parcourue etait de quinze milles. A Bedfort, ce detachement se joignit
a la legion de Lauzun, qui avait marche jusque-la sur le flanc gauche
de l'armee, et qui maintenant prit position en avant de Bedfort dans
une forte situation. Il y avait en outre, comme poste avance, un corps
de cent soixante cavaliers americains de la legion de Sheldon que
le general Washington avait envoyes pour cooperer avec la legion de
Lauzun a une expedition contre les Anglais.



XIV


Le general americain avait ouvert la campagne le 26 juin. Combinant
ses mouvements avec ceux de l'armee francaise, il quitta, a cette
date, son quartier d'hiver de New Windsor et se porta sur Peakskill,
ou il devait operer sa jonction avec M. de Rochambeau. Il apprit alors
que le general Clinton avait divise son armee en plusieurs corps et
qu'il la dispersait autour de New-York. Il y avait en particulier
un corps anglais qui s'etait porte sur Westchester. La veille de
l'arrivee des troupes francaises a Bedfort, un parti de dragons
anglais de ce corps avait brule quelques maisons en avant de ce
village. Le general Washington resolut de le faire attaquer; il forma
en consequence une avant-garde de douze cents hommes aux ordres du
general Lincoln, et il envoya a M. de Rochambeau le courrier que
celui-ci avait recu le 30 juin et qui avait fait hater le depart des
troupes de Newtown pour Bedfort et de Bedfort pour Northcastle, ou
elles devaient etre pretes a marcher au premier ordre. La derniere
etape n'etait que de cinq milles; mais la seconde brigade vint sans
s'arreter de Newtown a Northcastle et fit ainsi, dans la journee du 3
juillet, une marche de vingt milles. Les regiments de Soissonnais et
de Saintonge n'avaient donc pas eu un seul jour de repos depuis leur
depart de Providence. Il est vrai que MM. de Custine et le vicomte de
Noailles precherent d'exemple en marchant a pied a la tete de leur
regiment.

Le duc de Lauzun raconte comme il suit la tentative qu'il fit, de
concert avec le general Lincoln, pour surprendre le corps anglais qui
etait le plus voisin[171].

[Note 171: Ce recit m'a paru le plus veridique et le plus propre a
concilier entre elles les diverses relations que l'on a donnees de
cette attaque d'avant-garde.]

"Le 30 juin, apres avoir recu la lettre du general Washington, qui
n'entrait dans aucun detail, M. de Rochambeau m'envoya chercher au
milieu de la nuit, a quinze milles de Newtown, ou il se trouvait[172].
Je me trouvai exactement au lieu prescrit, quoique l'excessive chaleur
et de tres-mauvais chemins rendissent cette marche tres-difficile. Le
general Washington s'y trouva fort en avant des deux armees et me dit
qu'il me destinait a surprendre un corps de troupes anglaises campees
en avant de New-York pour soutenir le fort de Knyphausen, que l'on
regardait comme la cle des fortifications de New-York[173]. Je devais
marcher toute la nuit pour les attaquer avant le point du jour. Il
joignit a mon regiment un regiment de dragons americains (Sheldon),
quelques compagnies de chevau-legers et quelques bataillons
d'infanterie legere americaine. Il avait envoye par un autre chemin, a
environ six milles sur la droite, le general Lincoln avec un corps de
trois mille hommes pour surprendre le fort Knyphausen, que je devais
empecher d'etre secouru. Il ne devait se montrer que lorsque mon
attaque serait commencee, quand je lui ferais dire de commencer la
sienne. Il s'amusa a tirailler avec un petit poste qui ne l'avait pas
vu et donna l'eveil au corps que je devais surprendre. Ce corps rentra
dans le fort, fit une sortie sur le general Lincoln, qui fut battu
et qui allait etre perdu et coupe de l'armee si je ne m'etais pas
promptement porte a son secours.

"Quoique mes troupes fussent harassees de fatigue, je marchai sur les
Anglais; je chargeai leur cavalerie et mon infanterie tirailla avec la
leur. Le general Lincoln en profita pour faire sa retraite en assez
mauvais ordre. Il avait deux ou trois cents hommes tues ou pris et
beaucoup de blesses[174]. Quand je le vis en surete, je commencai
la mienne, qui se fit tres-heureusement, car je ne perdis presque
personne.

[Note 172: M. de Lauzun etait campe en ce moment a Bridgefield.]

[Note 173: Ce corps etait commande par Delancey.]

[Note 174: Guillaume de Deux-Ponts dit dans ses _Memoires_:
quatre-vingts tues ou blesses; mais il n'y etait pas et repete
seulement ce qu'on disait. Les chiffres de Lauzun paraissent pourtant
exageres.]

"Je rejoignis le general Washington, qui marchait avec un detachement
tres-considerable de son armee au secours du general Lincoln, dont
il etait tres-inquiet; mais ses troupes etaient tellement fatiguees
qu'elles ne pouvaient aller plus loin. Il montra la plus grande
joie de me revoir et voulut profiter de l'occasion pour faire une
reconnaissance de tres-pres sur New-York. Je l'accompagnai avec une
centaine de hussards; nous essuyames beaucoup de coups de fusil et de
coups de canon, mais nous vimes tout ce que nous voulions voir. Cette
reconnaissance dura trois jours et trois nuits et fut excessivement
fatigante, car nous fumes jour et nuit sur pied et nous n'eumes rien a
manger que les fruits que nous rencontrames le long du chemin[175].

[Note 175: Le recit de cette petite affaire, donne par d'autres
ecrivains, n'est pas tout a fait conforme a celui-ci; mais nous
pensons que personne mieux que Lauzun n'etait a meme de savoir ce qui
s'etait passe.

Ainsi, MM. de Fersen et de Vauban, aides de camp de M. de Rochambeau,
qui avaient recu de leur general la permission de suivre la legion de
Lauzun dans son expedition, revinrent le 4 au camp de North-Castle et
raconterent ce qui s'etait passe. Ils dirent que le corps de Delancey,
qu'on esperait surprendre a Morrisania, se trouvait a. Williamsbridge,
prevenu de l'attaque dont il etait menace. Ils n'evaluaient les pertes
du corps de Lincoln qu'a quatre tues et une quinzaine de blesses.
(_Journal_ de Cromot du Bourg.)]

Le 5 juillet, le general Washington, de retour de sa reconnaissance
sur New-York, vint voir les troupes francaises au camp de Northcastle;
il confera avec M. de Rochambeau et dina avec lui et son etat-major.
Il repartit le soir meme.

Le 6 juillet, l'armee francaise quitta North-Castle pour aller a
dix-sept milles de la se joindre a l'armee americaine, campee a
Philipsburg. La route etait assez belle, mais la chaleur etait si
excessive qu'elle se fit tres-peniblement; plus de quatre cents
soldats tomberent de fatigue, mais a force de haltes et de soins on
arriva a bon port. Deux hommes du regiment de Deux-Ponts deserterent.

La droite des armees alliees, que formaient les Americains, etait
postee sur une hauteur tres-escarpee qui dominait l'Hudson, appele en
cet endroit _Tappansee_. Entre les deux armees coulait un ruisseau
au fond d'un ravin; enfin les deux brigades de l'armee francaise
formaient la gauche de la ligne, qui etait protegee par la legion
de Lauzun, campee a quatre milles, dans _White-plains_. Toutes les
avenues etaient garnies de postes.

Le 8, le general Washington passa en revue les deux armees. L'armee
americaine, qu'il visita la premiere, etait composee de 4,500 hommes
au plus, parmi lesquels on comptait de tres-jeunes gens et beaucoup
de negres. Ils n'avaient pas d'uniformes et paraissaient assez mal
equipes. Ils faisaient sous ce rapport un grand contraste avec l'armee
francaise, dont le general Washington parut tres-satisfait. Seul le
regiment de Rhode-Island parut aux officiers francais d'une belle
tenue. Le general americain voulut visiter la tente que Dumas, Charles
de Lameth et les deux Berthier avaient installee pres du quartier
general de M. de Beville, dans une position tres-agreable, entre des
rochers et sous de magnifiques tulipiers. Ils avaient aussi organise
un joli jardin autour de leur habitation provisoire. Washington
trouva sur la table des jeunes officiers le plan de Trenton, celui de
Westpoint et quelques autres des principales actions de cette guerre
ou Washington s'etait signale.

Le 10 juillet au soir, le _Romulus_ et trois fregates, aux ordres de
M. de Villebrune, partis de Newport, avancerent dans le Sund jusqu'a
la baie de Huntington. Le vaisseau de garde, que l'on estimait de
quarante-quatre canons, se retira a leur approche, et les autres
petits batiments se refugierent dans la baie. Les pilotes, peu au
fait de leur metier, n'oserent pas entrer la nuit, ce qui obligea M.
d'Angely, commandant deux cent cinquante hommes qui etaient a bord,
de remettre au lendemain l'attaque qu'il voulait faire contre le fort
Lloyd's a la pointe d'Oyster-bay. Pendant la nuit les Anglais avaient
pu prendre des dispositions qui firent echouer l'entreprise; le
debarquement eut lieu; mais le fort etait mieux garde qu'on ne s'y
attendait. Il y avait quatre cents hommes. M. d'Angely fut oblige de
se retirer apres une canonnade et un feu de mousqueterie assez vif qui
blessa quatre hommes. Il se rembarqua et retourna a Newport.

Le 11, le general Washington visita la legion de Lauzun, campee a
Chatterton-Hill, a deux milles sur la gauche. Les Americains furent
tres-satisfaits de sa tenue.

Le 12, M. de Rochambeau, suivi d'un aide de camp[176], voulut voir
les ouvrages que les Americains construisaient a Dobb's-ferry pour
defendre le passage de la riviere du Nord. Il trouva une redoute et
deux batteries en tres-bonne voie, sous la direction de M. Du Portail.
Puis, en s'en retournant, il parcourut les postes des deux armees.

[Note 176: Cromot du Bourg.--C'est d'apres son _Journal_ que je
raconte la plupart des evenements qui se passerent pendant le sejour
des armees alliees devant New-York. Les Souvenirs de Dumas, _Mes
Campagnes en Amerique_, de G. de Deux-Ponts et le _Journal_ de
Blanchard m'ont servi surtout a controler et a completer ces recits.]

Le 14, M. de Rochambeau, a l'issue d'un diner chez le general Lincoln
auquel assistaient le general Washington, MM. de Viomenil, de
Chastellux, de Lauzun et Cromot du Bourg, donna a ses troupes l'ordre
de se mettre en marche. La 1re brigade (Bourbonnais et Deux-Ponts), la
grosse artillerie et la legion de Lauzun se disposerent a partir. Il
faisait un temps affreux. La retraite devait servir de generale; mais
a sept heures il y eut contre-ordre sans qu'on put s'expliquer les
causes de cette alerte ni celles du contre-ordre.

Le 15, a neuf heures du soir, on entendit du cote de Tarrytown
quelques coups de canon suivis d'une vive fusillade. Aussitot M. le
marquis de Laval fit battre la generale et tirer deux coups de canon
d'alarme. En un instant l'armee fut sur pied; mais M. de Rochambeau
fit rentrer les soldats au camp. Washington lui demanda, une heure
apres, deux cents hommes avec six canons et six obusiers; mais
au moment ou cette artillerie allait partir elle recut encore
contre-ordre. Le lendemain matin, a cinq heures, meme alerte suivie
d'une nouvelle demande de deux canons de douze et de deux obusiers.
Cette fois, G. de Deux-Ponts partit en avant pour Tarrytown, et Cromot
du Bourg, qui etait de service aupres de M. de Rochambeau, fut charge
de conduire l'artillerie. Il s'acquitta avec empressement de cette
mission, car il allait au feu pour la premiere fois. Les canons
arriverent a Tarrytown a onze heures. La cause de toutes ces alertes
etait deux fregates anglaises et trois schooners qui avaient remonte
l'Hudson et essaye de s'emparer des cinq batiments charges de farines
que l'on transportait des Jerseys a Tarrytown pour l'approvisionnement
de l'armee. Un autre batiment avait ete deja pris pendant la nuit, il
contenait du pain, pour quatre jours, destine aux Francais. Par suite
de cette perte le soldat fut reduit a quatre onces de pain. On
lui donna du riz et un supplement de viande, et il soutint cette
contrariete passagere avec la gaiete et la constance dont ses
officiers lui donnaient l'exemple. Il y avait sur le meme bateau
enleve par les Anglais des habillements pour les dragons de Sheldon.
Les fregates avaient mis ensuite leur equipage dans des chaloupes pour
operer un debarquement et prendre le reste des approvisionnements a
Tarrytown; mais un sergent de Soissonnais qui gardait ce poste avec
douze hommes fit un feu si vif et si a propos que les Anglais durent
rester dans leurs chaloupes. Une demi-heure apres vinrent les
Americains, qui y perdirent un sergent et qui eurent un officier
blesse. Les quatre pieces d'artillerie francaises arriverent
heureusement sur ces entrefaites; on les mit de suite en batterie et
elles tirerent une centaine de coups qui firent eloigner les fregates.
Elles resterent en vue pendant les journees du 17 et du 18. M. de
Rochambeau avait charge pendant ce temps MM. de Neuris et de Verton,
officiers d'artillerie, d'etablir une petite batterie de deux pieces
de canons et deux obusiers a Dobb's ferry, sur le point le plus etroit
de la riviere. Les fregates durent passer devant ce poste, le 19, pour
retourner a King's Bridge. Elles furent energiquement recues. Deux
obus porterent a bord de l'une d'elles et y mirent le feu. Un
prisonnier francais qui s'y trouvait en profita pour s'echapper; mais
bientot la frayeur poussa sept matelots a se jeter aussi a l'eau.
Quelques-uns furent noyes, trois furent faits prisonniers et les
autres regagnerent la fregate sur laquelle le feu etait eteint.

Dans la nuit du 17 au 18, un officier de la legion de Lauzun, M.
Nortmann, en faisant une patrouille avec six hussards, fut tue dans
une rencontre avec quelques dragons de Delancey. Il s'ensuivit une
alerte. Les hussards riposterent par des coups de pistolets, et
l'infanterie s'avancait deja pour les soutenir lorsque les dragons
disparurent a la faveur des bois et de la nuit. Une circonstance
singuliere contribua dans cette echauffouree a jeter l'alarme dans
le camp francais. Au moment ou M. Nortmann fut tue, son cheval s'en
retourna seul, a toute bride, vers le camp de la legion de Lauzun. Le
hussard en vedette ne sachant pas ce que c'etait, lui cria trois fois,
_qui vive_; enfin, voyant qu'il ne recevait pas de reponse, il lui
tira un coup de fusil qui etendit raide mort le malheureux cheval.

Le 18, M. de Rochambeau employa Dumas son aide de camp a faire des
reconnaissances du terrain et des debouches en avant du camp vers
New-York; il lui ordonna de les pousser aussi loin que possible,
jusqu'a la vue des premieres redoutes de l'ennemi. Il lui donna, dans
ce but, un detachement de lanciers de la legion de Lauzun a la tete
duquel etait le lieutenant Killemaine[178]. Grace au courage et
a l'intelligence de ce jeune officier, Dumas put s'acquitter
parfaitement de sa mission. Apres avoir fait replier quelques petits
postes de chasseurs hessois, ils arriverent jusqu'a une portee de
carabine des ouvrages ennemis, et ils rejoignirent en ce point un
detachement d'infanterie legere americaine qui avait de meme explore
le terrain sur la droite. L'objet de ces reconnaissances etait de
preparer celle que les generaux en chef se disposaient a faire peu
de jours apres avec un gros detachement pour fixer plus specialement
l'attention du general Clinton et ne lui laisser aucun doute sur
l'intention des generaux allies.

[Note 178: Devenu depuis general. Les plaisants aimaient a rapprocher
son nom de celui de Lannes, et disaient: "Voila Lannes et voici
Killemaine (_qui le mene_)."--Voir aux _Notices biographiques_.]

C'est le 21, a huit heures du soir, que l'on partit pour cette
operation[179]. La retraite servit de generale et l'on se mit en
marche dans l'ordre qu'on avait pris le 14. La premiere brigade, les
grenadiers et les chasseurs des quatre regiments, deux pieces de douze
et deux de quatre marchaient au centre sous la conduite de M. de
Chastellux. La droite, commandee par le general Heath, etait formee
par une partie de la division du general Lincoln. La legion de Lauzun
protegeait l'armee a gauche. Il y avait en tout environ cinq mille
hommes avec deux batteries de campagne. La tete des colonnes arriva le
22, a cinq heures du matin, sur le rideau qui domine King's bridge.
Les chemins etaient tres-mauvais et l'artillerie avait peine a
suivre. Cependant les deux armees marchaient dans un ordre parfait
en observant le plus grand silence. Un regiment americain marcha
resolument, sous un feu nourri, pour s'emparer d'une redoute. Un
de ses officiers eut la cuisse emportee. Pendant ce temps M. de
Rochambeau et le general Washington s'avancaient pour reconnaitre les
forts. Ils traverserent ensuite le creek d'Harlem et continuerent
leurs explorations toujours sous le feu des postes ennemis et des
forts. Puis, ils repasserent la riviere, revinrent sur leur route du
matin et pousserent en avant, le long de l'ile, jusqu'a la hauteur de
New-York. Quelques fregates installees dans la riviere du Nord leur
envoyerent des boulets qui ne firent aucun mal. Ils rabattirent
ensuite sur Morrisania, ou le feu de l'ennemi fut encore plus vif. Le
comte de Damas eut un cheval tue sous lui. Les generaux rentrerent
enfin dans leurs lignes apres etre restes vingt-quatre heures a
cheval.

[Note 179: Les details qui suivent sont en accord avec ceux que donne
le journal de Washington cite par Sparks, VIII, p. 109.]

Pendant ce temps, les aides de camp faisaient chacun de leur cote
leurs reconnaissances particulieres. La legion de Lauzun forcait a se
replier les postes ennemis et leur enlevait un assez grand nombre de
prisonniers.

Le 23, on remonta a cheval a cinq heures du matin pour continuer ce
travail. On reconnut d'abord la partie de Long-Island qui est separee
du continent par le Sound; on retourna a Morrisania revoir une partie
de l'ile d'York qui n'avait point ete suffisamment examinee la veille;
puis les generaux revinrent vers leurs troupes.

"Nous fimes dans cette reconnaissance, dit Rochambeau, l'epreuve de
la methode americaine pour faire passer a la nage les rivieres
aux chevaux en les rassemblant en troupeau a l'instar des chevaux
sauvages. Nous avions passe dans une ile qui etait separee de
l'ennemi, poste a Long-Island, par un bras de mer dont le general
Washington voulut faire mesurer la largeur. Pendant que nos ingenieurs
faisaient cette operation geometrique, nous nous endormimes, excedes
de fatigue, au pied d'une haie, sous le feu du canon des vaisseaux
de l'ennemi, qui voulait troubler ce travail. Reveille le premier,
j'appelai le general Washington et lui fis remarquer que nous avions
oublie l'heure de la maree. Nous revinmes vite a la chaussee du moulin
sur laquelle nous avions traverse ce petit bras de mer qui nous
separait du continent; elle etait couverte d'eau. On nous amena deux
petits bateaux dans lesquels nous nous embarquames avec les selles et
les equipages des chevaux; puis on renvoya deux dragons americains qui
tiraient par la bride deux chevaux bons nageurs; ceux-ci furent suivis
de tous les autres excites par les coups de fouet de quelques dragons
restes sur l'autre bord et a qui nous renvoyames les bateaux. Cette
manoeuvre dura moins d'une heure; mais heureusement notre embarras fut
ignore de l'ennemi."

L'armee rentra dans son camp a Philipsburg le 23, a onze heures du
soir.

"Cette reconnaissance[180] fui faite avec tout le soin imaginable,
nous avons essuye six, ou sept cents coups de canon qui ont coute deux
hommes aux Americains. Nous avons fait aux Anglais vingt ou trente
prisonniers et tue quatre ou cinq hommes. Il leur a ete pris aussi
une soixantaine de chevaux. Je ne peux trop repeter combien j'ai ete
surpris de l'armee americaine; il est inimaginable que des troupes
presque nues, mal payees, composees de vieillards, de negres et
d'enfants, marchent aussi bien et en route, et au feu. J'ai partage
cet etonnement avec M. de Rochambeau lui-meme, qui n'a cesse de nous
en parler pendant la route en revenant. Je n'ai que faire de parler du
sang-froid du general Washington; il est connu; mais ce grand homme
est encore mille fois plus noble et plus beau a la tete de son armee
que dans tout autre moment."

[Note 180: _Journal_ de Cromot du Bourg.]

Du 23 juillet au 14 aout l'armee resta paisible dans son camp de
Philipsburg. La legion de Lauzun avait seule un service tres-actif et
tres-penible.

La celerite de la marche des troupes francaises et leur discipline
eurent un grand succes aupres des Americains. La jonction des armees
alliees eut tout l'effet qu'on pouvait en attendre. Elle retint a
New-York le general Clinton, qui avait l'ordre de s'embarquer avec un
corps de troupes pour separer Washington de La Fayette et reduire
le premier a la rive gauche de l'Hudson. Elle contribua a faire
retrograder lord Cornwallis de la pointe qu'il avait faite dans
l'interieur de la Virginie, pour aller a la baie de Chesapeak fixer et
fortifier, suivant les memes instructions, un poste permanent. C'est
peu de jours apres la jonction des troupes devant Philipsburg que les
generaux francais et americains apprirent que Cornwallis se repliait
par la riviere James sur Richmond, ou La Fayette vint l'assieger[181].

[Note 181: Le general anglais Philips mourut le 13 mai 1781. Il etait
tres-malade dans son lit, a Petersburg, lorsqu'un boulet de canon
parti des batteries de La Fayette traversa sa chambre sans l'atteindre
toutefois. Coincidence bizarre, ce meme general commandait a Minden la
batterie dont un canon avait tue le pere de La Fayette. (_Memoires_ de
La Fayette.) _Maryland Papers_ 133-143, correspondance entre Philips
et Weedon.--Arnold fut accuse dans l'armee anglaise d'avoir empoisonne
le general Philips. (_Mercure de France_, sept. 1781, p. 160.)--Voir
aussi _The Bland Papers_, par Ch. Campbell, Petersburg, 1848, II,
124.]



XV


Le 14 aout, M. de Rochambeau recut de Newport une lettre par laquelle
on lui annoncait que la _Concorde_ etait de retour depuis le 5 de
son voyage aupres de l'amiral de Grasse. Elle l'avait rejoint a
Saint-Domingue apres la prise de Tabago, lui avait communique les
instructions de M. de Rochambeau et etait repartie le 26 juillet. M.
de Grasse faisait savoir a M. de Rochambeau qu'il partirait le 3 aout
avec toute sa flotte, forte de vingt-six vaisseaux, pour se rendre
dans la baie de Chesapeak. Il devait emmener trois mille cinq cents
hommes de la garnison de Saint-Domingue, ou M. de Lillencourt etait
gouverneur, et emporter les 1,200,000 livres fournies par Don Solano,
qui lui avaient ete demandees; mais il ajoutait que ses instructions
ne lui permettraient pas de rester au dela du 15 octobre.

On apprit aussi que les troupes anglaises qui etaient entrees quelques
jours avant dans New-York n'etaient pas celles de Cornwallis, comme M.
de La Fayette l'avait ecrit lui-meme, mais la garnison de Pensacola
dans la Floride que le general espagnol, Don Galvez, avait laissee
sortir sans conditions apres la prise de cette ville[182]. Le general
Clinton avait aussi recu d'Angleterre un convoi portant trois mille
recrues, ce qui montait en tout ses forces a douze mille hommes. Les
allies ne pouvaient lui en opposer que neuf mille.

[Note 182: Le succes des Espagnols a Pensacola fut ainsi plus nuisible
qu'utile a la cause des Americains.]

De Williamsbourg, lord Cornwallis se retira sur Portsmouth, pres de
l'embouchure du James-River et par consequent de la baie Chesapeak.
La mer etait libre pour lui et cette suite de mouvements retrogrades
semblait indiquer le projet d'evacuer la Virginie. La Fayette avait
montre la plus grande habilete dans cette campagne, ou, avec quinze
cents miliciens seulement, il sut forcer a battre en retraite le
general Cornwallis qui etait a la tete de plus de quatre mille hommes.
C'est en evitant d'en venir a une action generale, en trompant
constamment l'ennemi sur l'effectif reel de ses forces, en operant
des manoeuvres habiles ou prenant des dispositions pleines a la fois
d'audace et de prudence, que La Fayette obtint ce resultat inespere.
"L'enfant ne saurait m'echapper," avait ecrit Cornwallis au debut de
la campagne, en parlant de ce general dont il meprisait la jeunesse et
dont il meconnaissait l'habilete. A son tour, il allait tomber dans le
piege ou le menait peu a peu La Fayette.

Les Anglais s'embarquerent a Portsmouth et La Fayette crut un instant
qu'ils abandonnaient completement la Virginie pour aller renforcer la
garnison de New-York. Il l'ecrivit meme a Washington. Mais il apprit
bientot que leur seul but etait de prendre une forte position a York
et a Gloucester pour attendre des renforts qui devaient leur arriver.
C'est la que La Fayette voulait les amener. Le 6 aout, en annoncant
ses succes au general Washington, il lui disait:

"Dans l'etat present des affaires, j'espere, mon cher general, que
vous viendrez en Virginie, et que si l'armee francaise prend aussi
cette route, j'aurai la satisfaction de vous voir de mes yeux a
la tete des armees combinees; mais si une flotte francaise prend
possession de la baie et des rivieres et que nous ayons forme une
force de terre superieure a celle de l'ennemi, son armee doit tot ou
tard etre contrainte a se rendre[183]."

[Note 183: _Memoires_ de La Fayette.]

De son cote, le general Washington ecrivait une lettre tout amicale
et toute confidentielle a La Fayette pour le feliciter de ses succes
anterieurs, et il ajoutait qu'il lui permettait, maintenant qu'il
avait sauve la Virginie, de venir prendre part a l'attaque projetee
contre New-York. Il reconnaissait toutefois la necessite de la
presence de La Fayette a la tete de l'armee de Virginie.

Ces deux missives eurent un sort tout different et, par un de ces
hasards dont nous avons eu un precedent exemple apres la conference
d'Hartford, la lettre du general Washington fut interceptee par James
Moody dans les Jerseys, tandis que celle de La Fayette arrivait a
destination. Le general Clinton crut plus que jamais qu'il allait
etre attaque. Cette illusion dura encore quelque temps apres que les
troupes combinees eurent commence leur marche vers le Sud[184].

[Note 184: Cette circonstance servit si bien les Americains et trompa
si completement les generaux anglais, que l'on est porte a croire que
ce ne fut pas tout a fait par un hasard heureux, mais par suite d'une
habile manoeuvre de Washington, que sa lettre, ecrite avec intentions
tomba entre les mains de James Moody. Telle etait l'opinion de lord
Cornwallis, qui ne pouvait se pardonner apres sa defaite d'avoir ete
ainsi joue. (Voir _Mercure de France_, 1781.)--_Sparks_, VIII, 144,
raconte aussi comment un faux ordre signe de La Fayette et enjoignant
au general Morgan de faire avancer Ses troupes fut saisi par
Cornwallis sur un vieux negre envoye a dessein de son cote, ce qui le
determina a retrograder.]

Aussitot que M. de Rochambeau eut recu les depeches apportees par la
_Concorde_, il se concerta avec le general Washington, qui renonca
definitivement au projet qu'il avait toujours forme de faire une
attaque generale contre New-York. Les generaux allies furent d'accord
qu'ils devaient diriger leurs forces sur la Virginie, et il ne
restait plus qu'a organiser les moyens d'execution du nouveau plan de
campagne. Pendant que M. de Rochambeau envoyait, le 15 aout, M. de
Fersen aupres du comte de Barras pour lui donner avis de l'expedition
projetee, Washington ecrivait a La Fayette de garder ses positions
devant York et d'attendre l'arrivee de la flotte de M. de Grasse, des
troupes qu'il amenerait aux ordres de M. de Saint-Simon et des armees
coalisees.

Tous les efforts de La Fayette eurent alors pour but d'empecher que
Cornwallis ne gagnat la Caroline et ne fit ainsi echouer la
campagne des allies. C'est pourquoi il envoya des troupes au sud de
James-River, sous pretexte de deloger les Anglais de Portsmouth, ce
qui eut encore le bon effet de faire reunir au corps de l'armee les
troupes et l'artillerie qui se seraient echappees par Albermale-Sound
a l'arrivee du comte de Grasse. C'est dans la meme vue qu'il retint
d'autres troupes, du meme cote, sous pretexte de faire passer le
general Wayne et ses Pensylvaniens a l'armee du Sud pour renforcer le
general Green. En meme temps il envoyait aupres de Cornwallis le brave
soldat Morgan, qui resta quelque temps comme deserteur au milieu des
ennemis, et qui ne voulut accepter, au retour de sa difficile et
dangereuse mission, d'autre recompense que la restitution d'un fusil
auquel il tenait beaucoup[185].

[Note 185: Voir _Memoires de La Fayette_ pour la conduite de
Morgan.--_Sparks_, VIII, 152.]

Sitot le projet de la campagne arrete, les generaux allies le mirent a
execution. De la celerite de leur marche dependait en grande partie le
succes, qui etait certain s'ils pouvaient rejoindre La Fayette
avant le depart de M. de Grasse. M. de Barras persistait dans sa
determination de se joindre a l'amiral de Grasse, bien qu'il fut
autorise par une lettre particuliere du ministre de la marine, M. de
Castries, a croiser devant Boston, s'il lui repugnait de servir sous
les ordres d'un amiral moins ancien que lui. M. de Rochambeau
l'avait donc charge de transporter dans la baie de Chesapeak toute
l'artillerie de siege restee a Newport avec le corps de M. de Choisy.
De son cote, le general Washington determinait 2,000 hommes des Etats
du Nord a le suivre en Virginie pour rejoindre La Fayette. Enfin
100,000 ecus qui restaient dans la caisse du corps francais furent
partages entre les deux armees.



XVI


Les troupes se mirent en mouvement le 19 aout pour aller passer
l'Hudson a Kingsferry. Les Americains suivirent la route le long du
fleuve, tandis que les Francais retrogradaient sur leurs marches
precedentes.

La premiere journee, de Philipsburg a Northcastle (18 milles), fut
tres-penible. Des quatre heures du matin on battit la generale, et a
cinq heures et demie M. de Rochambeau, en visitant le camp, s'apercut
que les voitures de vivres manquaient et qu'il ne restait plus au
camp que 500 ou 600 rations. Il en envoya chercher et dut remettre le
depart a midi. En attendant il donna le commandement du bataillon des
grenadiers et chasseurs de Bourbonnais a M. Guill. de Deux-Ponts;
celui du bataillon de Soissonnais a M. de La Valette,
lieutenant-colonel de Saintonge, et il les joignit a la legion de
Lauzun pour former l'arriere-garde, qui, placee tout entiere sous les
ordres du _baron_ de Viomenil[186], fut chargee de garder les avenues
pendant qu'on faisait partir l'artillerie et les bagages. Il ne leva
ses postes qu'a deux heures. Mais les equipages etaient trop charges,
et les routes accidentees ou defoncees par les pluies. Les fourgons se
brisaient ou s'embourbaient, de telle sorte qu'a huit heures du soir
on n'avait encore fait que quatre milles et que les regiments ne
purent arriver a Northcastle que le 20, a quatre heures du matin. M.
de Custine avait ete oblige de laisser le vicomte de Rochambeau avec
toute l'artillerie et 200 hommes a 12 milles de Northcastle. Dans ces
conditions, qui auraient ete desastreuses pour l'armee si la garnison
de New-York eut fait une sortie, l'arriere-garde ne pouvait ni ne
devait avancer beaucoup. Le baron de Viomenil s'arreta a la maison
d'_Alexander Lark,_ ou il bivouaqua et ou lui et ses officiers purent
se secher et se reposer. Il recut ordre de se rendre directement a
King's-ferry en passant par _Leguid's Tavern,_ ou il arriva le 20,
a onze heures du soir, et par _Pensbridge,_ sur le _Croton,_ ou il
rejoignit le gros de l'armee.

[Note 186: G. de Deux-Ponts, dit le _Vicomte;_ mais il est probable
que ce poste important, qui donnait la superiorite sur de Lauzun, ne
pouvait etre confie qu'a un general tel que celui que l'on nomme le
baron.--Son frere avait pourtant rang de marechal de camp.]

Celle-ci avait quitte Northcastle le 21, de grand matin. A deux milles
de la elle passa la petite riviere qui porte ce nom; puis, deux milles
plus loin, le _Croton-river_ a Pensbridge, ou il y avait un pont de
bois. Le _Croton_ n'est pas navigable, mais n'est pourtant gueable
qu'a certaines epoques. Le soir les troupes camperent a _Hun's
Tavern,_ qui forme un faubourg de _Crampond._ Des ce moment, la
legion de Lauzun marcha a l'avant-garde, tandis que le bataillon
des grenadiers et chasseurs de Bourbonnais formait l'arriere-garde
immediate de l'armee et que celui de Soissonnais restait sur les bords
du Croton jusqu'a ce que tous les equipages fussent passes.

Le 22 aout, l'armee quitta Hun's Tavern et passa, apres une marche de
neuf milles, a Peekskill, village qui comptait a peine une vingtaine
de maisons et qui est situe sur la riviere du Nord. Enfin elle arriva,
quatre milles plus loin, a _King's Ferry,_ et prit position sur le
rideau qui domine la riviere du Nord. Comme il n'y avait en cet
endroit que la maison de l'homme a qui appartenait le bac, le quartier
general resta etabli a Peekskill. M. de Rochambeau ne voulut pas
passer si pres de West-Point sans aller visiter cette place forte. Il
y employa la journee du 23 et s'y rendit en bateau avec le general
Washington et plusieurs officiers. A son retour il recut des lettres
de M. de Choisy qui lui annoncait qu'il s'etait embarque le 21 sur
l'escadre de M. de Barras avec toute l'artillerie et les cinq cents
hommes de troupes francaises dont il avait le commandement. Il en
laissait cent a Providence, sous le commandement de M. Desprez, major
de Deux-Ponts, pour la garde des magasins et de l'hopital.

Pendant cette meme journee les equipages et la legion de Lauzun
traverserent l'Hudson et vinrent s'etablir a _Haverstraw,_ pres de la
maison de Smith, dans laquelle Arnold avait eu sa derniere conference
avec le major Andre. D'un autre cote, Guill. de Deux-Ponts protegeait
l'embarquement avec la brigade de Bourbonnais qu'il avait fait avancer
jusqu'a Verplank's-Point. Cette brigade passa a son tour le 24, et le
reste de l'armee le 25.

Tous les officiers superieurs de l'armee s'accordent a dire que
le general anglais fit preuve pendant tous ces mouvements d'une
maladresse singuliere, et ils ne peuvent s'expliquer son inaction.
Il n'est pas douteux que les nombreuses demonstrations faites devant
New-York et surtout les lettres interceptees, comme nous l'avons dit,
ne l'aient completement trompe sur les intentions veritables des
generaux allies. Du reste, le plus grand secret fut garde sur le but
des mouvements des armees, au point que les generaux ignoraient, aussi
bien que les colonels et les aides de camp, le point sur lequel on
voulait diriger une attaque. L'opinion generale etait, la comme
dans le camp anglais, que l'on voulait tourner la place et attaquer
New-York par _Paulus-Hook_ ou _Staten-lsland._

Lorsque toute l'armee eut franchi l'Hudson, le general Washington
organisa comme il suit la marche de ses troupes. Il se tenait en avant
a une journee de distance, a la tete de trois mille hommes; la legion
de Lauzun et la brigade de Bourbonnais suivaient le lendemain; enfin,
le troisieme jour, la brigade de Soissonnais venait occuper les
campements abandonnes par la precedente. Avant de partir, le general
Washington laissa au camp de Verplanck's-Point un corps de trois mille
miliciens, sous le commandement du general Heath, pour defendre l'Etat
de New-York et le cours de la riviere du Nord.

Le 25, la premiere brigade (Deux-Ponts et Bourbonnais) se rendit a
_Suffren's_ en passant par _Hackensack,_ au milieu d'une magnifique
vallee. La route fut de quinze milles.

Le 26 on alla de _Suffren's_ a _Pompton._ La route, longue de quinze
milles, etait superbe; le pays, decouvert et bien cultive, etait
habite par des Hollandais generalement fort riches. La petite riviere
de Pompton, que l'armee dut traverser trois fois a quatre milles
de distance de la ville du meme nom, etait munie de ponts a chaque
passage. Quand les troupes furent installees dans leur camp, plusieurs
generaux et officiers profiterent du voisinage de _Totohaw Fall_ pour
aller voir cette curieuse cataracte que M. de Chastellux decrit dans
ses _Voyages._

A Pompton, le corps du general Washington se dirigea vers
Staten-Island. En meme temps M. de Rochambeau envoyait en avant de
Chatham le commissaire des guerres, de Villemanzy, pour etablir des
fours et faire des demonstrations d'approvisionnements qui devaient
entretenir les ennemis dans l'idee qu'on allait faire une attaque
de ce cote. M de Villemanzy s'acquitta heureusement de cette
commission[187].

[Note 187: Il mourut pair de France sous Charles X.]

Le 27, apres seize milles de marche, l'armee vint camper a _Hanover_
ou _Vibani,_ entre _Wipanny_ et _Morristown._ La premiere division
sejourna a ce camp le 28, pendant que la seconde la rejoignait.

C'est a ce moment que les generaux allies cesserent toute feinte
vis-a-vis de leurs aides de camp et de leurs officiers generaux. Ils
partirent en avant pour Philadelphie et firent brusquement tourner
leurs troupes sur le revers des montagnes qui separent l'interieur de
l'Etat de Jersey de ses districts, situes sur les bords de la mer.
M. de Rochambeau emmenait avec lui de Fersen, de Vauban et de Closen
comme aides de camp.

Le 29, la premiere brigade, aux ordres du baron de Viomenil, se
rendit, apres seize milles de marche, a _Bullion's Tavern._ Elle dut
traverser Morristown, ville assez jolie dans laquelle on comptait de
soixante a quatre-vingts maisons bien baties. L'armee americaine y
avait campe en 1776 et 1779. On sait que, a la premiere date, le
general Lee, qui s'etait imprudemment separe de son armee, fut enleve
par un corps anglais, mais que la seconde fois le general Washington
avait pris une belle position sur la hauteur entre _Menden_ et
_Baskeridge_ pour garder le passage de la Delaware. Il y conserva
ainsi la tete de toutes les routes par lesquelles l'ennemi pouvait
passer.

Le 30, on fut a _Sommerset Court-House,_ apres douze milles de marche;
le 31, a _Princeton_ (dix milles), le 1'er septembre a _Trenton_ sur
la Delaware (douze milles). La riviere etait gueable. Les equipages
la franchirent de suite; mais les troupes s'arreterent et ne la
franchirent a leur tour que le lendemain, pour aller camper a _Red
Lion's Tavern,_ a dix huit milles du camp precedent qui etait
_Sommerset Court-House._

La legion de Lauzun veillait toujours avec un zele infatigable au
salut de l'armee, soit pour eclairer la route, soit pour proteger les
flancs, soit a l'arriere-garde. Lorsque les generaux firent faire a
l'armee une brusque conversion pour la diriger sur la Delaware, M.
le baron de Viomenil recut avis que mille hommes de la garnison de
New-York avaient eu ordre de se tenir prets a marcher et que les
troupes legeres n'etaient pas a plus d'un mille. Ce general, qu'un
coup de pied de cheval obligeait d'aller en voiture, ne savait quel
parti prendre: il etait, en effet, presque sans ressources s'il eut
ete attaque. Lauzun quitta alors son campement de Sommerset et marcha
au-devant de l'ennemi, le plus loin possible, afin de donner a M. de
Viomenil le temps de se retirer dans les bois. Il envoya de fortes
patrouilles sur tous les chemins par ou les Anglais pouvaient arriver.
Il se mit lui-meme a la tete de cinquante hussards bien montes, et il
s'avanca a plus de dix milles sur le chemin de Brunswick, par lequel
les ennemis devaient le plus probablement s'avancer. Il rencontra
trois fortes patrouilles de troupes legeres qui se retirerent apres un
echange de quelques coups de pistolet, et, convaincu que les troupes
anglaises ne s'avancaient pas, il retourna rassurer le baron de
Viomenil.

L'armee marcha, le 3 septembre, de _Red-Lion's Tavern_ a
_Philadelphie,_ ou la premiere division penetra en grande tenue a onze
heures du matin.

Le 4, la seconde brigade arriva a peu pres a la meme heure que la
premiere la veille, et elle ne produisit pas moins d'effet. "Le
regiment de Soissonnais, qui a des parements couleur de rose, avait en
outre ses bonnets de grenadiers, avec la plume blanche et rose, ce qui
frappa d'etonnement les beautes de la ville[188]." M. de Rochambeau
alla au-devant avec son etat-major; et cette brigade defila devant le
Congres aux acclamations de la population, qui etait charmee de sa
belle tenue.

Au moment ou les troupes defilerent devant le Congres, ayant a leur
tete leurs officiers generaux respectifs, le president demanda a M.
de Rochambeau s'il devait saluer ou non; le general lui repondit que
quand les troupes defilaient devant le Roi, Sa Majeste daignait les
saluer avec bonte. Comme on rendit au Congres les memes honneurs qu'au
Roi, "les treize membres qui le composaient ont ete leurs treize
chapeaux a chaque salut de drapeau et d'officier[189]." Cromot du
Bourg, que j'ai cite plusieurs fois, plus jeune et plus instruit que
Guillaume de Deux-Ponts, quoique soldat moins aguerri, decouvrit a
Philadelphie bien des choses _honnetes et remarquables_[190]. Sur le
premier point, il vante l'accueil genereux et bienveillant qu'il recut
chez le ministre de France, M. de la Luzerne, dont tous les ecrivains
de cette epoque citent l'affabilite et le merite. Il rappelle, dans
son journal, le diner anglais qu'il prit avec les generaux francais et
leur famille (c'est ainsi que les Americains nommaient les aides de
camp) chez le president des Etats.

[Note 188: Cromot du Bourg.]

[Note 189: Deux-Ponts.]

[Note 190: Voir aussi, pour ce meme sujet, les _Voyages_ de
Chastellux, les _Memoires_ de Pontgibaud et la partie des _Memoires_
du prince de Broglie que j'ai inseree dans l'Appendice.]

"Il y avait, dit-il, une tortue que je trouvai parfaite et qui pouvait
peser de 60 a 80 livres. On porta au dessert toutes les santes
possibles." Il cite aussi M. Benezet[191] comme le quaker le plus
zele de Philadelphie. "Je causai avec lui quelque temps; il me parut
penetre de l'excellence de sa morale; il est petit, vieux et laid,
mais c'est reellement un galant homme, et sa figure porte l'empreinte
d'une ame tranquille et d'une conscience calme."

[Note 191: On a une _Vie_ de cet eminent philanthrope qui eleva le
premier la voix contre la traite des negres, Watson, _Annals,_ II,
209.]

En fait de choses remarquables, Cromot du Bourg note d'abord la ville
elle-meme; "Elle est grande et assez bien batie; les rues sont fort
larges et tirees au cordeau; elles ont des deux cotes des trottoirs
pour les pietons; il y a un grand nombre de boutiques richement
garnies et la ville est fort vivante, car il y au moins quarante mille
habitants. On trouve dans la rue du Marche deux halles immenses baties
en briques, dont une est consacree a la boucherie. Je ne leur ai
trouve d'autre defaut que d'etre au milieu d'une rue superbe qu'elles
deparent tout a fait. Le port peut avoir deux milles de long. C'est
tout simplement un quai qui n'a de beau que sa longueur. Il y a
plusieurs temples fort beaux et un college considerable qui a le titre
d'Universite."

Cet aide de camp de M. de Rochambeau fit, comme Chastellux et bien
d'autres, une visite au cabinet de curiosites de M. Cimetierre,
le Genevois, et a celui d'histoire naturelle du savant docteur
Chauvel[192]. Dans le premier, il fut etonne d'apercevoir au milieu
d'une foule de choses interessantes une mauvaise paire de bottes
fortes, et il ne put s'empecher de demander en riant a M. Cimetierre
si c'etait la un objet de curiosite. Celui-ci lui repondit qu'elles
avaient toujours fixe l'attention des Americains parce qu'ils
n'avaient encore jamais vu que celles-la et que, vu leur etonnement,
il s'etait permis de les faire passer pour les bottes de Charles XII.
Mais il est probable qu'apres le passage de l'armee francaise les
bottes fortes cesserent d'etre un objet extraordinaire pour les
Americains."

[Note 192: Watson, _Annals._]

Ce fut a Philadelphie que les generaux allies apprirent que l'amiral
anglais Hood etait arrive devant New-York, ou il s'etait reuni a
l'amiral Graves, et que leurs flottes combinees faisaient force de
voiles vers la baie de Chesapeak. Cette nouvelle les inquieta pendant
deux jours, car ils n'avaient encore rien appris des mouvements du
comte de Grasse[193]. Les troupes n'en continuaient pas moins leur
marche. Du camp, sur les bords de la Schuylkill, a un mille de
Philadelphie, qu'elles avaient occupe le 3 et le 4, elles se porterent
le 5 sur _Chester_, a seize milles de la. La seconde division ne
quitta pourtant Philadelphie que le 6. Le general Washington suivit la
route de terre; mais M. de Rochambeau voulut visiter les defenses de
Philadelphie sur la Delaware, et il monta sur un bateau avec MM, de
Mauduit-Duplessis et un aide de camp[194]. Ils aborderent d'abord a
_Mud-Island_, ou etait le fort inacheve de _Miflin_; ils passerent
ensuite sur la rive gauche, a _Redbank_, ou M. de Mauduit ne trouva
plus que les ruines du fort qu'il avait si vaillamment defendu le
22 octobre 1777 contre la troupe de Hessois du colonel Donop. Ils
arriverent enfin a _Billing's Fort_, qui avait ete construit pour
soutenir les chevaux de frise qui sont plantes dans la riviere et
defendent le passage contre les vaisseaux ennemis qui tenteraient
de la remonter. Ce dernier seul etait en bon etat et pourvu d'une
batterie tres-bien placee et tres-solidement construite.

[Note 193: M. Laurens revint au commencement de septembre 1781 sur la
fregate _la Resolue_, qui apportait de l'argent pour les Francais et
pour les Americains. (_Journal de Blanchard_.)]

[Note 194: Cromot du Bourg.]

En arrivant a _Chester_, M. de Rochambeau apercut sur le rivage le
general Washington qui agitait son chapeau avec des demonstrations de
la joie la plus vive. Il dit qu'il venait d'apprendre de Baltimore
que M. de Grasse etait arrive a la baie de Chesapeak avec vingt-huit
vaisseaux de ligne et trois mille hommes qu'il avait deja mis a terre
et qui etaient alles joindre M. de La Fayette. "J'ai ete aussi surpris
que j'ai ete touche, dit Guillaume de Deux-Ponts, de la joie bien
vraie et bien pure du general Washington. D'un naturel froid et d'un
abord grave et noble qui chez lui n'est que veritable dignite et qui
sied si bien au chef de toute une nation, ses traits, sa physionomie,
son maintien, tout a change en un instant; il s'est depouille de sa
qualite d'arbitre de l'Amerique septentrionale et s'est contente
pendant un moment de celle du citoyen heureux du bonheur de son pays.
Un enfant dont tous les voeux eussent ete combles n'eut pas eprouve
une sensation plus vive, et je crois faire honneur aux sentiments de
cet homme rare en cherchant a en exprimer toute la vivacite."

La joie ne fut pas moindre a Philadelphie quand on apprit cette
nouvelle. M. de Damas, qui y etait reste apres le depart des troupes,
raconta a son retour qu'il etait difficile d'imaginer l'effet qu'elle
y avait produit. L'enthousiasme etait tel que la population s'etait
portee a l'hotel du ministre de France et que M. de la Luzerne avait
ete oblige de se montrer a son balcon aux acclamations de la foule.



XVII


Au moment ou le comte de Grasse arriva dans la baie de Chesapeak La
Fayette marcha rapidement sur Williamsburg, se fit joindre par le
corps du marquis de Saint-Simon, fort de trois mille deux cents hommes
et d'un corps de hussards d'environ trois cents hommes. Des qu'il fut
debarque a Jamestown, il fit repasser la riviere au corps du general
Wayne et le reunit au sien; puis il placa un corps de milices de
l'autre cote de York-River, en face de Glocester. L'armee anglaise se
trouva ainsi serree a la fois de tous les cotes, et lord Cornwallis
n'eut plus de salut possible que dans une entreprise tres-hasardeuse.
Il reconnut cependant la position de Williamsburg avec dessein de
l'attaquer; mais cette position etait solidement etablie. Deux criques
se jetant, l'une dans James, l'autre dans York-River. resserrent
beaucoup la peninsule en cet endroit. Il eut fallu forcer ces deux
passages bien defendus. Deux maisons et deux batiments publics de
Williamsburg, en pierres, etaient bien places pour defendre le front.
Il y avait cinq mille hommes de troupes americaines et francaises, un
gros corps de milices et une artillerie de campagne bien servie. Lord
Cornwallis ne crut pas devoir risquer l'attaque. Il aurait pu passer
a Gloucester ou remonter York-River, le comte de Grasse ayant neglige
d'envoyer des vaisseaux au-dessus; mais il eut fallu abandonner
artillerie, magasins et malades. La Fayette avait du reste pris des
mesures pour lui couper la retraite en quelques marches. Il se decida
donc a attendre l'attaque. Il aurait pu trouver encore une chance
de salut dans une attaque precipitee, si La Fayette eut cede a une
sollicitation bien tentante. Le comte de Grasse etait presse de s'en
retourner; l'idee d'attendre les generaux et les troupes du Nord le
contrariait beaucoup. Il pressait vivement La Fayette d'attaquer
l'armee anglaise avec les troupes americaines et francaises a
ses ordres, lui offrant pour ce coup de main non-seulement les
detachements qui formaient la garnison des vaisseaux, mais autant de
matelots qu'il en demanderait. Le marquis de Saint-Simon, qui, quoique
subordonne a La Fayette par la date de sa commission, etait bien plus
ancien que lui d'age et de service, reunit ses instances a celles de
l'amiral. Il representa que les ouvrages de lord Cornwallis n'etant
pas acheves, une attaque de forces superieures enleverait suivant
toute apparence York-Town, ensuite Glocester. La tentation etait
grande pour le jeune general de l'armee combinee, qui avait a peine
vingt-quatre ans. Il avait un pretexte irrecusable pour faire cette
attaque, dans la declaration que lui faisait M. de Grasse qu'il ne
pouvait attendre les generaux et les forces venant du Nord. Mais
il pensa que si cette attaque pouvait avoir un succes brillant et
glorieux pour lui, elle couterait necessairement beaucoup de sang. Il
ne voulut pas sacrifier a sa gloire personnelle, les soldats qui lui
etaient confies. Non-seulement il refusa de suivre les conseils du
comte de Grasse, mais il chercha a lui persuader d'attendre l'arrivee
des generaux Washington, Rochambeau et Lincoln, tous ses chefs ou ses
anciens. Il y perdrait le commandement en chef, mais la reduction
de Cornwallis deviendrait une operation certaine et peu couteuse.
L'amiral de Grasse se rendit quoique a regret a ces raisons.

De leur cote, les generaux Washington et Rochambeau haterent la marche
de leurs troupes.

Le 6 elles partirent de Chester pour Wilmington (11 milles), ou elles
arriverent apres avoir laisse a leur droite le champ de bataille
de _Brandywine_. Le 7 au soir elles etaient a _Elk-Town_, ou les
attendait un officier porteur des depeches de M. de Grasse. Le 8 on
s'occupait de trouver des batiments de transport pour en embarquer le
plus possible. On etait encore en effet a plus de cent lieues du point
ou l'on devait se reunir a M. de La Fayette, et il etait important de
ne pas le laisser dans une position critique. Or, la plus courte voie
en meme temps que la moins fatigante pour les troupes etait la mer.
Mais les Anglais dans leurs differentes incursions avaient tellement
detruit toutes les barques americaines qu'il fut impossible d'en
rassembler assez pour embarquer plus de deux mille hommes. C'etait a
peine suffisant pour convoyer les deux avant-gardes des deux armees.
On les fit monter sur toutes sortes de bateaux. M. de Custine eut
le commandement de l'avant-garde francaise, qui se composait des
grenadiers, des chasseurs et de l'infanterie de Lauzun, en tout douze
cents hommes. Le general Lincoln suivait a petite distance avec les
huit cents hommes de son avant-garde[195]. Le duc de Lauzun, qui etait
impatient d'arriver des premiers sur le champ de bataille, demanda a
partir avec son infanterie, et il laissa sa cavalerie suivre la voie
de terre avec l'artillerie et le gros de l'armee aux ordres des deux
Viomenil. Le meme jour les generaux Washington et Rochambeau prirent
les devants pour rejoindre La Fayette par terre. Ils n'emmenerent
chacun que deux aides de camp. Ceux du general francais etaient MM.
de Damas et Fersen. M. de Rochambeau permit du reste aux autres de
prendre la voie qu'ils voudraient. MM. de Vauban et Lauberdieres
s'embarquerent avec M. de Custine, tandis que Closen et du Bourg
prenaient des chemins de traverse avec la cavalerie de Lauzun et que
Dumas continuait les fonctions d'aide-major aupres de l'armee.

[Note 195: Toutes les provisions que l'on put se procurer a grande
peine dans ce pays, qui ressemble plutot a un desert qu'a une contree
faite pour l'habitation de l'homme, furent quelques boeufs dont on fit
cuire la moitie et saler le reste; il y en avait pour quatre jours.
Pour suppleer aux vivres du reste de cette traversee, il fut donne a
chaque homme, officier comme soldat, une livre de fromage; cela etait
accompagne d'un peu de rhum et de biscuits pour dix-sept jours.
(_Mercure de France_, sept. 1781.)]

Le 9, tandis que les avant-gardes embarquees quittaient par mer
Head-of-Elk, les troupes restees a terre se remettaient en marche. La
colonne des equipages dut etre separee de celle des troupes, a cause
de la difficulte du passage du Ferry de la _Susquhanna_. Dumas, etait
charge de diriger ce passage. Ayant appris par les gens du pays
que cette large riviere etait gueable dans la belle saison un
peu au-dessous des chutes, il remonta a sept milles au-dessus de
_Lower-Ferry_, ou les bacs transportaient lentement les hommes et
les chevaux, et, ayant sonde le fond de la riviere avec beaucoup de
precaution, il n'hesita pas a conseiller aux generaux d'y faire passer
les chariots et l'artillerie, ce qui s'executa sans trop de pertes.
Les soldats, prives de leurs bagages pendant plusieurs jours par
suite de cette separation, durent se passer de tentes et accepterent
gaiement leur situation provisoire.

Le 10 septembre on campa a _Burch Hartford_ ou _Burch-Tavern_ et le 11
a _Whitemarsh_, ou les chariots et les tentes rejoignirent l'armee. Le
12 on etait a Baltimore.

Le baron de Viomenil chargea aussitot le colonel de Deux-Ponts et le
comte de Laval de verifier et de faire l'estimation exacte des hommes
que chacun des bateaux mis a sa disposition pouvait contenir.
On reconnut bien vite que l'embarquement de toute l'armee etait
impossible. On fit meme un essai le 13 septembre, et les generaux
se convainquirent qu'ils ne pouvaient pas exposer les troupes a la
position genante et perilleuse dans laquelle elles seraient obligees
de se tenir pendant plusieurs jours sur de petits bateaux tres-mal
equipes. Le baron de Viomenil se determina donc a reprendre sa marche
par terre.

Le 13 seulement, les equipages, partis avec Dumas au passage de la
Schuylkill, rejoignirent cette division. Le 15 on apprit que les
grenadiers et les chasseurs embarques a Head-of-Elk avaient ete forces
par le mauvais temps de relacher a Annapolis apres un voyage de trois
jours. M. de Custine, presse d'arriver le premier, prit un sloop bon
voilier et navigua sans s'arreter jusqu'a la riviere de James. Il
laissait ainsi sans direction le convoi dont il avait le commandement.
Il est vrai que le duc de Lauzun pouvait l'y suppleer; mais rien
n'avait ete convenu entre ces officiers, et Lauzun se trouvait sans
ordres ni instructions. Les bateaux etaient en si mauvais etat que
deux ou trois chavirerent et qu'il y eut sept ou huit hommes de noyes.
Neanmoins tout ce convoi allait remettre a la voile lorsque M. de
Lauzun recut un courrier du general Washington qui lui recommandait
de faire debarquer les troupes et de ne repartir que sur de nouveaux
ordres. C'est que l'escadre anglaise avait paru devant la baie de
Chesapeak le 8 septembre et que le comte de Grasse, parti pour la
combattre, n'etait pas encore rentre.

Bien que l'amiral francais eut detache a ce moment quinze cents de ses
matelots pour le debarquement des troupes de M. de Saint-Simon dans
la riviere James, il n'hesita pas a couper ses cables et a s'avancer
au-devant de la flotte anglaise avec vingt-quatre vaisseaux. L'amiral
anglais s'elevant au vent, l'avant-garde francaise, commandee par
de Bougainville, atteignit l'ennemi, qui fut tres-mal-traite. M. de
Grasse le poursuivit au large pendant trois jours sans l'atteindre et
trouva, en rentrant dans la baie, l'escadre de M. de Barras qui, a
la faveur de cet engagement, avait gagne le mouillage, apres avoir
habilement convoye les dix batiments qui portaient l'artillerie de
siege. M. de Barras avait meme poursuivi et capture, a l'entree de la
baie, deux fregates anglaises, l'_Isis_, et le _Richmond_, et quelques
petits batiments qui furent immediatement envoyes a Annapolis avec les
transports venus de Rhode-Island[196].

[Note 196: Il me semble resulter de divers documents que je possede,
que l'amiral anglais fut deroute par l'apparition de l'escadre aux
ordres de M. de Barras. Je reviendrai sur ce sujet. Voir _Not. biog._
de Grasse, de Bougainville, de Barras.]



XVIII


Aussitot apres la reception de la nouvelle du succes de M. de Grasse,
Lauzun fit remonter ses troupes sur leurs batiments et continua sa
route. Les vents lui furent peu favorables et il ne fut pas moins de
dix jours a se rendre a l'entree de la riviere James.

Quant au corps reste a terre aux ordres de MM. de Viomenil, il
repartit de Baltimore le 16 septembre et alla camper a _Spurer's
Tavern_[197]. La, M. de Viomenil recut une lettre de M. de la
Villebrune, capitaine du _Romulus_, qui lui annoncait son arrivee a
Annapolis avec les moyens necessaires au transport de l'armee. En
consequence, le 17 septembre, on prit la route d'Annapolis et on vint
camper a _Scots Plantation_. Pendant les journees du 18, du 19 et du
20, que l'on passa a Annapolis, on opera l'embarquement du materiel
de guerre et des troupes. La petite escadre que dirigeait M. de la
Villebrune se composait du vaisseau le _Romulus_ et des fregates la
_Gentille_, la _Diligente_, l'_Aigrette_, l'_Iris_ et le _Richmond_.
Il y avait, en outre, neuf batiments de transport. Sur la _Diligente_,
ou monta Guill. de Deux-Ponts, se trouvaient prisonniers lord Rawdon,
le colonel anglais Doyle et le lieutenant de vaisseau Clark, ces deux
derniers avec leurs femmes. Ils avaient ete pris par M. de Barras sur
la fregate le _Richmond_, et on n'avait pas eu le temps de les mettre
a terre avant de quitter le cap Charles. Cette escadre fut plus
heureuse que le convoi du duc de Lauzun, car elle partit le 21
septembre au soir et entra dans le James-River le 23, a cinq heures du
matin.

[Note 197: Quiconque voyagerait dans ce pays dans dix ans, dit Cromot
du Bourg, ou meme dans un an, et voudrait se servir de mon journal
pour se guider, serait fort etonne de ne point trouver le meme nom aux
tavernes et aux ferries; c'est la chose la plus commune dans ce pays
que le changement a cet egard, car ces endroits prennent toujours le
nom du proprietaire.]

Les equipages qui ne purent etre embarques et tout ce qui tenait a
l'administration continua de suivre la route de terre et fit un grand
detour pour arriver a Williamsburg.

La navigation dans la riviere James etait tres-penible, et l'on ne
pouvait la remonter que la sonde a la main; encore plusieurs batiments
echouerent-ils et ne purent-ils etre releves que par le flot.

Ce corps d'armee debarqua le 24 au soir a _Hog's-Ferry_ et alla camper
le 26 a Williamsbourg. Washington et Rochambeau, accompagnes de M. de
Chastellux et de deux aides de camp chacun, etaient arrives dans cette
ville depuis le 14 septembre, apres des marches forcees de soixante
milles par jour. Quant a l'infanterie de Lauzun, elle etait debarquee
depuis le 23. La cavalerie avait suivi la voie de terre et etait
depuis plusieurs jours a Williamsbourg.

En arrivant, le duc de Lauzun trouva M. de Custine qui aurait du
diriger ce convoi au lieu de prendre les devants. Pendant qu'il lui
rendait compte de ce qui s'etait passe, les generaux Washington et
Rochambeau, qui etaient a peu de distance sur une corvette, lui firent
dire d'aller a leur bord. Le general Washington dit alors au duc que
lord Cornwallis avait envoye toute sa cavalerie et un corps de troupes
assez, considerable a Glocester. Il craignait qu'il ne fit de ce cote
une tentative de fuite et, pour prevenir cette retraite qui aurait
fait perdre le fruit de toute la campagne, il y avait poste, pour
observer les Anglais, un corps de trois mille miliciens commandes par
le brigadier-general Weedon. Ce general etait un ancien aubergiste que
les evenements avaient rapidement fait parvenir a son grade; mais,
s'il faut en croire Lauzun, c'etait un excellent homme, qui n'aimait
pas la guerre. "La maniere dont il bloquait Glocester etait bizarre.
Il s'etait place a plus de quinze milles des ennemis et n'osait pas
envoyer une patrouille a plus d'un demi-mille du camp." Le general
Washington, qui savait a quoi s'en tenir sous ce rapport, aurait voulu
que Lauzun, dont il estimait le merite et appreciait le courage, prit
le commandement des milices reunies a sa legion de ce cote. Il offrit
au duc d'ecrire a Weedon pour qu'il ne se melat plus de rien, tout en
conservant son rang aux yeux de l'armee. M. de Lauzun ne voulut pas
accepter cette situation equivoque, et, le 25, il se rendit par terre
avec son infanterie aupres du general Weedon pour servir sous ses
ordres. Sa cavalerie, envoyee par M. de Rochambeau, etait deja devant
Glocester.

M. de Lauzun proposa a Weedon de se rapprocher de Glocester et d'aller
le lendemain faire une reconnaissance pres des postes anglais.
Ils partirent en effet avec cinquante hussards. Lauzun s'approcha
suffisamment pour prendre une idee juste de la position des ennemis,
mais le general Weedon, tout en le suivant, ne cessait de repeter
qu'il n'irait plus avec lui.

Lauzun rendit aussitot compte a M. de Rochambeau de ce qu'il avait vu.
Il lui fit savoir qu'il ne devait pas compter sur la milice americaine
et qu'il etait indispensable d'envoyer au moins deux bataillons
d'infanterie francaise de plus. Il lui demanda en outre de
l'artillerie, de la poudre et des vivres, dont il manquait
absolument[198].

[Note 198: Ni Lauzun, ni Choisy, ne rendirent justice au general
Weedon, que son inexperience des choses de la guerre fit tourner
en ridicule par les officiers francais. On peut trouver dans les
_Maryland Papers_ quelques lettres de Weedon a La Fayette, au general
anglais Philips et a d'autres, qui temoignent de l'honorabilite de son
caractere et de sa dignite. La conduite des milices a Camden, ou elles
abandonnerent de Kalb et les troupes regulieres ou _Maryland Line_,
inspira aux Francais ce mepris qu'ils exprimaient en toute occasion.]

Sans plus tarder, M. de Rochambeau fit passer, le 27, du cote de
Glocester de l'artillerie et huit cents hommes tires de la garnison
des vaisseaux, sous le commandement de M. de Ghoisy. Celui-ci, par son
anciennete de grade, commandait le general Weedon et Lauzun.

Ainsi, le 28, tandis que les amiraux de Grasse et de Barras bloquaient
la baie de Chesapeak, M. de Choisy prenait du cote de Glocester
d'energiques dispositions offensives, et l'armee combinee des
Americains et des Francais etait massee a Williamsbourg.

Cette derniere ville, capitale de la Virginie, avait eu une grande
importance avant la guerre. Elle se composait de deux grandes rues
paralleles coupees par trois ou quatre autres. Le college, le
gouvernement et le capitole etaient encore de beaux edifices,
quoiqu'ils fussent degrades depuis qu'ils etaient en partie
abandonnes. Les temples n'y servaient plus que de magasins et
d'hopitaux. Les habitants avaient deserte la ville. La campagne avait
ete devastee par les Anglais au point qu'on ne trouvait plus ni foin
ni avoine pour les chevaux et qu'on etait oblige de les laisser paitre
dans les champs.



XIX


Le 28 septembre, toute l'armee combinee se mit en mouvement de bonne
heure pour faire l'investissement d'York. Elle marcha sur une seule
colonne jusqu'a cinq milles de Williamsbourg, ou se trouve un
embranchement de deux routes. L'armee americaine prit celle de droite,
tandis que l'armee francaise s'avancait par l'autre. Celle-ci etait
composee: 1 deg. des volontaires, aux ordres du baron de Saint-Simon,
frere du general[199]; 2 deg. des grenadiers et chasseurs des sept
regiments de l'armee, sous les ordres du baron de Viomenil; 3 deg. des
brigades d'Agenais, de Soissonnais et de Bourbonnais. A un mille de la
place, les trois brigades se separerent et s'avancerent jusqu'a
portee de pistolet en profitant des rideaux des bois et des criques
marecageuses pour former une enceinte continue depuis la riviere
d'York, a gauche, jusqu'au marais, pres de la maison du gouverneur
Nelson.

[Note 199: Au retour de cette campagne, il fut nomme colonel en
France; il n'avait que vingt-trois ans. Mais il donna sa demission et
se livra, a des etudes economiques. C'est le chef de la fameuse ecole
Saint-Simonienne. Voir _Notices biographiques_.]

A peine la brigade de Bourbonnais etait-elle arrivee a la place
qu'elle devait occuper qu'on donna avis de l'approche d'un corps
ennemi. M. le comte de Rochambeau envoya aussitot l'ordre a M. de
Laval de prendre les piquets de l'artillerie de la brigade pour les
chasser. Cinq ou six coups de canon suffirent pour disperser cette
troupe.

Soit que lord Cornwallis ne s'attendit pas a un mouvement si prompt,
soit qu'il eut juge inutile de pousser des postes en avant des
redoutes qui formaient son camp retranche, les avant-gardes ne
rencontrerent que ce faible obstacle. Les bois favorisaient du reste
leur approche. Ce deploiement successif des colonnes pour occuper le
terrain inegal, et coupe par des haies se fit avec la plus grande
celerite.

De son cote, le general Washington, a la tete du corps americain,
etait oblige de s'arreter devant des marais dont tous les ponts
etaient rompus. Tout le jour et une partie de la nuit furent employes
a les retablir.

Le 29, les troupes americaines purent avancer sur les ponts retablis.
Les Anglais qui leur faisaient face se replierent de leur cote, mais
non sans tirer quelques coups de canon qui tuerent trois soldats et
en blesserent trois autres. Du cote des Francais on fit quelques
reconnaissances qui furent peu inquietees par les ennemis. Un seul
homme fut blesse.

Dans la nuit du 29 au 30, les Anglais, dont les postes avances
touchaient a ceux des Francais, evacuerent deux redoutes de leur cote
et une du cote des Americains, ainsi que toutes les petites batteries
qu'ils avaient etablies pour la defense d'une crique a la droite de
ces ouvrages. Ils jugerent sans doute que cette ligne de defense etait
beaucoup trop etendue. Il n'en est pas moins vrai qu'en livrant
aux allies, sans coup ferir, ces importantes positions, ils leur
faciliterent le succes en leur evitant bien des hesitations et des
embarras. M. de Rochambeau envoya de suite, le 30 au matin, ses aides
de camp Charles de Lameth et Dumas, a la tete de cent grenadiers et
chasseurs de Bourbonnais, pour occuper la plus forte de ces redoutes,
nommee _Pigeon-Hill_. Le guide qui conduisait ces officiers les
assurait qu'ils n'etaient pas a une demi-portee de fusil de la
redoute, et ceux-ci ne la voyaient pas encore. Cela tenait a sa
position au milieu des bois. On s'attendait au moins a des combats
partiels tres-vifs. Le terrain aurait ete tres-favorable a cette sorte
de defense. Mais la place etait tout a fait deserte, et l'on n'eut
qu'a s'y etablir.

M. de Rochambeau fit alors une reconnaissance de la ligne abandonnee.
Il etait accompagne de Guillaume de Deux-Ponts. A trois cents pas des
redoutes, vers la ville, ils virent un ravin profond de vingt-cinq
pieds qui n'etait plus defendu, bien qu'il format autour de la ville
une circonvallation naturelle. Cinquante chasseurs du regiment
de Deux-Ponts vinrent occuper la seconde redoute, tandis que les
Americains s'etablissaient dans la troisieme et la fortifiaient. Ils
en construisirent meme une quatrieme pour relier cette derniere aux
deux autres. Pendant qu'ils executaient ce travail, le canon de
l'ennemi leur tua quatre ou cinq hommes.

Dans la meme matinee du 30, le baron de Viomenil, voulant reconnaitre
les ouvrages ennemis qui etaient a la gauche des Francais, fit avancer
les volontaires de Saint-Simon. Ils se rendirent aisement maitres du
bois place devant eux. Pourtant les postes qu'ils avaient forces a se
replier sur une redoute firent diriger contre eux un feu assez vif de
boulets et de mitraille qui tua un hussard, cassa le bras a un autre
et brisa la cuisse a M. de Bouillet, officier d'Agenais. A la suite de
cette reconnaissance, M. de Rochambeau fit avancer d'un demi-mille le
camp occupe par la brigade de Bourbonnais.

Le 1er octobre, les deux redoutes auxquelles les Americains
travaillaient n'etant point encore finies, les ennemis ne cesserent de
les canonner. Ils ne tuerent que deux hommes et ne purent interrompre
le travail, qui ne fut acheve que le 5. Les Americains n'eprouverent
plus que des pertes insignifiantes, le feu des ennemis s'etant
tres-ralenti pendant les deux derniers jours. Je dois mentionner comme
un fait bizarre la destruction d'une patrouille de quatre soldats
americains, dans la journee du 2, par un seul boulet. Trois de ces
hommes furent tues sur le coup, et le quatrieme gravement blesse[200].

[Note 200. Cr. du Bourg.]

Les Francais ne restaient pas non plus inactifs. Guillaume de
Deux-Ponts faisait des reconnaissances sur tout le front des troupes
et s'assurait que la droite des fortifications de l'ennemi etait la
partie la meilleure de leurs defenses.

M. de Choisy avait eu de son cote, le 3, un brillant engagement. Voici
comment Lauzun en parle dans ses _Memoires_:

"M. de Choisy commenca des son arrivee par envoyer promener le
general Weedon et toute la milice, en leur disant qu'ils etaient des
poltrons[201], et en cinq minutes il leur fit presque autant de peur
que les Anglais, et assurement c'etait beaucoup dire. Il voulut des le
lendemain aller occuper le camp que j'avais reconnu. Un moment avant
d'entrer dans la plaine de Glocester, des dragons de l'Etat de
Virginie vinrent tres-effrayes nous dire qu'ils avaient vu des dragons
anglais dehors et que, crainte d'accident, ils etaient venus a toutes
jambes, sans examiner. Je me portai en avant pour tacher d'en savoir
davantage. J'apercus une fort jolie femme a la porte d'une petite
maison, sur le grand chemin; je fus la questionner; elle me dit que
dans l'instant meme le colonel Tarleton sortait de chez elle; qu'elle
ne savait pas s'il etait sorti beaucoup de troupes de Glocester; que
le colonel Tarleton desirait beaucoup _presser la main du duc francais
(to shake hands with the french duke_). Je l'assurai que j'arrivais
expres pour lui donner cette satisfaction. Elle me plaignit beaucoup,
pensant, je crois par experience, qu'il etait impossible de resister a
Tarleton; les troupes americaines etaient dans le meme cas?

[Note 201. Voir _ante_ page 164, note, aussi p. 169.]

"Je n'etais pas a cent pas de la que j'entendis mon avant-garde tirer
des coups de pistolet. J'avancai au grand-galop pour trouver un
terrain sur lequel je pusse me mettre en bataille. J'apercus en
arrivant la cavalerie anglaise, trois fois plus nombreuse que la
mienne[202]. Je la chargeai sans m'arreter. Tarleton me distingua et
vint a moi le pistolet haut. Nous allions nous battre entre les
deux troupes, lorsque son cheval fut renverse par un de ses dragons
poursuivi par un de mes lanciers. Je courus sur lui pour le
Prendre[203]; une troupe de dragons anglais se jeta entre nous deux et
protegea sa retraite; son cheval me resta. Il me chargea une deuxieme
fois sans me rompre je le chargeai une troisieme, culbutai une partie
de sa cavalerie et le poursuivis jusque sous les retranchements de
Glocester. Il perdit un officier, une cinquantaine d'hommes, et je fis
un assez grand nombre de prisonniers."

Dans cette brillante affaire, pendant laquelle M. de Choisy resta en
arriere avec un corps de la milice[204] pour soutenir la legion de
Lauzun, le commandant de l'infanterie anglaise fut tue et Tarleton
lui-meme fut grievement blesse. La perte des Francais fut tres faible:
trois hussards furent tues et onze blesses. MM. Billy, Dillon et
Dutertre, capitaines de la legion, furent blesses legerement; MM.
Robert-Dillon, Sheldon, Beffroy et Monthurel s'y distinguerent. Comme
consequence immediate de ce succes, M. de Choisy put porter ses postes
avances a un mille de Glocester. Dans cette nouvelle position les
patrouilles se fusillaient continuellement, et M. de Lauzun dit qu'il
ne put dormir pendant le reste du temps que dura le siege.

M. de Lauzun ne raconte pas dans ses memoires le trait suivant
recueilli par un autre officier[205] et qui lui fait honneur. Comme il
s'en revenait avec sa troupe, il apercut un des lanciers de sa legion
qui se defendait a quelque distance contre deux lanciers de Tarletan.
Sans rien dire a personne, il lacha la bride a son cheval et alla le
delivrer.

[Note 202: Elle comptait quatre cents chevaux et etait soutenue par
deux cents fantassins qui faisaient un fourrage.]

[Note 203: On remarquera ce trait qui est dans le caractere de Lauzun;
son adversaire etant demonte pendant cette sorte de duel, il court sur
lui, non pour le tuer, mais pour le prendre.]

[Note 204: Cette conduite de Choisy n'est-elle pas la justification de
celle de Weedon qui ne voulait pas exposer imprudemment ses milices 1.
page 164.]

[Note 205: Cr. du Bourg.]



XX


La nuit suivante (du 4 au 5 octobre), le baron de Viomenil, officier
general de jour, ordonna aux patrouilles de s'avancer jusque sous
les retranchements des ennemis, ce qu'elles executerent avec succes.
Toutes eurent l'occasion de tirer leurs coups de fusil, et l'ennemi,
tres-inquiete, ne cessa de tirer le canon sans produire toutefois
aucun mal.

Le 6 octobre, l'artillerie de siege etait presque toute arrivee, les
fascines, les gabions, les claies, prepares, l'emplacement de la
tranchee parfaitement reconnu. Le comte de Rochambeau donna l'ordre de
l'ouvrir le soir meme[206].

[Note 206: J'ai trouve les details du service pendant le siege dans le
Journal de M. de Menonville.]

  Furent commandes pour ce service:

  Marechal de camp: M. le baron de Viomenil.
  Brigadier: le comte de Custine.
  Bourbonnais: deux bataillons.
  Soissonnais: id.
  Travailleurs de nuit: mille hommes.

Ces mille hommes etaient composes avec deux cent cinquante pris dans
chacun des quatre regiments qui n'etaient pas de tranchee, non compris
celui de Touraine, charge d'un travail special que j'indique plus
loin.

M. de Viomenil disposa des cinq heures du soir les regiments dans la
place qu'ils devaient couvrir. Les officiers du genie (de Querenet
pour les Francais et du Portail pour les Americains) installerent a la
nuit close, environ vers huit heures, les travailleurs, qui se mirent
de suite a l'oeuvre dans le plus grand silence. Ils ne furent pas
inquietes par les Anglais, qui portaient toute leur attention et
dirigerent tout leur feu sur le regiment de Touraine. Celui-ci etait
charge, a l'extreme gauche de la ligne francaise, de construire une
batterie de huit pieces de canon et dix obusiers pour servir de fausse
attaque. Pendant cette nuit et de ce cote seulement, un grenadier fut
tue, six autres blesses et un capitaine d'artillerie, M. de La Loge,
eut une cuisse emportee par un boulet. Il mourut quelques heures
apres.

La gauche de l'attaque commencait a la riviere d'York, a environ deux
cents toises de la place, et la parallele s'etendait vers la droite en
s'eloignant de cinquante a soixante toises jusque pres de la nouvelle
redoute construite par les Americains. En cet endroit elle se reliait
a la tranchee ouverte, en meme temps par ces derniers.

Le 7 octobre, le service fut ainsi organise:

Marechal de camp: M. de Chastellux.

Agenais: deux bataillons.

Saintonge: id.

Travailleurs de nuit: neuf cents hommes.

Au point du jour, les travaux de la grande attaque se trouverent en
etat de recevoir les troupes. On s'occupa d'etablir des batteries
ainsi que des communications entre ces batteries et les tranchees
ouvertes. Il y eut trois hommes de blesses.

Le 8, marechal de camp: le marquis de Saint-Simon.

Brigadier: de Custine.

Gatinais: deux bataillons.

Royal Deux-Ponts: deux bataillons.

Auxiliaires: les grenadiers de Soissonnais et de Saintonge.

Travailleurs de nuit: huit cents hommes.

La batterie du regiment de Touraine fut terminee ainsi qu'une autre
construite par les Americains; mais on avait donne l'ordre de ne pas
tirer encore. Les ennemis, au contraire, ne cessaient de canonner. Ils
ne tuerent cette nuit qu'un homme et en blesserent un autre.

Le 9, marechal de camp: le comte de Viomenil.

Bourbonnais: deux bataillons.

Soissonnais: id.

Auxiliaires: chasseurs d'Agenais et de Gatinais.

Travailleurs de nuit: sept cents hommes.

Une fregate ennemie, la _Guadeloupe_, de vingt-six canons, ayant
tente de remonter la riviere, la batterie de Touraine tira sur elle a
boulets rouges. La fregate se mit a couvert sous le feu de la ville;
mais le _Charon_, vaisseau ennemi de cinquante, fut atteint et
brula[207]. Le soir, la batterie americaine commenca aussi un feu
soutenu. Les deserteurs apprirent que lord Cornwallis avait ete
surpris de cette attaque de l'artillerie. Ses troupes en etaient
decontenancees, car leur general leur avait assure que les assiegeants
n'etaient pas a craindre malgre leur nombre, puisqu'ils n'avaient pas
de canons. Il y eut ce jour deux blesses.

[Note 207: Jamais spectacle plus horrible et plus beau n'a pu s'offrir
a l'oeil. Dans une nuit obscure, tous ses sabords ouverts jetant des
gerbes de feu, les coups de canon qui en partaient, l'aspect de
toute la rade, les vaisseaux sous leurs huniers fuyant les vaisseaux
enflammes, tout cela faisait un spectacle terrible et grandiose.
(_Mercure de France_, novembre 1781; rapport d'un officier general
francais.)]

Le 10, au matin, huit bateaux plats des ennemis charges de troupes
remonterent la riviere a environ un mille et tenterent de debarquer du
cote de M. de Choisy. Celui-ci, instruit de leur projet, les recut
a coups de canon et les forca a s'en retourner. Le meme jour, les
Francais demasquerent une forte batterie sur le milieu de leur front.
Son tir parut faire beaucoup de degats au milieu des batteries
ennemies, qui ralentirent leur feu.

Marechal de camp: le baron de Viomenil.

Brigadier: M. de Custine.

Agenais et Saintonge: deux bataillons chacun.

Travailleurs de nuit: trois cents hommes.

Il y eut un soldat tue et trois blesses.

Le 11, M. de Chastellux etant marechal de camp, huit cents
travailleurs, sous la protection de deux bataillons de Gatinais et
de deux bataillons de Deux-Ponts, commencerent la construction de
la seconde parallele a environ cent quarante toises en avant de la
premiere et a petite portee de fusil de la place. On s'attendait a
une vigoureuse sortie et l'on avait renforce les quatre bataillons de
service ordinaire de quelques compagnies auxiliaires de grenadiers de
Saintonge et de chasseurs de Bourbonnais. Mais on n'eut qu'a echanger
quelques coups de fusil avec de faibles patrouilles anglaises qui ne
s'attendaient pas sans doute a trouver les assiegeants si pres. Il y
eut quatre hommes blesses: a la grande attaque et trois a l'attaque de
Touraine. Les Americains maintenaient leurs travaux a la hauteur de
ceux des Francais.

Le 12, marechal de camp: M. de Saint-Simon; Brigadier: M. de Custine;

Bourbonnais: deux bataillons. Soissonnais: id.

Auxiliaires: grenadiers d'Agenais et de Gatinais.

On occupa six cents travailleurs a achever la seconde parallele et a
construire des batteries. L'ennemi dirigea sur ce point un feu assez
nourri, qui tua six hommes et en blessa onze. Deux officiers de
Soissonnais, MM. de Miollis et Durnes furent blesses.

Le 13 se passa en travaux executes sur les memes points par six cents
hommes, proteges par quatre bataillons d'Agenais et de Saintonge, sous
les ordres de M. le vicomte de Viomenil, marechal de camp. On echangea
beaucoup de bombes et de boulets de canon. Aussi y eut-il un homme tue
et vingt-huit blesses.

Pour que cette seconde parallele put comme la premiere s'allonger
vers la droite jusqu'a la riviere d'York, il fallait necessairement
s'emparer de deux redoutes ennemies qui se trouvaient sur son trajet.
L'une de ces redoutes etait a l'extreme droite sur le bord du fleuve
en avant des troupes americaines; l'autre, qui n'en etait pas eloignee
de plus de cent toises, etait a la jonction de la parallele des
Americains avec celle des Francais, a la droite de ceux-ci. La prise
de ces redoutes etait devenue indispensable.

Le 12, les generaux accompagnes de quelques d'aciers de leur
etat-major, au nombre desquels etait Dunks, s'etaient rendus, a
l'attaque des Francais, dans une batterie fort bien placee deca d'un
ravin qui la separait de la redoute la plus eloignee du fleuve. Le
baron de Viomenil temoignait une grande impatience. Il soutenait
que les canons de la batterie dans laquelle on se trouvait avaient
suffisamment endommage la redoute qu'on retardait inutilement
l'attaque, puisque le feu de l'ennemi paraissait eteint. "Vous vous
trompez, lui dit M. de Rochambeau; mais en reconnaissant l'ouvrage
de plus pres on pourra s'en assurer." Il ordonna de cesser le feu,
defendit a ses aides de camp de le suivre et n'y autorisa que son
fils, le vicomte de Rochambeau. Il sortit de la tranchee, descendit
lentement dans le ravin en faisant un detour, et, remontant ensuite
l'escarpement oppose, il s'approcha de la redoute jusqu'aux abatis qui
l'entouraient. Apres l'avoir bien observee, il revint a la batterie
sans que l'ennemi l'eut derange par le moindre coup de feu. "Eh bien,
dit-il, les abatis et les palissades sont encore en bon etat. Il
faut redoubler notre feu pour les briser et ecreter le parapet; nous
verrons demain si la poire est mure." Cet acte de sang-froid et de
courage modera l'ardeur du baron de Viomenil.[208]

[Note 208: 12 octobre 1181, il y avait a l'hopital de Williamsbourg
quatre cents malades ou blesses et treize officiers, avec defaut
complet de moyens. Il fallait, non-seulement des secours pour
l'ambulance, mais aussi pour M. de Choisy du cote de Glocester. M.
Blanchard deploya dans son service la plus grande activite et le zele
le plus louable; mais il avoua que si le nombre des blesses avait ete
plus grand, il aurait ete dans l'impossibilite de leur faire donner
les soins necessaires.]

[Illustration: Grave par Anna M Lea de Philadelphie ROCHAMBEAU Grave
d'apres un croquis du temps.]

L'attaque des redoutes fut decidee pour le 14 au soir. Le baron de
Viomenil etait marechal de camp de service et M. de Custine brigadier.
Il y avait a la tranchee deux bataillons de Gatinais, deux autres de
Deux-Ponts, et, en outre, des auxiliaires tires des grenadiers de
Saintonge, des chasseurs de Bourbonnais, d'Agenais et de Soissonnais.

Des le matin, M. de Viomenil separa les grenadiers et les chasseurs
des deux regiments de tranchee et en forma un bataillon dont il donna
le commandement a Guillaume de Deux-Ponts en lui disant qu'il croyait
par la lui donner une preuve de sa confiance. Ces paroles remplirent
de joie M. de Deux-Ponts, qui se douta bien de ce qu'on attendait de
lui. Dans l'apres-midi, M. de Viomenil vint prendre cet officier et
l'emmena avec le baron de l'Estrade, lieutenant-colonel de Gatinais,
qu'il lui donna pour second, et deux sergents des grenadiers et
chasseurs du meme regiment, Le Cornet et Foret. Ceux-ci, aussi
braves qu'intelligents au rapport de Guill. de Deux-Ponts, etaient
specialement charges de reconnaitre avec la derniere exactitude le
chemin que l'on devrait suivre pendant la nuit. Ils devaient marcher a
la tete des porte-haches. M. de Deux-Ponts revint ensuite former son
bataillon et le conduisit a l'endroit de la tranchee le plus voisin de
celui d'ou on devait deboucher.

A ce moment M. de Rochambeau vint dans la tranchee et, s'adressant aux
soldats du regiment de Gatinais, il leur dit: "Mes enfants, si j'ai
besoin de vous cette nuit, j'espere que vous n'avez pas oublie que
nous avons servi ensemble dans ce brave regiment d'Auvergne sans
tache, surnom honorable qu'il a merite depuis sa creation." Ils lui
repondirent que, si on leur promettait de leur rendre leur nom, ils
allaient se faire tuer jusqu'au dernier. M. de Rochambeau le leur
promit, et ils tinrent parole comme on le verra. Le roi, sur le
rapport que lui fit M. de Rochambeau de cette affaire, ecrivit de sa
main: bon pour Royal-Auvergne.

M. le baron de Viomenil dirigeait l'attaque; mais le commandement
immediat en etait donne a Guillaume de Deux-Ponts. Les chasseurs de
Gatinais, commandes par le baron de l'Estrade, avaient la tete de la
colonne. Ils etaient par pelotons. Au premier rang se trouvaient les
deux sergents Foret et Le Cornet, avec huit charpentiers precedant
cent hommes portant les uns des fascines et les autres des echelles ou
des haches. M. Charles de Lameth, qui venait de remettre le service de
tranchee a Dumas, s'etait joint a cette premiere troupe ainsi que
M. de Damas. Venaient ensuite les grenadiers de Gatinais ranges par
files, sous le commandement de M. de l'Estrade, puis les grenadiers
et chasseurs de Deux-Ponts en colonne par sections. Les chasseurs des
regiments de Bourbonnais et d'Agenais suivaient a cent pas en arriere
de ce bataillon, commande par Guill. de Deux-Ponts[209]. Le second
bataillon du regiment de Gatinais, commande par le comte de Rostaing,
terminait la reserve. M. de Vauban, qui avait ete charge par M. de
Rochambeau de lui rendre compte de ce qui se serait passe, se tenait
aupres de M. de Deux-Ponts. Celui-ci donna l'ordre de ne tirer que
lorsqu'on serait arrive sur le parapet, et defendit que personne
sautat dans les retranchements avant d'en avoir recu l'ordre. Apres
ces dernieres instructions, on attendit le signal convenu pour se
mettre en marche.

[Note 209: Il est a remarquer que Guillaume de Deux-Ponts, bien qu'il
ne fut que lieutenant-colonel, fut toujours charge de postes plus
importants que le marquis son frere, qui etait colonel du meme
regiment.]

L'attaque des troupes francaises sur la redoute de gauche etait
combinee avec celle des troupes americaines aux ordres de La Fayette
et Steuben sur la redoute de droite. Elles devaient se faire toutes
les deux au meme signal. Le regiment de Touraine devait simultanement
les soutenir par une fausse attaque, et M. de Choisy, par une
demonstration du cote de Glocester.

Les six bombes qui devaient donner le signal furent tirees vers
onze heures, et les quatre cents hommes que commandait Guillaume de
Deux-Ponts se mirent en marche dans le plus profond silence. A cent
vingt pas environ de la redoute, ils furent apercus par une sentinelle
hessoise qui, du haut du parapet, cria en allemand Wer da? (Qui
vive?). On ne repondit rien, mais on doubla le pas. Immediatement
l'ennemi fit feu. On ne lui repondit pas davantage, et les
charpentiers qui marchaient en tete attaquerent les abatis a coups de
hache. Ils etaient encore bien forts et bien conserves, malgre le feu
continu des jours precedents. Ils arreterent quelques instants la
colonne d'attaque, qui, se trouvant encore a vingt-cinq pas de la
redoute, aurait ete fort exposee si l'obscurite n'avait enleve au tir
de l'ennemi toute precision. Une fois les abatis et les palissades
franchis avec resolution, les fascines furent jetees dans le fosse, et
tous lutterent d'ardeur et d'activite pour se faire jour au travers
des fraises ou monter a l'assaut.

Charles de Lameth parvint le premier sur le parapet et il recut a bout
portant la premiere decharge de l'infanterie hessoise. Une balle lui
fracassa le genou droit, une autre lui traversa la cuisse gauche. M.
de l'Estrade, malgre son age, escaladait le parapet apres lui. Mais
telle etait l'ardeur des soldats que l'un d'eux ne reconnaissant
pas son chef, se suspendit a son habit pour s'aider a monter et
le precipita dans le fosse ou plus de deux cents hommes passerent
necessairement sur son corps. Bien qu'il fut tout meurtri, M. de
l'Estrade se releva et remonta a l'assaut. M. de Deux-Ponts retomba
aussi dans le fosse apres une premiere tentative. M. de Sillegue,
jeune officier des chasseurs de Gatinais, qui etait un peu plus en
avant, vit son embarras et lui offrit son bras pour l'aider a monter.
Au meme instant il recut un coup de fusil dans la cuisse. Un petit
nombre d'hommes etant enfin parvenus sur le parapet, M. de Deux-Ponts
ordonna de tirer. L'ennemi faisait un feu tres-vif et chargeait
a coups de baionnette, mais sans faire reculer personne. Les
charpentiers avaient fini par faire dans les palissades une large
breche qui permit au gros de la troupe d'arriver sur le parapet. Il se
garnissait rapidement et le feu des assaillants devenait tres-vif a
son tour, tandis que l'ennemi s'etait place derriere une sorte de
retranchement de tonneaux qui ne le protegeait guere.

Le moment etait venu du reste de sauter dans la redoute et M. de
Deux-Ponts se disposait a faire avancer a la baionnette, quand les
Anglais mirent bas les armes. Un cri general de _Vive le roi_ fut
pousse par les Francais qui venaient d'emporter la place. Ce cri
eut un echo parmi les troupes de la tranchee. Mais les Anglais y
repondirent des autres postes par une salve d'artillerie et de
mousqueterie. "Jamais je ne vis un spectacle plus majestueux. Je ne
m'y arretai pas longtemps; j'avais mes soins a donner aux blesses,
l'ordre a faire observer parmi les prisonniers, et des dispositions a
prendre pour garder le poste que je venais de conquerir[210]."

[Note 210: Deux-Ponts.]

L'ennemi se contenta d'envoyer quelques boulets sur la redoute,
mais ne fit pas de tentative serieuse pour la reprendre. Comme une
sentinelle vint avertir M. de Deux-Ponts que l'ennemi paraissait,
il avanca la tete hors du parapet pour regarder: au meme instant un
boulet vint frapper le parapet tout pres de sa tete et ricocha en lui
criblant la figure de sable et de gravier. Cette blessure etait peu
grave, mais elle ne le forca pas moins a quitter son poste pour aller
a l'ambulance.

Dans les sept minutes qui suffirent pour emporter cette redoute, les
Francais perdirent quarante-six hommes tues et soixante-deux blesses,
parmi lesquels six officiers: MM. Charles de Lameth, Guillaume de
Deux-Ponts, de Sireuil, capitaine de Gatinais, de Sillegue et de
Lutzon. M. de Berthelot, capitaine en second de Gatinais, fut tue.

Des que Dumas fut informe de la blessure de son ami Charles de Lameth,
il accourut aupres de lui a l'ambulance. Les chirurgiens declarerent
d'abord qu'il ne pourrait etre sauve que par l'amputation des deux
cuisses, mais le chirurgien en chef, M. Robillard, plutot que de
reduire a l'etat de cul-de-jatte un jeune officier de cette esperance,
ne voulut pas faire les amputations et s'en remit a la nature pour la
guerison de blessures aussi graves. Le succes couronna sa confiance.
Charles de Lameth se remit promptement et revint en France deux mois
apres.

M. de Sireuil mourut de sa blessure quarante jours apres.

Les ennemis perdirent aussi beaucoup de monde. On compta de leur cote
dix-huit morts restes dans la redoute. On fit aussi quarante soldats
prisonniers et trois officiers. Les cent soixante-dix hommes restants
s'echapperent, emportant leurs blesses.

La redoute du cote des Americains fut enlevee avec une rapidite plus
grande encore, et l'on peut dire a ce propos que les troupes alliees
rivaliserent d'ardeur. Cette rivalite de la part des chefs causa meme
un commencement de jalousie. M. le baron de Viomenil ne se gena pas
la veille de l'attaque pour manifester a M. de La Fayette le peu de
confiance qu'il avait dans les troupes americaines pour le coup de
main projete, et fit trop paraitre son dedain pour ces milices peu
aguerries. La Fayette, un peu pique, lui dit: "Nous sommes de jeunes
soldats, il est vrai; mais notre tactique, en pareil cas, est de
decharger nos fusils et d'entrer tout droit a la baionnette." Il le
fit comme il le dit. Il donna le commandement des troupes americaines
au colonel Hamilton, prit sous ses ordres les colonels Laurens et de
Gimat. L'ardeur des troupes fut telle qu'elles ne laisserent pas aux
sapeurs le temps de frayer la voie en coupant les abatis. Le bataillon
du colonel Barber, qui etait le premier dans la colonne destinee a
soutenir l'attaque, ayant ete detache au secours de l'avant-garde,
arriva au moment ou l'on commencait a s'emparer des ouvrages. Au
rapport de La Fayette lui-meme, pas un coup de fusil ne fut tire par
les Americains, qui n'employerent que la baionnette. M. de Gimat
fut blesse a ses cotes. Le reste de la colonne, sous les generaux
Muhlenberg et Hazen, s'avancait avec une discipline et une fermete
admirables. Le bataillon du colonel Vose se deployait a la gauche. Le
reste de la division et l'arriere-garde prenaient successivement leurs
positions, sous le feu de l'ennemi, sans lui repondre, dans un ordre
et un silence parfaits[211].

[Note 211. _Mem._ de La Fayette.]

La redoute fut emportee immediatement. Elle n'etait defendue que par
quarante hommes, tandis qu'il y en avait cent cinquante a l'autre
redoute. Comme le feu des Francais durait encore, La Fayette, trouvant
le moment favorable pour donner une lecon de modestie au baron de
Viomenil, envoya aupres de lui le colonel Barber, son aide de camp,
pour lui demander s'il avait besoin d'un secours americain. Cette
demarche etait en realite inutile, car les Francais ne furent de
leur cote que sept minutes a se rendre maitres de la position qu'ils
avaient attaquee. Ils avaient aussi rencontre de plus serieux
obstacles et une resistance plus energique. Mais le colonel Barber fit
preuve en cette circonstance d'un sang-froid qui etonna les officiers
francais. Il fut blesse dans le trajet par le vent d'un boulet ennemi
qui lui fit une contusion au cote. Il ne voulut pourtant pas se
laisser panser avant de s'etre acquitte de sa commission, qui resta
d'ailleurs sans reponse.

Dans le courant de la nuit et du jour suivant, on s'occupa de
continuer la seconde parallele a travers la redoute prise par les
Francais jusqu'a celle des Americains; puis on installa dans cette
parallele une batterie de canons qui commenca aussitot son feu.

Pendant que Francais et Americains rivalisaient de courage, deux
fausses attaques tenaient en echec une partie des forces dont pouvait
disposer lord Cornwallis. C'etaient d'abord, a la gauche des lignes
francaises, sur le bord de la riviere d'York, les batteries dressees
par le regiment de Touraine qui ouvrirent un feu tres-vif sur les
ouvrages ennemis. Les Francais ne perdirent aucun homme sur ce
point[212].

[Note 212: Apres la nuit de la grande attaque (du 14 au 15 octobre
1781), le nombre des malades a l'ambulance etait d'environ cinq cents
dont vingt officiers. (_Blanchard_.)]

Du cote de Glocester, M. de Choisy recut l'ordre de faire aussi une
fausse attaque. Emporte par sa bravoure, il resolut de la faire
aussi serieuse que possible et d'emporter, l'epee a la main, les
retranchements ennemis. Dans ce but, il fit distribuer des haches a la
milice americaine pour couper les palissades. Mais au premier coup
de feu, beaucoup de miliciens jeterent les haches et les fusils et
prirent la fuite. Ainsi abandonne avec quelques compagnies seulement
d'infanterie francaise, M. de Choisy dut se replier sur la cavalerie
de Lauzun apres avoir perdu une douzaine d'hommes. Furieux de son
echec, il se disposait deux jours plus tard a renouveler sa tentative,
lorsqu'il en fut empeche par les preliminaires de la capitulation.



XXII


Cependant le succes remporte par les troupes alliees dans la nuit du
14 au 13 octobre avait inspire trop de confiance aux soldats d'Agenais
et de Soissonnais qui etaient de tranchee la nuit suivante avec M.
de Chastellux pour marechal de camp. Ils n'exercerent point une
surveillance suffisante, placerent peu de sentinelles et s'endormirent
pour la plupart en ne laissant personne a la garde des batteries. Les
Anglais envoyerent, a cinq heures du matin, un corps de six cents
hommes d'elite contre les postes avances des Francais et des
Americains. Ils surprirent ces postes, enclouerent du cote des
Francais une batterie de sept canons, tuerent un homme et en
blesserent trente-sept autres, ainsi que plusieurs officiers:
MM. Marin, capitaine de Soissonnais; de Bargues, lieutenant de
Bourbonnais; d'Houdetot, lieutenant d'Agenais; de Leaumont,
sous-lieutenant d'Agenais, et de Pusignan, lieutenant d'artillerie. M.
de Beurguissant, capitaine d'Agenais, qui avait ete charge de la garde
et de la defense de la redoute prise dans la nuit precedente, fut
lui-meme blesse et fait prisonnier. Les Anglais ne se retirerent
que devant M. de Chastellux, qui arrivait bien tardivement avec sa
reserve. Ce general mit tous ses soins a reparer le mal cause par
l'ennemi dans son heureuse sortie. Il poussa vivement la construction
de nouvelles batteries, et, grace au zele du commandant de
l'artillerie, M. d'Aboville, les pieces, mal enclouees, purent
recommencer leur feu six heures apres ce petit echec.

Des le matin du 16, d'autres batteries etaient pretes et commencerent
a prendre a ricochet le couronnement des defenses de l'ennemi. En
plusieurs endroits les fraises furent detruites et des breches
pratiquees. L'ennemi ne laissa pas que de repondre encore a cette
attaque, et les Francais eurent deux hommes tues et dix blesses. Le
marquis de Saint-Simon, qui etait de service comme marechal de camp
avec M. de Custine comme brigadier, fut legerement blesse. Mais il ne
voulut quitter la tranchee qu'apres ses vingt-quatre heures de service
ecoulees, lorsque le comte de Viomenil vint le remplacer avec deux
bataillons de Bourbonnais et deux autres de Royal-Deux-Ponts. Un
officier d'artillerie, M. de Bellenger, fut aussi tue dans cette
journee.

Cependant la position de lord Cornwallis n'etait plus tenable. Il
avait resiste jusqu'a la derniere extremite et le quart de son armee
etait dans les hopitaux. Il avait en vain attendu des secours de
New-York et il se trouvait prive de vivres et de munitions. Deja, des
le 17, a dix heures du matin, il avait envoye un parlementaire au
camp des allies pour demander une suspension d'armes de vingt-quatre
heures. Mais le general Washington n'ayant pas trouve sa demande assez
explicite avait ordonne de continuer le feu. On continua en effet a
tirer jusqu'a quatre heures: a ce moment vint un nouveau parlementaire
qui soumit au generalissime de nouvelles conditions. L'attaque fut
suspendue et la journee du 18 se passa tout entiere en negociations.
Le vicomte de Noailles au nom de l'armee francaise, le colonel Laurens
pour l'armee americaine et M. de Grandchain pour la flotte, avaient
ete nommes par leurs generaux respectifs pour dresser les articles de
la capitulation, conjointement avec des officiers de l'armee de lord
Cornwallis. Celui-ci demanda a sortir tambours battants et enseignes
deployees, suivant la coutume adoptee quand on obtient les _honneurs
de la guerre_. Le comte de Rochambeau et les officiers francais, qui
n'avaient aucun grief particulier contre le general anglais, etaient
d'avis de les lui accorder. Les generaux americains n'etaient meme
pas contraires a cette opinion. Mais La Fayette, se rappelant que les
memes ennemis avaient force, lors de la capitulation de Charleston,
le general Lincoln a tenir ployes les drapeaux americains et a ne pas
jouer une marche nationale, insista pour qu'on usat de represailles a
leur egard et obtint que la capitulation se fit dans ces deux memes
conditions, ce qui fut adopte.

La capitulation fut signee le 19, a midi. A une heure, les allies
prirent possession des ouvrages anglais, et, a deux heures, la
garnison defila entre les deux haies formees par les Americains et les
Francais, et deposa ses armes, sur les ordres du general Lincoln, dans
une plaine a la gauche des lignes francaises. La garnison de Glocester
defila de son cote devant M. de Choisy; puis l'armee prisonniere
rentra dans York et y resta jusqu'au 21. On la divisa en plusieurs
corps qui furent conduits dans differentes parties de la Virginie, du
Maryland ou de la Pensylvanie.

Lord Cornwallis pretexta une indisposition pour ne pas sortir a la
tete de ses troupes. Elles furent commandees par le general O'Hara.
L'adjudant general Dumas fut charge d'aller au devant de ces troupes
et de diriger la colonne. Il se placa a la gauche du general O'Hara,
et comme celui-ci lui demanda ou se tenait le general Rochambeau: "A
notre gauche, repondit Dumas; a la tete de la ligne francaise;" et
aussitot le general O'Hara pressa le pas de son cheval pour presenter
son epee au general francais. Dumas devinant son intention partit au
galop pour se placer entre le general anglais et M. de Rochambeau.
Celui-ci lui indiquait en meme temps d'un geste le general Washington
place en face de lui a la tete de l'armee americaine. "Vous vous
trompez, lui dit alors Dumas, le general en chef de notre armee est a
la droite; puis il le conduisit. Au moment ou le general O'Hara levait
son epee pour la remettre, le general Washington l'arreta en lui
disant: _Never from such good a hand_ (jamais d'une aussi bonne main).

Les generaux et les officiers anglais semblaient du reste
tres-affectes de leur defaite et faisaient paraitre surtout leur
mecontentement d'avoir du ceder devant des revoltes pour lesquels ils
avaient professe publiquement jusque-la le plus grand dedain et meme
un mepris qui etait souvent alle jusqu'a l'oubli des lois les plus
ordinaires de l'humanite[213].

[Note 213: Les troupes anglaises commirent pendant la guerre de
l'Independance, et sur tous les points du globe ou elles eurent a
combattre, les actes de barbarie les plus revoltants et les plus
contraires non-seulement aux lois de l'humanite, mais meme a celles
que l'usage a consacrees dans les guerres entre peuples civilises. Les
generaux, plus encore que leurs soldats, sont responsables devant
la posterite des violences de toute espece qu'ils ordonnaient
de sang-froid et a l'execution desquelles ils presidaient avec
impassibilite.

Des 1775, tandis qu'on parlait de paix dans le Parlement, l'on donnait
des ordres pour mettre tout a feu et a sang dans les provinces
americaines. Ces ordres barbares trouvaient des executeurs ardents a
remplir les vues du ministere. Le general Gage, enferme dans Boston,
se vengeait de son inaction forcee en maltraitant les prisonniers
americains, ce qui lui attirait de la part de Washington de justes
reproches et des menaces de represailles qui ne furent jamais mises
a execution. En Virginie, lord Punmore exercait des ravages qui lui
valurent le surnom de tyran de cette province et dont les depredations
du traitre Arnold furent seules capables de faire oublier le souvenir.
En meme temps Guy Carleton regnait en despote sanguinaire sur les
malheureux habitants du Canada.

Tous les moyens de nuire leur paraissaient legitimes. En 1776,
ils contrefirent une telle quantite de papier monnaie qu'ils
discrediterent ces valeurs fictives, dont le Congres dut ordonner
le cours force. Tandis que les revoltes se bornaient a employer
les sauvages contre les tribus ennemies et les opposaient ainsi a
eux-memes, les Anglais promettaient aux Indiens une recompense pour
chaque chevelure d Americain qu'ils rapporteraient.

Apres la victoire de Saratoga, le general Gates trouva la ville
d'Oesopus sur l'Hudson ainsi que les villages des environs reduits en
cendres par les ordres des generaux Vaughan et Wallace. Les habitants
s'etaient refugies dans les forets et preferaient s'exposer au
tourment de la faim que de subir les outrages qu'un vainqueur feroce
exercait contre les malades, les femmes, les vieillards et les
enfants.

Au commencement de mai 1778, pendant une expedition aux environs de
Philadelphie, le colonel Mawhood ne craignit pas de publier l'avis
suivant: "Le colonel reduira les rebelles, leurs femmes et leurs
enfants a la mendicite et a la detresse, et il a annexe ici les noms
de ceux qui seront les premiers objets de sa vengeance." (Ramsay, I,
p. 335.)

Le 17 juin 1779, les habitants de Fairfleld, pres de New-York,
subirent encore les derniers exces de cette ferocite tant de fois
reprochee aux troupes britanniques. Leurs excursions dans la baie de
Chesapeak furent marquees par ces memes atrocites que la plume se
refuse a decrire.

Il serait trop long aussi de rappeler les honteux exploits de Butler,
d'Arnold, de Rodney. Mais il est un fait moins connu que je ne puis
passer sous silence.

Pour arreter la marche des troupes alliees devant York, lord
Cornwallis, au lieu de les attaquer en soldat, recourut a des ruses
que les Indiens seuls auraient ete capables d'employer. Il fit jeter
dans tous les puits des tetes de boeufs, des chevaux morts, et meme
des cadavres de negres. L'armee francaise souffrit a la verite de la
disette d'eau, mais elle pouvait etre inquietee d'une maniere plus
brave et plus digne. C'est du reste avec les memes armes qu'il avait
cherche auparavant a detruire la petite armee de La Fayette. Il
faisait inoculer tous les negres qui desertaient leurs plantations ou
qu'il pouvait enlever, et les forcait ensuite a retrograder et a aller
porter la contagion dans le camp americain. La vigilance de La Fayette
mit en defaut cette ruse barbare. (_Mercure de France_, decembre 1781,
p. 109.)

Il ne faudrait pas croire pourtant que ces actes de barbarie fussent
specialement reserves a l'Amerique et exerces seulement contre les
colons revoltes. Il semble qu'a cette epoque ils etaient tout a fait
dans les moeurs anglaises et que le gouvernement de la Grande-Bretagne
ne reconnaissait pas plus les lois de l'humanite que celles du droit
des gens. J'emprunte au _Mercure de France_, mai 1781, p. 174, le
recit suivant.

"Le chevalier Hector Monro a fait, devant la Chambre des communes,
en 1761, la deposition suivante. En arrivant a Calcutta, je trouvai
l'armee, tant des Europeens que des Cipayes, mutinee, desertant chez
l'ennemi et desobeissant a tout ordre. Je pris la ferme resolution
de dompter en elle cette mutinerie avant d'entreprendre de dompter
l'ennemi. En consequence, je me fis accompagner d'un detachement des
troupes du Roi et des Europeens de la Compagnie, je pris quatre pieces
d'artillerie et j'allai de Patna a Chippera. Le jour meme que j'y
arrivai un detachement de cipayes me quitta pour passer a l'ennemi. Je
detachai aussitot une centaine d'Europeens et un bataillon de cipayes
pour me les ramener. Ce detachement les rejoignit dans la nuit, les
trouva endormis, les fit prisonniers et les ramena a Chippera, ou
j'etais pret a les recevoir. A l'instant j'ordonnai aux officiers
de me choisir cinquante hommes des plus mutins et de ceux qu'ils
croyaient avoir engage le bataillon a deserter. Quand ils me les
eurent presentes, je leur ordonnai de me choisir vingt-quatre hommes
des plus mauvais sujets sur ces cinquante, et, sur-le-champ, je fis
tenir un conseil de guerre par leurs officiers noirs et leur enjoignis
de m'apporter sur l'heure meme leur sentence. Ce conseil de guerre les
reconnut coupables de mutinerie et de desertion, les condamna a mort
et me laissa le maitre de decider du genre de supplice.

"J'ordonnai aussitot que quatre des vingt-quatre hommes fussent
attaches a des canons, et aux officiers d'artillerie de se preparer
a les faire sauter en l'air. Il se passa alors quelque chose de
remarquable: quatre grenadiers representerent que comme ils avaient
toujours eu les postes d'honneur, ils croyaient avoir le droit de
mourir les premiers. Quatre hommes du bataillon furent donc detaches
des canons et on y attacha les quatre grenadiers qui furent emportes
avec les boulets. Sur quoi les officiers europeens qui etaient alors
sur le lieu vinrent me dire que les cipayes ne voulaient pas souffrir
qu'on fit mourir de cette maniere aucun des autres coupables.

"A l'instant j'ordonnai que seize autres hommes des vingt-quatre
fussent attaches par force aux canons et sautassent en l'air comme les
premiers, ce qui fut fait. Je voulus ensuite que les quatre restants
fussent conduits a un quartier ou quelque temps auparavant il y avait
eu une desertion de cipayes, avec des ordres positifs a l'officier
commandant de ce quartier de les faire executer de la meme maniere. Ce
qui eut lieu et mit fin a la mutinerie et a la desertion."

On sait que ce mode d'execution, du a l'esprit inventif du chevalier
Munro, est encore en honneur dans l'armee anglaise de l'Inde, et qu'il
fut pratique contre les cipayes prisonniers dans la revolte de 1854.
Voir aussi le _Message du President Madison_, nov. 4, 1812, au Congres
des Etats-Unis.]

Dumas, en signalant ce depit des officiers anglais, qu'il etait bien a
meme de remarquer, puisqu'il dirigeait la colonne prisonniere, raconte
que le colonel Abercromby, des gardes anglaises, au moment ou sa
troupe mettait bas les armes, s'eloigna rapidement, se couvrant le
visage et mordant son epee.

On se traita de part et d'autre avec la plus grande courtoisie, on se
rendit des visites. Mais au milieu de ces demonstrations de politesse
percait, du cote des vaincus, un sentiment d'amertume qui se
traduisait en paroles satiriques ou dedaigneuses pour les Americains,
auxquels les Anglais ne voulaient pas reconnaitre qu'ils avaient ete
obliges de se rendre. Ainsi les generaux Washington, Rochambeau et
La Fayette, envoyerent chacun un aide de camp complimenter lord
Cornwallis, qui retint celui de La Fayette, le major Washington,
parent du general. Il lui dit qu'il mettait du prix a ce que le
general contre lequel il avait fait cette campagne fut persuade qu'il
ne s'etait rendu que par l'impossibilite de se defendre plus longtemps
[214].

[Note: 214. Lord Cornwallis donna a diner le 21 au duc de Lauzun, qui,
revenant de Glocester, passait au parc; ce general etait assez gai
et on le trouva fort aimable. Le lendemain, le vicomte de Damas alla
l'inviter a diner de la part de M. de Rochambeau. Ce jour-la il parut
plus triste que de coutume. Il n'avait rien a se reprocher, mais se
plaignait de Clinton.]

Le meme general O'Hara: qui voulait rendre son epee a M. de Rochambeau
plutot qu'au general Washington, se trouvant un jour a la table des
generaux francais, fit semblant de ne pas vouloir etre entendu de M.
de La Fayette et dit qu'il s'estimait heureux de n'avoir pas ete pris
par les Americains seuls: "C'est apparemment, lui repliqua aussitot
La Fayette, que le general O'Hara n'aime pas les repetitions." Il
lui rappelait ainsi que les Americains seuls l'avaient deja fait
prisonnier une premiere fois avec Burgoyne. Les Francais seuls le
firent prisonnier quelques annees apres, pour la troisieme fois, a
Toulon.

La garnison prisonniere se montait a 6,198 hommes, plus 1,800 matelots
et 68 hommes pris pendant le siege. Mais il y en avait 4,873 dans les
hopitaux d'York. Ces troupes etaient composees du 1er bataillon
des gardes du roi d'Angleterre, des 17e, 23e 33e et 48e regiments
d'infanterie, des 71e, 76e et 80e regiments des montagnards ecossais,
des regiments hessois du prince hereditaire et de Boos, et des
regiments allemands d'Anspach et de Bayreuth, de la _light infantry_
de la British legion et des _queen's rangers_[215].

[Note 215: Les troupes d'Anspach, deux jours apres la capitulation,
offrirent, officiers et soldats, au duc de Lauzun de servir dans sa
legion. M. de Lauzun leur repondit qu'ils appartenaient aux Americains
et qu'il ne pouvait les prendre au service du roi de France sans
l'agrement du roi et du Congres.]

On trouva en outre 214 bouches a feu de tous calibres, 7,320 petites
armes, 22 drapeaux, 457 chevaux. Les Anglais perdirent aussi 64
batiments dont ils coulerent une vingtaine. Mais les 40 qui restaient
etaient en bon etat, 5 etaient armes, et la fregate _la Guadeloupe_ de
24 canons qui avait ete coulee put etre relevee.

Les Francais avaient eu pendant le siege 253 hommes tues ou blesses,
parmi lesquels 18 officiers. Un seul de ceux-ci avait ete tue
le dernier jour du siege, c'etait M. de Bellanger, lieutenant
d'artillerie.

Quoique les troupes francaises fussent traitees sous tous les rapports
comme des auxiliaires et que, comme nous l'avons vu, les generaux
francais eussent toujours reconnu la suprematie des generaux
americains, ceux-ci s'empresserent de leur accorder la preference pour
la nourriture et pour tous les soins qui dependaient d'eux. C'est
ainsi que quand les troupes du marquis de Saint-Simon joignirent
celles de La Fayette, le jeune general prit sur lui d'ordonner que
l'on ne delivrat de farines aux troupes americaines que lorsque les
Francais auraient recu des provisions pour trois jours. Aussi les
Americains n'avaient-ils presque jamais que de la farine de mais.
Il fit prendre les chevaux des _gentlemen_ du pays pour monter les
hussards francais, et les officiers superieurs eux-memes cederent
leurs propres chevaux dans le meme but. Cependant il ne s'eleva pas la
moindre plainte au su et de ces preferences que les soldats americains
reconnaissaient devoir etre accordees a des etrangers qui venaient de
loin combattre pour leur cause.

Le general Nelson, gouverneur de la Virginie, fit preuve pendant cette
campagne d'un devouement, d'un courage, d'une abnegation et d'un
respect pour les lois qui sont restes celebres et que je ne puis
passer sous silence. Il deploya une bravoure et un zele peu communs, a
la tete de ses milices. Il les paya de ses deniers en hypothequant ses
proprietes. En outre, apres avoir fait camper l'armee alliee au milieu
de ses recoltes et apres avoir dirige le tir de l'artillerie sur
les maisons d'York dont les plus belles, derriere les ouvrages de
l'ennemi, appartenaient a lui et a sa famille, il ne pretendit a aucun
dedommagement pour les pertes qu'il avait eprouvees. Bien plus, comme
il avait besoin de quelques moyens de transport pour faire arriver
plus promptement les vivres et l'artillerie de siege, il mit en
requisition quelques voitures et quelques chevaux du pays, mais ce
furent ceux de ses fermiers et ses plus beaux attelages personnels
qu'il prit tout d'abord. On lui fit pourtant un crime de cet acte,
que l'on qualifiait d'arbitraire, et il fut cite devant l'Assemblee
legislative. Il n'hesita pas a se demettre de ses fonctions de
gouverneur pour venir se disculper devant ses concitoyens, et tout en
rendant compte de sa conduite, il put justement defier qui que ce fut
d'avoir plus contribue que lui, de ses biens et de sa fortune, au
succes de cette importante campagne. Il fut acquitte avec eloges;
mais il ne voulut pas reprendre son gouvernement, qu'il laissa a M.
Harrison. L'amitie de Washington et les temoignages d'estime que de
Rochambeau vint lui donner dans sa retraite durent le consoler un peu
de l'ingratitude de ses concitoyens.



XXIII


Aussitot que la capitulation fut signee, M. de Rochambeau fit venir
aupres de lui M. de Lauzun et lui dit qu'il le destinait a porter
cette grande nouvelle en France. Lauzun s'en defendit et lui conseilla
d'envoyer de preference M. de Charlus, qui y trouverait l'occasion de
rentrer dans les bonnes graces du duc de Castries, son pere. Mais M.
de Rochambeau lui repliqua que, puisqu'il avait commande la premiere
affaire, c'etait a lui a porter le premier la nouvelle du succes, et
que le comte Guillaume de Deux-Ponts ayant engage la seconde action
partirait sur une autre fregate pour porter les details. M. de Lauzun
dit dans ses memoires que de Charlus ne pardonna jamais a M.
de Rochambeau ni a lui-meme de n'avoir pas ete charge de cette
commission. Pourtant ce dernier partit aussi peu de jours apres avec
Guillaume de Deux-Ponts.

[Illustration: MAISON DU GOUVERNEUR NELSON A YORKTOWN]

Lauzun s'embarqua le 24, sur la fregate _la Surveillante_, et parvint
a Brest apres vingt-deux jours de traversee. En meme temps, le general
Washington depechait son aide de camp, Tightman, au Congres.
La nouvelle de la prise d'York, qui se repandit aussitot dans
Philadelphie, y causa une joie inexprimable[216]. Le Congres se
rassembla le 29 et prit une resolution pour faire eriger une colonne
de marbre a York, ornee d'emblemes rappelant l'alliance entre les
Etats-Unis et la France avec un recit succinct de la reddition de
l'armee et de lord Cornwallis aux generaux Washington, Rochambeau et
de Grasse[217]. Il decida egalement qu'il offrirait deux drapeaux au
general Washington et quatre pieces de canon anglaises au comte de
Rochambeau et au comte de Grasse, avec une inscription qui leur
marquat la reconnaissance du Congres des Etats-Unis pour la part
glorieuse qu'ils avaient prise a cette brillante expedition[218].


[Note 216: "Plusieurs particuliers temoignerent leur satisfaction par
des illuminations (Cr. du Bourg), et cet evenement a fourni matiere
aux gazetiers de se distinguer, chose que les Americains ne negligent
pas plus que les Anglais. Trop heureux quand leurs papiers publics ne
sont pas remplis de faussetes." Nous pouvons conclure de ce passage
que les _canards_ ne sont pas d'invention recente.]

[Note 217: Ce monument n'est pas encore construit.]

[Note 218: Un de ces canons est aujourd'hui au musee d'artillerie de
Paris.]

Le 26, le comte Guillaume de Deux-Ponts, charge des details du siege
et de la capitulation que lui avait donnes par ecrit M. de Rochambeau
ainsi que du rapport qu'il avait ete chercher aupres du comte de
Grasse a bord de _la Ville_ _de Paris_, s'embarqua sur l'_Andromaque_,
capitaine M, de Ravenel, avec MM. de Damas, de Laval et de Charlus,
qui avaient obtenu l'autorisation de revenir en France. Les vents
furent contraires jusqu'au 27 apres midi. Vers deux heures on
appareilla. L'_Andromaque_ avait passe les bancs de Middle-Ground,
elle se trouvait a la hauteur du cap Henry, lorsque des signaux faits
par la _Concorde_, en repetition de ceux de l'_Hermione_ qui croisait
entre les caps Charles et Henry, annoncerent la presence d'une flotte
anglaise. Elle etait forte de vingt-sept vaisseaux et avait a bord le
prince William-Henry, avec un corps de troupes de six mille hommes,
venu de New-York, aux ordres du general Clinton.

L'_Andromaque_ fut obligee de rentrer dans le James-River et
d'attendre jusqu'au 1er novembre, sous la protection de l'escadre
francaise, que la flotte anglaise eut tout a fait disparu. Elle put
enfin sortir ce meme jour, vers onze heures, sous la protection
de l'_Hermione_, qui l'escorta jusqu'a la nuit. Le 20 novembre,
l'_Andromaque_ abordait a Brest sans avoir couru aucun danger serieux,
et, le 24, le comte de Deux-Ponts s'acquittait a la cour de la
commission dont il etait charge.

Le roi accueillit avec la plus grande satisfaction MM. de Lauzun et
de Deux-Ponts, et leur fit les plus belles promesses pour l'armee
expeditionnaire et pour eux-memes; mais son premier ministre M. de
Maurepas mourut sur ces entrefaites, et MM. de Castries et de Segur
en profiterent pour ne pas tenir les promesses royales a l'egard de
Lauzun et pour n'accorder de graces ni a lui-meme, ni aux officiers de
son corps qui s'etaient le plus brillamment conduits. M. de Castries
enleva meme a ce colonel les quatre cents hommes de sa legion qui
etaient restes a Brest pour les envoyer au Senegal tenir garnison
jusqu'a la fin de la guerre dans un pays celebre par son insalubrite.

Tandis que la nouvelle de la capitulation d'York etait a Versailles
l'occasion de nouvelles fetes, a Londres elle determinait la chute du
ministere North. On sentit, comme dans toute l'Europe, que cet
echec avait decide du sort de la querelle entre l'Angleterre et les
Etats-Unis, et il ne fut plus question des lors que de reconnaitre
l'independance de ces derniers a des conditions avantageuses pour la
Grande-Bretagne. Le general Washington et La Fayette auraient voulu
profiter de la superiorite des forces du comte de Grasse pour attaquer
Charleston et ce qui restait d'Anglais dans les Etats du Sud. La
Fayette devait prendre son infanterie legere, les grenadiers et les
chasseurs francais, ainsi que le corps de Saint-Simon, et aller
debarquer du cote de Charleston, pour cooperer avec le general Green,
qui tenait dans la Caroline. On dit meme que lord Cornwallis, instruit
de ce projet et voyant La Fayette monter sur un canot pour se rendre a
la flotte du comte de Grasse, dit a quelques officiers anglais: "I1 va
decider de la perte de Charleston." Il manifesta la meme crainte quand
il vit revenir La Fayette a York. Mais le comte de Grasse se refusa
obstinement a toute operation nouvelle sur les cotes de l'Amerique
septentrionale. Il voulait retourner, comme ses instructions le lui
recommandaient du reste, a la defense des Antilles.

Lorsque le general Clinton eut appris la prise d'York, il se retira
avec la flotte, se contenta de jeter trois regiments dans Charleston
et rentra a New-York. Mais sa presence donna lieu de soupconner a M.
de Rochambeau que les Anglais pourraient tenter de debarquer en dehors
de la baie, entre le cap Henry et le grand marais appele Dismal-Swamp,
pour se jeter dans Portsmouth, sur la riviere d'Elisabeth. Ce poste,
ou s'etait d'abord refugie Arnold, avait ete bien retranche, et lord
Cornwallis, qui l'avait occupe avant de lui preferer Yorktown, en
avait etendu et perfectionne les fortifications. L'adjudant general
Dumas fut charge de detruire ces ouvrages le plus rapidement possible;
on mit sous ses ordres, dans ce but, un bataillon de milices
americaines. Dumas trouva ces retranchements dans un tres bon etat. Il
profita d'un vent d'ouest tres violent pour incendier les fascinages,
les palissades et les abatis; mais il fut oblige d'employer ensuite
plus de huit jours, avec l'aide de tous les miliciens et de tous les
ouvriers qu'il put rassembler, pour en achever la destruction complete
Le comte de Grasse, aussitot apres la capitulation, avait fait ses
preparatifs de depart. Pendant les journees des 1 et 3 novembre, il
fit embarquer sur ses vaisseaux les soldats de Saint-Simon, prit des
approvisionnements et le 4 il fit voile pour les Antilles, ne laissant
dans la baie de Chesapeak qu'une petite escadre composee du Romulus,
aux ordres de M. de La Villebrune, et de trois fregates; Le meme jour,
les batiments promis aux Anglais pour les transporter a New-York ou en
Angleterre furent mis a leur disposition. Lord Cornwallis s'embarqua
pour New-York. Les premiers succes de ce general avaient fait esperer
aux Anglais qu'il allait devenir le conquerant des colonies revoltees
et leur punisseur[219]. Lui-meme avait longtemps compte sur le succes.

[Note 219: Vieux mot dont Corneille, qui en sentait la valeur, s'est
servi pour la derniere fois et qui merite d'etre rehabilite.

Pendant toute la campagne de 1781, il ne cessait d'ecrire a son
gouvernement qu'il avait definitivement conquis les Carolines; et
comme cette conquete etait toujours a refaire, on assimila plaisamment
en Angleterre le succes de ce general a la capture qu'avait faite un
soldat ecossais d'un milicien americain. Il ecrit a son capitaine:
J'ai fait un prisonnier.--Eh bien! il faut l'amener.--Mais il ne veut
pas.--Reviens toi-meme alors.--Mais c'est qu'il ne veut pas me laisser
aller.

Pourtant Cornwallis ne garda pas trop longtemps ses illusions. Six
mois avant la chute d'York, comme on lui avait offert le titre de
marquis, voici ce qu'il ecrivit au lord Germaine: "Je vous supplie
de faire mes plus humbles remerciements a Sa Majeste pour ses bonnes
intentions et de lui representer en meme temps tous les dangers de ma
position. Avec le peu de troupes que j'ai, trois victoires de plus
acheveront de me ruiner si le renfort que je demande n'arrive pas.
Jusqu'a ce que j'en aie recu un qui me donne quelque espoir de
terminer heureusement mon expedition, je vous prie de ne me parler ni
d'honneurs ni de recompenses."]



XXIV


Les troupes se disperserent pour aller prendre leurs quartiers
d'hiver. Le 6 novembre, la milice de Virginie quitta son camp pour se
porter dans le Sud, sous les ordres du general Green. Le 6, en meme
temps que Dumas detruisait les fortifications de Portsmouth, les
ingenieurs faisaient detruire les paralleles tracees par les allies
devant York, et retablissaient les defenses exterieures de la place en
les rapprochant de son enceinte continue.

Le general Washington, qui avait fait partir dans le Sud les milices
de la Virginie, detacha encore de son armee le general La Fayette avec
les troupes de Maryland et de Pensylvanie pour aller aussi renforcer
l'armee du general Green. Il s'embarqua lui-meme a York et ramena tout
le reste des troupes americaines a Head-of-Elk, pour se diriger de la
vers la riviere Hudson.

Le baron de Viomenil obtint de retourner en France, ou des affaires
personnelles exigeaient sa presence. Son frere, le vicomte de
Viomenil, le remplaca dans son commandement.

Du 15 au 18, les Francais entrerent dans leurs quartiers d'hiver et
prirent les positions suivantes:

La legion de Lauzun, commandee par M. de Choisy, a Hampton.

Le regiment de Soissonnais a York, avec les grenadiers et chasseurs
de Saintonge; le regiment de Saintonge entre York et Hampton, a
Half-Way-House; une compagnie d'artillerie et un detachement de
cinquante hommes a Glocester; le tout commande par le vicomte de
Viomenil.

Le quartier general de M. de Rochambeau, ou se trouvait aussi M. de
Chastellux, etait a Williamsbourg. Le regiment complet de Bourbonnais
et celui de Deux-Ponts y avaient aussi leurs cantonnements.

Trois compagnies de Deux-Ponts furent detachees a James Town sous
les ordres d'un capitaine, et l'artillerie de siege fut placee a
West-Point, en Virginie, sous le commandement d'un officier de cette
arme.

De cette position intermediaire entre l'armee du Nord et celle du Sud,
M. de Rochambeau etait en mesure de porter du secours aux provinces
qui seraient le plus menacees par l'ennemi. Mais le coup decisif etait
frappe, puisqu'il ne restait plus aux Anglais que la ville de New-York
et les places de Savannah et de Charleston.

Pendant que La Fayette accourait a marches forcees pour se joindre
a l'armee de Green, celui-ci, craignant que le renfort arrive a
Charleston et celui de quatre mille hommes qu'on y attendait d'Irlande
ne missent les Anglais en etat de reprendre l'offensive, sollicita
vivement de M. de Rochambeau de lui envoyer un fort detachement de
troupes francaises. Mais le general francais, estimant que le general
Green se laissait influencer par les faux bruits que l'ennemi faisait
repandre, ne changea rien a ses dispositions. Il laissa son infanterie
dans ses quartiers d'hiver et se borna a etendre ceux de la legion
de Lauzun, commandee par M. de Choisy, jusqu'aux frontieres de la
Caroline du Nord. Il chargea cependant l'adjudant general Dumas de
pousser des reconnaissances bien au dela et de preparer des ouvertures
de marche dans le cas ou des circonstances qu'il ne prevoyait pas
exigeraient qu'il fit avancer une partie de son armee. Dumas
resta occupe de ces fonctions pendant tout l'hiver, ne revenant a
Williamsbourg que rarement, pour rendre compte au general de ses
operations et pour soigner son ami Charles de Lameth, toujours
tres-souffrant de ses blessures, et qui retourna en France aussitot
qu'il fut en etat de supporter la mer.

La Fayette partit aussi de Boston pour la France, sur l'Alliance, le
23 decembre 1781. Il arriva en vingt-trois jours dans sa patrie, ou
il se consacra encore au service de la cause des Americains, en y
employant la faveur dont il jouissait a la cour et les sympathies que
sa conduite lui avait acquises dans l'opinion publique.



XXV


Il y eut ainsi comme un armistice sur le continent pendant cet hiver.
On apprenait pourtant par des fregates venues de France[220] que l'on
y preparait un grand convoi et des renforts pour les Antilles, afin
de mettre le comte de Grasse en etat de soutenir la lutte contre la
flotte anglaise, sous les ordres de l'amiral Rodney. Deja dans la
seconde moitie de janvier on avait appris la prise de Saint-Eustache
et de Saint-Christophe par M. de Bouille, et celle de l'ile Minorque
par M. de Crillon. Mais les faveurs de la fortune allaient avoir un
terme fatal pour M. de Grasse. Le grand convoi parti de France sous
l'escorte de M. de Guichen fut disperse par la tempete. Les Anglais
reunirent toutes leurs forces navales aux iles du Vent, et le comte de
Grasse, malgre l'inferiorite de sa flotte, se hasarda de mettre a
la voile pour convoyer les troupes de M. de Bouille qui devaient se
reunir, a Saint-Domingue, a celles que commandait le general espagnol
don Galvez. L'amiral Rodney, manoeuvrant pour couper la flotte
francaise de son convoi, ne put atteindre que le vaisseau le _Zele_,
le plus mauvais marcheur de l'arriere garde. Le comte de Grasse voulut
le sauver et engagea son avant-garde sous le commandement de M. de
Vaudreuil. Les Francais eurent l'avantage dans ce premier combat,
livre le 9 avril 1782. L'amiral Rodney les suivit, et, ayant gagne
le vent, engagea le 12 une action generale dont le resultat fut
desastreux pour la flotte francaise. Le vaisseau amiral la _Ville de
Paris_ et six autres furent desempares et pris apres la plus glorieuse
resistance. M. de Grasse n'obtint sa liberte qu'a la paix. Le pont de
son vaisseau avait ete completement rase par les boulets ennemis, et
l'amiral avec deux officiers restaient seuls debout et sans blessure
quand il se rendit[221].

[Note 220: Le 7 janvier 1782, arriva dans la baie de Chesapeak une
fregate francaise, la Sibylle, portant deux millions pour l'armee.]

[Note 221: V. _Not. biog._ de Grasse]

L'amiral Rodney ne put garder aucun des quatre vaisseaux dont il
s'etait empare, parce qu'ils etaient trop endommages.

En outre, le _Cesar_ prit feu et perit avec environ quatre cents
Anglais qui en avaient pris possession.

Quand cette nouvelle parvint aux Etats-Unis, le Congres venait
precisement de recevoir du general Carleton, qui avait remplace
Clinton dans le commandement de l'armee anglaise, la proposition du
gouvernement anglais de reconnaitre sans restriction l'independance
des Etats-Unis, sous la condition de renoncer a l'alliance avec la
France. Le Congres ne se laissa pas influencer par la nouvelle du
desastre eprouve par les Francais dans les eaux des Antilles. Il ne
montra que de l'indignation et refusa d'admettre le negociateur qui en
etait charge. Les Etats declarerent unanimement qu'ils considereraient
comme haute trahison toute proposition tendant a faire une paix
separee. Ces ouvertures, ainsi que l'armistice qui fut a la meme
epoque demande par le commandant de Charleston et refuse par le
general Green, prouvaient assez que, malgre leur dernier succes
dans les Antilles, les Anglais renoncaient enfin a soumettre leurs
anciennes colonies. Les Americains desiraient certainement la paix,
mais ils montrerent la plus grande fermete et ils prouverent leur
reconnaissance envers la France en se disposant a de nouveaux
sacrifices afin d'obtenir cette paix a des conditions aussi honorables
pour les allies que pour eux-memes. De son cote le gouvernement
francais ne discontinuait d'envoyer des secours autant que le lui
permettait le mauvais etat de ses finances. Deux fregates, la Gloire
et l'Aigle, sous le commandement de M. de La Touche-Treville, furent
expediees de Brest, le 19 mai 1782. Je reviendrai bientot sur la
traversee de ces deux fregates qui portaient en Amerique, outre des
secours en argent, la fleur de la noblesse francaise.[222]

[Note 222: La relation inedite de M. de Broglie que je possede
m'aidera a completer, sur le recit de cette nouvelle expedition, la
narration que M. de Segur nous en a donnee dans ses Memoires. Les Mss.
de Petit Thouars donnent aussi des details nombreux sur ce sujet.]

Je reviens aux mouvements que dut executer l'armee francaise apres les
recents evenements des Antilles.

Apres le combat du 12 avril, ou le comte de Grasse fut fait
prisonnier, le marquis de Vaudreuil, qui avait pris le commandement de
la flotte, recut l'ordre de venir a Boston pour y reparer son escadre.
Sur l'avis qu'il en donna au ministre francais, M. de la Luzerne, M.
de Rochambeau sentit la necessite de se rapprocher avec son armee des
provinces du Nord. Les chaleurs excessives du climat de la Virginie
avaient cause beaucoup de maladies.

D'ailleurs les preparatifs que faisaient les Anglais pour evacuer
Charleston rendaient superflu un plus long sejour des troupes
francaises dans les Etats du Sud. M. de Rochambeau apprenait en
meme temps qu'il se preparait a New-York un embarquement de troupes
destinees a aller attaquer quelques-unes des colonies francaises.
Il se determina donc a mettre ses troupes en mouvement pour les
rapprocher de New York et a demander au general Washington une
entrevue a Philadelphie. Cette conference eut lieu, et il y fut decide
que les deux armees reprendraient leurs anciennes positions sur la
riviere d'Hudson et s'approcheraient le plus possible de New-York
pour menacer cette place et l'empecher d'envoyer aucun detachement au
dehors.



XXVI


Aussitot commenca le mouvement retrograde de l'armee francaise. Il
s'opera lentement, le soldat marchant la nuit et se reposant le jour.
Rochambeau avait pris les devants pour conferer avec Washington, et
il avait laisse au chevalier de Chastellux et au comte de Viomenil le
soin de conduire les troupes d'apres les sages instructions qu'il leur
avait donnees. On accorda aux troupes un mois de repos a Baltimore,
d'ou elles partirent par bataillons pour eviter l'encombrement
au passage de la Susquehanna, que Dumas fut encore charge de
surveiller[223].

[Note 223: L'armee mit pres d'un mois a se rendre de Williamsbourg a
Baltimore, bien que la distance de ces deux villes ne soit que de 226
milles. L'avant-garde partit le 1er juillet et arriva le 24, tandis
que l'arriere-garde, comprenant les equipages et l'ambulance, ne
parvint a Baltimore que le 27. Celle-ci s'etait mise en mouvement
des le 28 juin. D'ailleurs on reprit la route que l'on avait
suivie l'annee precedente. Les principales stations furent encore:
Drinkingspring, Birdstavern, Newcastle, Port-Roval, Hanovertown,
Brunk'sbridge, Bowlingreen, Fredericksburg, Stratford, Dumfries,
Colchester, Alexandrie, Georgetown, Bladensburg, Brimburg, Elkridge.
(Voir la carte jointe a cet ouvrage et le _Journal_ de Blanchard.)]

Les generaux reunis a Philadelphie apprirent a cette epoque que
Savannah avait ete evacuee, et que la garnison avait ete en partie
laissee a Charleston et en partie transportee a New-York. Le general
Carleton, qui avait toujours le projet d'evacuer New-York pour se
porter sur quelque point des Antilles, fit repandre la nouvelle de la
reconnaissance de l'independance americaine par les deux chambres
du Parlement et tenta de nouveau par cette manoeuvre de diviser les
allies et de negocier avec le Congres seul. Il n'eut pas plus de
succes que precedemment, et M. de Rochambeau accelera la marche de
ses troupes. Elles traverserent Philadelphie, puis la Delaware et les
Jerseys. La cavalerie de la legion de Lauzun, commandee par le comte
Robert Dillon, eclairait le flanc droit sur le revers des hauteurs que
l'armee cotoyait. Elle traversa ensuite l'Hudson a Kingsferry, comme a
l'ouverture de la campagne precedente; et la jonction des deux armees
s'opera sur ce point. Les Francais defilerent entre deux haies de
l'armee americaine, qui etait en grande tenue pour la premiere fois
depuis son organisation. Ses armes venaient en partie de France et les
uniformes des magasins d'York. Cette journee fut une vraie fete de
famille.

L'armee americaine resta campee a Kingsferry ayant une arriere-garde
a l'embouchure du Croton dans la riviere d'Hudson. L'armee francaise
prit, en avant de Crampond, une forte position dans la montagne. Le
corps de Lauzun etait en avant-garde sur la hauteur qui borde le
Croton, et dans cette position les deux armees pouvaient, en une seule
journee de marche, se porter sur New-York et sur Staten-Island.



XXVII


J'ai dit que le gouvernement francais projetait d'envoyer de nouveaux
secours en Amerique. Des les premiers jours d'avril 1782, il avait
en effet reuni dans le port de Brest plusieurs fregates et un convoi
nombreux de vaisseaux marchands et de batiments de transport, ainsi
que deux bataillons de recrues destinees a renforcer l'armee de
Rochambeau. M. le comte de Segur, fils du ministre de la guerre, qui
avait obtenu la place de colonel en second de Soissonnais a la place
de M. de Noailles, recut l'ordre d'en prendre le commandement, de les
inspecter et de les instruire jusqu'au moment du depart. Mais une
escadre anglaise, informee de ces preparatifs et favorisee par les
vents, qui etaient contraires aux Francais, vint croiser devant la
rade, de sorte que le depart dut etre differe de six semaines et qu'au
bout de ce temps la fregate la _Gloire_ recut l'ordre de partir seule,
emportant une somme de deux millions destinee a l'armee de Rochambeau,
et un grand nombre d'officiers au nombre desquels se trouvaient:
le duc de Lauzun, le comte de Segur, le prince de Broglie, fils du
marechal; M. de Montesquieu, le petit-fils de l'auteur de _l'Esprit
des lois_; de Viomenil fils, de Laval, le comte de Lomenie, de
Sheldon, officier d'origine anglaise; un gentilhomme polonais,
Polleresky; un aide de camp du roi de Suede, M. de Ligliorn; le
chevalier Alexandre de Lameth, qui allait prendre la place de son
frere Charles; le vicomte de Vaudreuil, fils du capitaine de vaisseau
de ce nom; en outre, MM. de Brentano, de Ricci, de Montmort, de
Tisseul et d'autres.

Cette fregate de trente-deux canons de douze etait commandee par M.
de Valongne, vieux marin qui malgre son merite n'etait encore que
lieutenant de vaisseau. Elle mit a la voile le 19 mai 1782, par
une brise assez fraiche pour que l'on put esperer d'echapper a la
vigilance de la flotte anglaise; mais a peine etait-elle a trois
lieues en mer qu'une tempete violente la jeta vers la cote. L'arrivee
des vingt-deux croiseurs anglais l'obligea a suivre longtemps encore
ces parages dangereux. Lorsque le calme revint, un mat de la _Gloire_
etait casse; elle dut rentrer dans la Loire et relacher a Paimboeuf
pour se reparer. Jusqu'au 15 juillet, elle resta ainsi sur les cotes
de France, recevant tantot l'ordre de mettre a la voile, tantot
l'injonction d'attendre, et se promenant de Brest a Nantes, de Nantes
a Lorient, puis de Lorient a Rochefort. Dans ce dernier port, elle
rencontra l'_Aigle_, autre fregate plus forte, de quarante canons de
vingt-quatre, qui devait se rendre en Amerique de conserve avec la
_Gloire_. Elle etait commandee par M. de La Touche, homme brave et
instruit qui avait le defaut d'etre trop recemment entre dans la
marine et de devoir son rapide avancement a l'appui de nombreux amis
et en particulier du duc d'Orleans. Comme il etait capitaine de
vaisseau, il eut aussitot le pas sur M. de Valongne, qui ne se soumit
pas sans murmurer de se voir ainsi contraint de servir sous un
officier moins ancien que lui. Les passagers de l'_Aigle_ n'etaient
pas de moindre condition que ceux de la _Gloire_: c'etait M. le baron
de Viomenil, qui allait reprendre son commandement avec le titre de
marechal de camp; MM. de Vauban, de Melfort, Bozon de Talleyrand, de
Champcenetz, de Fleury, de Laval, de Chabannes, et d'autres.

M. de La Touche etait sans doute trop peu habitue a la severite des
reglements de la marine pour les accepter dans toute leur rigueur.
Une femme dont il etait violemment epris l'avait suivi de Paris a la
Rochelle, et comme il ne devait pas l'embarquer sur sa fregate, il eut
la singuliere idee de la mettre sur un batiment marchand et de faire
remorquer celui-ci par l'_Aigle_. La marche des fregates en fut
necessairement beaucoup retardee. Leur surete meme fut compromise;
mais heureusement cette maniere de concilier l'amour et le devoir ne
fut fatale qu'a ceux qui l'avaient imaginee.

On mit trois semaines a arriver aux Acores, et comme il y avait des
malades a bord et qu'on manquait d'eau, M. de La Touche prit la
resolution de relacher dans quelque port de ce petit archipel. Le vent
s'opposa a ce que les fregates entrassent dans le port de Fayal. Comme
celui de Terceyre n'etait pas sur, on dut se resigner a les
faire croiser devant l'ile pendant qu'on allait chercher sur des
embarcations les approvisionnements necessaires. Les jeunes et
brillants passagers des deux fregates descendirent a terre et
visiterent pendant les quelques jours qu'ils y resterent tout ce que
ces iles fortunees pouvaient contenir de personnages ou de choses
curieuses. Je ne redirai pas les receptions qui leur furent faites par
le consul de France et par le gouverneur portugais. Je ne parlerai
pas davantage de ce singulier agent, a la fois consul de deux nations
ennemies, l'Angleterre et l'Espagne, familier de l'inquisition et
danseur de _fandango_; et je ne citerai que pour qu'on en retrouve les
details dans les memoires deja cites[224], les entrevues galantes que
son hote menagea aux officiers francais dans un couvent de jeunes
Portugaises, sous les yeux de leur abbesse Complaisante.

[Note 224: Segur. _Relation_ de Broglie. Mss. du Petit Thouars.]

La troupe joyeuse serait encore restee bien longtemps dans ce sejour
qui semblait enchanteur, si le devoir ne l'avait appelee ailleurs. M.
de La Touche remit a la voile le 5 aout et se dirigea d'abord vers
le nord-ouest pour prendre connaissance des depeches qu'il ne devait
ouvrir qu'a cette hauteur, avant de continuer sa route. Or ces
depeches lui enjoignaient de faire la plus grande diligence, d'eviter
tout combat, et de remettre avec la plus grande celerite possible au
comte de Rochambeau et au marquis de Vaudreuil le plan d'une nouvelle
campagne. Il se repentit, mais trop tard, du temps qu'il avait perdu,
laissa aller le vaisseau marchand par la voie ordinaire, et voulut
prendre au plus court en dirigeant les fregates directement vers
l'ouest. Il se trompait dans ses previsions, car des calmes frequents
lui firent perdre plus de quinze jours, en sorte que le vaisseau
marchand qu'il avait laisse aller seul, et qui etait pousse par les
vents alises, arriva en meme temps que lui a l'entree de la Delaware.

Les deux fregates se trouvaient du 4 au 5 septembre a la hauteur des
Bermudes, lorsqu'on signala un homme a la mer. C'etait un matelot de
l'_Aigle_, que l'on parvint a sauver en allumant des fanaux et en
lancant un canot a la mer. On eteignit aussitot les feux, comme on
le faisait toujours dans a nuit. Mais cet instant avait suffi pour
appeler sur les fregates l'attention d'un vaisseau anglais,
qui commenca immediatement l'attaque. C'etait l'_Hector_, de
soixante-quatorze canons, recemment pris sur le comte de Grasse, et
qui emmenait un convoi de prisonniers francais. La _Gloire_ supporta
seule pendant trois quarts d'heure le feu de l'ennemi et lui resista
heroiquement, puis l'_Aigle_ vint a son tour soutenir la lutte
jusqu'au jour. Malgre la superiorite de son armement, le vaisseau
anglais aurait ete pris si l'on n'avait apercu au loin une flotte
nombreuse dont on redoutait les atteintes. On apprit plus tard que
l'_Hector_ avait ete tellement maltraite qu'il avait coule a trois
cents lieues de la cote. Un batiment americain qui se trouva dans ces
parages sauva le capitaine et une partie de l'equipage.

Cette brillante affaire valut les plus grands eloges a M. de La
Touche, et a M. de Valongne le grade de capitaine de vaisseau.

La perte des deux fregates etait d'environ trente ou quarante tues et
cent blesses. La _Gloire_ etait aussi fort endommagee et faisait eau
de toutes parts. On parvint pourtant a reparer assez bien ses avaries.
La terre n'etait pas eloignee. On l'apercut le 11 septembre. Le 12,
on reconnut l'entree de la Delaware, et l'on se preparait a mouiller
contre le cap May lorsque le vent contraire s'y opposa. Au meme
moment, une corvette anglaise vint se placer etourdiment entre les
deux fregates francaises, qu'elle croyait de sa nation. Elle fut prise
apres un echange de quelques coups de canon. Son amarinage, par la
grosse mer qu'il faisait, prit un temps tres-long. M. de La Touche fut
force de mouiller le long de la cote pendant qu'il envoyait un canot
chercher des pilotes pour entrer dans la Delaware. Le vent brisa ce
canot contre la cote; l'officier[225] et deux matelots seulement
purent se sauver a la nage. Je laisse pour le reste de ce recit la
parole au prince de Broglie.

[Note 225: M. Gandeau, capitaine marchand qui servit de second a M.
de Valongne pendant la traversee. Il s'etait distingue dans le combat
contre l'_Hector_ et avait peut-etre sauve l'_Aigle_ par une habile
manoeuvre.]



XXVIII


"Le lendemain, a la pointe du jour, une flottille anglaise, composee
d'un vaisseau de soixante-quatre, d'un de cinquante, de deux fregates
et de deux autres batiments legers, parut a deux portees de canon et
au vent; elle etait commandee par le capitaine Elphinston et portait
sur un de ses vaisseaux le prince William-Henry. L'apparition d'une
aussi nombreuse compagnie forca M. de La Touche a appareiller au plus
vite avec la _Gloire_ et a penetrer sans delai dans la Delaware, bien
qu'il n'eut pas de pilote. La navigation est fort dangereuse dans ce
fleuve, a cause des bancs de sable mouvant qui encombrent son lit;
nous primes en outre le mauvais chenal; l'_Aigle_ toucha deux fois, et
la route que nous suivions parut si dangereuse a l'ennemi meme qu'il
prit le parti de mouiller a deux grandes portees de canon de nous. M.
de La Touche en fit autant, et il nous arriva enfin des pilotes.

"Il se tint un conseil de guerre a bord de l'_Aigle_, dans lequel, vu
l'extreme danger de la position, M. le baron de Viomenil prit le parti
d'ordonner a tous les officiers passagers sur les deux fregates de
s'embarquer sur-le-champ dans des canots et de le suivre a terre. Il
ordonna en meme temps que les chaloupes fussent employees a porter
a terre les 2,500,000 livres dont les fregates etaient chargees. Le
premier de ces ordres fut execute sans delai, et nous arrivames sur la
cote d'Amerique le 13, environ a six heures du soir, sans valets,
sans chemises, et avec l'equipage du monde le plus leste. Nous nous
arretames d'abord chez un gentleman nomme Mandlau[226], qui nous donna
a manger: apres quoi M. de Viomenil, qui se decida a passer la nuit
dans ce lieu, envoya tous les jeunes gens dans le pays, les uns pour
faire rassembler quelque milice, les autres pour trouver des chariots
et des boeufs ou des bateaux, afin de transporter le lendemain
l'argent que les chaloupes devaient apporter pendant la nuit. Nous
partimes, le comte de Segur, Lameth et moi, pour remplir cet objet,
sous la conduite d'un negre, et nous fimes pendant la nuit environ
douze milles a pied, pour arriver a une espece d'auberge assez mal
pourvue nommee Onthstavern, appartenant a un Americain nomme Pedikies.
Je trouvai le moyen d'y rassembler trois chariots atteles de quatre
boeufs, et le lendemain, a quatre heures du matin, je grimpai sur un
cheval que l'on me donna a l'essai, pour amener mon convoi d'equipage
au general.

[Note 226: Mes recherches pour verifier ce nom sont restees
infructueuses.]

"Je n'etais plus qu'a une lieue du bord de la mer, lorsque je
rencontrai M. de Lauzun qui me dit que l'argent etait arrive a trois
heures du matin et qu'on en avait deja depose sur la plage environ la
moitie, lorsque deux chaloupes armees, qu'on soupconnait pleines de
refugies, avaient paru; qu'elles s'etaient avancees avec resolution
vers le lieu ou nos batiments charges de nos richesses etaient
mouilles: que M. de Viomenil, n'ayant avec lui que trois ou quatre
fusiliers, ne s'etait pas avec raison cru en etat de defense; qu'il
avait fait jeter a la mer environ douze cent mille livres qu'on
n'avait pas encore eu le temps de debarquer, et que ce general, muni
du reste du tresor, l'avait d'abord place sur quelques chevaux,
ensuite sur un chariot, et se sauvait avec vers Douvres; ou lui,
Lauzun, allait le devancer.

"Cette information m'engagea a changer de route; je resolus d'aller
avertir mes compagnons de ce qui se passait; je payai les conducteurs
de chariots, et je commencais a galoper de leur cote, lorsque
j'entendis des cris dans le bois a cote de moi. J'arretai et je vis
des matelots et deux ou trois valets qui, se croyant poursuivis par
l'ennemi, fuyaient a pied de leur mieux. Ils s'etaient crus coupes en
m'entendant galoper devant eux; je les rassurai et j'appris d'eux
que M. le marquis de Laval, M. de Langeron, Bozon et quelques autres
menaient aussi dans le bois une vie errante et inquiete. Je quittai
ces effarouches en croyant apercevoir un chariot que je pouvais
imaginer etre celui du baron de Viomenil... Je rejoignis enfin mes
compagnons, auxquels j'appris la suite de mes aventures, et ils se
deciderent aussitot a gagner Douvres, qui paraissait le rendez-vous.

"Nous partimes de suite pour nous rendre a cette ville, qui
est eloignee de dix-sept milles. J'avais pour tout equipage un
portefeuille assez gros qui m'incommodait beaucoup a porter, lorsque
je rencontrai un matelot de la _Gloire_ qui, effraye ainsi que les
autres, s'etait enfui et mourait de faim. Comme le besoin rend tendre,
il se jeta a mes genoux ou plutot a ceux de mon cheval pour me
demander d'avoir soin de lui; je l'accueillis en bon prince; je lui
donnai d'abord a manger, puis, considerant que j'etais absolument
denue de serviteur, je jugeai convenable de faire de ce malotru
completement goudronne le compagnon intime de mes infortunes. En
consequence, je louai un cheval pour mon ecuyer; il s'amarra dessus
de son mieux; je lui confiai mon portefeuille, et je commencai a me
prevaloir, vis-a-vis de mes camarades, de l'avantage que mon nouveau
confident me donnait sur eux.

"Nous etions a moitie chemin de Douvres, lorsque nous rencontrames un
aide de camp de M. de Viomenil qui nous dit que ce general venait de
recevoir avis que les ennemis et la maree s'etant retires en meme
temps, il etait possible d'essayer de repecher les barriques d'argent
qu'on avait jetees a la mer, et que le general retournait au lieu du
debarquement pour presider a ce travail. L'aide de camp ajouta que M.
de Viomenil nous chargeait de conduire a Douvres le premier convoi
d'argent, qu'il abandonnait a nos soins. Ce convoi nous joignit
quelques moments apres. Il etait d'environ quinze cent mille livres
nous le fimes repartir sur trois chariots expedies par M. de Lauzun,
et nous arrivames ainsi fort doucement mais tres-surement a Douvres,
ou le general ne nous joignit qu'a onze heures du soir; il etait
parvenu a sauver le reste de ses millions.

"Nous sejournames ce jour-la a Douvres, petite ville assez jolie, qui
compte environ quinze cents habitants. J'y fis mon entree dans la
societe anglo-americaine sous les auspices de M. de Lauzun. Je ne
savais encore dire que quelques mots anglais, mais je savais fort bien
prendre du the excellent avec de la meilleure creme; je savais dire a
une demoiselle qu'elle etait _pretty_ et a un gentleman qu'il etait
_sensible_, ce qui signifie a la fois bon, honnete, aimable: au moyen
de quoi j'avais les elements necessaires pour reussir.

"Nous ne savions pas encore ce qui etait advenu de nos fregates; leur
sort nous inquietait, et je resolus d'aller en reconnaissance sur le
bord de la mer avec ma lunette. En arrivant sur une espece de morne,
j'eus la douleur de voir l'_Aigle_ rasee comme un ponton, echouee
sur un banc et encore entouree d'embarcations anglaises, qui etaient
venues pour l'amariner et la piller. La _Gloire_, plus heureuse et
plus legere, avait touche mais s'etait echappee. Je la revis trois
jours apres a Philadelphie [227], ou M. de Viomenil me depecha
pour porter des lettres a M. de Lauzun et avertir sur la route les
commandants des milices provinciales de fournir des detachements pour
l'escorte et pour la surete du convoi d'argent.

[Note 227: M. de La Touche fut fait prisonnier en defendant l'_Aigle_,
qu'il avait fait echouer; il avait appris aussi que le batiment
marchand qui portait la dame de ses pensees etait tombe entre les
mains des Anglais a l'entree de la Delaware.]

"Je marchai assez vivement pendant deux jours pour me rendre a
Philadelphie. Il faisait fort chaud; mais la beaute des chemins,
l'agrement du pays que je parcourais, la majeste imposante des forets
que je traversais, l'air d'abondance repandue de toutes parts,
la blancheur et la gentillesse des femmes, tout contribuait a me
dedommager par des sensations delicieuses des fatigues que j'eprouvais
en trottant continument sur un mauvais cheval. Enfin, le 13 aout,
j'arrivai a Philadelphie, cette capitale deja celebre d'un pays tout
nouveau. M. de La Luzerne me mena prendre le the chez Mme Morris,
femme du controleur general des Etats-Unis. Sa maison est simple, mais
reguliere et propre; les portes et les tables, d'un bois d'acajou
superbe et bien entretenu; les serrures et les chenets de cuivre,
d'une proprete charmante; les tasses rangees avec symetrie; la
maitresse de la maison d'assez bonne mine et tres-blanchement
atournee; tout me parut charmant. Je pris du the excellent, et j'en
prendrais, je crois, encore, si l'ambassadeur[228] ne m'avait pas
averti charitablement, a la douzieme tasse, qu'il fallait mettre ma
cuillere en travers sur ma tasse quand je voudrais que cette espece de
question d'eau chaude prit fin; "attendu, me dit-il, qu'il est presque
aussi malhonnete de refuser une tasse de the quand on vous la propose,
qu'il serait indiscret au maitre de la maison de vous en proposer de
nouveau quand la ceremonie de la cuillere a marque quelles sont vos
intentions sur ce point."

[Note 228: M. de la Luzerne.]

"M. Morris est un gros homme qui passe pour avoir beaucoup d'honnetete
et d'intelligence. Il est au moins certain qu'il a beaucoup de credit
et qu'il a eu l'adresse, en paraissant se mettre souvent en avance
de ses propres fonds pour le service de la republique, de faire une
grande fortune et de gagner plusieurs millions depuis la revolution.
M. Morris parait avoir beaucoup de sens; il parle bien, autant
que j'ai pu en juger, et sa grosse tete semble, comme celle de M.
Guillaume[229], tout aussi bien faite qu'une autre pour gouverner un
empire.

[Note 229: Le roi d'Angleterre.]

M. Lincoln, ministre de la guerre, est aussi fort bien nourri; il
a fait preuve de courage, d'activite et de zele en plusieurs
circonstances de la guerre, et surtout devant York-Town. Son travail
n'est pas immense, car tous les points importants sont decides par
le Congres. Cependant M. Lincoln passe pour peu expeditif en fait
d'ecritures, et il m'a paru qu'on avait deja songe a lui donner un
successeur.

M. Livingston, ministre des affaires etrangeres, est aussi maigre que
les deux personnages ci-dessus sont etoffes. Il a trente-cinq ans; sa
figure est fine et on lui accorde beaucoup d'esprit. Son departement
sera plus etendu et plus interessant au moment de la paix, lorsque
les Etats-Unis prendront un rang dans le monde; mais comme toutes les
decisions importantes emaneront toujours du Congres, le ministre des
affaires etrangeres demeurera, ainsi que ses collegues, un agent
secondaire, une espece de premier commis.

Le president du Congres de cette annee parait un homme sage, mais peu
lumineux; de l'avis unanime des gens qui meritent quelque confiance,
le Congres est aussi compose de personnes fort ordinaires; cela tient
a plusieurs causes: 1 deg. a ce que si dans le debut de la revolution, les
tetes les plus vives et les caracteres les plus vigoureux eussent fait
partie de l'assemblee generale, ils y eussent prime les autres et
fait valoir leurs seuls avis; 2 deg. que les gens de merite ont trouve le
secret de se faire confier les places, les gouvernements et les postes
les plus importants, et qu'ils ont ainsi deserte le Congres--Les
assemblees particulieres semblent eviter d'envoyer au Congres les gens
les plus distingues par leurs talents. Elles preferent le bon sens et
la sagesse, qui en effet valent, je crois, mieux au bout de l'annee.

Un des hommes qui m'ont paru avoir beaucoup d'esprit et de nerf parmi
ceux que j'ai rencontres a Philadelphie est un M. Morris, surnomme
_governor_. Il est instruit et parle assez bien le francais; je crois
cependant que sa superiorite, qu'il n'a pas cachee avec assez de soin,
l'empechera d'occuper jamais de place importante[230].

[Note 230: Il s'agit ici de _Gouverneur_ Morris, dont j'ai deja cite
les Memoires, _ante_, p. 68. Il fut plus tard ambassadeur en France.]

Les dames de Philadelphie, quoique assez magnifiques dans leurs
habillements, ne sont pas generalement mises avec beaucoup de gout;
elles ont dans leur coiffure et dans leurs tetes moins de legerete et
d'agrements que nos Francaises. Quoiqu'elles soient bien faites, elles
manquent de grace et font assez mal la reverence; elles n'excellent
pas non plus dans la danse. Mais elles savent bien faire le the; elles
elevent leurs enfants avec soin; elles se piquent d'une fidelite
scrupuleuse pour leurs maris, et plusieurs ont beaucoup d'esprit
naturel."



XXIX


MM. de Lauzun, de Broglie, de Segur, vinrent rejoindre l'armee
francaise a Grampond, a quelques jours de distance, ainsi que tous
leurs compagnons de voyage. Leur grande preoccupation, des ce
moment fut de savoir si l'on ne terminerait pas la campagne par une
entreprise quelconque contre l'ennemi. Mais les ordres de la cour,
remis par M. de Segur, etaient formels. Si les Anglais evacuaient
New-York et Charleston, ou seulement l'une de ces places, le comte de
Rochambeau devait embarquer l'armee sur la flotte francaise, pour la
conduire a Saint-Domingue, sous les ordres du general espagnol don
Galvez. Or on annoncait alors l'evacuation de Charleston. Le comte de
Rochambeau avertit donc M. de Vaudreuil qu'il eut a se mettre a sa
disposition pour embarquer l'armee a Boston. Elle partit en effet le
12 octobre de ses cantonnements de Grampond. Sept jours apres elle
etait a Hartford, ou l'on sejourna quatre ou cinq jours. La, M. de
Rochambeau rendit publique sa resolution de retourner en France avec
M. de Chastellux et la plus grande partie de son etat-major.

Mais M. de Vaudreuil n'etait pas pret. Il declara meme qu'il ne le
serait qu'a la fin de novembre, et qu'il ne pourrait embarquer que
quatre mille hommes, y compris leurs officiers et leur suite. Le comte
de Rochambeau proposa alors au baron de Viomenil et a son frere de se
mettre a la tete des deux brigades d'infanterie et d'une partie de
l'artillerie pour les conduire aux Antilles. Il laissa le corps
de Lauzun avec l'artillerie de siege, qui etait restee detachee a
Baltimore, au fond de la baie de Chesapeak, sous les ordres de M. de
La Valette, et il chargea le duc de Lauzun du commandement des troupes
de terre qui resteraient en Amerique aux ordres du general Washington.

Le 4 novembre l'armee se porta de Hartford a Providence, ou elle prit
ses quartiers d'hiver, et le 1er decembre le baron de Viomenil, reste
seul chef de l'armee, fit lever le camp de Providence pour se rendre a
Boston. Le 24 decembre, il mit a la voile, et la flotte, apres
avoir couru bien des dangers, vint aborder le 10 fevrier 1783 a
Porto-Cabello, sur la cote de Caracas, ou elle devait se joindre au
comte d'Estaing et a l'amiral don Solano[231].

[Note 231: "Lorsque l'armee partit, a la fin de 1782, dit Blanchard,
apres deux ans et demi de sejour en Amerique, nous n'avions pas dix
malades sur cinq mille hommes. Ce nombre, inferieur a celui des
soldats qui sont ordinairement a l'hopital en France, indique combien
le climat des Etats-Unis est sain."]

De son cote, le comte de Rochambeau, apres avoir dit adieu a ses
troupes, retourna a New-Windsor voir une derniere fois le general
Washington, et alla s'embarquer sur une fregate qui l'attendait
dans la baie de Chesapeak. Les Anglais, qui etaient prevenus de son
embarquement, envoyerent quelques vaisseaux de New-York pour arreter
la fregate qui le portait; mais le capitaine, M. de Quenai, sut
dejouer ces tentatives, et Rochambeau arriva a Nantes sans difficulte.

Aussitot apres son arrivee en France, le general de Rochambeau se
rendit a Versailles, ou le roi le recut avec beaucoup de distinction.
Il lui dit que c'etait a lui et a la prise de l'armee de Cornwallis
qu'il devait la paix qui venait d'etre signee. Le general lui demanda
la permission de partager cet eloge avec un homme dont les malheurs
recents ne lui avaient ete appris que par les papiers publics, mais
qu'il n'oublierait jamais et priait Sa Majeste de ne point oublier que
M. de Grasse etait arrive, sur sa simple requisition, avec tous les
secours qu'il lui avait demandes, et que, sans son concours, les
allies n'auraient pas pris l'armee de Cornwallis. Le roi lui repliqua
sur-le-champ qu'il se souvenait tres-bien de toutes ses depeches;
qu'il n'oublierait jamais les services que M. de Grasse y avait rendus
concurremment avec lui; que ce qui lui etait arrive depuis etait
une affaire qui restait a juger. Il donna le lendemain au comte de
Rochambeau les entrees de sa chambre; peu de temps apres, le cordon
bleu de ses ordres au lieu du cordon rouge, et le commandement de
Picardie qui devint vacant un an apres.

Les officiers generaux, les officiers subalternes et les soldats du
corps expeditionnaire recurent aussi des titres, des pensions, de
l'avancement ou des honneurs[232]. Par une inexplicable exception,
dont M. de Lauzun se plaint amerement dans ses _Memoires_, sa legion
seule n'obtint aucune faveur. La disgrace dont fut frappe ce brave
colonel apres la mort de son protecteur, M. de Maurepas, n'etait que
la consequence forcee d'un de ces revirements si communs a la cour a
cette epoque. M. de Lauzun n'en parut du reste pas trop surpris. Mais
en etendant indistinctement a tous les officiers et soldats de la
legion l'injustice commise envers son chef, le gouvernement francais
donna une preuve nouvelle de l'influence que pouvaient avoir sur ses
decisions la jalousie et l'intrigue. Peut-etre pourrait-on faire
remonter au mecontentement de Lauzun en cette circonstance,
mecontentement qui trouvait un aliment dans les idees liberales qu'il
venait de puiser en Amerique, la cause du peu de soutien qu'un preta
a l'autorite royale lorsque, dix ans plus tard, elle etait battue en
breche. On sait que Lauzun, devenu duc de Gontaut-Biron, fut general
en chef d'une armee republicaine destinee a combattre les Vendeens. On
sait aussi que la sincere ardeur avec laquelle il accepta les reformes
nouvelles ne la sauva pas de l'echafaud.

[Note 232: Voir la deuxieme partie de cet ouvrage.]

Parmi les principaux officiers recompenses, le baron de Viomenil fut
fait lieutenant general. MM. de La Fayette, de Choisy, de Beville, le
comte de Custine, de Rostaing, d'Autichamp, furent faits marechaux de
camp. MM. d'Aboville, Desandroins, de La Valette, de l'Estrade, du
Portail, du Muy de Saint-Mesme et le marquis de Deux-Ponts furent
faits brigadiers. Tous les colonels en second eurent des regiments; le
vicomte de Rochambeau en particulier fut fait chevalier de
Saint-Louis et obtint d'abord le regiment de Saintonge, puis celui de
Royal-Auvergne, dont son pere avait aussi ete colonel.

La prise d'York-Town fut decisive pour la cause de l'independance
americaine. Les Anglais, qui occupaient encore New-York, Savannah et
Charleston, se tinrent sur la defensive.

Sur d'autres points, le duc de Crillon prenait Minorque. Le bailli
de Suffren, envoye aux Indes orientales pour sauver les colonies
hollandaises, gagnait sur les Anglais quatre batailles navales, de
fevrier a septembre 1782.

Dans les Antilles, les Anglais ne conservaient d'autre ile importante
que la Jamaique. De Grasse voulut la leur enlever, comme je l'ai dit.
Mais attaque pres des Saintes par des forces superieures commandees
par Rodney, il fut battu et fait prisonnier le 12 avril 1782.

La defense de Gibraltar fut un dernier succes pour les Anglais. Un
frere de Louis XVI, le comte d'Artois, s'y etait porte avec 20,000
hommes et 40 vaisseaux. 200 canons du cote de la terre et 10 batteries
flottantes ouvrirent le 13 septembre un feu terrible contre la
citadelle, admirablement defendue par sa redoutable position et par le
courage du gouverneur Elliot. La place allait etre obligee de ceder
lorsqu'un boulet rouge fit sauter l'une des batteries flottantes.
L'incendie gagna les batteries voisines et les Espagnols detruisirent
les autres pour ne pas les laisser aux ennemis. Gibraltar resta aux
Anglais.

Cependant la dette de l'Angleterre etait considerablement accrue. Lord
North dut quitter la direction des affaires pour ceder la place a
un ministere whig qui demanda la paix au cabinet de Versailles. La
France, qui n'etait pas moins epuisee, accepta ces propositions. Les
preliminaires furent arretes a Paris, le 30 novembre 1782, entre les
plenipotentiaires des puissances belligerantes, au nombre desquels
etaient pour les Etats-Unis Franklin, John Adams, John Jay, et Henry
Laurens. Le traite definitif fut signe le 3 fevrier 1783.

Cette nouvelle fut rapidement portee en Amerique. Le 11 mars 1783, de
Lauzun partit de Wilmington pour ramener dans leur patrie les derniers
soldats francais. Ainsi l'independance des Etats-Unis etait fondee, et
le monde comptait une grande nation de plus.



XXX


La France, en aidant l'Amerique a secouer le joug de l'Angleterre,
avait fait un acte de haute politique. Mais ce qu'il y eut de plus
remarquable a l'epoque ou elle intervint dans la guerre, c'est que, a
la cour comme a la ville, chez les grands comme chez les bourgeois,
parmi les militaires comme parmi les financiers, tout le monde fixait
une sympathique attention sur la cause des Americains insurges.
C'etait une singuliere epoque que celle qui presentait de pareils
contrastes dans les opinions, dans les gouts et dans les moeurs. On
voyait alors des abbes ecrire des contes licencieux, des prelats
briguer des ministeres, des officiers s'occuper de philosophie et de
litterature. On parlait de morale dans les boudoirs, de democratie
chez les nobles, d'independance dans les camps. La cour applaudissait
les maximes republicaines du _Brutus_ de Voltaire, et le monarque
absolu qui y regnait embrassait enfin la cause d'un peuple revolte
contre son roi. Ce desordre dans les idees et dans les moeurs,
cette desorganisation sociale, etaient les signes precurseurs d'une
transformation a laquelle les Americains devaient donner une impulsion
vigoureuse.

J'ai dit comment quelques Francais, entraines par le gout des
aventures ou par leur enthousiasme, devancerent la declaration de
guerre, trop lente a venir a leur gre; comment partit le corps
expeditionnaire aux ordres de M. de Rochambeau; comment enfin la
bravoure des troupes alliees, ainsi que la bonne entente et l'habilete
des chefs, amenerent pour l'Angleterre des revers irreparables. La
moindre consequence du succes des armes francaises aux Etats-Unis
fut l'affaiblissement de son ennemie seculaire. Un grand nombre des
officiers qui, par l'ordre d'un gouvernement absolu ou entraines par
leur engouement des idees nouvelles, avaient ete defendre en Amerique
les droits meconnus des citoyens, revinrent avec une vive passion pour
la liberte et pour l'independance.

Le fils d'un ministre, M. de Segur, ecrivait le 10 mai 1782:

"Quoique jeune, j'ai deja passe par beaucoup d'epreuves et je suis
revenu de beaucoup d'erreurs. _Le pouvoir arbitraire me pese.
La liberte pour laquelle je vais combattre m'inspire un vif
enthousiasme_, et je voudrais que mon pays put jouir de celle qui est
compatible avec notre monarchie, notre position et nos moeurs."

Ces derniers mots indiquent toutes les difficultes que devait
rencontrer la realisation du reve qui tourmentait l'esprit,
non-seulement de M. de Segur, mais de toute la jeune generation
francaise. Comment concevoir une liberte compatible avec une monarchie
absolue dans son essence, avec une position politique toujours menacee
par des voisins jaloux et ombrageux, et avec des moeurs imbues de
l'esprit de feodalite?

Parmi les officiers qui combattirent a cote des Americains, un
tres-grand nombre, a la verite, furent plus tard hostiles a toute idee
de reforme en France et ne craignirent meme pas de porter les armes
contre leur patrie pour combattre la Revolution. C'est qu'ils
n'avaient pas prevu tout d'abord les consequences de leurs actes, et
cette contradiction dans leur conduite est une nouvelle preuve de la
puissance des idees repandues en France et sous l'impulsion desquelles
ils avaient pris les armes, quinze ans avant, en faveur de la liberte.

Des les debuts de l'insurrection des colonies, Voltaire et Franklin
s'etaient rencontres a Paris. Le vieux philosophe francais avait beni
le fils du sage et docte Americain. Tous deux personnifiaient bien
l'esprit qui animait leurs pays et qui devait y causer une revolution.
Tous deux formaient des voeux egalement sinceres pour leur patrie.
Mais le voisinage du vaste Ocean, l'immense etendue du continent,
et surtout l'absence des classes privilegiees et des proletaires,
protegerent en Amerique les semences de la liberte. En France, dans ce
pays devenu liberal avec une forme monarchique et des moeurs
feodales, sur ce sol couvert d'une population tres-nombreuse mais
tres-heterogene quant aux droits et aux devoirs; au milieu de ces
voisins avides de venger leurs defaites ou de s'enrichir de depouilles
ennemies, la liberte ne put planter de faibles racines que dans un
terrain inonde de sang et tourmente par tous les elements de la haine
et de la discorde.

Bien des esprits clairvoyants annoncaient les evenements qui se
preparaient en France[233]. Pourtant la majorite ne pensait pas qu'une
transformation accomplie sous l'influence de la liberte et de la
justice, put etre autrement que paisible et exemple de violence. Mieux
en avait juge le docteur Cooper, qui comprenait bien l'etat de la
vieille societe francaise[234].

[Note 233: Il n'est pas besoin de recourir aux oeuvres des profonds
penseurs de cette epoque, a celles de Jean-Jacques Rousseau entre
autres, pour trouver des propheties sur le mouvement qui etait sur le
point d'eclater en France. Les publications les plus ordinaires et les
plus ignorees de nos jours sont remplies de previsions dans ce sens.
Je citerai entre autres: _le Proces des trois Rois_, pamphlet anonyme
publie a Londres en 1783. _Discours sur la grandeur et l'importance de
la revolution d'Amerique_; couronne aux jeux floraux; Toulouse, 1784.
Tres-remarquable pour le temps et le lieu ou ce discours fut ecrit.]

[Note 234: Voir la note, page 65 du present ouvrage.]

Les souverains d'Europe surtout ne voyaient dans le concours qu'ils
pretaient aux Americains qu'une maniere de retablir l'_equilibre
europeen_ trouble par la suprematie maritime de l'Angleterre. Aucun
d'eux ne songeait que ce vent de liberte qui remuait les masses
populaires de l'autre cote de l'Ocean soufflerait bientot sur leur
continent, y renverserait des trones et ebranlerait l'ordre social
jusque dans ses fondements.

Ce que les hommes politiques depuis Choiseul et Vergennes previrent
encore moins, c'est le developpement rapide et sans precedent que
devaient prendre les Etats-Unis, places dans des conditions physiques,
morales et intellectuelles exceptionnellement favorables[235], sous
la protection de la liberte politique et religieuse, non-seulement
inscrite dans les codes, mais profondement enracinee dans les moeurs.
Les colonies anglaises, pensait-on, devaient faire contre-poids
aux possessions que l'Angleterre avait enlevees a la France. Leur
influence ne se borne plus depuis longtemps deja au continent
americain. Ce n'est plus seulement la mere patrie dont elles
contre-balancent la puissance. L'Europe entiere doit compter desormais
avec elles dans les destinees du monde.

[Note 235: L'abbe Raynal a etudie la question de l'avenir probable des
Etats-Unis dans son livre: _des Revolutions d'Amerique_. Il prevoit
meme l'epoque ou cette puissance se sera emparee de l'Amerique
meridionale.]

       *       *       *       *       *

FIN DE LA PREMIERE PARTIE.

       *       *       *       *       *


APPENDICE

On a vu que, pour soutenir la lutte contre l'Angleterre, les colonies
revoltees se virent dans l'obligation d'emettre du papier-monnaie;
cette creation eut le sort de tous les papiers d'Etat emis en trop
grand nombre, ces assignats ne tarderent pas a se discrediter.

Ce fut en 1775 que les colonies confederees firent leur premiere
emission, qu'elles devaient garantir en raison de leur importance et
de leur population. Cinq millions de dollars furent lances cette meme
annee. Afin d'assurer la regularite de ces emissions, vingt-huit
citoyens, y compris Franklin, signerent les billets; malgre cela, une
certaine hesitation se manifestant, le Congres pressa les divers
Etats de prendre les mesures necessaires pour leur circulation et les
engagea au besoin de decreter le cours force.

Voici le libelle et la figure de ces divers assignats. Emises soit
comme billets nationaux, soit comme billets des Etats particuliers,
chacune de ces valeurs, dont l'importance variait de 1 fr. 75 (un
tiers de dollar) a 400 fr. (80 dollars), portait un timbre et une
devise.

A cause de sa concision, la langue latine, se pretant a rendre avec
plus de force les sentiments que l'on voulait exprimer, fut employee
pour ces devises.



  BILLETS EMIS PAR LES ETATS-UNIS

  No. 1
  1775

  Billet
  de
  4 dollars.

  [Figure 1: Un sanglier s'elance sur un epieu.--Devise: Aut mors,
aut vita decora.  (Vivre honorablement ou mourir.)]

  N deg. 2.
  1775.

  Billet
  de
  5 dollars.

  [Figure 2: Un buisson d'epines duquel s'approche une main d'ou
decoule du sang--Devise: Sustine vel abstine. (Soutiens-moi ou
abstiens-toi.)]


  No 3.
  1775.

  Billet
  de
  20 dollars.

  [Figure 1: Figure du vent entouree de nuages, et soufflant
sur une mer houleuse.--Devise: Vi concitatae. (Souleve par la
violence.)]

  No 3 bis.
  1775.

  Billet
  de
  20 dollars.

  [Figure 2: Ce numero n'est que le revers du n deg. 3.--Un soleil
brillant eclaire une mer tranquille, sur laquelle navigue un
vaisseau.--Devise: Cessante vento conguiescemus. (Le vent cessant,
nous nous apaiserons.) Le contraste de   ces deux devises (3 et
3 bis) exprime bien les sentiments qui agitaient les Americains.]


  No 4.
  1776.

  Billet
  de
  3 dollars.

  [Figure 1: Combat d'un aigle et d'un heron; pendant que l'aigle
le tient dans ses serres, le heron le perce de son bec.---Devise:
Exitus in dubio est. (La victoire est douteuse.)]

  No 5.
  1776.

  Billet
  de
  8 dollars.

  [Figure 2: Une harpe.--Devise: Majora minoribus consonant.
(Les grandes cordes s'accordent avec les petites.)]


  No. 6
  1776

  Coupures
  de
  dollar.

  [Figure 1: Treize anneaux entrelaces, portant chacun le nom
d'un des Etats, entourant un cercle lumineux portant: American
Congress, et au centre: _We are one_. (Nous ne faisons qu'un.)]

  N deg. 6 bis.
  1776.

  Coupures
  de
  dollar.

  [Figure 2: Bien que ce modele soit plus petit, il est le
revers du no. 6.--Un cadran solaire frappe par les rayons d'un
soleil place a gauche, et pres duquel se trouve la devise:
_Fugio_ (je fuis), et au-dessous du cadran une phrase anglaise
_Mind your business_. (Veillez a vos affaires)]


  No. 7.
  1778.

  Billet
  de
  50 dollars.

  [Figure 1: Une pyramide de treize gradins, nombre des Etats
fondateurs.--Devise: _Perennis_. (Eternel.)]


  BILLETS EMIS PAR QUELQUES ETATS.

  No 8.
  1776

  Georgie.
  Billet
  de
  2 dollars.

  [Figure 2: Deux pots places l'un a cote de l'autre.--Devise:
_Si collidimus frangimur_. (Un choc nous briserait.)]


  No. 9
  1777.

  Georgie.
  Billet
  de
  5 dollars.

  [Figure 1: Un serpent a sonnettes; les anneaux qui forment
la crecelle du crotale sont au nombre de treize. Devise:
_Nemo me impime lacessit_. (Nul ne m'outrage impunement.)

  On a propose ce serpent pour le symbole des Etats-Unis,
parce qu'il n'attaque jamais sans etre prealablement approche,
et aussi parce qu'il ne frappe jamais sans donner d'avance le
signal.]

  No 10.
  1778.

  Caroline
  du Sud,
  Billet
  de
  10 livres.

  [Figure 2: Un bras tenant levee une epee.--Devise: _Et Deus
omnipotens_ (Mon epee, et le Dieu tout-puissant.)]


  N. 11.
  1178.

  Caroline
  du Sud.

  Billet
  de
  2 livres.

  [Figure 1: Un bras tenant un poignard; au-dessous une main
ouverte.--Devise _Utrum horum mavis accipe_. (Prends celle
que tu voudras.)]

  N deg. 12.
  1776.

  Caroline
  du Sud.

  Billet
  de
  50 livres.

  [Figure 2: Douze coeurs reunis par une guirlande entourent
un treizieme coeur place dans un centre lumineux.--Devise:
_Quis separabit?_ (Qui pourra nous separer?)]


En se rappelant que toutes ces devises se rapportaient a la lutte que
les colonies soutenaient contre l'Angleterre, l'interpretation en
devient plus facile. La derniere est tres-curieuse quand on se
rappelle que c'est precisement la Caroline du Sud qui a ete la
premiere a soulever l'etendard de la revolte en 1860, et quia commence
la guerre civile (avril 1861) aux Etats-Unis.

Nous ne terminerons pas cet enonce sans remercier M. le directeur du
_Magasin pittoresque_ de l'obligeance qu'il a eu de mettre ces dessins
a notre disposition pour cette edition Francaise.



TABLE DES MATIERES

Introduction

Avis de l'Editeur

I

_Preliminaires_.--Caractere de la guerre.--Droits du peuple et
du citoyen.--De l'influence de la Revolution americaine
sur l'Europe.--Part que la France prend a la guerre de
l'independance.--But que se propose l'auteur en publiant ce livre.

II

_Sources et documents_.--Archives de la Guerre.--Archives de
la Marine.--Journal de Claude Blanchard,--Journal du comte de
Menonville.--Memoires de Dupetit-Thouars.--Journal de Cromot du
Bourg.--Relation du prince de Broglie.--Journal d'un soldat.--Memoire
adresse par Choiseul a Louis XV.--_Memoires du comte de M***_
(Pontgibaud).--_Mes campagnes en Amerique_, par Guillaume de
Deux-Ponts.--Memoires de Lauzun.--Loyalist letters.--_Papers relating
to the Maryland Une._--Carte des operations.

III

_Fondation des colonies dans l'Amerique du Nord._--Tentatives de
colonisation faites par des Francais: Coligny, Gourgues, etc., en
1567.--Progression rapide de la population.--L'enormite des taxes
imposees par l'Angleterre a ses colonies les poussent a la resistance.

IV

_Causes reelles de la guerre._--Les causes reelles sont toutes d'ordre
moral. Declaration des droits du citoyen.--Principes de gouvernement
etablis par l'empire romain et adoptes par l'Eglise romaine.--Saint
Augustin enseigne la doctrine de la conscience nationale.--Influence
de la religion sur les formes de gouvernement.--Calvinisme.
--Presbyterianisme.--Tendances democratiques et agressives.--Etats
Generaux des Provinces Unies.--Buchanan.--Zwingle.--Chretiens
et citoyens, analogie de ces deux situations.--De la Reforme en
Angleterre.--Cromwell, Declaration des droits en Angleterre.
--Presbyterianisme en Amerique.--Reunion a Octorara, en
Pennsylvanie.--Colons francais.--La Persecution religieuse en France,
cause de l'emigration en Amerique.--En resume, les colonies de
l'Amerique se peuplerent primitivement de tous ceux qui voulurent
echapper aux persecutions politiques et religieuses de l'Europe.

V

_Du role de la France dans cette guerre._--Rivalites de la France, de
l'Espagne et de l'Angleterre lors de la decouverte de l'Amerique.--Le
Canada.--Exploration de Marquet, de Joliet, de La Salle et du P.
Hennequin.--Fondation de la Louisiane.--Celeron.--Les Anglais
envahissent le Canada, 1754.--Washington parait pour la premiere
fois et contre les Francais.--Louis XV declare la guerre a
l'Angleterre.--Diversion faite sur le continent par la guerre de
Sept Ans.--Montcalm.--Perle du Canada.--Politique de Choiseul.--De
Kalb.--Lettres de Montcalm a de Berryer, attribuees a de
Choiseul.--Intrigues contre Choiseul.

VI

_Debuts de la guerre._--Debuts heureux des Americains.--
Washington.--Caractere de Washington.--Relation du prince de
Broglie.--Ouvrages dramatiques sur Washington.--Congres a
Philadelphie, 1776.--Sympathie francaise pour cette guerre.--Franklin
a Paris.

VII

_Lafayette et Washington._--Depart de Lafayette pour
l'Amerique.--Presentation a Washington.--Vive affection de celui-ci
pour Lafayette.--Difference de la Revolution americaine et de la
Revolution francaise.--Liste des guillotines.--Influence des
idees que la noblesse rapporte d'Amerique.--Influence de la guerre
americaine sur le caractere et la carriere de Lafayette.

VIII

_Des Francais qui devancerent le traite conclu plus lard entre la
France et l'Amerique._--Incompatibilite des premiers arrivants
francais avec le caractere americain.--Officiers qui avaient
precede Lafayette.--Offres pour les fournitures de
guerre.--Barbue-Dubourg.--Silas Deane.--Beaumarchais.--Noms des
officiers francais ou etrangers qui precederent ou suivirent
Lafayette--Lettre de Beaumarchais.--Howe debarque a Maryland,
1777.--Les Americains perdent la bataille de Brandywine.--Le Congres
evacue Philadelphie.--Les Anglais sont battus le 19 septembre et le
7 octobre a Saratoga.--Burgoyne est oblige de capituler.--Washington
reprend l'offensive.--Defense du fort Redbank par
Duplessis-Mauduit.--Traite d'alliance conclu par Louis XVI avec les
Americains le 6 fevrier 1778.--Ce traite est du a l'influence de
Lafayette.--Les Anglais declarent la guerre a la France.

IX

_Continuation et resume des operations._--Operations navales entre la
France et l'Angleterre.--En Amerique, Clinton abandonne Philadelphie
devant les forces de Washington et du comte d'Estaing.--Diversion dans
le Sud.--Exactions des Anglais dans la Caroline et la Georgie.--Les
Americains reprennent ces deux Etats, 1778.--Operations de Clinton, de
Washington et de Bouille.--Lafayette quitte l'Amerique en 1779.--Il y
retourne en 1780, precedant des secours de toute nature.--Succes de
d'Estaing.--Echec des troupes alliees devant Savannah.--Anecdote
sur Rodney, amiral anglais.--La diversion de Clinton dans la
Georgie reussit par suite de l'echec de Savannah.--Au milieu de
ces evenements, Lafayette revient d'Europe.--Trahison
d'Arnold.--Rochambeau.--Coalition contre l'Angleterre.--Declaration
de guerre a la Hollande.--Operations simultanees de Washington et de
Rochambeau.--Lafayette dans la Virginie.

X

_Influence de Lafayette, composition des forces francaises._--La
position des Americains devient tres-precaire.--L'arrivee de
Lafayette en France active les secours.--Hesitations pour le choix du
commandement.--On s'arrete a Rochambeau.--Composition de la flotte.

XI

_Reprise du recit des operations._--Depart de la flotte sous le
commandement de Ternay.--Heureux debuts.--Conduite prudente de
Ternay.--Reproches que cette conduite lui attire.--Insubordination et
indiscipline des officiers de la marine francaise.---Arrivee sur les
cotes de Virginie.--Debarquement des troupes francaises,--Plan de
Washington contre New-York.--Rochambeau et de Ternay hesitent
a executer ce plan.--Lettre de Rochambeau a Lafayette, et son
appreciation du caractere des soldats francais.--Lettre de Lafayette a
Washington au sujet de l'armee francaise.--Preparatifs de Rochambeau
a Rhode-Island.--Diversion tentee par Washington.--Recommandations
pressantes a Rochambeau d'entrer en Campagne.--Lettre de Washington et
de Lafayette a ce sujet.--Depart de Rochambeau.--Incident.--Entrevue
a Hartford.--Trahison d'Arnold, execution du major Andre. Inaction des
Anglais devant Rhode-Island.--Visite des Indiens a Rochambeau.

XII

_Continuation du recit._--Depart du vicomte de Rochambeau
sur l'Amazone pour la France.--Lauzun demande a servir
sous Lafayette.--Lauzun prend son quartier d'hiver a
Lebanon.--Insubordination des troupes americaines.--Rochambeau et
Washington manquent d'argent et de vivres--Rochambeau envoie
Lauzun aupres de Washington.--Vive amitie de Washington pour
Lafayette.--L'etat des armees alliees oblige le Congres a envoyer un
des aides de camp de Washington en France.--Le capitaine Destouches
est envoye en Virginie pour combattre Arnold.--Lafayette et
Rochambeau sont detaches pour le mome objet.---Composition de cette
expedition.--Critique.--Mecontentement chez les officiers.--Destouches
echoue dans sa tentative de debarquement.--Lafayette est oblige
de retrograder.--Washington lui confie la defense de la
Virginie.--Washington etait-il marechal de France?

XIII

_Envoi de renforts, operations militaires._--Arrivee de l'Amazone avec
le vicomte de Rochambeau a Brest.--Changement qu'il trouve dans
la situation.--Le Roi fait repartir M de la Perouse avec 1,500,000
livres.--Le vicomte de Rochambeau reste a Versailles.--Par suite des
circonstances on restreint l'envoi des renforts.--Force des secours
envoyes.--Le vicomte de Rochambeau repart sur la Concorde.--Le
gouvernement francais met 6,000,000 de livres a la disposition
de Washington.--Reprise du Recit du Journal inedit (de Cromot du
Bourg).--Description de Boston et des pays environnants.--Le comte de
Rochambeau apprend que l'escadre anglaise est sortie de New-York.--Il
apprend de son fils que de Grasse viendra degager Barras.--Entrevue a
ce sujet entre Washington et Rochambeau.--Plan de campagne.--Lettres
interceptees.--Cela sont les interets des allies.--Retour de
Rochambeau a New-Port.--Dispositions qu'il prend avec Barras.--Reunion
d'un conseil de guerre.--L'opinion de Barras de rester devant
Rhode-Island prevaut.--Lettre de Rochambeau a de Grasse pour lui
preciser les positions respectives de La Fayette et de Washington.--
Il lui demande des secours en hommes et en argent.--Details (de
Cromot du Bourg) sur le parcours de l'armee.--Viomenil arrive a
Providence.--Mouvement des troupes alliees.--Projet de Rochambeau de
rester a New-Town.--Washington le prie d'aller plus loin.--Arrivee et
prise de position a Bedford.

XIV

_Operations contre Clinton et Cornwallis_.--Washington ouvre la
campagne le 26 juin.--Jonction avec Rochambeau.--Situation des
troupes anglaises devant New-York.--Washington resout de les
attaquer.--Relation de Lauzun sur cette attaque.--Mouvements et
attaques diverses du 5 au 21 juillet.--Reconnaissance faite par
toute l'armee.--Relations de Rochambeau et de Cromot du Bourg a ce
sujet.--Les allies obtiennent comme resultat de retenir Clinton devant
New-York, et de faire retrograder Cornwallis.

XV

_Campagne de Virginie._--Rochambeau recoit, le 14 aout, des nouvelles
de la Concorde.--De Grasse lui fait savoir qu'il se rend dans la baie
de Chesapeak avec 26 vaisseaux, 3,500 hommes et 1,200,000 livres.--Le
general Clinton, par les renforts qu'il recoit d'Angleterre, se trouve
a la tete de 15,000 hommes.--Les allies n'en ont que 9,000 a lui
opposer.--Marche de Cornwallis.--Habilete de La Fayette.--Ce dernier
croit un moment que les Anglais quittent la Virginie pour renforcer
New-York.--Lettres de La Fayette et de Washington; celle de ce
dernier est interceptee.--Heureux effet qu'il en resulte.--Washington
renonce a attaquer New-York.--Les allies dirigent leurs efforts sur
la Virginie.--La Fayette s'attache a empecher Cornwallis de gagner la
Caroline.--Leur plan de campagne definitivement arrete, les generaux
allies se mettent en marche.

XVI

_Arrivee de de Grasse dans la baie de Chesapeak_.--Les allies passent
l'Hudson--Force de l'annee.--Noms des divers commandants.--L'Hudson
etant traverse, Washington organise la marche de ses troupes.--Il se
tient a une journee de marche en avant.--Lauzun vient ensuite.--La
brigade du Soissonnais ferme la marche.--Washington laisse au
general Heath le soin de defendre l'Etat de New-York et la riviere du
Nord.--Recit des mouvements du 23 aout au 3 septembre.--L'armee defile
le 4 septembre a Philadelphie, devant le Congres.--Description, par
Cromot du Bourg, de la ville de Philadelphie, de Benezet et autres
personnes remarquables.--Les generaux allies apprennent que les
amiraux anglais Hood et Graves ont fait leur jonction.--Inquietude
que leur donne cette nouvelle.--Neanmoins les allies continuent leur
marche.--En arrivant a Chester, Rochambeau apprend de Washington que
de Grasse est arrive dans la baie de Chesapeak avec 28 vaisseaux et
3,000 hommes.--Joie que cette nouvelle repand partout.

XVII

_Sage reserve de La Fayette._--La Fayette marche sur Williamsburg, ou
il se fait joindre par Saint-Simon.--Cornwallis se trouve serre de
toutes parts.--Il fait une reconnaissance devant Williamsburg, mais
se trouve dans l'impossibilite de l'attaquer.--Mesures que La Fayette
prend pour lui couper la retraite.--De Grasse presse La Fayette
d'attaquer.--Malgre de pressantes sollicitations La Fayette prefere
attendre.--Washington et Rochambeau hatent leur marche.--Mouvements du
6 au 13 septembre.--De Grasse attaque et rejette l'escadre anglaise.

XVIII

_Les allies devant Williamsburg._--Les succes de de Grasse permettent
a Lauzun de rembarquer ses troupes.--Mouvement du corps de M. de
Viomenil.--Ce corps s'embarque a Annapolis sur l'escadre de M. de la
Villebrune, et arrive le 26 septembre a Williamsburg.--Lauzun se rend
aupres de Washington.--Celui-ci l'informe que Cornwallis a envoye sa
cavalerie a Gloucester.--Le general americain Weedon est poste pour
le surveiller.--Manque d'initiative de ce general.--Lauzun lui est
depeche.--Lauzun informe Rochambeau du peu de cas qu'il fait de la
milice.--Rochambeau lui fait passer de l'artillerie et 800 hommes.--De
Grasse et Barras bloquent la baie de Chesapeak.--Choisy prend des
mesures energiques du cote de Gloucester.--L'armee alliee devant
Williamsburg.

XIX

_Investissement de Yorktown._--Le 28 septembre l'armee se met en
mouvement pour investir Yorktown.--Saint-Simon.--Les Anglais evacuent
leurs avancees.--Brillant engagement de de Choisy.

XX

_Suite des operations devant Yorktown._--Du 4 au 12 octobre, M. de
Viomenil commande les travaux du siege d'Yorktown.--Composition
quotidienne des forces d'investissement.--Les redoutes anglaises
genent l'attaque.

XXI

_Siege et prise des redoutes de Yorktown._--M. de Viomenil veut donner
l'assaut.--Rochambeau l'en dissuade.--Sang-froid de ce dernier dans
une reconnaissance qu'il fit.--L'attaque est decidee.--Regiment
de Gatinais.--Details sur les forces prenant part a l'assaut.--Les
troupes francaises et les milices americaines rivalisent d'ardeur.--
Lafayette et de Viomenil.--Le colonel Barber,--Les redoutes sont
enlevees.

XXII

_Prise de Yorktown. Capitulation de Cornwallis._--La position de
Cornwallis devient insoutenable.--Il envoie le 17 un parlementaire
a Washington.--Capitulation signee le 19.--.Chagrin des officiers
anglais.--Ordres barbares du ministere anglais.--Cruautes revoltantes
des officiers anglais.--Pertes des deux cotes.--Conduite noble du
gouverneur Nelson.

XXIII

_Suite de la capitulation de Yorktown_.--Lauzun est charge de porter
en France la nouvelle de la capitulation.--Enthousiasme que la
prise d'Yorktown repand a Philadelphie.--Le Congres se
rassemble.--Decisions prises comme marques de reconnaissance envers
Washington, Rochambeau et de Grasse.--G. de Deux-Ponts part en France
porter des details sur la capitulation.--Satisfaction et promesses du
Roi.--La mort de Maurepas en empeche la realisation.--Chute a
Londres du ministere North.--La capitulation d'Yorktown decide de
l'independance americaine.--Clinton se contente de mettre une faible
garnison a Charleston.--Il rentre a New-York.--Dumas est charge de
detruire les retranchements de Portsmouth.--Depart de de Grasse pour
les Antilles.

XXIV

_Suspension des hostilites._--Les troupes alliees se disposent a
prendre leurs quartiers d'hiver.--Le baron de Viomenil rentre en
France.--Rochambeau est place de maniere a pouvoir secourir les
provinces les plus menacees par l'ennemi.--La Fayette part pour la
France.

XXV

_Defaite de l'amiral de Grasse. Proposition de paix._--Armistice
tacite sur le continent.--Premiers succes de l'amiral de Grasse sur
les Anglais aux Antilles.--L'amiral anglais Rodney le rejoint le 12
aout 1782.--De Grasse est battu et fait prisonnier.--L'Angleterre
propose a l'Amerique de reconnaitre son independance.--Le Congres
refuse la paix.--Il veut qu'elle s'applique egalement a la
France.--Par suite des evenements des Antilles, Rochambeau remonte
vers le Nord.--Entrevue de Rochambeau et de Washington.--Ils tentent
d'empecher qu'aucun renfort ne sorte de New-York.

XXVI

_L'armee francaise devant New-York._--Mouvement retrograde de l'armee
francaise.--Le general Carleton offre de nouveau une paix separee a
l'Amerique.--Position de l'armee francaise devant New-York.

XXVII

_Renforts envoyes en 1782._--Le gouvernement francais se dispose
a envoyer de nouveaux renforts en 1782.--Les croisieres anglaises
empechent ce convoi de partir.--La _Gloire_ seule part avec 2 millions
de livres et des officiers.--Ce vaisseau echoue sur les cotes de
France.--Il cherche un refuge dans la Loire.--Il revient a Rochefort.
--Depart de ce port avec l'Aigle.--Arret aux Acores.--Combat avec un
vaisseau anglais.--Les deux navires francais arrivent a l'entree de la
Delaware.

XXVIII

_Recit du prince de Broglie._--Recit du detail sur son voyage jusqu'a
son arrivee a Philadelphie.--Apercus sur le Congres et la societe
americaine.

XXIX

_Fin de la guerre. Traite de paix._--Les officiers francais rejoignent
l'armee a Crampond.--Ordres de la cour.--Les Anglais evacuent
Charleston.--L'armee francaise s'embarque le 12 decembre 1782 a
Boston.--Rochambeau revient en France.--Reception que lui fait le
roi.--Honneurs qui lui sont accordes.--Recompenses accordees
a l'armee.--Lauzun et ses troupes sont entierement
oublies.--Preliminaires de paix a Paris le 30 novembre
1782.--Traite-definitif le 3 fevrier 1783.

XXX

_Conclusion._--Influence de la participation de la France sur
la Revolution de 1789.--Changements que la reconnaissance de
l'independance americaine amene sur le continent europeen.



Appendice

Assignats americains.--Dessins des assignats.--Explication des
devises.--Valeur des diverses emissions.


FIN DE LA TABLE DES MATIERES.


[Carte]

[Carte]





End of the Project Gutenberg EBook of Les Francais en Amerique pendant la
guerre de l'independance des Etats-Unis 1777-1783, by Thomas Balch

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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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