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DEUX ESSAIS

DU MÊME AUTEUR
 
 
Une Crise, roman.
Trois Histoires, nouvelles.
Marthe Rouchard, roman.
Le Peuple de la Mer, en trois fresques.
 
 
Pour Paraitre
La Vie apostolique de Vincent Vingeame, roman.

MARC ELDER

DEUX ESSAIS



OCTAVE MIRBEAU
ROMAIN ROLLAND






PARIS


GEORGES CRES & Cie. ÉDITEURS
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116

MCMXIV

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
5exemplaires Japon impérial,
 numérotés de 1 à 5;
5exemplaires vergé d’Arches,
 numérotés de 6 à 10;
500exemplaires vélin teinté,
 numérotés de 11 à 510.
 
Nº 420
 
COPYRIGHT BY MARC ELDER 1914
 
Tous droits de reproduction, de traduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.

Voici deux essais. Il ne faut pas chercher de préférence dans l’ordre où je les donne qui est celui de leur composition. Le premier remonte à 1911; et, parce qu’il porte les marques de la jeunesse crédule et enthousiaste, je n’ai voulu rien y changer. Le second est de 1912.

TABLE

OCTAVE MIRBEAU: I, II, III.
ROMAIN ROLLAND, I, II, III, IV.

OCTAVE MIRBEAU

I

Sur le coteau de Cheverchemont, au-dessus de Triel, s’élève une claire maison aux murs lumineux dans le neuf des pierres et de la chaux, aux tuiles fraîches, aux peintures vives, les pieds cachés parmi des massifs de pois de senteur, d’asters, de roses et de plantes vertes qui montent tumultueusement aux façades d’une poussée de leur forte sève. Et par le jardin, tout alentour, ce sont les grandes taches colorées des fleurs répandues à profusion, le jaune ardent des soleils, les ramages bruyants des dahlias, et tout le long des allées, où elles débordent sauvagement, des capucines naines aux tons de minium, d’ocre, de sang, et encore des buissons d’asters à peine bleutés, de pois de senteur luxuriants dont les lianes enchevêtrées portent des fleurs multicolores, si légères qu’elles semblent prêtes à s’envoler.

Le coteau s’incline assez brusquement vers la Seine, qu’on aperçoit par plaques miroitantes au fond de la vallée, en amont et en aval du bourg dont on découvre seulement le clocher, et le petit cimetière carré, enclos de murs bas, où les tombes se serrent, près à près.

Au delà du fleuve, et suivant ses méandres, la terre se retrousse en collines successives, pareilles à des vagues, qui vont se perdre dans un horizon infini, un horizon d’océan. Et sur tout cela chaque jour le soleil décrit son orbe immense, inonde dès son lever le pignon droit de la maison claire, puis la façade aux larges baies, puis le soir son côté gauche tout vitré, tombe en nuées de lumière, de chaleur sur le jardin, sur la bonne terre grasse et remuée qu’il féconde à pleine entraille;—et les jeunes arbres se dilatent, les ray-grass sortent drus, les massifs se déploient, les fleurs se multiplient, s’avivent. Et c’est toute une féerie, perpétuelle, dans la clarté, dans la couleur, sous le grand poudroiement de l’astre de vie qui roule d’est en ouest, là-bas, au-dessus des collines blondes.

C’est là que M. Octave Mirbeau a sa retraite d’artiste et aussi un peu de misanthrope, parmi le calme de cette nature splendide qu’il a toujours aimée et sentie aigûment, aussi bien dans la forme simple d’un bleuet, les frissons à fleur d’herbe, que dans la puissance meurtrière de cette fécondité inlassable qui écrase et tue sous un continuel débordement.

Tout entier livré désormais à sa passion des fleurs, M. Octave Mirbeau jardine. Il avait déjà créé, à Carrières-sous-Poissy, autour d’une maison également noyée de lumière, un jardin tout planté d’iris du Japon et de magnolias qui paraissent, à la floraison, se couvrir de nymphéas blancs. Il avait créé, aussi, cet effarant Jardin des supplices où des champs de pivoines et de roses, les pieds dans le sang, éclatent de couleur sous le vol des paons merveilleux. Il a toujours voulu dans son intérieur des gerbes en harmonie avec les étoffes. Et maintenant, il vient une dernière fois d’ordonner un jardin où il demande à la nature, pour la joie de ses yeux, de répéter et de prolonger ses miracles.

Grand, les épaules à peine alourdies par la soixantaine, la face énergique un peu renfrognée, mais les yeux bleus si clairs, il va au travers des allées, observant ses plantes et les admirant, soucieux de leur santé et cueillant d’une main douce les fleurs fanées, les boutons flétris, pour qu’elles soient toujours belles. Il fait venir d’Angleterre, où les horticulteurs, dit-il, sont plus habiles que chez nous, la plupart des espèces, particulièrement celles qui sont près de la nature, peu compliquées et vivantes. Il a horreur du camélia de zinc, du géranium bourgeois, mais reste tout émerveillé devant la moindre marguerite légère sur sa tige à peine courbée.

Et qu’un train paraisse au fond de la vallée, courant au travers des villages, des bouquets d’arbres, où sa chevelure s’accroche par flocons, qu’un autre ébranle, tout haletant, la ligne voisine ou siffle à la gare proche, et la sensibilité de l’artiste vibre encore, tout heureux de voir la vie forte passer dans un grondement, d’entendre à son côté le tumulte pacifique des hommes en conquête.

Car le même amour attache M. Octave Mirbeau à la nature et à l’humanité dans leur puissance créatrice. La marche en avant, à grands pas, l’évolution vers un équilibre plus parfait, vers du bonheur peut-être, la transformation sous toutes ses formes, dans le but d’atteindre plus de beauté, plus de justice, ont toujours emballé ce fervent chercheur d’absolu. Et puis, la transformation c’est la vie, le renouvellement par la fécondité expansive, et M. Octave Mirbeau a toujours été tourné vers la vie grouillante, dédaigneux du passé qui est de la mort.

Il faut avoir visité la claire maison du coteau pour comprendre quel cœur jeune, quel esprit bien moderne hante ces appartements largement ouverts sur le soleil. Le cabinet où il travaille n’est qu’un vaste bow-window tourné vers l’occident, vers les lointaines collines où l’astre écarlate sombre chaque soir dans une brume mauve. Sur la droite, et tout près, les maisons blanches d’un petit village s’appuient l’une à l’autre pour ne pas rouler sur le versant parmi le damier irrégulier des prairies, des champs et des guérets roux.

Toutes les pièces sont peintes; il n’y a point de papier. Le cabinet est d’un vert très doux avec des meubles d’acajou rouge, et sur les murs l'œuvre éclatante de Cézanne resplendit étape à étape. Le mobilier clair de la salle à manger chante avec le jaune serin des peintures, et là ce sont des gerbes d’iris, des soleils de Van Gogh, toute une harmonie merveilleuse de nuances chaudes et vibrantes. Dans le salon, d’autres Van Gogh, le portrait du père Tanguy, ce vieux marchand de tableaux qui se ruina au temps où l’art primait l’argent; une femme nue de Renoir, parfaitement éblouissante; et ici et là, des Forain, des Degas, des Pissaro, des Monet, le vieil ami retiré à Giverny parmi les fleurs, des Rodin exubérants, comme si le sang leur battait aux veines.

M. Octave Mirbeau a composé lui-même les teintes de ses peintures murales pour arriver au maximum d’accord avec toutes ces œuvres des artistes de la lumière et de la force qu’il défendit le plus énergiquement alors que les chiens de la tradition leur aboyaient aux trousses, incapables de comprendre un art spontané, sans autre loi que le caractère et la clarté.

M. Octave Mirbeau est bien de son époque, du moins dans ce qu’elle a d’humanité pensante, sensible et juste. Il accueille joyeusement le progrès et s’en sert. Il ne regrette pas autrefois, à la manière des hommes qui redescendent la pente; et s’il garde un écœurement de ses luttes et du contact des humains, il sait encore faire rendre à l’existence décevante autant de beauté qu’elle en peut donner.

Or, ce moderne tant épris de nouveau et d’idéal, qui ne regarde point en arrière, est de cette vieille bourgeoisie qu’il a fait trembler par sa violence, de cette bourgeoisie sagement conservatrice qui le proscrit comme un réfractaire.

De siècle en siècle, ses aïeux, du côté paternel et maternel, étaient notaires, et l’un d’eux—peut-être le premier révolté de la race?—fut décapité en place publique, à Mortagne, sous Louis XIII. Dans ces antiques familles normandes, issues du Calvados et de l’Orne, la charge passa régulièrement de mains en mains jusqu’à la génération dont est sorti M. Octave Mirbeau. Son père était médecin et l’un de ses oncles se fit prêtre.

M. Octave Mirbeau est né le 15 février 1850 à Trévières, qui est un petit chef-lieu de canton entre Bayeux et Isigny. Trévières est le pays de sa mère, Regmalard celui de son père. Il vécut son enfance un peu dans l’un, beaucoup dans l’autre, gardant du premier une mémoire attendrie, et du second une horreur presque haineuse. Sans doute aussi sa mère, qui était une femme enthousiaste, délicate, un peu névrosée, et qu’il adorait, mettait dans ce petit coin de campagne une âme accordée aux premiers soubresauts de la sensibilité vague de l’enfant.

Elle mourut jeune, laissant tout désemparé ce petit être dont l’imagination et la nervosité, déjà exaltées à son contact, ne trouvèrent plus l’unisson près de lui, et qui fut dès lors rejeté à une «enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune clarté ne se leva».

Les débuts du Calvaire et de L’abbé Jules où souffrent Jean Mintié et le petit Dervelle, enfants incompris, sans affection ou stupidement aimés, enviant les câlineries chaudes dont on entoure les autres, et finalement recroquevillés dans un isolement craintif, sont bâtis avec des souvenirs que l’on sent là douloureux encore.

A Regmalard, quasi orphelin dans une grande maison lugubre, le jeune Octave s’ennuyait, s’enfermait en lui-même, silencieux, mais les yeux braqués comme ceux des petits abandonnés. Parfois il avait cependant des toquades fougueuses, de brusques poussées d’audace folle, et Edmond de Goncourt rapporte ces paroles d’une cousine devant qui il prononçait le nom de Mirbeau: «Mais c’est le fils du médecin de Regmalard, de l’endroit où nous avons notre propriété... eh bien, je lui ai donné deux ou trois fois des coups de fouet à travers la tête... Ah! le petit affronteur que c’était quand il était enfant... il avait, par bravade, la manie de se jeter sous les pieds des chevaux de mes voitures et de celles des d’Andlau.»

Le collège avec sa vie en commun, ses camaraderies, ses jeux, aurait pu remettre d’aplomb cette existence précocement inquiète, réconforter cette âme trop tôt débilitée. Mais son père le mit interne à Vannes, chez les Jésuites, et là commença une longue suite de vexations et d’épreuves, dont M. Octave Mirbeau tient encore aujourd’hui rigueur à ses maîtres. Toute cette misère d’écolier se déroule page à page dans Sébastien Roch, et l’histoire du fils du quincaillier est faite avec les souffrances du fils du médecin.

Le collège Saint-François-Xavier, essentiellement aristocratique, fut, jusqu’à l’expulsion des Jésuites, une pépinière de la noblesse où les Pères donnaient «une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes nés pour faire figure dans le monde et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières».

L’instruction y était nulle, les sports développés, et intense un enseignement religieux et politique tout ensemble où Dieu ne se dissociait point du Roi, où le Sacré-Cœur ne marchait qu’avec des zouaves pontificaux, la Vierge qu’avec Jeanne d’Arc, et où les cérémonies n’allaient jamais sans bannières, sans panaches, sans cantiques guerriers, comme si, dans une scène renouvelée d'Athalie, des lévites armés dussent paraître soudain pour instaurer, à la force du glaive et au chant des hymnes, Henri V sur le trône des aïeux. Car, avant l'âge de raison même, tous ces enfants qui avaient nom: de Villèle, de Polignac, de la Bourdonnaie, de Beuvron, de Cintré, etc..., défendaient une cause, la cause de leur fortune, sous l’entraînement des bons Pères qui arboraient des noms d’une noblesse aussi authentique.

Qu’on se rappelle l’effarouchement du petit Sébastien, le roturier, tombé dans cette fosse aux nobles. C’est autour de lui une levée de mépris, de méchanceté insultante qui va jusqu’aux coups, parce qu’il n’a point de chasse, point de chevaux, qu’il ne fréquente aucun salon, n’a pas d’opinion politique, qu’il s’appelle Roch, que son père est quincaillier! Et les Jésuites qui se nomment de Kern, de Malherbe... feignent de ne pas voir, pour masquer leur complicité.

Tous ceux qui sont passés dans ce collège de Vannes, et qui n’étaient pas Monsieur de..., ont plus ou moins souffert de leur roture. Octave Mirbeau s’enfonça dans la religion comme dans un refuge. La pompe dorée des offices, la voix dominatrice des orgues, les encens évaporés, du soleil dans les verrières, et cette ambiance forte de foi entretenue à ses entours, satisfaisaient sa sensibilité malade. Il connut les extases qui vont jusqu’aux larmes, les ferveurs où tout l'être dilaté s’élève dans une prière, et cette exaltation mystique qui étourdit et fait évanouir.

Puis, ce furent encore des désenchantements plus profonds, lorsque la religion manqua sous lui comme un navire qui coule, quand il découvrit, avec épouvante, de l’ordure et de l’injustice au fond même de ces hommes consacrés à Dieu, quand il sentit que les élans de son pauvre cœur se perdaient dans le vide. Alors pourtant il eut une grande joie, le bonheur fou d'être brusquement délivré de ce collège Saint-François-Xavier où l’on ne voulait plus de lui. C’était l’année de sa rhétorique. Son père vint le chercher et, dans la diligence qui les emmenait à Rennes, l’accabla mille fois de reproches. Octave Mirbeau ne les écoutait pas, ne les entendait même pas, tout délirant de fuir l’enfer de son adolescence, au grand trot des chevaux lancés sur les routes libres. Il emportait de ce pays de la haine contre ces maîtres qui l’avaient si imbécilement malmené, mais aussi plein les yeux, plein la tête, des visions, des impressions fortes de cette Bretagne où, petit solitaire, il avait traîné sa détresse pendant les promenades.

Il y revint par la suite, mais une fois encore tout blessé à l'âme, lorsque, s’arrachant vif à une passion tenace, il se réfugia à Audierne pour chercher de l’apaisement dans la vie héroïque et bestiale du pêcheur. La douleur intime qui aiguise la sensibilité, qui écarte des hommes, rapproche de la nature, la fait mieux pénétrer et grave profondément au fond des êtres les paysages associés aux peines. Octave Mirbeau s’est souvenu.

Dans presque tous ses livres, ici ou là, par échappées, au détour d’une page, apparaissent une côte rocheuse, de la mer qui ronge du granit ou miroite, des voiles rousses passant dans une bouffée de brise chargée d’iode, des faces de brutes, des femmes en vieux atours, et des perspectives de lande plate, fournie d’ajoncs, des coteaux roses de bruyère, surmontés de pins en ombelle, des villages terreux, des rivières mélancoliques, toute la Bretagne sauvage et dolente, rudement comprise, rudement dépeinte.

Au sortir du collège, Octave Mirbeau était donc aigri déjà par les mécomptes de son éducation et affiné par la solitude et la souffrance. Au surplus, le singulier abbé Jules, son oncle, avait traversé cette jeunesse avec ses farces douloureuses, ses excentricités tour à tour de poète ou de satyre, avec ses théories d’un anarchisme vague où abondaient l’amour de la nature et la haine de la société. Ce grand diable ensoutané, parfois comique, plus souvent sinistre, qui devait laisser une empreinte si creuse dans l’esprit de M. Mirbeau et lui inspirer son meilleur livre, avait déjà fait craquer de toute part la gaine morale dans laquelle les maîtres avaient essayé de comprimer le jeune homme. Il en sortait audacieux, impulsif, poussé vers une compréhension plus naturelle des choses, tenté par la vie multiple dont les premiers plaisirs lui laissaient au palais une saveur ardente.

Son père combattit naturellement le goût qu’il manifestait pour les lettres. Il dut choisir entre le droit et la médecine, hésita, opta pour le droit et vint à Paris où il ne fit guère que la noce.

Sans direction pendant ces années d’études, préparant par obéissance des examens rebutants, il vécut un peu au hasard parmi les cahots de son tempérament excessif. Puis ce fut la guerre. Il avait vingt ans. Il partit. Lieutenant de mobiles à cette armée de la Loire que Chanzy ne sauva pas de la débâcle, il connut les errements des troupeaux faméliques, sans raison, sans but, les débandades des loqueteux, pourchassés par les ordres contradictoires, qui ravageaient le pays et ne voyaient de l’ennemi que de rares obus éclatant sec dans le gel, sur la campagne.

II

En 1872, sous les auspices de M. Dugué de la Fauconnerie, un ami de la famille, M. Octave Mirbeau débuta dans le journalisme, à L’Ordre, feuille bonapartiste.

Dès lors commença une existence agitée, batailleuse, menée avec toute la fougue d’une jeunesse robuste, toute l’aigreur d’une âpre sensitivité. Critique d’art, il démolit les réputations admises, insulte les académiques, déifie Manet, Monet, Cézanne, défend Puvis de Chavannes, Fantin, Besnard et Roll; critique théâtral, il éreinte les pièces à la mode, brouille le journal avec tous les directeurs et se fait retirer la rubrique. Il fume l’opium, si l’on en croit Goncourt, en robe fleurie, pendant quatre mois, jusqu’au jour où son père le déniche «pas mal crevard» dans ses atours cochinchinois et le promène en Espagne pour le remettre. Au Seize Mai, on le retrouve sous-préfet à Saint-Girons, où M. de Saint-Paul, député de l’arrondissement, l’a fait nommer; mais bientôt dégoûté il revient au journalisme. Il a des aventures. Une passion l’improvise boursier; il gagne douze mille francs par mois; et brusquement écœuré par le monde, s’enfuit en Bretagne, achète une sardinière et pêche comme un homme de la mer. Puis son nom reparaît au Gaulois, à l'Illustration, au Figaro où il publie contre le comédien un pamphlet cinglant qui secoue la presse et lance après lui la meute des acteurs. Le Figaro désavoue l’article; Mirbeau envoie ses témoins à Magnard, le rédacteur en chef. Pour dénoncer à son aise les faux grands hommes et crever les baudruches, il fonde avec Hervieu et Grosclaude une revue satirique: Les Grimaces. Il met l’épée à la main quand ses victimes regimbent, a des duels retentissants, se bat avec Déroulède, Etienne, Bonnetain, Mendès...; et, tireur admirable, fait redouter sa lame autant que sa plume.

Toute sa vie, il va de même, emballé, combatif, poussé par ses impressions, qu’il ressent fortes aussi bien quand elles l’enthousiasment que lorsqu’elles le blessent. Très noble de cœur au fond, très exigeant d’esprit, il cherche avidement dans la conscience des hommes et dans leurs œuvres une beauté impossible dont il se fait le chevalier servant toujours prêt à rompre des lances. Il y a du don Quichotte dans M. Octave Mirbeau. Et don Quichotte est le grand paladin de la justice et de la beauté, dont les exploits ne deviennent comiques, douloureusement d’ailleurs, que parce qu’ils sont inutiles et fous. On perd son temps aussi bien à batailler contre l’immuable bassesse humaine que contre les moulins à vent.

M. Octave Mirbeau n’a pas cessé néanmoins de guerroyer, avec une foi magnifique dans les espoirs très hauts que porte son âme sensible. Dans ses chroniques comme dans ses livres, il apparaît négateur, destructeur, réfractaire, simplement parce que son illusion est toujours détrompée, parce qu’il tombe du sommet de son idéal chaque fois qu’il se heurte à la vie, parce qu’il trouve du vice là où il espérait de la pureté, du monstrueux là où il aurait voulu du beau, de l’oppression là où doit être la justice.

M. Octave Mirbeau ne s’est pas soumis à ce désenchantement de vivre, si réel qu’il est au fond même des œuvres les plus avenantes du bon Alphonse Daudet. Il n’a pas accepté le leurre de la société, de l’éducation, des institutions, et comme Jules Vallès il s’est rebellé hargneusement et s’est pris à démolir à tour de bras.

La dédicace du Journal d’une femme de chambre, où il écrit à son ami Huret: «Nul mieux que vous et plus profondément n’a senti devant les masques humains cette tristesse et ce comique d'être un homme», est significative, et aussi celle du Jardin des supplices: «Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de meurtre et de sang.»

Dès son premier livre, Les contes de ma chaumière, qui est un recueil de bonnes histoires paysannes un peu à la manière de Maupassant, il insiste déjà sur la misère inéluctable et «la puanteur de la richesse malfaisante et sordide».

C’est Motteau qui tue son enfant, comme les autres pères de la Boulaie Blanche, parce qu’il ne peut pas le nourrir. Ce sont les paysans traqués par ce banquier qui agrandit son parc pour élever des faisans et incite aux guet-apens nocturnes où tombent les gardes d’une balle dans le dos. C’est une première figure d’Isidore Lechat, encore un peu dérouté parmi ses millions, mais déjà vantard, insolent, cruel, faisant tuer les oiseaux et bâtonner les pauvresses, maître sans pitié, maître tout-puissant, parce qu’il a de l’or!

Par la suite, M. Octave Mirbeau systématise et met presque exclusivement en œuvre la formule de Taine: «L’homme est un gorille féroce et lubrique»; oui, une simple bête aux instincts immodérés, féroce dans son égoïsme jusqu’au crime, lubrique dans le sadisme jusqu’au meurtre.

Et c’est bien souvent là qu’il aboutit, non seulement dans ce Jardin des supplices arrosé de sang et fumé de chair humaine où Clara promène son rut exaspéré par la douleur et l’odeur du charnier, mais encore dans Les vingt et un jours d’un neurasthénique, où un vieux notaire étrangle pour ses débauches des vierges de douze ans; dans le Journal de cette femme de chambre qui dit «qu’un beau crime l’empoigne comme un beau mâle» et qu’attire invinciblement Joseph, le cocher voleur et meurtrier; dans Les affaires sont les affaires, où flotte l’épouvante des égorgements autour des gestes implacables d’Isidore Lechat-Tigre.

Pour M. Octave Mirbeau, tout est au plus mal dans le plus mauvais des mondes possibles; il n’y a rien de bon à attendre de qui que ce soit et surtout de celui qui tient aux classes dirigeantes par sa fortune ou sa situation.

D’abord, il n’existe pas de bons parents, ni d’enfants élevés sans douleur. Le petit Robin, le petit Dervelle, Jean Mintié, Germaine Lechat, Sébastien Roch n’ont connu que la souffrance. «Ah! combien d’enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s’ils n’avaient été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant.» Il n’existe pas davantage de maîtres probes. «J’adore servir à table, dit la femme de chambre. C’est là qu’on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime.» Pas non plus de patrons justes, mais de mauvais bergers qui professent, le ventre plein, cigare aux lèvres: «Le prolétaire est un animal inéducable, inorganisable! On ne le maintient qu’à la condition de lui faire sentir, durement, le mors à la bouche et le fouet aux reins. Quant à l’affranchissement social, à l’égalité, à la solidarité, mon Dieu! je ne vois pas d’inconvénients à ce qu’ils s’établissent dans l’autre monde! Mais dans ce monde-ci, halte-là!... Des gendarmes... encore des gendarmes... toujours des gendarmes!...»

Enfin, il n’y a jamais d’honnêtes gens, mais des crapules sous le masque, enrichis par le commerce, l’industrie ou la banque qui ne sont que des adaptations sociales du vol. «La haute société est sale et pourrie... et si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens.» Courtin qui est baron, sénateur, académicien, fondateur d’une œuvre de charité, est aussi concussionnaire, escroc et pis encore puisqu’il va jusqu’à troquer sa femme pour une situation. Eugène Mortain est ministre, mais il mérite le bagne. Parsifal, le politicien, a échappé dix fois aux travaux forcés et à la réclusion. L’explorateur est un bandit, le militaire une brute, le prêtre un scélérat, la femme une goule; et il n’y a pas dans toute la galerie des personnages d’Octave Mirbeau, à l’exception de Germaine Lechat et de Madeleine Thieux peut-être, une seule figure blanche; mais partout, sous l’habit décoratif, c’est «le bruit des passions, des manies, des habitudes secrètes, des tares, des vices, des misères cachées, toutes choses par où je reconnais, dit-il, et par où j’entends vivre l'âme de l’homme».

Et M. Octave Mirbeau s’exalte, avec son esprit excessif, et généralise fougueusement à mesure qu’il avance. «Plus je vais dans la vie et plus je vois clairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouche désir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent: le désir de se supprimer... Personne n’aime personne, personne ne secourt personne, personne ne comprend personne.»

Et dans Les vingt et un jours d’un neurasthénique, Le journal d’une femme de chambre, Le jardin des supplices, les Farces et Moralités, ici en paradoxes bouffons, en grosses farces de fabliaux, là en drames poignants, s’agite une humanité malsaine de maniaques, de détraqués, de névropathes; demi-fous qui sont la proie des hantises; aveulis menés par leurs vices; gens qui tuent un homme pour rien, parce qu’il leur porte sur les nerfs, parce qu’il occupe leur place au tube d’eau sulfureuse, parce qu’ils ont une crise quelconque et qu’ils voient rouge; êtres déments jusqu’au crime, inconscients jusqu’à s’en vanter! Puis c’est l’infamie des riches qui interdisent des enfants à leurs domestiques, les condamnent aux fausses couches, aux meurtres; la navrance des cabinets de toilette où les vieilles amoureuses se retapent pour une illusion dernière, où les belles délaissées se dessèchent et pleurent, la chair nue devant leur glace; et la laideur des antres où, à bout de misère, des mères livrent leurs fillettes. Et encore les passions dévorantes des possédés de la femme, possédés par l’esprit d’abord, puis par les moelles, enchaînés par leur désir acide et toujours inassouvi à la femelle vicieuse, ordurière, d’autant plus fortement qu’elle les tue; et les imaginations tourmentées d’un livre de luxure furieuse et d’épouvantement où l’obscénité de spasmes monstrueux se mêle au giclement du sang, aux râles des condamnés qui agonisent.

Exagération sans doute, mais, tout de même, ce n’est là qu’un grossissement lyrique des inflexibles vérités de la vie. Si optimiste qu’on soit, on doit reconnaître l’unanimité de la canaillerie humaine, même parmi ces hommes sains et vigoureux que leur force incite à la suprématie, à l’expansion au détriment des autres. Le méchant, disait Hobbes, est un enfant robuste. On doit reconnaître encore la malfaisance de la richesse qui permet le désœuvrement, provoque toutes les fantaisies, incline au vice, aux déliquescences morales, aux pourritures physiques, et c’est vraiment pitié de voir la société dorée faire joujou avec la misère dans les bals de charité, les fêtes de bienfaisance.

Certes, au cours d’une existence on rencontre un ami, deux peut-être, qui ont le cœur noble, l’affection vivace; et il y a toute une bourgeoisie moyenne qui s’entretient par de maigres calculs, à la vérité assez bas, mais qui n’est pas mauvaise au fond, seulement ridicule, et fournit ce que l’on appelle les bons garçons et les braves gens. Et il y a encore ceux que l’amour surélève très au-dessus des réalités boueuses et qui sont très beaux dans leur inconscience, très purs dans leur désintéressement. M. Octave Mirbeau s’est du moins souvenu de ces derniers dans la mort de Jean Roule et Madeleine Thieux, dans la fuite de Germaine Lechat et de Garraud, si, d’autre part, son œuvre, surtout vers la fin, est pessimiste avec emportement.

M. Octave Mirbeau est une nature outrancière, vraiment à son aise dans les excès, et ceux qui le connaissent bien savent qu’il est un causeur paradoxal et exalté. Les moindres événements se gonflent au souffle de son imagination et rien qu’en y touchant il pousse une idée à la limite du vraisemblable.

Pendant la guerre russo-japonaise, un petit fait recueilli, une confidence l’échauffaient et il courait conter des choses effroyables, que les Russes n’avaient plus de vivres, mangeaient leurs capotes, jetaient leur poudre à la mer, et il inventait des batailles fracassantes, des retraites de grande armée, et la lourde chute de l’empire sous le canon des révolutionnaires. Et tout ainsi. M. Octave Mirbeau ne garde jamais la mesure, il s’enflamme, s’emballe, se passionne et amplifie magnifiquement, le plus souvent d’ailleurs dans le but de dégager la hideur de l’homme et de ses créations.

Un mot de Rodenbach explique parfaitement cet esprit négateur: «On pourrait dire de M. Octave Mirbeau qu’il est le don Juan de l’Idéal», de tout l’Idéal, car don Juan, qui est le grand incontenté et appartient à cette famille des Lunatiques dont il est parlé dans Baudelaire: «Tu aimeras le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas...», cherche l’absolu, mais sous la seule forme de l’Amour. M. Octave Mirbeau, lui, l’a cherché dans l’art aussi, dans la justice, le bonheur, la bonté, dans tout ce pourquoi son cœur a battu violemment; et, toujours déçu, il s’inclinait vers un autre amour. «C’est la nature de don Juan... Or, M. Octave Mirbeau lui ressemble comme un frère plus souffrant, plus inassouvi, puisqu’il aime davantage et que son idéal est sans limite.»

D’avoir cru, de croire encore à la beauté dans les formes, les couleurs, les sentiments, les actes, d’avoir poursuivi avidement, de poursuivre encore la perfection dans l’art et la vie, et de s'être toujours heurté à la médiocrité, à la laideur, d’avoir brisé régulièrement son rêve, jamais comblé largement son désir, M. Octave Mirbeau est arrivé, à force de désenchantements qui ne le pliaient pas pourtant, à la rancune, à la haine.

Vraiment, c’est parce que M. Mirbeau a aimé trop haut qu’il déteste si fort et cingle avec tant de violence tous ceux-là qui ont trompé ses aspirations. Sitôt sentie la piqûre de la déception, comme il est vigoureux et batailleur, il s’indigne jusqu’à la colère, jusqu’à cravacher. C’est la vengeance de ses déconvenues. Et s’il a fouaillé la société, le prêtre, le noble, le riche, c’est par compassion pour les misérables qu’ils écrasent; et s’il a éreinté les pseudo-artistes, littérateurs mondains, peintres officiels, esthètes évanescents, c’est qu’ils exaspéraient sa passion du beau; et s’il a buriné des portraits justiciers d’un Elphège Roch, le boutiquier enrichi, d’un marquis de Portpierre, maquignon, des politiques, des coloniaux, des commerçants qui ne songent «qu’à mettre les gens dedans», c’est navré par la bêtise et la sauvagerie des hommes.

Il a une systématisation facile, c’est vrai. Plus un personnage est grand, plus il doit être canaille, et ceux-là seuls qui ont des vertus, dans ses livres, sont les très humbles et les tout petits. Et toujours, et régulièrement c’est ainsi; et cela pourrait être puéril si ce n’était pas très loin d'être la vérité, et si dans La 628 E-8 M. Mirbeau n’avait expliqué son parti pris: «Sans pose, sans littérature, sans arrière-pensée d’ambition, dit-il, je m’indigne que—quelle que soit l’étiquette—les hommes de pouvoir fassent de l’inégalité sociale, soigneusement cultivée, une méthode. Et puisque le riche est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur.»

C’est cette tendance nette, accentuée à mesure des étapes, qui donne à son œuvre une unité d’ensemble, quoique on ait surtout reproché à M. Mirbeau de changer, voire de se contredire. Oui, dans le détail, et qu’importe! c’est le fait d’un impulsif, trop fortement ébranlé par ses impressions pour pouvoir les maîtriser, les modifier, les plier aux besoins d’une thèse, et il faut être un froid méthodiste de collège pour lui en garder rigueur. Dans la tenue générale de son œuvre, il apparaît toujours comme une âme large ouverte à la pitié, à la beauté; et les mécomptes seuls l’ont rendu parfois hargneux comme un dogue.

D’ailleurs invariable dans ses admirations et ses amitiés, M. Octave Mirbeau conserve la meilleure place dans ses souvenirs et son cœur à Maeterlinck, Verhaeren, Franz Servais, Rodenbach, Van Gogh, Monet, Cézanne, Manet, Rodin, de Goncourt, Constantin Meunier, et tant d’autres qui furent, qui sont encore de vrais, de purs artistes; car, de même que ses coups s’abattent sur des échines méprisables, ses enthousiasmes sont à bon escient et montent vraiment vers ceux qui le méritent. N’a-t-il pas écrit, dans une phrase qui est tout une confession: «Rembrandt et Beethoven, les deux ferveurs de ma vie!»

III

Un homme que remuent jusqu’à ce cri Beethoven et Rembrandt, un homme qui aime les fleurs et toute la nature, qui aime les œuvres d’art, qui aime les humbles, ne peut pas être qu’un acharné militant, pamphlétaire et satirique. Ses livres tumultueux, grouillants, exagérés, toujours intenses et outranciers comme la vie, la vie féconde, exubérante, sont tout imprégnés d’attendrissement aussi, tout éclaircis de paysages, tout frémissants d’un grand souffle humain.

«Chaque fois que je m’arrête quelque part, écrit M. Octave Mirbeau, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, des arbres, et entre les arbres des toits rouges, un grand ciel sur tout cela et pas de souvenirs, j’ai peine à m’en arracher.» Son plus beau livre, L’abbé Jules, est une large baie ouverte sur les campagnes qui sentent la glèbe fouillée, le foin ou le vert des trèfles. Ici les avoines ondulent, là des blés froissent leur chaume; le soleil tombe en nappes, colore les brumes de l’aube ou s’éteint dans des nuages de pourpre; et c’est vraiment du plein air, vaste, odorant, qui fait frémir nos sens. Dans cette Hollande, qu’il a si merveilleusement décrite dans ses paysages d’eau, il s’émeut auprès «du palais de la Petite Reine douloureuse où aucun soldat ne veille», et de voir passer des fantassins qui vont chantant, des tulipes au goulot des fusils. Dans une pièce âpre et meurtrière, il laisse échapper soudain toute sa délicatesse dans ce geste de Germaine Lechat qui ramasse la serviette du vicomte de la Fontenelle, l’intendant noble, vieux et ruiné, insulté par son père le roturier millionnaire. La mort d’un petit chat frappé d’une balle, tandis qu’il se léchait joyeusement au bord d’un étang, le bouleverse; et il atteint au plus haut des sentiments d’humanité, lorsque, dans Le Calvaire, il précipite Jean Mintié sur le corps du ulhan abattu à l’embuscade, et lui fait baiser ardemment ce front ensanglanté d’un homme qui avait, comme lui, un cœur plein d’affection pour les êtres et les choses.

M. Octave Mirbeau est un grand artiste, non seulement parce qu’il est sensible et sait voir, mais surtout parce qu’il est créateur. Il ne s’est pas contenté de peindre, de noter ses impressions, de dérouler ses tendresses ou de clamer ses fureurs; il a modelé des types à larges coups de pouce et d’ébauchoir et leur a insufflé par la toute-puissance de son verbe une vie prodigieuse. Aucun romancier, aucun dramaturge autour de nous n’a dépassé la maîtrise avec laquelle il a su dresser de formidables personnages comme un abbé Jules, un Isidore Lechat, un père Pamphile, un Biron, un marquis de Portpierre.

Ses livres ne sont pas composés, certes. Le Jardin des supplices est en deux parties qui ne s’imposent pas nécessairement l’une à l’autre; de même Le Calvaire et Sébastien Roch. De L’abbé Jules se détache l’épisode, admirable d’ailleurs, de ce vieux moine possédé par l’idée fixe et qui, mendiant, aventurier, faisant le pitre, l’espion, l’esclave, le missionnaire, donnant la comédie ou le sermon, cueillant avec les dents des louis, Dieu sait où! amasse sous à sous l’argent de cette chapelle qui finit par l’écraser en effondrant sur lui ses échafaudages. Des volumes entiers ne sont guère que des carnets de notes, des suites d’anecdotes liées par le prétexte d’un journal, d’une cure, d’un voyage; mais ceux-là, s’ils sont moins composés encore que les premiers, abondent davantage en scènes truculentes où s’agitent des êtres d’envergure et puissants d’attitude.

D’ailleurs, il semble que nous ayons perdu le souci de la forte composition depuis Flaubert et Maupassant; et les frères de Goncourt, avec leurs romans de collectionneur, tout en tableaux juxtaposés, sautillant par petits bonds, qui sont autant de chapitres, de détails en détails, de faits en faits, n’ont pas peu contribué à en éteindre le goût.

M. Octave Mirbeau a écrit en tête de Sébastien Roch: «Au maître vénérable et fastueux du livre moderne, à Edmond de Goncourt, ces pages sont respectueusement dédiées.» Il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ait parfois préféré le pittoresque des peintures, l’étrangeté d’une scène, un conte savoureux, un personnage typique en hors-d'œuvre, à l’inflexibilité de la composition.

Point suffisamment maître de lui, à vrai dire, pour se tenir à l’écart de son œuvre, la faire impersonnelle et la bâtir avec mesure, comme est bâti cet admirable Pierre et Jean, M. Octave Mirbeau est partout dans son récit, combattant avec son héros ou contre lui, souffrant avec les misérables, haïssant ses ennemis, empoigné par les circonstances qu’il crée, les discutant, se rebellant sous leurs conséquences parce qu’il en porte vraiment tout le poids sur sa poitrine, ému par la seule page qu’il vient d’écrire. La plupart de ses grands personnages aussi, ceux-là qui ont le plus de relief et le plus d’humanité, sont des douloureux et des révoltés, parce que Mirbeau est tout entier dans eux, palpitant et froissé. Et l’impulsion donnée le pousse loin, jusqu’à l’égarer un peu, jusqu’à faire discuter par Sébastien Roch, enfant de dix ans, Dieu, la noblesse et l’instruction.

Où qu’il aille cependant, où qu’il soit entraîné par sa passion du moment, jamais son style ne faiblit. A mesure de son exaltation au contraire, il s’élève à des mouvements plus larges, des sonorités plus retentissantes. M. Octave Mirbeau est un grand écrivain parce qu’il a toujours la phrase grammaticale et sûre, riche d’expression, haute en couleur, qui dit fortement ce qu’elle doit dire, par le sens de ses mots corsé d’un rythme adéquat à la pensée. En fait de langue et d’écriture d’ailleurs, M. Octave Mirbeau ne révolutionne pas. Il se sert tout simplement et vaillamment du solide français de bonne race qui n’est pas si exténué que des barbares voudraient le faire croire, puisqu’il a su en composer des livres forts et de belles pages.

Avec cela, M. Octave Mirbeau est un écrivain habile, non pas à la manière de ces mercantis littéraires, démarqueurs des maîtres et qui, sans avoir rien à dire, avec une intrigue font un roman comme on fait des équilibres ou un tour de passe-passe, mais habile parce qu’il sait utiliser les dons de son beau tempérament, dramatiser ses récits et rendre avec un maximum d’intensité ses imaginations.

Au Jardin des supplices, c’est d’abord l’obscurité puante, infernale du bagne où les forçats agonisent dans des cages, la tête roulant sur des cangues; ce sont les ténèbres effarantes, hantées par les plaintes, les jappements, les lueurs des yeux, infectées par les pourritures;—et déjà un son de cloche qui arrive de là-bas, par volée. Puis brusquement du soleil, de la lumière, des fleurs par nappes, des pivoines, des roses par champs, des allées poudrées de brique pulvérisée où traîne la robe chatoyante des paons, des arceaux fleuris où posent les riches faisans, le ciel calme, le raffinement de la culture, les plantes rares, étranges, bizarres...—et la cloche plus distincte qui sonne là-bas, sans répit. Les supplices se déroulent alors, gradués dans l’horreur, parmi la féerie de ce jardin où l’on tue avec patience. Partout la terre trempée de sang, engraissée de viande humaine, de charognes, produit des fleurs uniques, belles, luxuriantes, les pieds dans un fumier de chair, la tête dans le soleil;—et l’on entend la cloche qui se ralentit au loin. Des corbeaux, des vautours planent très haut dans l’air; des plaintes s’exhalent des massifs comme si les fleurs criaient; les supplices se succèdent; et parmi tout cela Clara, la chair plus froide, à mesure que croît la torture, Clara parfois défaillante mais sitôt raidie et s’enfonçant davantage dans la décomposition et le meurtre, énonçant que «l’amour et la mort c’est la même chose». Enfin la cloche; la cloche qui s’arrête avec de longs soupirs au-dessus du condamné le plus effroyablement tué, tordu par la folie qu’a provoquée le son. Et après un dernier passage au travers des gibets, des fers, des herses, des pinces, des scies, au travers du sang, des entrailles et des fleurs, le livre s’achève par la fuite de Clara dans un éclatement de nerfs trop tendus, vers un bateau de fleurs, bateau de luxure, où l’amant, affolé par la saturnale, jette sans discontinuer, en appel de détresse, ces deux syllabes qui cinglent comme les coups d’une flagellation: Clara! Clara! Clara!

Voilà comment M. Octave Mirbeau sait être habile.

Ailleurs, dans La 628 E-8, par un mouvement étourdissant, une trépidation continue, par le rythme, la hâte dans la succession des paysages, des idées, au hasard, il arrive à donner l’impression de la vitesse, de la course, pendant trois cents pages, à travers villes et campagnes, les regards ricochant à fleur de pays, l’esprit battant comme le moteur, toujours en éveil, toujours émoustillé par les visions qui détalent aux deux côtés de la route. Il a le temps de conter une histoire à l’étape, de camper un type comme Weil-Sée, de rêver à un souvenir, de juger, discuter et larder au vol les grotesques de son ironie pointue.

Jamais, chez lui, l’artiste n’est en défaut. La moindre chose le touche ou l’indigne, et il sait, en un tour de main, donner une forme à son impression, concrétiser sa pensée avec art, même dans le sarcasme. Et quand le sujet le prend tout entier, quand ses colères sont profondément soulevées,—n’a-t-il pas écrit: «Si je pouvais avoir de la haine, vraiment de la haine, je crois que j’aurais du génie...»—alors, par l’ampleur de sa création dans les personnages et le récit, il monte parfois à la note épique, au poème, de même que par la noble violence de ses diatribes, la brutalité des peintures, il se dégage du particulier et domine de haut les petites actions des hommes révoltantes ou obscènes. Rien de plus chaste que ce sermon où l’abbé Jules confesse en public l’ordure de son âme, ses fornications immondes, et anathématise la femme pétrie de péchés, dont les flancs recèlent tous les mauvais désirs, répandent tous les vices; et les bedeaux, saisis eux-mêmes par l’ardente sincérité de l’abbé, font circuler «ces sacrées femelles» à coups de latte.

En vérité, c’est bien là le Mirbeau qui est toujours au fond de ses livres; et c’est au fond qu’il faut regarder. Il chasse furieusement les vendeurs du temple de cette Beauté qu’il a tant adorée et servie par son verbe, mais c’est pour y installer des artistes plus dignes.

M. Octave Mirbeau fut le premier à comprendre Maurice Maeterlinck, à le défendre, à l’imposer en France. Il se fit également le champion de Charles-Louis Philippe qui n’obtint jamais la place qu’il méritait parce qu’il était humble, modeste et sans intrigue. Il appuya de tout son effort les débuts de Rodin, et chargea un universitaire que ses méditations de cuistre, son incompréhension d’enseigneur stipendié avaient conduit au projet d’expurger Balzac!

Chevalier du Beau toujours, on l’a vu lire un soir le manuscrit d’une inconnue et chaud d’enthousiasme, sans calcul, le placer lui-même le lendemain dans une revue et chez un éditeur. Ah! oui, M. Mirbeau est un don Quichotte, désintéressé, tout débordant de bonté, de justice, et toujours prêt à sauter en selle, la lance au poing, pour châtier quelque gredin. Et il faut bien le dire, ces belles mœurs de la grande époque des Flaubert, des Maupassant, des Zola, auraient passé, si M. Octave Mirbeau ne les prolongeait aujourd’hui parmi l'âpre et avide troupeau des gens de lettres qui s’entre-dévorent pour un peu de renom, pas même de gloire, et une poignée de gros sous!

Edmond de Goncourt avait désigné M. Octave Mirbeau pour faire partie de son Académie. Il en est donc membre depuis la fondation et a porté parmi les Dix son esprit généreux, paradoxal et combatif. Avec Lucien Descaves, il a provoqué l’élection de ce pauvre Jules Renard qui misérait malgré toute sa gloire littéraire et dont cinq amis, cinq seulement! accompagnèrent le corps au triste wagon qui devait l’emmener dans sa Nièvre. Le Tout-Paris ne perd pas de temps en reconnaissance, pressé qu’il est de s’amuser, de se montrer surtout aux pantalonnades des célèbres Jocrisses.

Aussi M. Octave Mirbeau s’en est retiré, vraiment en misanthrope, dans cette maison ensoleillée de Triel, parmi les fleurs, parmi la franche nature. Il cultive, il regarde, il voisine avec un vieux jardinier qui ne parle point, ramassé sur lui-même et observant. Côte à côte, ils restent parfois fort longtemps, les yeux perdus dans les houles lointaines des collines aux flancs desquelles passe, par intervalle, un joujou de petit train qui se dépêche. Le chien sommeille, le museau sur les pattes. A genoux, le vieux jardinier masse méthodiquement la terre avec le pouce, autour d’un œillet frais planté; il s’interrompt, laisse tomber une phrase, peut-être la seule de la journée. M. Octave Mirbeau la recueille et ne répond point. Il vous dira que chaque mot de cet homme est lourd de l’expérience d’une vie entière, que «quand il parle, c’est comme du Tolstoï», et qu’il se tait, lui, parce qu’il est impressionné, et que devant ce simple faiseur de boutures, «il a peur de dire des bêtises!»

ROMAIN ROLLAND

I

Les vieilles gens d’autrefois aussi bien que les jeunes aimaient à proclamer la décadence de leur temps: ceux-là étaient immobiles dans le souvenir transfiguré d’un passé de vie plus large, de mœurs plus saines; ceux-ci n’avaient d’yeux que pour l’avenir où leur force allait repétrir le monde. Ni les uns, ni les autres n’étaient contents du présent qui est toujours en deçà du désir, et ils mettaient à le critiquer un point de vanité, car l’on paraît d’autant plus pur que l’on dénonce mieux la corruption.

Maintenant l’on sourit et le sourire est une acceptation. Notre sang n’est plus assez chaud pour bouillonner à des révoltes, et notre égoïsme est trop vivace pour se plier aux disciplines. Nos moelles ne sont plus roides, parce que nous sommes des fils de vaincus, que la défaite courbe les échines et fend, sans qu’on y prenne garde, le cristal des cœurs énergiques. Nous n’avons plus de mépris, sauf celui de l’effort, plus de passion, excepté celle de jouir, et après quelques vains soubresauts en faveur du progrès social, nous demeurons étendus, face à l’or.

Il est devenu le grand soleil qui fait chavirer les prunelles et rend fou. On le prie, on l’adore, on le gagne, on le vole. Lui seul soulève encore des batailles, mais à la ruse, car notre chair a peur des coups. Il n’y a plus que les escarpes pour avoir du courage devant les balles, et ce sont des malades, dit-on!

Alors les mœurs ont baissé de niveau comme une écluse qui fuit et montre la vase. L’exemple venait de haut, de ces hommes que l’on nommait politiques parce qu’ils se targuaient de conduire les autres. A l’ordinaire, leur gouvernement se réduisait au pillage du bien public, ce qui valait mieux, sans doute, que son administration, puisque chacune de leurs lois était à refaire. Leur incompétence égalait leur vénalité. Ils vendaient leur nom, leur influence, leur femme, leur patrie. On les jouait à nu sur la scène; mais ils allaient s’applaudir, cyniques et tranquilles, car l’auteur mangeait à leur table et ils couchaient avec l’actrice.

La littérature s’empoisonnait à son tour. A la jalousie de la confraternité s’ajoutait la puissance de l’argent. Le théâtre, où il y a la femme, donna le branle. Il devint un commerce usuraire de la scène, du rôle, de la mode. Il fallait une fortune à l’auteur, et des syndicats d’amants pour entretenir de robes et de publicité les premiers noms des affiches.

A la face de la nation, l’Académie perpétuait le mensonge de la gloire et vendait ses fauteuils. Le salon de bonne tenue tombait à la brocante; et la civilité séculaire qui excusait la présence des mitres et des panaches, aggravait l’inconvenance des Boucicauts qui y fréquentaient.

Le public avait ses fournisseurs. Au lieu de tâcher pour l’élever jusqu’à eux, des gens d’esprit s’abaissaient vers lui de tous leurs efforts. Le plus faible des lecteurs marquait le niveau d’un magazine. On faisait des affaires. Et malgré les belles tentatives de quelques-uns,—des coups d’épée dans l’eau,—la foule ne connaissait jamais que les grands hommes rabaissés à sa taille.

Plus bas il y avait des talents sans doute, captifs résignés de cercles étroits, mais surtout des arrivistes. Dans ce temps de mollesse pacifique et de culture générale, le crime et la production littéraire augmentaient. On ramassait des assassins de quinze ans, et des morveux sans poils s’appelaient «hommes de lettres». Ça les prenait à la mamelle, et dès qu’ils pouvaient marcher ils aboyaient aux trousses des géants pour que ceux-ci baissassent les yeux sur eux.

Chaque groupe était une chapelle qui avait son étendard. Les plus riches faisaient une réclame dont les autres crevaient de dépit: aux pauvres il restait la grimace. Et tous criaient à la fois qu’il fallait sauver les arts, comme les passagers d’entrepont qui prennent le roulis pour l’engloutissement et hurlent, tandis que le navire les emporte à pleines voiles.

Au fond, ils ne voulaient que des sinécures et du renom, braillaient mais ne cassaient rien, et pour avoir découvert Platon se proclamaient novateurs. La compétition, la flatterie des dispensateurs et l’attaque des adversaires les occupaient plus que les œuvres. Ils rompaient des plumes à critiquer des critiques, et leurs messies n’étaient pas nés.

C’est pourquoi quelques hommes qui respectaient le silence et la création s’étaient retirés de ce monde. Trop hauts et trop francs pour s’accommoder de compromis et de prostitution, ils méprisaient la fosse commune et le champ clos des envies. Ils ne désiraient point la gloire et aimaient le travail. Comme Elémir Bourges, ils bâtissaient au delà des frontières du peuple, ou, comme Romain Rolland, ils attendaient que la foule vînt d’elle-même saisir le voile et démasquer le monument.

Celui-ci gagna le public à la force de l'œuvre édifiée patiemment et avec enthousiasme comme une cathédrale. Il a toujours vécu dans la retraite et n’a point couru après la renommée qui l’a recherché ainsi qu’une fiancée. Son visage n’a traîné ni les illustrés, ni les salons; il n’a point créé d’école et on ne connaît pas sa personne: il travaille, il fait des livres.

M. Romain Rolland est venu à Paris vers 1880, pour entrer à l’Ecole Normale. Il quittait le Morvan où ses ancêtres, gens de robe du côté maternel, notaires du côté paternel, lui donnaient de profondes racines, jusqu’au cœur du Nivernais et de la Bourgogne.

Il est du centre de la France et du centre de la bourgeoisie, de ces vieilles races de magistrats qui vivaient dans l’attachement à la terre et le respect du devoir. Ils demeuraient dans leur pays de générations en générations, toujours plus liés au sol, où il y avait plus de leur poussière, conquérant sur le peuple la domination des justes dont ils étaient fiers, et plaçant l’honneur dans la droiture. Ils avaient la maison de famille, qu’ils vénéraient, où battait le cœur de la race dans le souvenir des hommes et des choses. Solidaires du passé, ils y puisaient la dignité et cette honnêteté un peu vaniteuse et guindée, mais ferme jusqu’au sacrifice.

Ainsi le père de M. Rolland abandonna son étude de Clamecy, sa vie paisible, l’amitié des campagnes et des braves gens, pour suivre à Paris le jeune Romain qui avait besoin de lui. C’était son devoir. Il n’hésita pas, rompit avec la liberté et s’enferma dans un bureau, pour ne point délaisser son fils.

Celui-ci est du même sang. Une sévère grandeur morale, faite de probité et de volonté dans le bien, est au fond de toutes ses œuvres, comme une assise de granit. Il soumet son existence aux contraintes de sa profession et poursuit sa voie avec méthode et ténacité. Elle est à la fois comme il faut, opiniâtre et pure.

Et pourtant, une sensibilité très aiguë, qui pouvait l’incliner à des folies passagères, vibre au centre de cette maîtrise. Sans doute vient-elle de la fatigue d’une lignée qui s’épuise à mesure qu’elle s’étend, et de sa mère aussi, qui la développa en élevant son enfant dans la musique.

Elle lui avait révélé tôt le monde des sons, la manière de les ordonner, de les asservir et de réveiller les âmes tumultueuses ou navrées qui sommeillaient au fond des vieilles œuvres. Elle renforça vraisemblablement ses émotions féminines aux reflets des impressions qu’elle provoquait. Il y eut entre la mère et l’enfant un échange de sentiments qui allaient s’affinant; et puis, cet art précis et vague, enveloppant et dominateur, souple comme notre pensée, était propre à surexciter une imagination enfantine.

M. Romain Rolland avait donc entraîné déjà sa faculté de sentir, qui fait les artistes, quand il arriva à l’École Normale. La méthode l’y attendait. Il se forma, dans la section d’histoire et de géographie qu’il choisit, une discipline de l’esprit. En même temps qu’il y prenait le goût des compositions ordonnées, son intelligence s’adaptait aux systèmes critiques, la recherche, la comparaison, le classement des textes, qui permettent de maçonner une œuvre comme une tour.

Cette formation se coula bien dans ce tempérament probe et volontaire, sans trop contraindre la sensibilité qu’il entretenait d’ailleurs par la musique, dont il disait «qu’elle lui semblait un aliment aussi indispensable à sa vie que le pain». D’autre part, en lisant Wagner, en se saturant de Tolstoï, qu’il aima toujours avec dévotion, il élargissait son cœur, pénétrait à la fois la force et la douleur humaines et se passionnait pour la vérité.

Dès cette époque—1887,—où il reçoit une lettre admirable de Tolstoï, touchant la dignité religieuse de l’art, et qui éclaire, en l’affermissant, sa foi dans cet art auquel il brûlait de se vouer, il arrive à des convictions qui, fortifiées encore, prendront par la suite une valeur dogmatique. Ce sont la haine du mensonge, le souci de la sincérité, le besoin d'être utile, la nécessité du sacrifice, l’universalité de l’art.

Des influences successives et très lourdes pèseront encore sur lui, mais elles ne feront qu’accentuer les plis. M. Romain Rolland, après une courte période où les aspirations violentes de son être aimant et sain se tendaient dans le vide, comme les bras d’un adolescent dans les nuits solitaires, trouva bien vite les formes de son idéal qu’il put embrasser. Les rails de sa vie étaient forgés. Il savait où il allait, ce qu’il voulait; et avec un peu plus de réflexion et de maturité, il saurait comment y atteindre.

Voici un homme. Il a une charpente morale et des idées. Le fait n’est pas commun aujourd’hui. Il n’aura peut-être point une rigidité d’acier de trempe dure qui éclate sous la pression, mais plus souple,—plus humain,—il ploiera quelquefois sans jamais cesser de revenir à sa forme d’une détente. Et dans toute son œuvre, derrière la diversité des apparences, on retrouve cet homme et sa parole.

Reçu en 1889 à l’agrégation d’histoire, M. Romain Rolland accepte une place à l’école française de Rome.

L’Italie lui fut une révélation, non seulement par sa lumière dans laquelle les choses ont plus de forme, par ses paysages où les arbres font des taches et les ruines des reflets de soleil, mais surtout par son passé. Cette terre qui garde les trophées des civilisations successives, du temple de Pæstum, immobile dans la plaine de l’humanité comme une borne, au Coleone féodal et au coteau d’Assise, où l’art couva sans cesse, parmi les décombres, ainsi qu’un foyer, attirant tous les grands hommes, de Montaigne à Ibsen, toucha peut-être davantage l’historien en lui.

On le sent très enthousiaste, particulièrement de la Renaissance, mais très curieux aussi d’apprendre, de fouiller les archives et les musées, de nourrir ces dossiers avec lesquels, romans ou biographies, il bâtira plus tard ses livres.

Déjà il écrit des drames historiques: Orsino, Les Baglioni, Le siège de Mantoue, Niobé, Caligula, Jeanne de Pienne, qui n’ont jamais paru, mais furent lus dans le petit appartement occupé, derrière le Colisée, par Malwida von Meysenbug.

Cette femme admirable avait alors 73 ans, et toute sa vie n’avait été qu’une lente purification de son âme mystique et idéaliste. Elle s’était séparée de son père, un Français germanisé, ministre du prince Guillaume Ier de Hesse-Cassel, parce qu’elle ne voulait pas compromettre ses croyances dans l’existence officielle; mais jamais elle ne relâcha les liens sentimentaux qui l’unissaient à sa famille. Réfugiée à Londres après 48, elle connut Kossuth, Mazzini, Herzen, Ogareff, Ledru-Rollin et Louis Blanc, tous ceux qui, comme elle, désiraient «pour l’humanité un progrès indéfini dans la liberté et la justice», et qui étaient proscrits, parce que l’amour des hommes épouvante les gouvernements.

Plus tard elle se retira en Italie, et, après le mariage d’une fille de Herzen qu’elle avait adoptée, écrivit ses mémoires. Wagner, Liszt, Lenbach, Nietzsche, Garibaldi, Ibsen furent de ses amis, et ces grandes pensées refoulaient de plus en plus les brumes de son cœur qui devenait comme une mer calme sous un soleil immobile.

M. Romain Rolland la gagna par la musique qu’elle aimait beaucoup et dont elle était privée. Il allait souvent jouer pour elle à son vieux piano, et remuer entre eux des souvenirs et les antiques émotions humaines. Il discutait aussi d’art et de sociologie, et elle apportait, dans ces causeries, les idées fécondes qu’avaient semées en elle les meilleurs et les plus grands des hommes.

Elle disait: «La liberté est la plus sévère des lois», et encore: «J’appartiens à la grande communauté de ceux qui aiment et cherchent à réaliser en eux et autour d’eux le bien, le noble et le beau». Elle estimait que «la littérature ne pouvait être un pur rêve d’art; elle devait être une action humanitaire et moralisatrice». Elle s’éteignit comme un astre qui se prolonge en doux reflets après sa chute. Ses derniers mots furent: amour et paix.

Son influence marqua chez M. Romain Rolland en donnant force de dogme aux tendances morales acquises près de Tolstoï, en l’inclinant davantage vers le peuple, la liberté, et en le poussant définitivement à la littérature d’action. Sans doute, par contraste, la sérénité spirituelle de l’appartement du Colisée lui fit-elle mieux pénétrer l’anarchie du temps et rêver une œuvre de critique et de réaction qui serait Jean-Christophe, en même temps qu’il se promettait de bousculer l’art hors des salons, de l’élargir à la mesure de la vie, de le hausser à la taille du peuple: il y avait trop longtemps que l’on disait la messe dans l’obscurité des chapelles; il fallait de nouveau le sacrifice, en plein jour, à la face du monde.

En 1895, il soutient en Sorbonne sa thèse de doctorat: Les Origines de l’opéra avant Lulli et Scarlatti. C’était, après celle de M. Jules Combarieu, la seconde thèse musicale.

M. Romain Rolland s’efforçait déjà de mettre à sa place, dans l’enseignement universitaire, un art que l’on ne prenait pas encore au sérieux. Avec cette patience et cette combativité qu’il apporte à défendre ses idées, il ne manqua jamais, avec raison, de glorifier la musique et d’en propager l’étude, jusqu’au jour où son effort fut récompensé par cette inauguration qu’il fit, à l’Ecole des Hautes Etudes Sociales, d’une section de musique.

Le voici professeur: deux ou trois ans de débuts pénibles; puis, en 1897, il est chargé d’un cours d’Histoire de l’Art à l’Ecole Normale Supérieure. Cependant il publie, pour la première fois, à la Revue de Paris, un poème dramatique, Saint Louis, «dans la façon de Shakespeare», celui de tous les artistes qu’il a «le plus constamment préféré depuis l’enfance». Un an et demi après, le Théâtre de l'Œuvre représente une pièce en trois actes, Aërt, puis, quinze jours plus tard, monte Les Loups, et l’année suivante, Le Triomphe de la raison.

La voie est ouverte. M. Romain Rolland y marchera d’un pas énergique, poussant devant lui ses idées, ainsi qu’un troupeau dont le piétinement et la masse éveillent au loin les attentions. Rien ne le détournera de la route, et son labeur énorme de professeur, de critique et de romancier devient toute son existence. Il s’acharne à réaliser, successivement et avec méthode, ses grandes conceptions: le théâtre du peuple, l’épopée révolutionnaire, la vie des héros, l’exaltation de la vraie France. Il marche sans faiblir, avec la volonté d'être un rénovateur dans une civilisation malsaine, avec le désir d'être un ami. Et si le soir il s’arrête, las, au bord du chemin, c’est pour écouter les voix du sol, ou bien son cœur qui tinte, afin de nous dire la splendeur fortifiante de la terre et les mystères qui roulent au fond de nos poitrines.

II

Les œuvres de M. Romain Rolland ne sont peut-être pas également de belles œuvres, mais elles sont toujours de bonnes œuvres. Un esprit commun les domine, qui est le bien des hommes, et chacune soutient des idées, comme le coup de canon appuie le pavillon.

Dans les trois séries: théâtre, roman, critique, circule le même filon de pensée qui remonte ici et là, à fleur de texte, pour briller en formules analogues, et partout l’on retrouve, même dans les ouvrages d’imagination, le goût de l’auteur pour le document, la référence et les tirades dogmatiques.

M. Romain Rolland tient de sa formation universitaire l’amour du petit papier et de la thèse, sans pousser jusqu’au pédantisme. Il n’a point le souci de démontrer, d’analyser, d’ergoter qui, depuis M. Bourget, possède tous les psychologues: il a le désir de convaincre. Ce n’est pas un enseigneur, c’est un croyant; il ne propose pas, il affirme; et, pour faire plus de poids dans la balance, il y jette fréquemment, ainsi que le Gaulois son épée, les aphorismes lourds de Tolstoï ou de Gœthe.

Sa foi est humaine et laïque; elle se nourrit de la passion de la vie et de la vérité; elle poursuit son but sans faiblir et se poursuit elle-même jusqu’en ses plus extrêmes conséquences. «Quand j’accepte une idée, dit M. Rolland, j’accepte tout ce qui est en elle, et je me mépriserais, si je reculais devant la nécessité de mon esprit.»

Et il ne recule jamais; il va de l’avant, non pas aveuglément et par instinct, comme un mystique, mais à coups de raisonnements, parce qu’il a besoin de vider à fond toute idée et de la briser, même, pour voir si elle ne recèle point encore de l’inconnu dans ses morceaux, et parce qu’il veut encourager par son exemple. Sans doute espère-t-il soulever la conscience humaine jusqu’à ses hauteurs avec ce dur levier qu’il forge, à nos yeux, pour l’usage de ses mains. S’il a mis dans la bouche d’un vaincu ces paroles de clairvoyante désespérance: «L’homme est fou qui pense changer le monde. L’univers est livré au caprice du hasard. Tous les essais de l’homme pour tâcher de le guider vers une Raison plus haute se détruisent les uns les autres. Chaque effort énergique pour contraindre la volonté du Destin ne fait que la rendre plus implacable et plus meurtrière.—Que faire? Se résigner et garder le silence», sa réplique sonne, comme un défi, dans la confession du conventionnel Hugot qui marche à la guillotine: «La vie sera ce que je veux. J’ai devancé la victoire, mais je vaincrai.»

Voilà son attitude qui est celle de la volonté avertie et de la foi quand même! Il n’y a pas à se plaindre, parce que personne ne nous entend au delà de nous-même; il n’y a pas à ruser sous le couvert d’une religion, parce que c’est une lâcheté. Les confessions ne sont que le sable du désert où l’autruche traquée se cache la tête. Il ne faut point chercher à «tromper la vie», selon le mot de Brunetière, avec les paradis éternels, ni même avec l’art, comme Wagner; mais il faut la regarder en face, l’empoigner à bras-le-corps et lui faire violence, victorieusement.

C’est la tenue d’un brave. Il veut le courage réfléchi et non la fuite en avant. Tu ne te déroberas pas, tu ne te griseras pas; tu sonderas la réalité sinistre jusqu’à la mort, et tu te tiendras debout en face d’elle: «les yeux grands ouverts, dit-il, aspirer par tous les pores le souffle tout-puissant de la vie, voir les choses comme elles sont, son infortune en face».

Car ce n’est pas par ignorance que M. Romain Rolland se guinde à ce personnage. Il a mesuré la profondeur de la détresse humaine et tend plutôt à en exagérer la somme. «La vie, écrit-il dès ses premiers drames, est un malentendu incessant et cruel. Chacun vit près des autres sans jamais les comprendre. On se hait; on se torture; on s’efforce à se détruire... Les hommes sont aussi loin l’un de l’autre que la terre des étoiles qui roulent dans l’espace. Elles ne se réuniront que dans la destruction.»

Son stoïcisme est donc la réaction d’un pessimisme mêlé d’orgueil. Il reprend le vieux thème de la solitude absolue de l’homme, qui allait bien à la force morale des ancêtres morvandiots, venue intacte jusqu’à lui. Il entend le christianisme qui craque de toutes parts, dans le relâchement de la doctrine, et les appétits bâiller comme des fauves qui se réveillent. Il sent que les hommes et lui-même oscillent et ploient ainsi que des arbustes sans tuteur. Alors il se raidit, contemple autour de lui l’abîme d’épouvante, se révolte et se hausse jusqu’à le dominer. «Je hais l’idéalisme couard, qui détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l'âme... Le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a qu’un héroïsme au monde: c’est de voir le monde tel qu’il est,—et de l’aimer».

Mot suprême qui rompt l’impassibilité et nous rattache tout d’un coup à l’existence! Oui, nous la voyons telle qu’elle est avec ses deux faces inégales, l’une de joie, l’autre de douleur. Elles sont opposées, mais elles se complètent et l’une est la clef de l’autre. «Louée soit la joie et louée la douleur! L’une et l’autre sont sœurs et toutes deux sont saintes. Elles forgent le monde et gonflent les grandes âmes. Elles sont la force, elles sont la vie, elles sont Dieu. Qui ne les aime point toutes deux, n’aime ni l’une ni l’autre. Et qui les a goûtées sait le prix de la vie et la douceur de la quitter.»

La douleur, c’est la purification, c’est l'âcre bain où notre cœur macère pour ressortir plus ferme à la fois et plus sensible. Elle détache des faux plaisirs, nous éclaire sur nous-même et sur les malheurs des autres; et parce qu’elle s’oppose directement à la vie, ainsi qu’un combattant, elle réveille en nous l’instinct de lutte.

«La souffrance et la lutte, dit M. Romain Rolland, qu’y a-t-il de plus normal? C’est l’échine de l’univers.» Et vraiment il faudrait casser les reins du monde pour les supprimer. Physique ou morale, la douleur est inéluctable mais saine. C’est la grande Némésis qui pèse aux épaules des hommes, mais les fait se cambrer plus roide pour la porter. Elle apprend la résignation, mais aussi la victoire qui est la joie. Il faut l’aimer pour la pureté, pour la force qu’elle donne, et aussi, sans doute, pour elle-même, pour la saveur de son amertume.

Car il y a chez M. Romain Rolland un goût ascétique pour la souffrance. Il ne la considère pas seulement comme une expiation et un facteur de l’équilibre universel, le moyen et la nécessité; mais comme un état qui contient sa fin et sa récompense. Il accepte le cilice et la flagellation, un peu pour le plaisir monstrueux de leur blessure. Il dépasse, dans l’austérité et l’idéalisme, le but moral, et l’on sent souvent l’ivresse inquiète des martyrs le posséder.

Par là il revient à ces religions dont il a fait table rase. D’ailleurs, l’esprit humain n’est-il pas emmuré dans des formes immuables de pensée, où chacun s’efforce de couler une matière d’expression nouvelle. M. Romain Rolland divinise la douleur et prêche le culte du sacrifice. L’homme est ramené de force sur la terre, en face de son destin. On lui arrache ses masques et ses appuis. Il prend conscience de sa détresse et comprend qu’il n’y a de recours qu’en lui-même. Il se conquiert par le sacrifice dans la souffrance. Puis lentement, à mesure de sa perfection et de la tension de sa volonté, il domine autour de lui, par la justice et l’énergie. Il sait qu’il n’a rien à espérer de l’au-delà et que son écroulement sera total. Alors il tente de gagner un peu d’éternité, dont il a soif, par la grandeur et la fraternité. Le solitaire touche au triomphe. Il y a de nouveau un Dieu dans le monde: c’est l’Homme.

Tout au cours de ses livres, M. Romain Rolland répandra cette doctrine par verset, par épisode, dans l’histoire et dans le roman, avec sa belle ardeur de missionnaire laïque. C’est un chant qui revient perpétuellement aux basses, grave, pénétrant, et qui donne à l'œuvre la forte assise d’une pensée fondamentale. Qu’importe qu’il y ait dans le détail de ces contradictions qui font la joie des critiques! qu’il ne démontre point mais affirme, pour la plus grande huée des imbéciles! Une théorie vaut une théorie. Il s’agit de nous donner du cœur à vivre, et cet homme s’en charge, en prenant pourtant par le plus rude.

Il n’a guère écrit que des vies héroïques, pour prêcher d’exemple, de Danton à Tolstoï, de Michel-Ange à Jean Christophe; mais il le dit expressément: «Je n’élève point des statues de héros inaccessibles.» Ses héros sont des hommes au grand cœur qui se débattent dans la misère tenace de l’existence. Ils souffrent de la maladie, de l’injustice, de la bêtise, du désespoir. Ils sont à la commune mesure de notre faible humanité, plus découverts même que beaucoup d’entre nous, parce qu’ils ont une plus grande surface de sensibilité à protéger. Et ils combattent comme ils peuvent, les uns avec la force régulière d’une volonté infrangible, les autres par secousses furieuses qui étourdissent momentanément l’adversaire en les brisant de fatigue.

Beethoven souhaitait «que le malheureux se consolât en trouvant un malheureux comme lui, qui, malgré tous les obstacles de la nature, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour devenir un homme digne de ce nom».

M. Romain Rolland a simplement mis en œuvre cette généreuse parole. Aux misérables il a voulu montrer des misérables et la faiblesse des grands aux plus humbles. Il fallait un enseignement général, et que ses héros touchassent du moins par leur vie ceux qu’ils dépassaient par leurs œuvres. Et, d’une main pieusement sacrilège, il a repoussé les anges de la gloire, a soulevé les panneaux des châsses saintes où reposaient les morts illustres, puis a écarté leur vêtement respecté, fendu leur chair, jusqu’à mettre à nu ce cœur où il a fouillé pour y trouver l’écharde.

O toi que le labeur pour le pain quotidien écrase lentement, regarde Berlioz sacrifier du génie à une besogne nourricière! Toi que l’infirmité arrête, songe à Beethoven, le sourd, fuyant l’orchestre où il ne peut même pas rassembler sa musique! Toi qui pâtis de la sottise et de l’envie, vois Hugo Wolf bafoué comme un Christ au prétoire! Toi qui perds ta femme, ton enfant, rappelle-toi Desmoulins et Danton guillotinés presque à la face des leurs! Ici la folie, la mendicité, la haine; là le gouffre de la solitude et des aspirations incomblées; mais partout le courage, toujours la vaillance, le relèvement après la chute, l’espoir après le doute! Regarde, ô malheureux, comment ils se redressaient, ces Antées, chaque fois qu’ils roulaient à terre!

—«Il ruisselle de ces âmes sacrées un torrent de force sereine et de bonté puissante. Sans même qu’il soit besoin d’interroger leurs œuvres, et d’écouter leurs voix, nous lisons dans leurs yeux, dans l’histoire de leur vie, que jamais la vie n’est plus grande, plus féconde,—et plus heureuse,—que dans la peine.»

Mais peut-être que la réalisation n’atteint pas à la hauteur des conceptions évangéliques chez M. Romain Rolland. Sa passion de la vérité, son impartialité même et la manie du document l’entraînent parfois dans les voies banales de l’histoire. Où il y avait un poème épique de la souffrance à bâtir, amorcé dans sa préface, et préparé par l’ampleur simple de la division, avec ce Michel-Ange, le sculpteur de montagne, il s’épuise dans le détail, la note, il s’éparpille dans les miettes et les références au point d’écrire deux livres: l’un en texte, l’autre en marge.

Son Beethoven, seul, échappe à peu près à cette manière et y gagne en fermeté et en émotion. C’est moins «du travail» et plus une œuvre d’art. S’il manque un peu de ce lyrisme dans la joie et la détresse qui souleva toujours l'âme athlétique du musicien, il forme, du moins, un ensemble, un bloc, comme le masque aux modelés trapus qui hante le monde. Le Michel-Ange est plus dispersé, et quant au Tolstoï ce n’est qu’un commentaire fidèle et souple, coulé tout au long de la pensée montueuse du grand Russe.

Ainsi en est-il des études sur les musiciens. Contraint, sans doute, par des habitudes de Sorbonne, M. Romain Rolland accable certains livres sous une érudition de classeur dont il devait dégager l'œuvre. A quoi bon nous montrer les charpentes, les croisillons et les rivets où notre attention et sa force s’égarent? Pourquoi accumuler les obstacles devant sa sensibilité si vive quand elle est libre? Chacune de ses pages a des fondations à découvert.

En vérité, pour construire des figures, petites ou monumentales, il faut les avoir étudiées à fond en elles-mêmes et dans leurs entours; mais ce n’est pas une raison pour employer tous les matériaux. L’esprit fouilleur et implacable de M. Romain Rolland ne nous fait pas grâce des disputes de Buonarotti avec ses servantes. Il y a des moments où ses grands hommes fléchissent jusqu’à être moins que des hommes: d’énormes ratés, des déséquilibrés remarquables.

Certes, le feu sacré brûle toujours au centre d’eux-mêmes, tantôt déployé en incendie par la bourrasque d’une passion, tantôt retiré sous la cendre et rongeant en profondeur. Ces héros sont la proie du génie comme le commun est la proie de l’amour. Ils ont la face humaine et la face géniale. La première est souvent misérable, toujours douloureuse, parfois grimaçante; la seconde est sublime.

Nous avions admiré celle-ci dans les œuvres; celle-là nous fut révélée par M. Romain Rolland. Déjà nous puisions une force abondante à la lumière de ces phares, maintenant que nous savons comment ils sont construits et tiennent contre la mer, nous aurons double courage.

C’est, d’ailleurs, pour une part, un courage négatif: une aptitude à la résignation, à la résistance. M. Romain Rolland est un historien sombre qui retourne, comme un terreau profitable, la misère humaine. Il y a toujours le nuage de la vérité autour de ses enthousiasmes, et Tolstoï le dit: «La vérité est horrible.»

Sa morale n’est pas joyeuse, ses conceptions sont austères, puritaines; il n’a pas la philosophie ensoleillée et païenne d’instinct des hommes vigoureux. Quand il porte ce jugement parfait: «La grande division de l’humanité est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point», on le sent du côté de ces derniers. Il a enfoncé, volontairement, ses théories, comme des pilotis, dans la couche molle des hantises de la mort et des dégoûts qui stagnait tout au fond de lui. C’est un désespéré qui se cramponne et appelle à l’aide d’autres malheureux. «On ne fait pas ce qu’on veut, dit son Gottfried. On veut et on vit: cela fait deux... Il faut faire ce qu’on peut... Un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas.»

L’antique fatalisme religieux est là, avec ce qu’il comporte d’abdication. Nous savons que nous sommes vaincus d’avance,—mais nous voulons rester debout, face à l’ennemi. «L’instinct de faiblesse», dont s’irrita Nietzsche, reparaît et cherche son appui dans lui-même, en s’admettant, et se haussant à la taille d’une vertu. M. Romain Rolland porte bien, sous des apparences énergiques, la marque de son époque anémiée par le découragement de la défaite matérielle et morale. Il n’a que la volonté de vivre dans le malheur; il n’a pas naturellement la joie de vivre, malgré le malheur, pour la création, pour l’éternité de la vie, pour le soleil.

C’est là le point de départ dont il a parfaitement pris conscience. Il connut en lui-même toute sa génération, et, dès lors, entreprit et poursuivit cette œuvre tonique qui est Jean-Christophe. Elle paraissait après les vies héroïques, après le théâtre du peuple, mais, pétrie des mêmes idées, poussée par le même effort utilitaire, elle formait la suite logique des volumes précédents et s’ajoutait à eux comme des tomes successifs. La boule de neige grossissait au flanc de la montagne, s’incrustant au passage des cailloux, des branches, des épaves, de plus en plus durcie, de plus en plus massive, et les hommes de la vallée, le front haut, maintenant, la regardaient venir.

III

Plusieurs volumes déjà de l’histoire de Jean-Christophe étaient publiés, lorsque M. Romain Rolland fit cette déclaration:

«J’étais isolé. J’étouffais, comme tant d’autres en France, dans un monde moral ennemi; je voulais respirer, je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée corrompue par une fausse élite; je voulais dire à cette élite: «Vous mentez, vous ne représentez pas la France.» Pour cela, il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs, qui eût l'âme assez intacte pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre. J’ai bâti patiemment ce héros. Avant de me décider à écrire la première lettre de l’ouvrage, je l’ai porté en moi pendant des années; Christophe ne s’est mis en route que quand j’avais déjà reconnu la route jusqu’au bout... Il est clair que je n’ai jamais eu la prétention d’écrire un roman... Qu’est-ce donc que cet ouvrage? Un poème?—Qu’avez-vous besoin d’un nom? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s’il est un roman, ou un poème? C’est un homme que je fais. La vie d’un homme ne s’enferme point dans le cadre d’une forme littéraire. Sa loi est en elle; et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d’une force de la nature. Il y a des vies humaines qui sont des lacs tranquilles, d’autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d’autres des plaines fécondes, d’autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m’est toujours apparu comme un fleuve...»

Après trois drames,—Le 14 Juillet, Danton, Les Loups,—M. Romain Rolland interrompit l’épopée révolutionnaire qu’il rêvait de développer en dix actions théâtrales, pour édifier ce nouvel ouvrage, également en dix volumes, car, dans son désir d’élévation, il voit grand et s’attaque toujours aux grandes choses. C’était la vie d’un musicien de génie, Jean-Christophe Krafft, au nom déchirant comme un éclair et qui avait pour patron «le bon géant» qui porta Dieu sans le savoir.

Les livres se succédèrent, circulant d’abord sous le manteau, sans bruit, sans éclat, pénétrant plus avant à mesure de leur nombre, sans réclame, gagnant par leur seule force le cœur des hommes, jusqu’au moment où, à l’étonnement du public devant cette abondance qui débordait les genres communs, M. Romain Rolland déclara qu’il faisait un homme et un censeur.

Ainsi se divise cette œuvre colossale, en deux grandes parties, non pas distinctes ni successives, mais constamment emmêlées, tramées ensemble, comme le sont nos raisonnements avec notre existence. Il y a des volumes entiers de roman, d’autres de critique, d’autres à la fois de critique et de roman; mais toujours, au milieu de la variété des épisodes, de la masse des personnages, de l’entassement des jugements et des faits, parmi les sentiments, les symboles, les paysages, les contradictions, dans cette forêt humaine d’où montent tant de voix, on suit les degrés de la construction.

Jean-Christophe est une œuvre volontaire, élevée avec ténacité et méthode, sans génie, mais exubérante de talent dans la partie romanesque. M. Romain Rolland a exécuté laborieusement un plan préconçu, où il a distribué, dans une succession de cases, tous ses ballots de notes sur les mœurs et la société. Son héros est un prétexte commode à passer en revue tous les mondes, des salons à la rue. C’est une suite de morceaux, semblablement composés, amorcés chacun dans les dernières lignes du précédent, et mis côte à côte, sans autre lien que le dessein de l’auteur d’attaquer un nouveau milieu.

D’abord, c’est la vie de Jean-Christophe: ses parents, sa naissance, sa jeunesse. Il est d’une race flamande de «colosses à la figure rouge», exerçant, depuis cinquante ans, leur métier de musicien dans une petite ville princière des bords du Rhin. Son père est ivrogne, sa mère cuisinière; la famille s’effrite, s’appauvrit quand il vient au monde, et tout de suite apparaissent les thèmes conducteurs.

C’est dans la chambre de l’accouchée, le soir; la lampe basse donne une demi-clarté; le père est dehors, à boire. «Dans le lit, près de la mère, l’enfant s’agitait de nouveau. Une souffrance inconnue montait du fond de son être. Il se raidit contre elle. La douleur grandissait, tranquille, sûre de sa force... Comme son être même elle lui semble sans limites; il la sent installée dans son sein, assise dans son cœur, maîtresse de sa chair. Et cela est ainsi: elle n’en sortira plus qu’après l’avoir rongée.» Et tout à coup, il entend les cloches. «Leur voix était grave et lente. Dans l’air mouillé de pluie, elle cheminait comme un pas sur la mousse. L’enfant se tut au milieu d’un sanglot. La merveilleuse musique coulait doucement en lui, ainsi qu’un flot de lait. Sa douleur s’évanouit, son cœur se mit à rire; et il glissa dans le rêve avec un soupir d’abandon.»

La souffrance, la musique: les deux vautours qui déchireront le cœur de cet homme s’emparent de lui dès le berceau. Désormais il n’aura plus de répit. Ces motifs, où l’on reconnait la double passion de M. Romain Rolland, vont se préciser, s’agrandir, se développer et remplir toute l'œuvre de leurs variations désespérées et enthousiastes.

Après L’Aube, ils s’imposent plus fortement encore dans Le Matin où se découvrent la première inquiétude de l’amour en germe dans l’amitié, la première duperie du cœur et la leçon farouche de la mort. Puis, dans L’Adolescent, c’est la lutte contre la vie, l’expérience décevante de la femme, l’effroyable retour des vices paternels, «les revenants» que Christophe doit étrangler pour gagner enfin la liberté de l'âme, azur profond où son génie va rayonner.

L’homme est bâti, forgé à coups de misère, discipliné par l’impérieux devoir de vivre. Il est pur, car il a triomphé de lui-même; il est avisé pour avoir réfléchi sur les choses; il est fort, de toute la force de son tempérament, de sa jeunesse et de son cœur. M. Romain Rolland a désormais son héros, un puissant porte-parole, pour crier à toute gorge la vérité.

A partir de La Révolte, tous les volumes sont envahis par la critique et la théorie. L’Allemagne, la première, passe à la toise.

Christophe est «dans une période de réaction aveugle contre toutes les idoles de son enfance». Il relève et bafoue «le mensonge allemand», «l’écœurante sensibilité qui dégoutte de l'âme allemande comme d’un souterrain humide» et cette hypocrisie d’idéalisme qui n’est que «la peur de regarder la vie en face». Il sabre, sans pitié et justement, tous les musiciens de Bach à Wagner, exaltant leurs beautés avec autant de fougue qu’il condamne leurs fautes. Il va jusqu’à se colleter avec le public le plus digne et le plus caporalisé du monde, et, dans son ivresse de vingt ans, il jure de recréer ce peuple qui, malgré lui, l’enlise et l’étouffe ainsi que des sables mouvants.

Mais déjà deux figures de la France ont passé au milieu du désarroi de la bataille: Antoinette et Corinne, l’institutrice et l’actrice. C’est au sommet le plus douloureux de la symphonie, deux motifs étrangers qui percent, l’un grave et tout rond d’inconnu, l’autre exubérant et superficiel comme le rire forcé d’une coquette. La double nature de la France se révèle au premier contact. Selon son procédé de préparation, M. Romain Rolland module brièvement les nouveaux thèmes qu’il développera plus tard avec La foire sur la place et Dans la Maison.

Christophe est touché. Traqué par la ville ennemie, perdu dans la solitude, il crie vers le pays de la liberté. En vain la grandeur de «l’idéalisme allemand, qu’il avait tant de fois haï», lui est-elle démontrée par deux personnages symboliques: le vieux Schulz et Modesta l’aveugle, celle-ci niant ses ténèbres et celui-là détournant de la réalité blessante ses yeux «devant lesquels avaient passé tant de chagrins et qui ne voulaient pas les voir». En vain comprend-il enfin «la beauté de cette foi qui crée un monde au milieu du monde, et différent du monde, comme un îlot dans l’océan», et «la haute sagesse pratique de la race, qui s’était bâti peu à peu son grandiose idéalisme pour dompter ses instincts sauvages ou pour en tirer parti». Il se détourne de son Allemagne, «aimant mieux mourir que de vivre d’illusions», et une rixe d’auberge, dans laquelle il assomme quelques soudards à coups d’escabeau, le jette brusquement, fuyard nocturne, sur le sol de la France.

L'œuvre, désormais, devient plus systématique encore. Christophe tombe à Paris au milieu de La foire sur la place, circule hâtivement d’une baraque à l’autre et se révolte de ne trouver que pitrerie et fausseté là où il espérait la franchise. Alors la satire commence. Un à un les milieux défilent: les gens de lettres et la littérature; les musiciens et les concerts; les cénacles et la critique; les théâtres du Français au Grand Guignol; les salons où règne la femme, où se perd la jeune fille; les politiciens, l’aristocratie, les universités populaires, les fanatiques; tout ce qui a un nom, peut se classer sous une rubrique, est saisi, criblé, tandis que croît à mesure l’amoncellement des frivolités, du bavardage, des vices et de la corruption, jusqu’à la grande image où M. Romain Rolland déploie la vision du géant mort, le Paris de la victoire, debout dans «l’arche napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait aujourd’hui Lilliput».

Puis, le motif de la vraie France repasse tout à coup, avec Sidonie, la servante bretonne qui soigne Christophe malade, et l’évocation de Jeanne d’Arc. L’Allemand ne comprend pas, hésite au bord d’un inconnu dont la puissance soupçonnée l’attire, et il faut qu’il vienne un ami, Olivier, qui le guide, le pousse Dans la maison où s’est retirée l'âme orgueilleuse et solitaire de la race.

Voici le visage après le masque: la force, l’enthousiasme, le besoin de vérité, l’amour de la liberté, l’attachement à sa terre. «Nuls hommes plus libres au monde» que ces Français qui ont tout pénétré, tout élagué et vivent gaillardement dans le froid clair de la raison. Leur idéalisme est «la joie d'être toujours plus libre», de narguer davantage le néant. Ce n’est pas le mensonge allemand qui se détourne; c’est la bravade. Et penché sur cet abîme de lumière éblouissante, Christophe bat des paupières, pris de vertige.

Le but paraît atteint. M. Romain Rolland a dénoncé les faussaires et exalté les braves gens. Il a tenté un rapprochement des deux nations ennemies par les Arts, et l’on peut croire que Jean-Christophe va reprendre sa belle vie palpitante; mais de plus en plus, au cours des derniers volumes il ne demeure en scène que pour présenter successivement des cas et des personnages. Le raisonnement, la discussion un peu lourde et qui avance pas à pas, l’argutie paradoxale, les types, les milieux refluent à pleines pages. Les liens se relâchent, la construction s’amenuise jusqu’à l’équilibre; il y a des transitions grossières, des imprévus naïfs; l'œuvre n’est plus une belle poterie de pâte homogène, mais un bloc d’aggloméré où pointent des cailloux disparates.

Le mariage, le célibat, l’enfant, l’adultère; la guerre, la patrie, la famille, l’amour, le bonheur; le féminisme, le sémitisme, le socialisme, M. Romain Rolland remet tout en question. Avec ténacité, il épuise tous les sujets. Jean-Christophe tient du journal écrit en hâte, au jour le jour. Une dissertation sur la liberté des femmes voisine avec un jugement sur la Bible. On y sent le reflet de la dernière lecture; on y touche la dernière impression; et sous ce pêle-mêle de réflexions, d’idées, de critiques, ronflent régulièrement les basses immuables: la souffrance, le sacrifice, l’art utilitaire, la foi dans la vie.

Sans doute, l’intention est toujours noble, les idées toujours saines, même contradictoires, car M. Romain Rolland pousse ses développements au point que les contraires semblent également vrais; sans doute, ses types sont gravés justes, en quelques traits incisifs: Lévy-Cœur le dilettante, Achille Roussin le député socialiste, la Feuillette le gniaf révolutionnaire; sans doute encore, une abondance généreuse gonfle ces pages; mais tout de même, à mesure, une oppression nous gagne dans ce fourré; une lassitude nous énerve, à force d'être frappé au visage par mille branchettes; nous souhaitons la délivrance, la clairière; et quand elle s’ouvre, à la seconde partie du Buisson Ardent, sous forme d’un roman brusque et tragique, nous crions d’allégresse. C’est la dissonance cruelle, humaine—le dernier ressaut des passions de Jean-Christophe—qui va se résoudre en la paix définitive de cette Nouvelle Journée, que M. Romain Rolland voulait justement nommer L’Aube Nouvelle. Le rythme musical de l'œuvre se referme sur un commencement: renouveau des générations croyantes, éclosion, dans la sérénité, de l'âme du héros, libérée de la chair, libérée de l’amour, de l’amitié même, face à face avec son dieu d’harmonie qu’elle a cherché dans une vie de tourmente.

Car, il faut le reconnaître, le meilleur de cet énorme ouvrage n’est point dans la pensée, mais dans la reconstitution d’une vie humaine. La partie censoriale, à laquelle M. Romain Rolland semble attacher le plus d’importance, et en vue de quoi il dit avoir formé son héros, est discutable et souvent peu originale. Par contre, le côté romanesque, et à proprement parler artistique, atteint à la perfection par la simplicité et la profondeur dans la sensibilité. Laissons le penseur aux discutailleries des critiques et admirons l’artiste sans réserve.

Quels livres sur la jeunesse de l’homme sont plus beaux que L’Aube, Le Matin et L’Adolescent! Où y a-t-il une compréhension plus magnifique de l’enfant, aboutissement des sèves d’une race, lentement éclairé par la vie dans son intériorité brumeuse! Certes, Jean-Christophe est un génie, recréé avec la chair et la pensée de tous les grands musiciens de Beethoven à Hugo Wolf, mais, avant tout, Jean-Christophe est un homme. On éprouve pour lui plus que de l’amitié, une sorte d’amour égoïste, parce qu’on se retrouve, à chaque instant, dans ses souffrances et ses joies qui remuent, au fond de nous-même, la couche des plus vieux souvenirs.

La beauté de ces ouvrages, et ce qui en assure la pérennité, est d’avoir constamment touché le général. On ne prend pas seulement à leur lecture le plaisir intellectuel de fréquenter des types bien observés, qui se meuvent dans une ambiance appropriée, on goûte, en outre, l’émotion plus rare de revivre sa propre existence jusqu’en des sensations vagues que le texte révèle et précise.

Tous, nous avons été Jean-Christophe, cette boule de vie, avenir et passé à la fois, gonflée de possibilités et tourmentée par les siècles; nous avons gémi, au berceau, sous l’emprise de l’éternelle douleur, et nous gardons aussi dans la mémoire des empreintes durables—«Le Fleuve... Les Cloches...»—qui dépassent notre conscience.

Nous découvrons le monde. Nous avons des complicités avec maman, des jeux avec les choses. Grand-père conte des histoires et nous forgeons des mythes. Nous portons en nous notre univers que nous régissons en maître. Nous sommes tendres, ingénus, avec la fierté puérile qui est l’égoïsme naturel, jusqu’au jour où nous trébuchons sur l’injustice.

Les épisodes s’enchaînent, admirables de délicatesse et de vérité humaines. Christophe est bafoué, chez des bourgeois où sa mère fait la cuisine, par les enfants qui reconnaissent sur son dos leurs vieux habits rajustés. Christophe frôle l’ombre de la mort en dénichant, dans une armoire, les vêtements d’un petit frère qu’il n’a jamais vu. Christophe s’aperçoit, à table, qu’il n’y a pas de pommes de terre pour tout le monde et se prive. Christophe réveille un jour «la divine musique» en heurtant le clavier d’une boîte merveilleuse...

Chaque étape sentimentale est marquée par un fait. Il n’y a pas d’analyse. Il n’y a que des actes dont les réactions sont grosses d’émotion et de philosophie. Le livre se développe comme une vie, dans le mouvement, avec des poussées lyriques et des cris de détresse. L’observation est toujours juste, la sensibilité toujours riche, la conception d’ensemble saine et robuste.

C’est la perfection même de l’art du roman, sans rabâchage psychologique et sans parti pris réaliste. Toutes les peintures sont simples et colorées comme il convient, avec finesse ou brutalité. La nature est à son plan, non point en descriptions extasiées, mais en notations courtes qui s’adressent à tous les sens: la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, et refont en nous le bel accord. Le bruit du grand fleuve, qui gronde derrière la maison, est sous toutes les pages et, deci delà, montent des fumets de campagne humide, comme si l’on se roulait en pleine herbe, sur la terre moite.

M. Romain Rolland a eu le courage de reprendre simplement la simple évolution de notre vie. Il aborde l’amour, avec raison, par l’amitié qui n’en est, dans l’affection de deux petits garçons, que la première secousse mystique. Puis, la femme paraît, encore fillette, ignorante, armée seulement de son instinct, et déchaîne tout le sentiment avec sa violence sincère et trouble qui épouvante et incline davantage à la chasteté. On ne sait pas encore. Il faudra une autre expérience pour viriliser l’amour, lui révéler la part des sens dans un baiser, avant de l’amener enfin à sa plénitude dans la possession triomphante.

C’est le cycle coutumier que notre âme a parcouru jusqu’en ses détours. Nous y retrouvons les échos de nos passions et les reflets des moindres nuances de notre sensibilité. Autant d’espoirs nous ont soulevés, autant de trahisons et de morts nous ont abattus. La douleur de Christophe est à la mesure des hommes, voilà pourquoi elle nous empoigne jusqu’aux larmes, jusqu’à nous faire pleurer de souvenir.

Qu’a-t-on écrit de plus pénétrant sur l’amitié, de plus simple et de plus émouvant sur la patrie, de plus tragique sur l’adultère? C’est Christophe qui tombe sur sa valise et sanglote à la frontière, en sentant tout à coup qu’on tient à sa terre natale par les entrailles, comme à sa mère. C’est Christophe qui revient furtivement en Allemagne embrasser sa vieille maman. C’est Christophe, assommé par la perte d’Olivier, qui renaît pour flamber comme une meule, dans une folie sensuelle, brève et dévastatrice...

Il faudrait tout citer. Il n’y a pas un épisode romanesque qui ne soit beau par sa qualité, sa mesure et touchant par la force du sentiment. Les personnages qui passent, candides, francs, douloureux, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, Françoise Oudon, Grazia, sont d’admirables créations, toutes pétries de nos misères et de nos aspirations éternelles. Un grand fleuve de pitié humaine déborde par tout le livre, en crue bienfaisante. Partout on sent un cœur qui palpite, qui souffre, qui aime, et qui, dans la détresse universelle, aggravée par l’état social, reprend la parole millénaire des sauveurs d’hommes: «S’aimer les uns les autres.»

—«Nous sommes faibles: aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé: «Je ne te connais plus.» Mais: «Courage ami. Nous sortirons de là.»

IV

Il semble que M. Romain Rolland atteigne à l’art sans effort et comme malgré lui, parce qu’il sent juste et profondément. Ses meilleures scènes sont, à coup sûr, jaillies toutes faites de son cerveau. Il les a pensées, les a recueillies, mais ne s’est point attardé à les reprendre ou à les polir, car il a «le dédain du style pour le style et de l’art pour l’art».

Et c’est tant pis. Au lieu de mettre bout à bout à peu près tout ce qui lui passe par la tête, d’écrire inépuisablement comme son Olivier, poussé peut-être par une force héréditaire, puisque son grand-père, le révolutionnaire Bonniard, eut toute sa vie la manie du journal, M. Romain Rolland aurait gagné à réduire ses livres et à raffiner son écriture.

Il n’y a pas de raison pour qu’un art qui poursuit une fin morale, au delà du beau, se relâche dans son expression. La fermeté des formules et la sobriété, au contraire, serviront plus efficacement la cause, et le but sera toujours mieux atteint par la précision, la clarté et la belle ordonnance. S’il convient de réagir contre ceux qui parlent pour ne rien dire, ce n’est point par le mépris de la forme. Les moules vides aussi bien que la matière brute sont négligeables. Il faut que la statue soit massive, mais qu’elle ait des lignes.

M. Romain Rolland écrit, à l’ordinaire, par petites phrases, tout uniment et sans recherche. Il déroule sa pensée comme elle vient, en la renforçant, au hasard, d’une image populaire, ingénieuse ou de mauvais goût. Il n’a point, d’ailleurs, le sens menu de l’élégance; il se tient au-dessus, dans la région de la force.

Sans se soucier des répétitions, ni s’escrimer au choix des mots, il se contente de se faire comprendre: l’expression manifeste l’idée ou l’impression avec d’autant plus de justesse qu’il est plus convaincu, plus touché. C’est la chaleur de son âme qui l’anime, et il monte à la strophe lyrique aussi bien qu’il tombe à la platitude. Il a des versets bibliques, des satires dans la tenue de Molière, des pages de verbalisme où miroite l’allitération; il a des chapitres troubles, des paragraphes compacts, et il y va quand même si la syntaxe n’y peut aller.

Son grand mérite, par ce temps de pudibonderie où pâlissent les meilleures revues, est dans la franchise de son verbe, dru, sain, tout gonflé de sang généreux, et, à l’occasion, gaillard ou brutal. On le sent de bonne souche provinciale. M. Romain Rolland a du terroir dans sa vendange, une verdeur savoureuse qui tient à la langue.

Il y a deux espèces d’écrivains: les gens de la ville et les gens de la terre. Les premiers joignent à l’esprit et au goût des subtilités psychologiques, une facile adresse de métier; les seconds sont plus maladroits, mais autrement puissants et ouverts à la nature. Ceux-là n’ont que de la cervelle; ceux-ci de la chair et des os, avec un cœur qui bat dessous.

M. Romain Rolland, qui est de ces derniers, a connu la longue enfance dans la campagne, où se dilatent précocement les âmes en s’accoutumant à sentir. Toute son œuvre a un solide fond de réalité sur lequel on marche d’aplomb, ainsi que sur une belle route, parmi des personnages, qui sont autant de compagnons d’étape, divers et bien vivants.

Avoir édifié Jean-Christophe est méritoire, dans cette époque de productions brèves, sans types, sans sujets, tout en notations épinglées les unes à la suite des autres. Les trois premiers volumes, qui sont la base, forment déjà une œuvre, c’est-à-dire un ensemble harmonieux, élevé pierre à pierre, sur lequel s’appuie le monument touffu comme les constructions formidables de Tolstoï.

M. Romain Rolland a été influencé profondément par la lourde personnalité du grand apôtre. Il est le miroir de Tolstoï dans ses dogmes et jusqu’en sa manière. Non seulement on retrouve chez lui la passion de la vérité, que Tolstoï nommait «l’héroïne de ses écrits», le souci de moraliser, la thèse de l’art religieux et des idées secondaires sur les bienfaits de la maladie, de la prière et la situation des artistes dans la société, mais encore la même façon de mêler au récit des réflexions personnelles, des parenthèses psychologiques, des hors-d'œuvre qui sont de véritables livres dans le livre.

Comme Tolstoï, M. Romain Rolland dispose autour de «la tragédie d’une âme» «les romans d’autres vies» et fouille également à fond les personnages accessoires. Chacun, à mesure qu’ils paraissent, apporte avec soi la révélation de son existence et l’étude de son milieu: l’aristocratie avec madame de Kerich, la petite bourgeoisie dans la famille Euler, le monde juif chez les Manheim, les professeurs chez Reinhart, la vieille France avec les Jeannin, et ceux qui habitent Dans la maison, et Les amies...

Constamment, d’ailleurs, le héros cède la place aux comparses, l’histoire aux sujets adventices. Dans cette œuvre à tiroir, analogue au Gil Blas, les épisodes se suivent plus qu’ils ne s’enchaînent, surtout vers la fin. Certes, la force créatrice, qui manque à tant de grands écrivains, les anime toujours, car M. Romain Rolland fait des hommes; mais ils sont tous sur le même plan. C’est le défilé de la fresque, ce n’est pas le paysage.

Plutôt qu’un fleuve, dont il n’a pas le débit naturel, Jean-Christophe semble une de ces énormes pagodes indoues—Tangore ou Sriringam—élevées à force de patience, étage à étage, et déroulant, en bas-reliefs superposés, la vie du dieu et les gestes de la race. C’est un monument artificiel, qui impose par sa masse, mais dont il faut déchiffrer le sens dans le tumulte des héros qui font grouiller la pierre, aux quatre flancs.

Le dieu est plus grand que son peuple; sa silhouette géante répète sur la fresque, de distance en distance, les mêmes attitudes qui symbolisent l’amour de la vie et le culte de la douleur. Il est tantôt fougueux et tantôt hiératique, soit qu’il souffre, lutte et vainque, soit qu’il discoure et affirme. Ses travaux le suivent, comme autant de lions enchaînés: il surmonte la mort, il surmonte sa chair, il surmonte la misère. Il aime immensément les hommes et fait, avec son cœur, de la musique pour les accorder. Pourtant, le meurtre a dans ses veines de terribles réveils: le voici, là-haut, qui fonce dans la foule, et il a du sang sur les mains. Alors il s’exile vers le faîte, plus solitaire, plus grand, les yeux levés dans l’éblouissement de la lumière. L’humanité passionnée l’abandonne; la matière s’écaille autour de son âme qui se révèle nue et pacifiée, brûlant au sommet comme une flamme sur un bûcher, harmonieuse.

Le peuple peine, ahane, gémit autour de lui. Il y a deux races: l’une pesante et esclave, l’autre légère et libre, qui se méprisent mutuellement. La muraille retrace leurs mœurs, leurs religions, leurs classes, leurs types et la communauté de leur détresse. C’est un fourmillement d’individus qui se bousculent, tombent, se relèvent et parfois s’agglomèrent en troupes compactes pour s’entretuer. Une végétation robuste remplit les vides. Des paysages entiers couvrent à profusion des assises. L’humanité et la nature se mêlent dans un bouillonnement de sève qui ride et fait frémir la paroi comme si elle remuait. La pyramide est toute vive, ondulante et lumineuse. Les mêmes vagues, d’où émerge le dieu, roulent indéfiniment sur les degrés. L’art est dans la force, dans l’expression, dans le sentiment; il n’y a point de fignolures. C’est taillé au marteau, à même le granit, sans souci des éclats, des rapports, au gré de l’inspiration, avec maîtrise ou naïveté.

L’intérêt se renouvelle dans chaque panneau, est complet dans chaque anecdote. Celui qui ne voit qu’une face est aussi satisfait que celui qui voit les quatre. La forme même du monument est négligeable, et peu importe qu’il soit couronné d’une terrasse ou d’une coupole. Tant qu’il y aura de la pierre et des bras, il montera pour retracer la vie des hommes avec la succession des temps. Il est le support de l’histoire, et la poussée de ses arêtes, de ses gradins, indépendants les uns des autres, ne signifie d’ensemble que la volonté de l’architecte.

Car l'œuvre de M. Romain Rolland ne comporte point de système, mais des aspirations. Il les a toutes, même les plus vagues, et il est bien trop généreux pour en sacrifier quelqu’une afin de se restreindre à une philosophie. Son idéalisme est imprécis, à la fois religieux et laïque, humanitaire et naturel. Il tend à la perfection spirituelle jusqu’au mysticisme et dénonce le christianisme; il cherche l’adoucissement de notre misère et adore la vie, qui est féroce. La vérité, c’est qu’il est trop sensible pour se figer dans une attitude. Tous les mouvements, qui firent vibrer le cœur des hommes, agitent le sien. Il a touché les limites du désespoir et de l’espérance et rien d’humain ne lui est étranger.

C’est un bon compagnon qui ne ménage point ses encouragements ni ses efforts. Son énergie seule est un exemple, soit qu’il combatte pour donner au peuple un théâtre divertissant et instructif, soit qu’il réintègre la musique à sa place parmi les arts, soit qu’il poursuive l’enseignement de la résignation et de la force par ses vies héroïques. La splendeur de sa sincérité est digne d’un Barbey, et on peut être sûr que le ver est déjà dans le fruit, quand il y porte le couteau.

Et plus que tout, c’est un homme de foi. Parce qu’il croit, il agit et combat. Toutes ses œuvres sont engendrées par une croyance: la nécessité d’un art populaire, l’urgence d’une réaction littéraire, morale... Il fait des drames un peu déclamatoires, des biographies alourdies de documents, un livre sans mesure, mais il fait quelque chose. Il veut être utile, servir ses frères innombrables dans la souffrance, et il les sert.

Hardiment poussé au premier rang parmi les adversaires du pyrrhonisme, il s’efforce d’effacer tout le sourire de Renan qui s’épuise sur les lèvres de la génération d’Anatole France. Il démasque les crocs dans les mâchoires, les trésors, volontairement ignorés, qui rouillaient au fond de nos âmes, et ne rougit point d'être nationaliste. C’est moins élégant, sans doute, mais plus vital, et l’important est de vivre.

L'œuvre de M. Romain Rolland, avec ses longueurs, ses redites, ses déductions hâtives, ses formes fléchissantes, demeure un monument d’exaltation de notre humanité. En grand artiste, qui veut se méconnaître à la façon de Tolstoï, il y a entassé les richesses inépuisables de sa sensibilité. Peut-être le temps ne respectera-t-il que les fresques où le sujet a trouvé, dans la simplicité, son expression définitive! Mais toujours les humbles, les faibles, tous ceux qui doutent, souffrent dans leur volonté, se tendent vers plus de bien, plus de beau, trouveront un ami à leur taille parmi ses héros.

Sa foi est une source chaude qui fait gonfler les germes timides au fond des jeunes poitrines. Elle est saine comme une rasade de vin de pays, le vieux vin de France qui laisse un peu de brume au cerveau en vous mettant du cœur au ventre. Maintenant il faut croire pour être fort, pour vivre, pour vaincre. Les hommes se poussent en déroute sur la neige et qui se couche est perdu: les autres lui passent sur le corps. Il faut marcher, pour être grand, parce qu’on a un bras où peut s’appuyer un camarade, simplement parce qu’on le doit:

«—Va, va, sans jamais te reposer.

—Mais où irai-je, Seigneur? Quoi que je fasse, où que j’aille, la fin n’est-elle pas toujours la même, le terme n’est-il point là?

—Allez mourir, vous qui devez mourir! Allez souffrir, vous qui devez souffrir! On ne vit pas pour être heureux. On vit pour accomplir ma Loi. Souffre. Meurs. Mais sois ce que tu dois être:—un Homme.»

*
*    *

Au terme de ce simple essai, je ne mets pas de point final. La mort de Jean-Christophe est tout illuminée déjà de la clarté des résurrections prochaines. Il serait injuste d’enfermer M. Romain Rolland dans les bornes d’une œuvre qui, pour être puissante et vaste, n’en est pas moins qu’un commencement. Je me suis efforcé de la comprendre, sans trahison, et les jugements que j’ai portés, parfois avec une âpre franchise, doivent rester à leur place liminaire. L’avenir est au talent divers et enthousiaste de M. Romain Rolland. Il l’emplira, n’en doutons pas, d’un renouveau de sa pensée et de son cœur, qui couvrira mon opinion de sa floraison magnifique.

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ALENÇON.—IMP. GEO. SUPOT.

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Erreurs corrigées:
d’une âpre sensivité=> d’une âpre sensitivité {pg 20}
Autant d’espoirs nous ont soulevé, autant de trahisons et de morts nous ont abattu.=> Autant d’espoirs nous ont soulevés, autant de trahisons et de morts nous ont abattus. {pg 109}

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 41738 ***