*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45513 *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont √©t√© corrig√©es. L'orthographe d'origine a √©t√© conserv√©e et n'a pas √©t√© harmonis√©e. M√âMOIRES DE TALLEMANT DES R√âAUX. PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT. Rue d'Erfurth, no 1, pr√®s de l'Abbaye. LES HISTORIETTES DE TALLEMANT DES R√âAUX. M√âMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SI√àCLE, PUBLI√âS SUR LE MANUSCRIT IN√âDIT ET AUTOGRAPHE; AVEC DES √âCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES, PAR MESSIEURS MONMERQU√â, Membre de l'Institut, DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU. TOME SIXI√àME PARIS, ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE, PLACE VEND√îME, 16. 1835 M√âMOIRES DE TALLEMANT. LE PARQUET. Le Parquet, qu'on appelle √† cette heure Potel-_Romain_, √† cause qu'il parle fort de Rome, o√π il a √©t√©, est fils d'un M. Potel, greffier du Conseil. Il n'avoit plus que sa m√®re quand il se mit dans le monde. C'√©toit un gros gar√ßon, noir et plein de rougeurs, la bouche enfonc√©e et les yeux de travers; avec cela il venoit de quitter la perruque, et avoit trois ou quatre moustaches postiches[1] de chaque c√¥t√©, o√π il y avoit plus de douze aunes de ruban noir: on n'avoit pas encore trouv√© les coins de cheveux. Il n'y avoit rien de plus plaisant que de voir Des Cures, autre louche, et lui se faire la r√©v√©rence. [1] Des m√®ches de faux cheveux. Le Parquet d√©buta par madame de Ribaudon, √† qui il donna les violons et la com√©die; il lui donna cadeau[2] et √† plusieurs autres; et un jour il mena les vingt-quatre violons aux Tuileries. Il n'√©toit bruit que de lui; il se fourroit parmi les gens de la cour, et il pouvoit se vanter que la cour et la ville se moquoient de lui en m√™me temps. On en fit un vaudeville assez plaisant: C'est monsieur Du Parquet, Cet homme si coquet; H√©! quoi, ne connoissez-vous pas Le brave Du Parquet et ses louches appas? Les dames dans le Cours, Pour lui, font mille tours; Et tous les princes, de bon c≈ìur, Lui vont criant: Parquet, ton serviteur. Il est divertissant Lui seul plus que cinq cents: Sans ce gar√ßon, le cabinet, Ni les ruelles n'ont rien de parfait. Et il y en avoit encore une qui disoit: Il n'est pas jusqu'au perroquet, Qui ne dise: _Bonjour Parquet_. [2] Repas donn√© √† des femmes ailleurs que chez soi. On a d√©j√† vu ce mot dans ces M√©moires, et Moli√®re l'emploie souvent. Cette chanson, chant√©e par tous les laquais, le fit d√©serter, et il alla √† Rome, o√π il fut assez long-temps pour √™tre appel√© au retour Potel-_Romain_. On avertit sa m√®re que ce gar√ßon se faisoit moquer de lui; mais cette bonne femme dit que c'√©toit une chose √©trange qu'on port√¢t une telle envie √† ce pauvre Parquet; qu'on vouloit l'emp√™cher de se faire valoir, que jamais gar√ßon n'avoit mieux d√©but√© que lui, que tout le monde l'aimoit √† la cour, que M. de Beaufort le voyoit de bon ≈ìil (c'√©toit au commencement de la R√©gence); que cela venoit de ses fr√®res; mais qu'ils avoient beau faire, qu'elle ne les aimeroit jamais autant que lui. Enfin cette femme mourut. Parquet, un peu revenu, s'en alla voyager; depuis il s'est fort mis dans la crapule et dans les chansons. Il a mis tout _Cyrus_ en couplets, sur l'air de _la Duchesse_; ils sont assez plaisants. Il est mort jeune. FOURBERIES. Un nomm√© Audebert de Poitiers et sa femme, pour bien marier une petite fille qui leur venoit de na√Ætre (c'√©toit leur premier enfant), se r√©solurent d'√™tre quinze ans sans coucher ensemble, ou du moins sans travailler √† la propagation du genre humain. A quinze ans ils la marient comme une fille unique, et dont la m√®re n'auroit plus d'enfants. Le soir m√™me des noces, Audebert et sa femme se remirent √† provigner, et elle con√ßut d√®s cette nuit-l√†. Le gendre fut bien √©tonn√© de voir sa belle-m√®re grosse et les testons[3] de sa femme chang√©s en demi-quarts d'√©cus. [3] Le teston, sous Henri IV et sous Louis XIII, valoit quinze sous, sauf de l√©g√®res variations; ainsi il √©quivaloit au quart d'√©cu. (_Voyez_ le _Trait√© historique des monnoies de France_, par Le Blanc.) Fureti√®re, ne sachant comment obliger sa m√®re √† lui donner partage, s'avisa d'une plaisante invention, mais qui n'√©toit pas autrement selon les bonnes m≈ìurs. Il avoit une s≈ìur assez jolie; il fait qu'un de ses amis se trouve une ou deux fois en lieu o√π elle √©toit; cet homme faisoit l'homme de qualit√©; il s'√©prend, il parle; la dame charge son fils de s'en informer. Cet homme se disoit d'aupr√®s de Reims. Fureti√®re apporte des lettres √† sa m√®re, o√π l'on disoit les plus belles choses du monde de cet homme; il envoyoit des gens de temps en temps, qui se disoient de Reims; la m√®re aussit√¥t s'informoit √† eux; ils disoient merveilles, et lui avouoient qu'il falloit que ce gentilhomme f√ªt bien amoureux, car, pour le bien, il auroit trouv√© tout autre chose. La m√®re, en se vantant, disoit √† son fils: ¬´Tu as toujours fait le bel esprit; trouve donc un parti comme celui-l√† pour toi.¬ª La demande se fait: on vient √† faire des articles. Le fils consent √† tout, pourvu que la m√®re l'√©gale; et quand il eut touch√© son fait, l'accord√© disparut. La fille, quoiqu'il y all√¢t du sien, car il avoit fallu souffrir quelques privaut√©s, dit que le tour lui avoit sembl√© si plaisant, qu'elle n'en pouvoit vouloir du mal √† son fr√®re. Le ma√Ætre du _Gros-Chenet_, h√¥tellerie dans la rue Saint-Martin, avoit le plus furieux nez qu'on ait jamais vu; c'√©toit un ma√Ætre nez, qui en avoit de petits aux deux c√¥t√©s. Un gentilhomme avoit accoutum√© de loger chez lui; et, comme cet homme √©toit bon et facile, il en emprunta √† diverses fois de petites sommes, et enfin cela monta jusqu'√† huit cents livres, et le gentilhomme lui en fit une promesse. Cet homme ne savoit ni lire ni √©crire, et, ne se d√©fiant point du cavalier, il se contenta de faire √©crire au dos de cette promesse par son _fillot_, le fils du savetier son voisin, _Promesse de monsieur un tel de la somme de huit cents livres_, et il la met parmi ses papiers. Au bout de quelque temps, le hobereau ne revenant point, l'h√¥telier appelle son fillot: ¬´Prends une telle promesse; lis: _Je soussign√© confesse, etc._¬ª Et, au lieu de seing, il y avoit: ¬´Quel chien de nez vous avez! quel grand diable de nez vous avez!¬ª Le petit gar√ßon lit tout, de suite. Son parrain, croyant qu'il se moquoit de lui, lui donne un beau soufflet: voil√† l'enfant √† pleurer, qui lui soutient qu'il y avoit ainsi. Il appelle quelqu'un. On dit que cet enfant ne mentoit pas. Il n'y avoit ni date ni nom. Le hobereau pourtant fut condamn√© quelque temps apr√®s, car on trouva des t√©moins, et on lui confronta son √©criture. Un pr√™tre, √† Arcueil, o√π est l'aqu√©duc, pour attraper de l'argent, s'associa avec un p√¢tissier du village, et lui fit porter au fond de l'aqu√©duc une manne pleine de tourti√®res de cuivre. L√†, toutes les nuits, il faisoit un bruit enrag√© avec ses tourti√®res: le pr√™tre servit fort √† faire accroire que c'√©toit le diable, et qu'il gardoit l√†-dedans de grands tr√©sors, et que, si on lui faisoit quelque offrande, on en tireroit bien des richesses. Trois jeunes gar√ßons, persuad√©s par leurs p√®res avares, y vont pour lui faire offrande chacun d'une pi√®ce de cinquante-huit sous; ils trouvent un homme avec une grande barbe qui leur dit: ¬´Que voulez-vous?--Nous venons vous faire offrande.--Vos pi√®ces ne sont pas de poids,¬ª leur dit-il. Ils y retournent avec des pi√®ces d'un √©cu[4], et rapportent chacun un plat d'argent d'un marc. Voil√† le monde bien √©tonn√©. La femme d'un sergent, dont le mari √©toit absent, eut le vent de cela; elle avoit deux mille cinq cents livres en argent; elle parle au pr√™tre, qui voulut mille √©cus, √† condition qu'au bout d'un mois elle en auroit quarante mille, et ainsi tous les mois, et que, quand elle auroit soixante et dix ans, le diable feroit d'elle ce qu'il lui plairoit: pour cela elle vendit des meubles, et parfit la somme de mille √©cus. Le sergent revient, demande ce que sont devenus ses meubles et son argent. ¬´L√†, l√†, dit-elle, ne faites point de bruit pour si peu de chose. Avant qu'il soit long-temps, vous verrez tel qui vous m√©prise, vous venir faire la cour.¬ª Elle lui conta l'histoire. Le pr√™tre s'en √©toit d√©j√† enfui; mais il fut attrap√©. On le condamna aux gal√®res et le p√¢tissier aussi; pour la femme du sergent, elle fut condamn√©e au fouet, pour s'√™tre, autant qu'en elle √©toit, donn√©e au diable (1651). [4] C'√©toit le louis d'argent que l'on fabriqua sous Louis XIII. MONDORY, OU L'HISTOIRE DES PRINCIPAUX COM√âDIENS FRAN√áOIS. Agnan a √©t√© le premier qui ait eu de la r√©putation √† Paris. En ce temps-l√†, les com√©diens louoient des habits √† la friperie; ils √©toient v√™tus inf√¢mement, et ne savoient ce qu'ils faisoient. Depuis vint Valeran[5], qui √©toit un grand homme de bonne mine; il √©toit chef de la troupe; il ne savoit que donner √† chacun de ses acteurs, et il recevoit l'argent lui-m√™me √† la porte. Il avoit avec lui un nomm√© Vautray, que Mondory a vu encore, et dont il faisoit grand cas. Il y avoit deux troupes alors √† Paris; c'√©toient presque tous filous, et leurs femmes vivoient dans la plus grande licence du monde; c'√©toient des femmes communes, m√™me aux com√©diens de la troupe dont elles n'√©toient pas. [5] L'abb√© de Marolles parle de cet acteur sous l'ann√©e 1616: ¬´Lorsque, dit-il, cette fameuse com√©dienne, appel√©e La Porte, montoit encore sur le th√©√¢tre, et qu'elle se faisoit admirer de tout le monde _avec Valeran_, et que Perrine et Gaultier √©toient des originaux qu'on n'a jamais su imiter.¬ª (_M√©moires de Marolles_, 1656, in-fol., p. 31.) Cette La Porte s'appeloit Marie Varnier; son mari, Mathurin Lef√®vre, avoit pris le nom de La Porte. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_ des fr√®res Parfaict, t. 3, p. 579.) Il est question de ces acteurs dans _le Voyage de ma√Ætre Guillaume en l'autre monde vers Henri le Grand_, Paris, 1612, p. 62. On y parle de femmes qui babillent ¬´comme personnes qui se ¬´vont d√©sennuyer √† l'h√¥tel de Bourgogne _pour voir jouer les bateleurs de Valeran et de La Porte_.¬ª Le premier qui commen√ßa √† vivre un peu plus r√©glement[6], ce fut Gaultier-Garguille[7]: il √©toit de Caen, et s'appeloit Fleschelles. Scapin, c√©l√®bre acteur italien, disoit qu'on ne pouvoit trouver un meilleur com√©dien. Gaultier √©tudioit son m√©tier assez souvent, et il est arriv√© quelquefois que, comme un homme de qualit√© qui l'affectionnoit l'envoyoit prier √† d√Æner, il r√©pondoit qu'il √©tudioit. [6] _Sic_, pour _r√©guli√®rement_. [7] Hugues Gueru, dit Fl√©chelles, dit _Gaultier-Garguille_, d√©buta dans la troupe du Marais, vers 1598. Sauval en fait une description fort plaisante. (_Antiquit√©s de Paris_, t. 3, p. 37.) Voyez aussi l'_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 4, p. 320. L'abb√© de Marolles, dans le passage d√©j√† cit√©, parle de _Perrine_ et de _Gaultier_; il indique aussi _la Farce de la querelle de Gaultier-Garguille et de Perrine, sa femme, avec la Sentence de s√©paration entre eux rendue_ √† Vaugirard, _par a, e, i, o, u, √† l'enseigne des Trois-Raves_. Cette pi√®ce bizarre a √©t√© r√©imprim√©e par Caron, dans sa Collection de fac√©ties. Belleville, dit Turlupin[8], vint un peu apr√®s Gaultier-Garguille, et ils ont long-temps jou√© ensemble avec La Fleur, dit Gros-Guillaume[9], qui √©toit le _farin√©_; Gaultier le vieillard, et Turlupin le fourbe. Turlupin, rench√©rissant sur la modestie de Gaultier-Garguille, meubla une chambre proprement; car tous les autres √©toient √©pars √ß√† et l√†, et n'avoient ni feu ni lieu. Il ne voulut point que sa femme jou√¢t (elle a jou√© depuis sa mort, √©tant remari√©e avec d'Orgemont dont nous parlerons ensuite), et il lui fit visiter le voisinage; enfin il vivoit en bourgeois. [8] Henri Le Grand s'appeloit Belleville dans le haut comique, et Turlupin dans la farce. On assure qu'il a jou√© la com√©die pendant cinquante-cinq ans. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, tome 4, p. 240.) Sauval donne sur lui quelques d√©tails au lieu d√©j√† cit√©. On a imprim√©, √† la suite du _Recueil g√©n√©ral des OEuvres et Fantaisies de Tabarin_, deux farces qui donnent une id√©e de la mani√®re de ce com√©dien. C'√©toient de v√©ritables parades d'un cynisme excessif. [9] Robert-Gu√©rin, dit La Fleur, dit Gros-Guillaume, farceur de l'H√¥tel de Bourgogne. ¬´Il ne portoit point de masque, mais se couvroit le visage de farine, et m√©nageoit cette farine, de sorte qu'en remuant seulement un peu les l√®vres, il blanchissoit tout d'un coup ceux qui lui parloient.¬ª (_Antiquit√©s de Paris_, par Sauval, tome 3, page 38.) La com√©die pourtant n'a √©t√© en honneur que depuis que le cardinal de Richelieu en a pris soin, et, avant cela, les honn√™tes femmes n'y alloient point. Il trouva Bellerose[10] sur le th√©√¢tre de l'H√¥tel de Bourgogne avec sa femme, bonne actrice, la Beaupr√© et la Violette, personne aussi bien faite qu'on en p√ªt trouver; elle a eu bien des galants, et, lorsqu'elle ne valoit plus rien, l'abb√© d'Armenti√®res, qui devint apr√®s l'a√Æn√©, par la mort de son fr√®re, la tira du th√©√¢tre, et en fit le fou √† un point si √©trange, qu'apr√®s sa mort il eut long-temps le cr√¢ne de cette femme dans sa chambre. [10] Pierre Le Messier, dit Bellerose, un des meilleurs acteurs de ce temps-l√†. On croit que c'est lui qui a jou√© d'original le r√¥le de _Cinna_. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, tome 5, page 24.) On voit dans la Gazette en vers de Robinet, du 25 janvier 1670, que Bellerose venoit de mourir. Mondory commen√ßa √† paro√Ætre en ce temps-l√†. Il √©toit fils d'un juge ou d'un procureur fiscal de Thiers, en Auvergne[11], o√π l'on faisoit autrefois toutes les cartes √† jouer; pour lui, il se disoit fils de juge. Son p√®re l'envoya √† Paris chez un procureur. On dit que ce procureur, qui aimoit assez la com√©die, lui conseilla d'y aller les f√™tes et les dimanches, et qu'il y d√©penseroit et s'y d√©baucheroit moins que partout ailleurs. Il y prit tant de plaisir qu'il se fit com√©dien lui-m√™me; et, quoiqu'il n'e√ªt que seize ans, on lui donnoit des principaux personnages, et insensiblement il fut le chef d'une troupe, compos√©e de Le Noir et de sa femme qui avoit √©t√© au prince d'Orange. Cette Le Noir √©toit aussi jolie personne qu'on p√ªt trouver. Le Noir mourut, et sa femme s'en tira. Le comte de Belin, qui avoit Mairet √† son commandement, faisoit faire des pi√®ces, √† condition qu'elle e√ªt le principal personnage; car il en √©toit amoureux, et la troupe s'en trouvoit bien. La Villiers[12] y √©toit aussi. On dit que Mondory s'en √©prit, mais qu'elle le ha√Øssoit; et que la haine qui fut entre eux fut cause, qu'√† l'envie l'un de l'autre, ils se firent deux si excellentes personnes en leur m√©tier. Le comte de Belin, pour mettre cette troupe en r√©putation, pria madame de Rambouillet de souffrir qu'ils jouassent chez elle la _Virginie_ de Mairet[13]. Le cardinal de La Valette y √©toit, qui fut si satisfait de Mondory, qu'il lui donna pension. Il en donnoit comme cela aux hommes extraordinaires qui lui plaisoient. [11] Jusqu'√† pr√©sent on le croyoit d'Orl√©ans. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 96.) [12] La femme de Villiers, ou de De Villiers, auteur m√©diocre et bon acteur; il jouoit les valets. [13] En 1631. (T.)--Cette tragi-com√©die de Mairet fut imprim√©e en 1635. Mondory eut toujours de la reconnoissance pour madame de Rambouillet; car ce fut de ce jour-l√† qu'il commen√ßa √† entrer en quelque cr√©dit. Sa femme n'a jamais pens√© √† monter sur le th√©√¢tre, et lui n'a jamais jou√© √† la farce; c'est le premier qui s'est avis√© de cela: Bellerose y jouoit. Il ne laissa voir sa femme √† personne, et il disoit aux gens: ¬´C'est une innocente qui ne bouge des √©glises.¬ª Il tiroit part et demie. Il √©toit de certaines conversations spirituelles chez Giry[14] et chez Du Ryer[15], et faisoit des vers passablement: il ne manquoit point d'esprit, et savoit fort bien son monde. Je me souviens qu'on fit une certaine pi√®ce qu'on appeloit _l'Esprit Fort_[16], o√π l'on avan√ßoit, en contant les visions de l'Esprit Fort, que Mondory faisoit mieux que Bellerose[17]; et, Bellerose, car c'√©toit √† l'H√¥tel de Bourgogne, et en parlant √† lui, qu'on disoit cela, faisoit la plus sotte mine du monde √† cet endroit-l√†, au lieu de ne faire pas semblant de l'entendre. Cependant tout le monde fut bient√¥t de l'avis de _l'Esprit Fort_; mais le Roi, peut-√™tre pour faire d√©pit au cardinal de Richelieu, qui affectionnoit Mondory, tira Le Noir et sa femme de la troupe du Marais (c'est o√π jouoit Mondory), et les mit √† l'H√¥tel de Bourgogne[18]. Mondory prit Baron[19], et dans peu sa troupe valoit encore mieux que l'autre; car lui seul valoit mieux que tout le reste: il n'√©toit ni grand, ni bien fait; cependant il se mettoit bien, il vouloit sortir de tout √† son honneur, et, pour faire voir jusqu'o√π alloit son art, il pria des gens de bon sens, et qui s'y connoissoient, de voir quatre fois de suite la _Marianne_[20]. Ils y remarqu√®rent toujours quelque chose de nouveau; aussi, pour dire le vrai, c'√©toit son chef-d'≈ìuvre, et il √©toit plus propre √† faire un h√©ros qu'un amoureux. Ce personnage d'H√©rode lui co√ªta bon; car, comme il avoit l'imagination forte, dans le moment il croyoit quasi √™tre ce qu'il repr√©sentoit, et il lui tomba en jouant ce r√¥le une apoplexie sur la langue qui l'a emp√™ch√© de jouer depuis[21]. Le cardinal de Richelieu l'y obligea une fois; mais il ne put achever[22]. Si ce cardinal e√ªt voulu, au moins Mondory en e√ªt-il pu instruire d'autres; mais, pour cela, il e√ªt fallu lui donner de l'autorit√©, car il n'y avoit si petit acteur qui ne cr√ªt en savoir autant que lui. Ce fut lui qui fit venir Bellemore, dit le _Capitan Matamore_[23], bon acteur. Il quitta le th√©√¢tre parce que Desmarets lui donna, √† la chaude, un coup de canne derri√®re le th√©√¢tre de l'H√¥tel de Richelieu. Il se fit ensuite commissaire de l'artillerie, et y fut tu√©. Il n'osa se venger de Desmarets, √† cause du cardinal, qui ne le lui e√ªt pas pardonn√©. [14] Louis Giry, avocat. Il √©toit des assembl√©es qui se tenoient chez Conrart, mais il s'en √©toit retir√©; et le cardinal de Richelieu le fit proposer par Bois-Robert pour √™tre de l'Acad√©mie fran√ßoise. (_Histoire de l'Acad√©mie_, par Pellisson; Paris, 1730, t. 1, p. 6 et 208.) [15] Pierre Du Ryer, de l'Acad√©mie fran√ßoise. On a de lui dix-neuf pi√®ces de th√©√¢tre, aussi mauvaises les unes que les autres. [16] _L'Esprit Fort, ou l'Ang√©lie_, com√©die en cinq actes et en vers de Jean Claveret, avocat d'Orl√©ans. [17] Le personnage du po√®te des _Visionnaires_ a bien fait voir ce que c'√©toit que Mondory; personne n'en a approch√©. (T.)--_Les Visionnaires_ sont de Desmarets. Cette pi√®ce eut un grand succ√®s; elle n'est pas sans m√©rite. [18] Le Noir et sa femme quitt√®rent, en 1634, la troupe du Marais pour passer √† l'H√¥tel de Bourgogne. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 95.) [19] C'√©toit le p√®re du c√©l√®bre Baron. [20] _Marianne_, trag√©die de Tristan l'ermite, jou√©e en 1636, et imprim√©e en 1637. Cette pi√®ce s'est soutenue pendant cent ans au th√©√¢tre, et elle eut un succ√®s qui sembla balancer celui du _Cid_. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 191.) [21] Il fut frapp√© d'apoplexie en jouant, et il en demeura paralytique, ce qui fit dire au prince de Gu√©men√©: _Homo non periit, sed periit artifex_. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 98.) [22] Le cardinal de Richelieu le fit revenir √† Paris, et l'engagea √† jouer le principal r√¥le dans la com√©die de _l'Aveugle de Smyrne_; mais il n'en put jouer que quelques actes. (_M√©moires pour servir √† l'Histoire du th√©√¢tre, et sp√©cialement √† la Vie des plus c√©l√®bres com√©diens fran√ßois_, dans le _Mercure de France_, mai, 1738, p. 826.) [23] Cet acteur n'√©toit connu, jusqu'√† pr√©sent, que par le nom de son r√¥le. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 350.) Bellemore est mis, par les fr√®res Parfait, au nombre des acteurs sur lesquels on n'a conserv√© aucune notion (p. 104.) Le cardinal, apr√®s que Mondory eut cess√© de monter sur le th√©√¢tre, faisoit jouer les deux troupes ensemble chez lui, et il avoit dessein de n'en faire qu'une. Baron et la Villiers, avec son mari, et Jodelet[24] m√™me all√®rent √† l'H√¥tel de Bourgogne. D'Orgemont et Floridor avec la Beaupr√© soutinrent la troupe du Marais, √† laquelle Corneille, par politique, car c'est un grand avare, donnoit ses pi√®ces; car il vouloit qu'il y e√ªt deux troupes. [24] Julien Geoffrin, dit _Jodelet_. Il √©toit le _farin√©_ du th√©√¢tre du Marais. (M√©moires de Tallemant, t. 3, p. 38.) Tallemant a consacr√© un petit article √† cet acteur (_ibid._, p. 42). Apr√®s avoir jou√© pendant vingt-cinq ans sur le th√©√¢tre du Marais, il eut ordre du Roi d'entrer dans la troupe de l'h√¥tel de Bourgogne. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, tome 5, p. 95.) Il mourut au mois de mars 1660. (_Ibid._, tome 6, p. 240.) Loret, dans sa _Muse historique_, lui fit cette na√Øve √©pitaphe: Ici g√Æt qui de Jodelet Joua cinquante ans le rolet, Et qui fut de m√™me farine, Que Gros-Guillaume et Jean-Farine, Hormis qu'il parloit mieux du nez Que lesdits deux enfarin√©s. Il fut un comique agr√©able, Et, pour parler selon la fable, Paravant que Clothon, pour nous pleine de fiel, E√ªt ravi d'entre nous cet homme de th√©√¢tre, Cet homme archiplaisant, cet homme archifol√¢tre, La terre avoit son Mome aussi bien que le ciel. D'Orgemont, √† mon go√ªt, valoit mieux que Bellerose, car Bellerose √©toit un com√©dien fard√©, qui regardoit o√π il jetteroit son chapeau, de peur de g√¢ter ses plumes: ce n'est pas qu'il ne f√Æt bien certains r√©cits, et certaines choses tendres, mais il n'entendoit point ce qu'il disoit. Baron de m√™me n'avoit pas le sens commun; mais si son personnage √©toit celui d'un brutal, il le faisoit admirablement bien. Il est mort d'une √©trange fa√ßon. Il se piqua au pied, en marchant trop brutalement sur son √©p√©e, comme il faisoit le personnage de don Di√®gue, au _Cid_, et la gangr√®ne s'y mit. Floridor[25] √©toit amoureux de la femme de Baron, et une fois qu'il sembla au mari qu'elle avoit parl√© trop passionn√©ment √† Floridor, au sortir de la sc√®ne, il lui donna deux bons soufflets. Elle est encore fort jolie; ce n'est pas une merveilleuse actrice, mais elle est fort bien, et elle r√©ussit admirablement pour la beaut√©; cependant elle a eu seize enfans[26]. [25] Josias de Soulas, sieur de Prinefosse, dit _Floridor_. Il √©toit noble et prenoit le titre d'√©cuyer. (_Voyez_ la note de la p. 32 du t. 5 de ces _M√©moires_.) [26] Mademoiselle Baron, m√®re du c√©l√®bre Baron, jouoit les r√¥les tragiques et ceux du haut comique. ¬´Sa beaut√© surpassoit encore ses talents pour le th√©√¢tre. On rapporte que, lorsqu'elle se pr√©sentoit pour avoir l'honneur de paro√Ætre √† la toilette de la Reine-m√®re, Sa Majest√© disoit √† toutes ses dames: ¬´Mesdames, voil√† la Baron;¬ª et elles prenoient la fuite. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, tome 9, page 155.) Elle mourut des suites d'un saisissement, au mois de septembre 1662. On lit dans la _Muse historique_ de Loret, √† la date du 9 septembre: Cette actrice de grand renom Dont la Baronne √©toit le nom, Cette merveille du th√©√¢tre, Dont Paris √©toit idol√¢tre, Qui, par ses r√©cits enchanteurs, Ravissoit tous ses auditeurs De sa belle et tendre mani√®re, Est depuis deux jours dans la bi√®re; Et la mort n'a point respect√© Cette singuli√®re beaut√©, Faisant p√©rir en sa personne Une gr√¢ce toute mignonne, Un air charmant, un teint de lis, Mille et mille agr√©ments jolis Qui des yeux √©toient les d√©lices, Bref, une des rares actrices, Qui, pour notre f√©licit√©, Sur la sc√®ne ait jamais mont√©. D√®s que l'on voyoit son visage, Tous les c≈ìurs lui rendoient hommage; Son discours et son action Inspiroient de l'attention; Soit qu'elle f√ªt reine ou berg√®re, D√©esse, ou nymphe bocag√®re, Elle plaisoit √† tout moment..... . . . . . . . . . . . . . . . . . Approchant ses derniers moments Elle re√ßut ses sacrements; Et comme durant son bel √¢ge Elle joua maint personnage Dans des d√©guisements divers, Voyez son √©pitaphe en vers: Ici g√Æt qui fut Indienne, Boh√©mienne, Egyptienne, Ath√©nienne, Arm√©nienne, Qui fut Turque, qui fut pa√Øenne, Le tout comme com√©dienne, Et puis mourut bonne chr√©tienne. D'Orgemont mourut bient√¥t apr√®s[27]. Floridor, qui y est aujourd'hui, lui succ√©da. Il jouoit encore au Marais avec la Beaupr√©[28], vieille et laide, quand il arriva une assez plaisante chose. Sur le th√©√¢tre, elle et une jeune com√©dienne se dirent leurs v√©rit√©s. ¬´Eh bien! dit la Beaupr√©, je vois bien, mademoiselle, que vous voulez me voir l'√©p√©e √† la main.¬ª Et en disant cela, c'√©toit √† la farce, elle va qu√©rir deux √©p√©es point √©point√©es. La fille en prit une, croyant badiner. La Beaupr√©, en col√®re, la blessa au cou, et l'e√ªt tu√©e, si on n'y e√ªt couru. Depuis, M. de Beaufort donnant certaine com√©die o√π cette fille √©toit n√©cessaire, il l'alla prier de venir. Elle y alla emb√©guin√©e, quoiqu'elle e√ªt jur√© de ne jouer jamais avec la Beaupr√©. Plusieurs personnes lui parl√®rent d'accommodement; elle dit qu'elle n'en vouloit rien faire, et elle s'en alla d√®s qu'elle eut fini, car son r√¥le ne duroit pas jusqu'√† la fin de la pi√®ce. Cette Beaupr√© quitta le th√©√¢tre il y a six ans, et pr√©sentement elle joue en Hollande. [27] Ce passage indique l'√©poque de la mort de ce com√©dien de la troupe du Marais. Elle √©toit plus incertaine auparavant. (Voyez _l'Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 102.) [28] Segrais en parle en ces termes: ¬´La Beaupr√©, excellente com√©dienne de ce temps-l√†, qui a jou√© aussi dans les commencements de la grande r√©putation de M. Corneille, disoit: ¬´M. Corneille nous a fait un grand tort; nous avions ci-devant des pi√®ces de th√©√¢tre pour trois √©cus, que l'on nous faisoit en une nuit; on y √©toit accoutum√© et nous gagnions beaucoup; pr√©sentement les pi√®ces de M. Corneille nous co√ªtent bien de l'argent, et nous gagnons peu de chose.¬ª (_M√©moires anecdotes de Segrais_; Amsterdam, 1723, p. 213.) Floridor, las d'√™tre au Marais avec de m√©chants com√©diens, acheta la place de Bellerose[29] avec ses habits, moyennant vingt mille livres; cela ne s'√©toit jamais vu. Le chef ayant part et demie dans la pension que le Roi donne aux com√©diens de l'H√¥tel de Bourgogne, c'est ce qui fit donner cet argent. Ce Floridor est fils d'un ministre; il s'appelle Josias. Autrefois, quand il paroissoit, du temps de Mondory, les laquais crioient sans cesse: ¬´_Josias, Josias._¬ª Ils le faisoient enrager. C'est un m√©diocre com√©dien, quoi que le monde en veuille dire; il est toujours p√¢le; cela vient d'un coup d'√©p√©e qu'il a eu autrefois dans le poumon; ainsi point de changement de visage. Montfleury[30], s'il n'√©toit point si gros, et qu'il n'affect√¢t point trop de montrer sa science, seroit un tout autre homme que lui. Jodelet, pour un _farin√©_ na√Øf, est un bon acteur; il n'y a plus de farce qu'au Marais, o√π il est, et c'est √† cause de lui qu'il y en a. Il dit une plaisante chose au _Timocrate_[31] du jeune Corneille, dont la sc√®ne est √† Argos; on lui avoit dit qu'il y avoit dans cette ville-l√† une fontaine o√π Junon, tous les ans, revenoit prendre une nouvelle virginit√©. Il vint conter cela apr√®s que la pi√®ce fut achev√©e[32], et dit: ¬´S'il y avoit une fontaine comme cela au Marais, il faudroit que le bassin en f√ªt bien grand.¬ª Il fait bien un personnage de valet, et Villiers dit: ¬´_Philippin_[33], mari de la Villiers, ne le fait pas mal aussi, mais n'est pas si bien.¬ª Jodelet parle du nez, pour avoir √©t√© mal pans√© de la v....., et cela lui donne de la gr√¢ce. Gros-Guillaume autrefois ne disoit quasi rien; mais il disoit les choses si na√Øvement, et avoit une figure si plaisante, qu'on ne pouvoit s'emp√™cher de rire en le voyant; peut-√™tre s'il f√ªt venu du temps de Trivelin, de Scaramouche et de Briguelle[34], qu'il n'auroit pas tant fait rire les gens. [29] Bellerose s'est fait d√©vot; mais sa femme n'a point quitt√©. (T.) [30] Zacharie-Jacob, dit Montfleury, p√®re de l'auteur comique, √©toit bien n√©, et apr√®s avoir √©t√© page du duc de Guise, il se donna au th√©√¢tre. C'est lui qui accusa Moli√®re d'avoir √©pous√© sa propre fille. Notre grand po√®te est maintenant bien lav√© de cette injure. (Voyez l'_Histoire de Moli√®re_, par J. Taschereau, deuxi√®me √©dition, 1828, p. 89.) ¬´On pr√©tend que Montfleury mourut par les efforts violents qu'il fit en jouant Oreste, o√π l'on assure que son ventre s'ouvrit. Il √©toit si prodigieusement gros, qu'il √©toit soutenu par un cercle de fer. Il faisoit des tirades de vingt vers de suite, et poussoit le dernier avec tant de v√©h√©mence, que cela excitoit des brouhahas et des applaudissements qui ne se finissoient point. Il √©toit plein de sentiments path√©tiques, et quelquefois jusqu'√† faire perdre la respiration aux spectateurs.¬ª (_Mercure de France_, de mai 1738, p. 830.) [31] Trag√©die de Thomas Corneille, repr√©sent√©e en 1656. [32] Il fit cette plaisanterie dans la farce qui terminoit le spectacle. (_Voyez_ plus haut la m√™me anecdote rapport√©e par Tallemant dans l'Historiette de Jodelet, t. 3, p. 42 de ces _M√©moires_.) [33] Ce nom de _Philippin_ √©toit celui du valet dans _le Festin de Pierre_ de de Villiers, tragi-com√©die en cinq actes, repr√©sent√©e en 1659. [34] C'√©toient trois c√©l√®bres acteurs du Th√©√¢tre Italien. Il faut finir par la B√©jard[35]. Je ne l'ai jamais vue jouer; mais on dit que c'est la meilleure de toutes. Elle est dans une troupe de campagne[36]; elle a jou√© √† Paris, mais √ß'a √©t√© dans une troisi√®me troupe qui n'y fut que quelque temps. Son chef-d'≈ìuvre, c'√©toit le personnage d'Epicharis, √† qui N√©ron venoit de faire donner la question[37]. [35] Madeleine B√©jart, ou _B√©jard_, fille de Joseph B√©jart, huissier ordinaire du Roi √®s eaux et for√™ts, et de Marie Herv√©, sa femme, baptis√©e sur la paroisse Saint-Gervais, √† Paris, le 8 janvier 1618. (_Note communiqu√©e par M. Beffara._) [36] Madeleine B√©jart et Jacques B√©jart, son fr√®re, d√®s 1645, concoururent avec Moli√®re √† former, √† Paris, une troupe de com√©diens, sous le nom de l'_Illustre th√©√¢tre_. Louis B√©jart, autre fr√®re, se r√©unit √† eux plus tard. Cette troupe, apr√®s avoir jou√© √† Paris, parcourut la province, passa √† Nantes en 1648; revint √† Paris en 1650, o√π elle joua √† l'H√¥tel de Conti. En 1653, elle se rendit √† Lyon et dans diff√©rentes villes du Languedoc et de Provence; elle y joua, entre autres pi√®ces, _l'√âtourdi_ et _le D√©pit amoureux_. Enfin, au mois d'octobre 1658, la troupe de Moli√®re vint se fixer √† Paris. (_Note communiqu√©e par M. Beffara._) [37] Nous ignorons de quel auteur √©toit cette trag√©die d'_√âpicharis_. Elle n'est pas indiqu√©e par les fr√®res Parfait, par Beauchamp, ni par le duc de La Valli√®re. Un gar√ßon, nomm√© Moli√®re, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre[38]; il en fut long-temps amoureux, donnoit des avis √† la troupe, et enfin s'en mit et l'√©pousa[39]. Il fait des pi√®ces o√π il y a de l'esprit; ce n'est pas un merveilleux acteur, si ce n'est pour le ridicule. Il n'y a que sa troupe qui joue ses pi√®ces; elles sont comiques[40]. Il y a dans une autre troupe un nomm√© Filandre qui a aussi de la r√©putation; mais il ne me semble pas naturel. La Bellerose est la meilleure com√©dienne de Paris; mais elle est si grosse que c'est une tour[41]. La Beauch√¢teau est aussi bonne com√©dienne; elle ne manque jamais, et fait bien certaines choses[42]. [38] Tallemant est le seul √©crivain qui parle de cette circonstance. On croit que Moli√®re, apr√®s avoir √©tudi√© en droit √† Orl√©ans, se fit recevoir avocat. [39] Erreur de Tallemant. Moli√®re √©pousa, le 20 f√©vrier 1662, Armande-Gresinde-√âlisabeth B√©jart, s≈ìur de Madeleine. Ce passage, relatif √† Moli√®re, a √©t√© √©crit par Tallemant √† la marge de son manuscrit. Il est un peu plus r√©cent que le texte principal de l'ouvrage. [40] Moli√®re n'avoit donn√© que deux pi√®ces, _l'√âtourdi_, repr√©sent√© √† Lyon en 1653, et _le D√©pit amoureux_, jou√© √† B√©ziers, en 1654. Moli√®re ne commen√ßa √† jouer √† Paris qu'en octobre 1658, et _les Pr√©cieuses ridicules_, o√π le g√©nie de Moli√®re commen√ßa √† se r√©v√©ler, furent repr√©sent√©es pour la premi√®re fois le 18 novembre 1659. Tallemant ne pouvoit donc pas encore suffisamment appr√©cier Moli√®re. [41] On ne sait rien sur la Bellerose; on ignore m√™me quels r√¥les elle remplissoit. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 5, p. 28.) [42] Madeleine Bouget, femme de Fran√ßois Ch√¢telet, dit Beauch√¢teau, et m√®re du petit Beauch√¢teau. (_Ibid._, t. 9, p. 413.) Le th√©√¢tre du Marais n'a pas un seul bon acteur ni une seule bonne actrice. Il y a √† cette heure une incommodit√© √©pouvantable √† la com√©die, c'est que les deux c√¥t√©s du th√©√¢tre sont pleins de jeunes gens assis sur des chaises de paille; cela vient de ce qu'ils ne veulent pas aller au parterre[43], quoiqu'il y ait souvent des soldats √† la porte, et que les pages ni les laquais ne portent plus d'√©p√©es. Les loges sont fort ch√®res, et il y faut songer de bonne heure. Pour un √©cu ou pour un demi-louis[44], on est sur le th√©√¢tre; mais cela g√¢te tout, et il ne faut quelquefois qu'un insolent pour tout troubler. Les pi√®ces ne sont plus gu√®re bonnes. [43] On √©toit alors debout au parterre. Cet usage s'est maintenu jusque vers 1782, √©poque de la construction du Th√©√¢tre-Fran√ßois, au Palais-Royal. [44] Tallemant parle ici de l'√©cu d'or, qui √©toit √† peu pr√®s de la valeur du demi-louis. On avoit commenc√©, en 1640, √† fabriquer des louis et des demi-louis d'or, ainsi que des louis d'argent. (Voyez le _Trait√© historique des monnoies de France_ de Le Blanc.) CONTES DE PR√âDICATEURS ET DE MINISTRES. M. de M√¢con, ci-devant M. de Sarlat, a eu grande r√©putation pour la pr√©dication, quand il √©toit M. de Lingendes[45]. Il pr√™choit une fois un car√™me √† Rennes, il √©toit alors √† Monsieur; il avoit √©t√© avant cela au comte de Moret. Un charlatan, qui se disoit aussi √† Monsieur, le vint trouver un jour, et lui dit qu'√©tant √† m√™me ma√Ætre et de m√™me profession[46], il avoit pris la hardiesse de lui venir faire la r√©v√©rence. ¬´H√©! qui √™tes-vous, monsieur?--Je suis, dit-il, cet homme qui monte sur le th√©√¢tre dans cette place; nous parlons tous deux en public.¬ª M. de Rennes arrive l√†-dessus. ¬´Monsieur, lui dit M. de Lingendes, je suis ravi d'une chose; si par hasard je tombois malade, voil√† monsieur qui ach√®vera: nous sommes de m√™me _profession_.¬ª Il e√ªt √©t√© plus t√¥t √©v√™que s'il n'e√ªt point √©t√© √† Monsieur. Son cousin, le P√®re de Lingendes[47], un des meilleurs pr√©dicateurs de la Soci√©t√©, le remit bien avec les J√©suites; il √©toit brouill√© avec eux; il le fit pr√™cher dans leurs √©glises. Ce furent eux qui, par le moyen de M. de Noyers, le firent √©v√™que de Sarlat; depuis il permuta pour d'autres b√©n√©fices, et enfin il fut √©v√™que de M√¢con √† la r√©gence. Il ne sait que m√©diocrement ce que c'est qu'√©loquence; il y a quelquefois beaucoup d'esprit dans ses sermons; il fait quelquefois aussi des pr√©dications de cordelier; il se pique surtout de bien entendre saint Paul; cependant, quand il l'explique, on ne l'entend pas autrement. On en a fort m√©dit avec une madame de Marigny, femme d'esprit, qui logeoit sur la Tournelle; il y avoit un vaudeville: √âloquente de Marigny, Quel amoureux te baise? Je le connois, je l'ai vu dans la chaise. [45] Neveu de Lingendes le po√®te. (T.)--Jean de Lingendes, √©v√™que de Sarlat, en 1642, fut promu au si√©ge de M√¢con en 1650. Ce fut lui qui pronon√ßa, √† Saint-Denis, l'oraison fun√®bre de Louis XIII. [46] La femme d'un mar√©chal ferrant disoit au mar√©chal de Biron: ¬´H√©! monsieur, √† cause du m√©tier, faites-moi rendre mon √¢ne.¬ª (T.) [47] Claude Lingendes, n√© en 1591, devint provincial de France, et mourut √† Paris, sup√©rieur de la maison professe, le 12 avril 1660. Il passe pour un bon courtisan, et il est toujours pr√™t √† flatter ceux qui donnent les b√©n√©fices. Une fois il dit une chose chez madame Saintot[48], qui n'√©toit gu√®re judicieuse. Quelqu'un lui dit: ¬´Je pense que le sermon d'hier est le meilleur que vous ayez fait.--Le meilleur que j'aie fait, reprit-il, c'est celui d'un tel jour; il me valut soixante pistoles.¬ª Une autre fois il √©toit encore chez madame Saintot, avec quatre ou cinq autres pr√©lats ou abb√©s; pas un ne sut dire quelle f√™te il √©toit. [48] Cette madame Saintot, qui √©toit si √©prise de Voiture. (_Voyez_ l'Historiette de Voiture, t. 2, p. 272 et suiv.) Un cur√©, au pr√¥ne, dit: ¬´Voyons quelle f√™te il y a cette semaine: Saint-Simon Saint-Jude. Judas f√™t√©! Il ne faudra la ch√¥mer que le matin pour saint Simon, ou, plut√¥t, point du tout, pour apprendre √† saint Simon √† hanter mauvaise compagnie.¬ª Un ministre disoit toujours en pr√™chant: _Il n'y a ni rime ni raison_, et il r√©p√©toit cela cent fois pour un sermon. Ses brebis s'en ennuy√®rent, et en demand√®rent un autre. On leur dit: ¬´Eh bien! √™tes-vous contents?--Oui, dirent-ils na√Øvement, il n'y a ni rime ni raison √† ses sermons.¬ª Un pr√©dicateur, ne voyant pour tout auditeurs que sept femmes, leur dit: ¬´Je ne laisserai pas de pr√™cher; notre Seigneur pr√™cha bien pour trois p......, et vous voil√† sept.¬ª Le P√®re Bouvard, Cordelier, avoit de l'esprit, mais il disoit quelquefois de grandes grotesques. En pr√™chant sur _Flos campi_, il dit que cette tulipe avoit √©t√© fouett√©e pour nous. On dit une _tulipe fouett√©e_[49]; il m√©ritoit d'√™tre fouett√© lui-m√™me. [49] C'est une tulipe marqu√©e de petites raies, particuli√®rement de lignes rouges sur fond blanc, qui ressemblent √† des traces de coups de fouet. (_Dict. de Tr√©voux._) Un pr√©dicateur disoit qu'on appeloit la femme _mulier_, parce qu'elle est _mule hier, mule aujourd'hui, mule in √¶ternum_. Un ministre gascon, en pr√™chant sur la parabole de _la vigne_, pr√™cha si longuement, qu'un des auditeurs s'en alla en disant qu'il alloit qu√©rir une serpe pour faire un passage √† ce pauvre homme; qu'autrement il ne sortiroit jamais de cette vigne. Un moine pr√™choit √† Cinq-Queues, pr√®s Pont-Sainte-Maxence, le jour de la f√™te du village. Il crut que le patron s'appeloit saint Queux; dans son sermon, il leur dit: ¬´Il faut que vous imitiez en toutes choses votre bon patron, _M. saint Queux_.¬ª Un marguillier lui dit: ¬´C'est saint Martin.--Votre bon patron, reprit-il, _M. saint Martin_, et en grec _M. saint Queux_.¬ª C'est ainsi qu'il s'en sauva. A Saint-Pierre-aux-B≈ìufs[50], les marguilliers et le cur√© √©tant en dispute, avoient nomm√© deux pr√©dicateurs pour le car√™me. Il fut conclu, pour les accommoder, que l'un pr√™cheroit le matin, et l'autre l'apr√®s-d√Æn√©e. Le jour de P√¢ques fleuries, le premier, qui √©toit l'archidiacre de Bayeux, dit qu'il laissoit √† celui qui pr√™cheroit apr√®s lui √† expliquer si c'√©toit un √¢ne ou une √¢nesse sur qui Notre-Seigneur √©toit mont√©; que c'√©toit un c√©l√®bre Cordelier, un grand personnage, qui leur expliqueroit ais√©ment le plus grand myst√®re qu'il y e√ªt dans l'√âvangile du jour. Le Cordelier monte en chaire, et dit: ¬´Puisque M. l'archidiacre a laiss√© √† expliquer si c'est un √¢ne ou une √¢nesse, je vous prie, messieurs, de lui dire que c'est un √¢ne.¬ª [50] C'√©toit √† Paris une des paroisses du quartier de la Cit√©. Elle √©toit dans la rue du m√™me nom, qui va de la rue des Marmousets au parvis Notre-Dame. Il existe encore une partie de son ancien portail. Un cur√©, parlant contre les Juifs, disoit: ¬´Vous √©tiez bien enrag√©s d'aller faire mourir un pauvre diable qui ne vous faisoit point de mal!¬ª Un Italien, qui a traduit _l'Illustre Bassa_[51], pour dire que Soliman donna deux _montres_[52] √† son arm√©e, a mis, _due horologi_. [51] _Ibrahim, ou l'Illustre Bassa_, roman de mademoiselle de Scud√©ry; il parut sous le nom de son fr√®re, en 1641. [52] Terme de guerre: paie faite au soldat apr√®s avoir pass√© la revue. Un J√©suite, √† l'Oratoire, au lieu de dire des langues de feu, dit des langues _de b≈ìuf_. Un Cordelier comparoit Notre-Seigneur √† une b√©casse, √† cause que tout en est bon. Un pr√©dicateur parlant de l'√©p√©e que Denys le tyran avoit fait suspendre √† un filet[53], ne se souvint plus de la suite, et il dit hardiment: ¬´Le fil est bon; il durera bien jusqu'√† demain. Demain nous dirons le reste.¬ª [53] L'Histoire de Damocl√®s. MADAME DE VIEILLEVIGNE. Madame de Vieillevigne est Bretonne; elle avoit un fr√®re nomm√© Guergroy, gentilhomme fort accommod√©, qui √©toit un plaisant homme. A toute heure il quittoit la compagnie, pour aller, disoit-il, √† M. le cardinal de Richelieu qui n'avoit jamais ou√Ø parler de lui: il avoit un cheval magnifique, et √©toit log√© comme un paysan; il mourut jeune et sans enfants, et laissa sa s≈ìur de Vieillevigne h√©riti√®re. Or le mari de cette femme est un homme riche, mais si stupide, qu'√† l'Acad√©mie, M. de Benjamin fut contraint de lui faire √©crire sur ses bottes: ¬´Jambe droite et jambe gauche.¬ª Une fois on lui fit accroire qu'il √©toit de bois: ¬´Mais je me remue, disoit-il.--C'est par ressort,¬ª lui r√©pliqua-t-on. Depuis cela on l'appeloit l'homme de bois. Sa femme avoit un l√©vrier le plus beau du monde, et qu'elle aimoit tendrement: on mena ce l√©vrier √† la chasse du sanglier quasi en d√©pit d'elle; il y fut tu√©. On ne savoit comment le lui dire: ¬´Laissez-moi faire, dit le mari. Ma mie, lui dit-il, votre l√©vrier a √©t√© tu√©; mais consolez-vous, Henri le Grand le fut bien.¬ª Elle gouvernoit tout chez cet homme; elle avoit une procuration g√©n√©rale; cependant elle disoit toujours: ¬´M. de Vieillevigne me laisse toute la peine.¬ª Elle ne concluoit rien sans faire semblant de lui en parler; elle lui faisoit troquer des chevaux avec ceux qui le venoient voir, et, quand elle est avec lui, il n'est pas la moiti√© si sot que quand elle n'y est pas. Un jour que le mar√©chal de La Meilleraye lui envoya un gentilhomme, ce gentilhomme, dans la basse-cour, se mit √† faire ses n√©cessit√©s; il √©toit press√©. Il avoit envoy√© son laquais au ch√¢teau savoir si monsieur y √©toit: ce laquais le trouve dans la cour. Vieillevigne s'avance, et dit √† ce gar√ßon: ¬´Va-t'en boire.¬ª Et quoiqu'il v√Æt cet homme accroupi sur le fumier, il va toujours √† lui; l'autre lui crioit: ¬´Monsieur, je suis au d√©sespoir.... Voire, voire, achevez, ne vous embarrassez point; donnez, je tiendrai votre cheval.¬ª Il prend ce cheval pendant que l'autre relevoit ses chausses. Il n'avoit qu'un gar√ßon qui est mort fou. Il fut question de marier leur fille a√Æn√©e; la m√®re avoit inclination pour le fils de La Roche-Giffard, qui est son neveu √† la mode de Bretagne, et qui a ses terres proche des siennes, mais ni tous ses amis ni le mar√©chal de La Meilleraye ne l'ont jamais pu persuader au p√®re; il disoit, pour ses raisons, que le p√®re, comme il √©toit vrai, l'avoit m√©pris√©, et qu'il √©toit mort les armes √† la main contre le Roi. Cependant, comme cette femme avoit une procuration g√©n√©rale, et qu'elle s'√©toit munie d'un bon avis de parents, elle fit faire des articles et des annonces. On menoit le bon homme un peu tard au pr√™che, afin qu'il ne les entend√Æt pas. Pas un de ses gens, car tout d√©pend de madame, ne lui en dit mot. On l'amusa √† la porte du temple, tandis qu'on marioit sa fille. Sa femme dit que, par ce moyen, elle ne marie point sa fille comme principale h√©riti√®re, et qu'ainsi elle peut couper pour quatre cent mille livres de bois, et en avantager les cadettes. Le mariage a √©t√© approuv√© par le parlement de Bretagne. Il est pourtant f√¢cheux d'avoir ainsi diffam√© son mari. PRONOSTICS. Je ne m'amuserai point √† mettre ici tous les contes qu'on fait de Nostradamus; je marquerai seulement quelque chose de ses Centuries. Si√®cle nouveau, alliance nouvelle, Un marquisat mis dedans la nacelle. A qui plus fort des deux l'emportera, etc.[54]. [54] Voyez les _Pr√©dictions de M. Nostradamus pour les ans courants en ce si√®cle_, no 1, √† la suite des _Vraies Centuries et proph√©ties de ma√Ætre Michel Nostradamus_; Amsterdam, chez Jean Janson, etc., 1668, petit in-12, p. 148. Voil√† le second mariage de Henri IV, et la guerre du marquisat de Saluces bien marqu√©s. Quand de Robin la tra√Ætreuse entreprise, etc.[55]. [55] _Ibid._, no 6. On voit clairement que _Robin_, c'est _Biron_ retourn√©, car _La Fin_ est nomm√© dans le quatrain, et ce fut _La Fin_ qui le d√©couvrit. Celui de M. de Montmorency est encore plus expr√®s: Nove obtur√©e au grand Montmorency, Hors lieux prouv√©s, livr√© √† claire peine. _Nove_, c'est Castelnaudary, dont on lui ferma les portes; _lieux prouv√©s_, c'est-√†-dire _lieux publics_. Il ne fut pas d√©capit√© en place publique. _Livr√© √† claire peine_, c'est la fa√ßon de prononcer de Toulouse. On y a trouv√©: S√©nat de Londre √† mort mettra son roi. Et quand Dom Tad√©e mourut aupr√®s du Pont-Rouge, on trouva: A Ponte-Rosse chef Barberin mourra. Il y a bien des choses qu'on n'entend pas. Depuis on a bien falsifi√© ses Centuries; mais, dans ceux qui sont imprim√©s avant le commencement du si√®cle, on y voit ce que je viens de marquer. Il y a ici un ma√Ætre des requ√™tes nomm√© Villayer, qui dit que son fr√®re √©toit fort des amis de Nostradamus, et voici ce qu'il en conte. Un jour Nostradamus lui dit: ¬´Je vous dirai votre fortune et celle de vos enfants; mais je veux que cela soit pass√© par-devant notaire, et en pr√©sence de six t√©moins, afin que vous ne doutiez pas de ma science.¬ª Cela fut √©crit chez un notaire, comme il avoit dit. Entre autres choses il lui pr√©dit qu'il seroit mari√© deux fois (Villayer n'avoit alors que vingt ans), mais qu'il feroit couper la t√™te √† sa premi√®re femme (cela est arriv√©, il la lui fit couper pour adult√®re et pour empoisonnement; en Bretagne l'adult√®re suffit, et Villayer √©toit de ce pays-l√†, et y demeuroit). Il lui dit qu'il en auroit une fille qui seroit mari√©e √† un tel, dont j'ai oubli√© le nom; cela arriva encore. Il lui dit apr√®s que, de sa seconde femme, il auroit trois fils, que deux seroient tu√©s √† la guerre et l'autre √† un si√©ge fameux; ce fut √† Cazal, du temps du mar√©chal de Toiras. Il dit aussi que ses filles mourroient devant lui. Or Villayer en avoit une d'environ trente-deux ans qui √©toit mari√©e, c'√©toit une personne fort enjou√©e, et qui badinoit toujours avec le bon homme. ¬´Tu as beau faire, lui disoit-il, il faut que tu passes la premi√®re.¬ª En effet, il l'enterra. Un autre ma√Ætre des requ√™tes, nomm√© M. de Refuge, croyoit fort √† l'astrologie judiciaire: lui √©tant n√© un fils, il fit aussit√¥t son horoscope. Le chancelier de Sillery, qui savoit comme il s'adonnoit √† cette science, lui demanda ce que les astres promettoient √† cet enfant. ¬´J'en aurai, r√©pondit-il, beaucoup de satisfaction, si je le puis sauver un certain jour qu'il est menac√© d'un grand accident (et il le lui marqua); il doit √™tre tu√© d'un coup de pied de cheval.¬ª Ce jour-l√† √©tant venu, Refuge s'enferme dans une chambre avec la nourrice et l'enfant, car cela lui devoit arriver avant que d'√™tre sevr√©. Par malheur, le chancelier de Sillery, qui avoit oubli√© le jour et la pr√©diction, ayant √† lui recommander une affaire qu'il devoit rapporter le lendemain, l'envoya prier de le venir trouver. Il s'excuse par trois et quatre fois, mais il n'osa lui mander pourquoi il restoit au logis, croyant que le chancelier se moqueroit de lui. Enfin M. de Sillery lui mande que c'√©toit pour le service du Roi. Il fallut donc sortir; et, au lieu d'emporter sa clef, il la donne √† une servante, avec d√©fense d'ouvrir. La nourrice, qui s'ennuyoit dans cette chambre, presse cette servante, deux heures durant, de lui ouvrir: la servante le lui refuse. Enfin, le mari de cette femme, qui √©toit de la campagne, arrive √† cheval. La nourrice fait de nouveaux efforts, la servante lui ouvre; la nourrice avoit son enfant √† son cou. Pour aider √† tirer un bissac qui √©toit sur ce cheval, elle met son enfant √† terre. Ce cheval rue et donne droit dans la t√™te de l'enfant qui mourut sur l'heure. Un gentilhomme anglois, qui s'√©toit attach√© √† Buckingham, eut plusieurs fois des visions la nuit que le duc devoit √™tre assassin√©; il n'osoit le lui dire, de peur qu'il se moqu√¢t de lui; enfin, pourtant, il s'y hasarda. Quelques jours apr√®s, un √âcossois, qui avoit eu querelle avec le domestique du duc, et qui croyoit que c'√©toit √† cause de cela qu'il lui avoit refus√© une compagnie de gens de pied, enrag√© de cela, sort en dessein de tuer ou le duc ou son domestique, le premier qu'il rencontreroit des deux. Il trouva le duc, et le tua. J'ai vu √† Rome un P√®re Bagnar√©e, Augustin, homme v√©n√©rable. Il s'adonna √† l'astrologie judiciaire, et, ayant trouv√© qu'il devoit mourir avec un habit rouge, il conclut qu'il devoit √™tre cardinal. Pour y parvenir, il se mit √† faire toutes les fourberies dont il se put aviser, pour amasser de quoi acheter le chapeau. Il avoit bien vingt-cinq mille √©cus quand il mourut. Voici une de ses friponneries, ou plut√¥t un de ses crimes, qui lui valut trois mille livres. Un Juif de Rome avoit un ennemi qui √©toit chr√©tien; ce Juif fut quelques jours sans paro√Ætre, et on ne pouvoit d√©couvrir ce qu'il √©toit devenu. Les Juifs, en g√©n√©ral, firent publier qu'ils donneroient trois mille livres √† quiconque r√©v√©leroit le meurtrier; car ils ne doutoient pas qu'on ne l'e√ªt tu√©. Le meurtrier se confesse au P√®re Bagnar√©e, et dit qu'il avoit coup√© le Juif √† morceaux, et l'avoit jet√© en tel lieu dans un priv√©. Le P√®re fait tomber entre les mains des Juifs une lettre qui portoit: ¬´Mettez les trois mille livres en tel lieu, et vous trouverez le nom du meurtrier qu'on aura mis en la place de l'argent.¬ª Cela fut fait. Il trouva aussi dans l'horoscope qu'il avoit fait du pape Urbain, qu'il mourroit un tel jour: persuad√© de cela, il offre √† je ne sais quelles gens de l'empoisonner pour une certaine somme. Il croyoit gagner cela sans p√©ril, et que les autres penseroient que le pape, qui seroit mort de mort naturelle, seroit mort de poison. La chose se d√©couvre: il se sauve; mais celui qui √©toit avec lui le trahit, et lui ayant donn√© une potion endormante, il l'enl√®ve de Venise, o√π ils √©toient, jusque sur les terres du pape. L√†, pour ne pas diffamer l'habit de Saint-Augustin, on le pendit avec un habit de p√©nitent rouge. Un gar√ßon, nomm√© Malual, fils d'un homme d'affaires, se fit faire son horoscope, et parce qu'il y avoit qu'il mourroit entre six et sept, le 7 du mois d'ao√ªt 1653, il prit la poste en Foretz, o√π il se trouvoit, au commencement de ce mois fatal, de peur de tomber malade √† la campagne; il s'√©chauffa en venant √† Paris, prit une bonne pleur√©sie dont il mourut le 7 d'ao√ªt, √† trois heures du matin. Du temps de la Reine-m√®re, il y avoit ici un √âcossois nomm√© Inglis, dont on conte assez de choses. M. de Sancy, alors homme d'√©p√©e, et depuis √©v√™que de Saint-Malo, pour le surprendre, lui envoya sa nativit√© sans se nommer. ¬´Ah! dit Inglis, d√®s qu'il se fut mis √† faire sa figure, je le connois, le petit rousseau, il fera le voyage de Constantinople.¬ª Il y fut en ambassade. Il dit d'un gentilhomme, qui √©toit gouverneur de Nesle: ¬´Il me presse par √©crit de lui faire sa figure; mais il a pens√© ne m'en presser plus: il a √©t√© en danger de se noyer il n'y a que quatre jours.¬ª Gombauld, √† qui Inglis dit cela, trouva ce gentilhomme sur le Pont-Neuf, qui lui dit: ¬´En venant, j'ai pens√© me noyer.¬ª Il lui manqua le temps justement. Il demandoit toujours quelque chose, et jamais n'obtenoit rien; il venoit toujours trop tard. Une fois il alla demander √† la Reine la charge d'un homme qui se portoit assez bien. ¬´Cette charge ne vaque pas.--Il est vrai, madame, mais celui qui la poss√®de mourra dans huit jours.¬ª Elle la lui promit. L'homme mourut dans le terme, mais le pauvre Inglis mourut quatre jours devant. Il mourut comme subitement. Il n'avoit garde de le savoir; car ses parents, qui ne vouloient pas qu'il s'adonn√¢t √† l'astrologie, lui c√©l√®rent toujours sa nativit√©. Un gentilhomme, nomm√© Boyer, avoit invent√© je ne sais quelle carte sur laquelle il tiroit sa figure, et avec une pirouette il devinoit. Rudavel a appris de lui, et Arnauld de Rudavel. Gombauld, qui logeoit avec lui, lui dit: ¬´Hier, √† minuit, une femme est venue loger c√©ans.¬ª Il fait sa figure, il fait aller sa pirouette; il trouve qu'il y avoit du meurtre, et que cette femme avoit du jaune √† son habit. Effectivement elle avoit une jupe jaune, et il y avoit eu du sang r√©pandu. Ce Boyer fut appel√© en duel, et dit avant que de partir: ¬´Ma figure dit que je n'en reviendrai pas.¬ª Il y fut assassin√©. PIERRE PHILOSOPHALE. L'empereur Rodolphe II, dernier du nom, avoit un premier m√©decin qu'on disoit avoir trouv√© la pierre philosophale. Son ma√Ætre ne permettoit point qu'on l'inqui√©t√¢t sur cela; car il lui faisoit, dit-on, de l'or potable[56], et le tint en sant√© longues ann√©es. Ce m√©decin avoit √† son service un Fran√ßois, √¢g√© de treize ans, ou environ; c'√©toit un gar√ßon qui s'√©toit d√©bauch√©; il le prit en affection, et lui montra tous ses secrets. Le m√©decin vient √† mourir; ce gar√ßon, nomm√© Saint-L√©ger, eut peur qu'on ne l'enferm√¢t, il se sauve. On le cherche partout; point de nouvelles. On avoit son portrait; on en fait faire plusieurs copies qu'on envoie partout. Il vient √† Paris, et, pour se cacher, il offre √† un homme, qui tenoit des pensionnaires √† l'Universit√©, de lui donner tout ce qu'il voudroit pour un trou de chambre, √† condition de gu√©rir la femme de cet homme, qui √©toit abandonn√©e des m√©decins; l'h√¥te d√©loge quelqu'un, lui donne un bouge[57]. Or, il y avoit l√†-dedans, en pension, un petit gar√ßon de Paris, nomm√© Du Pr√©; c'est de lui que je sais ceci. Saint-L√©ger se servit de lui √† bien des choses, parce qu'il le reconnut discret. Ce M. Du Pr√© l√† est un galant homme. Saint-L√©ger lui envoyoit chercher des drogues ordinaires chez l'apothicaire, dans lesquelles il mettoit d'une certaine poudre, et il gu√©rit l'h√¥tesse en fort peu de jours. Souvent il donnoit un coffret √† ce petit gar√ßon pour porter √† un affineur qui en avoit une clef: le coffret √©toit pesant; quelquefois on donnoit un √©cu d'or au petit Du Pr√©. Ce Saint-L√©ger n'avoit pour tout instrument qu'un petit fourneau portatif. Il falloit qu'il f√Æt sa poudre fort ais√©ment, car Du Pr√© dit qu'en trois ou quatre mois, il lui en vit user plus de trente fois plein une poire √† porter de la poudre √† canon dans la poche. Il fit des cures admirables dans le temps qu'il fut √† l'Universit√©. Voici comme il fut d√©couvert. Le gar√ßon de l'apothicaire de l'h√¥tesse avoit vu ce portrait que Beringhen[58], p√®re de M. le premier, qui √©toit curieux de chimie, avoit fait venir d'Allemagne, car son ma√Ætre le servoit; il en avertit donc Beringhen: voil√† un exempt qui vient demander cet homme. Du Pr√© dit: ¬´Il est all√© √† la messe.¬ª Il y √©toit all√© en effet; mais apparemment il avoit eu le vent de quelque chose, car on ne l'a jamais vu depuis. [56] L'or potable a √©t√© regard√© long-temps comme un rem√®de souverain. Brant√¥me attribue √† sa vertu la conservation de la beaut√© de la duchesse de Valentinois. (_OEuvres de Brant√¥me_, t. 7, p. 430, √©dition Foucault, 1823.) Corbinelli, un si√®cle apr√®s, croyait devoir son salut √† l'or potable. (_Lettre de madame de S√©vign√© √† Bussy_, du 13 octobre 1677.) Cela fait souvenir du pape Gr√©goire XIV que l'on ne soutint, dit-on, dans sa derni√®re maladie, qu'en lui faisant avaler de l'or moulu et des pierreries dissoutes; ce qui occasiona une d√©pense de quinze mille √©cus d'or. (_Art de v√©rifier les dates_, √† l'article GR√âGOIRE XIV, ann√©e 1590.) Il nous est tomb√© sous la main un livret du P√®re Gabriel de Castaigne, intitul√©: _L'Or potable qui guarit de tous maux_, d√©di√© √† Marie de M√©dicis. (Paris, 1660, deuxi√®me √©dition.) On y voit qu'au mois de novembre 1610, ce P√®re, appel√© pr√®s de la Reine qui souffrait d'un mal de dents, lui remit une fiole d'or potable. On ne sera pas f√¢ch√© de trouver ici un √©chantillon du style du P. Castaigne, avec son m√©lange de latin d'√©cole. ¬´_Altissimus creavit medicinam simpliciter, et non medicinas secundum quid_, voire, _pro omnibus nobis_, non point _pro medicis tantum_: car il est √©crit: _Qui potest capere capiat_; voil√† donc qu'un chacun qui sait peut guarir toutes maladies et douleurs. _Ite erg√≤, curate omnem langorem et omnem infirmitatem_; avec la simple m√©decine de l'or potable vous guarirez tous maux, _nam qui tot√πm dicit nihil excludit_. Notre Seigneur a dit toutes maladies et infirmit√©s: _Quid ergo statis tot√¢ die otiosi?_ Un ignorant vous dira que les m√©taux ne se peuvent rendre en eau beuvable, ou boyvable, ou potable: il est faux; il est un √¢ne, parce que par science et par exp√©rience nous en avons fait pr√©sent √† Sa Majest√©, etc., etc.¬ª [57] Petite chambre ou cabinet. (_Dict. de Tr√©voux._) [58] Pierre Beringhen, que Henri IV attacha √† sa personne pour prendre soin de ses armes. Son fils, favori de la reine Anne d'Autriche, fut pourvu de la charge de premier √©cuyer. (Voyez les _M√©moires du duc de Saint-Simon_, t. 1, p. 78, √©dition de 1829.) MONCONTOUR. Moncontour est fils de Bordeaux, receveur-g√©n√©ral de Tours, dont Bordeaux, ambassadeur en Angleterre, qui n'est point son parent, quoiqu'il porte m√™me nom, a √©pous√© la fille. Ce gar√ßon a fait autant de folles d√©penses qu'homme de sa sorte. Il √©toit ici conseiller au Grand-Conseil. Il a eu des garnitures de point de G√™nes de six mille livres (_collet, manchettes et canons_). Pour un an, il a pris pour cent pistoles de peignes; les parties du r√¥tisseur montent √† dix mille √©cus pour un an, en chapons de Bruges[59]. On le dupoit. Le lieutenant-civil conte qu'une nuit, qu'il faisoit courir pour attraper des filous, on prit trois jeunes hommes qu'on lui amena: le premier √©toit fort propre; il se dit valet-de-chambre de M. de Moncontour; le second, quasi aussi propre que lui, se dit valet de garde-robe de M. de Moncontour, et le troisi√®me, qui ne leur c√©doit gu√®re, se dit chef de sommellerie de M. de Moncontour. Ils alloient, disoient-ils, chercher leur ma√Ætre qui √©toit chez une dame de qualit√©. ¬´Et qui est-elle?--Monsieur, nous n'oserions la nommer.¬ª Or, cette dame de qualit√©, c'√©toit madame de Gaillonnet[60]. [59] Il nous semble qu'on n'avoit pas vant√©, jusqu'√† pr√©sent, les chapons de Bruges; ceux du Mans, d√©j√† c√©l√©br√©s par Belon, se montrent toujours dignes de leur r√©putation. (_Vie priv√©e des Fran√ßois_, par Le Grand d'Aussy; Paris, 1782, t. 1, p. 285.) [60] _Voyez_ plus haut, tome 4, p. 439, l'Historiette de la Gaillonnet; elle justifie le m√©pris que Tallemant d√©verse ici sur cette femme. Il y aura trois ans cet automne, que Prunevaux, intendant des finances, maria sa fille avec Moncontour, qu'on croyoit riche. Quelques jours apr√®s les noces, ce galant homme de Moncontour va trouver le receveur des consignations, Betaud, qui avoit une tapisserie de dix mille livres √† vendre, parce qu'elle √©toit trop haute pour les exhaussements de sa maison; ils tombent d'accord du prix; Betaud se contente du billet de Moncontour, payable √† volont√©. Deux jours apr√®s, Betaud demanda, par rencontre, √† Prunevaux, si cette tapisserie avoit plu √† sa fille; il se trouva qu'il ne savoit ce que c'√©toit. Betaud va faire des reproches √† Moncontour, qui lui avoue qu'il l'avoit mise en gage pour trois mille livres chez un tapissier; qu'au reste, c'√©toit pour une bonne action, et pour d√©livrer le monde de ce voleur de l'Escluselles; qu'au lieu de dix mille livres, il feroit √† Betaud une promesse de trois mille livres, apr√®s que la tapisserie auroit √©t√© retir√©e de chez le tapissier; ce qu'il fit; car Betaud aima mieux perdre mille √©cus que dix mille francs. Ce l'Escluselles √©toit un illustre filou qui avoit eu bien des familiarit√©s avec la Gaillonnet, et m√™me lui avoit pr√™t√© quelquefois de l'argent. Un jour il voulut qu'elle lui donn√¢t une obligation, elle le maltraita; il prit son temps, et la vola, elle et Moncontour, au retour de Forges, mais seulement jusqu'√† la concurrence de sa dette. Ils le firent prendre, et ce fut pour le faire d√©p√™cher que Moncontour emprunta ces trois mille livres; car le lieutenant-criminel, qui disoit qu'il n'√©toit pas trop charg√©, d√®s qu'il vit de l'argent, dit: ¬´C'est un coquin, il en faut purger le monde.¬ª Effectivement, il fut rou√©. Au bout de deux ou trois mois, Prunevaux fit s√©parer sa fille de biens; il ne lui avoit pas donn√© grand-chose. Peu de temps apr√®s, Bordeaux, p√®re de Moncontour, s'absenta. On accuse Bordeaux, l'intendant des finances, beau-p√®re de sa fille, de lui avoir fait faire une banqueroute frauduleuse. Il en a fait autant autrefois lui-m√™me. Moncontour re√ßut assez bien cette calamit√©; il disoit √† ses confr√®res du Grand-Conseil: ¬´Remettez un peu cette buvette sur pied; car d√©sormais je n'aurai plus d'ordinaire que celui-l√†.¬ª Quelquefois il disoit: ¬´Depuis que mon p√®re a fait _un trou √† la nuit_, je me trouve plus en repos que jamais: lui et mon beau-p√®re ne faisoient que me gronder, ma femme √©toit jalouse, mes valets demandoient sans cesse; me voil√† d√©livr√© de tout cela.¬ª CONTES, NAIVET√âS, BONS MOTS, ETC. Le p√®re de feu M. le marquis de Rambouillet avoit une tante, abbesse de Poissy; en ce temps-l√† on se divertissoit fort bien dans les religions; le marquis y avoit une galanterie: sa ma√Ætresse s'appeloit Le May. Un jour qu'il y fut d√Æner, c'√©toit vers la mi-juin, sa tante lui envoya une vieille religieuse, nomm√©e Rosmadec, pour l'entretenir pendant qu'il d√Ænoit: cela ne lui plaisoit nullement, et il e√ªt bien voulu que c'e√ªt √©t√© sa ma√Ætresse. Au dessert, on lui pr√©senta des pommes rid√©es et des cerises nouvelles; au m√™me temps, la jeune religieuse qu'il demandoit entra; et M. de Rambouillet dit en repoussant ses pommes: ¬´Quand Le May vient, qu'on m'√¥te Rosmadec.¬ª Un vieillard de quatre-vingts ans, √©tant log√© √† Montpellier, √† une extr√©mit√© de la ville, s'avisa d'aller loger √† l'autre bout, et dit pour raison: ¬´J'ai toujours t√¢ch√© de n'√™tre √† charge √† personne; je n'ai plus gu√®re √† vivre, et, si je fusse demeur√© o√π j'√©tois, on e√ªt eu beaucoup de peine √† me porter au cimeti√®re; au lieu qu'o√π je suis, il n'y aura qu'un pas √† faire.¬ª Un Poitevin huguenot, nomm√© M. Matthieu, pour √™tre exempt de tailles, soutint qu'il √©toit de la maison de Saint-Matthieu, qui est une bonne maison de Poitiers, et disoit pour ses raisons que ses anc√™tres s'√©tant faits de la religion, en haine des saints, au lieu de Saint-Mathieu, s'√©toient seulement appel√©s Matthieu. Un conseiller de Paris jouoit √† la paume; on lui vint dire: ¬´Monsieur, madame vient d'accoucher.--Eh bien! cet enfant ne lui rentrera pas dans le corps.¬ª A une demi-heure de l√†, on lui vint dire: ¬´Madame est encore accouch√©e d'un autre enfant.--Ah! pardieu! dit-il, je m'en vais. Si je n'y allois, elle ne feroit qu'accoucher tout aujourd'hui.¬ª Une femme disoit: ¬´Ce livre est assez agr√©able, mais il a un mauvais accent.¬ª Un Allemand, en voyageant, quand le vin √©toit bon, √©crivoit sur la chemin√©e de l'h√¥tellerie: _Est_, et _Est, Est_, quand il √©toit excellent. A Montefiascone, en Italie, o√π il y a de fort bon muscat, il √©crivit: _Est, Est, Est_, et en but tant qu'il en creva. Son valet lui fit cette √©pitaphe: _Est, Est, Est et propter Est, Est, Est Dominas meus hic est[61]._ [61] Coulanges a vu l'√©pitaphe dans l'√©glise de Montefiascone. Le h√©ros de l'anecdote √©toit un pr√©lat allemand de la famille des Fugger d'Augsbourg. (_M√©moires de Coulanges_; Paris, 1820, in-8¬∫, p. 294.) M. d'Arpajon[62], voulant faire le bel esprit, s'avisa de traiter Sarrazin et Pellisson; et, pour cajoler Sarrazin: ¬´Ah! monsieur, lui dit-il, que j'aime votre _Printemps_[63]!--Je ne l'ai point fait, dit Sarrazin, c'est une pi√®ce de Montplaisir.--Ah! votre _Temple de la Mort_ est admirable.--C'est de Habert[64], le commissaire de l'artillerie.¬ª Enfin, Pellisson, par piti√©, trouva moyen de le faire tomber sur le _sonnet d'√àve_[65]. [62] Louis, duc d'Arpajon, mourut √† Severac, en 1679. [63] Ce sont des stances, intitul√©es: _Le Printemps_; elle sont dans les _Po√©sies choisies_, recueil publi√© par Sercy, en 1657, premi√®re partie, p. 142; on les retrouve dans les _Po√©sies du marquis de Montplaisir_, Amsterdam, 1759, p. 23, √©dition de Saint-Mard. [64] Cette pi√®ce est de Philippe Habert, fr√®re de l'abb√© de Cerisy. Elle a √©t√© publi√©e dans le _Recueil de diverses po√©sies des plus c√©l√®bres auteurs de ce temps_; Paris, Chamhoudry, 1651, premi√®re partie, page 66. [65] C'est le sonnet de Sarrasin, qui commence par ces vers: Lorsqu'Adam vit cette jeune beaut√©, Faite pour lui d'une main immortelle, etc. (_OEuvres de Sarrasin_, √©dition de 1685, t. 2, p. 188.) D'Audiguier[66], auteur de _Lisandre et Caliste_, disoit √† Th√©ophile qu'il ne tailloit sa plume qu'avec son √©p√©e: ¬´Je ne m'√©tonne donc pas, lui dit Th√©ophile, que vous √©criviez si mal.¬ª [66] Vital d'Audiguier, mauvais √©crivain, auteur des _Amours de Lysandre et de Caliste, histoire tragique de notre temps_; Lyon 1622. M. de Criqueville, pr√©sident au mortier de Rouen, voulut sur ses vieux jours √©pouser la fille du pr√©sident de Franqueville, son coll√®gue; tout √©toit d'accord, quand quelqu'un lui dit qu'il r√™voit. Il s'en d√©dit, et, pour toute raison, il dit que, quand il la fit demander, il ne l'avoit vue _que de pourfil_, et que, depuis, l'ayant vue _de plein front_, elle ne lui avoit pas plu. Un bourgeois de Ch√¢lons avoit son fils au coll√©ge des J√©suites de Reims. Ce fils, par l'avis des J√©suites, lui demanda les _Vies des Saints_: il lui envoya les _Vies des Hommes illustres_ de Plutarque, et lui manda que c'√©toient les saints des honn√™tes gens. Ce prieur de Bourgueil, que M. de Reims fit assassiner, fut assez simple pour se laisser persuader, par un nomm√© Langeys, de coller √† son br√©viaire une promesse qu'il lui avoit faite, afin de s'en ressouvenir toujours. Quand il la fallut produire, elle se rompit toute. Dans les chapitres des Chartreux, chaque religieux peut √©crire son sentiment au g√©n√©ral. Un religieux de Paris √©crivit qu'il y avoit beaucoup de choses √† louer dans leur ordre; mais qu'il y trouvoit un grand d√©faut: c'est de n'avoir point de femmes, et qu'au moins il en faudroit une pour deux. ¬´Pour moi, ajouta-t-il, je me contenterai de la moiti√© de la meuni√®re.¬ª La meuni√®re √©toit jolie. Le g√©n√©ral manda au procureur de Paris: ¬´Un tel religieux vit-il bien mieux que pas un? Regardez ce qu'il m'√©crit.¬ª Le procureur fut bien surpris. Un sot de Chinon apporta beaucoup de ruban bleu de Paris, en disant que c'√©toit la mode d'en porter en √©charpe, et qu'il en avoit vu au Roi m√™me. Une dame, un peu galante, pour s'accoutumer √† ne point rougir, voulut se hasarder de conter une de ses amourettes, sans nommer personne; elle dit donc: ¬´Une dame donne rendez-vous √† son galant, et √©tant couch√©s ensemble, on heurta; le galant se jette dans un cabinet, et, comme il faisoit froid, il prit un drap pour se couvrir. Jamais, ajouta-t-elle, je ne fus si d√©ferr√©e que quand je me vis sans drap.¬ª Un S√©danois, nomm√© Gohard, valet du beau-fr√®re de M. Conrart, se retiroit fort souvent dans un petit cabinet, et il √©crivoit sans qu'on p√ªt savoir ce que c'√©toit. Enfin on trouva moyen d'y entrer, et on vit un gros livre, o√π il y avoit au haut: ¬´Aujourd'hui, sixi√®me de mai 1645, je commence, moyennant la gr√¢ce de Dieu, √† copier, pour la septi√®me fois, le Nouveau-Testament, que j'ach√®verai, Dieu aidant, au bout de l'an.¬ª Le mar√©chal de Gassion avoit un parent qui partagea avec un cadet qu'il avoit, et lui donna mille √©cus pour sa l√©gitime, √† condition qu'il en emploieroit cinq cents √† un drapeau, en Hollande. Ce gar√ßon mangea tout. L'a√Æn√©, sans y √™tre oblig√©, envoya encore cinq cents √©cus; mais il mit l'argent en main tierce pour faire acheter ce drapeau. Le cadet fit si bien qu'il eut l'argent, et le mangea, et haie-au-bout[67]. Ses cr√©anciers lui pr√™tent de quoi aller en son pays, o√π il disoit qu'il feroit bien danser son fr√®re, et rapporteroit de quoi tout payer. L'a√Æn√© en eut avis, et lui √©crivit que sa maison √©toit bonne, qu'il avoit des arquebuses √† croc[68], et quelques fauconneaux[69]; qu'il braqueroit tout contre lui. Ce cadet lui fait r√©ponse, il n'y avoit que cela dans la lettre: _Amourcez, y√© pars_. [67] _Haie-au-bout_, expression basse et proverbiale, qui signifie _et le reste_. (_Dict. de Tr√©voux._) [68] Esp√®ce d'arquebuse pesante, dont on se servoit derri√®re les murailles et en l'appuyant sur quelque chose. (_Dictionnaire de Tr√©voux._) Comme on diroit aujourd'hui un fusil de rempart. [69] Petits canons tr√®s-longs. (_Ibid._) Un laquais de madame de Rambouillet, et qui plus est, _n√© natif_ de Rambouillet m√™me, comme quelqu'un lui demanda: ¬´Qui est avec Madame?¬ª r√©pondit: ¬´C'est un _verrier_[70].¬ª Il √©toit nuit. Les verriers ne vont pas √† ces heures... ¬´Oh! dit-il, c'est un verrier, comme M. de Neufgermain.¬ª C'√©toit Segrais. [70] C'est-√†-dire un gentilhomme verrier. On ne d√©rogeoit pas en exer√ßant l'art de la verrerie; mais aussi on n'acqu√©roit pas noblesse. Cet usage singulier remonte √† l'empereur Th√©odose. (Voyez le _Trait√© de la noblesse_ de La Roque.) Menous, intendant des Tuileries, √©tant amoureux de la femme qu'il √©pousa depuis (elle s'appelle Le Coq), fit faire un cachet, o√π l'amour tenoit sur le poing un coq en guise d'√©pervier, et il y avoit autour: _Avec lui je prends tous les c≈ìurs_. Fran√ßois Ier, √©tant chez madame d'Estampes, sut que Brissac, depuis mar√©chal de France, s'√©toit cach√© sous le lit pour n'avoir pas eu le temps de se sauver. Il demanda des confitures, et en mangeant du cotignac, qu'il trouvoit admirable, il en jeta une bo√Æte sous le lit, et dit: ¬´Tiens, Brissac, il faut que tout le monde vive[71].¬ª [71] On a dit la m√™me chose de Henri IV et du duc de Bellegarde; l'anecdote est cependant tr√®s-diff√©rente. Le duc, sur le point d'√™tre surpris par Henri IV, se jeta dans un cabinet dont la clef fut retir√©e; le Roi demanda des confitures qui √©toient dans le cabinet; et il alloit en enfoncer la porte, quand Bellegarde s'√©chappa en sautant par la fen√™tre. (Voyez les _Anecdotes des reines et r√©gentes_, de Dreux Du Radier, √©dition in-8¬∫ de 1808, t. 6, p. 21.) Le feu comte Du Lude, pour se moquer de l'huissier de chez le Roi, qui ne l'avoit pas voulu laisser entrer, √† cause qu'il n'√©toit pas trop bien v√™tu, fit habiller magnifiquement son cocher. L'huissier lui ouvre, et refuse l'entr√©e au comte. ¬´Si vous ne voulez pas que j'entre, dit le comte, renvoyez-moi donc mon cocher; qu'il me ram√®ne. H√©! ma√Ætre Pierre!...--Monsieur, revenez, revenez.¬ª Tout le monde se moqua du pauvre huissier. Le m√™me heurta assez fort au cabinet de M. de Schomberg, surintendant des finances; il √©toit son neveu; un nouveau suivant, qui ne le connoissoit point, dit: ¬´Qui heurte comme cela?--Ouvre.--Monsieur, on ne heurte point ainsi c√©ans.¬ª Il entre et va pisser dans la chemin√©e. ¬´Ne pisse-t-on point ainsi c√©ans?¬ª M. de Schomberg n'en fit que rire. Madame Causse, m√®re de madame Du Candal, le feu s'√©tant pris chez elle, s'enfuit toute nue avec sa fille, qui n'√©toit qu'une enfant, dans le devant de sa chemise. Sarrau, conseiller au Parlement, sa femme √©tant accouch√©e subitement aupr√®s du feu, lui qui √©toit au lit se l√®ve, met l'enfant dans le devant de sa chemise, et va appeler des femmes. Elles, voyant cet homme en cet √©tat, s'enfuirent. Un Juif, converti depuis, voyant que ses affaires alloient mal, et que tout lui r√©ussissoit de travers, s'adressant √† des gens qui lui repr√©sentoient que c'√©toit que Dieu l'aimoit, et qu'il le visitoit, r√©pondit plaisamment: ¬´Mais que ne visite-t-il le pape et les cardinaux qui sont ses anciens amis, au lieu de moi, qui ne le connois que depuis trois jours?¬ª Une fille de quelque √¢ge, qu'on appeloit mademoiselle de Bordeaux, disoit que c'√©toit une sottise que de se marier, que les gens d'esprit se jetoient dans l'√©glise, ou demeuroient gar√ßons, et √©toient presque toujours de bonne humeur; et que, pour le reste, on le mettoit au haras, pour emp√™cher le monde de finir. A Alen√ßon, il y avoit un M. Fouteau; pour rire, on appeloit sa femme mademoiselle Foutelle. Un homme alla le demander, et dit: ¬´Monsieur Fouteau y est-il?--Non, dit une fille.--Et mademoiselle Foutelle?--Non, monsieur; elle mange son potage.¬ª A Rome, on dit, quand on voit un vieux cardinal courb√©, qu'il cherche les clefs; car d√®s qu'ils les ont trouv√©es, ils se portent le mieux du monde. On demanda une fois quelle sorte de gouvernement c'√©toit que la Rochelle: ¬´C'est une _Jobelinocratie_,¬ª r√©pondit un galant homme. La Des Urlis, com√©dienne au Marais, pour dire le premier personnage, disoit: ¬´_Le grand emploi._¬ª Le vieux P√©na, c√©l√®bre m√©decin, fut appel√© pour voir un malade √† Paris. ¬´De quel pays √™tes-vous? lui demanda-t-il.--De Saumur.--De Saumur, et vous √™tes malade! Quel pain mangez-vous?...--Du pain de la belle Cave[72].--Vous √™tes de Saumur, vous mangez du pain de la belle Cave, et vous √™tes malade!... Quelle viande mangez-vous?--Du mouton qui pa√Æt au Chardonnet.--Vous √™tes de Saumur, vous mangez du pain de la belle Cave, et du mouton qui pa√Æt au Chardonnet, et vous √™tes malade!... Quel vin buvez-vous?--Des coteaux.--Vous √™tes de Saumur, etc., vous buvez du vin des coteaux, et vous √™tes malade!.... Allez, vous vous moquez des gens.¬ª Et il le laissa l√†. Quand il abandonnoit un malade, il disoit: ¬´Faites-lui ceci et cela, et de temps en temps donnez-lui quelque boutade de paradis.¬ª [72] C'est le Gonesse de Saumur. (T.) En voici un quasi semblable. Un rousseau alla se confesser; le pr√™tre lui demanda combien il y avoit qu'il ne s'√©toit confess√©. ¬´Dix ans, car je n'ai point p√©ch√© depuis.--Et de quel m√©tier √™tes-vous?--Sergent.--Et de quel pays?--Normand.--Vous √™tes sergent, Normand et rousseau, et vous n'avez p√©ch√© il y a dix ans. Allez, dit-il, il en faut avoir des reliques;¬ª et avec son couteau il lui coupe un petit bout de l'oreille. Le petit de Chavigny, qui se fait √† cette heure appeler M. le marquis de Chavigny[73], √† l'√¢ge de treize ans, √©toit √† une assembl√©e o√π madame des R√©aux[74] et son fr√®re Sabli√®re √©toient. Sabli√®re, en buvant apr√®s lui, lui dit: ¬´N'y a-t-il rien √† gagner, au moins?--Non, dit-il, tu n'en aimeras qu'un peu mieux ta s≈ìur.¬ª Il l'avoit trouv√©e fort √† son go√ªt. [73] Gaston Jean-Baptiste Bouthillier, marquis de Chavigny, mestre-de-camp du r√©giment de Pi√©mont. [74] √âlisabeth Rambouillet, femme de l'auteur de ces M√©moires. Un marchand de Montauban, tent√© de se marier, prioit Dieu sur ce sujet avec beaucoup de ferveur; et, parce qu'il ne pouvoit s'emp√™cher de parler haut, il alloit sur le toit de sa maison. Une fois on l'√©pia, et on ou√Øt qu'il disoit: ¬´Seigneur, qui as fait le soleil chaud et la lune morfondante, donne-moi une bonne femme; tu en penses quelquefois donner de bonnes, que tu en donnes de bien mauvaises.¬ª Mon p√®re avoit un commis na√Øf, fort d√©vot et fort chaste: un jour il ne trouvoit pas son compte; on ou√Øt qu'il prioit Dieu, et disoit: ¬´Seigneur, tu sais que j'ai mon pucelage, et cependant je ne trouve pas mon compte.¬ª Un homme disoit: ¬´Cic√©ron aimoit bien son cinqui√®me fr√®re; car il adresse tant de choses, _ad Quintum fratrem_.¬ª Feu M. d'√âpernon, √©tant chez le feu Roi, le Roi dit √† Marais, qui contrefait tout le monde: ¬´Fais comme fait M. d'√âpernon, quand il est malade.--Hol√†! aucuns, faites-moi _benir Vlaise_ (c'√©toit son bouffon).--Monseigneur, nous ne saurions.--Comment, √† un homme de ma condition...--Il est mort, il y a deux mois.--Faites-le-moi venir nonobstant toutes choses.¬ª M. d'√âpernon rioit du bout des dents. Le Roi sort. Marais lui voulut faire des excuses. ¬´Non, non, dit-il, je ne vis jamais un meilleur bouffon que vous.¬ª Un huguenot, nomm√© M. Dangeau, qui a la mine fort niaise, au sortir de l'Acad√©mie, alla √† la cour; je ne sais quel √©veill√© lui vint dire: ¬´Monsieur, pensez que vous avez √©tudi√© en philosophie.--Oui, r√©pondit-il na√Øvement, j'ai fait mon cours.--H√© bien! ajouta l'autre, vous r√©pondrez donc bien √† cet argument: Tout homme est animal, etc.--Voyons si vous r√©pondrez bien √† celui-ci, reprit Dangeau: Tout homme est menteur; vous √™tes homme, donc vous √™tes menteur.¬ª Et lui donna un grand soufflet. Chavanes, un des Rambouillet, un peu avant que d'aller √† Barcelone, o√π il fut tu√©, s'amusoit fort √† lire les √âp√Ætres de S√©n√®que, o√π ce philosophe parle de la mort, et disoit: ¬´On ne fait cela qu'une fois en sa vie; je veux apprendre √† le faire de bonne gr√¢ce; car j'aurois grand'honte de le faire aussi sottement que beaucoup de gens que je vois.¬ª Il y avoit trois Martin √† Paris: Martin _mang√©_, un qui s'√©toit ruin√© √† tenir table; Martin _qu'on mange_, l'oncle de Villemont√©e, et Martin _qui mange_, celui du cardinal de Richelieu. Ce Martin qu'on mange vit encore, et tient encore table; il √©toit je ne sais quoi √† la grande √©curie. Il traita autrefois feu M. de Bellegarde, et toute la p√¢tisserie et autres choses √©toient en figures de mors de bride, m√™me on en fit des p√¢t√©s tout pleins[75]. [75] Ceci fait souvenir d'une plaisanterie de Brusquet, le fou de Fran√ßois Ier, qui, ayant invit√© √† d√Æner le mar√©chal Strozzi, lui fit servir des p√¢t√©s de la plus belle apparence qui ne contenoient que des vieux mors, des brides, des vieilles sangles, etc. (_OEuvres de Brant√¥me_, tome 1, page 440, √©dition de 1823, faisant suite aux _M√©moires sur l'histoire de France_.) Le duc de Savoie, le bossu, √©tant amoureux de sa belle-fille, Madame Royale, lui donna une collation, o√π toute la vaisselle d'argent √©toit en forme de guitare, √† cause qu'elle en jouoit. Elle le contrefaisoit avec Cesy, qu'il chassa ainsi que toutes les autres[76]. [76] Tous les domestiques fran√ßois de Madame Royale furent renvoy√©s vers 1630, quand on eut le soup√ßon d'une intrigue de cette princesse avec Pommeuse, le fils de Puget, tr√©sorier de l'√âpargne. (_Voyez_ t. 5, p. 11, √† l'article _Puget_. Voyez aussi la _Relation de la cour de Savoie, ou les Amours de Madame Royale_, √† la Sph√®re; Paris, 1668, p. 5.) Un bourgeois de Thouars, appel√© au Consistoire, o√π le ministre Rivet pr√©sidoit, on lui fit r√©primande de ce qu'il buvoit. ¬´Je bois, dit-il en riant, et il n'y a personne de vous autres, messieurs, qui ne boive.--Mais vous battez votre femme.--Et qui voulez-vous qui la batte? Si mademoiselle Rivet fait quelque chose qui ne soit pas bien, appellerez-vous vos voisins pour la ch√¢tier?¬ª Et il s'en sauva ainsi en goguenardant. La Cuisse, chirurgien qui accouche les femmes, dit qu'un jour une personne bien faite et bien v√™tue, le vint prier chez lui de l'accoucher, le contenta bien, et apr√®s le pria de donner l'enfant √† un homme fait de telle fa√ßon. Quelque temps apr√®s, on vint qu√©rir La Cuisse pour une ma√Ætresse des requ√™tes; c'√©toit elle-m√™me, et elle lui dit tout bas: ¬´Je crierai cette fois pour celle-ci et pour l'autre.¬ª Le jeune Guenaut, m√©decin[77], venoit d'accoucher une fille de bon lieu, et, comme il en emportoit l'enfant sous son manteau, un grand laquais de la maison lui vint dire tout bas √† l'oreille: ¬´Monsieur, se porte-t-il bien?--Quel coquin est-ce-l√†? dit le m√©decin.--Monsieur, r√©pond le laquais, j'y ai autant d'int√©r√™t qu'un autre, pour le moins; c'est de mon fait.¬ª [77] C'√©toit le m√©decin de l'h√¥tel de Cond√©. (Voyez les _Lettres de Guy-Patin_, _passim_.) Un conseiller, dans la deuxi√®me des enqu√™tes, pensant tirer un proc√®s d'un sac, en tira un chapon tout lard√©. Voil√† un √©clat de rire qui prend √† tout le monde. ¬´C'est, dit le conseiller, mon coquin de clerc qui, √©tant ivre, a pris l'un pour l'autre.¬ª Un nomm√© M. Hero√ºard, qui √©toit assez fort en gueule, sortoit de Paris pour aller aux champs; c'√©toit la semaine sainte. Il trouva √† la porte un embarras de charrettes charg√©es de veaux. ¬´Il entre bien des veaux √† Paris, dit-il.--Il en sort bien aussi,¬ª dit le charretier. Feu M. d'Humi√®res √©toit rousseau; sa m√®re lui fit teindre les cheveux, et un jour, √©tant chez mademoiselle de Jonqui√®res, qui √©toit de ses voisines √† la campagne, elle lui dit: ¬´Ne trouvez-vous pas mon fils bien mieux comme cela?--Madame, je l'ai toujours trouv√© fort bien.--Mais dites, dites en conscience.--Madame, je ne l'ai jamais vu autrement.¬ª Et elle fit toujours semblant de ne s'√™tre point aper√ßu qu'il e√ªt √©t√© rousseau. Le feu √©v√™que de Rennes √©toit homme de bien et savant; les tailleurs lui all√®rent demander un saint pour patron. ¬´Mais nous en voulons un, dirent-ils, qui sans doute soit en paradis.--J'y r√™verai, leur dit-il, revenez demain.¬ª Ils reviennent. ¬´Mes amis, leur dit-il, prenez le bon larron; car, ou Notre Seigneur n'a pas dit vrai, ou il est en paradis. Vous savez qu'il lui dit: _Tu seras ce soir en paradis avec moi_.¬ª Ils le prirent. Il s'appelle Dimas en je ne sais quelle l√©gende. Il y a cinq ans que, dans l'√Æle Notre-Dame[78], on voyoit pour de l'argent quatre pi√®ces de tapisserie √† l'antique, les plus belles du monde; dans la premi√®re, il y avoit un jeune homme avec ces deux vers: De ce beau jeu d'amours J'en veux parler toujours; dans la seconde, un homme de trente ans: Et moi pareillement J'en parle bien souvent; dans la troisi√®me, un homme de quarante-cinq ans avec une dame de trente: Et moi, tel que je suis, J'en parle quand je puis; dans la derni√®re, un vieillard tout blanc avec une vieille. Il levoit les mains au ciel, et disoit: O grand Dieu que j'adore! En parle-t-on encore? [78] Aujourd'hui l'√Æle Saint-Louis. Un docteur s'avisa de vouloir haranguer un jour qu'on recevoit des ma√Ætres-√®s-arts; il demeura court d√®s la seconde ligne. Il appelle son cuistre[79], et lui donne la clef de sa chambre pour aller qu√©rir sa harangue; cependant il pria la compagnie de se donner patience. Le cuistre m√™le la serrure et revient les vides. Il fallut que le docteur descend√Æt. [79] On donnoit ce nom aux valets de coll√©ge. (_Dict. de Tr√©voux._) Le duc d'Ossone, ayant √† juger un cordonnier qui avoit tu√© un pr√™tre, lui demanda: ¬´Pourquoi l'as-tu tu√©?--Il avoit tu√© mon p√®re, et pour cela on ne fit que le suspendre _√† divinis_ pour six mois.--H√© bien, dit le duc, je te condamne aussi √† ne faire de souliers de six mois.¬ª Un neveu de Voiture, nomm√© l'abb√© Du Val, jeune homme qui a de l'esprit, mais peu de cervelle, s'est jet√© dans la d√©votion, et, en r√©pondant √† des vers que des dames lui avoient envoy√©s, il mit au haut une croix et ces mots: _In hoc signo vincam_[80]. [80] C'est la l√©gende que Constantin fit mettre sur ses √©tendards. Quelqu'un √©crivoit de l'arm√©e: ¬´Un tel r√©giment est arriv√© trop tard, quoiqu'il soit venu toujours _volant_.¬ª Un Basque, entendant pr√™cher le miracle des cinq poissons, dit: ¬´Il falloit donc que ce fussent des _balenats_[81].¬ª [81] Des baleines. M. de Bouchu, ma√Ætre des requ√™tes, dit que sa femme, sept ou huit jours apr√®s leurs noces, voyant que cela diminuoit √©trangement, alla trouver sa belle-m√®re, et lui dit tout en pleurs ¬´qu'elle ne savoit pas ce qu'elle pouvoit avoir fait √† M. de Bouchu; mais qu'elle voyoit un si grand changement dans les caresses qu'il lui faisoit, qu'assur√©ment il √©toit mal satisfait d'elle.¬ª La belle-m√®re se mit √† rire, et la d√©sabusa. C'est une grande sottise d'aller se tuer si mal √† propos. Une femme de Paris qu'on avoit men√©e voir quelques parents √† Vitry-le-Fran√ßois, disoit na√Øvement: ¬´Voici une jolie ville; mais je n'aime point ces villes qui sont en mi les champs.¬ª Deux cordeliers qui faisoient fort bonne ch√®re √† d√Æner se moquoient de deux minimes, qui ne mangeoient que des carottes, et leur disoient: ¬´Notre saint Fran√ßois vaut bien le v√¥tre.¬ª Apr√®s d√Æner, les minimes montent √† cheval, et les cordeliers sur la haquen√©e des cordeliers; alors les minimes eurent leur revanche, et leur dirent: ¬´Notre saint Fran√ßois vaut bien le v√¥tre.¬ª D'Allancourt avoit un laquais qui lui disoit: ¬´N'allez pas si vite avec votre cheval, car on dira: Voil√† un laquais qui est fou et son ma√Ætre aussi.¬ª Bertaut le Ch√¢tr√©[82], voulant mettre son laquais en m√©tier, lui dit: ¬´Regarde de quel m√©tier tu veux √™tre. Veux-tu √™tre chapelier?--Non, monsieur; il n'y a rien au-dessous.--H√© bien! menuisier?--Il n'y a rien au-dessous.--Potier d'√©tain?--Il n'y a rien au-dessous.--H√©! quoi donc?--Tailleur ou cordonnier; car si je ne suis bon tailleur, je serai raccommodeur; si je ne suis bon cordonnier, je serai bon savetier.¬ª [82] _Voyez_ sur ce Bertaut, musicien de la chapelle du roi, les M√©moires de Tallemant, t. 3, p. 179. Un gentilhomme de Languedoc ayant gagn√© son proc√®s √† Castres, avec d√©pens, convia tout ce qu'il trouva de gens √† d√Æner, disant que sa partie √©toit condamn√©e aux d√©pens, et il vouloit renvoyer l'h√¥te √† sa partie pour √™tre pay√©. Dans les C√©vennes, quand il faut faire une d√©putation, on la fait au rabais. N'est-ce pas le moyen d'avoir de bons d√©put√©s? Un capitaine wallon, en Hollande, voyant que tout le monde mettoit des devises √† son drapeau, mit dans le sien: ¬´Bon capitaine wallon pour le service de Son Excellence.¬ª M. de Ch√¢lons (_Vialart_), voulant instruire les paysans de son dioc√®se, demanda √† ceux d'un village o√π il y a un ch√¢teau: ¬´Mes amis, que faut-il faire pour se sauver?--Monseigneur, dirent-ils, il faut se retirer dans le ch√¢teau, quand les gendarmes venont.¬ª Une femme, en pleurant son mari, disoit: ¬´H√©las! il me disoit toujours: Va-t'en au diable! mais il y est bien all√© le premier.¬ª A l'√©clipse de 1652, les gens de la comtesse de Fiesque regardoient dans un miroir, la porte de la rue ouverte; il passa une chaise: ¬´Regardez, dit un d'eux, on va en chaise dans le soleil.¬ª Un sergent, √† Bordeaux, prit son p√®re prisonnier, disant ¬´qu'il valoit mieux qu'il gagn√¢t cet argent-l√† qu'un √©tranger.¬ª L'avocat du roi de La Rochelle s'appeloit Reveau; c'√©toit un impertinent _Jean de lettres_, s'il en fut jamais. Il √©pousa une veuve; il disoit le lendemain qu'il avoit trouv√© douze plus grands plaisirs en son cabinet que celui-l√†. Il √©toit puceau. Depuis, on appela cela le _treizi√®me_ de M. Reveau. L'abb√© Ruccella√Ø[83] et un homme de qualit√© du Dauphin√© √©toient une fois chez madame de Rambouillet. On parla de voleurs; Ruccella√Ø dit: ¬´_Subito che si piglia un ladro, in Italia, s'impicca[84]._¬ª Bressieu crut que ladro vouloit dire ladre. ¬´Mais je ne vois point de raison √† cela, dit-il. Il faut donc pendre M. de Rostaing.--_E ladro_, monsu de Rostaing?¬ª disoit l'abb√©. Enfin, apr√®s en avoir bien ri, M. de Rambouillet les mit d'accord. [83] L'abb√© Ruccella√Ø, florentin, attach√© au mar√©chal d'Ancre, demeura fid√®le √† Marie de M√©dicis. (Voyez l'_Histoire de Louis XIII_, de Michel Le Vassor, l. 12, t. 2, p. 34, de l'√©dition in-4¬∫ de 1757.) [84] _En Italie, aussit√¥t qu'un voleur est pris, il est pendu._ Une Espagnole, s'√©tant confess√©e, refusa de dire son nom au confesseur en lui disant: ¬´_Padre, mi nombre non es mis pecados_: Mon nom n'est pas mes p√©ch√©s.¬ª Un ivrogne en mourant demandoit des sant√©s √† ses amis, comme les autres des messes; ¬´car il n'y a rien, disoit-il, qui √©teigne plus promptement le feu du purgatoire.¬ª A Toulouse, les m√©decins font bien plus les entendus qu'ailleurs; ils ne daignent pas fouetter leurs mules; leurs valets les fouettent derri√®re. Un jour, le valet d'un d'eux nomm√© Le Coq, qui est un fameux m√©decin, fouetta la mule de trop pr√®s; la mule lui donna un coup de pied. Le gar√ßon prend un pav√©, et au lieu de donner dans les fesses √† la mule, il donna dans les reins √† son ma√Ætre. Le docteur se retourne: ¬´Qu'est-ce que cela?--C'est que la mule m'a donn√© un coup de pied.--Elle m'en a donn√© un aussi √† moi.¬ª Ne voil√†-t-il pas un grand personnage? Le laquais de Boileau[85] fut, par l'ordre de son ma√Ætre, pour voir si le premier pr√©sident de Belli√®vre √©toit si chang√© qu'on disoit, apr√®s sa mort, en son habit de parade. ¬´Voire, dit le laquais, il n'est chang√© que par le visage.¬ª [85] Gilles Boileau, fr√®re a√Æn√© de Despr√©aux. Madame Chaban, femme du commis du comptant de La Bazini√®re, elle dont Benserade avoit √©t√© le galant, s'avisa, long-temps apr√®s les _Uraniens_ et les _Jobelins_[86], de dire qu'on lui avoit donn√© les plus jolies stances du monde, et elle dit par c≈ìur le sonnet de Job. On la berna; on le lui fit redire trois fois, et on lui en fit donner copie. [86] Les _Uraniens_, √† la t√™te desquels √©toit le prince de Conti, soutenoient que le sonnet de Voiture, Il faut finir mes jours en l'amour d'_Uranie_, l'emportoit sur le sonnet de Job de Benserade. Madame de Longueville avoit pris parti pour Benserade. (_Cours de litt√©rature de La Harpe._ Paris, Agasse, an VII; t. 4, p. 143.) On trouve, √† la fin du premier volume des _Po√©sies choisies_ de Sercy, la r√©union des pi√®ces de vers auxquelles les querelles des _Uraniens_ et des _Jobelins_ donn√®rent lieu. Madame de Grimault dit aussi une fois √† l'h√¥tel de Rambouillet qu'elle avoit vu la plus belle stance du monde. Elle en rompit tant la t√™te qu'enfin on lui dit: ¬´Si vous l'avez trouv√©e si belle, apparemment vous l'aurez retenue; car, au pis aller, il n'y sauroit avoir que dix vers?--J√©sus! dit-elle, vous vous moquez; il y en avoit plus de soixante.¬ª Henri IV, √©tant √† C√Æteaux, disoit: ¬´Ah! que voici qui est beau! mon Dieu, le bel endroit!...¬ª Un gros moine, √† toutes les louanges que le Roi donnoit √† leur maison, disoit toujours: _Transeuntibus_. Le Roi y prit garde, et lui demanda ce qu'il vouloit dire: ¬´Je veux dire, Sire, que cela est beau pour les _passans_, et non pas pour ceux qui y demeurent toujours.¬ª Henri IV, √† Poissy, demanda √† la petite de Maupeou, depuis abbesse de Saint-Jacques-de-Vitry: ¬´Qui est votre p√®re, mignonne?--C'est le bon Dieu, Sire.--Ventre-saint-gris! je voudrois bien √™tre son gendre.¬ª Elle en demanda plus d'un au bon Dieu, la bonne dame, et elle juroit famili√®rement _par les six enfants que j'ai port√©s_. Un jour on entendit recommander aux pri√®res un vieux M. Guretin, agent de quelque prince d'Allemagne; cependant il √©toit au pr√™che lui-m√™me. Tout le monde lui demanda ce que cela vouloit dire. ¬´Je vous assure, dit-il, qu'un homme de mon √¢ge a √† craindre quand il perd l'app√©tit. J'avois accoutum√© tous les soirs de manger une perdrix, et hier je n'en ai mang√© que la moiti√©.¬ª Une femme, qui s'√©toit fait recommander aux pri√®res, alla le jour m√™me en visite, disant ¬´que les pri√®res de l'√âglise √©toient toujours bonnes.¬ª La Reine-m√®re demanda un jour, en riant, au passager du port de Nully[87] si sa femme √©toit belle. ¬´Ma foi! ce dit-il, madame, l'on en f..... de plus laides.¬ª [87] Le port de Neuilly. Un solliciteur de proc√®s de Castres √©crivit une lettre d'amour dont on n'a pu retrouver que le commencement; le voici: ¬´Je n'eusse jamais pens√©, belle Marion, que l'absence e√ªt √©t√© une si cruelle passion, comme √† pr√©sent j'en fais l'office. √âloign√© de l'orient de votre belle face, toutes choses me semblent noires au prix de votre belle clart√©, qui remplissoit mon c≈ìur de joie, et n'a mon dit c≈ìur autre nourriture que de soupirs et de larmes.¬ª Or, il avoit un rival qui eut jalousie de cette lettre, et fit √©crire contre par un p√©dant qui la r√©futoit s√©rieusement. C'est encore une grande perte que d'avoir perdu cela. La Hoguette[88] a mis sur sa porte: _Sant√© et badinage_; et sur son colombier: _Ils sont pris s'ils ne s'envolent_. [88] Pierre Fortin de La Hoguette, auteur du livre intitul√©: _Testament ou Conseils d'un p√®re √† ses enfants_. Il parut en 1655 et il a eu un grand nombre d'√©ditions: nous avons sous les yeux la dixi√®me. (Paris, Pierre Le Petit; 1661.) Livre du vieux temps, trop oubli√©; c'est la conversation d'un preux gentilhomme, nourri de saines doctrine, et assaisonn√©e d'anecdotes. Un ministre, en priant Dieu, dit: ¬´Seigneur, tu nous conserveras, tu nous l'as promis, tu n'es point Normand.¬ª D'Ablancour disoit √† sa cousine Du Fort, qui s'√©toit fait farder dans son portrait: ¬´Voil√† comme tu seras √† la r√©surrection.¬ª Le laquais de Gombauld, lisant le livre des Rois, disoit: ¬´Si j'eusse √©t√© Dieu, je n'eusse point fait de si sots rois que cela.¬ª Un batelier √† qui on demandoit si J√©sus-Christ √©toit Dieu, r√©pondit: ¬´Il le sera quand le bonhomme sera mort.¬ª M. Desmarets √©tant √† Nanteuil chez M. de Schomberg, il y trouva un vieux gentilhomme qui se vantoit de faire bien des vers. Ce pauvre homme envoya toute la nuit qu√©rir son cercueil. Deux jours apr√®s, il envoya ce quatrain √† M. de Schomberg: Je vous envoie des perdreaux, Si j'avois meilleur, vous l'auriez; Je ne vous envoie point de levrauts, Car je n'ai pas de levriers. Le m√™me M. Desmarets trouva une fois √† la campagne une fille qui faisoit fort le bel esprit. Elle disoit que les _arondelles_ voloient sur l'_orifice du chaos_. ¬´Ouais, dit Desmarets, qu'est-ce que ceci?¬ª Il se met √† l'entretenir en m√™me style, et apr√®s lui √©crivit une lettre de la m√™me force. Elle n'osa r√©pondre; mais, tandis qu'il fut dans le pays, elle ne vouloit parler qu'√† lui. Un bon gentilhomme √† qui elle montra cette lettre, dit: ¬´Vraiment, voil√† de beaux vers.¬ª Une vieille madame Mousseaux, m√®re du grand-audiencier, avoit √©pous√© un jeune homme nomm√© Saint-Andr√©, qui, pour n'√™tre pas avec elle, alloit le plus souvent qu'il pouvoit √† la campagne; elle en enrageoit, et √©crivoit sur son almanach: ¬´Un tel jour _mon c≈ìur_ est parti, un tel jour _mon c≈ìur_ est revenu.¬ª M. Montereul, de l'Acad√©mie, celui qui √©toit au prince de Conti, comme on lui demandoit s'il disoit son br√©viaire dans les courses qu'il faisoit, car il a √©t√© d√©p√™ch√© bien des fois, r√©pondit: Dieu, en courant, ne veut √™tre ador√©[89]. [89] Si ce vers est de Jean de Montereul, c'est le seul ouvrage qui soit rest√© de cet acad√©micien. Il mourut √† l'√¢ge de trente-huit ans, le 13 f√©vrier 1651. Il ne faut pas le confondre avec son fr√®re Matthieu de Montereul, qui a fait des madrigaux si d√©licats. Un Gascon avoit fait un sonnet sur la mort de M. de Montmorency, o√π il y avoit √† la fin: La parque le prit par-derri√®re, N'osant le prendre par-devant. Un mari ayant trouv√© sa femme dans un lieu obscur, la caressa sans rien dire; elle r√©sista, mais enfin il en vint √† bout. Elle s'aper√ßut apr√®s que c'√©toit lui: ¬´H√©! vraiment, dit-elle, si j'eusse su que c'e√ªt √©t√© vous, je n'eusse pas fait tant de fa√ßons.¬ª Un valet disoit √† son ma√Ætre: ¬´Monsieur, si je rencontre des voleurs, je me laisserai voler hardiment.¬ª Un laquais disoit: ¬´Allons l√†-haut, madame nous fera rire.¬ª Un autre laquais ne vouloit point quitter son ma√Ætre, et disoit: ¬´O√π en trouverois-je un qui me f√Æt autant rire que celui-l√†?¬ª Un moine pr√™choit sur la mort √† Fontevrault: il y avoit une fort jolie religieuse √† un coin de la grille; elle lui avoit √©t√© cruelle. Il disoit: ¬´On dit √† la Mort: Prends cette vieille.--Je ne veux pas, dit-elle; je veux cette jeune, je veux cette jeune.¬ª Il trouva moyen de dire deux fois _je veux cette jeune_. Colomby l'acad√©micien[90] √©toit le plus vain de tous les hommes. Il demanda un jour √† M. de Vardes: ¬´Que tirez-vous bien de la cour?--Six mille livres, dit Vardes.--Ah! si√®cle ingrat, s'√©cria Colomby, je n'en ai que douze, moi!¬ª [90] Fran√ßois de Cauvigny, sieur de Colomby, parent et √©l√®ve de Malherbe. (Voyez ces _M√©moires_, t. 1er, p. 184.) Il avoit une singuli√®re charge; il se qualifioit _orateur du roi pour les affaires d'Etat_. (Voyez l'_Histoire de l'Acad√©mie fran√ßoise_, de P√©lisson, √©d. de 1730, t. 1er, p. 289.) Un gentilhomme du feu comte du Lude √©tant √† l'extr√©mit√©, comme on lui parla de se confesser, dit: ¬´Je n'ai jamais rien voulu faire sans le consentement de Monsieur, il faut savoir s'il le trouve bon.¬ª Le consentement venu, le cur√© le pressa fort de restituer certain argent. ¬´Mon cher, disoit-il, si je ne meurs pas, je n'aurai plus rien.¬ª Enfin, il envoie qu√©rir un de ses amis. ¬´√âcoute, un tel, lui dit-il, rends cet argent qui est dans un coffre dont voil√† la clef; mais garde-toi bien de te tromper, viens bien voir si je suis mort avant que de le rendre.¬ª Un officier de M. de Rheims venoit de boire, disoit-il, avec ses _intimes_. ¬´Et comment les appelez-vous? lui dit-on.--Ma foi, r√©pondit-il, je ne sais pas comment ils se nomment.¬ª Montaigne[91] √©tant un jour malade, on le pressa tant qu'il souffrit qu'on f√Æt venir un m√©decin. Il demanda √† ce m√©decin comment il se nommoit: ¬´Les savants, dit cet homme, me nomment _Egidius_, et les ignorants m'appellent _Gilles_.¬ª Montaigne le chassa, et oncques plus n'en voulut voir. [91] Michel de Montaigne, l'immortel auteur des _Essais_. Nous ne pensons pas que cette anecdote ait √©t√© racont√©e par lui. Une parente de M. le marquis de Rambouillet emprunta deux chevaux de carrosse √† madame de Rambouillet; ces chevaux ne revenant pas, on y envoya, et on trouva qu'elle les faisoit labourer. Un maire d'Amiens haranguant M. d'Aumale, de la Ligue, qui y faisoit son entr√©e, lui dit entre autres belles choses: ¬´J'on veu vo' m√®re, elle n'est mie si grande que vous, mais on dit volontiers que petite vache fait grand viau.¬ª Une fermi√®re √† qui on disoit: ¬´Vous avez mal √† la rate.--C'est mon, dit-elle, nos p√®res plaquent l√† nos m√®res; ils s'amusont ben √† nous faire des rates. C'est les gentilshommes qui en ont.--Je crois, ajoutoit-elle, que le Roi en a une belle et grosse, car on dit qu'il est ben gentilhomme.¬ª Un nomm√© Le Sage se fit catholique, moyennant quoi M. de Montmorency lui donna deux cents pistoles, un cheval et une place de gendarme. M. Le Faucheur[92] lui dit: ¬´Or √ßa, ne savez-vous pas que notre religion est la meilleure?--Aussi, dit cet homme, ai-je pris du retour.¬ª [92] Ministre protestant. M. de Matignon, entendant parler du don gratuit, demanda si c'√©toit un feuillant ou un chartreux. Montpipeau disoit √† madame d'Auvray, belle femme de son voisinage, ce vers de Corneille: Vous quitter et mourir m'est une m√™me chose. Sa femme l'√©pioit et l'entendit; et quand madame d'Auvray alla prendre cong√© d'elle, en pr√©sence de son mari, elle lui dit: ¬´Ah! Madame, Vous quitter et mourir m'est une m√™me chose.¬ª Un homme de la province, dont la femme avoit eu un enfant au bout de trois mois de mariage: quand ce vint au carnaval, de peur des railleries, il se mit devant sa porte avec une table et des jetons. ¬´Que faites-vous l√†? lui demanda-t-on.--Je suppute combien j'aurai d'enfants, √† un tous les trois mois, si je suis quarante ans en m√©nage.¬ª Patin[93], le m√©decin, dit que la fi√®vre continue dans un corps, c'est un J√©suite dans un √âtat. [93] Guy-Patin, dont les lettres nous apprennent tant de choses sur son temps. Une femme de Montpellier, qui vouloit bien parler fran√ßois, pour dire la migraine, disoit _la grenade_, √† cause que _miougrane_, en languedocien, veut dire _grenade_. Une couturi√®re, nomm√©e madame Colin, payoit par jour la nourrice de son enfant, et comme on lui disoit: ¬´Vous moquez-vous? vous en auriez meilleur march√© par mois.--Oh! vous vous trompez, r√©pondit-elle, vous ne savez pas combien les mois vont vite.¬ª LES AMOURS DE L'AUTEUR. J'√©tois encore en logique, quand Louvigny[94], mon parent, me mena √† la campagne voir ses s≈ìurs. Je ne les avois jamais vues chez elles; je songeai, la nuit avant que de partir, que je devenois amoureux de l'a√Æn√©e. C'√©toit une veuve qui, quoique petite et de l'√¢ge de trente ans, ne laissoit pas que d'√™tre fort jolie. Plusieurs personnes avoient soupir√© pour elle; mais on n'avoit point dit qu'elle en e√ªt aim√© pas un. Mon songe ne fut pas faux; je m'attachai √† la veuve d√®s le premier soir. Il falloit que nous eussions quelque sympathie l'un pour l'autre; car elle me traita toujours avec la plus grande bont√© du monde; et quand je lui dis adieu, elle me baisa si fort au milieu de la bouche, que ce baiser me fit une profonde plaie au c≈ìur. Louvigny, qui avoit une belle femme, et qui √©toit mari√© il n'y avoit pas long-temps[95], ne voulut pas demeurer l√† plus de six jours, et me fit partir par une pluie effroyable. Nous √©tions √† cheval; un √©colier n'a pas, pour l'ordinaire, tout ce qu'il lui faut. Je ne sais si c'√©toit ma casaque qui √©toit trop courte, ou si c'√©toient mes bottes, mais jamais je ne les pus faire joindre, et l'eau entroit dans mes jambes tout √† son aise. H√©las! le c≈ìur me saigne quand je songe √† un pauvre bas de soie vert qui fut tout d√©teint. [94] Tallemant avoit effac√© le nom de Louvigny, et il avoit √©crit _Lisis_ √† la place. Henri de Louvigny, secr√©taire du roi, en 1626, mourut en 1652. (Voyez l'_Histoire de la Chancellerie de France_, de Tessereau.) On voit dans le cours de ce chapitre que ceci se passoit vers 1636. Tallemant avoit dix-sept ans; ainsi il a d√ª na√Ætre vers 1619. Nous sommes parvenus √† retrouver sous les ratures de Tallemant plusieurs des noms qu'il avoit fait disparo√Ætre. [95] Louvigny avoit √©pous√© la fille a√Æn√©e de Nicolas Bigot, sieur de La Honville, secr√©taire du roi et contr√¥leur-g√©n√©ral des gabelles. (_Voyez_ plus haut l'article de madame de Gondran, t. 4, p. 271 de ces M√©moires, et ceux de Conrart, t. 48, p. 189 de la deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'Histoire de France_.) A la Saint-Martin, ma veuve[96] revint √† Paris; j'y allai tout aussit√¥t. J'avois honte de paro√Ætre crott√© devant elle; alors il n'y avoit ni chaises ni galoches, et de la Place-Maubert, o√π je logeois, il y avoit bien loin √† la rue Montorgueil, o√π elle logeoit avec sa s≈ìur. Je cherche chez les loueurs; j'y trouve un cheval qui pouvoit passer pour un cheval bourgeois; je louai une selle honn√™te et une bride √† un sellier; j'avois d√©j√† un laquais. En cet √©quipage, mon fr√®re a√Æn√©[97] me trouve vers Saint-Innocent, _rue St.-Denis_. ¬´O√π vas-tu, chevalier?¬ª me dit-il. On m'appeloit ainsi √† cause que j'√©tois fou de l'_Amadis_.--¬´Je m'en vais, lui dis-je, chez M. d'Agamy[98], on y doit lire une com√©die.--Je ne te demande pas, me dit-il, ce que tu y vas faire?¬ª Il sut apr√®s que l'on n'y devoit rien lire. En ce commencement je m'excusois toujours, sans qu'on m'accus√¢t, et quand on me trouvoit chez la belle et qu'on me disoit: ¬´Ah! vous voil√†, chevalier,¬ª je disois toujours, ou: ¬´Je suis venu jouer aux quilles,¬ª ou: ¬´Je suis venu jouer au volant.¬ª Le monde se mettoit √† rire. Insensiblement je m'enferrai si bien que je ne songeois plus qu'√† cela. Les gens en railloient; moi, je m'en d√©ferrois. Elle croyoit badiner et se plaisoit √† √™tre aim√©e; mais cela alla plus loin qu'elle ne pensoit. L'abb√© de C√©risy[99], un des plus beaux esprits du si√®cle, en √©toit amoureux il y avoit plus de deux ans; elle le souffroit, et il y √©toit fort familier en ce temps-l√†; lui et trois autres fr√®res qu'il avoit, dont l'un a eu une grande r√©putation pour la po√©sie[100]. Ils √©toient dans cette maison tous les jours et √† toutes les heures. Deux autres beaux-esprits, Malleville et Gombauld, y venoient souvent l'apr√®s-d√Æn√©e; R√©nevilliers[101] n'en bougeoit: on s'y divertissoit assez bien. [96] Cette jolie veuve, dont nous ne savons pas le nom, √©toit s≈ìur de Louvigny. C'√©toient les enfants d'un orf√®vre qui, ayant fait une grande fortune, √©toit devenu valet de chambre du roi. (_M√©moires de Conrart_, audit lieu.) [97] Pierre Tallemant, sieur de Boisneau; il √©toit banquier. [98] Le nom du beau-fr√®re de la veuve (T.).--Le nom Agamy a √©t√© effac√© par Tallemant qui l'a remplac√© par _Tircis_. Agamy √©toit beau-fr√®re de Louvigny, ayant aussi √©pous√© une demoiselle Bigot de La Honville. (_Voyez_ plus haut ces M√©moires, t. 4, p. 271.) Cette le√ßon pr√©sente au reste une assez grande difficult√©; car la veuve ne pouvoit pas √™tre une demoiselle Bigot de La Honville. On verra plus bas qu'elle n'alloit pas au ch√¢teau de La Honville, et d'Agamy, mari de sa s≈ìur, avoit cependant √©pous√© une fille de M. Bigot. [99] On lit encore assez distinctement ce nom que Tallemant a remplac√© par _C√©rilas_. Ainsi Tallemant avoit pour rival Germain Habert, abb√© de _C√©risy_, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise, auteur de la _M√©tamorphose des yeux de Philis en astres_. Cette pi√®ce, imprim√©e en 1630, a √©t√© ins√©r√©e dans les Recueils du temps, et notamment dans celui de _Champhoudry_; Paris, 1651. [100] Philippe Habert, auteur du _Temple de la Mort_; il √©toit, ainsi que son fr√®re, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise. [101] _Voyez_ l'historiette de R√©nevilliers, t. 4, p. 395. L'abb√© fut bient√¥t jaloux de moi; aussi, pour dire le vrai, la veuve ne prenoit gu√®re garde √† tout ce qu'elle faisoit; elle l'appeloit d'un bout de la chambre pour lui demander s'il ne trouvoit pas que le noir me se√Øoit[102] bien. Alors les jeunes gens ne prenoient pas le noir de si bonne heure qu'on fait maintenant. Un jour qu'elle √©toit au lit, voyant qu'il n'y avoit plus de place dans la ruelle, elle me fit mettre dessus, et, pour cela, il fallut que le pauvre abb√© se range√¢t afin de me laisser passer. Le pis de tout, ce fut quand il la trouva comme elle me mettoit des mouches sur des √©gratignures que m'avoit faites un impertinent de notre auberge, √† qui j'avois donn√© un soufflet pour quelque sottise qu'il avoit dite d'un de mes oncles. Un jour on me dit que l'abb√© avoit parl√© de moi comme d'un √©colier; je fis ce couplet sur un air qui couroit alors: Mon rival, il est vrai, vous avez du m√©rite; Contre vous ma force est petite. Vous en faites peut-√™tre aussi trop peu d'√©tat: David √©toit ainsi m√©pris√© par Goliath. [102] Ce conditionnel du verbe impersonnel _il sied_ est hors d'usage. On le trouve n√©anmoins indiqu√© dans le Dictionnaire de Richelet, √©dition de Gen√®ve, 1690. Et puis, je le chantai √† la belle, qui le trouva fort plaisant. Elle √©crivit de sa main de m√©chants rondeaux que j'avois faits pour elle, car c'est l'amour qui m'a fait faire des vers; elle pour qui l'abb√© avoit fait tant de belles choses. Elle et sa s≈ìur n'√©toient jamais d'accord; elle lui dit une fois famili√®rement: ¬´Sans moi, vous ne verriez pas une √¢me.¬ª Il est vrai que sa s≈ìur √©toit et est encore fort laide, car le temps n'embellit pas; mais elle ne laissoit pas d'√™tre coquette. J'ai eu quelquefois bien du plaisir √† voir toutes les fa√ßons qu'elle faisoit quand le commissaire d'artillerie[103] √©toit aupr√®s d'elle. Ce gar√ßon, peut-√™tre pour servir son fr√®re, lui rendoit quelque complaisance; mais, par malheur, il fut tu√© d√®s la premi√®re ann√©e de mes amours[104]. Cette s≈ìur a de l'esprit, mais elle vouloit toujours chercher midi √† quatorze heures, et il lui √©chappoit souvent des pointes; √† l'autre, il lui √©chappoit des na√Øvet√©s. Elle lui disoit une fois, pour la consoler de ce que ses enfants n'√©toient pas jolis: ¬´Ma s≈ìur, que voulez-vous? les souris font des souris.¬ª Pour la veuve, jamais il n'y eut une femme qui se dorlotoit comme elle; un jour, √† la campagne, d'Agamy, R√©nevilliers, et autres chasseurs, avoient d√Æn√©-d√©je√ªn√© √† dix heures, pour aller √† la chasse, et avant que de partir, ils avoient d√©charg√© leurs arquebuses. ¬´J√©sus! dit cette femme, le moyen de dormir c√©ans! On n'a fait que tirer toute la nuit?¬ª Elle soutenoit qu'il venoit du vent par une crois√©e qu'on avoit mur√©e, et que, puisqu'il y avoit eu une fen√™tre en cet endroit-l√†, il ne pouvoit jamais √™tre si bien joint que le reste. Quelquefois elle disoit, car elle √©toit assez gaie naturellement: ¬´J'ai pens√© dire une bonne chose, mais je l'ai bien renga√Æn√©e;¬ª et, apr√®s, pour peu qu'on la press√¢t, elle la disoit. Il lui prenoit de temps en temps des acc√®s de d√©votion. On conte qu'allant √† Bourbon avec Madame de....[105], elles avoient deux carrosses; elle s'amusa √† la d√Æn√©e √† lire un sermon avec une demoiselle de cette dame; on met les chevaux; un carrosse part; l'autre crut qu'elle et cette demoiselle √©toient dedans. On e√ªt √©t√© comme cela jusqu'au g√Æte, si par hasard, dans un chemin fort large, les deux carrosses ne se fussent joints; quelqu'un du premier carrosse cria: ¬´Mademoiselle Le G....[106], parlez un peu.¬ª On r√©pond: ¬´Elle est avec vous.--Point, c'est avec vous.¬ª On ne la trouve pas; il fallut retourner la qu√©rir. Elle et cette demoiselle lisoient encore de tout leur c≈ìur. Une fois une de leurs amies disoit: ¬´Il n'y a pas loin d'ici √† notre maison des champs; j'y vais avec mes mules en deux heures[107].--J√©sus! dit la veuve, comment pouvez-vous faire? Je ne saurois aller avec les miennes jusqu'au bout de ce jardin sans me rompre le cou.¬ª On lui faisoit accroire qu'elle avoit dit que son fils √©toit mort √† cause qu'un ver lui avoit piss√© contre le c≈ìur. [103] Philippe Habert, le po√®te dont il vient d'√™tre parl√©. Il √©toit commissaire d'artillerie. [104] Philippe Habert fut tu√© en 1637. Il avoit environ trente-deux ans. Une m√®che allum√©e tombant sur un baril de poudre renversa une muraille qui l'√©crasa. (_Histoire de l'Acad√©mie fran√ßoise_, par P√©lisson; 1730, t. 1er, p. 233.) [105] Ce nom est enti√®rement effac√© dans le manuscrit. [106] On aper√ßoit encore ces initiales sous les ratures; elles peuvent servir √† faire retrouver le nom de la belle veuve. Tallemant y a substitu√© _Madame une telle_. On retrouve encore ces initiales √† la fin de l'article; le nom paro√Æt √™tre _Le Goux_ ou _Le Geay_. [107] Ces mules servoient √† la charrue et au carrosse en un besoin. (T.) Elle eut une fois une plaisante bizarrerie. D'Agamy avoit pri√© l'abb√© (_de C√©risy_) de faire une chanson qui commence: _La comm√®re au cul crott√© Veut toujours qu'on la gratte_, etc. ou plut√¥t des couplets que chantoit Gauthier-Garguille autrefois, et sur le sens de sa chanson qui commen√ßoit aussi _la Comm√®re au cul crott√©_[108]. Il les fit et les lui dit: la veuve ne trouva pas bon que son _mourant_ e√ªt fait cela pour le mari de sa s≈ìur, et elle lui d√©fendit de la donner; lui qui n'osoit dire la v√©rit√©, disoit: ¬´Cette chanson me pourra nuire si elle est vue;¬ª et il trouvoit toujours quelque √©chappatoire. On d√©couvrit enfin ce que c'√©toit; et son fr√®re[109], pour l'obliger √† ne plus faire le rench√©ri: ¬´Laissez-le l√†, dit-il, j'en ferai une plus belle.¬ª Il en fit cinq ou six couplets; mais ceux de l'abb√© √©toient plus naturels; car il r√©ussissoit admirablement bien en chansons √† danser. L'abb√©, voyant qu'on chantoit les couplets de son fr√®re, fut tout glorieux de donner les siens. [108] Cette chanson n'est pas dans le recueil imprim√© de Gauthier-Garguille. [109] Philippe Habert. Pour revenir √† mon amour, j'eus bient√¥t des bracelets de cheveux, et la pauvre femme en tenoit, quand tout-√†-coup je lui fis un tour de jeune homme. J'√©tois sur le point de sortir du coll√©ge, lorsque mon p√®re ayant chang√© de logis, un samedi que je pensois coucher chez lui, la maison o√π il alloit n'√©tant pas encore toute meubl√©e, on m'envoya coucher chez une de nos cousines[110]. Le p√®re √©toit √† la cour; on me mit dans le lit de la fille, qui alla coucher avec sa m√®re. Cette fille √©toit toute jeune et toute belle; je n'y fis que r√™ver toute la nuit, et le lendemain je trouvai que j'avois une grande disposition √† l'aimer; insensiblement je me pris, et un sot camarade que j'avois eu au coll√©ge, et qui √©toit un peu roman[111], acheva de me g√¢ter. Nous prenions tous deux la g√©n√©rosit√© de travers; et, quoique ce parti me f√ªt fort d√©savantageux, j'eusse fait volontiers une sottise, si on me l'e√ªt laiss√© faire. Elle aimoit un gar√ßon[112], qui avoit aim√© sa s≈ìur a√Æn√©e, qui √©toit morte, disoit-on, d'amour pour lui, mais avec une bonne fluxion sur le poumon, et √† cause de laquelle on lui fit faire un voyage en Hollande, o√π il n'avoit aucune affaire. Pour dire ce que je pense bri√®vement, je crois que cette fille, se trouvant un parti fort au-dessous de moi, car on parloit de me faire conseiller, ne crut nullement que je fusse pour elle, et qu'elle avoit plus d'esp√©rance d'√©pouser l'autre. Quoi qu'il en soit, me voil√† triste √† un point √©trange, et plus transi que l'abb√©, mon rival. Je tombai dans une telle m√©lancolie, que mon oncle de La Leu[113], je ne sais si c'est son esprit qui lui sugg√©ra cela, s'alla mettre dans la t√™te que j'avois quelque maladie de gar√ßon. On d√©pute mon fr√®re a√Æn√© pour m'en parler: ¬´Qu'√† cela ne tienne, lui dis-je, vous en aurez le c≈ìur √©clairci;¬ª et sur l'heure je lui fis exhibition des pi√®ces. Au bout de trois mois, convaincu que la demoiselle √©toit un peu f√©rue de l'autre, je fis un effort pour me d√©livrer. Je passai une nuit enti√®re sans dormir; mais le lendemain, il n'y avoit pas un cha√Ænon entier √† mes cha√Ænes. Le d√©pit fit ce que la raison n'avoit pu faire. Je trouvai √† propos, pour plus grande s√ªret√©, de faire un petit voyage en Berry chez madame d'Harambure[114]. [110] Tallemant, qui dans ce chapitre a voulu d√©router ses lecteurs, a ray√© ces derniers mots et les a remplac√©s par ceux-ci: _chez une de nos voisines_. [111] Comme on diroit aujourd'hui _romanesque_. [112] Tallemant avoit nomm√© l'amant de sa cousine; mais il est impossible de rien lire sous la rature. [113] _La Leu_ se lit distinctement sous la rature. C'√©toit l'oncle des Tallemant. (Voyez l'art. _La Leu_, plus haut, t. 5, p. 43.) [114] C'√©toit la cousine-germaine des Tallemant. (_Voyez_ plus haut son article, t. 5, p. 39 de ces M√©moires.) Cependant la veuve, comme j'ai su depuis, avoit pens√© enrager. Il y avoit une jeune veuve dans notre rue, qui me t√©moignoit la meilleure volont√© du monde; elle re√ßut des vers o√π je disois qu'elle m'aimoit; elle me permit de lui √©crire; mais en jeune homme, j'oubliai de lui demander l'adresse; ce qu'il y avoit de bon en cette affaire, c'est qu'elle √©toit accord√©e, et effectivement elle fut mari√©e √† un mois de l√†. Je pars avec Tallemant, fr√®re de madame d'Harambure[115]; il voulut passer par cette maison, o√π j'√©tois devenu amoureux de la veuve. L√† je me renflammai quasi, car la pauvre femme me vouloit rattraper en Berry. Il fut question de voir si je devois √©crire √† cette veuve qui √©toit mari√©e. Tallemant, qui tout le long du chemin m'avoit cont√© ses bonnes fortunes de Languedoc, et que je prenois pour un h√©ros en galanterie, me fit √©crire contre mon avis, et chargea un si habile homme de rendre ma lettre en main propre, que le mari la re√ßut au lieu de la femme, et toute ma galanterie s'en alla au diable. [115] C'√©toit G√©d√©on Tallemant, le ma√Ætre des requ√™tes, qui a √©t√© intendant en Guyenne, en 1653. Il √©toit cousin-germain de notre Tallemant. Je cajolai un peu la fille d'un gentilhomme voisin de madame d'Harambure; apr√®s nous all√¢mes voir madame Bigot √† Argent[116], o√π je m'√©pris terriblement de mademoiselle de Mouriou[117]. Ils me faisoient la guerre, qu'en un bal, quand je lui tenois la main, je mettois mon chapeau dessus, de peur qu'on ne s'en aper√ß√ªt, et qu'une fois je m'endormis quasi sur son √©paule. J'√©tois pourtant bien amoureux, et en revenant je songeai tant √† elle toute la nuit, que je ne fis que pleurer et me plaindre jusqu'au jour. [116] Argent, gros bourg du Berry, sur la route de Gien √† Bourges. [117] Cette demoiselle de Mouriou ne peut √™tre la femme de celui dont on a vu l'article, t. 5, p. 377. Elle se maria √† l'√¢ge d'environ cinquante ans. Me voil√† revenu √† Paris. Je fis des vers sur mon absence; car j'en tins encore un mois durant pour mademoiselle de Mouriou. On me les fit lire chez la veuve, o√π √©toit l'abb√© de C√©risy, √† qui j'avois donn√© bien du rel√¢che; il les loua fort. Or, la petite fille[118] que j'avois quitt√©e, et cette autre, √† qui Tallemant m'avoit fait √©crire si √† propos, s'y rencontr√®rent; elles √©toient parentes de la veuve. Cette derni√®re et chacune d'elles croyoient que c'√©toit pour elle que j'avois fait ces vers dans mon voyage; car toute femelle aime √† √™tre aim√©e. Cela me servit aupr√®s de ma veuve; elle s'imagina que je ne l'avois pas oubli√©e; et, un jour, √† propos de je ne sais quoi, elle me dit: ¬´Cela n'est pas si vrai, qu'il est vrai que je suis votre servante.¬ª Nous voil√† mieux ensemble que jamais. Ce fut de ce temps-l√† qu'elle me conta combien l'abb√© √©toit jaloux: ¬´Il ne me demande qu'un peu d'amiti√©; et il lui arrive souvent de pleurer aupr√®s de moi; il ne parle jamais de vous.¬ª Je m'aper√ßus bien √† son discours que les amants qui pr√©tendent si peu de chose ne sont pas les mieux re√ßus; d'ailleurs on avoit l√†-dedans une certaine opinion qu'il avoit toujours la foire; en effet, son teint un peu jaune et p√¢le √©toit le teint d'un foireux. Il avoit beaucoup d'esprit et beaucoup de vivacit√©; mais il disoit quelquefois des pointes; et, quand il lui sembloit qu'il avoit dit quelque chose de plaisant, il en rioit tout le premier, et, si quelqu'un ne l'avoit pas entendu, il lui disoit: ¬´Vous ne savez pas que je disois telle chose.¬ª Pour moi, j'√©tois gai, remuant, sautant, et faisant une fois plus de bruit qu'un autre; car, quoique mon temp√©rament pench√¢t vers la m√©lancolie, c'√©tait une m√©lancolie douce, et qui ne m'emp√™choit jamais d'√™tre gai quand il le falloit; avec cela, la veuve me trouvoit beaucoup de brillant dans l'esprit: je ne sais si les autres √©toient de son avis. J'√©tois de toutes les promenades, de tous les divertissements, et la belle ne pouvoit rien faire sans moi; aussi n'√©tois-je gu√®re sans elle; j'√©tudiois le matin, et l'apr√®s-d√Æner, je la lui donnois tout enti√®re. Je n'ai jamais mieux pass√© mon temps, car j'√©tois bien aim√© et bien amoureux: on avoit toute libert√© de se parler et de se baiser, car les deux s≈ìurs ne mangeoient point ensemble, et √©toient moins unies que jamais. D'Agamy et sa femme voyoient bien que la veuve en tenoit, et cela commen√ßoit √† leur d√©plaire, aussi bien qu'√† l'abb√©. Dans nos caresses nous avions quelquefois les plus violents transports du monde; nous √©tions bien √©pris tous deux. Elle avoit de l'esprit, et faisoit parfois des vers dans sa passion. Un jour je la trouvai p√¢le au Cours; je lui envoyai le lendemain des vers que j'ai perdus, o√π je parlois de la frayeur que cette p√¢leur me donnoit. Elle me r√©pondit par ce quatrain: Si tu n'as point trouv√© les roses Qui sur mon teint √©toient √©closes, Daphn√©e, ne t'en √©tonne pas, C'est qu'elles descendoient plus bas. [118] Ces mots remplacent un nom ratur√© qu'on ne peut lire. Moi qui aime √† conclure, je voulus voir si je pourrois mettre l'aventure √† fin. Je me hasarde; on me rebute, on me gronde, on me menace; mais, en sortant, on me dit: ¬´Je vous aurois bien plus maltrait√©, si je ne craignois de vous perdre encore une fois.¬ª Cela me rassure fort: je recommence; on me repousse, on me d√©clare que pour tout le reste on me le permettoit, mais que, pour cela, je n'avois que faire d'y pr√©tendre. D√©sesp√©rant d'en venir √† bout, j'entendis bien plus volontiers que je n'eusse fait, √† un voyage d'Italie que deux de mes fr√®res me propos√®rent[119]; et puis je n'avois que dix-huit ans, j'√©tois en √¢ge d'aimer √† courir. [119] _Voyez_ l'article du cardinal de Retz, t. 4, p. 102. Ce voyage ne fut pas plus t√¥t conclu, que la veuve se met en courroux, et elle le t√©moignoit si visiblement que tout le monde s'en apercevoit. En jouant aux quilles, elle ne vouloit plus prendre la boule de ma main, et faisoit mille autres choses d'une grande prudence. Je l'apaisai pourtant en une visite de quatre heures, o√π je lui repr√©sentai qu'elle me d√©sesp√©roit; et je l'attendris si bien que, moiti√© figue, moiti√© raisin, j'en eus ce que je demandois, il y avoit si long-temps. Je voulus rompre mon voyage, ou du moins je m'en remis enti√®rement √† elle; c'√©toit une chose si arr√™t√©e qu'elle eut assez de sens pour me dire qu'il falloit le faire, et que cela feroit trop parler les gens. Regardez quelle bizarrerie, d'attendre √† la veille de mon d√©part. Elle me laissa encore, en une autre visite, faire tout ce que je voulus; elle me donna son portrait, elle voulut avoir le mien. Elle me chargea de bagues et de bracelets; mais ni elle ni moi ne songe√¢mes √† aucune adresse pour nous √©crire. Je fus dire adieu √† mon rival, qui eut la plus grande joie du monde de me voir partir. A Lyon, comme si je ne pouvois voyager sans devenir amoureux, je m'√©pris terriblement de la fille d'un de nos amis chez lequel nous logions. C'√©toit une fille bien faite, bien brusque, qui avoit de la voix et de l'esprit. Pour cette fois-l√†, je n'ai pas tant de tort qu'√† l'autre, car, je ne sais par quelle fatalit√©, cette fille eut d'abord de la bonne volont√© pour moi, quoique je ne fusse pas le plus beau des trois; elle fit, d√®s le premier jour, une alliance avec moi, et m'appela _sa sympathie_. On nous mena promener aux jardins de l'Ath√©n√©e, qu'on appelle aujourd'hui Ainay[120]; nous nous d√©tourn√¢mes un peu, elle et moi; j'√©tois le plus aise du monde, et il me sembloit que j'√©tois pour le moins _P√©riandre_ ou _Merindon_[121]. Il fallut partir au bout de trois jours; mais, pour me consoler, j'emportai des bracelets de cheveux, et j'eus permission d'√©crire. Tout cela ne m'emp√™cha pas de me bien divertir en Italie, tant c'est belle chose que jeunesse; √† la v√©rit√©, j'avois quelquefois de mauvaises heures. La veuve m'√©crivit √† Rome, par la voie du petit Gu√©nault, son m√©decin[122];....... il n'y avoit rien de particulier. Je lui r√©pondis, et n'en re√ßus jamais qu'une seule lettre. [120] C'est le nom d'un quartier de la ville de Lyon. [121] Personnages de l'_Amadis_. [122] Ces derniers mots √©toient effac√©s; il en reste encore quelques-uns sous la rature que nous n'avons pas pu retrouver. De retour en France, nous voil√† encore log√©s √† Lyon chez la belle. Je voulois famili√®rement qu'elle me laiss√¢t monter dans sa chambre par une √©chelle de corde, et je lui proposai de l'aller trouver l'√©t√© √† la campagne, o√π elle devoit demeurer trois mois. Elle me dit qu'il y avoit trop de p√©ril √† tout cela. Je re√ßus de ses lettres √† Paris pendant quelque temps: elle √©crivoit bien; puis tout-√†-coup elle cessa de m'√©crire. Je n'ai jamais pu savoir pourquoi, car elle mourut bient√¥t apr√®s. Revenons √† la veuve. Je croyois qu'elle me recevroit avec la plus grande joie du monde; mais je fus bien attrap√©, quand elle me rebuta plus que jamais, et me reprocha la peine o√π je l'avois mise; cette peine venoit de ce que, s'√©tant saisie, √† mon d√©part ou depuis, en songeant √† ce qu'elle venoit de faire pour moi, ce que vous savez s'arr√™ta aussit√¥t...... Elle crut √™tre grosse, se d√©couvrit au jeune Gu√©nault, et ce fut dans cette inqui√©tude qu'elle m'√©crivit[123]. [123] Tallemant avoit effac√© ce passage, et il avoit mis √† la place: Elle se d√©couvrit _√† son m√©decin_. Je la bl√¢mai fort de s'√™tre effray√©e si √† la l√©g√®re, et d'avoir tout dit √† un tiers. ¬´H√©, pourquoi? me r√©pondit-elle; il sait bien que c'est √† bonne intention, et je lui ai dit que vous m'aviez promis de m'√©pouser.¬ª Je crois, mais je ne l'assurerois pas, qu'en badinant...... elle pourroit bien m'avoir dit: ¬´N'es-tu pas mon mari?¬ª et que lui ayant r√©pondu: ¬´Oui,¬ª elle pourroit avoir pris cela pour argent comptant. Nous voil√† brouill√©s. L'abb√©, bien loin de profiter de mon absence, l'avait trouv√©e plus chagrine que jamais. Le crucifix prit ce temps-l√† pour lui donner un coup de pied, et depuis il ne fut amoureux que de la vierge Marie. La pauvre Lyonnoise mourut durant notre divorce, et la veuve, qui passoit d√©j√† pour une capricieuse dans mon esprit, avoit besoin de cela pour me retenir; car, n'ayant plus personne, je fis bien plus de choses que je n'en eusse fait pour me remettre bien avec elle. Un peu plus habile que je n'√©tois, je m'avisai de cajoler une fille qui en avoit bonne envie: elle √©toit parente et suivante d'une madame de M√©rouville[124], avec laquelle Louvigny demeuroit. [124] Le nom de _M√©rouville_ se laisse apercevoir sous la rature; Tallemant, qui a biff√© ce passage, y a substitu√© celui-ci: ¬´Elle √©toit parente et suivante d'une _tante de la femme de Lisis_ (Louvigny).¬ª Or, madame de Louvigny, fille a√Æn√©e de Bigot de La Honville, √©toit ni√®ce de madame de M√©rouville, s≈ìur de son p√®re. (_Voyez_ plus haut l'Historiette de madame de Gondran, t. 4, p. 271 et 272.) Tout ce monde-l√†, aussi bien que mon p√®re, ne logeoit pas loin du logis de la veuve, o√π, √† cause du grand jardin qui y √©toit, on se divertissoit plus qu'en aucune autre maison. Je badinois avec cette fille √† ses yeux; cela la fit revenir, et je remontai sur ma b√™te. Cette fille m'appeloit _mon mari_, et m'aimoit de tout son c≈ìur. J'ai parl√© ailleurs de la maison de La Honville[125]. Quoique la veuve ne f√ªt pas de ces parties-l√†, j'y allois souvent. Tout le monde de chez M. de La Honville m'aimoit fort; j'√©tois le bel-esprit de la troupe, et on m'estimoit terriblement. Une fois, une madame Du Candal, veuve d'un conseiller au Parlement, grande femme fort bien faite et fort raisonnable, mais un peu coiff√©e de sa parente, vint √† La Honville que j'y √©tois. Elle √©toit fille d'une s≈ìur[126] de La Honville qui logeoit avec son fr√®re. De tout temps cette femme m'avoit plu; aussi a-t-elle un agr√©ment que j'ai vu √† peu de personnes. Mon humeur, mon emportement, ma ga√Æt√© ne lui d√©plurent pas non plus. En badinant, nous faisons une alliance; nous voil√† aussi mari et femme. Depuis cela, je la visitai plus soigneusement; mais il n'y avoit aucune libert√© chez son beau-p√®re, o√π elle logeoit. La premi√®re femme[127], voyant que je me trouvois presque toujours chez La Honville quand l'autre[128] y venoit d√Æner, entra en quelque jalousie et me fit la mine. Le lendemain, je la vais trouver dans sa chambre, et, apr√®s l'avoir bien harangu√©e pour l'obliger √† me dire ce qu'elle avoit contre moi, elle me prend la main et me baise. ¬´Allez, dit-elle, vous ne le saurez jamais, mais je ne vous en aimerai pas moins.¬ª Voyant cela, je voulus tenter si je ne trouverois point l'heure du berger. ¬´Mon Dieu! me dit-elle, si j'√©tois capable de faire une sottise, ce seroit pour l'amour de vous; contentez-vous de cela, et aimez-moi √† cela pr√®s, si vous en √™tes capable.¬ª Avec elle, j'en suis toujours demeur√© l√†; elle est encore fille, et nous nous aimons de bonne amiti√©. [125] _Voyez_ plus haut, sur les voyages faits √† la terre de La Honville, l'Historiette de madame de Gondran, t. 4, p. 271. [126] Madame de Candal s'appeloit Marie Causse; Marie Bigot, sa m√®re, avoit √©pous√© Jacques Causse. (_Voyez_ une note plus bas dans le cours de cet article.) [127] C'est-√†-dire la parente de madame de M√©rouville, qui, comme on vient de le voir, appeloit Tallemant son mari. [128] Madame de Candal. La veuve grondoit assez de ces petits voyages √† La Honville, mais je lui disois qu'il falloit donc que je rompisse avec mes fr√®res, et ma belle-s≈ìur[129], et toute ma famille. Sa s≈ìur[130] malicieusement ne manquoit pas de lui faire remarquer que je n'√©tois jamais si ajust√© que quand j'allois voir madame du Candal, qui alors d√©logea de chez son beau-p√®re, et alla demeurer avec sa m√®re, vers le Marais. Tout ce qu'elle et son mari disoient contre moi ne servoit qu'√† les faire regarder comme des espions. Une fois que nous √©tions √† un divertissement chez une des parentes de la veuve, on se mit √† danser aux chansons; elle me tenoit par la main, et sans y penser elle alla chanter: Guillot est mon ami, Quoique le monde en raille; Il n'est point endormi Quand il faut qu'il travaille. Ah! je ris alors qu'il me baise; Car il meurt de plaisir et moi d'aise. Ma foi, le monde en railla cette fois-l√†, et nous f√ªmes un peu d√©ferr√©s tous les deux. [129] Pierre Tallemant, sieur de Boineau, fr√®re a√Æn√© de notre Tallemant, avoit √©pous√© Anne Bigot, fille de Nicolas Bigot, sieur de La Honville. (_Quittance du 29 mai 1638_, conserv√©e √† la biblioth√®que du Roi.) [130] Madame d'Agamy. La veuve, qui d√©j√† √©toit assez capricieuse, le devint encore davantage par les soup√ßons que ses parens lui mirent dans l'esprit. Un jour que je la trouvai seule aupr√®s du feu, elle se glisse dans un cabinet au coin de la chemin√©e, dont la porte avait un petit poids qui la faisoit fermer fort ais√©ment. Voil√† visage de bois: je presse, je prie; elle ne veut point ouvrir. Je m'en vais: √† la porte de la rue, je me ravise, et me viens cacher de l'autre c√¥t√© de la chemin√©e, apr√®s √™tre rentr√© fort doucement; puis je laisse aller l'huis vert[131] de toute ma force, pour lui faire accroire que je m'en allois: cela r√©ussit. Elle sort; je la happe, _et c√¶tera_. Cette bizarrerie me le fit trouver trois fois meilleur. Comme cette femme n'√©toit pas naturellement d√©vergond√©e, et que ce n'√©toit que la force de la passion qui l'emportoit, elle ne se put jamais r√©soudre √† me donner un rendez-vous: il la falloit toujours prendre de force. Comme c'√©toit toujours √† recommencer, on ne pouvoit pas bien prendre ses mesures, et se cacher de sa femme de chambre comme on e√ªt fait. J'ai assez vu de femmes, mais je n'en ai jamais vu une si d√©sint√©ress√©e; elle ne voulut pas seulement prendre des gants quand je revins d'Italie. [131] L'huis vert paro√Æt signifier ici une porte battante, en drap ou en toile de couleur verte. Elle devint insensiblement si jalouse, qu'elle l'√©toit de toutes les femmes que je voyois, mais bien plus de madame d'Harambure que de pas une autre: elle a toujours eu plus de jalousie de celles que je n'aimois pas que de celles que j'aimois; car elle n'en a pas le quart autant de madame du Candal et de mademoiselle des Marais, dont nous parlerons ailleurs[132]. [132] M. de Launay l'√©pousa en secondes noces. (_Voyez_ ci-apr√®s l'Historiette de madame de Launay.) Cependant je m'enflammai pour cette autre veuve, car la premi√®re me grondoit trop. Chez sa m√®re, on avoit un peu plus de libert√©. Un jour que nous y faisions collation, elle nous donna des abricots, et nous conta que, croyant en avoir fait de bien plus beaux que sa m√®re, elle met sur les siens: _Abricots de ma fa√ßon_. Par malheur, ses abricots se candirent, et ceux de sa m√®re se conserv√®rent fort bien: elle en changea un beau matin toutes les couvertures, et dit: ¬´Regardez comme les miens se sont bien conserv√©s.¬ª Or, elle avoit une fille qui n'√©toit gu√®re jolie. ¬´Ma foi, ce lui dis-je, madame, votre bonne maman vous surpasse bien autant en filles qu'en abricots: vous √™tes une belle ouvri√®re aupr√®s d'elle.¬ª Une fois, je trouvai bien du _crachottis_ aupr√®s du feu. ¬´J√©sus! lui dis-je, qu'est-ce que cela?--H√©las! dit-elle, c'est M. Mestresat qui a fait l√† le _lac de Gen√®ve_[133].¬ª Je lui donnois fort souvent des vers; mais, comme elle vit que j'en tenois, elle me fit une petite querelle pour ne m'appeler plus son _mari_; j'entendis bien sa finesse, et fis semblant d'en √™tre un peu alarm√©. Comme elle logeoit fort loin, je ne la voyois pas bien √† mon aise, et je fus ravi quand on parla de la faire loger aupr√®s de M. de La Honville. Toute la difficult√© √©toit que, pour avoir la maison qu'on vouloit faire prendre √† sa m√®re, il falloit perdre un quartier de celle qu'elle quittoit: la bonne femme ne pouvoit s'y r√©soudre. J'envoyai un de mes amis qui loua cette maison sous main pour un quartier, disant qu'une dame de sa connoissance se trouvoit sur le carreau. Je trouvai moyen de le faire savoir √† la belle, qui prit cela le mieux du monde, et fit pourtant en sorte qu'elle d√©logea sans qu'il en co√ªt√¢t un sou, ni √† sa m√®re, ni √† moi; car elle persuada au propri√©taire d'y aller loger lui-m√™me. Mais je fus bien attrap√©, car ses tantes ou ses cousines √©toient toujours avec elle, et je lui parlois dix fois moins que je ne faisois auparavant. Enfin elle se r√©solut, croyant n'avoir point d'enfants, d'√©pouser M. de Montlouet d'Angennes[134], parce qu'il n'en avoit point eu avec sa premi√®re femme; elle n'en eut que tous les ans[135]. Il √©toit de mes amis, et m'appeloit son pupille; j'√©tois m√™me le confident de ses amours, et j'ai quelquefois fait des vers pour lui. Elle lui fut long-temps cruelle jusqu'au m√©pris. ¬´H√©las! disois-je, le pauvre homme! il ne fait que blanchir contre.¬ª Il √©toit trop vieux pour elle. D√®s qu'il l'eut √©pous√©e, je r√©solus de ne plus penser √† elle, et un jour je lui dis: ¬´Je gage, madame, que vous avez br√ªl√© tous les vers que je vous ai donn√©s.--Point, dit-elle; je vous les montrerai encore tous.--Cela n'est plus bon √† rien, lui dis-je; vous √™tes devenue la femme de mon ami: je vous conseille de les br√ªler, cela pourroit faire du d√©sordre.¬ª Elle vit pourquoi je le disois, et me r√©pondit en rougissant: ¬´On en fera ce que vous voudrez.¬ª Je ne sais ce qui en est arriv√© depuis, mais nous avons toujours eu bien de l'estime l'un pour l'autre. [133] Il √©toit de Gen√®ve, et il crachoit beaucoup. (T.)--Mestresat √©toit un ministre de Charenton. Le cardinal de Retz raconte qu'il disputa un jour avec lui, en pr√©sence d'un nonce, et que Mestresat le m√©nagea sur certains principes de Sorbonne qui n'obtiennent pas l'assentiment de la Cour de Rome, ¬´n'√©tant pas juste, disoit-il, d'emp√™cher l'abb√© de Retz d'√™tre cardinal.¬ª (_M√©moires du cardinal de Retz_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, t. 44, p. 130.) [134] Ce nom a √©t√© soigneusement biff√© par Tallemant; nous sommes cependant parvenus √† le lire distinctement, √† l'aide d'un acide. En effet, Jacques d'Angennes, marquis de Montlouet et de Lisy-sur-Ourques, se remaria en 1643 avec Marie Causse, fille de Jacques Causse et de Marie Bigot, et veuve de Martin Du Candal, conseiller au Parlement. (_Histoire g√©n√©alogique de France_, t. 2, p. 429.) Il est seulement extraordinaire que madame Du Candal e√ªt esp√©r√© de ne pas avoir d'enfants en contractant ce mariage, car le marquis de Montlouet en avoit eu six d'Elisabeth de Nettancourt. [135] Madame Du Candal a eu trois filles de son second mariage. (Voyez _le P√®re Anselme_ audit lieu.) Madame d'Harambure morte, je croyois que la veuve ne seroit plus si folle que par le pass√©; mais ce fut encore pis que jamais. Elle √©toit si extravagante sur ce chapitre, qu'elle croyoit que je couchois avec toutes les femmes que je voyois. ¬´Le moyen que les autres vous r√©sistent, disoit-elle, si je ne vous ai pu r√©sister!¬ª Enfin elle vint √† un tel exc√®s qu'elle m'accusoit de coucher avec ses s≈ìurs; elle en avoit deux, toutes deux laides[136], et qui me ha√Øssoient comme la peste; elle m'en accusoit aussi avec les miennes. ¬´Oui, disoit-elle, et je ne voudrois pas jurer que m√™me vous √©pargnez vos tantes.--Mais comment est-ce donc que j'y puis suffire?--Ah! r√©pondit-elle, il n'y a jamais rien eu de si brutal, de si animal que vous; vous avez une sensualit√© infatigable.¬ª [136] Il en est mort une. (T.) Elle me faisoit beaucoup plus d'honneur qu'√† moi n'appartenoit. Voici deux des plus plaisantes visions qu'elle ait eues. Madame Tallemant, la ma√Ætresse des requ√™tes[137], se blessa; elle s'alla mettre dans l'esprit que cette femme √©toit grosse de mon fait, et qu'ayant reconnu combien j'√©tois infid√®le, elle avoit mieux aim√© se blesser que de mettre au jour l'enfant d'un si m√©chant homme. L'autre fut qu'une fille de madame _Cramail_, aujourd'hui la marquise de La Barre-_Chivray_[138], ayant eu la petite v√©role, au retour d'un petit voyage de La Honville, o√π j'avois √©t√© avec elle, la veuve raisonna ainsi: ¬´Il n'y a rien qui donne tant la petite v√©role que l'√©motion. Cette fille lui a tout accord√©, cela l'a √©mue.¬ª Si la moindre des trois personnes avec lesquelles elle disoit que je concubinois e√ªt voulu me laisser faire, je l'eusse bien plant√©e l√†; car elle ne me faisoit coucher qu'avec Lolo, madame Du Candal et mademoiselle Des Marais, aujourd'hui madame de Launay[139], sans conter madame de Louvigny et bien d'autres. [137] Marie Du Puget de Montauron, femme de G√©deon Tallemant, cousin-germain de l'auteur. [138] Ces noms √©toient ratur√©s; les deux mots en lettres italiques sont douteux. [139] Voyez plus bas l'article de madame de Launay, personnage assez singulier. Une fois, √† La Honville, cette Lolo, car je badinois toujours, avoit les mains embarrass√©es √† je ne sais quoi; je me mis √† la baiser: ¬´H√©! que faites-vous? me dit-elle.--Je prends mon temps.¬ª Depuis, quand je la baisois, elle crioit: ¬´Ma s≈ìur,[140] comme il prend son temps! venez vite, il prend son temps.¬ª Un jour que je lui baisois la main gauche, finement elle la couvroit de la droite qui √©toit nue. ¬´Celle-l√†, lui dis-je, m'est tout aussi bonne que l'autre.¬ª J'ai oubli√© bien des folies et bien des impromptus, et mille autres bagatelles. La vision qu'elle eut de sa s≈ìur, avec laquelle elle logeoit, vint de ce que cette femme eut un mal de m√®re si furieux, qu'elle parla un langage articul√© que personne n'entendoit, et elle vouloit que cela v√Ænt de ce que je lui avois brouill√© la cervelle. Je ne savois plus o√π j'en √©tois; je ne voulois pas pourtant jeter le manche apr√®s la cogn√©e, parce que j'avois dessein de faire durer cela jusqu'√† ce que je pusse me d√©clarer pour la petite Rambouillet. Elle me fit un jour une proposition: ¬´Mettez, disoit-elle, ma conscience en repos.--Eh bien! voulez-vous que je vous √©pouse?--Non.--Que voulez-vous donc?--Trouvez quelque invention.¬ª Et apr√®s, elle me disoit: ¬´Mais n'est-ce pas assez que vous m'ayez durant cinq ans viol√©e?¬ª Elle appeloit cela _violer_, parce qu'elle faisoit d'abord quelque r√©sistance; puis elle changeoit tout-√†-coup de discours. ¬´Ah! si j'√©tois assur√©e que vous m'aimassiez bien, je ne m'en soucierois; mais vous avez honte de m'aimer.¬ª Et alors elle me vouloit obliger √† faire des extravagances pour lui t√©moigner que je l'aimois. Tout ce que je pus faire, ce fut de prendre quelque pr√©texte, comme je fis, pour ne plus voir sa s≈ìur avec qui elle √©toit mal; car l'autre l'avoit oblig√©e d'assez mauvaise gr√¢ce √† d√©loger d'avec elle. Il lui prit une nouvelle bizarrerie. Elle avoit je ne sais quelle esp√®ce de demoiselle avec elle qu'elle faisoit toujours venir dans sa chambre. Un beau jour je l'attrapai plaisamment. Comme elle √©toit all√©e conduire une dame jusqu'√† la porte de l'antichambre, je la suivis; sa petite demoiselle demeura aupr√®s du feu. Je prends la veuve et je l'emporte de l'antichambre dans une garde-robe, o√π je m'enferme avec elle, et je la tins tant que je voulus. Je la fis un peu revenir de ses folies. Elle sortit de sa maison parce que l'horloge de l'h√¥tel d'√âpernon[141] sonnoit les demi-heures et les quarts, et que cela lui coupoit, disoit-elle, sa vie en trop de morceaux. [140] La s≈ìur de _Lolo_ √©toit madame de Louvigny. (_Voyez_ plus haut l'article de madame de Gondran, t. 4, p. 273, et les _M√©moires de Conrart_, au lieu d√©j√† cit√©.) [141] L'h√¥tel d'√âpernon √©toit situ√© Vieille rue du Temple, pr√®s de la rue Saint-Fran√ßois. Quand l'abb√© de C√©risy eut fait la _Vie du cardinal de B√©rulle_[142], qui √©toit son ami, il lui en envoya un exemplaire. Elle lui manda gracieusement, quelques jours apr√®s, qu'elle n'avoit jamais cru qu'il p√ªt devenir assez idiot pour √©crire de si sots miracles. On n'en vendit quasi point. M. de Grasse (_Godeau_) disoit que c'√©toit une vie √©crite par √©pigrammes, tant il y avoit de traits. Patru disoit qu'il y avoit cinq ou six cents t√™tes √† cet ouvrage, car il commence √† tout bout de champ, comme s'il √©toit √† la premi√®re ligne. Le libraire s'y pensa ruiner. Le bon abb√© avoit plus d'esprit que de jugement. [142] La Vie du cardinal de B√©rulle, en 1 volume in-4¬∫ parut en 1646. Nous nous brouill√¢mes encore bien des fois, et nous raccommod√¢mes aussi. Enfin, las de ses bizarreries, et ayant √©t√© oblig√©, par des consid√©rations de famille, √† faire demander la petite Rambouillet, me voil√† accord√© sans le lui dire[143]. Mon fr√®re l'abb√©, par malice, lui alla annoncer cette nouvelle. Elle n'a jamais √©t√© si sage que cette fois-l√†; car elle re√ßut cela comme une chose indiff√©rente. Je ne laissois pas d'aller chez elle; mais je prenois garde qu'il y e√ªt compagnie. Une fois, par malheur, je la trouvai seule; elle sortit de sa chambre en col√®re et me donna un grand coup de poing; apr√®s je ne m'y frottai plus. La s≈ìur et son mari eurent une joie √©trange de voir que je me mariois: nous nous √©tions remis bien ensemble, il y avoit quelque temps, du consentement de la veuve; elle-m√™me s'√©toit r√©concili√©e avec eux. Or, quand M. Rambouillet se voulut remarier, elle y pr√©tendit fort, tant pour √™tre plus magnifique que sa s≈ìur, que peut-√™tre pour me faire enrager √† mon tour. Le bonhomme n'y voulut point entendre. Il √©toit accord√©, il y avoit deux jours, quand une fille que je ne connoissois point me vint dire que M. Le Faucheur, le ministre, qui logeoit en m√™me maison que la veuve, √©toit fort mal et demandoit √† parler √† moi. Je fais mettre les chevaux au carrosse, et cependant je dis √† tous ceux que je rencontrai que le pauvre M. Le Faucheur √©toit bien mal. J'y vais vite; mais je trouve cette m√™me fille au bas de l'escalier qui me dit: ¬´Monsieur, c'est mademoiselle Le G....[144] qui veut vous parler.¬ª Je monte. Elle commence par des larmes et par des reproches, et me dit enfin qu'il falloit que je l'√©pousasse, ou que je lui fisse √©pouser mon beau-p√®re. ¬´Pour moi, lui dis-je, mes articles sont sign√©s il y a long-temps, et ceux de mon beau-p√®re futur le furent avant-hier.¬ª Elle se mit √† temp√™ter, que je m'en repentirois, que quelque jour son fils seroit grand, que j'avois beau faire, que la petite Rambouillet ne seroit jamais que ma g...., et que si elle e√ªt su cela, elle l'e√ªt laiss√©e tomber en la pr√©sentant au bapt√™me. Elle est sa marraine. Je lui parlai doucement, la remis du mieux que je pus, et me retirai quand je la vis un peu apais√©e. Cependant je fus en transes jusque devant l'arche[145], que j'appris qu'elle n'√©toit point au pr√™che; car elle √©toit si outr√©e, que je craignois qu'elle n'all√¢t faire quelque opposition ridicule. Sa s≈ìur a √©t√© assez √©tourdie pour me dire depuis: ¬´Il me semble que vous deviez marier ma s≈ìur avec votre beau-p√®re; c'√©toit le moins que vous fussiez oblig√© de faire pour elle.¬ª Cette pauvre femme ne me sauroit encore voir sans surprise. J'ai e√ª du d√©plaisir de ne pouvoir l'assister en quelques affaires qu'elle a eues; mais il n'y a jamais eu moyen d'en approcher. Elle hait le cardinal, et dit assez plaisamment que le soleil de mars est _mazarin_, √† cause qu'il lui fait mal √† la t√™te. [143] Elisabeth Rambouillet n'avoit que onze ans quand elle fut accord√©e avec son cousin. (_Voyez_ l'article de l'abb√© Tallemant, t. 4, p. 72 de ces M√©moires.) [144] Nom de la veuve. [145] Tallemant a effac√© ces trois derniers mots et les a remplac√©s par ceux-ci: _jusques au jour de mes noces_. Sa premi√®re le√ßon, qui a trait aux usages du pr√™che, nous a sembl√© pr√©f√©rable. MUETS. J'ai vu mille fois un homme muet et sourd, assez bien fait de sa personne et assez propre. Il plioit le linge admirablement bien en toutes sortes d'animaux[146], et se faisoit entendre aussi bien que personne ait jamais fait. Il alloit √† Charenton, et, quand par signes on lui demandoit de quelle religion il √©toit, il mettoit son chapeau sur sa t√™te, et son manteau sur les deux √©paules, puis mettoit une table devant lui; il faisoit des mains comme un ministre en chaire. Avec tout cela, quand il y avoit procession √† Saint-Sulpice, sa paroisse, il prenoit une hallebarde et, marchant devant, il faisoit ranger le monde. Il lui prit envie de se marier, et pour faire entendre sa volont√© il se pr√©senta au consistoire. Mestrezat, le ministre, fut le premier qu'on envoya pour t√¢cher d'entendre ce qu'il vouloit. Le muet lui fit quelques signes, et se touchoit, mettoit les mains l'une dans l'autre, comme ceux qui se donnent la foi; mais le bonhomme n'y comprit rien. On y envoya ensuite Daill√©, aussi ministre, √† qui, outre tous les signes pr√©c√©dents, il en fit encore un autre, car faisant un rond de son pouce et du doigt index de la main gauche, il passoit dedans le doigt index de la droite. On lui permit de se marier, voyant qu'il savoit si bien ce qu'il demandoit, et qu'il √©toit si bien pr√©par√©. Sa femme et lui se mirent √† se m√™ler de maquerellage. Un jour de petits enfants lui avoient fait quelque niche; il prit un pistolet et en suivit un. Un armurier l'arr√™ta; il tira √† cet homme sans le blesser; pourtant voil√† de la rumeur: on pilla la maison du muet, et je ne sais ce qu'il devint. [146] C'√©toit alors l'usage de donner toutes sortes de formes aux serviettes de table; nous en citerons un exemple tir√© d'un livre rare et singulier: ¬´Estant venus au quartier de madame Iceosine, nous trouv√¢mes plusieurs gentilshommes qui portoient les plats √† la table de leur ma√Ætresse..... Nous entrasmes dans la chambre o√π l'on devoit manger, le long des fenestres de laquelle...... nous vismes une fort longue table, et assez large, couverte d'une nappe mignonnement damass√©e; mais d'autant qu'en de telles maisons les choses qui sont en leur naturel, bien que rares et exquises, ne sont jamais assez agr√©ables, si elles ne sont d√©guis√©es, ceste nappe avoit √©t√© ploy√©e de telle fa√ßon qu'elle ressembloit fort bien √† quelque rivi√®re ondoyante qu'un petit vent fait doucement souslever. Les assiettes estoient rang√©es tout √† l'entour, et chacune avoit son pain chappel√© couvert de serviettes desguis√©es en plusieurs sortes de fruits et d'oiseaux.¬ª (_Le Philaret, divis√© en deux parties, Erres et Ombre, de l'invention de Guillaume de Rebreviettes, sieur d'Esc≈ìuvre_; Arras, 1611; in-8¬∫, p. 52.) Il y avoit sur le chemin de Notre-Dame-de-Liesse[147] un gueux qui faisoit le muet; effectivement, il savoit si bien retirer sa langue qu'on ne la voyoit point du tout. Une dame de mes amies (madame Perreau) se douta qu'il y avoit de la subtilit√©, et lui promit dix sous s'il lui vouloit dire combien il y avoit qu'il √©toit muet. Il fut long-temps √† s'y r√©soudre; enfin il lui dit: ¬´Madame, il y a quatre ans que je suis muet.¬ª Et il eut son demi-quart d'√©cu. [147] Notre-Dame-de-Liesse, lieu c√©l√®bre par un p√©lerinage, est un bourg situ√© √† trois lieues de Laon, dans le d√©partement de l'Aisne. Tillet-Saint-Leu, conseiller √† la grand'chambre, a un grand fils bien fait, qui est d'√©glise: ce gar√ßon est sourd et muet naturellement. Cependant insensiblement il a appris quelques mots; il parle comme un enfant qui ne sait que quelques fa√ßons de parler; il √©crit des lettres comme celles que les enfants dictent: cela ne se suit point. Il n'entend que certaines personnes, encore est-ce plut√¥t au mouvement de leurs l√®vres qu'autrement; il est propre, il fait bien des choses de ses doigts; et ce qui m'√©tonne le plus, c'est qu'il danse bien et en cadence. CONTES SUR LE MARIAGE. Milord Digby, homme de qualit√© en Angleterre, √©toit un homme qui aimoit fort les secrets; il a cherch√© la pierre philosophale. La peinture √©toit une de ses passions. Or cet homme avoit une femme qui √©toit une des plus belles personnes de l'Angleterre[148], il l'aimoit tendrement; mais il vouloit bien qu'on le s√ªt; et comme il affectoit de passer pour le meilleur mari du monde, et que son esprit se portoit assez de soi-m√™me aux choses extraordinaires, il fit peindre sa femme nue, puis en mettant sa chemise, en habit du matin, habill√©e, coiff√©e de nuit, les cheveux √©pars, se coiffant; bref, de toutes les mani√®res dont il put s'aviser; et, comme elle mourut jeune, il la fit peindre d√®s le commencement de son mal, puis quand elle fut affoiblie, et ensuite quasi tous les jours jusqu'√† sa mort. Ces derniers portraits √©toient bien faits, mais ils faisoient peur. Ils √©toient tous de la main d'un excellent enlumineur. [148] Le chevalier Kenelm Digby avoit √©pous√© la fille d'Edouard Stanley, nomm√©e Venetia Anastasia, et c√©l√®bre par sa beaut√©. Demeur√© fid√®le √† Charles Ier, Digby fit en France un long s√©jour. Il aimoit les nouveaut√©s, et il contribua √† r√©pandre l'usage de la _poudre √† sympathie_, r√™verie m√©dicale du dix-septi√®me si√®cle. (_Voyez_ l'√©dition de S√©vign√©, donn√©e par M. Monmerqu√©; Paris, 1818, t. 7, note de la page 224.) Feu M. de Noailles avoit un Suisse qui se marioit en tous les lieux o√π son ma√Ætre faisoit d'ordinaire du s√©jour. Il avoit une femme en Rouergue, une en Limosin une en Gascogne et une √† Paris. Un homme qui fut en prison parce qu'il avoit quatre femmes, interrog√© √† la Tournelle pourquoi il en avoit tant √©pous√©, r√©pondit na√Øvement qu'il avoit voulu voir s'il en trouverait une bonne; que la premi√®re ne valoit rien du tout, la seconde gu√®re mieux, la troisi√®me n'√©toit pas si m√©chante, la quatri√®me un peu meilleure que la pr√©c√©dente, et qu'il esp√©roit enfin rencontrer ce qu'il cherchoit. On trouva qu'il disoit cela si bonnement, qu'on se contenta de l'envoyer aux gal√®res[149] pour punition de la folle entreprise qu'il avoit faite. [149] Quoique l'on ait dit que la bigamie √©toit un _cas pendable_, dans l'ancienne jurisprudence de m√™me que dans notre nouvelle l√©gislation, on se contente de punir des gal√®res ce crime social. (Voyez _les Lois criminelles_ de Muizart de Vouglans; Paris, 1780, p. 226.) A propos de cela, outre la vigne qu'on dit que M. l'archev√™que doit donner √† celui qui au bout de l'an n'aura point de repentir de s'√™tre mari√©, on dit qu'il y avoit un cur√© √† Sainte-Opportune qui disoit au pr√¥ne qu'il donneroit des pois pour le car√™me √† ceux qui n'ob√©issoient point √† leurs femmes. Quand il avoit questionn√© les maris, pas un n'emportoit de ses pois. Un crocheteur y alla, bien r√©solu d'en avoir; le cur√© l'interroge sur la taverne, etc., il ne le pouvoit attraper. ¬´Prenez donc des pois, lui dit-il.¬ª Comme le crocheteur remplissoit son sac: ¬´Vous deviez, ajouta-t-il, en prendre un plus grand.--Je le voulois, dit le crocheteur, mais notre femme n'a pas voulu.--Ah! je vous tiens, dit le cur√©: vous n'avez que faire de sac; laissez mes pois.¬ª Un procureur disoit √† une partie: ¬´Ne vous mettez pas en peine pour vos _contredits_; au pis aller, ma femme les fera.¬ª MADAME DE LAUNAY. Feu Jean Grav√©, sieur de Launay, √©toit fils d'un riche marchand de Saint-Malo. Le trafic d'Espagne a fait de bonnes maisons dans cette ville-l√†, et il y a eu des marchands riches de cinq cent mille √©cus. Launay fit la marchandise aussi lui-m√™me, et tint quelques fermes du roi. Il devint plus riche que son p√®re, et quelques envieux l'accus√®rent de fausse monnoie, quand Montauron fit un parti de faux monnoyeurs et de rogneurs. On n'a jamais su parfaitement la v√©rit√© de cette affaire; car, par l'arr√™t qu'il obtint ici, il ne fut pas enti√®rement d√©charg√©, et cependant quelques-uns des accusateurs furent appliqu√©s √† la question, et d'autres bannis. Pour moi, je pense qu'il √©toit innocent[150]. [150] Tallemant, alli√© √† la famille des Puget, son cousin-germain, G√©d√©on Tallemant, ma√Ætre des requ√™tes, ayant √©pous√© la petite-fille de Puget de Montauron, doit naturellement leur avoir √©t√© favorable. (_Voyez_ l'Historiette des Puget, t. 5 de ces M√©moires, p. 5.) On lit dans un libelle dirig√© contre les financiers, qu'un des commissaires charg√©s d'instruire le proc√®s de Puget lui fit cette question embarrassante: ¬´Je vous prie de m'enseigner _comment je pourrois, avec deux ou trois mille √©cus, en acqu√©rir en peu de temps cinq ou six cent mille_. Paroles qui le rendirent muet, dit l'auteur; il devint p√¢le, d√©fait et tremblant de crainte, et poss√©d√© des froides appr√©hensions de la mort, qui le talonnoient comme s'il e√ªt √©t√© condamn√©. (_Le Tr√©sor du tr√©sor de France vol√© √† la couronne_, par Jean de Beaufort, parisien; 1615, in-8¬∫, p. 31.) Se voyant beaucoup de bien en fonds de terre et en argent, avec une charge de tr√©sorier des Etats de Bretagne, Launay vint s'√©tablir √† Paris, o√π il se mit dans les affaires du Roi, et il y gagna encore beaucoup. Cet homme n'√©toit bon qu'√† cela: hors le _num√©ro_[151], il n'avoit pas le sens commun. La Grosseti√®re[152], mon beau-fr√®re, disoit que c'√©toit le fils d'un dogue de Saint-Malo. Il parloit comme un paysan. Malleville m'a cont√© que cet homme, en sa petite jeunesse, fut quelques ann√©es √† Paris, log√© chez son p√®re. En ce temps-l√†, Malleville avoit fait imprimer certaines lettres des Amours des D√©esses qu'il a d√©savou√©es depuis: en un endroit, V√©nus √©crivoit √† Adonis qu'elle √©toit comme prisonni√®re, et que jamais _la pauvre Io_ ne fut gard√©e si s√©v√®rement. Launay, qui n'avoit jamais entendu parler de la pauvre Io, corrige hardiment, et, au lieu de _la pauvre Io_, met _le pauvre Job_, puis il dit √† Malleville: ¬´Vous avez pris un grand impertinent d'imprimeur; regardez quelle faute il avoit faite.¬ª La jeunesse du quartier, √† qui je contai cela, car Launay vint loger devant chez mon p√®re, ne l'appeloit plus que _le pauvre Job_. Une fois, il contait une querelle, et il disoit: ¬´Ils se donn√®rent des coups de poing et des _coups de soufflet_.¬ª [151] Tallemant a plusieurs fois employ√© cette expression. (_Voyez_ dans l'article de _La Leu_, t. 5, p. 49.) [152] Une s≈ìur de Tallemant, du premier lit, avoit √©pous√© un d'Angennes, seigneur de La Grosseti√®re. Ce _bel-esprit_ avoit une petite femme qui n'√©toit pas trop mal faite; mais c'√©toit une vraie petite bourgeoise de Saint-Malo, qui pourtant faisoit fort la dame. ¬´Elle a raison, disions-nous, car elle est dame _n√©e_, et on ne l'appelle jamais _mademoiselle_.¬ª De bourgeoise elle fut _madame_. Launay avoit une cousine-germaine, mari√©e en Normandie √† un hobereau, ou soi-disant, car je vois des gens qui en doutent. Madame de Launay d'aujourd'hui[153], sa fille, m'a dit, mais elle a de la vanit√© √† revendre, qu'il √©toit gouverneur de Honfleur. Peut-√™tre √©toit-ce quelque officier. Cette parente √©toit veuve et charg√©e d'un grand gar√ßon et de trois filles. La seconde √©toit une fort belle personne: son fr√®re, qui √©toit toujours chez Launay, lui proposa d'aller chercher cette fille, et de la donner √† madame de Launay. Il y va avec un des amis du _pauvre Job_, nomm√© La Bouvraye. Ce La Bouvraye m'a dit qu'il n'a jamais vu un tel _pouillier_[154] que cette maison: les filles √©toient les servantes de leur m√®re, et elles √©toient habill√©es comme des gueuses. Cette belle avoit des taches de rousseur sur la gorge, faute d'un mouchoir ou faute de soin. Ils l'am√®nent chez Launay, et ce pauvre La Bouvraye en devint amoureux en chemin. A peine fut-elle arriv√©e que madame de Launay renvoie sa suivante, et cette belle fille l'a peign√©e bien des fois: il est vrai qu'elle l'appeloit _ma cousine_, et Launay l'appeloit _ma ni√®ce_. En Bretagne, on appelle neveux et ni√®ces ceux sur qui on a le germain; de l√† vient qu'on dit _ni√®ces_ et _neveux √† la mode de Bretagne_. [153] C'est-√†-dire mademoiselle des Marais, seconde femme de Launay. [154] _Pouillier_, mauvaise auberge, m√©chant logis. (_Dict. de Tr√©voux._) La premi√®re fois que je vis cette belle fille, ce fut chez ma m√®re; je la trouvai qui se chauffoit dans l'antichambre avec la demoiselle de ma m√®re; elle me parut trop bien faite pour √™tre trait√©e en suivante. ¬´J√©sus! mademoiselle; eh! que faites-vous ici? Ne voulez-vous pas venir l√† dedans?¬ª En disant cela, je la prends; elle √©toit fort simple, et se laissoit assez conduire[155], et je la fais asseoir en rang dans la chambre de ma m√®re. Depuis, elle fut assise partout comme une parente. Je donnai les violons ensuite, et je la fis danser des premi√®res. Elle √©toit fort mal en habits, et une pauvre jupe de taffetas bleu d√©teint, qui √©toit sa plus belle jupe, avoit plus de cinquante taches. Tout le monde pourtant la trouva fort belle, quoique ses yeux ne fussent pas si doux, √† beaucoup pr√®s, qu'ils le furent depuis; car la femme de chambre de madame de Launay, croyant faire merveille, lui avoit fait les sourcils. Je lui dis que cette coquetterie-l√† ne lui √©toit pas avantageuse. La pauvre fille crut avoir fait un grand crime, et souffrit beaucoup plus patiemment une assez grande maladie qu'elle eut, parce que, durant ce temps-l√†, ses sourcils eurent le loisir de revenir. Nous lui faisions la guerre, que Gu√©nault[156] lui t√¢tant le ventre, elle lui disoit: ¬´Pas si bas, M. Gu√©nault, pas si bas.¬ª C'√©toit un dr√¥le qui la trouvoit fort √† son go√ªt. Le premier jour qu'elle se sentit indispos√©e, elle mit une cornette. H√©las! il n'y a jamais eu de cornette si modeste, il n'y avoit pas une dent de rat de dentelle, et, faute d'autre habit, elle avoit une cornette blanche avec sa robe. Madame de Launay ne la traitoit pas trop bien au commencement, et j'enrageois de voir cette petite bourgeoise[157] se faire servir par une fille que tant d'honn√™tes gens eussent si volontiers servie. Enfin, comme elle vit que cette fille jouoit bien et heureusement, elle fit un fonds, et la mit de moiti√©. La belle gagna, et de son gain s'habilla passablement. Plusieurs la cajol√®rent; mais pas un n'y r√©ussit; c'√©toit une personne timide, et persuad√©e que tous les hommes √©toient des trompeurs. Je fus son premier ami, elle avoit quelque confiance en moi; mais je ne m'en pus tenir √† l'amiti√©. Par vanit√© autant que par autre raison, j'eusse √©t√© ravi d'en √™tre aim√©; car, pour dire le vrai, je voyois bien qu'il n'y avoit rien √† faire que par des voies qui n'√©toient point les miennes, je veux dire par _le l√©gitime_. Je lui montrois l'italien √† un baiser par mois; mais elle ne voulut pas tenir long-temps ce march√©-l√†. Elle l'a appris depuis qu'elle fut mari√©e. Je fis des vers pour elle, et je fis si bien qu'elle me permit, faute d'autre commodit√©, de les couler adroitement dans sa robe, qui √©toit trouss√©e, et cela en un lieu o√π il y avoit assez de gens. Elle en laissa tomber quelque chose, car il y avoit plus d'une pi√®ce. Comme elle les portoit sur elle pour les apprendre par c≈ìur, quelques jours apr√®s, comme je causois avec madame de Launay et elle, ma belle-s≈ìur Tallemant[158], leur amie, y vint; elle se mit √† me faire la guerre d'un certain sonnet qu'elle avoit trouv√©, qui effectivement avoit √©t√© fait pour mademoiselle Des Marais, et que je lui avois donn√©; mais que je disois avoir fait pour une autre, dont elle savoit bien que je n'√©tois point amoureux, et je lui en avois fait confidence. On le lut tout haut, et notre peu fine demoiselle ne put s'emp√™cher de rougir et de me faire signe. On parla ensuite d'autre chose, et, en sortant, je lui dis qu'elle me faisoit tort de se d√©fier de ma discr√©tion, et que je n'avois garde de rien dire. ¬´Ce n'est pas cela, r√©pondit-elle, c'est que je n'en ai encore rien dit √† madame.--Comment, lui r√©pliquai-je, seriez-vous assez innocente pour lui en parler?¬ª Il survint du monde, et je ne lui en pus dire davantage. A quelque temps de l√†, je me trouvai seul avec elle et madame de Launay; je ne sais comment on vint √† demander si une prude pourroit s'emp√™cher d'ouvrir une lettre qu'elle trouveroit sur sa table, quand elle sauroit que ce seroit une lettre d'amour, pourvu qu'elle f√ªt seule et qu'elle f√ªt assur√©e qu'on n'en sauroit rien? Mademoiselle Des Marais dit ¬´que, pour elle, elle ne seroit pas assez curieuse pour l'ouvrir.--L√†, l√†, r√©pondit l'autre, il n'y auroit pas plus de danger qu'√† recevoir des vers d'amour de monsieur que voil√†.¬ª Je vous laisse √† penser si je fus surpris; cependant, je tournai tout cela en raillerie, quoique la fille s'en d√©fend√Æt s√©rieusement et assez mal. Elle me dit des choses apr√®s lesquelles une personne raisonnable, si une personne pouvoit faire ce qu'elle fit l√†, me devoit au moins d√©fendre de mettre le pied chez elle; cependant, avant que de sortir, nous f√ªmes les meilleurs amis du monde. La premi√®re fois que je pus parler √† la belle, je lui fis bien des reproches; mais elle me dit qu'elle √©toit bien f√¢ch√©e d'avoir attendu si tard √† le dire √† madame; elle avoit cru que madame de Launay avoit trouv√© les vers qu'elle avoit perdus, et qu'elle n'en avoit voulu rien t√©moigner pour voir si la fille continueroit d'en recevoir. Et puis la pauvre mademoiselle Des Marais craignoit plus que toutes les choses du monde de retourner chez sa m√®re. Je me contentai donc, voyant √† qui j'avois affaire, de l'aimer de bonne amiti√©. [155] Quillet disoit que c'√©toit ainsi que Dieu fit notre m√®re √àve. (T.) [156] Gu√©nault, m√©decin de l'h√¥tel de Cond√©. [157] On lit au manuscrit _cette petite se fait servir_, etc.; le mot _bourgeoise_, indiqu√© par le sens, est rest√© au bout de la plume de l'auteur. [158] Anne Bigot, femme du fr√®re a√Æn√© de Tallemant. Je ne parle point de toutes les folies qu'on faisoit dans le quartier avec _Lolo_ et ses s≈ìurs[159]. Nous f√ªmes plusieurs fois trois et quatre jours √† la campagne ensemble, et je m'y divertissois toujours mieux qu'un autre; car j'avois toujours quelque attachement pour la belle, et cela m'occupoit l'esprit agr√©ablement; je n'en √©tois que de meilleure compagnie. Quand ceux qui √©toient de cette soci√©t√© se souviennent de toutes les folies qu'ils m'ont vu faire, ils en rient encore, et _Lolo_ m'en a parl√© plus de cent fois depuis. [159] Voyez les _M√©moires de Conrart_, t. 48, p. 189 de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, deuxi√®me s√©rie. La petite madame de Launay n'√©toit pas saine, et la grosse Champr√©[160], qui logeoit tout contre chez elle, lui faisoit faire des choses qui la tu√®rent au bout de trois ans. Elle passoit les nuits √† courir les s√©r√©nades, et se baignoit avec une fluxion sur les oreilles. Je pr√©dis un jour √† mademoiselle Des Marais qu'avant qu'il f√ªt deux ans, elle coucheroit au grand lit, et je fus proph√®te. Launay √©toit sensuel; il avoit beaucoup de bien; il avoit promis dix mille √©cus en mariage √† cette fille, il les gagnoit en l'√©pousant. Il la connoissoit, et elle avoit tout le soin de son m√©nage; car la petite dame se d√©chargea enfin de tout sur elle. Madame de Launay morte, cette fille se conduisit assez bien; elle √©toit devenue plus habile avec le temps. La Bouvraye voulut l'√©pouser; mais elle n'en voulut pas. Elle fit dire √† Launay, par son fr√®re, qu'elle ne pouvoit demeurer avec un homme de son √¢ge, sans faire parler: il n'avoit pas cinquante ans; qu'elle le prioit de trouver bon qu'elle se retir√¢t chez sa m√®re. Launay r√©pondit: ¬´Je n'ai pas jur√© de ne me pas remarier, et j'√©pouserai aussi bien votre s≈ìur qu'une autre; donnez-vous un peu de patience.¬ª Ma belle-s≈ìur Tallemant fut du conseil, o√π il fut r√©solu qu'elle ne verroit pas un homme, non pas m√™me moi qui √©tois accord√© alors. Cette madame Tallemant ne la conseilla pas toujours si bien. On a su depuis que Launay ne fut pas long-temps sans promettre √† sa ni√®ce de l'√©pouser, et qu'aussit√¥t il songea √† faire venir la dispense. La dispense venue, il l'√©pousa secr√®tement, et, pour coucher ensemble, elle se plaignoit que la petite de Launay lui donnoit des coups de pied et l'emp√™choit de dormir. On mit donc un petit gar√ßon en sa place qui n'√©toit pas d'√¢ge √† rien remarquer, comme l'autre e√ªt fait. Ce qui l'embarrassoit le plus, c'√©toit que son mari ne pouvoit s'emp√™cher de la caresser devant ses gens, et qu'il l'appeloit quelquefois _ma femme_, au lieu de _ma ni√®ce_. Enfin elle se trouva grosse, car elle a √©t√© fort f√©conde, et il fallut d√©clarer le mariage au bout de deux mois. ¬´H√© bien! me dit-elle quand je la vis, voil√† la proph√©tie accomplie.--Oui, lui dis-je, mais je n'eusse jamais pr√©dit qu'une prude comme vous d√ªt coucher deux mois avec un homme sans en rien dire, et qu'un d√©vergond√© comme moi se mari√¢t en face de l'√âglise.¬ª Son mari, dans le contrat de mariage, reconnut avoir re√ßu vingt mille √©cus; mais il lui donna d'abord trois cents louis d'or pour jouer, et, faisant une affaire, il y avoit toujours quelque chose pour elle. Elle a pu √©pargner beaucoup. Il lui d√©clara qu'il vouloit la trouver au logis, quand il revenoit de ville; cependant, d√®s qu'il avoit dit trois mots, il dormoit, et en plein jour. Pour cela, il lui laissa recevoir qui elle voulut, et jouir tout son so√ªl. Elle eut bien de la peine √† le faire r√©soudre √† laisser mettre de l'argent √† ses meubles[161]. Jamais femme n'a tant g√¢t√© de belles hardes que celles-l√†. [160] La Champr√©, l'une des _dames de Noyon_, √©toit terriblement d√©vergond√©e. (_Voyez_ son Historiette, t. 4, p. 53.) [161] Le luxe √©toit alors port√© √† un tel point qu'on avoit des meubles d'argent massif. Cela dura jusqu'√† la guerre de 1689, √† l'occasion de laquelle Louis XIV donna l'exemple √† ses sujets en envoyant √† la Monnoie les chefs-d'≈ìuvre de Ballin qui garnissoient les appartements de Versailles. (_Voyez_ la lettre de madame de S√©vign√© √† madame de Grignan, du 18 d√©cembre 1689.) Madame Tallemant la mit dans la magnificence des habillements, en lui disant: ¬´Qui fera de la d√©pense que ceux qui sont bien riches?¬ª Quand je la voyois si magnifique, je disois ¬´que je voudrois avoir cette jupe de taffetas bleu pour la lui montrer, comme une reine de la Chine montroit la truelle de son p√®re, qui √©toit ma√ßon, au roi son fils, quand il faisoit trop le fier.¬ª A la Chine, on cherche la plus belle fille pour le roi, sans regarder √† la naissance. Elle n'en usa pas trop bien; car, comme si son mari en l'√©pousant e√ªt eu quelque grand avantage, elle lui fit prendre un plus grand air qu'il n'avoit fait jusque l√†, et l'obligea √† se faire pr√©sident des comptes √† Nantes. Toute la famille √©toit aux d√©pens de son mari. Des Marais, dans le parti des tailles de Beauce, vola si bien en commandant les fusiliers de Launay, qu'il se mit bient√¥t √† son aise, et apr√®s il √©pousa la b√¢tarde du feu marquis de Maulny, fr√®re de M. de Bouillon La Mark. Il avoit fait connoissance en Beauce avec cette fille, et son fr√®re, qui se fait appeler l'abb√© de La Mark. Ils √©toient tous deux fils d'une madame de Talsy, qui ne fut pourtant jamais √©pous√©e; elle s'appeloit Salviati en son nom: Maulny lui avoit fait ces deux enfants. La cadette de madame de Launay vint demeurer avec elle, et enfin Launay la maria √† un gentilhomme de Normandie nomm√© Morinville. Elle est belle femme, mais non pas comme sa s≈ìur. Mademoiselle Des Marais, de tout temps, nous avoit dit qu'elle avoit une petite s≈ìur qui seroit admirablement belle. Cette fille arriv√©e, elle la trouva fort chang√©e, et la vouloit renvoyer. ¬´Ah! disoit-elle, qu'on se va moquer de moi!¬ª Voil√† toute la cour chez madame de Launay. Un jour, elle alla jouer chez madame de Nemours, qu'elle avoit vue √† Bourbon; elle ne gagna que dix pistoles, et les jeta pour les cartes assez d√©daigneusement. Feu M. de Nemours s'y trouva, qui les prit fort bien, et dit en riant: ¬´Vraiment, cette madame de Launay est la plus g√©n√©reuse personne du monde; elle sait que nous n'avons pas trop d'argent, et elle nous rend ce qu'elle nous a gagn√©.¬ª Elle √©toit fort belle alors, et je disois: ¬´Si j'√©tois le Roi, je me contenterois de ma fermi√®re.¬ª Son mari √©toit fermier des entr√©es. Depuis, les enfants l'ont un peu g√¢t√©e. Elle porta son mari √† acheter Sabl√©. Voyez le plaisant homme pour avoir une terre de cette importance! les gentilshommes qui en relevoient juroient de le jeter dans la rivi√®re. L'affaire ne s'acheva pas. Elle r√©ussissoit admirablement bien au bal, car elle dansoit fort bien, est de belle taille, et ne rougit jamais. Il y avoit bien des femmes qui en enrageoient, et le bruit couroit qu'on cabaloit pour l'emp√™cher d'√™tre convi√©e. Un homme lui envoya une fois un faux billet de bal; la ma√Ætresse de ce bal-l√† en avoit donn√© un, pour la convier, √† un valet qui le perdit; elle y alla donc sur ce faux billet. Le lendemain, cet homme lui avoua la malice; mais elle le gronda fort, car, envi√©e comme elle √©toit, il ne falloit que cela pour lui faire recevoir un affront. Ensuite elle voulut √™tre des assembl√©es de la haute vol√©e; enfin elle fut chez madame de Chevreuse, mais on ne la mit qu'au deuxi√®me rang, et elle ne dansa point. Roquelaure, en sortant, l'aper√ßut: ¬´H√©las! madame, lui dit-il, je ne vous savois non plus ici qu'√† mille diables.¬ª Un an apr√®s, comme elle √©toit bien encore d'une autre fa√ßon dans le grand monde, il lui arriva bien pis que cela au Louvre. Roquelaure, qu'elle ne vouloit point voir au commencement, √©toit devenu son bon ami; il lui mit dans la t√™te qu'elle pouvoit aller danser au Louvre, √† ces petites assembl√©es particuli√®res qui se faisoient dans le cabinet de la Reine, et que, pour cela, il ne falloit qu'aller avec la comtesse de Ludre. Elle le croit, se flattant de ce qu'elle est fille d'un hobereau; car elle a fait tout ce qu'elle a pu pour faire croire que Launay l'avoit √©pous√©e pour l'alliance. L'huissier voulut bien laisser entrer la comtesse de Ludre, mais point madame de Launay. La comtesse ne la voulut pas abandonner, et elles revinrent toutes deux. Cela se sut le lendemain. Roquelaure, qui badine toujours avec Monsieur, lui dit: ¬´Oh! vraiment, il y aura grand'presse √† vous envoyer des beaut√©s, vous leur faites fermer la porte au nez.¬ª La Reine l'entendit, et dit quelque petite chose qui n'√©toit pas trop bon pour la belle. Il lui arriva aussi de faire une incongruit√© au bal chez M. le chancelier, o√π √©toit le Roi; car, √©tant all√©e prendre quelqu'un qui √©toit derri√®re lui, Sa Majest√© se leva, et elle dit bonnement que ce n'√©toit pas lui qu'elle avoit pris, mais M. de Roquelaure, qui √©toit aupr√®s du Roi. Cependant tout cela ne lui nuisit point dans le monde; on admiroit comment elle avoit pu recevoir toute la cour chez elle, et m√™me le roi d'Angleterre, sans qu'on en e√ªt jamais m√©dit. La v√©rit√© est qu'elle n'est point encline √† l'amour; ce n'est pas qu'elle ne soit coquette de coquetterie de vanit√©; mais ses passions dominantes, qui sont le jeu et le grand monde, √©tant satisfaites, elle ne songeoit pas √† l'amour; d'ailleurs, elle avoit toujours le ventre plein. Elle disoit pour ses raisons qu'en jouant, elle faisoit des amis √† son mari. Je disois: ¬´Il y a un moyen de lui en faire, bien plus s√ªr que celui-l√†.¬ª Launay mourut neuf ans apr√®s l'avoir √©pous√©e. Elle eut le courage de prendre le soin des affaires et y gagna; d'ailleurs elle a la garde noble de ses enfants. Voil√† aussit√¥t sa s≈ìur a√Æn√©e chez elle; c'est une brutale, et qui avec cela s'est √©reint√©e en tombant de cheval √† la chasse. Elle lui voulut donner deux mille livres tous les ans, et qu'elle se retir√¢t √† la campagne, ou bien qu'elle demeur√¢t dans un monast√®re sans √™tre religieuse, si elle ne vouloit; mais cette impertinente vouloit demeurer √† Paris. Elle trouva √† la marier √† je ne sais quel vieux _hidalgo_, et lui donna dix mille √©cus. Cet homme la devoit venir voir; un certain jour elle s'exerce √† aller au-devant de lui jusqu'√† la porte, et lui faire la r√©v√©rence sans b√¢ton. Elle la fit plusieurs fois; mais, quand ce fut au fait et au prendre, elle tomba si rudement, qu'elle se pensa rompre le cou. Madame de Launay effectivement est bonne parente; elle a fait aussi pour les enfants de son fr√®re, qui fut tu√© au combat de Saint-Antoine, tout ce qu'elle pouvoit faire; mais elle eut une grande mortification. Cette petite de Launay, qu'elle accusoit autrefois de lui donner des coups de pied, lui fit un fort vilain tour: elle se laissa cajoler par Gadagne, beau gar√ßon, mais peu accommod√©, et s'y engagea si bien, qu'enfin il la lui fallut donner. Le grand abord qu'il y avoit l√†-dedans facilita cette affaire; la veuve ne prenoit pas garde d'assez pr√®s √† sa belle-fille; on lui en donna avis; elle n'en voulut rien croire, et apr√®s il ne fut plus temps d'y mettre rem√®de. Cela fit crier les parents de la premi√®re femme. Cette petite madame de Gadagne, au bout de huit jours, disoit: _Nous autres femmes_. Elle a un emportement pour ce mari qui est le plus incommode du monde: elle veut sans cesse badiner avec lui, jusqu'√† l'emp√™cher de boire √† table; enfin il s'en f√¢cha un jour en compagnie. Elle ne parle que de lui. Cette femme a des vanit√©s bien ridicules, comme d'avoir un valet de chambre qu'elle appelle toujours _mon valet_. Elle affecte un certain air de personne de qualit√©; elle fait fort la pr√©cieuse, et vous diriez qu'elle fait honneur aux gens. Toutes ses habitudes sont √† la cour; il n'y a que la seule madame Tallemant qui soit de la ville; mais l'autre aussi est toujours dans l'adoration. Cela fait dire bien des choses qu'on ne diroit pas, si elle faisoit un peu moins l'entendue. Elle disoit une fois que la Reine d'Angleterre, faute d'une chaise honn√™te, n'avoit pas le jubil√© en chaise. ¬´Je pensai, ajouta-t-elle, lui en faire faire une[162].¬ª [162] La Reine d'Angleterre manquoit du n√©cessaire; sa pension ne lui √©toit pas pay√©e; les marchands ne lui faisoient plus de cr√©dit, et le cardinal de Retz fut oblig√© de lui envoyer du bois dans l'hiver de 1649. (_M√©moires du cardinal de Retz_, dans la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, deuxi√®me s√©rie; t. 44, p. 320.) Le grand monde qu'elle a vu lui a ouvert l'esprit; elle est d'une conversation raisonnable et ais√©e; mais elle ne dira jamais des choses fort spirituelles. La plus grande faute de jugement qu'elle ait faite en sa conduite depuis qu'elle est veuve, c'est d'avoir pr√©tendu √† M. de Lesdigui√®res. L'ann√©e pass√©e, il la vit quelque part; elle lui plut, et comme c'est un homme fort coquet, et puis c'est tout, il se mit √† lui en conter et √† la voir fort souvent. Elle, sous pr√©texte de jouer au mail le matin, car sa maison a une porte qui rend dans le Palais-Royal, souffroit qu'il v√Ænt chez elle √† huit heures du matin. Elle s'√©toit mise depuis la mort de son mari √† jouer au mail et √† courir √† cheval avec la comtesse du Lude. Elle avoit des bonnets de plumes et des justaucorps. Elle fit pis, car un jour que cet homme √©toit chez elle, la grosse madame Tallemant dit: ¬´Allons-nous promener? Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.¬ª Je ne sais si l'ordre fut bien ou mal donn√©, mais quand on descendit, il n'y avoit que le carrosse du duc. Voil√† madame Tallemant dedans, qui l'y fit mettre aussi. A la promenade le long de l'eau, quelqu'un voit un laquais de madame de Launay derri√®re avec ceux de M. de Lesdigui√®res; il l'appelle: ¬´H√©, laquais, est-ce que M. de Lesdigui√®res a √©pous√© madame de Launay?¬ª Le duc, apercevant cela, fait venir ce laquais, et lui demande ce que c'√©toit; le laquais le dit na√Øvement. Voil√† les dames √† √©clater, comme s'il y e√ªt bien eu de quoi rire. Les amies de madame de Launay, si amies se peuvent dire, madame de Brancas et mademoiselle de Beaumont, se d√©cha√Æn√®rent un jour en pr√©sence de madame de Bonnelle contre l'√©tourderie de madame de Launay. Elle le sut, et sa s≈ìur de M√©rinville, qui est ici six mois de l'ann√©e chez elle, l'alla quereller de ce qu'elle n'avoit pas querell√© les autres, et qu'elle vouloit bien qu'on s√ªt que, quand on √©toit demoiselle, on pouvoit pr√©tendre √† tout. Par l√†, il est clair que madame de Launay a donn√© dans le panneau. Madame de Villeroy et toutes les parentes du duc, qui n'est pas un grand personnage, en furent un peu alarm√©es. Il n'y avoit pourtant pas de quoi excuser une folie; car il s'en faut bien qu'elle soit si belle qu'autrefois, et c'e√ªt √©t√© une extravagance √† l'un et √† l'autre; mais le tabouret est une belle chose. Madame de Villeroy en dit par o√π elle en savoit, elle soutint que cette femme n'√©toit point demoiselle, et alla rechercher tout ce que nous avons √©crit touchant son _av√®nement_ √† Paris. Le duc se mit apr√®s √† en cajoler d'autres, et on se moqua de la pauvre madame de Launay; c'est un homme qui a beaucoup de train: on disoit que c'√©toit la maison de Paris o√π, √† proportion, il se d√©pensoit le plus en vin. ¬´J√©sus! dis-je, il e√ªt donc bien fait d'√©pouser madame de Launay; il e√ªt beaucoup √©pargn√© sur les entr√©es.¬ª Elle y √©toit int√©ress√©e. Pour faire la femme de grande qualit√© en toutes choses, elle va √† la messe aux Quinze-Vingts[163], en justaucorps; elle y √©toit une fois avec un justaucorps de velours noir, tout couvert de rubans couleur de feu; et, ce qu'il y a de meilleur, c'est que, pour √™tre plus √† la cavali√®re, elle ne met jamais qu'un genou en terre. Je sais que madame de Montausier s'en est fort raill√©e. Avec tout cela elle est d√©vote, et me disoit une fois qu'elle vouloit en √™tre quitte pour cent mille ans de purgatoire. ¬´Par ma foi! lui dis-je, vous seriez bien _gresill√©e_ quand vous sortiriez de l√†.¬ª Ce carnaval, le Roi l'ayant trouv√©e chez madame la Comtesse[164], o√π elle joue presque tous les jours, la mit d'une mascarade √† l'improviste, et derni√®rement il devoit aller jouer au Palais-Royal avec elle; cela l'ach√®vera. Je voudrois donc qu'il lui donn√¢t apr√®s cela son pucelage[165]. [163] Les Quinze-Vingts √©toient alors pr√®s du Louvre, sur l'emplacement de la rue de Chartres et de la rue Saint-Nicaise. [164] Olympe Mancini, comtesse de Soissons. [165] On a pr√©tendu que les premi√®res affections de Louis XIV furent pour madame de Beauvais, premi√®re femme de chambre de la reine-m√®re, quoiqu'elle f√ªt laide et vieille. (Voyez les _M√©moires du duc de Saint-Simon_. Paris, 1829; tom. 1er, pag. 124.) C'est cette dame de Beauvais qui a fait b√¢tir l'h√¥tel de Beauvais, rue Saint-Antoine, avec les pierres destin√©es au Louvre, qu'√† force d'importunit√© elle obtint d'Anne d'Autriche. TOURS, MALICES.--TOURS DE BOH√äMES. Un secr√©taire du Roi, nomm√© Renouard, qui avoit grand cr√©dit √† la Chancellerie, pour faire enrager Lugoli, grand-pr√©v√¥t de l'h√¥tel, du temps de Henri IV, dressa des lettres d'abolition de tous les crimes imaginables, les fit sceller et puis les envoya √† Lugoli. On conte de ce Lugoli, qu'ayant pris un gentilhomme qui, √©tant du parti de la Ligue, avoit fait bien des m√©chancet√©s, et se doutant que madame de Guise le r√©clameroit, il le fit pendre brusquement. Madame de Guise n'y manqua pas; le Roi lui accorde la gr√¢ce. Lugoli dit qu'il √©toit d√©p√™ch√©. Voil√† madame de Guise √† pester. ¬´Ah! madame, dit-il, si vous saviez combien il est mort bon catholique, vous ne le plaindriez pas.¬ª Le petit de Maincour-Gayan, voyant qu'on lui avoit d√©fendu de manger de certaines poires qui √©toient dans un panier pour faire un pr√©sent, et qu'on les avoit compt√©es en sa pr√©sence, les mordit toutes l'une apr√®s l'autre, et les arrangea si bien qu'il n'y paroissoit pas; puis il dit: ¬´Le compte y est.¬ª Un autre enfant, auquel on avoit donn√© √† choisir de deux pommes fort √©gales, en lui disant: ¬´Prenez celle qu'il vous plaira, et donnez l'autre √† votre cadet,¬ª mordit dans l'une, et, la pr√©sentant √† son fr√®re, lui dit: ¬´Tiens, mon fr√®re, voil√† la tienne,¬ª puis il mordit vite dans l'autre. Il y avoit un √©veill√© de cordonnier √† la rue Saint-Antoine, √† l'enseigne du _Pantalon_, qui, quand il voyoit passer un arracheur de dents, faisoit semblant d'avoir une dent g√¢t√©e, puis le mordoit bien serr√©, et crioit apr√®s: ¬´_Au renard!_¬ª Un arracheur de dents, qui savoit cela, cacha un petit p√©lican[166] dans sa main, et lui arracha la premi√®re dent qu'il put attraper, puis il se mit √† crier: ¬´_Au renard!_¬ª [166] Le _p√©lican_ est une pince √† l'usage des dentistes. Un gar√ßon d'arracheur de dents en arracha deux √† un homme au lieu d'une. Cet homme vouloit faire du bruit: ¬´Taisez-vous, lui dit-il, si mon ma√Ætre le sait, il vous fera payer pour deux.¬ª La Grosseti√®re[167], qui en toutes choses est un homme tout de soufre, eut une grande patience en pareille occasion: Dupont l'op√©rateur lui arracha une bonne dent pour une mauvaise; il ne dit rien, sinon: ¬´Arrachez donc cette fois-l√† celle qui me fait mal.¬ª [167] La Grosseti√®re, beau-fr√®re de Tallemant des R√©aux, √©toit un d'Angennes. Le prince de Tingry, p√®re de madame de Luxembourg, √©toit un ridicule de corps et d'esprit, et par-dessus tout cela fort glorieux. Le feu comte de Tonnerre, qui √©toit un faiseur de malices, l'attrapa bien une fois. C'√©toit √† Tonnerre, o√π il y avoit un fort bel h√¥pital, contigu au ch√¢teau: il fit retrancher et tapisser une salle de cet h√¥pital avec des tapisseries magnifiques, mais il n'y avoit qu'un dais de natte et une citrouille creus√©e pour cadenas, s'excusant sur ce que, _cadenas_ et _dais_ n'√©tant pas √† son usage, il n'en avoit pu trouver d'autres. Lorsque le prince fut couch√©, il fit d√©faire la tapisserie, et le lendemain ce beau seigneur se trouva en m√™me salle que les pauvres. Il s'en plaignit, mais tout le monde n'en fit que rire. Saint-Gelais, pour se moquer de je ne sais quel grand _Halbreda_[168], qui √©toit lecteur aux Jeux Floraux de Rouen, y envoya une ballade dont le refrain √©toit: Un grand pendard tel que je pourrois √™tre. Tout le monde se crevoit de rire de voir cet homme lire cela s√©rieusement. [168] _Halbreda_, ou plut√¥t _hallebreda_, comme l'√©crit l'Acad√©mie, se dit par m√©pris d'une grande femme mal b√¢tie, d'une esp√®ce de _virago_ et de hareng√®re. Suivant le dictionnaire de Tr√©voux, Voiture a employ√© ce mot au masculin. Tallemant en fournit ici un second exemple. Un jeune gentilhomme normand, nomm√© Maromme, qui avoit bien de l'esprit, en d√Ænant avec un autre, trouva certaines olives fort √† son go√ªt, et, pour emp√™cher l'autre d'en manger: ¬´Ami, lui dit-il, tu contes telle chose d'une fa√ßon dont tout le monde ne tombe pas d'accord.--Ah! dit l'autre, c'est pourtant la v√©rit√©.--Redis-la-moi donc.¬ª Cet homme se met √† conter, et lui √† manger les olives. Quand il n'y en eut plus: ¬´Mon cher, lui dit-il, en voil√† assez; toutes les olives sont mang√©es.¬ª Le p√®re de Clinchamp, dont, nous avons parl√©[169] ailleurs, s'avisa, pour se divertir un jour de mardi gras, de faire entre-convier √† faux, pour souper, sept ou huit familles des plus consid√©rables de Caen, et qui pour l'ordinaire se divertissoient le mieux au carnaval. Chacun croyoit souper chez son voisin, et comme cela on n'appr√™ta √† souper chez personne, et on je√ªna d√®s la veille du jour des Cendres. Lui, pour se moquer d'eux, se tint en lieu o√π il les vit tous sortir de leurs maisons pour aller les uns chez les autres: ce ne fut que gronderies jusqu'√† ce qu'on e√ªt su la v√©rit√©. [169] Voyez l'historiette de de Clinchamp, t. 4 de ces _M√©moires_, p. 376. Il est parl√© du p√®re dans l'article du fils. Camusat, le libraire de l'Acad√©mie, avoit achet√© des livres de math√©matiques. Il y en avoit un de perspective fort commun, mais avec lequel on avoit reli√© un petit trait√© fort rare, intitul√©: _Al√¶ et scal√¶ mathematic√¶_. Quelques gens lui avoient voulu donner une pistole de tout ensemble. Le Pailleur et deux autres math√©maticiens se mirent en t√™te d'attraper ce libraire; ils envoy√®rent un d'entre eux demander l√†-dedans les livres de perspective. Camusat lui montra celui-l√†. ¬´Ah! le bon livre! dit cet homme. Si je ne l'avois point, je vous en donnerois trois pistoles; mais qu'est-ce qu'il y a au bout? _Al√¶_, etc. Qu'est-ce que cela? Je ne connois point ce trait√©-l√†!......¬ª Il le m√©prisa tant que le libraire le lui donna pour dix sols. Les autres y vont ensuite, et, ayant vu le livre, ¬´Que faites-vous de cela? lui dirent-ils.--Ce que j'en fais! Vous ne l'auriez pas pour deux pistoles.--Je vous en fournirai √† vingt sous pi√®ce, dit Le Pailleur; mais qu'y avoit-il l√† au bout?--_Al√¶_, etc., dit Camusat.--Et qu'avez-vous vendu cela?--Dix sols.--Dix sols! je vous en aurois donn√© dix livres.¬ª Il pensa crever, car il √©toit glorieux. Le marquis de Resnel acheta un fief qui relevoit d'un autre fief appartenant √† un riche apothicaire de Paris. Ce sire lui fit dire qu'il lui devoit foi et hommage, et cela assez incivilement. Le marquis, r√©solu de s'en venger, vient √† Paris, se met au lit, et le soir envoie commander un lavement chez cet apothicaire, pour un grand seigneur qui logeoit en tel lieu: le ma√Ætre y voulut aller lui-m√™me, et prit m√™me ses habits des dimanches. Le feint malade ne se laissa point voir au nez; l'apothicaire lui donne le lavement, et, avant qu'il se f√ªt retir√©, le marquis lui l√¢che tout au visage en lui disant: ¬´Voil√† comme je vous fais foi et hommage, monsieur l'apothicaire.¬ª Grand proc√®s pour cela; mais les juges rirent tant qu'il fallut que l'apothicaire s'accommod√¢t. Un jeune gar√ßon, natif de Palestrine, en Italie, servoit √† Rome madame de Pisani, m√®re de madame de Rambouillet. Il √©toit naturellement enclin √† la bouffonnerie; il se d√©bauche et se met avec des com√©diens, et devient un si excellent homme en son m√©tier, qu'il faisoit √©galement bien toutes sortes de personnages; on le surnomma le _docteur de Palestrine_, parce qu'il faisoit plus souvent le r√¥le de docteur. Il voyagea par toute l'Europe, et √©toit caress√© de tout le monde; il revenoit de temps en temps voir sa ma√Ætresse √† Paris, et logeoit chez elle. Elle, pour divertir Henri IV, et depuis la Reine-m√®re, le prioit de jouer avec les com√©diens italiens qui √©toient ici. Une fois, √©tant √† Rome, il s'avisa de faire _una burla_ √† Paul Jordan, duc de Bracciane, chef de la maison des Ursins[170]. Ce seigneur √©toit fort humain et fort populaire; il faisoit belle d√©pense et avoit toujours une assez belle cour. En allant √† la messe √† pied, assez proche de chez lui, il √©toit toujours accompagn√© de beaucoup de gens de qualit√©, et parloit tant√¥t √† l'un et tant√¥t √† l'autre. Le docteur loue des gueux qu'il fit bien habiller √† la juiverie; il avoit choisi ceux qui ressembloient le mieux aux courtisans du duc, et leur donna √† chacun le nom de ces courtisans qui leur convenoit le mieux. Pour repr√©senter je ne sais quel gros homme, il prit un gueux qui contrefaisoit l'hydropique en demandant l'aum√¥ne. Pour lui, il s'√©toit habill√© le plus approchant qu'il avoit pu du duc de Bracciane. En cet √©quipage, il attend que Paul Jordan sort√Æt de chez lui, se met √† sa suite de l'autre c√¥t√© de la rue, et le contrefait en toute chose jusqu'√† l'√©glise, y entre; l'un se met √† droite, l'autre √† gauche; il continue √† l'imiter, et l'accompagne jusque chez lui en le contrefaisant. Paul Jordan se tenoit les c√¥tes de rire. [170] Paul Jourdain, duc de Bracciano, prince du Saint-Empire, mourut en 1645. Un soldat de fortune, nomm√© Maffecourt, qui est pr√©sentement major de Vitry-le-Fran√ßais, sa patrie, a fait bien des tours en sa vie. Il avoit un fr√®re cur√© de Saint-Denis en France. Notre homme, qui √©toit alors chevau-l√©ger de la garde, y alla pour t√¢cher de l'escroquer. En arrivant, il dit qu'il alloit √† l'arm√©e et qu'il lui venoit dire adieu. ¬´Ah! dit le cur√©, qui craignoit le coup d'estocade, vous me voyez bien en col√®re, je n'ai pas un sol.--Ah! mon fr√®re, dit Maffecourt, j'ai vingt pistoles √† votre service.¬ª Cela attendrit le pr√™tre, qui lui en donna soixante. Apr√®s avoir servi long-temps, il obtint des lettres de noblesse, et les faisoit enregistrer √† Vitry; l'assesseur, nomm√© L'abb√©, qui en enrageoit, lui dit: ¬´M. de Maffecourt, il y a bien plus de plaisir √† se faire _nobilis_[171] qu'√† apprendre le m√©tier de chaussetier, devant le Palais[172].--H√©! r√©pondit-il, il fait bien meilleur √™tre le premier noble de sa race que de voir mourir son p√®re dans l'h√¥pital[173].¬ª Ce monsieur le major, quoique mari√©, aime les fillettes, et pour cela il cache toujours son argent. Sa femme, qui est adroite, quand elle savoit qu'il en avoit, se levoit la nuit pour fouiller partout. Tout le jour il portoit son argent sur lui; et d√®s que sa femme √©toit endormie, il le mettoit dans la pochette de sa jupe de dessus. Elle n'avoit garde de l'aller chercher l√†. [171] Cette expression √©toit d√©risoire, t√©moin ces vers de Loret: Certains _nobiles_ campagnards, Gens √† giboyer des canards, Grands d√©trousseurs de marchandises, De paquets, hardes et valises, Ont vol√©, sans dire pourquoi, Des habits qu'on portoit au Roi, Parmi lesquels, sans menterie, Se trouva force pierrerie Appartenant au Mazarin, Dont ils firent un gros larcin, Et jurent qu'ils se lairont prendre Cent fois plut√¥t que de le rendre. (_Muse historique_ de Loret; 23 septembre 1650.) [172] Il y √©toit en apprentissage. (T.) [173] Le p√®re de l'assesseur y √©toit mort. (T.) Un Boh√™me, d√©guis√© en mar√©chal, eut l'insolence de d√©ferrer un des chevaux d'un carrosse qui √©toit avec plusieurs devant une √©glise, faisant semblant qu'il le ferreroit mieux √† sa boutique. Le cocher n'y √©toit pas. Jean-Charles, fameux capitaine de Boh√™mes, fit une fois un plaisant tour √† un cur√©. Il √©toit log√© dans un village dont le cur√© √©toit riche et avare et fort ha√Ø de ses paroissiens; il ne bougeoit de chez lui, et les Boh√™mes ne lui pouvoient rien attraper. Que firent-ils? Ils feignent qu'un d'entre eux a fait un crime, et le condamnent √† √™tre pendu √† un quart de lieue du village, o√π ils se rendent avec tout leur attirail. Cet homme, √† la potence, demande un confesseur; on va qu√©rir le cur√©. Il n'y vouloit point aller; ses paroissiens l'y obligent. Des Boh√©miennes cependant entrent chez lui, lui prennent cinq cents √©cus, et vont vite joindre la troupe. D√®s que le pendard les vit, il dit qu'il en appeloit au Roi de la Petite-Egypte; aussit√¥t le capitaine crie: ¬´Ah! le tra√Ætre! je me doutois bien qu'il en appelleroit.¬ª Incontinent il trousse bagage. Ils √©toient bien loin avant que le cur√© f√ªt chez lui. Ce Jean-Charles-l√† mena quatre cents hommes √† Henri IV, qui lui rendirent de bons services. Un Boh√™me vola un mouton aupr√®s de Roye, en Picardie, il n'y a que deux ans; il le voulut vendre cent sous √† un boucher; le boucher n'en vouloit donner que quatre livres. Le boucher s'en va; le Boh√™me tire le mouton d'un sac, o√π il l'avoit mis, et y met au lieu un de leurs petits gar√ßons, puis il court apr√®s le boucher, et lui dit: ¬´Donnez en cinq livres et vous aurez le sac par-dessus.¬ª Le boucher paie et s'en va. Quand il fut chez lui, il ouvre son sac; il fut bien √©tonn√© quand il en vit sortir un petit gar√ßon qui, ne perdant point de temps, prend le sac et s'enfuit avec. Jamais pauvre homme n'a √©t√© tant raill√© que ce boucher. Jean-Charles a dit au Pailleur qu'un petit cochon ne crioit point quand on le tenoit par la queue, et que leur plus s√ªre invention pour ouvrir les portes, c'√©toit d'avoir grand nombre de clefs; qu'il s'en trouvoit toujours quelqu'une propre pour la serrure. La Melson[174], belle-fille, femme de conscience de Camus, surnomm√© _Gambade_, fils de Camus _le riche_, s'avisa un jour de faire s√©cher de la plus fine pour la mettre en poudre, et apr√®s elle s'en alla en carrosse chez des apothicaires demander de cette poudre. Quelques-uns, apr√®s l'avoir go√ªt√©e, se content√®rent de dire qu'ils n'en connoissoient point et qu'ils ne devinoient point ce que ce pouvoit √™tre, qu'il n'y avoit rien de plus mauvais go√ªt. Un plus d√©licat dit que c'√©toit de la merde, et excita une si bonne garde contre eux qu'ils eurent de la peine √† se sauver. [174] Charlotte Melson, fille d'un secr√©taire interpr√®te des langues √©trang√®res, √©pousa Andr√©-Girard Le Camus, conseiller d'√©tat. C'√©toit une femme tr√®s-spirituelle; elle √©toit de l'acad√©mie des _Ricovrati_ de Padoue. Le P√®re Bouhouse a ins√©r√© sa pi√®ce _√† Uranie_ dans son _Recueil des vers choisis_. (Paris, 1693; p. 151.) On trouve son portrait, compos√© par elle-m√™me, dans la _Galerie des peintures_, ou _Recueil des portraits et √©loges en vers et en prose, d√©di√© √† Mademoiselle_. (Paris, Charles de Sercy, 1663; in-12, p. 433.) Titon du Tillet a donn√© place √† madame Le Camus de Melson dans le _Parnasse fran√ßois_ (p. 489). Elle est morte le 22 juin 1702. Il y avoit √† Paris un ma√Ætre des Comptes, nomm√© Belot, qui avoit une jolie femme. Elle fut la premi√®re qui prit un justaucorps, avec un bonnet de plumes, et qui alla √† cheval. Elle apprit √† tirer en volant, et souvent, avec sa robe de velours, il lui est arriv√© d'aller tirer aux hirondelles, au Pr√©-aux-Clercs. Le mari √©toit jaloux, et se tenoit fort souvent dans la chambre de sa femme, et, selon que les gens lui d√©plaisoient, il les conduisoit plus ou moins loin. Une fois, il dit √† Saucour, qui lui faisoit compliment: ¬´Si je me croyois, je vous accompagnerois jusques au bout de la rue.¬ª C'√©toit √† dire _n'y revenez plus_. En Brie, chez une madame de Passy, on lui fit une terrible m√©chancet√© √† la chasse; on monta bien tout le monde, et on ne lui donna qu'un bidet. Il demeura derri√®re et voyoit sa femme courir belle allure avec des galants. Il pensa enrager. Au bout de quelque temps, par le moyen de la _fr√©rie_, elle le r√©duisit; il aimoit la tourte de pigeonneaux. A un certain banquet, un homme apporta chez lui le dessert, et il oublia du sucre; on mangea le fruit sans sucre; jamais Belot ne voulut qu'on en donn√¢t. Il lui prenoit quelquefois des visions de vouloir retenir les gens √† coucher. On dit qu'il √©toit r√©duit quand il mourut, et que sa femme en fut afflig√©e, quoiqu'il f√ªt gros comme un tonneau. La princesse de Savoie[175], qui √©pousa son oncle le cardinal, n'avoit alors que quatorze ans et √©toit assez enjou√©e. Un jour elle s'avisa de faire mettre une tra√Æn√©e de poudre √† canon sous les si√©ges qu'elle avoit fait ranger dans sa chambre pour recevoir des dames, et quand la compagnie fut assise, elle y fit mettre le feu. [175] Louise-Marie-Christine de Savoie, n√©e en 1629, √©pousa, vers 1642, Maurice de Savoie, son oncle, qui pour ce mariage remit au pape son chapeau de cardinal. Elle mourut en 1692. LA MARQUISE DE BROSSE ET MAUCROIX[176]. C'√©toit la fille de cette madame de Joyeuse, dont nous avons parl√© dans l'historiette de M. de Guise[177]. Elle avoit de l'esprit, chantoit joliment, √©toit de la plus fine taille qu'on p√ªt voir, avoit les yeux admirablement beaux; avec tout cela, ce n'√©toit pas une grande beaut√©, mais √† tout prendre, on ne pouvoit gu√®re trouver une plus aimable personne. Elle n'avoit que quatre _ans_ quand Maucroix, alors jeune gar√ßon[178], suivant ou voulant suivre le barreau, sentit qu'il avoit de l'inclination pour elle. Le p√®re de ce gar√ßon avoit √©t√© intendant d'un parent de M. de Joyeuse, homme de bonne maison, nomm√© M. de Cany; cela avoit fait la connoissance. Comme ce gar√ßon est bien fait, a beaucoup de douceur et beaucoup d'esprit, et fait aussi bien des vers et des lettres que personne, √† quinze ans elle eut de l'inclination pour lui. Il √©toit fort familier dans la maison, et le p√®re et la m√®re n'√©toient pas des gens trop r√©guliers. Le p√®re avoit je ne sais quelle petite demoiselle qu'on appeloit Toussine, avec laquelle il couchoit entre deux draps, et disoit qu'il n'offensoit point Dieu, parce qu'il ne lui faisoit rien. Un jour il jeta sa fille en pr√©sence de sa femme sur un lit, disant qu'il vouloit savoir comment Charlotte √©toit faite.......... [176] M. Walkenaer a emprunt√© plusieurs traits de cette historiette, qu'il a plac√©s dans la _Vie de Maucroix_, √† la t√™te des po√©sies publi√©es avec celles de La Sabli√®re. Paris, Nepveu, 1825, in 8¬∫. [177] Voyez cette _Historiette_, plus haut, t. 4, p. 197. Madame de Joyeuse s'appeloit Anne Cauchon; elle √©toit fille du baron du Tour et d'Anne de Gondi. Elle √©pousa, le 2 juillet 1619, Robert de Joyeuse, seigneur de Saint-Lambert, lieutenant du Roi au gouvernement de Champagne. [178] Tallemant avoit d'abord √©crit jeune _avocat_. En effet, Maucroix a commenc√© par suivre le barreau. La m√®re √©toit la meilleure femme du monde et la plus douce; √† la v√©rit√©, un peu encline √† la luxure. Son propre p√®re un jour lui dit, en pr√©sence de l'√©v√™que de Mende, fr√®re de madame de Joyeuse: ¬´Oui, ma fille, votre mari est si impertinent que c'est offenser Dieu que de ne le pas faire cocu.¬ª Elle rioit comme une folle, et le P√®re en Dieu en sourioit. Fabry lui vouloit donner cinquante mille √©cus pour coucher avec elle, et, pour lui montrer combien il l'aimoit, il avala une fois l'urine de son pot de chambre. Un jour Maucroix trouva sa confession par √©crit, o√π il y avoit ¬´que quand elle regardoit attentivement le crucifix, elle avoit des pens√©es de blasph√®me.¬ª Pour revenir √† leur fille, un jour, √† Reims, elle feignit de se trouver mal, afin de laisser sortir sa m√®re, et de demeurer seule avec Maucroix. Quelque temps apr√®s, elle fut accord√©e avec Lenoncourt, qui fut tu√© √† Thionville, quand M. le Prince la prit. Entre deux, le jeune homme, qui avoit √©t√© oblig√© de venir √† Paris, devint amoureux d'une jolie fille, et l'a√Æn√©e de cette fille devint amoureuse de lui. Il n'aimoit que la cadette, et √©toit aim√© de l'une et de l'autre; mais cela n'alla qu'√† quelques baisers, et √† quelques autres privaut√©s. Cependant on maria mademoiselle de Joyeuse au marquis de Brosses, de la maison de Thiercelin[179]. C'est un homme fort brutal, peu brave, roux, et qui avoit √©t√© fort d√©bauch√©; en effet, il g√¢ta sa femme, et fut enfin cause de sa mort; car, comme elle √©toit plut√¥t maigre que grasse, les rem√®des dess√©chants la rendirent enfin pulmonique. [179] Henriette-Charlotte de Joyeuse √©pousa Adrien-Pierre de Thiercelin, marquis de Brosse. Notre avocat √©tant devenu chanoine de Rheims, la belle, qui l'aimoit toujours, le renflamma bien ais√©ment. Le mari ne se doutoit de rien; car le galant avoit eu l'adresse de se mettre admirablement bien avec lui. La premi√®re faveur qu'il en eut, ce fut de lui baiser la main; et quand elle vit qu'il ne demandoit que cela, car il lui portoit beaucoup de respect: ¬´Ah! lui dit-elle, de tout mon c≈ìur.¬ª Une autre fois, comme elle √©toit dans le lit, il la voulut baiser; en cet instant quelqu'un parut. ¬´Ah! lui dit-elle, quand vous n'aurez que cela √† me dire, il n'est point n√©cessaire d'approcher de si pr√®s.¬ª Elle avoit l'esprit pr√©sent. Quand on jouoit au reversis, elle ne manquoit jamais de se mettre aupr√®s de lui, et tenoit toujours un des pieds du chanoine entre les siens; puis, quand elle avoit le _talon_, qu'on appelle le _pied_ en Champagne, elle crioit en riant: ¬´J'ai le _pied_, j'ai le _pied_!¬ª On fit je ne sais quelle promenade sur la fronti√®re, chez le comte de Grandpr√©[180], son parent, qui √©toit aussi un peu amoureux d'elle; il y en avoit bien d'autres. Ce comte leur fit une malice: car, en chemin, il leur fit donner une fausse alarme. Voil√† tous les hommes √† cheval; le mari d'y aller mal envis[181]. Elle ne songea point √† lui; mais elle se mit √† crier: ¬´Monsieur de Maucroix, gardez-vous bien d'y aller.¬ª Une des dames de la compagnie disoit na√Øvement au cocher qui avoit le mot: ¬´H√©! mon pauvre cocher, romps-nous le cou si tu veux, pourvu que tu ailles √† toute bride.¬ª [180] Vers Joyeuse. Un jour, comme c'est un homme na√Øf, apr√®s avoir mont√© devant elle un cheval d'Espagne fort bien dress√©, il s'en vint lui dire: ¬´Ah! qu'il est bon, ma cousine! vous pla√Æt-il pas le monter un peu?¬ª (T.)--Antoine-Fran√ßois de Joyeuse √©toit gouverneur de Mouzon, ville forte situ√©e sur la fronti√®re, d√©mantel√©e en 1671. Il √©toit devenu comte de Grandpr√© par son mariage avec Marguerite de Joyeuse, sa cousine. [181] _Mal envis_, de mauvais gr√©, malgr√© lui; du latin _invitus_. Elle contoit √† Maucroix toutes les folies de ses autres amans; il y en eut qui lui pr√©sent√®rent un poignard pour avoir l'honneur de mourir de sa main, et d'autres firent d'autres extravagances. Fabry, √† qui la m√®re avoit tant co√ªt√©, √©toit bien dispos√© √† faire encore plus de d√©pense pour la fille, si elle e√ªt voulu; mais elle le traita toujours fi√®rement. Enfin un jour qu'elle avoua √† Maucroix qu'elle l'aimoit plus que sa vie, elle se mit √† chanter ces paroles qu'on chantoit alors: Tircis, que dois-je faire? Tout m'est contraire. Pour te gu√©rir, Je voudrois bien te secourir; Mais, quand mon c≈ìur le veut, L'honneur me dit que cela ne se peut, Et qu'il vaut mieux mourir. Les confesseurs l'intimidoient et lui disoient que ce seroit un sacril√©ge. Quand elle avoit √©t√© √† confesse, elle disoit √† son amant: ¬´Ils m'ont dit que c'√©toit un sacril√©ge;¬ª et, ce jour-l√†, elle ne le baisoit qu'aux yeux. Elle lui avoit de l'obligation. Comme elle √©toit une fois √† Paris, Fabry, enrag√© de ce qu'elle avoit √©t√© √† Saint-Cloud, √† un cadeau du comte du Roule, parent de madame de Canaple, avec laquelle et trois ou quatre autres dames elle √©toit all√©e, √©crivit, ou plut√¥t fit √©crire d'une main inconnue une lettre au mari, comme s'il y e√ªt eu une galanterie li√©e avec le comte, et que tout le monde en f√ªt scandalis√©. Le mari, en col√®re, ordonne √† sa femme de le venir trouver en Champagne, et lui mit quelques mots de Saint-Cloud dans la lettre. La pauvrette part, et alloit comme √† la mort. De Brosses envoie aussit√¥t un gentilhomme √† M. de Joyeuse lui d√©clarer qu'il lui vouloit renvoyer sa fille, etc. Le gentilhomme √©toit √† peine parti, que le chanoine, qui √©toit fort bien avec le marquis, se met √† lui faire des remontrances, et le ram√®ne si bien, qu'il envoie un autre gentilhomme pour faire revenir cet envoy√©, dont la marquise lui rendit tr√®s-humbles gr√¢ces. Cependant son mari la maltraita fort, sans la soup√ßonner pourtant d'aucune galanterie; mais il √©toit mal satisfait du p√®re, qui ne lui donnoit point ce qu'il lui avoit promis. Le p√®re, s'√©tant aper√ßu de l'attachement du chanoine, en √©crit √† sa fille, et il lui repr√©sentoit qu'apr√®s avoir r√©sist√© au favori d'un roi (c'√©toit M. le Grand qui en avoit √©t√© un peu √©pris en un voyage de Champagne), il lui seroit honteux, etc. Elle en avertit Maucroix, et lui dit: ¬´Mon p√®re enverra tout dire √† mon mari.¬ª Le chanoine prend les devants, et d√©clare au marquis que, pour ne pas les brouiller davantage, M. de Joyeuse et lui, il se vouloit retirer, et ne plus le voir qu'en lieu tiers. ¬´Comment, dit le mari, M. de Joyeuse pr√©tend me tyranniser!¬ª Il lui √©crivit en col√®re, et, depuis, le bonhomme n'eut plus lieu de parler contre le chanoine. Une fois qu'elle √©toit au lit et qu'ils √©toient seuls, elle se mit √† trembler, et lui dit: ¬´Tenez, voyez comme j'ai les mains froides, j'ai le frisson; je vous prie, allez-vous-en.--Ah! madame, r√©pondit-il, vous d√©fiez-vous de mon respect?¬ª Il se contint, et jamais il ne lui a mis le march√© au poing. ¬´Ah! dit-elle, je l'avoue, ce respect m√©rite quelque r√©compense.¬ª Elle se laissa baiser, elle se laissa toucher, et lui avoua qu'apr√®s cela elle ne pouvoit plus r√©pondre de rien. En effet, il n'y en avoit pour quatre jours quand la marquise de Mirepoix[182], qui √©toit amoureuse d'elle, la vint enlever. La belle, qui √©toit coquette, mais point p....., n'en fut point f√¢ch√©e; car elle voyoit bien le p√©ril. Le chanoine dit que c'√©toit une plaisante chose que de voir ces deux femmes ensemble; celle-ci, toute jeune, toute belle qu'elle √©toit, aimoit l'autre quasi comme elle en √©toit aim√©e, et disoit: ¬´De quoi est-ce que je m'avise d'aimer une personne qui n'est ni jeune ni belle?¬ª Il y avoit mille querelles et mille r√©conciliations. On conte une bonne vision de cette madame de Mirepoix. Quand il la faut saigner, on est trois heures √† la pr√™cher, et quand on la va piquer, tout le domestique qu'on fait venir expr√®s jette de grands cris, et cela, dit-elle, l'emp√™che de si fort sentir la piq√ªre. Mademoiselle de Roquelaure, sa s≈ìur, est quasi de m√™me, et le chevalier fit saigner, il y a quelque temps, son valet pour lui, et juroit que jamais saign√©e ne lui avoit tant fait de bien. Voici une chose plus √©trange d'un ma√Ætre des comptes de Montpellier, nomm√© Clauzel, homme d'honneur et de bon sens. Pour le saigner, il faut faire sonner des trompettes ou battre des tambours, et son sang s'arr√™te d√®s qu'on cesse de sonner ou de battre; il faut qu'il s'imagine dans ce temps-l√† √™tre √† la guerre. Je le sais de gens qui l'ont vu plus d'une fois. [182] A√Æn√©e de Roquelaure. (T.) Or, avant que de retourner √† Rheims, la marquise de Brosses vint √† Paris, et se laissa cajoler par bien des gens. Vardes fut celui qui lui plut davantage; il est vrai qu'elle a avou√© depuis au chanoine que, d√®s qu'elle l'entendoit parler, elle le m√©prisoit, et qu'elle n'avoit jamais vu des sentiments moins d'honn√™te homme que les siens. Au retour, notre chanoine trouva la belle bien chang√©e; le voil√† dans une jalousie effroyable; il souffroit plus qu'une √¢me damn√©e. Je le persuade de venir √† Paris. Il n'y est pas plus t√¥t qu'elle y arrive; il disoit: ¬´Je la fuis, et elle me suit.¬ª Mais la v√©rit√© est qu'il n'y √©toit venu qu'√† cause qu'il esp√©roit qu'elle y viendroit. Elle y accoucha, et cette couche la changea extr√™mement; avec cela, son mal commen√ßoit √† la presser. Il eut une petite consolation en ce qu'il lui donna un peu de jalousie √† son tour. On dit √† la dame que le chanoine logeoit chez un de ses amis, qui avoit une fort belle femme. En effet, on ne mentoit pas, et c'est une des plus belles et des mieux dansantes de Paris. Un jour donc, elle lui dit en sortant: ¬´Adieu, et n'oubliez pas les gens, encore qu'ils ne soient plus beaux.¬ª Le mari se mit en ce temps-l√† √† la maltraiter; apparemment il s'√©toit aper√ßu des privaut√©s que le chanoine avoit eues avec elle. La coquetterie de Vardes et d'autres l'avoit choqu√©; il n'√©toit pas satisfait de son beau-p√®re; il disoit que sa femme √©toit fi√®re; tout cela ensemble fit qu'elle fut doublement afflig√©e. L'√©tat pitoyable o√π elle √©toit donnoit de la compassion au chanoine, et lui faisoit quasi oublier le m√©chant tour qu'elle lui avoit fait. Enfin le mari la laissa en Champagne, sans un sou et malade, et lui s'en alla en Touraine, o√π est son bien. Le chanoine l'assiste, et la re√ßoit chez lui. Il a un fr√®re a√Æn√©, qui est aussi chanoine de Rheims, et qui, de plus, a un b√©n√©fice dont il avoit, je pense, quelque obligation √† M. de Joyeuse. La m√®re, √©tant malade, s'√©toit fait porter dans leur logis √† Rheims, et elle y √©toit morte; la fille en fit de m√™me. L√†, elle avoua au chanoine que tout ce qu'elle avoit vu √† la cour ne l'avoit jamais pu gu√©rir, qu'elle l'aimoit encore, mais qu'elle le prioit d'oublier toutes les folies qu'ils avoient faites ensemble. Elle souffrit long-temps; il souffroit assur√©ment plus qu'elle. Je n'ai jamais vu un homme si afflig√©, et, √† cause de lui, je me suis r√©joui de la mort de cette belle, parce qu'il √©toit en un tel √©tat que je ne savois ce qui en seroit arriv√©. Il a √©t√© plus de quatre ans √† s'en consoler, et il n'y a eu qu'une nouvelle amour qui l'ait pu gu√©rir; aussi est-ce une chose bien cruelle que la fortune lui am√®ne, s'il faut ainsi dire, dans son propre lit, la personne qu'il aime en un √©tat languissant, afin qu'il ait le d√©plaisir de la voir mourir. Vandy, aujourd'hui gouverneur de Montm√©dy, √©toit un des amoureux de la marquise; il m'a dit qu'avec un billet que M. de Joyeuse lui avoit donn√©, il alla, bien accompagn√©, attendre √† sept lieues d'ici le marquis de Brosses, qui menoit sa femme √† la campagne, et la lui √¥ta, apr√®s lui avoir lu le billet qui contenoit que le p√®re l'avoit pri√© de ramener sa fille √† Paris, o√π il l'attendoit. Le mari, enrag√© de cet √©corne[183], disoit qu'il se vouloit battre contre Vandy. Vandy lui dit que, pour le lendemain, tant qu'il voudroit. La col√®re du marquis se passa sans qu'il y e√ªt de sang r√©pandu. Vandy eut bien de la jalousie √† son tour. Vardes est parent du mari; cela lui donna un grand acc√®s aupr√®s de la belle; il en eut une bague qui venoit de Vandy. La marquise, lorsque Vandy se plaignit √† elle de cette faveur faite √† son rival (c'√©toit en pr√©sence de la marquise de Mirepoix), lui dit: ¬´Ne vous jouez pas √† penser la lui √¥ter; car, outre qu'il ne le souffriroit pas autrement, vous m'obligeriez √† lui faire telle faveur que personne ne la lui pourroit √¥ter.--Ah! ma cousine, ajouta-t-elle en jetant ses bras au cou de la marquise de Mirepoix, que je viens de dire une grande sottise! Mais aussi pourquoi me met-on en col√®re?¬ª L'amant jaloux proposa √† Vardes de porter cette bague au March√©-aux-Chevaux, √† sept heures du matin, pour voir qui m√©ritoit le mieux de l'avoir. Il jure que Vardes ne fit pas semblant d'entendre. Il n'en demeura pas l√†; il envoya un brave, son domestique, pour parler √† la marquise. Saint-Thomas, sa suivante, lui dit qu'on ne la voyoit point. ¬´Par la sang Dieu!...--Tu es donc venu pour faire un appel √† madame?--Je suis venu pour lui d√©clarer que M. de Vandy est gu√©ri, qu'il ne sera jamais son serviteur, et qu'il lui fera du d√©plaisir partout o√π il pourra.¬ª [183] _Escorne_, _affront_, _√©chec_, _ignominie_. (_Dict. de Tr√©voux._) Quoique cette expression soit depuis long-temps vieillie, on la trouve encore dans la premi√®re √©dition de 1694, du _Dictionnaire de l'Acad√©mie fran√ßoise_. Quant au comte de Grand-Pr√©, il est toujours fait comme un Cravate[184]. Il avoit √©pous√©, n'ayant pu avoir la marquise, une madame Couci, belle personne, qu'il avoit faite √† sa mode; elle chassoit avec lui, et m√™me elle alloit presque en parti; elle √©toit demi-guerri√®re. Quatre fois le jour il se couchoit avec elle, et quelquefois au milieu d'un bois; il est de grand'vie: cependant Givry, son lieutenant de roi √† Mouzon, m√©chant arbal√©trier, le faisoit cocu. On croit m√™me qu'il le savoit; cela n'emp√™choit pas que le galant ne f√ªt son meilleur ami. [184] On disoit _Cravate_ pour _Croate_.--Charles-Fran√ßois de Joyeuse, comte de Grandpr√©, mourut en 1680; il √©pousa en premi√®res noces Charlotte de Couci. CONTES DE B√äTES. Il y avoit chez M. de Morangis une biche et un singe; le singe tourmentoit fort la biche, et √©toit toujours sur son dos. Cette b√™te un jour s'en va sur le Pont-Neuf, ayant ce singe sur la croupe (M. de Morangis logeoit √† la rue Dauphine); et de l√† elle se jette dans la rivi√®re. Elle se sauva et le singe fut noy√©. Un petit chien de M. de Vence (_Godeau_), d√®s qu'on pronon√ßoit le nom d'un gros chien dont il avoit √©t√© mordu, aboyoit et tiroit la soutane de son ma√Ætre comme pour lui demander vengeance; √† Paris, deux ans apr√®s, il faisoit la m√™me chose, quoiqu'il e√ªt √©t√© mordu en Provence. Le comte de Saint-Paul, p√®re du duc de Fronsac, qui fut tu√© √† Montpellier, avoit un dogue, du temps qu'il √©toit gouverneur d'Orl√©ans, qui alloit et venoit charg√© de lettres √† son cou. On le connoissoit dans les h√¥telleries, o√π son ma√Ætre logeoit avec lui, on lui faisoit bonne ch√®re, et personne n'e√ªt os√© lui √¥ter son paquet. A un voyage de la cour, un chariot embourb√© arr√™toit tous les √©quipages; un cocher, las d'attendre, alla pour voir √† quoi il tenoit; il reconnut √† ce chariot un cheval qu'il avoit men√© autrefois, et avec lequel il avoit fait une fort tendre amiti√©: le cheval le reconnut aussi, et se mit √† hennir. ¬´H√© quoi! _Gros-Jean_ (c'√©tait le nom de l'animal), nous veux-tu faire coucher ici?¬ª Ce cheval, √† ces mots, fit un tel effort, qu'il tira le chariot du bourbier. Feu M. de Guise, √©tant √† Florence, avoit un grand coursier fort vite; on le voulut faire courir pour le prix √† la Saint-Jean, car √† Florence on a gard√© cela des anciens, et m√™me de faire aller des chariots autour des deux pyramides, comme dans le cirque; or, c'est dans une rue qui n'est pas droite que les chevaux courent. Ce coursier fit un effort pour gagner un tournant qu'il y avoit, au tiers ou au milieu de la carri√®re, et, quand il l'eut gagn√©, la rue √©tant plus √©troite, √† coups de pied il faisoit tenir derri√®re tous les autres chevaux qui √©toient beaucoup plus petits que lui, et il s'en alla gravement au petit pas jusqu'au bout de la carri√®re. A propos de chevaux, je ne saurois que je ne mette ici la pitoyable aventure de chevaux de Chambonni√®re[185], cet excellent joueur de clavecin. Il avoit un carrosse, mais, faute de nourriture, il envoyoit pa√Ætre ses chevaux sur le rempart du Marais. Je vous laisse √† penser en quel √©tat ils √©toient. Des √©corcheurs les prirent pour des chevaux condamn√©s, et un beau matin ils les √©corch√®rent tous les deux. [185] Chambonni√®re, c√©l√®bre compositeur, avoit la charge de clavecin de la chambre du Roi. Il mourut vers l'an 1670. (_Titon du Tillet, Parnasse fran√ßois_, p. 402.) Une femme de ma connoissance (mademoiselle Guedon) avoit une petite √©pagneule qu'elle laissa en Poitou, en venant s'√©tablir √† Paris; √† dix ans de l√†, elle envoya des hardes √† celle qui avoit la chienne; elle les avoit arrang√©es elle-m√™me dans le coffre. Cette petite chienne se mit √† baiser ces hardes, √† les l√©cher, et √† faire cent sauts √† l'entour. Il y peut avoir quatorze ans, qu'un capitaine fran√ßois mourut √† Nancy, et fut enterr√© aux P√®res Picpus; cet homme avoit un chien qui ne l'avoit jamais quitt√©; ce pauvre animal se met sur la tombe de son ma√Ætre, et n'en sortoit que pour aller chercher √† manger. Il mena cette vie pendant quatre ou cinq ans, et il y est mort. Tout le monde le connoissoit, et on l'appeloit _le chien du capitaine_. Un p√¢tissier de Vitry, nomm√© Jacquemard, a un barbet qui, sans qu'on y pr√Æt garde, se mit dans un bateau de bl√©, que son ma√Ætre conduisoit √† Paris. Le p√¢tissier s'en aper√ßoit √† Ch√¢lons; il le donne √† garder √† une femme chez qui il logeoit, car il avoit peur de le perdre √† Paris; le chien s'√©chappe, et ne sentant plus son ma√Ætre, il se mit √† suivre le chemin qu'avoit fait le bateau de Vitry √† Ch√¢lons, remonte la rivi√®re vingt lieues durant; elle √©toit en bien des lieux d√©bord√©e; il la passa et repassa cent fois. Il arriva √† Vitry au bout de trois jours et demi; mais il n'en pouvoit plus. Une dame, √† qui je me fie, a vu une √¢nesse, √† Sur√™nes, tourner avec sa bouche une grosse clef d'√©curie, et ouvrir la porte pour aller trouver son petit. Cette femme-l√† a un chat qui a autant d'esprit que le fameux chat de Mondory[186], dont parle La Chambre[187], car ayant remarqu√© que la chatte descend quand on sonne une clochette pour d√Æner, il la sonne quand il a envie qu'elle vienne, et elle vient. Il l'a vue cent fois nettoyer ses pattes avant que de sauter sur le lit de sa ma√Ætresse. [186] Le c√©l√®bre acteur. (_Voyez_ son Historiette, au commencement de ce volume.) [187] Marin Cureau de La Chambre, m√©decin, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise, mourut en 1669. Les _Caract√®res des passions_ sont l'ouvrage le plus remarquable de ceux qu'il a laiss√©s. Un nomm√© N√©ron avoit attel√© des cerfs √† un chariot; apr√®s il encha√Æna des puces √† un chariot aussi. Il avoit appris √† une ch√®vre √† marcher sur la corde, ou plut√¥t sur deux cordes; il avoit un petit chat-huant qu'il tenoit dans une cage; il lui avoit plum√© les moignons des ailes, avoit attach√© √† l'une une rondache, et √† l'autre une √©p√©e; il l'avoit habill√© en cavalier. Il disoit qu'il n'y avoit point d'animal, hors une poule, √† qui il n'e√ªt appris quelque chose. Il est parl√© dans les lettres de Voiture[188] du singe de mademoiselle Coinet; c'√©toit une chanteuse qui avoit appris √† un singe √† jouer de la guitare; il y jouoit effectivement une sarabande, mais il manquoit toujours en un endroit. [188] _Voyez_ la lettre soixante-uni√®me de Voiture, adress√©e √† mademoiselle de Rambouillet. Mademoiselle Coinet n'y est pas nomm√©e. CONTES DE MOURANTS. Un soldat espagnol, comme on √©toit pr√™t de faire naufrage, se mit √† manger un petit morceau de pain, en disant: _Menester comer un poquito para bever tanto_[189]. [189] Pour boire tant, il faut manger un peu. A Toulouse, un jeune homme de dix-huit ans dit, en riant, au bourreau qu'il connoissoit: ¬´Comp√®re, tu devois mettre un peu de coton, √† cause de la connoissance.¬ª Quand M. de Bouillon commandoit en Italie, un peu avant la prise de M. le Grand, deux soldats furent condamn√©s √† √™tre pass√©s par les armes; apr√®s, on s'avisa, √† cause que l'arm√©e diminuoit, de se contenter d'un, et, √† faute de bulletins, on les fit jouer aux d√©s: l'un vouloit jouer √† la chance. ¬´Je ne la sais pas, dit l'autre.--Bien donc, √† la rafle.¬ª Il jette le d√© et am√®ne dix-sept; l'autre joue, mais sans esp√©rance, et am√®ne trois as. Le premier dit sans s'√©tonner: ¬´Voil√† mourir √† beau jeu.¬ª Les officiers, surpris de cette r√©solution, firent dessein de le sauver; mais ils voulurent voir auparavant jusqu'o√π iroit sa constance. On lui demande s'il vouloit √™tre band√©. ¬´Non,¬ª dit-il. Il choisit ses parrains, et tirant dix √©cus qu'il avoit, il dit √† l'un d'eux: ¬´Tiens, prends cinq √©cus pour boire, et des cinq autres fais en prier Dieu pour moi.¬ª On l'attache, il ferme les yeux. On tire, mais les officiers avoient fait √¥ter les balles; aussit√¥t on le d√©lie. ¬´Allez vous faire saigner, lui dit-on.--Je n'en ai pas besoin, r√©pondit-il. Camarade, rends-moi mes dix √©cus, et allons les boire.¬ª Un vieux conseiller de Bordeaux, nomm√© d'Andrault, avoit eu toute sa vie une telle passion pour les nouvelles, qu'√† l'article de la mort il envoya chercher un Portugais, grand nouvelliste, pour savoir de lui ce qu'il avoit appris par le dernier ordinaire, et il ajouta: ¬´Je suis bien f√¢ch√© de ne pouvoir attendre l'autre courrier; mais il faut que je parte.¬ª Et il mourut un moment apr√®s. Un vieux re√Ætre de Gascon, nomm√© Calverac, qui avoit bien des iniquit√©s sur le corps, √©tant √† l'extr√©mit√©, avoit grand'peur du diable. Les ministres de Bordeaux lui promettoient assez le paradis; il n'en √©toit pas bien persuad√©. ¬´Mais me le promettez-vous? leur disoit-il.--Oui.--Touchez donc l√†.¬ª Il leur touche dans la main, et aux anciens aussi; apr√®s il leur dit encore: ¬´Mais le promettez-vous bien?--Oui.--Touchez donc l√† encore une fois.¬ª On disoit √† une vieille paysanne fort incommod√©e: ¬´Vous seriez bien heureuse d'√™tre d√©livr√©e de tous vos maux.--Je vous entends, dit-elle, mais on est si long-temps mort.¬ª Un vieux libertin, nomm√© Bourleroy, √©tant √† l'article de la mort, madame de Nogent-Bautru, car il √©toit des amis de son mari, lui envoya un confesseur. ¬´Voil√†, lui dit-on, un confesseur que madame de Nogent vous envoie.--H√©, la bonne dame, dit-il, tout est bien venu de sa part. Si elle m'envoyoit le turban, je le prendrois.¬ª Le confesseur vit bien qu'il n'y avoit rien √† faire. Au si√©ge de La Rochelle, le comte de Jonzac, de la maison de Sainte-Maure, avoit un r√©giment d'infanterie. En une sortie, les Rochellois le mirent en fuite avec son r√©giment. Le lendemain ils sortirent encore; mais on les repoussa en leur criant: ¬´Tu n'as pas trouv√© ton _Jonzac_.¬ª Lui-m√™me, un jour ou deux apr√®s, voyant deux soldats qui se battoient, courut pour les s√©parer: ¬´Qu'y a-t-il? leur cria-t-il. Contez-moi votre diff√©rend?--Monsieur, dit l'un, il dit que je suis du r√©giment de Jonzac.¬ª Je vous laisse √† penser si M. le comte se vanta d'en √™tre le mestre-de-camp. Quand Urbain VIII fit √¥ter les portes de bronze du Panth√©on pour en faire un autel √† Saint-Pierre, on fit ce pasquin: _Quod non fec√™re barbari, fec√™re Barbarini._ Le pape Sixte-Quint, ayant fait sa s≈ìur, qui avoit √©t√© lavandi√®re, duchesse de Camerino, on mit √† Pasquin une chemise fort sale avec ce mot: ¬´_Depuis qu'on fait les lavandi√®res duchesses, il n'y a pas moyen de se faire blanchir._¬ª Petitpuis-Leb≈ìuf, √† Saumur, √©toit un d√©bauch√© qui dansant un jour au bal, avec la s√©n√©chale de Saumur, Du Rosay, un empl√¢tre tomba de ses chausses; elle qui croyoit le d√©ferrer, lui dit: ¬´Monsieur, ramassez votre empl√¢tre.¬ª Il ne se d√©ferre point, met la main dans ses chausses, et, en ayant tir√© un autre empl√¢tre: ¬´Madame, lui r√©pondit-il, voil√† le mien; il faut que ce soit le v√¥tre.¬ª Il se trouva qu'il avoit deux p....... √† la fois. CHARPY, SIEUR DE SAINTE-CROIX. Charpy est de Brest; il √©toit avocat √† Lyon quand M. le Grand (_de Cinq-Mars_) le prit. Ce n'a jamais √©t√© un homme fort judicieux: il s'amusoit √† s'habiller comme son ma√Ætre, il est vrai qu'alors on ne portoit ni dentelles ni argent; et, d√®s que M. le Grand avoit un habit, le lendemain son secr√©taire en faisoit faire un de m√™me. Le feu Roi, pour rire, en frappant un jour sur l'√©paule √† M. le Grand, qui √©toit tourn√©, dit: ¬´Charpy, √©coutez.¬ª M. le Grand fut surpris de cela. ¬´Je pensois, dit le Roi, que ce f√ªt Charpy; car il est toujours habill√© comme vous.¬ª Ce galant homme faisoit d'assez m√©chants vers. Il en fit une fois quatorze cents sur le mariage de madame de Montausier. On disoit en badinant que ce n'√©toit que de la _charpie_. Ce fut lui qui fit ce sonnet pour mademoiselle de Bouteville, aujourd'hui madame de Ch√¢tillon, o√π il lui dit qu'elle ne ressemble gu√®re √† son p√®re. Car il donnoit la vie et vous donnez la mort. Charpy fut ici quelques ann√©es, au commencement de la R√©gence, √† donner des violons, √† donner cadeau √† quelques femmes de son quartier. Il avoit des tableaux; il avoit un carrosse. Cela venoit des arr√™ts du Conseil qu'il contrefaisoit avec un homme d'Eglise. Il fallut s'enfuir. Il fut pendu en effigie. Depuis quelque temps il est revenu, et s'est fait appeler Sainte-Croix. Il s'est mis la d√©votion dans la t√™te, et a fait un livre o√π il pr√©tend prouver, par quelques passages de la sainte √âcriture, qu'il viendra un v√©ritable vicaire de J√©sus-Christ en terre, qui remettra le monde comme autrefois en √©tat d'innocence, sous la loi du christianisme; pourtant il trouve des choses dans l'Apocalypse que personne n'a jamais vues que lui. Il s'est fait peindre nu en chemise avec ce livre √† la main: vous diriez qu'il va faire l'amende honorable ainsi en chemise. Or, un jour qu'il √©toit dans l'√©glise des Quinze-Vingts, madame Hansse, veuve de l'apothicaire de la Reine, y vint; elle loge dans les Quinze-Vingts m√™mes. Il l'accosta et lui parla de d√©votion avec tant d'emportement, qu'il charma cette femme qui est d√©vote. Elle le loge chez elle. Lui, qui est si charitable qu'il aime son prochain comme lui-m√™me, s'est mis √† aimer la petite madame Patrocle, la fille de madame Hansse: elle est femme de chambre de la Reine, et son mari est aussi √† elle. Charpy se met si bien dans l'esprit du mari et s'impatronise tellement de lui et de sa femme, qu'il en a chass√© tout le monde, et elle ne va en aucun lieu qu'il n'y soit, ou bien le mari. Madame Hansse, qui a enfin ouvert les yeux, en a averti son gendre; il √† r√©pondu que c'√©toient des railleries, et prend Charpy pour le meilleur ami qu'il ait au monde. Souvent les maris font leur h√©ros de ceux qui les font cocus. Cependant la Sorbonne a refus√© de donner l'approbation √† son livre. Il les traite tous d'ignorants. Madame Hansse, enfin, n'a plus voulu qu'ils logeassent avec elle. Charpy n'est plus en m√™me logis que la dame; mais il la voit toujours de m√™me. Quand il prie Dieu, il dit: ¬´Seigneur, je me r√©signe √† ta volont√©: si tu m'envoies des b√©n√©fices, je serai eccl√©siastique; si tu ne m'en envoies point, je me r√©soudrai √† la retraite.¬ª Par ces fa√ßons de faire, il a attrap√© le prieur√© de.....[190], sans le demander; m√™me le cardinal l'a pri√© de le prendre en attendant mieux. Il pr√©tend avoir donn√© de bons avis √† Son Eminence. [190] Le nom est rest√© en blanc dans le manuscrit. NAIVET√âS, BONS MOTS, R√âPARTIES, CONTES DIVERS. M. de Saintes, fils naturel du mar√©chal de Bassompierre, dit qu'une nuit il fut r√©veill√© par un coup de pistolet qu'on tira dans sa chambre. ¬´Qu'est-ce que cela?--C'est, monsieur, que j'avois peur qu'une souris ne vous r√©veill√¢t, et je l'ai tu√©e.¬ª Saint-Luc, p√®re du mar√©chal, se trouva √† la porte du cabinet, avec M. de Luxembourg, qui, croyant que l'autre lui vouloit mettre le pied devant, lui dit: ¬´Me le disputerez-vous, √† moi qui ai eu quatre empereurs de ma maison?--Ma foi, lui dit Saint-Luc, je me trompe fort, si vous √™tes jamais le cinqui√®me.¬ª Un ministre, √† qui le marquis de La Case avoit donn√© charge de lui chercher un pr√©cepteur pour ses enfants, lui fit ainsi r√©ponse: ¬´Je ne manquerai pas de m'informer de quelque cuistre[191] pour vos petits Alexandres.¬ª [191] On appeloit ainsi les valets de coll√©ge. Un gentilhomme de Poitou, pour avoir des ≈ìufs de pigeon qui √©toient dans un trou √† une muraille d'une ferme, prit une grande √©chelle, √† laquelle il attacha son cheval; il chassa de ce trou la femelle qui couvoit: le cheval eut peur et entra√Æne l'√©chelle. Le bon _nobilis_ se rompit la t√™te; mais, en montrant son chapeau plein d'≈ìufs: ¬´Bon, dit-il, ils ne sont pas cass√©s.¬ª Madame Des Hagens[192], du temps du mar√©chal d'Ancre, oyant dire que la seigneurie de Venise √©toit bien riche, dit: ¬´Qu'il la falloit marier avec Monsieur, quand il seroit grand.¬ª Elle prit _seigneurie_ pour _signora_. [192] Madame _Des Hagens_. Tallemant a d√©j√† parl√©, dans l'historiette de _Lisette_, t. 1er, p. 120, du mari de cette femme. Sous le d√©guisement de ce nom √©tranger, nous n'avions pas reconnu Deageant, auteur de _M√©moires_ publi√©s √† Grenoble en 1668. Un jour qu'on parloit de successions, un gentilhomme, qui pourtant √©toit √† son aise, dit: ¬´Pour moi, je crois que si le diable mouroit, je n'h√©riterois pas de ses cornes.--L√†, l√†, mon ami, dit na√Øvement sa femme, de quoi vous f√¢chez-vous, n'en avez-vous pas assez?¬ª On avoit √† faire pendre un pauvre diable √† Autun; le bourreau √©toit malade; on en fit venir un du lieu le plus proche. Quand il fut arriv√©, on le fit venir √† l'h√¥tel-de-ville, car le crime regardoit la communaut√©; il demanda combien il y avoit √† gagner. ¬´Dix livres, lui dit-on.--Messieurs, r√©pondit-il, il n'y a pas moyen de s'y sauver. Si c'√©toit quelqu'un de vous autres messieurs qui avez de bons habits, tr√®s-volontiers; mais ce mis√©rable en a un qui ne vaut pas trois sols.¬ª Un vieux gentilhomme d'aupr√®s de Reims, nomm√© Louversy, comme le feu Roi passoit par l√†, lui demanda son chauffage dans une for√™t. Le Roi le lui accorda: ¬´Mais, Sire, lui dit-il, je serai cent ans √† faire faire ce qu'il faut pour cela; je vous prie, donnez-le-moi de votre main.--Mais, r√©pondit le Roi, cela ne se fait point, et vous n'avez ni papier ni encre.--J'en ai, Sire, et une table aussi.¬ª Il tend son dos, et son affaire fut faite. Une femme fort innocente, √©tant grosse pour la premi√®re fois, comme son mari parla de faire un voyage, se mit √† pleurer. ¬´H√©! dit-elle, de quoi vivra l'enfant en votre absence?¬ª Un jeune gar√ßon d'Auvergne voulut √™tre re√ßu avocat √† Paris; il part, et prend si bien ses mesures que, quand il pria Bataille de le pr√©senter, il n'y avoit plus qu'un jeudi d'audience jusqu'√† la fin du parlement. Bataille lui dit: ¬´Trouvez-vous √† sept heures demain matin au Palais, et apportez vos licences[193].¬ª Bataille y va, mais il ne trouve pas son provincial; en attendant, il va dire au parquet qu'il avoit des licences pour pr√©senter un avocat, mais que, par hasard, il les avoit oubli√©es chez lui. On prend cela pour argent comptant; on ouvre. Son homme ne vint qu'√† neuf heures. ¬´Et o√π vous √™tes-vous amus√©?--Monsieur, dit-il, excusez-moi; en venant, j'ai rencontr√© un gros moineau vert qui parle; je m'y suis arr√™t√© jusqu'√† cette heure.¬ª Pensez qu'il faisoit beau voir un animal en robe de Palais, entendre jaser si long-temps un perroquet! Il fallut qu'il s'en retourn√¢t en son pays sans rien faire. [193] Ses lettres ou dipl√¥me de licenci√© en droit. Un homme fut pri√© de faire un _rebus_ pour la ville de Poitiers: il mit trois _poys_: _poy-un_, _poy-deux_, _poy-tiers_. Un b√ªcheron, qui se vouloit marier, vint pour se faire faire la barbe; on ne la lui avoit jamais faite. ¬´Comment voulez-vous qu'on vous la fasse? dit le barbier.--Laissez-moi, dit-il, deux _baliveaux_ le long des l√®vres de dessus, et coupez-moi tout le reste _√† blanc √©tau_.¬ª Fran√ßois Ier √©toit √† table, quand on lui pr√©senta une √©pigramme qui lui plut fort, et en mangeant il disoit sans cesse: ¬´Ah! la bonne √©pigramme!........¬ª Un bon gentilhomme qui ou√Øt cela, dit apr√®s au ma√Ætre-d'h√¥tel: ¬´Que vouloit dire le Roi? Oh! la bonne √©pigramme! oh! la bonne √©pigramme! disoit-il √† tout bout de champ. Est-ce quelque viande nouvelle? H√©! je vous prie, faites-nous-en go√ªter.¬ª Un homme de Reims fit une com√©die pour le coll√©ge: c'√©toit l'√âlection de Nicolas, patriarche d'Antioche. Or les douze qui la devoient donner √©toient tomb√©s d'accord que le premier qui entreroit dans l'√©glise seroit √©lu. Un h√©raut de Sainte-Vie fut le premier; il dit son nom: c'√©toit Nicolas. Les douze r√©p√©toient ce mot de _Nicolas_ l'un apr√®s l'autre, et cela en trois beaux vers alexandrins. Ce m√™me homme d√©dia cette belle pi√®ce √† trois fr√®res de la ville de Reims, qu'il appeloit le _Geryon rh√©mois_. Un cur√© de Picardie, appel√© en t√©moignage, dit: ¬´C'√©toit la nuit, je mis la t√™te √† la fen√™tre, et quand je vis que je ne voyois rien, je retournai coucher avec Jeanne.¬ª Un homme de Cr√©on, aupr√®s de Bordeaux, demandoit au Palais des _estaquettes_: ce sont des aiguillettes de cuir. On ne l'entendoit point; son valet lui dit: ¬´_Anen-nous-en, non y a pas estaquettes; pensa bous esta √† Cr√©on?_--Allons-nous-en, il n'y a point d'estaquettes; pensez-vous √™tre √† Cr√©on?¬ª M. d'Elb≈ìuf, p√®re du dernier mort, aimoit le bon vin. Un jour, √† la campagne, apr√®s avoir communi√©, le cur√© lui donna du vin dans un verre. Il le go√ªta et le trouva bon. ¬´Monsieur le cur√©, lui dit-il tout bas, o√π l'avez-vous pris?--A la corne, monsieur.--Venez-vous-en d√Æner avec moi, et en apportez trois bouteilles.¬ª Bertault l'incommod√© dit √† une dame: ¬´Cherchez-vous la rue du Bout-du-Monde? la voici.--Non, dit-elle, je cherche la rue des Deux-Boules.--Vous n'avez pas trouv√© ce que vous cherchez?¬ª r√©pondit-il. Un Espagnol du royaume de Murcie, pays fort chaud, venu en France l'hiver, comme il passoit par un village, les chiens aboy√®rent apr√®s lui; il voulut prendre une pierre, il trouva qu'elle tenoit, √† cause de la gel√©e. ¬´Peste du pays! dit-il, on y attache les pierres, et on y l√¢che les chiens.¬ª Le feu Roi trouva un paysan na√Øf dans je ne sais quel village, vers Saint-Germain; il s'en voulut divertir et le fit approcher. ¬´H√© bien, Monsieur, lui dit cet homme, les bl√©s sont-ils aussi beaux vers chez vous qu'ils sont vers chez nous?¬ª Il se nommoit Jean Doucet. Le Roi le prit en affection, et le mena √† Saint-Germain. L√†, il se mit √† jouer _√† la pierrette_ avec lui, et lui gagna dix sols, ce dont l'autre pensa enrager. Le Roi en √©toit si aise qu'il porta ces dix sols √† Ruel, pour les montrer au cardinal. Un jour le Roi lui donna vingt √©cus d'or; il les prit, et, frappant sur son gousset, il disoit: ¬´I vous revanront, Sire, i vous revanront; vous mettez tant de ces tailles, de ces diebleries sur les pauvres gens.¬ª On lui fit faire une _innocente_ d'√©carlate avec de l'or, et on le renvoya √† son village, d'o√π il venoit voir le Roi deux fois la semaine. Une fois il vint sans _innocente_, et dit pour raison qu'il √©toit f√™te, et que quand il alloit √† la messe, on ne faisoit que regarder son clinquant, et on ne prioit point Dieu. La famille de cet homme eut quelque petite gratification du Roi; je pense qu'il mourut en m√™me temps que son ma√Ætre. Ses neveux, qu'on appelle les _Jean Doucet_, ont voulu prendre sa place; mais ce sont de m√©chants bouffons[194]. [194] On a fait sur les _Jean Doucet_ des pi√®ces en patois qui sont tr√®s-na√Øves. (Voyez _la Conf√©rence de Janot et Piarot Doucet de Villenoce, et de Jaco Paquet de Pantin, sur les merveilles qu'il a veu dans l'entr√©e de la Reyne, ensemble comme Janot luy raconte ce qu'il a veu au_ Te Deum _et au feu d'artifice_. Paris, 1660, in-4¬∫.) Madame de S√©vign√© leur comparoit Racine et Boileau, lorsque ces deux po√®tes suivoient le Roi √† l'arm√©e, en qualit√© d'historiographes. ¬´Ils font leur cour par l'√©tonnement qu'ils t√©moignent de ces l√©gions si nombreuses, et des fatigues qui ne sont que trop vraies; il me semble qu'ils ont assez l'air des deux _Jean Doucet_.¬ª (_Lettre √† Bussy-Rabutin_, du 18 mars 1678.) Le ma√Ætre-d'h√¥tel d'un seigneur napolitain eut prise au march√© avec le ma√Ætre-d'h√¥tel d'un autre seigneur, √† qui emporteroit un poisson qu'ils marchandoient. Le premier fut gourm√©, et on lui cassa les dents; il s'en plaignit √† son ma√Ætre, et lui dit plusieurs fois: ¬´Monsieur, c'est votre affaire.¬ª Le ma√Ætre, ennuy√© de cela, lui dit d'un fort grand sang-froid: ¬´Tu verras, quand tu mangeras des cro√ªtes, si c'est ton affaire ou la mienne.¬ª A une procession, un dr√¥le qui √©toit J√©sus fut fouett√© un peu trop fort par celui qui faisoit le bourreau: ¬´Ah! lui dit-il, si jamais tu es Dieu, je t'√©trillerai en diable.¬ª Une bonne femme dit √† une Reine de France qui alloit en p√©lerinage √† Chartres, pour avoir des enfants: ¬´Vous n'avez qu'√† vous en retourner, celui qui les faisoit est mort.¬ª Il y a √† Montmartre un tableau de Notre-Seigneur et de la Madeleine, de la bouche de laquelle sort un √©criteau o√π il y a _Raboni_. Les bonnes femmes en ont fait un saint Rabonny qui _rabonnit_ les maris, et on y fait des neuvaines pour cela. Une pauvre femme faisoit reproche √† une autre d'avoir √©pous√© un gueux de ces rues. ¬´Dites un gueux, dit l'autre, qui ne demande qu'aux carrosses, et qui gagne quarante sols par jour.¬ª Un laquais de Champagne, qui √©toit filleul de son ma√Ætre, demandoit √† tout le monde au palais si on n'avoit pas vu son _parrain_. Un bourgeois de La Rochelle demandoit √† Paris le logement de mademoiselle _la secr√©taire_: c'√©toit une femme de Paris qui, ayant √©pous√© un homme de cette ville-l√†, y alla pour quelque temps avec lui pour voir ses parents; et, pour la distinguer, on l'appeloit mademoiselle _la secr√©taire_, √† cause que son mari, √©toit secr√©taire du Roi. Un nomm√© Du Mousset, tr√©sorier de France √† Ch√¢lons, re√ßut un soufflet sur l'≈ìil, en jouant; sa femme s'√©cria: ¬´Ah! mon Dieu, _mon c≈ìur_ est borgne.¬ª Une autre, racontant la maladie de son mari, disoit: ¬´Je lui disois quelquefois: _Mon c≈ìur_, tirez la langue.¬ª Maillet[195] signa ainsi une lettre d'amour: ¬´_Celui qui ne peut commencer de vous esp√©rer, ni finir de vous √©crire._¬ª Ce pauvre po√®te alla trouver une femme qui chantoit sur le Pont-Neuf; il lui demanda combien elle donnoit de la plus belle chanson. ¬´Un √©cu; mais si elle √©toit si belle, si belle, on iroit jusqu'√† quatre livres.¬ª Il lui promit qu'elle seroit admirable. La voil√† imprim√©e. Ce n'√©toit qu'_astres_, que _soleils_, etc. On n'en vendit pas une. La chanteuse le mit en proc√®s. Il va trouver Gombauld, lui conte l'affaire; Gombauld rendit l'√©cu qu'il avoit re√ßu, et le proc√®s fut termin√©. [195] Maillet, ou plut√¥t Mailliet, po√®te satirique et licencieux. On a de lui des √©pigrammes, d√©di√©es an duc de Luynes; Paris, 1620, in-8¬∫. Ce po√®te, √† la lettre, mouroit de faim. Saint-Amant l'a bern√© dans _le Po√®te crott√©_. (_M√©moires de Tallemant_, t. 2, p. 126.) Il √©toit devenu le plastron de toutes les plaisanteries; on peut en juger par cette √©pigramme de Maynard: Muses, quand Maillet vous demande Que vous luy fournissiez de quoy Mettre un ch√©tif pourpoint sur soy, Vous le payez d'une guirlande. Cependant l'incommodit√© Qu'il souffre de sa nudit√© Ebranleroit un philosophe. Traitez-le plus utilement; Le laurier n'est pas une √©toffe Dont il veuille un habillement. (_OEuvres de Maynard._ Paris, Courb√©, 1646; in-4¬∫, p. 122.) Ceux de Rhetel, √† l'entr√©e de M. de Nevers, avoient fait peindre, sur la porte de leur ville, des cerfs qui avoient le nez vert, et lui dirent: Nous sommes _cerfs au n√© vert_.¬ª Un homme avoit gagn√© six quarts d'√©cus au cur√© de Brie-sur-Marne; le cur√© ne le paya point. Le lendemain √† l'offrande, au lieu de cracher au bassin, il dit: ¬´Reste √† cinq, monsieur le cur√©.¬ª Le grand-prieur de La Porte disoit: ¬´Je ne suis pas plus √† mon aise que quand je n'avois que vingt-cinq mille livres de rentes; cela ne me sert qu'√† avoir plus de voleurs autour de moi. Mon sommelier dit que le vin lui appartient d√®s qu'il est √† la barre, et n'a point d'autre raison √† m'all√©guer, sinon qu'on en use ainsi chez M. le cardinal; le piqueur pr√©tend que le lard est √† lui d√®s qu'il en a lev√© deux tranches; le cuisinier n'est pas plus homme de bien qu'eux, ni l'√©cuyer ni le cocher; sans parler du ma√Ætre-d'h√¥tel, qui est le voleur _major_; mais ce qui me chicane le plus, c'est que mes valets de chambre me disent: ¬´Monsieur, vous portez trop long-temps cet habit; il nous appartient.¬ª Autrefois on portoit un chaperon √† l'enterrement de ses plus proches parents. Un gentilhomme des voisins de M. de Racan, ayant perdu sa femme, lui demanda comment il falloit qu'il f√ªt pour l'enterrement. ¬´Il y en a encore, dit Racan, qui prennent une robe et un chaperon.¬ª Le bon _nobilis_ prit une robe d'avocat et un chaperon de vieille, qui √©toit large d'un demi-pied, et se le mit sur la t√™te. Un Gascon, qui se m√™loit de faire des vers, fit un po√®me des guerres de la religion, et en un endroit il disoit: Il y eut grand' m√™l√©e, La rivi√®re entre deux. Un homme de La Rochelle disoit du feu Roi: ¬´Il prit Arras en cinquante-quatre journ√©es.¬ª Housset l'intendant, une nuit, fit semblant d'avoir la colique; sa femme le suit. Au lieu d'aller au priv√©, il alla coucher avec la suivante; elle les surprit. Depuis, on appela cela _la colique-Housset_. Feu M. de Guise disoit √† un honn√™te homme de Paris, qui avoit une maison proche de Meudon, sur le m√™me coteau: ¬´J'ai plus belle vue que vous.--Vous me pardonnerez, monsieur, car de ma maison je vois votre ch√¢teau, et de votre ch√¢teau vous voyez ma maison, qui n'est qu'une petite chaumi√®re.¬ª Un Normand disoit na√Øvement: ¬´M. de Longueville est un bon prince, il prend bien la peine de prier Dieu.¬ª Une grosse madame disoit √† une simple femme: ¬´Pour moi, j'aimerois mieux n'aller point en paradis que de n'y √™tre au-dessus de vous.--H√©! madame, dit l'autre, quand vous serez au-dessus de nous, ne nous pissez pas au moins sur la t√™te.¬ª Le prince d'Orange, Maurice, aimoit fort les cochons de lait; ayant √† traiter un ambassadeur, il dit √† son ma√Ætre-d'h√¥tel: ¬´Qu'on nous fasse bonne ch√®re, qu'on nous serve un cochon de lait sur l'assiette.¬ª Un gentilhomme fit appeler un autre en duel, parce qu'il l'avoit lou√© de grande m√©moire: il avoit ou√Ø dire que c'√©toit marque de peu de jugement; et, apr√®s, quoiqu'il f√ªt fort brave, il ne se trouva pas au rendez-vous, de peur de passer pour avoir de la m√©moire s'il s'en √©toit ressouvenu. Pitard disoit √† Th√©ophile: ¬´C'est dommage qu'ayant tant d'esprit, vous sachiez si peu de choses.¬ª ¬´--C'est dommage, r√©pondit Th√©ophile, que, sachant tant de choses, vous ayez si peu d'esprit.¬ª L'h√¥tesse du Lion-d'Or, √† Saumur, √©toit fort jolie, et avoit un gros brutal de mari. Un Gascon, voyant cela, lui dit: ¬´Madame, je ne comprends point comment on vous a donn√©e √† cet homme; il falloit que vous eussiez fait quelque gaillardise de fille.¬ª Un Gascon disoit que pour entrer chez le cardinal de Richelieu, il avoit dit: ¬´Je suis √† monsu de Biscarrat.¬ª Et apr√®s, il ajouta: ¬´Je ne lui faisois pas tort.¬ª Un Proven√ßal vouloit avoir le b√©n√©fice d'un homme, et, ne l'ayant pu persuader de le lui r√©signer, il l'enl√®ve et le met en prison dans une cave; l√†, le poignard sur la gorge, il le presse de lui r√©signer son b√©n√©fice; l'autre, qui n'avoit que cela pour tout bien, dit qu'il aimoit autant mourir. Le galant homme, le voyant si r√©solu, s'en va √† Avignon trouver le vice-l√©gat, lui expose qu'un tel √©toit mort, et qu'il lui venoit demander son b√©n√©fice. ¬´Vous √™tes venu trop tard, r√©pond le vice-l√©gat, je l'ai donn√© ce matin.--Mais, monsieur, r√©pond froidement cet homme, quel fondement a eu celui qui vous l'a demand√©?--Il m'a dit que cet homme ne paroissoit plus, et qu'on le tenoit pour mort.--Il n'est point mort, r√©pliqua-t-il, et il n'en mourra pas.¬ª Il avoit dessein de le tuer, s'il obtenoit le b√©n√©fice. Un de mes oncles avoit un cocher nomm√© Nicolas Volant; un de ses camarades lui emprunta vingt √©cus. ¬´J'en veux avoir une promesse.¬ª C'√©toit dans l'√©curie; il n'y avoit ni papier, ni encre: ¬´√âcris-la sur la muraille avec ton couteau.¬ª Il √©crit: ¬´Je soussign√©, reconnois devoir la somme de soixante livres, que je promets payer au porteur de la pr√©sente. Un homme, qui avoit un valet fort sot, lui mit par √©crit tout ce qu'il avoit √† faire avec lui. Allant √† la campagne, le ma√Ætre tombe dans un foss√©; il appelle ce gar√ßon qui, au lieu de courir, lui crie: ¬´Attendez, que je voie si cela est sur mon m√©moire.¬ª Un de mes fr√®res a un cocher qui prioit Dieu pour tout ce qu'il aimoit en la mani√®re suivante: ¬´Je prie Dieu pour moi, pour ma femme, pour monsieur et pour madame, pour mes chevaux et pour les enfans du logis.¬ª Deux cochers se disputoient une fois, et l'un disoit: ¬´Je ne sais pourquoi vous niez cela; vous me l'avez dit en pr√©sence de vos chevaux.¬ª Le feu gazetier[196], √† la r√©volte de Portugal, mettoit entre les titres du Roi de Portugal: Roi d'Aquen et d'Alen, et de del√† la mer; au lieu qu'il falloit mettre: _Roi de de√ß√† et de del√† la mer_, √† cause qu'il a quelques places en Afrique. [196] Th√©ophraste Renaudot, mort en 1653, avoit commenc√© en 1631 √† faire imprimer p√©riodiquement des nouvelles publiques sur des feuilles volantes appel√©es _gazettes_. Ce mot vient de l'italien _gazetta_; c'√©toit le nom d'une petite monnoie, avec laquelle on payoit une feuille d'avis √©crite √† la main. (_Dictionnaire italien d'Alberti._) Son fils, qui est un sot au prix de lui, disoit l'autre jour, parlant de je ne sais quelle entr√©e: ¬´Quand le magistrat eut achev√© sa harangue, le canon commen√ßa la sienne.¬ª Quand les ennemis √©toient √† Fismes (en 1650), il disoit, en parlant de Ch√¢teau-Thierry: ¬´Notre bourgeoisie se rassure plus que jamais, surtout depuis l'arriv√©e du vicomte d'Espaux, qui s'est jet√© dedans cette ville avec une bonne partie de la noblesse du pays.¬ª Apparemment quelqu'un lui avoit √©crit cela pour se moquer de lui; car le vicomte n'y mena que des vaches, des moutons et des cochons, pour les mettre en lieu s√ªr. Celui qui commandoit dans le ch√¢teau s'appelle Despr√©s; c'est un fort gros homme; son cocher disoit: ¬´Mon ma√Ætre a jur√© de _crever_ sur le rempart.¬ª Castille, fr√®re de Jeannin, ayant marchand√© long-temps un petit chien √† Bologne, s'en alla sans l'acheter; et quand il fut √† quatre lieues de l√†, il renvoya un homme pour demander le nom de ce chien. Un autre de ses fr√®res se piquoit tellement de belles mains, qu'il ne les montroit que sur de la panne noire pour les faire paro√Ætre encore plus blanches; la nuit, il les tenoit pass√©es dans des rubans qui √©toient attach√©es au dossier; il y mettoit toutes les drogues imaginables. Il en vouloit faire autant √† son estomac; le camphre le tua. Une paysanne, comme on portoit en procession le chef de saint Marc, le jour de sa f√™te, par les vignes, qui avoient √©t√© gel√©es pendant la nuit, dit na√Øvement: ¬´Haussez, haussez-le bien haut, qu'il voie le beau m√©nage qu'il a fait.¬ª Une vieille femme n'alloit jamais √† l'enterrement, et disoit: ¬´Pourquoi irois-je? ils ne viendront pas au mien.¬ª Les capucins de Grasse prirent un gar√ßon qui voloit leurs fruits; ils firent venir le p√®re, qui lui dit: ¬´H√© bien, si tu ne veux rien valoir, fais-toi au moins capucin.¬ª M. de Nevers, gouverneur de Champagne, √©tant log√© dans l'h√¥tel-de-ville, √† Vitry, vit je ne sais quel gaillard de bourgeois, dans la place, qui alla donner un coup de genou dans le derri√®re √† un autre; il demanda √† un officier qui l'entretenoit: ¬´Qui est cet homme?--Monseigneur, lui dit-il gravement, c'est _M. le Prince_;¬ª car nous appelons _Rois_ et _Princes_ ceux qui sont un peu fous. Un Italien appela un homme, _cavallo di Christo_, pour dire un √¢ne. Un cocher d'un de mes amis, √† qui son ma√Ætre avoit dit de le venir √©veiller √† quatre heures pour partir √† la fra√Æcheur, l'alla √©veiller √† deux, en lui disant na√Øvement: ¬´Monsieur, d√©p√™chez-vous de dormir; car vous n'avez plus que deux heures.¬ª Quelquefois on a fait la m√™me chose aux gens par malice. Le vieux Pena, c√©l√®bre m√©decin, √©toit tout de travers sur son mulet, et ne prenoit pas trop garde o√π il se mettoit. Un jour, il se fourra dans un bourbier; il ne savoit comment s'en tirer, et il disoit √† son mulet: ¬´Courage, mon ami, sors-moi d'ici; montre-toi le plus sage.¬ª Le ma√Ætre d'h√¥tel de l'√©v√™que de Mende mit sur les parties: _Item, pour un p√¢t√© de six blancs, trois sols_[197]. [197] Six blancs √©quivaloient √† deux sols six deniers. Fureti√®re demanda de l'argent √† son p√®re pour acheter un livre: ¬´Et sais-tu, lui dit-il, tout ce qui est dans celui que tu achetas l'autre jour?¬ª C'√©toit un dictionnaire. Quillet dit qu'il a vu un gar√ßon qui vouloit traduire _Calepin_ en fran√ßois[198]. [198] Le grand Dictionnaire latin de Calepin. Ambroise Calepin mourut en 1511; son Dictionnaire a √©t√© augment√© par Passerat et par d'autres savans du seizi√®me si√®cle. Ma m√®re me dit un jour: ¬´Pourquoi acheter des livres, n'avez-vous pas fait toutes vos √©tudes?¬ª Un Fran√ßois nomm√© La Fosse, qui est au service du grand-duc, traduit Tacite en _Octaves_. Du Moulin, le ministre, dit √† un homme de soixante-dix ans, qui se marioit, et qui √©toit venu trop tard: ¬´Une autre fois, venez un peu de meilleure heure.¬ª Le Pailleur avoit un fr√®re cur√© vers Dreux en Normandie. Quand il prenoit quelque vicaire, il lui demandoit: ¬´D'o√π √™tes-vous?--D'un tel lieu.--Aupr√®s de quelle ville, de quel dioc√®se?--De S√©ez, par exemple.--Vous √™tes donc Normand?--Et voire; mais je n'y ai pas √©t√© nourri.¬ª Il y a un secr√©taire du Roi, huguenot, nomm√© Courtaut, qui demeure expr√®s dans l'√Æle Notre-Dame, ¬´pour ramasser, dit-il, les pierres sur le quai, de peur qu'on ne les jette aux bateaux qui reviennent de Charenton,¬ª et il croit rendre un grand service √† l'√âglise[199]. [199] C'√©toit une folie comme une autre. Madame de Ville-Savin, qu'on appelle la tr√®s-humble servante du genre humain, ayant trouv√© mademoiselle V√©ron qui sortoit d'une maison o√π elle entroit, se mit √† l'embrasser. ¬´Ah! ma ch√®re, remontez; quoi, je vous verrois si peu!¬ª Elle la fit remonter, et apr√®s elle demanda qui elle √©toit; ¬´car; ajouta-t-elle, j'ai si mauvaise m√©moire!...--C'est mademoiselle V√©ron, lui dit quelqu'un.--J√©sus! reprit-elle, avoir oubli√© le nom de la meilleure de mes amies!...¬ª Elle ne l'avoit jamais vue. Le jardinier de madame de L'Estang, ma belle-s≈ìur, en lui √©crivant de Beauce, mettoit pour adresse, _devant la maison fondue_, parce qu'il y avoit trois ans qu'une maison fondit devant notre porte. Un Gascon, m'entendant appeler G√©d√©on chez mon p√®re (c'est mon nom de bapt√™me), m'appeloit M. de G√©d√©on[200]. [200] L'auteur fait ici conno√Ætre son nom patronimique; des quittances sign√©es de lui, conserv√©es √† la biblioth√®que du Roi, nous l'avoient au reste appris. M. de Vend√¥me, b√¢tard de Henri IV, passant √† Noyon, logea aux _Trois-Rois_. Le fils du ma√Ætre de la maison, nouvellement re√ßu avocat, crut que sa nouvelle dignit√© l'autorisoit √† aller faire la r√©v√©rence √† M. de Vend√¥me; il y va. M. de Vend√¥me lui demande qui il √©toit. ¬´ Monsieur, je suis le fils des _Trois-Rois_.--Le fils de trois Rois..... Monsieur, je ne suis le fils que d'un; vous prendrez le fauteuil: je vous dois tout honneur et tout respect.¬ª Un ivrogne pissoit dans sa cour; il pleuvoit et une goutti√®re alloit. Il demeuroit trop long-temps; sa femme l'appelle. Il croyoit que c'√©tait en pissant qu'il faisoit le bruit que faisoit l'eau de la goutti√®re, et il lui r√©pondit: ¬´Va, va, je pisserai tant qu'il plaira √† Dieu.¬ª Une fille (mademoiselle Armenauld) disoit que quand elle trouvoit des ordures dans un livre, elle les marquoit pour ne les pas lire. Un gentilhomme, qui nourrissoit assez mal sa meute, ayant trouv√© une charogne, se mit √† crier: ¬´Au plus n√©cessaire, chiens, au plus n√©cessaire!¬ª Un Ecossois qui n'avoit pu vendre son hareng √† propos, s'alla promener, aux f√™tes de P√¢ques, √† Bordeaux, dans les all√©es du cardinal de Sourdis; le rossignol chantoit d√©j√†. ¬´Ah! petit l'oiseau, dit-il, toi n'avoir point d'hareng √† vendre.¬ª Une madame Goile, femme d'un vendeur de mar√©e, en titre d'office[201], personne bien faite, comme on lui demanda chez madame d'Agamy si elle n'avoit jamais eu la v√©role: ¬´Je n'ai eu, dit-elle, ni la grosse ni la petite.¬ª [201] Ces offices valent cinquante mille livres. (T.) Un avocat au conseil, nomm√© Chapuiseau, fit un cachet o√π un chat puisoit de l'eau. Il composa un livre qu'il appeloit _le Devoir de l'homme_. Il promit √† un conseiller, nomm√© Champdent, de le lui montrer manuscrit; il fut chez ce conseiller, et, n'ayant trouv√© que madame, il lui voulut laisser son livre (c'√©tait un gros rouleau qu'il avoit fourr√© dans ses chausses, et qui paroissoit). Il y met la main pour le tirer. ¬´J√©sus! monsieur Chapuiseau, que faites-vous?--Madame, dit-il na√Øvement, c'est _le Devoir de l'homme_.¬ª Sa belle _armoirie_ m'a fait souvenir d'un idiot de La Rochelle, qui montroit la porte de Cogne √† un autre, et lui disoit: ¬´Ces fleurs-de-lys, c'est le Roi; ce navire, la ville, et ce cheval, c'est mon p√®re.¬ª Son p√®re √©toit maire quand cette porte fut b√¢tie, et il y avoit mis ses armes. Un chancelier voulant expliquer au Roi une lettre du Roi Jacques, o√π il y avoit: _Mitto tibi quinque molossos_[202], dit: _Cinq mulets_. ¬´Voire, dit le Roi, des _mulets_.¬ª Quelqu'un dit: ¬´Ce sont des _dogues_.--Je croyois, dit le chancelier, qu'il y e√ªt _muletos_.¬ª [202] Je vous envoie cinq dogues. Un p√©dant d'environ quarante-cinq ans prit un jeune corbeau, et dit: ¬´Je veux voir s'il vit cent ans, comme le disent les naturalistes.¬ª Une dame huguenotte, √† qui on demandoit de quel canton √©toit son suisse, dit: ¬´Il est du canton de Villiers-le-Bel[203]; il y a beaucoup de huguenots dans ce pays-l√†¬ª. Elle croyoit que l'habit faisoit le suisse. Une autre disoit ¬´_du point de G√™nes de Villiers-le-Bel_.¬ª On y fait de la dentelle; mais elle n'est point belle. [203] Bourg √† peu de distance de Saint-Denis. (T.)--A deux lieues au-del√†, pr√®s d'Ecouen. Un √©v√™que de la maison d'Ambres √©toit un petit tyranneau; il ne vouloit point payer de la paille qu'on lui avoit fournie, et disoit en riant: ¬´Ne savez-vous pas bien que _l'ambre_ attire la paille?¬ª Une blanchisseuse, pour bien louer ma m√®re, apr√®s avoir dit cent fois: ¬´Oh! la brave femme que c'est!¬ª ajouta: ¬´Et qui a bien soin du linge!¬ª Le Nostre[204], jardinier des Tuileries, mais qui est tr√®s-habile en son m√©tier, et qui gagne bien plus avec les gens qui ont de belles maisons qu'avec le Roi, a fait des armes sur lesquelles, au lieu de casque, il a mis un gros chou-cabus dont les premi√®res feuilles pendent des deux c√¥t√©s, comme des plumes. Le Nostre est curieux et a de fort beaux tableaux. Il laisse la clef de son cabinet en un certain endroit que tous les honn√™tes gens savent; et, quoiqu'il y ait de fort petites pi√®ces et m√™me des livres, il n'a jamais rien perdu. [204] Andr√© Le Nostre rempla√ßa son p√®re dans les fonctions de jardinier, ou plut√¥t d'intendant des Tuileries. Le roi le fit contr√¥leur-g√©n√©ral de ses b√¢timents et dessinateur de ses jardins. C'est lui qui avoit plant√© le parc de Versailles, les Tuileries et le Luxembourg tels que nous les voyons encore; il a fait la terrasse de Saint-Germain-en-Laye, qu'on admire malgr√© sa monotonie, et avant que le mesquin e√ªt envahi nos jardins, on rencontroit encore quelques-uns de ces parcs fran√ßois, marqu√©s au coin de la grandeur, tels que les avoit con√ßus le g√©nie de Le Nostre. Madame de La Br√®ne, femme d'un Luxembourg, alla pour voir la mer; l√†, elle demanda o√π √©toit donc ce flux et reflux dont elle avoit tant ou√Ø parler. On le lui montra du mieux qu'on put. ¬´Voire, dit-elle, cela, le flux et reflux! Eh! ce n'est que de l'eau verte!¬ª Une fille qui avoit √©t√© √©lev√©e comme orpheline par l'√©glise de Charenton, s'en alla un jour au consistoire et leur dit: ¬´Messieurs, j'ai lu dans saint Paul qu'il vaut mieux se marier que de br√ªler; s'il vous pla√Æt de me donner un mari, car je sens que j'en ai besoin?¬ª Elle dit cela avec la plus grande na√Øvet√© du monde: les voil√† tout d√©ferr√©s; ils lui dirent qu'elle sort√Æt. Ils ne se purent regarder sans rire. Ils la mari√®rent du mieux qu'ils purent. Menour, intendant des jardins du Roi, √©toit log√© aux Tuileries; il avoit un valet qui, quand il venoit des gens demander si ce n'√©toit pas l√† qu'on voyoit les b√™tes, leur disoit que oui; puis les menoit dans une salle, et les faisoit passer devant un grand miroir; apr√®s il leur disoit: ¬´Vous les avez vues.¬ª Et, s'ils √©toient assez bons pour payer par avance, il se moquoit d'eux. Un paysan de Colombe portoit la croix √† une procession qu'on faisoit de nuit dans les vignes, de peur qu'elles ne gelassent; en passant dans la sienne, il t√¢ta le bourgeon, et l'ayant trouv√© gel√©, il jeta la croix en disant: ¬´La portera qui voudra! je n'ai plus que faire √† la procession.¬ª Feu Melson, grand goguenard, √©toit secr√©taire interpr√®te des langues √©trang√®res, et n'en savoit pas une. Des ambassadeurs suisses regardoient d√Æner la Reine, et parloient entre eux tout haut. Elle fait appeler Melson et lui dit: ¬´Faites votre charge, que disent ces messieurs?--Ils disent que vous √™tes belle, madame, ou s'ils ne le disent pas, ils le devroient dire.¬ª La fille a√Æn√©e de Melson, qui est une personne assez plaisante, dit que son p√®re ne faisoit point car√™me, et qu'une fois qu'on lui avoit servi une longe de veau, il n'y toucha pas, et se contenta de son potage. Charlotte[205], c'est le nom de cette fille, suivit cette longe de veau en bas, et ne put s'emp√™cher d'en prendre un lardon; une de ses s≈ìurs arrive, qui la d√©fie en riant d'en manger: elle en mange; sa s≈ìur se laisse tenter. Les deux autres, car elles √©toient quatre, surviennent: la longe de veau fut exp√©di√©e. Le lendemain, le p√®re demande sa longe de veau. On lui dit l'histoire; il ne gronda point autrement, mais il dit qu'il vouloit qu'elles s'en confessassent. P√¢ques venu, les trois cadettes dirent √† leur s≈ìur: ¬´Au moins nous n'avons rien de la longe de veau, et c'est √† vous √† vous en confesser pour toutes; c'est vous qui nous avez induites en tentation.--Ma foi, leur dit-elle, je n'en ai pas dit un mot.¬ª Elle retourne au confesseur qui √©toit bien emp√™ch√©, et lui dit: ¬´Mon p√®re, telle et telle chose est.--Allez, dit-il, dites deux _Ave_ davantage.¬ª Elle retourne. ¬´H√© bien, ma s≈ìur?--Dame! dit-elle, je n'ai pas parl√© de vous.¬ª La seconde va donc. Elle eut assez de peine √† aborder le p√®re. ¬´Qu'y a-t-il encore? lui dit-il.--C'est que....--Voil√† bien de quoi me rompre la t√™te; dites deux _Ave_ de plus comme votre s≈ìur.¬ª La troisi√®me fend la presse, et lui voulut parler encore de cela. Il se f√¢cha, et se levant de son confessionnaire: ¬´Que tous ceux, dit-il, qui ont mang√© de la longe de veau disent huit _Ave_, et qu'on ne m'en parle plus.¬ª [205] C'est celle qui, ayant √©pous√© Andr√© Girard Le Camus, acquit quelque c√©l√©brit√©. (_Voyez_ la note de la page 124 de ce volume.) Un paysan se sentant un peu ivre, au lieu de passer sur une poutre qui √©toit sur un ruisseau, se mettoit dans l'eau, et tenoit la poutre: ¬´Je ne saurois que me mouiller, disoit-il, au lieu que si je tombois, je me blesserois peut-√™tre bien fort.¬ª Un procureur du Ch√¢telet disoit que pour dix ans, il avoit tourn√© le dos √† Dieu, afin de faire sa fortune. Un cordonnier dit √† un m√©decin: ¬´Monsieur, je vous trouve toujours √©tudiant; n'√™tes-vous pas pass√© ma√Ætre? Pour moi, je faisois tout aussi bien des souliers le jour que je fus re√ßu, que j'en saurois faire √† cette heure.¬ª On alloit pendre un Picard; une femme de sa connoissance le rencontra. ¬´H√©, un tel, comment te portes-tu?--Je me porte assez bien, r√©pondit-il; mais cette _penderie_ me d√©pla√Æt.¬ª Une voleuse cacha une montre sonnante o√π vous savez. On la d√©pouille; on ne trouve rien; mais, par malheur, la montre sonna. Un Languedocien, amoureux d'une fille nomm√©e _Catine_, fit une esp√®ce d'histoire contenant neuf livres, qu'il appeloit _la Catinerie_. Un homme, en racontant ses voyages, mettoit des pays o√π ils ne sont point. Quelqu'un lui dit: ¬´Vous n'observez pas la g√©ographie.--Pour la g√©ographie, r√©pondit-il, nous la laiss√¢mes √† main gauche.¬ª La femme d'un commis de M. Rambouillet[206], nomm√© Paris, craignoit extr√™mement le tonnerre. Il tonne un coup; elle prend de l'eau b√©nite, et fait le signe de la croix; il tonne encore, elle en fait apporter davantage et s'en frotte les deux paumes des mains; le tonnerre se renforce, elle en fait venir un plein bassin. Voici un assez grand coup, elle s'en frotte tout le visage; il fait un coup furieux, elle se jette tout le bassin sur la t√™te. [206] Le beau-p√®re de l'auteur. Pour faire entendre √† un homme quel √©toit le p√®re des quatre fils Aymon, on lui dit: ¬´Par exemple, si ma√Ætre Jean, le mar√©chal, avoit quatre fils, on diroit _les quatre fils ma√Ætre Jean le mar√©chal_, comme on dit _les quatre fils Aymon_; c'est qu'Aymon avoit quatre fils. Eh bien! qui est donc le p√®re des quatre fils Aymon?--C'est, dit-il, ma√Ætre Jean le mar√©chal[207].¬ª [207] C'est √† peu pr√®s comme madame de S√©vign√©, quand elle adressoit une question √† _la petite personne sur le lendemain de la veille de P√¢ques_. Un paysan ne manquoit jamais √† s'enivrer apr√®s avoir fait ses p√¢ques; et, comme on lui en faisoit r√©primande: ¬´Quoi! disoit-il, mon Dieu ne me vient voir qu'une fois l'an, et je ne lui ferois pas bonne ch√®re?¬ª Un cur√© passoit l'eau pour porter le _Corpus Domini_ √† un malade; un p√¢tre de sa paroisse √©toit del√† la rivi√®re; il faisoit assez mauvais temps, il vouloit qu'on le rem√Æt √† bord; et, comme le batelier lui disoit: ¬´Quoi, vous portez Notre-Seigneur, et vous avez peur!....--Ne laisse pas de me mettre √† bord, dit le pr√™tre, le diable emporte qui s'y fie!¬ª Un bourgeois de Reims, ennuy√© d'attendre qu'une compagnie d'infanterie qui √©toit √† la porte e√ªt permission d'entrer dans la ville, vouloit passer tout √† cheval par un tourniquet, et il s'y obstina quelque temps. Un soldat se mit √† crier √† un autre: ¬´Eh! La Verdure, H√©rode, √† ce que je vois, n'a pas tu√© tous les _Innocents_.¬ª Un p√®re Crochard eut ordre de la Reine-m√®re d'instruire une huguenotte; il y eut pour cela un souper o√π on y servit un grand p√¢t√©. Le p√®re, qui √©toit fort ignorant, s'y prit ainsi: ¬´Vous voyez bien, dit-il, ce p√¢t√©; tout en est bon, hors ce petit endroit br√ªl√©. Tout ce bon, ce sont les catholiques; ce petit endroit br√ªl√©, ce sont les huguenots. Vous ne voudriez pas manger de cet endroit?¬ª Cela la persuada. Un capucin croyoit avoir fait une belle stance du _Benedicite_, et avoit fait ceci sur la lune: Reine de la moiti√© de l'an, Vous, de qui le vaste oc√©an Suit le carrosse comme un page, Louez le seigneur obligeant Qui, pour avoir cet √©quipage, Par les mains du soleil, vous pr√™te de l'argent. Un bourgeois de Troyes, nomm√© Chaumont, n'avoit qu'un fils et une fille; la fille √©toit mari√©e, le fils √©toit bachelier de Sorbonne. Ce gar√ßon √©toit log√© dans la Sorbonne m√™me; cela se fait sous le nom d'un docteur. Il mourut; le p√®re vint √† Paris durant sa maladie: le voil√† au d√©sespoir. Son gendre lui dit: ¬´Monsieur, je m'en vais en Sorbonne pour mettre ordre √† tout pour l'enterrement, etc.--Oui, dit le bonhomme, et prenez garde √† ses flageolets.¬ª Il en avoit les meilleurs du monde. Comme le premier pr√©sident de Belli√®vre[208] n'√©toit encore que conseiller-d'Etat et ambassadeur √† Londres, un Anglois, qu'on avoit f√¢ch√© dans la cuisine, vint dire √† madame l'ambassadrice qu'on l'avoit menac√© de lui couper les c........ Cette femme dit: ¬´Fi le vilain!¬ª Il s'excusa, en disant qu'au vilain mot il y avoit deux points sur l'U, et que ce n'√©toit pas la m√™me chose. [208] Pompone de Belli√®vre, deuxi√®me du nom, premier pr√©sident du parlement de Paris, mourut en 1657. Il avoit √©pous√© Marie de Bullion, dont il n'eut pas d'enfant. Un com√©dien, ne se souvenant pas d'un vers qui rimoit en _ame_, dit: H√©las! madame, h√©las! madame, h√©las! madame. Madame Nolet avoit un laquais qui portoit _Amadis_ √† l'√©glise: √† cause que ce livre commence par ces mots: _Un peu apr√®s la mort et passion de Notre Seigneur_, il le prenoit pour un livre de d√©votion[209]. [209] L'_Amadis_ en effet commence ainsi: ¬´Peu de temps apr√®s la passion de Nostre Sauveur J√©sus-Christ, il fut un roy de la petite Bretaigne, nomm√© Garintec, etc., etc.¬ª (_Le premier livre d'Amadis de Gaule, traduit d'espagnol en fran√ßois_ par le seigneur des Essars, Nicolas de Herberay. Paris, Vincent Sertenas; in-8¬∫, 1560.) Le laquais de l'abb√© Favre dit √† une dame qui vouloit qu'il all√¢t dire √† son ma√Ætre qu'il se d√©p√™ch√¢t de s'habiller, et qu'elle paieroit sa messe: ¬´Pour qui le prenez-vous, madame? Je veux bien que vous sachiez que mon ma√Ætre ne dit point la messe pour de l'argent; il la dit pour son plaisir.¬ª Un maquignon, √† Rouen, voulant bien louer son cheval, dit: ¬´Il a la bouche admirable, et a, pour tout dire, une bouche de _Coquerel_;¬ª c'√©toit un avocat c√©l√®bre en Normandie. En faisant aller son cheval, il disoit: ¬´Ah! _bouche de Coquerel!_¬ª Borbonius, p√®re de l'Oratoire[210], qui ne savoit que du latin, et qu'on fit de l'Acad√©mie fran√ßoise, √† cause de ses vers latins, quand ce vint √† opiner sur _abominer_, dit: ¬´Je l'aimerois mieux qu'_ex√©crer_.¬ª [210] Nicolas Bourbon, n√© en 1574, professeur de grec au Coll√©ge royal, P√®re de l'Oratoire, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise en 1637, mourut √† Paris en 1644. Il √©toit petit-neveu d'un autre Nicolas Bourbon, po√®te latin dont on estime le po√®me de _la Forge_ (_Ferraria_). Des fous d'amoureux, en buvant √† la sant√© de leurs ma√Ætresses, se pass√®rent dans la _forcele_ de l'estomac des rubans qu'ils en avoient eus. Un d'eux en mourut, la gangr√®ne s'y √©tant mise; un autre en fut fort malade, car il eut un apostume √©pouvantable; et si le chirurgien, en le soignant, n'e√ªt aper√ßu un bout de ruban, on n'e√ªt point su d'o√π venoit sa fi√®vre; car il vouloit que ce ruban y demeur√¢t, et cachoit son apostume. Le chirurgien tira le ruban sans en rien dire: le pus vint, et ce ma√Ætre-fou fut gu√©ri. Un libraire de Saumur, nomm√© Lerpini√®re, tenoit des √©trangers en pension. Un jour qu'il y avoit un li√®vre √† d√Æner, il voulut faire le goguenard; et, sur ce qu'un d'eux lui avoit demand√© comment on prenoit les li√®vres en France, il lui dit qu'on semoit des f√®ves dures en certains endroits, et que, comme le li√®vre vouloit les casser, il fermoit les yeux, et qu'en cet instant on le happoit. En disant cela, il les ferma; l'√©tranger, qui vit qu'il se moquoit de lui, lui donna un bon soufflet qui fit bien ouvrir les yeux au libraire. Un pauvre diable, avocat huguenot de Castres, nomm√© Merle, devint ici amoureux d'une gourgandine, qu'il √©pousa, disoit-il, pour la retirer du vice. Pour lui t√©moigner son amour, il mit les dix cat√©gories en vers. La substance, la quantit√©, La relation, la qualit√©, Agir, patir (_languir sans cesse_), O√π, quand (_finiront mes ennuis_)? Situation, avoir (_sont dix Justes t√©moins de ma d√©tresse_). Il disoit que ce qui √©toit enclos de parenth√®se √©toit superflu. Il fit tenir un de ses enfants √† M......[211], en lui disant: ¬´Monsieur, on m'a dit que vous nourrissiez un merle[212], vous en nourrirez bien deux.¬ª Il en fit tenir encore un au fils a√Æn√©, et un jour il leur mena ses enfants en leur disant: ¬´Voil√† les _fillaux_ de votre maison.¬ª Une fois, il fit je ne sais quels vers, o√π le merle se mettoit sous la protection de l'aigle, son roi, son seigneur et son ma√Ætre, √† cause qu'il y avoit, disoit-il, un aigle dans leurs armes; mais il se trompoit encore comme au rossignol, car ce sont des pigeons. Il laissoit toujours l'enseigne de son logis en grosses lettres: _Demeure de Merle, sieur de la Salle_. Il disoit: ¬´Je suis un pauvre gentilhomme, fils d'un procureur √† la Chambre de l'√©dit de Castres.¬ª Il se mit en t√™te qu'il √©toit de la maison de Marle, la meilleure de la robe, mais qui est faillie[213]. ¬´Mais pourquoi vous appelez-vous _Merle_?--C'est, disoit-il, qu'en Champagne, d'o√π vient cette maison, on met un _a_ pour un _e_, et on dit _Marle_ au lieu de _Merle_.¬ª [211] Le nom biff√© est enti√®rement illisible. [212] C'√©toit un rossignol. (T.) [213] La maison de Marle √©toit une des plus anciennes de la robe. Henri de Marle, quatri√®me pr√©sident du parlement en 1393, fut fait chancelier de France en 1413. Cette famille est depuis long-temps √©teinte. (Voyez _les Pr√©sidents au mortir du Parlement de Paris_, par Blanchard; Paris, 1647; in-folio, p. 89.) Un autre impertinent de Castres avoit fait des vers √† la Reine-m√®re, et il y avoit en un endroit: Madame, vous avez trois uniques enfants, Dont les uns sont petits et les autres sont grands. En ce pays-l√†, un _enfant_, c'est un gar√ßon. Un conseiller-d'√âtat, en mourant, d√©fendit qu'on m√Æt la qualit√© de conseiller du Roi dans son billet d'enterrement. ¬´Il est si mal conseill√©, dit-il, que j'aurois peur qu'on ne m'en demand√¢t compte en l'autre monde.¬ª Les gueux qui demandoient sur le chemin de Charenton, ne demandoient jamais qu'au nom de Dieu et de Notre Seigneur; jamais au nom de la Vierge ni des Saints. M. Lumagne, banquier, disoit √† sa femme, comme elle alloit √† confesse: ¬´Ma mie, ne manquez pas de vous confesser que vous en avez refus√© √† votre mari.--H√©! r√©pondit-elle, monsieur Lumagne, vous en ai-je jamais refus√©?¬ª M. de Gordes, capitaine des gardes, disoit √† un garde dont il avoit donn√© la charge, croyant qu'il avoit √©t√© tu√©: ¬´Ce n'est pas vous, vous √™tes mort.¬ª Un paysan me disoit, parlant d'un de ses voisins qui √©toit mort: ¬´Il y faudra bien tous venir. Mais ardez, monsieur, il y fera aussi bon dans cent ans qu'√† cette heure.¬ª Carlincas, languedocien, qui a fait de si jolies √©pigrammes, et qui est mort capitaine en Hollande, vint √† Paris sans un sou, trouver son a√Æn√© qui √©toit soldat aux gardes. ¬´H√©! lui dit l'a√Æn√©, que viens-tu faire ici? j'ai bien de la peine √† vivre, je tire le diable par la queue, et tu me viens encore tomber sur les bras.--Est-il possible, dit Carlincas en pleurant, qu'un gar√ßon qui n'a que dix-huit ans, et qui a de quoi plaire aux dames, ne trouve pas √† gagner sa vie dans une ville comme Paris?....¬ª Bauyn, conseiller au parlement, voyant que lui et Perrot de la Malemaison √©toient entr√©s en m√™me jour √† la grand'chambre, se mit √† lui en faire compliment. ¬´Je me r√©jouis, dit-il, qu'apr√®s avoir fait nos classes ensemble, soutenu ensemble un acte, √©tudi√© en droit, √©t√© re√ßus conseillers[214], et mari√©s en m√™me temps, nous soyons encore mont√©s ensemble √† la grand'chambre, on peut dire de nous: _Arcades ambo_.--Bon pour vous et pour votre mulet¬ª, r√©pondit l'autre. Ce Perrot n'√©toit pourtant pas un grand personnage, mais il rencontra bien cette fois-l√†. Il avoit un clerc √† qui il demandoit: ¬´Un tel, suis-je pr√™t pour ce proc√®s?¬ª Ce clerc s'appelle Bessin. On disoit: ¬´Ce n'est pas un conseiller-clerc, mais c'est un clerc-conseiller que Bessin.¬ª [214] Jean Bauyn avoit √©t√© re√ßu conseiller au Parlement le 13 d√©cembre 1597 et Christophe Perrot l'√©toit depuis le mois d'ao√ªt de la m√™me ann√©e. (Voyez le _Catalogue de tous les conseillers du Parlement de Paris_, par Fran√ßois Blanchard, √† la suite des _Pr√©sidents au mortier_; Paris, 1647; in-folio, p. 111.) Le cur√© de Pantin, √† une lieue de Paris, pria les marguilliers de sa paroisse de lui laisser faire l'inscription d'une verri√®re qu'ils avoient fait mettre √† l'√©glise, et, apr√®s y avoir r√™v√© long-temps, il fit ces deux vers: Les marguilliers de Sainte-Marguerite[215] Ont fait bouter cette verri√®re icyte. [215] L'√©glise est d√©di√©e √† cette sainte. (T.) Un sergent qui jouoit fort mal au piquet, disoit √† ceux qui rioient de ses b√©vues: ¬´C'est vous qui me faites faillir; je ne fais pas une faute quand personne ne me regarde.¬ª Il n'avoit garde de les voir. Une fois qu'il y avoit des com√©diens espagnols √† la cour, une dame pria s√©rieusement mademoiselle de Neufvic de l'avertir quand il faudroit rire. Le cardinal Baronius emp√™cha qu'on ne f√Æt pape le cardinal Tosco, en disant: ¬´A Dieu ne plaise que je donne ma voix √† un homme qui a toujours √† la bouche le mot de _cazzo!_¬ª Ce Tosco disoit apr√®s: ¬´_Questi furfanti non han voluto far mi papa Cazzo, ed han fatto un papa coglione._¬ª Son cocher, au sortir de l√†, lui ayant demand√© o√π il vouloit aller: ¬´_Al Fiume_,¬ª r√©pondit-il. On l'e√ªt appel√© _Cazzo primo_. Il dit √† Paul V, qui le vouloit faire son vicaire: ¬´_Santissimo Padre, non ho potuto esser vicario di Pietro, non voglio esser vicario di Paolo._¬ª Un ministre gascon, nomm√© Tournon, pr√™chant ici contre le purgatoire, dit ¬´que c'√©toit une _r√¥tisserie d'√¢mes_.¬ª Un autre, nomm√© d'Huisseau, disoit: ¬´Or, comme le cerveau est la partie la plus √©loign√©e des _feces_.¬ª Il vouloit dire _f√¶ces_[216], en latin. Le peuple entendoit _fesses_, et des femmes me disoient: ¬´Voil√† un vilain homme, de parler de c.l en chaire.¬ª [216] Ordures, souillures. On appeloit M√©reau et Briquet, l'un beau-fr√®re, l'autre gendre de M. Bignon: _les martyrs de M. Bignon_; car il leur fit prendre des charges d'avocat-g√©n√©ral au grand conseil et au parlement, dont ils n'√©toient point capables, et ils crev√®rent tous deux √† force de se tourmenter √† √©tudier et √† travailler. Les j√©suites, quand le prince de Conti fut mis dans leur coll√©ge, firent peindre feu M. le Prince couch√©, qui montroit du doigt une montagne √©clair√©e, sur laquelle un ange tenoit le portrait du prince de Conti avec ces mots: _Claro lux addita monti_. Leur coll√©ge s'appelle le coll√©ge _de Clermont_. Ne voil√†-t-il pas qui est beau!.... Un valet maltois, qui √©toit √† un chevalier de la suite de l'abb√© de Retz, comme nous √©tions au palais Farn√®se[217], √† Rome, voyant qu'on nous disoit qu'un certain marmouset avoit √©t√© ador√© par les pa√Øens, y alla d√©votement faire toucher son chapelet. [217] Tallemant fit avec son fr√®re a√Æn√© et l'abb√© de Retz un voyage en Italie, vers 1637. (Voyez le chapitre intitul√© _les Amours de l'auteur_, pr√©c√©demment, p. 81, et l'Historiette du _Cardinal de Retz_, tom. 4, p. 109 et suivantes.) Madame Sanquin, femme du ma√Ætre-d'h√¥tel ordinaire de Henri IV le feu s'√©tant pris √† sa chambre, jeta un grand miroir par la fen√™tre, de peur qu'il ne f√ªt br√ªl√©. On alloit pendre un Gascon et un Picard; le Picard pleuroit, le Gascon lui en faisoit honte. ¬´Cela est bon, dit le Picard, pour vous autres Gascons qui avez accoutum√© d'√™tre pendus.¬ª Un Allemand, √† la paume, demanda √† boire; on lui donna de la bi√®re: il en souffla l'√©cume, en disant que cela faisoit venir la gravelle. Le fermier de madame de L'Estang[218] (en 1652) lui √©crivoit: ¬´Je n'ai pu tenir contre l'arm√©e des Princes; car il y a une br√®che √† votre cour, comme vous savez.¬ª Notez que c'est une maison plate. [218] Belle-s≈ìur de Tallemant des R√©aux. Madame d'Usez, seconde femme de feu M. d'Usez[219], alla voir la Reine un peu apr√®s ses noces; la Reine lui dit: ¬´Eh bien, madame d'Usez, M. d'Usez vous a-t-il donn√© de beaux habits?--Non, dit-elle, madame, il ne m'a pas encore accoutr√©e.¬ª [219] Marguerite d'Apchier, fille unique et h√©riti√®re de Christophe, comte d'Apchier, et de Marguerite de Flageac, seconde femme du duc d'Uz√®s, √©pousa Fran√ßois de Crussol, duc d'Uz√®s, apr√®s son p√®re, par contrat du 28 septembre 1636. En un village d'Espagne, on condamna un tailleur √† √™tre pendu; les habitants all√®rent trouver le juge, et lui dirent: ¬´Cela nous incommodera bien, car il n'y a que ce tailleur. Laissez-le-nous, et, si c'est que vous vouliez pendre quelqu'un, nous avons deux charrons, prenez lequel il vous plaira: ce sera assez d'un de reste.¬ª Un Allemand disoit √† un Italien: ¬´_Non sum f≈ìmina, sed masculus.--Tanto melius_,¬ª r√©pondoit l'autre. La veuve d'un chandelier avoit un gar√ßon qui lui demanda en gr√¢ce qu'elle le laiss√¢t coucher au coin de son feu; apr√®s il lui demanda permission de se mettre au pied du lit; enfin, il se met dedans, et l√†, vous m'entendez bien. Elle faisoit semblant de dormir, puis quand elle sentit que c'√©toit fait, elle dit: ¬´Ah! m√©chant gar√ßon.--Ma√Ætresse, lui dit-il, ne vous hobez; ceu qui y est, y est; Dieu y boute l'√¢me!¬ª Le mar√©chal de Coss√©, pour ne pas faire la guerre contre les huguenots, disoit: ¬´Si Dieu est dans l'hostie, ils ne l'en √¥teront pas; s'il n'y est point, nous ne l'y mettrons pas.¬ª Un bourreau vouloit quitter la ville d'Angers parce qu'on n'y faisoit point _d'≈ìuvre d√©licate_, qu'on n'y faisoit que pendre. Loyaut√©, avocat, disoit aux conseillers qu'il faisoit une compilation d'arr√™ts impertinents; mais qu'il √©toit accabl√©, qu'il en avoit d√©j√† six volumes in-folio. Deux avocats b√®gues plaid√®rent √† Angers devant le lieutenant particulier, qui √©toit un rieur; il les avertit l'un et l'autre de mieux prononcer; ils n'en firent rien. Lui, pour se moquer d'eux, au lieu d'une sentence, dit: ¬´Apr√®s qu'un tel a dit: _Babe, babe, babe_, et qu'un tel a dit _babe, babe_, etc., nous avons ordonn√© et ordonnons: _Babe, babe, babe_.¬ª Il y eut proc√®s pour cela: √† Paris on n'en fit que rire. Un autre lieutenant particulier du Ch√¢telet avoit promis √† un homme de lui donner surs√©ance, sans int√©r√™ts, quoiqu'il e√ªt pass√© une obligation; il pronon√ßa donc comme il avoit promis. Le procureur lui cria: ¬´Monsieur, je suis fond√© en obligation.--Et moi, dit-il, en _promesse_.¬ª Une femme, ayant √©t√© mise √† la Bastille, crut que les prisonniers pouvoient √©pargner sur ce que le Roi payoit pour eux √† M. Du Tremblay[220], et qu'ils ne payoient que selon qu'ils mangeoient; elle ne demandoit quasi que des ≈ìufs, et en sortant elle dit qu'elle vouloit parler √† madame la ge√¥li√®re pour compter avec elle. [220] Le Clerc du Tremblay, gouverneur de la Bastille sous Louis XIII. (Voyez _la Bastille d√©voil√©e_; Paris, 1789; 3e livraison, p. 148.) Une huguenotte ayant √† passer une grande cour au grand soleil, dit: ¬´Il faut passer ce torrent de C√©dron.¬ª Une autre disoit: ¬´Cette _zautaride_ du Pont-Neuf,¬ª pour cette _zone torride_. On demandoit √† un Saintongeois: ¬´Est-ce toi ou ton fr√®re qui est mort?--Ce n'est pas moi, dit-il; mais j'ai √©t√© bien plus malade que lui.¬ª Il y avoit un impertinent √† Chinon, qui avoit fait des harangues pour tous les accidents de la vie, et m√™me pour la potence. Bautru sauva je ne sais quel homme de la corde. ¬´Monsieur, lui dit-il, je vous remercie. Ce n'est pas que le monde ne soit compos√© de gens qui sont pendus et de gens qui ne le sont pas.¬ª Du Haillan demanda un jour un b√©n√©fice √† Henri IV, et lui dit: ¬´Sire, vous faites du bien √† des tra√Ætres, et n'en faites pas √† vos v√©ritables serviteurs.--Pardieu! dit le Roi en col√®re, je fais du bien √† qui il me pla√Æt.--Il est vrai, Sire, r√©pliqua Du Haillan; mais il vous doit plaire d'en faire √† des gens comme moi.¬ª Philippe III dit au marquis de Sainte-Croix, √† une promenade: ¬´_Cobrios, marquez di Santa-Cruz._¬ª Le marquis lui fait une grande r√©v√©rence comme pour le remercier, quand le Roi ajouta: ¬´_Porque il sol no le haga mal[221]._¬ª [221] Les grands d'Espagne se couvrent devant le Roi. Le marquis de Santa-Cruz avoit pens√© qu'en lui disant de se couvrir, Philippe III le faisoit grand d'Espagne. Son fils, Philippe IV, avoit gagn√© je ne sais quelle Espagnole sans se faire conno√Ætre, en lui promettant une bague de cinq cents √©cus; mais quand il fut pr√®s de conclure, il se d√©couvrit. Elle, √† l'instant, tire la bague de son doigt et la lui rend en disant: ¬´_Assez vuestra maestad._¬ª Lui, pensant qu'elle croyoit √™tre assez pay√©e de l'honneur qu'il lui faisoit, la lui voulut remettre au doigt. ¬´Non, non, dit-elle, puisque vous √™tes roi, vous paierez en roi; il me faut dix mille √©cus.¬ª Et il n'en put rien avoir. Un procureur, las de tous les interrogatoires que sa femme faisoit √† une servante qu'elle vouloit prendre, en lui demandant: ¬´Savez-vous faire ceci? savez-vous faire cela?¬ª dit: ¬´Savez-vous f......?¬ª La fille, qui ne savoit ce que cela vouloit dire, r√©pondit: ¬´Monsieur, pour peu qu'on me le montre, je l'aurai bient√¥t appris.¬ª Les Hollandois ayant pris Wesel, le cur√© pria le prince d'Orange qu'on le f√Æt ministre du lieu. ¬´Je suis accoutum√©, lui dit-il, √† gouverner ce peuple ici, et eux sont accoutum√©s √† moi; je les rendrai bons sujets des √âtats.¬ª Ceux de Saint-Maixent, en Poitou, quand le feu Roi y passa, mirent une belle chemise blanche √† un pendu qui √©toit √† leurs justices[222], √† cause que c'√©toit sur le chemin. [222] Aux fourches patibulaires. La femme du ministre Aubertin disoit de son mari, chez qui il y avoit souvent concert de musique, que de tous les instruments, il n'y en avoit point qu'elle aim√¢t tant que la fl√ªte de M. Aubertin. Il jouoit de la fl√ªte douce. Un apothicaire gascon √©crivoit: ¬´Je couche toutes les nuits avec madame de Pranzac.¬ª C'√©toit une belle personne. Il vouloit dire qu'il couchoit dans la m√™me chambre qu'elle. Un maire de La Rochelle, nomm√© Fiefmignon, pour voir si une cuirasse √©toit √† l'√©preuve, fut si sot que de se la mettre sur le corps, et de se faire tirer par son valet un grand coup de mousquet. Par bonheur, la cuirasse se trouva bonne; mais le coup le porta par terre tout hors de lui. Une mademoiselle Massane, fort jolie fille, un jour qu'on lui avoit dit qu'elle ordonn√¢t √† d√Æner, fit mettre un lapin au pot, et ma femme[223], √† l'√¢ge de treize ans, ordonna qu'on apport√¢t un demi-b≈ìuf de la boucherie. [223] Elisabeth Rambouillet n'avoit que treize ans quand elle √©pousa Tallemant des R√©aux, son cousin. Le baron de Ville enlevoit avec quarante chevaux mademoiselle de Longueval[224], qui avoit pour toute d√©fense sa tante, une suivante et un petit laquais: elle √©toit en carrosse. Un des braves qui assistoient le baron lui vint demander avec grand empressement: ¬´Monsieur, tuerons-nous d'abord?¬ª Depuis on a pens√© en faire enrager ce pauvre _nobilis_. [224] La _Revue r√©trospective_ (t. 5, p. 321, premi√®re s√©rie) a donn√© le r√©cit, par mademoiselle Ang√©lique de Longueval, fille de M. d'Harancourt, d'un enl√®vement dont elle fut l'h√©ro√Øne en 1632. Le ravisseur se nommoit La Corbini√®re. Est-ce cette m√™me demoiselle de Longueval que le baron de Ville enleva plus tard? C'est ce qu'il nous est impossible de v√©rifier. Un sot de Paris, nomm√© Mortfontaine-Hotteman, jouoit √† un petit jeu o√π il faut dire la pens√©e de toute la compagnie, et n'ayant pas bien dit √† sa fantaisie, s'√©cria: ¬´Ah! je suis un sot!...--Vous l'avez trouv√© cette fois-l√†; vous avez dit la pens√©e de toute la compagnie.¬ª Un homme que je n'avois jamais vu, en voyant marier des gens √† Charenton, me dit: ¬´Je serois bien f√¢ch√© d'√™tre en leur place.--Ha√Øssez-vous tant le mariage? lui dis-je.--C'est, r√©pliqua-t-il, que ma femme seroit morte.¬ª Une bourgeoise, qui avoit un fils au coll√©ge des j√©suites, lui disoit: ¬´Seras-tu toujours dans ces _√©curies_?¬ª Elle vouloit dire _d√©curies_. Le feu Roi d'Angleterre[225] aimoit fort M. de Belli√®vre, depuis premier pr√©sident. Un jour il le mena promener, et voulut que tous ceux qui l'avoient accompagn√© en fussent, jusqu'√† un valet de chambre. M. de Belli√®vre, voyant que le Roi le vouloit absolument, ne lui dit point qui √©toit cet homme. On alla quasi au galop, car les carrosses vont vite en ce pays-l√†. ¬´Or √ß√†, monsieur l'ambassadeur, dit le Roi, combien croyez-vous que nous ayons fait de chemin?--Trois milles, Sire.¬ª Apr√®s, le Roi demanda √† tout le monde, jusqu'√† ce valet de chambre qui dit: ¬´Ah! Sire, nous sommes bien √† dix milles d'_ici_.¬ª [225] Charles Ier. Mario Frangipani, cadet et h√©ritier de Pompeo, son fr√®re, ha√Øssoit toujours le pape et les cardinaux. Quelqu'un lui disoit: ¬´Mais pourquoi ha√Øssez-vous les cardinaux?--Je les hais si peu, dit-il, que je voudrois qu'ils fussent tous papes.¬ª Madame Cormel faisoit un jour des r√©primandes √† une gueuse qui tra√Ænoit deux ou trois petits enfants, de ce qu'elle ne se contenoit point, n'ayant pas de quoi se nourrir elle seule. ¬´Que voulez-vous? lui r√©pondit la pauvre femme, quand le pain nous manque, nous nous ruons sur la chair.¬ª Rotrou[226], le po√®te comique, ou tragique, ou tragi-comique, comme il vous plaira, cajoloit une fille √† Dreux, sa patrie. Elle le recevoit assez mal. On lui dit: ¬´Vous maltraitez bien cet homme: savez-vous bien qu'il vous immortalisera.--Lui? dit-elle. Ah! qu'il y vienne pour voir.¬ª [226] Jean de Rotrou, n√© √† Dreux en 1609, y mourut en 1650. Il a eu la gloire d'approcher de P. Corneille dans sa trag√©die de _Venceslas_. Un laquais qu'on envoyoit dans la rue Dauphine, comme on lui demandoit s'il reviendroit bient√¥t: ¬´C'est, r√©pondit-il, selon les chansons qu'on chantera sur le Pont-Neuf.¬ª Un laquais qu'on avoit envoy√© d'une campagne √† trois lieues de Paris, pour savoir √† la ville des nouvelles de quelqu'un, fut deux ou trois jours en son voyage, et, arrivant comme on se r√©jouissoit √† table, d√®s la porte, il se mit √† crier: ¬´_All' a dit comme cela: Il se porte un peu mieux._¬ª Il entendoit parler de la femme du malade. Des porteurs de chaises disoient: ¬´Regardez quel embarras depuis qu'on joue _le Camard_.¬ª Ils vouloient dire _Camma_[227] qu'on jouoit √† l'H√¥tel de Bourgogne. [227] _Camma, reine de Galatie_, trag√©die de Thomas Corneille, repr√©sent√©e en 1661. Cette pi√®ce eut un grand succ√®s. Ecoutons Loret: Un curieux assur√© m'a Qu'hier la pi√®ce de _Camma_, Sujet tir√© des opuscules De Plutarque, auteur sans macules, Fut repr√©sent√© √† l'H√¥tel, Avec un ravissement tel, Des judicieux qui la virent, Qui mille et mille biens en dirent, Qu'on n'avoit vu depuis long-temps Tant de rares esprits contents..... Tout de bon le cadet Corneille, Quoiqu'il ait fait mainte merveille Et maint ouvrage bien sens√©, En celuy-cy s'est surpass√©, etc. (_Muse historique_, 29 janvier 1661.) Un intendant de Languedoc, dont la femme √©toit morte dans B√©ziers, vouloit que la province la f√Æt enterrer √† ses d√©pens. Un d√©put√© qu'on lui envoya lui dit que cela tireroit √† cons√©quence. ¬´Si c'√©toit vous, Monsieur, on le feroit volontiers.¬ª Un Languedocien, qui croyoit qu'on voloit √† toutes heures sur le Pont-Neuf, y passant, se mit √† courir de toute sa force, en tenant son chapeau √† deux mains. Il trouva un homme du pays qui lui dit: ¬´Qu'y a-t-il?--J'ai pass√©, dit-il, et j'ai encore mon chapeau.¬ª Un autre laissa sa montre √† un de ses amis √† Orl√©ans, de peur qu'on ne la lui vol√¢t ici. Boisset, le musicien, fut pri√© par Gombauld d'assister √† la lecture d'une pi√®ce de th√©√¢tre; il s'y ennuyoit terriblement, et quand un acte fut lu, il demanda √† L'Estoile[228]: ¬´Monsieur, y a-t-il bien des actes √† une pi√®ce?--Selon, dit L'Estoile, quelquefois onze, quelquefois vingt-quatre.¬ª Cela l'√©pouvanta. Il donna un tour de pilier[229] sans attendre davantage. [228] Claude de L'Estoile, po√®te dramatique, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise, mourut en 1652. [229] Expression emprunt√©e du man√©ge; il fit une _volte_ pour se retirer. Un cocher, apr√®s avoir donn√© l'avoine √† ses chevaux, √¥toit son chapeau, et disoit _Benedicite_ tout du long. En Hollande, on fait payer la qualit√© et le bruit; ils demandent assez plaisamment quand il y a deux ou trois Fran√ßois: ¬´Quel r√©giment est log√© c√©ans?¬ª Une fois, M. de Vend√¥me, √©tant √† cheval, s'arr√™ta sous la porte de l'h√¥tellerie, pour laisser passer une ond√©e. Il fallut payer le couvert et l'ordure que ses chevaux avoient faite sous la porte. Morin, le fleuriste (c'est le jeune), est une esp√®ce de philosophe; une fois qu'il √©toit bien malade, son cur√© lui disoit: ¬´Ramassez toutes vos peines et les offrez √† Dieu.--Je lui ferois l√†, dit-il, un beau pr√©sent!¬ª Fureti√®re soupoit dans une compagnie o√π il y avoit un chirurgien qui, voulant faire r√©chauffer un plat, le fit fondre, de fa√ßon qu'on e√ªt dit d'un bassin de barbier. ¬´Je me doutois bien, dit Fureti√®re, que vous nous voudriez donner un plat de votre m√©tier.¬ª On disoit de madame d'Herbelay, femme d'un ma√Ætre des requ√™tes, qu'elle faisoit bien d'√™tre grande et forte, car elle portoit trente procureurs √† son cou. Le premier pr√©sident Le Jay lui avoit donn√© un collier dont les perles co√ªtoient mille livres pi√®ce; c'√©toit la finance des offices de procureur qu'il avoit eue. Il y a au carrosse du premier pr√©sident Pontac, √† Bordeaux, quatre P entrelac√©s. On disoit que cela vouloit dire: ¬´_Pauvres plaideurs, prenez patience._¬ª Un fou nomm√© Cyrano[230] fit une pi√®ce de th√©√¢tre, intitul√©e: _la Mort d'Agrippine_, o√π S√©janus disoit des choses horribles contre les dieux. La pi√®ce √©toit un pur galimatias. Sercy, qui l'imprima, dit √† Boisrobert qu'il avoit vendu l'impression en moins de rien. ¬´Je m'en √©tonne, dit Boisrobert.--Ah! Monsieur, reprit le libraire, il y a de belles impi√©t√©s.¬ª [230] Nicolas-Savinien Cyrano de Bergerac, n√© vers 1620, mourut en 1655. Il a compos√© divers ouvrages singuliers, o√π la hardiesse des pens√©es est voil√©e sous une forme fac√©tieuse. Son _Histoire comique des √©tats et empires de la lune_, l'_Histoire comique des √©tats et empires du soleil_, son _P√©dant jou√©_, ses Lettres, etc., etc., n'ont √©t√© imprim√©s qu'avec des retranchements consid√©rables. Un manuscrit des _Etats de la lune_ et du _P√©dant jou√©_ existe dans la biblioth√®que de M. Monmerqu√©. Il contient des passages in√©dits qui ne sont pas sans quelque curiosit√©. MADAME DE LANGEY. Le marquis de Courtomer[231], qui fut tu√© √† l'exp√©dition du colonel Gassion, depuis mar√©chal de France, contre les Pieds-nuds[232], √† Avranches, ne laissa qu'une fille, qui fut mari√©e fort jeune au fils unique d'un M. de Maimbray, homme de qualit√© du pays du Maine. Ce gar√ßon s'appeloit Langey[233], du nom d'une terre. Il y avoit de grands proc√®s dans la maison de cette h√©riti√®re, √† cause qu'elle avoit un oncle, cadet de feu son p√®re, √† qui la m√®re avoit fait tout l'avantage qu'elle avoit pu. Langey et l'oncle eurent donc bien des choses √† d√©m√™ler. Au bout de trois ans, comme ils √©toient √† Rouen, sur le point de s'accommoder, il arriva du d√©sordre entre le mari et la femme. Il l'accusoit d'√™tre pour son oncle; cela venoit de ce qu'il ne vouloit point qu'elle e√ªt trop de communication avec ses parents, pour les raisons qu'on verra ensuite. Cela fit du bruit. Elle en √©crivit √† madame Le Cocq, veuve du conseiller huguenot, s≈ìur a√Æn√©e de feue sa m√®re, et √† M. Magdelaine, son grand-p√®re maternel, afin qu'ils fissent tous leurs efforts pour les d√©livrer de la mis√®re o√π elle √©toit. D√©j√† le bonhomme et la tante s'√©toient aper√ßus de la mauvaise humeur du cavalier. [231] Leur nom est Saint-Simon; ils sont de Normandie. (T.) [232] _Voyez_ la note de la page 204 du tome 5. [233] Ren√© de Courdouan, marquis de Langey, ou _Langeais_. Durant deux mis√©rables campagnes qu'il fit, il n'avoit jamais voulu permettre √† sa femme d'aller chez madame la marquise de La Caze, sa m√®re[234]; au contraire, il l'avoit donn√©e en garde √† madame de Maimbray. On avoit reconnu qu'il avoit mille bizarreries, et en une occasion, la jeune femme avoit l√¢ch√© quelques paroles qui donnoient lieu de soup√ßonner qu'il √©toit impuissant. Avec cela, il √©toit horriblement jaloux; car ces sortes de gens-l√† savent bien que leurs femmes ne sauroient pires qu'eux. Il la vouloit jeter dans la d√©votion; il lui lisoit et lui faisoit lire sans cesse la Sainte-Ecriture. On a vu de ses lettres; je ne crois pas qu'il y ait rien de si impertinent. Il ne fait que coudre des passages de la Bible, qu'il prend de travers, et il y en a une o√π il compare Courtomer, l'oncle de sa femme, √† Julien l'Apostat. Ecrivant √† son homme d'affaires, il mettoit au bas de la lettre: ¬´Retenez bien toutes les questions que je vous fais sur ces passages, et ayez bien soin de mes affaires.¬ª Il vouloit persuader √† sa femme qu'une honn√™te femme devoit avoir les m√™mes go√ªts que son mari, et ne devoit manger que de ce qu'il mangeoit. Un jour il lui proposa de se renfermer dans un appartement de Courtomer, et d'y faire faire un trou par lequel on leur donneroit les choses n√©cessaires, afin de ne se plus quitter du tout. [234] Remari√©e au marquis de La Caze, de la maison de Pons. (T.) Cela me fait souvenir d'un receveur des tailles du Mans, nomm√© Saint-Fucien, qui rendoit des lavemens dans son lit, √©tant couch√© avec sa femme, et disoit que si elle l'aimoit bien, elle ne trouveroit point que cela sent√Æt mauvais. Il √©toit aussi impuissant, et quand un de ses juges lui demanda pourquoi il s'√©toit mari√©, √©tant en cet √©tat-l√†: ¬´Monsieur, r√©pondit-il na√Øvement, le jubil√© √©toit proche et je croyois qu'√† force de prier Dieu, cela reviendroit.¬ª Il fut pourtant d√©mari√©. En un voyage que Langey fit ensuite √† la campagne chez le bonhomme Magdelaine, ancien conseiller huguenot[235], on fit avouer √† sa femme qu'il n'avoit point consomm√©, et on prit ses mesures pour la faire venir √† Paris sans lui. [235] Jacques Magdelaine, re√ßu conseiller au Parlement, le 23 janvier 1615. (Voyez _Blanchard_, au lieu d√©j√† cit√©, page 118.) Pour cela, sous pr√©texte qu'il n'√©toit pas trop bien avec le bonhomme, et que pourtant ses affaires requ√©roient qu'il v√Ænt √† Paris, madame Le Cocq lui proposa d'y envoyer sa femme; il y consentit. Elle parut bien dissimul√©e en cette rencontre; car, apr√®s avoir bien fait des fa√ßons pour le quitter, comme elle √©toit d√©j√† mont√©e en carrosse, elle remonte, va encore l'embrasser, et lui dire qu'elle ne pouvoit se r√©soudre √† le laisser, etc. Depuis, jusqu'au jour o√π il re√ßut l'exploit, elle lui √©crivit les lettres les plus tendres du monde, et ici sa tante la mena au Cours et aux noces. Peut-√™tre e√ªt-il √©t√© mieux de ne point faire tout cela. L'exploit le surprit, comme vous pouvez le penser; il vient √† Paris, demande √† la voir; on le lui refuse. Il y envoie M. du Mans (_Lavardin_), son parent, qui dit tout ce qu'il y avoit √† dire l√†-dessus, et offrit le congr√®s[236] en particulier, mais en vain; le ministre Gasches offre la m√™me chose, on passe outre. [236] C'est peut-√™tre la premi√®re fois que l'on trouve la mention d'un _congr√®s_ extrajudiciaire. M. Magdelaine, qui n'est habile homme que par routine, ne daigne pas s'informer comment il y falloit agir; il se fie √† ce que sa petite-fille lui dit que Langey n'√©toit point son mari, et il oublie d'exposer dans la requ√™te qu'en quatre ans que cet homme a √©t√© avec elle, il n'a eu que trop de temps pour la mettre en √©tat, d'une mani√®re ou d'une autre, de ne passer plus pour fille. Apr√®s elle offre de se laisser visiter, et on fit pour elle un _factum_ si sale, que depuis on a trouv√© √† propos de le d√©savouer. Apr√®s bien des proc√©dures, on en vint √† la visite chez le lieutenant civil, √† cause que les parties √©toient de la religion. Madame Le Cocq, pour s'excuser, dit qu'elle avoit vu le proc√®s-verbal de la visite de mademoiselle de Soubise[237], aussi huguenotte, et qu'il y avoit douze experts, au lieu qu'√† l'ordinaire il n'y en a que quatre tout au plus; ¬´mais n'en nommer que deux de chaque c√¥t√©, disoit-elle, ce petit nombre se peut corrompre ais√©ment; il en faut quatre, puis la cour en nomme d'office.¬ª Il y en eut donc douze entre lesquels il y avoit deux matrones. [237] Catherine de Parthenay, demoiselle de Soubise, √¢g√©e de douze ou treize ans, √©pousa, le 20 juin 1568, Charles de Quellence, baron du Pont. (Voyez la _Relation de ce qui s'est pass√© au sujet de la dissolution du mariage de Charles de Quellence_, etc., √† la suite du _Trait√© de la dissolution du mariage pour cause d'impuissance_; Luxembourg, 1735, in-8¬∫; ouvrage anonyme du pr√©sident Bouhier.) Le proc√®s-verbal dont arguoit madame Le Cocq ne s'y trouve pas. La nullit√© du mariage fut prononc√©e, et le proc√®s √©toit pendant sur l'appel, quand le baron du Pont fut assassin√© √† la Saint-Barth√©lemy. Langey est bien fait et de bonne mine. Madame de Franquetot-Carcabu, en le voyant au Cours, dit: ¬´H√©las! √† qui se fiera-t-on d√©sormais?¬ª Cela donnoit de mauvaises impressions contre la demoiselle. Je ne sais combien de hareng√®res et autres femmes √©toient √† la porte du lieutenant civil, et dirent en voyant Langey: ¬´H√©las! pl√ªt √† Dieu que j'eusse un mari fait comme cela!¬ª Pour elles, elles lui chant√®rent pouille. La visite lui fut fort d√©savantageuse, car on ne la trouva point enti√®re[238], et, apr√®s avoir √©t√© t√¢t√©e, regard√©e de tous les c√¥t√©s, par tant de gens et si long-temps, car cela dura deux heures, donna une si grande indignation √† tout le sexe, que, depuis ce temps jusqu'au congr√®s, toutes les femmes furent pour Langey; d'ailleurs, il ne disoit rien contre elle. Il se mit en ce temps-l√† beaucoup plus dans le monde qu'il n'avoit jamais fait, et on disoit que cette affaire lui avoit donn√© de l'esprit. S'il en e√ªt eu, il lui √©toit bien ais√© de garder sa femme toute sa vie; il n'avoit qu'√† avouer, voyant la visite si d√©savantageuse pour elle, qu'il s'√©toit fatigu√© par les exc√®s qu'il avoit faits avec elle. Au lieu de cela, il demanda le congr√®s. Tout le monde pourtant s'√©tonnoit de son audace, car il n'y avoit qui que ce f√ªt qui p√ªt dire: ¬´Je l'ai vu en √©tat.¬ª On doutoit fort de sa vigueur. Le seul ministre Gache et le m√©decin L'Aimenon, qui est √† M. de Longueville, soutenoient qu'il √©toit comme il falloit; l'un se fioit √† ce qu'il √©toit trop craignant Dieu pour mentir, et l'autre disoit qu'il √©toit de trop bonne race du c√¥t√© de p√®re et de m√®re. Menjot, le m√©decin, disoit plaisamment qu'ils √©toient les deux c........ de Langey: M. L'Aimenon le droit, et M. Gache le gauche. [238] Renevilliers-Galand, alors conseiller au Ch√¢telet, disoit: ¬´On ne peut pas dire que Langey, durant ces quatre ans, n'a pas fait ≈ìuvre de ses dix doigts.¬ª (T.) Madame de Lavardin et madame de S√©vigny[239], amies du lieutenant civil[240], √©toient en carrosse √† deux portes de l√†, o√π il les alla trouver; apr√®s, on les entendoit rire du bout de la rue. On pr√©tendit que le lieutenant civil avoit √©t√© favorable √† Langey, √† cause de madame de Lavardin. [239] Marie de Rabutin de Chantal, marquise de S√©vigny ou _S√©vign√©_; l'usage de ce dernier nom avoit pr√©valu. [240] M. Le Camus. Il y eut bien des proc√©dures pour cela, qui firent durer la chose pr√®s de deux ans; on ne parloit que de cela par tout Paris. Je me souviens que, sur le rapport, des femmes disoient: ¬´J√©sus! on disoit qu'elle √©toit si bien faite! Regardez ce qu'en disent ces gens-l√†.¬ª Elle est bien faite pourtant. Les femmes s'accoutum√®rent insensiblement √† ce mot de _congr√®s_, et on disoit des ordures dans toutes les ruelles. Une parente de la dame dit un jour en visite, parlant de Langey: ¬´On a trouv√© la partie bien form√©e, mais point _anim√©e_.¬ª Madame Le Cocq, au lieu d'√¥ter sa fille, la laissa coucher avec madame de Langey. Je pense qu'elle y aura appris de belles choses. Il est vrai qu'elle l'√¥ta quand on en vint au congr√®s; mais il √©toit bien temps. On en fit des vers, m√©chants √† la v√©rit√©, mais qui disoient bien des salet√©s. Les vaudevilles ne chantoient autre chose, et madame Le Cocq alloit d√©bitant tout ce qu'elle savoit l√†-dessus, car c'est la plus grande parleuse de France; les paroles sortent de sa bouche comme les gens sortent du sermon[241]. On l'appeloit, lui, _le marquis du Congr√®s_. Il avoit le portrait de sa femme, et montroit partout de ses lettres. Un jour qu'il disoit √† madame de Gondran: ¬´Madame, j'ai la plus grande ardeur du monde pour elle.--H√©! monsieur, gardez-la pour un certain jour, cette grande ardeur.¬ª Madame de S√©vigny lui dit un peu gaillardement: ¬´Pour vous, votre proc√®s est dans vos chausses.¬ª Madame d'Olonne un jour disoit: ¬´J'aimerois autant √™tre condamn√©e au congr√®s.¬ª [241] Cela paro√Æt signifier que les paroles sortent de sa bouche sans choix et sans discernement, ou bien toutes √† la fois. C'√©toit une plaisante rencontre que madame de Langey loge√¢t dans la rue de Seine, du m√™me c√¥t√© de l'h√¥tel de Liancourt[242] et du logis de madame de Gu√©briant, et en √©gale distance de l'un et de l'autre; elles √©toient toutes trois sur une ligne. Madame la marquise de Rambouillet disoit √† propos de cela: ¬´Je ne d√©sesp√®re pas que cette madame de Langey ne soit un jour dame d'honneur de quelque reine, puisque madame de Gu√©briant la doit √™tre de la Reine √† venir[243].¬ª [242] L'h√¥tel de La Rochefoucauld-Liancourt a √©t√© abattu il y a quelques ann√©es; la rue des Beaux-Arts a √©t√© construite sur son emplacement. [243] Madame de Liancourt avoit contract√© avec le comte de Brissac un premier mariage, qu'elle parvint √† faire d√©clarer nul, sous pr√©texte d'impuissance. (Voyez les _M√©moires de Tallemant_, t. 3, p. 304.) Quant √† madame de Gu√©briant, elle avoit aussi √©t√© _d√©mari√©e_ d'avec un homme de qualit√©, nomm√© Des Spy ou Chepy. (_Ibid._, p. 181.) Cette madame de Langey ne t√©moigna pas beaucoup de c≈ìur, car, dans une rencontre qui e√ªt mis une autre personne au d√©sespoir, elle jouoit aux √©pingles avec sa cousine Le Cocq, et n'a pas paru extr√™mement touch√©e de toutes les indignit√©s qu'on lui a fait souffrir. Les juges de l'√©dit √©toient assez mal satisfaits d'elle, et si Langey n'eut point √©t√© si sot que de demander le congr√®s, elle e√ªt √©t√© bien emp√™ch√©e. Il ne tint qu'√† lui de s'accommoder assez avantageusement. Pour peu qu'il y e√ªt eu de galanterie du c√¥t√© de madame de Langey, elle √©toit perdue, car m√™me on ne trouva pas bon qu'elle f√ªt all√©e en cachette, chez un des parents de sa tante, voir un feu d'artifice sur l'eau; il est vrai que c'√©toit au sortir de chez le rapporteur, o√π Langey avoit permission de lui parler durant trois jours. Le p√®re et la m√®re de Langey vinrent ici expr√®s pour le faire r√©soudre √† s'accommoder; ils n'en purent jamais venir √† bout. On n'a jamais vu un tel esprit d'√©tourdissement. Cependant sa maison est ruin√©e de cette belle affaire, car il n'est pas la moiti√© si riche qu'on le faisoit, et le bonhomme Magdelaine et madame Le Cocq se fi√®rent sottement √† un Normand, leur voisin, qui les trompa, ou du moins fut tromp√© lui-m√™me en les trompant. Le jour qu'on ordonna le congr√®s, Langey crioit victoire; vous eussiez dit qu'il √©toit d√©j√† dedans: on n'a jamais vu tant de fanfaronnades. Mais il y eut bien des myst√®res avant que d'en venir l√†. Il fit ordonner qu'on la baigneroit auparavant; c'√©toit pour rendre inutiles les restringents, et qu'elle auroit les cheveux √©pars, de peur de quelque caract√®re[244] dans sa coiffure. Faute d'autre lieu, on prit la maison d'un baigneur au faubourg Saint-Antoine. [244] Quelques caract√®res magiques, quelques pr√©tendus talismans. La veille, lui et elle furent encore visit√©s par quinze personnes, et, le jour, je pense qu'il avoit apost√© de la canaille, la plupart des femmes, au coin de la rue de Seine, qui dirent quelques injures √† la patiente. Plusieurs fois, il en a fait dire √† madame Le Cocq, au Palais. Elle y alla bien accompagn√©e, et les laquais disoient √† ceux qui demandoient qui c'√©toit: ¬´C'est _M. le duc de Congr√®s_.¬ª Elle √©toit fort r√©solue en y allant, et dit √† sa tante, qui demeura: ¬´Soyez assur√©e que je reviendrai victorieuse; je sais bien √† qui j'ai affaire.¬ª L√†, il lui tint toute la rigueur, jusqu'√† ne vouloir pas souffrir, quand on la coucha, qu'on la coiff√¢t d'une cornette que deux femmes des parentes de son grand-p√®re avoient apport√©es; il en fallut prendre une de celles de la femme du baigneur. En s'allant mettre au lit, il dit: ¬´Apportez-moi deux ≈ìufs frais, que je lui fasse un gar√ßon tout du premier coup.¬ª Mais il n'eut pas la moindre √©motion o√π il falloit; il sua pourtant √† changer deux fois de chemise: les drogues qu'il avoit prises l'√©chauffoient. De rage, il se mit √† prier. ¬´Vous n'√™tes pas ici pour cela,¬ª lui dit-elle; et elle lui fit reproche de la duret√© qu'il avoit eue pour elle, lui qui savoit bien qu'il n'√©toit point capable du mariage. Or, il y avoit l√† entre les matrones une vieille madame Pez√©, √¢g√©e de quatre-vingts ans, nomm√©e d'office, qui fit cent folies; elle alloit de temps en temps voir en quel √©tat il √©toit, et revenoit dire aux experts: ¬´C'est grand'piti√©; il ne _nature_ point.¬ª Le temps expir√©, on le fit sortir du lit: ¬´Je suis ruin√©,¬ª s'√©cria-t-il en se levant. Ses gens n'osoient lever les yeux, et la plupart s'en all√®rent. Au retour de l√†, un laquais contoit na√Øvement √† un autre: ¬´Il n'a jamais pu se mettre _en humeur_. Pour ce mademoiselle de Courtomer, elle √©toit en chaleur; il n'a pas tenu √† elle.¬ª L'hiver suivant, il arriva une chose quasi semblable √† Reims: la femme, par gr√¢ce, accorda au mari toute une nuit. Les experts √©toient aupr√®s du feu; ce pauvre homme se crevoit de noix confites. A tout bout de champ, il disoit: ¬´Venez, venez;¬ª mais on trouvoit toujours blanque[245]. La femelle rioit et disoit: ¬´Ne vous h√¢tez pas tant, je le connois bien.¬ª Ces experts disent qu'ils n'ont jamais tant ri, ni moins dormi que cette nuit-l√†. [245] _Trouver blanque_, c'est ne pas trouver ce qu'on cherche. Cette expression est emprunt√©e de la loterie, o√π tirer un billet blanc, c'est avoir perdu son argent. (_Dict. de Tr√©voux._) Le lendemain qui √©toit la c√®ne de septembre √† Charenton, on ne fit que parler de l'aventure de Langey. Jamais on n'a dit tant d'ordures le jour de mardi gras. Le ministre Gache √©toit si confus que vous eussiez dit que c'√©toit √† lui que cela √©toit arriv√©. Jusque l√†, quand il marioit quelqu'un, il se tournoit vers le bonhomme Magdelaine, √† l'endroit o√π il y a: _Donc, ce que Dieu a joint, que l'homme ne le s√©pare point_, et crioit √† haute voix. Depuis, il a lu cela comme le reste. Les femmes qui avoient √©t√© pour Langey √©toient d√©ferr√©es: ¬´C'est un vilain, disoient-elles, n'en parlons plus.¬ª D√®s le lundi, une infinit√© de gens all√®rent se r√©jouir chez madame Le Coq; elle leur dit une bonne chose: ¬´Excusez ma ni√®ce, leur disoit-elle; elle est si fatigu√©e qu'elle n'a pu descendre.¬ª Langey ne laissa pas de pr√©senter encore requ√™te, disant qu'il avoit √©t√© ensorcel√©, qu'on l'avoit bassin√© d'une autre eau qu'elle. Cela fut cause qu'on ne put avoir arr√™t √† ce parlement-l√†. On fit un couplet de chanson √† l'imitation de celle du mar√©chal _Lampon_, o√π il y avoit: Monsieur Daill√©[246], ouvrez-moi votre porte; Je n'en puis plus, la douleur me transporte; Je suis Langey, qui viens faire retraite, Je suis Langey, Qui reviens du Congr√®s. [246] Un ministre. (T.) Depuis la Saint-Martin jusqu'√† ce qu'il y e√ªt eu arr√™t, il alla partout √† son ordinaire, et tout le monde en √©toit embarrass√©. Il y eut arr√™t au commencement de f√©vrier[247], par lequel il fut condamn√© √† restituer tous les fruits, et, pour d√©pens, dommages et int√©r√™ts, √† ne rien demander pour la pension de la demoiselle qui avoit √©t√© quatre ans avec lui. Il s'avisa de dire qu'il avoit gagn√©, et qu'il √©toit d√©livr√© d'une vilaine. Il n'eut pourtant plus de carrosse; car je crois qu'il ne trouve plus d'argent. Ce proc√®s lui co√ªte √©trangement. Apr√®s cela, il eut l'effronterie d'aller au bal; on le pria par malice √† danser; ce fut une hu√©e √©trange. Il ne sentit point tout cela, et il dansa encore une autre fois qu'on le reprit[248]. Il vouloit m√™me donner les violons √† la Motte-Argencourt[249], si la m√®re l'e√ªt voulu souffrir. On dit qu'il en est amoureux. Durant son proc√®s, il le fut un peu de mademoiselle de Marivaux, et Cauvisson[250], qui veut √©pouser cette fille, en eut de la jalousie. Il n'y a pas long-temps que le bruit courut qu'il √©pousoit mademoiselle d'Aumale[251], puis on le dit bien davantage de mademoiselle d'Haucourt[252], sa s≈ìur, et on faisoit dire √† ce fat: ¬´Au moins, sage et d√©vote comme elle est, quand elle aura des enfants, on ne dira pas que ce sera d'un autre que de moi.¬ª Voici d'o√π est venu ce bruit-l√†: quand M. de Lillebonne √©pousa feu mademoiselle d'Estr√©es[253], qui √©toit pr√©cieuse, on dit de lui comme de Grignan, quand il √©pousa mademoiselle de Rambouillet, un des originaux des Pr√©cieuses[254], qu'il avoit fait de grands exploits la nuit de leurs noces. Madame de Montausier √©crivit √† sa s≈ìur, en Provence: ¬´On fait des m√©disances de madame de Lillebonne comme de vous.¬ª Madame de Grignan r√©pondit que, pour remettre les _pr√©cieuses_ en r√©putation, elle ne savoit plus qu'un moyen, c'√©toit que mademoiselle d'Aumale √©pous√¢t Langey. Cela se r√©pandit par la ville, et √† tel point, qu'un conseiller des amis de l'a√Æn√©e (car comme on trouva cela plus sortable, on le dit bien plus affirmativement), alla trouver cette derni√®re, et lui dit que pour l'amour d'elle, si elle le vouloit, il feroit √¥ter de l'arr√™t la d√©fense de se marier. Madame de Courcelles-Marguenat, comme on disoit qu'il devoit √©pouser une veuve, dit: ¬´H√©! il y a tant de filles qui naissent veuves.¬ª Deux ou trois mois apr√®s son arr√™t, madame de Langey s'en alla en Normandie. [247] L'arr√™t est du 8 f√©vrier 1659. [248] La danseuse choisissoit alors son cavalier. [249] Louis XIV adressa quelques hommages √† mademoiselle de La Motte-Argencourt. Mais il ne peut √™tre ici question d'elle, car, n'ayant pu conserver son royal amant, elle se retira aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, o√π elle est morte. (Voyez les _M√©moires de madame de Motteville_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'Histoire de France_, t. 39, p. 401.) Peut-√™tre Tallemant a-t-il voulu parler de mademoiselle de La Motte-Houdancourt, qui a souvent √©t√© confondue avec mademoiselle de La Motte-Argencourt. [250] Jean-Louis de Louet, marquis de Calvisson, lieutenant de roi au gouvernement de Languedoc, √©pousa, le 17 f√©vrier 1661, Anne-Madeleine de Lisle, fille du marquis de Marivaux. [251] Suzanne d'Aumale, dame d'Haucourt, fille de Daniel d'Aumale, seigneur d'Haucourt, √©pousa depuis le mar√©chal de Schomberg. Son nom de _pr√©cieuse_ √©toit _Dorinice_. Voici son article tir√© de leur _Dictionnaire_: ¬´Dorinice est une pr√©cieuse de grand esprit et de grande naissance; cette fille voit le grand monde et √©crit fort bien en vers et en prose.¬ª (Voyez le _Grand Dictionnaire des pr√©cieuses_ et sa _Clef_, par le sieur de Saumaize; Paris, 1661, t. 1er, p. 140.) [252] S≈ìur a√Æn√©e de mademoiselle d'Aumale. [253] Christine d'Estr√©es, fille du mar√©chal, avoit √©pous√©, le 3 septembre 1658, Fran√ßois-Marie de Lorraine, comte de Lillebonne. Elle mourut le 18 d√©cembre suivant. [254] Le comte de Grignan, qui fut depuis le gendre de madame de S√©vign√©, avoit √©pous√©, le 27 avril 1658, mademoiselle de Rambouillet. (_Voyez_ plus haut, t. 2, p. 362 de ces _M√©moires_.) Or, depuis cela, quelque fol√¢tre s'avisa de faire un almanach, o√π il y avoit une esp√®ce de forgeron grotesquement habill√©, qui tenoit avec des tenailles une t√™te de femme, et la redressoit avec son marteau. Son nom √©toit _L'eusses-tu-cru_, et sa qualit√©, _m√©decin c√©phalique_, voulant dire que c'est une chose qu'on ne croyoit pas qui p√ªt jamais arriver que de redresser la t√™te d'une femme. Pour ornement, il y a un √¢ne men√© par un singe, charg√© de t√™tes de femmes; il en arrive par eau et par terre, de tous c√¥t√©s. Cela a fait faire des farces, des ballets et mille folies. On dit qu'il falloit faire un autre almanach, o√π seroient Vardes, Riberpr√© et Langey, et au bas _L'eusses-tu-cru_. Ce sont deux hommes mari√©s, aussi bien faits qu'il y en ait √† la cour, mais qui ne passoient pas pour trop bons compagnons; quant au deuxi√®me, on dit que c'est d'un coup de pique en une de ses parties nobles d'en bas. Pour le premier, nous en parlerons ailleurs, et de sa femme aussi[255]. [255] On fit alors une multitude de caricatures sur _Lustucru_. Celle que Tallemant a d√©crite est au cabinet des estampes de la Biblioth√®que du Roi, au volume 2133, p. 58. Elle est r√©p√©t√©e dans le _Recueil des plus illustres proverbes_, no 2239 du m√™me cabinet. On lit au bas: ¬´_C√©ans M. Lustucru a un secret admirable qu'il a apport√© de Madagascar, pour reforger et repolir, sans faire mal ni douleur, les testes des femmes acariastres, bigeardes, criardes, diablesses, enrag√©es, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, lunatiques, meschantes, noiseuses, obstin√©es, pie-gri√®ches, revesches, sottes, testues, volontaires et qui ont d'autres incommodit√©s, le tout √† prix raisonnable, aux riches pour de l'argent, et aux pauvres gratis._¬ª On voit √† la page 24 du volume 2133, _l'Illustre Lustucru en son tribunal_; des maris viennent de toutes les parties du monde le remercier et lui offrir des pr√©sents en reconnoissance des services qu'il leur a rendus. Au _Recueil des plus illustres proverbes_, no 69, on voit _le massacre de Lustucru par les femmes_. Ces derni√®res ne se content√®rent pas de cette vengeance. On trouve au volume 2133, page 83, _l'Invention des femmes qui font √¥ter la m√©chancet√© de la t√™te de leurs maris_. Au bout d'un an et demi, Langey prit des lettres en forme de requ√™te civile, pour faire √¥ter de l'arr√™t la d√©fense de se marier; mais M. le chancelier le rebuta, en disant: ¬´A-t-il _recouvr√© de nouvelles pi√®ces_?¬ª Depuis la mort de sa grand'm√®re de Teligny, il se fait appeler _le marquis de Teligny_, mais il ne laisse pas d'√™tre _Langey_ pour cela. Au bout de quelques mois pourtant, Langey ne laissa pas de trouver qui le voulut; il √©pousa une fille de trente ans, huguenotte, nomm√©e mademoiselle de Saint-Geniez, s≈ìur de M. le duc de Navailles. Il prit l√† une √©trange poulette. Voici ce que j'en ai ou√Ø dire √† Tallemant, ma√Ætre des requ√™tes. Comme il √©toit intendant en Guienne, la goutte et la fi√®vre le prirent √† Saint-Sever en Limosin. On n'entroit point dans sa chambre, lorsqu'un pr√™tre essouffl√© vint prier madame Tallemant de le faire parler √† M. l'intendant, et qu'il y alloit de la vie de deux hommes; elle le fait entrer. C'√©toit qu'une vieille tante du duc, ne pouvant avoir sa l√©gitime, s'√©toit empar√©e du ch√¢teau o√π, mademoiselle de Saint-Geniez, l'ayant forc√©e, l'avoit mise en prison dans une chambre o√π il n'y avoit que les quatre murs, sans pain ni eau, et avoit enferm√© deux gentilshommes de son parti, dans une armoire qui √©toit dans le mur, o√π l'on a accoutum√© en ce pays de mettre du sal√©; et ces trois personnes, depuis deux fois vingt-quatre-heures, n'avoient ni bu ni mang√©. L'intendant les envoya d√©livrer. Il y a apparence qu'elle salera Langey. Pour mademoiselle de Courtomer, voici comme la chose s'est pass√©e. Courtomer, son oncle, comme tr√®s-proche parent de Boesse, arri√®re-petit-fils du feu duc de La Force, et que la duch√© regarde, jeta les yeux sur ce jeune homme ou plut√¥t sur ce jeune sot, et en dit quelque chose √† sa ni√®ce. En passant, elle s'√©toit retir√©e chez lui en Normandie. Elle, sans lui r√©pondre, trouve moyen d'√©crire √† Boesse, et l'engage √† la venir voir chez son oncle. Il y alla avec vingt-deux, tant chevaux que mulets, et y fut un mois, de quoi le Normand enrageoit. Il se d√©clara √† l'oncle qui en parla √† la fille. Elle l'accepta. Il s'en retourna et revint avec des instructions que son grand-p√®re Castelnau et ceux de sa cabale lui avoient donn√©es; pour M. de La Force, M. et madame de....[256], ils n'y ont point consenti. Dans ces instructions il y avoit un article fort d√©savantageux pour l'oncle et pour la ni√®ce; Courtomer ne le voulut point passer. Elle, voyant cela, sort de chez lui de fort mauvaise gr√¢ce, et, sans lui rien reconno√Ætre pour sa nourriture, elle alla se marier chez madame de Beuseville, dont la fille √©toit sa confidente. Elle se ruinera. [256] Nom illisible au manuscrit. Madame de Langey a d√©j√† eu un enfant, le mari en a triomph√© √† la province et ici; beaucoup de gens doutent qu'il lui appartienne. Il faut donc qu'il soit suppos√©, ou qu'un je ne sais qui en soit le p√®re, car la dame est maigre, vieille et noire. Pr√©sentement, elle et son mari sont √† Paris; elle est encore grosse, et dit que, pour la premi√®re fois, elle en a √©t√© bien aise, mais que, pour celle-ci, elle s'en seroit bien pass√©e, et madame de Boesse ne devient point grosse. J'ai vu Langey √† Charenton faire baptiser son second enfant, car il a fils et fille; jamais homme ne fut si aise, il triomphoit. D'autre c√¥t√©, on dit que sa premi√®re femme a aussi fait un enfant; on ne m√©dit point de sa seconde, et elle n'est brin jolie. Le temps d√©couvrira peut-√™tre tous ces myst√®res; j'esp√®re qu'un de ces matins le cavalier pr√©sentera requ√™te pour faire d√©fense √† l'avenir d'appeler les impuissants _Langeys_. On dit que mademoiselle Des Jardins[257], pour s'√©claircir de la v√©rit√©, lui offrit le _congr√®s_. Elle est fille √† cela; elle en a bien fait pis ensuite. [257] Marie-Hortense Des Jardins, dame de Villedieu. (_Voyez_ ci-apr√®s son Historiette qui est la derni√®re de ces _M√©moires_.) Madame de Boesse est morte fort jeune, elle n'avoit que trente ans; elle a laiss√© trois filles. Son mari l'estimoit; ce n'√©toit nullement une coquette. Quand Langey eut des enfants, il s'en vantoit sans cesse. Un jour qu'il les montroit, Bensserade lui dit: ¬´Moi, monsieur, je n'ai jamais dout√© que mademoiselle de Navailles ne f√ªt capable d'engendrer.¬ª MARIGNY MALEN√ñE. C'est un gentilhomme de Bretagne, qui √©pousa la s≈ìur de M. de La Feuill√©e du Belay, belle fille, dont il devint amoureux. Au bout de quelque temps, la jalousie le prit, √† ce qu'on dit, avec quelque fondement. Un beau matin, il dit √† sa femme: ¬´Vous n'√™tes point bonne cavali√®re; il faudroit que vous vous accoutumassiez √† aller √† cheval. Venez-vous-en avec moi visiter de nos amis et de nos parents.¬ª Ils montent tous deux √† cheval; alors les carrosses n'√©toient pas si communs qu'√† cette heure. Il la m√®ne assez loin, puis lui dit: ¬´√âcoutez, mon dessein est d'aller jusqu'√† Rome, et de vous y mener.--J'irai partout o√π vous voudrez,¬ª r√©pondit-elle. Quand ils furent en Italie, Marigny lui d√©clare froidement que son intention √©toit de la faire mourir. Cette femme, quoiqu'elle n'e√ªt que vingt-deux ans, lui r√©pondit froidement: ¬´J'aime autant mourir ici qu'en France, et autant dans huit jours que dans cinquante ans¬ª (car on n'a jamais vu un couple de gens si extraordinaires). ¬´--Bien, lui dit-il; venez. De quel genre de mort voulez-vous mourir?¬ª Ils furent quelques jours √† en parler aussi froidement que si c'e√ªt √©t√© simplement pour s'entretenir. Enfin elle choisit le poison. Il lui en appr√™te, et le lui pr√©sente dans une coupe. Elle le prend d√©lib√©r√©ment; et, comme elle l'alloit avaler, il lui retint le bras. ¬´Allez, lui dit-il, je vous donne la vie; vous m√©ritez de vivre, puisque vous aviez le courage de mourir si constamment. D√©sormais, je vous veux donner libert√© tout enti√®re; vous ferez tout ce que vous voudrez de votre c√¥t√©, et moi du mien.¬ª Ils se le promirent r√©ciproquement, et revinrent les meilleurs amis du monde ensemble. Depuis, il ne s'est point tourment√© de ce qu'elle faisoit, et elle, quand elle savoit qu'il avoit quelque amourette, elle l'y servoit. Ils n'ont eu qu'une fille qui, voyant qu'ils ne songeoient point √† la marier, et qu'on la vouloit tenir toute sa vie en religion, en sortit, et se maria √† l'√¢ge de trente-quatre ans sans leur consentement. Le gendre, car la coutume de Bretagne rend le mariage d'une fille responsable des dettes de la famille, m√™me contract√©es depuis, voulut les faire interdire. Ils firent √©voquer √† Paris sur parent√©s, et ici ils gagn√®rent leur proc√®s; et, de peur d'accident, ils vendirent Marigny et Malenoe, dont ils firent cinquante mille √©cus, toutes dettes pay√©es. Il en donna la moiti√© √† sa femme, et garda l'autre pour lui. Il est souvent en Bretagne, o√π il a le gouvernement du Port-Louis. Elle ne fait que jouer √† Paris, o√π elle demeure toujours. Depuis quelques ann√©es, elle a eu une grande maladie. L'hiver pass√©, elle fut abandonn√©e des m√©decins; cependant sa chambre √©toit pleine de monde √† l'ordinaire: elle √©toit aussi tranquille que si elle e√ªt √©t√© en parfaite sant√©; seulement, de temps en temps, elle disoit: ¬´Faites-moi venir M. de La Milleti√®re; il parle de Dieu si gentiment!¬ª Elle en est revenue. Son mari avoit, il y a quelque temps, une petite fillette assez jolie; il la laissa ici, et alla faire un tour en Bretagne. Girardin fit connoissance avec elle, et la mit en chambre. Il en eut avis; il le fut trouver, et lui dit: ¬´Si dans quatre jours vous ne me la rendez, je vous irai poignarder.¬ª L'autre nia. ¬´Prenez-y garde!¬ª Deux jours apr√®s, il lui dit: ¬´Monsieur, je vous viens avertir que, des quatre jours, il n'en reste plus que trois. Prenez garde √† vous; informez-vous quel homme je suis.¬ª Ma foi, Girardin eut peur, car d√©j√† il avoit des gens √† ses trousses; il lui alla dire un matin qu'il la lui rendoit de bon c≈ìur. ¬´Ah! lui dit-il, vous voil√† r√©duit; je ne voulois que cela. Je vous la rends: une autre fois, usez-en plus civilement.¬ª Apr√®s, ils firent amiti√© ensemble. C'est une esp√®ce de philosophe cynique; il ne joue point. PETIT-PUIS. Petit-Puis est fils d'un boulanger de Chinon; il √©pousa une fille de la ville qui avoit un peu plus de bien que lui, et, avec treize mille √©cus que fit toute leur chevance, il acheta la charge de pr√©v√¥t de l'Ile-de-France, de la moiti√© de laquelle il n'y a que deux ans que Gourville lui donnoit cent mille livres. Aujourd'hui (1660), comme toutes les charges sont ench√©ries, il en auroit davantage. C'est un original que cet homme. Apr√®s quelques ann√©es de son mariage, il devint amoureux de la fille d'un √©peronnier de Chinon; il la prit chez lui, chassa sa femme, dont il n'avoit point d'enfants, et √©leva ceux de celle-ci comme s'ils eussent √©t√© l√©gitimes. Ils sont grands √† cette heure; il y a une fille mari√©e √† un homme de condition en Saintonge. Sa v√©ritable femme de temps en temps le poursuit; mais quand on lui repr√©sente qu'elle fera pendre son mari, elle se retient. L'autre a tant d'empire sur son esprit qu'il ne fait que ce qu'elle veut; or, il va quelquefois √† Chinon. La derni√®re fois qu'il y a √©t√©, il faisoit fort l'entendu; il avoit amen√© de certains p√™cheurs qui prenoient tout le poisson. Un jour qu'il vouloit les faire plonger dans certaines fosses o√π le poisson se retire, quelques gens de la ville y furent plonger auparavant, et y firent mettre de grands √©perons au lieu de poisson. Voil√† ses p√™cheurs qui plongent, et qui, au lieu de poisson, reviennent avec de grands √©perons √† leurs mains; car en plongeant, quand on voit quelque chose de noir, on met la main dessus, et on n'a pas le loisir de discerner ce que c'est. Il en fut si d√©ferr√© qu'il partit le jour m√™me. _Ici se termine le manuscrit autographe des_ HISTORIETTES OU M√âMOIRES DE TALLEMANT DES R√âAUX, _acquis par M. le marquis de Ch√¢teaugiron √† la vente de M. Trudaine, en 1803_. MADEMOISELLE DES JARDINS, L'ABB√â D'AUBIGNAC ET PIERRE CORNEILLE[258]. Mademoiselle Des Jardins[259] est fille d'une femme qui a √©t√© √† feue madame de Montbazon et d'un homme d'Alen√ßon, qui, je pense, est officier: c'est une personne qui, toute petite, a eu beaucoup de feu; elle parloit sans cesse. Voiture, qui logeoit en m√™me logis que la m√®re, pr√©dit que cette petite fille auroit beaucoup d'esprit, mais qu'elle seroit folle. La petite v√©role n'a pas contribu√© √† la faire belle; hors la taille, elle n'a rien d'agr√©able, et √† tout prendre, elle est laide; d'ailleurs, √† sa mine, vous ne jugeriez jamais qu'elle f√ªt bien sage. [258] Cette historiette est publi√©e sur un manuscrit autographe de Tallemant des R√©aux. Il fait partie du recueil de chansons et de pi√®ces du temps, appartenant √† M. Monmerqu√©, et d√©crit dans la notice. [259] Marie-Hortense Des Jardins, dame de Villedieu, n√©e en 1632, mourut en 1683. Il y a trois ans (1660), ou environ, qu'elle est √† Paris, car elle a fait un long s√©jour √† la province; mais, quoiqu'elle y soit sous sa bonne foi, elle ne laisse pas de voir toute sorte de gens, et de les recevoir dans une chambre garnie. Madame de Chevreuse et mademoiselle de Montbazon s'en divertissent. Elle a une facilit√© √©trange √† produire; les choses ne lui co√ªtent rien, et quelquefois elle rencontre heureusement. Tous les gens emport√©s y ont donn√© t√™te baiss√©e, et d'abord ils l'ont mise au-dessus de mademoiselle de Scud√©ry et de tout le reste des femelles. Une des premi√®res choses qu'on ait vues d'elle, au moins des choses imprim√©es, √ß'a √©t√© un _R√©cit_ de la farce des _Pr√©cieuses_, qu'elle dit avoir fait sur le rapport d'un autre. Il en courut des copies, cela fut imprim√© avec bien des fautes, et elle fut oblig√©e de le donner au libraire, afin qu'on le v√Æt au moins correct. C'est pour madame de Morangis, √† ce qu'elle a dit; j'use de ce terme, parce que le sonnet de jouissance[260] qui est ensuite fut fait aussi, √† ce qu'elle a dit, √† la pri√®re de madame de Morangis. Cela ne convenoit gu√®re √† une d√©vote; aussi s'en f√¢cha-t-elle terriblement. Depuis, la demoiselle s'est avis√©e de dire que √ß'avoit √©t√© par gageure, et que des gens le lui avoient escroqu√©. Pour moi, quand je vois tous les autres vers qu'elle a faits, et qui sont m√™me imprim√©s avec ce gaillard sonnet dans un recueil du Palais, je ne sais que penser de tout cela; d'ailleurs elle fait tant de contorsions quand elle r√©cite ses vers, ce qu'elle fait devant cent personnes toutes les fois qu'on l'en prie, d'un ton si languissant et avec des yeux si mourants, que s'il y a encore quelque chose √† lui apprendre en cette mati√®re-l√†, ma foi! il n'y en a gu√®re. Je n'ai jamais rien vu de moins modeste; elle m'a fait baisser les yeux plus de cent fois. [260] Ce sonnet, qui commence par ce vers: Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeur√© p√¢m√©e, etc. fut fait √† Dampierre, o√π madame de Chevreuse et mademoiselle de Montbazon lui reprochoient qu'on ne savoit plus ce que son _Tendre_ √©toit devenu depuis deux mois qu'elle √©toit √† la campagne. (T.)--Ce sonnet n'est pas dans les _OEuvres_ de madame de Villedieu. Quant au _R√©cit en prose et en vers des Pr√©cieuses_, le duc de La Valli√®re (_Biblioth√®que du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 3, p. 59) l'attribue √† tort √† Somaize; on voit ici qu'il est de mademoiselle Des Jardins. Convi√©e √† un bal, elle emprunta un collet; il lui √©toit trop court: ¬´Voil√† bien de quoi s'embarrasser, dit-elle, ne sais-je pas alonger des vers? j'alongerai bien ce collet.¬ª Elle y mit du ruban noir tout autour. Cela √©toit √©pouvantable. Ma s≈ìur de Ruvigny dit: ¬´Voil√† un ajustement bien po√©tique!¬ª Pour faire voir sa cervelle, il ne faut que ce madrigal. J'en dirai auparavant le sujet. L'abb√© Parfait, conseiller au Parlement, √©toit all√© chez elle pour la premi√®re fois; elle avoit √©t√© saign√©e. Justement, comme il entroit, elle eut une foiblesse, et pensa tomber; il la soutint. Le lendemain, elle lui envoya ce madrigal au Palais, dans sa chambre, afin que plus de monde le v√Æt. MADRIGAL. Quoi! Tircis, bien loin de m'abattre, Vous m'emp√™chez de succomber! Quoi! vous me relevez lorsque je veux tomber, Et vous pr√™tez des bras pour vous combattre! Apr√®s cette belle action, On verra votre nom au Temple de M√©moire, Et l'on vous nommera le h√©ros de ma gloire, Mais aussi le bourreau de votre passion. Il n'y a pas une plus grande menteuse au monde, ni une plus grande √©tourdie: elle a fait, dit-elle un roman, m√™me elle en a trait√© avec je ne sais quel libraire. On lui demande: ¬´O√π est le plan de votre roman?--Je ne sais s'il y en a, r√©pondit-elle; mais, s'il y en a un, il faut qu'il soit dans ma t√™te.¬ª Ce roman commence par l'histoire de madame de Rohan, de Ruvigny et de Chabot[261]. Madame de Rohan, sachant cela, pria Langey, qui conno√Æt la demoiselle, de lui faire voir ce livre avant qu'on l'imprim√¢t. Elle lut son histoire et pria de changer quelque chose. La fille, au lieu de lui faire voir le manuscrit corrig√©, le donne au libraire, en disant qu'elle avoit fait ce qu'on avoit souhait√©. Langey alla ensuite chez elle, et il fit tant qu'elle envoya sa s≈ìur dire √† l'imprimeur qu'on surs√Æt jusqu'√† nouvel ordre. Cette s≈ìur en arrivant trouve un huissier, men√© par un laquais de Langey, qui vient saisir les exemplaires. Cela f√¢cha fort la faiseuse de roman, et elle veut y mettre toute l'histoire du congr√®s. Cependant elle fut √† M. le chancelier, qui dit: ¬´Je veux voir l'histoire; qu'on m'apporte les exemplaires.¬ª Il l'a lue, et, n'y trouvant rien d'offensant pour madame de Rohan, il donna la main-lev√©e. J'ai lu l'ouvrage; il n'y a pas grand'chose, et madame de Rohan est bien au-dessous en toute chose de celle sous le nom de laquelle on a mis quelques endroits de son histoire. Ce livre est meilleur qu'on n'avoit lieu de l'esp√©rer d'une telle cervelle; il n'y a encore qu'un volume. [261] Tallemant a racont√© fort en d√©tail les aventures de la duchesse de Rohan. (_Voyez_ l'Historiette de cette dame au t. 3, p. 56 et suiv.) Mais voici une belle histoire de la demoiselle! L'hiver de 1660, √† un bal o√π elle √©toit, il y avoit un gar√ßon appel√© La Villedieu; il porte l'√©p√©e. Ce gar√ßon sortit du bal, et puis revint en disant qu'on n'avoit jamais voulu lui ouvrir la porte chez lui, et qu'il ne savoit o√π aller coucher. Notre rimeuse lui offrit son lit, et tout en riant, il va avec elle et demeure √† coucher. La m√®re, je pense, ou le p√®re √©toit ici; elle alla coucher avec sa s≈ìur. Ce gar√ßon tombe malade cette nuit-l√†, et si malade, qu'il fut six semaines avant que de pouvoir √™tre transport√©. Elle eut tant de soin de lui durant son grand mal, que, ne croyant pas en r√©chapper, il pensa √™tre oblig√© √† lui dire qu'il l'√©pouseroit s'il en revenoit. Il en revint, il coucha avec elle trois mois durant assez publiquement; en voici une preuve: Un jour, entre une et deux, l'√©t√© dernier qu'il faisoit assez chaud, elle et lui √©toient encore au lit, et sans chemise: une demoiselle de qui je le tiens y alla pour la voir. La Villedieu ne vouloit point qu'on la laiss√¢t entrer; elle le voulut, et tout ce que La Villedieu put faire, ce fut de reprendre une chemise. Il prit celle de la demoiselle au lieu de la sienne, et comme il la mettoit, cette femme entre qui remarque quelque chose au-devant, marque infaillible que ce n'√©toit point la chemise du cavalier, et elle prit celle de son galant. Or, La Villedieu s'en est lass√©; elle dit que c'est son mari; lui dit que non; elle ne s'en tourmente que m√©diocrement, et dit: ¬´Pourquoi le contraindre? s'il ne le veut pas √™tre, qu'il ne le soit pas?¬ª C'est sur cela qu'elle a fait l'√©l√©gie qui suit: Enfin, cher Clidamis, l'amour vous importune; Vous suivez le parti de l'aveugle Fortune.......[262] [262] _Voyez_ les _OEuvres de madame Villedieu_, t. 2, p. 116; Paris, 1720. Cette pi√®ce est la premi√®re de ses √©glogues; nous croyons devoir y renvoyer les lecteurs. Cette fille fit imprimer tout ce qu'elle avoit fait, o√π il y a un carrousel de M. le Dauphin qui est joli. Cette fantaisie lui vint √† cause d'un petit carrousel que fit le Roi en 1662[263]. Apr√®s, elle fit une pi√®ce de th√©√¢tre qu'on appela _Manlius_, o√π Manlius Torquatus ne fait point couper la t√™te √† son fils. Quoi qu'en dise l'abb√© d'Aubignac[264], son pr√©cepteur, je ne crois pas que cela se puisse soutenir. Cette pi√®ce r√©ussit m√©diocrement. Une autre, appel√©e _Nith√©tis_, r√©ussit encore moins. Or, Corneille dit quelque chose contre _Manlius_, qui choqua cet abb√© qui prit feu aussit√¥t, car il est tout de soufre. Il critique aussit√¥t les ouvrages de Corneille; on imprime de part et d'autre; pour sa critique, patience, car il en sait plus que personne, mais le diable le poussa de mettre au jour son roman all√©gorique de la philosophie des Sto√Øciens. Il est intitul√©: _Macarise, reine des √Æles Fortun√©es_[265]. [263] C'est une petite pi√®ce en prose et en vers, imprim√©e √† part en 1662. L'auteur de l'article de mademoiselle Des Jardins, dans la _Biographie universelle_, a dit par erreur que ce _Carrousel_ √©toit une pi√®ce de th√©√¢tre. [264] Fran√ßois Hedelin, abb√© d'Aubignac, n√© en 1592, mourut en 1673. Il a compos√© un assez grand nombre d'ouvrages, dont le plus connu est la _Pratique du th√©√¢tre_, qu'on ne lit plus depuis long-temps. [265] Cet ouvrage parut en 1666, en 2 vol. in-8¬∫. Patru lui conseilla de mettre son all√©gorie √† la fin du livre, ou tout au plus succinctement √† la marge. L'abb√© ne le voulut pas croire, et, persuad√© qu'un libraire deviendroit trop riche s'il imprimoit un si pr√©cieux ouvrage, il le fit imprimer √† ses d√©pens, c'est-√†-dire le premier tome. Or, comme il a en t√™te de faire une acad√©mie, qu'en riant on appelle l'_acad√©mie des all√©gories_[266], il obligea tous les jouvenceaux qui lui faisoient la cour √† lui donner des vers pour mettre au-devant de son livre. Il passa plus outre; Ogier, le pr√©dicateur, ne se put dispenser de lui faire des vers latins; le bonhomme Giry se vit forc√© de lui faire un √©loge en prose, et Patru aussi, quoi qu'il p√ªt faire pour s'en exempter. La moiti√© du premier volume est donc employ√©e √† ces √©loges, et √† cette all√©gorie, qui rebute tout le monde; et, ce qui est de pire, le roman est mal √©crit, et la galanterie en est pitoyable. Je sais que, sans les avis de Patru, ce seroit bien peu de chose. [266] On l'appeloit plut√¥t l'_Acad√©mie des all√©goriques_. (Voyez les _M√©moires de Sallengre_; Paris, 1715, t. 1er, p. 315.) On y trouve une lettre curieuse d'un sieur Boscheron, sur l'abb√© d'Aubignac. L'abb√© d'Aubignac a fait mettre son portrait au-devant du livre avec ces quatre vers, qui apparemment sont de son fr√®re. Il a l'honneur d'en faire aussi mal qu'un autre pour le moins. Il a mille vertus, il conno√Æt les beaux-arts, Il √©touffe l'Envie √† ses pieds abattue, Et Rome √† son m√©rite, au si√®cle des C√©sars, Au lieu de cette image e√ªt dress√© sa statue[267]. [267] Il y a au bas du quatrain _Acheman_; c'est quelque nom retourn√©. (T.) Corneille, ou quelque _Corneillien_, a fait cet autre quatrain pour mettre √† la place du premier: Il a mille vertus, ce pitoyable auteur, Et deux mille secrets pour apprendre √† d√©plaire; Quiconque veut s'instruire au grand art de mal faire N'a qu'√† prendre le√ßon d'un si rare docteur. Corneille fit encore le madrigal qui suit: √âPIGRAMME. Cette foule d'approbateurs, Qui met √† si haut prix ta docte all√©gorie, Comme elle a ton ≈ìuvre ench√©rie, Epouvante les acheteurs. Tu crois que le papier et l'encre qu'il t'en co√ªte De l'immortalit√© t'ouvrent la grande route, Et que tant de grands noms[268] feront vivre ton nom; Mais, n'en d√©plaise √† ta doctrine, Plus on √©taie une maison, Plus elle est pr√®s de sa ruine. Celle-ci est de Cottin: Ce roman sans exemple en nos mains est tomb√©, Mais j'en trouve l'auteur difficile √† conno√Ætre; Si j'en crois ses amis, c'est un savant abb√©, Si j'en crois ses √©crits, ce n'est qu'un pauvre pr√™tre. [268] Ogier, Giry et Patru. On ne conno√Æt pas les autres. (T.)--Despr√©aux avoit aussi fait des vers sur la _Macarise_; dans sa lettre √† Brossette, du 9 avril 1702, il dit qu'il les porta trop tard √† l'abb√© d'Aubignac. Il les a ins√©r√©s dans l'√©dition de 1701, et depuis, elle a toujours √©t√© comprise dans ses ≈ìuvres. (_Voyez_ le Boileau de M. de Saint-Surin, t. II, p. 496.) Cependant son livre ne se vend point; quand il seroit moins d√©sagr√©able, il auroit de la peine √† en avoir le d√©bit, car les libraires ne sont pas pour lui. Ils disent une plaisante chose: Corneille, dans un in-folio qu'il a fait imprimer depuis cette querelle, s'est fait mettre en taille douce, foulant l'Envie sous ses pieds. Ils disent que cette Envie a le visage de l'abb√© d'Aubignac[269]. Cependant Corneille, d'assez bonne foi, reconno√Æt dans de certains discours au-devant de ses pi√®ces les fautes qu'il a faites; mais j'aimerois mieux qu'il e√ªt t√¢ch√© de faire disparo√Ætre celles qui √©toient les plus ais√©es √† corriger. En v√©rit√©, il a plus d'avarice que d'ambition, et pourvu qu'il en tire bien de l'argent, il ne se tourmente gu√®re du reste. L'abb√© s'opini√¢tre, et est si fou que de faire imprimer les autres volumes, √† ses d√©pens s'entend, car quand il le voudroit, je ne crois pas que personne les imprim√¢t pour rien. On dit qu'il pourroit bien apprendre aux fous un nouveau moyen de se ruiner; car il y a plusieurs volumes, et cela co√ªtera bon. Il fit et fit faire quantit√© d'√©pigrammes contre Corneille, qui toutes ne valoient rien; on n'a pas daign√© en prendre copie. [269] _Voyez_ le Th√©√¢tre de Corneille, en deux parties in-folio; Paris, chez Louis Billaine, au Palais, 1664. On voit au frontispice le buste de Corneille couronn√© de lauriers par Melpom√®ne et Thalie. La muse de la trag√©die foule √† ses pieds l'Envie, √† laquelle le graveur a donn√© des traits masculins. Une renomm√©e, qui sonne √† la fois de deux trompettes, est plac√©e au-dessus du buste du po√®te dont elle proclame la gloire. Corneille a lu par tout Paris une pi√®ce qu'il n'a pas encore fait jouer. C'est le couronnement d'Othon. Il n'a pris ce sujet que pour faire continuer les gratifications du Roi en son endroit. Car il ne fait pr√©f√©rer Othon par les conjur√©s √† Pison qu'√† cause, disent-ils, que Othon gouvernera lui-m√™me, et qu'il y a plaisir √† travailler sous un prince qui tienne lui-m√™me le timon[270]; d'ailleurs ce d√©vot y coule quelques vers pour excuser l'amour du Roi. Il vous va mettre sur le th√©√¢tre toute la politique de Tacite, comme il y a mis toutes les d√©clamations de Lucain. Corneille a trouv√© moyen d'avoir une chambre √† l'h√¥tel de Guise. C'est dommage que cet homme n'est moins avare. Il auroit √©tudi√© la langue et les autres choses o√π il p√®che. Je lui trouve plus de g√©nie que de jugement. [270] _Othon_ a √©t√© repr√©sent√© en 1665. Louis XIV avoit pris la direction des affaires en 1661, √† la mort du cardinal Mazarin, et il put consid√©rer comme allusion au commencement de son r√®gne ces vers plac√©s dans la bouche d'un courtisan ambitieux du pouvoir: Sous un tel souverain nous sommes peu de chose: Son soin jamais sur nous tout-√†-fait ne repose: Sa main seule d√©part ses lib√©ralit√©s; Son choix seul distribue √©tats et dignit√©s. Au timon qu'il embrasse il se fait le seul guide, Consulte et r√©sout seul, √©coute et seul d√©cide; Et quoique nos emplois puissent faire de bruit, Sit√¥t qu'il nous veut perdre, un coup-d'≈ìil nous d√©truit. (OTHON, _acte 2e, sc√®ne 4e_.) Voici la seule supportable d'entre ces volumes d'√©pigrammes que l'abb√© d'Aubignac et son _Acad√©mie des all√©gories_ ont compos√©es contre Corneille: Pauvre ignorant, que tu t'abuses, Quand tu nous dis si hardiment Que toujours le po√®te normand Avecque lui m√®ne les Muses! Il en seroit un foible appui S'il falloit qu'il les e√ªt port√©es, Et s'il les tra√Ænoit apr√®s lui, H√©las! qu'elles seroient crott√©es! Quelqu'un des _Corneilliens_ a fait celle-ci: Qu'ils √©toient fous ces vieux sto√Øques, De se piquer d'√™tre apathiques! Ils manquoient bien de sens commun. Ceux-ci sont d'une autre nature, Et comme pourceaux d'Epicure, Tous grondent quand on en touche un[271]. [271] Le Roman de l'abb√© d'Aubignac et de la philosophie des sto√Øciens. (T.) Les √©pigrammes qui suivent sont de Richelet: H√©delin, c'est √† tort que tu te plains de moi; N'ai-je pas lou√© ton ouvrage? Pouvois-je plus faire pour toi, Que de rendre un faux t√©moignage[272]? Je me voulois venger de l'aveugle cynique[273] Qui toujours √©gratigne et pique, Et mord comme un chien enrag√©; Mais il n'est pas besoin que je le satyrise, Il fait imprimer _Macarise_, Ne suis-je pas assez veng√©? Du critique H√©delin le savoir est extr√™me; C'est un rare g√©nie, un merveilleux esprit! Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme, Et le grand Pelletier[274] l'a mille fois escrit. _D'une autre fa√ßon._ Le c√©l√®bre H√©delin est un homme d'esprit; Il fait de beaux romans, on les lit, on les aime; Cent fois confidemment il me l'a dit luy-mesme, Et le grand Pelletier l'a mille fois escrit. [272] Richelet est un des approbateurs de l'ouvrage de l'abb√©. (T.) Ces quatre vers de Richelet se trouvent partout. [273] Il ne voit quasi-goutte. (T.) [274] Pierre du Pelletier, √©ternel faiseur de mauvais sonnets; il en portoit √† tous ceux qui faisoient imprimer quelque chose. Il est l'un des mauvais po√®tes dont le nom s'est le plus souvent rencontr√© sous la plume de Despr√©aux. Pour revenir √† mademoiselle Des Jardins, au temps de l'entreprise de Gigery (en 1664), sachant que Villedieu devoit passer √† Avignon pour y aller, elle se fit donner trente pistoles par avance sur une troisi√®me pi√®ce de th√©√¢tre appel√©e _le Favori, ou la Coquette_, qu'elle avoit donn√©e √† la troupe de Moli√®re. Avec cette somme elle s'en va en poste √† Avignon. Je crois qu'elle y a fait bien des gaillardises dont je n'ai aucune connoissance. Elle revint ici vers P√¢ques; il fut question de faire jouer sa pi√®ce: une com√©dienne et elle se pens√®rent d√©coiffer; elle querella Moli√®re de ce qu'il mettoit dans ses affiches: _Le Favori, de mademoiselle Des Jardins_, et qu'elle √©toit bien _madame_ pour lui, qu'elle s'appeloit _madame de Villedieu_, car elle a bien chang√© d'avis sur cela; Moli√®re lui r√©pondit doucement qu'il avoit annonc√© sa pi√®ce sous le nom de mademoiselle Des Jardins; que de l'annoncer sous le nom de madame de Villedieu, cela feroit du galimatias, qu'il la prioit pour cette fois de trouver bon qu'il l'appel√¢t madame de Villedieu partout, hormis sur le th√©√¢tre et dans ses affiches[275]. [275] _Le Favori_, tragi-com√©die de mademoiselle Des Jardins, fut repr√©sent√© sur le th√©√¢tre du Palais-Royal, au commencement du mois de juin 1665, et le 13 du m√™me mois cette pi√®ce fut jou√©e √† Versailles. C'est ce qu'on voit dans une lettre de Robinet, continuateur de Loret: Dessus la sc√®ne du milieu, La troupe plaisante et comique, Qu'on peut nommer _Moli√©rique_, Dont le th√©√¢tre est si ch√©ri, Repr√©sente _le Favori_, Pi√®ce divertissante et belle, D'une fameuse demoiselle Que l'on met au rang des neuf s≈ìurs, Pour ses po√©tiques douceurs, etc. (_Histoire du Th√©√¢tre-Fran√ßois_, t. 9, p. 358.) Madame de Villedieu adressa au duc de Saint-Aignan une description en vers de la f√™te de Versailles; elle y rend justice √† Moli√®re: Ce T√©rence du temps que l'univers admire, Dont la fine morale instruit en faisant rire, etc. (_OEuvres de madame de Villedieu_, t. 1er, p. 409.) Un jour qu'il la fut voir dans sa chambre garnie, une femme qui √©toit encore au lit dit d'un ton assez haut: ¬´Est-il possible que M. de Moli√®re ne me reconnoisse point?¬ª Il s'approche entre les rideaux: ¬´Il seroit difficile, madame, que je vous reconnusse,¬ª r√©pondit-il. Elle les fait tous lever et ouvrir toutes les fen√™tres; il la reconnoissoit encore moins: ¬´Sans doute, ajouta-t-il, c'est la coiffure de nuit qui en est cause.--Allez, lui dit-elle, vous √™tes un ingrat; quand vous jouiez √† Narbonne, on n'alloit √† votre th√©√¢tre que pour me voir[276].¬ª [276] Nous laissons √† d'autres le soin d'expliquer ce passage; le temps am√®nera peut-√™tre d'autres renseignements sur madame de Villedieu et sur son existence romanesque. Il r√©sulteroit de ces lignes de Tallemant qu'elle auroit jou√© la com√©die √† Narbonne, dans la troupe de Moli√®re. FIN DES M√âMOIRES DE TALLEMANT. VIES DE M. COSTAR ET DE LOUIS PAUQUET. OBSERVATIONS PR√âLIMINAIRES. L'auteur de la _Vie de Costar_ n'est pas connu. On sait seulement qu'il √©toit eccl√©siastique, et qu'en cette qualit√© il a √©t√© attach√© √† la cath√©drale du Mans. Il √©crivoit tr√®s-n√©gligemment, mais √† une √©poque o√π notre langue n'√©toit point fix√©e. Arriv√© au Mans, en 1652, il se mit en pension chez Costar, et il continua ce genre de vie jusqu'√† la mort de ce dernier, arriv√©e le 13 mai 1660. Ainsi, ce qu'il raconte, il l'a recueilli dans les entretiens de Costar, ou il en a √©t√© le t√©moin. Il s'√©toit m√™me si bien concili√© son estime, que Costar lui en a donn√© une grande marque en lui confiant l'ex√©cution de ses derni√®res volont√©s. Cet eccl√©siastique a aussi connu l'abb√© Pauquet, secr√©taire de Costar. Il a souvent g√©mi de ses d√©sordres, mais ses efforts n'ont pu retirer de la crapule cet homme incorrigible. Les deux relations que nous publions ont √©t√© √©crites √† la pri√®re de M√©nage. N√© √† Angers en 1613, M√©nage avoit environ vingt ans quand Costar arriva dans cette ville, √† la suite de M. de Rueil, qui venoit d'en √™tre nomm√© √©v√™que. M√©nage dut alors conno√Ætre Costar, mais il ne se lia particuli√®rement avec lui qu'assez long-temps apr√®s[277]. [277] Voyez le _Menagiana_; √©dition de 1715, t. 1er, p. 287. Le _Menagiana_ n'est pas ici enti√®rement d'accord avec l'auteur de la Vie de Costar. (_Voyez_ plus bas, p. 249 de ce volume.) Tallemant des R√©aux a consacr√© √† Costar un chapitre de ses _Historiettes_. Habile √† saisir les ridicules, il en fait un portrait qui doit √™tre ressemblant; mais il le peint en homme qui vit au centre de l'agitation et voit les choses d'un point √©lev√©, tandis que notre biographe, retir√© au fond de sa province, n'ayant sous les yeux que peu d'objets de comparaison, voit dans Costar un homme d'un m√©rite singulier; √† cet √©gard il le croit sur parole et devient son √©cho; mais si sous ce rapport il s'est montr√© trop favorable, il le juge avec s√©v√©rit√© sous d'autres qui sont plus importants. Il nous semble avoir bien d√©m√™l√© le fonds de son caract√®re, et il le pr√©sente avec raison comme un homme gonfl√© d'orgueil, ne respirant que vanit√©, bas et rampant pr√®s de ceux qui peuvent le servir; faux et presque sans foi, rapportant tout √† sa personne, n'aimant que lui, enfin √©go√Øste au-del√† de ce que les hommes sont convenus de tol√©rer. Que Costar seroit surpris, de quelle indignation ne seroit-il pas transport√©, s'il voyoit √† quel point s'est √©vanouie cette r√©putation qu'il croyait avoir si bien conquise[278]! On seroit tent√© de le comparer √† ces plantes parasites qui s'attachent √† certains arbres et se nourrissent de leur substance. Ne pouvant atteindre ni Balzac ni Voiture, il se d√©clare l'admirateur du dernier; il lui fait platement sa cour, et de son flatteur il devient son champion. C'est en rompant des lances pour _le p√®re de l'ing√©nieuse badinerie_[279] que Costar est parvenu √† se glisser √† sa suite jusqu'au Temple de M√©moire. Il est ainsi arriv√© √† la post√©rit√© comme par-dessus le march√©, et sans les c√©l√©brit√©s du temps auxquelles il s'est pour ainsi dire _cramponn√©_, √† peine se souviendroit-on aujourd'hui qu'un certain Costar a laiss√© quelques volumes qu'on ne lit plus. [278] Corbinelli n'a pas d√©daign√© de faire un long extrait des _lettres de Costar_. (_Extraits de tous les beaux endroits des ouvrages des plus c√©l√®bres auteurs de ce temps, tir√©s de Balzac, Voiture_, COSTAR, _Urf√©, Gomberville, Moli√®re, Scud√©ry, Bergerac_, etc., par le sieur Corbinelli; Amsterdam, 1681, t. 1er, p. 441.) [279] Expression de Tallemant. (_M√©moires_, t. 2, p. 278.) Comment, au reste, la t√™te n'e√ªt-elle pas tourn√© √† un homme aussi pr√©venu en sa faveur, quand un √©crivain de la r√©putation de Balzac, qui a exerc√© une si grande influence sur son si√®cle, lui adressoit des louanges qui n'auroient pu convenir qu'√† des auteurs du premier ordre comme Virgile et Horace? On en jugera par ce billet √©crit √† l'abb√© Pauquet, par le solitaire des bords de la Charente: ¬´Monsieur, vous m'avez donn√© la vie, tant par les grands soins que vous avez rendus √† M. Costar, que par la bonne nouvelle que vous m'avez fait savoir de sa gu√©rison. Dieu veuille qu'elle ait une longue et belle suite, et que la perte que nous avons appr√©hend√©e n'arrive qu'√† nos neveux! Que je ne sache point que Tircis ait √©t√©! Cieux, r√©servez ce jour √† la post√©rit√©! ¬´Mais il faut contribuer de votre part √† la faveur des √©toiles: gardez-nous bien, je vous prie, notre tr√©sor, et ne vous lassez point d'une suj√©tion que je vous envie. Elle est si noble et si glorieuse, que les Muses m√™me et les Gr√¢ces voudroient faire ce que vous faites. Sans doute elles voudroient toujours √©crire, si M. Costar leur vouloit toujours dicter, etc., etc.[280]¬ª [280] _OEuvres de Balzac_, aux _Lettres_, liv. 16. Ce billet est du 1er f√©vrier 1642. Le _d√©fenseur_ de Voiture n'√©toit cependant pas de ce petit nombre d'√©crivains d'√©lite, qui, riches de leur propre fonds, puisent dans les richesses d'une imagination f√©conde, et paient de leur personne. Costar n'avoit rien de commun avec ces esprits vifs, si bien qualifi√©s de _prime-sautiers_ par Montaigne, de la plume desquels les expressions neuves et brillantes jaillissent comme l'√©tincelle sort du caillou. C'est un homme qui n'a peut-√™tre jamais eu un √©clair de naturel, qui dans son esprit, dans son style et dans sa personne, est toujours guind√© et compass√©; c'est un savant dou√© d'une vaste m√©moire, et sans cesse courb√© sur les livres. Il a lu les anciens et les modernes, il a recueilli dans leurs ouvrages une ample moisson de _lieux communs_; il les a soigneusement entass√©s, et c'est dans ce tr√©sor qu'il va incessamment puiser[281]. Occup√© sans rel√¢che de lire, de rapprocher, d'analyser les pens√©es des autres, tous ses efforts tendent √† se les rendre propres, et il finit par se persuader qu'elles sont devenues les siennes. Ses lettres, dont personne n'a vu les premiers jets, car il lui est quelquefois arriv√© de les refaire vingt ans apr√®s les avoir √©crites pour la premi√®re fois, sont aussi p√©niblement travaill√©es que pourroient l'√™tre de graves discours d'apparat, et pour peu qu'on les lise avec attention, on ne tarde pas √† reconno√Ætre qu'elles ne sont compos√©es que de pi√®ces de marqueterie habilement r√©unies. Otez-en ce que chaque auteur auroit le droit de r√©clamer, et vous serez √©tonn√© de l'indigence de l'√©rudit. [281] On peut juger de sa mani√®re d'√©crire par ce passage d'une de ses lettres: ¬´Je m'en vois vous entretenir de la m√™me sorte que je fais M. de Voiture, et vous faire part de ce que je trouverai de beau dans mes livres, aux heures que je d√©robe √† Aristote et √† Saint-Thomas.¬ª (_Lettre √† M. de Seurhomme, chanoine d'Angers_, dans les _Entretiens de Voiture_; Paris, 1654, in-4¬∫, p. 405.) Aussi, n'est-ce pas comme √©crivain qu'il le faut ici consid√©rer, mais comme l'un des personnages d'un si√®cle o√π notre langue se formoit, o√π notre litt√©rature se perfectionnoit. Etroitement li√© avec Voiture, Balzac, M√©nage et autres c√©l√©brit√©s du temps, Costar tient sa place dans l'histoire litt√©raire du dix-septi√®me si√®cle, et le r√©cit du biographe anonyme vient servir de compl√©ment aux _causeries_ rapides et spirituelles de Tallemant. La publication des m√©moires de ce dernier fera sortir de l'obscurit√© bien d'autres monuments inconnus; chaque jour des pi√®ces √©parses dans les biblioth√®ques viennent √©claircir ou d√©velopper les r√©cits de l'auteur des _Historiettes_. Quant √† l'abb√© Pauquet, on l'appeloit _Monsieur le Prieur_, √† cause d'un petit prieur√© de cinquante √©cus de rente qu'il tenoit de la munificence de l'abb√© de Lavardin. Il n'en √©toit pas moins le secr√©taire, l'intendant et le _factotum_ de Costar. N√© avec les inclinations les plus viles, une √©ducation tardive √©claira son esprit sans r√©former son c≈ìur, et il conserva toute sa vie l'habitude de la bassesse, du mensonge et de l'ivrognerie. Costar, que la goutte mettoit presque dans l'impossibilit√© d'√©crire, voulut s'attacher Pauquet comme secr√©taire, et, toujours dirig√© par son triste √©go√Øsme, il ne craignit pas de frustrer ses parents de ce qu'ils avoient droit d'attendre de lui, pour combler de ses bienfaits un homme qui s'en montroit si peu digne. Costar eut un tort plus grave √† se reprocher: il donna √† l'abb√© Pauquet les moyens de franchir les degr√©s du sacerdoce, et quoiqu'il conn√ªt bien sa bassesse, il lui r√©signa ses b√©n√©fices, de sorte qu'apr√®s la mort de Costar, Pauquet, √† la honte du Chapitre, devint chanoine et archidiacre du Mans. Pauquet mourut le 14 novembre 1673. La vie du secr√©taire trouvoit naturellement sa place √† la suite de celle de Costar; elle fait partie du m√™me ouvrage; nous l'avons donc conserv√©e, mais ce n'a pas √©t√© sans regrets de faire passer √† la post√©rit√© un homme qui auroit tant m√©rit√© d'en √™tre oubli√©. Le manuscrit qui renferme la Vie de Costar et celle de l'abb√© Pauquet a appartenu √† M. Monteil, auteur de l'_Histoire des Fran√ßois des divers √©tats aux cinq derniers si√®cles_. Il est port√© dans son catalogue sous le num√©ro 440. M. Aim√©-Martin, qui en a fait l'acquisition, a eu l'obligeance de le mettre √† notre disposition. Nous le prions d'en recevoir ici nos remerc√Æmens. Ce manuscrit est d'une √©criture du dix-septi√®me si√®cle, fort lisible. MONMERQU√â. VIE DE M. COSTAR. A M. L'ABB√â M√âNAGE. Voici, monsieur, ce que je puis vous dire touchant ce que vous d√©sirez savoir de la naissance et de la vie de M. Costar. Il re√ßut l'une et l'autre √† Paris, en l'ann√©e 1603. Je ne sais pas pr√©cis√©ment en quel mois; mais il me semble qu'il m'a dit quelquefois que ce fut en f√©vrier. Ce que j'ai toujours su plus assur√©ment, sur ce que m'en a dit M. Pauquet, qui avoit vu et connu son p√®re, c'est qu'il √©toit fils d'un marchand chapelier qui demeuroit sur le Pont Notre-Dame. J'ai appris de lui-m√™me qu'il avoit eu des s≈ìurs. Je ne sais si elles furent mari√©es; mais comme il ne m'a jamais parl√© d'autre neveu, ni de parents proches, que du fils d'un fr√®re, qui √©toit son a√Æn√©, il est vraisemblable qu'elles ne le furent point. Ce fr√®re eut une charge de notaire au Ch√¢telet de Paris[282], et il √©pousa la fille d'un marchand, qui avoit peu de bien, et encore moins de beaut√©; il n'en eut qu'un fils, qui fut aussi peu favoris√© de la nature que de la fortune; en sorte que son oncle, qui l'avoit fait venir au Mans, aupr√®s de lui, en l'ann√©e 1654, nous disoit souvent, en s'en moquant, qu'il avoit beaucoup _attir√©_ de sa m√®re. C'√©toit un mot dont il se servoit, en faisant allusion √† quelque conte na√Øf de paysan, qui, pour faire entendre qu'il avoit les inclinations de sa m√®re, et qu'il √©toit fait comme elle, avoit accoutum√© d'user de cette expression. Il ajoutoit √† cela qu'il ne tenoit rien de son p√®re, qui √©toit fort beau de visage, et bien fait en sa taille, jusqu'√† ce que, s'√©tant adonn√© √† l'ivrognerie, il devint si gros et si gras, qu'il perdit toute la gr√¢ce qui √©toit en sa personne, et qu'il mourut √©touff√© par le vin. Ce fils ressembla du moins √† son p√®re en la passion qu'il eut pour la bonne ch√®re et la crapule; et son oncle, voyant que c'√©toit un petit homme joufflu, qui, √† force de boire et de manger, et de ne faire nul exercice, se rendoit de jour en jour plus court et plus rond, que toute son ambition se bornoit √† trouver le moyen de satisfaire sa gourmandise, et que son esprit √©toit bas et peu √©clair√©, quoiqu'il s√ªt assez bien la langue latine, et qu'il e√ªt assez bien appris quelques √©l√©ments de la th√©ologie, se contenta de le faire pourvoir de la cure de la paroisse de Gesvres, au dioc√®se du Maine, o√π il est mort deux ou trois ans apr√®s son oncle, de la m√™me sorte que son p√®re √©toit mort √† Paris. [282] Jean Coustart, re√ßu notaire √† Paris le 30 avril 1625, en exer√ßa les fonctions jusqu'au 6 novembre 1637. Son √©tude est maintenant poss√©d√©e par M. Tourin, notaire, rue de Grenelle-Saint-Germain. (_Registre des mutations des notaires de Paris._) M. Costar avoit un cousin assez √©loign√©, encore qu'il s'appel√¢t Coustart, comme lui; car vous savez, Monsieur, qu'il quitta le nom de _Coustart_, pour celui de _Costar_[283], qu'il trouva d'une prononciation plus agr√©able; et il me semble qu'il m'a dit quelquefois que vous lui f√Ætes faire ce changement, croyant que le son de ce mot avoit quelque chose de plus doux, qui convenoit mieux √† l'√©l√©gance et √† la politesse qui vous paroissoient en lui. Ce cousin avoit une place dans les gendarmes que commandoit alors M. le mar√©chal d'Albret, dont il trouva le moyen de se faire particuli√®rement conno√Ætre et estimer, et le mar√©chal, lui voyant de l'intelligence, l'attacha √† son service. Il avoit des enfants, et ayant su que son cousin √©toit devenu un gros b√©n√©ficier, et qu'il √©toit dans le monde en estime de bel-esprit, il s'avisa de lui √©crire, et de le faire ressouvenir de leur parent√©. Et parce qu'il lui apprit qu'il √©toit bien aupr√®s du mar√©chal d'Albret, M. Costar fut bien aise de lier quelque commerce avec lui, pour avoir, par son moyen, acc√®s aupr√®s d'une personne de cette qualit√© et de cette consid√©ration, ne le jugeant pas inutile √† sa r√©putation, qu'il prenoit un extr√™me soin d'√©tendre, voyant qu'elle lui produisoit beaucoup de bien[284]. Il √©crivit donc plusieurs lettres √† ce cousin, entre lesquelles est celle que vous avez lue dans son second volume. Il l'y honore de la qualit√© de _capitaine appoint√©_[285], qu'il ne re√ßut cependant jamais du Roi, ni du mar√©chal d'Albret, et il lui parle du changement de son nom, qu'il lui veut persuader que les imprimeurs ont fait, quoiqu'il y e√ªt plus de vingt ans qu'il l'avoit ainsi ajust√© √† une plus douce prononciation[286]. Il en voulut faire une autre en celui de son cousin qui f√ªt honorable √† celui-ci et qui lui √¥t√¢t la peine que lui pouvoit faire une alt√©ration de nom, qui, √† le bien prendre, d√©marquoit leur consanguinit√©; il y ajouta un _de_ au-devant, comme si _Coustart_ e√ªt √©t√© une seigneurie en ce gendarme. Il en usa en cela plus s√©rieusement, sans doute, que ne fit le mar√©chal d'Effiat √† l'√©gard de M. Mulot, docteur de Sorbonne, que M. le cardinal de Richelieu avoit eu autrefois aupr√®s de lui, pour s'en servir dans la r√©p√©tition de ses le√ßons de th√©ologie, et qu'il tenoit encore au nombre de ses domestiques, mais qui, √©tant d'une humeur prompte et bourrue, o√π se m√™loit beaucoup d'esprit vif et d'imagination plaisante, lui servoit plus alors √† le faire rire qu'√† toute autre chose. Ce mar√©chal, qui en prenoit aussi son divertissement, l'ayant un matin trouv√© chez son Eminence, lui dit: ¬´Bonjour, monsieur _de_ Mulot;¬ª et M. Mulot, qui vit aussit√¥t qu'il lui faisoit une plaisanterie, et qu'il se railloit de lui par ce _de_ plac√© devant son nom, lui repartit brusquement: ¬´Bonjour, monsieur Fiat.--Je ne m'appelle pas _Fiat_, lui dit le mar√©chal.--Ni moi _de_ Mulot, lui r√©pliqua le docteur; et sachez, continua-t-il en col√®re, que quiconque ajoutera une syllabe √† mon nom, j'en retrancherai une du sien;¬ª et sans autre discours il passa son chemin[287]. M. Coustart fut plus mod√©r√© que M. Mulot, et ne sut nul mauvais gr√© √† son cousin du don de cette syllabe. Ce pr√©sent d'une syllabe et celui de la qualit√© de _capitaine appoint√©_ sont assur√©ment les deux seuls qu'il en ait jamais re√ßus. [283] Voyez le _Menagiana_, √©dition de 1715, t. 1er, p. 288. [284] Trait de caract√®re de Costar. Il ne reconno√Æt son cousin que dans l'esp√©rance qu'il pourra l'aider √† augmenter son cr√©dit et sa fortune. [285] L'officier _appoint√©_ √©toit celui qui recevoit du Roi une pension ou une gratification annuelle au-del√† de sa solde. [286] Dans cette lettre, adress√©e √† _M. Coustart, capitaine appoint√© de cavalerie dans la compagnie des gendarmes du Roi_, Costar, apr√®s avoir fait faire _un compliment respectueux et passionn√©_ au mar√©chal d'Albret, ajoute: ¬´Mais je suis un obscur et inutile provincial que l'on ne conno√Æt que par un nom qui fait quelque bruit depuis quelque temps dans la Galerie du Palais; encore l'a-t-on chang√©, comme vous voyez, et les imprimeurs, sans que je le susse, en ont retranch√© un _u_. Je ne me suis aper√ßu de cette faute que lorsqu'elle √©toit sans rem√®de, et j'ai pens√© qu'il falloit souffrir ce changement avec patience. Au pis aller, mon cher cousin, dites si vous voulez que je m'appelois _Coustar_, quand on disoit _chouse_, et qu'on m'a appel√© _Costar_, quand _chose_ est revenu √† la mode, etc.¬ª (_Lettres de M. Costar_, 2e partie; Paris, 1659, in-4¬∫, p. 62.) [287] Tallemant raconte la m√™me anecdote avec quelques diff√©rences, dans l'article de Bois-Robert. (Voyez ses _M√©moires_, t. 2, p. 148.) Un gentilhomme de Picardie, nomm√© Du Moulin, qui avoit une charge de gentilhomme ordinaire chez la Reine-m√®re, devint son cousin, en √©pousant la fille d'un marchand de drap de soie, ou de laine. Ce gentilhomme ne se mit point en peine de conno√Ætre son alli√©, M. Costar. Il y avoit m√™me quelques ann√©es qu'il √©toit mort, quand son fils a√Æn√©, qui vit que les affaires de sa maison √©toient dans un √©tat fort m√©diocre, en sorte que le bien le plus consid√©rable qu'il e√ªt re√ßu de la succession de son p√®re √©toit sa charge d'ordinaire que la Reine-m√®re avoit eu la bont√© de lui conserver, et que sa m√®re, qui poss√©doit la principale portion du bien, ne s'en vouloit pas dessaisir, et √©toit en √¢ge d'en jouir long-temps, s'avisa, sur le bruit que faisoit dans le monde la r√©putation de M. Costar, dont il savoit que sa m√®re √©toit cousine, de venir au Mans, en 1654, afin de voir s'il pourroit tirer quelque avantage de la visite qu'il feroit √† son cousin, et de l'honneur qu'il auroit de s'en faire reconno√Ætre pour parent. Comme il se pr√©senta √† lui en bon √©quipage et avec la qualit√© de gentilhomme, et que d'ailleurs il avoit un honorable emploi dans la maison de la Reine, M. Costar le re√ßut tr√®s-bien, et il le retint un mois entier avec lui, et d'autant que ce jeune homme √©toit bien fait, qu'il ne manquoit pas d'esprit, qu'il avoit une forte passion de s'√©lever, et, ce qui lui fut encore de plus grand relief, qu'il ne lui demanda rien; il l'aima fort, voulut l'appeler son neveu, et ne songea plus √† son cousin Coustart, qui ne le vint point voir, et en qui il ne trouvoit pas les m√™mes avantages d'honneur et d'√©tablissement. Ainsi, lorsque M. Du Moulin, qu'il commen√ßa d'appeler Du Moslin, changeant en _s_ l'_u_ qui donnoit une image moins noble, et qui faisoit √† son oreille un son plus rude, fut retourn√© √† la cour, pour y servir pendant son quartier, ils √©tablirent ensemble un grand commerce de lettres, qui fut d'autant plus √©chauff√©, que ce jeune gentilhomme, naturellement officieux et appliqu√© √† faire tout ce qui pouvoit lui √™tre utile, se chargeoit des lettres que M. Costar √©crivoit √† des personnes qui avoient un rang consid√©rable aupr√®s du Roi, dans le parlement ou dans les affaires, qu'il les leur rendoit soigneusement, et qu'apr√®s les leur avoir rendues, il lui faisoit tenir leurs r√©ponses, et lui mandoit force choses qui flattoient ses int√©r√™ts ou sa vanit√©. De mani√®re que ce gentilhomme, qui √©toit plein de bon sens, croyant en avoir d√©sormais assez fait, en rentrant dans les bonnes gr√¢ces de son cousin qui √©toit devenu son oncle, pour se croire en √©tat de l'obliger honn√™tement √† se charger de son fr√®re cadet, il le t√©moigna en lui √©crivant qu'il avoit envie de l'envoyer √©tudier au Mans, et parce qu'il lui en co√ªteroit moins, et parce que cet enfant auroit l'avantage d'√™tre √©lev√© aupr√®s de lui, o√π il se rendroit savant et habile, si M. Costar vouloit bien seulement le regarder de bon ≈ìil, et donner quelque ordre √† son √©ducation, dans le dessein qu'il avoit de le faire d'√©glise. M. Costar lui r√©pondit qu'il louoit et approuvoit son dessein, et qu'il pouvoit envoyer son jeune fr√®re quand bon lui sembleroit. L'enfant vint et fut bien re√ßu; mais M. Costar ne s'en chargea point, et il fit entendre √† son neveu Du Moslin, qu'√©tant log√© dans l'√©v√™ch√© avec M. du Mans, durant une grande partie de l'ann√©e, il ne pouvoit avoir son jeune fr√®re aupr√®s de lui. Il le mit n√©anmoins en pension aux P√®res de l'Oratoire, sans entrer que pour une ann√©e dans le paiement de la pension; et cela beaucoup moins par sa propre inclination que par celle de M. Pauquet, son domestique, qui le gouvernoit enti√®rement, et qui, n'ayant nulle noblesse d'√¢me, ni rien de r√©gl√© dans l'esprit, le faisoit entrer dans l'appr√©hension de s'incommoder, et le rendoit, selon ses caprices, prodigue, lib√©ral ou avare. Il est certain qu'il ne lui laissoit faire que rarement quelque d√©pense honn√™te, si ce n'√©toit pour donner des d√Æners, auxquels M. Pauquet consentoit volontiers, parce qu'il y buvoit long-temps et √† son gr√©. Ce fut quatre ou cinq ans avant sa mort. M. Du Moslin, cependant, comme un homme de bon entendement, ne se rebuta point pour n'avoir pas eu tout le succ√®s qu'il avoit esp√©r√© de cette premi√®re tentative; il dissimula sagement le ressentiment qu'il en eut, et continua toujours √† rendre ses offices √† cet oncle-cousin, √† le louer et √† lui faire m√™me quelques petits pr√©sents d'oranges de Portugal, de bigarrades, dans la saison, et d'autres menues denr√©es propres √† la bonne ch√®re, et qu'il savoit lui √™tre agr√©ables. M. Du Moslin forma le dessein de vendre sa charge d'ordinaire chez la Reine-m√®re, et d'en acheter une d'√©cuyer de la nouvelle Reine, lorsqu'on commen√ßa √† vendre les charges de sa maison, long-temps avant le mariage du Roi. Mais, pour pouvoir faire ce changement de charge avec plus de facilit√© et d'avantage, il communiqua auparavant sa pens√©e √† M. Costar, qui l'approuva et en √©crivit √† M. le cardinal Mazarin, qui estimoit ses lettres, et lui avoit donn√© des marques du d√©sir qu'il avoit de l'obliger. En effet, en faveur de cette recommandation, M. Du Moslin eut non-seulement l'agr√©ment, mais encore une remise de deux ou trois mille livres sur le prix de la charge. Avec cela, M. Costar se donna un tr√®s-grand soin de le faire conno√Ætre et de le faire valoir √† tous ses amis, tant de la cour que de la ville; c'est tout le fruit que M. Du Moslin tira de l'amiti√© de cet oncle, et des soins qu'il prit de lui plaire en toutes choses. Depuis la mort de M. Costar, M. Du Moslin, qui √©toit plein de courage, et, comme je viens de vous le dire, plein d'ambition de s'√©lever par les voies de l'honneur, passa en Candie, dans la troupe de plusieurs autres braves aventuriers qui s'engag√®rent √† ce voyage, sous la conduite de M. le duc de Beaufort, pour y aller d√©fendre les V√©nitiens contre les Turcs, leurs ennemis, et pour satisfaire √† la passion g√©n√©reuse qu'ils avoient de se couvrir de gloire, et d'augmenter celle de leur patrie; mais il n'y fut pas plus heureux que le capitaine qu'il avoit suivi; il y fut tu√© comme lui en combattant avec toute sorte de r√©solution et de valeur. C'est l√†, monsieur, ce que je sais de la naissance de M. Costar; voici ce que j'ai vu et ce que j'ai appris de plus particulier de sa vie. Il √©toit, comme vous savez, monsieur, d'une taille assez haute, fort agr√©able et fort d√©gag√©e. Il avoit le visage rond, et de vives et belles couleurs y paroissoient toujours, dans sa sant√©; mais il avoit la vue fort courte, et ce d√©faut ayant commenc√© √† sa naissance, il ne fit que s'augmenter, et devenir presque extr√™me par l'√¢ge; ses dents √©toient mal arrang√©es, et plus jaunes que blanches; ses cheveux √©toient d'un ch√¢tain fort brun, et se frisoient naturellement, et tout son air avoit quelque chose de propre et d'√©l√©gant qui auroit extr√™mement plu, et qui l'auroit rendu tr√®s-aimable, s'il n'y e√ªt point eu aussi en tout cela de l'affectation et de la contrainte; l'une et l'autre se trouvoient m√™me en son entretien, o√π, quoiqu'il parl√¢t tr√®s-√©loquemment, et que ce qu'il disoit ne f√ªt pas vide de pens√©es subtiles, raisonnables et surprenantes, par tout ce qu'elles avoient de nouveaut√© et de justesse, d'ing√©nieux et de savant, il y avoit n√©anmoins toujours je ne sais quoi de trop pein√©, qui en √¥toit la gr√¢ce, en faisant voir qu'il avoit trop d'application √† mettre en ordre ce qu'il disoit, et trop de soin de l'embellir et de l'orner. Ce fut cela m√™me qui obligea un jour M. Scarron, dont l'esprit √©toit vif et tout rempli de na√Øves gr√¢ces, qui ne connoissoient aucune √©tude et qui agissoient partout librement, de dire de lui √† l'oreille de quelqu'un de ses amis, dans une conversation o√π ils √©toient ensemble: ¬´Bon Dieu! que j'aimerois bien mieux qu'il d√Æt sans y prendre garde, _mangy_ pour _mangea_, et qu'il donn√¢t des soufflets √† Ronsard, que de parler toujours si bien et si juste[288]!¬ª Et il vouloit qu'on lui donn√¢t le m√™me avis que Martial avoit autrefois donn√© √† Mathon. _Omnia vis bell√®, Matho, dicere: dic aliquando Et ben√®: dic neutrum: dic aliquando mal√®[289]._ [288] Ce passage a √©t√© cit√© √† l'article de _Costar_. (Tom. 4, p. 90.) [289] Costar adressoit aux autres le reproche qu'il m√©ritoit tout le premier, et il citoit ce m√™me texte de Martial: ¬´Ces Messieurs, dit-il, s'accoutument √† r√™ver profond√©ment, et √† ne souffrir pas qu'il leur √©chappe un seul mot dans les discours les plus familiers et les plus communs, qu'ils n'aient pes√© au tr√©buchet, qu'ils n'aient lim√©, qu'ils n'aient ajust√©, qu'ils n'aient fait au tour, et c'est ce d√©faut importun et odieux que Martial reproche √† un beau parleur de son si√®cle, dont il se moque en ces termes: _Si tu veux dire toutes choses avec √©l√©gance, crois-moi, prends soin de dire quelquefois bien, n'√©vite pas de dire quelquefois mal, et ne dis quelquefois ni bien ni mal_.¬ª (_Lettre de Costar_, adress√©e √† Bautru, p. 123 du premier volume des Lettres.) Ce M. Scarron que je vous all√®gue ici, monsieur, est celui-l√† m√™me qui a √©t√© si particuli√®rement de votre connoissance, et que tant de sortes d'√©crits, donn√©s continuellement au public durant sa vie, ont rendu si fameux et si admirable, surtout √† ceux qui consid√®rent que l'enjouement incomparable dont ils sont remplis, que l'esprit vif et brillant qu'on y voit √©clater de tous c√¥t√©s, et l'imagination f√©conde et in√©puisable qui le met au-dessus de tous les po√®tes √† qui l'on a donn√© le nom de _burlesques_, sont d'un homme dont le corps √©toit tout perclus. Une √©trange paralysie l'avoit r√©duit en cet √©tat, o√π il n'avoit rien de libre que la bouche et les mains; cette maladie lui √©toit si cruelle, qu'elle lui faisoit chaque jour et chaque nuit presque continuellement ressentir de grandes douleurs, qui le privoient tellement du sommeil, qu'afin d'en avoir autant qu'il lui √©toit absolument n√©cessaire pour ne pas mourir, il falloit qu'il e√ªt recours √† l'opium. Vous avez su, monsieur, que plusieurs personnes, qui, selon la mauvaise et l'ordinaire coutume du monde, aiment mieux croire le mal que penser le bien, et qui se plaisent toujours √† juger d√©savantageusement de leur prochain, disoient que cet √©trange accident √©toit la malheureuse suite de quelque d√©bauche, et qu'une maladie si incurable ne pouvoit avoir d'autre cause. Cela me donne occasion, monsieur, de vous faire ici en passant le r√©cit d'une chose remarquable, et qu'il m'a dite plusieurs fois dans toute l'ing√©nuit√© et la franchise dont son esprit et son c≈ìur √©toient capables. Vous pouvez l'avoir ignor√©e, ou elle peut √™tre sortie de votre m√©moire, quelque admirable qu'elle soit, puisqu'il est constant qu'il n'y en a point qui ne laisse rien √©chapper, et qui ne soit sujette √† √©prouver quelque perte. C'est, monsieur, qu'il tomba dans une fi√®vre continue, qui fut suivie d'un violent rhumatisme. Il commen√ßoit √† se gu√©rir de ces deux grandes maladies, et fatigu√© du chagrin et de l'ennui d'avoir √©t√© long-temps retenu dans sa chambre, il crut sans peine ceux qui √©toient aupr√®s de lui, qui lui disoient qu'un peu d'exercice dissiperoit le reste de l'humeur qui l'incommodoit encore, et serviroit √† lui faire recouvrer ses forces. Il s'en alla, s'appuyant sur un b√¢ton, entendre la messe √† Saint-Jean-en-Gr√®ve; il n'√©toit pas log√© loin de cette √©glise, et passant par le march√© qui en est proche, il y rencontra un jeune m√©decin qu'il connoissoit et qui √©toit domestique de l'illustre madame la marquise de Sabl√©[290]; elle en avoit toujours quelqu'un √† ses gages, et elle s'imaginoit, comme quantit√© d'autres personnes de qualit√©, qui ont trop d'attache √† la vie, que c'√©toit une garde assur√©e contre toutes les attaques de la mort. [290] Voyez dans les _M√©moires de Tallemant_ l'article de madame de Sabl√©, tom. 2, pag. 320. Apr√®s qu'ils se furent salu√©s, et que cet empoisonneur, de volont√©, ou plus vraisemblablement par ignorance, e√ªt appris du pauvre convalescent ce qui l'avoit mis dans l'√©tat de foiblesse o√π il le voyoit, il lui promit qu'il lui enverroit, le lendemain matin, une m√©decine toute pr√™te √† prendre, et il l'assura qu'elle ach√®veroit de le gu√©rir si promptement et si enti√®rement, que deux jours apr√®s il se trouveroit dans une parfaite sant√©. Il fut v√©ritable en ce qui √©toit de l'envoi du breuvage qu'il appeloit _m√©decine_, mais il fut tr√®s-faux en ce qui √©toit de l'effet heureux dont il l'avoit assur√©, car, dans le temps qu'il lui avoit marqu√© pour la gu√©rison qu'elle devoit op√©rer, elle lui br√ªla les nerfs, et il sentit une si terrible contraction, que jamais homme n'a √©t√© plus estropi√© ni plus contrefait que M. Scarron, non pas m√™me le malheureux Th√©s√©e, dont un po√®te a dit: _Sedet, √¶ternumque sedebit Infelix Theseus._[291] Car il passa le reste de ses jours, qui fut encore long, dans une chaise, o√π il √©toit sans mouvement, et d'o√π il lui √©toit impossible de sortir, que sur les bras d'un valet qui l'y mettoit le matin et l'en √¥toit le soir, pour le porter dans son lit. Ce cruel et f√¢cheux √©tat n'emp√™choit pas qu'il ne f√ªt tous les jours dans la compagnie d'une infinit√© de gens de qualit√© et de m√©rite, qui le venoient visiter, et qu'il entretenoit avec une ga√Æt√© qui surprenoit par tout ce qu'elle avoit d'enjou√©, de d√©licat, de subtil, de fin et de nouveau en chaque chose dont on pouvoit lui parler, et qui √©toit n√©anmoins souvent interrompue par quelque cri que lui faisoient jeter ses douleurs vives et piquantes, mais qui recommen√ßoit au moment que les douleurs finissoient, ou perdoient de leur violence. [291] Virg., _√Üneid._, liv. 6, v. 616. Il n'est pas question, monsieur, en ce que vous d√©sirez de moi, que je vous fasse l'histoire de M. Scarron, vous ne voulez apprendre que ce que je sais de celle de M. Costar; ainsi, pour continuer apr√®s cette digression, je vous dirai qu'en quelque compagnie qu'il se trouv√¢t, il faisoit paro√Ætre une grande douceur qui lui √©toit naturelle, mais qui, le portant √† une complaisance qui tomboit souvent dans l'exc√®s, n'√©toit pas estim√©e des personnes de bon go√ªt, et qui veulent avec justice que les hommes d'entendement conservent toujours leur honneur, en soutenant, sans blesser en rien l'honn√™tet√©, leurs sentiments avec plus de vigueur et de courage. Comme il n'est n√©anmoins col√®re que de gens doux, quand il se voyoit contredit par ceux qu'il ne craignoit point, et qui avoient quelque d√©pendance de lui, et particuli√®rement par ses domestiques, il s'irritoit extr√™mement, et il ne leur c√©doit point, du moins sur-le-champ. Il passoit m√™me √† quelque esp√®ce de fureur, qui auroit √©t√© cruelle et sans piti√© dans le temps de sa dur√©e, si elle e√ªt √©t√© soutenue d'autorit√© et de puissance. Il est vrai que cette dur√©e n'√©toit pas longue; mais quelque courte qu'elle f√ªt, elle agissoit si violemment, que sa sant√© en demeuroit presque toujours alt√©r√©e. Il √©toit n√© avec beaucoup d'esprit, et il avoit la m√©moire excellente, on peut m√™me dire tr√®s-extraordinaire, car d√®s sa premi√®re jeunesse il apprit par c≈ìur, comme en se jouant, une grande partie des meilleurs po√®tes grecs et latins, qu'il entendoit avec une √©gale facilit√©; et, parce que cette m√©moire √©toit forte, il n'en oublia rien durant toute sa vie, ou du moins il les rapprenoit parfaitement, en les relisant une ou deux fois. Il poss√©da de la m√™me fa√ßon ce qu'il y avoit de plus fin et de plus remarquable dans les orateurs de l'une et de l'autre langue; de sorte qu'il se trouvoit le ma√Ætre de toutes leurs richesses, et qu'il en disposait √† son plaisir, et selon le mouvement d'une imagination agissante, prompte et √©clair√©e des plus nettes lumi√®res de l'art. Cet avantage d'une singuli√®re m√©moire lui avoit donn√© dans la suite une enti√®re connaissance de la langue italienne, quoique M. de Voiture, dans une de ses lettres, qui est la trenti√®me de leurs _Entretiens_, lui ait dit: ¬´Je ne fus pas plus √©tonn√© quand j'entendis les religieuses de Loudun parler latin que je l'ai √©t√© de vous voir dire tant d'italien. En v√©rit√©, vous l'all√©guez comme si vous l'entendiez; mais j'esp√®re que je serai veng√© √† vous l'entendre prononcer; car, pour l'ordinaire, l'italien appris en Poitou n'a pas l'accent extr√™mement romain, et quelque chose que vous y puissiez faire, _sapies Poitanitatem_[292].¬ª Il avoit √©galement p√©n√©tr√© assez avant dans ce que les auteurs espagnols ont de meilleur. Ce fut sans doute cette rare m√©moire qui, secondant la passion dont il se trouvoit √©pris pour les belles-lettres, l'obligea de s'y attacher particuli√®rement, et lui donna lieu d'y faire des progr√®s surprenants. De sorte que dans le coll√©ge il surpassa tous ceux de son √¢ge, et √©tudiant en Sorbonne, o√π il acquit le degr√© de bachelier, il fit ses _paranymphes_[293] avec tant d'√©loquence et de gr√¢ce, et d'une mani√®re si nouvelle et si peu connue jusqu'alors parmi des gens qui n'avoient fait profession que d'une doctrine simple et d√©pouill√©e de tous ornements, que ceux qui s'y trouv√®rent en furent √©tonn√©s, et con√ßurent une si haute estime de la beaut√© de son esprit, que la plupart la lui conserv√®rent toute leur vie, et parl√®rent souvent de l'√©clat de cette action; car il est vrai que j'en ai vu quelques-uns, qui, passant par cette ville[294], plus de trente ans apr√®s, lui sont venus faire visite, et lui ont t√©moign√© qu'ils avoient gard√© dans leur souvenir l'id√©e qu'ils avoient prise de son m√©rite en cette occasion. Il y eut quantit√© d'√©v√™ques qui y assist√®rent, et entre autres messire Claude de Rueil, qui √©toit d√©j√† nomm√© √† l'√©v√™ch√© de Bayonne, et qui connoissoit M. Costar, parce que son p√®re, qui √©toit son marchand, le lui avoit d√©j√† pr√©sent√©, que M. Costar lui avoit m√™me d√©di√© des th√®ses, et qu'il l'avoit encore pri√© de venir entendre ses _paranymphes_ et de les honorer de sa pr√©sence. Il fut √©pris des rares qualit√©s qui paroissoient en ce jeune homme, qu'il voyoit universellement lou√© d'un g√©nie qui passoit le commun, et d'une √©loquence qui √©toit non-seulement au-dessus de son √¢ge, mais qui n'avoit point encore paru en Sorbonne avec tant d'agr√©ment, de d√©licatesse et de force. Cela fit que ce pr√©lat le demanda √† son p√®re. M. Costar m'a cont√© que M. de Rueil ne fut pas la seule des personnes de qualit√© qui l'entendirent, qui voulut l'attacher √† son service, et que M. le premier pr√©sident de Verdun[295], qui avoit √©t√© pr√©sent √† l'action, eut le m√™me d√©sir, tant il fut touch√© de ce qu'il y fit paro√Ætre d'esprit, et de l'applaudissement qu'il lui vit recevoir; mais que son p√®re, connoissant M. de Rueil plus particuli√®rement que les autres, lui donna la pr√©f√©rence. [292] Allusion au reproche que faisoit Pollion √† Tite-Live, de sentir _sa Patavinit√©_ (_Padoue, sa ville natale_). [293] _Paranymphes_; c'√©toient des discours qui se pronon√ßoient en th√©ologie √† la fin de chaque licence. (_Dict. de Tr√©voux._) [294] Le Mans. [295] Nicolas de Verdun, premier pr√©sident du Parlement de Paris, avoit succ√©d√© √† Achille de Harlay. Il mourut le 16 mars 1627. M. Costar faisoit alors le cours de philosophie, ayant le d√©sir d'√™tre de la maison de Sorbonne; mais il quitta volontiers les le√ßons qu'il faisoit, et m√™me le dessein de se faire docteur, pour aller aupr√®s de ce nouveau patron. La vie de la cour lui plut beaucoup davantage que celle du coll√©ge, M. de Bayonne le traitant avec toute sorte de douceur et de consid√©ration. Peu de temps apr√®s, ce pr√©lat alla prendre possession de son √©v√™ch√©, et il le mena avec lui. Ils y demeur√®rent jusqu'√† ce que l'√©v√™ch√© d'Angers venant √† vaquer, le Roi voulut bien en gratifier M. de Rueil, √† la pri√®re du mar√©chal d'Effiat, son cousin germain, qui d√©siroit qu'il f√ªt moins √©loign√© de la cour. Aussit√¥t que M. de Rueil fut nomm√© √† l'√©v√™ch√© d'Angers, il s'en revint √† Paris, o√π M. Costar, qui √©toit enti√®rement attach√© √† son service en la seule qualit√© d'homme de lettres, le suivit. Ils y pass√®rent quelque temps en attendant les bulles de l'√©v√™ch√© d'Angers; et lorsque le pr√©lat les eut re√ßues, il s'en alla √† Angers prendre possession de son nouveau b√©n√©fice. Il y mena M. Costar, car ils √©toient devenus ins√©parables, et l'√©troite liaison qui s'√©toit faite entre eux √©toit encore en toute sa force et toute remplie du z√®le qu'une mutuelle estime avoit fait na√Ætre[296]. [296] L'abb√© de Marolles fit, en 1633, un voyage √† Angers. ¬´Je fus, dit-il, visiter M. de Rueil, √©v√™que d'Angers, pr√©lat civil, obligeant et de bonne mine, qui avoit pr√®s de lui M. Costar, homme de belles-lettres et d'un esprit agr√©able, que j'avois connu √† Paris, avec estime, d√®s le temps que nous demeurions dans l'Universit√©.¬ª (_M√©moires de Marolles_; Paris, 1656, in-fol., p. 95.) Il y avoit peu de mois qu'ils √©toient √† Angers, lorsqu'il vaqua une pr√©bende dans l'√©glise Saint-Martin, qui est une des √©glises coll√©giales de la ville, et ce fut la premi√®re occasion qui se pr√©senta √† M. l'√©v√™que d'Angers de faire du bien √† un domestique qu'il aimoit beaucoup. Il le pourvut de cette pr√©bende, en l'assurant que ce n'√©toit qu'en attendant qu'il e√ªt des moyens de lui donner des t√©moignages plus avantageux de son estime et de son amiti√©. Ce fut sans doute, monsieur, fort proche de ce temps-l√† que vous commen√ß√¢tes √† le conno√Ætre, et √† faire beaucoup de liaison avec lui, √©tant tous deux √©galement touch√©s du d√©sir de vous rendre savants, et de devenir, par cette noble voie, aussi illustres que vous avez fait, en suivant constamment les g√©n√©reux mouvements de votre louable ambition; ainsi je n'ai rien √† vous dire d'un temps que vous avez en quelque sorte enti√®rement pass√© avec lui. Vous avez pu parfaitement savoir l'inclination qu'il eut en ce m√™me temps-l√† pour quelques dames, et je m'assure que vous n'avez pas ignor√© que son patron ne fut pas bien aise du favorable traitement qu'on lui fit penser qu'il pouvoit recevoir dans sa maison, et chez madame la comtesse de V.....[297]. En sorte que, soit par ce motif, ou pour toute autre chose, il trouva √† redire dans la conduite d'un jeune homme qui se laissoit prendre aux app√¢ts du plaisir, et qui prenoit peut-√™tre imprudemment trop de confiance dans la bienveillance qu'il lui avoit fait paro√Ætre, et il eut moins d'affection pour M. Costar qu'il en avoit auparavant. Cette disgr√¢ce fut visible en ce que le pr√©lat laissa passer plusieurs occasions sans lui donner aucune marque de sa bonne volont√©, et qu'il obligea cependant des personnes qui lui devoient √™tre moins ch√®res. [297] Ce nom n'est indiqu√© dans le manuscrit que par cette lettre initiale. Ce proc√©d√© d√©plut fort √† M. Costar, qui n'avoit alors que le petit revenu de sa pr√©bende de Saint-Martin, avec de l√©gers appointements qu'il tiroit de l'√©v√™que, son patron. N√©anmoins, comme c'√©toit un esprit timide, il jugea, conform√©ment √† son naturel, que le plus sage et le meilleur pour lui √©toit de prendre patience. Il t√¢cha de conjurer, par une application plus particuli√®re aux choses de son devoir, ce qu'il y avoit de rigueur et de s√©v√©rit√© dans la fa√ßon d'agir de celui √† qui il s'√©toit donn√©, et aupr√®s duquel il avoit d√©j√† pass√© un temps consid√©rable, qui se seroit trouv√© perdu s'il s'en √©toit plaint et s'il l'e√ªt quitt√©. Mais ces soins, qui n'avoient pas √©t√© pris dans les temps ni selon les r√®gles de la prudence, qui pr√©voit le mal pour l'√©viter, √©toient inutiles. Il avoit affaire √† un ma√Ætre qui, √† la mani√®re de ceux qui se trouvent √©lev√©s au-dessus des autres par leur bonne fortune, aiment le plus souvent mieux suivre les mouvements ingrats et int√©ress√©s de leur col√®re, que d'√©couter les g√©n√©reux conseils d'une reconnoissance bienfaisante, qui est ce que Martial a si bien exprim√© dans ces deux vers: _Irasci tant√πm felices nostis amici, Non bell√® facitis, sed juvat hoc facere._ De sorte que M. Costar auroit d√©sesp√©r√© de tout et enfin tout quitt√©, et il ne se servoit plus que d'une profonde dissimulation pour couvrir l'√©tat f√¢cheux auquel il se trouvoit r√©duit, lorsqu'un vieux chanoine de l'√©glise cath√©drale d'Angers, appel√© Pommier, qui se sentit arriver √† la fin de sa vie par une maladie lente, s'avisa d'envoyer qu√©rir un banquier, auquel il fit passer l'acte d'une d√©mission pure et simple de son canonicat en faveur de M. Costar, entre les mains du pape ou en celles de l'ordinaire. Ce vieux chanoine fut port√© √† lui faire ce bien en ce que, n'ayant point de parents capables de lui succ√©der, il voyoit ce jeune homme tout rempli d'amour et de passion pour l'√©tude, et que d'ailleurs, par des mouvements d'un esprit sage et honn√™te, il s'approchoit de lui, et prenoit le soin de lui plaire et de le divertir. La d√©mission fut pr√©sent√©e √† M. d'Angers, et il ne put s'emp√™cher de l'admettre, d'autant plus que le r√©signant, qui avoit connu ce pr√©lat d√®s le coll√©ge, et qui avoit toujours eu pour lui toute sorte de respect et de z√®le, lui avoit dit plusieurs fois, en lui parlant de M. Costar, qu'il avoit un jeune homme aupr√®s de lui qu'il d√©siroit faire son successeur, et qu'il lui destinoit sa pr√©bende; qu'il le prioit pour cela de lui envoyer un notaire quand il seroit bien malade; mais que ce ne f√ªt tout juste que quand il seroit bien malade, afin que, sans la laisser vaquer, il e√ªt la satisfaction d'en disposer lui-m√™me pour une personne qu'il savoit lui √™tre fort agr√©able. M. d'Angers avoit seulement r√©pondu en souriant, et disant qu'il lui √©toit oblig√© de vouloir disposer de son bien en sa consid√©ration. Ce pr√©lat eut une seconde raison de recevoir cette d√©mission, c'est qu'en faisant √† son domestique un bien qu'il ne pouvoit lui refuser, il se r√©serva la disposition de la pr√©bende de Saint-Martin, dont il le fit d√©mettre, et qu'il eut par ce moyen lieu d'en obliger un de ses amis. C'√©toit la coutume de cet √©v√™que de ne combler jamais ses amis ni ses serviteurs de bienfaits, mais de les r√©pandre seulement sur eux comme goutte √† goutte. Je m'assure qu'il n'a pas √©t√© l'auteur de cette conduite, et qu'elle a √©t√© invent√©e et suivie long-temps avant lui par ceux qui donnent plus √† un faux m√©nagement de leurs int√©r√™ts mal entendus qu'√† une lib√©ralit√© sage et bien avis√©e, et qui cherchent, pour ainsi dire, √† s'acheter des amis √† bon march√©, par de l√©gers et d'uniques pr√©sents. Cependant il est vrai que la plupart des hommes ne croient pas qu'on les ait consid√©r√©s selon leur valeur, quand on ne leur donne que des marques d'une affection trop m√©nag√®re ou trop avare. Ainsi ceux qui se font un grand nombre de m√©diocres amis, attach√©s par de faibles liens, ne doivent pas s'√©tonner si √† peine s'en trouve-t-il un seul, dans cette foule de gens √† qui ils ont fait quelque bien, qui se sente redevable jusqu'√† se croire engag√© √† les servir avec quelque sorte de z√®le et d'ardeur, ce qui est un devoir auquel ceux qui ont re√ßu de grandes et signal√©es faveurs ne peuvent manquer sans honte et sans se d√©clarer ingrats, c'est-√†-dire sans se pr√©cipiter dans la plus insigne de toutes les infamies. M. Costar, √©tant ainsi pourvu d'un canonicat dans l'√©glise d'Angers, en prit possession le lendemain, septi√®me juin 1630, du consentement de son r√©signant, qui en fut si content qu'il donna lui-m√™me dans sa chambre un r√©gal, selon la coutume de ce temps-l√†. C'√©toit une collation qu'on appeloit _la recherche_[298], o√π √©toient invit√©s les confr√®res qu'on avoit visit√©s et pri√©s de se trouver √† la prise de possession. Le bonhomme mourut deux jours apr√®s. [298] C'√©toit apparemment √† l'imitation de ce qui se pratique dans les √©tablissements par mariage. Ce b√©n√©fice, que M. Costar ne tint point de la lib√©ralit√© ni de la bienveillance de M. d'Angers, ne laissa pas de les mieux remettre ensemble, en ce qu'il gu√©rit l'impatience o√π √©toit M. Costar d'avoir de quoi subsister, que son honneur s'y trouva √† couvert sous une apparence de bienfait, et qu'il regarda ce qu'il recevoit, quelque peu qu'il y e√ªt de la part de son patron, comme un sceau de leur r√©conciliation, et comme un engagement √† lui faire de plus grands biens, parce qu'√©tant naturel de ha√Ør ceux qu'on a offens√©s[299], il l'est de m√™me d'aimer et d'obliger par de nouvelles gr√¢ces ceux qu'on a commenc√© de favoriser en quelque chose. [299] Application du proverbe italien: _Chi offende non perdona_. Ce lui fut donc une bonne fortune, et comme les bonnes fortunes, ainsi que les mauvaises, sont souvent jointes, et comme encha√Æn√©es les unes avec les autres, il s'en pr√©senta bient√¥t une seconde encore plus favorable, en ce qu'elle donna quelque augmentation √† ce moyen de subsister. On lui vint faire une proposition avantageuse de permuter sa pr√©bende de Saint-Maurice d'Angers avec la pr√©v√¥t√© d'Anjou, qui est une dignit√© consid√©rable de l'√©glise de Saint-Martin de Tours. Elle a la pr√©sentation de plusieurs cures dans le dioc√®se d'Angers, et une juridiction √† La Fl√®che, dont la charge de s√©n√©chal a √©t√© vendue autrefois jusqu'√† trois et quatre mille livres. Le revenu ordinaire de ce b√©n√©fice, qui a beaucoup augment√© depuis, √©toit alors de douze √† treize cents livres. M. Costar accepta tr√®s-volontiers cette proposition, parce que non-seulement cette dignit√© le rendoit un peu plus riche, mais elle l'obligeoit √† moins de r√©sidence, et lui donnoit ainsi plus de temps pour agir √† son gr√©. Il ne crut n√©anmoins pas en avoir assez, tandis qu'il auroit un b√©n√©fice qui requerroit quelque r√©sidence que ce f√ªt, et il fut si heureux en cela, qu'√† peine fut-il en possession de la pr√©v√¥t√© d'Anjou, qu'il trouva l'occasion de s'en d√©faire pour les prieur√©s de Chambellay et du Genetay, dans le dioc√®se d'Angers. De ces deux prieur√©s, il eut, peu de mois apr√®s, celui du Mesnil, proche Ch√¢teau-Gontier, et il eut tant de bonheur en toutes ces permutations qu'il y gagna toujours. N√©anmoins en cette derni√®re il s'engagea, outre les deux prieur√©s qu'il donnoit, √† fournir un b√©n√©fice de cent livres, dans six mois, √† son co-permutant, ou √† celui qu'il lui nommeroit dans ce m√™me temps de six mois, demeurant oblig√©, jusqu'√† l'enti√®re ex√©cution de son trait√©, de payer une pension de pareille somme de cent livres. Ces sortes de trait√©s, en mati√®re de b√©n√©fices, √©toient ce que l'on appeloit _les trait√©s et concordats triangulaires d'Anjou_. Celui avec lequel il permuta mourut avant les six mois expir√©s, mais ce ne fut pas au profit de M. Costar; car il r√©signa en mourant son droit pour la chapelle qu'il lui devoit fournir, √† un neveu qui, apr√®s avoir laiss√© passer plusieurs ann√©es sans rien demander √† M. Costar, s'avisa, en 1648 ou 1649, de lui faire sa demande, et de le poursuivre pour le paiement des arr√©rages de la pension, et pour l'obliger √† lui fournir le b√©n√©fice qu'il avoit promis dans le trait√© fait avec l'oncle. M. Costar crut avoir prescrit contre la demande de sa partie, et M. Pauquet, qui √©toit aussi bien son consultant et l'intendant de ses affaires que son gentilhomme de belles-lettres et que son secr√©taire, l'engagea √† s'en d√©fendre. Prenant la conduite de ce proc√®s, M. Pauquet employa tous les moyens que lui purent fournir les procureurs et les avocats, faux supp√¥ts de la justice et v√©ritables amis de la chicane, qui veulent toujours que le palais soit rempli de plaideurs. Mais quelques-uns de ses juges, gens d'int√©grit√© et de bon sens, voulurent bien, dans l'estime et l'affection qu'ils avoient pour M. Costar, ne lui rien dissimuler de leurs pens√©es, et lui faire conno√Ætre que c'√©toit plaider contre sa propre c√©dule, et qu'il se feroit condamner aux d√©pens, s'il s'opini√¢troit √† soutenir cette mauvaise cause. Cet avis, donn√© sinc√®rement, obligea M. Costar √† proposer, par l'entremise d'un ami commun, un accommodement qui fut accept√©; de sorte qu'il se tira √† bon march√© de ce mauvais pas, et il en fut quitte pour la moiti√© de dix ann√©es de pension qui √©toient √©chues, et pour le b√©n√©fice de cent livres, qu'il √©toit oblig√© de donner pour la faire cesser. Il n'avoit pas ce b√©n√©fice, il l'emprunta d'un fort honn√™te homme de ses amis, nomm√© Des Charmes, chanoine de Saint-Julien d'Angers, qui voulut bien le secourir en ce besoin pressant. Cet ami eut cependant bien de la peine √† se faire rendre par M. Pauquet, apr√®s la mort de M. Costar, ce qu'il avoit pr√™t√©, quoique ce f√ªt particuli√®rement M. Pauquet qui l'e√ªt port√© √† lui faire ce plaisir, afin de se tirer de la honte d'avoir donn√© le conseil d'une injuste d√©fense, et quoiqu'il se v√Æt en √©tat d'acquitter facilement cette dette; car il se trouvoit rev√™tu de plusieurs chapelles qu'il avoit retir√©es des cures dont il s'√©toit d√©fait, pour se mettre en droit de poss√©der sa pr√©bende et son archidiacon√©, conform√©ment √† un arr√™t du parlement qui d√©claroit ces b√©n√©fices incompatibles avec une cure. Il est constant qu'on ne peut avoir une plus forte attache √† l'√©tude que celle qu'avoit M. Costar; mais, comme il ne laissoit pas de m√™ler quelques autres plaisirs √† celui qu'il y prenoit, il n'auroit pu trouver assez de loisir pour y faire tous les progr√®s qu'il d√©siroit, s'il ne s'y f√ªt fait aider de la main d'un autre. C'est ce qui fit qu'il eut toujours aupr√®s de lui un homme qui entendoit la langue latine, et qui, sachant bien √©crire, copioit ce qu'il composoit, ou qui travailloit √† extraire des livres ce qu'il y marquoit pour s'en faire des lieux communs. Ce fut pour cela que M. Pauquet entra √† son service, √† la place d'un autre, qui le quitta pour se marier, en l'ann√©e 1630. Vous vous souvenez bien, monsieur, que les lieux communs de M. Costar √©toient un extrait de divers passages d'auteurs latins, grecs, italiens ou espagnols; il les traduisoit d'ordinaire avec toute la justesse et l'√©l√©gance dont il √©toit capable. Il p√©n√©troit fort avant dans leur sens, et le d√©veloppoit avec toute la gr√¢ce qu'il y pouvoit donner. Vous savez aussi qu'il rapportoit sur chaque lieu ce qui y √©toit conforme, ou ce qui y √©toit contraire dans les autres auteurs, et qu'il mettoit ensemble beaucoup de mati√®res propres √† lui fournir ce qui lui √©toit n√©cessaire pour discourir agr√©ablement sur chaque sujet. Il y trouvoit de quoi ouvrir son esprit, √©chauffer son imagination, et faire voir qu'il √©toit rempli de plusieurs connoissances. C'est ainsi qu'il travailla sur Horace, sur Tacite et sur quantit√© d'autres auteurs, qui tiennent le premier rang dans la r√©publique des belles-lettres. Il s'attacha de la m√™me sorte √† lire la plupart des P√®res de l'√âglise, et √† faire une ample moisson dans les fertiles champs de l'√âcriture. Cet exercice, qui n'eut presque point de rel√¢che, auquel il joignoit la composition de quelques sermons qu'il pr√™cha avec beaucoup de succ√®s √† Angers, lui donna, d√®s le commencement de sa vie, beaucoup de savoir et une grande √©loquence, et il n'avoit pas moins de facilit√© pour produire en peu de temps, que d'agr√©ment et de force pour plaire et pour charmer. Parmi les auteurs de notre langue, qu'il lut tous avec application, celui qu'il estima le plus fut M. de Balzac. Il m'a souvent dit que c'√©toit un homme √©loquent qui lui avoit fait na√Ætre l'envie de bien √©crire; mais que, l'ayant trouv√© d'un g√©nie plus fort, plus √©lev√© et plus rempli de feu que le sien, il avoit prudemment consid√©r√© qu'il ne devoit pas s'efforcer de l'imiter, ni dans ses pens√©es, ni dans son style; qu'il n'avoit cependant pas laiss√© d'y prendre un caract√®re conforme √† son esprit, moins √©lev√©, mais plus doux que celui de M. de Balzac, et qui, n'√©tant pas moins orn√©, paroissoit plus naturel et plus facile. Je suis persuad√©, monsieur, qu'il eut en cela beaucoup de raison, et que cette sage conduite obtint tout le succ√®s qu'elle m√©ritoit. Cette √©loquence que M. Costar prit le soin d'acqu√©rir lui m√©rita aussi l'estime de plusieurs honn√™tes gens de grande r√©putation dans les sciences et dans les belles-lettres, qui l'aim√®rent et voulurent bien le faire valoir. Car vous savez, monsieur, qu'il n'y a point d'esprit qui ait tant de lumi√®res, et dont l'√©clat soit si brillant et si vif, qu'il puisse se faire voir d'abord √©galement √† toutes sortes de personnes, et qui n'ait besoin, pour faire conno√Ætre ses beaut√©s et leur donner du prix, d'heureuses mati√®res, de favorables occasions, et surtout des bonnes gr√¢ces et de la recommandation de quelque homme de cr√©dit qui le soutienne et qui l'appuie[300]. Vous f√ªtes, monsieur, un des premiers qui lui rend√Ætes ces bons offices, et ce fut d'autant plus heureusement pour lui que, vous √©tant d√©j√† donn√© de grandes entr√©es dans le monde par les agr√©ments et les charmes de votre rare savoir, vous vous trouv√¢tes en √©tat de parler du m√©rite de M. Costar en toutes sortes de lieux, et de faire facilement croire tout ce qu'il vous plut de dire en sa faveur. [300] _Neque enim cuiquam tam clarum statim ingenium est, ut possit emergere, nisi illi materia, occasio, fautor etiam commendatorque contingat._ (_Pline le Jeune_, liv. 6, √©p√Ætre 23, √† _Triarius_.) (_Note de l'auteur._) M. de Voiture contribua aussi beaucoup √† le faire conno√Ætre. Sans m'arr√™ter √† parler d'un m√©rite aussi √©clatant que celui de ce p√®re des gr√¢ces, des gentillesses et de toute sorte d'√©l√©gances[301], je vous dirai seulement, monsieur, que, passant par Angers, o√π il rendit une visite √† M. l'√©v√™que, il trouva M. Costar aupr√®s de ce pr√©lat, et que ce qu'il remarqua en lui d'esprit et de savoir fit non-seulement leur connoissance, mais encore entre eux une √©troite liaison d'amiti√© et de commerce de lettres. [301] ¬´Voiture, dit Tallemant, est le p√®re de l'ing√©nieuse badinerie, mais il n'y faut chercher que cela.¬ª (_M√©moires de Tallemant_, t. 2, p. 278.) Il entra de la m√™me sorte dans la familiarit√© de M. de Cospean, excellent pr√©dicateur, qui fut √©v√™que de Nantes, et ensuite de Lisieux[302], et qui, par son rare m√©rite, se fit fort consid√©rer de M. le cardinal de Richelieu. Comme il avoit un bel esprit, une humeur bienfaisante et pleine de z√®le pour ce qu'il aimoit, il ne manqua pas de dire √† Son Eminence tout le bien possible de son ami M. Costar, et de le louer comme une personne qui n'√©toit pas du commun, qui pouvoit √™tre utile √† son service, et qu'il ne jugeoit pas indigne d'avoir quelque part en ses bonnes gr√¢ces. Il sut enfin si bien le faire valoir √† cette Eminence que, dans un voyage que fit M. d'Angers √† Paris, o√π il amena M. Costar, M. de Cospean obtint de M. le cardinal qu'il pr√™ch√¢t √† Ruel en sa pr√©sence. Son sermon plut fort √† ce grand ministre, qui se piquoit d'un go√ªt fin et d√©licat en ces sortes d'ouvrages, avec plus de raison sans doute qu'en ceux de la po√©sie, o√π il se croyoit injustement un souverain juge, s'il en faut croire ceux qui l'ont approch√©, et qui avoient les lumi√®res n√©cessaires pour s'apercevoir qu'il s'y connoissoit peu. D'apr√®s les louanges que Son Eminence donna en cette occasion √† M. Costar, et sur ce qu'Elle entra m√™me dans le d√©tail du discours, et voulut bien dire ce qu'Elle y avoit remarqu√© de moins fort, et ce qu'Elle y e√ªt d√©sir√© pour plus grande perfection, M. de Nantes se persuada qu'Elle n'auroit pas d√©sagr√©able qu'il lui demand√¢t pour ce pr√©dicateur une abbaye qu'on disoit vacante. M. de Nantes ne se trompa pas; Son Eminence lui promit en effet de la demander au Roi pour M. Costar, ce qui √©toit la lui donner Elle-m√™me, ce ministre disposant enti√®rement de ces sortes de biens; mais il se trouva, malheureusement pour M. Costar, que cette abbaye √©toit r√©guli√®re, et ainsi cette bonne volont√© lui fut inutile. [302] Philippe de Cospean, √©v√™que de Lisieux. (Voyez son article dans _Tallemant_, t. 2, p. 338.) M. l'√©v√™que d'Angers, qui reconnut dans ce voyage que M. le mar√©chal d'Effiat √©toit occup√© d'une infinit√© d'autres soins que de celui de penser √† lui faire une plus grande et plus riche fortune, prit la r√©solution de se retirer tout-√†-fait dans son √©v√™ch√©, et de ne revenir plus √† Paris que quand des occasions importantes l'y appelleroient. Ex√©cutant cette r√©solution, il ramena M. Costar √† Angers avec lui, lui disant de M. le mar√©chal d'Effiat: ¬´Mon ami, il _m'eutrapelise_, sauvons-nous des artifices de la cour, et allons nous mettre en repos.¬ª Ce bon √©v√™que se jouoit sur l'histoire de l'_Eutrapel_ d'Horace, qui faisoit son plaisir de remplir de fausses esp√©rances ceux qui l'approchoient, et qui ajoutoient foi √† ses trompeuses promesses[303]. [303] Voici le passage d'Horace: ....... Eutrapelus, cuicumque nocere volebat Vestimenta dabat pretiosa. Beatus enim jam Cum pulchris tunicis sumet nova consilia et spes; Dormiet in lucem; scorto postponet honestum Officium; nummos alienos pascet; ad imum Thrax erit, aut olitoris aget mercede caballum. (_Horat. Epist._, _lib._ 1, 18.) ¬´Quand Eutrapelus vouloit rendre un mauvais service √† quelqu'un, il lui donnoit de beaux habits.--Quand cet homme, disoit-il, se verra brillant, dans l'abondance, il changera d'id√©es, prendra un autre train; il dormira la grasse matin√©e, oubliera ses devoirs, se livrera au plaisir; il empruntera √† usure, et finira par √™tre gladiateur, ou valet de jardinier.¬ª (_Traduction de Le Batteux._) M. Costar le suivit √† Angers, et, toujours rempli de sa forte passion pour l'√©tude, il s'y attacha enti√®rement. Il sut quelque temps apr√®s, que M. de Cospean, qui √©toit devenu √©v√™que de Lizieux, √©toit mort[304], et cette nouvelle lui fit renoncer √† l'ambition qu'avoit fait na√Ætre dans son c≈ìur l'appui qu'il s'√©toit promis de trouver en ce pr√©lat pour sa fortune. Il ne songeoit donc plus qu'√† vivre doucement et tranquillement parmi ses livres, lorsque M. Godeau et M. Chapelain donn√®rent au public chacun une ode √† la louange de M. le cardinal de Richelieu, de qui ils avoient re√ßu des bienfaits. Le premier avoit √©t√© pourvu par sa faveur de l'√©v√™ch√© de Grasse, et le second avoit √©t√© mis au nombre de ses pensionnaires pour six cents livres, et il se promettoit beaucoup d'avantage de la bienveillance que lui t√©moignoit ce puissant ministre, qui cependant croyoit que cette maxime √©toit sage et vraie: _Alendos non saginandos esse po√´tas_[305]. [304] M. de Cospean mourut le 8 mai 1646. [305] _Nourrissez les po√®tes, ne les engraissez pas._ On lui envoya √† Angers des exemplaires de ces deux po√®mes, et il s'avisa de faire des _Observations_ sur ce qu'il y trouva √† redire[306]. Il eut bonne opinion de son ouvrage, et touch√© de l'amour des gr√¢ces qu'il crut y avoir r√©pandues par tout ce que l'ironie, qui √©toit, aussi bien qu'√† Socrate, sa figure favorite, a de plus piquant et de plus d√©licat, et la critique savante et ing√©nieuse de plus subtil et de plus judicieux, il ne put s'emp√™cher de communiquer son travail √† un ancien ami qu'il avoit √† Paris. Cet ami, qui s'appeloit de Lessau[307], et qui se fit depuis J√©suite, lui fut peu fid√®le; car encore qu'il lui e√ªt fort recommand√© de ne le point faire voir, il fut si √©pris de ses beaut√©s, qu'il ne put se contenir dans la joie qu'elles lui caus√®rent, et qu'il se crut oblig√© d'en faire part √† quelques personnes qui lui √©toient ch√®res. De cette sorte, avant que d'en renvoyer l'original √† l'auteur, il en fut fait des copies, dont quelqu'une fut lue de M. de Grasse et de M. Chapelain. Ils furent extr√™mement f√¢ch√©s de voir leurs odes, qui avoient auparavant √©t√© admir√©es, perdre leur r√©putation par quantit√© de fautes que M. Costar y faisoit judicieusement remarquer. Dans le ressentiment qu'ils en con√ßurent, ils employ√®rent divers moyens pour int√©resser plusieurs de leurs amis dans l'outrage qu'ils pr√©tendirent avoir re√ßu, et entre autres M. Arnauld d'Andilly, qui √©toit le protecteur particulier de M. Chapelain, et qui aimoit M. de Grasse[308]. [306] Costar avoit trente-huit ans quand il fit cette _jeunesse_. (_M√©moires de Tallemant_, t. 4, p. 87.) [307] Cet ami n'est pas nomm√© dans les lettres de Costar. Les lettres de Voiture, de Balzac, de Maynard seroient aujourd'hui des M√©moires litt√©raires importants si on n'en avoit pas effac√© presque tous les noms propres. On doit moins le regretter pour les lettres de Costar, qui m√©ritent peu de confiance, ayant pour la plupart √©t√© √©crites apr√®s coup. [308] Les _Observations_ de Costar sur les deux odes n'ont pas √©t√© imprim√©es. Il paro√Æt qu'elles √©toient ridicules et malveillantes. (Voyez les _M√©moires de Tallemant_, t. 4, p. 85.) Je puis vous dire en passant, monsieur, que M. Chapelain √©toit un po√®te purement de la fa√ßon de M. d'Andilly, qui l'avoit engendr√©, pour ainsi dire, et qui lui avoit donn√© la hardiesse de faire des vers, malgr√© le Parnasse, et contre la volont√© du Dieu que la fable en a fait le ma√Ætre. Cela signifie, √† quitter la figure pour la simple expression, que personne ne s'engagea dans la po√©sie avec moins de g√©nie et de naturel que celui-l√†. Il ne fut gu√®re plus propre √† √©crire en quelque genre que ce f√ªt, comme il est ais√© de le montrer par quelques mis√©rables traductions qu'il avoit donn√©es au public, avant d'√™tre connu de cet excellent homme, et par quelques vers, o√π il n'avoit fait paro√Ætre ni rime ni raison, ni agr√©ables mesures, ni fa√ßons de parler √©l√©gantes; mais la bonne fortune, qui lui fit plus de faveur que de justice, voulut enfin qu'il f√ªt connu de M. d'Andilly, qui le prit, je ne sais comment ni pourquoi, en affection, se chargea du soin d'√©clairer son entendement, ne d√©daigna pas de l'instruire dans l'art de la po√©sie, et voulut bien le produire √† l'h√¥tel de Longueville. Non content de lui avoir fait tout ce bien, il lui inspira l'ambition, et lui fit na√Ætre le courage d'entreprendre un po√®me h√©ro√Øque, √† la gloire du comte de Dunois, le plus fameux h√©ros de cette grande et illustre maison[309]. Je ne vous dirai rien du succ√®s de cette entreprise, et combien elle passa ses forces. Il est assez marqu√© par cette √©pigramme que fit un nomm√© de Lini√®res[310] dans le temps qu'on annon√ßa que ce po√®me √©toit sous la presse: On nous promet de Chapelain, Ce rare et fameux √©crivain, Une merveilleuse _Pucelle_; Sa cabale en dit force bien; Depuis vingt ans on parle d'elle; Dans six mois on n'en dira rien. [309] C'est en effet ce qui fit la fortune de Chapelain. (Voyez les _M√©moires de Tallemant_, t. 2, p. 402.) Arnauld d'Andilly avoit trop de go√ªt pour avoir jamais admir√© _la Pucelle_. Dans une lettre du 31 ao√ªt 1654, en renvoyant √† Chapelain les cinq derniers livres de ce po√®me, il lui donne de sages conseils, qu'il termine par cette observation: ¬´Si vous jugez les choses que je vous mande raisonnables, je vous conjure de les suivre, et surtout de vous d√©faire de cette mauvaise honte qui, de peur de d√©plaire √† M. de Longueville, vous feroit n√©gliger votre propre r√©putation, et vous pr√©cipiteroit √† publier un ouvrage qui assur√©ment ne r√©ussiroit pas, et, courageux comme vous √™tes, vous feroit mourir de regret de n'avoir pas cru des amis aussi d√©sint√©ress√©s, aussi fid√®les et aussi passionn√©s pour votre r√©putation que nous le sommes, dont il ne faut pas de meilleure preuve que cette incroyable libert√© avec laquelle je vous parle, et qui ne pourroit √™tre telle si elle ne proc√©doit d'un c≈ìur qui est tout √† vous.¬ª Le 2 septembre 1654, Chapelain r√©pondit √† M. d'Andilly; il le remercioit du soin avec lequel il avoit examin√© son ouvrage avec M. Lemaistre. ¬´Ce bienfait, dit-il, ne sauroit produire que de bons effets, et le principal est qu'il a d√©j√† mortifi√© et rabattu la vanit√© que les injustes louanges de mes amis avoient jet√©e en mon √¢me, comme si j'eusse √©t√© en mati√®re de po√©sie quelque personne consid√©rable, et qu'en me d√©couvrant ce grand nombre de fautes il m'a d√©couvert ma petitesse ou plut√¥t mon n√©ant. Sur quoi je ne vous nierai pas que l'effroi dont votre lettre m'a rempli, en me mena√ßant de la perte de ma r√©putation, si je ne suivois de point en point ce qu'elle m'ordonne, a √©branl√© mon √¢me de telle sorte qu'au lieu de m'exciter il m'a d√©courag√© et a mis mon esprit en √©tat que si j'√©tois ma√Ætre de l'ouvrage, il ne verroit jamais le jour..... Mais comme il est d'une n√©cessit√© absolue que l'ouvrage paroisse bient√¥t, et qu'il n'en paroisse pas moins que douze livres, ce que je ferai sera d'avoir une application aussi forte que je l'ai eue jusqu'ici pour suivre le plus pr√®s qu'il me sera possible vos bons et charitables avis....... ne laissant de ce qui est condamn√© que ce qu'on ne pourra √¥ter sans renverser l'√©difice, ou que ce dont je serai fortement persuad√© par les principes de l'art, qui est bon et soutenable pr√®s des intelligences. Il me semble que je me puis conserver ce droit en une chose qui est mienne, que je n'ai pas con√ßue, dispos√©e et ex√©cut√©e au hasard, et dont aussi bien je ne m√©riterois aucun gr√© du public, ni n'aurois aucune satisfaction en moi-m√™me, si aux points essentiels elle avoit r√©ussi par l'industrie d'autrui, et que je n'y eusse contribu√© que mon nom et ma plume..... Quant √† vous envoyer les douze livres lorsque que les aurai corrig√©s, je doute si je le devrai, ou si je le pourrai faire; ce seroit abuser trop de votre bont√© et de votre temps que de vous souffrir rengager √† une si longue et si ennuyeuse t√¢che, et remanier tant d'ulc√®res, si je ne les avois pas gu√©ris. D'un autre c√¥t√©, ayant joui de mon reste √† cette correction, et n'y pouvant rien faire davantage, il seroit inutile de se tourmenter √† la vouloir rendre plus exacte, et........ √©tant press√© comme je le suis....... bien qu'il s'y p√ªt faire encore quelque chose apr√®s ce que j'y ferai entre ci et la publication de l'ouvrage, il seroit impossible d'en prendre le loisir, et il faudroit le remettre √† une seconde impression..... Si vous l'ordonnez n√©anmoins absolument, il s'y faudra r√©soudre, et cependant demander √† Dieu, ou la force pour le mettre en √©tat que vous n'y trouviez gu√®re √† redire, ou la patience et l'humilit√© n√©cessaire pour endurer sans murmure ce qu'il permettra qui en arrive, dans la vue que je suis homme comme les autres, et que l'infirmit√© humaine paro√Æt tant en tout ce que font m√™me les plus excellents, qu'il ne sera pas √©trange que l'on rencontre des d√©fauts aux choses qui seront parties de moi, qui suis des plus imparfaits et du plus bas √©tage, etc.¬ª (_Lettres autographes d'Arnauld d'Andilly et de Chapelain_, cabinet de M. Monmerqu√©.) [310] Fran√ßois Payot de Lini√®res (ou _Ligni√®res_), po√®te satirique, mort en 1704. Cette proph√©tie fut accomplie, et chacun sait que ce succ√®s ne pouvoit √™tre plus mauvais pour son honneur; mais il fut plus heureux pour sa fortune, parce que M. le duc de Longueville, qui √©toit bienfaisant et lib√©ral, lui donna, d√®s le commencement de son haut et t√©m√©raire dessein, une pension de deux mille livres, qui fut encore augment√©e, apr√®s qu'il eut mis au jour son ouvrage, et qui lui fut pay√©e jusqu'√† sa mort. Tant il est vrai que les plus mauvais auteurs ne sont pas toujours les plus malheureux, et qu'il y a un art d'aveugler les jugements, et de les surprendre par des pr√©occupations dont ils ne se peuvent d√©faire dans la suite, sans compter qu'il faut demeurer d'accord que Martial a √©t√© √©clair√© des plus pures lumi√®res de la raison, quand il a dit que les livres, aussi bien que toutes les autres choses du monde, avoient leur bonne et mauvaise fortune: ..... _Et habent sua fata libelli._ Mais revenons aux _Observations_ de M. Costar sur les deux odes. C'est √† leur sujet qu'il √©crivit √† M. Du Ch√¢telet, ma√Ætre des requ√™tes, sa 219e lettre, pour lui t√©moigner la joie qu'il avoit re√ßue des assurances qu'il lui donnoit qu'il n'avoit pas perdu les bonnes gr√¢ces de M. d'Andilly, et par laquelle il s'excuse, comme il peut, d'avoir fait ces remarques, qu'il appelle: _de mis√©rables papiers qui n'avoient √©t√© faits que pour un seul, et qui ayant pass√© par tant de mains, et apr√®s avoir bien couru le monde, √©toient venus tomber dans les siennes_[311]. [311] Quelques passages de cette lettre ne seront pas d√©plac√©s ici. ¬´Vous me mandez que je n'ai pas perdu les bonnes gr√¢ces de M. d'Andilly; vous pouvez juger, apr√®s tout ce que je vous ai toujours dit de lui, que ce n'a √©t√© sans √©motion que j'ai re√ßu cette bonne nouvelle.... C'est un homme extraordinaire, et qui est ador√© partout o√π il est connu.... Ayez la bont√©, Monsieur, de l'assurer de mon ob√©issance.... et de lui t√©moigner le regret extr√™me que j'ai que ces mis√©rables papiers qui n'avoient √©t√© faits que pour un seul, aient pass√© par tant de mains, et qu'apr√®s avoir bien couru ils soient venus tomber dans les siennes. Vous savez les pr√©cautions dont je me servis pour emp√™cher cette disgr√¢ce que je n'ai pu √©viter; vous savez les serments que je tirai de M. (_de Lessau_) de ne les montrer √† personne, et la r√©sistance que j'apportai aux supplications qu'il me faisoit d'y consentir..... Il n'y a personne qui souffre avec moins de r√©pugnance les r√©putations injustes. Quand il est question de bl√¢mer et de reprendre, c'est un personnage que je laisse faire aux autres..... J'ai horreur de m'enrichir des d√©pouilles et de m'√©lever sur des ruines.... Et cependant.... je cours fortune de voir mes intentions mal interpr√©t√©es, et d'√™tre convaincu de malignit√© et d'envie...... Pour le moins, Monsieur, t√¢chez d'obtenir de M. d'Andilly qu'il d√©sabuse M. l'abb√© de Saint-Nicolas (_Henri Arnauld, depuis √©v√™que d'Angers_), et qu'il le prie de ne commencer point √† juger de mon esprit ni de mon humeur, par le discours qu'on lui a montr√©. C'est une marque de r√©probation de n'√™tre pas au go√ªt d'une personne qui l'a excellent comme lui, et d'√™tre ha√Ø d'un homme qui aime tant les bonnes choses, etc.¬ª (_Lettres de M. Costar_; Paris, 1658, in-4¬∫, p. 583.) Ce ne fut pas assez √† M. l'√©v√™que de Grasse, et √† M. Chapelain d'avoir excit√© contre lui la col√®re de toutes les personnes de consid√©ration qui avoient de l'estime pour eux. Ils firent encore en sorte qu'ils approch√®rent M. le cardinal de Richelieu, et comme ils n'ignoroient pas que ce ministre √©toit fort jaloux de sa gloire et de sa renomm√©e, qu'on peut dire qu'il aimoit √©perduement, ils lui firent entendre que ces _Observations_ n'en vouloient pas seulement √† leurs po√©sies, mais qu'elles attaquoient sa conduite et tendoient √† la d√©crier, et que c'√©toit dans cette injuste et insolente t√©m√©rit√© de jeune homme √©tourdi ou m√©chant, qu'il avoit particuli√®rement os√© all√©guer contre Son Eminence ce vers de Catulle: _O s√¶clum insipiens et inficetum!_ M. le cardinal ne les eut pas plus t√¥t entendus parler de cette sorte qu'il prit feu, et commanda √† quelqu'un des siens, qui √©toit propre √† cet office, d'envoyer arr√™ter M. Costar, et de le faire conduire √† la Bastille. M. Du Ch√¢telet, qui sut que cet ordre avoit √©t√© donn√©, avoit, heureusement pour M. Costar, lu les Observations sur les deux odes, et il en connoissoit toute l'innocence, en ce qu'on avoit pr√©tendu qui regardoit Son Eminence. Il vit l'artificieuse malice avec laquelle les deux po√®tes l'avoient voulu rendre criminel, et faire de leur querelle particuli√®re celle d'un premier ministre, en qui l'int√©r√™t public se trouvoit joint, pour ne point souffrir qu'on l'attaqu√¢t par des libelles qui le pussent offenser, et blesser le moins du monde la gloire qu'il s'√©toit acquise en servant utilement l'Etat. Ainsi, il se crut oblig√© d'aller trouver Son Eminence pour la retirer de l'erreur o√π on l'avoit jet√©e. Et comme il √©toit plein de feu et de courage, qu'il √©toit aim√© de cette √âminence, et qu'il avoit toute sorte d'acc√®s aupr√®s d'Elle, il lui eut bient√¥t fait reconno√Ætre, en lui montrant l'endroit de ces Observations o√π le vers de Catulle √©toit all√©gu√©, qu'il n'√©toit point vrai que l'auteur e√ªt voulu rien faire concevoir, ni contre son jugement pour les ouvrages d'esprit, ni contre son minist√®re dans la conduite de l'Etat. Ce ma√Ætre des requ√™tes √©tant extr√™mement enjou√©, et une imagination vive lui fournissant quantit√© de pens√©es plaisantes et ing√©nieuses, il mit M. le cardinal en bonne humeur, et le fit rire de plusieurs fautes qui √©toient reprises avec esprit et d'une mani√®re plaisante; il lui dit que M. Costar √©toit, √† son sens, l'homme du royaume sur lequel il devoit plut√¥t jeter les yeux pour faire r√©pondre aux satires que le sieur abb√© de Saint-Germain[312], aum√¥nier de la Reine-m√®re, Marie de M√©dicis, avoit os√© √©crire et faire imprimer contre Son Eminence. [312] Matthieu de Morgues, sieur de Saint-Germain, aum√¥nier de la reine Marie de M√©dicis, avoit d'abord √©t√© √©crivain aux gages du cardinal de Richelieu; il demeura fid√®le √† sa ma√Ætresse, et publia beaucoup de pi√®ces r√©unies dans le _Recueil de diverses pi√®ces pour la d√©fense de la Reine-m√®re et de Louis XIII_; Anvers, 1637 et 1643, 2 vol. in-fol. M. le cardinal fut touch√© de l'ouverture que M. Du Ch√¢telet lui donnoit pour repousser √† son avantage les railleries et les injures de cet abb√© de Saint-Germain, qu'il supportoit avec une extr√™me peine; car il n'y a jamais eu de grand homme qui ait √©t√© plus sensible que ce cardinal aux traits de la satire, et qui ait souffert plus impatiemment, et l'on peut dire m√™me avec plus de foiblesse, qu'on bl√¢m√¢t ses actions. Ce fut dans cet esprit qu'il t√©moigna √† ce ma√Ætre des requ√™tes qu'il lui savoit bon gr√© de l'avis qu'il lui donnoit, qui avoit en un moment √©teint sa col√®re et rempli son imagination d'une extr√™me joie. Afin que cette proposition e√ªt tout l'effet qu'il d√©siroit, il lui commanda de passer par Angers, dans un voyage qu'il devoit faire en Bretagne, et de porter √† M. Costar tous les livres de Saint-Germain, avec quelques M√©moires qu'il fit dresser. Il voulut aussi qu'il lui recommand√¢t d'employer tout ce qu'il avoit d'esprit √† renverser g√©n√©ralement tout ce qui √©toit dans ces livres, et √† les bien tourner en ridicule, et que, du reste, il s'assur√¢t qu'il ne manqueroit pas de r√©compense. M. Du Ch√¢telet s'acquitta fort bien de cette commission, et M. Costar commen√ßa d√®s-lors √† √©tudier les mati√®res, et √† mettre ensemble tout ce qu'il jugea n√©cessaire pour ce grand dessein. C'est de cet amas m√™me qu'il avoit fait, pour se mettre en √©tat d'ob√©ir aux ordres pr√©cis du cardinal, qu'il parle √† M. Du Ch√¢telet, dans sa lettre deux cent treizi√®me du premier volume[313], le lui ayant voulu faire voir avant que de lui donner aucune forme. Ce travail parut fort beau, fort riche, et chaque pi√®ce judicieusement choisie, √† Son Eminence et √† M. du Ch√¢telet, qui le lui pr√©senta et qui √©toit lui-m√™me un bel esprit fort entendu en ce genre d'√©crire, comme il l'avoit fait paro√Ætre par la prose rim√©e qu'il fit en faveur de Son Eminence, sur la _Journ√©e des Dupes_[314], par une fort plaisante satire en vers fran√ßois contre M. de Laffemas, lieutenant civil √† Paris, et par plusieurs autres pi√®ces de cette sorte. [313] C'est dans la lettre deux cent dix-huiti√®me. ¬´Je vous envoie, √©crit-il √† M. Du Ch√¢telet, ce petit travail que j'ai entrepris par votre ordre. Je l'ai fait avec grand soin, mais je n'ai point donn√© de temps √† le polir, et vous n'y trouverez aucune sorte d'ornement, etc.¬ª (_Lettres de Costar_, premi√®re partie, p. 581.) [314] Cette prose satirique, dirig√©e contre MM. de Marillac, a √©t√© jointe au _Journal du cardinal de Richelieu_. On l'attribuoit √† Du Ch√¢telet, et c'est sur ce motif que le mar√©chal se fonda pour r√©cuser ce ma√Ætre des requ√™tes. ¬´Quant √† Chastelet, disoit-il, j'ai horreur de le voir assis parmi une si honorable compagnie, sur ces fleurs de lys, et qu'il ait pouvoir et main-lev√©e sur ma vie et sur mon honneur, quand bien je n'aurois autre chose √† lui reprocher que cette inf√¢me prose, dont il est l'auteur, o√π s'√©tant moqu√© de Dieu et de l'Eglise, ayant injuri√© les cendres d'un personnage d'√©minente qualit√© et saintet√© de vie (_le cardinal de B√©rulle_), de qui la m√©moire est en l'√©ternit√©, offens√© les vivants..... il ne faut pas s'√©tonner s'il a calomni√© impudemment M. de Marillac, mon fr√®re, et m'a rang√© au nombre des _pendarts_: _Frater plus fur qu√†m Barrabas, Cujus manu rapiebas, Suspendetur ant√® turbas._ dignes paroles de sa rage et de sa passion, etc.¬ª On n'eut pas √©gard √† cette r√©cusation, et Du Ch√¢telet seroit rest√© juge du mar√©chal si, sur une requ√™te pr√©sent√©e par la famille, Du Ch√¢telet n'avoit pas √©t√© mand√© _pour √™tre ou√Ø_, et conduit prisonnier au ch√¢teau de Tours. Ainsi Tallemant s'est tromp√© quand il a dit (t. 2, p. 3) que Ch√¢telet avoit opin√© dans le proc√®s, et qu'il √©toit dispos√© √† revenir sur son avis. (_Relation du proc√®s du mar√©chal de Marillac_, dans le _Journal du cardinal de Richelieu_.) Mais il n'est pas ici question de parler de ces choses, il nous suffit de dire que, sur la r√©ponse qu'il fit √† M. Costar, pour l'encourager √† mettre en ≈ìuvre tous les mat√©riaux, si bien tri√©s et mis √† part avec tant de choix, M. Costar y travailla soigneusement et avec toute l'ardeur que demandoit une chose qui lui paroissoit de si grande cons√©quence pour sa fortune et pour son honneur. Mais comme la construction de cet √©difice √©toit de longue haleine, elle √©toit encore peu avanc√©e, lorsque la nouvelle qui lui vint de la mort de M. le cardinal fut un vent imp√©tueux qui renversa ce qui √©toit d√©j√† √©lev√©, et qui an√©antit, pour ainsi dire, toute l'entreprise. Il connut fort bien quelle perte lui √©toit cette mort d'un homme aussi puissant, qui auroit pu l'√©lever √† une heureuse et √©clatante fortune; mais parce qu'il n'aimoit pas le travail dans le temps de sa jeunesse, et surtout celui qui √©toit de commande et qui le pressoit d'agir de suite et de le pr√©f√©rer √† ses plaisirs, il s'en consola fort vite, √† ce qu'il m'a dit souvent, sur ce que ce changement lui donnoit une libert√© plus grande de faire ce qu'il vouloit, et de suivre sans contrainte son inclination. Il revint bient√¥t apr√®s √† Paris avec M. d'Angers, son patron, dont il √©toit tr√®s-mal satisfait, en ce qu'il n'en recevoit aucune marque utile d'amiti√©, pas m√™me la moindre d√©monstration de bienveillance; en sorte qu'il fit dessein de le quitter dans ce voyage. Cependant il ne savoit par o√π se prendre √† lui demander son cong√©, parce qu'il craignoit de ne trouver pas un autre patron qui lui f√ªt plus commode, et qu'il voyoit bien qu'il n'avoit pas assez de revenu pour en vivre facilement sans l'aide d'autrui. Se trouvant dans cet embarras, M. l'abb√© de Lavardin[315] l'en tira. [315] Philibert Emmanuel de Beaumanoir, abb√© de Lavardin, depuis √©v√™que du Mans et commandeur des ordres du Roi. Il mourut en 1671. Cet abb√© qu'il connoissoit √©toit un jeune homme plein d'honneur et de la vertueuse ambition qui porte les gens de sa haute naissance √† se vouloir √©lever aux √©v√™ch√©s, quand ils ont embrass√© la profession eccl√©siastique. Il avoit pris la r√©solution, pour s'en rendre digne et capable d'en bien soutenir le faix, de se retirer durant quelques ann√©es dans son abbaye de Saint-Ligui√®res, proche de Niort, en Poitou, avec une personne savante, propre √† l'appliquer √† l'√©tude et √† lui donner ce qui lui manquoit de connoissances dans la th√©ologie. Il cherchoit avec soin cette personne, et il la demanda √† M. Costar, qu'il crut fort capable de la lui bien choisir. M. Costar, qui n'√©toit pas encore assez fortifi√© dans l'envie de quitter son patron, se trouva embarrass√© de cette commission. Il la re√ßut n√©anmoins, et il donna √† M. l'abb√© de Lavardin un nomm√© Gu√©rin de La Pineli√®re, qui, comme vous savez, monsieur, √©toit d'Angers, et, sans √™tre fort savant, aimoit les livres, et pouvoit enseigner les autres en √©tudiant. C'√©toit un jeune homme qui avoit quelque talent pour la po√©sie, et il avoit fait imprimer la _M√©d√©e_ de S√©n√®que, traduite en vers fran√ßois[316]. Il entra au service de M. l'abb√© de Lavardin; mais il tomba malade d√®s qu'il y fut entr√©, et il mourut √† Paris, trois semaines apr√®s, pendant un voyage que cet abb√© √©toit all√© faire dans le pays du Maine. Cet accident donna sujet √† M. Costar d'√©crire √† M. l'abb√© de Lavardin; mais ce qui est √† savoir, pour la pure v√©rit√© de l'histoire, c'est que la lettre soixante-douzi√®me de son premier volume, qu'il lui adresse au sujet de la mort de ce domestique, n'est point celle qu'il lui √©crivit en ce temps-l√†, et qu'elle a √©t√© faite dans la maison √©piscopale du Mans, tout de nouveau, vingt ans apr√®s, sur la premi√®re que j'ai vue, et qui n'√©toit qu'un fort petit billet. Cette derni√®re lettre fut ajust√©e _au th√©√¢tre_[317], seulement pour faire valoir son √©loquence et y employer les passages de M. de Malherbe, de Salluste et de Pline, qu'il tiroit de ses lieux communs, pour se faire plus d'honneur et surprendre davantage ses lecteurs par la multitude des choses qu'il leur exposoit, et qui montroient beaucoup de m√©moire, de lecture et d'imagination, ainsi que beaucoup d'esprit et de justesse pour s'en servir √† propos[318]. [316] L'abb√© Goujet n'a pas connu cette traduction. (Voyez la _Biblioth√®que fran√ßoise_; Paris, 1742, t. 6, p. 183.) [317] Expression singuli√®re. Elle paro√Æt signifier que cette lettre fut ainsi refaite pour paro√Ætre plus convenablement sur le _th√©√¢tre_ de la publicit√©. [318] Costar est bien peint ici. Refaire une lettre vingt ans apr√®s l'avoir √©crite, convertir un simple billet en une √©p√Ætre h√©riss√©e de citations, c'est bien l√† le caract√®re de ce lourd p√©dantisme dont Costar ne cessoit pas de s'envelopper. On lit cette lettre ridicule √† la page 185 de la premi√®re partie des Lettres de Costar. M. l'abb√© de Lavardin revint √† Paris presque dans le m√™me temps, et M. Costar, pour remplir la place de ce M. de La Pineli√®re, lui proposa M. Vaillant, docteur en th√©ologie de la maison de Navarre, qui √©toit un pr√©dicateur de r√©putation et un fort honn√™te homme. Il avoit pris les mesures n√©cessaires aupr√®s de ce docteur, qui lui t√©moignoit regarder cet emploi comme la plus grande faveur qu'il p√ªt attendre de sa bonne fortune; et M. l'abb√© de Lavardin l'ayant re√ßu de la main de M. Costar, et l'assurant qu'il auroit pour lui toute sorte de consid√©ration, il sembloit se disposer √† ex√©cuter ce dont ils √©toient convenus. Il arriva n√©anmoins que M. l'abb√© de Lavardin, √©tant sur le point de partir pour sa retraite, s'aper√ßut que M. Vaillant ne s'approchoit plus de lui comme il avoit fait d'abord, et qu'il ne lui faisoit plus paro√Ætre sa premi√®re ardeur √† vouloir le suivre. Il en parla √† M. Costar, qui chercha ce docteur, et, l'ayant rencontr√© avec peine, l'obligea de lui r√©pondre sinc√®rement et de lui avouer, en toute ing√©nuit√©, qu'il ne pouvoit se r√©soudre √† quitter Paris; et parce que M. Costar lui demanda quels plaisirs et quels charmes pouvoient y attacher un homme de sa condition et de son peu de biens, il lui r√©pondit: ¬´H√©! pour combien comptez-vous la Samaritaine?¬ª M. Costar changea depuis ces mots, croyant les rendre plus intelligibles en ceux qui sont dans sa lettre: ¬´H√©! pour combien comptez-vous la promenade du Pont-Neuf[319]?¬ª M. Vaillant vouloit faire entendre que la vue de la Samaritaine et la promenade sur le Pont-Neuf √©toient capables de lui donner plus de satisfaction qu'il n'en pouvoit retirer du s√©jour qu'il feroit en province. Ce fut √† cette occasion que M. Costar √©crivit √† M. l'abb√© de Lavardin le billet dont il a fait depuis la lettre soixante-treizi√®me de son premier volume, et qui est √† peu pr√®s ce qu'il √©crivit alors[320]. Il s'√©toit enfin d√©termin√© √† se servir de cette occasion pour ne retourner plus en Anjou avec M. d'Angers, qui ne se radoucissoit point pour lui, et pour se donner un nouveau patron qui f√ªt plus touch√© de son m√©rite, et plus port√© √† lui faire du bien. [319] Costar √©toit trop √©tranger au naturel pour pardonner √† cette saillie ce qu'elle avoit de familier; il en a fait dispara√Ætre toute la vivacit√© en la traduisant. (Voyez ses _Lettres_, p. 193.) [320] Costar s'offrit √† M. de Lavardin par la m√™me lettre dans laquelle il lui annon√ßoit que M. Vaillant ne pouvoit consentir √† s'√©loigner de la _Samaritaine_. Cette partie de sa lettre est trop singuli√®re pour n'√™tre pas rapport√©e ici. ¬´Je suis tellement √©pris de la beaut√© de votre ame, lui dit-il, que je sens bien que c'est pour toujours, et quoique la solitude o√π vous allez vous confiner me paroisse tr√®s-f√¢cheuse, votre absence me seroit encore plus insupportable. ¬´_Si tibi mens eadem, si nostri mutua cura est,_ ¬´_In quocumque loco Roma duobus erit._ ¬´_Roma_, Monsieur, c'est-√†-dire le Cours, Les Tuileries et les belles ruelles du quartier Saint-Paul et du faubourg Saint-Germain.¬ª (_Lettres de Costar_, p. 195 de la premi√®re partie.) Il s'offrit donc lui-m√™me √† M. l'abb√© de Lavardin, qui re√ßut son offre avec une extr√™me joie, et vint la lui t√©moigner lui-m√™me au logis de M. l'√©v√™que d'Angers; et, comme il n'ignoroit pas qu'il avoit une grande passion de quitter cet √©v√™que, qui, de son c√¥t√©, n'√©toit pas f√¢ch√© de se s√©parer de ce domestique, pour qui il n'avoit plus qu'une fort m√©diocre affection, il le pria de se r√©soudre √† prendre bient√¥t son cong√©, afin que les d√©lais ne lui fissent rien perdre du temps destin√© √† la retraite o√π il se vouloit confiner avec lui, pour satisfaire √† l'ardeur qu'il avoit de se rendre savant. M. Costar, qui avoit pris r√©solument son parti d√®s le moment qu'il avoit t√©moign√© √† M. l'abb√© de Lavardin le d√©sir de s'engager √† son service, fit diligemment ce que ce nouveau patron lui demandoit, et dans la conjoncture l'affaire fut ais√©e. M. d'Angers et lui se quitt√®rent comme ils le d√©siroient; ils accompagn√®rent leur commune satisfaction de beaucoup de paroles d'honn√™tet√© r√©ciproque, et tout cela se fit si bien qu'ils furent mieux en se s√©parant que lorsqu'ils demeuroient ensemble, et qu'ils s'aim√®rent depuis plus tendrement qu'ils n'avoient jamais fait. M. l'abb√© de Lavardin partit de Paris avec M. Costar pour se rendre en son abbaye de Saint-Ligui√®res; et, y √©tant arriv√©s, M. Costar lui fit lire d'abord les meilleurs auteurs de la langue latine, afin que cette lecture lui serv√Æt d'un solide fondement pour l'intelligence des P√®res de l'√âglise, non-seulement en ce qui √©toit de leurs expressions, mais en ce qui regardoit leur esprit et la force de leurs raisonnements. Cette m√©thode judicieuse eut l'heureux succ√®s qu'il s'en √©toit promis, car elle rendit ce jeune abb√© capable de p√©n√©trer fort avant dans le sens des docteurs de l'√âglise, et d'y puiser le savoir qui lui √©toit n√©cessaire pour instruire les autres. Leur exercice ne fut pas seulement de lire avec une grande et continuelle assiduit√© l'√âcriture et les saints auteurs qui ont d√©velopp√© ce qu'elle a d'obscur et de difficile; M. l'abb√© de Lavardin s'occupa encore, sous les avis et la conduite de son guide, √† composer plusieurs sermons[321]. Il s'acquit par l√† l'habitude d'√©crire avec facilit√©, justesse et √©l√©gance; et ce qui est consid√©rable dans un jeune homme, et fait voir la passion ardente qu'il avoit pour le bien, c'est que cet exercice, si vertueux et si louable, dura cinq ann√©es, sans √™tre interrompu qu'un mois ou deux tout au plus, sur la fin, que cet abb√© fut oblig√© de faire un voyage dans la province du Maine, pendant lequel M. Costar en fit un autre √† Balzac, pour y voir le _Divin Parleur_[322], qui avoit rendu le nom de ce lieu si c√©l√®bre, qu'il pouvoit le disputer aux plus renomm√©s de l'ancienne Gr√®ce et de la Rome d'Auguste. Il y passa quelque temps avec cet homme illustre, qui, au jugement de tous les beaux-esprits, avoit m√©rit√© dans son si√®cle le rare et glorieux titre d'_unico eloquente_. Il y a plusieurs lettres, dans les deux volumes de M. Costar et dans ses _Entretiens_[323], qui font assez conno√Ætre ce qui se passa en cet agr√©able lieu, entre deux personnes d'esprit, comme ils √©toient, et qui avoient une tr√®s-grande satisfaction de se voir ensemble, et de se pouvoir entretenir √† leur aise de mille choses qui regardoient leurs √©tudes et leurs propres ouvrages, aussi bien que les livres de diff√©rents auteurs en diverses langues. Ainsi, monsieur, il n'est point de besoin que je m'arr√™te √† vous en faire le r√©cit, ni que je vous raconte quels furent les autres plaisirs dont ils jouirent ensemble, et surtout ceux de la bonne ch√®re; car vous savez que M. de Balzac n'√©toit pas moins estim√©, _magister c≈ìnandi qu√†m dicendi_, et que les potages qu'il avoit pris le soin de faire faire √† son cuisinier avoient aussi bien leur r√©putation que ses lettres et ses autres √©crits. [321] Costar ne parvint pas √† faire de l'abb√© de Lavardin un sujet bien distingu√©. Pour une pauvre fois qu'il voulut pr√™cher, il demeura court, ce qui fit dire √† madame de Sabl√©, √† la vue de son portrait: ¬´Mon Dieu, qu'il lui ressemble! on dirait qu'il pr√™che.¬ª (_Menagiana._ Voyez aussi les _M√©moires de Tallemant_, t. 4, p. 86.) [322] Expression employ√©e par Maynard dans ces vers sur le portrait de Balzac: C'est ce _divin parleur_ dont le fameux m√©rite A treuv√© chez les roys plus d'honneur que d'appuy, Bien que depuis vingt ans tout le monde l'imite, Il n'est point de mortel qui parle comme luy. (_OEuvres de Maynard_; Paris, 1646, in-4¬∫, p. 206.) [323] On lit le r√©cit du voyage de Costar √† Balzac, dans les _Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar_. (Paris, 1654, in-4¬∫, p. 245 et suiv.) Il est contenu dans une lettre marqu√©e au coin de l'affectation, comme presque tout ce qu'a √©crit Costar. ¬´Ce fut l√†, dit-il, que je dis un soir √† M. Balzac que, comme les financiers avoient b√¢ti tout √† l'entour de Chilly, du temps de M. le mareschal d'Effiat, il falloit que les beaux-esprits b√¢tissent √† l'entour de Balzac, et particuli√®rement vous, M. Chapelain et moi, etc.¬ª (Pag. 247.) Voiture lui r√©pondit: ¬´Ce que vous dites de b√¢tir autour de Balzac, comme autour de Chilly, m'a sembl√© fort bon, et seroit en v√©rit√© bien √† propos; mais nous autres beaux-esprits, nous ne sommes pas grands √©dificateurs.... Au moins M. de Gombauld, M. de L'Estoile et moi, avons r√©solu de ne point b√¢tir que quand le temps reviendra que les pierres se mettent d'elles-m√™mes les unes sur les autres au son de la lyre. Je ne sais si c'est qu'Apollon se soit d√©go√ªt√© de ce m√©tier-l√†, depuis qu'il fut mal pay√© des murailles de Troie, mais il me semble que ses favoris ne s'y adonnent point, etc.¬ª (_Ibid._, p. 288.) Au bout de cinq ans, M. l'abb√© de Lavardin revint √† Paris pour y faire sa cour √† la Reine et √† M. le cardinal Mazarin, √† qui cette princesse avoit confi√© toute la conduite de sa r√©gence, pour t√¢cher de s'y faire paro√Ætre digne de l'√©piscopat, o√π il aspiroit comme √† une chose tr√®s-digne de la noble et sainte ambition que Dieu lui avoit inspir√©e pour son service. M. Costar y suivit son nouveau patron, qui lui continua toujours la consid√©ration qu'il avoit eue pour lui dans la solitude de leur retraite. Ils v√©curent ensemble √† leur ordinaire, ce domestique en ayant deux autres √† ses gages pour le servir, M. Pauquet et le petit Nau, qui √©toit le laquais de M. Costar, et dont il a parl√© en plusieurs lettres de ses _Entretiens_. En cet √©tat, M. Costar n'avoit autre chose √† faire que de voir ce qu'il y avoit dans la ville de gens recommandables pour la beaut√© de leur esprit, et pour leurs rares connoissances dans les belles-lettres ou dans les sciences. Il s'acquit aussi l'entr√©e chez plusieurs personnes de grande qualit√©, qu'il vit de temps en temps, et dont il se fit estimer. Il passa trois ou quatre ans de cette sorte; mais M. l'abb√© de Lavardin, qui voyoit que la bonne fortune ne se pressoit pas de l'honorer de ses faveurs, que les esp√©rances avantageuses qu'il en avoit con√ßues ne paroissoient pas pr√™tes d'arriver √† une heureuse fin, et que cependant elles l'avoient engag√© dans une d√©pense qui pourroit l'incommoder, s'il s'opini√¢troit √† la soutenir plus long-temps, r√©solut avec prudence de quitter Paris, et de se retirer dans le Maine, chez madame la marquise de Lavardin, sa belle-s≈ìur, pour ne revenir que de temps en temps √† la cour, avec peu de train. Ainsi il s'en alla √† Malicorne, o√π il mena M. Costar. Il n'y avoit que peu de mois qu'ils √©toient en cet agr√©able lieu, qui est une demeure pleine d'enchantements, par sa situation et par tous les embellissements que madame de Lavardin y a ajout√©s; ils s'y occupoient presque toujours √† √©tudier, et ils y prenoient peu d'autres divertissements, quand M. de La Fert√©, √©v√™que du Mans, qui avoit succ√©d√© √† Charles de Beaumanoir, quatri√®me fils du mar√©chal de Lavardin, vint √† mourir dans la ville du Mans, apr√®s avoir poss√©d√© cet √©v√™ch√©, seulement pendant dix ans. M. l'abb√© de Lavardin en sut aussit√¥t la nouvelle, et il se rendit promptement √† la cour, pour y demander cet √©v√™ch√©. Vous savez, monsieur, les difficult√©s qu'il rencontra dans cette affaire, et que la temp√™te et l'orage dont il fut battu tomb√®rent en partie sur M. Costar[324]. Il se les √©toit attir√©s par un air et des mani√®res d'agir qui paroissoient plus d'un homme du monde que d'un eccl√©siastique, et m√™me par quelques paroles, o√π, quoiqu'il n'y e√ªt rien qui p√ªt blesser la religion, il paroissoit n√©anmoins plus de libert√© qu'il n'√©toit biens√©ant √† sa profession. En un mot, de quelque fa√ßon que ce soit, il donna lieu √† ses ennemis de lui nuire, et aux envieux de son patron, d'en tirer des cons√©quences d√©savantageuses au dessein qu'il avoit de s'√©lever √† l'√©piscopat; en sorte que M. Costar fut oblig√© de sortir de Malicorne, et de se retirer √† La Fl√®che, pour paro√Ætre en quelque fa√ßon avoir quitt√© M. l'abb√© de Lavardin, qu'on pressoit de l'√©loigner de sa personne, et conjurer ainsi la malice de ceux qui, pour le pers√©cuter avec plus de force, faisoient armes de tout, et bl√¢moient la conduite de ce domestique[325]. [324] M. Vincent avoit fort mauvaise opinion de Costar; il l'accusoit de faire profession d'impi√©t√© et d'ath√©isme. (_M√©moires de Tallemant_, t. 4, p. 92.) [325] L'√©v√™que du Mans laissa la plus mauvaise r√©putation. M. Desmaizeaux, dans la _Vie de Saint-Evremont_, dit que M. de Gondrin, archev√™que de Sens, et quelques autres personnes qui avoient eu des liaisons particuli√®res avec M. de Lavardin, le d√©nonc√®rent apr√®s sa mort, et que, sur leur t√©moignage, on r√©ordonna sous condition quelques pr√™tres qui avoient re√ßu de lui les ordres, et entre autres le c√©l√®bre Mascaron. M. Desmaizeaux dit qu'il tenoit ces particularit√©s de Le Vassor, dont le t√©moignage sur ces mati√®res est fort suspect. Il vaut mieux suivre l'opinion de M. de La Croze, cit√© par l'annotateur de Saint-Evremont. ¬´Philibert-Emmanuel de Lavardin, dit-il, se reconnut √† la mort, et d√©testa sa vie et ses impi√©t√©s pass√©es. Ce fut m√™me sur la d√©position qu'il fit alors qu'il n'avoit jamais eu l'intention, en administrant les sacrements de son Eglise, que plusieurs pr√™tres qui avoient re√ßu les ordres de lui se firent r√©ordonner.¬ª (_OEuvres de Saint-Evremont_; 1753, t. 1er, p. 31 et 32.) Lorsque M. l'abb√© de Lavardin eut triomph√© de la calomnie de ses ennemis cach√©s et d√©couverts, M. Costar revint √† Malicorne, son innocence n'ayant pas √©t√© moins reconnue que celle de son patron. Il est vrai qu'elle n'avoit pas √©t√© si fortement attaqu√©e, et qu'elle ne l'avoit m√™me √©t√© que pour d√©truire avec plus de facilit√© et d'artifice celle de ce patron, √† qui on en vouloit particuli√®rement, pour venger une injure ridicule et imaginaire. Celui qui pr√©tendoit qu'il la lui avoit faite, auroit eu honte de se plaindre, comme il en avoit eu de l'accuser, puisqu'il ne le faisoit qu'en cachette, et en abusant d'une confiance injuste et mal ordonn√©e, que des gens aveugl√©s par ses adroites persuasions prenoient inconsid√©r√©ment en ce qu'il leur disoit; car il est vrai qu'il les supplioit de ne le point nommer, et de se donner m√™me bien garde que l'on p√ªt d√©couvrir qu'il les faisoit agir. M. Costar se r√©unit ainsi √† M. l'abb√© de Lavardin, pourvu de l'√©v√™ch√© du Mans, qui n'en eut pas plus t√¥t pris possession, qu'il lui donna dans la maison √©piscopale un appartement commode, loin de tout bruit et dans une vue pure et agr√©able qui √©toit seule capable de le d√©lasser de la fatigue qu'il trouvoit dans le travail d'une √©tude presque continuelle. Ayant re√ßu cet appartement comme un lieu o√π il jugeoit bien qu'il passerait le reste de ses jours, il le fit ajuster et embellir de lambris et de peintures, qui l'ont rendu jusqu'√† pr√©sent le plus agr√©able logement qui soit dans le grand et irr√©gulier b√¢timent dont se compose cette maison √©piscopale. Cette m√™me ann√©e en laquelle M. de Lavardin prit possession de son √©v√™ch√© du Mans, l'air se trouva si corrompu dans la ville, qu'il y causa une esp√®ce de maladie contagieuse. Elle avoit commenc√© par donner la mort √† l'√©v√™que, elle n'√©pargna pas les chanoines dont elle emporta un grand nombre, entre lesquels celui qui √©toit pourvu de la dignit√© d'archidiacre de Sabl√©, se rencontra des premiers. M. de Lavardin, qui ne faisoit que d'entrer dans son √©piscopat, et qui n√©anmoins avoit d√©j√† eu le moyen de remplir le serment de fid√©lit√© et de satisfaire √† l'indult, pourvut M. Costar de la pr√©bende et de l'archidiacon√©; mais il l'obligea en m√™me temps, quoique avec assez de peine, de r√©signer son prieur√© du Mesnil au fr√®re de M. le marquis de Jarzay[326], suivant en cela l'exemple du premier ministre, M. le cardinal Mazarin. Il s'y crut en ce rencontre d'autant mieux fond√©, que Son Eminence venoit de l'obliger de donner l'abbaye de Saint-Ligui√®res, dans les portes de Niort, √† M. Cohon, √©v√™que de N√Æmes, au m√™me temps qu'il lui fit exp√©dier le brevet du Roi pour l'√©v√™ch√© du Mans. Il savoit d'ailleurs, de M. Costar lui-m√™me, que M. de Rueil, √©v√™que d'Angers, en avoit toujours us√© de cette sorte dans la distribution de ses gr√¢ces. Ce qui fit r√©soudre plus volontiers M. Costar √† subir cette loi, ce furent les assurances que M. du Mans lui donna, que les b√©n√©fices qu'il lui venoit de conf√©rer n'√©toient pas le seul bien qu'il lui vouloit faire, et que son dessein n'√©toit pas de suivre en d'autres occasions cette conduite qui ne pouvoit donner que des marques de peu d'affection; mais que la reconnoissance, o√π l'engageoit l'amiti√© que M. le marquis de Jarzay lui avoit fait paro√Ætre, dans la plus importante affaire de sa vie, dont il venoit de sortir glorieusement, malgr√© la calomnie de ses injustes et furieux ennemis, vouloit absolument qu'il f√Æt ce qu'il d√©siroit de lui. En effet, comme cet √©v√™que, en vrai gentilhomme, qui avoit un c≈ìur form√© du tr√®s-noble sang d'une infinit√© de h√©ros, et rempli de vertus, √©toit toujours v√©ritable en ses promesses, et que les chanoines du Mans, aussi bien que presque tous les autres du royaume, avoient en ce temps-l√† le privil√©ge de poss√©der des cures, il lui donna celle de Niort, en cette province du Maine, qui lui valut, toutes charges faites, un bon vicaire entretenu lib√©ralement et les d√©cimes pay√©s, cinq cents √©cus port√©s jusque dans sa chambre. [326] Ren√© du Plessis de la Roche-Pichemer, comte de _Jarz√©_ ou Jarzay. C'est celui qui fit semblant d'√™tre amoureux de la reine Anne d'Autriche, et qui passa de longues ann√©es dans l'exil. De cette sorte, il se trouva fort accommod√©, parce que, outre le revenu de ces b√©n√©fices, il √©toit non-seulement log√©, mais encore nourri aux d√©pens de M. du Mans, avec deux personnes √† son service, sans compter un cheval que son √©v√™que lui avoit donn√©, et qu'il lui entretenoit. Se voyant au milieu de tout ce bien, il crut qu'il devoit travailler √† se l'assurer et m√™me √† l'accro√Ætre; il jugea que le plus s√ªr moyen √©toit de se rendre utile et n√©cessaire √† son patron. Il lui offrit de se charger de l'instruction du seul fils qu'e√ªt laiss√© M. le marquis de Lavardin, qui avoit √©t√© tu√© au si√®ge de Gravelines[327]. C'√©toit alors un enfant de sept √† huit ans, qui faisoit d√©j√† paro√Ætre qu'il √©toit n√© avec beaucoup d'esprit. Cette offre fut accept√©e avec une grande joie par l'oncle, qui avoit une extr√™me passion de bien faire √©lever celui qui devoit √™tre l'appui, le soutien et l'honneur de sa maison, et madame la marquise de Lavardin n'en eut pas moins de joie, √©tant toute remplie de z√®le pour les avantages de son fils, et pour la gloire de cette maison, dont elle avoit d√©j√† commenc√© efficacement √† remettre en bon √©tat les affaires, auparavant en mauvais ordre, et presque enti√®rement ruin√©es. [327] Henri de Beaumanoir, marquis de Lavardin, mar√©chal-de-camp, fut tu√© d'un coup de mousquet au si√©ge de Gravelines, au mois de juin 1644. Il laissa de Marguerite-Ren√©e de Rostaing, qu'il avoit √©pous√©e le 10 mars 1642, un fils qui a √©t√© ambassadeur √† Rome en 1687. Il commen√ßa donc ainsi √† donner une grande partie de ses soins √† ce jeune enfant. Aid√© en cela du travail de M. Pauquet, et comme il savoit parfaitement choisir les choses propres √† lui ouvrir l'entendement, en lui exer√ßant la m√©moire, il lui fit faire en peu de temps des progr√®s √©tonnants; il le fit admirer de tous ceux qui l'entendirent, et M. du Mans et madame la marquise de Lavardin furent si contents des succ√®s du disciple, que le pr√©lat ayant dessein de passer quelques mois chaque ann√©e √† Paris, donna une seconde cure √† M. Costar, dont il tira cinq cents livres de pension. M. Pauquet fut pourvu d'une autre en proximit√© de la ville, qui lui valoit huit cents livres: le tout pour suppl√©er √† ses absences pendant lesquelles il ne nourrissoit plus M. Costar; ce qui n'emp√™cha pas que madame la marquise de Lavardin ne lui pay√¢t, durant ce temps, une pension consid√©rable pour la nourriture de son fils et d'un valet de chambre. Les soins qu'il prenoit de cet enfant √©toient fort exacts et tr√®s-assidus, mais ils n'emp√™choient point ses √©tudes particuli√®res, d'autant qu'ils avoient leurs heures r√©gl√©es, et que n'allant gu√®re que les f√™tes et les dimanches √† l'√©glise, √† cause de la difficult√© de marcher que lui causoient ses gouttes, il avoit encore assez de temps, surtout ayant pris aupr√®s de lui un lecteur, qui ne le quittoit point, et qui, pour suppl√©er √† l'extr√™me d√©faut de sa vue, qui √©toit devenue tout-√†-fait basse, lui lisoit les livres o√π il cherchoit ce qu'il pensoit lui pouvoir √™tre de quelque service. Il les lui faisoit marquer d'un crayon, afin que M. Pauquet n'e√ªt plus qu'√† lui en faire l'extrait, en le distribuant dans les lieux que chaque chose concernoit; j'entends selon son g√©nie, car vous savez, monsieur, qu'en ce qui est de ces lieux communs[328], chacun a son ordre qui lui est propre et qui r√©pond √† son imagination, en sorte que ce qui est excellent pour l'un, et ce qui lui sert d'une m√©moire artificielle, et comme l'a dit Montagne, _d'une m√©moire de papier_, ne fait qu'embarrasser un autre, et lui est un champ st√©rile, o√π son esprit ne fait que languir, sans y rien trouver qui puisse lui donner une bonne et agr√©able nourriture et le mettre en √©tat de produire. [328] Cet usage de rassembler des lieux communs, qui nous semble aujourd'hui avec raison, si ridicule, √©toit pratiqu√© par les savants du dix-septi√®me si√®cle, qui l'avoient emprunt√© du si√®cle de l'√©rudition. On lit dans Balzac: ¬´Je ne commence qu'√† entrer en belle humeur, et entamer mes _lieux communs_; mais le mal est que je ne suis pas ma√Ætre de mes heures, etc.¬ª _(OEuvres de Balzac_, neuvi√®me dissertation, ch. 3, t. 2, p. 626.) Il faut, monsieur, que je vous dise de quelle mani√®re cet √©loquent homme travailloit √† la composition de quelque ouvrage que ce f√ªt. Il se mettoit dans un coin de sa chambre, apr√®s avoir donn√© ordre √† ses gens de n'y laisser entrer personne et de ne le point venir interrompre. Il y demeuroit assis dans une profonde m√©ditation, comme immobile, plus ou moins long-temps, selon que ce qu'il faisoit √©toit plus ou moins long et p√©nible; lorsqu'il avoit, en se recueillant ainsi, fini ce qu'il s'√©toit propos√©, il le dictoit √† l'instant √† M. Pauquet. S'il se rencontroit que M. Pauquet f√ªt occup√© √† des choses plus press√©es, ou qu'il ne f√ªt pas au logis, ce qui arrivoit rarement, par le soin qu'il avoit de le retenir aupr√®s de lui, il diff√©roit tant qu'il vouloit √† dicter ce qu'il avoit donn√© en garde √† sa m√©moire, en le composant sans l'√©crire, et elle le lui conservoit en entier pendant un ou deux jours, et m√™me jusqu'√† quatre ou cinq, sans qu'il s'y perd√Æt, ou qu'il s'y d√©range√¢t le moindre mot. De sorte, monsieur, qu'on peut dire qu'il √©toit v√©ritablement en cela et en toute autre chose, comme Hortensius, de qui S√©n√®que a dit: _Hortensius ea qu√¶e secum commentatus est sine scripto, verbis iisdem reddebat_; et ce que je vous dirai encore, monsieur, en cet endroit, pour vous faire mieux conno√Ætre ce que j'ai remarqu√© de lui, c'est qu'il avoit autant d'esprit que de m√©moire; ce qui paroissoit √©videmment en ce qu'il faisoit tout ce qu'il vouloit des choses qu'il avoit mises dans sa m√©moire, et qu'elles √©toient l√†, comme dans une terre fertile, qui faisoit produire le centuple √† chaque grain de la semence qu'elle avoit re√ßue; ainsi l'on peut assurer qu'il √©toit savant, suivant cette r√®gle du m√™me Sen√®que: _Meminisse est rem commissam memori√¶ custodire, at contra scire est sua facere qu√¶que, nec ab exemplari pendere et toties ad magistrum respicere_. Cela est ais√© √† remarquer et √† reconno√Ætre dans ses livres, o√π il a employ√© plusieurs passages d'auteurs diff√©rents, si ing√©nieusement et avec tant de justesse et de nouveaut√© dans ses pens√©es, qu'on peut assurer que tous ces biens lui sont propres, et qu'il les a plut√¥t re√ßus de la nature que de l'√©tude et de l'art. Toutes les fois qu'il avoit √† travailler sur des sujets auxquels il devoit donner beaucoup du sien, et qu'il vouloit appuyer de l'autorit√© des auteurs c√©l√®bres, pour leur donner plus de force, il se faisoit √©crire sur une esp√®ce de liste, dont la feuille pli√©e faisoit deux colonnes, tous les passages qu'il avoit dessein d'employer dans sa composition. Il se les faisoit ensuite lire une ou deux fois, et il les savoit apr√®s si bien, qu'en composant il n'avoit besoin que d'en entrevoir seulement les premiers mots, quelque longs que fussent les passages pour s'en servir et en faire la plus juste application. Il mettoit ensemble de cette mani√®re, tant√¥t une page, tant√¥t deux ou trois, et quelquefois jusqu'√† cinq ou six, qu'il dictoit apr√®s √† son loisir, sans √™tre oblig√© d'en charger sa m√©moire, qui les lui gardoit tant qu'il vouloit, sans en rien perdre. Cette merveilleuse facilit√© de m√©moire faisoit qu'il ne souffroit que bien peu, dans ses √©tudes, du d√©faut de sa vue qui n'avoit jamais √©t√© forte, mais qui se trouva notablement affoiblie, √† l'√¢ge de quarante ans, par sa tr√®s-grande application √† la lecture. Ce qui l'incommodoit bien davantage, c'√©toit la goutte qu'il avoit, pour ainsi dire, trouv√©e dans la succession de son p√®re, et qui l'avoit attaqu√© d√®s l'√¢ge de dix-neuf √† vingt ans. Mais comme cette maladie est une d√©esse qui hait les pauvres, ainsi que le dit un po√®te grec dans l'Anthologie, lorsque sa fortune devint meilleure, et qu'avec plus d'√¢ge il eut aussi plus de bien, elle le visita plus souvent, ne se passant point d'ann√©e qu'il ne l'e√ªt au moins trois fois. Elle lui causoit toujours la fi√®vre, mais elle n'√©toit que m√©diocrement douloureuse. Elle commen√ßoit d'ordinaire par les mains, qu'elle lui avoit remplies de _nodus_ et presque enti√®rement estropi√©es; de l√† elle tomboit sur les pieds, et elle se r√©pandoit ensuite presque g√©n√©ralement sur toutes les parties de son corps, ou √† la fois, ou successivement, sans qu'elle √©pargn√¢t m√™me le nez, les l√®vres et les paupi√®res. En cet √©tat il falloit que M. Pauquet, et les derni√®res ann√©es de sa vie, un valet de chambre assez fort pour cela, le lev√¢t, le couch√¢t et le tourn√¢t dans son lit, sur ses bras, comme il auroit fait un enfant, parce qu'il se trouvoit sans force, et qu'il ne pouvoit s'aider en aucune mani√®re. Si cette maladie √©toit f√¢cheuse et importune, elle √©toit aussi la seule qui os√¢t l'attaquer. Elle ne laissa pas de lui faire un jour courir grand risque de mourir soudainement, ce qui arriva de cette sorte: elle le prit √† Angers, et le m√©decin lui ayant ordonn√© de se faire saigner √† cause de la fi√®vre qu'elle lui donnoit, il fit appeler pour cela le plus habile et le plus fameux chirurgien de la ville et de toute la province, nomm√© Maussion. Ce chirurgien prit si peu garde √† ce qu'il faisoit, par une n√©gligence qui est assez ordinaire aux plus excellens ouvriers, qu'il lui piqua l'art√®re; mais il fut si heureux que son sang, qui sortoit imp√©tueusement, fut arr√™t√© dans le moment par l'habilet√© du chirurgien qui, sans s'√©tonner, ni effrayer le malade, mit promptement un double sur l'ouverture avec une compresse, et fit la ligature bien ferme, d√©fendant qu'on la d√©f√Æt jusqu'√† ce qu'il f√ªt revenu. Le lendemain, il revint comme il l'avoit dit; mais ayant encore jug√© √† propos de le laisser en cet √©tat autres vingt-quatre heures, la cicatrice se trouva faite au bout de ce temps, et il en fut quitte pour un an√©vrisme qui se forma, et qu'il porta le reste de ses jours, sans incommodit√© notable. Je lui ai souvent ou√Ø dire qu'au sortir de cette goutte, et lorsque la fluxion s'√©toit enti√®rement √©coul√©e, il sentoit que son cerveau √©toit parfaitement d√©gag√©, que son imagination √©toit plus nette, plus pure, plus libre et plus vive qu'auparavant, et qu'elle faisoit agir plus ais√©ment et plus fortement ce qu'il avoit d'esprit. De sorte qu'en ce temps-l√† il se trouvoit plus √©pris qu'√† son ordinaire du d√©sir d'√©tudier, et de mettre en ≈ìuvre les mati√®res qu'il avoit amass√©es. En effet, ce fut au sortir d'un violent acc√®s de sa goutte, qui lui avoit dur√© pr√®s d'un mois, qu'il entreprit cet ouvrage, qui, de tous ceux qu'il avoit faits jusqu'alors, eut l'avantage d'√™tre mis le premier sous la presse, qui s'est trouv√© son chef-d'≈ìuvre, et a eu une √©clatante r√©putation: la _D√©fense des OEuvres de M. de Voiture_[329]. [329] Cet ouvrage parut en 1653. Vous vous souvenez, monsieur, que ce fut vous qui, passant par Le Mans pour retourner √† Paris, d'un voyage que vous aviez fait √† Angers, voul√ªtes bien vous charger de cet ouvrage, pour le mettre entre les mains de M. Conrart, et que ce dernier convint avec M. de Pinchesne, neveu de M. de Voiture, qu'il le donneroit √† l'imprimeur, qu'il auroit le soin de l'impression, et qu'il feroit paro√Ætre par une √©p√Ætre liminaire que c'√©toit lui-m√™me qui, pour assurer davantage la gloire des √©crits de son oncle, mettoit au jour cette _D√©fense_[330]. Ils se servirent de ce d√©tour, afin d'emp√™cher que M. de Balzac ne se plaign√Æt de M. Costar, et ne lui reproch√¢t d'avoir rendu public, pour lui d√©plaire, un ouvrage qu'il lui assuroit n'avoir fait que pour lui √™tre envoy√© en particulier[331]; car la v√©rit√© est que M. de Balzac, qui, sans doute, avoit √©t√© touch√© de quelque jalousie en voyant l'applaudissement universel qu'avoient re√ßu les ouvrages de M. de Voiture, qui sembloient en quelque sorte avoir obscurci l'√©clat des siens, ne pensoit pas que M. Costar pr√Æt la chose avec tant de chaleur et qu'il la pouss√¢t si loin; d'autant plus qu'√©tant amis, et lui envoyant quelques observations que M. de Girac avoit faites en latin, sur les OEuvres de M. de Voiture, il lui avoit simplement demand√© ce qu'il jugeoit de ce petit travail d'un homme qui √©toit de ses amis et qu'il croyoit de bon sens. Quoiqu'il le pri√¢t depuis, par une seconde lettre, de lui faire r√©ponse l√†-dessus, ce fut toutefois sans l'en presser et sans lui faire aucune instance, qu'il lui demanda son sentiment. Ainsi, tout ce qu'a dit M. Costar au commencement de cette _D√©fense_ de l'ardeur que M. de Balzac avoit apport√©e √† l'obliger de r√©pondre √† l'√©crit de M. de Girac, n'est qu'un jeu qu'il s'est donn√©, une fiction sans fondement solide, une raillerie cach√©e sous les apparences d'une enti√®re ob√©issance, qui ne songeoit qu'√† satisfaire √† l'estime qu'elle avoit pour un homme aussi illustre que l'√©toit M. de Balzac, et avec lequel il avoit depuis long-temps contract√© une enti√®re amiti√©. Il la fit cependant c√©der, en cette occasion, au plaisir de se servir d'une ironie agr√©able, qui p√ªt rendre son √©loquence plus vive et plus piquante, et lui acqu√©rir plus d'approbateurs et de r√©putation. [330] M√©nage s'accorde enti√®rement avec le biographe de Costar. Voici ce qu'on lit dans le _Menagiana_: ¬´Apr√®s avoir oblig√© M. de Girac √† √©crire en latin contre les lettres de Voiture, M. de Balzac engagea aussi M. Costar √† prendre la d√©fense de Voiture et √† √©crire contre M. de Girac; c'√©toit pour s'attirer des louanges de l'un et de l'autre c√¥t√©. Je passois par Le Mans pour revenir √† Paris, dans le temps que la D√©fense fut achev√©e. M. Costar m'en donna deux exemplaires, l'un pour √™tre envoy√© √† M. de Pinchesne, neveu de M. de Voiture, et l'autre √† M. Conrart. Il me dit qu'il se soumettroit volontiers √† tous les changements qu'on y voudroit faire, soit qu'on voul√ªt y ajouter ou retrancher. Une des copies fut communiqu√©e √† M. de Balzac, qui envoya des corrections. Cependant l'ouvrage s'imprima, et parce que ses corrections arriv√®rent dans le temps que l'impression fut achev√©e, on lui manda qu'elles √©toient venues trop tard, et le livre parut tel qu'il √©toit, dont il eut quelque chagrin.¬ª (_Menagiana_, √©d. de 1715, t. 1er, p. 309.) [331] Balzac prit fort mal cette publication. Il √©crivit √† Conrart: ¬´Je ne comprends point ce qu'a fait le neveu de M. de Voiture, sans en parler √† personne, sans vous en donner avis, sans savoir si Le Mans et Angoulesme le trouveroient bon...... Quel droit a-t-il de publier un ouvrage compos√© par Costar et adress√© √† Balzac? Et qui lui a dit que Balzac n'usera point du pouvoir que Costar lui donne de changer, de rayer ce qu'il lui plaira de cet ouvrage, et de supprimer mesme l'ouvrage, si bon lui semble?.... Vous pouvez penser que je ne suis envieux ni de la gloire de M. de Voiture, ni de celle de M. Costar, ni de celle de votre tr√®s-humble serviteur, qui trouve, comme vous dites, son pan√©gyrique dans la _D√©fense_ de son ami.... L'impression d'un excellent livre ne doit pas √™tre un larcin, ne doit pas √™tre une action de surprise, une action de t√©n√®bres et de nuit. Il faut donc avant toutes choses avoir des nouvelles de M. Costar....., etc.¬ª (_Lettre_ du 16 juin 1653; _OEuvres de Balzac_, t. 1er, p. 976.) Vous avez mieux su que moi, monsieur, vous qui √™tes dans le grand monde, le bruit qu'y fit ce petit livre, et combien il fut g√©n√©ralement admir√©; mais est-il venu √† votre connoissance que M. Rose[332], qui √©toit le premier secr√©taire de M. le cardinal Mazarin, fut un de ceux qui furent le plus √©pris de ses beaut√©s, et que l'ayant fait lire √† Son Eminence, Elle en fut aussi touch√©e si vivement, et de celles de l'esprit qui les avoit produites, qu'Elle commanda √† M. Colbert, qui √©toit alors son intendant et le principal ministre de sa maison, de le mettre au nombre des hommes extraordinaires dans les sciences et dans les belles-lettres, √† qui Elle donnoit pension. Cet intendant de la maison de Son Eminence ex√©cuta promptement cet ordre, et envoya √† M. Costar une lettre de change de cinq cents √©cus, qui fut acquitt√©e par le receveur des tailles de l'√©lection du Mans, pour le premier paiement de cette pension. [332] Toussaint Rose, secr√©taire de Mazarin, ensuite secr√©taire particulier de Louis XIV, dont il avoit _la main_, pr√©sident √† la Chambre des comptes de Paris, et membre de l'Acad√©mie fran√ßoise, parce que cette compagnie lui dut l'honneur de haranguer le Roi, mourut en 1701. Le billet d'avis que lui √©crivit M. Colbert ne contenoit que peu de mots, et ne lui faisoit point entendre d'o√π ni comment lui venoient ce bien et la lettre de change qui y √©toit jointe. M. Costar n'en eut pas moins de joie que d'√©tonnement. Il ne se contenta pas d'en faire son remerc√Æment √† M. le cardinal Mazarin, par la lettre qui commence son premier volume; il fit aussi une lettre √† M. Colbert, par laquelle il lui t√©moigna qu'il ne lui √©toit pas seulement oblig√© de l'avis qu'il lui avoit donn√©, et du soin qu'il avoit pris de lui envoyer la lettre de change; mais il lui rendit encore mille tr√®s-humbles gr√¢ces de ses bons offices aupr√®s de Son Eminence, croyant lui devoir le bienfait dont Elle venoit de l'honorer. M. Costar agit en cela, dans l'opinion qu'il eut qu'encore que M. Colbert et lui ne se fussent point connus auparavant, il √©toit arriv√© heureusement pour sa bonne fortune, que ce premier ministre de celui qui l'√©toit de tout le royaume avoit √©t√© touch√© du m√©rite de son livre, et que c'√©tait ce qui l'avoit port√© √† le faire valoir aupr√®s de son patron, qu'il savoit avoir de l'affection pour les gens habiles et savants, et aimer √† les favoriser en r√©pandant sur eux ses lib√©ralit√©s[333]. [333] On lit dans le _Menagiana_: ¬´La _D√©fense de M. de Voiture_ lui acquit (_√† Costar_) une grande r√©putation, parce qu'on la trouvoit mieux √©crite que les lettres de M. de Balzac et que celles de Voiture, de qui il prenoit le parti. Cela fut cause que M. le cardinal Mazarin lui fit √©crire par M. Colbert qu'il lui donnoit une pension de cinq cents √©cus, et le chargeoit de lui dresser un r√¥le des personnes de lettres. J'y travaillai pendant trois mois, parce qu'il s'en rapporta √† moi, qui avois plus d'habitude que lui √† Paris, et plus de connoissance de ceux qui √©toient dans les provinces. Cela ne produisit rien pour lors; mais M. Colbert, quelques ann√©es apr√®s, fit des lib√©ralit√©s non-seulement aux personnes de lettres de France, mais encore aux √©trangers.¬ª (_Menagiana_, √©d. de 1715, t. 1er, p. 290.) Il est singulier que l'auteur de la Vie de Costar ne parle pas de cette circonstance. On a imprim√© dans la _Continuation des M√©moires de litt√©rature et d'histoire_ (par le p√®re Desmoletz, Paris, 1726; t. 2, 2e partie, p. 317) un _M√©moire des gens de lettres c√©l√®bres de France, par M. Costar_. Cet ouvrage paro√Æt avoir √©t√© fait avec M√©nage. Si ce dernier y a eu part, il n'y a pas fait preuve de modestie, car voici comment il y est plac√©: ¬´Les plus savants en beaucoup de choses et les plus universels sont: _Bignon_, avocat g√©n√©ral.... etc. _M√©nage. On lui feroit injustice si on ne le mettoit pas imm√©diatement apr√®s cet excellent homme, car il est un second prodige de science._¬ª (Page 332.) Costar n'est pas m√™me nomm√© dans cette nomenclature. On a de Chapelain un _M√©moire de quelques gens de lettres vivants en 1662_, imprim√© en 1726 dans les _M√©moires du P. Desmoletz_, t. 2, premi√®re partie, p. 21, et dans les _M√©langes de litt√©rature tir√©s des lettres de Chapelain_, p. 181. La Soci√©t√© des Bibliophiles fran√ßois a publi√© en 1826 les _Gratifications faites par Louis XIV aux savants et hommes de lettres depuis 1664 jusqu'en 1679_. Ces dons ont √©t√© faits par les mains de Colbert, d'apr√®s les renseignements qui se trouvoient dans les deux M√©moires que l'on vient de citer. Cependant M. Colbert ne voulut point s'acqu√©rir √† faux titre ce m√©rite aupr√®s de M. Costar, et pour le tirer de son erreur, il l'assura qu'il n'avoit nulle part au bien que M. le cardinal avoit voulu lui faire; et, soit qu'il ne s√ªt pas en effet qui avoit port√© Son Eminence √† cette lib√©ralit√©, ou qu'il ne voul√ªt pas se donner la peine de lui en conter l'histoire, il se passa beaucoup de temps avant que M. Costar d√©couvr√Æt celui qui √©toit la premi√®re cause de cette bonne fortune; mais enfin, M. de Pinchesne, qui √©toit connu de M. Rose, et qui le voyoit quelquefois, ayant su de lui-m√™me qu'il avoit mis la _D√©fense_ des ouvrages de son oncle entre les mains de Son Eminence, apr√®s lui avoir fait na√Ætre l'envie de la lire, par les louanges qu'il lui avoit donn√©es, lui manda comment la chose s'√©toit pass√©e, et le bonheur qu'il avoit eu de plaire √† cet honn√™te homme. Il ajouta √† ce r√©cit que M. Rose √©toit un tr√®s-bel esprit, qui avoit un go√ªt fin et d√©licat, pour conno√Ætre, en ces sortes de productions, ce qu'il y avoit de bon et de mauvais, d'extraordinaire et de commun, d'exquis et de m√©diocre, et que, sans √™tre touch√© de cette basse et maligne envie, qui est le vice auquel la plupart des gens d'esprit sont le plus sujets, il avoit bien voulu lui rendre toutes sortes de justice, et faire valoir le plus obligeamment du monde son travail. M. Costar apprit toutes ces choses avec bien de la joie: d√®s ce temps-l√† il commen√ßa d'√©crire √† M. Rose[334]; et comme celui-ci √©toit fort sensible au m√©rite des beaux esprits, fort honn√™te et fort obligeant, ils li√®rent ensemble une correspondance assez √©troite. [334] _Voyez_ la lettre 68e de Costar, p. 172 de la 1re partie de ses _Lettres_. Mais M. Costar, qui fut bient√¥t inform√© de ce que pouvoit M. Colbert aupr√®s de M. le cardinal Mazarin, et combien ses rares qualit√©s l'en faisoient consid√©rer, s'attacha √† lui faire sa cour plus particuli√®rement qu'√† tout autre, n'ignorant pas qu'en mati√®re de bien conduire ses int√©r√™ts et de les avancer, celui qui est le plus capable de les soutenir et d'en procurer le succ√®s doit recevoir les premiers hommages[335]. [335] L'aveu est na√Øf. Les fades √©loges dont regorgent les lettres de Costar √©toient en raison des services qu'il pouvoit attendre de ceux auxquels il les adressoit. Dans cette m√™me conjoncture, M. le cardinal voulut que l'on f√Æt des r√©ponses √† quelques √©crits qui avoient √©t√© publi√©s en faveur de M. le cardinal de Retz, d√©tenu prisonnier au bois de Vincennes; il jugea que M. Costar √©toit l'√©crivain le plus habile qu'il p√ªt employer pour travailler sur ce sujet, et il chargea M. Colbert de lui en √©crire et de lui envoyer les m√©moires qui lui √©toient n√©cessaires. Aussit√¥t qu'il les eut re√ßus, il s'acquitta de cette commission fort vite et parfaitement bien; en sorte qu'on lui t√©moigna qu'on √©toit tout-√†-fait content de son ouvrage. Cela lui donna moyen de lier plus de commerce avec M. Colbert, qui lui fit toujours paro√Ætre tant d'estime et d'affection, en l'assurant de la bienveillance de Son Eminence, qu'il ne douta plus qu'il n'e√ªt toute la faveur qu'il pouvoit d√©sirer dans les bonnes gr√¢ces du premier ministre de l'Etat; et comme il est naturel √† l'homme, et surtout aux po√®tes et aux orateurs, de prendre ais√©ment de l'orgueil, il en con√ßut une telle opinion de lui-m√™me qu'il ne crut plus pouvoir retenir avec justice, √† l'ombre de son cabinet, aucune ligne de tout ce qu'il avoit jamais √©crit et de ce qu'il √©criroit √† l'avenir. Cette pens√©e, dont il remplit son imagination, fit na√Ætre dans son c≈ìur un si violent amour pour l'impression, que rien ne fut capable de l'√©teindre que la mort. Il me disoit √† ce sujet ces deux vers d'une √©pigramme de Martial qu'il s'appliquoit √† lui-m√™me: _Post me victur√¶, per me quoque vivere cart√¶ Incipiant; cineri gloria sera venit._ Ce fut ce qui l'obligea √† faire paro√Ætre par la voie de l'impression ses _Entretiens_ avec M. de Voiture, avec M. de Balzac, et avec un chanoine d'Angers nomm√© Seurhomme[336], qui n'eurent pas le m√™me succ√®s que la _D√©fense_, parce qu'ils ne parurent pas aux savants assez remplis de doctrine, et que ceux qui n'avoient qu'un m√©diocre savoir ne les prirent que pour des lieux communs qui ne pouvoient pas √™tre d'une grande utilit√©, quoiqu'ils fussent √©l√©gamment √©crits et mis ensemble avec beaucoup d'esprit; ils les jug√®rent plus propres √† des √©coliers qui sortoient de leurs classes, et qui commen√ßoient √† entrer dans le monde, pour leur faire na√Ætre ou pour leur conserver quelque amour pour les lettres, qu'aux personnes qui y √©toient d√©j√† entr√©es, et s'√©toient acquis de plus solides connoissances. M. de Balzac m√™me, qui √©toit entr√© dans cette sorte d'Entretiens avec lui, et qui les avoit regard√©s dans le temps seulement comme un jeu de la m√©moire et de la facilit√© de se servir des choses qu'on y avoit mises, n'approuvoit pas non plus ce genre d'√©crire, surtout pour le tirer du commerce particulier d'un petit nombre de gens √† qui il pla√Æt, pour le donner au public, qui n'en a que faire, et √† qui il ne peut √™tre que d'un m√©diocre divertissement. Cet illustre s'en est expliqu√© en ces termes, dans une de ses lettres, en parlant √† M. Conrart: ¬´Vous connoissez M. Sarazin, c'est pourquoi je ne vous fais point son √©loge; mais, puisque vous voulez savoir ce que c'est que notre commerce, je vous envoie les lettres que j'ai re√ßues de lui, la derni√®re desquelles est un grand discours √† la fa√ßon de M. Voiture et de M. Costar, quand ils traitoient ensemble de leurs communes √©tudes. Je ne d√©sapprouve pas le bon m√©nage du latin dans certaines compositions fran√ßoises; mais, √† vous dire le vrai, cette profusion ne me pla√Æt pas, et si ce n'est p√©danterie, c'est quelque chose qui lui ressemble[337].¬ª [336] Il √©toit chanoine de l'√©glise d'Angers et chancelier de l'Universit√© de cette ville. (_Lettres de Costar_, p. 637.) [337] Lettre √† Conrart, du 3 mars 1653. (_OEuvres de Balzac_, t. 1er, p. 967.) Cependant M. Costar, pr√©occup√© du m√©rite de ces sortes de lettres, toutes farcies de passages d'auteurs de diff√©rentes langues, s'√©toit mis en t√™te qu'elles charmeroient les lecteurs, et qu'elles leur donneroient une merveilleuse opinion de son esprit, de sa m√©moire et de sa grande lecture, aussi bien que de l'adresse et du choix judicieux avec lesquels il avoit mis ensemble tant de choses diverses, qu'il appeloit curieuses et rares; et parce qu'il ne crut pas qu'il y en e√ªt suffisamment pour fournir un juste volume, il s'avisa d'y joindre des billets qu'il fit expr√®s sous son nom et sous celui de M. de Voiture, qui n'√©toit plus vivant[338], comme s'ils eussent servi auparavant √† leur commerce, et qu'ils se fussent trouv√©s parmi ses autres papiers, dans une recherche particuli√®re qu'il en avoit faite pour le bien du public. [338] Ainsi voil√† Costar d√©clar√© faussaire par son apologiste! Aussit√¥t qu'il eut fait distribuer ce livre √† ceux √† qui il crut devoir le donner, il s'appliqua √† composer la _Suite de la D√©fense de M. de Voiture_; et comme ce qu'il avoit d'esprit √©toit vif et facile, et que sa m√©moire et les magasins qu'il avoit faits dans ses extraits tenoient √† sa disposition toutes sortes de mat√©riaux, il y employa fort peu de temps. Cet ouvrage, monsieur, vous fut adress√©, et si je ne me trompe, il vous en envoya la copie pour la revoir et pour la mettre entre les mains de l'imprimeur. L'_Apologie_, qui fut faite avec une pareille promptitude, fut, de m√™me que les autres livres qui l'avoient pr√©c√©d√©e, pr√©sent√©e √† Paris, par quelques-uns de ses intimes amis, √† toutes les personnes qu'il pensoit ne lui √™tre pas inutiles pour sa r√©putation et pour sa fortune, particuli√®rement par M. son neveu Du Moslin √† M. Fouquet, qui lui t√©moigna par beaucoup d'accueil qu'il estimoit parfaitement son oncle. Le neveu ne manqua pas de rendre bon compte √† M. Costar de la charge qu'il lui avoit donn√©e de voir ce ministre bienfaisant et g√©n√©reux, et il lui manda qu'il avoit lieu d'esp√©rer consid√©rablement des bonnes gr√¢ces d'un homme qui √©toit aussi lib√©ral, et qui prenoit autant de plaisir √† obliger les gens d'esprit. Ces bonnes nouvelles, et les avis que des amis lui donn√®rent que, s'il pouvoit obtenir des lettres d'historiographe du Roi, il seroit sans doute assez heureux pour se faire payer des gages attach√©s √† cette charge, firent qu'il ne s'endormit pas dans une affaire si importante, et, par la vertu de ses lettres, il obtint de M. le garde-des-sceaux Mol√© qu'il lui scell√¢t celles d'historiographe. Ayant mis la chose en ce point, et ne restant, pour la conduire √† l'heureuse fin qu'il souhaitoit que d'avoir la faveur de M. le surintendant, pour se faire coucher sur l'√©tat, il s'adressa en cette occasion √† M. le duc de Bournonville, qu'il savoit avoir pris beaucoup d'affection pour lui, et il le pria d'employer en sa consid√©ration le cr√©dit qu'il avoit aupr√®s de M. le surintendant. Ne se contentant pas encore des bons offices qu'il s'assuroit que M. le duc de Bournonville lui rendroit, il √©crivit directement √† M. Fouquet[339] avec le plus d'√©loquence, de charmes et d'adresse qu'il put; et afin de ne rien n√©gliger dans une affaire qu'il avoit √† c≈ìur, il eut aussi recours √† M. de Pellisson, qui a toujours √©t√© un des hommes qui aiment le plus √† obliger toutes sortes de personnes, et qui d'ailleurs, ayant con√ßu pour lui une estime non commune, se portait √† le servir avec beaucoup de z√®le. [339] En envoyant l'_Apologie_ au surintendant Fouquet, Costar ne manqua pas de dire qu'_on avoit fait imprimer ce petit travail sans attendre son consentement_. Il n'y a pas de ruses de charlatan que Costar n'ait mises en usage. (Voyez ses _Lettres_, p. 71.) Il parvint ainsi par ses journ√©es, et par la peine et le soin qu'il en prit, √† se faire mettre sur l'√©tat pour √™tre pay√© des gages de douze cents √©cus attribu√©s √† sa charge, et il les toucha non-seulement tandis qu'il v√©cut, mais m√™me jusqu'apr√®s sa mort; car lorsqu'elle arriva, le terme de ces gages √©tant √©chu, M. de Pellisson voulut bien prendre le soin de le faire toucher √† M. Pauquet. M. Costar avoit les lettres adress√©es √† quantit√© de personnes de qualit√©s, en leur faisant pr√©senter ce qu'il avoit fait imprimer de ses ouvrages. Il avoit sa lettre de remerc√Æment √† M. le cardinal Mazarin, sur la pension qu'il lui avoit donn√©e de cinq cents √©cus, ainsi que d'autres √©crites long-temps auparavant; il se mit √† les revoir, √† les rajuster et √† les embellir. Il en fit encore d'autres expr√®s, et en assez grand nombre, comme sont particuli√®rement celles o√π il a employ√© force passages d'auteurs, dont il avoit fait l'amas d√®s le moment que, par l'ordre de M. le cardinal de Richelieu, il avoit voulu se mettre en √©tat d'√©crire contre Saint-Germain. Il en fit diverses adress√©es √† des personnes de consid√©ration, √† qui il crut faire de l'honneur et rendre leur m√©moire immortelle, se persuadant que ce leur seroit des lettres de recommandation pour tous les si√®cles √† venir. Entre celles-l√† sont particuli√®rement celles qu'il a adress√©es √† M. l'abb√© de Lavardin, √† madame la marquise de Lavardin, belle-s≈ìur, et √† madame la comtesse de Tess√©, s≈ìur de ce pr√©lat; en un mot, il fit son premier volume[340] de toutes ces lettres adress√©es aux personnes les plus qualifi√©es. [340] Imprim√© √† Paris, chez Augustin Courb√©, 1657, in-4¬∫. Il ne porte pas d'indication de _premier_ volume, ni de _premi√®re_ partie. Les deux volumes des Lettres de Costar sont devenus fort rares. Nous ne les avons trouv√©s qu'√† la Biblioth√®que du Roi. Vous ignorez moins que moi, monsieur, qu'on jugea diversement de ce volume de lettres, et qu'elles n'eurent pas le bonheur de plaire √©galement √† toutes sortes d'esprits; mais avez-vous su que, se disposant l'ann√©e d'apr√®s √† en donner un second volume, quelques-uns de ses amis de Paris lui voulurent faire entendre, aussi bien que vous, que le premier volume suffisoit? Ils lui insinuoient avec d√©licatesse qu'il ne devoit point faire paro√Ætre ce second volume; qu'il y avoit une sati√©t√© des meilleures et des plus excellentes choses pour le public, qui √©toit fort sujet au d√©go√ªt de ce qui ne lui √©toit plus rare, et qu'il venoit √† poss√©der avec trop d'abondance; enfin, que ce public avoit eu l'injustice de ne pas donner au premier volume toute l'approbation qu'il auroit m√©rit√©e. M. Costar se moqua de leur avis, comme s'ils eussent √©t√© envieux et jaloux de sa gloire. M. du Mans m√™me et madame de Lavardin lui voulurent faire consid√©rer que les livres comme les hommes avoient leur Fortune; que lorsqu'ils sortoient en trop grand nombre des mains d'un auteur, elle s'en trouvoit importun√©e et leur tournoit souvent le dos, pour les laisser impitoyablement p√©rir dans la poussi√®re de la boutique du libraire. Et ce pr√©lat et cette dame, remplis de bon sens, connoissant tr√®s-bien que les premi√®res lettres n'avoient √©t√© que tr√®s-m√©diocrement re√ßues, voyoient clairement que les secondes ne pourroient avoir qu'un mauvais succ√®s, ce qui les obligea de lui all√©guer l√†-dessus les sentiments particuliers de quelques personnes qu'il connoissoit lui-m√™me pour √™tre de bon go√ªt et de beaucoup de jugement. Tout cela ne fit que blanchir contre la r√©solution qu'il avoit prise; il les repoussa m√™me rudement, et il me dit, apr√®s qu'ils furent sortis de la chambre, qu'ils ne s'y connoissoient point, ou qu'ils s'arr√™toient au mauvais jugement de quelques gens v√©ritablement du monde, mais sans capacit√©, et qui n'avoient rien du go√ªt fin et d√©licat de la meilleure et de la plus exquise cour, √† laquelle il √©tait assur√© que ce qu'il faisoit avoit le bonheur de plaire. J'avois dessein de lui faire conno√Ætre que j'√©tois de l'opinion du pr√©lat et de la dame; mais je vis √©videmment par ce discours, plein de d√©pit et d'aigreur, que ce que je pourrois lui dire √† ce sujet ne seroit pas capable de le faire revenir de son ent√™tement, et ne feroit que redoubler sa col√®re. En effet, comme l'estime qu'on a de soi-m√™me, quand l'orgueil l'a produite, s'oppose avec force et opini√¢tret√© √† ce qui la combat, tout ce qu'on lui put dire ne fit que le presser davantage de publier son second volume de lettres; et, s'il e√ªt v√©cu plus long-temps, il n'y a point de doute qu'il n'e√ªt toujours fait de ces sortes de pr√©sents au public. Il pouvoit lui en √™tre d'autant plus lib√©ral, qu'outre la merveilleuse facilit√© avec laquelle il composoit, il √©toit encore extr√™mement aid√© dans ses √©tudes par un jeune homme natif de Saint-Calais, en cette province du Maine, qui s'appelle Depoix, qui est plein d'esprit, et qui lui lisoit tout ce qu'il vouloit, sans prendre jamais un mot pour l'autre, d'une voix nette et claire, et qui faisoit paro√Ætre qu'il entendoit fort bien ce qu'il lisoit avec tant de gr√¢ce; mais, quoique ce jeune homme le serv√Æt tr√®s-utilement dans cet emploi, M. Pauquet √©toit toujours celui sur lequel il s'appuyoit particuli√®rement, et qui lui rendoit les plus grands et les plus importants secours dans toutes ses √©critures, dont il avoit besoin de conserver jusqu'aux moindres lignes et aux moindres syllabes. Elles m√©ritoient aussi sans doute qu'on en e√ªt ce soin; car elles lui avoient √©t√© si utiles, qu'elles lui avoient produit dix mille livres de rente; elles lui avoient donn√© pour pr√®s de douze mille francs de vaisselle d'argent, et pour une somme consid√©rable d'autres meubles, qui lui pouvoient servir et pour le n√©cessaire et pour le plaisant[341]. [341] Ceci fait souvenir de Philippe Desportes, dont un seul sonnet fut pay√© par Henri III d'une riche abbaye. Ce passage de la _Vie de Costar_ a d√©j√† √©t√© cit√©, t. 4, p. 91. C'est ce qui l'obligea de songer √† trouver les moyens de faire voir √† ce domestique qu'il √©toit sensible aux marques qu'il lui donnoit de son z√®le infatigable. En effet, il ne laissa pas de le faire son l√©gataire universel, quoiqu'il reconn√ªt en lui un notable d√©faut, qui √©toit une passion invincible et ardente pour le vin. Il le retenoit n√©anmoins en quelque sorte, et apportoit quelque mod√©ration √† cette passion, en ne lui permettant que le moins qu'il se pouvoit de se d√©rober √† sa vue, pour lui √¥ter l'occasion de s'enivrer, qu'il ne manquoit jamais de saisir de quelque fa√ßon qu'elle se p√ªt pr√©senter. M. Costar, cependant, n'avoit point de propres, et il n'auroit pu lui donner que la moiti√© de ses meubles, l'autre moiti√© demeurant n√©cessairement, selon la coutume du Maine, pour tenir lieu de propres √† l'h√©ritier; mais, pour y obvier, il chargea M. Pauquet de lui acheter quelque petit fonds pour son neveu Coustart, le cur√© de Gesvres, afin de se mettre en libert√© de disposer de toute autre chose √† sa fantaisie. Cette commission √©toit trop avantageuse √† M. Pauquet pour qu'il ne s'en acquitt√¢t pas avec diligence, et, en peu de temps, il trouva ce petit fonds dans la paroisse de Saussay, dont il √©toit cur√©. Il co√ªta quatorze ou quinze cents livres, ce qui fut sans doute la somme √† laquelle il eut de sa vie le moins de regret, par le grand profit qui lui en revenoit. Il pensa d'ailleurs qu'il rach√®teroit un jour ce bien pour moins de moiti√© du juste prix, du neveu qui √©toit homme √† se contenter de peu d'argent comptant, et incapable de savoir la valeur de la chose, et d'oser la lui refuser pour ce qu'il lui en offriroit. De sorte que M. Costar se voyant ainsi libre de disposer de tous ses meubles, il donna g√©n√©ralement √† M. Pauquet tout ce qui lui en pourroit appartenir lors de son d√©c√®s, ce qu'il fit par un testament pass√© devant un notaire, le neuvi√®me jour du mois de juin 1659, √† la charge d'acquitter certains services qu'il ordonna √™tre faits en plusieurs √©glises de la ville, outre ceux qu'on fait d'ordinaire dans l'√©glise cath√©drale, pour les chanoines et dignit√©s qu'on y enterre, aux d√©pens de leur succession, et de donner √† ses autres domestiques certaines r√©compenses de leurs services, qui √©toient sp√©cifi√©es par ce m√™me testament dont il me fit l'ex√©cuteur. Pour ne point entrer dans le d√©tail de toute cette disposition testamentaire, qui ne pourroit que vous √™tre ennuyeuse, je vous dirai seulement qu'elle montoit √† une somme assez consid√©rable. Celle de toutes les √©glises qui y eut plus de part fut l'√©glise paroissiale de Niort, dont il √©toit cur√©. Comme il en avoit re√ßu beaucoup de bien, il se crut oblig√© de lui donner plus de marques de sa reconnoissance. Ce fut M. Pauquet qui lui fit faire toutes ces choses et qui en ordonna comme il voulut. Il ne disposa pas n√©anmoins si absolument de ce qui regardoit le valet de chambre, qui s'appeloit Dugu√©, et qui s'√©toit attach√© avec beaucoup d'assiduit√© et de z√®le au service de son ma√Ætre, apr√®s l'avoir servi d√®s son bas √¢ge comme laquais. Il s'√©toit encore depuis beaucoup fait aimer de son ma√Ætre, par les secours importans qu'il lui avoit continuellement donn√©s dans sa goutte et dans toutes ses autres incommodit√©s. M. Costar lui donna tous ses habits et le linge de sa garde-robe, sans y comprendre les surplis, rochets, aumusses et autres habits d'√©glise; cette r√©serve d'habits d'√©glise fait voir que d√®s ce temps-l√† M. Pauquet lui avoit donn√© la pens√©e de le faire son successeur. Il voulut de m√™me que ce valet de chambre e√ªt cinq cents livres, outre ce qui lui pourroit √™tre d√ª de gages lors de son d√©c√®s. En ce qui √©toit de son neveu Coustart, qu'on appeloit d'ordinaire M. Du Coudray, quoique M. Costar n'e√ªt pas beaucoup d'estime pour lui, il ne laissoit pas d'avoir quelque inclination naturelle qui le portoit √† ne le pas abandonner enti√®rement, et √† lui faire quelque bien. Ainsi il obligea M. Pauquet, son donataire universel, √† lui faire part de la somme de deux mille livres payables six mois apr√®s son d√©c√®s; et il laissa trois cents livres √† son lecteur, avec un habit de deuil. Lorsqu'il disposa ainsi de ce qu'il poss√©doit de meubles, pour sa derni√®re volont√©, il se portoit si bien que, dans l'amour tendre qu'il avoit pour la vie, il auroit ais√©ment pens√© comme le pape Paul III, qu'il se pourroit faire que Dieu commenceroit par lui √† donner l'immortalit√© aux hommes, ou du moins qu'il le r√©serveroit apr√®s la fin de tous les si√®cles, pour faire l'√©pitaphe du monde, malgr√© ses gouttes qui l'attaquoient souvent, et qui l'obligeoient de dire en riant que la plus ordinaire de ses occupations √©toit de se d√©faire et de se refaire; car quand elles l'avoient quitt√© il reprenoit l'embonpoint que la fi√®vre lui avoit √¥t√©. Comme il √©toit sanguin et qu'il avoit la peau d√©licate, son teint, d'ordinaire assez vif, revenoit facilement, et il sentoit du plaisir de se voir ainsi remis, ayant toute sa vie √©t√© fort aise de paro√Ætre beau, et mis quelque soin √† joindre l'art de l'ajustement aux gr√¢ces de la nature. Cependant, son principal artifice √©toit la bonne ch√®re qu'il entretenoit par un excellent cuisinier √† ses gages, depuis que M. du Mans √©toit retourn√© √† Paris, et qu'il faisoit sa d√©pense. Il √©toit grand mangeur comme presque tous les goutteux, mais il buvoit peu de vin. Il r√©galoit volontiers, par des repas aussi d√©licats qu'opulens, les personnes de qualit√© et de m√©rite qui, passant par le Mans, lui faisoient l'honneur de le visiter. Vous savez, monsieur, comment il vous re√ßut un jour, qu'apr√®s vous √™tre entretenus, en gens pleins de savoir et de grandes connoissances dans les belles-lettres, ce que vous aviez fait l'un et l'autre sur les vers de Malherbe, vous en ayant donn√© l'occasion. Un de nos archidiacres[342] qu'il avoit invit√© pour vous faire compagnie, et qui avoit √©t√© pr√©sent √† votre conversation, sans avoir pu y prendre part, nous dit agr√©ablement, quand on fut pr√®s de se mettre √† table, qu'afin de pouvoir se vanter d'avoir parl√© latin avec les doctes, il alloit dire le _Benedicite_, et que l'ayant commenc√© et r√©cit√© jusqu'√† la moiti√©, il ne put achever, et il se trouva qu'il l'avoit oubli√©. Cet √©v√©nement ne fut pas moins plaisant qu'il nous parut singulier dans une personne de beaucoup d'esprit, qui ne manquoit pas de m√©moire, et qui savoit fort bien la langue latine, dans laquelle il faisoit avec facilit√© des vers m√©diocres, et dont le talent √©toit d'√™tre bon goguenard de province; mais enfin, sa m√©moire, qu'il n'avoit pas exerc√©e sur le _Benedicite_, s'en vengea et lui joua ce mauvais tour en bonne compagnie[343]. [342] M. Lair. (Note √©crite anciennement sur le manuscrit.) M√©nage appelle cet eccl√©siastique M. Du Loir. [343] M√©nage raconte ainsi cette anecdote: ¬´M. Du Loir, official du Mans, n'√©toit pas grand latin, mais il √©toit fac√©tieux. Un jour que j'√©tois au Mans, chez M. Costar, qui tenoit table ouverte, et qui l'avoit fort bonne et d√©licate, M. Du Loir s'y trouva pour d√Æner. Nous nous entret√Ænmes fort long-temps de grec et de latin, M. Costar et moi, jusqu'√† ce qu'on e√ªt servi. M. Du Loir, qui n'avoit point eu de part √† notre conversation, dit: Messieurs, afin qu'on ne dise pas que j'aie √©t√© si long-temps sans parler latin, permettez-moi de dire le _Benedicite_. Sa demande √©toit si juste qu'il eut toute permission de faire ce qu'il vouloit. Il dit _Benedicite_; nous r√©pond√Æmes _Dominus_; il continua _nos et ea_......; mais la m√©moire lui ayant manqu√©, il en demeura l√† et n'en dit pas davantage. Nous en r√Æmes et nous nous m√Æmes √† table.¬ª (_Menagiana_, Paris, 1715, t. 1er, p. 283.) Ces repas, monsieur, outre l'abondance et la d√©licatesse que sa bourse et l'habilet√© de son cuisinier y pouvoient fournir, avoient tout l'ornement que le beau linge et un riche buffet garni de toutes sortes de vaisselles d'argent y pouvoient donner. Comme il √©toit homme d'affectation et tout compos√©, tout y √©toit dans un arrangement qu'on ne pouvoit troubler sans lui faire beaucoup de peine; et afin de faire voir que rien ne lui manquoit, il se plaisoit √† faire entrer dans les services du vin d'Espagne, du rossolis et autres liqueurs, des jambons de Mayence ou de Bayonne, et d'autres choses rares pour le pays du Maine, que ses amis de Paris lui envoyoient en √©change de plusieurs gelinotes de Mezeray, que vous avez dit √™tre beaucoup meilleures que l'histoire de ce nom. S'il contentoit en cela sa vanit√© qui lui persuadoit que c'√©toit faire voir son m√©rite et la beaut√© de son esprit, que de montrer les fruits qu'ils lui avoient produits, il y trouvoit aussi quelque chose d'agr√©able en restant long-temps √† table au milieu de la libert√© et de la joie qui accompagnent un grand repas. Quand il mangeoit √† son ordinaire, sans autre compagnie que celle de son disciple, M. le marquis de Lavardin, de son neveu, de M. Pauquet et de moi, qui √©tois son pensionnaire, il ne demeuroit qu'une heure √† table. Aussit√¥t qu'il en √©toit sorti, s'il avoit quelque visite √† faire dans la ville, il montoit √† cheval pour y aller, et les derni√®res ann√©es il se faisoit porter dans une chaise propre et √©l√©gante qu'il avoit fait venir de Paris. Quand il ne sortoit point, apr√®s s'√™tre tenu une heure ou une heure et demie assis, il se promenoit dans la chambre, appuy√© sur un b√¢ton, et le plus souvent sur les bras d'un laquais, ou sur ceux de son lecteur ou de M. Pauquet. Apr√®s cet exercice, qui √©toit grand pour lui, parce qu'il avoit de la peine √† marcher, il se mettoit √† l'√©tude, ce qui √©toit le plus ordinairement √† cinq heures du soir, et il continuoit jusqu'√† huit, soit qu'il se f√Æt lire, ou qu'il compos√¢t quelque lettre ou tout autre ouvrage qu'il e√ªt entrepris. Il ne travailloit que bien rarement apr√®s le souper, et il employoit ce temps-l√† √† entretenir M. de Lavardin sur ses le√ßons, ou √† quelque conversation qu'il lioit avec nous agr√©ablement et avec ga√Æt√© jusqu'√† dix heures qu'il s'alloit coucher; mais c'√©toit particuli√®rement les matin√©es qu'il donnoit depuis sept heures jusqu'√† onze √† la lecture et √† la composition de ses ouvrages, ne souffrant que rarement qu'on le v√Ænt interrompre, et refusant pour cela sa porte presque indiff√©remment √† tout le monde. Il nous disoit l√†-dessus qu'il √©toit f√¢ch√© de ne se pas laisser voir aux personnes qui lui faisoient l'honneur de le venir chercher; mais qu'il l'auroit √©t√© encore davantage de quitter son travail dans le temps que son esprit et son imagination le lui rendoient facile, et le mettoient en √©tat de lui donner la beaut√© et les gr√¢ces dont il √©toit susceptible. Depuis onze heures jusqu'√† midi, il faisoit r√©p√©ter √† M. le marquis de Lavardin les le√ßons qu'il lui avoit donn√©es √† apprendre, et le soir, vers cinq heures, il reprenoit avec lui les m√™mes exercices. Voil√† ce qui √©toit r√©gl√© √† l'√©gard de l'instruction qu'il donnoit √† cet enfant. Il prenoit outre cela beaucoup d'autres heures pour l'entretenir, comme au sortir du d√Æner et du souper et en quelques promenades qu'il faisoit avec lui, dans le jardin ou dans la chambre. Le dernier des ouvrages auquel il s'appliqua fut ce qu'il appeloit son _Tacite_. Il estimoit singuli√®rement cet auteur, comme plein de force et de vigueur, c'est-√†-dire d'esprit, de p√©n√©tration, de sens, de jugement et d'une connoissance pure et nette des diff√©rentes inclinations des hommes, de l'in√©galit√© qui se trouve dans leurs divers temp√©ramens, des mouvemens infinis que leur causent leurs int√©r√™ts, et enfin du bien et du mal o√π ils se portent par toutes les passions qui les dominent. Il avoit travaill√© pendant presque toute sa vie √† bien entendre cet auteur, √† p√©n√©trer dans la profondeur du sens qui y est contenu, et √† √©clairer son entendement des vives et rares lumi√®res qui y brillent. Il s'√©toit appliqu√© avec soin √† en traduire les plus beaux endroits, et √† faire diff√©rentes r√©flexions sur les mati√®res qui s'y rencontrent. Il n'eut pas plus t√¥t donn√© son second volume de lettres[344], qu'il forma le dessein de revoir tout ce qu'il avoit d√©j√† fait sur les ouvrages de ce grand ma√Ætre dans l'art de la politique et dans la science de juger des divers esprits des hommes pour les gouverner et les conduire. Il se mit √† y travailler tout de nouveau, et √† faire des discours savans pour montrer l'importance des sujets qui y sont trait√©s, tant en ce qui regarde la morale que le gouvernement des Etats, et g√©n√©ralement tout ce qui appartient √† la vie civile. Il ne se proposoit pas de traduire de suite cet auteur; il vouloit n'en donner que des extraits qu'il auroit joints ensemble par des liaisons agr√©ables, qui en auroient fait un corps entier, et qui l'auroient fait paro√Ætre de toute autre mani√®re qu'une simple traduction ou qu'un commentaire; car il n'avoit garde de vouloir marcher sur les traces de quantit√© d'excellens hommes, qui ont traduit Tacite de tant de mani√®res qu'on ne sait plus lesquels choisir. En effet, quand il est question d'√©clairer quelqu'un qui s'attache √† lire ces histoires, il se trouve si √©bloui des diverses et in√©gales lumi√®res de leurs traductions et de leurs commentaires, qu'il n'y voit plus goutte. Sa vue naturelle lui auroit plus distinctement fait remarquer chaque chose, s'il avoit voulu s'en servir, sans avoir recours √† celle de ces guides ambitieux de montrer leur savoir et leur √©tonnante lecture. [344] Ce volume fut publi√© en 1659, in-4¬∫. Il porte l'indication de _seconde partie_. Il commen√ßa ce travail qu'il avoit r√©solu de d√©dier √† M. le cardinal Mazarin, et dont il pr√©tendoit faire son chef-d'≈ìuvre, d√®s les premiers jours de l'ann√©e 1659, par la traduction de la Vie d'Agricola. Il occupa M. Pauquet √† mettre en ordre ce qu'il lui avoit dict√©, ou fait copier, et √† chercher, dans le grand nombre de ses lieux communs et de ses extraits, ce qui pouvoit servir √† son projet. Il se fit lire cependant par son lecteur quantit√© de nos historiens fran√ßois, tant de ceux qui n'ont donn√© que des M√©moires, que de ceux qui ont √©crit des corps d'histoire. Il ajouta √† la lecture de ces historiens celle de beaucoup de trait√©s de politique en latin ou en fran√ßois, en italien ou en espagnol. Continuant ce travail interrompu par deux ou trois longs acc√®s de sa goutte, il s'aper√ßut vers la fin de l'ann√©e, que ses jambes s'enfloient le soir, qu'elles ne revenoient plus le matin dans leur premier √©tat, comme elles avoient fait autrefois. Il remarqua que l'impression faite avec le doigt y demeuroit des journ√©es et des nuits enti√®res, et qu'elle ne s'effa√ßoit qu'avec un si long temps, qu'il √©toit ais√© de juger que la chaleur naturelle y √©toit presque √©teinte sous le froid de l'humeur hydropique qui s'en emparoit. Il sentit m√™me quelque difficult√© de respirer, qu'on ne nomma _asthme_, non plus que l'enflure des jambes _hydropisie_, que lorsque l'une et l'autre de ces maladies commenc√®rent √† se trouver si bien √©tablies, que tous les rem√®des de la m√©decine n'avoient plus assez de vertu pour les vaincre: ce fut vers la fin du mois de janvier 1660. Sa goutte le reprit, et il esp√©ra d'abord, suivant l'opinion des m√©decins et la sienne propre, que ce mal lui serviroit de rem√®de, et que les eaux qui s'√©toient amass√©es dans ses jambes s'√©vacueroient avec la fluxion de la goutte; mais cette goutte fut moins forte et moins longue que d'ordinaire, et elle le laissa en plus mauvais √©tat qu'auparavant. Ainsi il se vit oblig√© de tourner ses esp√©rances du c√¥t√© du printemps, esp√©rant que cette belle saison ranimeroit sa chaleur naturelle, et que la jeunesse de l'ann√©e renouvelleroit en lui les forces que l'√¢ge avoit moins affoiblies que la maladie, et sans se dire √† soi-m√™me comme Marot, dans une occasion pareille, avoit dit √† Fran√ßois Ier: Si je ne puis au printemps arriver, Je suis taill√© de mourir en yver, Et en danger, si en yver je meurs, De ne veoir pas les premiers raisins meurs[345]. [345] _Marot_, _Ep√Ætre au Roy pour avoir √©t√© desrob√©_. Il se persuadoit qu'il seconderoit puissamment l'influence d'un air plus doux, en se faisant porter exactement tous les jours dans sa chaise, au d√©faut de ses jambes, que quelques nodus aux doigts des pieds lui avoient depuis long-temps rendues de peu d'usage. Il pr√©tendoit que le secouement de sa chaise lui seroit un exercice qui, joint aux autres rem√®des, pourroit gu√©rir son hydropisie. Quant √† son asthme, il le comptoit pour rien, et n'y vouloit seulement pas songer, all√©guant plusieurs exemples de gens qui avoient v√©cu tr√®s-vieux avec cette maladie. Il employoit ces faux raisonnemens √† se tromper lui-m√™me: il se laissoit remplir de toutes les vaines esp√©rances de gu√©rison que lui donnoient ceux qui l'approchoient, soit qu'ils lui parlassent de bonne foi, ou pour satisfaire √† la complaisance qu'on est particuli√®rement oblig√© d'avoir pour les malades. Tant que le froid de l'hiver dura, il ne sortit point de sa chambre, o√π il se tenoit toujours pr√®s d'un bon feu. Il y continua de se faire lire tout ce qui pouvoit servir au dessein de son Tacite. Il en composoit m√™me souvent certains endroits pour lesquels il se voyoit suffisamment de mati√®res amass√©es. Aussit√¥t que les premiers beaux jours parurent, au mois de mars, il sortit de l'√©v√™ch√© dans sa chaise, et alla jouir de leur douceur dans les all√©es du jardin de M. le marquis de Lavardin, qui est dans un des faubourgs de cette ville, fort peu √©loign√© de l'√©v√™ch√©. Il ne sortoit point toutefois de sa chaise; il s'y faisoit porter et m√™me secouer √† dessein par ses porteurs, que, moyennant une r√©compense, il obligeoit d'aller une esp√®ce de trot. Il appeloit cette d√©pense _le prix de sa vie_. Comme nous nous trouvions dans le jardin, M. Pauquet et moi avec le jeune marquis de Lavardin, lorsque les porteurs, pour se reposer, l'avoient mis pr√®s du lieu o√π nous √©tions, nous nous entretenions avec lui, tant√¥t s√©rieusement, tant√¥t avec enjouement, et cela lui faisoit passer avec grand plaisir tout le temps qu'il y √©toit. Les premiers jours du mois d'avril, il fit fort beau; l'air se radoucit extraordinairement, et cela fit penser √† M. Costar qu'il devoit d√©sormais quitter la demeure de la maison √©piscopale qui est sombre, principalement dans les appartemens bas o√π il s'√©toit log√© pendant l'absence de M. l'√©v√™que, comme √©tant plus commodes que le sien, situ√© tout au haut de la maison. Ainsi il se fit meubler le principal appartement de la maison du jardin dont je viens de vous parler. Il n'y avoit encore demeur√© que pendant trois ou quatre jours, lorsque le dixi√®me de ce m√™me mois d'avril, sur les quatre √† cinq heures du matin, il fut violemment attaqu√© d'un transport au cerveau, qui lui dura une grande heure, et lui fit perdre tellement toute connoissance, qu'il ne se souvint point, quand il en fut revenu, de ce qui s'√©toit pass√© durant tout l'acc√®s, et qu'il ne sut le secours qu'on lui avoit donn√©, que par le r√©cit qu'on lui en fit. Il re√ßut ce secours fort √† propos, par le hasard qui voulut que son valet de chambre, qui s'√©toit lev√©, l'entend√Æt faire quelque bruit; la garde-robe √©tant fort proche de sa chambre, cela l'obligea d'y entrer et de s'approcher de son lit; et l'y voyant tomb√© dans un √©vanouissement entier, il appela ceux de ses gens qui se trouv√®rent les plus proches, et ils s'employ√®rent tous √† faire ce qu'ils crurent le plus propre √† le retirer de ce p√©rilleux √©tat. M. Pauquet n'eut point de part √† l'alarme des autres domestiques, ni au secours qu'ils lui donn√®rent. Il ne fut √©veill√© que lorsque son ma√Ætre, √©tant d√©gag√© de ce transport au cerveau, l'envoya qu√©rir, par un laquais, √† l'extr√©mit√© du jardin, o√π il logeoit dans un petit corps de logis que M. Costar s'√©toit fait ajuster sur des √©curies, pour son appartement, toutes les fois que M. du Mans venoit demeurer en ce jardin; ce qui avoit donn√© occasion √† celui-l√† m√™me qui se trouva court de m√©moire en son _Benedicite_,[346] de faire sur-le-champ ces deux vers: Ce Costar si fameux, cet homme sans √©gal, N'est donc que d'un √©tage au-dessus d'un cheval. [346] M. Lair. (_Voyez_ plus haut page 307). M. Pauquet, √† qui le laquais dit tout ce qui venoit d'arriver √† leur ma√Ætre, le vint promptement trouver; et comme M. Costar, qui l'aimoit fort, venoit d'apprendre le danger o√π on l'avoit vu, et qu'il en √©toit √©tonn√©, il s'attendrit extr√™mement d√®s qu'il aper√ßut ce domestique. Il versa m√™me quelques larmes qui firent aussi pleurer M. Pauquet, et dans ce mutuel sentiment dont ils se trouv√®rent fort √©mus, le malade dit √† M. Pauquet que, s'il vouloit, il lui r√©signeroit tous ses b√©n√©fices, comme il lui avoit d√©j√† assur√© son autre bien par le testament fait en sa faveur. M. Pauquet, bien aise de cette proposition, mais en √©tant n√©anmoins surpris, lui r√©pondit, en pleurant autant de joie que de douleur, qu'il ne devoit pas y songer, que son mal ne seroit rien, et qu'il ne le croyoit pas en danger de mourir. On me vint dire √† l'√©v√™ch√©, o√π j'√©tois log√©, la nouvelle de ce qui √©toit arriv√© √† M. Costar. Il √©toit alors sept heures du matin. Je fus le voir le plus t√¥t que je pus, et en entrant dans la cour du logis du jardin, je rencontrai M. Du Chesn√©, m√©decin de grande r√©putation, qu'il s'est acquise par une tr√®s-grande √©tude, et par une tr√®s-longue exp√©rience dans les choses de son art. Il en a fait paro√Ætre de consid√©rables effets en toutes sortes d'occasions, non-seulement sur des _√¢mes viles_[347], √† parler selon le monde, mais encore sur celles qui sont de la plus pr√©cieuse mati√®re et de la plus grande importance. Comme je vis qu'il sortoit d'aupr√®s du malade, je lui demandai ce qu'il en pensoit: il me r√©pondit, qu'√† ne me rien dissimuler, il croyoit qu'il √©toit impossible de le gu√©rir, y ayant dans l'asthme et dans l'hydropisie une complication de maux qu'il avoit toujours reconnue plus puissante que les rem√®des; que tout ce qu'il pouvoit faire √©toit de lui prolonger de quelque peu sa vie. Il m'ajouta qu'il avoit dit la m√™me chose √† M. Pauquet. [347] C'est le _faciamus experimentum in anim√¢ vili_, dont Moli√®re a fait justice. Je quittai ce m√©decin, et je m'en allai dans la chambre du malade, o√π je trouvai M. Pauquet. Il en sortit aussit√¥t que j'y fus entr√©, me laissant seul avec son patron. Et comme je l'ai su depuis, M. Pauquet courut chez un notaire de ses amis, log√© dans le voisinage, pour lui faire dresser une procuration _√† r√©signer_, de tous les b√©n√©fices de son ma√Ætre, qui √©toient son archidiacon√©, que nous appelons de Sabl√©, sa chanoinie et sa cure de Niort. Ce patron me conta cependant l'√©tat auquel il s'√©toit trouv√© avant qu'il se f√Æt un transport au cerveau. Il me dit qu'il s'√©toit √©veill√© apr√®s avoir bien dormi, et que, se sentant extr√™mement √©mu, il avoit t√¢ch√© d'appeler son valet de chambre; mais que, dans l'instant m√™me, il s'√©toit trouv√© saisi d'une foiblesse, et avoit perdu toute connoissance, sans avoir souffert le moindre mal. Il continua de me dire que, revenant de cet √©tat auquel il avoit √©t√© insensible, il se trouvoit extr√™mement foible et fatigu√©, et qu'on lui venoit d'assurer qu'il avoit √©t√© long-temps sans pouls, et presque sans haleine; qu'on l'avoit fort tourment√© pour le faire revenir; que la vapeur qui lui √©toit mont√©e au cerveau s'√©tant enfin dissip√©e, il avoit envoy√© qu√©rir M. Pauquet; qu'il ne l'avoit pu voir sans √™tre fort touch√©, et qu'il lui avoit m√™me propos√© de lui r√©signer tous ses b√©n√©fices; mais que ce pauvre gar√ßon (c'est ainsi qu'il me parla), avoit rejet√© cette proposition qui lui donnoit une trop terrible image[348]. [348] Ce bon Pauquet n'en avoit pas moins √©t√© chercher le notaire. Je louai sa bont√© et sa reconnoissance pour les anciens et constants services que lui avoit rendus M. Pauquet, et cela ne lui d√©plut pas; car c'√©toit l'homme du monde qui aimoit le plus passionn√©ment les louanges, et qui en donnoit aux autres le plus volontiers. Il en avoit fait une habitude si grande, qu'il louoit le plus souvent sans sujet, et sans apparence de sujet, parce qu'il tenoit pour maxime que le plus puissant et le plus indubitable moyen de gagner les bonnes gr√¢ces des hommes, et de s'en attirer l'approbation et les louanges, √©toit de leur applaudir en toutes mani√®res, et sans craindre de les trop flatter; d'autant que s'ils refusoient d'abord ces sortes de parfums, par le mouvement d'une v√©ritable et sinc√®re modestie, ce qui √©toit rare, ils ne laissoient pas de s'y plaire √† la fin, de s'en laisser toucher et de s'en ent√™ter[349]. [349] Les hommes sont assez sots pour que Costar ait souvent trouv√© l'occasion d'appliquer son syst√®me, mais le donneur d'encens n'en demeure pas moins l'√™tre le plus m√©pris√©. Cependant cette conduite, dont il avoit fait une si longue habitude qu'elle lui √©toit pass√©e en nature, et que j'avois plusieurs fois combattue inutilement, lui √©toit fort d√©savantageuse, en ce que les personnes de bon sens l'en estimoient moins, et le regardoient comme un homme sans jugement, ou prostitu√© √† toutes sortes de flatteries basses et inconsid√©r√©es; outre qu'il √©toit si doucereux, si ajust√©, et si √©galement complaisant, qu'il y en avoit peu qui ne trouvassent sa conversation, o√π le _non_ ne pouvoit trouver place, sans sel et trop languissante, quelque chose qu'il y f√Æt entrer, par sa m√©moire ou par son imagination, en sorte qu'on lui pouvoit dire, comme fit un ancien √† quelqu'un qui √©toit toujours d'accord avec lui: ¬´R√©pondez-moi une fois _non_, afin que l'on puisse reconno√Ætre que nous sommes deux.¬ª Revenons √† ce qu'il me fit voir de bonne volont√© pour M. Pauquet: comme je ne le croyois pas si malade qu'il l'√©toit, quelques r√©flexions que j'eusse faites sur ce que m'avoit dit le m√©decin, et que je pr√©sumois que M. Pauquet lui avoit parl√© de bonne foi, je l'exhortai √† prendre courage et √† ne se pas trop alarmer, afin que la ga√Æt√© de son esprit et les agr√©ables images qu'il lui fourniroit lui servissent de premier rem√®de. Nous √©tions sur ce discours, lorsque M. Pauquet m'envoya dire qu'il y avoit quelqu'un dans la cour, qui d√©siroit me parler. Je sortis, et j'y trouvai M. Pauquet lui-m√™me. Il me demanda d'abord de quoi nous nous entretenions, et lui en ayant fait le r√©cit, je lui dis que je croyois, sur ce que je savois que lui avoit d√©clar√© M. Du Chesn√©, qu'il avoit tort de ne pas accepter l'offre que lui faisoit son patron de le faire aussi bien son successeur qu'il l'avoit d√©j√† fait son h√©ritier. Il me r√©pliqua qu'il avoit √©t√© surpris de cette proposition; que, dans ce moment-l√†, il n'avoit pas eu le loisir de penser √† ce qu'il devoit faire, et qu'il avoit r√©pondu sans songer √† ce qu'il disoit, mais qu'il me prioit de rentrer et de faire mon possible pour entretenir son ma√Ætre dans la bonne volont√© qu'il avoit pour lui; qu'il venoit de donner ordre √† son notaire de dresser la procuration _√† r√©signer_, et de la tenir toute pr√™te √† signer; que ce notaire la lui apporteroit dans peu de temps, et que je l'obligerois infiniment si je pouvois d√©terminer M. Costar √† la lui passer. Ce fut assez pour me donner dans cette affaire toute l'ardeur n√©cessaire √† la faire r√©ussir, car j'avois pour M. Pauquet une sinc√®re affection. Je ne r√©fl√©chis pas alors sur ce proc√©d√© o√π il y avoit plus d'int√©r√™t que de v√©ritable amiti√©, puisque M. Pauquet n'√©toit susceptible que d'une m√©diocre douleur, qui ne l'emp√™choit point de songer tranquillement √† ses affaires, dans un temps o√π il auroit d√ª avoir devant les yeux la perte d'un homme avec lequel il avoit pass√© trente ann√©es, qui l'avoit sans cesse caress√©, et lui avoit d√©j√† fait de grands biens. Je rentrai dans la chambre du malade, et m'√©tant assis aupr√®s de son lit, il me dit qu'il se trouvoit de mieux en mieux, et qu'il s'assuroit qu'en la belle saison o√π l'on entroit, les rem√®des de son m√©decin, et l'exercice qu'il feroit le tireroient enti√®rement de son hydropisie, qui √©toit ce qu'il y avoit de plus p√©rilleux dans sa maladie. Je lui r√©pondis que l'hydropisie seule n'√©toit pas extr√™mement √† craindre, que de m√™me l'asthme sans se gu√©rir, en plusieurs personnes se portoit longues ann√©es; mais que ce qui me faisoit de la peine √©toit la complication de ces deux maladies, et que bien que je ne le crusse pas dans un extr√™me et pressant danger, je ne laissois pas de croire qu'il y avoit √† craindre; qu'au reste, ayant d√©j√† commenc√©, par son testament, √† disposer de ses meubles en faveur de M. Pauquet, il feroit bien de couronner cette bonne ≈ìuvre par la r√©signation de ses b√©n√©fices, ainsi qu'il en avoit eu la pens√©e. Il me r√©pliqua que rien ne pressoit, et que M. Pauquet ne le vouloit pas. Je lui repartis qu'on devoit toujours √™tre press√© de faire le bien, quand on le pouvoit faire avec autant de justice; qu'il y auroit d'autant plus de gr√¢ce, qu'on ne l'en avoit point sollicit√©. Au surplus, qu'en cette r√©signation, par laquelle il donneroit √† M. Pauquet une insigne preuve de sa bienveillance, et du soin qu'il prenoit que ses longs services ne demeurassent pas sans r√©compense, il ne couroit aucun risque de se voir d√©pouill√©, parce que, r√©signant ses b√©n√©fices √† un domestique, dans la maladie o√π il se trouvoit, s'il en gu√©rissoit, ce r√©signataire ne prendroit point possession, et qu'ainsi il arriveroit heureusement qu'il auroit donn√© tout ce qu'il pouvoit donner, sans se dessaisir, et sans qu'il lui en co√ªt√¢t rien; que, dans le cas que l'on ne devoit pas seulement s'imaginer, o√π M. Pauquet seroit assez ingrat pour le vouloir d√©poss√©der, le _regret_, qui avoit √©t√© en cas pareil jug√© juste et l√©gitime, lui seroit assur√©. Ces raisons le touch√®rent, et, par plusieurs autres que je lui dis encore en faveur de M. Pauquet, que je croyois alors plus honn√™te homme qu'il ne l'√©toit en effet, j'obligeai M. Costar √† me r√©pondre qu'il songeroit √† ce que je venois de lui dire; qu'il verroit √† l'apr√®s-d√Æner ce qu'il auroit √† faire, puisqu'il n'y avoit rien d'extr√™mement press√©, le d√©part du courrier pour Paris n'√©tant qu'au lendemain au soir; qu'il voyoit bien cependant que j'√©tois un bon homme, plein d'une v√©ritable amiti√© pour M. Pauquet et pour lui, qu'il m'en √©toit oblig√©, et qu'il m'en remercioit. Comme nous en √©tions l√†, M. Pauquet rentra dans la chambre pour dire √† son ma√Ætre que quelqu'un de ses amis de la ville, qui avoit su ce qui lui √©toit arriv√©, √©toit venu pour en apprendre des nouvelles, et d√©siroit de le voir, si cela ne l'incommodoit point. Le malade fut bien aise de cette visite. On fit entrer son ami, et je le quittai pour m'en aller √† l'√©glise. Il √©toit alors neuf heures. Je revins vers les onze heures, et je commen√ßois √† m'entretenir avec M. Costar qui s'√©toit senti assez fort pour se lever et s'habiller, quand le notaire vint apporter √† M. Pauquet la procuration _√† r√©signer_. M. Pauquet envoya √† l'instant m√™me un laquais, me dire √† l'oreille qu'il me prioit de passer dans la salle, ce que je fis fort vite; et l√† il me mit entre les mains cette procuration, me priant de ne point perdre de temps et de la faire signer le plus t√¥t possible. √âtant rentr√©, je m√©nageai les choses, de sorte, que je fis signer l'acte √† M. Costar, et je le signai moi-m√™me comme t√©moin; mais je ne pris pas garde qu'il y avoit deux clauses rapport√©es dans les marges, que je ne fis ni signer ni parapher. M. Pauquet, √† qui j'allai remettre la procuration dans cette salle, o√π il m'attendoit avec impatience, ne prit pas garde, non plus que moi, √† ce qui y manquoit; mais le notaire, √† qui il rendit l'acte pour le parfaire en le signant, vit qu'il n'√©toit pas rev√™tu de toute la forme n√©cessaire, il le lui redonna, afin qu'il y f√Æt ajouter ce qui y manquoit. M. Pauquet s'adressa encore √† moi pour cela, me priant d'achever ce que j'avois commenc√©. Ce fut ce qui me donna le plus de peine, car, outre que les nodus de la goutte √¥toient √† M. Costar la libert√© d'√©crire, et qu'il y avoit une peine tr√®s-grande, il lui √©toit sans doute pass√© dans l'imagination des choses contraires √† ce qui l'avoit port√© √† signer; de sorte que lui pr√©sentant une seconde fois la procuration pour signer ce qui √©toit rapport√© dans les marges, il me dit assez brusquement qu'il le feroit √† son loisir, que rien ne pressoit, et qu'aussi bien nous √©tions demeur√©s d'accord, lui et moi, qu'il falloit √©crire √† M. du Mans avant toutes choses, par la reconnoissance qui oblige indispensablement de rendre √† son patron ce qui lui est d√ª, quand il est question de disposer du bien qu'on en a re√ßu, et par la civilit√© ordinaire, qui ne peut souffrir qu'on n'avertisse pas ce patron d'une chose qui doit ensuite paro√Ætre √† la vue de tout le monde, surtout quand on est encore dans sa propre maison, et qu'on en re√ßoit tous les jours de bons traitemens et des marques d'amiti√©. Je r√©pondis qu'en ce qui regardoit M. du Mans, son bienfaiteur et son patron, je demeurois toujours dans la r√©solution que nous avions prise; qu'il se devoit souvenir qu'il m'avoit dit qu'il lui √©criroit, et qu'il lui enverroit m√™me sa procuration, en le priant de l'agr√©er et de la faire mettre entre les mains du banquier pour l'envoyer en cour de Rome, s'il trouvoit bon qu'il e√ªt ainsi dispos√© du bien qu'il avoit re√ßu de lui; que je croyois comme lui que la bonne volont√© de ce pr√©lat pour M. Pauquet lui feroit approuver cette disposition, et qu'il le loueroit d'avoir choisi pour son successeur un homme qui avoit toujours eu part aux services qu'il lui avoit rendus, et qui, en beaucoup de rencontres, avoit fait paro√Ætre toute sorte de z√®le pour ses int√©r√™ts; qu'au reste, s'il √©toit d'un autre sentiment, il lui offroit de s'y soumettre enti√®rement, et le prioit de lui prescrire ce qu'il d√©siroit; que pour cela m√™me il √©toit besoin qu'il m√Æt la procuration en √©tat d'√™tre envoy√©e √† M. du Mans. Je parlai ensuite d'autre chose, et sortant peu apr√®s, je laissai l'acte tout d√©pli√© sur une table aupr√®s de laquelle il se mettoit dans une chaise de brocatel de Venise[350] qu'il avoit fait faire pour lui servir dans ses maladies; car il √©toit bien aise de se montrer en toutes choses propre, ajust√© et opulent. [350] C'√©toit une √©toffe de coton ou de bourre de soie qui imitoit le brocard. (_Dict. de Tr√©voux._) Le voyant l'apr√®s-d√Æner de meilleure humeur, je m'approchai de la table et j'y maniai la procuration que j'y avois laiss√©e. Je voulus par l√† m'attirer sa demande de ce que je faisois, ne doutant pas que, de la distance o√π j'√©tois, il ne faisoit qu'entrevoir les objets, sa vue √©tant extr√™mement courte, et qu'il seroit curieux de savoir quel papier j'avois √† la main. La chose r√©ussit; et r√©pondant √† ce qu'il me demandoit, je lui dis que c'√©toit la procuration _√† r√©signer_ ses b√©n√©fices; que je lui avois d√©j√† fait entendre qu'elle √©toit imparfaite, en ce que son seing manquoit en deux endroits. Il me r√©pliqua que je la laissasse sur la table, et qu'il l'ach√®veroit. Dans ce m√™me temps-l√†, M. Pauquet entra dans la chambre, et je demandai au malade s'il vouloit lui dicter la lettre qu'il avoit r√©solu d'√©crire √† M. du Mans, me semblant qu'il √©toit en √©tat de le faire ais√©ment, la chose ne demandant pas de m√©ditation pour un homme qui s'exprimoit aussi facilement que lui. Il me repartit qu'encore que ce que je lui disois f√ªt vrai, n√©anmoins il ne se trouvoit pas √† cette heure-l√† dispos√© comme il e√ªt voulu pour faire cette lettre, et qu'il esp√©roit √™tre le lendemain plus en humeur de la faire. M. Pauquet prit la parole, et dit qu'il n'√©toit point de besoin qu'il la lui dict√¢t; qu'il l'alloit faire lui-m√™me; qu'il la lui feroit voir ensuite, et qu'il l'adresseroit √† madame la marquise de Lavardin, qui √©toit leur bonne amie, et qui avoit accoutum√© de vouloir bien se charger de toutes leurs requ√™tes, et d'en solliciter l'effet aupr√®s de M. du Mans. M. Costar approuva cette proposition, et M. Pauquet passa dans un cabinet proche, o√π ils se retiroient d'ordinaire pour √©tudier et pour √©crire. En ce temps-l√† M. Costar me demanda si j'avois une plume, et si je voulois donc qu'il achev√¢t ce qu'il avoit commenc√©. Ce mouvement lui vint de ce que M. Pauquet s'offrit de le d√©charger de la peine de faire une lettre, qui lui donnoit sans doute des images qui lui faisoient peur; car si son esprit √©toit beau, il √©toit aussi fort petit et tr√®s-foible; et d'ailleurs il est vrai que les moindres choses font souvent des impressions dans notre imagination que les plus claires et les plus fortes raisons n'y sauroient faire. Je lui r√©pondis que j'en allois qu√©rir une. J'entrai pour cela dans le cabinet o√π √©toit M. Pauquet, √† qui l'ayant demand√©e, il me la donna le plus vite et la meilleure qu'il put, me t√©moignant une grande joie et un grand ressentiment du soin que je prenois de ses affaires. Quand j'eus donn√© cette plume au malade, il griffonna comme il put son nom aux marges de cet acte, ainsi qu'il avoit d√©j√† fait en le signant la premi√®re fois; car il avoit les mains tellement nou√©es de gouttes, et si tremblantes, que ce qu'il formoit de caract√®res √©toit plut√¥t un griffonnage que de l'√©criture[351]. Il y avoit pr√®s de quinze ou seize ans qu'il n'√©crivoit plus du tout, si ce n'√©toit seulement son nom, dans les occasions o√π il ne pouvoit pas s'en dispenser. [351] Il est singulier que le notaire ait manqu√© √† son devoir en ne recevant pas lui-m√™me la signature de Costar. Une procuration _ad resignandum_ √©toit, relativement aux b√©n√©fices, une v√©ritable donation entre-vifs, et par cons√©quent un acte tr√®s-important. Cette affaire √©tant ainsi achev√©e, M. Costar avec M. Pauquet trouv√®rent √† propos que j'√©crivisse √† madame la marquise de Lavardin le r√©cit de l'_accident_ qui √©toit arriv√© √† M. Costar; il appeloit ainsi le violent transport au cerveau que lui avoit caus√© son mal, et ils m'en pri√®rent, M. Pauquet nous faisant croire qu'il manderoit seulement au nom de M. Costar √† M. du Mans la r√©solution qu'il avoit prise de le faire le _r√©signataire_ de ses b√©n√©fices, sous son bon plaisir. Nous cr√ªmes qu'il ne manqueroit pas √† faire ce qu'il nous disoit. Il n'en fit cependant rien, dans la crainte que ce pr√©lat n'apport√¢t quelque changement dans cette affaire qui lui donnoit une extr√™me joie. Il s'effor√ßoit n√©anmoins de la cacher sous une tristesse apparente et affect√©e; mais il savoit si peu jouer son personnage, que souvent il y demeuroit court, permettant √† cette joie de se laisser entrevoir. Cela me fit d'autant plus de peine, que j'avois occasion d'en juger que cet homme n'√©toit pas aussi rempli d'honneur et de probit√© que je l'avois cru; qu'il s'√©chapperoit fort, et qu'il seroit mal conduit, quand il seroit son propre ma√Ætre et suivroit ses inclinations. Je pourrois, monsieur, faire ici quelques r√©flexions sur les divers changements de volont√© des hommes, je me contenterai de vous dire que, peu de temps apr√®s mon arriv√©e au Mans, en 1652, m'entretenant une fois avec M. Costar des services qu'il recevoit de M. Pauquet, je lui dis, pour rendre plus d'offices √† ce dernier, que j'aimois parfaitement, √† cause de beaucoup d'amiti√© qu'il m'avoit alors t√©moign√©e, plus toutefois en apparence qu'en effet, que je ne doutois pas qu'il ne le f√Æt son successeur, pourvu qu'il e√ªt le loisir de disposer de ses b√©n√©fices en mourant. Il me r√©pondit √† cela que je ne connoissois gu√®re Pauquet, que c'√©toit un franc ivrogne et un fou, auquel il n'auroit garde de se fier, et que si ce n'√©toit qu'il le retenoit sans cesse, il lui feroit mille affronts. Cependant, lorsque le temps de sa fin fut venu, il ne se souvint plus de l'humeur de cet homme. Il ne fut pas capable de penser, par la longue connoissance qu'il en avoit, au peu d'honneur que lui feroit une telle disposition de ses b√©n√©fices. Les jours qui suivirent furent assez calmes pour le malade, qui se remit m√™me √† travailler √† la traduction de la Vie d'Agricola qu'il avoit commenc√©e, et il l'acheva. Il lui reprit peu de temps apr√®s un acc√®s de sa goutte; mais tr√®s-l√©ger, et la fluxion, qui avoit chang√© son cours ordinaire, se jeta sur la poitrine, et augmenta beaucoup son asthme. Voyant qu'il ne se gu√©rissoit point, et qu'il sentoit m√™me ses forces diminuer, il s'en prit √† son m√©decin, et il fit venir un homme qu'on lui dit √™tre tr√®s-habile et tr√®s-expert √† gu√©rir de pareilles maladies. Il se persuada m√™me que ce nouveau m√©decin, demeurant dans le bourg de Conlie, qui est le plus consid√©rable et le principal du marquisat de Lavardin, auroit un soin plus particulier de lui, et qu'il ne manqueroit pas, pour lui rendre la sant√©, d'employer tous les secrets de son art. Ce nouveau m√©decin, qui n'√©toit qu'un apothicaire de village, et qui s'√©toit mis dans une si grande r√©putation parmi les paysans, qu'elle √©toit venue jusque dans la ville, fut re√ßu comme un souverain Esculape, sans aucun examen, et sans que le malade se m√Æt en peine de lui faire conno√Ætre sa maladie; sans que lui-m√™me, qui devoit savoir ce qu'il entreprenoit, voul√ªt seulement √©couter ce que je t√¢chois de lui en apprendre. Il se contenta de parler aussi magnifiquement qu'il put de son rem√®de, qu'il pr√©tendoit sp√©cifique, de raconter quantit√© de cures singuli√®res et merveilleuses qu'il assuroit avoir op√©r√©es, et de nous promettre dans fort peu de temps le plus heureux succ√®s, sans vouloir qu'on lui r√©pliqu√¢t, et exigeant de nous une enti√®re confiance en ses promesses. Car si on lui disoit que l'hydropisie, non-seulement √©toit toute form√©e, mais qu'elle lui gagnoit d√©j√† le ventre, il r√©pondoit: ¬´J'en ai bien vu d'autres;¬ª que l'asthme √©toit fort enflamm√© et fort puissant: ¬´J'en ai bien vu d'autres;¬ª que la fi√®vre, quoiqu'elle ne f√ªt pas violente, √©toit presque continue; qu'il pr√Æt garde que son rem√®de ne donn√¢t plus d'inflammation √† l'asthme qui la causoit: ¬´J'en ai bien vu d'autres;¬ª et point d'autre r√©ponse √† ce qu'on lui pouvoit dire. Ce qui est le style ordinaire de tous les charlatans et de tous les ignorants qui d√©bitent un rem√®de, dont ils ne connoissent ni les qualit√©s, ni le temps et la mani√®re de s'en servir √† propos. Il parut cependant si ferme en ses promesses et il sut si bien nous faire valoir son m√©rite et celui de son secret, qu'il me fit esp√©rer, comme aux autres, qu'il gu√©riroit M. Costar. Ce qui m'y porta particuli√®rement fut que ses drogues eurent d'abord quelque force, en ce qu'elles diminu√®rent l'extr√™me inqui√©tude que causoit au malade une v√©h√©mente chaleur qu'il sentoit par tout son corps, surtout dans le creux des mains et √† la plante des pieds. M. Costar eut tant de joie de ce soulagement, et il en con√ßut une si ferme esp√©rance d'une enti√®re et parfaite gu√©rison, qu'il ne songea plus qu'√† se bien divertir. Il fit m√™me inviter √† d√Æner avec lui quelques-uns de ses amis les plus familiers. Il fit souvent lui-m√™me r√©p√©ter M. de Lavardin, qui √©toit encore son disciple. Il fit venir des violons dans sa chambre, et quelques chantres √† qui il fit chanter des airs qu'ils lui disoient √™tre nouveaux. Il s'imaginoit que cette ga√Æt√© exciteroit la chaleur naturelle, la rendroit victorieuse de celle qui n'√©toit qu'√©trang√®re, et, secondant les rem√®des, les feroit plus promptement agir. Pour augmenter encore les mouvements de cette joie, quoiqu'il n'e√ªt qu'une fort mauvaise voix, il chantoit lui-m√™me, et il fit quelques petits couplets de chanson assez mal rim√©s. Cela me fait souvenir, monsieur, de parler d'une chose assez singuli√®re dans un homme de lettres qui aimoit passionn√©ment la po√©sie: c'est qu'il n'a fait en sa vie que si peu de vers, qu'on peut dire qu'il n'en a point fait. Et je ne connois de sa fa√ßon que cette √©pithalame: Dieu veuille que le blond hymen Vous soit bien favorable! _Amen!_ qu'il donnoit au petit Nau, alors son laquais, qu'il vouloit faire passer pour avoir beaucoup de penchant √† la po√©sie, et rimer naturellement. Il fit outre cela une √©pigramme dont il feignit aussi que ce petit laquais √©toit l'auteur. Ce fut √† la louange d'une femme de chambre de madame la marquise de Lavardin, qui √©toit une grande fille brune, qui, dans une grande jeunesse, avoit les dents tr√®s-blanches et fort belles. Je ne me souviens pas des premiers vers, o√π il se disoit √† lui-m√™me qu'elle se moqueroit de l'offre de ses services, et de la d√©claration qu'il lui alloit faire de son amour; mais je sais que cette √©pigramme finissoit ainsi: Elle va rire √† tes d√©pens; Mais, petit Nau, tu t'en consoles: Si tu n'as de belles paroles, Tu verras de fort belles dents. Il fit aussi quelques couplets de chansons sur des airs du temps, c'est-√†-dire quelques vaudevilles; et comme il savoit qu'il n'avoit point de g√©nie pour la po√©sie, il n'avoit pas voulu s'y appliquer. M. de Voiture, qui √©toit un excellent juge de ces sortes de talents, lui dit par raillerie dans la lettre huiti√®me de leurs _Entretiens_, en lui r√©pondant touchant quelques vers de sa fa√ßon qu'il lui avoit envoy√©s: ¬´Mais je crois que vous aimez mieux que je vous loue de votre po√©sie que de votre prose, car Aristote dit que _sur tous les ouvriers, le po√®te est amoureux de son ouvrage_. En v√©rit√©, vos ≈ìuvres po√©tiques sont admirables! et je veux mourir si vous ne faites des vers comme Cic√©ron[352]!¬ª [352] _Entretiens_, p. 87. Il lui avoit dit de m√™me dans la pr√©c√©dente, qui est la seconde de leurs _Entretiens_, par une pareille raillerie, qu'il faisoit sur quelques vers fran√ßois qu'il avoit compos√©s en traduisant une √©pigramme grecque: ¬´Je trouve au reste votre version du grec en vers fran√ßois fort heureuse; mais dites le vrai, combien de fois avez-vous invoqu√© Apollon pour cela[353]?¬ª Ce que M. de Voiture lui disoit pour lui faire entendre qu'il paroissoit en ses vers qu'il avoit eu bien de la peine √† les faire, qu'ils ne couloient pas de source, qu'ils avoient √©t√© mis ensemble √† force de machines et d'engins, et enfin qu'Apollon n'avoit c√©d√© qu'√† son importunit√© pour lui aider √† se tirer de l'embarras o√π il s'√©toit jet√© de ga√Æt√© de c≈ìur, et dont il ne pouvoit se d√©gager sans son secours. [353] _Entretiens_, p. 38. Dans la lettre cit√©e, Voiture s'est continuellement moqu√© de Costar. On voit qu'il en est ennuy√©, fatigu√©. Mais Costar √©toit trop pr√©venu de son m√©rite pour s'en apercevoir, et il lui arrive m√™me de citer comme des √©loges de mordantes critiques, dont la pointe rebroussoit sur l'amour-propre dont il √©toit cuirass√©. On en pourra juger par le passage suivant d'une lettre adress√©e √† Voiture: ¬´On montroit l'autre jour √† un gentilhomme de cette province une de mes lettres qui √©toit assez longue.--_Vraiment_, dit-il, _cet homme-l√† sait bien faire de longues lettres, mais en sauroit-il bien faire de succinctes?_ (_Entretiens_, p. 59.) Cependant il disoit avec Montaigne: ¬´L'histoire, c'est plus mon gibier, ou la po√©sie que j'ayme d'une particuli√®re inclination; car, comme disoit Cl√©anthes, tout ainsi que la voix contraincte dans l'estroict canal d'une trompette sort plus aig√ºe et plus forte; ainsi me semble-il que la sentence press√©e aux pieds nombreux de la po√©sie s'eslance bien plus brusquement, et me fiert d'une plus vifve secousse[354].¬ª Il est vrai qu'il √©toit persuad√© que c'√©toit chez les excellents po√®tes que se rencontroit la sublime, douce et vive √©loquence, selon les genres diff√©rents de po√©sie; que les lumi√®res √©toient plus pures et plus brillantes chez eux que chez les orateurs; que les expressions y √©toient plus nobles, plus fines et plus surprenantes; que les inventions ing√©nieuses, touchantes, merveilleuses et adroites couloient toutes des sources qu'ils avoient ouvertes; que les po√®tes avoient les premiers trouv√© les diverses figures, et qu'ils avoient enseign√© l'art de s'en bien servir, pour exciter dans les esprits d'infinis mouvements, comme Plutarque l'a dit de Sapho, en la comparant √† Cacus, fils de Vulcain, qui jetoit feu et flammes par la bouche; qu'ils avoient en un mot fait voir les gr√¢ces du discours avec tous leurs appas, leurs attraits et leurs charmes, aussi bien que cette puissance avec laquelle le po√®te tonne, √©claire, foudroie, et emporte √† son gr√© les volont√©s les plus mutines et les plus rebelles; il disoit enfin que les beaux vers, la noble et la grande po√©sie lui sembloient autant au-dessus de la bonne et de la belle prose, que le langage des Dieux est au-dessus de celui des hommes, et que c'est une _monnoie d'or, qui a beaucoup de prix, quoiqu'elle ait peu de masse et peu d'√©tendue_. [354] _Essais de Montaigne_, liv. 1er, chap. 25. C'est ce qui l'avoit oblig√© d'apprendre tout Horace par c≈ìur, et les plus beaux endroits des autres po√®tes, tant grecs que latins. Il les avoit traduits en prose, avec toute la d√©licatesse, toute la force et l'√©loquence qu'il avoit cru pouvoir r√©pondre √† leur beaut√©. Il savoit de m√™me tous les vers de Malherbe, et il avoit pris un soin particulier d'√©tudier ses merveilleux ouvrages, sur lesquels il avoit travaill√©. Il avoit voulu en faire voir, par une esp√®ce de commentaire, l'excellence et les rares avantages, soit en y faisant remarquer ce que cet auteur a de pens√©es sublimes, nouvelles et finies[355], et d'expressions admirables, soit en d√©fendant quelques endroits contre les injustes attaques de critiques qui en jugeoient avec moins de savoir que d'envie et de jalousie. Enfin il n'y avoit point de beaux vers en notre langue qu'il n'e√ªt lus, et dont il n'e√ªt rempli sa fid√®le et vaste m√©moire, aussi bien que de ceux des po√®tes italiens, entre lesquels le Tasse, comme de raison, avoit le premier rang dans son esprit. [355] _Finies_ pour _achev√©es_. Voyons maintenant, monsieur, l'effet des rem√®des de l'apothicaire de Conlie, qui eurent d'abord assez de succ√®s. Il m'a sembl√© que je prolongeois la vie du malade, en diff√©rant de vous dire qu'au bout de quatre √† cinq jours, il sentit les inqui√©tudes qu'une chaleur interne lui causoit, non-seulement revenues comme auparavant, mais de beaucoup augment√©es, malgr√© toute la puissance des drogues de celui qui lui avoit promis de le gu√©rir, et qui commen√ßoit lui-m√™me √† reconno√Ætre qu'il travailloit en vain, et qu'au lieu d'une paix solide et enti√®re, il ne lui avoit obtenu qu'une tr√™ve de courte dur√©e. Ce qui fut encore plus f√¢cheux, c'est qu'il se fit un second transport au cerveau, qui lui fit, comme le premier, perdre toute connoissance; et quoiqu'il e√ªt moins dur√©, comme il fut violent, il l'affoiblit beaucoup. On se servit de l'occasion qu'en donna ce second accident, pour le porter, plus particuli√®rement qu'on n'avoit fait jusqu'alors, √† songer √† la mort, et le disposer √† se mettre en √©tat de bien mourir. Il t√©moigna √† tout ce qu'on lui dit l√†-dessus, qu'on lui faisoit grand plaisir, et, √©levant son esprit √† Dieu, il dit forces choses d√©votes et touchantes. Il all√©gua m√™me quelques beaux passages de l'Ecriture et des P√®res; car en l'√©tat o√π il se trouvoit, et durant tout le cours de sa maladie, sa m√©moire demeura dans toute sa force. Il parut extr√™mement persuad√© de ce qu'il disoit, et il √©difia tous ceux qui l'entendirent. Apr√®s qu'il eut parl√©, comme il fit, pr√®s de demi-heure, se reposant quelquefois et √©coutant ce qu'on prenoit le temps de lui dire, dans les m√™mes pens√©es, il souhaita qu'on lui f√Æt venir le P√®re Hameau, alors sup√©rieur de l'Oratoire de cette ville. Il lui fit sa confession, et ce P√®re √©tant homme de pi√©t√© et de beaucoup de lumi√®res, ils eurent ensemble plusieurs entretiens, dans lesquels il parut que le malade jouissoit aussi enti√®rement de son esprit, que si son corps e√ªt √©t√© en sant√©; car, √† ce que m'a dit plusieurs fois ce P√®re, il n'√©toit pas concevable combien, sur les diff√©rents sujets de d√©votion dont ils parl√®rent, sa m√©moire et son entendement lui fournirent de belles et d'excellentes choses qu'il avoit puis√©es dans la lecture des P√®res, et combien il en produisoit de lui-m√™me sur-le-champ, par les judicieuses r√©flexions qu'il y faisoit. Son mal, qui s'augmentoit toujours, ne laissoit pas n√©anmoins de lui donner quelques heures de rel√¢che, et il en concevoit aussit√¥t quelque esp√©rance de gu√©rison, tant l'amour de la vie est attach√© √† l'homme par sa propre nature, et tant cet amour l'aveugle ais√©ment sur ce qu'il lui est le plus important de conno√Ætre, puisqu'il n'y en a point d'o√π d√©pende plus souverainement son mal ou son bien. Comme on s'apercevoit de l'inclination qu'il avoit √† prendre ces esp√©rances, qu'on √©toit assur√© qu'elles √©toient fausses, et qu'on ne vouloit pas qu'il s'y tromp√¢t, on lui disoit toujours qu'il devoit se d√©tacher de l'amour de la vie de ce monde, pour ne penser qu'√† la vie √©ternelle. Il lui survint une troisi√®me attaque d'un transport au cerveau; elle fut plus l√©g√®re et de plus courte dur√©e que les deux pr√©c√©dentes. Elle obligea, quand il fut revenu, √† lui faire voir que la fin de sa vie s'approchoit. Il avoit communi√© deux fois, et il avoit re√ßu le saint viatique. On lui proposa de recevoir l'extr√™me-onction. Il la re√ßut fort chr√©tiennement, je veux dire avec une enti√®re connoissance de l'action sainte qui se faisoit sur lui, pour son salut, par ce sacrement, en t√©moignant qu'il prenoit une parfaite confiance en la bont√© de J√©sus-Christ, qui l'a institu√©, et en se r√©signant tout-√†-fait √† la mis√©ricorde de Dieu, √† qui il demandoit pardon de ses p√©ch√©s avec beaucoup de marques de douleur de l'avoir offens√©. Il r√©pondit avec beaucoup de pr√©sence d'esprit √† M. son cur√© qui le lui administra, et il dit sur ce sujet plusieurs choses qui t√©moignoient sa foi, et qui √©toient d'√©dification et de pi√©t√©. Le lendemain il se trouva un peu mieux, et il se fit lever dans sa chaise, o√π il √©toit quand deux P√®res Minimes le vinrent voir. Ils lui firent un compliment sur la part qu'ils prenoient √† son mal, et ils lui dirent qu'ils avoient pri√© Dieu pour lui dans leur communaut√©, et qu'ils continueroient de le faire. Il les remercia avec des paroles fort √©l√©gantes et fort affectueuses, parlant toujours bien en toutes occasions, par la tr√®s-longue habitude qu'il s'en √©toit faite. Il les pria de le secourir par leurs pri√®res, et il les assura que la premi√®re visite qu'il feroit, d√®s qu'il seroit gu√©ri, seroit dans leur maison, pour leur rendre gr√¢ces de l'amiti√© qu'ils lui faisoient paro√Ætre. Ces bons P√®res, ayant pass√© une demi-heure dans cette conversation, se retir√®rent. Nous v√Æmes, par la promesse qu'il leur avoit faite, qu'il reprenoit toujours des esp√©rances trompeuses, qui pouvoient le d√©tourner des vues qu'il devoit avoir pour celles du ciel. Nous f√Æmes revenir le P√®re Hameau et M. le cur√© de la paroisse, qui lui firent entendre doucement qu'il ne devoit se remplir que des pens√©es qui regardoient les choses de son salut, afin de mourir dans la douleur d'avoir offens√© Dieu, et d'obtenir sa gr√¢ce pour vivre √©ternellement avec lui, puisqu'il pouvoit assez reconno√Ætre, par l'opini√¢tret√© invincible de son mal, que la volont√© de Dieu √©toit qu'il quitt√¢t la terre pour le ciel. Il se soumit tout aussit√¥t √† ces sages et saints avis, et il remercia beaucoup ceux qui les lui donnoient, leur disant qu'il alloit t√¢cher d'en tirer tout le profit qui lui seroit possible. Deux jours avant qu'il mour√ªt, il fut tourment√© d'une chaleur interne qui l'inqui√©ta, et comme il se trouva tr√®s-foible, au lieu que lorsqu'il avoit plus de force on le portoit de son lit dans une chaise, on ne fit plus que le tirer doucement d'un c√¥t√© √† l'autre de ce lit. Enfin, le treize du mois de mai, ne paroissant point √™tre proche du dernier moment, il voulut qu'on le lev√¢t dans une chaise qui √©toit au chevet de son lit. Il s'y ennuya bient√¥t, et il s'y trouva m√™me fort incommod√©. Il demanda avec empressement qu'on le rem√Æt dans son lit; ce qu'on fit √† l'instant m√™me; mais d√®s qu'il y fut recouch√©, il dit que sa camisole √©toit pli√©e sous son c√¥t√© et qu'elle le blessoit. Il pressoit fort qu'on lui √¥t√¢t ce pli, et quoiqu'on f√Æt tout ce que l'on pouvoit pour le satisfaire, et qu'apr√®s y avoir bien regard√©, on l'assur√¢t qu'il n'y avoit plus rien qui lui p√ªt nuire, et qu'on avoit √¥t√© le pli, cela ne servit qu'√† augmenter l'√©motion o√π il √©toit, et que lui causoit, sans doute, une douleur qui venoit de ses maladies. Il commanda m√™me avec des paroles aigres et injurieuses √† son lecteur, qu'il voyoit occup√© √† le secourir, de lui √¥ter donc ce pli qui lui faisoit une si sensible douleur. Dans ce m√™me temps et tout d'un coup, il vint dire: ¬´Ah! voici bien autre chose!¬ª J'ouis cette parole ais√©ment, parce que j'√©tois tout proche de son chevet, tandis que M. Depoix, son lecteur, et M. Pauquet, qui √©toient dans la ruelle, t√¢choient de faire disparo√Ætre le pli de sa camisole. J'aper√ßus dans ce moment, en le voyant s'agiter, et remarquant quelque changement en son visage par le mouvement de ses yeux, par les diff√©rentes couleurs que prenoit son teint, et plus encore par sa bouche qu'il ouvroit extraordinairement, qu'il se faisoit un grand d√©bord de son cerveau. Je me jetai brusquement sur son lit, et par un grand et prompt effort, je mis le malade en son s√©ant, lui criant qu'il songe√¢t √† Dieu, qu'il lui offr√Æt son √¢me et qu'il lui demand√¢t pardon de ses fautes, et dans ce moment je le vis expirer, un flegme qui lui remplit toute la bouche l'ayant √©touff√©. M. Pauquet, apr√®s quelques l√©g√®res lamentations, donna ordre √† l'enterrement, qui, le lendemain, se fit solennellement dans l'√©glise cath√©drale. Environ deux mois apr√®s sa mort, M. Pauquet, par la faveur de M. de Pellisson, re√ßut les douze cents √©cus dus √† son d√©funt patron pour la derni√®re ann√©e de ses gages d'historiographe du roi. Il employa cette somme √† fonder un service dans l'√©glise cath√©drale, pour y √™tre c√©l√©br√© √† perp√©tuit√© pour le repos de l'√¢me de son d√©funt ma√Ætre et de son tr√®s-lib√©ral bienfaiteur, et il fit mettre une tombe de pierre sur la fosse, o√π on lit cette √©pitaphe: _Hic jacet venerabilis ac circumspectus vir Dominus Petrus Costar, presbiter, Parisijs oriundus, In sacr√¢ theologi√¶ Facultate Parisiensi Baccalaureus formatus, nec non archidiaconus De Sabolio. Obijt decim√¢ terti√¢ maij, anno salutis 1660. Requiescat in pace. Omnia omnibus._ VIE DE LOUIS PAUQUET, CHANOINE ET ARCHIDIACRE DU MANS. A M. L'ABB√â M√âNAGE. Louis Pauquet, monsieur, naquit √† Bresles, bourg de Picardie, pr√®s de Beauvais. Son p√®re √©toit un pauvre paysan, qui travailloit au labourage dans une terre qu'avoit en ce lieu-l√† M. Chastelain, parent de M. de Rueil, √©v√™que d'Angers, et dont vous avez vu autrefois le fils √™tre l'un des adjudicataires des gabelles. Comme ce pauvre homme avoit plusieurs enfants, il fit en sorte de se d√©charger de celui-l√†, en le donnant √† madame Chastelain, pour lui servir de laquais. Louis Pauquet demeura chez cette dame pendant quelques ann√©es, quoiqu'elle s'aper√ß√ªt qu'il avoit une furieuse inclination pour le vin; mais comme il avoit beaucoup de m√©moire, et qu'il retenoit facilement ce qu'elle lui ordonnoit de dire, dans les diff√©rents messages dont elle le chargeoit, et les r√©ponses qu'on lui faisoit, elle en souffrit pendant quelques ann√©es; mais cette passion pour l'ivrognerie s'accrut tellement, que Pauquet lui devint insupportable. Comme madame Chastelain avoit de la charit√© pour le p√®re de ce jeune gar√ßon, elle ne voulut pas que le fils e√ªt perdu le temps qu'il avoit pass√© √† son service, et elle se r√©solut √† lui faire apprendre un m√©tier; lui en ayant donn√© le choix, il prit celui de tourneur. Le soin qu'eut son ma√Ætre de le tenir assidu √† son travail, et le peu de moyens qu'il avoit d'acheter du vin, dans un lieu comme Paris, o√π il est cher, firent qu'il passa une grande partie du temps de cet apprentissage sans qu'on le v√Æt ivre; cela fit croire qu'il s'√©toit corrig√© de ce d√©faut. Il apprit cependant qu'on vouloit donner √† MM. de Ruz√©, neveux de M. l'√©v√™que d'Angers, et fort proches parents de M. Chastelain, un valet de chambre pour les servir au coll√©ge de La Fl√®che, o√π on les envoyoit, afin de les tenir pr√®s de leur oncle. Pauquet, ennuy√© de son m√©tier, s'offrit, et il fut re√ßu. On pensa que son √¢ge de dix-huit √† dix-neuf ans l'avoit rendu plus sage. Lorsque ces jeunes enfants furent √† La Fl√®che, les J√©suites, qui en avoient un soin particulier, et qui surveilloient la conduite de leur valet, ne laissoient sortir ce dernier que les jeudis; mais il ne revenoit jamais, le soir, sans √™tre compl√®tement ivre; ce qui obligea ces P√®res de l'emp√™cher enti√®rement de sortir, ayant reconnu qu'il n'y avoit que ce moyen de le retenir. En cet √©tat de contrainte, il s'ennuyoit beaucoup dans le coll√©ge, parce qu'il √©toit priv√© de la douce liqueur du vin. Les J√©suites lui en donnoient si peu √† chaque repas, et de si bien tremp√©, qu'il le comptoit pour rien. Il fit alors de n√©cessit√© vertu; il consid√©ra qu'il n'avoit que tr√®s-peu d'occupation aupr√®s de ses jeunes ma√Ætres, qui alloient deux fois le jour en classe, et il se mit en t√™te d'apprendre la langue latine: il y fut d'ailleurs port√© par le Pr√©fet de la chambre o√π √©toient les jeunes enfants qu'il servoit. Ce P√®re avoit reconnu qu'il avoit beaucoup de m√©moire, et qu'il ne manquoit pas d'esprit; et d'autant qu'il en tiroit, en son particulier, quelque service, il avoit pris de l'affection pour lui, jusqu'√† vouloir bien se donner la peine de lui enseigner les premiers √©l√©ments de la langue latine. Il y fit tant de progr√®s, qu'ayant commenc√©, vers le milieu de l'ann√©e, √† s'y appliquer, il fut capable d'entrer, √† l'ouverture des classes de l'ann√©e suivante, dans la cinqui√®me; et, sa m√©moire secondant toujours son application, il se trouva qu'√† P√¢ques il savoit tellement tout ce qu'il pouvoit apprendre dans cette classe, qu'on le fit monter en quatri√®me. Il s'y rendit si savant √† la fin de l'ann√©e, qu'on lui donna la troisi√®me, o√π il passa toute l'ann√©e; mais son R√©gent et le Pr√©fet des classes qui examin√®rent sa composition, et qui l'interrog√®rent, jug√®rent √† propos de ne le point arr√™ter dans la seconde; ils le mirent en rh√©torique, o√π en peu de temps il surpassa tellement tous les autres √©coliers, qu'on fut oblig√© de lui donner une place fixe pour leur laisser le moyen d'exercer leur √©mulation, et de se disputer la premi√®re, qu'il auroit toujours occup√©e. Ces P√®res, √©tonn√©s de cette merveilleuse facilit√©, ne pouvoient s'emp√™cher d'avoir de l'estime pour lui; ils avoient m√™me l'indulgence de le laisser aller dans la ville quelques jeudis, persuad√©s que les belles connoissances dont ils lui avoient rempli l'esprit l'auroient √©clair√© et lui auroient mieux fait comprendre la honte qu'il y a de noyer sans cesse sa raison dans le vin; mais cela ne servit qu'√† leur faire reconno√Ætre que les fortes inclinations que la nature donne au mal ne se changent point, et qu'elles aveuglent toujours l'entendement; car il rentroit toujours ivre dans leur coll√©ge, et le P√®re J√©suite, qui √©toit charg√© du soin de MM. de Ruz√©, crut devoir en donner avis √† M. l'√©v√™que d'Angers, leur oncle, qui avoit accoutum√© de dire, _les jeudis de Pauquet_, pour faire entendre des jours de d√©bauche et d'ivrognerie. Il reconnut, par ce nouvel avis, que l'ivrognerie √©toit un mal sans rem√®de dans ce jeune homme, et il se r√©solut de lui donner son cong√©, lorsqu'il seroit revenu √† Angers, avec ses ma√Ætres, pour y passer le temps des vacations, comme il faisoit chaque ann√©e. Il s'affermit surtout en cette r√©solution par la pens√©e qu'un d√©faut de cette sorte ne le rendoit pas seulement incapable de bien servir ses neveux, mais pouvoit encore √™tre √† ceux-ci d'un mauvais exemple. Les neveux du pr√©lat √©tant venus √† l'ordinaire √† Angers, il se rencontra, heureusement pour M. Pauquet, que M. Costar, qui √©toit aupr√®s de M. d'Angers, en qualit√© de bel-esprit, eut besoin d'un homme qui le serv√Æt dans ses √©tudes, √† la place d'un autre qui le quittoit pour se marier. Comme M. Costar savoit que M. Pauquet √©crivoit bien, et qu'il entendoit la langue latine, il le crut propre √† lui rendre les services qu'il d√©siroit, et il le prit avec lui. M. Costar fit tout ce qu'il put pour lui √¥ter l'amour du vin; mais il y perdit ses peines, et le seul rem√®de qu'il y trouva, fut de l'occuper extr√™mement, et de ne lui permettre de sortir de son cabinet que le moins qu'il se pourroit; car lorsqu'il √©toit oblig√© de l'envoyer en quelque lieu que ce f√ªt o√π il y avoit du vin, il n'en revenoit jamais sans en avoir pris au-del√† de la mesure; et pour se procurer ce plaisir, il s'accostoit toujours de petites gens, surtout des sommeliers des grandes maisons, et de tous ceux g√©n√©ralement qui pouvoient le faire boire sans c√©r√©monie, √† toute heure et en toutes sortes de lieux. Mais ce qui √©toit plus f√¢cheux, c'est que le vin, qui, comme les lions et les tigres, a quelque chose de f√©roce que rien ne peut apprivoiser, lui montoit d'abord √† la t√™te, et commen√ßoit d√®s le second verre √† le faire parler, l'obligeoit de contredire, mais assez l√©g√®rement, √† tout ce que l'on disoit; au troisi√®me, il haussoit tout-√†-fait sa voix, et il devenoit v√©h√©ment orateur, plus v√©h√©ment encore au quatri√®me. Il poussoit ensuite sa contradiction √† tort et √† travers, et il se r√©pandoit en paroles injurieuses; en sorte qu'il avoit besoin souvent de gens sages pour engager ceux qu'il offensoit √† ne pas prendre garde √† ce qu'il disoit, et pour les emp√™cher de le maltraiter. Il lui est arriv√© plusieurs fois d'√™tre battu, quand il se rencontroit avec d'autres ivrognes qui ne le connoissoient pas, ou qui √©toient aussi emport√©s que lui. En cet √©tat, ne pouvant prof√©rer aucune parole intelligible, il contredisoit encore injurieusement d'une voix rauque et balbutiante, et, ne pouvant plus parler, il se portoit √† battre les laquais. Il s'en rencontroit assez souvent qui, en repoussant sa brutalit√©, le d√©chiroient de coups; je l'ai vu plus d'une fois le visage emport√© de leurs griffes; car, en revenant ivre de la ville, il les cherchoit pour les battre, ou, √† leur d√©faut, le premier qu'il trouvoit dans la cuisine. Il arriva une fois qu'ayant bu avec exc√®s, il eut encore le dessein d'entrer √† une com√©die des machines, au Palais-Royal, o√π le Roi logeoit alors, et il pr√©tendit passer au travers des gardes qui le repouss√®rent, sa mine ne lui attirant aucune consid√©ration. Il s'opini√¢tra, mais il re√ßut tant de coups de hampe de hallebarde, que vraisemblablement ils l'eussent estropi√©, s'il n'e√ªt √©t√© reconnu par une femme de qualit√©, des amies de M. Costar, qui se trouva heureusement √† la porte du palais. Elle arr√™ta les gardes, qui eurent du respect pour elle, et elle fit retirer M. Pauquet. Hors de l'ivresse et de sang-froid, il avoit beaucoup d'imagination, et quand elle s'√©chauffoit par quelque chose qui le choquoit, ou qui lui plaisoit, elle lui fournissoit des pens√©es nouvelles subtiles et fines; elle lui produisoit mille inventions pour se tirer d'affaire, ou pour en faire √† ceux qu'il n'aimoit pas. Il avoit peu de sinc√©rit√© dans ses paroles, parce que le sang-froid et la raison qui lui faisoient promettre, et qui le portoient √† suivre le bien, √©toient bient√¥t renvers√©s par le vin, qui le rendoit toujours f√©lon et extravagant, et il auroit m√™me √©t√© dangereux, si M. Costar, son ma√Ætre, ne l'e√ªt souvent retenu, et s'il n'e√ªt √©t√© plus touch√© que lui de la crainte du bl√¢me qui suit les friponneries, et de l'honneur du monde qui donne la bonne r√©putation. Il agissoit n√©anmoins souvent si imp√©tueusement que rien n'√©toit capable de le retenir. Il √©toit artificieux, et il avoit acquis √† l'√©cole de M. Costar une belle facilit√© de parler qui lui donnoit le moyen de couvrir si bien ses artifices, sous les apparences d'une franchise na√Øve et picarde, qu'il √©toit difficile de ne s'y pas laisser prendre. Il √©crivoit purement, et son style, qui √©toit moins orn√© que celui de M. Costar, paroissoit plus naturel, plus ais√© et plus libre[356], et il avoit presque partout une certaine ga√Æt√© et un agr√©able enjouement qui ne lui donnoient pas de m√©diocres beaut√©s. Il y m√™loit toujours, √† la fa√ßon de son patron, quelques passages d'auteurs latins, grecs, italiens ou espagnols, quoiqu'il ne s√ªt que tr√®s-peu ces trois derni√®res langues. Il trouvoit ces passages dans sa m√©moire, ou dans les lieux communs de M. Costar, dont il disposoit comme son ma√Ætre, et il les savoit si bien employer, qu'ils lui devenoient propres et donnoient beaucoup de plaisir par tout ce qu'ils avoient d'ing√©nieux et de naturel dans leur application. Il paroissoit, dans ses lettres, tout rempli d'un z√®le ardent et sinc√®re pour ceux √† qui il √©crivoit, et en cela il avoit plus d'art que de v√©rit√©, tant les paroles sont de l√¢ches esclaves toujours pr√™tes √† servir ceux qui s'en sont rendus ma√Ætres par l'√©tude, ou √† qui la nature les a donn√©es. [356] Il n'√©toit pas difficile de paro√Ætre naturel aupr√®s de Costar, toujours guind√© et mont√© sur des √©chasses. Il √©toit d'autant plus capable de tromper ceux √† qui il parloit, que rien en lui ne pr√©occupant par la beaut√© ou la bonne mine, il sembloit dire toutes choses bonnement, et comme ayant ce que l'on appelle _le c≈ìur sur les l√®vres_; il √©toit ais√© √† mettre en col√®re, m√™me √† jeun, et cette col√®re lui donnoit de la hardiesse, comme le vin lui donnoit de l'impudence. Mais quand il n'√©toit excit√© ni par l'un ni par l'autre, il ne parloit que fort peu, et il se montroit doux et humain; il √©toit sujet √† prendre des aversions dont il revenoit difficilement, et qu'il poussoit tr√®s-loin quand il √©toit contredit. Il √©toit d'un travail infini dans la lecture et dans l'√©criture; il y passoit tout le temps que M. Costar le retenoit aupr√®s de lui, sans lui permettre de sortir de son cabinet; et parce que, dans les repas ordinaires du d√Æner ou du souper, il se seroit laiss√© emporter √† trop boire, M. Costar lui disoit, quand il le faisoit manger avec lui, et qu'il n'√©toit pas oblig√© de le laisser aller d√Æner √† la table du commun: ¬´Mon fils Pauquet, garde-moi ta t√™te;¬ª et il emp√™choit souvent qu'on ne lui apport√¢t du vin toutes les fois qu'il en demandoit, et lorsqu'il s'apercevoit qu'un laquais, lui versant de l'eau dans son verre, ne lui en laissoit tomber qu'une seule goutte qui se fendoit en deux sur le bord pour n'y entrer qu'√† demi, il lui disoit: ¬´Tu ne fais faire, mon fils Pauquet, que la c√©r√©monie, fais-y-en mettre davantage;¬ª alors il pr√©sentoit une seconde fois son verre au laquais, qui recommen√ßoit √† verser un peu mieux, en sorte qu'il y entroit cinq ou six gouttes; mais, pour se r√©compenser de la perte qu'il croyoit avoir faite, quand il voyoit M. Costar occup√© √† parler ou √† manger, il faisoit signe au laquais de lui apporter √† boire, et le laquais lui apportoit un verre plein de vin. M. Pauquet le recevoit et se d√©tournoit pour le boire sans √™tre aper√ßu. M. Costar l'y surprenoit quelquefois, et alors, en se r√©jouissant, il se mettoit √† crier: ¬´_Le roi boit_,¬ª ou √† faire quelque autre plaisant cri, pour lui faire conno√Ætre qu'il s'apercevoit bien qu'il buvoit √† la sourdine; mais M. Pauquet ne s'√©tonnoit pas pour ce bruit, et il ne laissoit pas d'avaler au plus vite. Il ne prenoit n√©anmoins en ces repas que du vin _de contradiction_, ainsi que l'appeloit M. Costar, et il ne s'en donnoit pas jusqu'√† l'ivresse; une demi-heure ou une heure de sommeil lui faisoit √©vaporer ce qui lui √©toit mont√© de fum√©es au cerveau, et cela n'emp√™choit plus ensuite qu'il ne l√ªt ou n'√©crivit. Il √©toit d'une sant√© robuste et sujet √† peu de maladies. Il en eut une √† Angers, qu'une fi√®vre continue et violente de quinze ou seize jours rendit tr√®s-grave, et durant laquelle il disoit sans cesse, en d√©lire, _qu'il n'avoit point de t√™te_. Il se trouva dans la maison un jeune homme et une jeune fille assez simples, ou assez aveugles eux m√™mes, pour faire dans sa chambre, devant lui, ce qu'ils pensoient que ne verroit pas un homme qui ne devoit point avoir d'yeux, puisqu'il disoit qu'il n'avoit point de t√™te; mais il ne laissa pas n√©anmoins de les voir fort bien, et, √©tant gu√©ri, de se souvenir de leur action. Il eut, √† l'√¢ge de cinquante ans, la fi√®vre-quarte pendant pr√®s de dix mois; il √©toit sujet √† de grands rhumes qui lui donnoient quelques acc√®s de fi√®vre dont il se gu√©rissoit en se faisant saigner et en s'abstenant enti√®rement de vin. Il ne fut presque jamais touch√© de l'amour des femmes, auxquelles il lui e√ªt √©t√© bien difficile de plaire, √©tant aussi d√©sagr√©able et d√©go√ªtant par sa bouche de travers et presque toujours √©cumante, par ses yeux louches, son nez assez mal fait, ses l√®vres grosses et d'une couleur livide, √† moins qu'il n'en e√ªt rencontr√© qui fussent du naturel des louves, qui pr√©f√®rent toujours le plus laid. Il avoit quarante-sept ou quarante-huit ans, quand il prit les premiers ordres et qu'il se fit pr√™tre, sans garder les interstices, par la dispense qu'il en obtint en cour de Rome. Ce fut pour se mettre en √©tat de poss√©der la cure de Saussay, √† quatre lieues du Mans, que M. de Lavardin lui donna, en l'obligeant de se d√©faire, en faveur d'un de ses domestiques, d'un petit prieur√© de Poitou, de cinquante √©cus ou deux cents livres de rente dont il l'avoit pourvu, d√®s le temps qu'il √©toit dans la retraite en son abbaye de Saint-Ligui√®res. La raison qu'eut ce pr√©lat d'en user ainsi, fut que ce b√©n√©fice √©toit √† la biens√©ance de cet autre domestique poitevin, qui venoit d'embrasser la profession eccl√©siastique. Ce m√™me pr√©lat avoit aussi pourvu M. Pauquet, long-temps auparavant, d'une des pr√©bendes de Saint-Calais, qui lui demeura avec cette cure de Saussay. Comme dans les M√©moires que je vous ai envoy√©s, Monsieur, de la vie de M. Costar, je vous ai fait conno√Ætre plusieurs choses de celle de M. Pauquet, qui en faisoient partie, et que je vous ai appris de quelle sorte M. Costar l'institua son h√©ritier et le fit son successeur en ses b√©n√©fices, je ne vous en parlerai point ici; je vous dirai seulement que, M. Costar √©tant mort, M. Pauquet eut affaire √† un mauvais ma√Ætre, en ce qu'il se trouva abandonn√© √† sa propre conduite. Il retint le cuisinier de son patron, et se mit √† faire grand'ch√®re et √† boire incessamment, et cela avec le plus de canailles qu'il put, d'autant qu'il √©toit embarrass√© et contraint avec les honn√™tes gens. C'est chose √©trange que la veille du service de son ma√Ætre et de son bienfaiteur, √©tant venu dans l'√©glise cath√©drale pour assister aux vigiles qui se chantoient pour l'office du lendemain, au sortir de l'√©glise, il s'en alla dans une salle, sous les b√¢timents de l'√©v√™ch√©, qui servent de logement au concierge, et, ayant trouv√© des cochers, des palefreniers et d'autres gens de cette sorte, il se mit √† boire avec eux jusqu'√† un exc√®s si grand, qu'√† peine put-il revenir au jardin de M. de Lavardin, o√π il √©toit log√©. Cela me donna occasion de lui dire ce que je pensois de cette conduite qui le couvriroit de honte, s'il ne la quittoit enti√®rement, et surtout √©tant sur le point d'entrer dans une compagnie qui ne la pourroit voir sans la bl√¢mer et donner tout l'ordre n√©cessaire √† l'emp√™cher. Enfin je lui remontrai, avec toute la force et toute la douceur que je pus, qu'en se d√©shonorant, il d√©shonoroit encore davantage la m√©moire de son patron, qui se trouveroit ne lui avoir laiss√© du bien que pour assouvir une passion brutale, indigne d'un homme qui, ayant de l'esprit et de l'entendement, devoit avoir de la sagesse et de l'honn√™tet√©. Tous mes conseils ne servirent qu'√† m'en faire ha√Ør et √† l'√©loigner de moi. Ils ne laiss√®rent pas n√©anmoins de le toucher en quelque fa√ßon; car ils le port√®rent √† d√©lib√©rer en lui-m√™me assez long-temps s'il ne lui seroit point meilleur de permuter les b√©n√©fices dont il √©toit rev√™tu, pour des b√©n√©fices simples qui lui laissassent plus de libert√© de vivre √† sa fantaisie, que d'entrer dans une compagnie o√π il se trouveroit sujet √† plus de r√©gularit√© et contraint de garder plus de mesures de biens√©ance. Cela fit qu'il re√ßut, durant un mois ou six semaines, quelques propositions de permutation. Mais n'y trouvant pas son compte, et ayant commenc√© √† go√ªter le plaisir de bien boire avec quelques-uns des chantres de l'√©glise cath√©drale dont le gosier √©toit le plus alt√©r√©, il se r√©solut d'y prendre possession de sa pr√©bende et de son archidiacon√©: ce qu'il fit, apr√®s avoir renvoy√© avec assez de peine, et moyennant quelque argent, dans leur pays, une s≈ìur qui √©toit venue de Bresles, avec son mari et trois ou quatre enfants, qu'ils avoient apport√©s √† leurs cols, et men√©s par la main. Ces pauvres gens s'imagin√®rent mal √† propos, sur la nouvelle qu'ils avoient re√ßue, par un de ses neveux, de la bonne fortune qui lui √©toit arriv√©e, qu'il les alloit faire vivre heureusement dans sa maison, ou les √©tablir richement dans la ville. Au commencement de son installation dans l'√©glise cath√©drale, il hanta quelques-uns des plus sobres du chapitre, et m√™me les plus honn√™tes gens de ceux qui √©toient susceptibles de boire avec lui, et il leur fit toujours bonne et grande ch√®re; mais il fut bient√¥t lass√© de la compagnie de personnes pour qui il √©toit oblig√© d'avoir quelque consid√©ration, et qui lui causoient de la contrainte. Il lui fallut de vrais et de purs ivrognes; il les appeloit toujours √† son d√Æner et √† son souper. Il ne d√©je√ªnoit jamais: et c'√©toit un grand avantage pour lui, car il n'√©toit point ivre le matin, et en ce temps, il venoit √† l'√©glise comme un autre chanoine; mais ce n'√©toit pas la m√™me chose apr√®s le d√Æner, quand il lui prenoit fantaisie d'y venir. Il continua sa d√©pense avec ces sortes de gens, car il ne pouvoit souffrir une table peu ou mal couverte: il la vouloit toujours abondante en plusieurs mets, quoiqu'il n'y mange√¢t que quelques cro√ªtes de pain, son objet principal √©tant d'avaler beaucoup de vin, dont il avoit grand soin de tenir sa cave pleine, et qu'il choisissait dans les meilleurs cr√ªs. Comme il faisoit tout sans √©conomie et sans prendre garde s'il pourroit soutenir cette d√©pense, il se jeta inconsid√©r√©ment dans une vie d√©sordonn√©e qu'il ne put soutenir avec le revenu de ses b√©n√©fices qui montoient √† plus de deux mille cinq cents livres. Il y consomma avec honte, en peu de temps, tout l'argent comptant qu'il avoit trouv√© dans la cassette du d√©funt, qui montoit √† la somme de quatre √† cinq cents louis d'or. Il y suppl√©a ensuite par la vaisselle d'argent qu'il vendit, ou qu'il donna en paiement √† des marchands qui le pressoient de les payer. Car il ne payoit jamais rien autrement, et la plus grande aversion qu'il eut apr√®s celle de boire de l'eau, quand il n'√©toit point enrhum√©, √©toit de payer o√π il devoit. Cette manie √©toit telle que, du vivant de M. Costar, dont il avoit l'argent entre les mains, et dont il faisoit toute la d√©pense, quand il venoit un ouvrier ou un marchand pour se faire payer, il le renvoyoit toujours le plus long-temps qu'il pouvoit sans lui rien donner; nul n'√©toit pay√©, √† moins qu'apr√®s avoir rencontr√© M. Costar, et s'√™tre plaint √† lui de ce qu'on lui faisoit faire tant de voyages inutiles, M. Costar ne se f√ªt mis √† gronder et √† quereller ce domestique. Alors, dans la col√®re que lui causoient les r√©primandes de son ma√Ætre, M. Pauquet all√©guoit, pour s'excuser, mille fausses raisons; et ne pouvant encore se r√©soudre √† compter et √† payer enti√®rement, il donnoit presque toujours brusquement et avec d√©pit plus qu'on ne lui demandoit, et sa folle col√®re le livroit √† la merci de ceux avec qui il agissoit de cette sorte, et dont il prenoit m√™me les parties sans les lire et sans songer jamais √† les revoir. Cependant il avoit toujours √©t√© l'intendant et l'unique ma√Ætre des affaires de son patron, qui y entendoit encore moins que lui, tant les beaux-esprits en sont incapables, et tant ils croiroient se faire tort s'ils employoient quelque peu de leur temps √† songer au d√©tail de leur subsistance, et √† ce qui doit assurer le repos et le loisir dont ils ont besoin. Ils aiment mieux suivre les lumi√®res pures et vives qu'ils re√ßoivent de l'√©tude des belles choses auxquelles ils s'appliquent, et qui peuvent seules les contenter, _pr√¶ter laudem, nullius avaris_. Dans un temps peu √©loign√© du d√©c√®s de M. Costar, M. de Pellisson, qui en ch√©rissoit la m√©moire, et qui avoit pris quelque affection pour M. Pauquet, dont il ne connoissoit que les qualit√©s de l'esprit, lui fit toucher les douze cents √©cus de la pension du d√©funt, dont le terme se trouvoit √©chu peu de jours avant sa mort. Quelques-uns des chanoines, ses confr√®res, qui le hantoient, l'excitant √† faire pour le repos de l'√¢me de feu son ma√Ætre, et pour son propre honneur, la fondation dont il leur avoit quelquefois parl√©, ils surent le prendre en si bonne humeur qu'il donna, pour cet objet, toute la somme √† l'√©glise de Saint-Julien: √ß'a √©t√© le seul louable et l√©gitime emploi qu'il ait fait du bien dont sa bonne fortune l'avoit combl√©. Il mangea presque tout en sept ou huit ann√©es, et comme il n'avoit nul ordre dans l'esprit, il n'en avoit point aussi dans ses affaires, et le go√ªt de la crapule ne lui auroit pas laiss√© le temps d'y en apporter, quand il en auroit eu quelque d√©sir. Cependant il aimoit les proc√®s, et dans l'imp√©tuosit√© ardente que lui donnoit son _vin de contradiction_, il en entreprit deux ou trois si mal √† propos, qu'il se fit condamner, envers ses parties adverses, aux d√©pens, qui se trouv√®rent fort consid√©rables, parce qu'il avoit entass√© chicane sur chicane. Ce qui √©toit singulier, c'est que, nonobstant la fureur avec laquelle il se portoit √† entreprendre ces proc√®s, quand il √©toit temps de les faire juger il les n√©gligeoit, et ne vouloit pas prendre la peine de voir un juge pour l'instruire plus particuli√®rement de ses pr√©tentions, soit qu'il d√©sesp√©r√¢t du succ√®s, ou que sa passion pour la crapule se trouv√¢t plus forte que son go√ªt pour la dispute. En cet √©tat il se vit forc√© d'acquitter ses dettes, ce qui √©toit pour lui la plus f√¢cheuse chose du monde; mais s'il n'aimoit point √† payer, il n'avoit point aussi d'avidit√© √† se faire payer, et il √©toit aussi doux cr√©ancier que cruel d√©biteur. Pour se tirer de ce f√¢cheux embarras, sans d√©lib√©rer beaucoup, et suivant son naturel imp√©tueux, il se r√©solut de se jeter entre les bras de messieurs Hardy, pour se d√©charger de toutes sortes d'inqui√©tudes et de soins, et pour vivre dans l'aisance, et dans une enti√®re libert√©, c'est-√†-dire dans une profonde oisivet√©. Ce qui peut causer quelque √©tonnement, c'est qu'encore qu'il e√ªt pass√© trente ans aupr√®s de M. Costar, √† lire et √† √©crire sans cesse, et que cette longue habitude d√ªt lui √™tre pass√©e en nature, cependant depuis la mort de son ma√Ætre, si on en excepte quelques lettres qu'il √©crivit de temps en temps √† Paris, il ne mit pas une seule fois la main √† la plume, ni le nez dans un livre; quoiqu'√† l'entendre parler, il e√ªt le dessein d'entreprendre de grands ouvrages, et de mettre en bon ordre les papiers de son ma√Ætre, pour les donner au public. Mais comme vous serez bien aise, monsieur, de savoir ce qui lui donna particuli√®rement la pens√©e de se confier enti√®rement √† messieurs Hardy, je vous dirai que ce fut l'amiti√© que lui t√©moignoit l'a√Æn√© de ces messieurs, qui a la charge de receveur des tailles de l'√©lection du Mans, et qui √©tant un homme agr√©able, de bonne ch√®re et enjou√©, lui plaisoit fort, et avoit acquis son estime, en l'admettant √† sa table, et lui ouvrant sa bourse. Il n'e√ªt pas plus t√¥t fait conno√Ætre son projet √† M. Hardy l'a√Æn√©, que celui-ci l'assura qu'il auroit dans sa maison toute la satisfaction qu'il pouvoit d√©sirer; et il fit si bien, qu'il porta M. Pauquet √† ex√©cuter ce dessein, en commen√ßant par r√©signer ses b√©n√©fices √† son jeune fr√®re, qui √©tudioit en Sorbonne. Et, parce qu'il connoissoit le r√©signant d'humeur l√©g√®re et bizarre, afin qu'il ne s'avis√¢t pas de r√©voquer, il lui proposa de passer quelque temps avec lui au bourg d'Yvr√©-l'Ev√™que, o√π il n'ignoroit pas que M. Pauquet aimoit fort √† s'aller r√©jouir; ainsi ils s'en all√®rent, et y demeur√®rent autant qu'il fut n√©cessaire pour donner le temps √† la r√©signation d'arriver √† Rome, et d'y √™tre admise. Ce temps qu'ils pass√®rent √† bien boire n'ennuya pas M. Pauquet, qui fit bient√¥t suivre cette r√©signation du don de tout ce qui lui restoit de meubles; et afin d'en saisir ces messieurs, et de les en faire entrer en toute jouissance, lorsque son r√©signataire eut pris possession, il se d√©mit de sa maison, et la lui fit prendre en chapitre, et par l√† il se trouva enti√®rement dans la maison de messieurs Hardy, et il les rendit les ma√Ætres absolus de tout ce qu'il avoit. Il s'√©toit seulement retenu quelques pensions sur ses b√©n√©fices, dont il ne se faisoit point payer, car il n'avoit que faire d'argent, vivant chez ces messieurs, qui prenoient d'ailleurs le soin de lui fournir toutes les choses dont il avoit besoin, et qui acquitt√®rent toutes ses dettes. Ils avoient m√™me la complaisance de souffrir qu'il amen√¢t manger √† leur table des chantres, et autres gens de cette sorte, avec lesquels il aimoit √† boire. L'apr√®s-d√Æner il faisoit porter dans son logement, qui joignoit celui de ces messieurs, autant de vin et de choses propres √† faire boire qu'il le vouloit. C'√©toit particuli√®rement dans ce moment que des artisans et gens de n√©ant le venoient trouver, et lui tenoient bonne compagnie tout le reste du jour. Comme il avoit avec eux une enti√®re libert√©, et qu'ils avoient pour lui une grande d√©f√©rence, lui faisant toujours raison, et l'excitant √† boire, il n'√©toit jamais plus content que quand il les avoit avec lui. On peut dire que messieurs Hardy en ont us√© tr√®s-honn√™tement et avec la reconnoissance et la bonne foi qu'il s'en √©toit promis. Je suis oblig√© de vous dire encore, monsieur, pour leur honneur, que non-seulement ils l'ont bien trait√© durant sa vie, mais qu'ils ont m√™me donn√© apr√®s sa mort toutes sortes de marques qu'ils le reconnoissoient pour leur bienfaiteur. Cette mort arriva la soixante-troisi√®me ou soixante-quatri√®me ann√©e de sa vie, par un rhume qui lui prit dans le bourg d'Yvr√©-l'Ev√™que, o√π il y avoit un mois qu'il s'√©toit rendu pour y voir faire les vendanges, et pour y prendre de l'air et du vin, l'un et l'autre √©tant fort bons en ce lieu-l√†; ce rhume l'obligea de revenir √† la ville, et lui tombant sur la poitrine, malgr√© toute la ptisane qu'il prenoit toute pure, comme il avoit accoutum√© de faire en pareilles maladies, lui causa une fi√®vre continue qui l'emporta en huit jours. Son successeur eut toutes sortes de soin de lui en cette extr√©mit√©, et surtout des choses qui regardoient le salut de son √¢me, et apr√®s qu'il l'eut fait inhumer dans l'√©glise cath√©drale, il y fonda une messe pour √™tre c√©l√©br√©e √† perp√©tuit√© au jour de son d√©c√®s, afin d'implorer pour lui la mis√©ricorde de Dieu, et outre les frais de son enterrement, il fit encore la d√©pense d'une tombe qui fut plac√©e sur sa fosse, et o√π on lit cette inscription: _H√Æc jacet venerabilis et circumspectus vir Ludovicus Pauquet, presbiter hujus ecclesi√¶, canonicus pr√¶bendatus, atque archidiaconus de Sabolio, qui obijt die decim√¢ quart√¢ mensis novembris, M. D. C. LXXIII._ On auroit pu ajouter √† cette inscription: _Amphora non meruit tam pretiosa mori._ LETTRES DE MADEMOISELLE DE SCUD√âRY A M. GODEAU, √âV√äQUE DE VENCE. SUR MADEMOISELLE DE SCUD√âRY. Nous ne donnons point ici une notice biographique sur cette femme c√©l√®bre. Tallemant lui a consacr√©, ainsi qu'√† son fr√®re, un chapitre dans ses M√©moires[357]; Conrart a aussi laiss√© sur eux quelques d√©tails[358]; nous avons ins√©r√©, dans la Biographie universelle de Michaud, des articles √©tendus sur le fr√®re et sur la s≈ìur[359]; les lecteurs pourront recourir √† ces divers ouvrages; nous nous bornerons √† de courtes observations qui ne seront pas d√©plac√©es √† la t√™te du petit nombre de lettres de mademoiselle de Scud√©ry que nous publions pour la premi√®re fois. [357] _M√©moires de Tallemant_, t. 5, p. 265. [358] _M√©moires de Conrart_, t. 48, p. 253 de la deuxi√®me s√©rie de la collection des M√©moires. [359] _Biographie universelle_, t. 41, p. 382; 1825. Mademoiselle de Scud√©ry se pr√©sente √† nos souvenirs comme un esprit pr√©tentieux, guind√© et plein d'affectation. On la juge d'apr√®s des ouvrages o√π, entra√Æn√©e par le go√ªt de son temps, elle a suivi une impulsion que vraisemblablement elle partageoit elle-m√™me. Les interminables romans d'Urf√© et de la Calpren√®de obtenoient les plus grands succ√®s; oblig√©e d'√©crire pour r√©parer les torts de la fortune, mademoiselle de Scud√©ry, sous le nom de son fr√®re, se mit √† composer aussi des romans immenses, dans lesquels elle a reproduit les conversations subtiles et pr√©cieuses des illustres personnages qui, r√©unis √† l'h√¥tel de Rambouillet, √©toient alors le type de la politesse et des belles mani√®res, et donnoient le ton √† la ville et aux provinces. On ne lit plus _Cyrus_, o√π sont retrac√©es les m≈ìurs langoureuses que d'Urf√© a peintes dans l'_Astr√©e_; on lit aussi peu la _Cl√©lie_, o√π les h√©ros de l'ancienne Rome composent de fades madrigaux, discutent sur des cartes all√©goriques, et recherchent s√©rieusement la distance qui s√©pare _Particulier_ de _Tendre_. Il n'en est pas de m√™me de ses _Conversations_; on peut encore les lire avec fruit, et m√™me avec plaisir. Il falloit bien que Madeleine de Scud√©ry f√ªt une personne remarquable pour que toutes les c√©l√©brit√©s de son temps en aient fait l'objet d'aussi grands √©loges. Nous citerons ici les passages de plusieurs lettres qui lui ont √©t√© adress√©es; c'est une curiosit√© litt√©raire qu'il est bon de faire conno√Ætre: ¬´L'occupation de mon automne, lui √©crivoit Mascaron, est la lecture de _Cyrus_, de _Cl√©lie_ et d'_Ibrahim_... j'y trouve tant de choses propres pour r√©former le monde, que je ne fais point de difficult√© de vous avouer que, dans les sermons que je pr√©pare pour la cour, vous serez tr√®s-souvent √† c√¥t√© de saint Augustin et de saint Bernard[360].¬ª [360] Lettre du 12 octobre 1672, cit√©e dans la _Biographie universelle_. Il venoit d'arriver dans son dioc√®se; il mande √† mademoiselle de Scud√©ry qu'on lui a fait une sorte de triomphe: ¬´L'amiti√© des peuples, toute grossi√®re qu'elle est, ajoute-t-il, a par sa sinc√©rit√© un charme qui se fait sentir et qui console de la perte des choses qui ont plus d'√©clat √† la v√©rit√©, mais moins de solidit√©. Je ne mets point dans ce rang, mademoiselle, cette bonne et g√©n√©reuse amiti√© dont vous m'honorez depuis si long-temps; rien ne peut consoler d'√™tre √©loign√© de vous, que la persuasion d'√™tre toujours dans votre souvenir, et d'avoir une petite place dans le c≈ìur du monde le plus grand et le plus g√©n√©reux. Je ne manquerai pas de faire copier les sermons que vous d√©sirez. Je souhaite qu'ils puissent vous plaire; votre approbation me donnera une joie moins tumultueuse √† la v√©rit√©, mais plus solide que celle de toute la cour, et votre sentiment r√©glera celui que j'en dois avoir[361].¬ª [361] Lettre autographe et in√©dite du 23 mai 1673. (_Cabinet de l'√©diteur._) Le cardinal de Bouillon venoit de prier Mascaron de prononcer l'oraison fun√®bre de Turenne; l'orateur avoit peu de temps pour se pr√©parer √† cette grande action, et dans l'esp√®ce d'embarras o√π il se trouvoit, il √©crivoit √† mademoiselle de Scud√©ry: ¬´Vous pouvez m'aider √† √©viter ces inconv√©nients, si vous avez la bont√© de penser un peu √† ce que vous diriez si vous √©tiez charg√©e du m√™me emploi[362].¬ª Fl√©chier, nomm√© √©v√™que de Lavaur, ayant re√ßu un exemplaire de ses _Conversations_, lui adressoit les remerc√Æments les plus d√©licats. ¬´Il me falloit une lecture aussi d√©licieuse que celle-l√†, lui √©crivent-il, pour me d√©lasser des fatigues d'un voyage, pour me gu√©rir de l'ennui des mauvaises compagnies de ce pays-ci, et pour me faire go√ªter le repos, o√π la rigueur de la saison et la docilit√© de mes nouveaux convertis me retiennent dans ma ville √©piscopale; en v√©rit√©, mademoiselle, il me semble que vous croissez toujours en esprit; tout est si raisonnable, si poli, si moral et si instructif dans ces deux volumes que vous m'avez fait la gr√¢ce de m'envoyer, qu'il me prend quelquefois envie d'en distribuer dans mon dioc√®se, pour √©difier les gens de bien, et pour donner un bon mod√®le de morale √† ceux qui la pr√™chent. Les louanges du Roi sont partout si finement ins√©r√©es qu'il s'en feroit, en les recueillant, un excellent pan√©gyrique. Recevez donc, mademoiselle, avec mon remerc√Æment, les louanges que vous donne un homme rel√©gu√© dans une province, qui n'a pas encore perdu le go√ªt de Paris, qui vous conserve toujours la m√™me estime qu'il a eue toute sa vie pour vous, etc.[363].¬ª [362] Lettre du 5 septembre 1675, cit√©e dans la _Biographie universelle_. [363] Lettre autographe du 26 d√©cembre 1685. (_Cabinet de l'√©diteur._) Une partie de cette lettre a √©t√© publi√©e dans la _Biogr. univ._ Les _Conversations_ de mademoiselle de Scud√©ry, dans lesquelles la morale est rev√™tue de formes agr√©ables, eurent le plus grand succ√®s; elles paroissent avoir donn√© √† madame de Maintenon l'id√©e d'en composer de plus simples, destin√©es √† √™tre r√©cit√©es par les demoiselles de Saint-Cyr. Les jeunes √©l√®ves trouvoient dans ces petits ouvrages des enseignements de morale, et des notions sur les biens√©ances et sur ces nuances d√©licates qui √©toient alors le partage exclusif de la haute soci√©t√©. Ce point nous a √©chapp√© quand, il y a quelques ann√©es, nous avons publi√© les _Conversations in√©dites de madame de Maintenon_[364]. On nous excusera de saisir l'occasion de r√©parer un oubli. [364] _Conversations in√©dites de madame de Maintenon._ Paris, Blaise, 1828, in-18. Quelques exemplaires ont √©t√© tir√©s in-8¬∫. Madame de Brinon, premi√®re sup√©rieure de Saint-Cyr, √©crivoit √† mademoiselle de Scud√©ry, le 3 ao√ªt 1688: elle √©toit de l'√©cole des _Pr√©cieuses_, on lui pardonnera quelques expressions ridicules qui feroient rire aujourd'hui: ¬´Je ne saurois diff√©rer davantage √† vous t√©moigner le plaisir que vous avez fait √† toute notre communaut√© de lui avoir donn√© une morale qui convient si fort √† celle qu'elle enseigne tous les jours: vous avez trouv√© le moyen, mademoiselle, de beaucoup plaire en instruisant solidement..... Votre g√©nie est sans deschet, et votre esprit, qui a toujours fait l'admiration des sages, cro√Æt au lieu de diminuer. Madame de Maintenon, qui prend un singulier plaisir de nous enrichir des bons livres, et qui ne savoit pas que vous m'aviez fait part des tr√©sors de votre _sapience_, apr√®s avoir vu votre morale, me l'envoya fort obligeamment pour vous et pour moi, me mandant qu'elle croyoit qu'en son absence, ces livres me tiendroient lieu d'une bonne compagnie. Elle ne se trompoit pas, mademoiselle, car voulant r√©galer les dames de Saint-Louis de quelque _mets d'esprit_ convenable √† leur √©tat, je leur ai lu moi-m√™me dans nos promenades du soir l'_Histoire de la Morale_, qui leur a toujours fait dire, quand on a sonn√© la retraite, que l'heure avan√ßoit. Ces Conversations sont ici d'autant plus aimables qu'on en fait chez les demoiselles qu'on a extraites de vos premi√®res, qui ont donn√© lieu √† un grand nombre d'autres, dont ces jeunes demoiselles font tout leur plaisir et celui des autres. Quand vous nous ferez l'honneur de venir √† Saint-Cyr, vous vous retrouverez en plus d'un endroit, car nous sommes fort aises qu'on copie ce qui est bon[365].¬ª [365] Lettre autographe de madame de Brinon √† mademoiselle de Scud√©ry, du cabinet de l'√©diteur, publi√©e en partie dans une note du t. 8, p. 139 de notre √©dition des _Lettres de madame de S√©vign√©_; Paris, Blaise, 1818 ou 1820, in-8¬∫. La savante madame Dacier, √† laquelle mademoiselle de Scud√©ry avoit aussi envoy√© ses _Conversations_, ne s'exprimoit pas avec moins de chaleur; elle lui r√©pondoit de Castres, le 17 juillet 1685..... ¬´En v√©rit√©, mademoiselle, quoique l'on doive tout attendre de vous, je n'ai pas laiss√© d'√™tre √©bloui de toutes les beaut√©s qui √©clatent en foule dans vos _Conversations_. On peut dire que tout en est bon; mais j'y ai trouv√© surtout de certains endroits qui m'ont enchant√©e, et qui m'ont retenue plus que les autres par le plaisir extraordinaire qu'ils m'ont donn√©. Mon exemplaire est plein des marques que j'ai faites sur tous ces endroits, etc.[366].... [366] Lettre autographe de madame Dacier. (_Cabinet de l'√©diteur._) Ce n'√©toit pas √† une femme ordinaire que madame de S√©vign√© √©crivoit dans ces termes: ¬´En cent mille paroles, je ne pourrois vous dire qu'une v√©rit√© qui se r√©duit √† vous assurer, mademoiselle, que je vous aimerai et vous adorerai toute ma vie; il n'y a que ce mot qui puisse remplir l'id√©e que j'ai de votre extraordinaire m√©rite. J'en fais souvent le sujet de mes admirations, et du bonheur que j'ai d'avoir quelque part √† l'amiti√© et √† l'estime d'une telle personne[367].¬ª [367] Billet de madame de S√©vign√© √† mademoiselle de Scud√©ry, du 11 septembre 1684, t. 7, p. 156 de notre √©dition. On pourroit joindre √† ces t√©moignages, ceux de Godeau, de Rapin, de Bouhours, de l'abb√© Genest, du savant Huet et d'une foule d'autres. Nous ne citerons plus qu'une lettre de Charpentier, de l'Acad√©mie fran√ßoise: elle est √©crite dans le style de la galanterie; le traducteur de X√©nophon ne balance pas √† se mettre lui, son h√©ros et son mod√®le, aux pieds de mademoiselle de Scud√©ry. Celle-ci lui avoit √©crit pour le remercier de l'envoi d'un exemplaire de sa traduction de la Cyrop√©die, Charpentier r√©pond en ces termes: ¬´Mademoiselle, je re√ßus hier au soir fort tard, le billet que vous m'avez fait l'honneur de m'√©crire..... Si le temps l'e√ªt permis, je vous en aurois remerci√© sur l'heure m√™me, car il est impossible de retenir un ressentiment si juste. Vous avez trop pay√© l'ouvrage que j'ai pris la hardiesse de vous offrir; l'estime que vous en faites est assur√©ment au-del√† de son m√©rite, et je ne puis attribuer les louanges que vous lui avez donn√©es, qu'√† la cause m√™me que vous m'en d√©couvrez, en reconnoissant qu'il parle d'un de vos plus anciens amis. Je le sais, mademoiselle, que Cyrus est un de vos amis, et que votre amiti√© est une de ses plus glorieuses aventures; c'est en cette consid√©ration que son nom est dans les plus belles bouches de France, et qu'il sert maintenant d'entretien au monde poli, qui autrement ne le conno√Ætroit gu√®re: ¬´Et moi qui le connois assez parfaitement, "Si vous en croyez mon serment, "J'aurois eu peu de soin de relever sa gloire, "Quoiqu'il ait autrefois mille peuples soumis, "Si je n'avois appris ailleurs que dans l'histoire "Qu'il poss√®de l'honneur d'√™tre de vos amis[368].¬ª [368] Lettre autographe et in√©dite de Charpentier √† mademoiselle de Scud√©ry. (_Cabinet de l'√©diteur._) Cette lettre n'a pas d'autre date que _mercredi √† onze heures du matin_. Elle doit √™tre de 1659, √©poque √† laquelle fut publi√©e la traduction de la Cyrop√©die de X√©nophon, par Charpentier. Il ne falloit rien moins que l'imposant cort√©ge dont mademoiselle de Scud√©ry marche environn√©e, pour nous donner le courage d'imprimer pour la premi√®re fois, en 1835, les lettres que nous pr√©sentons au public. Ces lettres sont malheureusement en trop petit nombre; elles roulent presque enti√®rement sur les √©v√©nements de la Fronde, pendant les ann√©es 1650 et 1651. Mademoiselle de Scud√©ry s'y montre fid√®le au parti de la cour, pleine de m√©pris pour les hommes qui ne cherchoient, dans le trouble et l'agitation, que les moyens de satisfaire leurs int√©r√™ts aux d√©pens du tr√¥ne, qu'ils ne craignoient pas d'√©branler. ¬´Dieu veuille, s'√©crie-t-elle, que ceux qui ont eu le dessein de faire de la France ce que Cromwell et Fairfax ont fait de l'Angleterre, ne puissent jamais avoir de cr√©dit[369]!¬ª Dans une autre lettre, mademoiselle de Scud√©ry porte sur l'avenir un regard proph√©tique; elle semble deviner ce que sera un jour Louis XIV, qui n'avoit encore que treize ans: ¬´Le Roi, dit-elle, semble ha√Ør tous ceux qui veulent abaisser son autorit√©, et, selon toutes les apparences, il se souviendra long-temps de tout ce qu'on lui fait aujourd'hui[370].¬ª [369] Lettre troisi√®me, du mois d'octobre 1650. [370] Lettre septi√®me, du 2 mars 1651. Ce n'est plus cette femme aux sentiments exag√©r√©s, aux froides analyses m√©taphysiques, c'est une femme √©loquente, inspir√©e par les √©v√©nements; son style est rapide, simple, clair et √©nergique. Elle adresse ses lettres √† Godeau, l'√©v√™que de Vence, l'ami et le parent de Conrart. Pendant une maladie de celui-ci, mademoiselle de Scud√©ry le rempla√ßoit aupr√®s de Godeau, √† qui elle mandoit ce qui se passoit dans Paris. C'est peut-√™tre √† des soins de ce genre que sont dus les M√©moires de Conrart. Ce que nous en avons publi√©, il y a dix ans, √©toit vraisemblablement les minutes de la correspondance qu'il entretenoit avec Godeau. Quel que soit le motif qui ait d√©termin√© Conrart √† √©crire ses M√©moires, son travail est utile; nous n'avons eu pendant long-temps que les M√©moires des Frondeurs; tels que ceux du cardinal de Retz, le roi des brouillons; ceux de Guy-Joly, de La Rochefoucauld, voire m√™me quelques lettres de madame de S√©vign√©, que ses relations de parent√© avec le coadjuteur entra√Ænoient dans l'opposition: il est bon que d'autres M√©moires, √©crits par des amis de l'ordre, viennent rectifier des id√©es que les partisans de la Fronde n'ont pas manqu√© d'alt√©rer √† leur profit. Les M√©moires de Conrart et de madame de Motteville, ceux du P√®re Berthod, et ce peu de lettres de mademoiselle de Scud√©ry, produisent cet effet. C'est ce qui nous d√©termine √† joindre aux M√©moires de Tallemant ces lettres tout-√†-fait historiques, pour qu'elles viennent s'incorporer √† la suite des M√©moires relatifs √† l'histoire de France. Les originaux n'en existent malheureusement plus. Nous en avons trouv√© les copies dans un volume manuscrit intitul√©: _Anecdotes sous le r√®gne de Louis XIV, ou Recueil de lettres et pi√®ces diverses touchant l'histoire de Louis XIV_. Ce volume est de format in-4¬∫. Il est rempli pour la plus grande partie de lettres extraites des manuscrits de Bussy, dans lesquelles nous n'avons rien vu que nous n'eussions nous-m√™me rencontr√© dans les manuscrits ou dans le _Suppl√©ment_ de Bussy Rabutin. On y lit aussi trois lettres de Fl√©chier √† mademoiselle de La Vigne; elles sont spirituelles, entrem√™l√©es de vers, et tout-√†-fait dans le genre d'une correspondance in√©dite de Fl√©chier avec mademoiselle Deshouli√®res, dont M. de La Place, premier pr√©sident honoraire de la cour royale d'Orl√©ans, est possesseur, et qu'il a eu la complaisance de nous montrer quelquefois. Les trois lettres de Fl√©chier ont √©t√© imprim√©es dans un recueil donn√© chez Tardieu, en 1802, par M. Serieys, qui, en les publiant, a eu tort de dire dans l'avertissement, que ces lettres √©toient adress√©es √† une jeune _actrice_. Mademoiselle de La Vigne √©toit une fille de beaucoup d'esprit, dont on a quelques po√©sies fines et spirituelles, qui n'a jamais travaill√© pour le th√©√¢tre, ni jou√© la com√©die. Enfin on trouve dans ce manuscrit la copie des sept lettres de mademoiselle de Scud√©ry √† Godeau. Le manuscrit qui contient ces diverses pi√®ces nous a √©t√© communiqu√©, il y a environ dix ans, par feu M. Peuchet, alors archiviste de la Pr√©fecture de police. Nous ignorons en quelles mains le volume a pass√© depuis la mort de ce laborieux litt√©rateur. Ce recueil est de la fin du r√®gne de Louis XIV; il a fait partie de la riche collection du pr√©sident de Meini√®res. On sait que ce magistrat avoit acquis une grande quantit√© de manuscrits relatifs √† l'histoire de France, qui provenoient de l'abb√© de Rothelin, de M. Talon, de l'abb√© de Bourz√©is, de messieurs Secousse et de Sainte-Palaye. Sa collection surv√©cut √† la r√©volution; elle fut plac√©e dans un local lou√© expr√®s pour la contenir. Celui qui la poss√©doit se lassa malheureusement de payer le loyer, et en 1806, tous ces manuscrits furent vendus √† vil prix et dispers√©s. M. √âloy Johanneau, le savant √©diteur de Rabelais, avoit eu souvent l'occasion de faire des recherches dans cette pr√©cieuse biblioth√®que, et il a plus d'une fois exprim√© au r√©dacteur de cette note les regrets que lui causa la disparition de ces richesses; il avoit √©t√© t√©moin de cette calamit√© litt√©raire. Le catalogue de ces manuscrits est tomb√© dans nos mains; le volume qui contient les lettres de mademoiselle de Scud√©ry y est mentionn√©. Nous nous proposons de d√©poser ce catalogue √† la biblioth√®que du Roi, qui poss√®de une foible partie de la collection de Meini√®res. Nous aurions sans doute beaucoup mieux aim√© pouvoir publier ces curieuses lettres d'apr√®s les originaux; mais nous n'entretenons pas le moindre doute sur leur v√©rit√©, quand nous les trouvons plac√©es √† c√¥t√© d'une multitude de copies d'autres pi√®ces originales sur l'existence desquelles aucune incertitude ne peut s'√©lever. Nos lettres contiennent beaucoup de faits et d'anecdotes, et √† cet √©gard elles s'accordent et correspondent avec tous les ouvrages contemporains. Cette co√Øncidence est ce qui rend si difficile une contrefa√ßon de m√©moires anciens, qui soit susceptible de faire quelque illusion; nos lettres r√©sistent √† cette √©preuve parce qu'elles sont vraies. D'ailleurs dans quel int√©r√™t les auroit-on fabriqu√©es, il y a plus d'un si√®cle, pour les ensevelir ensuite dans un volume oubli√©? Les lettres de mademoiselle de Scud√©ry portent avec elles le cachet du temps et de la v√©rit√©; nous en appelons √† toute personne vers√©e dans la connoissance de nos monuments historiques. Ces lettres ne sont point dat√©es dans le manuscrit. Il ne nous a pas √©t√© difficile de suppl√©er √† cette omission, en nous attachant aux √©v√©nements qui y sont rapport√©s. Ces dates ainsi r√©tablies sont plac√©es entre parenth√®ses. MONMERQU√â. LETTRES DE MADEMOISELLE DE SCUD√âRY. LETTRE PREMI√àRE. DE MADEMOISELLE DE SCUD√âRY A M. GODEAU, √âV√äQUE DE VENCE. (Paris, 22 f√©vrier 1650.) Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous √©crivisse le peu de nouvelles qui viennent √† ma connoissance, j'avoue que j'eus quelque peine √† croire que mes yeux ne me trompoient pas, ou que vous ne vous fussiez pas tromp√© vous-m√™me, en mettant mon nom pour celui d'une autre, √©tant certaine que je n'ai pas une des qualit√©s n√©cessaires pour rendre ma correspondance agr√©able en mati√®re de nouvelles. Je ne suis pas fort expos√©e au monde; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur; et quand je saurois m√™me une partie de ce qui se passe, je ne saurois pas assez bien √©crire pour vous divertir. N√©anmoins, comme je suis persuad√©e que la plus l√©gitime excuse ne sauroit jamais valoir une ob√©issance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrois employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'√™tre su de vous. C'est pourquoi, pour commencer d√®s aujourd'hui, je vous dirai que l'on ne sait point encore avec certitude en quel lieu est madame de Longueville, et que, depuis le jour qu'elle se sauva du ch√¢teau de Dieppe[371], avec deux de ses filles seulement et quatre gentilshommes, l'un desquels est le sieur Thibault, et l'autre Trery, l'on n'a pas pu encore d√©couvrir pr√©cis√©ment quelle a √©t√© sa route, ni quel est son asile. Il y a du moins apparence que Dieu sera son protecteur; car on m'√©crit de Normandie, qu'apr√®s qu'elle eut pens√© tomber dans la mer, et qu'une de ses filles eut aussi failli √™tre noy√©e, elle se confessa et monta √† cheval un moment apr√®s, se pr√©parant √† ce funeste voyage comme si elle e√ªt d√ª mourir. [371] La duchesse de Longueville, apr√®s l'arrestation des princes, qui eut lieu le 18 janvier 1650, s'enfuit en Normandie. La cour se rendit √† Rouen le 1er f√©vrier; la duchesse, qui s'√©toit r√©fugi√©e √† Dieppe, s'√©chappa du ch√¢teau. ¬´Elle sortit la nuit √† cheval, jambe de √ß√† et jambe de l√†, avec ses femmes, en courant jour et nuit; elle s'embarqua sur la c√¥te et fut en Hollande.... Elle gagna Stenay, o√π √©toit le mar√©chal de Turenne.¬ª (_M√©moires de Montglat._ _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, deuxi√®me s√©rie, t. 50, p. 219.) Le r√©cit de madame de Motteville est plus circonstanci√©; elle dit que la duchesse sortit par une petite porte qui n'√©toit pas gard√©e; qu'elle fit deux lieues √† pied pour gagner un petit port, o√π elle ne trouva que deux barques de p√™cheurs; elle voulut s'embarquer contre l'avis des mariniers, afin de gagner un vaisseau qu'elle faisoit tenir √† la rade. Le vent √©toit si grand et la mar√©e si forte, que le marinier, qui l'avoit prise entre ses bras pour la porter dans la chaloupe, la laissa tomber dans la mer; elle se d√©cida √† prendre des chevaux et √† se mettre en croupe, ainsi que les femmes de sa suite, se r√©fugia chez un gentilhomme, demeura cach√©e dans le pays pendant environ quinze jours, et fit enfin gagner le capitaine d'un vaisseau anglois, qui la re√ßut sous le nom d'un gentilhomme qui s'√©toit battu en duel. (_M√©moires de Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 19.) Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et de celle de M. de Longueville est une √©trange chose, car on voit tant d'innocence et de pers√©cution ensemble qu'il n'est pas possible de n'√™tre pas touch√© de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouv√© l'√¢me plus grande que son infortune, car, depuis qu'il est prisonnier, il n'a pas dit une parole indigne de ce m√™me c≈ìur qui lui a fait gagner quatre batailles et acqu√©rir tant de gloire. Apr√®s avoir entendu la messe, il s'occupe la moiti√© du jour √† lire, et il partage l'autre √† converser avec monsieur son fr√®re, √† jouer aux √©checs avec lui, √† railler avec ses gardes, et m√™me, pour faire exercice, il joue au volant avec eux. Il s'est confess√© une fois depuis qu'il est prisonnier, mais on ne veut plus lui donner le m√™me confesseur: enfin on le garde mieux que le roi. Il y a trois jours que M. de Beaufort, accompagn√© de madame de Chevreuse et de madame de Montbazon, fut au bois de Vincennes, dans un carrosse de louage, afin de n'√™tre point connu, pour voir de ses propres yeux si une muraille que l'on a b√¢tie sur la contrescarpe des foss√©s du donjon √©toit assez haute pour qu'il f√ªt impossible que M. le Prince se p√ªt sauver. Je vous avoue que cette action ne me semble pas trop belle, ni pour les dames ni pour Beaufort, qui, tant que le prisonnier a √©t√© libre, ne l'approchoit qu'en lui faisant des soumissions d'esclave. Il est vrai qu'un h√©ros de la place Maubert ne doit pas √™tre de m√™me mani√®re qu'√©toient autrefois ceux qui triomphoient au champ de Mars ou au Capitole. Au reste, pendant que toutes choses changent en France, toutes choses changent aussi dans le c≈ìur de M. de Guise; car, pour recouvrer sa libert√©, il rompt les cha√Ænes de mademoiselle de Pons, et reprend madame la comtesse de Bossu, qui va √™tre reconnue pour madame de Guise[372]. [372] Cette reconnoissance n'eut point lieu; tout ceci √©toit un jeu jou√© par le duc de Guise, prisonnier √† Madrid, dans l'espoir d'obtenir sa libert√©. (_Voyez_ au surplus l'historiette du duc de Guise dans les _M√©moires de Tallemant_, t. 4, p. 200.) Vous savez sans doute que la garnison de Clermont s'est soulev√©e en l'absence de M. de La Moussaye, et qu'ainsi le parti du mar√©chal de Turenne en est plus foible; mais on assure, d√®s ce matin, que le duc de Wirtemberg assi√©ge Mouson. Les ennemis font de grands pr√©paratifs en Flandre, et le mal est que l'on n'est pas en √©tat de s'y opposer. La cour est √† Rouen, d'o√π elle doit partir pour revenir ici. On dit aussi que le duc de Richelieu est enfin venu assurer le Roi de sa fid√©lit√©, et qu'en consid√©ration de cette ob√©issance son mariage est confirm√© par la Reine, √† condition qu'il aura un lieutenant de roi dans son gouvernement, et que la garnison en sera chang√©e. Je ne sais pas encore ce que madame d'Aiguillon dit de cela; mais je sais bien que l'amour du duc de Richelieu lui co√ªte d√©j√† trop, et qu'il lui auroit √©t√© toujours plus avantageux d'√™tre ma√Ætre du Havre absolument, que de r√©gner dans le c≈ìur d'une femme comme madame du ......[373]. [373] Armand-Jean Du Plessis, duc de Richelieu, p√®re du mar√©chal, avoit √©pous√©, le 26 d√©cembre 1649, Anne Poussard de Fors du Vigean, veuve, en premi√®res noces, de Fran√ßois-Alexandre d'Albret, sire de Pons. Ce mariage, fait sans le consentement de la duchesse d'Aiguillon, surprit tout le monde. ¬´Madame de Richelieu, dit madame de Caylus, sans biens, sans beaut√©, sans jeunesse, et m√™me sans beaucoup d'esprit, avoit √©pous√©, par son savoir-faire, au grand √©tonnement de toute la cour et de la Reine-m√®re, qui s'y opposa, l'h√©ritier du cardinal de Richelieu, un homme rev√™tu des plus grandes dignit√©s de l'√âtat, parfaitement bien fait, et qui, par son √¢ge, aurait pu √™tre son fils.¬ª (_Souvenirs de madame de Caylus_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, t. 66, p. 413.) Je viens de recevoir une lettre de Rouen, qui m'apprend que cette nouvelle duchesse y est aussi, et que M. le cardinal la devoit pr√©senter hier √† la Reine, chez laquelle elle devoit avoir le tabouret. L'on me mande que cela h√¢te le d√©part de la cour, qui quitte Rouen aujourd'hui[374]. M. de Matignon est aussi venu remettre le gouvernement de Grandville et celui de Cherbourg entre les mains de Sa Majest√©, ensuite de quoi on a command√© √† ce lieutenant de roi et √† M. de Beuvron de suivre la cour. [374] ¬´La Reine partit de Rouen le 22 f√©vrier, apr√®s avoir vu madame de Richelieu et lui avoir donn√© le tabouret.¬ª (_M√©moires de madame de Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 21.) Cette circonstance donne la date positive de cette lettre. On m'√©crit encore que madame de Longueville fut droit de Dieppe au ch√¢teau de Tancarville, qui est √† monsieur son mari. On m'assure qu'il y a quatre jours qu'elle s'est embarqu√©e pour la Hollande. Voil√†, Monsieur, tout ce que je sais pour aujourd'hui; cependant je ne puis me r√©soudre de ne vous point parler de mademoiselle Paulet[375], de qui les maux me touchent encore plus que les affaires publiques, quoique l'amour de la patrie soit bien avant dans mon c≈ìur. Je veux pourtant esp√©rer que vos pri√®res lui feront obtenir la sant√© de celui seul pour qui il n'y a point de maux incurables; mais je ne songe pas qu'en ne finissant une si longue lettre je vous donnerois lieu de croire que je veux vous en lasser pour la premi√®re fois: c'est pourquoi je m'en vais finir aussit√¥t que je vous aurai assur√©, avec tout le respect que je vous dois, que je suis autant que je puis, etc. [375] Tallemant lui a consacr√© un article dans ses M√©moires. LETTRE DEUXI√àME. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, 8 septembre 1650.) Vous me reprochez si flatteusement mon mauvais caract√®re, que ce n'est pas un trop bon moyen de m'en corriger; car, puisqu'en √©crivant mal je vous oblige enfin de m'en reprendre plus doucement qu'√† me dire que j'√©cris bien, je ne sais si je ne ferois pas mieux de continuer de faillir que de m'amender.... Souffrez, s'il vous pla√Æt, que je prenne toute la part que je dois aux maux de votre esprit et de votre corps. Pour les premiers, je ne pense pas que vous ayez besoin d'autre m√©decin que de vous-m√™me; mais, pour les autres, je pense que vous auriez besoin de venir trouver √† Paris quelque rem√®de √† vos maux; car, de la fa√ßon dont je connois ceux de la province o√π vous √™tes, je ne pense pas qu'ils vous puissent gu√©rir d'un grand mal: c'est pourquoi il me semble que vous y devez songer s√©rieusement. Je vous demande pardon de la libert√© que je prends de donner des conseils √† un homme que tous les rois et les sages devraient consulter; mais, s'agissant de la conservation d'une vie aussi pr√©cieuse que la v√¥tre, je pense qu'il vaut mieux dire une chose inutile que de se mettre au hasard de manquer √† en dire une n√©cessaire. Je vis m√™me encore hier un ouvrage de vous, qui me fortifie dans le dessein de vous conjurer de prendre soin de votre sant√©; car, Monsieur, ne seroit-ce pas un crime si vous vous mettiez par votre n√©gligence √† la d√©truire, de fa√ßon que vous ne puissiez plus enrichir votre si√®cle comme vous l'avez fait jusqu'ici? Vous jugez bien, je m'assure, que cette nouvelle richesse que j'ai vue de vous est l'admirable po√®me que vous avez fait √† la gloire de _la Grande Chartreuse_[376], que M. Conrart eut la bont√© d'envoyer hier √† mon fr√®re et √† moi. Apr√®s vous en avoir rendu mille gr√¢ces, je vous dirai que ce beau d√©sert m'a sensiblement touch√©e, et que la sainte horreur de cette solitude a pass√© si doucement de vos vers dans mon esprit, que la compagnie que j'ai vue aujourd'hui m'a plut√¥t ennuy√©e qu'elle ne m'a divertie, parce qu'elle m'a emp√™ch√©e de relire une seconde fois ce qui m'a donn√© tant de satisfaction la premi√®re. Mais, Monsieur, puisque vous faites si bien toutes choses, et que vous repr√©sentez √©galement bien les cours les plus superbes et les d√©serts les plus sauvages, je voudrois que vous pussiez voir ce que je vis hier; je veux dire la prison de M. le Prince, afin que vous pussiez laisser √† la post√©rit√© une parfaite image de la constance de ce h√©ros; car je ne pense pas qu'il y ait un endroit dans le monde o√π il y ait une tour plus agr√©able par dehors, ni si affreuse par dedans. Cependant, comme on dit que la n√©cessit√© fait des armes de toutes choses, je pense qu'on peut dire que M. le Prince tire de la gloire de tout ce qui lui arrive; car vous saurez que, depuis qu'on l'a men√© √† Marcoussis[377], le donjon de Vincennes est devenu l'objet de la curiosit√© universelle. En mon particulier, j'y vis hier plus de deux cents personnes de qualit√©, √† qui on montre le lieu o√π il dormoit, celui o√π il mangeoit, l'endroit o√π il avoit plant√© des ≈ìillets qu'il arrosoit tous les jours, et un cabinet o√π il r√™voit quelquefois et o√π il lisoit souvent. Enfin, Monsieur, on va voir cela comme on va voir √† Rome les endroits o√π C√©sar passa autrefois en triomphe. Je vis m√™me dans un cabinet plusieurs √©pigrammes √©crites avec du charbon, ou grav√©es sur la muraille, qui ne parlent que de ses victoires ou de ses louanges; mais ce que j'y vis de plus surprenant, c'est que, durant que j'y √©tois, M. de Beaufort y vint avec madame de Montbazon, √† qui il faisoit voir toutes les incommodit√©s de ce logement, triomphant l√¢chement du malheur d'un prince qu'il n'oseroit regarder qu'en tremblant, s'il √©toit en libert√©. Pour moi, j'eus tant d'horreur de voir de quel air il fit la chose, que je n'y pus durer davantage. En v√©rit√©, je pense qu'on peut dire que nous sommes au temps des prodiges et des miracles tout ensemble, tant on voit de choses extraordinaires. [376] _Voyez_ les _Po√©sies chr√©tiennes et morales_ de Godeau. Paris, 1663, t. 2, p. 81. _La Grande Chartreuse_ avoit paru isol√©ment, comme la plupart des autres po√©sies de Godeau. [377] Les princes avoient √©t√© transf√©r√©s du donjon de Vincennes au ch√¢teau de Marcoussis, pr√®s de Montlh√©ri, le 29 ao√ªt pr√©c√©dent; c'est ce que nous apprenons de Loret: Ce jour (_lundi_) on prit occasion De faire la translation, Mais tr√®s-cach√©e et tr√®s-soudaine, Des trois prisonniers de Vincenne. Plaise √† la divine Bont√© Que la dure captivit√© Par eux constamment endur√©e Ne soit pas de longue dur√©e! (_Muse historique_, lettre du 2 septembre 1650.) Je pense que vous avez bien su l'√©pouvante que les ennemis ont donn√©e √† Paris, lorsqu'ils sont venus √† La Fert√©-Milon[378], et que nous avons vu la capitale du royaume aussi alarm√©e qu'ont accoutum√© de l'√™tre les petites bicoques des fronti√®res. Cependant j'esp√®re que la m√™me puissance qui retient la mer dans ses bornes, quoique ses rivages ne la doivent pas vraisemblablement emp√™cher d'inonder la terre, emp√™chera les ennemis de venir ici, encore qu'il n'y ait point de rivi√®re entre eux et nous, et qu'il n'y ait pas m√™me d'arm√©e qui p√ªt s'opposer √† leur marche, s'ils le vouloient. Ce qui me fait esp√©rer ce bien, est que l'on assure qu'il y a d√©j√† une partie de leur cavalerie qui a repass√© la rivi√®re d'Aisne. Nous verrons, par le retour de M. de Verderonne[379], qui est all√© port√© la r√©ponse de M. le duc d'Orl√©ans √† l'archiduc, ce que l'on doit craindre ou esp√©rer. [378] On voit dans les _M√©moires d'Omer Talon_ que l'on avoit eu connoissance, par des lettres intercept√©es, que de Madrid, sur la demande du marquis de Sillery, qui n√©gocioit pour les rebelles, des ordres avoient √©t√© donn√©s pour que le mar√©chal de Turenne entr√¢t dans le royaume et donn√¢t de l'effroi √† Paris. ¬´Ce qui √©toit d√©j√† fait, dit Talon, car lors l'arm√©e des ennemis √©toit proche de La Fert√©-Milon.¬ª (_M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, deuxi√®me s√©rie, t. 62, p. 97.) Cette alarme donna lieu au transf√®rement des princes. Loret peint tr√®s-plaisamment l'effet que l'approche de l'ennemi produisit dans Paris: Lundi, vindrent dedans Paris, Avec plaintes, clameurs et cris, Gens conduisant, toutes complettes, Sept mille sept cent trente charrettes Pleines de coffres et paquets, Dont l'on fit lors de grands caquets; Mais ces caquets sont choses vaines. (_Muse historique_, lettre du 2 septembre 1650.) [379] Charles de L'Aubespine, seigneur de Verderonne, ma√Ætre des requ√™tes, chancelier de Gaston, duc d'Orl√©ans. Mais, pendant que les ennemis ravagent la Champagne et la Picardie, sans qu'on puisse seulement penser √† les en emp√™cher, les frondeurs emploient tout ce qu'ils ont d'adresse et de cr√©dit pour obliger M. le duc d'Orl√©ans √† mettre les princes sous sa puissance, afin de les avoir en la leur. On assure m√™me qu'il leur avoit promis de le faire; mais M. le garde-des-sceaux[380], M. Le Tellier et madame de Chevreuse l'ont emp√™ch√© jusqu'√† cette heure, car encore que cette derni√®re soit grande Frondeuse, elle est pourtant pr√©sentement divis√©e de M. de Beaufort, et m√™me de M. le coadjuteur, pour ce qui regarde M. le Prince, de sorte que, par ce moyen, les amis de cet illustre captif sont en quelque esp√©rance de voir bient√¥t la cour dans la n√©cessit√© de faire une n√©gociation secr√®te avec lui, afin de d√©livrer le royaume de tant de tyrans qui l'oppriment. [380] Le chancelier S√©guier n'avoit pas alors les sceaux, ils lui avoient √©t√© redemand√©s le 1er mars pr√©c√©dent, et confi√©s √† Charles de l'Aubespine, marquis de Ch√¢teauneuf-sur-Cher, qui les garda jusqu'au mois d'avril 1651, et les remit alors √† Mathieu Mol√©. Les affaires de Bordeaux sont toujours douteuses; peut-√™tre que les d√©put√©s du parlement, qui y vont, trouveront quelque exp√©dient aux choses[381]. M. de Rohan est √† la cour, et M. le mar√©chal de Gramont aussi; l'accommodement de M. le comte du d'Ognon est fait. [381] Le parlement de Paris d√©puta, le 5 septembre, deux de ses membres √† la Reine-r√©gente, pour la supplier de continuer _sa bonne volont√© envers la ville de Bordeaux_. Ces d√©put√©s furent Meusnier, de la Grand'chambre, et Bitaut, des Enqu√™tes, lequel choix, dit Talon, ¬´fut fait _multis et melioribus reclamantibus_, parce que ces deux messieurs √©toient infiniment chauds, prompts et se peut dire √©tourdis.¬ª (_M√©moires de Talon_, audit lieu, p. 102.) Le Roi a oblig√© la Reine √† chasser une de ses femmes de chambre parce qu'elle lui avoit r√©v√©l√© une chose qu'il lui avoit confi√©e, quoique ce f√ªt celle qu'il aimoit le plus; et ce qu'il y a de plus consid√©rable, est que ce qu'il avoit dit √† cette fille, √©toit qu'il lui avoit t√©moign√© avoir beaucoup de douleur de voir les affaires de son royaume en si mauvais √©tat. Jugez, s'il vous pla√Æt, de ce qu'il fera, quand il sera mari√©, puisqu'il agit pr√©sentement ainsi[382]. [382] Loret nous apprendra le nom de cette femme de chambre et le motif de son renvoi; mais, par une pr√©caution qu'explique suffisamment la g√™ne impos√©e √† la presse, le chroniqueur burlesque a eu soin de mettre en apostille: _Nouvelle apocryphe_. Nous citerons son na√Øf r√©cit: Noiron, du Roi la confidente, N'ayant pas √©t√© bien prudente, Ni bien gard√© fid√©lit√© Au secret de Sa Majest√©, Fut assez promptement chass√©e, Et la chose ainsi s'est pass√©e: ¬´Voyez-vous, lui disoit le Roi, ¬´Il semble qu'on se rit de moi; ¬´Je crois tout de bon qu'on me trompe. ¬´On m'avoit dit qu'en grande pompe ¬´Et dans des triomphes nouveaux ¬´Je serois re√ßu dans Bordeaux; ¬´Mais h√©las! je ne puis me taire, ¬´Que j'aper√ßois bien le contraire! ¬´Ou Maman, ou le cardinal ¬´Seroient-ils la cause du mal? ¬´Certes, j'en suis tr√®s-fort en peine; ¬´Mais ne dites pas √† la Reine ¬´Que d'un c≈ìur dolent et transi ¬´Je vous ai dit tout ceci; ¬´Ne me mettez pas mal pr√®s d'elle ¬´Et me soyez toujours fid√®le.¬ª Ce que Noiron mal observa; Car au m√™me temps elle va A la R√©gente, sa ma√Ætresse, Faire narration expresse De tout ce qu'avoit dit le Roi, Sans lui garder secret ni foi. Il ne faut pas que l'on demande Si l'on fit grande r√©primande A notre jeune potentat, Qui, remarquant le peu d'√©tat Qu'on avoit fait de sa d√©fense, Faillit √† perdre patience; Et voil√† d'o√π vient, ce dit-on, L'exil de la belle Noiron, Qu'aucuns tiennent pour v√©ritable, Mais je crois que c'est une fable. (_Muse historique_, lettre du 10 septembre 1650.) La Reine ne tarda pas √† marier la belle Noiron; ainsi, sa disgr√¢ce fut peut-√™tre la cause de son √©tablissement. C'est encore notre chroniqueur qui nous en instruit: La Noiron, dont la populace Avoit publi√© la disgr√¢ce Par un rapport faux et malin, Se marie au sieur Ivelin, Jeune m√©decin chez la Reine; Et comme elle est toujours mal saine, Il sera, lui t√¢tant le pouls, Son m√©decin et son √©poux. (_Ibid._, lettre du 1er octobre 1650.) Voil√†, Monsieur, tout ce que je vous dirai pr√©sentement, car je m'aper√ßois bien que si je vous en disois davantage, vous ne le pourriez plus lire, tant j'ai pris une forte habitude de mal faire. Je vous dirai pourtant encore que mon fr√®re est votre tr√®s-humble serviteur, et que je suis de toute mon √¢me, etc. LETTRE TROISI√àME. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, .. octobre 1650.) ....Je ne crois nullement m√©riter toutes les louanges que vous me donnez, et je crois seulement que me faisant l'honneur de m'aimer, parce que votre illustre et ch√®re Ang√©lique[383] m'aimoit tendrement, vous n'√™tes pas marri que je me donne l'honneur de vous entretenir; au reste, avant que de vous dire des nouvelles, il faut que je vous dise que les vers que vous avez envoy√©s √† madame de Clermont m'ont fait verser plus de larmes qu'ils n'ont de syllabes[384]. Il me semble, Monsieur, qu'en vous d√©peignant la douleur qu'ils ont excit√©e dans mon c≈ìur, c'est en faire l'√©loge. En effet, vous repr√©sentez si agr√©ablement cette merveilleuse fille, que l'on peut assurer que jamais portrait n'a si bien ressembl√© que celui que vous avez fait d'elle. De plus, vous touchez avec tant de d√©licatesse l'endroit o√π vous parlez de l'amiti√© que vous aviez pour elle, et de celle qu'elle avoit pour vous, qu'il ne faut pas s'√©tonner si, ayant l'√¢me aussi tendre que je l'ai, j'en ai √©t√© extraordinairement satisfaite, et si mon c≈ìur s'en est attendri; car enfin vous dites cent choses que j'ai senties pour elle, mais que je n'eusse jamais pu si bien dire; je vous rends donc mille gr√¢ces d'√™tre cause que j'aurai la consolation de voir une peinture de la divine Ang√©lique, plus durable et plus belle que ne le sont celles de Rapha√´l. En v√©rit√©, Monsieur, je ne me console point de la perte de cette g√©n√©reuse amie, et je trouve une si notable diff√©rence de l'amiti√© qu'elle avoit pour moi √† celle qu'ont quelques autres personnes qui m'aiment pourtant autant qu'elles peuvent aimer, que, quand elle n'auroit eu qu'un m√©diocre m√©rite, je la regretterois toute ma vie. Jugez donc ce que je dois faire, vous qui savez mieux ce qu'elle valoit que qui que ce soit. Si je suivois mon inclination, je ne vous parlerois d'autre chose; mais puisque je me suis impos√© la n√©cessit√© de vous dire ce que je sais des nouvelles du monde, il faut que je m'en acquitte. [383] Cette _Ang√©lique_ est mademoiselle Paulet, dont il a √©t√© question dans la premi√®re lettre de mademoiselle de Scud√©ry. Elle demeuroit avec madame de Clermont d'Antragues, et elle mourut chez cette dame, en Gascogne, vers le milieu de l'ann√©e 1650. Tallemant a dit par erreur qu'elle √©toit morte en 1651. [384] _Voyez_ l'√©p√Ætre de Godeau √† la marquise de Clermont d'Antragues, dans ses _Po√©sies_. Paris, P. Le Petit, 1663, t. 3, p. 75. Vous saurez donc que l'entrevue de la Reine et de madame la Princesse[385] a tellement √©pouvant√© toute la _fronderie_, qu'il est ais√© de juger que vous aviez raison de dire que _si le lion rugissoit en libert√©, il feroit fuir tous ses ennemis_. Il est vrai que cette entrevue, aussi bien que celle de MM. de Bouillon et de La Rochefoucauld avec M. le cardinal[386], a des circonstances qui font croire que leur peur n'est pas tout-√†-fait sans fondement; car, non-seulement la Reine re√ßut admirablement bien madame la Princesse, mais elle l'entretint tr√®s-long-temps en particulier: on ajoute m√™me qu'il paroissoit, par l'air du visage de cette jeune princesse, que ce que la Reine lui disoit lui donnoit de la joie[387]. De plus, M. de Bouillon coucha chez M. le cardinal, et il court un bruit que le neveu de Son √âminence √©pousera la fille a√Æn√©e de ce duc. Enfin, personne ne doute que la paix de Bordeaux n'ait plusieurs articles secrets que la gazette ne dit pas, et les politiques les plus fins disent que M. de Bouillon est trop habile pour s'attirer la haine de M. le Prince, comme il feroit sans doute s'il avoit fait un trait√© secret o√π il n'e√ªt point de part. Ce qui √©tonne encore les Frondeurs, est que M. l'abb√© de La Rivi√®re a eu permission, avec le consentement de Son Altesse Royale, de partir d'Aurillac, et de venir √† son abbaye de Saint-Beno√Æt, aupr√®s d'Orl√©ans. Outre cela, ils savent encore que cette m√™me Altesse a √©crit plusieurs fois de sa main √† la Reine et √† M. le cardinal, sans leur en rien dire. Ils n'ignorent pas non plus que M. Le Tellier a √©t√© ces jours pass√©s √† Marcoussis. Ils savent encore que M. l'intendant a re√ßu ordre de faire un dernier effort pour contenter les rentiers, de peur qu'ils ne se servent d'eux pour faire quelque nouveau remuement √† Paris. M. le coadjuteur, en son particulier, sait bien que Son Altesse Royale ne peut plus souffrir sa domination, et il ne peut pas ignorer que la cour n'ait su qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour obliger M. le duc d'Orl√©ans √† se rendre ma√Ætre des princes prisonniers, √† quelque prix que ce f√ªt. Il a m√™me tenu des discours sur cela qui font horreur. [385] Cette entrevue fut due √† une sorte de hasard. La paix de Bordeaux ayant √©t√© sign√©e le 1er octobre 1650, la princesse de Cond√© sortit de cette ville le 3, accompagn√©e des ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld, et d'un grand nombre de gentilshommes. Comme elle alloit √† Lormon, pour de l√† se retirer en Anjou, elle rencontra le mar√©chal de La Meilleraie, qui venoit √† Bordeaux pour lui rendre ses devoirs. Le mar√©chal lui donna le conseil d'aller √† Bourg saluer Leurs Majest√©s, et il parvint √† l'y r√©soudre. La princesse se jeta aux pieds du jeune Roi et d'Anne d'Autriche, qui l'accueillit froidement, mais cependant avec bont√©. Lenet et madame de Motteville parlent de cette entrevue dans leurs M√©moires, mais c'est mademoiselle de Montpensier qui donne le plus de d√©tails. Elle insiste en jeune femme sur la forme d'une √©charpe et sur la mauvaise gr√¢ce qu'on trouvoit √† une princesse qu'on n'aimoit pas. On ne lui pardonnoit pas la m√©salliance de son illustre √©poux. (_M√©moires de Montpensier_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, t. 41, p. 101.) ¬´Le m√©pris, dit madame de Motteville, que madame la Princesse, sa belle-m√®re, avoit pour sa race et pour elle, joint √† toutes ces choses, n'avoit pas peu contribu√© √† son an√©antissement. Elle avoit n√©anmoins des qualit√©s assez louables; elle parloit spirituellement quand il lui plaisoit de parler, et dans cette guerre elle avoit paru fort z√©l√©e √† s'acquitter de ses devoirs.¬ª (_M√©moires de Motteville._ _Ibid._, t. 39, p. 80.) [386] _M√©moires de Motteville_, audit lieu, p. 81. [387] Loret peint assez plaisamment les craintes que cette entrevue inspiroit aux Frondeurs: La Reine ayant avec carresse Re√ßu madame la Princesse, Et ses associ√©s aussi, Cela donne bien du souci A ces deux t√™tes noire et blonde, Qui sont les supp√¥ts de la Fronde; On dit qu'ils font les yeux mourants, Et m√™me aussi leurs adh√©rents, Et n'est pas jusqu'√† La Boulaye Dont le grand c≈ìur ne s'en effraye. (_Muse historique_, lettre du 15 octobre 1650.) Outre toutes ces choses, les Frondeurs voient encore que l'ardeur du peuple pour l'_amiral du Port au foin_[388] est fort ralentie, de telle sorte qu'il n'y a plus gu√®re que le quartier des halles o√π on le salue, si bien que pr√©sentement la _fronderie_ est un peu chancelante. Dieu veuille qu'elle ne se raffermisse pas, et que ceux qui ont eu le dessein de faire de la France ce que Cromwel et Fairfax ont fait de l'Angleterre ne puissent jamais avoir de cr√©dit. [388] On appeloit ainsi par d√©rision le duc de Beaufort, qui avoit la charge de grand-amiral de France. On dit que la cour avoit dessein d'aller en Languedoc et en Provence; mais Son Altesse Royale la presse si fort de revenir, qu'on croit en effet qu'elle reviendra[389]. [389] La cour revint √† Paris au commencement du mois de novembre 1650. Ceux de Melun ont refus√© deux fois, depuis quinze jours, d'ob√©ir aux ordres de M. le duc d'Orl√©ans, qui vouloit que ses gendarmes y logeassent; et quand on leur a dit qu'ils s'exposoient beaucoup, ils ont r√©pondu que M. de Beaufort les avoit assur√©s de sa protection, et qu'ils ne craignoient rien. Le retour du Roi fera voir s'ils ont raison. Madame de Chevreuse[390] et madame de Montbazon[391] sont toujours plus mal, et elles vont m√™me plaider. Le sujet du proc√®s est digne du temps et des personnes; car madame de Chevreuse demande cent mille √©cus qu'on lui a promis en mariage; √† cela madame de Montbazon dit qu'elle a une quittance de M. de Chevreuse, et madame de Chevreuse r√©pond que, monsieur son mari l'ayant donn√©e du temps qu'il √©toit amoureux de madame de Montbazon, elle ne pr√©tend pas qu'elle soit bonne. [390] Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse. [391] Anne de Rohan, princesse de Guemen√©, duchesse de Montbazon. Louis de Rohan, son mari, √©toit, comme a√Æn√©, d√©biteur de la dot constitu√©e √† sa s≈ìur. Voil√† √† peu pr√®s tout ce que je sais; mais puisqu'il semble que vous avez envie que je vous dise exactement tout ce qui regarde M. le Prince, pour vous t√©moigner mon exactitude, je vous dirai que, lorsque je fus au donjon, j'eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une pierre o√π M. le Prince avoit fait planter des ≈ìillets qu'il arrosoit quand il y √©toit. Mais pour porter encore ma hardiesse plus loin, et vous faire voir que j'ai plus de z√®le que d'esprit, je m'en vais vous les √©crire: En voyant ces ≈ìillets qu'un illustre guerrier Arrosa d'une main qui gagna des batailles, Souviens-toi qu'Apollon b√¢tissoit des murailles, Et ne t'√©tonne pas de voir Mars jardinier[392]. [392] Cette anecdote et les vers inspir√©s √† mademoiselle de Scud√©ry par la prison du prince de Cond√©, √©toient d√©j√† connus par le r√©cit de madame de Motteville. (Voyez ses _M√©moires_, dans la collection d√©j√† cit√©e, t. 39, p. 9.) Je m'assure, Monsieur, que vous ne me disputerez pas la derni√®re chose que je vous ai dite; aussi ne vous envoy√©-je pas ces quatre vers comme jolis, mais comme une marque de la confiance que j'ai en votre bont√©. Je vous dirai encore que mon fr√®re envoya hier √† M. le Prince la cinqui√®me partie de _Cyrus_; mais comme on ne parle qu'√† M. de Bar qui lui avoit d√©j√† donn√© la quatri√®me, lorsqu'il √©toit √† Vincennes, il √©crivit √† mon fr√®re qu'il ne manqueroit pas de donner son livre √† M. le Prince, aussit√¥t qu'il l'auroit lu[393]. Ce qu'il y a de plus rare, c'est qu'il √©crit si mal, qu'il s'en faut peu que je ne croie qu'il ne sait pas lire, et pour juger de sa suffisance en mati√®re d'√©criture, il √©crit _doute_ avec une _h_, encore est-ce le mot le mieux orthographi√©. [393] M. de Bar √©toit charg√© de la garde des trois princes. Il √©toit fort ignorant; on a pr√©tendu que, comme il ne savoit pas le latin, il vouloit qu'on leur d√Æt la messe en fran√ßois, de peur que le pr√™tre en officiant ne leur donn√¢t dans cette langue des avis qu'il ne pourroit pas comprendre. Au reste, Monsieur, si l'on ne nous avoit pas donn√© quelque espoir que vous viendriez bient√¥t ici, mon fr√®re vous auroit d√©j√† envoy√© le livre dont je viens de parler, et vous auroit aussi renvoy√© une seconde fois celui qui a √©t√© perdu; mais sachant cette agr√©able nouvelle, il se pr√©pare √† vous les offrir lui-m√™me, et moi √† vous protester que je suis de toute mon √¢me, etc. LETTRE QUATRI√àME. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, 4 novembre 1650.) Tant que M. Conrart est en sant√©, je vous √©cris plus pour mon int√©r√™t que pour le v√¥tre, sachant bien qu'il vous apprend toutes les nouvelles avec beaucoup d'exactitude et beaucoup d'√©loquence tout ensemble; mais aujourd'hui que cet illustre ami est malade, il me semble que c'est √† moi √† vous apprendre les choses remarquables que la bizarrerie du si√®cle produit tous les jours. Je vous dirai donc que, depuis un mois ou six semaines, on vole si insolemment dans les rues de Paris, qu'il y a eu plus de quarante carrosses de gens de qualit√© arr√™t√©s par ces _messieurs les voleurs_, qui vont √† cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble. Mais, comme nous sommes dans un temps de confusion, ceux qui devroient donner ordre √† de telles violences ne s'en sont point mis en peine, de sorte que, voyant que l'on pouvoit voler impun√©ment, tous ceux qui se sont trouv√©s pauvres et m√©chants se sont mis √† d√©rober: je vous laisse √† juger apr√®s cela quelle multitude de voleurs il doit y avoir. On les auroit pourtant laiss√©s ma√Ætres des rues de Paris, sans une chose qui arriva samedi au soir, et qu'il faut que vous sachiez. Je pense que, quelque √©loign√© que vous soyez de Paris, vous avez bien su que les yeux de madame de Montbazon ont assujetti le c≈ìur du _roi des halles_, autrement appel√© M. de Beaufort; mais vous ne savez peut-√™tre pas que cet amant va tous les soirs chez la duchesse, et qu'il n'en sort qu'√† deux ou trois heures apr√®s minuit. Il arriva donc, qu'√©tant all√© samedi dernier, au soir[394], chez elle, il ne la trouva point; mais comme il ne se pouvoit passer de la voir, et que pourtant il vouloit souper, il dit tout haut au portier qu'il s'en alloit √† l'h√¥tel de Vend√¥me, et qu'il reviendroit √† onze heures. L'histoire porte que, quand il dit cela au portier de l'h√¥tel de Montbazon, deux hommes inconnus, qui s'√©toient avanc√©s aupr√®s du carrosse, l'entendirent et se retir√®rent; mais la chose est un peu douteuse. Cependant, comme M. de Beaufort fut aupr√®s de la croix du Tiroir, il changea d'avis, et r√©solut de souper √† l'h√¥tel de Nemours et de renvoyer son carrosse √† l'h√¥tel de Vend√¥me, ordonnant √† son √©cuyer de le lui ramener √† onze heures, chez madame de Montbazon, o√π un carrosse de l'h√¥tel de Nemours le mena aussit√¥t qu'il eut soup√©. [394] Cet √©v√©nement arriva, le samedi 29 octobre 1650, entre onze heures et minuit. (Voyez le _R√©cit v√©ritable de tout ce qui s'est fait et pass√© √† l'assassinat commis proche l'h√¥tel de Schomberg, au sujet de monseigneur le duc de Beaufort_; Paris, 1650, in-4¬∫ de sept pages.) Loret a racont√© cette tragique aventure d'une mani√®re tout √† la fois badine et judicieuse: Samedi, par grande disgr√¢ce, Gens inconnus et pleins d'audace, Le soir, tout tard, mirent √† mort Un suivant du duc de Beaufort, Comme il alloit qu√©rir son ma√Ætre, Qui, ce soir m√™me, alla repa√Ætre Chez la duchesse de Nemours, N'ayant pas trouv√© ses amours. Cela fit bien crier du monde, Et surtout messieurs de la Fronde, Jusque-l√† qu'un ma√Ætre mutin, Qui ne s'appelle pas Martin, Fut dire √† l'Altesse Royale Que cette action d√©loyale, Qui rendoit tout Paris chagrin, Ne venoit que du Mazarin; Et redoublant la hardiesse Dont il parloit √† Son Altesse, S'√©cria que sans doute un jour On lui feroit semblable tour. Plusieurs disent que ce langage Est plein d'insolence et d'outrage; Toutefois le Frondeur susdit, Ayant ainsi dit et pr√©dit, Et fait une telle incartade, Ne re√ßut point de bastonnade. Multitude de lanterniers, De vrais nigauds, de safraniers, Et des crieurs d'hu√Ætres √† l'√©caille, Oh! la ridicule canaille! Ont envoy√© des d√©putez, Le peste soit des effrontez! Au duc de Beaufort, pour lui dire, Sans m√™me excepter notre Sire, Qu'ils le serviroient contre tous: Mais ces gens-l√† sont-ils pas fous? Conseil, minorit√©, r√©gence, Que direz-vous de cette engeance? Sainte majest√© de nos Rois, Justice, ob√©issance, lois, Aujourd'hui si peu maintenues, H√©las! qu'√™tes-vous devenues? (_Muse historique_, lettre du 5 novembre 1650.) Comme ce bon prince ne va jamais sans √™tre bien accompagn√©, ni sans armes, deux gentilshommes[395] et deux valets de chambre, qui revinrent dans son carrosse, avoient des pistolets et des mousquetons, qui ne leur servirent cependant qu'√† causer le malheur qui est arriv√©. Car, comme ils furent aupr√®s de la Croix du Tiroir[396], vingt hommes √† cheval ayant environn√© le carrosse et command√© au cocher d'arr√™ter, un des deux gentilshommes, qui √©toit au fond du carrosse, tira un mousqueton qu'il avoit, et blessa un des voleurs[397], de sorte qu'au m√™me instant un de ceux qui attaquoient s'√©lan√ßa dans le carrosse, et donna un coup de poignard √† celui qui touchoit le gentilhomme qui avoit tir√© ce mousqueton. Un moment apr√®s, plusieurs coups de pistolet suivirent ce coup de poignard, un desquels acheva de tuer ce pauvre malheureux qui √©toit d√©j√† bless√©, et un autre br√ªla l'oreille de celui qui √©toit au fond du carrosse et qui avoit tir√© le premier. Cela fait, les voleurs, qui virent un des leurs bless√©, tellement qu'il ne pouvoit se soutenir, s'en all√®rent sans rien prendre √† ceux qui √©toient dans le carrosse, et emport√®rent leur compagnon bless√©. [395] Les sieurs de Saint-Eglan et de Brinville. (_R√©cit v√©ritable._) [396] Cette croix √©toit au coin de la rue Saint-Honor√© et de l'Arbre-Sec. On disoit tant√¥t _Tiroir_, tant√¥t _Trahoir_. Personne n'est d'accord ni sur ce nom, ni sur son origine. (_Voyez_ Jaillot, _Recherches sur Paris, quartier du Louvre_, p. 7.) Cependant le carrosse de M. de Beaufort fut √† l'h√¥tel de Montbazon, o√π il y eut un bruit tel que vous pouvez l'imaginer. Ce pauvre malheureux, qui avoit √©t√© tu√© √† la place o√π M. de Beaufort se met d'ordinaire, fut tir√© de ce carrosse et expos√© aux yeux du peuple jusqu'au lendemain apr√®s-midi. M. de Beaufort envoya √† l'heure m√™me chez tous ses amis. La chose passa dans son esprit pour un assassinat, et il ne s'en retourna chez lui qu'en √©tat de donner bataille. [397] Comme l'√©crit d√©j√† cit√© est l'ouvrage d'un Frondeur, et que ce parti ne mettoit pas en doute l'intention des assassins de tuer le duc de Beaufort, le pamphlet diff√®re essentiellement de la narration de mademoiselle de Scud√©ry. Il y est dit que les assaillans, ¬´croyant que ledit seigneur-duc √©toit dans ledit carrosse, √† cause que le sieur de Saint-Eglan avoit la chevelure blonde, ainsi que la porte ledit seigneur-duc, tir√®rent quinze √† vingt coups, sans blesser personne, sinon le sieur de Brinville, lequel fut bless√© l√©g√®rement √† la joue..... et tout aussit√¥t tira un autre coup de mousqueton, duquel fut tu√© ou bless√© √† mort un desdits assassineurs, et en m√™me temps ledit sieur de Brinville sauta l√©g√®rement hors du carrosse, et √† la faveur de la nuit se m√™la parmi eux sans √™tre reconnu, ce que ne put faire le sieur de Saint-Eglan, lequel fut mis√©rablement bless√© d'un coup de poignard ou de ba√Øonnette au c≈ìur, dont il mourut une demi-heure apr√®s.¬ª (_R√©cit v√©ritable._) Cependant le peuple n'a point fait de bruit de cet accident durant les premiers jours, et M. de Beaufort a vu que son r√®gne est chang√©. Mais comme les Frondeurs sont toujours tout pr√™ts √† renouveler les d√©sordres pass√©s, ils ont fait dire parmi le peuple que c'√©toit M. le cardinal qui avoit fait faire cet assassinat. Dans le m√™me temps, ils ont aussi fait publier que c'√©toient les amis de M. le Prince, et ils n'ont rien oubli√© pour t√¢cher de faire quelque soul√®vement. Mais, par bonheur, celui de ces voleurs qui a √©t√© bless√©, s'√©tant fait panser √† trois chirurgiens diff√©rents, a √©t√© reconnu et pris; de sorte que pr√©sentement il est en prison, et il y a apparence qu'on lui fera dire la v√©rit√©. Il a d√©j√† assur√© qu'il n'avoit dessein que de voler, et que, si ceux du carrosse n'eussent point tir√©, il n'y e√ªt eu personne de tu√©. Il a nomm√© tous ses complices, et on en a d√©j√† pris deux; de sorte que, devant qu'il soit trois jours, on saura la v√©rit√© de cette funeste aventure, qui fait tant de bruit dans le monde, et dont les Frondeurs pr√©tendent tirer tant de fruit. Je n'oserois vous dire qui l'on a soup√ßonn√© de cette affaire, car cela seroit abominable, et il vaut mieux remettre √† l'ordinaire prochain que la chose sera √©claircie. Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destin√© √† porter la division partout, car il n'a pas plus t√¥t eu lou√© une maison dans la rue Quinquenpoix, o√π jamais prince n'a log√©, qu'il y a eu division entre deux paroisses, qui pr√©tendent l'avoir toutes deux pour paroissien, l'une parce que de tout temps la maison o√π il va demeurer a √©t√© de Saint-Nicolas, et l'autre, qui est Saint-Leu, parce que M. de Beaufort, voulant √™tre voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire une porte qui y donne, de sorte que comme cet endroit de la rue Saint-Denis est de la paroisse Saint-Leu, le cur√© de cette √©glise pr√©tend que, faisant une porte plus grande dans cette rue que n'est l'ancienne porte dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de paroisse et √™tre de la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront s'ils plaident; on dit qu'ils en ont le dessein. On vient de me dire que des gens conduits par des Frondeurs ont √©t√© la nuit derni√®re[398], avec tambour battant, pendre un portrait de M. le cardinal √† un poteau qui est aupr√®s du Pont-Neuf, avec un arr√™t √©crit au-dessus, qui porte que, pour l'assassinat commis en la personne de M. de Beaufort, il est condamn√© √† √™tre pendu; mais le jour n'eut pas plus t√¥t fait voir la chose, que le lieutenant criminel a √©t√© faire d√©pendre ce tableau, et informer comment cela s'√©toit pass√©. Je ne pense pourtant pas que la _fronderie_ puisse venir √† bout de soulever le peuple; toutefois les affaires de Bordeaux se rebrouillent; madame la Princesse douairi√®re a √©t√© bien malade, mais elle est hors de danger[399]. La Reine a aussi √©t√© saign√©e trois fois pour un grand rhume dont elle est gu√©rie[400]. Il n'est pas de m√™me de M. de Guise, qui est tr√®s-mal. [398] C'√©toit dans la nuit du jeudi 3 novembre 1650. Nous trouvons cette date dans Loret: A Paris, durant qu'il fait sombre, Arrive toujours quelque encombre. Jeudi, la nuit, plusieurs badauds Attach√®rent √† six poteaux, En assez indigne posture, Du cardinal la pourtraiture. Cet acte et son impunit√© T√©moignent bien en v√©rit√© Un r√®gne impuissant et d√©bile. Je ne suis pas assez habile Pour leur repr√©senter leur tort, Mais je hais l'insolence √† mort. (_Muse historique_, lettre du (_samedi_) 5 novembre 1650.) [399] Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse douairi√®re de Cond√©. [400] Loret rend compte de la maladie de la Reine-m√®re dans les termes suivants: Un peu d'indisposition, De langueur et d'√©motion Attaqu√®rent, l'autre semaine, L'individu de notre Reine; Son corps, pour √™tre exempt de mal, N'est pas aussi fait de m√©tal, Mais de chair d√©licate et belle Qui pourtant n'est point immortelle. Pourroit-elle se bien porter Apr√®s qu'on l'a tant fait trotter? Et comment n'√™tre point malade D'une si longue cavalcade, Et de tant d'ennuis et de soins? Certes, on l'est souvent √† moins. Dieu veuille garder sa personne, Et des conseils que l'on lui donne Ne lui faire user que des bons Pour le plus grand bien des Bourbons! (_Muse historique_, lettre du 5 novembre 1650.) Cependant les pauvres prisonniers sont toujours entre l'esp√©rance et la crainte, et les choses sont pr√©sentement en tel √©tat, qu'on ne sait ce que l'on doit penser; car enfin, on voit que tout le monde fait le contraire de ce qu'il devroit faire. Il faut du moins que ceux qui ne sont pas expos√©s au tumulte du monde se fassent sages aux d√©pens d'autrui. C'est pour cela que je m'examine moi-m√™me, afin de r√©gler mes sentiments, que je suis assur√©e que l'on ne peut condamner, du moins pour ce qui vous regarde, puisque je ne pense pas que le d√©r√©glement puisse √™tre assez grand dans l'esprit des hommes, pour trouver que je n'ai pas raison de vous honorer autant que je vous honore, et d'√™tre autant que je suis, etc. LETTRE CINQUI√àME. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, 18 novembre 1650.) Je ne vous √©crirai pas long-temps aujourd'hui, car je suis attendue en un lieu o√π je me suis engag√©e d'aller il y a plus de huit jours. Je me h√¢te de vous dire que la cour est enfin revenue √† Paris[401]. M. de Beaufort fut chez la Reine le lendemain; mais il n'en fut pas bien re√ßu; car √† peine fut-il entr√©, qu'elle dit que l'on se retir√¢t, et en effet le _roi des halles_ sortit sans avoir dit une parole. En sortant, il rencontra sur l'escalier le cardinal qui montoit. Ils se salu√®rent comme des gens qui craindroient de s'enrhumer, car on assure qu'ils enfonc√®rent plut√¥t leurs chapeaux qu'ils ne les lev√®rent: il est vrai qu'ils pass√®rent si vite qu'ils n'eurent pas le loisir de s'observer long-temps. [401] La cour √©toit revenue √† Paris le 12 novembre 1650, et le lendemain, le duc de Beaufort √©tant venu saluer la Reine, en fut mal re√ßu. C'est Loret qui donne ces dates et ces petits faits: La cour............ A Paris mardi retourna.... ..... on me dit avant-hier.... Que la Reine............ Avoit montr√© grande froideur Contre monsieur un Tel, Frondeur, Qui, croyant tirer avantage Du funeste et cruel carnage Qu'on avoit fait de son suivant, Est moins aim√© qu'auparavant. Les voleurs mis √† la torture Ayant avou√© l'aventure Et dit tout haut, en plein s√©nat, Qu'ils avoient fait l'assassinat, Mais de cette action f√©lonne N'ayant charg√© nulle personne. (_Muse historique_, lettre du 19 novembre 1650.) J'oubliois de vous dire que le jour qui pr√©c√©da le retour du Roi, on avoit rompu sur la roue trois des voleurs qui ont tu√© ce gentilhomme de M. de Beaufort, qui dirent toujours qu'ils n'avoient dessein que de voler, de sorte que voil√† le pr√©tendu assassinat mal prouv√©. Mais, Monsieur, j'ai bien une plus pitoyable chose √† vous dire; c'est que mercredi on fit partir messieurs les princes pour aller au Havre. Je vous avoue que quand je vois ce gagneur de batailles et ce preneur de villes, qui a sauv√© trois fois l'Etat, aller de prison en prison, j'en ai une compassion √©trange. Il a re√ßu cette nouvelle avec sa constance ordinaire; il fit m√™me une raillerie d√©licate sur ce que c'est M. le comte d'Harcourt[402] qui les escorte avec mille hommes de pied et cinquante chevaux[403]. A dire vrai, cet emploi est bien √©trange; car enfin, il a pr√©sentement le gouvernement d'un des princes qu'il m√®ne. Je n'aurois pas aim√© d'avoir telle conformit√© avec les bourreaux qui ont la d√©pouille de ceux qu'ils font mourir; car de Cazal, capitaine aux gardes, a refus√© d'y aller; on dit m√™me que Miossens[404] a feint d'√™tre malade pour ne s'y trouver pas. On mena ces pauvres princes, mercredi, coucher √† Versailles; ils vers√®rent en y allant, et le prince de Conti, qui se trouva dessous, fut une heure √©vanoui sur un foss√©. Ils devoient hier coucher √† Houdan, aujourd'hui √† Anet, et demain √† un lieu que j'ai oubli√©; apr√®s quoi ils iront au Pont-de-l'Arche, de l√† √† Jumi√©ges, puis √† Bolbec, et de l√† au Havre. Jugez quelle douleur √† M. de Longueville, de passer en cette posture dans son gouvernement. [402] Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, mort en 1666. [403] Le prince de Cond√© fit √† cette occasion un couplet tr√®s-connu; il est imprim√© dans le _Nouveau si√®cle de Louis XIV_, ou _Po√©sies anecdotes du r√®gne et de la cour de ce prince_; Paris, Buisson, 1793, t. 1er, p. 273. Soulavie est l'√©diteur de ce recueil. Voici ce couplet, r√©tabli d'apr√®s un manuscrit de chansons historiques que feu M. le marquis Garnier nous avoit communiqu√©: Cet homme gros et court, Si fameux dans l'histoire, Ce grand comte d'Harcourt Tout couronn√© de gloire, Qui secourut Cazal et recouvra Turin, Est maintenant recors de Jules Mazarin. [404] C√©sar Ph√©bus d'Albret, comte de Miossens, √©toit alors mar√©chal de camp; √©lev√© √† la dignit√© de mar√©chal de France, au mois de f√©vrier 1653, il ne s'appela plus que le mar√©chal d'Albret. M. le cardinal a envoy√© faire compliment √† madame la Princesse sur sa maladie, et la prier de ne pas s'alarmer sur le changement de prison de messieurs les princes; qu'il l'assuroit que ce ne seroit pas pour long-temps, et qu'il alloit faire tout ce qu'il pourroit pour mettre les choses en tel √©tat que la Reine les p√ªt d√©livrer sans danger. Dieu veuille que cela soit bient√¥t! car j'avoue que c'est une chose honteuse √† la Reine et √† notre nation de voir les injustices que l'on voit. Je ne pensois pas vous en pouvoir tant dire. Je ne vous dis pourtant pas la moiti√© de ce que je pense, ni la centi√®me partie de ce que l'on dit; mais on m'attend, je n'ai plus que le temps de vous assurer que je suis autant que je le dois, etc. LETTRE SIXI√àME. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, 30 d√©cembre 1650.) Il y a quinze jours que j'√©tois si enrhum√©e, que je ne pus pas vous √©crire, et il y en a huit que la curiosit√© de voir le service qu'on faisoit, aux Cordeliers, √† feue madame la Princesse[405], et d'entendre la seconde oraison fun√®bre que devoit prononcer M. l'√©v√™que de Vabres[406], l'emporta sur l'envie que j'avois de me donner l'honneur de vous entretenir, joint que je crus que si j'allois en ce lieu-l√†, j'aurois plus de mati√®re de vous divertir aujourd'hui. Je ne m'amuserai pourtant pas √† vous dire qu'il y avoit plus de deux mille cierges √† cette c√©r√©monie, que le clerg√© et toutes les compagnies souveraines y √©toient en corps, et que les ordres que M. le Prince a donn√©s, de rendre tous les honneurs imaginables √† madame sa m√®re, ont √©t√© ex√©cut√©s, car la gazette vous l'aura appris; mais je vous dirai que M. l'√©v√™que de Vabres a acquis grand honneur, et par l'action qu'il fit aux Augustins, lorsque le clerg√© honora feue madame la Princesse d'un service, et par celle qu'il fit depuis aux Cordeliers: car enfin, sans rien dire contre le respect qu'il doit √† la cour, il loua fort hardiment et les morts, et les exil√©s et les prisonniers. A sa premi√®re oraison fun√®bre, il prit pour sujet de son discours la derni√®re pri√®re qu'a faite madame la Princesse, qui fut, si je ne me trompe: _In te, Domine, speravi, non confundar in √¶ternum_; et, comme ce psaume a √©t√© appel√© par quelques-uns le psaume des captifs, cet √©v√™que se servit fort heureusement de cette favorable rencontre. Apr√®s cela, il ne s'amusa point √† louer madame la Princesse, ni de sa beaut√©, ni de sa grande naissance; ou, s'il le fit, ce fut sans s'y arr√™ter, et en disant qu'il laissoit toutes ces choses aux po√®tes et aux orateurs. C'est pourquoi il ne s'attacha qu'aux vertus, et entre les vertus il ne choisit que la patience et la charit√©, qui furent les deux parties de son discours. Vous pouvez juger, Monsieur, qu'il ne put parler de la patience de madame la Princesse sans parler de la prison de messieurs les princes, et de l'exil de M. de Longueville; aussi le fit-il si g√©n√©reusement et si sagement tout ensemble, qu'il toucha le c≈ìur de tous ceux qui l'entendirent[407]. [405] La princesse de Cond√©, douairi√®re, mourut √† Ch√¢tillon-sur-Loing le 2 d√©cembre 1650. Ses restes, d√©pos√©s √† Paris dans l'√©glise des J√©suites, furent transport√©s, le jeudi, 22 d√©cembre suivant, au couvent des Carm√©lites de la rue Saint-Jacques; nous joindrons ici le r√©cit semi-burlesque de Loret; il contient des circonstances curieuses: En ce convoi sombre et fatal, Plus de cent flambeaux √† cheval Eclairoient la pompe fun√®bre De cette princesse c√©l√®bre, Qui tous les c≈ìurs attendrissoit Par o√π le triste char passoit. Les grands et grandes de la ville, Au nombre de deux ou trois mille, Avoient √©t√©, v√™tus en deuil, Rendre visite √† son cercueil. Le peuple avec un z√®le extr√™me En avoit aussi fait de m√™me, Et moi, qui ne suis presque rien, Mais toutefois un peu chr√©tien, J'allai dire comme les autres En ce saint lieu mes patenostres, etc. (Loret, _Muse historique_, lettre du 25 d√©cembre 1650.) [406] Isaac Habert, nomm√© √©v√™que de Vabres en 1645, mourut en 1668. Il a eu grande part aux disputes du jans√©nisme, ayant attaqu√© le premier l'_Augustinus_ de l'√©v√™que d'Ypres. [407] Loret a fait mention, dans sa _Muse historique_, de cette action oratoire. De Vabres, orateur c√©l√®bre, Fit lundi l'oraison fun√®bre De celle qu'on nommoit icy Charlotte de Montmorency, De Cond√© princesse douairi√®re, Qui fit voir en sa fin derni√®re Tant d'amour et de charit√©, Que l'on peut dire en v√©rit√© Que son √¢me ardente et z√©l√©e Dans les cieux est tout droit vol√©e, Avec mille fois plus d'appas Qu'elle n'en avoit ici-bas, Quoiqu'elle ait pass√© les plus belles De toutes les beaut√©s mortelles. L'oraison se fit le matin Au grand couvent Saint-Augustin. C'√©toit un beau pan√©gyrique, Et d'un accent si path√©tique Cet √©v√™que le prof√©ra, Que l'assembl√©e en soupira, Et plusieurs, √©mus par ses charmes, En vers√®rent m√™me des larmes. (Loret, _Muse historique_, lettre du 18 d√©cembre 1650.) La seconde oraison ne fut pas tout-√†-fait si hardie, parce qu'il parloit par le commandement du Roi; il ne se d√©mentit pas pourtant. Il y eut de fort belles choses dans son discours; il prit le deuxi√®me verset du m√™me psaume dont il s'√©toit servi la premi√®re fois, et joignit la pers√©v√©rance aux deux autres vertus qu'il avoit attribu√©es √† madame la Princesse. Il dit pourtant encore qu'il falloit demander la libert√© de cet illustre captif, dont les mains victorieuses √©toient charg√©es de fers; mais qu'il ne la falloit demander qu'√† Dieu et au Roi. Voil√†, Monsieur, √† peu pr√®s l'ordre des deux discours, qui furent tous deux fort beaux[408]. M. l'abb√© Roquette en doit faire un aux Carm√©lites, mais j'esp√®re que ce ne sera qu'√† la fin des quarante jours. [408] Ces deux discours de l'√©v√™que de Vabres ne paroissent pas avoir √©t√© imprim√©s; au moins ils ne sont pas indiqu√©s dans l'ouvrage du P√®re Lelong, quoiqu'il cite deux autres oraisons fun√®bres de la princesse de Cond√©, dont une est de l'abb√© d'Aubignac. (_Biblioth√®que historique de la France_, no 25820.) Moreri, quoiqu'il ait donn√© la liste des ouvrages d'Isaac Habert, ne fait non plus aucune mention de ces discours. Je ne vous parle point des assembl√©es du parlement, car vous les savez sans doute, et vous n'ignorez pas que pr√©sentement les Frondeurs font semblant de demander la libert√© des princes, car comme ils savent bien que mille arr√™ts du parlement ne feroient pas tomber une pierre du Havre, ils ne craignent pas d'obtenir ce qu'ils font semblant de souhaiter. Si la cour √©toit bien conseill√©e, elle d√©cha√Æneroit ce _lion_ contre ceux qui la pers√©cutent. M. le duc d'Orl√©ans n'est pas trop bien avec la Reine, et certes je pense qu'elle a raison de s'en plaindre, car enfin il voit tous les jours chez lui M. le coadjuteur et M. de Beaufort, qui ne voient point le Roi, et qui font tous les jours ce qu'ils peuvent pour soulever le peuple et pour renverser l'Etat. La victoire de M. le mar√©chal Du Plessis[409] les a pourtant un peu mortifi√©s, car elle est venue justement au plus fort de leurs assembl√©es. On apporta hier soixante-cinq drapeaux √† Notre-Dame, qui pass√®rent durant que messieurs du parlement d√©lib√©roient. Ils n'achev√®rent point hier, je ne sais s'ils acheveront aujourd'hui; si je l'apprends avant que de fermer ma lettre, je vous le dirai. La pluralit√© des voix alloit hier √† remontrance. [409] La bataille de Rethel, gagn√©e le 15 d√©cembre 1650, par le mar√©chal Du Plessis sur les Espagnols, dans les rangs desquels √©toit le mar√©chal de Turenne. Il y avoit un homme dans leurs derni√®res assembl√©es qui ne sera pas des derni√®res, car il mourut hier au soir, fort regrett√©, aussi bien que M. d'Avaux, son fr√®re[410]. Vous pouvez juger apr√®s cela que celui dont je parle est M. le pr√©sident de Mesmes[411]; il est mort du pourpre qui n'a pu sortir et qui l'a √©touff√©. La cour y perd enti√®rement, et les Frondeurs y gagnent. On dit qu'il a dispos√© de sa charge, sous le bon plaisir du Roi, en faveur de M. d'Irval, son fr√®re; mais il y en a qui croient que M. Le Tellier y pr√©tend. [410] Claude de Mesmes, comte d'Avaux, l'un de nos diplomates les plus c√©l√®bres, et fr√®re du pr√©sident, √©toit mort le 19 novembre pr√©c√©dent. [411] Henri de Mesmes, pr√©sident √† mortier au parlement de Paris, mourut le 29 d√©cembre 1650. (_Voyez_ la _Muse historique_ de Loret, lettre du 1er janvier 1651.) Ce passage donne la date pr√©cise de cette lettre. On dit toujours que M. le cardinal revient, mais on ne le sait pourtant pas avec certitude. Les habitants de Rethel, en reconnaissance de ce que √ß'a √©t√© le conseil et la valeur de M. de Manicamp qui les a d√©livr√©s de la domination espagnole, lui ont donn√© une fort belle √©p√©e. Ils se sont engag√©s √† perp√©tuit√© d'en donner une √† tous les a√Æn√©s de sa maison. Il me semble que cette marque d'honneur est plus belle qu'un b√¢ton de mar√©chal de France[412]. [412] Montglat rapporte aussi ce fait. (_M√©moires de Montglat_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires_, t. 50, p. 256). On vient de m'assurer qu'enfin ces messieurs les s√©nateurs ont achev√© d'opiner. Voici comme on dit que la chose se passa: que messieurs les gens du Roi iront aujourd'hui trouver la Reine, pour prendre jour et heure, afin que le parlement lui fasse tr√®s-humbles remontrances pour la libert√© des princes; qu'ils enverront des d√©put√©s √† M. le duc d'Orl√©ans, pour le supplier d'assister √† toutes les assembl√©es qu'ils ont r√©solu de faire, jusqu'√† ce que la Reine les ait satisfaits; que pour cet effet ils s'assembleront d√®s demain pour apprendre des gens du Roi la r√©ponse de la Reine et pour d√©lib√©rer dessus. On me vient aussi d'apprendre que le pr√©sident de Blancmesnil, grand Frondeur, est √† l'extr√©mit√©; ainsi le bon et le mauvais parti auront chacun un protecteur[413]. [413] Ren√© Potier, seigneur de Blancmesnil et du Bourget, pr√©sident des enqu√™tes, ne termina sa carri√®re que le 17 novembre 1680. Je trouverois peut-√™tre bien encore quelque chose √† vous dire, mais ma lettre est si longue que ce seroit abuser de votre patience. Il faut pourtant encore que vous ayez la peine de lire que mon fr√®re est votre tr√®s-humble et tr√®s-ob√©issant serviteur, et que je le suis autant que je le dois et que je le puis. LETTRE SEPTI√àME ET DERNI√àRE. DE LA M√äME AU M√äME. (Paris, 2 mars 1651.) Je vous √©crivis une lettre si longue, il y a quinze jours, que je jugeai √† propos, l'ordinaire pass√©, de ne vous pas accabler par un nouveau griffonnage..... Je pense que ceux qui voudroient chercher quelque liaison en √©crivant les nouvelles, et passer insensiblement d'une chose √† une autre, s'y trouveroient bien embarrass√©s, car tout ce qu'on sait au temps o√π nous sommes √† si peu de rapport, qu'il faut de n√©cessit√© l'√©crire fort irr√©guli√®rement, principalement quand on n'a pas plus d'art que j'en ai. Quoi qu'il en soit, je vous dirai que M. le Prince fut, il y a trois jours, demander permission √† la Reine de marier son fils et monsieur son fr√®re: le premier, √† une des filles de M. le duc d'Orl√©ans, et l'autre, √† mademoiselle de Chevreuse; et comme cette princesse n'est pas en √©tat de rien refuser, elle accorda ce qu'on lui demandoit[414]. Je ne vous dis point apr√®s cela que M. le duc d'Orl√©ans et M. de Chevreuse ne refus√®rent point M. le Prince, lorsqu'il fut faire la demande de ces deux princesses, car vous pouvez bien juger que cela est ainsi. Le pauvre prince de Conti a une telle envie de se marier, qu'il en est malade. Pour moi, j'avoue que je ne sais pas comment il a la hardiesse d'√©pouser une fille de madame de Chevreuse; je vis hier un homme qui me dit qu'il aimeroit mieux √©pouser quelque jeune sultane au sortir du s√©rail, que la fille d'une telle m√®re. Cependant, quelque avanc√© que soit ce mariage, quoiqu'on ait envoy√© √† Rome pour avoir la dispense de tenir les b√©n√©fices, que M. le prince de Conti ait nomm√© M. de Montreuil[415] pour titulaire, il y en a qui doutent encore qu'il s'ach√®ve, parce qu'on sait que madame de Longueville y a une aversion √©trange. Le temps nous fera voir ce qui en sera. [414] Les princes √©toient sortis du Havre le 13 f√©vrier pr√©c√©dent. Leur libert√© avoit √©t√© le r√©sultat d'un trait√© fait entre le coadjuteur et la princesse palatine, au nom du prince de Cond√©, dont elle avoit re√ßu les pouvoirs trac√©s sur une ardoise. Ce double mariage en avoit √©t√© l'une des conditions. Le but √©toit de r√©unir les princes et le duc d'Orl√©ans dans un m√™me int√©r√™t. Mademoiselle de Chevreuse, en √©pousant le prince de Conti, auroit emp√™ch√© le cardinal Mazarin d'attirer √† lui le fr√®re du prince de Cond√©. (_Voyez_ les _M√©moires de Guy Joly_ dans la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, deuxi√®me s√©rie, t. 47, p. 117.) Ces mariages ne s'accomplirent pas. [415] Jean de Montreuil, secr√©taire du prince de Conti, membre de l'Acad√©mie fran√ßoise. Il n'auroit pu √™tre long-temps le _custodi-nos_ du prince, car il mourut le 27 avril suivant. Pour M. le cardinal, il est √† Sedan, d'o√π il doit bient√¥t partir pour aller en Suisse, ou √† Madrid; la Reine demanda encore huit jours, par la bouche de M. le duc d'Orl√©ans, pour lui donner le loisir de sortir du royaume. Le parlement les accorda, mais en m√™me temps ces messieurs donn√®rent un arr√™t qui porte qu'on informera de ce qui s'est pass√© aux lieux o√π M. le cardinal a couch√© depuis son d√©part de Dourlens. Le parlement refusa aussi, pour la seconde fois, la d√©claration du Roi, touchant l'exclusion des √©trangers et des cardinaux pour le minist√®re[416]; mais, comme je crois que cette seconde affaire, qui va mettre une grande division entre le clerg√© et le parlement, vous est mand√©e par diverses personnes, je ne vous la dirai point, et je continuerai ma gazette en vous parlant de l'arriv√©e de M. d'Angoul√™me[417], qui a √©t√© fort bien re√ßu de M. le Prince. Aussi vous puis-je assurer que tout ce qu'il y a de Proven√ßaux ici commencent d√©j√† de s'empresser fort aupr√®s de lui, et sa cour est si grosse, qu'on ne le sauroit croire √† moins de l'avoir vue. Je voudrois de tout mon c≈ìur que tous les ennemis qu'il a dans votre province vissent ce qui se passe ici, afin que, se repentant, ils t√¢chassent de se raccommoder, et qu'ils se tinssent en repos; car, enfin, il est constamment vrai que M. le Prince va √™tre ma√Ætre absolu des affaires. Je vous assure qu'il n'est pas sans occupation. Il d√Æna hier chez M. le premier pr√©sident[418], qui le traita avec une magnificence √©trange. Il y avoit quatorze potages, quatorze plats de poisson, entre lesquels on compte un saumon de douze pistoles et une carpe de huit. Jugez du reste. [416] Ce second refus du parlement eut lieu le 1er mars 1651. (_M√©moires d'Omer Talon_, deuxi√®me s√©rie de la _Collection des M√©moires relatifs √† l'histoire de France_, t. 62, p. 172.) Ce fait donne la date pr√©cise de cette lettre. [417] Louis de Valois, duc d'Angoul√™me, gouverneur de Provence, mourut √† Paris, le 13 novembre 1653. Il avoit eu avec le parlement d'Aix les d√©m√™l√©s les plus s√©rieux, √† l'occasion des charges qu'il avoit fait cr√©er pour rendre ce parlement semestriel. Le duc d'Angoul√™me, alors comte d'Alais, voulut employer la force √† l'ex√©cution de ses desseins; le peuple prit le parti de son parlement; les avenues du palais furent barricad√©es, et le comte d'Alais, oblig√© de capituler, sortit de la ville apr√®s avoir trait√© avec ses magistrats. Le parlement cassa le semestre, ainsi que les consuls nomm√©s au nom du Roi, tandis qu'ils auroient d√ª √™tre √©lus, et tout rentra dans l'ordre; mais les esprits demeur√®rent long-temps envenim√©s. (_Relation v√©ritable de ce qui s'est fait et pass√© en la ville d'Aix, en Provence, depuis l'enl√®vement du roi Louis XIV, fait √† Paris le 6 janvier 1649, et en l'affaire du parlement, o√π le comte d'Alais, madame sa femme et mademoiselle sa fille, le duc de Richelieu, M. de Sceve, intendant, et plus de cent cinquante gentilshommes ont √©t√© arr√™t√©s prisonniers_; apport√©e _par le sieur T., envoy√© par messieurs du parlement de Provence_. A Paris, chez Jean Henaut, au Palais, 1649. In-4¬∫ de 8 pages.) (_Cabinet de l'√©diteur._) [418] Mathieu Mol√©, premier pr√©sident du parlement de Paris, re√ßut les sceaux le 3 avril 1651, et mourut dans ses fonctions le 3 janvier 1656. Le Roi a dans√© un m√©chant ballet ces jours pass√©s, quoique √ß'ait √©t√© de fort bonne gr√¢ce. Il le redansa hier pour la troisi√®me fois[419]. Cela me fait ressouvenir de ces petits oiseaux qui chantent si bien et qui se r√©jouissent, quoiqu'ils soient prisonniers dans leurs cages; car enfin ce pauvre jeune Roi est pr√©sentement plus prisonnier qu'eux. On fit m√™me encore hier deux barricades assez pr√®s du Palais-Royal. Je vous assure que ceux qui ont commenc√© de faire faire la garde aux portes ont donn√© une √©trange atteinte √† la royaut√©[420]. Dieu veuille que M. le Prince la puisse un jour r√©tablir; car pr√©sentement il faut qu'il dissimule beaucoup de choses, et il le sait fort bien. Il paro√Æt m√™me plus d√©vot qu'il n'√©toit; car, outre qu'il entend la messe tous les jours, il fait encore le car√™me, quoiqu'il ne l'ait jamais fait que depuis qu'il a √©t√© en prison. [419] C'√©toit le ballet de Cassandre dont les paroles sont de Bensserade. (_Voyez_ les _OEuvres de Bensserade_, √©dition √† la sph√®re, 1698, t. 2, p. 3.) Il fut dans√© au Palais Cardinal le 26 f√©vrier 1651. La Reine n'y assista point; elle venoit d'√™tre oblig√©e d'ordonner au cardinal Mazarin de quitter la France. Les petits d√©tails √©chappent √† la grave histoire, bien qu'ils ne soient pas toujours indignes d'√™tre recueillis; c'est ce qui nous d√©termine √† donner ici le r√©cit burlesque de Loret: Le soir un d√©sir me vint prendre D'aller visiter la Cassandre Qu'on dansoit au Palais-Royal, O√π plusieurs dames, comme au bal, Avoient mis leurs plus riches jupes Pour donner dans les yeux des dupes. MADEMOISELLE s'y rendit, Qu'assez long-temps on attendit, Avec les deux jeunes _Loupines_ Tr√®s-charmantes et tr√®s-poupines; On y voyoit de tous c√¥t√©s Luire tout plein d'autres beaut√©s, Et la Guerchy plus que pas une Brilloit en haut sur la tribune Tr√®s-fort ≈ìillad√©e, et par qui? Par Nemours, Joyeuse et Cr√©qui, Qui, bien souvent lorgnant la belle, Etoient aussi lorgn√©s par elle. Pour la REINE, en ce lien d'appas, Sa Majest√© ne parut pas, Car elle √©toit triste et malade. Pour le ballet et mascarade, Il √©toit assez jovial; Toutefois, pour ballet royal, En dessein, d√©pense et musique, Il n'√©toit pas trop magnifique. Quoi que c'en soit, cette action Causa de l'exaltation. Le ROY, qui fait bien quoi qu'il fasse, Y dansa de fort bonne gr√¢ce; Trois ou quatre admirablement, Et les autres passablement. (_Muse historique_, lettre du 5 mars 1651.) [420] Les bourgeois de Paris gardoient nuit et jour le Palais-Royal; cela dura jusqu'au mois d'avril, comme on le voit encore dans Loret: Les Parisiens remerciez, Et tout-√†-fait licenciez, N'auront plus le soin ni la peine De garder le Roy ni la Reine, Et ne feront plus les Argus, Sinon de peur d'√™tre c..... Outre qu'ils √©toient inutiles, C'√©toient guerriers tr√®s-mal habiles, Et des gens qui savoient si peu Gouverner des armes √† feu, Que trente en ont perdu la vie Qui n'en avoient aucune envie. (_Muse historique_, lettre du 3 avril 1651.) Madame de Longueville reviendra dans quinze jours; on dit qu'elle t√¢che de moyenner une tr√®ve g√©n√©rale ou particuli√®re[421]. On dit qu'on fera la garde jusqu'√† ce qu'on ait √©tabli un conseil √† la Reine, et qu'on ait √©loign√© des affaires toutes les cr√©atures de M. le cardinal. [421] Nous citerons encore ici l'autorit√© de Loret: La duchesse de Longueville, Belle, spirituelle, habile, A dans son c≈ìur d√©termin√© De ne point sortir de Sten√© (_Stenay_) Que la paix ne soit commenc√©e Et m√™me un peu bien avanc√©e. Elle emploie, √† ce que l'on dit, Son √©loquence et son cr√©dit Et tous les charmes n√©cessaires Pour disposer nos adversaires A ce grand accommodement, D√©sir√© g√©n√©ralement, Et qui couronnera la belle D'honneur et de gloire immortelle. (_Muse historique_, lettre du 26 f√©vrier 1651.) La duchesse de Longueville revint √† Paris vers le 15 du mois de mars, comme on le voit au m√™me ouvrage dans la lettre du 19 mars 1651. Le Roi semble ha√Ør tous ceux qui veulent abaisser son autorit√©, et, selon toutes les apparences, il se souviendra long-temps de tout ce qu'on lui fait aujourd'hui. Au reste, M. Bonneau[422] est tellement en faveur, que je commence, pour l'amour de lui, √† me r√©concilier avec la Fortune, quoiqu'en mon particulier elle me traite rigoureusement. Tout de bon, je suis bien aise qu'un aussi honn√™te homme que lui ait du cr√©dit. [422] Ce M. Bonneau √©toit vraisemblablement l'oncle de madame de Miramion; sa fille √©pousa M. de Chauvelin.(_Voyez_ une Vie manuscrite et in√©dite de madame de Miramion, par madame de Nesmond, sa fille.) (_Cabinet de l'√©diteur._) Apr√®s cela, je ne vous dirai plus rien, car il faut que j'aille au sermon. Pl√ªt √† Dieu qu'au lieu de vous √©crire, je vous pusse entendre! Tous vos amis disent qu'il est √† propos que vous veniez bient√¥t ici; je le souhaite, et pour l'amour de vous, et pour avoir l'honneur de vous assurer que je suis avec toute sorte de respect et d'affection, etc. FIN. TABLE DES MATI√àRES CONTENUES DANS LE SIXI√àME VOLUME. Pages. Le Parquet. 5 Fourberies. 7 Mondory, ou l'Histoire des principaux com√©diens fran√ßois. 10 Contes de pr√©dicateurs et de ministres. 24 Madame de Vieillevigne. 28 Pronostics. 31 Pierre philosophale. 37 Moncontour. 39 Contes, na√Øvet√©s, bons mots, etc. 42 Les Amours de l'auteur. 70 Muets. 96 Contes sur le mariage. 98 Madame de Launay. 100 Tours, malices.--Tours de Boh√™mes. 116 La marquise de Brosse et Maucroix. 126 Contes de b√™tes. 136 Contes de mourants. 140 Charpy, sieur de Sainte-Croix. 143 Na√Øvet√©s, bons mots, reparties, contes divers. 145 Madame de Langey. 189 Marigny Malenoe. 206 Petit-Puis. 208 Mademoiselle Des Jardins, l'abb√© d'Aubignac et Pierre Corneille. 210 Observations pr√©liminaires sur la Vie de M. Costar. 225 Vie de M. Costar. 233 Vie de Louis Pauquet, chanoine et archidiacre du Mans. 339 Sur mademoiselle de Scud√©ry. 359 Lettres de mademoiselle de Scud√©ry. 371 FIN DE LA TABLE. End of the Project Gutenberg EBook of Les Historiettes de Tallemant, tome sixiËme, by GÈdÈon Tallemant des RÈaux *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45513 ***