The Project Gutenberg EBook of Les Quarante-Cinq, by Alexandre Dumas
#34 in our series by Alexandre Dumas

Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
copyright laws for your country before downloading or redistributing
this or any other Project Gutenberg eBook.

This header should be the first thing seen when viewing this Project
Gutenberg file.  Please do not remove it.  Do not change or edit the
header without written permission.

Please read the "legal small print," and other information about the
eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file.  Included is
important information about your specific rights and restrictions in
how the file may be used.  You can also find out about how to make a
donation to Project Gutenberg, and how to get involved.


**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**

**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**

*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****


Title: Les Quarante-Cinq
       Deuxieme Partie

Author: Alexandre Dumas

Release Date: March, 2005 [EBook #7771]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on May 15, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ ***




Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team.




LES QUARANTE-CINQ
DEUXIEME PARTIE

PAR
ALEXANDRE DUMAS




[Illustration]




XXXII

MESSIEURS LES BOURGEOIS DE PARIS


M. de Mayenne, dont on s'occupait tant au Louvre, et qui s'en doutait si
peu, partit de l'hotel de Guise par une porte de derriere, et tout botte,
a cheval, comme s'il arrivait seulement de voyage, il se rendit au Louvre,
avec trois gentilshommes.

[Illustration: Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois
cents hommes. -- PAGE 2.]

M. d'Epernon, averti de sa venue, fit annoncer la visite au roi.

M. de Loignac, prevenu de son cote, avait fait donner un second avis aux
quarante-cinq: quinze se tenaient donc, comme il etait convenu, dans les
antichambres; quinze dans la cour et quatorze au logis.

Nous disons quatorze, parce qu'Ernauton ayant, comme on le sait, recu une
mission particuliere, ne se trouvait point parmi ses compagnons.

Mais comme la suite de M. de Mayenne n'etait de nature a inspirer aucune
crainte, la seconde compagnie recut l'autorisation de rentrer a la
caserne.

M. de Mayenne, introduit pres de Sa Majeste, lui fit avec respect une
visite que le roi accueillit avec affection.

-- Eh bien! mon cousin, lui demanda le roi, vous voila donc venu visiter
Paris?

-- Oui, sire, dit Mayenne; j'ai cru devoir venir, au nom de mes freres et
au mien, rappeler a Votre Majeste qu'elle n'a pas de plus fideles sujets
que nous.

-- Par la mordieu! dit Henri, la chose est si connue, qu'a part le plaisir
que vous savez me faire en me visitant, vous pouviez, en verite, vous
epargner ce petit voyage.

Il faut bien certainement qu'il y ait eu une autre cause.

-- Sire, j'ai craint que votre bienveillance pour la maison de Guise ne
fut alteree par les bruits singuliers que nos ennemis font circuler depuis
quelque temps.

-- Quels bruits? demanda le roi avec cette bonhomie qui le rendait si
dangereux aux plus intimes.

-- Comment! demanda Mayenne un peu deconcerte, Votre Majeste n'aurait rien
oui dire qui nous fut defavorable?

-- Mon cousin, dit le roi, sachez, une fois pour toutes, que je ne
souffrirais pas qu'on dit ici du mal de MM. de Guise; et comme on sait
cela mieux que vous ne paraissez le savoir, on n'en dit pas, duc.

-- Alors, sire, dit Mayenne, je ne regretterai pas d'etre venu, puisque
j'ai eu le bonheur de voir mon roi et de le trouver en pareilles
dispositions; seulement, j'avouerai que ma precipitation aura ete inutile.

-- Oh! duc, Paris est une bonne ville d'ou l'on a toujours quelque service
a tirer, fit le roi.

-- Oui, sire, mais nous avons nos affaires a Soissons.

-- Lesquelles, duc?

-- Celles de Votre Majeste, sire.

-- C'est vrai, c'est vrai, Mayenne: continuez donc a les faire comme vous
ayez commence; je sais apprecier et reconnaitre comme il faut la conduite
de mes serviteurs.

Le duc se retira en souriant.

Le roi rentra dans sa chambre en se frottant les mains.

Loignac fit un signe a Ernauton qui dit un mot a son valet et se mit a
suivre les quatre cavaliers.

Le valet courut a l'ecurie, et Ernauton suivit a pied.

Il n'y avait pas de danger de perdre M. de Mayenne; l'indiscretion de
Perducas de Pincorney avait fait connaitre l'arrivee a Paris d'un prince
de la maison de Guise. A cette nouvelle, les bons ligueurs avaient
commence a sortir de leurs maisons et a eventer sa trace.

Mayenne n'etait pas difficile a reconnaitre a ses larges epaules, a sa
taille arrondie et a sa barbe en ecuelle, comme dit l'Etoile.

On l'avait donc suivi jusqu'aux portes du Louvre, et, la, les memes
compagnons l'attendaient pour le reprendre a sa sortie et l'accompagner
jusqu'aux portes de son hotel.

En vain Mayneville ecartait les plus zeles en leur disant:

-- Pas tant de feu, mes amis, pas tant de feu; vrai Dieu! vous allez nous
compromettre.

Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois cents hommes
lorsqu'il arriva a l'hotel Saint-Denis ou il avait elu domicile.

Ce fut une grande facilite donnee a Ernauton de suivre le duc, sans etre
remarque.

Au moment ou le duc rentrait et ou il se retournait pour saluer, dans un
des gentilshommes qui saluaient en meme temps que lui, il crut reconnaitre
le cavalier qui accompagnait ou qu'accompagnait le page qu'il avait fait
entrer par la porte Saint-Antoine, et qui avait montre une si etrange
curiosite a l'endroit du supplice de Salcede.

Presque au meme instant, et comme Mayenne venait de disparaitre, une
litiere fendit la foule. Mayneville alla au devant d'elle: un des rideaux
s'ecarta, et, grace a un rayon de lune, Ernauton crut reconnaitre et son
page et la dame de la porte Saint-Antoine.

Mayneville et la dame echangerent quelques mots, la litiere disparut sous
le porche de l'hotel; Mayneville suivit la litiere, et la porte se
referma. Un instant apres, Mayneville parut sur le balcon, remercia au nom
du duc les Parisiens, et, comme il se faisait tard, il les invita a
rentrer chez eux, afin que la malveillance ne put tirer aucun parti de
leur rassemblement.

Tout le monde s'eloigna sur cette invitation, a l'exception de dix hommes
qui etaient entres a la suite du duc.

Ernauton s'eloigna comme les autres, ou plutot, tandis que les autres
s'eloignaient, fit semblant de s'eloigner.

Les dix elus qui etaient restes, a l'exclusion de tous autres, etaient les
deputes de la Ligue, envoyes a M. de Mayenne pour le remercier d'etre
venu, mais en meme temps pour le conjurer de decider son frere a venir.

En effet, ces dignes bourgeois que nous avons deja entrevus pendant la
soiree aux cuirasses, ces dignes bourgeois, qui ne manquaient pas
d'imagination, avaient combine, dans leurs reunions preparatoires, une
foule de plans auxquels il ne manquait que la sanction et l'appui d'un
chef sur lequel on put compter.

Bussy-Leclerc venait annoncer qu'il avait exerce trois couvents au
maniement des armes, et enregimente cinq cents bourgeois, c'est-a-dire mis
en disponibilite un effectif de mille hommes.

Lachapelle-Marteau avait pratique les magistrats, les clercs et tout le
peuple du palais. Il pouvait offrir a la fois le conseil et l'action;
representer le conseil par deux cents robes noires, l'action par deux
cents hoquetons.

Brigard avait les marchands de la rue des Lombards, des piliers des halles
et de la rue Saint-Denis.

Cruce partageait les procureurs avec Lachapelle-Marteau, et disposait, de
plus, de l'Universite de Paris.

Delbar offrait tous les mariniers et les gens du port, dangereuse espece
formant un contingent de cinq cents hommes.

Louchard disposait de cinq cents maquignons et marchands de chevaux,
catholiques enrages.

Un potier d'etain qui s'appelait Pollard et un charcutier nomme Gilbert
presentaient quinze cents bouchers et charcutiers de la ville et des
faubourgs.

Maitre Nicolas Poulain, l'ami de Chicot, offrait tout et tout le monde.

Quand le duc, bien claquemure dans une chambre sure, eut entendu ces
revelations et ces offres:

-- J'admire la force de la Ligue, dit-il, mais le but qu'elle vient sans
doute me proposer, je ne le vois pas.

Maitre Lachapelle-Marteau s'appreta aussitot a faire un discours en trois
points; il etait fort prolixe, la chose etait connue; Mayenne frissonna.

-- Faisons vite, dit-il.

Bussy-Leclerc coupa la parole a Marteau.

-- Voici, dit-il. Nous avons soif d'un changement; nous sommes les plus
forts, et nous voulons en consequence ce changement: c'est court, clair et
precis.

-- Mais, demanda Mayenne, comment opererez-vous pour arriver a ce
changement?

-- Il me semble, dit Bussy-Leclerc avec cette franchise de parole qui chez
un homme de si basse condition que lui pouvait passer pour de l'audace, il
me semble que l'idee de l'Union venant de nos chefs, c'etait a nos chefs
et non a nous d'indiquer le but.

-- Messieurs, repliqua Mayenne, vous avez parfaitement raison: le but doit
etre indique par ceux qui ont l'honneur d'etre vos chefs; mais c'est ici
le cas de vous repeter que le general doit etre le juge du moment de
livrer la bataille, et qu'il a beau voir ses troupes rangees, armees et
animees, il ne donne le signal de la charge que lorsqu'il croit devoir le
faire.

-- Mais enfin, monseigneur, reprit Cruce, la Ligue est pressee, nous avons
deja eu l'honneur de vous le dire.

-- Pressee de quoi, monsieur Cruce? demanda Mayenne.

-- Mais d'arriver.

-- A quoi?

-- A notre but; nous avons notre plan aussi, nous.

-- Alors, c'est different, dit Mayenne; si vous avez votre plan, je n'ai
plus rien a dire.

-- Oui, monseigneur; mais pouvons-nous compter sur votre aide?

-- Sans aucun doute, si ce plan nous agree, a mon frere et a moi.

-- C'est probable, monseigneur, qu'il vous agreera.

-- Voyons ce plan, alors.

Les ligueurs se regarderent: deux ou trois firent signe a Lachapelle-
Marteau de parler.

Lachapelle-Marteau s'avanca et parut solliciter du duc la permission de
s'expliquer.

-- Dites, fit le duc.

-- Le voici, monseigneur, dit Marteau: il nous est venu, a Leclerc, a
Cruce et a moi; nous l'avons medite, et il est probable que son resultat
est certain.

-- Au fait, monsieur Marteau, au fait.

-- Il y a plusieurs points dans la ville qui relient toutes les forces de
la ville entre elles: le grand et le petit Chatelet, le palais du Temple,
l'Hotel-de-Ville, l'Arsenal et le Louvre.

-- C'est vrai, dit le duc.

-- Tous ces points sont defendus par des garnisons a demeure, mais peu
difficiles a forcer, parce qu'elles ne peuvent s'attendre a un coup de
main.

-- J'admets encore ceci, dit le duc.

-- Cependant la ville se trouve en outre defendue, d'abord par le
chevalier du guet avec ses archers, lesquels promenent aux endroits en
peril la veritable defense de Paris.

Voici ce que nous avons imagine:

Saisir chez lui le chevalier du guet, qui loge a la Couture-Sainte-
Catherine.

Le coup de main peut se faire sans eclat, l'endroit etant desert et
ecarte.

Mayenne secoua la tete.

-- Si desert et si ecarte qu'il soit, dit-il, on n'enfonce pas une bonne
porte, et l'on ne tire pas une vingtaine de coups d'arquebuse sans un peu
d'eclat.

-- Nous avons prevu cette objection, monseigneur, dit Marteau; un des
archers du chevalier du guet est a nous. Au milieu de la nuit nous irons
frapper a la porte, deux ou trois seulement: l'archer ouvrira: il ira
prevenir le chevalier que Sa Majeste veut lui parler. Cela n'a rien
d'etrange: une fois par mois, a peu pres, le roi mande cet officier pour
des rapports et des expeditions. La porte ouverte ainsi, nous faisons
entrer dix hommes, des mariniers qui logent au quartier Saint-Paul, et qui
expedient le chevalier du guet.

-- Qui egorgent, c'est-a-dire?

-- Oui, monseigneur. Voila donc les premiers ordres de defense
interceptes. Il est vrai que d'autres magistrats, d'autres fonctionnaires
peuvent etre mis en avant par les bourgeois trembleurs ou les politiques.
Il y a M. le president, il y a M. d'O, il y a M. de Chiverny, M. le
procureur Laguesle; eh bien! on forcera leurs maisons a la meme heure: la
Saint-Barthelemy nous a appris comment cela se faisait, et on les traitera
comme on aura traite M. le chevalier du guet.

-- Ah! ah! fit le duc, qui trouvait la chose grave.

-- Ce sera une excellente occasion, monseigneur, de courir sus aux
politiques, tous designes dans nos quartiers, et d'en finir avec les
heresiarques religieux et les heresiarques politiques.

-- Tout cela est a merveille, messieurs, dit Mayenne, mais vous ne m'avez
pas explique si vous prendrez aussi en un moment le Louvre, veritable
chateau-fort, ou veillent incessamment des gardes et des gentilshommes. Le
roi, si timide qu'il soit, ne se laissera pas egorger comme le chevalier
du guet; il mettra l'epee a la main, et, pensez-y bien, il est le roi; sa
presence fera beaucoup d'effet sur les bourgeois, et vous vous ferez
battre.

-- Nous avons choisi quatre mille hommes pour cette expedition du Louvre,
monseigneur, et quatre mille hommes qui n'aiment pas assez le Valois pour
que sa presence produise sur eux l'effet que vous dites.

-- Vous croyez que cela suffira?

-- Sans doute, nous serons dix contre un, dit Bussy-Leclerc.

-- Et les Suisses? Il y en a quatre mille, messieurs.

-- Oui, mais ils sont a Lagny, et Lagny est a huit lieues de Paris; donc,
en admettant que le roi puisse les faire prevenir, deux heures aux
messagers pour faire la course a cheval, huit heures aux Suisses pour
faire la route a pied, cela fera dix heures; et ils arriveront juste a
temps pour etre arretes aux barrieres, car, en dix heures, nous serons
maitres de toute la ville.

-- Eh bien, soit, j'admets tout cela; le chevalier du guet est egorge, les
politiques sont detruits, les autorites de la ville ont disparu, tous les
obstacles sont renverses, enfin: vous avez arrete sans doute ce que vous
feriez alors?

-- Nous faisons un gouvernement d'honnetes gens que nous sommes, dit
Brigard, et pourvu que nous reussissions dans notre petit commerce, que
nous ayons le pain assure pour nos enfants et nos femmes, nous ne desirons
rien de plus. Un peu d'ambition peut-etre fera desirer a quelques-uns
d'entre nous d'etre dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d'une
compagnie de milice; eh bien! monsieur le duc, nous le serons, mais voila
tout; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.

[Illustration: Ou diable courez-vous a cette heure? -- PAGE 7.]

-- Monsieur Brigard, vous parlez d'or, dit le duc; oui, vous etes
honnetes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun
melange.

-- Oh! non, non! s'ecrierent plusieurs voix; pas de lie avec le bon vin.

-- A merveille! dit le duc, voila parler. Maintenant, voyons: ca, monsieur
le lieutenant de la prevote, y a-t-il beaucoup de faineants et de mauvais
peuple dans l'Ile-de-France?

Nicolas Poulain, qui ne s'etait pas mis une seule fois en avant, s'avanca
comme malgre lui.

-- Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n'y en a que trop.

-- Pouvez-vous nous donner a peu pres le chiffre de cette populace?

-- Oui, a peu pres.

-- Estimez donc, maitre Poulain.

Poulain se mit a compter sur ses doigts.

-- Voleurs, trois a quatre mille;

Oisifs et mendiants, deux mille a deux mille cinq cents;

Larrons d'occasion, quinze cents a deux mille;

Assassins, quatre a cinq cents.

-- Bon! voila, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins
de sac et de corde. A quelle religion appartiennent ces gens-la?

-- Plait-il, monseigneur? interrogea Poulain.

-- Je demande s'ils sont catholiques ou huguenots.

Poulain se mit a rire.

-- Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutot d'une
seule: leur Dieu est l'or, et le sang est leur prophete.

-- Bien, voila pour la religion religieuse, si l'on peut dire cela; et
maintenant, en religion politique, qu'en dirons-nous? Sont-ils valois,
ligueurs, politiques zeles, ou navarrais?

-- Ils sont bandits et pillards.

-- Monseigneur, ne supposez pas, dit Cruce, que nous irons jamais prendre
ces gens pour allies.

-- Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Cruce, et c'est bien ce qui
me contrarie.

-- Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur? demanderent avec
surprise quelques membres de la deputation.

-- Ah! c'est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-la qui n'ont pas
d'opinion, et qui par consequent ne fraternisent pas avec vous, voyant
qu'il n'y a plus a Paris de magistrats, plus de force publique, plus de
royaute, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront a
piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons
pendant que vous occuperez le Louvre: tantot ils se mettront avec les
Suisses contre vous, tantot avec vous contre les Suisses, de facon qu'ils
seront toujours les plus forts.

-- Diable, firent les deputes en se regardant entre eux.

-- Je crois que c'est assez grave pour qu'on y pense, n'est-ce pas,
messieurs? dit le duc. Quant a moi, je m'en occupe fort, et je chercherai
un moyen de parer a cet inconvenient, car votre interet avant le notre,
c'est la devise de mon frere et la mienne.

Les deputes firent entendre un murmure d'approbation.

-- Messieurs, maintenant permettez a un homme qui a fait vingt-quatre
lieues a cheval dans sa nuit et dans sa journee, d'aller dormir quelques
heures; il n'y a pas peril dans la demeure, quant a present du moins,
tandis que si vous agissez il y en aurait: ce n'est point votre avis peut-
etre?

-- Oh! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.

-- Tres bien.

-- Nous prenons donc bien humblement conge de vous, monseigneur, continua
Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle reunion....

-- Ce sera le plus tot possible, messieurs, soyez tranquilles, dit
Mayenne; demain peut-etre, apres-demain au plus tard.

Et prenant effectivement conge d'eux, il les laissa tout etourdis de cette
prevoyance qui avait decouvert un danger auquel ils n'avaient pas meme
songe.

Mais a peine avait-il disparu qu'une porte cachee dans la tapisserie
s'ouvrit et qu'une femme s'elanca dans la salle.

-- La duchesse! s'ecrierent les deputes.

-- Oui, messieurs! s'ecria-t-elle, et qui vient vous tirer d'embarras,
meme!

Les deputes qui connaissaient sa resolution, mais qui en meme temps
craignaient son enthousiasme, s'empresserent autour d'elle.

-- Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n'ont pu faire les
Hebreux, Judith seule l'a fait; esperez, moi aussi, j'ai mon plan.

Et presentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants
baiserent, elle sortit par la porte qui avait deja donne passage a
Mayenne.

-- Tudieu! s'ecria Bussy-Leclerc en se lechant les moustaches et en
suivant la duchesse, je crois decidement que voila l'homme de la famille.

-- Ouf! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perle sur
son front a la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien etre hors de
tout ceci.




XXXIII

FRERE BORROMEE


Il etait dix heures du soir a peu pres: MM. les deputes s'en retournaient
assez contrits, et a chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs
maisons particulieres, ils se quittaient en echangeant leurs civilites.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le
dernier, reflechissant profondement a la situation perplexe qui lui avait
fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de
notre dernier chapitre.

En effet, la journee avait ete pour tout le monde, et particulierement
pour lui, fertile en evenements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d'entendre,
et se disant que si l'Ombre avait juge a propos de le pousser a une
denonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait
jamais de n'avoir pas revele le plan de manoeuvre si naivement developpe
par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses reflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-
Real, espece de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-
Saint-Mery, Nicolas Poulain vit accourir, en sens oppose a celui dans
lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussee jusqu'aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chretiens ne pouvaient passer de front dans
cette rue.

Nicolas Poulain esperait que l'humilite monacale lui cederait le haut
pave, a lui homme d'epee; mais il n'en fut rien: le moine courait comme un
cerf au lancer; il courait si fort qu'il eut renverse une muraille, et
Nicolas Poulain, tout en maugreant, se rangea pour n'etre point renverse.

Mais alors commenca pour eux, dans cette gaine bordee de maisons,
l'evolution agacante qui a lieu entre deux hommes indecis qui voudraient
passer tous deux, qui tiennent a ne pas s'embrasser, et qui se trouvent
toujours ramenes dans les bras l'un de l'autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que
l'homme d'epee, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la
muraille.

Dans ce conflit, et comme ils etaient sur le point de se gourmer, ils se
reconnurent.

-- Frere Borromee! dit Poulain.

-- Maitre Nicolas Poulain! s'ecria le moine.

-- Comment vous portez-vous? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie
et cette inalterable mansuetude du bourgeois parisien.

-- Tres mal, repondit le moine, beaucoup plus difficile a calmer que le
laique, car vous m'avez mis en retard et j'etais fort presse.

-- Diable d'homme que vous etes! repliqua Poulain; toujours belliqueux
comme un Romain! Mais ou diable courez-vous a cette heure avec tant de
hate? est-ce que le prieure brule?

-- Non pas; mais j'etais alle chez madame la duchesse pour parler a
Mayneville.

-- Chez quelle duchesse?

-- Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler
a Mayneville, dit Borromee, qui d'abord avait cru pouvoir repondre
categoriquement au lieutenant de la prevote, parce que ce lieutenant
pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas etre trop
communicatif avec le curieux.

[Illustration: Bon! Me voila conseiller du royaume de Navarre. -- PAGE
13.]

-- Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez madame de
Montpensier?

-- Eh! mon Dieu! c'est tout simple, dit Borromee, cherchant une reponse
specieuse; notre reverend prieur a ete sollicite par madame la duchesse de
devenir son directeur; il avait accepte, mais un scrupule de conscience
l'a pris, et il refuse. L'entrevue etait fixee a demain: je dois donc, de
la part de dom Modeste Gorenflot, dire a la duchesse qu'elle ne compte
plus sur lui.

-- Tres bien; mais vous n'avez pas l'air d'aller du cote de l'hotel de
Guise, mon tres cher frere; je dirai meme plus, c'est que vous lui tournez
parfaitement le dos.

-- C'est vrai, reprit frere Borromee, puisque j'en viens.

-- Mais ou allez-vous alors?

-- On m'a dit, a l'hotel, que madame la duchesse etait allee faire visite
a M. de Mayenne, arrive ce soir et loge a l'hotel Saint-Denis.

-- Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est a l'hotel Saint-
Denis, et la duchesse est pres du duc; mais, compere, a quoi bon, je vous
prie, jouer au fin avec moi? Ce n'est pas d'ordinaire le tresorier qu'on
envoie faire les commissions du couvent.

-- Aupres d'une princesse, pourquoi pas?

-- Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux
confessions de madame la duchesse de Montpensier.

-- A quoi donc croirais-je?

-- Que diable! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieure
au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer: prenez garde!
vous m'en dites si peu que j'en croirai peut-etre beaucoup trop.

-- Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain; je ne sais rien autre chose.
Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus
madame la duchesse.

-- Vous la trouverez toujours chez elle ou elle reviendra et ou vous
auriez pu l'attendre.

-- Ah! dame! fit Borromee, je ne suis pas fache non plus de voir un peu M.
le duc.

-- Allons donc.

-- Car enfin vous le connaissez: si une fois je le laisse partir chez sa
maitresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.

-- Voila qui est parle. Maintenant que je sais a qui vous avez affaire, je
vous laisse; adieu, et bonne chance.

Borromee, voyant le chemin libre, jeta, en echange des souhaits qui lui
etaient adresses, un leste bonsoir a Nicolas Poulain, et s'elanca dans la
voie ouverte.  -- Allons, allons: il y a encore quelque chose de nouveau,
se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effacait peu
a peu dans l'ombre; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui
se passe? est-ce que je prendrais gout par hasard au metier que je suis
condamne a faire? fi donc!

Et il s'alla coucher, non point avec le calme d'une bonne conscience, mais
avec la quietude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si
fausses qu'elles soient, l'appui d'un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromee continuait sa course, a laquelle il imprimait
une vitesse qui lui donnait l'esperance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans
doute, pour etre bien informe, des raisons qu'il n'avait pas cru devoir
detailler a maitre Nicolas Poulain.

Toujours est-il qu'il arriva suant et soufflant a l'hotel Saint-Denis, au
moment ou le duc et la duchesse, ayant cause de leurs grandes affaires, M.
de Mayenne allait congedier sa soeur pour etre libre d'aller rendre visite
a cette dame de la Cite dont nous savons que Joyeuse avait a se plaindre.

Le frere et la soeur, apres plusieurs commentaires sur l'accueil du roi et
sur le plan des dix, etaient convenus des faits suivants.

Le roi n'avait pas de soupcons, et se faisait de jour en jour plus facile
a attaquer.

L'important etait d'organiser la Ligue dans les provinces du nord, tandis
que le roi abandonnait son frere et qu'il oubliait Henri de Navarre.  De
ces deux derniers ennemis, le duc d'Anjou, avec sa sourde ambition, etait
le seul a craindre; quant a Henri de Navarre, on le savait par des espions
bien renseignes, il ne s'occupait que de faire l'amour a ses trois ou
quatre maitresses.

-- Paris etait prepare, disait tout haut Mayenne; mais leur alliance avec
la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais
royalistes; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses allies:
cette rupture, avec le caractere inconstant de Henri, ne pouvait pas
tarder a avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons. -- Moi,
disait tout bas la duchesse, j'avais besoin de dix hommes repandus dans
tous les quartiers de Paris pour soulever Paris apres ce coup que je
medite; j'ai trouve ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en etaient la, l'un de son dialogue, l'autre de ses _apartes_, lorsque
Mayneville entra tout a coup, annoncant que Borromee voulait parler a M.
le duc.

-- Borromee! fit le duc surpris, qu'est-ce que cela?

-- C'est, monseigneur, repondit Mayneville, celui que vous m'envoyates de
Nancy, quand je demandai a Votre Altesse un homme d'action et un homme
d'esprit.

-- Je me rappelle! je vous repondis que j'avais les deux en un seul, et je
vous envoyai le capitaine Borroville. A-t-il change de nom, et s'appelle-
t-il Borromee?

-- Oui, monseigneur, de nom et d'uniforme; il s'appelle Borromee, et est
jacobin.

-- Borroville, jacobin!

-- Oui, monseigneur.

-- Et pourquoi donc est-il jacobin? Le diable doit bien rire, s'il l'a
reconnu sous le froc.

-- Pourquoi il est jacobin? La duchesse fit un signe a Mayneville. Vous le
saurez plus tard, continua celui-ci, c'est notre secret, monseigneur; et,
en attendant, ecoutons le capitaine Borroville, ou le frere Borromee,
comme il vous plaira.

-- Oui, d'autant plus que sa visite m'inquiete, dit madame de Montpensier.

-- Et moi aussi, je l'avoue, dit Mayneville.

-- Alors introduisez-le sans perdre un instant, dit la duchesse.

Quant au duc, il flottait entre le desir d'entendre le messager et la
crainte de manquer au rendez-vous de sa maitresse.

Il regardait a la porte et a l'horloge.  La porte s'ouvrit, et l'horloge
sonna onze heures.

-- Eh! Borroville, dit le duc, ne pouvant s'empecher de rire, malgre un
peu de mauvaise humeur, comme vous voila deguise, mon ami!  --
Monseigneur, dit le capitaine, je suis en effet bien mal a mon aise sous
cette diable de robe; mais enfin, il faut ce qu'il faut, comme disait M.
de Guise le pere.

-- Ce n'est pas moi, toujours, qui vous ai fourre dans cette robe-la,
Borroville, dit le duc; ne m'en gardez donc point rancune, je vous prie.
-- Non, monseigneur, c'est madame la duchesse; mais je ne lui en veux pas,
puisque j'y suis pour son service.  -- Bien, merci, capitaine; et
maintenant, voyons, qu'avez-vous a nous dire si tard?

-- Ce que malheureusement je n'ai pu vous dire plus tot, monseigneur, car
j'avais tout le prieure sur les bras.

-- Eh bien! maintenant parlez.

-- Monsieur le duc, dit Borroville, le roi envoie ses secours a M. le duc
d'Anjou.

-- Bah! dit Mayenne, nous connaissons cette chanson-la; voila trois ans
qu'on nous la chante.

-- Oh! oui, mais cette fois, monseigneur, je vous donne la nouvelle comme
sure.  -- Hum! dit Mayenne, avec un mouvement de tete pareil a celui d'un
cheval qui se cabre, comme sure?  -- Aujourd'hui meme, c'est-a-dire la
nuit derniere, a deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pour Rouen.
Il prend la mer a Dieppe et porte a Anvers trois mille hommes.  -- Oh! oh!
fit le duc; et qui vous a dit cela, Borroville?

-- Un homme qui lui-meme part pour la Navarre, monseigneur.

-- Pour la Navarre! chez Henri?

-- Oui, monseigneur.

-- Et de la part de qui va-t-il chez Henri?

-- De la part du roi; oui, monseigneur, de la part du roi, et avec une
lettre du roi.

-- Quel est cet homme?

-- Il s'appelle Robert Briquet.

-- Apres?

-- C'est un grand ami de dom Gorenflot.

-- Un grand ami de dom Gorenflot?

-- Ils se tutoient. -- Ambassadeur du roi?

-- Ceci, j'en suis assure; il a du prieure envoye chercher au Louvre une
lettre de creance, et c'est un de nos moines qui a fait la commission.

-- Et ce moine?

-- C'est notre petit guerrier, Jacques Clement, celui-la meme que vous
avez remarque, madame la duchesse.

-- Et il ne vous a pas communique cette lettre? dit Mayenne; le maladroit!
-- Monseigneur, le roi ne la lui a point remise; il l'a fait porter au
messager par des gens a lui.

-- Il faut avoir cette lettre, morbleu!

-- Certainement qu'il faut l'avoir, dit la duchesse.

-- Comment n'avez-vous point songe a cela? dit Mayneville.

-- J'y avais si bien pense que j'avais voulu adjoindre au messager un de
mes hommes, un Hercule; mais Robert Briquet s'en est defie et l'a renvoye.

-- Il fallait y aller vous-meme.

-- Impossible.

-- Pourquoi cela?

-- Il me connait.

-- Pour moine, mais pas pour capitaine, j'espere?

-- Ma foi, je n'en sais rien: ce Robert Briquet a l'oeil fort
embarrassant.

-- Quel homme est-ce donc? demanda Mayenne.

-- Un grand sec, tout nerfs, tout muscles et tout os, adroit, railleur et
taciturne.

-- Ah! ah! et maniant l'epee?

-- Comme celui qui l'a inventee, monseigneur.

-- Figure longue?

-- Monseigneur, il a toutes les figures.

-- Ami du prieur?

-- Du temps qu'il etait simple moine.

-- Oh! j'ai un soupcon, fit Mayenne en froncant le sourcil, et je
m'eclaircirai.

-- Faites vite, monseigneur, car, fendu comme il est, ce gaillard-la doit
marcher rondement.

-- Borroville, dit Mayenne, vous allez partir pour Soissons, ou est mon
frere.

-- Mais le prieure, monseigneur?

-- Etes-vous donc si embarrasse, dit Mayneville, de faire une histoire a
dom Modeste, et ne croit-il point tout ce que vous voulez lui faire
croire?

-- Vous direz a M. de Guise, continua Mayenne, tout ce que vous savez de
la mission de M. de Joyeuse.

-- Oui, monseigneur.

-- Et la Navarre, que vous oubliez, Mayenne? dit la duchesse.

-- Je l'oublie si peu que je m'en charge, repondit Mayenne. Qu'on me selle
un cheval frais, Mayneville.

Puis il ajouta tout bas:

-- Vivrait-il encore? Oh! oui, il doit vivre!




XXXIV

CHICOT LATINISTE


Apres le depart des jeunes gens, on se rappelle que Chicot avait marche
d'un pas rapide.

Mais aussi, des qu'ils eurent disparu dans le vallon que forme la cote du
pont de Juvisy sur l'Orge, Chicot qui semblait, comme Argus, avoir le
privilege de voir par derriere et qui ne voyait plus ni Ernauton ni
Sainte-Maline, Chicot s'arreta au point culminant de la butte, interrogea
l'horizon, les fosses, la plaine, les buissons, la riviere, tout enfin,
jusqu'aux nuages pommeles qui glissaient obliquement derriere les grands
ormes du chemin, et sur de n'avoir apercu personne qui le genat ou
l'espionnat, il s'assit au revers d'un fosse, le dos appuye contre un
arbre et commenca ce qu'il appelait son examen de conscience.

Il avait deux bourses d'argent, car il s'etait apercu que le sachet remis
par Sainte-Maline, outre la lettre royale, contenait certains objets
arrondis et roulants qui ressemblaient fort a de l'or ou a de l'argent
monnaye.

Le sachet etait une veritable bourse royale, chiffree de deux H, un brode
dessus, l'autre brode dessous.

-- C'est joli, dit Chicot en considerant la bourse, c'est charmant de la
part du roi! Son nom, ses armes! on n'est pas plus genereux et plus
stupide!

Decidement, jamais je ne ferai rien de lui.

Ma parole d'honneur, continua Chicot, si une chose m'etonne, c'est que ce
bon et excellent roi n'ait pas du meme coup fait broder sur la meme bourse
la lettre qu'il m'envoie porter a son beau-frere, et mon recu. Pourquoi
nous gener? Tout le monde politique est au grand air aujourd'hui:
politiquons comme tout le monde. Bah! quand on assassinerait un peu ce
pauvre Chicot, comme on a deja fait du courrier que ce meme Henri envoyait
a Rome a M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voila tout; et les amis
sont si communs par le temps qui court, qu'on peut en etre prodigue.

Que Dieu choisit mal quand il choisit!

Maintenant, voyons d'abord ce qu'il y a d'argent dans la bourse, nous
examinerons la lettre apres: cent ecus! juste la meme somme que j'ai
empruntee a Gorenflot. Ah! pardon, ne calomnions pas: voila un petit
paquet... de l'or d'Espagne, cinq quadruples. Allons! allons! c'est
delicat; il est bien gentil, Henriquet! eh! en verite, n'etaient les
chiffres et les fleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui
enverrais un gros baiser.

Maintenant cette bourse-la me gene; il me semble que les oiseaux, en
passant au-dessus de ma tete, me prennent pour un emissaire royal et vont
se moquer de moi, ou, ce qui serait bien pis, me denoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de sa main, tira de sa poche le simple
sac de toile de Gorenflot, y fit passer l'argent et l'or, en disant aux
ecus:

-- Vous pouvez demeurer tranquillement ensemble, mes enfants, car vous
venez du meme pays.

Puis, tirant a son tour la lettre du sachet, il y mit en sa place un
caillou qu'il ramassa, referma les cordons de la bourse sur le caillou et
le lanca, comme un frondeur fait d'une pierre, dans l'Orge qui serpentait
au-dessous du pont.

L'eau jaillit, deux ou trois cercles en diaprerent la calme surface, et
allerent, en s'elargissant, se briser contre ses bords.

-- Voila pour moi, dit Chicot; maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu'il avait posee a terre pour lancer la bourse plus
facilement dans la riviere.

Mais il venait par le chemin un ane charge de bois.

Deux femmes conduisaient cet ane qui marchait d'un pas aussi fier que si,
au lieu de bois, il eut porte des reliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main, appuyee sur le sol, et les
laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en dechira l'enveloppe et en brisa le
sceau avec la plus imperturbable tranquillite, et comme s'il se fut agi
d'une simple lettre de procureur.

Puis il reprit l'enveloppe qu'il roula entre ses deux mains, le sceau
qu'il broya entre deux pierres, et envoya le tout rejoindre le sachet.

-- Maintenant, dit Chicot, voyons le style.

Et il deploya la lettre et lut:

    " Notre tres cher frere, cet amour profond que vous portait notre tres
    cher frere et roi defunt, Charles IX, habite encore sous les voutes du
    Louvre et me tient au coeur opiniatrement. "

Chicot salua.

    " Aussi me repugne-t-il d'avoir a vous entretenir d'objets tristes et
    facheux; mais vous etes fort dans la fortune contraire; aussi je
    n'hesite plus a vous communiquer de ces choses qu'on ne dit qu'a des
    amis vaillants et eprouves. "

Chicot interrompit et salua de nouveau.

    " D'ailleurs, continua-t-il, j'ai un interet royal a vous persuader
    cet interet: c'est l'honneur de mon nom et du votre, mon frere.

    Nous nous ressemblons en ce point, que nous sommes tous deux entoures
    d'ennemis. Chicot vous l'expliquera. "

-- _Chicotus explicabit!_ dit Chicot, ou plutot _evolvet_, ce qui est
infiniment plus elegant.

    " Votre serviteur, M. le vicomte de Turenne, fournit des sujets
    quotidiens de scandale a votre cour. A Dieu ne plaise que je regarde
    en vos affaires, sinon pour votre bien et honneur! mais votre femme,
    qu'a mon grand regret je nomme ma soeur, devrait avoir ce souci pour
    vous en mon lieu et place... ce qu'elle ne fait. "

-- Oh! oh! dit Chicot continuant ses traductions latines: _Quaeque omittit
facere_. C'est dur.

    " Je vous engage donc a veiller, mon frere, a ce que les intelligences
    de Margot avec le vicomte de Turenne, etrangement lie avec nos amis
    communs, n'apportent honte et dommage a la maison de Bourbon. Faites
    un bon exemple aussitot que vous serez sur du fait, et assurez-vous du
    fait aussitot que vous aurez oui Chicot expliquant ma lettre. "

-- _Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem._

Poursuivons, dit Chicot.

    " Il serait facheux que le moindre soupcon planat sur la legitimite de
    votre heritage, mon frere, point precieux auquel Dieu m'interdit de
    songer; car, helas! moi, je suis condamne d'avance a ne pas revivre
    dans ma posterite.

    Les deux complices que, comme frere et comme roi, je vous denonce,
    s'assemblent la plupart du temps en un petit chateau qu'on appelle
    Loignac. Ils choisissent le pretexte d'une chasse; ce chateau est en
    outre un foyer d'intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont
    point etrangers; car vous savez, a n'en pas douter, mon cher Henri, de
    quel etrange amour ma soeur a poursuivi Henri de Guise et mon propre
    frere, M. d'Anjou, du temps que je portais ce nom moi-meme, et qu'il
    s'appelait, lui, duc d'Alencon. "

-- _Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et
germanum meum_, etc.

    " Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout pret d'ailleurs a
    vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de
    Chicot, que je vous envoie. "

-- _Age, auctore Chicoto._ Bon! me voila conseiller du royaume de Navarre.

    " Votre affectionne, etc., etc. "

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tete entre ses deux mains.

-- Oh! fit-il, voila, ce me semble, une assez mauvaise commission, et qui
me prouve qu'en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans
un pire.

En verite, j'aime mieux Mayenne.

Et cependant, a part son diable de sachet broche que je ne lui pardonne
pas, la lettre est d'un habile homme. En effet, en supposant Henriot petri
de la pate qui sert d'ordinaire a faire les maris, cette lettre le
brouille du meme coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et meme avec
l'Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informe, au
Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, a Pau, il faut qu'il ait
quelque espion la-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D'un autre cote, cette lettre va m'attirer force desagrements si je
rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Bearnais ou un Flamand, assez
curieux pour chercher a savoir ce que l'on m'envoie faire en Bearn.

Or, je serais bien imprevoyant si je ne m'attendais point a la rencontre
de quelqu'un de ces curieux-la.

Mons Borromee surtout, ou je me trompe fort, doit me reserver quelque
chose.

Deuxieme point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchee, lorsqu'il a demande une mission pres
du roi Henri?

La tranquillite etait son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.

Ce n'est point l'affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant
entre eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui
l'empecheront d'atteindre l'age heureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu'on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut reciprocite en toute chose; c'est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d'esprit, et Chicot prendra ses precautions. En
consequence, il n'aura sur lui que de l'argent, afin que si l'on tue
Chicot, on ne fasse tort qu'a lui.

Chicot va donc mettre la derniere main a ce qu'il a commence, c'est-a-dire
qu'il va traduire d'un bout a l'autre cette belle epitre en latin, et se
l'incruster dans la memoire ou deja elle est gravee aux deux tiers; puis
il achetera un cheval, parce que reellement, de Juvisy a Pau, il faut
mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot dechirera la lettre de son ami Henri de
Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout que
ces petits morceaux s'en aillent, reduits a l'etat d'atomes, les uns dans
l'Orge, les autres dans l'air, et que le reste enfin soit confie a la
terre, notre mere commune, dans le sein de laquelle tout retourne, meme
les sottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu'il commence...

Et Chicot s'interrompit pour executer son projet de division. Le tiers de
la lettre s'en alla donc par eau, l'autre tiers par l'air, et le troisieme
tiers disparut dans un trou creuse a cet effet avec un instrument qui
n'etait ni une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer
l'un et l'autre, et que Chicot portait a sa ceinture.

Lorsqu'il eut fini cette operation il continua:

-- Chicot se remettra en route avec les precautions les plus minutieuses,
et il dinera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnete estomac qu'il
est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du theme latin que nous
avons decide de faire; je crois que nous allons composer un assez joli
morceau.

Tout a coup Chicot s'arreta; il venait de s'apercevoir qu'il ne pouvait
traduire en latin le mot Louvre; cela le contrariait fort.

Il etait egalement force de macaroniser le mot Margot en Margota, comme il
avait deja fait de Chicot en Chicotus, attendu que, pour bien dire, il eut
fallu traduire Chicot par Chicot, et Margot par Margot, ce qui n'etait
plus latin, mais grec.

Quant a Margarita, il n'y pensait point; la traduction, a son avis, n'eut
point ete exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme et la tournure ciceronienne,
conduisit Chicot jusqu'a Corbeil, ville agreable, ou le hardi messager
regarda un peu les merveilles de Saint-Spire et beaucoup celles d'un
rotisseur-traiteur-aubergiste qui parfumait de ses vapeurs appetissantes
les alentours de la cathedrale.

Nous ne decrirons point le festin qu'il fit; nous n'essaierons point de
peindre le cheval qu'il acheta dans l'ecurie de l'hotelier; ce serait nous
imposer une tache trop rigoureuse; disons seulement que le repas fut assez
long et le cheval assez defectueux pour nous fournir, si notre conscience
etait moins grande, la matiere de pres d'un volume.




XXXV

LES QUATRE VENTS


Chicot, avec son petit cheval qui devait etre un bien fort cheval pour
porter un si grand personnage; Chicot, apres avoir couche a Fontainebleau,
fit le lendemain un coude a droite, jusqu'a un petit village nomme
Orgeval. Il eut bien voulu faire ce jour-la quelques lieues encore, car il
paraissait desireux de s'eloigner de Paris; mais sa monture commencait de
butter si frequemment et si bas, qu'il jugea qu'il etait urgent de
s'arreter.

D'ailleurs ses yeux, d'ordinaire si exerces, n'avaient reussi a rien
apercevoir tout le long de la route.

Hommes, chariots et barrieres lui avaient paru parfaitement inoffensifs.

Mais Chicot, en surete, pour l'apparence du moins, ne vivait pas pour cela
en securite; personne, en effet, nos lecteurs doivent le savoir, ne
croyait moins et ne se fiait moins aux apparences que Chicot.

Avant de se coucher et de faire coucher son cheval, il examina donc avec
grand soin toute la maison.

On montra a Chicot de superbes chambres avec trois ou quatre entrees;
mais, a l'avis de Chicot, non-seulement ces chambres avaient trop de
portes, mais encore ces portes ne fermaient pas assez bien.

L'hote venait de faire reparer un grand cabinet sans autre issue qu'une
porte sur l'escalier; cette porte etait armee de verrous formidables a
l'interieur.

Chicot se fit dresser un lit dans ce cabinet, qu'il prefera du premier
coup a ces magnifiques chambres sans fortifications, qu'on lui avait
montrees.

Il fit jouer les verrous dans leurs gaches, et satisfait de leur jeu
solide et facile a la fois, il soupa chez lui, defendit qu'on enlevat la
table, sous pretexte qu'il lui prenait parfois des faimvalles dans la
nuit, soupa, se deshabilla, placa ses habits sur une chaise et se coucha.

Mais avant de se coucher, pour plus grande precaution, il tira de ses
habits la bourse ou plutot le sac d'ecus, et le placa sous son chevet avec
sa bonne epee.

Puis il repassa trois fois la lettre dans son esprit.

La table lui faisait un second contrefort, et cependant ce double rempart
ne lui parut point suffisant; il se releva, prit une armoire entre ses
deux bras, et la placa en face de l'issue qu'elle boucha hermetiquement.

Il avait donc entre lui et toute agression possible, une porte, une
armoire, et une table.

L'hotellerie avait paru a Chicot a peu pres inhabitee. L'hote avait une
figure candide; il faisait ce jour-la un vent a decorner des boeufs, et
l'on entendait dans les arbres voisins ces craquements effroyables qui
deviennent, au dire de Lucrece, un bruit si doux et si hospitalier pour le
voyageur bien clos et bien couvert, etendu dans un bon lit.

Chicot, apres tous ses preparatifs de defense, se plongea delicieusement
dans le sien. Il faut le dire, ce lit etait moelleux et constitue de facon
a garantir un homme de toutes les inquietudes, vinssent-elles des hommes,
vinssent-elles des choses.

En effet, il s'abritait sous ses larges rideaux de serge verte, et une
courtine, epaisse comme un edredon, chatouillait d'une douce chaleur les
membres du voyageur endormi.

Chicot avait soupe comme Hippocrate ordonne de le faire, c'est-a-dire
modestement: il n'avait bu qu'une bouteille de vin; son estomac, dilate
comme il convient, envoyait a tout l'organisme cette sensation de bien-
etre que communique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe,
suppleant du coeur chez beaucoup de gens qu'on appelle des honnetes gens.

Chicot etait eclaire par une lampe qu'il avait posee sur le rebord de la
table qui avoisinait son lit; il lisait, avant de s'endormir et un peu
pour s'endormir, un livre tres curieux et fort nouveau qui venait de
paraitre, et qui etait l'oeuvre d'un certain maire de Bordeaux, que l'on
appelait Montagne ou Montaigne.

Ce livre avait ete imprime a Bordeaux meme en 1581; il contenait les deux
premieres parties d'un ouvrage assez connu depuis et intitule _les
Essais_. Ce livre etait assez amusant pour qu'un homme le lut et le relut
pendant le jour. Mais il avait en meme temps l'avantage d'etre assez
ennuyeux pour ne point empecher de dormir un homme qui a fait quinze
lieues a cheval et qui a bu sa bouteille de vin genereux a souper.

Chicot estimait fort ce livre, qu'il avait mis, en partant de Paris, dans
la poche de son pourpoint et dont il connaissait personnellement l'auteur.
Le cardinal du Perron l'avait surnomme le breviaire des honnetes gens; et
Chicot, capable en tout point d'apprecier le gout et l'esprit du cardinal,
Chicot, disons-nous, prenait volontiers les _Essais_ du maire de Bordeaux
pour breviaire.

Cependant il arriva qu'en lisant son huitieme chapitre, il s'endormit
profondement.

La lampe brulait toujours; la porte, renforcee de l'armoire et de la
table, etait toujours fermee; l'epee etait toujours au chevet avec les
ecus. Saint Michel Archange eut dormi comme Chicot, sans songer a Satan,
meme lorsqu'il eut su le lion rugissant de l'autre cote de cette porte et
a l'envers de ses verrous.

Nous avons dit qu'il faisait grand vent; les sifflements de ce serpent
gigantesque glissaient avec des melodies effrayantes sous la porte, et
secouaient les airs d'une facon bizarre; le vent est la plus parfaite
imitation ou plutot la plus complete raillerie de la voix humaine: tantot
il glapit comme un enfant qui pleure, tantot il imite, dans ses
grondements, la grosse colere d'un mari qui se querelle avec sa femme.

Chicot se connaissait en tempete; au bout d'une heure, tout ce fracas
etait devenu pour lui un element de tranquillite; il luttait contre toutes
les intemperies de la saison.

Contre le froid, avec sa courtine;

Contre le vent, avec ses ronflements.

Cependant, tout en dormant, il semblait a Chicot que la tempete
grossissait et surtout se rapprochait d'une facon insolite.

Tout a coup, une rafale d'une force invincible ebranle la porte, fait
sauter gaches et verrous, pousse l'armoire qui perd son equilibre et tombe
sur la lampe qu'elle eteint et sur la table qu'elle ecrase.

Chicot avait la faculte, tout en dormant bien, de s'eveiller vite et avec
toute sa presence d'esprit; cette presence d'esprit lui indiqua qu'il
valait mieux se laisser glisser dans la ruelle que de descendre en avant
du lit. En se laissant glisser dans la ruelle, ses deux mains alertes et
aguerries se porterent rapidement a gauche sur le sac d'ecus, a droite sur
la poignee de son epee.

Chicot ouvrit de grands yeux.

Nuit profonde.

Chicot alors ouvrit les oreilles, et il lui sembla que cette nuit etait
litteralement dechiree par le combat des quatre vents qui se disputaient
toute cette chambre, depuis l'armoire, qui continuait d'ecraser de plus en
plus la table, jusqu'aux chaises, qui roulaient et se choquaient tout en
se cramponnant aux autres meubles.

Il semble a Chicot, au milieu de tout ce fracas, que les quatre vents sont
entres chez lui en chair et en os, et qu'il a affaire a Eurus, a Notus, a
Aquilo et a Boreas en personne, avec leurs grosses joues et surtout leurs
gros pieds.

Resigne, parce qu'il comprend qu'il ne peut rien contre les dieux de
l'Olympe, Chicot s'accroupit dans l'angle de sa ruelle, semblable au fils
d'Oilee, apres une de ses grandes fureurs que raconte Homere.

 [Illustration: Et mes habits! s'ecria Chicot. -- PAGE 18.]

Seulement il tient la pointe de sa longue epee en arret et du cote du
vent, ou plutot des vents, afin que si les mythologiques personnages
s'approchent inconsiderement de lui, ils s'embrochent tout seuls, dut-il
resulter ce qui resulta de la blessure faite par Diomede a Venus.

Seulement, apres quelques minutes du plus abominable tintamarre qui ait
jamais dechire l'oreille humaine, Chicot profite d'un moment de repit que
lui donne la tempete pour dominer de sa voix les elements dechaines et les
meubles livres a des colloques trop bruyants pour etre tout a fait
naturels.

Chicot crie et vocifere: Au secours!

Enfin, Chicot fait tant de bruit a lui tout seul, que les elements se
calment, comme si Neptune en personne avait prononce le fameux _Quos ego_,
et qu'apres six ou huit minutes pendant lesquelles Eurus, Notus, Boreas,
Aquilo semblent battre en retraite, l'hote reparait avec une lanterne et
vient eclairer le drame.

La scene sur laquelle il venait de se jouer presentait un aspect
deplorable, et qui ressemblait fort a celui d'un champ de bataille. La
grande armoire, renversee sur la table broyee, demasquait la porte sans
gonds et qui, retenue seulement par un de ses verrous, oscillait comme une
voile de navire; les trois ou quatre chaises qui completaient
l'ameublement avaient le dos renverse et les pieds en l'air; enfin les
faiences qui garnissaient la table gisaient eclopees et etoilees sur les
dalles.

-- Mais c'est donc ici l'enfer! s'ecria Chicot en reconnaissant son hote a
la lueur de sa lanterne.

-- Oh! monsieur, s'ecria l'hote en apercevant l'affreux degat qui venait
d'etre consomme, oh! monsieur, qu'est-il donc arrive?

Et il leva les mains et par consequent sa lanterne au ciel.

Combien y a-t-il de demons loges chez vous, dites-moi, mon ami? hurla
Chicot.

-- Oh! Jesus! quel temps! repondit l'hote avec le meme geste pathetique.

-- Mais les verrous ne tiennent donc pas? continua Chicot; la maison est
donc de carton? J'aime mieux sortir d'ici: Je prefere la plaine.

Et Chicot se degagea de la ruelle du lit, et apparut, l'epee a la main,
dans l'espace demeure libre entre le pied du lit et la muraille.

-- Oh! mes pauvres meubles! soupira l'hote.

-- Et mes habits! s'ecria Chicot: ou sont-ils, mes habits qui etaient sur
cette chaise?

-- Vos habits, mon cher monsieur? fit l'hote avec naivete; mais s'ils y
etaient, ils doivent y etre encore.

-- Comment! s'ils y etaient! mais supposez-vous, par hasard, dit Chicot,
que je sois venu hier dans le costume ou vous me voyez?

Et Chicot essaya, mais en vain, de se draper dans sa legere tunique.

-- Mon Dieu! monsieur, repondit l'hote assez embarrasse de repondre a un
pareil argument, je sais bien que vous etiez vetu.

-- C'est heureux que vous en conveniez.

-- Mais...

-- Mais quoi?

-- Le vent a tout ouvert, tout disperse.

-- Ah! c'est une raison.

-- Vous voyez bien, fit vivement l'hote.

-- Cependant, reprit Chicot, suivez mon calcul, cher ami. Quand le vent
entre quelque part, et il faut qu'il soit entre ici, n'est-ce pas, pour y
faire le desordre que j'y vois?

-- Sans aucun doute.

-- Eh bien! quand le vent entre quelque part, c'est en venant du dehors?

-- Oui, certes, monsieur.

-- Vous ne le contestez pas?

-- Non, ce serait folie.

-- Eh bien! le vent devait donc, en entrant ici, amener les habits des
autres dans ma chambre, au lieu d'emporter les miens je ne sais ou.

-- Ah! dame! oui, ce me semble. Cependant, la preuve du contraire existe
ou semble exister.

-- Compere, dit Chicot, qui venait d'explorer le plancher avec son oeil
investigateur, compere, quel chemin le vent a-t-il pris pour venir me
trouver ici?

-- Plait-il, monsieur?

-- Je vous demande d'ou vient le vent?

-- Du nord, monsieur, du nord.

-- Eh bien! il a marche dans la boue, car voici ses souliers imprimes sur
le carreau.

Et Chicot montrait, en effet, sur la dalle les traces toutes recentes
d'une chaussure boueuse. L'hote palit.

-- Maintenant, mon cher, dit Chicot, si j'ai un conseil a vous donner,
c'est de surveiller ces sortes de vents qui entrent dans les auberges,
penetrent dans les chambres en enfoncant les portes, et se retirent en
volant les habits des voyageurs.

L'hote recula de deux pas, afin de se degager de tous ces meubles
renverses, et de se retrouver a l'entree du corridor.

Puis, lorsqu'il sentit sa retraite assuree:

-- Pourquoi m'appeler voleur? dit-il.

-- Tiens! qu'avez-vous donc fait de votre figure de bonhomme? demanda
Chicot: je vous trouve tout change.

-- Je change, parce que vous m'insultez.

-- Moi!

-- Sans doute, vous m'appelez voleur, repliqua l'hote sur un ton encore
plus eleve, et ressemblant fort a de la menace.

-- Mais je vous appelle voleur parce que vous etes responsable de mes
effets, il me semble, et que mes effets ont ete voles; vous ne le nierez
pas?

Et ce fut Chicot qui, a son tour, comme un maitre d'armes qui tate son
adversaire, fit un geste de menace.

-- Hola! cria l'hote, hola! venez a moi, vous autres!

A cet appel, quatre hommes armes de batons, parurent dans l'escalier.

-- Ah! voici Eurus, Notus, Aquilo et Boreas, dit Chicot, ventre de biche!
puisque l'occasion s'en presente, je veux priver la terre du vent du Nord;
c'est un service a rendre a l'humanite; il y aura printemps eternel.

Et il detacha un si rude coup de sa longue epee dans la direction de
l'assaillant le plus proche, que si celui-ci, avec la legerete d'un
veritable fils d'Eole, n'eut point fait un bond en arriere, il etait perce
d'outre en outre.

Malheureusement comme, tout en faisant ce bond, il regardait Chicot, et
par consequent, ne pouvait voir derriere lui, il tomba sur le rebord de la
derniere marche de l'escalier, le long duquel, ne pouvant garder son
centre de gravite, il degringola a grand bruit.

Cette retraite fut un signal pour les trois autres qui disparurent par
l'orifice ouvert devant eux ou plutot derriere eux, avec la rapidite de
fantomes qui s'abiment dans une trappe.

Cependant, le dernier qui disparut avait eu le temps, tandis que ses
compagnons operaient leur descente, de dire quelques mots a l'oreille de
l'hote.

-- C'est bien, c'est bien! grommela celui-ci, on les retrouvera, vos
habits.

-- Eh bien, voila tout ce que je demande.

-- Et l'on va vous les apporter.

-- A la bonne heure: ne pas aller nu, c'est un souhait raisonnable, ce me
semble.

On apporta en effet les habits, mais visiblement deteriores.

-- Oh! oh! fit Chicot, il y a bien des clous dans votre escalier. Diables
de vents, va! mais enfin, reparation d'honneur. Comment pouvais-je vous
soupconner? vous avez une si honnete figure.

L'hote sourit avec amenite.

-- Et maintenant, dit-il, vous allez vous rendormir, je presume?

-- Non, merci, non, j'ai dormi assez.

-- Qu'allez-vous donc faire?

-- Vous allez me preter votre lanterne, s'il vous plait, et je continuerai
ma lecture, repliqua Chicot, avec le meme agrement.

L'hote ne dit rien; il tendit seulement sa lanterne a Chicot et se retira.

Chicot redressa son armoire contre la porte, et se rengaina dans son lit.

La nuit fut calme; le vent s'etait eteint, comme si l'epee de Chicot avait
penetre dans l'outre qui l'entretenait.

Au point du jour, l'ambassadeur demanda son cheval, paya sa depense et
partit en disant:

-- Nous verrons ce soir.




XXVI

COMMENT CHICOT CONTINUA SON VOYAGE ET CE QUI LUI ARRIVA


Chicot passa toute sa matinee a s'applaudir d'avoir eu le sang-froid et la
patience que nous avons dits pendant cette nuit d'epreuves.

-- Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deux fois un vieux loup au meme
piege; il est donc a peu pres certain qu'on va inventer aujourd'hui une
diablerie nouvelle a mon endroit: tenons-nous donc sur nos gardes.

Le resultat de ce raisonnement, plein de prudence, fut que Chicot fit
pendant toute la journee une marche que Xenophon n'eut pas trouvee indigne
d'immortaliser dans sa retraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toute muraille lui servaient de
point d'observation ou de fortification naturelle.

Il avait meme conclu, chemin faisant, des alliances, sinon offensives, du
moins defensives.

En effet, quatre gros marchands epiciers de Paris, qui s'en allaient
commander a Orleans leurs confitures de cotignac, et a Limoges leurs
fruits secs, daignerent agreer la societe de Chicot, lequel s'annonca pour
un chaussetier de Bordeaux, retournant chez lui apres ses affaires faites.
Or, comme Chicot, Gascon d'origine, n'avait perdu son accent que lorsque
l'absence de cet accent lui etait particulierement necessaire, il
n'inspira aucune defiance a ses compagnons de voyage.

Cette armee se composait donc de cinq maitres et de quatre commis
epiciers: elle n'etait pas plus meprisable quant a l'esprit que quant au
nombre, attendu les habitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue
dans les moeurs de l'epicerie parisienne.

Nous n'affirmerons pas que Chicot professait un grand respect pour la
bravoure de ses compagnons; mais, alors certainement, le proverbe dit vrai
qui assure que trois poltrons ensemble ont moins peur qu'un brave tout
seul.

Chicot n'eut plus peur du tout, du moment ou il se trouva avec quatre
poltrons; il dedaigna meme de se retourner des lors, comme il faisait
auparavant, pour voir ceux qui pouvaient le suivre.

Il resulta de la qu'on atteignit sans encombre, en politiquant beaucoup,
et en faisant force bravades, la ville designee pour le souper et le
coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sa chambre.

Chicot n'avait epargne, pendant ce festin, ni sa verve railleuse qui
divertissait ses compagnons, ni les coups de muscat et de bourgogne qui
entretenaient sa verve: on avait fait bon marche entre commercants, c'est-
a-dire entre gens libres, de Sa Majeste le roi de France et de toutes les
autres majestes, fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou
d'autres lieux.

Or, Chicot s'alla coucher apres avoir donne, pour le lendemain, rendez-
vous a ses quatre epiciers, qui l'avaient pour ainsi dire triomphalement
conduit a sa chambre.

[Illustration: Il monta sans hesiter sur le rebord de la fenetre. -- PAGE
23.]

Maitre Chicot se trouvait donc garde comme un prince, dans son corridor,
par les quatre voyageurs dont les quatre cellules precedaient la sienne,
sise au bout du couloir, et par consequent inexpugnable, grace aux
alliances intermediaires.

En effet, comme a cette epoque les routes etaient peu sures, meme pour
ceux qui n'etaient charges que de leurs propres affaires, chacun s'etait
assure de l'appui du voisin, en cas de malencontre. Chicot, qui n'avait
pas raconte ses mesaventures de la nuit precedente, avait pousse, on le
comprend, a la redaction de cet article du traite qui avait au reste ete
adopte a l'unanimite.

Chicot pouvait donc, sans manquer a sa prudence accoutumee, se coucher et
s'endormir. Il pouvait d'autant mieux le faire qu'il avait, par renfort de
prudence, visite minutieusement la chambre, pousse les verrous de sa porte
et ferme les volets de sa fenetre, la seule qu'il y eut dans
l'appartement; il va sans dire qu'il avait sonde la muraille du poing, et
que partout la muraille avait rendu un son satisfaisant. Mais il arriva,
pendant son premier sommeil, un evenement que le sphinx lui-meme, ce devin
par excellence, n'aurait jamais pu prevoir: c'est que le diable etait en
train de se meler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin
que tous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappe timidement a la porte des
commis epiciers loges tous quatre ensemble, dans une sorte de galetas, au-
dessus du corridor des marchands, leurs patrons. L'un d'eux ouvrit d'assez
mauvaise humeur, et se trouva nez a nez avec l'hote.

-- Messieurs, leur dit ce dernier, je vois avec bien de la joie que vous
vous etes couches tout habilles; je veux vous rendre un grand service. Vos
maitres se sont fort echauffes a table en parlant politique. 11 parait
qu'un echevin de la ville les a entendus et a rapporte leurs propos au
maire; or, notre ville se pique d'etre fidele; le maire vient d'envoyer le
guet qui a saisi vos patrons et les a conduits a l'Hotel-de-Ville pour
s'expliquer. La prison est bien pres de l'Hotel-de-Ville, mes garcons,
gagnez au pied; vos mules vous attendent, vos patrons vous rejoindront
toujours bien.

Les quatre commis bondirent comme des chevreaux, se faufilerent dans
l'escalier, sauterent tout tremblants sur leurs mules et reprirent le
chemin de Paris, apres avoir charge l'hote d'avertir leurs maitres de leur
depart et de la direction adoptee, s'il arrivait que leurs maitres
revinssent a l'hotellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaitre les quatre garcons au coin de la rue,
l'hote s'en alla heurter, avec la meme precaution, a la premiere porte du
corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand lui cria d'une voix de Stentor:

-- Qui va la?

-- Silence, malheureux! repondit l'hote: venez aupres de la porte, et
marchez sur la pointe des pieds.

Le marchand obeit; mais comme c'etait un homme prudent, tout en collant
son oreille a la porte, il n'ouvrit pas et demanda:

-- Qui etes-vous?

-- Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre hote?

-- C'est vrai; eh! mon Dieu, qu'y a-t-il?

-- Il y a que vous avez a table un peu librement parle du roi, et que le
maire en a ete informe par quelque espion, en sorte que le guet est venu.
Heureusement que j'ai eu l'idee d'indiquer la chambre de vos commis, de
sorte qu'il est occupe a arreter la-haut vos commis au lieu de vous
arreter vous-memes ici.

-- Oh! oh! que m'apprenez-vous? fit le marchand.

-- La simple et pure verite! Hatez-vous de vous sauver, tandis que
l'escalier est encore libre....

-- Mais, mes compagnons?

-- Oh! vous n'aurez pas le temps de les prevenir.

-- Pauvres gens!

-- Et le marchand s'habilla en toute hate.

Pendant ce temps l'hote, comme frappe d'une inspiration subite, cogna du
doigt la cloison qui separait le premier marchand du second.

Le second, reveille par les memes paroles et la meme fable, ouvrit
doucement sa porte; le troisieme, reveille comme le second, appela le
quatrieme; et tous quatre alors, legers comme une volee d'hirondelles,
disparurent en levant les bras au ciel et en marchant sur la pointe des
orteils.

-- Ce pauvre chaussetier, disaient-ils, c'est sur lui que tout va tomber;
il est vrai que c'est lui qui en a dit le plus. Ma foi, gare a lui, car
l'hote n'a pas eu le temps de le prevenir comme nous!

En effet, maitre Chicot, comme on le comprend, n'avait ete prevenu de
rien.

Au moment meme ou les marchands s'enfuyaient en le recommandant a Dieu, il
dormait du plus profond sommeil.

L'hote s'en assura en ecoutant a la porte; puis il descendit dans la salle
basse dont la porte soigneusement fermee s'ouvrit a son signal.

Il ota son bonnet et entra.

La salle etait occupee par six hommes armes dont l'un paraissait avoir le
droit de commander aux autres.

-- Eh bien? dit ce dernier.

-- Eh bien, monsieur l'officier, j'ai obei en tout point.

-- Votre auberge est deserte?

-- Absolument.

-- La personne que nous vous avons designee n'a pas ete prevenue ni
reveillee?

-- Ni prevenue, ni reveillee.

-- Monsieur l'hotelier, vous savez au nom de qui nous agissons; vous savez
quelle cause nous servons, car vous etes vous-meme defenseur de cette
cause?

-- Oui, certes, monsieur l'officier; aussi voyez-vous que j'ai sacrifie,
pour obeir a mon serment, l'argent que mes hotes eussent depense chez moi;
mais il est dit dans ce serment: Je sacrifierai mes biens a la defense de
la sainte religion catholique.

-- Et ma vie!... vous oubliez ce mot, dit l'officier d'une voix altiere.

-- Mon Dieu! s'ecria l'hote en joignant les mains, est-ce qu'on me demande
ma vie? j'ai femme et enfants!

-- On ne vous la demandera que si vous n'obeissez point aveuglement a ce
qui vous sera recommande.

-- Oh! j'obeirai, soyez tranquille.

-- En ce cas, allez vous coucher; fermez les portes, et, quoi que vous
entendiez ou voyiez, ne sortez pas, dut votre maison bruler et s'ecrouler
sur votre tete. Vous voyez que votre role n'est pas difficile.

-- Helas! helas! je suis ruine, murmura l'hote.

-- On m'a charge de vous indemniser, dit l'officier; prenez ces trente
ecus que voici.

-- Ma maison estimee trente ecus! fit piteusement l'aubergiste.

-- Eh! vive Dieu! l'on ne vous cassera pas seulement une vitre, pleureur
que vous etes... Fi! les vilains champions de la sainte Ligue que nous
avons la!

L'hote partit et s'enferma comme un parlementaire prevenu du sac de la
ville.

Alors l'officier commanda aux deux hommes les mieux armes de se placer
sous la fenetre de Chicot.

Lui-meme, avec les trois autres, monta au logis de ce pauvre chaussetier,
comme l'appelaient ses compagnons de voyage, deja loin de la ville.

-- Vous savez l'ordre? dit l'officier. S'il ouvre, s'il se laisse
fouiller, si nous trouvons sur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera
pas le moindre mal; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague,
entendez-vous bien? pas de pistolet, pas d'arquebuse. D'ailleurs, c'est
inutile, etant quatre contre un.

On etait arrive a la porte.

L'officier heurta.

-- Qui va la? dit Chicot, reveille en sursaut.

-- Pardieu! dit l'officier, soyons ruse.

Vos amis les epiciers, lesquels ont quelque chose d'important a vous
communiquer, dit-il.

-- Oh! oh! fit Chicot, le vin d'hier vous a bien grossi la voix, mes
epiciers.

-- L'officier adoucit sa voix, et dans le diapason le plus insinuant:

-- Mais ouvrez donc, cher compagnon et confrere.

-- Ventre de biche! comme votre epicerie sent la ferraille! dit Chicot

-- Ah! tu ne veux pas ouvrir! cria l'officier impatiente; alors sus!
enfoncez la porte!

Chicot courut a la fenetre, la tira a lui, et vit en bas les deux epees
nues.

-- Je suis pris! s'ecria-t-il.

-- Ah! ah! compere, dit l'officier, qui avait entendu le bruit de la
fenetre qui s'ouvrait, tu crains le saut perilleux: tu as raison. Allons,
ouvre-nous, ouvre!

-- Ma foi, non, dit Chicot; la porte est solide, et il me viendra du
renfort quand vous ferez du bruit.

L'officier eclata de rire et ordonna aux soldats de desceller les gonds.

Chicot se mit a hurler pour appeler les marchands.

-- Imbecile! dit l'officier, crois-tu que nous t'avons laisse du secours!
Detrompe-toi, tu es bien seul, et par consequent bien perdu! Allons, fais
contre mauvaise fortune bon coeur... Marchez, vous autres!

Et Chicot entendit frapper trois crosses de mousquet contre la porte avec
la force et la regularite de trois beliers.

-- Il y a la, dit-il, trois mousquets et un officier; en bas, deux epees
seulement: quinze pieds a sauter, c'est une misere. J'aime mieux les epees
que les mousquets.

Et nouant son sac a sa ceinture, il monta sans hesiter sur le rebord de la
fenetre, tenant son epee a la main.

Les deux hommes demeures en bas tenaient leur lame en l'air.

Mais Chicot avait devine juste. Jamais un homme, fut-il Goliath,
n'attendra la chute d'un homme, fut-il un pygmee, lorsque cet homme peut
le tuer en se tuant.

Les soldats changerent de tactique et se reculerent, decides a frapper
Chicot lorsqu'il serait tombe.

[Illustration: Qui etes-vous, monsieur? demanda Mayenne. -- PAGE 29.]

C'est la que le Gascon les attendait. Il sauta, en homme habile, sur les
pointes et resta accroupi. Au meme instant, un des hommes lui detacha un
coup de pointe voire qui eut perce une muraille.

Mais Chicot ne se donna meme pas la peine de parer. Il recut le coup en
plein thorax; mais, grace a la cotte de mailles de Gorenflot, la lame de
son ennemi se brisa comme verre.

-- Il est cuirasse! dit le soldat.

-- Pardieu! repliqua Chicot, qui d'un revers lui avait deja fendu la tete.

L'autre se mit a crier, ne songeant plus qu'a parer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n'etait pas meme de la force de Jacques Clement. Chicot
l'etendit, a la seconde passe, a cote de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncee, l'officier ne vit plus, en regardant par
la fenetre, que ses deux sentinelles baignant dans leur sang.

A cinquante pas des moribonds, Chicot s'enfuyait assez tranquillement.

-- C'est un demon! cria l'officier, il est a l'epreuve du fer.

-- Oui, mais pas du plomb, fit un soldat en le couchant en joue.

-- Malheureux! s'ecria l'officier en relevant le mousquet, du bruit! tu
reveillerais toute la ville: nous le trouverons demain.

-- Ah! voila, dit philosophiquement un des soldats; c'est quatre hommes
qu'il eut fallu mettre en bas, et deux en haut seulement.

-- Vous etes un sot! repondit l'officier.

-- Nous verrons ce que M. le duc lui dira qu'il est, a lui! grommela ce
soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet a terre.




XXXVII

TROISIEME JOURNEE DE VOYAGE


Chicot ne s'enfuyait avec cette mollesse que parce qu'il etait a Etampes,
c'est-a-dire dans une ville, au milieu d'une population, sous la
sauvegarde d'une certaine quantite de magistrats qui, a sa premiere
requisition, eussent donne cours a la justice et eussent arrete M. de
Guise lui-meme.

Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position. Aussi
l'officier, on l'a vu, au risque de laisser fuir Chicot, defendit a ses
soldats l'usage des armes bruyantes.

Ce fut par la meme raison qu'il s'abstint de poursuivre Chicot qui eut, au
premier pas qu'on eut fait sur ses traces, pousse des cris a reveiller
toute la ville.

La petite troupe, reduite d'un tiers, s'enveloppa dans l'ombre,
abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant
leurs epees aupres d'eux pour qu'on supposat qu'ils s'etaient entretues.

Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs
commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux a qui il avait eu affaire, voyant
leur coup manque, n'avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu'il
etait de bonne guerre a lui d'y rester.

Il y eut plus: apres avoir fait un detour et de l'angle d'une rue voisine
avoir entendu s'eloigner le pas des chevaux, il eut l'audace de revenir a
l'hotellerie.

Il y trouva l'hote qui n'avait pas encore repris son sang-froid et qui le
laissa seller son cheval dans l'ecurie, en le regardant avec le meme
ebahissement qu'il eut fait pour un fantome.

Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa
depense, que de son cote l'hote se garda bien de reclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d'une autre hotellerie,
au milieu de tous les buveurs, lesquels etaient bien loin de se douter que
ce grand inconnu, au visage souriant et a l'air gracieux, tout en manquant
d'etre tue, venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, en proie a des inquietudes qui
grandissaient d'instants en instants. Deux tentatives avaient echoue
heureusement; une troisieme pouvait lui etre funeste.

A ce moment il eut compose avec tous les Guisards, quitte a leur conter
les bourdes qu'il savait si bien inventer.

Un bouquet de bois lui donnait des apprehensions difficiles a decrire; un
fosse lui faisait courir des frissons par tout le corps; une muraille un
peu haute etait sur le point de le faire retourner en arriere.

De temps en temps il se promettait, une fois a Orleans, d'envoyer au roi
un courrier pour demander de ville en ville une escorte.

Mais comme jusqu'a Orleans la route fut deserte et parfaitement sure,
Chicot pensa qu'il aurait inutilement l'air d'un poltron, que le roi
perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu'une escorte serait bien
genante; d'ailleurs cent fosses, cinquante haies, vingt murs, dix taillis
avaient deja ete passes sans que le moindre objet suspect se fut montre
sous les branches ou sur les pierres.

Mais, apres Orleans, Chicot sentit ses terreurs redoubler; quatre heures
approchaient, c'est-a-dire le soir. La route etait fourree comme un bois,
elle montait comme une echelle; le voyageur, se detachant sur le chemin
grisatre, apparaissait pareil au More d'une cible, a quiconque se fut
senti le desir de lui envoyer une balle d'arquebuse.

Tout a coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au
roulement que font sur la terre seche les chevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la cote dont il avait atteint la moitie, il
vit des cavaliers montant a toute bride.

Il les compta; ils etaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l'epaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon un long eclat d'un rouge de
sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot.
Chicot d'ailleurs ne se souciait pas d'engager une lutte de rapidite dont
le resultat eut ete de diminuer ses ressources en cas d'attaque.

Il fit seulement marcher son cheval en zig-zags, pour enlever aux
arquebusiers la fixite du point de mire.

Ce n'etait point sans une profonde intelligence de l'arquebuse en general,
et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manoeuvre;
car au moment ou les cavaliers se trouvaient a cinquante pas de lui, il
fut salue par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle
tiraient les cavaliers, passerent droit au-dessus de sa tete.

Chicot s'attendait, comme on l'a vu, a ces quatre coups d'arquebuse; aussi
avait-il fait son plan d'avance. En entendant siffler les balles, il
abandonna les renes et se laissa glisser a bas de son cheval. Il avait eu
la precaution de tirer son epee du fourreau, et tenait a la main gauche
une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle facon que ses jambes fussent
des ressorts plies, mais prets a se detendre; en meme temps, grace a la
position menagee dans la chute, sa tete se trouvait garantie par le
poitrail de son cheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber
Chicot, crut Chicot mort.

-- Je vous le disais bien, imbecile, dit en accourant au galop un homme
masque; vous avez tout manque, parce qu'on n'a pas suivi mes ordres a la
lettre. Cette fois le voici a bas: mort ou vif, qu'on le fouille, et s'il
bouge qu'on l'acheve.

-- Oui, monsieur, repliqua respectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied a terre, a l'exception d'un soldat qui reunit toutes
les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n'etait pas precisement un homme pieux; mais, dans un pareil
moment, il songea qu'il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et
qu'avant cinq minutes peut-etre le pecheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente priere qui fut certainement
entendue la-haut.

Deux hommes s'approcherent de Chicot; tous deux avaient l'epee a la main.

On voyait bien que Chicot n'etait pas mort, a la facon dont il gemissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s'appretait en rien a se defendre, le plus
zele des deux eut l'imprudence de s'approcher a portee de la main gauche;
aussitot la dague poussee comme par un ressort, entra dans sa gorge ou la
coquille s'imprima comme sur de la cire molle. En meme temps la moitie de
l'epee que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du
second cavalier qui voulait fuir.

-- Tudieu! cria le chef, il y a trahison: chargez les arquebuses; le drole
est bien vivant encore.

-- Certes oui, je suis encore vivant, dit Chicot dont les yeux lancerent
des eclairs; et, prompt comme la pensee, il se jeta sur le cavalier chef,
lui portant la pointe au masque.

Mais deja deux soldats le tenaient enveloppe: il se retourna, ouvrit une
cuisse d'un large coup d'epee et fut degage.

-- Enfants! enfants! cria le chef, les arquebuses, mordieu!

-- Avant que les arquebuses soient pretes, dit Chicot, je t'aurai ouvert
les entrailles, brigand, et j'aurai coupe les cordons de ton masque, afin
que je sache qui tu es.

-- Tenez ferme, monsieur, tenez ferme et je vous garderai, dit une voix
qui fit a Chicot l'effet de descendre du ciel.

C'etait la voix d'un beau jeune homme, monte sur un bon cheval noir. Il
avait deux pistolets a la main, et criait a Chicot:

-- Baissez-vous, baissez-vous morbleu! mais baissez-vous donc.

Chicot obeit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en
laissant echapper son epee.

Cependant les chevaux se battaient; les trois cavaliers survivants
voulaient reprendre les etriers, et n'y parvenaient pas; le jeune homme
tira, au milieu de cette melee, un second coup de pistolet qui abattit
encore un homme.

-- Deux a deux, dit Chicot; genereux sauveur, prenez le votre, voici le
mien.

Et il fondit sur le cavalier masque, qui, fremissant de rage ou de peur,
lui tint tete cependant comme un homme exerce au maniement des armes.

De son cote le jeune homme avait saisi a bras le corps son ennemi, l'avait
terrasse sans meme mettre l'epee a la main, et le garrottait avec son
ceinturon, comme une brebis a l'abattoir.

Chicot, en se voyant en face d'un seul adversaire, reprenait son sang-
froid et par consequent sa superiorite.

Il poussa rudement son ennemi, qui etait doue d'une corpulence assez
ample, l'accula au fosse de la route, et, sur une feinte de seconde, lui
porta un coup de pointe au milieu des cotes.

L'homme tomba.

Chicot mit le pied sur l'epee du vaincu pour qu'il ne put la ressaisir, et
de son poignard coupant les cordons du masque:

-- Monsieur de Mayenne!... dit-il; ventre de biche! je m'en doutais.

Le duc ne repondit pas; il etait evanoui, moitie de la perte de son sang,
moitie du poids de la chute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu'il avait a faire
quelque acte de haute gravite; puis, apres la reflexion d'une demi-minute,
il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s'approcha du duc pour lui
trancher purement et simplement la tete.

Mais alors il sentit un bras de fer qui etreignait le sien, et entendit
une voix qui lui disait:

-- Tout beau, monsieur! on ne tue pas un ennemi a terre.

-- Jeune homme, repondit Chicot, vous m'avez sauve la vie, c'est vrai: je
vous en remercie de tout mon coeur; mais acceptez une petite lecon fort
utile en ces temps de degradation morale ou nous vivons. Quand un homme a
subi en trois jours trois attaques, lorsqu'il a couru trois fois risque de
la vie, lorsqu'il est tout chaud encore du sang d'ennemis qui lui ont tire
de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d'arquebuse,
comme ils eussent fait a un loup enrage, alors, jeune homme, ce vaillant,
permettez moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son operation.

Mais cette fois encore le jeune homme l'arreta.

-- Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai la du moins.
On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la
blessure que vous avez deja faite.

-- Bah! dit Chicot avec surprise, vous connaissez ce miserable?

-- Ce miserable est M. le duc de Mayenne, prince egal en grandeur a bien
des rois.

-- Raison de plus, dit Chicot d'une voix sombre... Mais vous, qui etes-
vous?

-- Je suis celui qui vous a sauve la vie, monsieur, repondit froidement le
jeune homme.

-- Et qui, vers Charenton, m'a, si je ne me trompe, remis une lettre du
roi, voici tantot trois jours.

-- Precisement.

-- Alors vous etes au service du roi, monsieur?

-- J'ai cet honneur, repondit le jeune homme en s'inclinant.

-- Et, etant au service du roi, vous menagez M. de Mayenne: mordieu!
monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n'est pas d'un bon serviteur.

-- Je crois, au contraire, que c'est moi qui suis le bon serviteur du roi
en ce moment.

-- Peut-etre, fit tristement Chicot, peut-etre; mais ce n'est pas le
moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on?

-- Ernauton de Carmainges, monsieur.

-- Eh bien! monsieur Ernauton, qu'allons-nous faire de cette charogne
egale en grandeur a tous les rois de la terre? car, moi, je tire au large,
je vous en avertis.

-- Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.

-- Et le compagnon qui ecoute la-bas, qu'en faites-vous?

-- Le pauvre diable n'entend rien; je l'ai serre trop fort, a ce que je
pense, et il s'est evanoui.

-- Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauve ma vie aujourd'hui,
mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.

-- Je fais mon devoir aujourd'hui, Dieu pourvoira au futur.

-- Qu'il soit donc fait ainsi que vous le desirez. D'ailleurs, je repugne
a tuer cet homme sans defense, quoique cet homme soit mon plus cruel
ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur.

Et Chicot serra la main d'Ernauton.

-- Il a peut-etre raison, se dit-il en s'eloignant pour reprendre son
cheval; puis revenant sur ses pas:

-- Au fait, dit-il, vous avez la sept bons chevaux: je crois en avoir
gagne quatre pour ma part; aidez-moi donc a en choisir... Vous y
connaissez-vous?

-- Prenez le mien, repondit Ernauton, je sais ce qu'il peut faire.

-- Oh! c'est trop de generosite, gardez-le pour vous.

-- Non, je n'ai pas autant besoin que vous de marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier; il enfourcha le cheval d'Ernauton et disparut.




XXXVIII

ERNAUTON DE CARMAINGES


Ernauton resta sur le champ de bataille, assez embarrasse de ce qu'il
allait faire des deux ennemis qui allaient rouvrir les yeux entre ses
bras.

En attendant, comme il n'y avait aucun danger qu'ils s'eloignassent, et
qu'il etait probable que maitre Robert Briquet, c'est sous ce nom, on se
le rappelle, qu'Ernauton connaissait Chicot, et comme il etait probable,
disons-nous, que maitre Robert Briquet ne reviendrait point sur ses pas
pour les achever, le jeune homme se mit a la decouverte de quelque
auxiliaire, et ne tarda point a trouver sur la route meme ce qu'il
cherchait.

Un chariot qu'avait du croiser Chicot dans sa course apparaissait au haut
de la montagne, se detachant en vigueur sur un ciel rougi par les feux du
soleil couchant.

Ce chariot etait traine par deux boeufs et conduit par un paysan.

Ernauton aborda le conducteur, qui avait bonne envie en l'apercevant de
laisser sa charrette et de s'enfuir sous le taillis, et lui raconta qu'un
combat venait d'avoir lieu entre huguenots et catholiques; que ce combat
avait ete fatal a quatre d'entre eux, mais que deux avaient survecu.

Le paysan, assez effraye de la responsabilite d'une bonne oeuvre, mais
plus effraye encore, comme nous l'avons dit, de la mine guerriere
d'Ernauton, aida le jeune homme a transporter M. de Mayenne dans son
chariot, puis le soldat qui, evanoui ou non, continuait de demeurer les
yeux fermes.

Restaient les quatre morts.

-- Monsieur, demanda le paysan, ces quatre hommes etaient-ils catholiques
ou huguenots?

Ernauton avait vu le paysan, au moment de sa terreur, faire le signe de la
croix.

-- Huguenots, dit-il.

-- En ce cas, reprit le paysan, il n'y a aucun inconvenient que je fouille
ces parpaillots, n'est-ce pas?

-- Aucun, repondit Ernauton, qui aimait autant que le paysan auquel il
avait affaire heritat que le premier passant venu.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois, et retourna les poches des
morts.

Les morts avaient eu bonne solde de leur vivant, a ce qu'il parait, car,
l'operation terminee, le front du paysan se derida.

Il resulta du bien-etre qui se repandait dans son corps et dans son ame a
la fois qu'il piqua plus rudement ses boeufs, afin d'arriver plus vite a
sa chaumiere.

Ce fut dans l'etable de cet excellent catholique, sur un bon lit de
paille, que M. de Mayenne reprit ses sens. La douleur causee par la
secousse du transport n'avait pas reussi a le ranimer; mais quand l'eau
fraiche versee sur la blessure en fit couler quelques gouttes de sang
vermeil, le duc rouvrit les yeux et regarda les hommes et les choses
environnantes avec une surprise facile a concevoir.

Des que M. de Mayenne eut rouvert les yeux, Ernauton congedia le paysan.

-- Qui etes-vous, monsieur? demanda Mayenne.

Ernauton sourit.

-- Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur? lui dit-il.

-- Si fait, reprit le duc en froncant le sourcil, vous etes celui qui etes
venu au secours de mon ennemi.

-- Oui, repondit Ernauton; mais je suis aussi celui qui ai empeche votre
ennemi de vous tuer.

-- Il faut bien que cela soit, dit Mayenne, puisque je vis, a moins
toutefois qu'il ne m'ait cru mort.

-- Il s'est eloigne vous sachant vivant, monsieur.

-- Au moins croyait-il ma blessure mortelle.

-- Je ne sais; mais en tout cas, si je ne m'y fusse oppose, il allait vous
en faire une qui l'eut ete.

-- Mais alors, monsieur, pourquoi avez-vous aide a tuer mes gens, pour
empecher ensuite cet homme de me tuer?

-- Rien de plus simple, monsieur, et je m'etonne qu'un gentilhomme, vous
me semblez en etre un, ne comprenne pas ma conduite. Le hasard m'a conduit
sur la route que vous suiviez, j'ai vu plusieurs hommes en attaquer un
seul, j'ai defendu l'homme seul; puis quand ce brave, au secours de qui
j'etais venu, car, quel qu'il soit, monsieur, cet homme est brave; puis
quand ce brave, demeure seul a seul avec vous, eut decide la victoire par
le coup qui vous abattit, alors, voyant qu'il allait abuser de la victoire
en vous tuant, j'ai interpose mon epee.

-- Vous me connaissez donc? demanda Mayenne avec un regard scrutateur.

-- Je n'ai pas besoin de vous connaitre, monsieur; je sais que vous etes
un homme blesse, et cela me suffit.

-- Soyez franc, monsieur, reprit Mayenne, vous me connaissez.

-- Il est etrange, monsieur, que vous ne consentiez point a me comprendre.
Je ne trouve point, quant a moi, qu'il soit plus noble de tuer un homme
sans defense que d'assaillir a six un homme qui passe.

-- Vous admettez cependant qu'a toute chose il puisse y avoir des raisons.

Ernauton s'inclina, mais ne repondit point.

-- N'avez-vous pas vu, continua Mayenne, que j'ai croise l'epee seul a
seul avec cet homme?

-- Je l'ai vu, c'est vrai.

-- D'ailleurs cet homme est mon plus mortel ennemi.

-- Je le crois, car il m'a dit la meme chose de vous.

-- Et si je survis a ma blessure?

-- Cela ne me regardera plus, et vous ferez ce qu'il vous plaira,
monsieur.

-- Me croyez-vous bien dangereusement blesse?

-- J'ai examine votre blessure, monsieur, et je crois que, quoique grave,
elle n'entraine point danger de mort. Le fer a glisse le long des cotes, a
ce que je crois, et ne penetre pas dans la poitrine. Respirez, et, je
l'espere, vous n'eprouverez aucune douleur du cote du poumon.

Mayenne respira peniblement, mais sans souffrance interieure.

-- C'est vrai, dit-il; mais les hommes qui etaient avec moi?

-- Sont morts, a l'exception d'un seul.

-- Les a-t-on laisses sur le chemin, demanda Mayenne.

-- Oui.

-- Les a-t-on fouilles?

-- Le paysan que vous avez du voir en rouvrant les yeux, et qui est votre
hote, s'est acquitte de ce soin.

-- Qu'a-t-il trouve sur eux?

-- Quelque argent.

-- Et des papiers?

-- Je ne sache point.

-- Ah! fit Mayenne avec une satisfaction evidente.

-- Au reste, vous pourriez prendre des informations pres de celui qui vit.

-- Mais celui qui vit, ou est-il?

-- Dans la grange, a deux pas d'ici.

-- Transportez-moi pres de lui, ou plutot transportez-le pres de moi, et
si vous etes homme d'honneur, comme je le crois, jurez-moi de ne lui faire
aucune question.

-- Je ne suis point curieux, monsieur, et de cette affaire je sais tout ce
qu'il m'importe de savoir.

Le duc regarda Ernauton avec un reste d'inquietude.

-- Monsieur, dit celui-ci, je serais heureux que vous chargeassiez tout
autre de la commission que vous voulez bien me donner.

-- J'ai tort, monsieur, et je le reconnais, dit Mayenne; ayez cette
extreme obligeance de me rendre le service que je vous demande.

Cinq minutes apres, le soldat entrait dans l'etable.

Il poussa un cri en apercevant le duc de Mayenne; mais celui-ci eut la
force de mettre le doigt sur ses levres. Le soldat se tut aussitot.

-- Monsieur, dit Mayenne a Ernauton, ma reconnaissance sera eternelle, et
sans doute un jour nous nous retrouverons en circonstances meilleures:
puis-je vous demander a qui j'ai l'honneur de parler?

-- Je suis le vicomte Ernauton de Carmainges, monsieur.

Mayenne attendait un plus long detail, mais ce fut au tour du jeune homme
d'etre reserve.

-- Vous suiviez le chemin de Beaugency, monsieur, continua Mayenne.

-- Oui, monsieur.

-- Alors, je vous ai derange, et vous ne pouvez plus marcher cette nuit,
peut-etre?

-- Au contraire, monsieur, et je compte me remettre en route tout a
l'heure.

-- Pour Beaugency?

Ernauton regarda Mayenne en homme que cette insistance desoblige fort.

-- Pour Paris, dit-il.

Le duc parut etonne.

-- Pardon, continua Mayenne, mais il est etrange qu'allant a Beaugency, et
arrete par une circonstance aussi imprevue, vous manquiez le but de votre
voyage sans une cause bien serieuse.

-- Rien de plus simple, monsieur, repondit Ernauton, j'allais a un rendez-
vous. Notre evenement, en me forcant de m'arreter ici, m'a fait manquer ce
rendez-vous; je m'en retourne.

Mayenne essaya en vain de lire sur le visage impassible d'Ernauton une
autre pensee que celle qu'exprimaient ses paroles.

-- Oh! monsieur, dit-il enfin, que ne demeurez-vous avec moi quelques
jours! j'enverrais a Paris mon soldat que voici pour me chercher un
chirurgien, car vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne puis rester seul
ici avec ces paysans qui me sont inconnus?

-- Et pourquoi, monsieur, repliqua Ernauton, ne serait-ce point votre
soldat qui resterait pres de vous, et moi qui vous enverrais un
chirurgien?

Mayenne hesita.

-- Savez-vous le nom de mon ennemi? demanda-t-il.

-- Non, monsieur.

-- Quoi! vous lui avez sauve la vie, et il ne vous a pas dit son nom?

-- Je ne le lui ai pas demande. -- Vous ne le lui avez pas demande?

-- Je vous ai sauve la vie aussi, a vous, monsieur: vous ai-je, pour cela,
demande le votre? mais, en echange, vous savez tous deux le mien.
Qu'importe que le sauveur sache le nom de son oblige? c'est l'oblige qui
doit savoir celui de son sauveur.

-- Je vois, monsieur, dit Mayenne, qu'il n'y a rien a apprendre de vous,
et que vous etes discret autant que vaillant.

-- Et moi, monsieur, je vois que vous prononcez ces paroles avec une
intention de reproche, et je le regrette; car, en verite, ce qui vous
alarme devrait au contraire vous rassurer. On n'est pas discret beaucoup
avec celui-ci sans l'etre un peu avec celui-la.

-- Vous avez raison: votre main, monsieur de Carmainges.

Ernauton lui donna la main, mais sans que rien dans son geste indiquat
qu'il savait donner la main a un prince.

-- Vous avez inculpe ma conduite, monsieur, continua Mayenne; je ne puis
me justifier sans reveler de grands secrets; mieux vaut, je crois, que
nous ne poussions pas plus loin nos confidences.

-- Remarquez, monsieur, repondit Ernauton, que vous vous defendez quand je
n'accuse pas. Vous etes parfaitement libre, croyez-le bien, de parler et
de vous taire.

-- Merci, monsieur, je me tais. Sachez seulement que je suis un
gentilhomme de bonne maison, en position de vous faire tous les plaisirs
que je voudrai.

-- Brisons la-dessus, monsieur, repondit Ernauton, et croyez que je serai
aussi discret a l'egard de votre credit que je l'ai ete a l'egard de votre
nom. Grace au maitre que je sers, je n'ai besoin de personne.

-- Votre maitre? demanda Mayenne avec inquietude, quel maitre, s'il vous
plait?

-- Oh! plus, de confidences, vous l'avez dit vous-meme, monsieur, repliqua
Ernauton.

-- C'est juste.

-- Et puis votre blessure commence a s'enflammer; causez moins, monsieur,
croyez-moi.

-- Vous avez raison. Oh! il me faudra mon chirurgien.

-- Je retourne a Paris, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; donnez-
moi son adresse.

Mayenne fit un signe au soldat qui s'approcha de lui; puis tous deux
causerent a voix basse.

Avec sa discretion habituelle, Ernauton s'eloigna.

Enfin, apres quelques minutes de consultation, le duc se retourna vers
Ernauton.

-- Monsieur de Carmainges, dit-il, votre parole d'honneur que, si je vous
donnais une lettre pour quelqu'un, cette lettre serait fidelement remise a
cette personne?

-- Je vous la donne, monsieur.

-- Et j'y crois; vous etes trop galant homme, pour que je ne me fie pas
aveuglement a vous.

Ernauton s'inclina.

-- Je vais vous confier une partie de mon secret, dit Mayenne; je suis des
gardes de madame la duchesse de Montpensier.

-- Ah! fit naivement Ernauton, madame la duchesse de Montpensier a des
gardes, je l'ignorais.

-- Dans ces temps de troubles, monsieur, reprit Mayenne, tout le monde
s'entoure de son mieux, et la maison de Guise etant maison souveraine....

-- Je ne demande pas d'explication, monsieur; vous etes des gardes de
madame la duchesse de Montpensier, cela me suffit.

-- Je reprends donc: j'avais mission de faire un voyage a Amboise, quand,
en chemin, j'ai rencontre mon ennemi. Vous savez le reste.

-- Oui, dit Ernauton.

-- Arrete par cette blessure avant d'avoir accompli ma mission, je dois
compte a madame la duchesse des causes de mon retard.

-- C'est juste.

-- Vous voudrez bien lui remettre en mains propres, la lettre que je vais
avoir l'honneur de lui ecrire?

-- S'il y a toutefois de l'encre et du papier ici, repliqua Ernauton se
levant pour se mettre en quete de ces objets.

-- Inutile, dit Mayenne; mon soldat doit avoir sur lui mes tablettes.

Effectivement le soldat tira de sa poche des tablettes fermees. Mayenne se
retourna du cote du mur pour faire jouer un ressort; les tablettes
s'ouvrirent: il ecrivit quelques lignes au crayon, et referma les
tablettes avec le meme mystere.

Une fois fermees, il etait impossible, si l'on ignorait le secret, de les
ouvrir, a moins de les briser.

-- Monsieur, dit le jeune homme, dans trois jours ces tablettes seront
remises.

-- En mains propres!

-- A madame la duchesse de Montpensier elle-meme.

Le duc serra les mains de son bienveillant compagnon, et, fatigue a la
fois de la conversation qu'il venait de faire et de la lettre qu'il venait
d'ecrire, il retomba, la sueur au front, sur la paille fraiche.

-- Monsieur, dit le soldat dans un langage qui parut a Ernauton assez peu
en harmonie avec le costume, monsieur, vous m'avez lie comme un veau,
c'est vrai; mais, que vous le vouliez ou non, je regarde ce lien comme une
chaine d'amitie, et vous le prouverai en temps et lieu.

Et il lui tendit une main dont le jeune homme avait deja remarque la
blancheur.

-- Soit, dit en souriant Carmainges; me voila donc avec deux amis de plus?

-- Ne raillez pas, monsieur, dit le soldat, on n'en a jamais de trop.

-- C'est vrai, camarade, repondit Ernauton.

Et il partit.




XXXIX

LA COUR AUX CHEVAUX


Ernauton partit a l'instant meme, et comme il avait pris le cheval du duc
en remplacement du sien, qu'il avait donne a Robert Briquet, il marcha
rapidement, de sorte que vers la moitie du troisieme jour il arriva a
Paris.

A trois heures de l'apres-midi il entrait au Louvre, au logis des
quarante-cinq.

Aucun evenement d'importance, d'ailleurs, n'avait signale son retour.

Les Gascons, en le voyant, pousserent des cris de surprise.

M. de Loignac, a ces cris, entra, et, en apercevant Ernauton, prit sa
figure la plus renfrognee, ce qui n'empecha point Ernauton de marcher
droit a lui.

M. de Loignac fit signe au jeune homme de passer dans le petit cabinet
situe au bout du dortoir, espece de salle d'audience ou ce juge sans appel
rendait ses arrets.

-- Est-ce donc ainsi qu'on se conduit, monsieur? lui dit-il tout d'abord;
voila, si je compte bien, cinq jours et cinq nuits d'absence, et c'est
vous, vous, monsieur, que je croyais un des plus raisonnables, qui donnez
l'exemple d'une pareille infraction?

-- Monsieur, repondit Ernauton en s'inclinant, j'ai fait ce qu'on m'a dit
de faire.

-- Et que vous a-t-on dit de faire?

-- On m'a dit de suivre M. de Mayenne, et je l'ai suivi.

-- Pendant cinq jours et cinq nuits?

-- Pendant cinq jours et cinq nuits, monsieur.

-- Le duc a donc quitte Paris?

-- Le soir meme, et cela m'a paru suspect.

-- Vous aviez raison, monsieur. Apres?

Ernauton se mit alors a raconter succinctement, mais avec la chaleur et
l'energie d'un homme de coeur, l'aventure du chemin et les suites que
cette aventure avait eues. A mesure qu'il avancait dans son recit, le
visage si mobile de Loignac s'eclairait de toutes les impressions que le
narrateur soulevait dans son ame.

Mais lorsque Ernauton en vint a la lettre confiee a ses soins par M. de
Mayenne:

-- Vous l'avez, cette lettre? s'ecria M. de Loignac.

-- Oui, monsieur.

-- Diable! voila qui merite qu'on y prenne quelque attention, repliqua le
capitaine; attendez-moi, monsieur, ou plutot venez avec moi, je vous prie.

Ernauton se laissa conduire, et arriva derriere Loignac dans la cour aux
chevaux du Louvre.

Tout se preparait pour une sortie du roi: les equipages etaient en train
de s'organiser; M. d'Epernon regardait essayer deux chevaux nouvellement
venus d'Angleterre, present d'Elisabeth a Henri: ces deux chevaux, d'une
harmonie de proportions remarquable, devaient ce jour-la meme etre atteles
en premiere main au carrosse du roi.

M. de Loignac, tandis qu'Ernauton demeurait a l'entree de la cour,
s'approcha de M. d'Epernon et le toucha au bas de son manteau.

-- Nouvelles, monsieur le duc, dit-il; grandes nouvelles!

Le duc quitta le groupe dans lequel il se trouvait, et se rapprocha de
l'escalier par lequel le roi devait descendre.

-- Dites, monsieur de Loignac, dites.

-- M. de Carmainges arrive de par-dela Orleans: M. de Mayenne est dans un
village, blesse dangereusement.

Le duc poussa une exclamation.

-- Blesse! repeta-t-il.

-- Et de plus, continua Loignac, il a ecrit a madame de Montpensier une
lettre que M. de Carmainges a dans sa poche.

-- Oh! oh! fit d'Epernon. Parfandious! faites venir M. de Carmainges, que
je lui parle a lui-meme.

Loignac alla prendre par la main Ernauton, qui, ainsi que nous l'avons
dit, s'etait tenu a l'ecart, par respect, pendant le colloque de ses
chefs.

-- Monsieur le duc, dit-il, voici notre voyageur.

-- Bien, monsieur. Vous avez, a ce qu'il parait, une lettre de M. le duc
de Mayenne? fit d'Epernon.

-- Oui, monseigneur.

-- Ecrite d'un petit village pres d'Orleans?

-- Oui, monseigneur.

-- Et adressee a madame de Montpensier?

-- Oui, monseigneur.

-- Veuillez me remettre cette lettre, s'il vous plait.

Et le duc etendit la main avec la tranquille negligence d'un homme qui
croit n'avoir qu'a exprimer ses volontes, quelles qu'elles soient, pour
que ses volontes soient executees.

-- Pardon, monseigneur, dit Carmainges, mais ne m'avez-vous point dit de
vous remettre la lettre de M. le duc de Mayenne a sa soeur?

-- Sans doute.

-- Monsieur le duc ignore que cette lettre m'est confiee.

-- Qu'importe!

-- Il importe beaucoup, monseigneur; j'ai donne a M. le duc ma parole que
cette lettre serait remise a la duchesse elle-meme.

-- Etes-vous au roi ou a M. le duc de Mayenne?

-- Je suis au roi, monseigneur.

-- Eh bien! le roi veut voir cette lettre.

-- Monseigneur, ce n'est pas vous qui etes le roi.

-- Je crois, en verite, que vous oubliez a qui vous parlez, monsieur de
Carmainges! dit d'Epernon en palissant de colere.

-- Je me le rappelle parfaitement, monseigneur, au contraire; et c'est
pour cela que je refuse.

-- Vous refusez, vous avez dit que vous refusiez, je crois, monsieur de
Carmainges?

-- Je l'ai dit.

-- Monsieur de Carmainges, vous oubliez votre serment de fidelite.

-- Monseigneur, je n'ai jure jusqu'a present, que je sache, fidelite qu'a
une seule personne, et cette personne, c'est Sa Majeste. Si le roi me
demande cette lettre, il l'aura; car le roi est mon maitre, mais le roi
n'est point la.

-- Monsieur de Carmainges, dit le duc qui commencait a s'emporter
visiblement, tandis qu'Ernauton, au contraire, semblait devenir plus froid
a mesure qu'il resistait; monsieur de Carmainges, vous etes comme tous
ceux de votre pays, aveugle dans la prosperite; votre fortune vous
eblouit, mon petit gentilhomme; la possession d'un secret d'Etat vous
etourdit comme un coup de massue.

-- Ce qui m'etourdit, monsieur le duc, c'est la disgrace dans laquelle je
suis pret a tomber vis-a-vis de Votre Seigneurie, mais non ma fortune, que
mon refus de vous obeir rend, je ne le cache point, tres aventuree; mais
il n'importe, je fais ce que je dois et ne ferai que cela, et nul, excepte
le roi, n'aura la lettre que vous me demandez, si ce n'est la personne a
qui elle est adressee.

D'Epernon fit un mouvement terrible.

-- Loignac, dit-il, vous allez a l'instant meme faire conduire au cachot
M. de Carmainges.

-- Il est certain que, de cette facon, dit Carmainges, en souriant, je ne
pourrai remettre a madame de Montpensier la lettre dont je suis porteur,
tant que je resterai dans ce cachot, du moins; mais une fois sorti....

-- Si vous en sortez, toutefois, dit d'Epernon.

-- J'en sortirai, monsieur, a moins que vous ne m'y fassiez assassiner,
dit Ernauton avec une resolution qui, a mesure qu'il parlait, devenait
plus froide et plus terrible; oui, j'en sortirai, les murs sont moins
fermes que ma volonte; eh bien! monseigneur, une fois sorti....

-- Eh bien! une fois sorti?

-- Eh bien! je parlerai au roi, et le roi me repondra.

-- Au cachot, au cachot! hurla d'Epernon perdant toute retenue; au cachot,
et qu'on lui prenne sa lettre.

-- Nul n'y touchera! s'ecria Ernauton en faisant un bond en arriere et en
tirant de sa poitrine les tablettes de Mayenne; et je mettrai cette lettre
en morceaux, puisque je ne puis sauver cette lettre qu'a ce prix; et, ce
faisant, M. le duc de Mayenne m'approuvera et Sa Majeste me pardonnera.

Et en effet, le jeune homme, dans sa resistance loyale, allait separer en
deux morceaux la precieuse enveloppe, quand une main arreta mollement son
bras.

Si la pression eut ete violente, nul doute que le jeune homme n'eut
redouble d'efforts pour aneantir la lettre; mais, voyant qu'on usait de
menagement, il s'arreta en tournant la tete sur son epaule.

-- Le roi! dit-il.

En effet, le roi, sortant du Louvre, venait de descendre son escalier, et
arrete un instant sur la derniere marche, il avait entendu la fin de la
discussion, et son bras royal avait arrete le bras de Carmainges.

-- Qu'y a-t-il donc, messieurs? demanda-t-il de cette voix a laquelle il
savait donner, lorsqu'il le voulait, une puissance toute souveraine.

-- Il y a, sire, s'ecria d'Epernon sans se donner la peine de cacher sa
colere, il y a que cet homme, un de vos quarante-cinq, du reste il va
cesser d'en faire partie; il y a, dis-je, qu'envoye par moi en votre nom
pour surveiller M. de Mayenne pendant son sejour a Paris, il l'a suivi
jusqu'au-dela d'Orleans, et la a recu de lui une lettre adressee a madame
de Montpensier.

-- Vous avez recu de M. de Mayenne une lettre pour madame de Montpensier?
demanda le roi.

-- Oui, sire, repondit Ernauton; mais M. le duc d'Epernon ne vous dit
point dans quelles circonstances.

-- Eh bien! cette lettre, demanda le roi, ou est-elle?

-- Voila justement la cause du conflit, sire; M. de Carmainges refuse
absolument de me la donner, et veut la porter a son adresse: refus qui est
d'un mauvais serviteur, a ce que je pense.

Le roi regarda Carmainges.

Le jeune homme mit un genou en terre.

-- Sire, dit-il, je suis un pauvre gentilhomme, homme d'honneur, voila
tout. J'ai sauve la vie a votre messager, qu'allaient assassiner M. de
Mayenne et cinq de ses acolytes, car, en arrivant a temps, j'ai fait
tourner la chance du combat en sa faveur.

-- Et pendant ce combat, il n'est rien arrive a M. de Mayenne? demanda le
roi.

-- Si fait, sire, il a ete blesse, et meme grievement.

-- Bon! dit le roi; apres?

-- Apres, sire?

-- Oui.

-- Votre messager, qui parait avoir des motifs particuliers de haine
contre M. de Mayenne....

Le roi sourit.

-- Votre messager, sire, voulait achever son ennemi, peut-etre en avait-il
le droit; mais j'ai pense qu'en ma presence a moi, c'est-a-dire en
presence d'un homme dont l'epee appartient a Votre Majeste, cette
vengeance devenait un assassinat politique, et....

Ernauton hesita.

-- Achevez, dit le roi.

-- Et j'ai sauve M. de Mayenne de votre messager, comme j'avais sauve
votre messager de M. de Mayenne.

D'Epernon haussa les epaules, Loignac mordit sa longue moustache, le roi
demeura froid.

-- Continuez, dit-il.

M. de Mayenne, reduit a un seul compagnon, les quatre autres ont ete tues,
M. de Mayenne, reduit, dis-je, a un seul compagnon, ne voulant pas se
separer de lui, ignorant que j'etais a Votre Majeste, s'est fie a moi et
m'a recommande de porter une lettre a sa soeur. J'ai cette lettre, la
voici: je l'offre a Votre Majeste, sire, pour qu'elle en dispose comme
elle disposerait de moi. Mon honneur m'est cher, sire; mais du moment ou
j'ai, pour repondre a ma conscience, la garantie de la volonte royale, je
fais abnegation de mon honneur, il est entre bonnes mains.

Ernauton, toujours a genoux, tendit les tablettes au roi.

Le roi les repoussa doucement de la main.

-- Que disiez-vous donc, d'Epernon? M. de Carmainges est un honnete homme
et un fidele serviteur.

-- Moi, sire, fit d'Epernon, Votre Majeste demande ce que je disais?

-- Oui; n'ai-je donc pas entendu le mot de cachot? Mordieu! tout au
contraire, quand on rencontre par hasard un homme comme M. de Carmainges,
il faudrait parler, comme chez les anciens Romains, de couronnes et de
recompenses. La lettre est toujours a celui qui la porte, duc, ou a celui
a qui on la porte.

D'Epernon s'inclina en grommelant.

-- Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges.

-- Mais sire, songez a ce qu'elle peut renfermer, dit d'Epernon. Ne jouons
pas a la delicatesse, lorsqu'il s'agit de la vie de Votre Majeste.

-- Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges, reprit le roi, sans
repondre a son favori.

-- Merci, sire, dit Carmainges en se retirant.

-- Ou la portez-vous?

-- A madame la duchesse de Montpensier; je croyais avoir eu l'honneur de
le dire a Votre Majeste.

-- Je m'explique mal. A quelle adresse, voulais-je dire? est-ce a l'hotel
de Guise, a l'hotel Saint-Denis ou a Bel....

Un regard de d'Epernon arreta le roi.

-- Je n'ai aucune instruction particuliere de M. de Mayenne a ce sujet,
sire; je porterai la lettre a l'hotel de Guise, et la je saurai ou est
madame de Montpensier.

-- Alors vous vous mettrez en quete de la duchesse?

-- Oui, sire.

-- Et l'ayant trouvee?

-- Je lui rendrai mon message.

-- C'est cela. Maintenant, monsieur de Carmainges.... Et le roi regarda
fixement le jeune homme.

-- Sire?

-- Avez-vous jure ou promis autre chose a M. de Mayenne que de remettre
cette lettre aux mains de sa soeur.

-- Non, sire.

-- Vous n'avez point promis, par exemple, insista le roi, quelque chose
comme le secret sur l'endroit ou vous pourriez rencontrer la duchesse?

-- Non, sire, je n'ai rien promis de pareil.

-- Je vous imposerai donc une seule condition, monsieur.

-- Sire, je suis l'esclave de Votre Majeste.

-- Vous rendrez cette lettre a madame de Montpensier, et aussitot cette
lettre rendue, vous viendrez me rejoindre a Vincennes ou je serai ce soir.

-- Oui, sire.

-- Et ou vous me rendrez un compte fidele ou vous aurez trouve la
duchesse.

-- Sire, Votre Majeste peut y compter.

-- Sans autre explication ni confidence, entendez-vous?

-- Sire, je le promets.

-- Quelle imprudence! fit le duc d'Epernon; oh! sire!

-- Vous ne vous connaissez pas en hommes, duc, ou du moins en certains
hommes. Celui-ci est loyal envers Mayenne, donc il sera loyal envers moi.

-- Envers vous, sire! s'ecria Ernauton, je serai plus que loyal, je serai
devoue.

-- Maintenant, d'Epernon, dit le roi, pas de querelles ici, et vous allez
a l'instant meme pardonner a ce brave serviteur ce que vous regardiez
comme un manque de devoument, et ce que je regarde, moi, comme une preuve
de loyaute.

-- Sire, dit Carmainges, M. le duc d'Epernon est un homme trop superieur
pour ne pas avoir vu au milieu de ma desobeissance a ses ordres,
desobeissance dont je lui exprime tous mes regrets, combien je le respecte
et l'aime; seulement, j'ai fait, avant toute chose, ce que je regardais
comme mon devoir.

-- Parfandious! dit le duc en changeant de physionomie avec la meme
mobilite qu'un homme qui eut ote ou mis un masque, voila une epreuve qui
vous fait honneur, mon cher Carmainges, et vous etes en verite un joli
garcon: n'est-ce pas, Loignac? Mais, en attendant, nous lui avons fait une
belle peur.

Et le duc eclata de rire.

Loignac tourna ses talons pour ne pas repondre: il ne se sentait pas, tout
Gascon qu'il etait, la force de mentir avec la meme effronterie que son
illustre chef.

-- C'etait une epreuve? dit le roi avec doute; tant mieux, d'Epernon, si
c'etait une epreuve; mais je ne vous conseille pas ces epreuves-la avec
tout le monde, trop de gens y succomberaient.

-- Tant mieux! repeta a son tour Carmainges, tant mieux, monsieur le duc,
si c'est une epreuve; je suis sur alors des bonnes graces de monseigneur.

Mais, tout en disant ces paroles, le jeune homme paraissait aussi peu
dispose a croire que le roi.

-- Eh bien, maintenant que tout est fini, messieurs, dit Henri, partons.

D'Epernon s'inclina.

-- Vous venez avec moi, duc?

-- C'est-a-dire que j'accompagne Votre Majeste a cheval; c'est l'ordre
qu'elle a donne, je crois?

-- Oui. Qui tiendra l'autre portiere? demanda Henri.

-- Un serviteur devoue de Votre Majeste, dit d'Epernon: M. de Sainte-
Maline. Et il regarda l'effet que ce nom produisait sur Ernauton.

Ernauton demeura impassible.

-- Loignac, ajouta-t-il, appelez M. de Sainte-Maline.

-- Monsieur de Carmainges, dit le roi, qui comprit l'intention du duc
d'Epernon, vous allez faire votre commission, n'est-ce pas, et revenir
immediatement a Vincennes?

-- Oui, sire.

Et, Ernauton, malgre toute sa philosophie, partit assez heureux de ne
point assister au triomphe qui allait si fort rejouir le coeur ambitieux
de Sainte-Maline.




XL

LES SEPT PECHES DE MADELEINE


Le roi avait jete un coup d'oeil sur ses chevaux, et les voyant si
vigoureux et si piaffants, il n'avait pas voulu courir seul le risque de
la voiture; en consequence, apres avoir, comme nous l'avons vu, donne
toute raison a Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans
son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place a la portiere: un seul piqueur
courait en avant.

Le duc etait place seul sur le devant de la massive machine, et le roi,
avec tous ses chiens, s'installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un prefere: c'etait celui que nous lui
avons vu a la main dans sa loge de l'Hotel-de-Ville, et qui avait un
coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

A la droite du roi etait une table dont les pieds etaient pris dans le
plancher du carrosse: cette table etait couverte de dessins enlumines que
Sa Majeste decoupait avec une adresse merveilleuse, malgre les cahots de
la voiture.

C'etaient, pour la plupart, des sujets de saintete. Toutefois, comme a
cette epoque il se faisait, a l'endroit de la religion, un melange assez
tolerant des idees paiennes, la mythologie n'etait pas mal representee
dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours methodique, avait fait un choix parmi tous
ces dessins, et s'occupait a decouper la vie de Madeleine la pecheresse.

Le sujet pretait par lui-meme au pittoresque, et l'imagination du peintre
avait encore ajoute aux dispositions naturelles du sujet: on y voyait
Madeleine, belle, jeune et fetee; les bains somptueux, les bals et les
plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L'artiste avait eu l'ingenieuse idee, comme Callot devait le faire plus
tard a propos de sa Tentation de saint Antoine, l'artiste, disons-nous,
avait eu l'ingenieuse idee de couvrir les caprices de son burin du manteau
legitime de l'autorite ecclesiastique: ainsi chaque dessin, avec le titre
courant des sept peches capitaux, etait explique par une legende
particuliere:

    " Madeleine succombe au peche de la colere.

    Madeleine succombe au peche de la gourmandise.

    Madeleine succombe au peche de l'orgueil.

    Madeleine succombe au peche de la luxure. "

Et ainsi de suite jusqu'au septieme et dernier peche capital.

L'image que le roi etait occupe de decouper, quand on passa la porte
Saint-Antoine, representait Madeleine succombant au peche de la colere.

La belle pecheresse, a moitie couchee sur des coussins, et sans autre
voile que ces magnifiques cheveux dores avec lesquels elle devait plus
tard essuyer les pieds parfumes du Christ; la belle pecheresse, disons-
nous, faisait jeter a droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on
voyait les tetes avides sortir de l'eau comme autant de museaux de
serpents, un esclave qui avait brise un vase precieux, tandis qu'a gauche
elle faisait fouetter une femme encore moins vetue qu'elle, attendu
qu'elle portait son chignon retrousse, laquelle avait, en coiffant sa
maitresse, arrache quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la
profusion eut du rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette
espece.

Le fond du tableau representait des chiens battus pour avoir laisse passer
impunement de pauvres mendiants cherchant une aumone, et des coqs egorges
pour avoir chante trop clair et trop matin.

En arrivant a la Croix-Faubin, le roi avait decoupe toutes les figures de
cette image, et se disposait a passer a celle intitulee:

    " Madeleine succombant au peche de la gourmandise. "

Celle-ci representait la belle pecheresse couchee sur un de ces lits de
pourpre et d'or ou les anciens prenaient leurs repas: tout ce que les
gastronomes romains connaissaient de plus recherche en viandes, en
poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au
falerne, jusqu'aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile,
ornait cette table. A terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis
que l'air etait obscurci d'oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de
cette table benie des figues, des fraises et des cerises, qu'ils
laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en
l'air, attendaient cette manne qui leur tombait du ciel.

Madeleine tenait a la main, tout rempli d'une liqueur blonde comme la
topaze, un de ces verres a forme singuliere comme Petrone en a decrit dans
le festin de Trimalcion.

Tout preoccupe de cette oeuvre importante, le roi s'etait contente de
lever les yeux en passant devant le prieure des Jacobins, dont la cloche
sonnait vepres a toute volee.

Aussi toutes les portes et toutes les fenetres du susdit prieure etaient-
elles fermees si bien, qu'on eut pu le croire inhabite, si l'on n'eut
entendu retentir dans l'interieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d'oeil donne, le roi se remit activement a ses decoupures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eut vu jeter un coup
d'oeil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui
bordait la route a gauche, et qui, batie au milieu d'un charmant jardin,
ouvrait sa grille de fer aux lances dorees sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses
fenetres ouvertes, a l'exception d'une seule devant laquelle retombait une
jalousie.

Au moment ou le roi passa, cette jalousie eprouva un imperceptible
fremissement.

Le roi echangea un coup d'oeil et un sourire avec d'Epernon, puis se remit
a attaquer un autre peche capital.

Celui-la, c'etait le peche de la luxure.

L'artiste l'avait represente avec de si effrayantes couleurs, il avait
stigmatise le peche avec tant de courage et de tenacite, que nous n'en
pourrons citer qu'un trait; encore ce trait est-il tout episodique.

L'ange gardien de Madeleine s'envolait tout effraye au ciel, en cachant
ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux details, absorbait tellement l'attention
du roi, qu'il continuait d'aller sans remarquer certaine vanite qui se
prelassait a la portiere gauche de son carrosse.

C'etait grand dommage, car Sainte-Maline etait bien heureux et bien fier
sur son cheval.

Lui, si pres du roi, lui, cadet de Gascogne, a portee d'entendre Sa
Majeste le roi tres chretien, lorsqu'il disait a son chien:

-- Tout beau! master Love, vous m'obsedez.

Ou a M. le duc d'Epernon, colonel general de l'infanterie du royaume:

-- Duc, voila, ce me semble, des chevaux qui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte-
Maline regardait a l'autre portiere Loignac, que l'habitude des honneurs
rendait indifferent a ces honneurs memes, et alors trouvant que ce
gentilhomme etait plus beau avec sa mine calme et son maintien
militairement modeste, qu'il ne pouvait l'etre, lui, avec tous ses airs de
capitan, Sainte-Maline essayait de se moderer; mais bientot certaines
pensees rendaient a sa vanite son feroce epanouissement.

-- On me voit, on me regarde, disait-il, et l'on se demande: Quel est cet
heureux gentilhomme qui accompagne le roi?

Au train dont on allait et qui ne justifiait guere les apprehensions du
roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux
d'Elisabeth, charges de pesants harnais tout ouvres d'argent et de
passementerie, emprisonnes dans des traits pareils a ceux de l'arche de
David, n'avancaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s'enorgueillissait trop, quelque chose comme un
avertissement d'en haut vint temperer sa joie, quelque chose de triste
pardessus tout pour lui: il entendit le roi prononcer le nom d'Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononca ce nom.

Il eut fallu a chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au
vol cette interessante enigme.

Mais, comme toutes les choses veritablement interessantes, l'enigme
demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui etait arrachee par le chagrin
d'avoir donne a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux,
ou bien par une injonction de se taire, adressee avec toute la tendresse
possible a master Love, lequel jappait avec la pretention exageree, mais
visible, de faire autant de bruit qu'un dogue.

Le fait est que de Paris a Vincennes le nom d'Ernauton fut prononce au
moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que
Sainte-Maline put comprendre a quel propos avaient eu lieu ces dix
repetitions.

Il se figura, on aime toujours a se leurrer, qu'il ne s'agissait de la
part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et
de la part de d'Epernon que de raconter cette cause presumee ou reelle.

Enfin l'on arrive a Vincennes.

Il restait encore au roi trois peches a decouper. Aussi, sous le pretexte
specieux de se livrer a cette grave occupation, Sa Majeste, a peine
descendue de voiture, s'enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde: aussi, Sainte-Maline
commencait-il a s'accommoder dans une grande cheminee ou il comptait se
rechauffer, et dormir en se rechauffant, lorsque Loignac lui posa la main
sur l'epaule.

-- Vous etes de corvee aujourd'hui, lui dit-il de cette voix breve qui
n'appartient qu'a l'homme qui, ayant beaucoup obei, sait a son tour se
faire obeir; vous dormirez donc un autre soir: ainsi debout, monsieur de
Sainte-Maline.

-- Je veillerai quinze jours de suite, s'il le faut, monsieur, repondit
celui-ci.

-- Je suis fache de n'avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant
semblant de chercher autour de lui.

-- Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous
adressiez a un autre; s'il le faut, je ne dormirai pas d'un mois.

-- Oh! nous ne serons pas si exigeants que cela; tranquillisez-vous.

-- Que faut il faire, monsieur?

-- Remonter a cheval et retourner a Paris.

-- Je suis pret; j'ai mis mon cheval tout selle au ratelier.

-- C'est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

-- Oui, monsieur.

-- La, vous reveillerez tout le monde, mais de telle facon, qu'excepte les
trois chefs que je vais vous designer, nul ne sache ou l'on va ni ce que
l'on va faire.

-- J'obeirai ponctuellement a ces premieres instructions.

-- Voici les autres:

Vous laisserez quatorze de ces messieurs a la porte Saint-Antoine;

Quinze autres a moitie chemin;

Et vous ramenerez ici les quatorze autres.

-- Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac; mais a quelle heure
faudra-t-il sortir de Paris?

-- A la nuit tombante.

-- A cheval ou a pied?

-- A cheval.

-- Quelles armes?

-- Toutes: dague, epee et pistolets.

-- Cuirasses?

-- Cuirasses.

-- Le reste de la consigne, monsieur?

-- Voici trois lettres: une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une
pour vous. M. de Chalabre commandera la premiere escouade, M. de Biran la
seconde, vous la troisieme.

-- Bien, monsieur.

-- On n'ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six
heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran
a la Croix-Faubin, vous a la porte du donjon.

-- Faudra-t-il venir vite?

-- De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupcons cependant,
ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte
differente: M. de Chalabre, la porte Bourdelle; M. de Biran, la porte du
Temple; vous, qui avez le plus de chemin a faire, vous prendrez la route
directe, c'est-a-dire la porte Saint-Antoine.  -- Bien, monsieur.

-- Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

-- A propos, reprit Loignac, d'ici a la Croix-Faubin, allez aussi vite que
vous voudrez; mais de la Croix-Faubin a la barriere, allez au pas. Vous
avez encore deux heures avant qu'il ne fasse nuit; c'est plus de temps
qu'il ne vous en faut.

-- A merveille, monsieur.

-- Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous repete l'ordre?

-- C'est inutile, monsieur.

-- Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, trainant ses eperons, rentra dans les appartements.

-- Quatorze dans la premiere troupe, quinze dans la seconde et quinze dans
la troisieme, il est evident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne
fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonfle d'orgueil, fit sa commission en homme
important, mais exact.  Une demi-heure apres son depart de Vincennes, et
toutes les instructions de Loignac suivies a la lettre, il franchissait la
barriere.

Un quart d'heure apres, il etait au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient deja dans leurs chambres la vapeur
du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs menageres.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait prepare un plat de mouton
aux carottes, avec force epices, c'est-a-dire a la mode de Gascogne, plat
succulent auquel, de son cote, Militor donnait quelques soins, c'est-a-
dire quelques coups d'une fourchette de fer a l'aide de laquelle il
experimentait le degre de cuisson des viandes et des legumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique
qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-
nous, exercait, pour une escouade a frais communs, ses propres talents
culinaires. La gamelle fondee par cet habile administrateur reunissait
huit associes qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eut cru a un etre
mythologique place par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'etait sa maigreur.

Il regardait dejeuner, diner et souper ses compagnons, comme un chat
orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui,
pour apaiser sa faim, se leche les moustaches. Il est cependant juste de
dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait,
ayant, disait-il, les derniers morceaux a la bouche, et les morceaux
n'etaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes,
pates de coqs de bruyere et de poissons fins.  Le tout avait ete
habilement arrose a profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des
meilleurs crus, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette societe, comme on voit, disposait a sa guise de l'argent de Sa
Majeste Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractere de chacun d'apres l'aspect de son
petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un gres
ebreche, sur sa fenetre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse
jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le gout des images sans avoir
son habilete a les decouper; d'autres enfin, en veritables chanoines,
avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la niece.

M. d'Epernon avait dit tout bas a Loignac que les quarante-cinq n'habitant
pas l'interieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux la-dessus, et
Loignac fermait les yeux.

[Illustration: Loignac.]

Neanmoins, lorsque la trompette avait sonne, tout ce monde devenait soldat
et esclave d'une discipline rigoureuse, sautait a cheval et se tenait pret
a tout.

A huit heures on se couchait l'hiver, a dix heures l'ete; mais quinze
seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d'un oeil, et les
autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n'etait que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva
son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la
terre.

Mais d'un seul mot il renversa toutes les ecuelles.

-- A cheval, messieurs! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs a la confusion de cette manoeuvre,
il expliqua l'ordre a messieurs de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses,
entasserent quelques larges bouchees humectees par un grand coup de vin;
les autres, dont le souper etait moins avance, s'armerent avec
resignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son epee d'un ardillon,
pretendit avoir soupe depuis plus d'une heure.

On fit l'appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, repondirent.

-- M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c'etait le
tour d'exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le coeur de Sainte-Maline et reflua jusqu'a ses
levres qui grimacerent un sourire, chose rare chez cet homme au
temperament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement
par cette absence, sans raison, au moment d'une expedition de cette
importance.

Les quarante-cinq, ou plutot les quarante-quatre partirent donc, chaque
peloton par la route qui lui etait indiquee, c'est-a-dire M. de Chalabre,
avec treize hommes, par la porte Bourdelle;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.




XLI

BEL-ESBAT


Il est inutile de dire qu'Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien
perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune
ascendante.

Il avait d'abord calcule tout naturellement que la duchesse de
Montpensier, qu'il etait charge de retrouver, devait etre a l'hotel de
Guise, du moment ou elle etait a Paris.

Ernauton se dirigea donc d'abord vers l'hotel de Guise.

Lorsque, apres avoir frappe a la grande porte qui lui fut ouverte avec une
extreme circonspection, il demanda l'honneur d'une entrevue avec madame la
duchesse de Montpensier, il lui fut d'abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu'il devait savoir que Son Altesse
habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s'attendait a cette reception: elle ne le troubla donc point.

-- Je suis desespere de cette absence, dit-il, j'avais une communication
de la plus haute importance a faire a Son Altesse de la part de M. le duc
de Mayenne.

-- De la part de M. le duc de Mayenne? fit le portier, et qui donc vous a
charge de cette communication?

-- M. le duc de Mayenne lui-meme.

-- Charge! lui, le duc! s'ecria le portier avec un etonnement
admirablement joue; et ou cela vous a-t-il charge de cette communication?
M. le duc n'est pas plus a Paris que madame la duchesse.

-- Je le sais bien, repondit Ernauton; mais moi aussi je pouvais n'etre
pas a Paris; moi aussi, je puis avoir rencontre M. le duc ailleurs qu'a
Paris; sur la route de Blois, par exemple.

-- Sur la route de Blois? reprit le portier un peu plus attentif.

-- Oui, sur cette route il peut m'avoir rencontre et m'avoir charge d'un
message pour madame de Montpensier.

Une legere inquietude apparut sur le visage de l'interlocuteur, lequel,
comme s'il eut craint qu'on ne forcat sa consigne, tenait toujours la
porte entrebaillee.

-- Alors, demanda-t-il, ce message?...

-- Je l'ai.

-- Sur vous?

-- La, dit Ernauton en frappant sur son pourpoint.

Le fidele serviteur attacha sur Ernauton un regard investigateur.

-- Vous dites que vous avez ce message sur vous? demanda-t-il.

-- Oui, monsieur.

-- Et que ce message est important?

-- De la plus haute importance.

-- Voulez-vous me le faire apercevoir seulement?

-- Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre de M. de Mayenne.

-- Oh! oh! quelle encre singuliere! fit le portier.

-- C'est du sang, repliqua flegmatiquement Ernauton.

Le serviteur palit a ces mots, et plus encore sans doute a cette idee que
ce sang pouvait etre celui de M. de Mayenne.

En ce temps, il y avait disette d'encre, mais grande abondance de sang
verse; il en resultait que souvent les amants ecrivaient a leurs
maitresses, et les parents a leurs familles, avec le liquide le plus
communement repandu.

-- Monsieur, dit le serviteur avec grande hate, j'ignore si vous trouverez
a Paris ou dans les environs de Paris madame la duchesse de Montpensier;
mais, en tout cas, veuillez vous rendre sans retard a une maison du
faubourg Saint-Antoine qu'on appelle Bel-Esbat et qui appartient a madame
la duchesse; vous la reconnaitrez, vu qu'elle est la premiere a main
gauche en allant a Vincennes, apres le couvent des Jacobins; tres
certainement vous trouverez la quelque personne au service de madame la
duchesse et assez avancee dans son intimite pour qu'elle puisse vous dire
ou madame la duchesse se trouve en ce moment.

-- Fort bien, dit Ernauton, qui comprit que le serviteur n'en pouvait ou
n'en voulait pas dire davantage, merci.

-- Au faubourg Saint-Antoine, insista le serviteur: tout le monde connait
et vous indiquera Bel-Esbat, quoiqu'on ignore peut-etre qu'il appartient a
madame de Montpensier; madame de Montpensier ayant achete cette maison
depuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tete et tourna vers le faubourg Saint-Antoine.

Il n'eut aucune peine a trouver, sans demander meme aucun renseignement,
cette maison de Bel-Esbat, contigue au prieure des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s'ouvrit.

-- Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derriere lui.

Une fois introduit, on parut attendre qu'il prononcat quelque mot d'ordre;
mais, comme il se contentait de regarder autour de lui, on lui demanda ce
qu'il desirait.

-- Je desire parler a madame la duchesse, dit le jeune homme.

-- Et pourquoi venez-vous chercher madame la duchesse a Bel-Esbat? demanda
le valet.

-- Parce que, repliqua Ernauton, le portier de l'hotel de Guise m'a
renvoye ici.

-- Madame la duchesse n'est pas plus a Bel-Esbat qu'a Paris, repliqua le
valet.

-- Alors, dit Ernauton, je remettrai a un moment plus propice a
m'acquitter envers elle de la commission dont m'a charge M. le duc de
Mayenne.

-- Pour elle, pour madame la duchesse?

-- Pour madame la duchesse.

-- Une commission de M. le duc de Mayenne?

-- Oui.

Le valet reflechit un instant.

-- Monsieur, dit-il, je ne puis prendre sur moi de vous repondre; mais
j'ai ici un superieur qu'il convient que je consulte. Veuillez attendre.

-- Que voila des gens bien servis, mordieu! dit Ernauton. Quel ordre,
quelle consigne, quelle exactitude! Certes, ce sont des gens dangereux que
les gens qui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n'entre pas chez
messieurs de Guise comme au Louvre, il s'en faut; aussi commence-je a
croire que ce n'est pas le vrai roi de France que je sers.

Et il regarda autour de lui: la cour etait deserte; mais toutes les portes
des ecuries ouvertes, comme si l'on attendait quelque troupe qui n'eut
qu'a entrer et a prendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par le valet qui rentra: il etait
suivi d'un autre valet.

-- Confiez-moi votre cheval, monsieur, et suivez mon camarade, dit-il;
vous allez trouver quelqu'un qui pourra vous repondre beaucoup mieux que
je ne puis le faire, moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instant dans une espece
d'antichambre, et bientot apres, sur l'ordre qu'avait ete prendre le
serviteur, fut introduit dans une petite salle voisine, ou travaillait a
une broderie une femme vetue sans pretention, quoique avec une sorte
d'elegance.

Elle tournait le dos a Ernauton.

-- Voici le cavalier qui se presente de la part de M. de Mayenne, madame,
dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

-- Vous, madame! s'ecria-t-il en reconnaissant a la fois et son page et
son inconnue de la litiere, sous cette troisieme transformation.

-- Vous! s'ecria a son tour la dame, en laissant tomber son ouvrage et en
regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais:

-- Sortez, dit-elle.

-- Vous etes de la maison de madame la duchesse de Montpensier, madame?
demanda Ernauton avec surprise.

-- Oui, fit l'inconnue; mais vous, vous, monsieur, comment apportez-vous
ici un message de M. de Mayenne?

-- Par une suite de circonstances que je ne pouvais prevoir et qu'il
serait trop long de vous raconter, dit Ernauton avec une circonspection
extreme.

-- Oh! vous etes discret, monsieur, continua la dame en souriant.

-- Toutes les fois qu'il le faut, oui, madame.

-- C'est que je ne vois point ici occasion a discretion si grande, fit
l'inconnue; car, en effet, si vous apportez reellement un message de la
personne que vous dites....

Ernauton fit un mouvement.

-- Oh! ne nous fachons pas; si vous apportez en effet un message de la
personne que vous dites, la chose est assez interessante pour qu'en
souvenir de notre liaison, tout ephemere qu'elle soit, vous nous disiez
quel est ce message.

La dame mit dans ces derniers mots toute la grace enjouee, caressante et
seductrice que peut mettre une jolie femme dans sa requete.

-- Madame, repondit Ernauton, vous ne me ferez pas dire ce que je ne sais
pas.

-- Et encore moins ce que vous ne voulez pas dire.

-- Je ne me prononce point, madame, reprit Ernauton en s'inclinant.

-- Faites comme il vous plaira a l'egard des communications verbales,
monsieur.

-- Je n'ai aucune communication verbale a faire, madame; toute ma mission
consiste a remettre une lettre a Son Altesse.

-- Eh bien! alors cette lettre, dit la dame inconnue en tendant la main.

-- Cette lettre? reprit Ernauton.

-- Veuillez nous la remettre.

-- Madame, dit Ernauton, je croyais avoir eu l'honneur de vous faire
connaitre que cette lettre etait adressee a madame la duchesse de
Montpensier.

-- Mais, la duchesse absente, reprit impatiemment la dame, c'est moi qui
la represente ici; vous pouvez donc....

-- Je ne puis.

-- Vous defiez-vous de moi, monsieur?

-- Je le devrais, madame, dit le jeune homme avec un regard a l'expression
duquel il n'y avait point a se tromper; mais malgre le mystere de votre
conduite, vous m'avez inspire, je l'avoue, d'autres sentiments que ceux
dont vous parlez.

-- En verite! s'ecria la dame en rougissant quelque peu sous le regard
enflamme d'Ernauton.

Ernauton s'inclina.

-- Faites-y attention, monsieur le messager, dit-elle en riant, vous me
faites une declaration d'amour.

-- Mais, oui, madame, dit Ernauton, je ne sais si je vous reverrai jamais,
et, en verite, l'occasion m'est trop precieuse pour que je la laisse
echapper.

[Illustration: Mayneville.]

-- Alors, monsieur, je comprends.

-- Vous comprenez que je vous aime, madame, c'est chose fort facile a
comprendre, en effet.

-- Non, je comprends comment vous etes venu ici.

-- Ah! pardon, madame, dit Ernauton, a mon tour, c'est moi qui ne
comprends plus.

-- Oui, je comprends qu'ayant le desir de me revoir vous avez pris un
pretexte pour vous introduire ici.

-- Moi, madame, un pretexte! Ah! vous me jugez mal; j'ignorais que je
dusse jamais vous revoir, et j'attendais tout du hasard, qui deja deux
fois m'avait jete sur votre chemin; mais prendre un pretexte, moi, jamais!
Je suis un etrange esprit, allez, et je ne pense pas en toute chose comme
tout le monde.

-- Oh! oh! vous etes amoureux, dites-vous, et vous auriez des scrupules
sur la facon de revoir la personne que vous aimez? Voila qui est tres
beau, monsieur, fit la dame avec un certain orgueil railleur; eh bien! je
m'en etais doutee que vous aviez des scrupules.

-- Et a quoi, madame, s'il vous plait? demanda Ernauton.

-- L'autre jour vous m'avez rencontree; j'etais en litiere; vous m'avez
reconnue, et cependant vous ne m'avez pas suivie.

-- Prenez garde, madame, dit Ernauton, vous avouez que vous avez fait
attention a moi.

-- Ah! le bel aveu vraiment! Ne nous sommes-nous pas vus dans des
circonstances qui me permettent, a moi surtout, de mettre la tete hors de
ma portiere quand vous passez? Mais non, monsieur s'est eloigne au grand
galop, apres avoir pousse un ah! qui m'a fait tressaillir au fond de ma
litiere.

-- J'etais force de m'eloigner, madame.

-- Par vos scrupules?

-- Non, madame, par mon devoir.

-- Allons, allons, dit en riant la dame, je vois que vous etes un amoureux
raisonnable, circonspect, et qui craignez surtout de vous compromettre.

-- Quand vous m'auriez inspire certaines craintes, madame, repliqua
Ernauton, y aurait-il rien d'etonnant a cela? Est-ce l'habitude, dites-
moi, qu'une femme s'habille en homme, force les barrieres et vienne voir
ecarteler en Greve un malheureux, et cela avec force gesticulations plus
qu'incomprehensibles, dites?

La dame palit legerement, puis cacha pour ainsi dire sa paleur sous un
sourire.

Ernauton poursuivit.

-- Est-il naturel, enfin, que cette dame, aussitot qu'elle a pris cet
etrange plaisir, ait peur d'etre arretee, et fuie comme une voleuse, elle
qui est au service de madame de Montpensier, princesse puissante, quoique
assez mal en cour?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avec une ironie plus marquee.

-- Vous avez peu de perspicacite, monsieur, malgre votre pretention a etre
observateur, dit-elle, car, avec un peu de sens, en verite, tout ce qui
vous parait obscur vous eut ete explique a l'instant meme. N'etait-il pas
bien naturel d'abord que madame la duchesse de Montpensier s'interessat au
sort de M. de Salcede, a ce qu'il dirait, a ses revelations fausses ou
vraies, fort propres a compromettre toute la maison de Lorraine? et si
cela etait naturel, monsieur, l'etait-il moins que cette princesse envoyat
une personne, sure, intime, dans laquelle elle pouvait avoir toute
confiance, pour assister a l'execution, et constater _de visu_, comme on
dit au palais, les moindres details de l'affaire? Eh bien! cette personne,
monsieur, c'etait moi, moi, la confidente intime de Son Altesse.
Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller en Greve avec des
habits de femme? Croyez-vous enfin que je pusse rester indifferente,
maintenant que vous connaissez ma position pres de la duchesse, aux
souffrances du patient et a ses velleites de revelations?

-- Vous avez parfaitement raison, madame, dit Ernauton en s'inclinant, et
maintenant, je vous le jure, j'admire autant votre esprit et votre logique
que, tout a l'heure, j'admirais votre beaute.

-- Grand merci, monsieur. Or, a present que nous nous connaissons l'un et
l'autre, et que voila les choses bien expliquees entre nous, donnez-moi la
lettre, puisque la lettre existe et n'est point un simple pretexte.

-- Impossible, madame.

L'inconnue fit un effort pour ne pas s'irriter.

-- Impossible? repeta-t-elle.

-- Oui, impossible, car j'ai jure a M. le duc de Mayenne de ne remettre
cette lettre qu'a madame la duchesse de Montpensier elle-meme.

-- Dites plutot, s'ecria la dame, commencant a s'abandonner a son
irritation, dites plutot que cette lettre n'existe pas; dites que, malgre
vos pretendus scrupules, cette lettre n'a ete que le pretexte de votre
entree ici; dites que vous vouliez me revoir, et voila tout. Eh bien!
monsieur, vous etes satisfait: non-seulement vous etes entre ici, non-
seulement vous m'avez revue, mais encore vous m'avez dit que vous
m'adoriez.

-- En cela comme dans tout le reste, madame, je vous ai dit la verite. --
Eh bien! soit, vous m'adorez, vous m'avez voulu voir, vous m'avez vue, je
vous ai procure un plaisir en echange d'un service. Nous sommes quittes,
adieu.

-- Je vous obeirai, madame, dit Ernauton, et puisque vous me congediez, je
me retire.

Cette fois, la dame s'irrita tout de bon.

-- Oui-da, dit-elle, mais si vous me connaissez, moi, je ne vous connais
pas, vous. Ne vous semble-t-il pas des lors que vous avez sur moi trop
d'avantages? Ah! vous croyez qu'il suffit d'entrer, sous un pretexte
quelconque, chez une princesse quelconque, car vous etes ici chez madame
de Montpensier, monsieur, et de dire: J'ai reussi dans ma perfidie, je me
retire. Monsieur, ce trait-la n'est pas d'un galant homme.

-- Il me semble, madame, dit Ernauton, que vous qualifiez bien durement ce
qui serait tout au plus une supercherie d'amour, si ce n'etait, comme j'ai
eu l'honneur de vous le dire, une affaire de la plus haute importance et
de la plus pure verite. Je neglige de relever vos dures expressions,
madame, et j'oublie absolument tout ce que j'ai pu vous dire d'affectueux
et de tendre, puisque vous etes si mal disposee a mon egard. Mais je ne
sortirai pas d'ici sous le poids des facheuses imputations que vous me
faites subir. J'ai en effet une lettre de M. de Mayenne a remettre a
madame de Montpensier, et cette lettre la voici, elle est ecrite de sa
main, comme vous pouvez le voir a l'adresse.

Ernauton tendit la lettre a la dame, mais sans la quitter.

L'inconnue y jeta les yeux et s'ecria:

-- Son ecriture! du sang!

Sans rien repondre, Ernauton remit la lettre dans sa poche, salua une
derniere fois avec sa courtoisie habituelle, et pale, la mort dans le
coeur, il retourna vers l'entree de la salle.

Cette fois on courut apres lui, et, comme Joseph, on le saisit par son
manteau.

-- Plait-il, madame? dit-il.

-- Par pitie, monsieur, pardonnez, s'ecria la dame, pardonnez; serait-il
arrive quelque accident au duc?  -- Que je pardonne ou non, madame, dit
Ernauton, c'est tout un; quant a cette lettre, puisque vous ne me demandez
votre pardon que pour la lire, et que madame de Montpensier seule la
lira....

-- Eh! malheureux insense que tu es, s'ecria la duchesse avec une fureur
pleine de majeste, ne me reconnais-tu pas, ou plutot ne me devines-tu pas
pour la maitresse supreme, et vois-tu ici briller les yeux d'une servante?
Je suis la duchesse de Montpensier; cette lettre, remets-la moi.  -- Vous
etes la duchesse! s'ecria Ernauton en reculant epouvante.  -- Eh! sans
doute. Allons, allons, donne; ne vois-tu pas que j'ai hate de savoir ce
qui est arrive a mon frere?

Mais, au lieu d'obeir, comme s'y attendait la duchesse, le jeune homme,
revenu de sa premiere surprise, se croisa les bras.

-- Comment voulez-vous que je croie a vos paroles, dit-il, vous dont la
bouche m'a deja menti deux fois?

Ces yeux, que la duchesse avait deja invoques a l'appui de ses paroles,
lancerent deux eclairs mortels; mais Ernauton en soutint bravement la
flamme.

-- Vous doutez encore! Il vous faut des preuves quand j'affirme! s'ecria
la femme imperieuse en dechirant a beaux ongles ses manchettes de
dentelles.

-- Oui, madame, repondit froidement Ernauton.

L'inconnue se precipita vers un timbre qu'elle pensa briser, tant fut
violent le coup dont elle le frappa.

La vibration retentit stridente par tous les appartements, et avant que
cette vibration fut eteinte un valet parut.

-- Que veut madame? demanda le valet.

L'inconnue frappa du pied avec rage.

-- Mayneville, dit-elle, je veux Mayneville. N'est-il donc pas ici?

-- Si fait, madame.

-- Eh bien! qu'il vienne donc alors!

Le valet s'elanca hors de la chambre; une minute apres Mayneville entrait
precipitamment.

-- A vos ordres, madame, dit Mayneville.

-- Madame! et depuis quand m'appelle-t-on simplement madame, monsieur de
Mayneville? fit la duchesse exasperee.  -- Aux ordres de Votre Altesse,
reprit Mayneville incline et surpris jusqu'a l'ebahissement.

-- C'est bien! dit Ernauton, car j'ai la en face un gentilhomme, et s'il
me fait un mensonge, par le ciel! au moins, je saurai a qui m'en prendre.

-- Vous croyez donc enfin? dit la duchesse.

-- Oui, madame, je crois, et comme preuve, voici la lettre.  Et le jeune
homme, en s'inclinant, remit a madame de Montpensier cette lettre si
longtemps disputee.

[Illustration: Par pitie, Monsieur, pardonnez. -- PAGE 47.]




XLII


LA LETTRE DE M. DE MAYENNE


La duchesse s'empara de la lettre, l'ouvrit et lut avidement, sans meme
chercher a dissimuler les impressions qui se succedaient sur sa
physionomie, comme des nuages sur le fond d'un ciel d'ouragan.

Lorsqu'elle eut fini, elle tendit a Mayneville, aussi inquiet qu'elle-
meme, la lettre apportee par Ernauton; cette lettre etait ainsi concue:

    " Ma soeur, j'ai voulu moi-meme faire les affaires d'un capitaine ou
    d'un maitre d'armes: j'ai ete puni.

    J'ai recu un bon coup d'epee du drole que vous savez, et avec lequel
    je suis depuis longtemps en compte. Le pis de tout cela, c'est qu'il
    m'a tue cinq hommes, desquels Boularon et Desnoises, c'est-a-dire deux
    de mes meilleurs; apres quoi il s'est enfui.

    Il faut dire qu'il a ete fort aide dans cette victoire par le
    porteur de cette presente, jeune homme charmant, comme vous pouvez
    voir; je vous le recommande: c'est la discretion meme.

    Un merite qu'il aura aupres de vous, je presume, ma tres chere
    soeur, c'est d'avoir empeche que mon vainqueur ne me coupat la tete,
    lequel vainqueur en avait grande envie, m'ayant arrache mon masque
    pendant que j'etais evanoui et m'ayant reconnu.

    Ce cavalier si discret, ma soeur, je vous recommande de decouvrir son
    nom et sa profession; il m'est suspect, tout en m'interessant. A
    toutes mes offres de service, il s'est contente de repondre que le
    maitre qu'il sert ne le laisse manquer de rien.

    Je ne puis vous en dire davantage sur son compte, car je vous dis tout
    ce que j'en sais; il pretend ne pas me connaitre. Observez ceci.

    Je souffre beaucoup, mais sans danger de la vie, je crois. Envoyez-moi
    vite mon chirurgien; je suis, comme un cheval, sur la paille. Le
    porteur vous dira l'endroit.

    Votre affectionne frere,

    MAYENNE. "

Cette lettre achevee, la duchesse et Mayneville se regarderent, aussi
etonnes l'un que l'autre.

La duchesse rompit la premiere ce silence, qui eut fini par etre
interprete d'Ernauton.

-- A qui, demanda la duchesse, devons-nous le signale service que vous
nous avez rendu, monsieur?

-- A un homme qui, chaque fois qu'il le peut, madame, vient au secours du
plus faible contre le plus fort.

-- Voulez-vous me donner quelques details, monsieur? insista madame de
Montpensier.

Ernauton raconta tout ce qu'il savait et indiqua la retraite du duc.
Madame de Montpensier et Mayneville l'ecouterent avec un interet facile a
comprendre.

Puis lorsqu'il eut fini:

-- Dois-je esperer, monsieur, demanda la duchesse, que vous continuerez la
besogne si bien commencee et que vous vous attacherez a notre maison?

Ces mots, prononces de ce ton gracieux que la duchesse savait si bien
prendre dans l'occasion, renfermaient un sens bien flatteur apres l'aveu
qu'Ernauton avait fait a la dame d'honneur de la duchesse; mais le jeune
homme, laissant de cote tout amour-propre, reduisit ces mots a leur
signification de pure curiosite.

Il voyait bien que decliner son nom et ses qualites, c'etait ouvrir les
yeux de la duchesse sur les suites de cet evenement; il devinait bien
aussi que le roi, en lui faisant sa petite condition d'une revelation du
sejour de la duchesse, avait autre chose en vue qu'un simple
renseignement.

Deux interets se combattaient donc en lui: homme amoureux, il pouvait
sacrifier l'un; homme d'honneur, il ne pouvait abandonner l'autre.

La tentation devait etre d'autant plus forte qu'en avouant sa position
pres du roi, il gagnait une enorme importance dans l'esprit de la
duchesse, et que ce n'etait pas une mince consideration pour un jeune
homme venant droit de Gascogne, que d'etre important pour une duchesse de
Montpensier.

Sainte-Maline n'y eut pas resiste une seconde.

Toutes ces reflexions affluerent a l'esprit de Carmainges, et n'eurent
d'autre influence que de le rendre un peu plus orgueilleux, c'est-a-dire
un peu plus fort.

C'etait beaucoup que d'etre en ce moment-la quelque chose, beaucoup pour
lui, alors que certainement on l'avait bien un peu pris pour jouet.

La duchesse attendait donc sa reponse a cette question qu'elle lui avait
faite: Etes-vous dispose a vous attacher a notre maison?

-- Madame, dit Ernauton, j'ai deja eu l'honneur de dire a M. de Mayenne
que mon maitre est un bon maitre, et me dispense, par la facon dont il me
traite, d'en chercher un meilleur.

-- Mon frere me dit dans sa lettre, monsieur, que vous avez semble ne
point le reconnaitre. Comment, ne l'ayant point reconnu la-bas, vous etes-
vous servi de son nom pour penetrer jusqu'a moi?

-- M. de Mayenne paraissait desirer garder son incognito, madame; je n'ai
pas cru devoir le reconnaitre, et il y avait, en effet, un inconvenient a
ce que la-bas les paysans chez lesquels il est loge, sachent a quel
illustre blesse ils ont donne l'hospitalite. Ici, cet inconvenient
n'existait plus; au contraire, le nom de M. de Mayenne pouvant m'ouvrir
une voie jusqu'a vous, je l'ai invoque: dans ce cas, comme dans l'autre,
je crois avoir agi en galant homme.

Mayneville regarda la duchesse, comme pour lui dire:

-- Voila un esprit delie, madame.

La duchesse comprit a merveille.

Elle regarda Ernauton en souriant.

-- Nul ne se tirerait mieux d'une mauvaise question, dit-elle, et vous
etes, je dois l'avouer, homme de beaucoup d'esprit.

-- Je ne vois pas d'esprit dans ce que j'ai l'honneur de vous dire,
madame, repondit Ernauton.

-- Enfin, monsieur, dit la duchesse avec une sorte d'impatience, ce que je
vois de plus clair dans tout cela, c'est que vous ne voulez rien dire.

Peut-etre ne reflechissez-vous point assez que la reconnaissance est un
lourd fardeau pour qui porte mon nom; que je suis femme, et que vous
m'avez deux fois rendu service, et que si je voulais bien savoir votre nom
ou plutot qui vous etes....

-- A merveille, madame, je sais que vous apprendrez facilement tout cela;
mais vous l'apprendrez d'un autre que de moi, et moi je n'aurai rien dit.

-- Il a raison toujours, dit la duchesse en arretant sur Ernauton un
regard qui dut, s'il fut saisi dans toute son expression, faire plus de
plaisir au jeune homme que jamais regard ne lui en avait fait.

Aussi n'en demanda-t-il pas davantage, et pareil au gourmet qui se leve de
table quand il croit avoir bu le meilleur vin du repas, Ernauton salua et
demanda son conge a la duchesse sur cette bonne manifestation.

-- Ainsi, monsieur, voila tout ce que vous ayez a me dire? demanda la
duchesse.

-- J'ai fait ma commission, repliqua le jeune homme; il ne me reste donc
plus qu'a presenter mes tres humbles hommages a Votre Altesse.

La duchesse le suivit des yeux sans lui rendre son salut; puis, lorsque la
porte se fut refermee derriere lui:

-- Mayneville, dit-elle en frappant du pied, faites suivre ce garcon.

-- Impossible, madame, repondit celui-ci, tout notre monde est sur pied;
moi-meme, j'attends l'evenement; c'est un mauvais jour pour faire autre
chose que ce que nous avons decide de faire.

-- Vous avez raison, Mayneville; en verite, je suis folle; mais plus
tard....

-- Oh! plus tard, c'est autre chose; a votre aise, madame.

-- Oui, car il m'est suspect comme a mon frere.

-- Suspect ou non, reprit Mayneville, c'est un brave garcon, et les braves
gens sont rares. Il faut avouer que nous avons du bonheur; un etranger, un
inconnu qui nous tombe du ciel pour nous rendre un service pareil.

-- N'importe, n'importe, Mayneville; si nous sommes obliges de
l'abandonner en ce moment, surveillez-le plus tard au moins.

-- Eh! madame, plus tard, dit Mayneville, nous n'aurons plus besoin, je
l'espere, de surveiller personne.

-- Allons, decidement, je ne sais ce que je dis ce soir; vous avez raison,
Mayneville, je perds la tete.

-- Il est permis a un general comme vous, madame, d'etre preoccupe a la
veille d'une action decisive.

-- C'est vrai. Voici la nuit, Mayneville, et le Valois revient de
Vincennes a la nuit.

-- Oh! nous avons du temps devant nous; il n'est pas huit heures, madame,
et nos hommes ne sont point encore arrives d'ailleurs.

-- Tous ont bien le mot, n'est-ce pas?

-- Tous.

-- Ce sont des gens surs?

-- Eprouves, madame.

-- Comment viennent-ils?

-- Isoles, en promeneurs.

-- Combien en attendez-vous?

-- Cinquante; c'est plus qu'il n'en faut; comprenez donc, outre ces
cinquante hommes, nous avons deux cents moines qui valent autant de
soldats, si toutefois ils ne valent pas mieux.

-- Aussitot que nos hommes seront arrives, faites ranger vos moines sur la
route.

-- Ils sont deja prevenus, madame, ils intercepteront le chemin, les
notres pousseront la voiture sur eux, la porte du couvent sera ouverte et
n'aura qu'a se refermer sur la voiture.

-- Allons souper alors, Mayneville, cela nous fera passer le temps. Je
suis d'une telle impatience, que je voudrais pousser l'aiguille de la
pendule.

-- L'heure viendra, soyez tranquille.

-- Mais nos hommes, nos hommes?

-- Ils seront ici a l'heure; huit heures viennent de sonner a peine, il
n'y a point de temps perdu.

-- Mayneville, Mayneville, mon pauvre frere me demande son chirurgien; le
meilleur chirurgien, le meilleur topique pour la blessure de Mayenne, ce
serait une meche des cheveux du Valois tonsure, et l'homme qui lui
porterait ce present, Mayneville, cet homme-la serait sur d'etre le
bienvenu.

-- Dans deux heures, madame, cet homme partira pour aller trouver notre
cher duc dans sa retraite; sorti de Paris en fuyard, il y rentrera en
triomphateur.

-- Encore un mot, Mayneville, fit la duchesse en s'arretant sur le seuil
de la porte.

-- Lequel, madame?

-- Nos amis de Paris sont-ils prevenus?

-- Quels amis?

-- Nos ligueurs.

-- Dieu m'en preserve, madame. Prevenir un bourgeois, c'est sonner le
bourdon de Notre-Dame. Le coup fait, songez donc qu'avant que personne en
sache rien, nous avons cinquante courriers a expedier, et alors, le
prisonnier sera en surete dans le cloitre; alors, nous pourrons nous
defendre contre une armee.

S'il le faut alors, nous ne risquerons plus rien et nous pourrons crier
sur les toits du couvent: Le Valois est a nous!

-- Allons, allons, vous etes un homme habile et prudent, Mayneville, et le
Bearnais a bien raison de vous appeler Meneligue. Je comptais bien faire
un peu ce que vous venez de dire; mais c'etait confus. Savez-vous que ma
responsabilite est grande, Mayneville, et que jamais, dans aucun temps,
femme n'aura entrepris et acheve oeuvre pareille a celle que je reve?

-- Je le sais bien, madame, aussi je ne vous conseille qu'en tremblant.

-- Donc, je me resume, reprit la duchesse avec autorite: les moines armes
sous leurs robes?

-- Ils le sont.

-- Les gens d'epee sur la route?

-- Ils doivent y etre a cette heure.

-- Les bourgeois prevenus apres l'evenement?

-- C'est l'affaire de trois courriers; en dix minutes, Lachapelle-Marteau,
Brigard et Bussy-Leclerc sont prevenus; ceux-la de leur cote previendront
les autres.

-- Faites d'abord tuer ces deux grands nigauds que nous avons vus passer
aux portieres; cela fait qu'ensuite nous raconterons l'evenement selon
qu'il sera plus avantageux a nos interets de le raconter.

-- Tuer ces pauvres diables, fit Mayneville; vous croyez qu'il est
necessaire qu'on les tue, madame?

-- Loignac? voila-t-il pas une belle perte!

-- C'est un brave soldat.

-- Un mechant garcon de fortune; c'est comme cet autre escogriffe qui
chevauchait a gauche de la voiture avec ses yeux de braise et sa peau
noire.

-- Ah! celui-la j'y repugnerai moins, je ne le connais pas; d'ailleurs je
suis de votre avis, madame, et il possede une assez mechante mine.

-- Vous me l'abandonnez alors? dit la duchesse en riant.

-- Oh! de bon coeur, madame.

-- Grand merci, en verite.

-- Mon Dieu, madame, je ne discute pas; ce que j'en dis, c'est toujours
pour votre renommee a vous et pour la moralite du parti que nous
representons. -- C'est bien, c'est bien, Mayneville, on sait que vous etes
un homme vertueux, et l'on vous en signera le certificat, si la chose est
necessaire. Vous ne serez pour rien dans toute cette affaire, ils auront
defendu le Valois et auront ete tues en le defendant. Vous, ce que je vous
recommande, c'est ce jeune homme.

-- Quel jeune homme?

-- Celui qui sort d'ici; voyez s'il est bien parti, et si ce n'est pas
quelque espion qui nous est depeche par nos ennemis.

-- Madame, dit Mayneville, je suis a vos ordres.

Il alla au balcon, entr'ouvrit les volets, passa sa tete et essaya de voir
au dehors.

-- Oh! la sombre nuit! dit-il.

-- Bonne, excellente nuit, reprit la duchesse; d'autant meilleure qu'elle
est plus sombre: aussi, bon courage, mon capitaine.

-- Oui; mais nous ne verrons rien, madame, et pour vous cependant il est
important de voir.

-- Dieu, dont nous defendons les interets, voit pour nous, Mayneville.

Mayneville qui, on peut le croire du moins, n'etait pas aussi confiant que
madame de Montpensier en l'intervention de Dieu dans les affaires de ce
genre, Mayneville se remit a la fenetre, et, regardant autant qu'il etait
possible de le faire dans l'obscurite, demeura immobile.

-- Voyez-vous passer du monde? demanda la duchesse en eteignant les
lumieres par precaution.

-- Non, mais j'entends marcher des chevaux.

-- Allons, allons, ce sont eux, Mayneville. Tout va bien.

Et la duchesse regarda si elle avait toujours a sa ceinture la fameuse
paire de ciseaux d'or qui devait jouer un si grand role dans l'histoire.




XLII

COMMENT DOM MODESTE GORENFLOT BENIT LE ROI A SON PASSAGE DEVANT LE PRIEURE
DES JACOBINS


Ernauton sortit le coeur assez gros, mais la conscience assez tranquille;
il avait eu ce singulier bonheur de declarer son amour a une princesse, et
de faire, par la conversation importante qui lui avait immediatement
succede, oublier sa declaration, juste assez pour qu'elle ne fit pas de
tort au present et qu'elle portat fruit pour l'avenir.

Ce n'est pas le tout, il avait encore eu la chance de ne pas trahir le
roi, de ne pas trahir M. de Mayenne et de ne point se trahir lui-meme.

Donc il etait content, mais il desirait encore beaucoup de choses, et,
parmi ces choses, un prompt retour a Vincennes pour informer le roi.

Puis, le roi informe, pour se coucher et songer.

Songer, c'est le bonheur supreme des gens d'action, c'est le seul repos
qu'ils se permettent.

Aussi a peine hors la porte de Bel-Esbat, Ernauton mit-il son cheval au
galop; puis a peine eut-il encore fait cent pas au galop de ce compagnon
si bien eprouve depuis quelques jours, qu'il se vit tout a coup arrete par
un obstacle que ses yeux, eblouis par la lumiere de Bel-Esbat et encore
mal habitues a l'obscurite, n'avaient pu apercevoir et ne pouvaient
mesurer.

C'etait tout simplement un gros de cavaliers qui, des deux cotes de la
route, se refermant sur le milieu, l'entouraient et lui mettaient sur la
poitrine une demi-douzaine d'epees et autant de pistolets et de dagues.

C'etait beaucoup pour un homme seul.

-- Oh! oh! dit Ernauton, on vole sur le chemin a une lieue de Paris; peste
soit du pays! Le roi a un mauvais prevot; je lui donnerai le conseil de le
changer.

-- Silence, s'il vous plait, dit une voix qu'Ernauton crut reconnaitre;
votre epee, vos armes, et faisons vite.

Un homme prit la bride du cheval, deux autres depouillerent Ernauton de
ses armes.

-- Peste! quels habiles gens! murmura Ernauton.

Puis se retournant vers ceux qui l'arretaient:

-- Messieurs, dit-il, vous me ferez au moins la grace de m'apprendre....

-- Eh! mais, c'est M. de Carmainges, dit le detrousseur principal, celui-
la meme qui venait de saisir l'epee du jeune homme et qui la tenait
encore.

-- M. de Pincorney! s'ecria Ernauton. Oh! fi! le vilain metier que vous
faites la!

-- J'ai dit silence, repeta la voix du chef retentissante a quelques pas;
qu'on mene cet homme au depot.

-- Mais monsieur de Sainte-Maline, dit Perducas de Pincorney, cet homme
que nous venons d'arreter....

-- Eh bien?

-- C'est notre compagnon, M. Ernauton de Carmainges.

-- Ernauton ici! s'ecria Sainte-Maline palissant de colere; lui, que fait-
il la?

-- Bonsoir, messieurs, dit tranquillement Carmainges: je ne croyais pas,
je l'avoue, me trouver en si bonne compagnie.

Sainte-Maline resta muet.

-- Il parait qu'on m'arrete, continua Ernauton; car je ne presume point
que vous me devalisiez.

-- Diable! diable! grommela Sainte-Maline, l'evenement n'etait pas prevu.

-- De mon cote non plus, je vous jure, dit en riant Carmainges.

-- C'est embarrassant; voyons, que faites-vous sur la route?

-- Si je vous faisais cette question, monsieur de Sainte-Maline, me
repondriez-vous?

-- Non.

-- Trouvez bon alors que j'agisse comme vous agiriez.

-- Alors vous ne voulez pas dire ce que vous faisiez sur la route?

Ernauton sourit, mais ne repondit pas.

-- Ni ou vous alliez?

Meme silence.

-- Alors, monsieur, dit Sainte-Maline, puisque vous ne vous expliquez
point, je suis force de vous traiter en homme ordinaire.

-- Faites, monsieur; seulement je vous previens que vous repondrez de ce
que vous aurez fait.

-- A M. de Loignac?

-- A plus haut que cela.

-- A M. d'Epernon?

-- A plus haut encore.

-- Eh bien! soit, j'ai ma consigne, et je vais vous envoyer a Vincennes.

-- A Vincennes! a merveille! c'est la que j'allais, monsieur.

-- Je suis heureux, monsieur, dit Sainte-Maline, que ce petit voyage cadre
si bien avec vos intentions.

Deux hommes, le pistolet au poing, s'emparerent aussitot du prisonnier,
qu'ils conduisirent a deux autres hommes places a cinq cents pas des
premiers. Ces deux autres en firent autant, et de cette sorte Ernauton
eut, jusque dans la cour meme du donjon, la societe de ses camarades.

Dans cette cour, Carmainges apercut cinquante cavaliers desarmes, qui,
l'oreille basse et la paleur au front, entoures de cent cinquante chevau-
legers venus de Nogent et de Brie, deploraient leur mauvaise fortune et
s'attendaient a un vilain denoument d'une entreprise si bien commencee.

C'etaient nos quarante-cinq qui, pour leur entree en fonctions, avaient
pris tous ces hommes, les uns par ruse, les autres de vive force; tantot
en s'unissant dix contre deux ou trois, tantot en accostant gracieusement
les cavaliers qu'ils devinaient etre redoutables, et en leur presentant a
brule-pourpoint le pistolet, quand les autres croyaient tout simplement
rencontrer des camarades et recevoir une politesse.

Il en resultait que pas un combat n'avait ete livre, pas un cri profere,
et qu'en une rencontre de huit contre vingt, un chef de ligueurs qui avait
porte la main a son poignard pour se defendre et ouvert la bouche pour
crier, avait ete baillonne, presque etouffe et escamote par les quarante-
cinq avec l'agilite que met un equipage de navire a faire filer un cable
entre les doigts d'une chaine d'hommes.

Or, pareille chose eut bien rejoui Ernauton s'il l'eut connue; mais le
jeune homme voyait, mais ne comprenait pas, ce qui rembrunit un peu son
existence pendant dix minutes.

Cependant lorsqu'il eut reconnu tous les prisonniers auxquels on
l'agregeait:

-- Monsieur, dit-il a Sainte-Maline, je vois que vous etiez prevenu de
l'importance de ma mission, et, qu'en galant compagnon, vous avez eu peur
pour moi d'une mauvaise rencontre, ce qui vous a determine a prendre la
peine de me faire escorter; maintenant, je puis vous le dire, vous aviez
grande raison; le roi m'attend et j'ai d'importantes choses a lui dire.
J'ajouterai meme que comme, sans vous, je ne fusse probablement point
arrive, j'aurai l'honneur de dire au roi ce que vous avez fait pour le
bien de son service.

Sainte-Maline rougit comme il avait pali; mais il comprit, en homme
d'esprit qu'il etait quand quelque passion ne l'aveuglait point,
qu'Ernauton disait vrai et qu'il etait attendu. On ne plaisantait pas avec
MM. de Loignac et d'Epernon; il se contenta donc de repondre:

-- Vous etes libre, monsieur Ernauton; enchante d'avoir pu vous etre
agreable.

Ernauton s'elanca hors des rangs et monta les degres qui conduisaient a la
chambre du roi.

Sainte-Maline l'avait suivi des yeux, et, a moitie de l'escalier, il put
voir Loignac qui accueillait M. de Carmainges et lui faisait signe de
continuer sa route.

Loignac de son cote descendit; il venait proceder au depouillement de la
prise.

Il se trouva, et ce fut Loignac qui constata ce fait, que la route,
devenue libre, grace a l'arrestation des cinquante hommes, serait libre
jusqu'au lendemain, puisque l'heure ou ces cinquante hommes devaient se
trouver reunis a Bel-Esbat etait passee.

Il n'y avait donc plus peril pour le roi a revenir a Paris.

Loignac comptait sans le couvent des Jacobins et sans l'artillerie et la
mousqueterie des bons peres.

Ce dont d'Epernon etait parfaitement informe, lui, par Nicolas Poulain.

Aussi, quand Loignac vint dire a son chef: -- Monsieur, les chemins sont
libres, d'Epernon lui repliqua-il:

-- C'est bien. L'ordre du roi est que les quarante-cinq fassent trois
pelotons; un devant et un de chaque cote des portieres; peloton assez
serre pour que le feu, s'il y a feu par hasard, n'atteigne pas le
carrosse.

-- Tres bien, repondit Loignac avec l'impassibilite du soldat; mais, quant
a dire feu, comme je ne vois pas de mousquets, je ne prevois pas de
mousquetades.

-- Aux Jacobins, monsieur, vous ferez serrer les rangs, dit d'Epernon.

Ce dialogue fut interrompu par le mouvement qui s'operait sur l'escalier.

C'etait le roi qui descendait, pret a partir: il etait suivi de quelques
gentilshommes parmi lesquels, avec un serrement de coeur facile a
comprendre, Sainte-Maline reconnut Ernauton.

-- Messieurs, demanda le roi, mes braves quarante-cinq sont-ils reunis?

-- Oui, sire, dit d'Epernon en lui montrant un groupe de cavaliers qui se
dessinait sous les voutes.

-- Les ordres ont ete donnes?

-- Et seront suivis, sire.

-- Alors partons, dit Sa Majeste.

Loignac fit sonner le boute-selle.

L'appel fait a voix basse, il se trouva que les quarante-cinq etaient
reunis, pas un ne manquait.

On confia aux chevau-legers le soin d'emprisonner les gens de Mayneville
et de la duchesse, avec defense, sous peine de mort, de leur adresser une
seule parole.

Le roi monta dans son carrosse et placa son epee nue a cote de lui.

M. d'Epernon jura parfandious! et essaya galamment si la sienne jouait
bien au fourreau.

Neuf heures sonnaient au donjon: l'on partit.

Une heure apres le depart d'Ernauton, M. de Mayneville etait encore a la
fenetre, d'ou nous l'avons vu essayer, mais vainement, de suivre la route
du jeune homme dans la nuit; seulement, cette heure ecoulee, il etait
beaucoup moins tranquille, et surtout un peu plus enclin a esperer le
secours de Dieu, car il commencait a croire que le secours des hommes lui
manquait.

Pas un de ses soldats n'avait paru: la route, silencieuse et noire, ne
retentissait, a des intervalles eloignes, que du bruit de quelques chevaux
diriges a toute bride sur Vincennes.

A ce bruit, M. Mayneville et la duchesse essayaient de plonger leurs
regards dans les tenebres pour reconnaitre leurs gens, pour deviner une
partie de ce qui se passait, ou savoir la cause de leur retard.

Mais, ces bruits eteints, tout rentrait dans le silence.

Ce va-et-vient perpetuel, sans aucun resultat, avait fini par inspirer a
Mayneville une telle inquietude, qu'il avait fait monter a cheval un des
gens de la duchesse, avec ordre d'aller s'informer aupres du premier
peloton de cavaliers qu'il rencontrerait.

Le messager n'etait point revenu.

Ce que voyant l'impatiente duchesse, elle en avait envoye un second, qui
n'etait pas plus revenu que le premier.

-- Notre officier, dit alors la duchesse, toujours disposee a voir les
choses en beau, notre officier aura craint de n'avoir pas assez de monde,
et il garde comme renfort les gens que nous lui envoyons; c'est prudent,
mais inquietant.

-- Inquietant, oui, fort inquietant, repondit Mayneville, dont les yeux ne
quittaient pas l'horizon profond et sombre.

-- Mayneville, que peut-il donc etre arrive?

-- Je vais montera cheval moi-meme, et nous le saurons, madame. Et
Mayneville fit un mouvement pour sortir.

-- Je vous le defends, s'ecria la duchesse en le retenant, Mayneville; qui
donc resterait pres de moi? qui donc connaitrait tous nos officiers, tous
nos amis, quand le moment sera venu? Non, non, demeurez, Mayneville; on se
forge des apprehensions bien naturelles, quand il s'agit d'un secret de
cette importance; mais, en verite, le plan etait trop bien combine, et
surtout tenu trop secret pour ne pas reussir.

-- Neuf heures, dit Mayneville repondant a sa propre impatience, plutot
qu'aux paroles de la duchesse; eh! voila les jacobins qui sortent de leur
couvent et qui se rangent le long des murs de la cour; peut-etre ont-ils
quelque avis particulier, eux.

-- Silence! s'ecria la duchesse en etendant la main vers l'horizon.

-- Quoi?

-- Silence, ecoutez!

On commencait d'entendre au loin un roulement pareil a celui du tonnerre.

-- C'est la cavalerie, s'ecria la duchesse, ils nous l'amenent, ils nous
l'amenent!

Et passant, selon son caractere emporte, de l'apprehension la plus cruelle
a la joie la plus folle, elle battit des mains en criant: Je le tiens! je
le tiens!

Mayneville ecouta encore.

-- Oui, dit-il, oui, c'est un carrosse qui roule et des chevaux qui
galopent.

Et il commanda a pleine voix:

-- Hors les murs, mes peres, hors les murs! Aussitot la grande grille du
prieure s'ouvrit precipitamment, et, dans un bel ordre, sortirent les cent
moines armes, a la tete desquels marchait Borromee.

Ils prirent position en travers de la route.

On entendit alors la voix de Gorenflot qui criait:

-- Attendez-moi! attendez-moi donc! il est important que je sois a la tete
du chapitre pour recevoir dignement Sa Majeste.

-- Au balcon, sire prieur! au balcon! s'ecria Borromee; vous savez bien
que vous devez nous dominer tous. L'Ecriture a dit: Tu les domineras comme
le cedre domine l'hysope!

-- C'est vrai, dit Gorenflot, c'est vrai; j'avais oublie que j'eusse
choisi ce poste; heureusement que vous etes la pour me faire souvenir,
frere Borromee, heureusement!

Borromee donna un ordre tout bas, et quatre frere, sous pretexte d'honneur
et de ceremonie, vinrent flanquer le digne prieur a son balcon.

Bientot la route, qui faisait un coude a quelque distance du prieure, se
trouva illuminee d'une quantite de flambeaux, grace auxquels la duchesse
et Mayneville purent voir reluire des cuirasses et briller des epees.

Incapable de se moderer, elle cria:

-- Descendez, Mayneville, et vous me l'amenerez tout lie, tout escorte de
gardes!

-- Oui, oui, madame, dit le gentilhomme avec distraction; mais une chose
m'inquiete.

-- Laquelle?

-- Je n'entends pas le signal convenu.

-- A quoi bon le signal, puisqu'on le tient?

-- Mais on ne devait l'arreter qu'ici, en face du prieure, ce me semble,
insista Mayneville.

-- Ils auront trouve plus loin l'occasion meilleure.

-- Je ne vois pas notre officier.

-- Je le vois, moi.

-- Ou?

-- Cette plume rouge!

-- Eh bien?

-- C'est M. d'Epernon! M. d'Epernon, l'epee a la main!

-- On lui a laisse son epee?

-- Par la mort! il commande.

-- A nos gens? Il y a donc trahison?

-- Eh! madame, ce ne sont pas nos gens.

-- Vous etes fou, Mayneville.

En ce moment Loignac, a la tete du premier peloton des quarante-cinq,
brandissant une large epee, cria: Vive le roi!

-- Vive le roi! repondirent avec leur formidable accent gascon les
quarante-cinq dans l'enthousiasme.

La duchesse palit et tomba sur le rebord de la croisee, comme si elle
allait s'evanouir.

Mayneville, sombre et resolu, mit l'epee a la main. Il ignorait si, en
passant, ces hommes n'allaient pas envahir la maison.

Le cortege avancait toujours comme une trombe de bruit et de lumiere. Il
avait atteint Bel-Esbat, il allait atteindre le prieure.

Borromee fit trois pas en avant. Loignac poussa son cheval droit a ce
moine, qui semblait sous sa robe de laine lui offrir le combat.

Mais Borromee, en homme de tete, vit que tout etait perdu, et prit a
l'instant meme son parti.

-- Place! place! cria rudement Loignac, place au roi!

Borromee, qui avait tire son epee sous sa robe, remit sous sa robe son
epee au fourreau.

Gorenflot, electrise par les cris, par le bruit des armes, ebloui par le
flamboiement des torches, etendit sa dextre puissante, et l'index et le
medium etendus, benit le roi du haut de son balcon.

Henri, qui se penchait a la portiere, le vit et le salua en souriant.

Ce sourire, preuve authentique de la faveur dont le digne prieur des
jacobins jouissait en cour, electrisa Gorenflot, qui entonna a son tour
un: Vive le roi! avec des poumons capables de soulever les arceaux d'une
cathedrale.

Mais le reste du couvent resta muet. En effet, il attendait une tout autre
solution a ces deux mois de manoeuvres et a cette prise d'armes qui en
avait ete la suite.

Mais Borromee, en veritable reitre qu'il etait, avait d'un coup d'oeil
calcule le nombre des defenseurs du roi, reconnu leur maintien guerrier.
L'absence des partisans de la duchesse lui revelait le sort fatal de
l'entreprise: hesiter a se soumettre, c'etait tout perdre.

Il n'hesita plus, et au moment ou le poitrail du cheval de Loignac allait
le heurter, il cria: Vive le roi! d'une voix presque aussi sonore que
venait de le faire Gorenflot.

Alors le couvent tout entier hurla: Vive le roi! en agitant ses armes.

-- Merci, mes reverends peres, merci! cria la voix stridente de Henri III.

Puis il passa devant le couvent, qui devait etre le terme de sa course,
comme un tourbillon de feu, de bruit et de gloire, laissant derriere lui
Bel-Esbat dans l'obscurite.

Du haut de son balcon, cachee par l'ecusson de fer dore, derriere lequel
elle etait tombee a genoux, la duchesse voyait, interrogeait, devorait
chaque visage, sur lequel les torches jetaient leur flamboyante lumiere.

-- Ah! fit-elle avec un cri, en designant un des cavaliers de l'escorte.
Voyez! voyez, Mayneville!

-- Le jeune homme, le messager de M. le duc de Mayenne au service du roi!
s'ecria celui-ci.

-- Nous sommes perdus! murmura la duchesse.

-- Il faut fuir, et promptement, madame, dit Mayneville; vainqueur
aujourd'hui, le Valois abusera demain de sa victoire.

-- Nous avons ete trahis! s'ecria la duchesse. Ce jeune homme nous a
trahis! Il savait tout!

Le roi etait deja loin: il avait disparu, avec toute son escorte, sous la
porte Saint-Antoine, qui s'etait ouverte devant lui et refermee derriere
lui.




XLIV

COMMENT CHICOT BENIT LE ROI LOUIS XI D'AVOIR INVENTE LA POSTE, ET RESOLUT
DE PROFITER DE CETTE INVENTION.


Chicot, auquel nos lecteurs nous permettront de revenir, Chicot, apres la
decouverte importante qu'il venait de faire en denouant les cordons du
masque de M. de Mayenne, Chicot n'avait pas un instant a perdre pour se
jeter le plus vite possible hors du retentissement de l'aventure.

[Illustration: Henri de Navarre.]

Entre le duc et lui, c'etait desormais, on le comprend bien, un combat a
mort. Blesse dans sa chair, moins douloureusement que dans son amour-
propre, Mayenne, qui maintenant, aux anciens coups de fourreau, joignait
le recent coup de lame, Mayenne ne pardonnerait jamais.

-- Allons! allons! s'ecria le brave Gascon, en precipitant sa course du
cote de Beaugency, c'est ici l'occasion ou jamais de faire courir sur des
chevaux de poste l'argent reuni de ces trois illustres personnages, qu'on
appelle Henri de Valois, dom Modeste Gorenflot et Sebastien Chicot.

Habile comme il l'etait a mimer, non-seulement tous les sentiments, mais
encore toutes les conditions, Chicot prit a l'instant meme l'air d'un
grand seigneur, comme il avait pris, dans des conditions moins precaires,
l'air d'un bon bourgeois. Aussi, jamais prince ne fut servi avec plus de
zele que maitre Chicot, lorsqu'il eut vendu le cheval d'Ernauton, et cause
un quart d'heure avec le maitre de poste.

Chicot, une fois en selle, etait resolu de ne point s'arreter qu'il ne se
jugeat lui-meme en lieu de surete: il galopa donc aussi vite que voulurent
bien le lui permettre les chevaux de trente relais. Quant a lui, il
semblait fait d'acier, ne paraissant pas, au bout de soixante lieues
devorees en vingt heures, eprouver la moindre fatigue.

Lorsque, grace a cette rapidite, il eut en trois jours atteint Bordeaux,
Chicot jugea qu'il lui etait parfaitement permis de reprendre quelque peu
haleine.

On peut penser, quand on galope; on ne peut meme guere faire que cela.

Chicot pensa donc beaucoup.

Son ambassade, qui prenait de la gravite au fur et a mesure qu'il
s'avancait vers le terme de son voyage, son ambassade lui apparut sous un
jour bien different, sans que nous puissions dire precisement sous quel
jour elle lui apparut.

Quel prince allait-il trouver dans cet etrange Henri, que les uns
croyaient un niais, les autres un lache, tous un renegat sans consequence?

Mais son opinion a lui, Chicot, n'etait pas celle de tout le monde. Depuis
son sejour en Navarre, le caractere de Henri, comme la peau du cameleon,
qui subit le reflet de l'objet sur lequel il se trouve, le caractere de
Henri, touchant le sol natal, avait eprouve quelques nuances.

C'est que Henri avait su mettre assez d'espace entre la griffe royale et
cette precieuse peau, qu'il avait si habilement sauvee de tout accroc pour
ne plus redouter les atteintes.

Cependant sa politique exterieure etait toujours la meme; il s'eteignait
dans le bruit general, eteignant avec lui et autour de lui quelques noms
illustres, que, dans le monde francais, on s'etonnait de voir refleter
leur clarte sur une pale couronne de Navarre. Comme a Paris, il faisait
cour assidue a sa femme, dont l'influence, a deux cents lieues de Paris,
semblait cependant etre devenue inutile. Bref, il vegetait, heureux de
vivre.

Pour le vulgaire, c'etait sujet d'hyperboliques railleries.

Pour Chicot, c'etait matiere a profondes reflexions.

Lui Chicot, si peu ce qu'il paraissait etre, savait naturellement deviner
chez les autres le fond sous l'enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot,
n'etait donc pas encore une enigme devinee, mais c'etait une enigme.

Savoir que Henri de Navarre etait une enigme et non pas un fait pur et
simple, c'etait deja beaucoup savoir. Chicot en savait donc plus que tout
le monde, en sachant, comme ce vieux sage de la Grece, qu'il ne savait
rien.

La ou tout le monde se fut avance le front haut, la parole libre, le coeur
sur les levres, Chicot sentait donc qu'il fallait aller le coeur serre, la
parole composee, le front grime comme celui d'un acteur.

Cette necessite de dissimulation lui fut inspiree, d'abord par sa
penetration naturelle, ensuite par l'aspect des lieux qu'il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petite principaute de Navarre, pays dont
la pauvrete etait proverbiale en France, Chicot, a son grand etonnement,
cessa de voir imprimee sur chaque visage, sur chaque maison, sur chaque
pierre, la dent de cette misere hideuse qui rongeait les plus belles
provinces de cette superbe France qu'il venait de quitter.

Le bucheron qui passait le bras appuye au joug de son boeuf favori; la
fille au jupon court et a la demarche alerte, qui portait l'eau sur sa
tete a la facon des choephores antiques; le vieillard qui chantonnait une
chanson de sa jeunesse en branlant sa tete blanchie; l'oiseau familier qui
jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine; l'enfant bruni,
aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de
mais; tout parlait a Chicot une langue vivante, claire, intelligible; tout
lui criait, a chaque pas qu'il faisait en avant:

-- Vois! on est heureux ici!

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot
eprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries
qui defoncaient les chemins de la France. Mais au detour du chemin, le
chariot du vendangeur lui apparaissait charge de tonnes pleines et
d'enfants a la face rougie. Lorsque de loin un canon d'arquebuse lui
faisait ouvrir l'oeil, derriere une haie de figuiers ou de pampres, Chicot
songeait aux trois embuscades qu'il avait si heureusement franchies. Ce
n'etait pourtant qu'un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la
plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyere.

Quoiqu'on fut avance dans la saison et que Chicot eut laisse Paris plein
de brume et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands
arbres qui n'avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi,
ils ne perdent jamais entierement, les grands arbres versaient du haut de
leurs domes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les
horizons fins, purs et degrades de nuances, miroitaient dans les rayons du
soleil, tout diapres de villages aux blanches maisons.

Le paysan bearnais, au beret incline sur l'oreille, piquait dans les
prairies ces petits chevaux de trois ecus qui bondissent infatigables sur
leurs jarrets d'acier, font vingt lieues d'une traite et, jamais etrilles,
jamais couverts, se secouent en arrivant au but, et vont brouter dans la
premiere touffe de bruyere venue, leur unique, leur suffisant repas.

-- Ventre de biche! disait Chicot, je n'ai jamais vu la Gascogne si riche.
Le Bearnais vit comme un coq en pate.

Puisqu'il est si heureux, il y a toute raison de croire, comme le dit son
frere le roi de France, qu'il est... bon; mais il ne l'avouera peut-etre
pas, lui. En verite, quoique traduite en latin, la lettre me gene encore;
j'ai presque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah! je n'ai jamais entendu dire que Henriot, comme l'appelait son
frere Charles IX, sut le latin. Je lui ferai de ma traduction latine une
traduction francaise _expurgata_, comme on dit a la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces reflexions tout bas, s'informait tout haut
ou etait le roi.

Le roi etait a Nerac. D'abord on l'avait cru a Pau, ce qui avait engage
notre messager a pousser jusqu'a Mont-de-Marsan; mais, arrive la, la
topographie de la cour avait ete rectifiee, et Chicot avait pris a gauche
pour rejoindre la route de Nerac, qu'il trouva pleine de gens revenant du
marche de Condom.

On lui apprit, -- Chicot, on se le rappelle, fort circonspect quand il
s'agissait de repondre aux questions des autres, Chicot etait fort
questionneur, -- on lui apprit, disons-nous, que le roi de Navarre menait
fort joyeuse vie, et qu'il ne se reposait point dans ses perpetuelles
transitions d'un amour a l'autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l'heureuse rencontre d'un jeune pretre
catholique, d'un marchand de moutons et d'un officier, qui se tenaient
fort bonne compagnie depuis Mont-de-Marsan, et devisaient avec force
bombances, partout ou l'on s'arretait.

Ces gens lui parurent, par cette association toute de hasard, representer
merveilleusement la Navarre, eclairee, commercante et militante. Le clerc
lui recita les sonnets que l'on faisait sur les amours du roi et de la
belle Fosseuse, fille de Rene de Montmorency, baron de Fosseux.

-- Voyons, voyons, dit Chicot, il faudrait pourtant nous entendre: on
croit a Paris que Sa Majeste le roi de Navarre est folle de mademoiselle
Le Rebours.  -- Oh! dit l'officier, c'etait a Pau, cela.

-- Oui, oui, reprit le clerc, c'etait a Pau.

-- Ah! c'etait a Pau? reprit le marchand qui, en sa qualite de simple
bourgeois, paraissait le moins bien informe des trois.

-- Comment! demanda Chicot, le roi a donc une maitresse par ville?

-- Mais cela se pourrait bien, reprit l'officier, car, a ma connaissance,
il etait l'amant de mademoiselle Dayelle, tandis que j'etais en garnison a
Castelnaudary.

-- Attendez donc, attendez donc, fit Chicot: mademoiselle Dayelle, une
Grecque?

-- C'est cela, dit le clerc, une Cypriote.

-- Pardon, pardon, dit le marchand enchante de placer son mot, c'est que
je suis d'Agen, moi!

-- Eh bien?

-Eh bien! je puis repondre que le roi a connu mademoiselle de Tignonville
a Agen.

-- Ventre de biche! fit Chicot, quel vert galant! Mais, pour en revenir a
mademoiselle Dayelle, j'ai connu la famille....

-- Mademoiselle Dayelle etait jalouse et menacait sans cesse; elle avait
un joli petit poignard recourbe qu'elle posait sur sa table a ouvrage, et,
un jour, le roi est parti, emportant le poignard, et disant qu'il ne
voulait point qu'il arrivat malheur a celui qui lui succederait.

-- De sorte qu'a cette heure Sa Majeste est tout entiere a mademoiselle Le
Rebours? demanda Chicot.

-- Au contraire, au contraire, fit le pretre, ils sont brouilles;
mademoiselle Le Rebours etait fille de president et, comme telle, un peu
trop forte en procedure. Elle a tant plaide contre la reine, grace aux
insinuations de la reine-mere, que la pauvre fille en est tombee malade.
Alors la reine Margot, qui n'est pas sotte, a pris ses avantages et elle a
decide le roi a quitter Pau pour Nerac, de sorte que voila un amour coupe.

-- Alors, demanda Chicot, la nouvelle passion du roi est pour la Fosseuse?

-- Oh! mon Dieu, oui; d'autant plus qu'elle est enceinte: c'est une
frenesie.

-- Mais que dit la reine? demanda Chicot.

-- La reine? fit l'officier.

-- Oui, la reine.

-- La reine met ses douleurs au pied du crucifix, dit le pretre.

-- D'ailleurs, ajouta l'officier, la reine ignore toutes ces choses.

-- Bon! fit Chicot, la chose n'est point possible.

-- Pourquoi cela? demanda l'officier.

-- Parce que Nerac n'est pas une ville tellement grande, que l'on ne s'y
voie d'une facon transparente.

-- Ah! quant a cela, monsieur, dit le clerc, il y a un parc, et dans ce
parc des allees de plus de trois mille pas, toutes plantees de cypres, de
platanes et de sycomores magnifiques; c'est une ombre a ne pas s'y voir a
dix pas en plein jour. Songez un peu quand on y va la nuit.

-- Et puis la reine est fort occupee, monsieur, dit le clerc.

-- Bah! occupee?

-- Oui.

-- Et de qui, s'il vous plait?

-- De Dieu, monsieur, repliqua le pretre avec morgue.

-- De Dieu! s'ecria Chicot.

-- Pourquoi pas?

-- Ah! la reine est devote?

-- Tres devote.

-- Cependant, il n'y a pas de messe au palais, a ce que j'imagine? fit
Chicot.

-- Et vous imaginez fort mal, monsieur. Pas de messe! nous prenez-vous
pour des paiens? Apprenez, monsieur, que si le roi va au preche avec ses
gentilshommes, la reine se fait dire la messe dans une chapelle
particuliere.

-- La reine?

-- Oui, oui.

-- La reine Marguerite?

-- La reine Marguerite; a telles enseignes que moi, pretre indigne, j'ai
touche deux ecus pour avoir deux fois officie dans cette chapelle; j'y ai
meme fait un fort beau sermon sur le texte:

" Dieu a separe le bon grain de l'ivraie. " Il y a dans l'Evangile: " Dieu
separera; " mais j'ai suppose, moi, comme il y a fort longtemps que
l'Evangile est ecrit, j'ai suppose que la chose etait faite.

-- Et le roi a eu connaissance de ce sermon? demanda Chicot.

-- Il l'a entendu.

-- Sans se facher?

-- Tout au contraire, il a fort applaudi.

-- Vous me stupefiez, repondit Chicot.

-- Il faut ajouter, dit l'officier, qu'on ne fait pas que courir le preche
ou la messe; il y a de bons repas au chateau, sans compter les promenades,
et je ne pense pas que nulle part en France les moustaches soient plus
promenees que dans les allees de Nerac.

Chicot venait d'obtenir plus de renseignements qu'il ne lui en fallait
pour batir tout un plan.

Il connaissait Marguerite pour l'avoir vue a Paris tenir sa cour, et il
savait du reste que si elle etait peu clairvoyante en affaires d'amour,
c'etait lorsqu'elle avait un motif quelconque de s'attacher un bandeau sur
les yeux.

[Illustration: Place! place au roi!-- PAGE 56.]

-- Ventre de biche! dit-il, voila par ma foi des allees de cypres et trois
mille pas d'ombre qui me trottent desagreablement par la tete. Je m'en
vais dire la verite a Nerac, moi qui viens de Paris, a des gens qui ont
des allees de trois mille pas et des ombres telles, que les femmes n'y
voient point leurs maris se promener avec leurs maitresses. Corbiou! on me
dechiquetera ici pour m'apprendre a troubler tant de promenades
charmantes.

Heureusement, je connais la philosophie du roi, et j'espere en elle.
D'ailleurs, je suis ambassadeur; tete sacree. Allons!

Et Chicot continua sa course.

Il entra vers le soir a Nerac, justement a l'heure de ces promenades qui
preoccupaient si fort le roi de France et son ambassadeur.

Au reste, Chicot put se convaincre de la facilite des moeurs royales a la
facon dont il fut admis a une audience.

Un simple valet de pied lui ouvrit les portes d'un salon rustique dont les
abords etaient tout emailles de fleurs; au-dessus de ce salon etaient
l'antichambre du roi et la chambre qu'il aimait a habiter le jour, pour
donner ces audiences sans consequence dont il etait si prodigue.

Un officier, voire meme un page, allait le prevenir quand se presentait un
visiteur. Cet officier ou ce page courait apres le roi jusqu'a ce qu'il le
trouvat, en quelque endroit qu'il fut. Le roi venait sur cette seule
invitation, et recevait le requerant.

Chicot fut profondement touche de cette facilite toute gracieuse. Il jugea
le roi bon, candide et tout amoureux.

Ce fut bien plus encore son opinion, lorsqu'au bout d'une allee sinueuse
et bordee de lauriers-roses en fleurs, il vit arriver avec un mauvais
feutre sur la tete, un pourpoint feuille-morte et des bottes grises, le
roi de Navarre tout epanoui, un bilboquet a la main.

Henri avait le front uni, comme si aucun souci n'osait l'effleurer de
l'aile, la bouche rieuse, l'oeil brillant d'insouciance et de sante.

Tout en s'approchant, il arrachait de la main gauche les fleurs de la
bordure.

-- Qui me veut parler? demanda-t-il a son page.

-- Sire, repondit celui-ci, un homme qui m'a l'air moitie seigneur, moitie
homme de guerre.

Chicot entendit ces derniers mots et s'avanca gracieusement.

-- C'est moi, sire, dit-il.

-- Bon! s'ecria le roi en levant ses deux bras au ciel, monsieur Chicot en
Navarre, monsieur Chicot chez nous, ventre saint-gris! soyez le bienvenu,
cher monsieur Chicot.

-- Mille graces, sire.

-- Bien vivant, grace a Dieu.

-- Je l'espere du moins, cher sire, dit Chicot, transporte d'aise.

-- Ah! parbleu, dit Henri, nous allons boire ensemble d'un petit vin de
Limoux dont vous me donnerez des nouvelles. Vous me faites en verite bien
joyeux, monsieur Chicot; asseyez-vous la.

Et il montrait un banc de gazon.

-- Jamais, sire, dit Chicot en se defendant.

-- Avez-vous donc fait deux cents lieues pour me venir voir, afin que je
vous laisse debout? Non pas, monsieur Chicot, assis, assis; on ne cause
bien qu'assis.

-- Mais, sire, le respect.

-- Du respect chez nous, en Navarre! tu es fou, mon pauvre Chicot, et qui
donc pense a cela?

-- Non, sire, je ne suis pas fou, repondit Chicot; je suis ambassadeur.

Un leger pli se forma sur le front pur du roi; mais il disparut si
rapidement que Chicot, tout observateur qu'il etait, n'en reconnut meme
pas la trace.

-- Ambassadeur, dit Henri avec une surprise qu'il essaya de rendre naive,
ambassadeur de qui?

-- Ambassadeur du roi Henri III. Je viens de Paris et du Louvre, sire.

-- Ah! c'est different alors, dit le roi en se levant de son banc de gazon
avec un soupir. Allez, page; laissez-nous. Montez du vin au premier, dans
ma chambre; non, dans mon cabinet. Venez avec moi, Chicot, que je vous
conduise.

Chicot suivit le roi de Navarre. Henri marchait plus vite alors qu'en
revenant par son allee de lauriers.

-- Quelle misere! pensa Chicot, de venir troubler cet honnete homme dans
sa paix et dans son ignorance. Bast! il sera philosophe!




XLIV

COMMENT LE ROI DE NAVARRE DEVINA QUE _Turennius_ VOULAIT DIRE TURENNE
ET _Margota_ MARGOT.


Le cabinet du roi de Navarre n'etait pas bien somptueux, comme on le
presume. Sa Majeste Bearnaise n'etait point riche, et du peu qu'elle
avait, ne faisait point de folies. Ce cabinet occupait, avec la chambre a
coucher de parade, toute l'aile droite du chateau; un corridor etait pris
sur l'antichambre ou chambre des gardes et sur la chambre a coucher; ce
corridor conduisait au cabinet.

De cette piece spacieuse et assez convenablement meublee, quoiqu'on n'y
trouvat aucune trace du luxe royal, la vue s'etendait sur des pres
magnifiques situes au bord de la riviere.

De grands arbres, saules et platanes, cachaient le cours de l'eau sans
empecher les yeux de s'eblouir de temps en temps, lorsque le fleuve
sortant, comme un dieu mythologique, de son feuillage, faisait resplendir
au soleil de midi ses ecailles d'or, ou a la lune de minuit, ses draperies
d'argent.

Les fenetres donnaient donc d'un cote sur ce panorama magique, termine an
loin par une chaine de collines, un peu brulee du soleil le jour, mais
qui, le soir, terminait l'horizon par des teintes violatres d'une
admirable limpidite, et de l'autre cote sur la cour du chateau. Eclairee
ainsi, a l'orient et a l'occident, par ce double rang de fenetres
correspondantes les unes avec les autres, rouge ici, bleue la, la salle
avait des aspects magnifiques, quand elle refletait avec complaisance les
premiers rayons du soleil, ou l'azur nacre de la lune naissante.

Ces beautes naturelles preoccupaient moins Chicot, il faut le dire, que la
distribution de ce cabinet, demeure habituelle de Henri. Dans chaque
meuble, l'intelligent ambassadeur semblait en effet chercher une lettre,
et cela avec d'autant plus d'attention, que l'assemblage de ces lettres
devait lui donner le mot de l'enigme qu'il cherchait depuis longtemps, et
qu'il avait, plus particulierement encore, cherche tout le long de la
route.

Le roi s'assit, avec sa bonhomie ordinaire et son sourire eternel, dans un
grand fauteuil de daim a clous dores, mais a franges de laine; Chicot,
pour lui obeir, fit rouler en face de lui un pliant ou plutot un tabouret
recouvert de meme et enrichi de pareils ornements.

Henri regardait Chicot de tous ses yeux, avec des sourires, nous l'avons
deja dit, mais en meme temps avec une attention qu'un courtisan eut
trouvee fatigante.

-- Vous allez trouver que je suis bien curieux, cher monsieur Chicot,
commenca par dire le roi; mais c'est plus fort que moi: je vous ai regarde
si longtemps comme mort, que, malgre toute la joie que me cause votre
resurrection, je ne puis me faire a l'idee que vous soyez vivant. Pourquoi
donc avez-vous tout a coup disparu de ce monde?

-- Eh! sire, fit Chicot, avec sa liberte habituelle, vous avez bien
disparu de Vincennes, vous. Chacun s'eclipse selon ses moyens, et surtout
ses besoins.

[Illustration: Que Votre Majeste m'excuse, mais la lettre etait ecrite en
latin. -- PAGE 89.]

-- Vous avez toujours plus d'esprit que tout le monde, cher monsieur
Chicot, dit Henri, et c'est a cela surtout que je reconnais ne point
parler a votre ombre.

Puis prenant un air serieux:

-- Mais, voyons, ajouta-t-il, voulez-vous que nous mettions l'esprit de
cote et que nous parlions affaires?

-- Si cela ne fatigue pas trop Votre Majeste, je me mets a ses ordres.

L'oeil du roi etincela.

-- Me fatiguer! reprit-il, puis, d'un autre ton: Il est vrai que je me
rouille ici, continua-t-il avec calme. Mais je ne suis pas fatigue tant
que je n'ai rien fait. Or, aujourd'hui Henri de Navarre a, deca et dela,
fort traine son corps, mais le roi n'a pas encore fait agir son esprit.

-- Sire, j'en suis bien aise, repondit Chicot; ambassadeur d'un roi, votre
parent et votre ami, j'ai des commissions fort delicates a faire preEs de
Votre Majeste.

-- Parlez vite alors, car vous piquez ma curiosite.

-- Sire....

-- Vos lettres de creance d'abord, c'est une formalite inutile, je le
sais, puisqu'il s'agit de vous; mais enfin je veux vous montrer que tout
paysan bearnais que nous sommes, nous savons notre devoir de roi.

-- Sire, j'en demande pardon a Votre Majeste, repondit Chicot, mais tout
ce que j'avais de lettres de creance, je l'ai noye dans les rivieres, jete
dans le feu, eparpille dans l'air.

-- Et pourquoi cela, cher monsieur Chicot?

-- Parce qu'on ne voyage pas, quand on se rend en Navarre, charge d'une
ambassade, comme on voyage pour aller acheter du drap a Lyon, et que si
l'on a le dangereux honneur de porter des lettres royales, on risque de ne
les porter que chez les morts.

-- C'est vrai, dit Henri avec une parfaite bonhomie, les routes ne sont
pas sures, et en Navarre nous en sommes reduits, faute d'argent, a nous
confier a la probite des manants; ils ne sont pas tres voleurs, du reste.

-- Comment donc! s'ecria Chicot, mais ce sont des agneaux, ce sont de
petits anges, sire, mais en Navarre seulement.

-- Ah! ah! fit Henri.

-- Oui, mais hors de la Navarre on rencontre des loups et des vautours
autour de chaque proie; j'etais une proie, sire, de sorte que j'ai eu mes
vautours et mes loups.

-- Qui ne vous ont pas mange tout a fait, au reste, je le vois avec
plaisir.

-- Ventre de biche! sire, ce n'est pas leur faute! ils ont bien fait tout
ce qu'ils ont pu pour cela. Mais ils m'ont trouve trop coriace, et n'ont
pu entamer ma peau. Mais, sire, laissons la, s'il vous plait, les details
de mon voyage, qui sont choses oiseuses, et revenons-en a notre lettre de
creance.

-- Mais puisque vous n'en avez pas, cher monsieur Chicot, dit Henri, il me
parait fort inutile d'y revenir.

-- C'est-a-dire que je n'en ai pas maintenant, mais que j'en avais une.

-- Ah! a la bonne heure! donnez, monsieur Chicot.

Et Henri etendit la main.

-- Voila le malheur, sire, reprit Chicot; j'avais une lettre comme je
viens d'avoir l'honneur de le dire a Votre Majeste, et peu de gens
l'eussent eue meilleure.

-- Vous l'avez perdue?

-- Je me suis hate de l'aneantir, sire, car M. de Mayenne courait apres
moi pour me la voler.

-- Le cousin Mayenne?

-- En personne.

-- Heureusement il ne court pas bien fort. Engraisse-t-il toujours?

-- Ventre de biche! pas en ce moment, je suppose.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce qu'en courant, comprenez-vous, sire, il a eu le malheur de me
rejoindre, et dans la rencontre, ma foi, il a attrape un bon coup d'epee.

-- Et de la lettre?

-- Pas l'ombre, grace a la precaution que j'avais prise.

-- Bravo! vous aviez tort de ne pas vouloir me raconter votre voyage,
monsieur Chicot, dites-moi cela en detail, cela m'interesse vivement.

-- Votre Majeste est bien bonne.

-- Seulement une chose m'inquiete.

-- Laquelle?

-- Si la lettre est aneantie pour mons de Mayenne, elle est de meme
aneantie pour moi; comment donc saurai-je alors quelle chose m'ecrivait
mon bon frere Henri, puisque sa lettre n'existe plus?

-- Pardon, sire! elle existe dans ma memoire.

-- Comment cela?

-- Avant de la dechirer, je l'ai apprise par coeur.

-- Excellente idee, monsieur Chicot, excellente, et je reconnais bien la
l'esprit d'un compatriote. Vous allez me la reciter, n'est-ce pas?

-- Volontiers, sire.

-- Telle qu'elle etait, sans y rien changer?

-- Sans y faire un seul contre-sens.

-- Comment dites-vous?

-- Je dis que je vais vous la dire fidelement; quoique j'ignore la langue,
j'ai bonne memoire.

-Quelle langue?

-- La langue latine donc.

-- Je ne vous comprends pas, dit Henri avec son clair regard a l'adresse
de Chicot. Vous parlez de langue latine, de lettre....

-- Sans doute.

-- Expliquez-vous; la lettre de mon frere etait-elle donc ecrite en latin?

-- Eh! oui, sire.

-- Pourquoi en latin?

-- Ah! sire, sans doute parce que le latin est une langue audacieuse, la
langue qui sait tout dire, la langue avec laquelle Perse et Juvenal ont
eternise la demence et les erreurs des rois.

-- Des rois?

-- Et des reines, sire.

Le sourcil du roi se plissa sur sa profonde orbite.

-- Je veux dire des empereurs et des imperatrices, reprit Chicot.

-- Vous savez donc le latin, vous, monsieur Chicot? reprit froidement
Henri.

-- Oui et non, sire.

-- Vous etes bienheureux si c'est oui, car vous avez un avantage immense
sur moi, qui ne le sais pas; aussi je n'ai jamais pu me mettre
serieusement a la messe a cause de ce diable de latin; donc vous le savez,
vous?

-- On m'a appris a le lire, sire, comme aussi le grec et l'hebreu.

-- C'est tres commode, monsieur Chicot, vous etes un livre vivant.

-- Votre Majeste vient de trouver le mot, un livre vivant. On imprime
quelques pages dans ma memoire, on m'expedie ou l'on veut, j'arrive, on me
lit et l'on me comprend.

-- Ou l'on ne vous comprend pas.

-- Comment cela, sire?

-- Dame! si l'on ne sait pas la langue dans laquelle vous etes imprime.

-- Oh! sire, les rois savent tout.

-- C'est ce que l'on dit au peuple, monsieur Chicot, et ce que les
flatteurs disent aux rois.

-- Alors, sire, il est inutile que je recite a Votre Majeste cette lettre
que j'avais apprise par coeur, puisque ni l'un ni l'autre de nous n'y
comprendra rien.

-- Est-ce que le latin n'a pas beaucoup d'analogie avec l'italien?

-- On assure cela, sire.

-- Et avec l'espagnol?

-- Beaucoup, a ce qu'on dit.

-- Alors, essayons; je sais un peu l'italien, mon patois gascon ressemble
fort a l'espagnol, peut-etre comprendrai-je le latin sans jamais l'avoir
appris. Chicot s'inclina.

-- Votre Majeste ordonne donc?

-- C'est-a-dire que je vous prie, cher monsieur Chicot.

Chicot debuta par la phrase suivante, qu'il enveloppa de toutes sortes de
preambules:

    " _Frater carissime,

    " Sincerus amor quo te prosequebatur germanus noster Carolus nonus,
    functus nuper, colet usque regiam nostram et pectori meo pertinaciter
    adhaeret._ "

Henri ne sourcilla point, mais au dernier mot il arreta Chicot du geste.

-- Ou je me trompe fort, dit-il, ou l'on parle dans cette phrase d'amour,
d'obstination et de mon frere Charles IX.

-- Je ne dirais pas non, dit Chicot, c'est une si belle langue que le
latin, que tout cela tiendrait dans une seule phrase.

-- Poursuivez, dit le roi.

Chicot continua.

Le Bearnais ecouta avec le meme flegme tous les passages ou il etait
question de sa femme et du vicomte de Turenne; mais au dernier nom:

-- _Turennius_ ne veut-il pas dire Turenne? demanda-t-il.

-- Je pense que oui, sire.

-- Et _Margota_, ne serait-ce pas le petit nom d'amitie que mes freres
Charles IX et Henri III donnaient a leur soeur, ma bien-aimee epouse
Marguerite?

-- Je n'y vois rien d'impossible, repliqua Chicot. Et il poursuivit son
recit jusqu'au bout de la derniere phrase, sans qu'une seule fois le
visage du roi eut change d'expression.

Enfin il s'arreta sur la peroraison, dont il avait caresse le style avec
des ronflements si sonores, qu'on eut dit un paragraphe des Verrines ou du
discours pour le poete Archias.

-- C'est fini? demanda Henri.

-- Oui, sire.

-- Eh bien! ce doit etre superbe.

-- N'est-ce pas, sire?

-- Quel malheur que je n'en aie compris que deux mots: _Turennius_ et
_Margota_, et encore!

-- Malheur irreparable, sire, a moins que Votre Majeste ne se decide a
faire traduire la lettre par quelque clerc.

-- Oh! non, dit vivement Henri, et vous-meme, monsieur Chicot, qui avez
mis tant de discretion dans votre ambassade en faisant disparaitre
l'autographe original, vous ne me conseillez point, n'est-ce pas, de
livrer cette lettre a une publicite quelconque?

-- Je ne dis point cela, sire.

-- Mais vous le pensez?

-- Je pense, puisque Votre Majeste m'interroge, que la lettre du roi son
frere, recommandee a moi avec tant de soin, et expediee a Votre Majeste
par un envoye particulier, contient peut-etre ca et la quelque bonne chose
dont Votre Majeste pourrait faire son profit.

-- Oui; mais pour confier ces bonnes choses a quelqu'un, il faudrait que
j'eusse en ce quelqu'un pleine confiance.

-- Certainement.

-- Eh bien, faites une chose, dit Henri comme illumine par une idee.

-- Laquelle?

-- Allez trouver ma femme Margota; elle est savante; recitez-lui la
mettre, et bien sur qu'elle comprendra, elle. Alors, et tout
naturellement, elle me l'expliquera.

-- Ah! Voila qui est admirable! s'ecria Chicot, et Votre Majeste parle
d'or.

-- N'est-ce pas? Vas-y.

-- J'y cours, Sire.

-- Ne change pas un lot a la lettre, surtout.

-- Cela me serait impossible; il faudrait que je susse le latin, et je ne
le sais pas; quelque barbarisme tout au plus.

-- Allez-y, mon ami, allez.

Chicot prit les renseignements pour trouver Mme Marguerite, et quitta le
roi, plus convaincu que jamais que le roi etait une enigme.




XLVI

L'ALLEE DES TROIS MILLE PAS

La reine habitait l'autre aile du chateau divisee a peu pres de la meme
facon que celle que venait de quitter Chicot.

On entendait toujours de ce cote quelque musique, on y voyait toujours
roder quelque panache.

La fameuse allee des trois mille pas, dont il avait ete tant question,
commencait aux fenetres meme de Marguerite, et sa vue ne s'arretait jamais
que sur des objets agreables, tels que massifs de fleurs, berceaux de
verdure, etc.

On eut dit que la pauvre princesse essayait de chasser, par le spectacle
des choses gracieuses, tant d'idees lugubres qui habitaient au fond de sa
pensee.

Un poete perigourdin -- Marguerite, en province comme a Paris, etait
toujours l'etoile des poetes, -- un poete perigourdin avait compose un
sonnet a son intention.

" Elle veut, disait-il, par le soin qu'elle met a placer garnison dans son
esprit, en chasser tous les tristes souvenirs. "

Nee au pied du trone, fille, soeur et femme de roi, Marguerite avait en
effet profondement souffert. Sa philosophie, plus fanfaronne que celle du
roi de Navarre, etait moins solide, parce qu'elle n'etait que factice et
due a l'etude, tandis que celle du roi naissait de son propre fonds.

Aussi Marguerite, toute philosophe qu'elle etait, ou plutot qu'elle
voulait etre, avait-elle deja laisse le temps et les chagrins imprimer
leurs sillons expressifs sur son visage.

Elle etait neanmoins encore d'une remarquable beaute, beaute de
physionomie surtout, celle qui frappe le moins chez les personnes d'un
rang vulgaire, mais qui plait le plus chez les illustres, a qui l'on est
toujours pret a accorder la suprematie de la beaute physique. Marguerite
avait le sourire joyeux et bon, l'oeil humide et brillant, le geste souple
et caressant; Marguerite, nous l'avons dit, etait toujours une adorable
creature.

Femme, elle marchait comme une princesse; reine, elle avait la demarche
d'une charmante femme.

Aussi elle etait idolatree a Nerac, ou elle importait l'elegance, la joie,
la vie. Elle, une princesse parisienne, avait pris en patience le sejour
de la province, c'etait deja une vertu dont les provinciaux lui savaient
le plus grand gre.

Sa cour n'etait pas seulement une cour de gentilshommes et de dames, tout
le monde l'aimait a la fois, comme reine et comme femme; et, de fait,
l'harmonie de ses flutes et de ses violons, comme la fumee et les reliefs
de ses festins, etaient pour tout le monde.

Elle savait faire du temps un emploi tel, que chacune de ses journees lui
rapportait quelque chose, et qu'aucune d'elles n'etait perdue pour ceux
qui l'entouraient.

Pleine de fiel pour ses ennemis, mais patiente afin de se mieux venger;
sentant instinctivement sous l'enveloppe d'insouciance et de longanimite
d'Henri de Navarre, un mauvais vouloir pour elle et la conscience
permanente de chacun de ses deportements, sans parents, sans amis,
Marguerite s'etait habituee a vivre avec de l'amour, ou tout au moins avec
des semblants d'amour, et a remplacer par la poesie et le bien-etre,
famille, epoux, amis et le reste.

Nul excepte Catherine de Medicis, nul excepte Chicot, nul excepte quelques
ombres melancoliques qui fussent revenues du sombre royaume de la mort,
nul n'eut su dire pourquoi les joues de Marguerite etaient deja si pales,
pourquoi ses yeux se noyaient involontairement de tristesses inconnues,
pourquoi enfin ce coeur profond laissait voir son vide, jusque dans son
regard autrefois si expressif.

Marguerite n'avait plus de confidents. La pauvre reine n'en voulait plus,
depuis que les autres avaient, pour de l'argent, vendu sa confiance et son
honneur.

Elle marchait donc seule, et cela doublait peut-etre encore aux yeux des
Navarrais, sans qu'ils s'en doutassent eux-memes, la majeste de cette
attitude, mieux dessinee par son isolement.

Du reste, ce mauvais vouloir, qu'elle sentait chez Henri, etait tout
instinctif, et venait bien plutot de la propre conscience de ses torts,
que des faits du Bearnais. Henri menageait en elle une fille de France; il
ne lui parlait qu'avec une obsequieuse politesse, ou qu'avec un gracieux
abandon; il n'avait pour elle, en toute occasion et a propos de toutes
choses, que les procedes d'un mari et d'un ami.

Aussi, la cour de Nerac, comme toutes les autres cours vivant sur les
relations faciles, debordait-elle d'harmonies au moral et au physique.

Telles etaient les etudes et les reflexions que faisait, sur des
apparences bien faibles encore, Chicot, le plus observateur et le plus
meticuleux des hommes.

Il s'etait presente d'abord au palais, renseigne par Henri, mais il n'y
avait trouve personne. Marguerite, lui avait-on dit, etait au bout de
cette belle allee parallele au fleuve, et il se rendait dans cette allee,
qui etait la fameuse allee des trois mille pas, par celle des lauriers
roses.

Lorsqu'il fut aux deux tiers de l'allee, il apercut au bout, sous un
bosquet de jasmin d'Espagne, de genets et de clematites, un groupe
chamarre de rubans, de plumes et d'epees de velours; peut-etre toute cette
belle friperie etait-elle d'un gout un peu use, d'une mode un peu
vieillie; mais pour Nerac c'etait brillant, eblouissant meme. Chicot, qui
venait en droite ligne de Paris, fut satisfait du coup d'oeil.

Comme un page du roi precedait Chicot, la reine, dont les yeux erraient ca
et la avec l'eternelle inquietude des coeurs melancoliques, la reine
reconnut les couleurs de Navarre et l'appela.

-- Que veux-tu, d'Aubiac? demanda-t-elle.

Le jeune homme, nous aurions pu dire l'enfant, car il n'avait que douze
ans a peine, rougit et ploya le genoux devant Marguerite.

-- Madame, dit-il en francais, car la reine exigeait qu'on proscrivit le
patois de toutes les manifestations de service ou de toutes les relations
d'affaires, un gentilhomme de Paris, envoye du Louvre a Sa Majeste le roi
de Navarre, et renvoye par Sa Majeste le roi de Navarre a vous, desire
parler a Votre Majeste.

Un feu subit colora le beau visage de Marguerite; elle se tourna vivement
et avec cette sensation penible qui, a toute occasion, penetre les coeurs
longtemps froisses.

Chicot etait debout et immobile a vingt pas d'elle.

Ses yeux subtils reconnurent au maintien et a la silhouette, car le Gascon
se dessinait sur le fond orange du ciel, une tournure de connaissance;
elle quitta le cercle, au lieu de commander au nouveau venu d'approcher.

En se retournant toutefois pour donner un adieu a la compagnie, elle fit
signe du bout des doigts a un des plus richement vetus et des plus beaux
gentilshommes.

L'adieu pour tous etait reellement un adieu pour un seul.

Mais comme le cavalier privilegie ne paraissait pas sans inquietude,
malgre ce salut qui avait pour but de le rassurer, et que l'oeil d'une
femme voit tout:

-- Monsieur de Turenne, dit Marguerite, veuillez dire a ces dames que je
reviens dans un instant.

Le beau gentilhomme au pourpoint blanc et bleu s'inclina avec plus de
legerete que ne l'eut fait un courtisan indifferent.

La reine vint d'un pas rapide a Chicot, qui avait examine toute cette
scene, si bien en harmonie avec les phrases de la lettre qu'il apportait,
sans bouger d'une semelle.

-- Monsieur Chicot! s'ecria Marguerite etonnee, en abordant le Gascon.

-- Aux pieds de Votre Majeste, fit Chicot, de Votre Majeste, toujours
bonne et toujours belle, et toujours reine a Nerac comme au Louvre.

-- C'est miracle de vous voir si loin de Paris, monsieur.

-- Pardonnez-moi, madame, car ce n'est pas le pauvre Chicot qui a eu
l'idee de faire ce miracle.

-- Je le crois bien, vous etiez mort, disait-on.

-- Je faisais le mort.

-- Que voulez-vous de nous, monsieur Chicot? serais-je particulierement
assez heureuse pour qu'on se souvint de la reine de Navarre en France?

-- Oh! madame, dit Chicot en souriant, soyez tranquille, on n'oublie pas
les reines chez nous, quand elles ont votre age et surtout votre beaute.

-- On est donc toujours galant a Paris?

-- Le roi de France, ajouta Chicot sans repondre a la derniere question,
ecrit meme a ce sujet au roi de Navarre.

Marguerite rougit.

-- Il ecrit? demanda-t-elle.

-- Oui, madame.

-- Et c'est vous qui avez apporte la lettre?

-- Apporte, non pas, par des raisons que le roi de Navarre vous
expliquera, mais apprise par coeur et repetee de souvenir.

-- Je comprends. Cette lettre etait d'importance, et vous avez craint
qu'elle ne se perdit ou qu'on ne vous la volat?

-- Voila le vrai, madame; maintenant que Votre Majeste m'excuse, mais la
lettre etait ecrite en latin.

-- Oh! tres bien! s'ecria la reine: vous savez que je sais le latin.

-- Et le roi de Navarre, demanda Chicot, le sait-il?

-- Cher monsieur Chicot, repondit Marguerite, il est fort difficile de
savoir ce que sait ou ne sait pas le roi de Navarre.

-- Ah! ah! fit Chicot, heureux de voir qu'il n'etait pas le seul a
chercher le mot de l'enigme.

-- S'il faut en croire les apparences, continua Marguerite, il le sait
fort mal, car jamais il ne comprend, ou du moins ne semble comprendre,
quand je parle en cette langue avec quelqu'un de la cour.

Chicot se mordit les levres.

-- Ah diable! fit-il.

-- Lui avez-vous dit cette lettre? demanda Marguerite.

-- C'etait a lui qu'elle etait adressee.

-- Et a-t-il paru la comprendre?

-- Deux mots seulement.

-- Lesquels?

-- _Turennius et Margota._

-- _Turennius et Margota?_

-- Oui, ces deux mots se trouvent dans la lettre.

-- Alors qu'a-t-il fait?

-- Il m'a envoye vers vous, madame.

-- Vers moi?

-- Oui, en disant que cette lettre paraissait contenir des choses trop
importantes pour la faire traduire par un etranger, et qu'il valait mieux
que ce fut vous, qui etiez la plus belle des savantes et la plus savante
des belles.

-- Je vous ecouterai, monsieur Chicot, puisque c'est l'ordre du roi que je
vous ecoute.

-- Merci, madame: ou plait-il a Votre Majeste que je parle?

-- Ici; non, non, chez moi plutot: venez dans mon cabinet, je vous prie.

Marguerite regarda profondement Chicot, qui, par pitie pour elle peut-
etre, lui avait d'avance laisse entrevoir un coin de la verite.

La pauvre femme sentit le besoin d'un appui, d'un dernier retour vers
l'amour peut-etre, avant de subir l'epreuve qui la menacait.

-- Vicomte, dit-elle a M. de Turenne, votre bras jusqu'au chateau.
Precedez-nous, monsieur Chicot, je vous en supplie.




XLVII

LE CABINET DE MARGUERITE


Nous ne voudrions pas etre accuses de ne peindre que festons et
qu'astragales et de laisser se sauver a peine le lecteur a travers le
jardin; mais tel maitre, tel logis, et s'il n'a pas ete inutile de peindre
l'allee des trois mille pas et le cabinet de Henri, il peut etre de
quelque interet aussi de peindre le cabinet de Marguerite.

Parallele a celui de Henri, perce de portes de degagement ouvertes sur des
chambres et des couloirs, de fenetres complaisantes et muettes comme les
portes, fermees par des jalousies de fer a serrures dont les clefs
tournent sans bruit, voila pour l'exterieur du cabinet de la reine.

A l'interieur, des meubles modernes, des tapisseries d'un gout a la mode
du jour, des tableaux, des emaux, des faiences, des armes de prix, des
livres et des manuscrits grecs, latins et francais, surchargeant toutes
les tables, des oiseaux dans leurs volieres, des chiens sur les tapis, un
monde tout entier enfin, vegetaux et animaux, vivant d'une commune vie
avec Marguerite.

Les gens d'un esprit superieur ou d'une vie surabondante ne peuvent
marcher seuls dans l'existence; ils accompagnent chacun de leurs sens,
chacun de leurs penchants, de toute chose en harmonie avec eux, et que
leur force attractive entraine dans leur tourbillon, de sorte qu'au lieu
d'avoir vecu et senti comme les gens ordinaires, ils ont decuple leurs
sensations et double leur existence.

Certainement Epicure est un heros pour l'humanite; les paiens eux-memes ne
l'ont pas compris: c'etait un philosophe severe, mais qui, a force de
vouloir que rien ne fut perdu dans la somme de nos ressorts et de nos
ressources, procurait, dans son inflexible economie, des plaisirs a
quiconque agissant tout spirituellement ou tout bestialement, n'eut percu
que des privations ou des douleurs.

Or, on a beaucoup declame contre Epicure sans le connaitre, et l'on a
beaucoup loue, sans les connaitre aussi, ces pieux solitaires de la
Thebaide qui annihilaient le beau de la nature humaine en neutralisant le
laid. Tuer l'homme, c'est tuer aussi avec lui les passions, sans doute,
mais enfin c'est tuer, chose que Dieu defend de toutes ses forces et de
toutes ses lois.

La reine etait femme a comprendre Epicure, en grec, d'abord, ce qui etait
le moindre de ses merites; elle occupait si bien sa vie, qu'avec mille
douleurs elle savait composer un plaisir, ce qui, en sa qualite de
chretienne, lui donnait lieu a benir plus souvent Dieu qu'un autre, qu'il
s'appelat Dieu ou Theos, Jehovah ou Magog.

Toute cette digression prouve clair comme le our la necessite ou nous
etions de decrire les appartements de Marguerite.

Chicot fut invite a s'asseoir dans un beau et bon fauteuil de tapisserie
representant un Amour eparpillant un nuage de fleurs; un page, qui n'etait
pas d'Aubiac, mais qui etait plus beau et plus richement vetu, offrit de
nouveaux rafraichissements au messager. Chicot n'accepta point, et se mit
en devoir quand le vicomte de Turenne eut quitte la place, de reciter,
avec une imperturbable memoire, la lettre du roi de France et de Pologne
par la grace de Dieu.

Nous connaissons cette lettre, que nous avons lue en francais en meme
temps que Chicot; nous croyons donc de toute inutilite d'en donner la
traduction latine.

Chicot transmettait cette traduction avec l'accent le plus etrange
possible, afin que la reine fut le plus longtemps possible a la
comprendre; mais si fort habile qu'il fut a travestir son propre ouvrage,
Marguerite le saisissait au vol et ne cachait aucunement sa fureur et son
indignation.

A mesure qu'il avancait dans la lettre, Chicot s'enfoncait de plus en plus
dans l'embarras qu'il s'etait cree; a certains passages scabreux il
baissait le nez comme un confesseur embarrasse de ce qu'il entend; et a ce
jeu de physionomie, il avait un grand avantage, car il ne voyait pas
etinceler les yeux de la reine et se crisper chacun de ses nerfs aux
enonciations si positives de tous ses mefaits conjugaux.

Marguerite n'ignorait pas la mechancete raffinee de son frere; assez
d'occasions la lui avaient prouvee; elle savait aussi, car elle n'etait
point femme a se rien dissimuler a elle-meme, elle savait a quoi s'en
tenir sur les pretextes qu'elle avait fournis et sur ceux qu'elle pouvait
fournir encore; aussi, au fur et a mesure que Chicot lisait, la balance
s'etablissait-elle dans son esprit entre la colere legitime et la crainte
raisonnable.

S'indigner a point, se defier a propos, eviter le danger en repoussant le
dommage, prouver l'injustice en profitant de l'avis, c'etait le grand
travail qui se faisait dans l'esprit de Marguerite, tandis que Chicot
continuait sa narration epistolaire.

Il ne faut pas croire que Chicot demeurat le nez eternellement baisse;
Chicot levait tantot un oeil, tantot l'autre, et alors il se rassurait en
voyant que, sous ses sourcils a demi fronces, la reine prenait tout
doucement un parti.

Il acheva donc avec assez de tranquillite les salutations de la lettre
royale.

-- Par la sainte communion! dit la reine, quand Chicot eut acheve, mon
frere ecrit joliment en latin; quelle vehemence, quel style! Je ne l'eusse
jamais cru de cette force.

Chicot fit un mouvement de l'oeil, et ouvrit les mains en homme qui a
l'air d'approuver par politesse, mais qui ne comprend pas.

-- Vous ne comprenez pas! reprit la reine, a qui tous les langages etaient
familiers, meme celui de la mimique. Je vous croyais cependant fort
latiniste, monsieur.

-- Madame, j'ai oublie: tout ce que je sais aujourd'hui, tout ce qui me
reste enfin de mon ancienne science, c'est que le latin n'a pas d'article,
qu'il a un vocatif, et que la tete est du genre neutre.

-- Ah! vraiment! s'ecria en entrant un personnage tout hilare et tout
bruyant.

Chicot et la reine se retournerent d'un meme mouvement.

C'etait le roi de Navarre.

-- Quoi! fit Henri en s'approchant, la tete en latin est du genre neutre,
monsieur Chicot, et pourquoi donc n'est-elle pas du genre masculin?

-- Ah! dame! sire, fit Chicot, je n'en sais rien, puisque cela m'etonne
comme Votre Majeste.

-- Et moi aussi, dit Margot reveuse, cela m'etonne.

-- Ce doit etre, dit le roi, parce que c'est tantot l'homme et tantot la
femme qui sont les maitres, et cela selon le temperament de l'homme ou de
la femme.

Chicot salua.

-- Voila certes, dit-il, la meilleure raison que je connaisse, sire.

-- Tant mieux, je suis enchante d'etre plus profond philosophe que je ne
croyais: maintenant revenons a la lettre; sachez, madame, que je brule de
savoir les nouvelles de la cour de France, et voila justement que ce brave
monsieur Chicot me les apporte dans une langue inconnue; sans quoi....

-- Sans quoi? repeta Marguerite.

-- Sans quoi, je me delecterais, ventre saint-gris! vous savez combien
j'aime les nouvelles, et surtout les nouvelles scandaleuses, comme sait si
bien les raconter mon frere Henri de Valois.

Et Henri de Navarre s'assit en se frottant les mains.

-- Voyons, monsieur Chicot, continua le roi de l'air d'un homme qui
s'apprete a se bien rejouir, vous avez dit cette fameuse lettre a ma
femme, n'est-ce pas?

-- Oui, sire.

-- Eh bien! ma mie, dites-moi un peu ce que contient cette fameuse lettre.

-- Ne craignez-vous pas, sire, dit Chicot, mis a l'aise par cette liberte
dont les deux epoux couronnes lui donnaient l'exemple, que ce latin dans
lequel est ecrite la missive en question, ne soit d'un mauvais pronostic?

-- Pourquoi cela? demanda le roi.

Puis, se retournant vers sa femme:

-- Eh bien! madame? demanda-t-il.

Marguerite se recueillit un instant, comme si elle reprenait une a une,
pour la commenter, chacune des phrases tombees de la bouche de Chicot.

-- Notre messager a raison, sire, dit-elle, quand son examen fut termine
et son parti pris, le latin est un mauvais pronostic.

-- Eh quoi! fit Henri, cette chere lettre renfermerait de vilains propos?
Prenez garde, ma mie, le roi votre frere est un clerc de premiere force et
de premiere politesse.

-- Meme lorsqu'il me fait insulter dans ma litiere, comme cela est arrive
a quelques lieues de Sens, quand je suis partie de Paris pour venir vous
rejoindre, sire.

-- Lorsqu'on a un frere de moeurs severes lui-meme, fit Henri de ce ton
indefinissable qui tenait le milieu entre le serieux et la plaisanterie,
un frere roi, un frere pointilleux....

-- Doit l'etre pour le veritable honneur de sa soeur et de sa maison, car
enfin je ne suppose pas, sire, que si Catherine d'Albret, votre soeur,
occasionnait quelque scandale, vous feriez reveler ce scandale par un
capitaine des gardes.

-- Oh! moi, je suis un bourgeois patriarcal et benin, dit Henri, je ne
suis pas roi, ou, si je le suis, c'est pour rire, et, ma foi! je ris; mais
la lettre, la lettre, puisque c'est a moi qu'elle etait adressee, je
desire savoir ce qu'elle contient.

-- C'est une lettre perfide, sire.

-- Bah!

-- Oh! oui, et qui contient plus de calomnies qu'il n'en faut pour
brouiller, non-seulement un mari avec sa femme, mais un ami avec tous ses
amis.

-- Oh! oh! fit Henri en se redressant et en armant son visage
naturellement si franc et si ouvert d'une defiance affectee, brouiller un
mari et une femme, vous et moi, donc?

-- Vous et moi, sire.

-- Et en quoi cela, ma mie?

Chicot se sentait sur les epines, et il eut donne beaucoup, quoiqu'il eut
tres faim, pour s'aller coucher sans souper.

-- Le nuage va crever, murmurait-il en lui-meme, le nuage va crever!

-- Sire, dit la reine, je regrette fort que Votre Majeste ait oublie le
latin, qu'on a du lui enseigner cependant.

-- Madame, je ne me rappelle plus qu'une chose de tout le latin que j'ai
appris, c'est cette phrase: _Deus et virtus aeterna_; singulier assemblage
de masculin, de feminin, et de neutre, que mon professeur n'a jamais pu
expliquer que par le grec, que je comprenais encore moins que le latin.

-- Sire, continua la reine, si vous compreniez, vous verriez dans la
lettre force compliments de toute nature pour moi.

-- Oh! tres bien, dit le roi.

-- _Optime_, fit Chicot.

-- Mais en quoi, reprit Henri, des compliments pour vous peuvent-ils nous
brouiller, madame? car enfin, tant que mon frere Henri vous fera des
compliments, je serai de l'avis de mon frere Henri; si l'on disait du mal
de vous dans cette lettre, ah! ce serait autre chose, madame, et je
comprendrais la politique de mon frere.

-- Ah! si l'on disait du mal de moi, vous comprendriez la politique de
Henri?

-- Oui, de Henri de Valois: il a pour nous brouiller des motifs que je
connais.

-- Attendez alors, sire, car ces compliments ne sont qu'un exorde
insinuant pour arriver a des insinuations calomnieuses contre vos amis et
les miens.

Et apres ces mots audacieusement jetes, Marguerite attendit un dementi.

Chicot baissa le nez, Henri haussa les epaules.

-- Voyez, ma mie, dit-il, si, apres tout, vous n'avez pas trop entendu le
latin, et si cette intention mauvaise est bien dans la lettre de mon
frere.

Si doucement et si onctueusement que Henri eut prononce ces mots, la reine
de Navarre lui lanca un regard plein de defiance.

-- Comprenez-moi jusqu'au bout, dit-elle, sire.

-- Je ne demande pas mieux, Dieu m'en est temoin, madame, repondit Henri.

-- Avez-vous besoin ou non de vos serviteurs, voyons?

-- Si j'en ai besoin, ma mie? La belle question! Que ferais je sans eux et
reduit a mes propres forces, mon Dieu!

-- Eh bien! sire, le roi veut detacher de vous vos meilleurs serviteurs.

-- Je l'en defie.

-- Bravo! sire, murmura Chicot.

-- Eh! sans doute, fit Henri avec cette etonnante bonhomie qui lui etait
si particuliere, que, jusqu'a la fin de sa vie, chacun s'y laissa prendre,
car mes serviteurs me sont attaches par le coeur et non par l'interet. Je
n'ai rien a leur donner, moi.

-- Vous leur donnez tout votre coeur, toute votre foi, sire, c'est le
meilleur retour d'un roi a ses amis.

-- Oui, ma mie, eh bien!

-- Eh bien, sire, n'ayez plus foi en eux.

-- Ventre saint-gris! je n'en manquerai que s'ils m'y forcent, c'est-a-
dire s'ils demeritent.

-- Bon, alors, fit Marguerite, on vous prouvera qu'ils demeritent, sire;
voila tout.

-- Ah! ah! fit le roi; mais en quoi?

Chicot baissa de nouveau la tete, comme il faisait dans tous les moments
scabreux.

-- Je ne puis vous conter cela, sire, repondit Marguerite, sans
compromettre....

Et elle regarda autour d'elle.

Chicot comprit qu'il genait et se recula.

-- Cher messager, lui dit le roi, veuillez m'attendre en mon cabinet: la
reine a quelque chose de particulier a me dire, quelque chose de tres
utile pour mon service, a ce que je vois.

Marguerite resta immobile, a l'exception d'un leger signe de tete que
Chicot crut avoir saisi seul.

Voyant donc qu'il faisait plaisir aux deux epoux en s'en allant, il se
leva et quitta la chambre, avec un seul salut a l'adresse de tous deux.




XLVIII

COMPOSITION EN VERSION.


Eloigner ce temoin que Marguerite supposait plus fort en latin qu'il ne
voulait l'avouer, etait deja un triomphe, ou du moins un gage de securite
pour elle; car, nous l'avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu
lettre qu'il le voulait paraitre, tandis qu'avec son mari tout seul, elle
pouvait donner a chaque mot latin plus d'extension ou de commentaires que
tous les scoliastes en _us_ n'en donnerent jamais a Plaute ou a Perse, ces
deux enigmes en grands vers du monde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfaction du tete a tete.

Le roi n'avait sur le visage aucune apparence d'inquietude, ni aucun
soupcon de menace. Decidement le roi ne savait pas le latin.

-- Monsieur, dit Marguerite, j'attends que vous m'interrogiez.

-- Cette lettre vous preoccupe fort, ma mie, dit-il; ne vous alarmez donc
pas ainsi.

-- Sire, c'est que cette lettre est, ou devrait etre un evenement; un roi
n'envoie pas ainsi un messager a un autre roi, sans des raisons de la plus
haute importance.

-- Eh bien, alors, dit Henri, laissons la message et messager, ma mie;
n'avez-vous point quelque chose comme un bal ce soir?

-- En projet, oui, sire, dit Marguerite etonnee, mais il n'y a rien la
d'extraordinaire, vous savez que presque tous les soirs nous dansons.

-- Moi, j'ai une grande chasse pour demain, une grande chasse.

-- Ah!

-- Oui, une battue aux loups.

-- Chacun notre plaisir, sire: vous aimez la chasse, moi le bal, vous
chassez, moi je danse.

-- Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, et en verite, il n'y a pas de mal
a cela.

-- Certainement, mais Votre Majeste dit cela en soupirant.

-- Ecoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

-- J'ai des inquietudes.

-- A quel sujet, sire?

-- Au sujet d'un bruit qui court.

-- D'un bruit? Votre Majeste s'inquiete d'un bruit?

-- Quoi de plus simple, ma mie, quand ce bruit peut vous causer de la
peine?

-- A moi?

-- Oui, a vous.

-- Sire, je ne vous comprends pas.

-- N'avez-vous rien oui dire? fit Henri du meme ton.

Marguerite se mit a trembler serieusement que ce ne fut une facon
d'attaquer de son mari.

-- Je suis la femme du monde la moins curieuse, sire, dit-elle, et je
n'entends jamais que ce qu'on vient corner a mes oreilles. D'ailleurs,
j'estime si pauvrement ce que vous appelez ces bruits, que je les
entendrais a peine les ecoutant; a plus forte raison me bouchant les
oreilles quand ils passent.

-- C'est votre avis, alors, madame, qu'il faut mepriser tous ces bruits?

-- Absolument, sire, et surtout nous autres rois.

-- Pourquoi nous surtout, madame?

-- Parce que nous autres rois, etant dans tous les discours, nous aurions
vraiment trop a faire, si nous nous preoccupions.

-- Eh bien, je crois que vous avez raison, ma mie, et je vais vous fournir
une excellente occasion d'appliquer votre philosophie.

Marguerite crut le moment decisif arrive: elle rappela tout son courage,
et d'un ton assez ferme:

-- Soit, sire, de grand coeur, dit-elle.

Henri commenca du ton d'un penitent qui a quelque gros peche a avouer:

-- Vous connaissez le grand interet que je porte a ma fille Fosseuse?

-- Ah! ah! s'ecria Marguerite, voyant qu'il ne s'agissait pas d'elle, et
prenant un air de triomphe. Oui, oui, a la petite Fosseuse, votre amie.

-- Oui, madame, repondit Henri, toujours du meme ton, oui, a la petite
Fosseuse.

-- Ma dame d'honneur?

-- Votre dame d'honneur.

-- Votre folie, votre amour.

-- Ah! vous parlez la, ma mie, comme un de ces bruits que vous accusiez
tout a l'heure.

-- C'est vrai, sire, dit en souriant Marguerite, et je vous en demande
bien humblement pardon.

-- Ma mie, vous avez raison, bruit public ment souvent, et nous avons,
nous autres rois surtout, grand besoin d'etablir ce theoreme en axiome;
ventre saint-gris! madame, je crois que je parle grec.

Et Henri eclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire si bruyant et surtout dans le
regard si fin qui l'accompagnait.

Un peu d'inquietude la reprit.

-- Donc, Fosseuse? dit-elle.

-- Fosseuse est malade, ma mie; et les medecins ne comprennent rien a sa
maladie.

-- C'est etrange, sire. Fosseuse, d'apres le dire de Votre Majeste, est
toujours restee sage. Fosseuse qui, a vous entendre, aurait resiste a un
roi, si un roi lui eut parle d'amour; Fosseuse, cette fleur de purete, ce
cristal limpide, doit laisser l'oeil de la science penetrer jusqu'au fond
de ses joies et de ses douleurs!

-- Helas! il n'en est point ainsi, dit tristement Henri.

-- Quoi! s'ecria la reine avec cette impetueuse mechancete que la femme la
plus superieure ne manque jamais de lancer comme un dard sur une autre
femme; quoi, Fosseuse n'est pas une fleur de purete?

-- Je ne dis pas cela, repondit sechement Henri, Dieu me garde d'accuser
personne. Je dis que ma fille Fosseuse est atteinte d'un mal qu'elle
s'obstine a dissimuler aux medecins.

-- Soit aux medecins, mais envers vous, son confident, son pere... cela me
parait bien singulier.

-- Je n'en sais pas plus long, ma mie, repondit Henri en reprenant son
gracieux sourire, ou si j'en sais plus long, je juge a propos de m'arreter
la.

-- Alors, sire, dit Marguerite, qui croyait deviner a la tournure de
l'entretien, qu'elle avait l'avantage et que c'etait a elle d'accorder un
pardon quand elle croyait avoir au contraire a en solliciter un, alors,
sire, je ne sais plus ce que desire Votre Majeste et j'attends qu'elle
s'explique.

-- Eh bien, puisque vous attendez, ma mie, je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu'elle etait prete a tout entendre.

-- Il faudrait... continua Henri, mais c'est beaucoup exiger de vous, ma
mie....

-- Dites toujours, sire.

-- Il faudrait que vous eussiez l'obligeance de vous transporter aupres de
ma fille Fosseuse.

-- Moi, rendre une visite a cette fille que l'on dit avoir l'honneur
d'etre votre maitresse, honneur que vous ne declinez pas?

-- Allons, allons, doucement, ma mie, dit le roi. Sur ma parole, vous
feriez scandale avec ces exclamations, et je ne sais vraiment point si le
scandale que vous feriez ne rejouirait point la cour de France, car, dans
cette lettre du roi mon beau-frere que Chicot m'a recitee, il y avait:
_Quotidie scandalum_, c'est-a-dire, pour un triste humaniste comme moi,
_quotidiennement scandale_.

Marguerite fit un mouvement.

-- On n'a pas besoin de savoir le latin pour cela, continua Henri, c'est
presque du francais.

-- Mais sire, a qui s'appliqueraient ces paroles? demanda Marguerite.

-- Ah! voila ce que je n'ai pu comprendre. Mais vous qui savez le latin,
vous m'aiderez quand nous en serons la, ma mie.

Marguerite rougit jusqu'aux oreilles, tandis que, la tete baissee, la main
en l'air, Henri avait l'air de chercher naivement a quelle personne de sa
cour le _quotidie scandalum_ pouvait s'appliquer.

-- C'est bien, monsieur, dit la reine, vous voulez, au nom de la concorde,
me pousser a une demarche humiliante; au nom de la concorde, j'obeirai.

-- Merci, ma mie, dit Henri, merci.

-- Mais cette visite, monsieur, quel sera son but?

-- Il est tout simple, madame.

-- Encore, faut-il qu'on me le dise, puisque je suis assez naive pour ne
point le deviner.

-- Eh bien, vous trouverez Fosseuse au milieu des filles d'honneur,
couchant dans leur chambre. Ces sortes de femelles, vous le savez, sont si
curieuses et si indiscretes, qu'on ne sait a quelle extremite Fosseuse va
etre reduite.

-- Mais elle craint donc quelque chose! s'ecria Marguerite, avec un
redoublement de colere et de haine; elle veut donc se cacher!

-- Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais, c'est qu'elle a besoin de
quitter la chambre des filles d'honneur.

-- Si elle veut se cacher, qu'elle ne compte pas sur moi. Je puis fermer
les yeux sur certaines choses, mais jamais je n'en serai complice.

Et Marguerite attendit l'effet de son ultimatum.

Mais Henri semblait n'avoir rien entendu; il avait laisse retomber sa tete
et avait repris cette attitude pensive qui avait frappe Marguerite un
instant auparavant.

-- _Margota_, murmura-t-il, _Margota cum Turennio_. Voila ces deux noms
que je cherchais, madame. _Margota cum Turennio_.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

-- Des calomnies! sire, s'ecria-t-elle, allez-vous me repeter des
calomnies!

-- Quelles calomnies? fit Henri le plus naturellement du monde; est-ce que
vous comprenez la des calomnies, madame? C'est un passage de la lettre de
mon frere qui me revient: _Margota cum Turennio conveniunt in castello
nomme Loignac_. Decidement il faudra que je me fasse traduire cette lettre
par un clerc.

-- Voyons, cessons ce jeu, sire, reprit Marguerite toute frissonnante, et
dites-moi nettement ce que vous attendez de moi.

-- Eh bien, je desirerais, ma mie, que vous separassiez Fosseuse d'avec
les filles, et que l'ayant mise dans une chambre seule, vous ne lui
envoyassiez qu'un seul medecin, un medecin discret, le votre par exemple.

-- Oh! je vois ce que c'est! s'ecria la reine. Fosseuse qui pronait sa
vertu, Fosseuse qui etalait une menteuse virginite, Fosseuse est grosse et
prete d'accoucher.

-- Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri, je ne dis pas cela: c'est vous
qui l'affirmez.

-- C'est cela, monsieur, c'est cela! s'ecria Marguerite; votre ton
insinuant, votre fausse humilite me le prouvent. Mais il est de ces
sacrifices, fut-on roi, qu'on ne demande point a sa femme. Defaites vous-
meme les torts de mademoiselle de Fosseuse, sire; vous etes son complice,
cela vous regarde: au coupable la peine, et non a l'innocent.

-- Au coupable, bon! voila que vous me rappelez encore les termes de cette
affreuse lettre.

-- Et comment cela?

-- Oui, coupable se dit _nocens_, n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur, _nocens_.

-- Eh bien! il y a dans la lettre: _Margota cum Turennio, ambo nocentes,
conveniunt in castello nomine Loignac_. Mon Dieu! que je regrette de ne
pas avoir l'esprit aussi orne que j'ai la memoire sure!

-- _Ambo nocentes_, repeta tout bas Marguerite, plus pale que son col de
dentelles gauderonnees; il a compris, il a compris.

-- _Margota cum Turennio, ambo nocentes_. Que diable a voulu dire mon
frere par _ambo_? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre. Ventre
saint-gris! ma mie, c'est bien etonnant que, sachant le latin comme vous
le savez, vous ne m'ayez point encore donne l'explication de cette phrase
qui me preoccupe.

-- Sire, j'ai eu l'honneur de vous dire deja....

-- Eh! pardieu! interrompit le roi, voici justement _Turennius_ qui se
promene sous vos fenetres et qui regarde en l'air, comme s'il vous
attendait, le pauvre garcon. Je vais lui faire signe de monter! il est
fort savant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

-- Sire, sire! s'ecria Marguerite en se soulevant sur son fauteuil et en
joignant les deux mains, sire, soyez plus grand que tous les brouillons et
tous les calomniateurs de France.

-- Eh! ma mie, on n'est pas plus indulgent en Navarre qu'en France, ce me
semble, et tout a l'heure, vous-meme... etiez fort severe a l'egard de
cette pauvre Fosseuse.

-- Severe, moi! s'ecria Marguerite.

-- Dame! j'en appelle a vos souvenirs; ici, cependant, nous devrions etre
indulgents, madame; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vous
aimez, moi dans les chasses que j'aime.

-- Oui, oui, sire, dit Marguerite, vous avez raison, soyons indulgents.

-- Oh! j'etais bien sur de votre coeur, ma mie.

-- C'est que vous me connaissez, sire.

-- Oui. Vous allez donc voir Fosseuse, n'est-ce pas?

-- Oui, sire.

-- La separer des autres filles?

-- Oui, sire.

-- Lui donner votre medecin a vous?

-- Oui, sire.

-- Et pas de garde. Les medecins sont discrets par etat, les gardes sont
bavardes par habitude.

-- C'est vrai, sire.

-- Et si par malheur ce qu'on dit etait vrai, et que reellement la pauvre
fille eut ete faible et eut succombe....

Henri leva les yeux au ciel.

-- Ce qui est possible, continua-t-il. La femme est chose fragile, _res
fragilis mulier_, comme dit l'Evangile.

-- Eh bien! sire, je suis femme, et sais l'indulgence que je dois avoir
pour les autres femmes.

-- Ah! vous savez toutes choses, ma mie; vous etes, en verite, un modele
de perfection et....

-- Et?

-- Et je vous baise les mains.

-- Mais croyez bien, sire, reprit Marguerite, que c'est pour l'amour de
vous seul que je fais un pareil sacrifice.

-- Oh! oh! dit Henri, je vous connais bien, madame, et mon frere de France
aussi, lui qui dit tant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute:
_Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet_. Ce bon exemple,
sans doute, ma mie, c'est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main a moitie glacee de Marguerite.

-- Puis s'arretant sur le seuil de la porte:

-- Mille tendresses de ma part a Fosseuse, madame, dit-il; occupez-vous
d'elle comme vous m'avez promis de le faire, moi je pars pour la chasse;
peut-etre ne vous reverrai-je qu'au retour, peut-etre meme jamais... ces
loups sont de mauvaises betes; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusement Marguerite, et sortit, la laissant
stupefaite de tout ce qu'elle venait d'entendre.




XLIX

L'AMBASSADEUR D'ESPAGNE


Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.

Chicot etait encore tout agite des craintes de l'explication.

-- Eh bien! Chicot, fit Henri.

-- Eh bien! sire, repondit Chicot.

-- Tu ne sais pas ce que la reine pretend?

-- Non.

-- Elle pretend que ton maudit latin va troubler tout notre menage.

-- Eh! sire, s'ecria Chicot, pour Dieu, oublions-le, ce latin, et tout
sera dit. Il n'en est pas d'un morceau de latin declame comme d'un morceau
de latin ecrit, le vent emporte l'un, le feu ne peut pas quelquefois
reussir a devorer l'autre.

-- Moi, dit Henri, je n'y pense plus, ou le diable m'emporte.

-- A la bonne heure!

-- J'ai bien autre chose a faire, ma foi, que de penser a cela.

-- Votre Majeste prefere se divertir, hein?

-- Oui, mon fils, dit Henri, assez mecontent du ton avec lequel Chicot
avait prononce ce peu de paroles; oui, Ma Majeste aime mieux se divertir.

-- Pardon, mais je gene peut-etre Votre Majeste.

-- Eh! mon fils, reprit Henri en haussant les epaules, je t'ai deja dit
que ce n'etait pas ici comme au Louvre. Ici l'on fait au grand jour tout
amour, toute guerre, toute politique.

Le regard du roi etait si doux, son sourire si caressant, que Chicot se
sentit tout enhardi.

-- Guerre et politique moins qu'amour, n'est-ce pas, sire? dit-il.

-- Ma foi, oui, mon cher ami, je l'avoue: ce pays est si beau, ces vins du
Languedoc si savoureux, ces femmes de Navarre si belles!

-- Eh! sire, reprit Chicot, vous oubliez la reine, ce me semble; les
Navarraises sont-elles plus belles et plus accortes qu'elle, par hasard?
En ce cas, j'en fais mon compliment aux Navarraises.

-- Ventre saint-gris! tu as raison, Chicot, et moi qui oubliais que tu es
ambassadeur, que tu representes le roi Henri III, que le roi Henri III est
frere de madame Marguerite, et que par consequent devant toi, par
convenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutes les
femmes! Mais il faut excuser mon imprudence, Chicot; je ne suis point
habitue aux ambassadeurs, mon fils.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit, et d'Aubiac annonca d'une voix
haute:

-- M. l'ambassadeur d'Espagne.

Chicot fit sur son fauteuil un bond qui arracha un sourire au roi.

-- Ma foi, dit Henri, voila un dementi auquel je ne m'attendais pas.
L'ambassadeur d'Espagne! Et que diable vient-il faire ici?

-- Oui, repeta Chicot, que diable vient-il faire ici?

-- Nous allons le savoir, dit Henri; peut-etre notre voisin l'Espagnol a-
t-il quelque demele de frontiere a discuter avec moi.

-- Je me retire, fit Chicot humblement. C'est sans doute un veritable
ambassadeur que vous envoie S.M. Philippe II, tandis que moi....

-- L'ambassadeur de France ceder le terrain a l'Espagnol, et cela en
Navarre! Ventre saint-gris! cela ne sera point; ouvre ce cabinet de
livres, Chicot, et t'y installe.

-- Mais de la j'entendrai tout malgre moi, sire.

-- Eh! tu entendras, morbleu! que m'importe? je n'ai rien a cacher, moi. A
propos, vous n'avez plus rien a me dire de la part du roi votre maitre,
monsieur l'ambassadeur?

-- Non, sire, plus rien absolument.

-- C'est cela, tu n'as plus qu'a voir et a entendre alors, comme font tous
les ambassadeurs de la terre; tu seras donc a merveille dans ce cabinet
pour faire ta charge. Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes
oreilles, mon cher Chicot.

Puis il ajouta:

-- D'Aubiac, dis a mon capitaine des gardes d'introduire M. l'ambassadeur
d'Espagne.

Chicot, en entendant cet ordre, se hata d'entrer dans le cabinet des
livres, dont il ferma soigneusement la tapisserie a personnages.

Un pas lent et compasse retentit sur le parquet sonore: c'etait celui de
l'ambassadeur de S.M. Philippe II.

Lorsque les preliminaires consacres aux details d'etiquette furent acheves
et que Chicot eut pu se convaincre, du fond de sa cachette, que le
Bearnais s'entendait fort bien a donner audience:

-- Puis-je parler librement a Votre Majeste? demanda l'envoye dans la
langue espagnole, que tout Gascon ou Bearnais peut comprendre comme celle
de son pays, a cause des analogies eternelles.

-- Vous pouvez parler, monsieur, repondit le Bearnais.

Chicot ouvrit deux larges oreilles. L'interet etait grand pour lui.

-- Sire, dit l'ambassadeur, j'apporte la reponse de S.M. catholique.

-- Bon! fit Chicot, s'il apporte la reponse, c'est qu'il y a eu demande.

-- Touchant quel sujet? demanda Henri.

-- Touchant vos ouvertures du mois dernier, sire.

-- Ma foi, je suis tres oublieux, dit Henri. Veuillez me rappeler quelles
etaient ces ouvertures, je vous prie, monsieur l'ambassadeur.

-- Mais a propos des envahissements des princes lorrains en France.

-- Oui, et particulierement a propos de ceux de mon compere de Guise. Fort
bien! je me souviens maintenant; continuez, monsieur, continuez.

-- Sire, reprit l'Espagnol, le roi mon maitre, bien que sollicite de
signer un traite d'alliance avec la Lorraine, a regarde une alliance avec
la Navarre comme plus loyale, et, tranchons le mot, comme plus
avantageuse.

-- Oui, tranchons le mot, dit Henri.

-- Je serai franc avec Votre Majeste, sire, car je connais les intentions
du roi mon maitre a l'egard de Votre Majeste.

-- Et moi, puis-je les connaitre?

-- Sire, le roi mon maitre n'a rien a refuser a la Navarre.

Chicot colla son oreille a la tapisserie, tout en se mordant le bout du
doigt pour s'assurer qu'il ne dormait pas.

-- Si l'on n'a rien a me refuser, dit Henri, voyons ce que je puis
demander.

-- Tout ce qu'il plaira a Votre Majeste, sire.

-- Diable!

-- Qu'elle parle donc ouvertement et franchement.

-- Ventre saint-gris, tout, c'est embarrassant!

-- Sa Majeste le roi d'Espagne veut mettre son nouvel allie a l'aise; la
proposition que je vais faire a Votre Majeste en temoignera.

-- J'ecoute, dit Henri.

-- Le roi de France traite la reine de Navarre en ennemie juree; il la
repudie pour soeur, du moment ou il la couvre d'opprobre, cela est
constant. Les injures du roi de France, et je demande pardon a Votre
Majeste d'aborder ce sujet si delicat....

-- Abordez, abordez.

-- Les injures du roi de France sont publiques; la notoriete les consacre.

Henri fit un mouvement de denegation.

-- Il y a notoriete, continua l'Espagnol, puisque nous sommes instruits;
je me repete donc, sire: le roi de France repudie madame Marguerite pour
sa soeur, puisqu'il tend a la deshonorer en la faisant fouiller par un
capitaine de ses gardes.

-- Eh bien! monsieur l'ambassadeur, ou voulez-vous en venir?

-- Rien de plus facile, en consequence, a Votre Majeste, de repudier pour
femme celle que son frere repudie pour soeur.

Henri regarda vers la tapisserie derriere laquelle Chicot, l'oeil effare,
attendait, tout palpitant, le resultat d'un si pompeux debut.

-- La reine repudiee, continua l'ambassadeur, l'alliance entre le roi de
Navarre et le roi d'Espagne....

Henri salua.

-- Cette alliance, continua l'ambassadeur, est toute conclue, et voici
comment. Le roi d'Espagne donne l'infante sa fille au roi de Navarre, et
Sa Majeste elle-meme epouse madame Catherine de Navarre, soeur de Votre
Majeste.

Un frisson d'orgueil parcourut tout le corps du Bearnais, un frisson
d'epouvante tout le corps de Chicot. L'un voyait surgir a l'horizon sa
fortune, radieuse comme le soleil levant, l'autre voyait descendre et
mourir le sceptre et la fortune des Valois.

L'Espagnol, impassible et glace, ne voyait rien, lui, que les instructions
de son maitre.

Il se fit, pendant un instant, un silence profond; puis, apres cet
instant, le roi de Navarre reprit:

-- La proposition, monsieur, est magnifique, et me comble d'honneur.

-- Sa Majeste, se hata de dire le negociateur orgueilleux qui comptait sur
une acceptation d'enthousiasme, Sa Majeste le roi d'Espagne ne se propose
de soumettre a Votre Majeste qu'une seule condition.

-- Ah! une condition, dit Henri, c'est trop juste; voyons la condition.

-- En aidant Votre Majeste contre les princes lorrains, c'est-a-dire en
ouvrant le chemin du trone a Votre Majeste, mon maitre desirerait se
faciliter par votre alliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles
monseigneur le duc d'Anjou mord, a cette heure, a pleines dents. Votre
Majeste comprend bien que c'est toute preference donnee a elle par mon
maitre, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses allies
naturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contre M. le
duc d'Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, la seule; elle est
raisonnable et douce: Sa Majeste le roi d'Espagne s'alliera a vous par un
double mariage; il vous aidera a... -- l'ambassadeur chercha un instant le
mot propre, -- a succeder au roi de France, et vous lui garantirez les
Flandres. Je puis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre
Majeste, regarder ma negociation comme heureusement accomplie.

Un silence, plus profond encore que le premier, succeda a ces paroles,
afin, sans doute, de laisser arriver dans toute sa puissance la reponse
que l'ange exterminateur attendait pour frapper ca ou la, sur la France ou
sur l'Espagne.

Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dans son cabinet.

-- Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin, voila la reponse que vous etes
charge de m'apporter.

-- Oui, sire.

-- Rien autre chose avec?

-- Rien autre chose.

-- Eh bien! dit Henri, je refuse l'offre de Sa Majeste le roi d'Espagne.

-- Vous refusez la main de l'infante! s'ecria l'Espagnol, avec un
saisissement pareil a celui que cause la douleur d'une blessure a laquelle
on ne s'attend pas.

-- Honneur bien grand, monsieur, repondit Henri en relevant la tete, mais
que je ne puis croire au-dessus de l'honneur d'avoir epouse une fille de
France.

-- Oui, mais cette premiere alliance vous approchait du tombeau, sire; la
seconde vous approche du trone.

-- Precieuse, incomparable fortune, monsieur, je le sais, mais que je
n'acheterai jamais avec le sang et l'honneur de mes futurs sujets. Quoi!
monsieur je tirerais l'epee contre le roi de France, mon beau-frere, pour
l'Espagnol etranger; quoi! j'arreterais l'etendard de France dans son
chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et les lions de Leon
achever l'oeuvre qu'il a commencee; quoi! je ferais tuer des freres par
des freres; j'amenerais l'etranger dans ma patrie! Monsieur, ecoutez bien
ceci: j'ai demande a mon voisin le roi d'Espagne des secours contre MM. de
Guise, qui sont des factieux avides de mon heritage, mais non contre le
duc d'Anjou, mon beau-frere, mais non contre le roi Henri III, mon ami;
mais non contre ma femme, soeur de mon roi. Vous secourrez les Guises,
dites-vous, vous leur preterez votre appui. Faites; je lancerai sur eux et
sur vous tous les protestants d'Allemagne et ceux de France. Le roi
d'Espagne veut reconquerir les Flandres qui lui echappent; qu'il fasse ce
qu'a fait son pere Charles-Quint: qu'il demande passage au roi de France
pour aller reclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et le roi
Henri III, j'en suis garant, lui donnera un passage aussi loyal que l'a
fait le roi Francois Ier. Je veux le trone de France, dit Sa Majeste
catholique, c'est possible, mais je n'ai point besoin qu'il m'aide a le
conquerir; je le prendrai bien tout seul s'il est vacant, et cela malgre
toutes les majestes du monde. Ainsi donc, adieu, monsieur. Dites a mon
frere Philippe que je lui suis bien reconnaissant de ses offres. Mais je
lui en voudrais mortellement si, lui les faisant, il m'avait cru un seul
instant capable de les accepter.

Adieu, monsieur.

[Illustration: Vous savez que c'est de l'or, Sire. -- PAGE 86.]

L'ambassadeur demeurait stupefait; il balbutia:

-- Prenez garde, sire, la bonne intelligence entre deux voisins depend
d'une mauvaise parole.

-- Monsieur l'ambassadeur, reprit Henri, sachez bien ceci: Roi de Navarre
ou roi de rien, c'est tout un pour moi. Ma couronne est si legere, que je
ne la sentirais meme pas tomber si elle me glissait du front; d'ailleurs,
a ce moment-la, j'aviserais de la retenir, soyez tranquille.

Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roi votre maitre que j'ai des
ambitions plus grandes que celles qu'il m'a fait entrevoir. Adieu.

Et le Bearnais, redevenant, non pas lui-meme, mais l'homme que l'on
connaissait en lui, apres s'etre un instant laisse dominer par la chaleur
de son heroisme, le Bearnais, souriant avec courtoisie, reconduisit
l'ambassadeur jusqu'au seuil de son cabinet.




L

LES PAUVRES DU ROI DE NAVARRE


Chicot etait plonge dans une surprise si profonde, qu'il ne songea point,
Henri reste seul, a sortir de son cabinet.

Le Bearnais leva la tapisserie et alla lui frapper sur l'epaule.

-- Eh bien, maitre Chicot, dit-il, comment trouvez-vous que je m'en sois
tire?

-- A merveille, sire, repliqua Chicot encore etourdi. Mais, en verite,
pour un roi qui ne recoit pas souvent d'ambassadeurs, il parait que, quand
vous les recevez, vous les recevez bons.

-- C'est pourtant mon frere Henri qui me vaut ces ambassadeurs-la.

-- Comment cela, sire?

-- Oui, s'il ne persecutait pas incessamment sa pauvre soeur, les autres
ne songeraient pas a la persecuter. Crois-tu que si le roi d'Espagne
n'avait pas su l'injure publique faite a la reine de Navarre, quand un
capitaine des gardes a fouille sa litiere, crois-tu qu'on viendrait me
proposer de la repudier?

-- Je vois avec bonheur, sire, repondit Chicot, que tout ce que l'on
tentera sera inutile, et que rien ne pourra rompre la bonne harmonie qui
existe entre vous et la reine.

-- Eh! mon ami, l'interet qu'on a a nous brouiller est clair....

-- Je vous avoue, sire, que je ne suis pas si penetrant que vous le
croyez.

-- Sans doute, tout ce que desire mon frere Henri, c'est que je repudie sa
soeur.

-- Comment cela? Expliquez-moi la chose, je vous prie. Peste! je ne
croyais pas venir a si bonne ecole.

-- Tu sais qu'on a oublie de me payer la dot de ma femme, Chicot.

-- Non, je ne le savais pas, sire; seulement je m'en doutais.

-- Que cette dot se composait de trois cent mille ecus d'or.

-- Joli denier.

-- Et de plusieurs villes de surete, et, entre ces villes, celle de
Cahors.

-- Jolie ville, mordieu!

-- J'ai reclame, non pas mes trois cent mille ecus d'or, tout pauvre que
je suis, je me pretends plus riche que le roi de France, mais Cahors.

-- Ah! vous avez reclame Cahors, sire. Ventre de biche! vous avez bien
fait, et a votre place, j'eusse fait comme vous.

-- Et voila pourquoi, dit le Bearnais avec son fin sourire, voila
pourquoi... Comprends-tu maintenant?

-- Non, le diable m'emporte!

-- Voila pourquoi on me voudrait brouiller avec ma femme au point que je
la repudiasse. Plus de femme, tu entends, Chicot, plus de dot, par
consequent plus de trois cent mille ecus, plus de villes, et surtout plus
de Cahors. C'est une facon comme une autre d'eluder sa parole, et mon
frere de Valois est fort adroit a ces sortes de pieges.

-- Vous aimeriez cependant fort a tenir cette place, n'est-ce pas, sire?
dit Chicot.

-- Sans doute; car enfin, qu'est-ce que ma royaute de Bearn? une pauvre
petite principaute que l'avarice de mon beau-frere et de ma belle-mere ont
tellement rognee, que le titre de roi qui y est attache est devenu un
titre ridicule.

-- Oui, tandis que Cahors ajoute a cette principaute....

-- Cahors serait mon boulevard, la sauvegarde de ceux de ma religion.

-- Eh bien, mon cher sire, faites votre deuil de Cahors, car que vous
soyez brouille ou non avec madame Marguerite, le roi de France ne vous la
remettra jamais, et a moins que vous ne la preniez....

-- Oh! s'ecria Henri, je la prendrais bien, si elle n'etait si forte, et
surtout si je ne haissais la guerre.

-- Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.

Henri arma son visage d'une impenetrable naivete.

-- Oh! imprenable, imprenable, dit-il; si aussi bien j'avais une armee...
que je n'ai pas.

-- Ecoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des
douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre
Cahors, ou est M. de Vezin, il faudrait etre un Annibal ou un Cesar, et
Votre Majeste....

-- Eh bien! Ma Majeste?... demanda Henri avec son narquois sourire.

-- Votre Majeste l'a dit, elle n'aime pas la guerre.

Henri soupira; un trait de flamme illumina son oeil plein de melancolie;
mais, comprimant aussitot ce mouvement involontaire, il lissa de sa main
noircie par le hale sa barbe brune, en disant:

-- Jamais je n'ai tire l'epee, c'est vrai; jamais je ne la tirerai: je
suis un roi de paille et un homme de paix; cependant, Chicot, par un
contraste singulier, j'aime a m'entretenir de choses de guerre: c'est de
mon sang cela. Saint Louis, mon ancetre, avait ce bonheur, qu'etant pieux
d'education et doux de nature, il devenait a l'occasion un rude jouteur de
lance, une vaillante epee. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin,
qui est un Cesar et un Annibal, lui.

-- Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j'ai pu non-seulement vous blesser,
mais encore vous inquieter. Je ne vous ai parle de M. de Vezin que pour
eteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l'ignorance des
affaires eussent pu faire naitre dans votre coeur. Cahors, voyez-vous, est
si bien defendue et si bien gardee, parce que c'est la clef du Midi.

-- Helas! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien!

-- C'est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie a la securite
de l'habitation. Avoir Cahors, c'est posseder greniers, celliers, coffres-
forts, granges, logements et relations; posseder Cahors, c'est avoir tout
pour soi; ne point posseder Cahors, c'est avoir tout contre soi.

-- Eh! ventre saint-gris! murmura le roi de Navarre, voila pourquoi
j'avais si grande envie de posseder Cahors, que j'ai dit a ma pauvre mere
d'en faire une des conditions _sine qua non_ de mon mariage. Tiens! voila
que je parle latin a present. Cahors etait donc l'apanage de ma femme: on
me l'avait promis, on me le devait.

-- Sire, devoir et payer... fit Chicot.

-- Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien differentes, mon
ami, de sorte que ton opinion, a toi, est que l'on ne me paiera point.

-- J'en ai peur.

-- Diable! fit Henri.

-- Et franchement... continua Chicot.

-- Eh bien!

-- Franchement, on aura raison, sire.

-- On aura raison? pourquoi cela, mon ami?

-- Parce que vous n'avez pas su faire votre metier de roi, epouseur d'une
fille de France, parce que vous n'avez pas su vous faire payer votre dot
d'abord et remettre vos villes ensuite.

-- Malheureux! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc
pas du toscin de Saint-Germain-l'Auxerrois? Il me semble qu'un marie que
l'on veut egorger la nuit meme de ses noces ne songe pas tant a sa dot
qu'a sa vie.

-- Bon! fit Chicot; mais depuis?

-- Depuis? demanda Henri.

-- Oui; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien! il fallait profiter
de cette paix pour instrumenter; il fallait, excusez-moi, sire, il
fallait, au lieu de faire l'amour, negocier. C'est moins amusant, je le
sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en verite, sire, autant
pour le roi mon maitre que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri
de Navarre un allie fort, Henri de France serait plus fort que tout le
monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se reunir
dans un meme interet politique, quitte a debattre leurs interets religieux
apres; catholiques et protestants, c'est-a-dire les deux Henri, feraient a
eux deux trembler le genre humain.

-- Oh! moi, dit Henri avec humilite, je n'aspire a faire trembler
personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-meme... Mais tiens, Chicot,
ne parlons plus de ces choses qui me troublent l'esprit. Je n'ai pas
Cahors, eh bien! je m'en passerai.

-- C'est dur, mon roi!

-- Que veux-tu! puisque tu penses toi-meme que jamais Henri ne me rendra
cette ville.

-- Je le pense, sire, j'en suis sur, et cela pour trois raisons.

-- Dis-les-moi, Chicot.

-- Volontiers. La premiere, c'est que Cahors est une ville de bon produit;
que le roi de France aimera mieux se la reserver que de la donner a qui
que ce soit.

-- Ce n'est pas tout a fait honnete cela, Chicot.

-- C'est royal, sire.

-- Ah! c'est royal de prendre ce qui plait?

-- Oui, cela s'appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des
animaux.

-- Je me souviendrai de ce que tu me dis la, mon bon Chicot, si jamais je
me fais roi. Ta seconde raison, mon fils?

-- La voici: madame Catherine....

-- Elle se mele donc toujours de politique, ma bonne mere Catherine?
interrompit Henri.

-- Toujours; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille a Paris qu'a
Nerac, pres d'elle que pres de vous.

-- Tu crois? Elle n'aime cependant pas sa fille d'une folle maniere,
madame Catherine.

-- Non; mais madame Marguerite vous sert d'otage, sire.

-- Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m'emporte, si j'eusse jamais
songe a cela; mais enfin tu peux avoir raison; oui, oui, une fille de
France, au besoin, est un otage. Eh bien?

-- Eh bien! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du
sejour. Nerac est une ville fort agreable, qui possede un parc charmant et
des allees comme il n'en existe nulle part; mais madame Marguerite, privee
de ressources, s'ennuiera a Nerac, et regrettera le Louvre.

-- J'aime mieux ta premiere raison, Chicot, dit Henri en secouant la tete.

-- Alors je vais vous dire la troisieme.

Entre le duc d'Anjou qui cherche a se faire un trone et qui remue la
Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et
qui remuent la France; entre Sa Majeste le roi d'Espagne, qui voudrait
tater de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de
Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain equilibre.

-- En verite! moi, sans poids.

-- Justement. Voyez plutot la republique suisse. Devenez puissant, c'est-
a-dire pesant, et vous emporterez le plateau. Vous ne serez plus un
contrepoids, vous serez un poids.

-- Oh! j'aime beaucoup cette raison-la, Chicot, et elle est parfaitement
bien deduite. Tu es veritablement clerc, Chicot.

-- Ma foi, sire, je suis ce que je puis, dit Chicot, flatte, quoi qu'il en
eut, du compliment, et se laissant aller a cette bonhomie royale a
laquelle il n'etait point accoutume.

[Illustration: Il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise. --
PAGE 93.]

-- Voila donc l'explication de ma situation? dit Henri.

-- Complete, sire.

-- Et moi qui ne voyais rien de tout cela, Chicot, moi qui esperais
toujours, comprends-tu?

-- Eh bien, sire, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de cesser
d'esperer, au contraire!

-- Je vais donc faire, Chicot, pour cette creance du roi de France, ce que
je fais pour ceux de mes metayers qui ne peuvent me solder le fermage; je
mets un P a cote de leur nom.

-- Ce qui veut dire paye.

-- Justement.

-- Mettez deux P, sire, et poussez un soupir.

Henri soupira.

-- Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Au reste, mon ami, tu vois qu'on peut
vivre en Bearn et que je n'ai pas absolument besoin de Cahors.

-- Je vois cela, et, comme je m'en doutais, vous etes un prince sage, un
roi philosophe... Mais quel est ce bruit?

-- Du bruit? ou cela?

-- Mais dans la cour, ce me semble.

-- Regarde par la fenetre, mon ami, regarde.

Chicot s'approcha de la croisee.

-- Sire, dit-il, il y a en bas une douzaine de gens assez mal accoutres.

-- Ah! ce sont mes pauvres, fit le roi de Navarre en se levant.

-- Votre Majeste a ses pauvres?

-- Sans doute, Dieu ne recommande-t-il point la charite? Pour n'etre point
catholique, Chicot, je n'en suis pas moins chretien.

-- Bravo! sire.

-- Viens, Chicot, descendons; nous ferons ensemble l'aumone, puis nous
remonterons souper.

-- Sire, je vous suis.

-- Prends cette bourse qui est sur la tablette, pres de mon epee, vois-tu?

-- Je la tiens, sire....

-- A merveille.

Ils descendirent donc: la nuit etait venue. Le roi, tout en marchant,
paraissait soucieux, preoccupe.

Chicot le regardait et s'attristait de cette preoccupation.

-- Ou diable ai-je eu l'idee, se disait-il a lui-meme, d'aller porter
politique a ce brave prince? Je lui ai mis la mort au coeur, en verite!
Absurde belitre que je suis, va!

Une fois descendu dans la cour, Henri de Navarre s'approcha du groupe de
mendiants qui avait ete signale par Chicot.

C'etait, en effet, une douzaine d'hommes de stature, de physionomie et de
costumes differents; des gens qu'un inhabile observateur eut remarques a
leur voix, a leur pas, a leurs gestes, pour des bohemiens, des etrangers,
des passants insolites, et qu'un observateur eut reconnus, lui, pour des
gentilshommes deguises.

Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.

Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.

Ils vinrent alors le saluer, chacun a son tour, avec un air d'humilite qui
n'excluait point un regard plein d'intelligence et d'audace, adresse au
roi lui seul, comme pour lui dire:

-- Sous l'enveloppe le coeur brule.

Henri repondit par un signe de tete, puis introduisant l'index et le pouce
dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une piece.

-- Eh! fit Chicot, vous savez que c'est de l'or, sire?

-- Oui, mon ami, je le sais.

-- Peste! vous etes riche.

-- Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces
pieces d'or me servent a deux aumones? Je suis pauvre, au contraire,
Chicot, et je suis force de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui
dure.

-- C'est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pieces sont
des moities de pieces coupees avec des dessins capricieux.

-- Oh! je suis comme mon frere de France, qui s'amuse a decouper des
images: j'ai mes tics. Je m'amuse, dans mes moments perdus, moi, a rogner
mes ducats. Un Bearnais pauvre et honnete est industrieux comme un juif.

-- C'est egal, sire, dit Chicot en secouant la tete, car il devinait
quelque nouveau mystere cache la-dessous; c'est egal, voila une singuliere
facon de faire l'aumone.

-- Tu ferais autrement, toi?

-- Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de separer chaque piece, je la
donnerais entiere en disant: Voila pour deux!

-- Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire
du bien.

-- Enfin! murmura Chicot, resumant par ce mot, qui est la quintessence de
toutes les philosophies, son opposition aux idees bizarres du roi.

Henri prit donc une demi-piece d'or dans la bourse, et, se placant devant
le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son
maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans
l'interroger du regard.

-- Agen, dit celui-ci en s'inclinant.

-- Combien? demanda le roi.

-- Cinq cents.

-- Cahors. Et il lui remit la piece et en prit une autre dans la bourse.

Le mendiant salua plus bas encore que la premiere fois, et s'eloigna.

Il fut suivi d'un autre qui salua avec humilite.

-- Auch, dit-il en saluant.

-- Combien?

-- Trois cent cinquante.

-- Cahors. Et il lui remit la seconde piece, et en prit une autre dans la
bourse.

Le second disparut comme le premier. Un troisieme s'approcha et salua.

-- Narbonne, dit-il.

-- Combien?

-- Huit cents.

-- Cahors. Et il lui remit la troisieme piece et en prit une autre dans la
bourse.

-- Montauban, dit un quatrieme.

-- Combien?

-- Six cents.

-- Cahors.

Tous enfin, s'approchant et en saluant, prononcerent un nom, recurent
l'etrange aumone, et accuserent un chiffre dont le total monta a huit
mille.

A chacun d'eux Henri repondit: Cahors, sans qu'une seule fois
l'accentuation de sa voix variat dans la prononciation du mot.

La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pieces dans la bourse,
plus de mendiants dans la cour.

-- Voila, dit Henri.

-- C'est tout, sire?

-- Oui, j'ai fini.

Chicot tira le roi par la manche.

-- Sire? dit-il.

-- Eh bien!

-- M'est-il permis d'etre curieux?

-- Pourquoi pas? La curiosite est chose naturelle.

-- Que vous disaient ces mendiants? et que diable leur repondiez-vous?

Henri sourit.

-- C'est qu'en verite, tout est mystere ici.

-- Tu trouves?

-- Oui; je n'ai jamais vu faire l'aumone de cette facon.

-- C'est l'habitude a Nerac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe: Chaque
ville a son usage.

-- Singulier usage, sire.

-- Non, le diable m'emporte! et rien n'est plus simple; tous ces gens que
tu vois courent le pays pour recevoir des aumones; mais ils sont tous
d'une ville differente.

-- Apres, sire?

-- Eh bien! pour que je ne donne pas toujours au meme, ils me disent le
nom de leur ville; de cette facon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis
repartir egalement mes bienfaits et je suis utile a tous les malheureux de
toutes les villes de mon Etat.

-- Voila qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu'ils vous disent;
mais pourquoi a tous repondez-vous Cahors?

-- Ah! repliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joue; je leur
ai repondu: Cahors?

-- Parbleu!

-- Tu crois?

-- J'en suis sur.

-- C'est que, vois tu, depuis que nous avons parle de Cahors j'ai toujours
ce mot a la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu'on ne
peut avoir et qu'on desire ardemment: on y songe, et on les nomme en y
songeant.

-- Hum! fit Chicot en regardant avec defiance du cote par ou les mendiants
avaient disparu; c'est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire;
il y a encore, outre cela....

-- Comment! il y a encore quelque chose?

-- Il y a ce chiffre que chacun prononcait, et qui, additionne, fait un
total de plus de huit mille.

-- Ah! quant a ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n'ai pas compris,
a moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divises par
corporations, a moins qu'ils n'aient accuse le chiffre des membres de
chacune de ces corporations, ce qui me parait probable.

-- Sire! sire!

-- Viens souper, mon ami; rien n'ouvre l'esprit, a mon avis, comme de
manger et de boire. Nous chercherons a table, et tu verras que si mes
pistoles sont rognees, mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda son souper.

Puis, passant familierement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans
son cabinet, ou le souper etait servi.

En passant devant l'appartement de la reine, il jeta les yeux sur les
fenetres et ne vit pas de lumiere.

-- Page, dit-il, Sa Majeste la reine n'est-elle point au logis?

-- Sa Majeste, repondit le page, est allee voir mademoiselle de
Montmorency, que l'on dit fort malade.

-- Ah! pauvre Fosseuse, dit Henri; c'est vrai, la reine est un bon coeur.
Viens souper, Chicot, viens.




LI

LA VRAIE MAITRESSE DU ROI DE NAVARRE


Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n'avoir plus rien dans la
pensee ni sur le coeur, et quand il etait dans ces dispositions d'esprit,
c'etait un excellent convive que le Bearnais.

[Illustration: Encore! pensa Chicot. -- PAGE 94.]

Quant a Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d'inquietude
qui l'avait pris a l'apparition de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait
suivi dans la cour, qui s'etait augmente a la distribution de l'or aux
mendiants, et qui ne l'avait pas quitte depuis.

Henri avait voulu que son compere Chicot soupat seul a seul avec lui; a la
cour du roi Henri, il s'etait toujours senti un grand faible pour Chicot,
un de ces faibles comme en ont les gens d'esprit pour les gens d'esprit;
et Chicot, de son cote, sauf les ambassades d'Espagne, les mendiants a mot
d'ordre et les pieces d'or rognees, Chicot avait une grande sympathie pour
le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon
convive, Chicot resolut de se menager un peu, lui, de facon a ne rien
laisser passer de ce que la liberte du repas et la chaleur des vins
inspiraient de saillies au Bearnais.

Henri but sec, et il avait une facon d'entrainer ses convives qui ne
permettait guere a Chicot de rester en arriere de plus d'un verre de vin
sur trois.

-- Mais c'etait, on le sait, une tete de fer que la tete de mons Chicot.

Quant a Henri de Navarre, tous ces vins etaient vins de pays, disait-il,
et il les buvait comme petit-lait.

Tout cela etait assaisonne de force compliments qu'echangeaient entre eux
les deux convives.

-- Que je vous porte envie, dit Chicot au roi, et que votre cour est
aimable et votre existence fleurie, sire; que de bons visages je vois dans
cette bonne maison et que de richesses dans ce beau pays de Gascogne!

-- Si ma femme etait ici, mon cher Chicot, je ne te dirais point ce que je
vais te dire; mais en son absence, je puis t'avouer que la plus belle
partie de ma vie est celle que tu ne vois pas.

-- Ah! sire, on en dit, en effet, de belles sur Votre Majeste.

Henri se renversa dans son fauteuil et se caressa la barbe en riant.

-- Oui, oui, n'est-ce pas? dit-il; on pretend que je regne beaucoup plus
sur mes sujettes que sur mes sujets.

-- C'est la verite, sire, et pourtant cela m'etonne.

-- En quoi, mon compere?

-- En ce que, sire, vous avez beaucoup de cet esprit remuant qui fait les
grands rois.

-- Ah! Chicot, tu te trompes, dit Henri; je suis encore plus paresseux que
remuant, et la preuve en est toute ma vie. Si j'ai un amour a prendre,
c'est toujours le plus rapproche de moi; si c'est du vin que je choisis,
c'est toujours du vin de la bouteille la plus proche. A ta sante, Chicot!

-- Sire, vous me faites honneur, repondit Chicot, en vidant son verre
jusqu'a la derniere goutte; car le roi le regardait de cet oeil fin qui
semblait penetrer au plus profond de la pensee.

-- Aussi, continua le roi en levant les yeux au ciel, que de querelles
dans mon menage, compere!

-- Oui, je comprends: toutes les filles d'honneur de la reine vous
adorent, sire!

-- Elles sont mes voisines, Chicot.

-- Eh! eh! sire, il resulte de cet axiome que si vous habitiez Saint-
Denis, au lieu d'habiter Nerac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi
tranquille qu'il le fait.

Henri s'assombrit.

-- Le roi! que me dites-vous la, Chicot? reprit Henri de Navarre, le roi!
est-ce que vous vous figurez que je suis un Guise, moi? Je desire Cahors,
c'est vrai, mais parce que Cahors est a ma porte: toujours mon systeme,
Chicot. J'ai de l'ambition, mais assis; une fois leve, je ne me sens plus
desireux de rien.

-- Ventre de biche! sire, repondit Chicot, cette ambition des choses a la
portee de la main ressemble fort a celle de Cesar Borgia, qui cueillait un
royaume ville a ville, disant que l'Italie etait un artichaut qu'il
fallait manger feuille a feuille.

-- Ce Cesar Borgia n'etait pas un si mauvais politique, ce me semble,
compere, dit Henri.

-- Non, mais c'etait un fort dangereux voisin et un fort mechant frere.

-- Ah ca! mais me compareriez-vous a un fils de pape, moi chef des
huguenots? Un instant, monsieur l'ambassadeur.

-- Sire, je ne vous compare a personne.

-- Pour quelle raison?

-- Par la raison que je crois qu'il se trompera, celui qui vous comparera
a un autre qu'a vous-meme. Vous etes ambitieux, sire.

-- Quelle bizarrerie! fit le Bearnais; voila un homme qui, a toute force,
veut me forcer de desirer quelque chose.

-- Dieu m'en garde, sire; tout au contraire, je desire de tout mon coeur
que Votre Majeste ne desire rien.

-- Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vous rappelle a Paris? n'est-ce pas?

-- Rien, sire.

-- Vous allez donc passer quelques jours avec moi.

-- Si votre Majeste me fait l'honneur de souhaiter ma compagnie, je ne
demande pas mieux que de lui donner huit jours.

-- Huit jours: eh bien, soit, compere: dans huit jours vous me connaitrez
comme un frere. Buvons, Chicot.

-- Sire, je n'ai plus soif, dit Chicot, qui commencait a renoncer a la
pretention qu'il avait eue d'abord de griser le roi.

-- Alors, je vous quitte, compere, dit Henri; un homme ne doit plus rester
a table quand il n'y fait rien. Buvons, vous dis-je.

-- Pourquoi faire?

-- Pour mieux dormir. Ce petit vin du pays donne un sommeil plein de
douceur. Aimez-vous la chasse, Chicot?

-- Pas beaucoup, sire; et vous?

-- J'en suis passionne, moi, depuis mon sejour a la cour du roi Charles
IX.

-- Pourquoi Votre Majeste me fait-elle l'honneur de s'informer si j'aime
la chasse? demanda Chicot.

-- Parce que je chasse demain, et compte vous emmener avec moi.

-- Sire, ce sera beaucoup d'honneur, mais....

-- Oh! compere, soyez tranquille, cette chasse est faite pour rejouir les
yeux et le coeur de tout homme d'epee. Je suis bon chasseur, Chicot, et je
tiens a ce que vous me voyiez dans mes avantages, que diable! Vous voulez
me connaitre, dites-vous?

-- Ventre de biche, sire, c'est un de mes plus grands desirs, je l'avoue.

-- Eh bien! c'est un cote sous lequel vous ne m'avez pas encore etudie.

-- Sire, je ferai tout ce qu'il plaira au roi.

-- Bon! c'est chose convenue! Ah! voici un page; on nous derange.

-- Quelque affaire importante, sire.

-- Une affaire! a moi! lorsque je suis a table! Il est etonnant, ce cher
Chicot, pour se croire toujours a la cour de France. Chicot, mon ami,
sache une chose, c'est qu'a Nerac....

-- Eh bien! sire?

-- Quand on a bien soupe, l'on se couche.

-- Mais ce page?

-- Eh bien! mais ce page ne peut-il annoncer autre chose que des affaires?

-- Ah! je comprends, sire, et je vais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et prit le bras de son hote.

Cette hate a le renvoyer parut suspecte a Chicot, a qui toute chose
d'ailleurs, depuis l'annonce de l'ambassadeur d'Espagne, commencait a
paraitre suspecte. Il resolut donc de ne sortir du cabinet que le plus
tard qu'il pourrait.

-- Oh! oh! fit-il en chancelant, c'est etonnant, sire.

Le Bearnais sourit.

-- Qu'y a-t-il d'etonnant, compere?

-- Ventre de biche! la tete me tourne. Tant que j'etais assis, cela allait
a merveille; mais, a cette heure que je suis leve, brrr.

-- Bah! dit Henri, nous n'avons fait que gouter le vin.

-- Bon! gouter, sire. Vous appelez cela gouter. Bravo, sire. Ah! vous etes
un rude buveur, et je vous rends hommage, comme a mon seigneur suzerain!
Bon! vous appelez cela gouter, vous?

-- Chicot, mon ami, dit le Bearnais, essayant de s'assurer, par un de ces
regards subtils qui n'appartenaient qu'a lui, si Chicot etait
veritablement ivre, ou faisait semblant de l'etre, Chicot, mon ami, je
crois que ce que tu as de mieux a faire maintenant, c'est de t'aller
coucher.

-- Oui, sire, bonsoir, sire.

-- Bonsoir, Chicot, et a demain.

-- Oui, sire, a demain, et Votre Majeste a raison, ce que Chicot a de
mieux a faire, c'est de se coucher. Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette resolution de son convive, Henri jeta un regard vers la
porte.

Si rapide qu'eut ete ce regard, Chicot le saisit, au passage.

Henri s'approcha de Chicot.

-- Tu es tellement ivre, mon pauvre Chicot, que tu ne t'apercois pas d'une
chose.

-- Laquelle?

-- C'est que tu prends les nattes de mon cabinet pour ton lit.

-- Chicot est un homme de guerre. Chicot ne regarde pas a si peu.

-- Alors tu ne t'apercois pas de deux choses?

-- Ah! ah!... Et quelle est la seconde?

-- C'est que j'attends quelqu'un.

-- Pour souper? soit! soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour se soulever.

-- Ventre saint-gris! s'ecria Henri, comme tu as l'ivresse subite,
compere! Va-t'en, mordieu! tu vois bien qu'elle s'impatiente.

-- Elle! fit Chicot, qui, elle?

-- Eh! mordieu, la femme que j'attends, et qui fait faction a la porte,
la....

-- Une femme! Eh! que ne disais-tu cela, Henriquet... Ah! pardon, fit
Chicot, je croyais... je croyais parler au roi de France. Il m'a gate,
voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire? Je m'en vais.

-- A la bonne heure, tu es un vrai gentilhomme, Chicot. La, bien, leve-toi
et va-t'en, car j'ai une bonne nuit a passer, entends-tu? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte en trebuchant.

-- Adieu, sire, et bonne nuit... bonne nuit.

-- Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

-- Et vous, sire....

-- Chuuut!

-- Oui, oui, chuuut!

Et il ouvrit la porte.

-- Tu vas trouver le page dans la galerie, et il t'indiquera ta chambre.
Va.

-- Merci, sire.

Et Chicot sortit, apres avoir salue aussi bas que peut le faire un homme
ivre.

Mais, aussitot la porte refermee derriere lui, toute trace d'ivresse
disparut; il fit trois pas en avant et, revenant tout a coup, il colla son
oeil a la large serrure.

Henri etait deja occupe d'ouvrir la porte a l'inconnue que Chicot, curieux
comme un ambassadeur, voulait connaitre a toute force.

Au lieu d'une femme, ce fut un homme qui entra.

Et lorsque cet homme eut ote son chapeau, Chicot reconnut la noble et
severe figure de Duplessis-Mornay, le conseiller rigide et vigilant de
Henri de Navarre.

-- Ah! diable! fit Chicot, voila qui va surprendre notre amoureux et le
gener, certes, plus que je ne le genais moi-meme.

Mais le visage de Henri, a cette apparition, n'exprima que la joie; il
serra les mains du nouveau venu, repoussa la table avec dedain et fit
asseoir Mornay aupres de lui avec toute l'ardeur qu'eut mise un amant a
s'approcher de sa maitresse.

Il semblait avide d'entendre les premiers mots qu'allait prononcer le
conseiller; mais tout a coup, et avant que Mornay eut parle, il se leva et
lui faisant signe d'attendre, il alla a la porte et poussa les verrous
avec une circonspection qui donna beaucoup a penser a Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur des cartes, des plans et des lettres
que le ministre fit successivement passer sous ses yeux.

Le roi alluma d'autres bougies, et se mit a ecrire et a pointer les cartes
de geographie.

-- Oh! oh! fit Chicot, voila la bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de
biche! si elles ressemblent toutes a celles-la, Henri de Valois pourra
bien en passer quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derriere lui; c'etait le page qui
gardait la galerie et l'attendait par ordre du roi.

Dans la crainte d'etre surpris, s'il demeurait plus longtemps aux ecoutes,
Chicot redressa sa grande taille, et demanda sa chambre a l'enfant.

D'ailleurs, il n'avait plus rien a apprendre; l'apparition de Duplessis
lui avait tout dit.

-- Venez avec moi, s'il vous plait, monsieur, dit d'Aubiac, je suis charge
de vous conduire a votre appartement.

Et il conduisit Chicot au second etage, ou son logis avait ete prepare.

Pour Chicot plus de doute; il connaissait la moitie des lettres composant
cette enigme qu'on appelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s'endormir,
il s'assit sombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant
aux angles aigus du toit, versait, comme du haut d'une aiguiere d'argent,
sa lumiere azuree sur le fleuve et sur les prairies.

-- Allons, allons, dit Chicot assombri, Henri est un vrai roi, Henri
conspire. Tout ce palais, son parc, la province qui entoure la ville, tout
est un foyer de conspiration; toutes les femmes font l'amour, mais l'amour
politique; tous les hommes se forgent l'espoir d'un avenir.

Henri est astucieux, son intelligence touche au genie; il a des
intelligences avec l'Espagne, le pays des fourberies. Qui sait si sa
reponse si noble a l'ambassadeur n'est pas une contre-partie de ce qu'il
pense, et si meme il n'en a pas averti cet ambassadeur par un clignement
d'yeux, ou quelque autre convention tacite que, moi cache, je n'ai pu
sentir.

Henri entretient des espions; il les solde ou les fait solder par quelque
agent. Ces mendiants n'etaient ni plus ni moins que des gentilshommes
deguises. Leurs pieces d'or si artistement decoupees sont des gages de
reconnaissance, des mots d'ordre palpables.

Henri feint d'etre amoureux fou, et tandis qu'on le croit occupe a faire
l'amour, il passe ses nuits a travailler avec Mornay, qui ne dort jamais
et qui ne connait pas l'amour.

Voila ce que j'avais a voir, je l'ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi le sait; il les connait et les
tolere, parce qu'il a encore besoin d'eux ou d'elle, peut-etre de tous a
la fois. N'etant pas homme de guerre, il faut bien qu'il s'entretienne des
capitaines, et n'ayant pas beaucoup d'argent, force lui est de leur
laisser choisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu'il ne dormait pas; ventre de biche! il fait
bien de ne pas dormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri est un bon gentilhomme, auquel
Dieu, en donnant le genie de l'intrigue, a oublie de donner la vigueur
d'initiative. Henri, dit-on, a peur du bruit des mousquets, et quand, tout
jeune, il a ete conduit aux armees, on s'accorde a raconter qu'il ne
pouvait tenir plus d'un quart d'heure en selle.

Heureusement repeta Chicot.

Car dans les temps ou nous vivons, si avec l'intrigue un pareil homme
avait le bras, cet homme serait le roi du monde.

Il y a bien Guise. Celui-la possede les deux valeurs: il a le bras et
l'intrigue, lui; mais il a le desavantage d'etre connu pour brave et
habile, tandis que du Bearnais nul ne se defie.

Moi seul je l'ai devine.

Et Chicot se frotta les mains.

-- Eh bien! continua-t-il, l'ayant devine, je n'ai plus rien a faire ici,
moi; donc, tandis qu'il travaille ou dort, je vais tranquillement et
doucement sortir de la ville.

Il n'y a pas beaucoup d'ambassadeurs, je crois, qui puissent se vanter
d'avoir en une journee accompli leur mission tout entiere; moi, je l'ai
fait.

Donc je sortirai de Nerac, et une fois hors de Nerac je galoperai jusqu'en
France.

Il dit et commenca de rechausser ses eperons, qu'il avait detaches au
moment de se presenter devant le roi.




LII

DE L'ETONNEMENT QU'EPROUVA CHICOT D'ETRE SI POPULAIRE DANS LA VILLE DE
NERAC


Chicot, ayant bien arrete sa resolution de quitter incognito la cour du
roi de Navarre, commenca de faire son petit paquet de voyage.

Il le simplifia du mieux qu'il lui fut possible, ayant pour principe que
l'on va plus vite toutes les fois que l'on pese moins.

Assurement, son epee etait la plus lourde portion du bagage qu'il
emportait.

-- Voyons, que me faut-il de temps, se demandait Chicot en lui-meme tout
en nouant son paquet, pour faire parvenir au roi la nouvelle de ce que
j'ai vu et par consequent de ce que je crains?

Deux jours pour arriver jusqu'a une ville de laquelle un bon gouverneur
fasse partir des courriers ventre a terre.

Que cette ville, par exemple, soit Cahors, Cahors dont le roi de Navarre
parle tant et qui l'occupe a si juste titre.

Une fois la, je pourrai me reposer, car enfin les forces de l'homme n'ont
qu'une certaine mesure.

Je me reposerai donc a Cahors, et les chevaux courront pour moi.

Allons, mon ami Chicot, des jambes, de la legerete, du sang-froid. Tu
croyais avoir accompli toute ta mission, niais! tu n'en es qu'a la moitie,
et encore!

Cela dit, Chicot eteignit sa lumiere, ouvrit le plus doucement qu'il put
sa porte et se mit a sortir a tatons.

C'etait un habile strategiste que Chicot; il avait, en suivant d'Aubiac,
jete un regard a droite, un regard a gauche, un regard devant, un regard
derriere, et reconnu toutes les localites.

Une antichambre, un corridor, un escalier, puis, au bas de cet escalier,
la cour.

Mais Chicot n'eut pas plus tot fait quatre pas dans l'antichambre qu'il
heurta quelque chose qui se dressa aussitot.

Ce quelque chose etait un page couche sur la natte en dehors de la
chambre, et qui, reveille, se mit a dire:

-- Eh! bonsoir, monsieur Chicot, bonsoir.

Chicot reconnu d'Aubiac.

-- Eh! bonsoir, monsieur d'Aubiac, dit-il; mais ecartez-vous un peu, s'il
vous plait, j'ai envie de me promener.

-- Ah! mais, c'est qu'il est defendu de se promener la nuit dans le
chateau, monsieur Chicot.

-- Pourquoi cela, s'il vous plait, monsieur d'Aubiac?

-- Parce que le roi redoute les voleurs et la reine les galants.

-- Diable!

-- Or, il n'y a que les voleurs et les galants pour se promener la nuit au
lieu de dormir.

-- Cependant, cher monsieur d'Aubiac, dit Chicot avec son plus charmant
sourire, je ne suis ni l'un ni l'autre, moi, je suis ambassadeur et
ambassadeur tres fatigue d'avoir parle latin avec la reine et soupe avec
le roi; car la reine est une rude latiniste et le roi un rude buveur;
laissez-moi donc sortir, mon ami, car j'ai grand desir de me promener.

-- Dans la ville, monsieur Chicot?

-- Oh! non, dans les jardins.

-- Peste! dans les jardins, monsieur Chicot, c'est encore bien plus
defendu que dans la ville.

-- Mon petit ami, dit Chicot, c'est un compliment a vous faire, vous etes
d'une vigilance bien grande a votre age. Vous n'avez donc rien qui vous
occupe?

-- Non.

-- Vous n'etes donc ni joueur ni amoureux?

-- Pour jouer il faut de l'argent, monsieur Chicot; pour etre amoureux, il
faut une maitresse.

-- Assurement, dit Chicot, et il fouilla dans sa poche.

Le page le regardait faire.

-- Cherchez bien dans votre memoire, mon cher ami, lui dit-il, et je parie
que vous y trouverez quelque femme charmante a qui je vous prie d'acheter
force rubans et de donner force violons avec ceci.

Et Chicot glissa dans la main du page dix pistoles qui n'etaient pas
rognees comme celles du Bearnais.

-- Allons donc, monsieur Chicot, dit le page, on voit bien que vous venez
de la cour de France, vous avez des manieres auxquelles on ne saurait rien
refuser; sortez donc de votre chambre; mais surtout ne faites point de
bruit.

Chicot ne se le fit point dire a deux fois, il glissa comme une ombre dans
le corridor, et du corridor dans l'escalier; mais, arrive au bas du
peristyle, il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise.

Cet homme fermait la porte par le poids meme de son corps; essayer de
passer eut ete folie.

-- Ah! petit brigand de page, murmura Chicot, tu savais cela, et tu ne
m'as point prevenu.

Pour comble de malheur, l'officier paraissait avoir le sommeil tres leger:
il remuait, avec des soubresauts nerveux, tantot un bras, tantot une
jambe; une fois meme il etendit le bras comme un homme qui menace de
s'eveiller.

Chicot chercha autour de lui s'il n'y avait pas une issue quelconque par
laquelle, grace a ses longues jambes et a un poignet solide, il put
s'evader sans passer par la porte.

Il apercut enfin ce qu'il desirait.

C'etait une de ces fenetres cintrees qu'on appelle impostes, et qui etait
demeuree ouverte, soit pour laisser penetrer l'air, soit parce que le roi
de Navarre, proprietaire assez peu soigneux, n'avait pas juge a propos
d'en renouveler les vitres.

Chicot reconnut la muraille avec ses doigts; il calcula, en tatonnant,
chaque espace compris entre les saillies, et s'en servit pour poser le
pied comme sur des echelons. Enfin, il se hissa, nos lecteurs connaissent
son adresse et sa legerete, sans faire plus de bruit que n'en eut fait une
feuille seche frolant la muraille sous le souffle du vent d'automne.

Mais l'imposte etait d'une convexite disproportionnee, si bien que
l'ellipse n'en etait pas egale a celle du ventre et des epaules de Chicot,
bien que le ventre fut absent et que les epaules, souples comme celles
d'un chat, semblassent se demettre et se fondre dans les chairs pour
occuper moins d'espace.

Il en resulta que lorsque Chicot eut passe la tete et une epaule, et lache
du pied la saillie du mur, il se trouva pendu entre le ciel et la terre,
sans pouvoir reculer ni avancer.

Il commenca alors une serie d'efforts dont le premier resultat fut de
dechirer son pourpoint et d'entamer sa peau.

Ce qui rendait la position plus difficile, c'etait l'epee dont la poignee
ne voulait point passer, faisant un crampon interieur qui retenait Chicot
colle sur le chassis de l'imposte.

Chicot reunit toutes ses forces, toute sa patience, toute son industrie,
pour detacher l'agrafe de son baudrier, mais c'etait sur cette agrafe
justement que pesait la poitrine; il lui fallut donc changer de manoeuvre;
il reussit a couler son bras derriere son dos et a tirer l'epee du
fourreau; une fois l'epee tiree, il fut plus facile de trouver, grace a ce
corps anguleux, un interstice par ou se glissa la poignee, l'epee alla
donc tomber la premiere sur la dalle, et Chicot, glissant par l'ouverture
comme une anguille la suivit en amortissant sa chute avec ses deux mains.

Toute cette lutte de l'homme contre les machoires ferrees de l'imposte ne
s'etait point executee sans bruit; aussi Chicot, en se relevant, se
trouva-t-il face a face avec un soldat.

-- Ah! mon Dieu! vous seriez-vous fait mal, monsieur Chicot? lui demanda
celui-ci en lui presentant le bout de sa hallebarde en guise de soutien.

-- Encore! pensa Chicot.

Puis, songeant a l'interet que lui avait temoigne ce brave homme:

-- Non, mon ami, lui dit-il, aucun.

-- C'est bien heureux, dit le soldat, je defie que qui que ce soit
accomplisse un pareil tour sans se casser la tete; en verite, il n'y avait
que vous pour cela, monsieur Chicot.

-- Mais d'ou diable sais-tu mon nom? demanda Chicot surpris, en essayant
toujours de passer.

-- Je le sais, parce que je vous ai vu au palais aujourd'hui, et que j'ai
demande: Quel est ce gentilhomme de haute mine qui cause avec le roi?

-- C'est monsieur Chicot, m'a-t-on repondu; voila comment je le sais.

-- C'est on ne peut plus galant, dit Chicot; mais comme je suis tres
presse, mon ami, tu permettras....

-- Quoi, monsieur Chicot?

-- Que je te quitte et que j'aille a mes affaires.

-- Mais on ne sort pas du palais la nuit; j'ai une consigne.

-- Tu vois bien qu'on en sort, puisque j'en suis sorti, moi.

-- C'est une raison, je le sais bien; mais....

-- Mais?

-- Vous rentrerez, voila tout, monsieur Chicot.

-- Ah! non.

-- Comment, non!

-- Pas par la du moins, la route est trop mauvaise.

-- Si j'etais un officier au lieu d'etre un soldat, je vous demanderais
pourquoi vous etes sorti par la; mais cela ne me regarde point; ce qui me
regarde, c'est que vous rentriez. Rentrez donc, monsieur Chicot, je vous
en prie.

Et le soldat mit dans sa priere un tel accent de persuasion, que cet
accent toucha Chicot. En consequence Chicot fouilla dans sa poche, et en
tira dix pistoles.

-- Tu es trop menager, mon ami, lui dit-il, pour ne pas comprendre que,
puisque j'ai mis mes habits dans un etat pareil pour etre passe par la, ce
serait bien pis si j'y repassais; j'acheverais alors de dechirer mes
habits, et j'irais tout nu, ce qui serait fort indecent, dans une cour ou
il y a tant de jeunes et jolies femmes, a commencer par la reine; laisse-
moi donc passer pour aller chez le tailleur, mon ami.

Et il lui mit les dix pistoles dans la main.

-- Passez vite alors, monsieur Chicot, passez vite.

Et il empocha l'argent.

Chicot etait dans la rue; il s'orienta; il avait parcouru la ville pour
arriver au palais, c'etait la route opposee a suivre, puisqu'il devait
sortir par la porte opposee a celle par laquelle il etait entre. Voila
tout.

La nuit, claire et sans nuages, n'etait pas favorable a une evasion.
Chicot regrettait ces bonnes nuits brumeuses de France, qui, a l'heure
qu'il etait, faisaient que, dans les rues de Paris, on pouvait passer a
quatre pas l'un de l'autre sans se voir; en outre, sur le pave pointu de
la ville, ses souliers ferres resonnaient comme des fers de cheval.

Le malencontreux ambassadeur n'eut pas plus tot tourne le coin de la rue,
qu'il rencontra une patrouille.

Il s'arreta de lui-meme en songeant qu'il aurait l'air suspect en essayant
de se dissimuler ou de forcer le passage.

-- Eh! bonsoir, monsieur Chicot, lui dit le chef de la patrouille, en le
saluant de l'epee, voulez-vous que nous vous reconduisions au palais? vous
m'avez tout l'air d'etre egare et de chercher votre chemin.

-- Ah ca! tout le monde me connait donc ici? murmura Chicot. Pardieu!
voila qui est etrange.

Puis tout haut et de l'air le plus degage qu'il put prendre:

-- Non, cornette, dit-il, vous vous trompez, je ne vais point au palais.

-- Vous avez tort, monsieur Chicot, repondit gravement l'officier.

-- Et pourquoi cela, monsieur?

-- Parce qu'un edit tres severe defend aux habitants de Nerac de sortir la
nuit, a moins d'urgente necessite, sans permission et sans lanterne.

-- Excusez-moi, monsieur, dit Chicot, mais l'edit ne peut me regarder,
moi.

-- Et pourquoi cela?

-- Je ne suis point de Nerac.

-- Oui, mais vous etes a Nerac... Habitant ne veut pas dire qui est de...
habitant veut dire qui demeure a... Or, vous ne nierez pas que vous ne
demeuriez a Nerac, puisque je vous rencontre dans les rues de Nerac.

-- Vous etes logique, monsieur; malheureusement, moi, je suis presse.
Faites donc une petite infraction a votre consigne et laissez-moi passer,
je vous prie.

-- Vous allez vous perdre, monsieur Chicot; Nerac est une ville tortueuse,
vous tomberez dans quelque trou punais, vous avez besoin d'etre guide;
permettez que trois de mes hommes vous reconduisent au palais.

-- Mais je ne vais pas au palais, vous dis-je.

-- Ou allez-vous donc, alors?

-- Je ne puis dormir la nuit, et alors, je me promene. Nerac est une
charmante ville pleine d'accidents, a ce qu'il m'a paru; je veux la voir,
l'etudier.

-- On vous conduira partout ou vous desirerez, monsieur Chicot. Hola!
trois hommes! -- Je vous en supplie, monsieur, ne m'otez pas le
pittoresque de ma promenade; j'aime a aller seul.

-- Vous serez assassine par les voleurs.

-- J'ai mon epee.

-- Ah! c'est vrai, je ne l'avais pas vue; alors vous serez arrete par le
prevot comme etant arme.

Chicot vit qu'il n'y avait pas moyen de s'en tirer par des subtilites; il
prit l'officier a part.

-- Voyons, monsieur, dit-il, vous etes jeune et charmant, vous savez ce
que c'est que l'amour, un tyran imperieux.

-- Sans doute, monsieur Chicot, sans doute.

-- En bien! l'amour me brule, cornette. J'ai une certaine dame a visiter.

-- Ou cela?

-- Dans un certain quartier.

-- Jeune?

-- Vingt-trois ans.

-- Belle?

-- Comme les amours.

-- Je vous en fais mon compliment, monsieur Chicot.

-- Bien! vous m'allez laisser passer, alors?

-- Dame! il y a urgence, a ce qu'il parait?

-- Urgence, c'est le mot, monsieur.

-- Passez donc.

-- Mais seul, n'est-ce pas? Vous sentez que je ne puis compromettre?...

-- Comment donc!... Passez, monsieur Chicot, passez.

-- Vous etes un galant homme, cornette.

-- Monsieur!

-- Non, ventre de biche! c'est un beau trait. Mais voyons, comment me
connaissez-vous?

-- Je vous ai vu au palais avec le roi.

-- Ce que c'est que les petites villes! pensa Chicot; s'il fallait qu'a
Paris je fusse connu comme cela, combien de fois aurais-je eu la peau
trouee au lieu du pourpoint!

Et il serra la main du jeune officier qui lui dit:

-- A propos, de quel cote allez-vous?

-- Du cote de la porte d'Agen.

-- Ne vous egarez pas, surtout.

-- Ne suis-je pas dans le chemin?

-- Si fait, allez tout droit, et pas de mauvaise rencontre; voila ce que
je vous souhaite.

-- Merci.

Et Chicot partit plus leste et plus joyeux que jamais.

Il n'avait pas fait cent pas, qu'il se trouva nez a nez avec le guet.

-- Mordieu! quelle ville bien gardee! pensa Chicot.

-- On ne passe pas! cria le prevot d'une voix de tonnerre.

-- Mais, monsieur, objecta Chicot, je desirerais cependant....

-- Ah! monsieur Chicot! c'est vous; comment allez-vous dans les rues par
un temps si froid? demanda l'officier magistrat.

-- Ah! decidement, c'est une gageure, pensa Chicot fort inquiet.

Et, saluant, il fit un mouvement pour continuer son chemin.

-- Monsieur Chicot, prenez garde, dit le prevot.

-- Garde a quoi, monsieur le magistrat?

-- Vous vous trompez de route: vous allez du cote des portes.

-- Justement.

-- Alors, je vous arreterai, monsieur Chicot.

-- Non pas, monsieur le prevot; peste! vous feriez un beau coup.

-- Cependant....

-- Approchez, monsieur le prevot, et que vos soldats n'entendent point ce
que nous allons dire.

Le prevot s'approcha.

-- J'ecoute, dit-il.

-- Le roi m'a donne une commission pour le lieutenant de la porte d'Agen.

-- Ah! ah! fit le prevot d'un air de surprise.

-- Cela vous etonne?

-- Oui.

-- Cela ne devrait pas vous etonner pourtant, puisque vous me connaissez.

-- Je vous connais pour vous avoir vu au palais avec le roi.

Chicot frappa du pied: l'impatience commencait a le gagner.

-- Cela doit suffire pour vous prouver que j'ai la confiance de Sa
Majeste.

-- Sans doute, sans doute; allez donc faire la commission du roi, monsieur
Chicot, je ne vous arrete plus.

-- C'est drole, mais c'est charmant, pensa Chicot, j'accroche en route,
mais je roule toujours. Ventre de biche! voila une porte, ce doit etre
celle d'Agen; dans cinq minutes, je serai dehors.

Il arriva effectivement a cette porte gardee par une sentinelle qui se
promenait de long en large, le mousquet sur l'epaule.

-- Pardon, mon ami, fit Chicot, voulez-vous ordonner que l'on m'ouvre la
porte?

-- Je n'ordonne pas, monsieur Chicot, repondit la sentinelle avec amenite,
attendu que je suis simple soldat.

-- Tu me connais, toi aussi! s'ecria Chicot, exaspere.

-- J'ai cet honneur, monsieur Chicot; j'etais ce matin de garde au palais,
je vous ai vu causer avec le roi.

-- Eh bien! mon ami, puisque tu me connais, apprends une chose.

-- Laquelle?

-- C'est que le roi m'a donne un message tres presse pour Agen, ouvre-moi
donc la poterne seulement.

-- Ce serait avec grand plaisir, monsieur Chicot; mais je n'ai pas les
clefs, moi.

-- Et qui les a?

-- L'officier de service.

Chicot soupira.

-- Et ou est l'officier de service? demanda-t-il.

-- Oh! ne vous derangez point pour cela. Le soldat tira une sonnette qui
alla reveiller dans son poste l'officier endormi.

-- Qu'y a-t-il? demanda ce dernier en passant la tete par sa lucarne.

-- Mon lieutenant, c'est un monsieur qui veut qu'on lui ouvre la porte
pour sortir en plaine.

 [Illustration: En avant! en avant! dit-il. -- PAGE 110.]

-- Ah! monsieur Chicot, s'ecria l'officier, pardon, desole de vous faire
attendre; excusez-moi, je suis a vous, je descends.

Chicot se rongeait les ongles avec un commencement de rage.

-- Mais n'en trouverai-je pas un qui ne me connaisse! c'est donc une
lanterne que ce Nerac, et je suis donc la chandelle, moi!

L'officier parut sur la porte.

-- Excusez, monsieur Chicot, dit-il en s'avancant en grande hate, je
dormais.

-- Comment donc, monsieur, fit Chicot, mais la nuit est faite pour cela;
seriez-vous assez bon pour me faire ouvrir la porte? Je ne dors pas, moi,
malheureusement. Le roi... vous savez sans doute, vous aussi, que le roi
me connait?

-- Je vous ai vu causer aujourd'hui avec Sa Majeste au palais.

-- C'est cela, justement, grommela Chicot. Eh bien! soit, si vous m'avez
vu causer avec le roi, vous ne m'avez pas entendu causer, au moins.

-- Non, monsieur Chicot, je ne dis que ce qui est.

-- Moi aussi; or, le roi, en causant avec moi, m'a commande d'aller lui
faire cette nuit une commission a Agen; or, cette porte est celle d'Agen,
n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur Chicot.

-- Elle est fermee?

-- Comme vous voyez.

-- Veuillez me la faire ouvrir, je vous prie.

-- Comment donc, monsieur Chicot! Anthenas, Anthenas, ouvrez la porte a M.
Chicot, vite, vite, vite!

Chicot ouvrit de grands yeux et respira comme un plongeur qui sort de
l'eau apres cinq minutes d'immersion.

La porte grinca sur ses gonds, porte du paradis pour le pauvre Chicot, qui
entrevoyait derriere cette porte toutes les delices de la liberte.

Il salua cordialement l'officier et marcha vers la voute.

-- Adieu, dit-il, merci.

-- Adieu, monsieur Chicot, bon voyage!

Et Chicot fit encore un pas vers la porte.

-- A propos, etourdi que je suis! cria l'officier en courant apres Chicot
et en le retenant par sa manche; j'oubliais, cher monsieur Chicot, de vous
demander votre passe.

-- Comment! ma passe?

-- Certainement; vous etes homme de guerre, monsieur Chicot, et vous savez
ce que c'est qu'une passe, n'est-ce pas? On ne sort pas, vous comprenez
bien, d'une ville comme Nerac, sans passe du roi, surtout lorsque le roi
l'habite.

-- Et de qui doit etre signee cette passe?

-- Du roi lui-meme. Ainsi, puisque c'est le roi qui vous envoie en plaine,
il n'aura pas oublie de vous donner une passe.

-- Ah! ah! doutez-vous donc que ce soit le roi qui m'envoie? dit Chicot
l'oeil en feu, car il se voyait sur le point d'echouer, et la colere lui
suggerait cette mauvaise pensee de tuer l'officier, le concierge, et de
fuir par la porte ouverte, au risque d'etre poursuivi dans sa fuite par
cent coups d'arquebuse.

-- Je ne doute de rien, monsieur Chicot, surtout de ces choses que vous me
faites l'honneur de me dire, mais reflechissez que si le roi vous a donne
cette commission....

-- En personne, monsieur, en personne!

-- Raison de plus. Sa Majeste sait donc que vous allez sortir....

-- Ventre de biche! s'ecria Chicot, je le crois bien, qu'elle le sait. --
J'aurai donc une carte de sortie a remettre demain matin a M. le
gouverneur de la place.

-- Et le gouverneur de la place, demanda Chicot, c'est?....

-- C'est M. de Mornay, qui ne badine pas avec les consignes, monsieur
Chicot, vous devez savoir cela, et qui me ferait passer par les armes
purement et simplement si je manquais a la mienne.

Chicot commencait a caresser la poignee de son epee avec un mauvais
sourire, lorsque se retournant, il s'apercut que la porte etait obstruee
par une ronde exterieure, laquelle se trouvait la justement pour empecher
Chicot de passer, eut-il tue le lieutenant, la sentinelle et le concierge.

-- Allons, se dit Chicot avec un soupir; c'est bien joue, je suis un sot,
j'ai perdu.

Et il tourna les talons.

-- Voulez-vous qu'on vous reconduise, monsieur Chicot? demanda l'officier.

-- Ce n'est pas la peine, merci, repliqua Chicot.

Chicot revint sur ses pas, mais il n'etait point au bout de son martyre.

Il rencontra le prevot, qui lui dit:

-- Tiens! monsieur Chicot, vous avez donc deja fait votre commission?
peste! c'est a faire a vous, vous etes leste!

Plus loin le cornette le saisit au coin de la rue et lui cria:

-- Bonsoir, monsieur Chicot. Eh bien! cette dame, vous savez?... Etes-vous
content de Nerac, monsieur Chicot?

Enfin, le soldat du peristyle, toujours en sentinelle a la meme place, lui
lacha sa derniere bordee:

-- Cordieu! monsieur Chicot, lui dit-il, le tailleur vous a bien mal
raccommode, et vous etes, Dieu me pardonne, plus dechire encore qu'en
sortant.

Chicot ne voulut pas risquer de se depouiller comme un lievre en repassant
par la filiere de l'imposte, il se coucha devant la porte et feignit de
s'endormir.

Par hasard, ou plutot par charite, la porte s'ouvrit, et Chicot rentra
penaud et humilie dans le palais.

Sa mine effaree toucha le page, toujours a son poste.

-- Cher monsieur Chicot, lui dit-il, voulez-vous que je vous donne la clef
de tout cela?

-- Donne, serpent, donne, murmura Chicot.

-- Eh bien! le roi vous aime tant, qu'il a tenu a vous garder.

-- Et tu le savais, brigandeau, et tu ne m'as pas averti!

-- Oh! monsieur Chicot, impossible, c'etait un secret d'Etat.

-- Mais je t'ai paye, scelerat?

-- Oh! le secret valait mieux que dix pistoles, vous en conviendrez, cher
monsieur Chicot.

Chicot rentra dans sa chambre et se rendormit de rage.




LIII

LE GRAND-VENEUR DU ROI DE NAVARRE


En quittant le roi, Marguerite s'etait rendue a l'instant meme a
l'appartement des filles d'honneur.

En passant, elle avait pris avec elle son medecin Chirac, qui couchait au
chateau, et elle etait entree avec lui chez la pauvre Fosseuse qui, pale
et entouree de regards curieux, se plaignait de douleurs d'estomac, sans
vouloir, tant sa douleur etait grande, repondre a aucune question ni
accepter aucun soulagement.

Fosseuse avait a cette epoque vingt a vingt et un ans; c'etait une belle
et grande personne, aux yeux bleus, aux cheveux blonds, au corps souple et
plein de mollesse et de grace; seulement depuis pres de trois mois elle ne
sortait plus et se plaignait de lassitudes qui l'empechaient de se lever;
elle etait restee sur une chaise longue, et de cette chaise longue avait
fini par passer dans son lit.

Chirac commenca par congedier les assistants, et, s'emparant du chevet de
la malade, il demeura seul avec elle et la reine.

Fosseuse, epouvantee de ces preliminaires, auxquels les deux physionomies
de Chirac et de la reine, l'une impassible et l'autre glacee, ne
laissaient pas que de donner une certaine solennite, Fosseuse se souleva
sur son oreiller, et balbutia un remerciment pour l'honneur que lui
faisait la reine sa maitresse.

Marguerite etait plus pale que Fosseuse; c'est que l'orgueil blesse est
plus douloureux que la cruaute ou la maladie.

Chirac tata le pouls de la jeune fille, mais ce fut presque malgre elle.

-- Qu'eprouvez-vous? lui demanda-t-il apres un moment d'examen.

-- Des douleurs d'estomac, monsieur, repondit la pauvre enfant; mais ce ne
sera rien, je vous assure, et si j'avais seulement la tranquillite....

-- Quelle tranquillite, mademoiselle? demanda la reine.

Fosseuse fondit en larmes.

-- Ne vous affligez point, mademoiselle, continua Marguerite. Sa Majeste
m'a priee de vous visiter pour vous remettre l'esprit.

-- Oh! que de bontes, madame!

Chirac lacha la main de Fosseuse.

-- Et moi, dit-il, je sais a present quel est votre mal.

-- Vous savez? murmura Fosseuse en tremblant.

-- Oui, nous savons que vous devez beaucoup souffrir, ajouta Marguerite.

Fosseuse continuait a s'epouvanter d'etre ainsi a la merci de deux
impassibilites, celle de la science, celle de la jalousie.

Marguerite fit un signe a Chirac, qui sortit de la chambre. Alors la peur
de Fosseuse devint un tremblement; elle faillit s'evanouir.

-- Mademoiselle, dit Marguerite, quoique depuis quelque temps, vous
agissiez envers moi comme envers une etrangere, et qu'on m'avertisse
chaque jour des mauvais offices que vous me rendez pres de mon mari....

-- Moi, madame?

-- Ne m'interrompez point, je vous prie. Quoique enfin vous ayez aspire a
un bien trop au-dessus de vos ambitions, l'amitie que je vous portais et
celle que j'ai vouee aux personnes d'honneur a qui vous appartenez, me
pousse a vous secourir dans le malheur ou l'on vous voit en ce moment.

-- Madame, je vous jure....

-- Ne niez pas, j'ai deja trop de chagrins; ne ruinez pas d'honneur, vous
d'abord, et moi ensuite, moi qui ai presque autant d'interet que vous a
votre honneur, puisque vous m'appartenez. Mademoiselle, dites-moi tout, et
en ceci je vous servirai comme une mere.

-- Oh! madame! madame! croyez-vous donc a ce qu'on dit?

-- Prenez garde de m'interrompre, mademoiselle, car, a ce qu'il me semble,
le temps presse. Je voulais dire qu'en ce moment, M. Chirac, qui sait
votre maladie, vous vous rappelez les paroles qu'il a dites a l'instant
meme, qu'en ce moment, M. Chirac est dans les antichambres ou il annonce a
tous que la maladie contagieuse dont on parle dans le pays, est au palais,
et que vous menacez d'en etre atteinte. Cependant, moi, s'il en est temps
encore, je vous emmenerai au Mas-d'Agenois, qui est une maison fort
ecartee du roi, mon mari; nous serons la seules ou a peu pres; le roi, de
son cote, part avec sa suite pour une chasse, qui, dit-il, doit le retenir
plusieurs jours dehors; nous ne sortirons du Mas-d'Agenois qu'apres votre
delivrance.

-- Madame! madame! s'ecria la Fosseuse, pourpre a la fois de honte et de
douleur, si vous ajoutez foi a tout ce qui se dit sur mon compte, laissez-
moi miserablement mourir.

-- Vous repondez mal a ma generosite, mademoiselle, et vous comptez aussi
par trop sur l'amitie du roi, qui m'a priee de ne pas vous abandonner.

-- Le roi!... le roi aurait dit?...

-- En doutez-vous, quand je parle, mademoiselle? Moi, si je ne voyais les
symptomes de votre mal reel, si je ne devinais, a vos souffrances, que la
crise approche, j'aurais peut-etre foi en vos denegations.

Dans ce moment, comme pour donner entierement raison a la reine, la pauvre
Fosseuse, terrassee par les douleurs d'un mal furieux, retomba livide et
palpitante sur son lit.

Marguerite la regarda quelque temps sans colere, mais aussi sans pitie.

-- Faut-il toujours que je croie a vos denegations, mademoiselle? dit-elle
enfin a la pauvre fille, quand celle-ci put se relever et montra en se
relevant un visage si bouleverse et si baigne de larmes, qu'il eut
attendri Catherine elle-meme.

En ce moment, et comme si Dieu eut voulu envoyer du secours a la
malheureuse enfant, la porte s'ouvrit, et le roi de Navarre entra
precipitamment.

Henri, qui n'avait point pour dormir les memes raisons que Chicot, n'avait
pas dormi, lui.

Apres avoir travaille une heure avec Mornay, et avoir pendant cette heure
pris toutes ses dispositions pour la chasse si pompeusement annoncee a
Chicot, il etait accouru au pavillon des filles d'honneur.

-- Eh bien! que dit-on? fit-il en entrant, que ma fille Fosseuse est
toujours souffrante!

[Illustration: Et d'un bras vigoureux il abattit... -- PAGE 111.]

-- Voyez-vous, madame, s'ecria la jeune fille a la vue de son amant, et
rendue plus forte par le secours qui lui arrivait, voyez-vous que le roi
n'a rien dit et que je fais bien de nier?

-- Monsieur, interrompit la reine en se retournant vers Henri, faites
cesser, je vous prie, cette lutte humiliante; je crois avoir compris
tantot que Votre Majeste m'avait honoree de sa confiance et revele l'etat
de mademoiselle. Avertissez-la donc que je suis au courant de tout, pour
qu'elle ne se permette pas de douter lorsque j'affirme.

-- Ma fille, demanda Henri avec une tendresse qu'il n'essayait pas meme de
voiler, vous persistez donc a nier?

-- Le secret ne m'appartient pas, sire, repondit la courageuse enfant, et
tant que je n'aurai pas de votre bouche recu conge de tout dire....

-- Ma fille Fosseuse est un brave coeur, madame, repliqua Henri;
pardonnez-lui, je vous en conjure; et vous, ma fille, ayez en la bonte de
votre reine toute confiance; la reconnaissance me regarde, et je m'en
charge.

Et Henri prit la main de Marguerite et la serra avec effusion.

En ce moment, un flot amer de douleur vint assaillir de nouveau la jeune
fille; elle ceda donc une seconde fois sous la tempete, et, pliee comme un
lis, elle inclina sa tete avec un sourd et douloureux gemissement.

Henri fut touche jusqu'au fond du coeur, quand il vit ce front pale, ces
yeux noyes, ces cheveux humides et epars; quand il vit enfin perler sur
les tempes et sur les levres de Fosseuse cette sueur de l'angoisse qui
semble voisine de l'agonie.

Il se precipita tout eperdu vers elle, et, les bras ouverts:

-- Fosseuse! chere Fosseuse! murmura-t-il en tombant a genoux devant son
lit.

Marguerite, sombre et silencieuse, alla coller son front brulant aux
vitres de la fenetre.

Fosseuse eut la force de soulever ses bras pour les passer au cou de son
amant, puis elle attacha ses levres sur les siennes, croyant qu'elle
allait mourir, et que dans ce dernier, dans ce supreme baiser, elle jetait
a Henri son ame et son adieu.

Puis elle retomba sans connaissance.

Henri, aussi pale qu'elle, inerte et sans voix comme elle, laissa tomber
sa tete sur le drap de son lit d'agonie, qui semblait si pres de devenir
un linceul.

Marguerite s'approcha de ce groupe, ou etaient confondues la douleur
physique et la douleur morale.

-- Relevez-vous, monsieur, et laissez-moi accomplir le devoir que vous
m'avez impose, dit-elle avec une energique majeste.

Et comme Henri semblait inquiet de cette manifestation et se soulevait a
demi sur un genou:

-- Oh! ne craignez rien, monsieur, dit-elle, des que mon orgueil seul est
blesse, je suis forte; contre mon coeur, je n'eusse point repondu de moi,
mais heureusement mon coeur n'a rien a faire dans tout ceci.

Henri releva la tete.

-- Madame? dit-il.

-- N'ajoutez pas un mot, monsieur, fit Marguerite en etendant sa main, ou
je croirais que votre indulgence a ete un calcul. Nous sommes frere et
soeur, nous nous entendrons.

Henri la conduisit jusqu'a Fosseuse, dont il mit la main glacee dans la
main fievreuse de Marguerite.

-- Allez, sire, allez, dit la reine, partez pour la chasse. A cette heure,
plus vous emmenerez de gens avec vous, plus vous eloignerez de curieux du
lit de... mademoiselle.

-- Mais, dit Henri, je n'ai vu personne aux antichambres.

-- Non, sire, reprit Marguerite en souriant, on croit que la peste est
ici; hatez-vous donc d'aller prendre vos plaisirs ailleurs.

-- Madame, dit Henri, je pars, et je vais chasser pour nous deux.

Et il attacha un tendre et dernier regard sur Fosseuse, encore evanouie,
et s'elanca hors de l'appartement.

Une fois dans les antichambres, il secoua la tete comme pour faire tomber
de son front un reste d'inquietude; puis, le visage souriant, de ce
sourire narquois qui lui etait particulier, il monta chez Chicot, lequel,
nous l'avons dit, dormait les poings fermes.

Le roi se fit ouvrir la porte, et secouant le dormeur dans son lit:

-- Eh! eh! compere, dit-il, alerte, alerte, il est deux heures du matin.

-- Ah! diable, fit Chicot, vous m'appelez compere, sire. Me prendriez-vous
pour le duc de Guise, par hasard?

En effet, Henri, lorsqu'il parlait du duc de Guise, avait l'habitude de
l'appeler son compere.

-- Je vous prends pour mon ami, dit-il.

-- Et vous me faites prisonnier, moi, un ambassadeur! Sire, vous violez le
droit des gens.

Henri se mit a rire. Chicot, homme d'esprit avant tout, ne put s'empecher
de lui tenir compagnie.

-- Tu es fou. Pourquoi, diable, voulais-tu donc t'en aller d'ici, n'es-tu
pas bien traite?

-- Trop bien, ventre de biche! trop bien; il me semble etre ici comme une
oie qu'on engraisse dans une basse-cour. Tout le monde me dit: Petit,
petit Chicot, -- qu'il est gentil! mais on me rogne l'aile, mais on me
ferme la porte.

-- Chicot, mon enfant, dit Henri en secouant la tete, rassure-toi, tu n'es
pas assez gras pour ma table.

-- Eh! mais, sire, dit Chicot en se soulevant, je vous trouve tout
guilleret ce matin; quelles nouvelles donc?

-- Ah! je vais te dire: c'est que je pars pour la chasse, vois-tu, et je
suis toujours tres gai quand je vais en chasse. Allons, hors du lit,
compere, hors du lit!

-- Comment, vous m'emmenez, sire?

-- Tu seras mon historiographe, Chicot.

-- Je tiendrai note des coups tires?

-- Justement.

Chicot secoua la tete.

-- Eh bien! qu'as-tu? demanda le roi.

-- J'ai, repondit Chicot, que je n'ai jamais vu pareille gaite, sans
inquietude.

-- Bah!

-- Oui, c'est comme le soleil quand il....

-- Eh bien?

-- Eh bien! sire, pluie, eclair et tonnerre ne sont pas loin.

Henri se caressa la barbe en souriant et repondit:

-- S'il fait de l'orage, Chicot, mon manteau est grand et tu seras a
couvert.

Puis s'avancant vers l'antichambre, tandis que Chicot s'habillait tout en
murmurant:

-- Mon cheval! cria le roi; et qu'on dise a M. de Mornay que je suis pret.

-- Ah! c'est M. de Mornay qui est grand-veneur pour cette chasse? demanda
Chicot.

-- M. de Mornay est tout ici, Chicot, repondit Henri. Le roi de Navarre
est si pauvre, qu'il n'a pas le moyen de diviser ses charges en
specialites. Je n'ai qu'un homme, moi.

-- Oui, mais il est bon, soupira Chicot.




LIV

COMMENT ON CHASSAIT LE LOUP EN NAVARRE


Chicot, en jetant les yeux sur les preparatifs du depart, ne put
s'empecher de remarquer a demi-voix que les chasses du roi Henri de
Navarre etaient moins somptueuses que celles du roi Henri de France.

Douze ou quinze gentilshommes seulement, parmi lesquels il reconnut M. le
vicomte de Turenne, objet des contestations matrimoniales, formaient toute
la suite de S.M.

De plus, comme ces messieurs n'etaient riches qu'a la surface, comme ils
n'avaient point d'assez puissants revenus pour faire d'inutiles depenses,
et meme parfois d'utiles depenses, presque tous, au lieu du costume de
chasse en usage a cette epoque, portaient le heaume et la cuirasse; ce qui
fit demander a Chicot si les loups de Gascogne avaient dans leurs forets
mousquets et artillerie.

Henri entendit la question, quoiqu'elle ne lui fut pas directement
adressee; il s'approcha de Chicot et lui toucha l'epaule.

-- Non, mon fils, lui dit-il, les loups de Gascogne n'ont ni mousquets ni
artillerie; mais ce sont de rudes betes, qui ont griffes et dents, et qui
attirent les chasseurs dans des fourres ou l'on risque fort de dechirer
ses habits aux epines; or, on dechire un habit de soie ou de velours, et
meme un justaucorps de drap ou de buffle, mais on ne dechire pas une
cuirasse.

[Illustration: Henri jouait avec master Love. -- PAGE 114.]

-- Voila une raison, grommela Chicot, mais elle n'est pas excellente.

-- Que veux-tu, dit Henri, je n'en ai pas d'autre.

-- Il faut donc que je m'en contente.

-- C'est ce que tu as de mieux a faire, mon fils.

-- Soit.

-- Voila un _soit_ qui sent sa critique interieure, reprit Henri en riant;
tu m'en veux de t'avoir derange pour aller a la chasse?

-- Ma foi, oui.

-- Et tu gloses.

-- Est-ce defendu?

-- Non, mon ami, non, la gloserie est monnaie courante en Gascogne.

-- Dame! vous comprenez, sire: je ne suis pas chasseur, moi, repliqua
Chicot, et il faut bien que je m'occupe a quelque chose, moi, pauvre
faineant, qui n'ai rien a faire, tandis que vous vous pourlechez les
moustaches, vous autres, du fumet de ces bons loups que vous allez forcer
a douze ou quinze que vous etes.

-- Ah! oui, dit le roi en souriant encore de la satire, les habits
d'abord, puis le nombre; raille, raille, mon cher Chicot.

-- Oh! sire!

-- Mais je te ferai observer que tu n'es pas indulgent, mon fils: le Bearn
n'est pas grand comme la France; le roi, la-bas, marche toujours avec deux
cents veneurs, moi, ici, je pars avec douze, comme tu vois.

-- Oui, sire.

-- Mais, continua Henri, tu vas croire que je gasconne, Chicot: eh bien!
quelquefois ici, ce qui n'arrive point la-bas, quelquefois ici, des
gentilshommes de campagne, apprenant que je fais chasse, quittent leurs
maisons, leurs chateaux, leurs mas, et viennent se joindre a moi, ce qui
parfois me compose une assez belle escorte.

-- Vous verrez, sire, que je n'aurai pas le bonheur d'assister a une chose
pareille, dit Chicot; en verite, sire, je suis en guignon.

-- Qui sait! repondit Henri avec son rire goguenard.

Puis, comme on avait laisse Nerac, franchi les portes de la ville, comme
depuis une demi-heure a peu pres on marchait deja dans la campagne:

-- Tiens, dit Henri a Chicot, en amenant sa main au-dessus de ses yeux
pour s'en faire une visiere, tiens, je ne me trompe pas, je pense.

-- Qu'y a-t-il? demanda Chicot.

-- Regarde donc la-bas aux barrieres du bourg de Moiras; ne sont-ce point
des cavaliers que j'apercois?

Chicot se haussa sur ses etriers.

-- Ma foi, sire, je crois que oui, dit-il.

-- Et moi j'en suis sur.

-- Cavaliers, oui, dit Chicot en regardant avec plus d'attention; mais
chasseurs, non.

-- Pourquoi pas chasseurs?

-- Parce qu'ils sont armes comme des Roland et des Amadis, repondit
Chicot.

-- Eh! qu'importe l'habit, mon cher Chicot; tu as deja appris en nous
voyant que l'habit ne fait pas le chasseur.

-- Mais, s'ecria Chicot, je vois au moins deux cents hommes la-bas.

-- Eh bien! que prouve cela, mon fils? que Moiras est une bonne redevance.

Chicot sentit sa curiosite aiguillonnee de plus en plus.

La troupe que Chicot avait denombree au plus bas chiffre, car elle se
composait de deux cent cinquante cavaliers, se joignit silencieusement a
l'escorte; chacun des hommes qui la composaient etait bien monte, bien
equipe, et le tout etait commande par un homme de bonne mine, qui vint
baiser la main de Henri avec courtoisie et devoument.

On passa le Gers a gue; entre le Gers et la Garonne, dans un pli de
terrain, on trouva une seconde troupe d'une centaine d'hommes: le chef
s'approcha de Henri et parut s'excuser de ne pas lui amener un plus grand
nombre de chasseurs. Henri accueillit ses excuses en lui tendant la main.

On continua de marcher et l'on trouva la Garonne; comme on avait traverse
le Gers, on traversa la Garonne; seulement comme la Garonne est plus
profonde que le Gers, aux deux tiers du fleuve, on perdit pied, et il
fallut nager pendant l'espace de trente ou quarante pas; cependant, contre
toute attente, on atteignit l'autre rive sans accident.

-- Tudieu! dit Chicot, quels exercices faites-vous donc, sire? quand vous
avez des ponts au-dessus et au-dessous d'Agen, vous trempez comme cela vos
cuirasses dans l'eau?

-- Mon cher Chicot, dit Henri, nous sommes des sauvages, nous autres; il
faut donc nous pardonner; tu sais bien que feu mon frere Charles
m'appelait son sanglier; or, le sanglier, -- mais tu n'es pas chasseur,
toi, tu ne sais pas cela; -- or, le sanglier ne se derange jamais: il va
droit son chemin; je l'imite, ayant son nom; je ne me derange pas non
plus. Un fleuve se presente sur mon chemin, je le coupe; une ville se
dresse devant moi, ventre saint-gris! je la mange comme un pate.

Cette facetie du Bearnais souleva de grands eclats de rire autour de lui.

M. de Mornay seul, toujours aux cotes du roi, ne rit point avec bruit; il
se contenta de se pincer les levres, ce qui etait chez lui l'indice d'une
hilarite extravagante.

-- Mornay est de bien bonne humeur aujourd'hui, dit le Bearnais tout
joyeux a l'oreille de Chicot, il vient de rire de ma plaisanterie.

Chicot se demanda duquel des deux il devait rire, ou du maitre, si heureux
d'avoir fait rire son serviteur, ou du serviteur, si difficile a egayer.

Mais avant toute chose, le fond de la pensee pour Chicot demeurait
l'etonnement.

De l'autre cote de la Garonne, a une demi-lieue du fleuve a peu pres,
trois cents cavaliers caches dans une foret de pins apparurent aux yeux de
Chicot.

-- Oh! oh! monseigneur, dit-il tout bas a Henri, est-ce que ces gens ne
seraient point des jaloux qui auraient entendu parler de votre chasse et
qui auraient dessein de s'y opposer?

-- Non pas, dit Henri, et tu te trompes encore cette fois, mon fils: ces
gens sont des amis qui nous viennent de Puymirol, de vrais amis.

-- Tudieu! sire, vous allez avoir plus d'hommes a votre suite que vous ne
trouverez d'arbres dans la foret.

-- Chicot, mon enfant, dit Henri, je crois, Dieu me pardonne, que le bruit
de ton arrivee s'est deja repandu dans le pays, et que ces gens-la
accourent des quatre coins de la province pour faire honneur au roi de
France, dont tu es l'ambassadeur.

Chicot avait trop d'esprit pour ne pas s'apercevoir que depuis quelque
temps deja on se moquait de lui.

Il en prit de l'ombrage, mais non pas de l'humeur.

La journee finit a Monroy, ou les gentilshommes de la contree, reunis
comme s'ils eussent ete prevenus d'avance que le roi de Navarre devait
passer, lui offrirent un beau souper, dont Chicot prit sa part avec
enthousiasme, attendu qu'on n'avait pas juge a propos de s'arreter en
route pour une chose si peu importante que le diner, et qu'en consequence
on n'avait point mange depuis Nerac.

On avait garde pour Henri la plus belle maison de la ville, la moitie de
la troupe coucha dans la rue ou etait le roi, l'autre en dehors des
portes.

-- Quand donc entrerons-nous en chasse? demanda Chicot a Henri au moment
ou celui-ci se faisait debotter.

-- Nous ne sommes pas encore sur le territoire des loups, mon cher Chicot,
repondit Henri.

-- Et quand y serons-nous, sire?

-- Curieux!

-- Non pas, sire; mais, vous comprenez, on desire savoir ou l'on va.

-- Tu le sauras demain, mon fils; en attendant couche-toi la, sur les
coussins a ma gauche; tiens, voila deja Mornay qui ronfle a ma droite.

-- Peste! dit Chicot, il a le sommeil plus bruyant que la veille.

-- Oui, c'est vrai, dit Henri, il n'est pas bavard; mais c'est a la chasse
qu'il faut le voir, et tu le verras.

Le jour paraissait a peine, quand un grand bruit de chevaux reveilla
Chicot et le roi de Navarre.

Un vieux gentilhomme, qui voulut servir le roi lui-meme, apporta a Henri
la tartine de miel et le vin epice du matin.

Mornay et Chicot furent servis par les serviteurs du vieux gentilhomme.

Le repas fini on sonna le boute-selle.

-- Allons, allons, dit Henri, nous avons une bonne journee a faire
aujourd'hui; a cheval, messieurs, a cheval!

Chicot vit avec etonnement que cinq cents cavaliers avaient grossi
l'escorte.

Ces cinq cents cavaliers etaient arrives pendant la nuit.

-- Ah ca! mais, dit-il, ce n'est pas une suite que vous avez, sire, ce
n'est plus meme une troupe, c'est une armee.

Henri ne repondit rien que ces trois mots:

-- Attends encore, attends.

A Lauzerte six cents hommes de pied vinrent se ranger derriere cette
troupe de cavaliers.

-- Des fantassins! s'ecria Chicot, de la pedaille!

-- Des rabatteurs, fit le roi, rien autre chose que des rabatteurs.

Chicot fronca le sourcil et de ce moment il ne parla plus.

Vingt fois ses yeux se tournerent vers la campagne, c'est-a-dire que vingt
fois l'idee de fuir lui traversa l'esprit. Mais Chicot avait sa garde
d'honneur, sans doute a titre de representant du roi de France.

Il en resultait que Chicot etait si bien recommande a cette garde, comme
un personnage de la plus haute importance, qu'il ne faisait pas un geste
sans que ce geste ne fut repete par dix hommes.

Cela lui deplut, et il en dit deux mots au roi.

-- Dame! lui dit Henri, c'est ta faute, mon enfant; tu as voulu te sauver
de Nerac, et j'ai peur que tu ne veuilles te sauver encore.

-- Sire, repondit Chicot, je vous engage ma foi de gentilhomme que je n'y
essaierai meme pas.

-- A la bonne heure.

-- D'ailleurs j'aurais tort.

-- Tu aurais tort?

-- Oui; car, en restant, je suis destine, je crois, a voir des choses
curieuses.

-- Eh bien, je suis aise que ce soit ton opinion, mon cher Chicot, car
c'est aussi la mienne.

En ce moment on traversait la ville de Montcuq, et quatre petites pieces
de campagne prenaient rang dans l'armee.

-- Je reviens a ma premiere idee, sire, dit Chicot, que les loups de ce
pays sont des maitres loups, et qu'on les traite avec des egards inconnus
aux loups ordinaires: de l'artillerie pour eux, sire!

-- Ah! tu as remarque? dit Henri, c'est une manie des gens de Montcuq,
depuis que je leur ai donne pour leurs exercices ces quatre pieces, que
j'ai fait acheter en Espagne et qu'on m'a passees en fraude, ils les
trainent partout.

-- Enfin, murmura Chicot, arriverons-nous aujourd'hui, sire?

-- Non, demain.

-- Demain matin ou demain soir?

-- Demain matin.

-- Alors, dit Chicot, c'est a Cahors que nous chassons, n'est-ce pas,
sire?

-- C'est de ce cote-la, fit le roi.

-- Mais comment, sire, vous qui avez de l'infanterie, de la cavalerie et
de l'artillerie pour chasser le loup, comment avez-vous oublie de prendre
l'etendard royal? L'honneur que vous faites a ces dignes animaux eut ete
complet.

-- On ne l'a pas oublie, Chicot, ventre saint-gris! on n'aurait eu garde:
seulement on le laisse a l'etui de peur de le salir. Mais puisque tu veux
un etendard, mon enfant, pour savoir sous quelle banniere tu marches, on
va t'en montrer un beau. Tirez l'etendard de son fourreau, commanda le
roi, monsieur Chicot desire savoir comment sont faites les armes de
Navarre.

-- Non, non, c'est inutile, dit Chicot; plus tard; laissez-le ou il est,
il est bien.

-- D'ailleurs, sois tranquille, dit le roi, tu le verras en temps et lieu.

On passa la seconde nuit a Catus, a peu pres de la meme facon qu'on avait
passe la premiere; depuis le moment ou Chicot avait donne sa parole
d'honneur de ne pas fuir, on ne faisait plus attention a lui.

Il fit un tour par le village et alla jusqu'aux avant-postes. De tous
cotes des troupes de cent, cent cinquante, deux cents hommes, venaient se
joindre a l'armee. Cette nuit, c'etait le rendez-vous des fantassins.

-- C'est bien heureux que nous n'allions pas jusqu'a Paris, dit Chicot,
nous y arriverions avec cent mille hommes.

Le lendemain, a huit heures du matin, on etait en vue de Cahors, avec
mille hommes de pied et deux mille chevaux.

On trouva la ville en defense; des eclaireurs avaient alarme le pays; M.
de Vezin s'etait aussitot precautionne.

-- Ah! ah! fit le roi, a qui Mornay communiqua cette nouvelle, nous sommes
prevenus; c'est contrariant.

-- Il faudra faire le siege en regle, sire, dit Mornay; nous attendons
encore deux mille hommes a peu pres, c'est autant qu'il nous faut, pour
balancer les chances du moins.

-- Assemblons le conseil, dit M. de Turenne, et commencons les tranchees.

Chicot regardait toutes ces choses, et ecoutait toutes ces paroles d'un
air effare.

La mine pensive et presque piteuse du roi de Navarre le confirmait dans
ses soupcons, que Henri etait un pauvre homme de guerre, et cette
conviction seule le rassurait un peu.

Henri avait laisse parler tout le monde, et, pendant l'emission des divers
avis, il etait reste muet comme un poisson.

Tout a coup il sortit de sa reverie, releva la tete, et du ton du
commandement:

-- Messieurs, dit-il, voila ce qu'il faut faire. Nous avons trois mille
hommes, et deux que vous attendez, dites-vous, Mornay?

-- Oui, sire.

-- Cela fera cinq mille en tout; dans un siege en regle on nous en tuera
mille ou quinze cents en deux mois; la mort de ceux-la decouragera les
autres: nous serons obliges de lever le siege et de battre en retraite; en
battant en retraite, nous en perdrons mille autres, ce sera la moitie de
nos forces.

Sacrifions cinq cents hommes tout de suite et prenons Cahors.

-- Comment entendez-vous cela, sire? demanda Mornay.

-- Mon cher ami, nous irons droit a celle des portes qui se trouvera la
plus proche de nous. Nous trouverons un fosse sur notre route; nous le
comblerons avec des fascines; nous laisserons deux cents hommes a terre,
mais nous atteindrons la porte.

-- Apres, sire?

-- Apres la porte atteinte, nous la ferons sauter avec des petards, et
l'on se logera. Ce n'est pas plus difficile que cela.

Chicot regarda Henri, tout epouvante.

-- Oui, grommela-t-il, poltron et vantard, voila bien mon Gascon; est-ce
toi, dis, qui iras placer le petard sous la porte?

A l'instant meme, comme s'il eut entendu l'_aparte_ de Chicot, Henri
ajouta:

-- Ne perdons pas de temps, messieurs, la viande refroidirait; allons en
avant, et qui m'aime me suive!

Chicot s'approcha de Mornay, a qui il n'avait pas eu le temps, tout le
long de la route, d'adresser une seule parole.

-- Dites donc, monsieur le comte, lui glissa-t-il a l'oreille, est-ce que
vous avez envie de vous faire echarper tous?

-- Monsieur Chicot, il nous faut cela pour bien nous mettre en train,
repliqua tranquillement Mornay.

-- Mais vous ferez tuer le roi!

-- Bah! Sa Majeste a une bonne cuirasse!

-- D'ailleurs, dit Chicot, il ne sera pas si fou que d'aller aux coups, je
presume?

Mornay haussa les epaules et tourna les talons a Chicot.

-- Allons, dit Chicot, je l'aime encore mieux quand il dort que quand il
veille, quand il ronfle que quand il parle; il est plus poli.




LV


COMMENT LE ROI HENRI DE NAVARRE SE COMPORTA LA PREMIERE FOIS QU'IL VIT LE
FEU


La petite armee s'avanca jusqu'a deux portees de canon de la ville; la on
dejeuna.

Le repas pris, il fut accorde deux heures aux officiers et aux soldats
pour se reposer.

Il etait trois heures de l'apres-midi, c'est-a-dire qu'il restait deux
heures de jour a peine, lorsque le roi fit appeler les officiers sous sa
tente.

Henri etait fort pale, et tandis qu'il gesticulait, ses mains tremblaient
si visiblement, qu'elles laissaient aller leurs doigts comme des gants
pendus pour secher. -- Messieurs, dit-il, nous sommes venus pour prendre
Cahors; il faut donc prendre Cahors, puisque nous sommes venus pour cela;
mais il faut prendre Cahors par force, par force, entendez-vous? c'est-a-
dire en enfoncant du fer et du bois avec de la chair.

-- Pas mal, fit Chicot, qui ecoutait en epilogueur, et si le geste ne
dementait pas la parole, on ne pourrait guere demander autre chose, meme a
M. de Crillon.

-- Monsieur le marechal de Biron, continua Henri, monsieur le marechal de
Biron, qui a jure de faire pendre jusqu'au dernier huguenot, tient la
campagne a quarante-cinq lieues d'ici. Un messager, selon toute
probabilite, lui est deja, a l'heure qu'il est, expedie par M. de Vezin.
Dans quatre ou cinq jours, il sera sur notre dos; il a dix mille hommes
avec lui: nous serons pris entre la ville et lui. Ayons donc pris Cahors
avant qu'il n'arrive, et nous le recevrons comme M. de Vezin s'apprete a
nous recevoir, mais avec une meilleure fortune, je l'espere. Dans le cas
contraire, au moins, il aura de bonnes poutres catholiques pour pendre les
huguenots, et nous lui devons bien cette satisfaction. Allons, sus, sus,
messieurs! je vais me mettre a votre tete, et des coups, ventre saint-
gris! des coups comme s'il en grelait.

Ce fut la toute l'allocution royale; mais elle etait suffisante, a ce
qu'il parait, car les soldats y repondirent par des murmures enthousiastes
et les officiers par des bravos frenetiques.

-- Beau phraseur, toujours Gascon, dit Chicot a part lui. Comme il est
heureux qu'on ne parle pas avec les mains! Ventre de biche! le Bearnais
aurait rudement begaye: d'ailleurs nous le verrons a l'oeuvre.

La petite armee partit sous le commandement de Mornay pour prendre ses
positions.

Au moment ou elle s'ebranla pour se mettre en marche, le roi vint a
Chicot.

-- Pardonne-moi, ami Chicot, lui dit-il; je t'ai trompe en te parlant
chasse, loups et autres balivernes; mais je le devais decidement, et c'est
ton avis a toi-meme, puisque tu me l'as dit en toutes lettres. Decidement
le roi Henri ne veut pas me payer la dot de sa soeur Margot, et Margot
crie, Margot pleure pour avoir son cher Cahors. Il faut faire ce que femme
veut pour avoir la paix dans son menage: je vais donc essayer de prendre
Cahors, mon cher Chicot.

-- Que ne vous a-t-elle demande la lune, sire, puisque vous etes si
complaisant mari? repliqua Chicot, pique des plaisanteries royales.

-- J'eusse essaye, Chicot, dit le Bearnais: je l'aime tant, cette chere
Margot!

-- Oh! vous avez bien assez de Cahors, et nous allons voir comment vous
allez vous en tirer.

-- Ah! voila justement ou j'en voulais venir; ecoute, ami Chicot: le
moment est supreme et surtout desagreable. Ah! je ne fais pas blanc de mon
epee, moi; je ne suis pas brave, et la nature se revolte en moi a chaque
arquebusade. Chicot, mon ami, ne te moque pas trop du pauvre Bearnais, ton
compatriote et ton ami; si j'ai peur et que tu t'en apercoives, ne le dis
pas.

-- Si vous avez peur, dites-vous?

-- Oui.

-- Vous avez donc peur d'avoir peur?

-- Sans doute.

-- Mais alors, ventre de biche! si c'est la votre naturel, pourquoi diable
vous fourrez-vous dans toutes ces affaires-la?

-- Dame! quand il le faut.

-- M. de Vezin est un terrible homme!

-- Je le sais cordieu bien!

-- Qui ne fera de quartier a personne.

-- Tu crois, Chicot?

-- Oh! j'en suis sur, quant a cela; plume rouge ou plume blanche, peu lui
importe; il criera aux canons: Feu!

-- Tu dis cela pour mon panache blanc, Chicot.

-- Oui, sire, et comme vous etes le seul qui en ayez un de cette
couleur....

-- Apres?

-- Je vous donnerai le conseil de l'oter, sire. -- Mais, mon ami, puisque
je l'ai mis pour qu'on me reconnaisse; si je l'ote....

-- Eh bien?

-- Eh bien! mon but sera manque, Chicot.

-- Vous le garderez donc, sire, malgre mon avis?

-- Oui, decidement je le garde.

Et en prononcant ces paroles, qui indiquaient une resolution bien arretee,
Henri tremblait plus visiblement encore qu'en haranguant ses officiers.

-- Voyons, dit Chicot, qui ne comprenait rien a cette double
manifestation, si differente, de la parole et du geste: voyons, il en est
temps encore, sire, ne faites pas de folies, vous ne pouvez pas monter a
cheval dans cet etat.

-- Je suis donc bien pale, Chicot? demanda Henri.

-- Pale comme un mort, sire.

-- Bon! fit le roi.

-- Comment, bon?

-- Oui, je m'entends.

En ce moment, le bruit du canon de la place, accompagne d'une mousquetade
furieuse, se fit entendre: c'etait M. de Vezin qui repondait a la
sommation de se rendre que lui adressait Duplessis-Mornay.

-- Hein! dit Chicot, que pensez-vous de cette musique?

-- Je pense qu'elle me fait un froid de diable dans la moelle des os,
repliqua Henri. Allons! mon cheval, mon cheval! s'ecria-t-il d'une voix
saccadee et cassante comme le ressort d'une horloge.

Chicot le regardait et l'ecoutait sans rien comprendre a l'etrange
phenomene qui se developpait sous ses yeux.

Henri se mit en selle, mais il s'y reprit a deux fois.

-- Allons, Chicot, dit-il, a cheval aussi, toi, tu n'es pas homme de
guerre non plus, hein?

-- Non, sire.

-- Eh bien! viens, Chicot, nous allons avoir peur ensemble, viens voir le
feu, mon ami, viens; un bon cheval a M. Chicot!

Chicot haussa les epaules, et monta sans sourciller un beau cheval
d'Espagne qu'on lui amena d'apres l'ordre que le roi venait de donner.

Henri mit sa monture au galop; Chicot le suivit.

En arrivant sur le front de sa petite armee, Henri leva la visiere de son
casque.

-- Hors le drapeau! le drapeau neuf dehors! cria-t-il d'une voix
chevrotante.

On tira le fourreau, et le drapeau neuf, au double ecusson de Navarre et
de Bourbon, se deploya majestueusement dans les airs; il etait blanc, et
portait sur azur d'un cote les chaines d'or, de l'autre cote les fleurs de
lis d'or avec le lambel pose en coeur.

-- Voila, dit Chicot a part lui, un drapeau qui sera bien mal etrenne,
j'en ai peur.

En ce moment, et comme pour repondre a la pensee de Chicot, le canon de la
place tonna, et ouvrit une file tout entiere d'infanterie a dix pas du
roi.

-- Ventre saint-gris! dit-il, as-tu vu, Chicot? c'est pour tout de bon, il
me semble.

Et ses dents claquaient.

-- Il va se trouver mal, dit Chicot.

-- Ah! murmura Henri, ah! tu as peur, carcasse maudite, tu grelottes, tu
trembles; attends, je vais te faire trembler pour quelque chose.

Et enfoncant ses deux eperons dans le ventre du cheval blanc qui le
portait, il devanca cavalerie, infanterie et artillerie, et arriva a cent
pas de la place, rouge du feu des batteries qui tonnaient du haut du
rempart, pareil a un fracas de tempete, et qui se refletait sur son armure
comme les rayons d'un soleil couchant.

La, il tint son cheval immobile pendant dix minutes, la face tournee vers
la porte de la ville, et criant:

-- Les fascines, ventre saint-gris, les fascines!

Mornay l'avait suivi, visiere levee, epee au poing.

Chicot fit comme Mornay; il s'etait laisse cuirasser, mais il ne tira
point l'epee.

Derriere ces trois hommes, bondirent, exaltes par l'exemple, les jeunes
gentilshommes huguenots criant et hurlant:

-- Vive Navarre!

Le vicomte de Turenne marchait a leur tete, une fascine sur le cou de son
cheval.

Chacun vint et jeta sa fascine; en un instant le fosse creuse sous le
pont-levis fut comble.

Les artilleurs s'elancerent; en perdant trente hommes sur quarante, ils
reussirent a placer leurs petards sous la porte.

La mitraille et la mousqueterie sifflaient comme un ouragan de feu autour
de Henri; vingt hommes tomberent en un instant a ses yeux.

-- En avant! en avant! dit-il; et il poussa son cheval au milieu des
artilleurs.

Et il arriva au bord du fosse au moment ou le premier petard venait de
jouer.

La porte s'etait fendue en deux endroits.

Les artilleurs allumerent le second petard.

Il se fit une nouvelle gercure dans le bois; mais aussitot par la triple
ouverture, vingt arquebuses passerent, qui vomirent des balles sur les
soldats et les officiers.

Les hommes tombaient autour du roi comme des epis fauches.

-- Sire, disait Chicot sans songer a lui, sire, au nom du ciel, retirez-
vous.

Mornay ne disait rien, mais il etait fier de son eleve, et de temps en
temps il essayait de se mettre devant lui; mais Henri l'ecartait de la
main par une secousse nerveuse.

Tout a coup Henri sentit que la sueur perlait a son front et qu'un
brouillard passait sur ses yeux.

-- Ah! nature maudite! s'ecria-t-il, il ne sera pas dit que tu m'auras
vaincu.

Puis, sautant a bas de son cheval:

-- Une hache! cria-t-il, une hache!

Et d'un bras vigoureux il abattit canons d'arquebuses, lambeaux de chene
et clous de bronze. Enfin une poutre tomba, un pan de porte, un pan de
mur, et cent hommes se precipiterent par la breche en criant:

-- Navarre! Navarre! Cahors est a nous! Vive Navarre!

Chicot n'avait pas quitte le roi; il etait avec lui sous la voute de la
porte ou Henri etait entre un des premiers; mais, a chaque arquebusade, il
le voyait frissonner et baisser la tete.

-- Ventre saint-gris! disait Henri furieux, as-tu jamais vu pareille
poltronnerie, Chicot?

-- Non, sire, repliqua celui-ci, je n'ai jamais vu de poltron pareil a
vous; c'est effrayant.

En ce moment, les soldats de M. de Vezin tenterent de deloger Henri et son
avant-garde, etablis sous la porte et dans les maisons environnantes.

Henri les recut l'epee a la main.

Mais les assieges furent les plus forts; ils reussirent a repousser Henri
et les siens au-dela du fosse.

-- Ventre saint-gris! s'ecria le roi, je crois que mon drapeau recule; en
ce cas-la, je le porterai moi-meme.

Et d'un effort sublime, arrachant son etendard des mains de celui qui le
portait, il le leva en l'air et le premier rentra dans la place, a moitie
enveloppe dans ses plis flottants.

-- Aie donc peur! disait-il, tremble donc maintenant, poltron!

Les balles sifflaient et s'aplatissaient sur ses armes avec un bruit
strident, et trouaient le drapeau avec un bruit mat et sourd.

MM. de Turenne, Mornay et mille autres s'engouffrerent dans cette porte
ouverte, s'elancant a la suite du roi.

Le canon dut se taire a l'exterieur: c'etait face a face, c'etait corps a
corps, qu'il fallait desormais lutter.

On entendit au-dessus du bruit des armes, du fracas des mousquetades, des
froissements du fer, M. de Vezin qui criait:

-- Barricadez les rues, faites des fosses, crenelez les maisons.

-- Oh! dit M. de Turenne qui etait assez proche pour l'entendre, le siege
de la ville est fait, mon pauvre Vezin.

Et en maniere d'accompagnement a ces paroles, il lui tira un coup de
pistolet qui le blessa au bras.

-- Tu te trompes, Turenne, tu te trompes, repondit M. de Vezin, il y a
vingt sieges dans Cahors; donc, s'il y en a un de fait, il en reste encore
dix-neuf a faire.

M. de Vezin se defendit cinq jours et cinq nuits de rue en rue, de maison
en maison.

Par bonheur pour la fortune naissante de Henri de Navarre, il avait trop
compte sur les murailles et la garnison de Cahors, de sorte qu'il avait
neglige de faire prevenir M. de Biron.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Henri commanda comme un capitaine et
combattit comme un soldat; pendant cinq jours et cinq nuits, il dormit la
tete sur une pierre et s'eveilla la hache au poing.

Chaque jour, on conquerait une rue, une place, un carrefour; chaque nuit
la garnison essayait de reprendre la conquete du jour.

Enfin dans la nuit du quatrieme au cinquieme jour, l'ennemi harasse parut
devoir donner quelque repos a l'armee protestante. Ce fut Henri qui
l'attaqua a son tour; on forca un poste retranche qui couta sept cents
hommes; presque tous les bons officiers y furent blesses; M. de Turenne
fut atteint d'une arquebusade a l'epaule, Mornay recut un gres sur la tete
et faillit etre assomme.

Le roi seul ne fut point atteint: a la peur qu'il avait eprouvee d'abord
et qu'il avait si heroiquement vaincue, avait succede une agitation
febrile, une audace presque insensee; toutes les attaches de son armure
etaient brisees, autant par ses propres efforts que par les coups des
ennemis; il frappait si rudement, que jamais un coup de lui ne blessait
son homme; il le tuait. Quand ce dernier poste fut force, le roi entra
dans l'enceinte, suivi de l'eternel Chicot, qui, silencieux et sombre,
voyait, depuis cinq jours et avec desespoir, grandir a ses cotes le
fantome effrayant d'une monarchie destinee a etouffer la monarchie des
Valois.

-- Eh bien! qu'en penses-tu, Chicot? dit le roi, en haussant la visiere de
son casque, et comme s'il eut pu lire dans l'ame du pauvre ambassadeur.

-- Sire, murmura Chicot avec tristesse, sire, je pense que vous etes un
veritable roi.

-- Et moi, sire, s'ecria Mornay, je dis que vous etes un imprudent:
comment! gantelets a bas et visiere haute quand on tire sur vous de tous
cotes, et tenez, encore une balle!

En effet, en ce moment, une balle coupait en sifflant une des plumes du
cimier de Henri.

Au meme instant et comme pour donner pleine raison a Mornay, le roi fut
enveloppe par une dizaine d'arquebusiers de la troupe particuliere du
gouverneur.

Ils avaient ete embusques la par M. de Vezin, et tiraient bas et juste.

Le cheval du roi fut tue, celui de Mornay eut la jambe cassee.

Le roi tomba, dix epees se leverent sur lui.

Chicot seul etait reste debout, il sauta a bas de son cheval, se jeta en
avant du roi, et fit avec sa rapiere un moulinet si rapide, qu'il ecarta
les plus avances.

Puis, relevant Henri embarrasse dans les harnais de sa monture, il lui
amena son propre cheval, et lui dit:

-- Sire, vous temoignerez au roi de France que, si j'ai tire l'epee contre
lui, je n'ai du moins touche personne.

Henri attira Chicot a lui, et, les larmes aux yeux, l'embrassa.

-- Ventre saint-gris! dit-il, tu seras a moi, Chicot; tu vivras, tu
mourras avec moi, mon enfant. Va, mon service est bon comme mon coeur.

-- Sire, repondit Chicot, je n'ai qu'un service a suivre en ce monde,
c'est celui de mon prince. Helas! il va diminuant de lustre, mais je serai
fidele a l'adverse fortune, moi qui ai dedaigne la prospere. Laissez-moi
donc servir et aimer mon roi tant qu'il vivra, sire; je serai bientot seul
avec lui, ne lui enviez donc point son dernier serviteur.

-- Chicot, repliqua Henri, je retiens votre promesse, vous entendez! vous
m'etes cher et sacre, et apres Henri de France vous aurez Henri de Navarre
pour ami.

-- Oui, sire, repondit simplement Chicot, en baisant avec respect la main
du roi.

-- Maintenant, vous voyez, mon ami, dit le roi, Cahors est a nous; M. de
Vezin y fera tuer tout son monde; mais moi, plutot que de reculer, j'y
ferais tuer tout le mien.

La menace etait inutile, et Henri n'avait pas besoin de s'obstiner plus
longtemps. Ses troupes, conduites par M. de Turenne, venaient de faire
main-basse sur la garnison; M. de Vezin etait pris.

La ville etait rendue.

Henri prit Chicot par la main et l'amena dans une maison toute brulante et
toute trouee de balles, qui lui servait de quartier general, et la il
dicta une lettre a M. de Mornay, pour que Chicot la portat au roi de
France.

Cette lettre etait redigee en mauvais latin et finissait par ces mots:

    _Quod mihi dixisti profuit multum. Cognosco meos devotos, nosce tuos.
    Chicotus caetera expediet._

Ce qui signifie a peu pres:

    " Ce que vous m'avez dit m'a ete fort utile. Je connais mes fideles,
    connaissez les votres. Chicot vous dira le reste. "

-- Et maintenant, ami Chicot, continua Henri, embrassez-moi et prenez
garde de vous souiller, car, Dieu me pardonne! je suis sanglant comme un
boucher. Je vous offrirais bien une part de venaison si je savais que vous
dussiez l'accepter, mais je vois dans vos yeux que vous refuseriez.
Toutefois, voici ma bague, prenez-la, je le veux; et puis, adieu, Chicot,
je ne vous retiens plus; piquez vers la France, vous aurez du succes a la
cour en racontant ce que vous avez vu.

Chicot accepta la bague et partit. Il fut trois jours a se persuader qu'il
n'avait pas fait un reve et qu'il ne se reveillerait pas a Paris devant
les fenetres de sa maison, a laquelle M. de Joyeuse donnait des serenades.




LVI

CE QUI SE PASSAIT AU LOUVRE VERS LE MEME TEMPS A PEU PRES OU CHICOT
ENTRAIT DANS LA VILLE DE NERAC


La necessite ou nous nous sommes trouve de suivre notre ami Chicot
jusqu'au bout de sa mission, nous a un peu longuement, nous en demandons
bien pardon a nos lecteurs, ecarte du Louvre.

Il ne serait cependant pas juste d'oublier plus longtemps et le detail des
suites de l'entreprise de Vincennes et celui qui en avait ete l'objet.

Le roi, apres avoir passe si bravement devant le danger, avait eprouve
cette emotion retrospective que ressentent parfois les coeurs les plus
forts, lorsque le danger est loin; il etait donc rentre au Louvre sans
rien dire; il avait fait ses prieres un peu plus longues que d'habitude,
et, une fois livre a Dieu, il avait oublie de remercier, tant sa ferveur
etait grande, les officiers si vigilants et les gardes si devoues qui
l'avaient aide a sortir du peril.

Puis il se mit au lit, etonnant ses valets de chambre par la rapidite avec
laquelle il fit sa toilette; on eut dit qu'il avait hate de dormir pour
retrouver le lendemain ses idees plus fraiches et plus lucides.

Aussi d'Epernon, qui etait reste dans la chambre du roi le dernier de
tous, attendant toujours un remerciment, en sortit-il de fort mauvaise
humeur, voyant que le remerciment n'etait point venu.

Et Loignac, debout pres de la portiere de velours, voyant que M. d'Epernon
passait sans souffler mot, se retourna-t-il brusquement vers les quarante-
cinq en leur disant:

-- Le roi n'a plus besoin de vous, messieurs, allez vous coucher.

A deux heures du matin, tout le monde dormait au Louvre.

Le secret de l'aventure avait ete fidelement garde et n'avait transpire
nulle part. Les bons bourgeois de Paris ronflaient donc
consciencieusement, sans se douter qu'ils avaient touche du bout du doigt
a l'avenement au trone d'une dynastie nouvelle.

M. d'Epernon se fit debotter sur-le-champ, et au lieu de courir la ville,
comme il en avait l'habitude, avec une trentaine de cavaliers, il suivit
l'exemple que lui avait donne son illustre maitre en se mettant au lit
sans adresser la parole a personne.

Le seul Loignac qui, pareil au _justum et tenacem_ d'Horace, n'eut pas ete
distrait de ses devoirs par la chute du monde, le seul Loignac visita les
postes des Suisses et des gardes francaises qui faisaient leur service
avec regularite, mais sans exces de zele.

Trois legeres infractions aux lois de la discipline furent punies cette
nuit-la comme des fautes graves.

Le lendemain Henri, dont tant de gens attendaient le reveil avec
impatience, pour savoir a quoi s'en tenir sur ce qu'ils devaient esperer
de lui, le lendemain Henri prit quatre bouillons dans son lit au lieu de
deux, qu'il avait l'habitude de prendre, et fit prevenir M. d'O et M. de
Villequier qu'ils eussent a venir travailler dans sa chambre a la
redaction d'un nouvel edit des finances.

La reine recut avis de diner seule, et, comme elle faisait temoigner par
un gentilhomme quelque inquietude pour la sante de Sa Majeste, Henri
daigna repondre que le soir il recevrait les dames et ferait la collation
dans son cabinet.

Meme reponse fut faite a un gentilhomme de la reine-mere, qui, depuis deux
ans retiree en son hotel de Soissons, envoyait cependant chaque jour
prendre des nouvelles de son fils.

MM. les secretaires d'Etat se regarderent avec inquietude. Le roi etait ce
matin-la distrait au point que leurs enormites en matiere d'exactions
n'arracherent pas meme un sourire a Sa Majeste.

Or, la distraction d'un roi est surtout inquietante pour des secretaires
d'Etat.

Mais, en echange, Henri jouait avec master Love, lui disant, chaque fois
que l'animal serrait ses doigts effiles entre ses petites dents blanches:

-- Ah! ah! rebelle! tu me veux mordre aussi, toi? ah! ah! petit chien, tu
t'attaques aussi a ton roi? mais tout le monde s'en mele donc aujourd'hui?

Puis Henri, avec autant d'efforts apparents qu'Hercule, fils d'Alcmene, en
fit pour dompter le lion de Nemee, Henri domptait ce monstre gros comme le
poing, tout en lui disant avec une satisfaction indicible:

-- Vaincu, master Love, vaincu, infame ligueur de master Love, vaincu!
vaincu!! vaincu!!!

Ce fut tout ce que MM. d'O et Villequier, ces deux grands diplomates qui
croyaient qu'aucun secret humain ne devait leur echapper, purent saisir au
passage. A part ces apostrophes a master Love, Henri etait demeure
parfaitement silencieux.

Il eut a signer, il signa; il eut a ecouter, il ecouta en fermant les yeux
avec tant de naturel, qu'il fut impossible de savoir s'il ecoutait ou s'il
dormait.

Enfin trois heures de l'apres-midi sonnerent.

Le roi fit appeler M. d'Epernon.

On lui repondit que le duc passait la revue des chevau-legers.

Il demanda Loignac.

On lui repondit que Loignac essayait des chevaux limousins.

On s'attendait a voir le roi contrarie de ce double echec que venait de
subir sa volonte; pas du tout: contre l'attente generale, le roi, de l'air
le plus degage du monde, se mit a siffloter une fanfare de chasse,
distraction a laquelle il ne se livrait que lorsqu'il etait parfaitement
satisfait de lui.

Il etait evident que toute l'envie que le roi avait eue de se taire depuis
le matin se changeait en une demangeaison croissante de parler.

Cette demangeaison finit par devenir un besoin irresistible; mais le roi,
n'ayant personne, fut oblige de parler tout seul.

Il demanda son gouter, et, pendant qu'il goutait, se fit faire une lecture
edifiante, qu'il interrompit pour dire au lecteur:

-- C'est Plutarque, n'est-ce pas, qui a ecrit la vie de Sylla?

Le lecteur, qui lisait du sacre, et que l'on interrompait par une question
profane, se retourna avec etonnement du cote du roi.

Le roi repeta sa question.

-- Oui, sire, repondit le lecteur.

-- Vous souvenez-vous de ce passage ou l'historien raconte que le
dictateur evita la mort?

Le lecteur hesita.

-- Non pas, sire, precisement, dit-il; il y a fort longtemps que je n'ai
lu Plutarque.

En ce moment on annonca Son Eminence le cardinal de Joyeuse.

-- Ah! justement, s'ecria le roi, voici un savant homme, notre ami; il va
nous dire cela sans hesiter, lui.

-- Sire, dit le cardinal, serais-je assez heureux pour arriver a propos?
c'est chose rare en ce monde.

-- Ma foi, oui; vous avez entendu ma question?

-- Votre Majeste demandait, je crois, de quelle facon et en quelle
circonstance le dictateur Sylla echappa a la mort.

-- Justement. Pouvez-vous y repondre, cardinal?

-- Rien de plus facile, sire.

-- Tant mieux.

-- Sylla, qui fit tuer tant d'hommes, sire, ne risqua jamais perdre la vie
que dans les combats: Votre Majeste faisait-elle allusion a un combat?

-- Oui, et dans un des combats qu'il livra, je crois me rappeler qu'il vit
la mort de tres pres.

Ouvrez un Plutarque, s'il vous plait, cardinal; il doit y en avoir un la,
traduit par ce bon Amyot, et lisez-moi ce passage de la vie du Romain ou
il echappa, grace a la vitesse de son cheval blanc, aux javelines de ses
ennemis.

-- Sire, il n'est point besoin d'ouvrir Plutarque pour cela, l'evenement
eut lieu dans le combat qu'il livra a Teleserius le Samnite, et a
Lamponius le Lucanien.

-- Vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher cardinal, vous etes
si savant.

-- Votre Majeste est vraiment trop bonne pour moi, repondit le cardinal en
s'inclinant.

-- Maintenant, dit le roi apres une courte pause, maintenant expliquez-moi
comment le lion romain, qui etait si cruel, ne fut jamais inquiete par ses
ennemis.

-- Sire, dit le cardinal, je repondrai a Votre Majeste par un mot de ce
meme Plutarque.

-- Repondez, Joyeuse, repondez.

-- Carbon, l'ennemi de Sylla, disait souvent:

    " J'ai a combattre tout a la fois un lion et un renard qui habitent
    dans l'ame de Sylla; mais c'est le renard qui me donne la plus grande
    peine. "

-- Ah! oui-da, repondit Henri reveur, c'etait le renard!

-- Plutarque le dit, sire.

-- Et il a raison, fit le roi, il a raison, cardinal. Mais a propos de
combat, avez-vous recu des nouvelles de votre frere?

-- Duquel, sire? Votre Majeste sait que j'en ai quatre.

-- Du duc d'Arques, de mon ami, enfin.

-- Pas encore, sire.

-- Pourvu que M. le duc d'Anjou, qui, jusqu'ici, a si bien su faire le
renard, sache maintenant faire un peu le lion! dit le roi.

Le cardinal ne repondit point; car, cette fois, Plutarque ne lui etait
d'aucun secours; il craignait, en adroit courtisan, de repondre
desagreablement au roi en repondant agreablement pour le duc d'Anjou.

Henri, voyant que le cardinal gardait le silence, en revint a ses
batailles avec maitre Love; puis, tout en faisant signe au cardinal de
rester, il se leva, s'habilla somptueusement et passa dans son cabinet, ou
sa cour l'attendait.

C'est surtout a la cour que l'on sent avec le meme instinct que l'on
retrouve chez les montagnards, c'est surtout a la cour que l'on sent
l'approche ou la fin des orages; sans que nul eut parle, sans que nul eut
encore apercu le roi, tout le monde etait dispose selon la circonstance.

Les deux reines etaient visiblement inquietes.

Catherine, pale et anxieuse, saluait beaucoup et parlait d'une maniere
breve et saccadee.

Louise de Vaudemont ne regardait personne et n'ecoutait rien.

Il y avait des moments ou la pauvre jeune femme avait l'air de perdre la
raison.

Le roi entra.

Il avait l'oeil vif et le teint rose: on pouvait lire sur son visage une
apparence de bonne humeur qui produisit sur tous ces visages mornes qui
attendaient l'apparition du sien, l'effet que produit un coup de soleil
sur les bosquets jaunis par l'automne.

Tout fut dore, empourpre a l'instant meme; en une seconde tout rayonna.

Henri baisa la main de sa mere et celle de sa femme avec la meme
galanterie que s'il eut encore ete duc d'Anjou. Il adressa mille
flatteuses politesses aux dames qui n'etaient plus habituees a des retours
de cette sorte, et alla meme jusqu'a leur offrir des dragees.

-- On etait inquiet de votre sante, mon fils, dit Catherine regardant le
roi avec une attention particuliere, comme pour s'assurer que ce teint
n'etait pas du fard, que cette belle humeur n'etait pas un masque.

-- Et l'on avait tort, madame, repondit le roi; je ne me suis jamais mieux
porte.

Et il accompagna ces paroles d'un sourire qui passa sur toutes les
bouches.

-- Et a quelle heureuse influence, mon fils, demanda Catherine avec une
inquietude mal deguisee, devez-vous cette amelioration dans votre sante?

-- A ce que j'ai beaucoup ri, madame, repondit le roi.

Tout le monde se regarda avec un si profond etonnement, qu'il semblait que
le roi venait de dire une enormite.

-- Beaucoup ri? Vous pouvez beaucoup rire, mon fils, fit Catherine avec sa
mine austere, alors vous etes bien heureux.

-- Voila cependant comme je suis, madame.

-- Et a quel propos vous etes-vous laisse aller a une pareille hilarite?

-- Il faut vous dire, ma mere, qu'hier soir j'etais alle au bois de
Vincennes.

-- Je l'ai su.

-- Ah! vous l'avez su?

-- Oui, mon fils: tout ce qui vous touche m'importe; je ne vous apprends
rien de nouveau.

-- Non, sans doute; j'etais donc alle au bois de Vincennes, lorsqu'au
retour mes eclaireurs me signalerent une armee ennemie dont les mousquets
brillaient sur la route.

-- Une armee ennemie sur la route de Vincennes?

-- Oui, ma mere.

-- Et ou cela?

-- En face la piscine des Jacobins, pres de la maison de notre bonne
cousine.

-- Pres de la maison de madame de Montpensier! s'ecria Louise de
Vaudemont.

-- Precisement; oui, madame, pres de Bel-Esbat; j'approchai bravement pour
livrer bataille, et j'apercus....

-- Mon Dieu! continuez, sire, fit la reine, veritablement inquiete.

-- Oh! rassurez-vous, madame.

Catherine attendait avec anxiete; mais ni une parole ni un geste ne
trahissaient son inquietude.

-- J'apercus, continua le roi, un prieure tout entier de bons moines qui
me presentaient les armes avec de belliqueuses acclamations.

Le cardinal de Joyeuse se mit a rire: toute la cour rencherit aussitot sur
cette manifestation.

-- Oh! dit le roi, riez, riez, vous avez raison, car il en sera parle
longtemps; j'ai en France plus de dix mille moines dont je ferai au besoin
dix mille mousquetaires; alors je creerai une charge de grand-maitre des
mousquetaires tonsures de Sa Majeste tres chretienne, et je vous la
donnerai, cardinal.

-- Sire, j'accepte; tous les services me seront bons, pourvu qu'ils
agreent a Votre Majeste.

Pendant le colloque du roi et du cardinal, les dames s'etaient levees
selon l'etiquette du temps, et une a une, apres avoir salue le roi, elles
quittaient la chambre; la reine les suivit avec ses dames d'honneur.

La reine-mere demeura seule; il y avait dans la gaite insolite du roi un
mystere qu'elle voulait approfondir.

-- Ah! cardinal, dit tout a coup le roi au prelat, qui se preparait a
partir, voyant la reine-mere rester et devinant qu'elle voulait parler a
son fils, a propos, que devient donc votre frere du Bouchage?

-- Mais, sire, je ne sais.

-- Comment, vous ne savez?

-- Non, je le vois a peine, ou plutot je ne le vois plus, repliqua le
cardinal.

Une voix grave et triste resonna au fond de l'appartement.

-- Me voici, sire, dit cette voix.

-- Eh! c'est lui, s'ecria Henri; approchez, comte, approchez.

Le jeune homme obeit.

-- Eh! vive Dieu! dit le roi le regardant avec etonnement, sur ma foi de
gentilhomme, ce n'est plus un corps, c'est une ombre qui marche.

-- Sire, il travaille beaucoup, balbutia le cardinal, stupefait lui-meme
du changement que huit jours avaient apporte dans le maintien et sur le
visage de son frere.

En effet, du Bouchage etait pale comme une statue de cire, et son corps,
sous la soie et la broderie, participait de la roideur et de la tenuite
des ombres.

-- Venez ca, jeune homme, lui dit le roi, venez. Merci, cardinal, de votre
citation de Plutarque; en pareille occasion, je vous promets de recourir
toujours a vous.

Le cardinal devina que le roi desirait rester seul avec Henri, et
s'esquiva legerement.

Le roi le vit partir du coin de l'oeil, et ramena son regard sur sa mere,
laquelle demeurait immobile.

Il ne restait plus dans le salon que la reine mere, M. d'Epernon, qui lui
faisait mille civilites, et du Bouchage.

A la porte se tenait Loignac, moitie courtisan, moitie soldat, faisant son
service plutot qu'autre chose.

Le roi s'assit et fit signe a du Bouchage d'approcher de lui.

-- Comte, lui dit-il, pourquoi vous cachez-vous ainsi derriere les dames,
ne savez-vous point que j'ai plaisir a vous voir?

-- Ce m'est un honneur bien grand que cette bonne parole, sire, repondit
le jeune homme en s'inclinant avec un profond respect.

-- Alors, comte, d'ou vient donc qu'on ne vous voit plus au Louvre?

-- On ne me voit plus, sire?

-- Non, en verite, et je m'en plaignais a votre frere le cardinal, qui est
encore plus savant que je ne croyais.

-- Si Votre Majeste ne me voit pas, dit Henri, c'est qu'elle n'a pas
daigne jeter les yeux sur le coin de ce cabinet, sire, j'y suis tous les
jours a la meme heure quand le roi parait. J'assiste de meme regulierement
au lever de Sa Majeste, et je la salue encore respectueusement quand elle
sort du conseil. Jamais je n'y ai manque, et jamais je n'y manquerai, tant
que je pourrai me tenir debout, car c'est un devoir sacre pour moi.

-- Et c'est cela qui te rend si triste? dit amicalement Henri.

-- Oh! Votre Majeste ne le pense pas.

-- Non, ton frere et toi, vous m'aimez.

-- Sire.

-- Et je vous aime aussi. A propos, tu sais que ce pauvre Anne m'a ecrit
de Dieppe.

-- Je l'ignorais, sire.

-- Oui, mais tu n'ignores pas qu'il etait desole de partir.

-- Il m'a avoue ses regrets de quitter Paris.

-- Oui, mais sais-tu ce qu'il m'a dit: c'est qu'il existait un homme qui
eut regrette Paris bien davantage, et que si cet ordre te fut arrive a
toi, tu serais mort.

-- Peut-etre, sire.

-- Il m'a dit plus, car il dit beaucoup de choses, ton frere, quand il ne
boude point toutefois; il m'a dit que, le cas echeant, tu m'eusses
desobei; est-ce vrai?

-- Sire, Votre Majeste a eu raison de mettre ma mort avant ma
desobeissance.

-- Mais enfin, si tu n'etais pas mort cependant de douleur a l'ordre de ce
depart?

-- Sire, c'eut ete une plus terrible souffrance pour moi de desobeir que
de mourir, et cependant, ajouta le jeune homme en baissant son front pale
comme pour cacher son embarras, j'eusse desobei.

Le roi se croisa les bras et regarda Joyeuse.

-- Ah ca! dit-il, mais tu es un peu fou, ce me semble, mon pauvre comte.

Le jeune homme sourit tristement.

-- Oh! je le suis tout a fait, sire, dit-il, et Votre Majeste a tort de
menager les termes a mon endroit.

-- Alors, c'est serieux, mon ami.

Joyeuse etouffa un soupir.

-- Raconte-moi cela. Voyons?

Le jeune homme poussa l'heroisme jusqu'a sourire.

-- Un grand roi comme vous etes, sire, ne peut s'abaisser jusqu'a de
pareilles confidences.

-- Si fait, Henri, si fait, dit le roi; parle, raconte, tu me distrairas.

-- Sire, repondit le jeune homme avec fierte, Votre Majeste se trompe; je
dois le dire, il n'y a rien dans ma tristesse qui puisse distraire un
noble coeur.

Le roi prit la main du jeune homme.

-- Allons, allons, dit-il, ne te fache pas, du Bouchage; tu sais que ton
roi, lui aussi, a connu les douleurs d'un amour malheureux.

-- Je le sais, oui, sire, autrefois.

-- Je compatis donc a tes souffrances.

-- C'est trop de bontes de la part d'un roi.

-- Non pas; ecoute, parce qu'il n'y avait rien au-dessus de moi, quand je
souffris ce que tu souffres, que le pouvoir de Dieu, je n'ai pu m'aider de
rien; toi, au contraire, mon enfant, tu peux t'aider de moi.

-- Sire?

-- Et par consequent, continua Henri avec une affectueuse tristesse,
esperer de voir la fin de tes peines.

Le jeune homme secoua la tete en signe de doute.

-- Du Bouchage, dit Henri, tu seras heureux, ou je cesserai de m'appeler
le roi de France.

-- Heureux, moi! helas! sire, c'est chose impossible, dit le jeune homme
avec un sourire mele d'une amertume inexprimable.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que mon bonheur n'est pas de ce monde.

-- Henri, insista le roi, votre frere, en partant, vous a recommande a moi
comme a un ami. Je veux, puisque vous ne consultez, sur ce que vous avez a
faire, ni la sagesse de votre pere, ni la science de votre frere le
cardinal, je veux etre pour vous un frere aine. Voyons, soyez confiant,
instruisez-moi. Je vous assure, du Bouchage, qu'a tout, excepte a la mort,
ma puissance et mon affection pour vous trouveront un remede.

-- Sire, repondit le jeune homme en se laissant glisser aux pieds du roi,
sire, ne me confondez point par l'expression d'une bonte a laquelle je ne
puis repondre. Mon malheur est sans remede, car c'est mon malheur qui fait
ma seule joie.

-- Du Bouchage, vous etes un fou, et vous vous tuerez de chimeres: c'est
moi qui vous le dis.

-- Je le sais bien, sire, repondit tranquillement le jeune homme.

-- Mais enfin, s'ecria le roi avec quelque impatience, est-ce un mariage
que vous desirez faire, est-ce une influence que vous voulez exercer?

-- Sire, c'est de l'amour qu'il faut inspirer. Vous voyez que tout le
monde est impuissant a me procurer cette faveur: moi seul je dois
l'obtenir et l'obtenir pour moi seul.

-- Alors pourquoi te desesperer?

-- Parce que je sens que je ne l'obtiendrai jamais, sire.

-- Essaie, essaie, mon enfant; tu es riche, tu es jeune: quelle est la
femme qui peut resister a la triple influence de la beaute, de l'amour et
de la jeunesse? Il n'y en a point, du Bouchage, il n'y en a point.

-- Combien de gens a ma place beniraient Votre Majeste pour son indulgence
excessive, pour sa faveur dont elle m'accable! Etre aime d'un roi comme
Votre Majeste, c'est presque autant que d'etre aime de Dieu.

-- Alors tu acceptes: bien! Ne dis rien, si tu tiens a etre discret: je
prendrai des informations, je ferai faire des demarches. Tu sais ce que
j'ai fait pour ton frere; j'en ferai autant pour toi: cent mille ecus ne
m'arreteront pas.

Du Bouchage saisit la main du roi et la colla sur ses levres.

-- Qu'un jour Votre Majeste me demande mon sang, dit-il, et je le verserai
jusqu'a la derniere goutte, pour lui prouver combien je lui suis
reconnaissant de la protection que je refuse.

Henri III tourna les talons avec depit.

-- En verite, dit-il, ces Joyeuse sont plus entetes que des Valois. En
voila un qui va m'apporter tous les jours sa mine longue et ses yeux
cercles de noir: comme ce sera rejouissant! avec cela qu'il y a deja trop
de figures gaies a la cour!

-- Oh! sire, qu'a cela ne tienne, s'ecria le jeune homme, j'etendrai la
fievre sur mes joues comme un fard joyeux, et tout le monde croira, en me
voyant sourire, que je suis le plus heureux des hommes.

-- Oui, mais moi, je saurai le contraire, miserable entete, et cette
certitude m'attristera.

-- Votre Majeste me permet-elle de me retirer? demanda du Bouchage.

-- Oui, mon enfant, va et tache d'etre homme.

Le jeune homme baisa la main du roi, alla saluer la reine-mere, passa
fierement devant d'Epernon, qui ne le saluait pas, et sortit.

A peine eut-il passe le seuil de la porte que le roi cria:

-- Fermez, Nambu.

Aussitot l'huissier auquel cet ordre etait adresse proclama dans
l'antichambre que le roi ne recevait plus personne.

Alors Henri s'approcha du duc d'Epernon, et lui frappant sur l'epaule:

-- Lavalette, lui dit-il, tu feras faire ce soir a tes quarante-cinq une
distribution d'argent, et tu leur donneras conge pour toute une nuit et un
jour. Je veux qu'ils se rejouissent. Par la messe! ils m'ont sauve, les
droles, sauve comme le cheval blanc de Sylla.

-- Sauve! dit Catherine avec etonnement.

-- Oui, ma mere.

-- Sauve de quoi?

-- Ah! voila! demandez a d'Epernon.

-- Je vous le demande a vous, c'est mieux encore, ce me semble.

-- Eh bien! madame, notre tres chere cousine, la soeur de votre bon ami M.
de Guise... Oh! ne vous en defendez pas, c'est votre bon ami.

Catherine sourit en femme qui dit:

-- Il ne comprendra jamais.

Le roi vit le sourire, serra les levres et continua:

-- La soeur de votre bon ami de Guise m'a fait tendre hier une embuscade.

-- Une embuscade?

-- Oui, madame; hier j'ai failli etre arrete, assassine peut-etre.

-- Par M. Guise? s'ecria Catherine.

-- Vous n'y croyez pas?

-- Non, je l'avoue, dit Catherine.

-- D'Epernon, mon ami, pour l'amour de Dieu, contez l'aventure tout au
long a madame la reine-mere. Si je parlais moi-meme et qu'elle continuat a
hausser les epaules comme elle les hausse, je me mettrais en colere, et,
ma foi, je n'ai point de sante de reste.

Puis se retournant vers Catherine:

-- Adieu, madame, adieu; cherissez M. de Guise tant qu'il vous plaira;
j'ai deja fait rouer M. de Salcede, vous vous le rappelez?

-- Sans doute!

-- Eh bien! que MM. de Guise fassent comme vous, qu'ils ne l'oublient pas.

Cela dit, le roi haussa les epaules plus haut que sa mere ne les avait
haussees, et rentra dans ses appartements, suivi de master Love, qui etait
force de courir pour le suivre.




LVII


PLUMET ROUGE ET PLUMET BLANC


Apres etre revenu aux hommes, revenons un peu aux choses.

Il etait huit heures du soir, et la maison de Robert Briquet toute seule,
triste, sans un reflet, profilait sa silhouette triangulaire sur un ciel
pommele, evidemment plus dispose a la pluie qu'au clair de lune.

Cette pauvre maison, dont on sentait que l'ame etait sortie, faisait un
digne pendant a cette maison mysterieuse dont nous avons deja eu l'honneur
d'entretenir nos lecteurs et qui s'elevait en face d'elle. Les
philosophes, qui pretendent que rien ne vit, ne parle, ne sent, comme les
choses inanimees, eussent dit, en voyant les deux maisons, qu'elles
baillaient vis a vis l'une de l'autre.

Non loin de la, on entendait un grand bruit d'airain mele de voix
confuses, de murmures vagues et de glapissements, comme si des corybantes
eussent celebre dans un antre les mysteres de la bonne deesse.

C'etait probablement ce bruit qui attirait a lui un jeune homme au toquet
violet, a la plume rouge et au manteau gris, beau cavalier qui s'arretait
des minutes entieres devant ce vacarme, puis revenait lentement, pensif et
la tete baissee, vers la maison de maitre Robert Briquet.

Or, cette symphonie d'airain choque, c'etait le bruit des casseroles; ces
murmures vagues, ceux des marmites bouillant sur les brasiers, et des
broches tournant aux pattes des chiens; ces cris, ceux de maitre
Fournichon, hote du _Fier-Chevalier_, occupe du soin de ses fourneaux, et
ces glapissements, ceux de dame Fournichon, qui faisait preparer les
boudoirs des tourelles.

Quand le jeune homme au toquet violet avait bien regarde le feu, bien
respire le parfum des volailles, bien interroge les rideaux des fenetres,
il revenait sur ses pas, puis recommencait a examiner encore.

Il y avait cependant, si independante que parut sa marche au premier
abord, une limite que le promeneur ne franchissait jamais: c'etait
l'espece de ruisseau qui coupait la rue devant la maison de Robert
Briquet, et aboutissait a la maison mysterieuse.

Mais aussi, il faut le dire, chaque fois que le promeneur arrivait sur
cette limite, il y trouvait, comme une sentinelle vigilante, un autre
jeune homme du meme age a peu pres que lui, au toquet noir a la plume
blanche, au manteau violet, qui, le front plisse, l'oeil fixe, la main sur
l'epee, semblait dire, semblable au geant Adamastor:

-- Tu n'iras pas plus loin sans trouver la tempete.

Le promeneur au plumet rouge, c'est-a-dire le premier que nous avons
introduit sur la scene, fit vingt tours a peu pres sans rien remarquer de
tout cela, tant il etait preoccupe. Certainement, il n'etait pas sans
avoir vu un homme arpentant comme lui la voie publique; mais cet homme
etait trop bien vetu pour etre un voleur, et jamais l'idee ne lui fut
venue de s'inquieter de rien, sinon de ce qui se faisait au _Fier-
Chevalier_.

Mais l'autre, au contraire, a chaque retour du plumet rouge, foncait en
noir la teinte sombre de son visage; enfin la dose de fluide irrite devint
si lourde chez le plumet blanc, qu'elle finit par frapper le plumet rouge
et par attirer son attention.

Il leva la tete et lut sur le visage de celui qui se trouvait en face de
lui, toute la mauvaise volonte qu'il paraissait eprouver a son egard.

Cela l'induisit naturellement a penser qu'il genait le jeune homme; puis
cette pensee amena le desir de s'informer en quoi il le genait.

Il se mit en consequence a regarder attentivement la maison de Robert
Briquet.

Puis de cette maison il passa a celle qui faisait son pendant.

Enfin, lorsqu'il les eut bien regardees l'une et l'autre sans s'inquieter
ou sans paraitre s'inquieter au moins de la facon dont le jeune homme au
plumet blanc le regardait, il lui tourna le dos et revint aux rutilants
eclairs des fourneaux de maitre Fournichon.

Le plumet blanc, heureux d'avoir mis son adversaire en deroute, car il
attribuait a deroute le mouvement de volte-face qu'il venait de lui voir
faire, le plumet blanc se mit a marcher dans son sens, c'est-a-dire de
l'est a l'ouest, tandis que l'autre s'avancait de l'ouest a l'est.

Mais quand chacun d'eux fut arrive au point qu'il s'etait interieurement
marque pour sa course, il se retourna et revint en droite ligne sur
l'autre, et en si droite ligne que, n'eut ete le ruisseau, Rubicon nouveau
qu'il fallait franchir, ils se fussent heurtes nez a nez tant la precision
de la ligne droite avait ete scrupuleusement respectee.

Le plumet blanc frisa sa petite moustache avec un mouvement d'impatience
visible.

Le plumet rouge prit un air etonne, puis il lanca un nouveau regard a la
maison mysterieuse.

On eut pu voir alors le plumet blanc faire un pas pour franchir le
Rubicon, mais le plumet rouge s'etait deja eloigne: la marche en ligne
inverse recommenca.

Pendant cinq minutes, on eut pu croire qu'ils ne se rencontreraient qu'aux
antipodes; mais bientot, avec le meme instinct et la meme precision que la
premiere fois, tous deux se retournerent en meme temps.

Comme deux nuages qui suivent sous des souffles contraires la meme zone du
ciel, et que l'on voit avancer l'un sur l'autre en deployant leurs flocons
noirs, prudentes avant-gardes, les deux promeneurs arriverent cette fois
en face l'un de l'autre, resolus a se marcher sur les pieds plutot que de
reculer d'un pas.

Plus impatient sans doute que celui qui venait a sa rencontre, le plumet
blanc, au lieu de demeurer, comme il avait fait jusque-la, sur la limite
du ruisseau, enjamba ledit ruisseau et fit reculer son adversaire, qui, ne
se doutant pas de cette agression, et les bras pris sous son manteau,
faillit perdre l'equilibre.

-- Ah ca! monsieur, dit ce dernier, etes-vous fou, ou avez-vous
l'intention de m'insulter?

-- Monsieur, j'ai l'intention de vous faire comprendre que vous me genez
fort; il m'avait meme semble que, sans que j'eusse besoin de vous le dire,
vous vous en etiez apercu.

-- Pas le moins du monde, monsieur, car j'ai pour systeme de ne voir
jamais ce que je ne veux pas voir.

[Illustration: Le comte Henri du Bouchage.]

-- Il y a cependant certaines choses qui attireraient vos regards, je
l'espere, si on les faisait briller a vos yeux.

Et joignant le mouvement a la parole, le jeune homme au plumet blanc se
debarrassa de sa cape et tira son epee qui etincela sous un rayon de la
lune glissant en ce moment entre deux nuages.

Le plumet rouge resta immobile.

-- On dirait, monsieur, repliqua-t-il en haussant les epaules, que vous
n'avez jamais mis une lame hors du fourreau, tant vous vous hatez de la
faire sortir contre quelqu'un qui ne se defend pas.

-- Non, mais qui se defendra, je l'espere.

Le plumet rouge sourit avec une tranquillite qui doubla l'irritation de
son adversaire.

-- Pourquoi cela? et quel droit avez-vous de m'empecher de me promener
dans la rue?

-- Pourquoi vous y promenez-vous, dans cette rue?

-- Parbleu, la belle demande! parce que cela me plait.

-- Ah! cela vous plait.

-- Sans doute; vous vous y promenez bien, vous! avez-vous licence du roi
de fouler seul le pave de la rue de Bussy?

-- Que j'aie licence ou non, peu importe.

-- Vous vous trompez; il importe beaucoup, au contraire; je suis fidele
sujet de Sa Majeste, et ne voudrais point lui desobeir.

-- Ah! vous raillez, je crois!

-- Quand cela serait? vous menacez bien, vous!

-- Ciel et terre! Je vous dis que vous me genez, monsieur, et que si vous
ne vous eloignez point de bonne volonte, je saurai bien, moi, vous
eloigner de force.

-- Oh! oh! monsieur, c'est ce qu'il faudra voir.

-- Eh! morbleu! c'est ce que je vous dis depuis une heure, voyons.

-- Monsieur, j'ai particulierement affaire dans ce quartier-ci. Vous voila
donc prevenu. Maintenant, si c'est chez vous un absolu desir, j'echangerai
volontiers une passe d'epee; mais je ne m'eloignerai pas.

-- Monsieur, dit le plumet blanc en faisant siffler son epee et en
rassemblant ses deux pieds, comme un homme qui s'apprete a tomber en
garde, je me nomme le comte Henri du Bouchage, je suis frere de M. le duc
de Joyeuse; une derniere fois, vous plait-il de me ceder le pas et de vous
retirer?

-- Monsieur, repondit le plumet rouge, je me nomme le vicomte Ernauton de
Carmainges; vous ne me genez pas du tout, et je ne trouve aucunement
mauvais que vous demeuriez.

Du Bouchage reflechit un instant, et remit son epee au fourreau.

-- Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis a moitie fou, etant amoureux.

-- Et moi aussi, je suis amoureux, repondit Ernauton, mais je ne me crois
aucunement fou pour cela.

Henri palit.

-- Vous etes amoureux?

-- Oui, monsieur.

-- Et vous l'avouez?

-- Depuis quand est-ce un crime?

-- Mais amoureux dans cette rue.

-- Pour le moment, oui.

-- Au nom du ciel, monsieur, dites-moi qui vous aimez?

-- Ah! monsieur du Bouchage, vous n'avez point reflechi a ce que vous me
demandez; vous savez bien qu'un gentilhomme ne peut reveler un secret dont
il n'a que la moitie.

-- C'est vrai; pardon, monsieur de Carmainges; mais c'est qu'en verite,
nul n'est aussi malheureux que moi sous le ciel.

Il y avait tant de vraie douleur et de desespoir eloquent dans ces quatre
mots prononces par le jeune homme, qu'Ernauton en fut profondement touche.

-- O mon Dieu! je comprends, dit-il, vous craignez que nous ne soyons
rivaux.

-- Je le crains.

-- Hum! fit Ernauton. Eh bien! monsieur, je vais etre franc.

Joyeuse palit et passa sa main sur son front.

-- Moi, continua Ernauton, j'ai un rendez-vous.

-- Vous avez un rendez-vous?

-- Oui, en bonne forme!

-- Dans cette rue?

-- Dans cette rue.

-- Ecrit?

-- Oui, d'une fort jolie ecriture meme.

-- De femme?

-- Non, d'homme.

-- D'homme! que voulez-vous dire?

-- Mais pas autre chose que ce que je dis. J'ai un rendez-vous avec une
femme, d'une assez jolie ecriture d'homme; ce n'est pas precisement aussi
mysterieux, mais c'est plus elegant; on a un secretaire, a ce qu'il
parait.

-- Ah! murmura Henri, achevez, monsieur, au nom du ciel, achevez.

-- Vous me demandez de telle facon, monsieur, que je ne saurais vous
refuser. Je vais donc vous dire la teneur du billet.

-- J'ecoute.

-- Vous verrez si c'est la meme chose que vous.

-- Assez, monsieur, par grace; moi, l'on ne m'a point donne de rendez-
vous, moi, je n'ai pas recu de billet.

Ernauton tira de sa bourse un petit papier.

-- Voila le billet, monsieur, dit-il, il me serait difficile de vous le
lire par cette nuit obscure; mais il est court et je le sais par coeur;
vous en rapportez-vous a moi de ne vous point tromper?

-- Oh! tout a fait!

-- Voici donc les termes dans lesquels il est concu:

    " Monsieur Ernauton, mon secretaire est par moi charge de vous dire
    que j'ai grand desir de causer avec vous une heure; votre merite m'a
    touchee. "

-- Il y a cela? demanda du Bouchage.

-- Ma foi, oui, monsieur, la phrase est meme soulignee. Je passe une autre
phrase un peu trop flatteuse.

-- Et vous etes attendu?

-- C'est-a-dire que j'attends, comme vous voyez.

-- Alors on doit vous ouvrir la porte?

-- Non, on doit siffler trois fois par la fenetre.

Henri, tout fremissant, posa une de ses mains sur le bras d'Ernauton, et
de l'autre lui montrant la maison mysterieuse:

-- De la? demanda-t-il.

-- Pas du tout, repondit Ernauton en montrant les tourelles du _Fier-
Chevalier_, de la.

Henri poussa un cri de joie.

-- Mais vous n'allez donc pas ici? dit-il.

-- Eh non! le billet dit positivement: Hotellerie du _Fier-Chevalier_.

-- Oh! soyez beni, monsieur, dit le jeune homme en lui serrant la main;
oh! pardonnez-moi mon incivilite, ma sottise. Helas! vous le savez, pour
l'homme qui aime veritablement, il n'existe qu'une femme, et en vous
voyant sans cesse revenir jusqu'a cette maison, j'ai cru que c'etait par
cette femme que vous etiez attendu.

-- Je n'ai rien a vous pardonner, monsieur, dit Ernauton en souriant, car,
en verite, j'ai eu un instant de mon cote l'idee que vous etiez dans cette
rue pour le meme motif que moi.

-- Et vous avez eu cette incroyable patience de ne me rien dire, monsieur!
Oh! vous n'aimez pas, vous n'aimez pas!

-- Ma foi, ecoutez, je n'ai pas encore grands droits; j'attendais un
eclaircissement quelconque avant de me facher. Ces grandes dames sont si
etranges dans leurs caprices, et une mystification est si amusante!

-- Allons, allons, monsieur de Carmainges, vous n'aimez pas comme moi, et
cependant....

-- Et cependant? repeta Ernauton.

-- Et cependant vous etes plus heureux.

-- Ah! l'on est cruel dans cette maison!

-- Monsieur de Carmainges, dit Joyeuse, voila trois mois que j'aime comme
un fou celle qui l'habite, et je n'ai pas encore eu le bonheur d'entendre
le son de sa voix.

-- Diable! vous n'etes pas avance. Mais attendez donc.

-- Quoi?

-- Est-ce qu'on n'a pas siffle?

-- En effet, il me semble avoir entendu.

Les deux jeunes gens ecouterent, un second coup se fit entendre dans la
direction du _Fier-Chevalier_.

-- Monsieur le comte, dit Ernauton, vous m'excuserez de ne pas vous faire
plus longue compagnie, mais je crois que voila mon signal.

Un troisieme coup retentit.

-- Allez, monsieur, allez, dit Henri, et bonne chance.

Ernauton s'eloigna lestement, et son interlocuteur le vit disparaitre dans
l'ombre de la rue pour reparaitre dans la lumiere que jetaient les
fenetres du _Fier-Chevalier_ et disparaitre encore.

Quant a lui, plus morne qu'auparavant, car cette espece de lutte l'avait
un instant fait sortir de sa lethargie:

-- Allons, dit-il, faisons mon metier accoutume, frappons comme d'habitude
a la porte maudite qui jamais ne s'ouvre.

Et, en disant ces mots, il s'avanca chancelant vers la porte de la maison
mysterieuse.




LVIII

LA PORTE S'OUVRE


Mais en arrivant a la porte de la maison mysterieuse, le pauvre Henri fut
repris de son hesitation habituelle.

-- Du courage, se dit-il a lui-meme, frappons.

Et il fit encore un pas.

Mais, avant de frapper, il regarda encore une fois derriere lui et vit sur
le chemin le reflet brillant des lumieres de l'hotellerie.

-- La-bas, se dit-il, entrent pour l'amour et pour la joie des gens qu'on
appelle et qui n'ont pas meme desire; pourquoi n'ai-je pas le coeur
tranquille et le sourire insouciant? j'entrerais peut-etre la-bas aussi,
moi, au lieu d'essayer vainement d'entrer ici.

On entendit la cloche de Saint-Germain-des-Pres qui vibrait
melancoliquement dans les airs.

-- Allons, voila dix heures qui sonnent, murmura Henri

Il mit le pied sur le seuil de la porte et souleva le heurtoir.

-- Vie effroyable! murmura-t-il, vie de vieillard. Oh! quel jour pourrais-
je donc dire: Belle mort, riante mort, douce tombe, salut!

Il frappa un deuxieme coup.

-- C'est cela, continua-t-il en ecoutant, voila le bruit de la porte
interieure qui crie, le bruit de l'escalier qui gemit, le bruit du pas qui
s'approche: ainsi toujours, toujours la meme chose.

Et il frappa une troisieme fois.

-- Encore ce coup, dit-il, le dernier. C'est cela: le pas devient plus
leger, le serviteur regarde au treillis de fer, il voit ma pale, ma
sinistre, mon insupportable figure, puis il s'eloigne sans ouvrir jamais!

La cessation de tout bruit sembla justifier la prediction du malheureux
jeune homme.

-- Adieu, maison cruelle; adieu jusqu'a demain, dit-il.

Et, se baissant de maniere a ce que son front fut au niveau du seuil de
pierre, il y deposa du fond de l'ame un baiser qui fit tressaillir le dur
granit, moins dur cependant encore que le coeur des habitants de cette
maison.

Puis, comme il avait fait la veille, et comme il comptait faire le
lendemain, il se retira.

Mais a peine avait-il fait deux pas en arriere, qu'a sa profonde surprise
le verrou grinca dans sa gache; la porte s'ouvrit, et le serviteur
s'inclina profondement.

C'etait le meme dont nous avons trace le portrait lors de son entrevue
avec Robert Briquet.

-- Bonsoir, monsieur, dit-il d'une voix rauque, mais dont le son cependant
parut a du Bouchage plus doux que les plus suaves concerts des cherubins
qu'on entend dans ces songes d'enfance, ou l'on reve encore du ciel.

Tremblant, eperdu, Henri, qui avait deja fait dix pas pour s'eloigner, se
rapprocha vivement, et, joignant les mains, il chancela si visiblement,
que le serviteur le retint pour l'empecher de tomber sur le seuil; ce que
cet homme fit, au reste, avec l'expression visible d'une respectueuse
compassion.

[Illustration: Que voulez-vous, Monsieur?-- PAGE 129.]

-- Voyons, monsieur, dit-il, me voila; expliquez-moi, je vous prie, ce que
vous desirez.

-- J'ai tant aime, repondit le jeune homme, que je ne sais plus si j'aime
encore. Mon coeur a tant battu, que je ne puis dire s'il bat toujours.

-- Vous plairait-il, monsieur, dit le serviteur avec respect, de vous
asseoir la pres de moi et de causer?

-- Oh! oui.

Le serviteur lui fit un signe de la main.

Henri obeit a ce signe, comme il eut obei a un signe du roi de France ou
de l'empereur romain.

-- Parlez, monsieur, dit le serviteur, quand ils furent assis l'un pres de
l'autre, et dites-moi votre desir.

-- Mon ami, repondit du Bouchage, ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous
parlons et que nous nous touchons ainsi. Mainte fois, vous le savez, je
vous ai attendu et surpris au detour d'une rue; alors je vous ai offert
assez d'or pour vous enrichir, quand vous eussiez ete le plus avide des
hommes; d'autres fois, j'ai essaye de vous intimider; jamais vous ne
m'avez ecoute, toujours vous m'avez vu souffrir, et cela, sans compatir,
visiblement au moins, a mes souffrances. Aujourd'hui, vous me dites de
vous parler, vous m'invitez a vous exprimer mon desir: qu'est-il donc
arrive, mou Dieu! et quel nouveau malheur me cache cette condescendance de
votre part?

Le serviteur poussa un soupir. Il y avait evidemment un coeur pitoyable
sous cette rude enveloppe.

Ce soupir fut entendu de Henri et l'encouragea.

-- Vous savez, continua-t-il, que j'aime et comment j'aime; vous m'avez vu
poursuivre une femme et la decouvrir malgre ses efforts pour se cacher et
pour me fuir; jamais, dans mes plus grandes douleurs, une parole amere ne
m'est echappee, jamais je n'ai donne suite a ces pensees de violence qui
naissent du desespoir et des conseils que nous souffle avec l'ardeur du
sang la fougueuse jeunesse.

-- C'est vrai, monsieur, dit le serviteur, et en ceci pleine justice vous
est rendue par ma maitresse et par moi.

-- Ainsi convenez-en, continua Henri en pressant entre ses mains les mains
du vigilant gardien, ainsi ne pouvais-je pas un soir, quand vous me
refusiez l'entree de cette maison, ne pouvais-je pas enfoncer la porte,
ainsi que le fait tous les jours le moindre ecolier ivre ou amoureux?
Alors, ne fut-ce que pour un moment, j'aurais vu cette femme inexorable,
je lui eusse parle.

-- C'est vrai encore.

-- Enfin, continua le jeune comte, avec une douceur et une tristesse
inexprimables, je suis quelque chose en ce monde, mon nom est grand, ma
fortune est grande, mon credit est grand, le roi lui-meme, le roi me
protege; tout a l'heure encore le roi me conseillait de lui confier mes
douleurs, me disait de recourir a lui, m'offrait sa protection.

-- Ah! fit le serviteur avec une inquietude visible.

-- Je n'ai point voulu, se hata de dire le jeune homme; non, non, j'ai
tout refuse, tout refuse, pour venir prier a mains jointes de s'ouvrir
cette porte qui, je le sais bien, ne s'ouvre jamais.

-- Monsieur le comte, vous etes en effet un coeur loyal et digne d'etre
aime.

-- Eh bien, interrompit Henri avec un douloureux serrement de coeur, cet
homme au coeur loyal, et, de votre avis meme, digne d'etre aime, a quoi le
condamnez-vous? Chaque matin mon page apporte une lettre, on ne la recoit
meme pas; chaque soir je viens heurter a cette porte moi-meme, et chaque
soir on m'econduit; enfin on me laisse souffrir, me desoler, mourir dans
cette rue, sans avoir pour moi la compassion qu'on aurait pour un pauvre
chien qui hurle. Ah! mon ami, je vous le dis, cette femme n'a pas le coeur
d'une femme; on n'aime pas un malheureux, soit; ah! mon Dieu! on ne peut
pas plus commander a son coeur d'aimer que de lui dire de n'aimer plus.
Mais on a pitie d'un malheureux qui souffre, et on lui dit un mot de
consolation; mais on plaint un malheureux qui tombe, et on lui tend la
main pour le relever; mais non, non, cette femme se complait avec mon
supplice; non, cette femme n'a pas de coeur, elle m'eut tue avec un refus
de sa bouche, ou fait tuer avec quelque coup de couteau, avec quelque coup
de poignard; mort, au moins, je ne souffrirais plus.

-- Monsieur le comte, repondit le serviteur apres avoir scrupuleusement
ecoute tout ce que venait de dire le jeune homme, la dame que vous accusez
est loin, croyez-le bien, d'avoir le coeur aussi insensible et surtout
aussi cruel que vous le dites; elle souffre plus que vous, car elle vous a
vu quelquefois, car elle a compris ce que vous souffrez, et elle ressent
pour vous une vive sympathie.

-- Oh! de la compassion, de la compassion! s'ecria le jeune homme en
essuyant la sueur froide qui coulait de ses tempes; oh! vienne le jour ou
son coeur, que vous vantez, connaitra l'amour, l'amour tel que je le sens,
et si, en echange de cet amour, on lui offre alors de la compassion, je
serai bien venge.

-- Monsieur le comte, monsieur le comte, ce n'est pas une raison de
n'avoir point aime que de ne pas repondre a l'amour; cette femme a peut-
etre connu la passion plus forte que vous ne la connaitrez jamais, cette
femme a peut-etre aime comme jamais vous n'aimerez.

Henri leva les mains au ciel.

-- Quand on a aime ainsi, ou aime toujours! s'ecria-t-il.

-- Vous ai-je donc dit qu'elle n'aimait plus, monsieur le comte? demanda
le serviteur.

Henri poussa un cri douloureux et s'affaissa comme s'il eut ete frappe de
mort.

-- Elle aime! s'ecria-t-il, elle aime! ah! mon Dieu! mon Dieu!

-- Oui, elle aime; mais ne soyez point jaloux de l'homme qu'elle aime,
monsieur le comte; cet homme n'est plus de ce monde. Ma maitresse est
veuve, ajouta le serviteur compatissant, esperant calmer par ces mots la
douleur du jeune homme.

Et, en effet, comme par enchantement, ces mots lui rendirent le souffle,
la vie et l'espoir.

-- Voyons, au nom du ciel, dit-il, ne m'abandonnez pas; elle est veuve,
dites-vous, alors elle l'est depuis peu, alors elle verra se tarir la
source de ses larmes; elle est veuve, ah! mon ami, elle n'aime personne
alors, puisqu'elle aime un cadavre, une ombre, un nom. La mort, c'est
moins que l'absence; me dire qu'elle aime un mort, c'est me dire qu'elle
m'aimera... Eh! mon Dieu, toutes les grandes douleurs se sont calmees avec
le temps. Quand la veuve de Mausole, qui avait jure a la tombe de son
epoux une douleur eternelle, quand la veuve de Mausole eut epuise ses
larmes, elle fut guerie. Les regrets sont une maladie: quiconque n'est pas
emporte dans la crise sort de cette crise plus vigoureux et plus vivace
qu'auparavant.

Le serviteur secoua la tete.

-- Cette dame, monsieur le comte, repondit-il, comme la veuve du roi
Mausole, a jure au mort une eternelle fidelite; mais je la connais, et
elle tiendra mieux sa parole que ne l'a fait cette femme oublieuse dont
vous me parlez.

-- J'attendrai, j'attendrai dix ans s'il le faut! s'ecria Henri; Dieu n'a
pas permis qu'elle mourut de chagrin ou qu'elle abregeat violemment ses
jours; vous voyez bien que puisqu'elle n'est pas morte, c'est qu'elle peut
vivre, et que, puisqu'elle vit, je puis esperer.

-- Oh! jeune homme, jeune homme, dit le serviteur avec un accent lugubre,
ne comptez pas ainsi avec les sombres pensees des vivants, avec les
exigences des morts. Elle a vecu! dites-vous: oui, elle a vecu! non pas un
jour, non pas un mois, non pas une annee; elle a vecu sept ans. -- Joyeuse
tressaillit. -- Mais savez-vous pourquoi, dans quel but, pour accomplir
quelle resolution elle a vecu? Elle se consolera, esperez-vous? Jamais,
monsieur le comte, jamais! C'est moi qui vous le dis, c'est moi qui vous
le jure, moi, qui n'etais que le tres humble serviteur du mort, moi, qui,
tant qu'il a vecu, etais une ame pieuse, ardente et pleine d'esperance, et
qui, depuis qu'il est mort, suis devenu un coeur endurci; eh bien! moi,
moi, qui ne suis que son serviteur, je vous le repete, jamais je ne me
consolerai.

-- Cet homme tant regrette, interrompit Henri, ce mort bienheureux, ce
mari....

-- Ce n'etait pas le mari, c'etait l'amant, monsieur le comte, et une
femme comme celle que malheureusement vous aimez n'a qu'un amant dans
toute sa vie.

-- Mon ami, mon ami! s'ecria le jeune homme, effraye de la majeste sauvage
de cet homme a l'esprit eleve, et qui cependant etait perdu sous des
habits vulgaires, mon ami, je vous en conjure, intercedez pour moi!

-- Moi! s'ecria-t-il, moi! Ecoutez, monsieur le comte, si je vous eusse
cru capable d'user de violence envers ma maitresse, je vous eusse tue, tue
de cette main.

Et il tira de dessous son manteau un bras nerveux et viril qui semblait
celui d'un homme de vingt-cinq ans a peine, tandis que ses cheveux
blanchis et sa taille courbee lui donnaient l'apparence d'un homme de
soixante ans.

-- Si, au contraire, continua-t-il, j'eusse pu croire que ma maitresse
vous aimat, c'est elle qui serait morte.

Maintenant, monsieur le comte, j'ai dit ce que j'avais a dire, ne cherchez
point a m'en faire avouer davantage, car, sur mon honneur, et quoique je
ne sois pas gentilhomme, croyez-moi, mon honneur vaut quelque chose, car,
sur mon honneur, j'ai dit tout ce que je pouvais avouer.

Henri se leva la mort dans l'ame.

-- Je vous remercie, dit-il, d'avoir eu cette compassion pour mes
malheurs; maintenant je suis decide.

-- Ainsi, vous serez plus calme a l'avenir, monsieur le comte, ainsi vous
vous eloignerez de nous, vous nous laisserez a une destinee pire que la
votre, croyez-moi.

-- Oui, je m'eloignerai de vous, en effet, soyez tranquille, dit le jeune
homme, et pour toujours.

-- Vous voulez mourir, je vous comprends.

[Illustration: Ernauton attendit un instant; elle ne se retourna point. --
PAGE 130.]

-- Pourquoi vous le cacherais-je? je ne puis vivre sans elle, il faut bien
que je meure, du moment ou je ne la possede pas.

-- Monsieur le comte, nous avons bien souvent parle de la mort avec ma
maitresse; croyez-moi, c'est une mauvaise mort que celle qu'on se donne de
sa propre main.

-- Aussi, n'est-ce point celle-la que je choisirai; il y a pour un jeune
homme de mon nom, de mon age et de ma fortune, une mort qui de tout temps
a ete une belle mort, c'est celle que l'on recoit en defendant son roi et
son pays.

-- Si vous souffrez au-dela de votre force, si vous ne devez rien a ceux
qui vous survivront, si la mort du champ de bataille vous est offerte,
mourez, monsieur le comte, mourez; il y a longtemps que je serais mort,
moi, si je n'etais condamne a vivre.

-- Adieu et merci, repondit Joyeuse en tendant la main au serviteur
inconnu. Au revoir dans un autre monde!

Et il s'eloigna rapidement, jetant aux pieds du serviteur, touche de cette
douleur profonde, une pesante bourse d'or.

Minuit sonnait a l'eglise Saint-Germain-des-Pres.




LIX

COMMENT AIMAIT UNE GRANDE DAME EN L'AN DE GRACE 1586


Les trois coups de sifflet qui, a intervalles egaux, avaient traverse
l'espace, etaient bien ceux qui devaient servir de signal au bienheureux
Ernauton.

Aussi, quand le jeune homme fut proche de la maison, il trouva dame
Fournichon sur la porte ou elle attendait les clients avec un sourire qui
la faisait ressembler a une deesse mythologique interpretee par un peintre
flamand.

Dame Fournichon maniait encore dans ses grosses mains blanches un ecu d'or
qu'une autre main aussi blanche, mais plus delicate que la sienne, venait
d'y deposer en passant.

Elle regarda Ernauton, et mettant les mains sur ses hanches, remplit la
capacite de la porte de maniere a rendre tout passage impossible.

Ernauton, de son cote, s'arreta en homme qui demande a passer.

-- Que voulez-vous, monsieur? dit-elle; qui demandez-vous?

-- Trois coups de sifflet ne sont-ils point partis tout a l'heure de la
fenetre de cette tourelle, bonne dame?

-- Si fait.

-- Eh bien! c'est moi que ces trois coups de sifflet appelaient.

-- Vous?

-- Oui, moi.

-- Alors c'est different, si vous me donnez votre parole d'honneur.

-- Foi de gentilhomme, ma chere madame Fournichon.

-- En ce cas, je vous crois; entrez, beau cavalier, entrez.

Et, joyeuse d'avoir enfin une de ces clienteles, comme elle les desirait
si ardemment pour ce malheureux _Rosier-d'Amour_ qui avait ete detrone par
le _Fier-Chevalier_, l'hotesse fit monter Ernauton par l'escalier en
limacon qui conduisait a la plus ornee et a la plus discrete de ses
tourelles.

Une petite porte, peinte assez vulgairement, donnait acces dans une sorte
d'antichambre et de cette antichambre on arrivait dans la tourelle meme,
meublee, decoree, tapissee avec un peu plus de luxe qu'on n'en eut attendu
dans ce coin ecarte de Paris; mais, il faut le dire, dame Fournichon avait
mis du gout a l'embellissement de cette tourelle, sa favorite, et
generalement on reussit dans ce que l'on fait avec amour.

Madame Fournichon avait donc reussi autant qu'il etait donne a un assez
vulgaire esprit de reussir en pareille matiere.

Lorsque le jeune homme entra dans l'antichambre, il sentit une forte odeur
de benjoin et d'aloes: c'etait un holocauste fait sans doute par la
personne un peu trop susceptible, qui, en attendant Ernauton, essayait de
combattre, a l'aide de parfums vegetaux, les vapeurs culinaires exhalees
par la broche et par les casseroles.

Dame Fournichon suivait le jeune homme pas a pas, elle le poussa de
l'escalier dans l'antichambre, et de l'antichambre dans la tourelle avec
des yeux tout rapetisses par un clignotement anacreontique; puis elle se
retira.

Ernauton resta la main droite a la portiere, la main gauche au loquet de
la porte, et a demi courbe par son salut.

C'est qu'il venait d'apercevoir dans la voluptueuse demi-teinte de la
tourelle, eclairee par une seule bougie de cire rose, une de ces elegantes
tournures de femme qui commandent toujours, sinon l'amour, du moins
l'attention, quand toutefois ce n'est pas le desir.

Renversee sur des coussins, tout enveloppee de soie et de velours, cette
dame, dont le pied mignon pendait a l'extremite de ce lit de repos,
s'occupait de bruler a la bougie le reste d'une petite branche d'aloes
dont elle approchait parfois, pour la respirer, la fumee de son visage,
emplissant aussi de cette fumee les plis de son capuchon et ses cheveux,
comme si elle eut voulu tout entiere se penetrer de l'enivrante vapeur.

A la maniere dont elle jeta le reste de la branche au feu, dont elle
abaissa sa robe sur son pied et sa coiffe sur son visage masque, Ernauton
s'apercut qu'elle l'avait entendu entrer et le savait pres d'elle.

Cependant, elle ne s'etait point retournee.

Ernauton attendit un instant; elle ne se retourna point.

-- Madame, dit le jeune homme d'une voix qu'il essaya de rendre douce a
force de reconnaissance, madame... vous avez fait appeler votre humble
serviteur: le voici.

-- Ah! fort bien, dit la dame, asseyez-vous, je vous prie, monsieur
Ernauton.

-- Pardon, madame, mais je dois avant toute chose vous remercier de
l'honneur que vous me faites.

-- Ah! cela est civil, et vous avez raison, monsieur de Carmainges, et
cependant vous ne savez pas encore qui vous remerciez, je presume.

-- Madame, dit le jeune homme s'approchant par degres, vous avez le visage
cache sous un masque, la main enfouie sous des gants; vous venez, au
moment meme ou j'entrais, vous venez de me derober la vue d'un pied qui,
certes, m'eut rendu fou de toute votre personne; je ne vois rien qui me
permette de reconnaitre; je ne puis donc que deviner.

-- Et vous devinez qui je suis?

-- Celle que mon coeur desire, celle que mon imagination fait jeune,
belle, puissante et riche, trop riche et trop puissante meme, pour que je
puisse croire que ce qui m'arrive st bien reel, et que je ne reve pas en
ce moment.

-- Avez-vous eu beaucoup de peine a entrer ici? demanda la dame sans
repondre directement a ce flot de paroles qui s'echappait du coeur trop
plein d'Ernauton.

-- Non, madame, l'acces m'en a meme ete plus facile que je ne l'eusse
pense.

-- Pour un homme, tout est facile, c'est vrai; seulement il n'en est pas
de meme pour une femme.

-- Je regrette bien, madame, toute la peine que vous avez prise et dont je
ne puis que vous offrir mes bien humbles remerciments.

Mais la dame paraissait deja avoir passe a une autre pensee.

-- Que me disiez-vous, monsieur? fit-elle negligemment en otant son gant;
pour montrer une adorable main ronde et effilee a la fois.

-- Je vous disais, madame, que sans avoir vu vos traits, je sais qui vous
etes, et que, sans crainte de me tromper, je puis vous dire que je vous
aime.

-- Alors vous croyez pouvoir repondre que je suis bien celle que vous vous
attendiez a trouver ici?

-- A defaut du regard, mon coeur me le dit.

-- Donc, vous me connaissez?

-- Je vous connais, oui.

-- En verite, vous, un provincial a peine debarque, vous connaissez deja
les femmes de Paris?

-- Parmi toutes les femmes de Paris, madame, je n'en connais encore qu'une
seule.

-- Et celle-la, c'est moi?

-- Je le crois.

-- Et a quoi me reconnaissez vous?

-- A votre voix, a votre grace, a votre beaute.

-- A ma voix, je le comprends, je ne puis la deguiser; a ma grace, je puis
prendre le mot pour un compliment; mais a ma beaute, je ne puis admettre
la reponse que par hypothese.

-- Pourquoi cela, madame?

-- Sans doute; vous me reconnaissez a ma beaute, et ma beaute est voilee.

-- Elle l'etait moins, madame, le jour ou, pour vous faire entrer dans
Paris, je vous tins si pres de moi, que votre poitrine effleurait mes
epaules, et que votre haleine brulait mon cou.

-- Aussi, a la reception de ma lettre, vous avez devine que c'etait de moi
qu'il s'agissait.

-- Oh! non, non, madame, ne le croyez pas. Je n'ai pas eu un seul instant
une pareille pensee. J'ai cru que j'etais le jouet de quelque
plaisanterie, la victime de quelque erreur; j'ai pense que j'etais menace
de quelqu'une de ces catastrophes qu'on appelle des bonnes fortunes, et ce
n'est que depuis quelques minutes qu'en vous voyant, en vous touchant....

Et Ernauton fit le geste de prendre une main, qui se retira devant la
sienne.

-- Assez, dit la dame; le fait est que j'ai commis une insigne folie.

-- Et en quoi, madame, je vous prie?

-- En quoi! Vous dites que vous me connaissez, et vous me demandez en quoi
j'ai fait une folie?

-- Oh! c'est vrai, madame, et je suis bien petit, bien obscur aupres de
Votre Altesse.

-- Mais, pour Dieu! faites-moi donc le plaisir de vous taire, monsieur.
N'auriez-vous point d'esprit, par hasard?

-- Qu'ai-je donc fait, madame, au nom du ciel? demanda Ernauton effraye.

-- Quoi! vous me voyez un masque....

-- Eh bien?

-- Si je porte un masque, c'est probablement dans l'intention de me
deguiser, et vous m'appelez Altesse? Que n'ouvrez-vous la fenetre et que
ne criez-vous mon nom dans la rue!

-- Oh! pardon, pardon, fit Ernauton en tombant a genoux, mais je croyais a
la discretion de ces murs.

-- Il me parait que vous etes credule?

-- Helas! madame, je suis amoureux! -- Et vous etes convaincu que tout
d'abord je reponds a cet amour par un amour pareil?

Ernauton se releva tout pique.

-- Non, madame, repondit-il.

-- Et que croyez-vous?

-- Je crois que vous avez quelque chose d'important a me dire; que vous
n'avez pas voulu me recevoir a l'hotel de Guise ou dans votre maison de
Bel-Esbat, et que vous avez prefere un entretien secret dans un endroit
isole.

-- Vous avez cru cela?

-- Oui.

-- Et que pensez-vous que j'aie eu a vous dire? Voyons, parlez; je ne
serais point fachee d'apprecier votre perspicacite.

Et la dame, sous son insouciance apparente, laissa percer malgre elle une
espece d'inquietude.

-- Mais que sais-je, moi, repondit Ernauton, quelque chose qui ait rapport
a M. de Mayenne, par exemple.

-- Est-ce que je n'ai pas mes courriers, monsieur, qui demain soir m'en
auront dit plus que vous ne pouvez m'en dire, puisque vous m'avez dit,
vous, tout ce que vous en saviez?

-- Peut-etre aussi quelque question a me faire sur l'evenement de la nuit
passee?

-- Ah! quel evenement, et de quoi parlez-vous? demanda la dame, dont le
sein palpitait visiblement.

-- Mais de la panique eprouvee par M. d'Epernon, de l'arrestation de ces
gentilshommes lorrains.

-- On a arrete des gentilshommes lorrains?

-- Une vingtaine, qui se sont trouves intempestivement sur la route de
Vincennes.

-- Qui est aussi la route de Soissons, -- ville ou M. de Guise tient
garnison, ce me semble. -- Ah! au fait, monsieur Ernauton, vous qui etes
de la cour, vous pourriez me dire pourquoi l'on a arrete ces
gentilshommes.

-- Moi, de la cour?

-- Sans doute.

-- Vous savez cela, madame?

-- Dame! pour avoir votre adresse, il m'a bien fallu prendre des
renseignements, des informations. Mais finissez vos phrases, pour l'amour
de Dieu! Vous avez une deplorable habitude, celle de croiser la
conversation; et qu'est-il resulte de cette echauffouree?

-- Absolument rien, madame, que je sache du moins.

-- Alors pourquoi avez-vous pense que je parlerais d'une chose qui n'a pas
eu de resultat?

-- J'ai tort cette fois comme les autres, madame, et j'avoue mon tort.

-- Comment, monsieur, mais de quel pays etes-vous?

-- D'Agen?

-- Comment, monsieur, vous etes Gascon, car Agen est en Gascogne, je
crois?

-- A peu pres.

-- Vous etes Gascon, et vous n'etes pas assez vain pour supposer tout
simplement que, vous ayant vu, le jour de l'execution de Salcede, a la
porte Saint-Antoine, je vous ai trouve de galante tournure?

Ernauton rougit et se troubla. La dame continua imperturbablement:

-- Que je vous ai rencontre dans la rue, et que je vous ai trouve beau?
Ernauton devint pourpre.  -- Qu'enfin, porteur d'un message de mon frere
Mayenne, vous etes venu chez moi, et que je vous ai trouve fort a mon
gout?  -- Madame, madame, je ne pense pas cela, Dieu m'en garde.  -- Et
vous avez tort, repliqua la dame, en se retournant vers Ernauton pour la
premiere fois, et en arretant sur ses yeux deux yeux flamboyants sous le
masque, tandis qu'elle deployait, sous le regard haletant du jeune homme,
la seduction d'une taille cambree, se profilant en lignes arrondies et
voluptueuses sur le velours des coussins.  Ernauton joignit les mains.  --
Madame! madame! s'ecria-t-il, vous raillez-vous de moi?  -- Ma foi, non!
reprit-elle du meme ton degage; je dis que vous m'avez plu, et c'est la
verite.  -- Mon Dieu!  -- Mais vous-meme, n'avez-vous pas ose me declarer
que vous m'aimiez?  -- Mais quand je vous ai declare cela, je ne savais
pas qui vous etiez, madame, et maintenant que je le sais, oh! je vous
demande bien humblement pardon.  -- Allons, voila maintenant qu'il
deraisonne, murmura la dame avec impatience. Mais restez donc ce que vous
etes, monsieur, dites donc ce que vous pensez, ou vous me ferez regretter
d'etre venue.  Ernauton tomba a genoux.  -- Parlez, madame, dit-il,
parlez, que je me persuade que tout ceci n'est point un jeu, et peut-etre
oserai-je enfin vous repondre.  -- Soit. Voici mes projets sur vous, dit
la dame en repoussant Ernauton, tandis qu'elle arrangeait symetriquement
les plis de sa robe. J'ai du gout pour vous, mais je ne vous connais pas
encore. Je n'ai pas l'habitude de resister a mes fantaisies, mais je n'ai
pas la sottise de commettre des erreurs. Si nous eussions ete egaux, je
vous eusse recu chez moi et etudie a mon aise avant que vous eussiez meme
soupconne mes intentions a votre egard. La chose etait impossible; il a
fallu s'arranger autrement et brusquer l'entrevue. Maintenant vous savez a
quoi vous en tenir sur moi. Devenez digne de moi, c'est tout ce que je
vous recommande.

Ernauton se confondit en protestations.

-- Oh! moins de chaleur, monsieur de Carmainges, je vous prie, dit la dame
avec nonchalance: ce n'est pas la peine. Peut-etre est-ce votre nom
seulement qui m'a frappee la premiere fois que nous nous rencontrames, et
qui m'a plu. Apres tout, je crois bien decidement que je n'ai pour vous
qu'un caprice et que cela se passera. Cependant n'allez pas vous croire
trop loin de la perfection et desesperer. Je ne peux pas souffrir les gens
parfaits. Oh! j'adore les gens devoues, par exemple. Retenez bien ceci, je
vous le permets, beau cavalier.  Ernauton etait hors de lui. Ce langage
hautain, ces gestes pleins de volupte et de mollesse, cette orgueilleuse
superiorite, cet abandon vis-a-vis de lui enfin, d'une personne aussi
illustre, le plongeaient a la fois dans les delices et dans les terreurs
les plus extremes.  Il s'assit pres de sa belle et fiere maitresse, qui le
laissa faire, puis il essaya de passer son bras derriere les coussins qui
la soutenaient.  -- Monsieur, dit-elle, il parait que vous m'avez
entendue, mais que vous ne m'avez pas comprise. Pas de familiarite, je
vous prie; restons chacun a notre place. Il est sur qu'un jour je vous
donnerai le droit de me nommer votre, mais ce droit, vous ne l'avez pas
encore.

Ernauton se releva pale et depite.

-- Excusez-moi, madame, dit-il. Il parait que je ne fais que des sottises;
cela est tout simple: je ne suis point fait encore aux habitudes de Paris.
Chez nous, en province, a deux cents lieues d'ici, cela est vrai, une
femme, lorsqu'elle dit: " J'aime, " aime et ne se refuse pas. Elle ne
prend point le pretexte de ses paroles pour humilier un homme a ses pieds.
C'est votre usage comme Parisienne, c'est votre droit comme princesse.
J'accepte tout cela. Seulement, que voulez-vous, l'habitude me manquait,
l'habitude me viendra.

La dame ecouta en silence. Il etait visible qu'elle continuait d'observer
attentivement Ernauton, pour savoir si son depit aboutirait a une reelle
colere.

-- Ah! ah! vous vous fachez, je crois, dit-elle superbement.

-- Je me fache, en effet, madame, mais c'est contre moi-meme, car j'ai
pour vous, moi, madame, non pas un caprice passager, mais de l'amour, un
amour tres veritable et tres pur. Je ne cherche pas votre personne, car je
vous desirerais, s'il en etait ainsi: voila tout; mais je cherche a
obtenir votre coeur. Aussi ne me pardonnerai-je jamais, madame, d'avoir
aujourd'hui par des impertinences compromis le respect que je vous dois,
respect que je ne changerai en amour, madame, qu'alors que vous me
l'ordonnerez.

Trouvez bon seulement, madame, qu'a partir de ce moment j'attende vos
ordres.

-- Allons, allons, dit la dame, n'exagerons rien, monsieur de Carmainges:
voila que vous etes tout glace apres avoir ete tout de flammes.

-- Il me semble, cependant, madame....

-- Eh! monsieur, ne dites donc jamais a une femme que vous l'aimerez comme
vous voudrez, c'est maladroit; montrez-lui que vous l'aimerez comme elle
voudra, a la bonne heure!

-- C'est ce que j'ai dit, madame.

-- Oui, mais c'est ce que vous ne pensez pas.

-- Je m'incline devant votre superiorite, madame.

-- Treve de politesses, il me repugnerait de faire ici la reine. Tenez,
voici ma main, prenez-la, c'est celle d'une simple femme: seulement elle
est plus brulante et plus animee que la votre.

Ernauton prit respectueusement cette belle main.

-- Eh bien! dit la duchesse.

-- Eh bien?

-- Vous ne la baisez pas? etes-vous fou? et avez-vous jure de me mettre en
fureur?

-- Mais, tout a l'heure....

-- Tout a l'heure je vous la retirais, tandis que maintenant....

-- Maintenant?

-- Eh! maintenant je vous la donne.

Ernauton baisa la main avec tant d'obeissance, qu'on la lui retira
aussitot.

-- Vous voyez bien, dit le jeune homme encore une lecon!

-- J'ai donc eu tort?

-- Assurement, vous me faites bondir d'un extreme a l'autre; la crainte
finira par tuer la passion. Je continuerai de vous adorer a genoux, c'est
vrai; mais je n'aurai pour vous ni amour ni confiance.

-- Oh! je ne veux pas de cela, dit la dame d'un ton enjoue, car vous
seriez un triste amant, et ce n'est point ainsi que je les aime, je vous
en previens. Non, restez naturel, restez vous, soyez monsieur Ernauton de
Carmainges, pas autre chose. J'ai mes manies. Eh! mon Dieu, ne m'avez-vous
pas dit que j'etais belle? Toute belle femme a ses manies: respectez-en
beaucoup, brusquez-en quelques-unes, ne me craignez pas surtout, et quand
je dirai au trop bouillant Ernauton: Calmez-vous, qu'il consulte mes yeux,
jamais ma voix. A ces mots elle se leva.

Il etait temps: le jeune homme, rendu a son delire, l'avait saisie entre
ses bras, et le masque de la duchesse effleura un instant les levres
d'Ernauton; mais ce fut alors qu'elle prouva la profonde verite de ce
qu'elle avait dit, car, a travers son masque, ses yeux lancerent un eclair
froid et blanc comme le sinistre avant-coureur des orages.

Ce regard imposa tellement a Carmainges, qu'il laissa tomber ses bras et
que tout son feu s'eteignit.

-- Allons, dit la duchesse, c'est bien, nous nous reverrons. Decidement,
vous me plaisez, monsieur de Carmainges.

Ernauton s'inclina.

-- Quand etes-vous libre? demanda-t-elle negligemment.

-- Helas! assez rarement, madame, repondit Ernauton.

-- Ah! oui, je comprends, ce service est fatigant, n'est-ce pas?

-- Quel service?

-- Mais celui que vous faites pres du roi. Est-ce que vous n'etes pas
d'une garde quelconque de Sa Majeste?

-- C'est-a-dire madame, que je fais partie d'un corps de gentilshommes.

-- C'est cela que je veux dire; et ces gentilshommes sont Gascons, je
crois?

-- Tous, oui, madame.

-- Combien sont-ils donc? on me l'a dit, je l'ai oublie.

-- Quarante-cinq.

-- Quel singulier compte?

-- Cela s'est trouve ainsi.

-- Est-ce un calcul?

-- Je ne crois pas; le hasard se sera charge de l'addition.

-- Et ces quarante-cinq gentilshommes ne quittent pas le roi, dites-vous?

-- Je n'ai point dit que nous ne quittions point Sa Majeste, madame.

-- Ah! pardon, je croyais vous l'avoir entendu dire. Au moins disiez-vous
que vous aviez peu de liberte.

-- C'est vrai, j'ai peu de liberte, madame, parce que, le jour, nous
sommes de service pour les sorties de Sa Majeste ou pour ses chasses, et
que, le soir, on nous consigne au Louvre.

-- Le soir?

-- Oui.

-- Tous les soirs?

-- Presque tous.

-- Voyez donc ce qui fut arrive, si ce soir, par exemple, cette consigne
vous avait retenu! Moi, qui vous attendais, moi, qui eusse ignore le motif
qui vous empechait de venir, n'aurais-je pas pu croire que mes avances
etaient meprisees?

-- Ah! madame, maintenant, pour vous voir, je risquerai tout, je vous
jure.

-- C'est inutile et ce serait absurde, je ne le veux pas.

-- Mais alors?

-- Faites votre service; c'est a moi de m'arranger la-dessus, moi, qui
suis toujours libre et maitresse de ma vie.

-- Oh! que de bontes, madame!

-- Mais tout cela ne m'explique pas, continua la duchesse avec son
insinuant sourire, comment, ce soir, vous vous etes trouve libre et
comment vous etes venu.

-- Ce soir, madame, j'avais medite deja de demander une permission a M. de
Loignac, notre capitaine, qui me veut du bien, quand l'ordre est venu de
donner toute la nuit aux quarante-cinq.

-- Ah! cet ordre est venu?

-- Oui.

-- Et a quel propos cette bonne chance?

-- Comme recompense, je crois, madame, d'un service assez fatigant que
nous avons fait hier a Vincennes.

-- Ah! fort bien, dit la duchesse.

-- Ainsi, voila a quelle circonstance je dois, madame, le bonheur de vous
voir ce soir tout a mon aise.

-- Eh bien! ecoutez, Carmainges, dit la duchesse avec une douce
familiarite qui emplit de joie le coeur du jeune homme; voici ce que vous
allez faire: chaque fois que vous croirez etre libre, prevenez l'hotesse
par un billet; tous les jours un homme a moi passera chez elle.

-- Oh! mon Dieu! mais c'est trop de bonte, madame.

La duchesse posa sa main sur le bras d'Ernauton.

-- Attendez donc, dit-elle.

-- Qu'y a-t-il, madame?

-- Ce bruit, d'ou vient-il?

En effet, un bruit d'eperons, de voix, de portes heurtees, d'exclamations
joyeuses, montait de la salle d'en bas, comme l'echo d'une invasion.

Ernauton passa sa tete par la porte qui donnait dans l'antichambre.

-- Ce sont mes compagnons, dit-il, qui viennent ici feter le conge que
leur a donne M. de Loignac.

-- Mais par quel hasard ici, justement en cette hotellerie ou nous sommes?

-- Parce que c'est justement au _Fier-Chevalier_, madame, que le rendez-
vous d'arrivee a ete donne, parce que, de ce jour bienheureux de leur
entree dans la capitale, mes compagnons ont pris en affection le vin et
les pates de maitre Fournichon, et quelques-uns meme les tourelles de
madame.

-- Oh! fit la duchesse avec un malicieux sourire, vous parlez bien
expertement, monsieur, de ces tourelles.

-- C'est la premiere fois, sur mon honneur, qu'il m'arrive d'y penetrer,
madame. Mais vous, vous qui les avez choisies? osa-t-il dire.

-- J'ai choisi, et vous allez comprendre facilement cela; j'ai choisi le
lieu le plus desert de Paris, un endroit pres de la riviere, pres du grand
rempart, un endroit ou personne ne peut me reconnaitre, ni soupconner que
je puisse aller; mais, mon Dieu! qu'ils sont donc bruyants, vos
compagnons, ajouta la duchesse.

En effet, le vacarme de l'entree devenait un infernal ouragan; le bruit
des exploits de la veille, les forfanteries, le bruit des ecus d'or et le
cliquetis des verres, presageaient l'orage au grand complet.

Tout a coup on entendit un bruit de pas dans le petit escalier qui
conduisait a la tourelle, et la voix de dame Fournichon cria d'en bas:

-- Monsieur de Sainte-Maline! monsieur de Sainte-Maline!

-- Eh bien? repondit la voix du jeune homme.

-- N'allez pas la haut, monsieur de Sainte-Maline, je vous en supplie.

-- Bon! et pourquoi pas, chere dame Fournichon? toute la maison n'est-elle
pas a nous, ce soir?

-- Toute la maison, soit, mais pas les tourelles.

-- Bah! les tourelles sont de la maison, crierent cinq ou six autres voix,
parmi lesquelles Ernauton reconnut celles de Perducas de Pincorney et
d'Eustache de Miradoux.

-- Non, les tourelles n'en sont pas, continuait dame Fournichon, les
tourelles font exception, les tourelles sont a moi; ne derangez pas mes
locataires.

-- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, je suis votre locataire aussi,
moi, ne me derangez donc pas.

-- Sainte-Maline! murmura Ernauton inquiet, car il connaissait les mauvais
penchants et l'audace de cet homme.

-- Mais, par grace! repeta madame Fournichon.

-- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, il est minuit; a neuf heures,
tous les feux doivent etre eteints, et je vois un feu dans votre tourelle;
il n'y a que les mauvais serviteurs du roi qui transgressent les edits du
roi; je veux connaitre quels sont ces mauvais serviteurs.

Et Sainte-Maline continua d'avancer, suivi de plusieurs Gascons, dont les
pas s'emboitaient dans les siens.

-- Mon Dieu! s'ecria la duchesse, mon Dieu! monsieur de Carmainges, est-ce
que ces gens-la oseraient entrer ici?

-- En tout cas, madame, s'ils osaient, je suis la, et je puis vous dire
d'avance, madame: n'ayez aucune crainte.

-- Oh! mais ils enfoncent les portes, monsieur.

En effet, Sainte-Maline, trop avance pour reculer maintenant, heurtait si
violemment a cette porte, qu'elle se brisa en deux: elle etait d'un sapin
que madame Fournichon n'avait pas juge a propos d'eprouver, elle dont le
respect pour les amours allait jusqu'au fanatisme.




LX

COMMENT SAINTE-MALINE ENTRA DANS LA TOURELLE ET DE CE QUI S'ENSUIVIT


Le premier soin d'Ernauton, lorsqu'il vit la porte de l'antichambre se
fendre sous les coups de Sainte-Maline, fut de souffler la bougie qui
eclairait la tourelle.

Cette precaution, qui pouvait etre bonne, mais qui n'etait que momentanee,
ne rassurait cependant pas la duchesse, lorsque tout a coup dame
Fournichon, qui avait epuise toutes ses ressources, eut recours a un
dernier moyen et se mit a crier:

-- Monsieur de Sainte-Maline, je vous previens que les personnes que vous
troublez sont de vos amis: la necessite me force a vous l'avouer.

-- Eh bien! raison de plus pour que nous leur presentions nos compliments,
dit Perducas de Pincorney d'une voix avinee, et trebuchant derriere
Sainte-Maline sur la derniere marche de l'escalier.

-- Et quels sont ces amis, voyons? dit Sainte-Maline.

-- Oui, voyons-les, voyons-les, cria Eustache de Miradoux.

La bonne hotesse, esperant toujours prevenir une collision qui pouvait,
tout en honorant le _Fier-Chevalier_, faire le plus grand tort au _Rosier-
d'Amour_, monta au milieu des rangs presses des gentilshommes, et glissa
tout bas le nom d'Ernauton a l'oreille de son agresseur.

-- Ernauton! repeta tout haut Sainte-Maline, pour qui cette revelation
etait de l'huile au lieu d'eau jetee sur le feu, Ernauton! ce n'est pas
possible.

-- Et pourquoi, cela? demanda madame Fournichon.

-- Et pourquoi cela? repeterent plusieurs voix.

-- Eh! parbleu! dit Sainte-Maline, parce que Ernauton est un modele de
chastete, un exemple de continence, un compose de toutes les vertus. Non,
non, vous vous trompez, dame Fournichon, ce n'est point M. de Carmainges
qui est enferme la-dedans.

Et il s'approcha vers la seconde porte pour en faire autant qu'il avait
fait de la premiere, quand tout a coup cette porte s'ouvrit, et Ernauton
parut debout sur le seuil, avec un visage qui n'annoncait point que la
patience fut une de ces vertus qu'il pratiquait si religieusement, au dire
de Sainte-Maline.

-- De quel droit M. de Sainte-Maline a-t-il brise cette premiere porte?
demanda-t-il; et, ayant deja brise celle-la, veut-il encore briser celle-
ci?

-- Eh! c'est lui, en realite, c'est Ernauton! s'ecria Sainte-Maline; je
reconnais sa voix, car, quant a sa personne, le diable m'emporte si je
pourrais dire dans l'obscurite de quelle couleur elle est.

-- Vous ne repondez pas a ma question, monsieur, reitera Ernauton.

[Illustration: Je l'entends encore murmurer: " Venge-moi! " -- PAGE 146.]

Sainte-Maline se mit a rire bruyamment, ce qui rassura ceux des quarante-
cinq qui, a la voix grosse de menaces qu'ils venaient d'entendre, avaient
juge qu'il etait prudent de descendre a tout hasard deux marches de
l'escalier.

-- C'est a vous que je parle, monsieur de Sainte-Maline, m'entendez-vous?
s'ecria Ernauton.

-- Oui, monsieur, parfaitement, repondit celui-ci.

-- Alors qu'avez-vous a dire?

-- J'ai a dire, mon cher compagnon, que nous voulions savoir si c'etait
vous qui habitiez cette hotellerie des amours.

-- Eh bien maintenant, monsieur, que vous avez pu vous assurer que c'etait
moi, puisque je vous parle et qu'au besoin je pourrais vous toucher,
laissez-moi en repos.

-- Cap-de-Diou! dit Sainte-Maline, vous ne vous etes pas fait ermite et
vous ne l'habitez pas seul, je suppose.

-- Quant a cela, monsieur, vous me permettrez de vous laisser dans le
doute, en supposant que vous y soyez.

-- Ah! bah! continua Sainte-Maline en s'efforcant de penetrer dans la
tourelle, est-ce que vraiment vous seriez seul? Ah! vous etes sans
lumiere, bravo!

-- Allons, messieurs, dit Ernauton d'un ton hautain, j'admets que vous
soyez ivres, et je vous pardonne; mais il y a un terme meme a la patience
que l'on doit a des hommes hors de leur bon sens; les plaisanteries sont
epuisees, n'est-ce pas? faites-moi donc le plaisir de vous retirer.

Malheureusement Sainte-Maline etait dans un de ses acces de mechancete
envieuse.

-- Oh! oh! nous retirer, dit-il, comme vous nous dites cela, monsieur
Ernauton!

-- Je vous dis cela de facon a ce que vous ne vous trompiez pas a mon
desir, monsieur de Sainte-Maline, et, s'il le faut meme, je le repete:
retirez-vous, messieurs, je vous en prie.

-- Oh! pas avant que vous ne nous ayez admis a l'honneur de saluer la
personne pour laquelle vous desertez notre compagnie.

A cette insistance de Sainte-Maline, le cercle pret a se rompre se reforma
autour de lui.

-- Monsieur de Montcrabeau, dit Sainte-Maline avec autorite, descendez, et
remontez avec une bougie.

-- Monsieur de Montcrabeau, s'ecria Ernauton, si vous faites cela,
souvenez-vous que vous m'offensez personnellement.

Montcrabeau hesita, tant il y avait de menaces dans la voix du jeune
homme.

-- Bon! repliqua Sainte-Maline, nous avons notre serment, et M. de
Carmainges est si religieux en discipline qu'il ne voudra pas
l'enfreindre; nous ne pouvons tirer l'epee les uns contre les autres;
ainsi eclairez. Montcrabeau, eclairez.

Montcrabeau descendit, et, cinq minutes apres, remonta avec une bougie
qu'il voulut remettre a Sainte-Maline.

-- Non pas, non pas, dit celui-ci, gardez, je vais peut-etre avoir besoin
de mes deux mains.

Et Sainte-Maline fit un pas en avant pour penetrer dans la tourelle.

-- Je vous prends a temoin, tous tant que vous etes ici, dit Ernauton,
qu'on m'insulte indignement et qu'on me fait violence sans motifs, et
qu'en consequence, -- Ernauton tira vivement son epee, et qu'en
consequence j'enfonce cette epee dans la poitrine du premier qui fera un
pas en avant.

Sainte-Maline, furieux, voulut mettre aussi l'epee a la main, mais il
n'avait pas encore degaine a moitie, qu'il vit briller sur sa poitrine la
pointe de l'epee d'Ernauton.

Or, comme en ce moment il faisait un pas en avant, sans que M. de
Carmainges eut besoin de se fendre, ou de pousser le bras, Sainte-Maline
sentit le froid du fer, et recula en delire, comme un taureau blesse.

Alors, Ernauton fit en avant un pas egal au pas de retraite que faisait
Sainte-Maline, et l'epee se retrouva menacante sur la poitrine de ce
dernier.

Sainte-Maline palit: si Ernauton s'etait fendu, il le clouait a la
muraille.

Il repoussa lentement son epee au fourreau.

-- Vous meriteriez mille morts pour votre insolence, monsieur, dit
Ernauton; mais le serment dont vous me parliez tout a l'heure me lie, et
je ne vous toucherai pas davantage; laissez-moi le chemin libre.

Il fit un pas en arriere pour voir si l'on obeirait.

Et avec un geste supreme, qui eut fait honneur a un roi:

-- Au large, messieurs, dit-il; venez, madame, je reponds de tout.

On vit alors apparaitre au seuil de la tourelle une femme dont la tete
etait couverte d'une coiffe, dont le visage etait couvert d'un voile, et
qui prit toute tremblante le bras d'Ernauton.

Alors le jeune homme remit son epee au fourreau, et comme s'il etait sur
de n'avoir plus rien a craindre, il traversa fierement l'antichambre
peuplee de ses compagnons inquiets et curieux a la fois.

Sainte-Maline, dont le fer avait legerement effleure la poitrine, avait
recule jusque sur le palier, tout etouffant de l'affront merite qu'il
venait de recevoir devant ses compagnons et devant la dame inconnue.

Il comprit que tout se reunissait contre lui, rieurs et hommes serieux, si
les choses demeuraient entre lui et Ernauton dans l'etat ou elles etaient;
cette conviction le poussa a une derniere extremite.

Il tira sa dague au moment ou Carmainges passait devant lui.

Avait-il l'intention de frapper Carmainges? avait-il l'intention de faire
ce qu'il fit? voila ce qu'il serait impossible d'eclaircir sans avoir lu
dans la tenebreuse pensee de cet homme, ou lui-meme peut-etre ne pouvait
lire dans ses moments de colere.

Toujours est-il que son bras s'abattit sur le couple, et que la lame de
son poignard, au lieu d'entamer la poitrine d'Ernauton, fendit la coiffe
de soie de la duchesse, et trancha un des cordons du masque.

Le masque tomba a terre.

Le mouvement de Sainte-Maline avait ete si prompt, que, dans l'ombre, nul
n'avait pu s'en rendre compte, nul n'avait pu s'y opposer.

La duchesse jeta un cri. Son masque l'abandonnait et, le long de son col,
elle avait senti glisser le dos arrondi de la lame, qui cependant ne
l'avait pas blessee.

Sainte-Maline eut donc, tandis qu'Ernauton s'inquietait de ce cri pousse
par la duchesse, tout le temps de ramasser le masque et de le lui rendre,
de sorte qu'a la lueur de la bougie de Montcrabeau, il put voir le visage
de la jeune femme, que rien ne protegeait.

-- Ah! ah! dit-il de sa voix railleuse et insolente: c'est la belle dame
de la litiere: mes compliments, Ernauton, vous allez vite en besogne.

Ernauton s'arretait et avait deja tire a moitie du fourreau son epee,
qu'il se repentait d'y avoir remise, lorsque la duchesse l'entraina par
les degres en lui disant tout bas:

-- Venez, venez, je vous en supplie, monsieur de Carmainges.

-- Je vous reverrai, monsieur de Sainte-Maline, dit Ernauton en
s'eloignant, et soyez tranquille, vous me paierez cette lachete avec les
autres.

-- Bien, bien! fit Sainte-Maline, tenez votre compte de votre cote; je
tiens le mien; nous les reglerons tous deux un jour.

Carmainges entendit, mais ne se retourna meme point, il etait tout entier
a la duchesse.

Arrive au bas de l'escalier, personne ne s'opposa plus a son passage; ceux
des quarante-cinq qui n'avaient pas monte l'escalier blamaient sans doute
tout bas la violence de leurs camarades.

Ernauton conduisit la duchesse a sa litiere gardee par deux serviteurs.

Arrivee la et se sentant en surete, la duchesse serra la main de
Carmainges et lui dit:

-- Monsieur Ernauton, apres ce qui vient de se passer, apres l'insulte
dont, malgre votre courage, vous n'avez pu me defendre, et qui ne
manquerait pas de se renouveler, nous ne pouvons plus revenir ici;
cherchez, je vous prie, dans les environs, quelque maison a vendre ou a
louer en totalite; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mes
nouvelles.

-- Dois-je prendre conge de vous, madame? dit Ernauton, en s'inclinant en
signe d'obeissance aux ordres qui venaient de lui etre donnes, et qui
etaient trop flatteurs a son amour-propre pour qu'il les discutat.

-- Pas encore, monsieur de Carmainges, pas encore; suivez ma litiere
jusqu'au nouveau pont, dans la crainte que ce miserable, qui m'a reconnue
pour la dame de la litiere, mais qui ne m'a point reconnue pour ce que je
suis, ne marche derriere nous et ne decouvre ainsi ma demeure.

Ernauton obeit, mais personne ne les espionna.

Arrivee au pont Neuf, qui alors meritait ce nom, puisqu'il y avait a peine
sept ans que l'architecte Ducerceau l'avait jete sur la Seine, arrivee au
pont Neuf, la duchesse tendit la main aux levres d'Ernauton en lui disant:

-- Allez, maintenant, monsieur.

-- Oserai-je vous demander quand je vous reverrai, madame?

-- Cela depend de la hate que vous mettrez a faire ma commission, et cette
hate me sera une preuve du plus ou du moins de desir que vous aurez de me
revoir.

-- Oh! madame, en ce cas, rapportez-vous-en a moi.

-- C'est bien, allez, mon chevalier.

Et la duchesse donna une seconde fois sa main a baiser a Ernauton, puis
s'eloigna.

-- C'est etrange, en verite, dit le jeune homme revenant sur ses pas,
cette femme a du gout pour moi, je n'en puis douter, et elle ne s'inquiete
pas le moins du monde si je puis ou non etre tue par ce coupe-jarret de
Sainte-Maline.

Et un leger mouvement d'epaules prouva que le jeune homme estimait cette
insouciance a sa valeur.

Puis revenant sur ce premier sentiment qui n'avait rien de flatteur pour
son amour-propre:

-- Oh! poursuivit-il, c'est qu'en effet elle etait bien troublee, la
pauvre femme, et que la crainte d'etre compromise est, chez les princesses
surtout, le plus fort de tous les sentiments.

Car, ajoutait-il en souriant a lui-meme, elle est princesse.

Et comme ce dernier sentiment etait le plus flatteur pour lui, ce fut ce
dernier sentiment qui l'emporta.

Mais ce sentiment ne put effacer chez Carmainges le souvenir de l'insulte
qui lui avait ete faite; il retourna donc droit a l'hotellerie, pour ne
laisser a personne le droit de supposer qu'il avait eu peur des suites que
pourrait avoir cette affaire.

Il etait naturellement decide a enfreindre toutes les consignes et tous
les serments possibles, et a en finir avec Sainte-Maline au premier mot
qu'il dirait ou au premier geste qu'il se permettrait de faire.

L'amour et l'amour-propre blesses du meme coup lui donnaient une rage de
bravoure qui lui eut certainement, dans l'etat d'exaltation ou il etait,
permis de lutter avec dix hommes.

Cette resolution etincelait dans ses yeux, lorsqu'il toucha le seuil de
l'hotellerie du _Fier-Chevalier_.

Madame Fournichon, qui attendait ce retour avec anxiete, se tenait toute
tremblante sur le seuil.

A la vue d'Ernauton, elle s'essuya les yeux, comme si elle avait
abondamment pleure, et jetant ses deux bras au cou du jeune homme, elle
lui demanda pardon, malgre tous les efforts de son mari, qui pretendait
que, n'ayant aucun tort, sa femme n'avait aucun pardon a demander.

La bonne hoteliere n'etait point assez desagreable pour que Carmainges,
eut-il a se plaindre d'elle, lui tint obstinement rancune; il assura donc
dame Fournichon qu'il n'avait contre elle aucun levain de rancune, et que
son vin seul etait coupable.

Ce fut un avis que le mari parut comprendre, et dont par un signe de tete
il remercia Ernauton.

Pendant que ces choses se passaient a la porte, tout le monde etait a
table, et l'on causait chaleureusement de l'evenement qui faisait sans
contredit le point culminant de la soiree.

Beaucoup donnaient tort a Sainte-Maline avec cette franchise qui est le
principal caractere des Gascons lorsqu'ils causent entre eux.

Plusieurs s'abstenaient, voyant le sourcil fronce de leur compagnon et sa
levre crispee par une reflexion profonde.

Au reste on n'en attaquait point avec moins d'enthousiasme le souper de
maitre Fournichon, mais on philosophait en l'attaquant, voila tout.

-- Quant a moi, disait tout haut M. Hector de Biran, je sais que M. de
Sainte-Maline est dans son tort, et que si je me fusse appele un instant
Ernauton de Carmainges; M. de Sainte-Maline serait a cette heure couche
sous cette table au lieu d'etre assis devant.

Sainte-Maline leva la tete et regarda Hector de Biran.

-- Je dis ce que je dis, repondit celui-ci, et tenez, voila la-bas sur le
seuil de la porte quelqu'un qui parait etre de mon avis.

Tous les regards se tournerent vers l'endroit indique par le jeune
gentilhomme, et l'on apercut Carmainges, pale et debout dans le cadre
forme par la porte.

A cette vue qui semblait une apparition, chacun sentit un frisson lui
courir par tout le corps.

Ernauton descendit du seuil, comme eut fait la statue du commandeur de son
piedestal, et marcha droit a Sainte-Maline, sans provocation reelle, mais
avec une fermete qui fit battre plus d'un coeur.

A cette vue, de toutes parts on cria a M. de Carmainges:

-- Venez par ici, Ernauton; venez de ce cote, Carmainges, il y a une place
pres de moi.

-- Merci, repondit le jeune homme, c'est pres de M. de Sainte-Maline que
je veux m'asseoir.

Sainte-Maline se leva; tous les yeux etaient fixes sur lui.

Mais, dans le mouvement qu'il fit en se levant, sa figure changea
completement d'expression.

-- Je vais vous faire la place que vous desirez, monsieur, dit-il sans
colere, et en vous la faisant, je vous adresserai des excuses bien
franches et bien sinceres, pour ma stupide agression de tout a l'heure;
j'etais ivre, vous l'avez dit vous-meme; pardonnez-moi.

[Illustration: Il ramena le seau plein d'une eau glacee. -- PAGE 148.]

Cette declaration, faite au milieu du silence general, ne satisfit point
Ernauton, quoiqu'il fut evident que pas une syllabe n'en avait ete perdue
pour les quarante-trois convives, qui regardaient avec anxiete de quelle
facon se terminerait cette scene.

Mais aux dernieres paroles de Sainte-Maline, les cris de joie de ses
compagnons montrerent a Ernauton qu'il devait paraitre satisfait, et qu'il
etait pleinement venge.

Son bon sens le forca donc a se taire.

En meme temps, un regard jete sur Sainte-Maline lui indiquait qu'il devait
se defier de lui plus que jamais.

-- Ce miserable est brave, cependant, se dit tout bas Ernauton, et s'il
cede en ce moment, c'est par suite de quelque odieuse combinaison qui le
satisfait davantage.

Le verre de Sainte-Maline etait plein; il remplit celui d'Ernauton.

-- Allons, allons! la paix, la paix! crierent toutes les voix: a la
reconciliation de Carmainges et de Sainte-Maline!

Carmainges profita du choc des verres et du bruit de toutes les voix, et
se penchant vers Sainte-Maline, avec le sourire sur les levres pour qu'on
ne put soupconner le sens des paroles qu'il lui adressait:

-- Monsieur de Sainte-Maline, lui dit-il, voila la seconde fois que vous
m'insultez sans m'en faire reparation; prenez garde: a la troisieme
offense, je vous tuerai comme un chien.

-- Faites, monsieur, si vous trouvez votre belle, repondit Sainte-Maline,
car, foi de gentilhomme, a votre place, j'en ferais autant que vous.

Et les deux ennemis mortels choquerent leurs verres, comme eussent pu
faire les deux meilleurs amis.




LXI

CE QUI SE PASSAIT DANS LA MAISON MYSTERIEUSE


Tandis que l'hotellerie du _Fier-Chevalier_, sejour apparent de la
concorde la plus parfaite, laissait, portes closes, mais caves ouvertes,
filtrer, a travers les fentes de ses volets, la lumiere des bougies et la
joie des convives, un mouvement inaccoutume avait lieu dans cette maison
mysterieuse, que nos lecteurs n'ont jamais vue qu'exterieurement dans les
pages de ce recit.

Le serviteur, au front chauve, allait et venait d'une chambre a l'autre,
portant ca et la des objets empaquetes qu'il enfermait dans une caisse de
voyage.

Ces premiers preparatifs termines, il chargea un pistolet et fit jouer
dans sa gaine de velours un large poignard; puis il le suspendit, a l'aide
d'un anneau, a la chaine qui lui servait de ceinture, a laquelle il
attacha, en outre, son pistolet, un trousseau de clefs et un livre de
prieres relie en chagrin noir.

Tandis qu'il s'occupait ainsi, un pas leger comme celui d'une ombre
effleurait le plancher du premier etage et glissait le long de l'escalier.

Tout a coup une femme pale et pareille a un fantome, sous les plis de son
voile blanc, apparut au seuil de la porte, et une voix, douce et triste
comme un chant d'oiseau au fond d'un bois, se fit entendre.

-- Remy, dit cette voix, etes-vous pret?

-- Oui, madame, et je n'attends plus, a cette heure, que votre cassette
pour la joindre a la mienne.

-- Croyez-vous donc que ces boites seront facilement chargees sur nos
chevaux?

-- J'en reponds, madame; d'ailleurs, si cela vous inquiete le moins du
monde, nous pouvons nous dispenser d'emporter la mienne: n'ai-je point la-
bas tout ce qu'il me faut?

-- Non, Remy, non, sous aucun pretexte je ne veux que vous manquiez du
necessaire en route; et puis, une fois la-bas, le pauvre vieillard etant
malade, tous les domestiques seront occupes autour de lui. O Remy! j'ai
hate de rejoindre mon pere; j'ai de tristes pressentiments, et il me
semble que depuis un siecle je ne l'ai pas vu.

-- Cependant, madame, dit Remy, vous l'avez quitte il y a trois mois, et
il n'y a pas entre ce voyage et le dernier plus d'intervalle qu'entre les
autres.

-- Remy, vous qui etes si bon medecin, ne m'avez-vous pas avoue vous-meme,
en le quittant la derniere fois, que mon pere n'avait plus longtemps a
vivre?

-- Oui, sans doute, mais c'etait une crainte exprimee et non une
prediction faite; Dieu prend parfois en oubli les vieillards, et ils
vivent, c'est etrange a dire, par l'habitude de vivre; il y a meme plus:
parfois encore le vieillard est comme l'enfant, malade aujourd'hui, dispos
demain.

-- Helas! Remy, et comme l'enfant aussi, le vieillard, dispos aujourd'hui,
demain est mort.

Remy ne repondit pas, car aucune reponse rassurante ne pouvait reellement
sortir de sa bouche, et un silence lugubre succeda pendant quelques
minutes au dialogue que nous venons de rapporter.

Chacun des deux interlocuteurs resta dans sa position morne et pensive.

-- Pour quelle heure avez-vous demande les chevaux, Remy? reprit enfin la
dame mysterieuse.

-- Pour deux heures apres minuit.

-- Une heure vient de sonner.

-- Oui, madame.

-- Personne ne guette au dehors, Remy?

-- Personne.

-- Pas meme ce malheureux jeune homme?

-- Pas meme lui!

Remy soupira.

-- Vous me dites cela d'une facon etrange, Remy.

-- C'est que celui-la aussi a pris une resolution.

-- Laquelle? demanda la dame en tressaillant.

-- Celle de ne plus nous voir, ou du moins de ne plus essayer a nous voir.

-- Et ou va-t-il?

-- Ou nous allons tous: au repos.

-- Dieu le lui donne eternel, repondit la dame d'une voix grave et froide
comme un glas de mort, et cependant....

Elle s'arreta.

-- Cependant? reprit Remy.

-- N'avait-il rien a faire en ce monde.

-- Il avait a aimer si on l'eut aime.

-- Un homme de son nom, de son rang et de son age devrait compter sur
l'avenir.

-- Y comptez-vous, vous, madame, qui etes d'un age, d'un rang et d'un nom
qui n'ont rien a envier au sien?

Les yeux de la dame lancerent une sinistre lueur.

-- Oui, Remy, dit-elle, j'y compte, puisque je vis; mais attendez donc....

Elle preta l'oreille.

-- N'est-ce pas le trot d'un cheval que j'entends?

-- Oui, ce me semble.

-- Serait-ce deja notre conducteur?

-- C'est possible; mais, en ce cas, il aurait devance le rendez-vous de
pres d'une heure.

-- On s'arrete a la porte, Remy.

-- En effet.

Remy descendit precipitamment, et arriva au bas de l'escalier au moment ou
trois coups, rapidement heurtes, se faisaient entendre.

-- Qui va la? demanda Remy.

-- Moi, repondit une voix cassee et tremblante, moi, Grandchamp, le valet
de chambre du baron.

-- Ah! mon Dieu! vous, Grandchamp, vous a Paris! Attendez que je vous
ouvre; mais parlez bas.

Et il ouvrit la porte.

-- D'ou venez-vous donc? demanda Remy a voix basse.

-- De Meridor.

-- De Meridor?

-- Oui, cher monsieur Remy. Helas!

-- Entrez, entrez vite. Mon Dieu!

-- Eh bien! Remy, dit du haut de l'escalier la voix de la dame, sont-ce
nos chevaux?

-- Non, non, madame, ce ne sont pas eux.

Puis, revenant au vieillard:

-- Qu'y a-t-il, mon bon Grandchamp?

-- Nous ne devinez pas? repondit le serviteur.

-- Helas! si, je devine; mais au nom du ciel ne lui annoncez pas cette
nouvelle tout d'un coup. Oh! que va-t-elle dire, la pauvre dame!

[Illustration: Guillaume de Nassau.]

-- Remy, Remy, dit la voix, vous causez avec quelqu'un, ce me semble?

-- Oui, madame, oui.

-- Avec quelqu'un dont je reconnais la voix.

-- En effet, madame... Comment la menager, Grandchamp? la voila.

La dame, qui etait descendue du premier au rez-de-chaussee, comme elle
etait descendue deja du second au premier, apparut a l'extremite du
corridor.

-- Qui est la? demanda-t-elle; on dirait que c'est Grandchamp.

-- Oui madame, c'est moi, repondit humblement et tristement le vieillard
en decouvrant sa tete blanchie.

-- Grandchamp, toi! oh! mon Dieu! mes pressentiments ne m'avaient point
trompee, mon pere est mort!

-- En effet, madame, repondit Grandchamp oubliant toutes les
recommandations de Remy, en effet, Meridor n'a plus de maitre.

Pale, glacee, mais immobile et ferme, la dame supporta le coup sans
flechir.

Remy, la voyant si resignee et si sombre, alla a elle, et lui prit
doucement la main.

-- Comment est-il mort? demanda la dame, dites, mon ami.

-- Madame, M. le baron, qui ne quittait plus son fauteuil, a ete frappe,
il y a huit jours, d'une troisieme attaque d'apoplexie. Il a pu une
derniere fois balbutier votre nom, puis, il a cesse de parler et dans la
nuit il est mort.

Diane fit au vieux serviteur un geste de remerciment; puis, sans ajouter
un mot, elle remonta dans sa chambre.

-- Enfin la voila libre, murmura Remy, plus sombre et plus pale qu'elle.
Venez, Grandchamp, venez.

La chambre de la dame etait situee au premier etage, derriere un cabinet
qui avait vue sur la rue, tandis que cette chambre elle-meme ne tirait son
jour que d'une petite fenetre percee sur une cour.

L'ameublement de cette piece etait sombre, mais riche; les tentures, en
tapisseries d'Arras, les plus belles de l'epoque, representaient les
divers sujets de la Passion.

Un prie-Dieu en chene sculpte, une stalle de la meme matiere et du meme
travail, un lit a colonnes torses, avec des tapisseries pareilles a celles
des murs, enfin un tapis de Bruges, voila tout ce qui ornait la chambre.

Pas une fleur, pas un joyau, pas une dorure; le bois et le fer bruni
remplacaient partout l'argent et l'or; un cadre de bois noir enfermait un
portrait d'homme place dans un pan coupe de la chambre et sur lequel
donnait le jour de la fenetre, evidemment percee pour l'eclairer.

Ce fut devant ce portrait que la dame alla s'agenouiller, avec un coeur
gonfle, mais des yeux arides.

Elle attacha sur cette figure inanimee un long et indicible regard
d'amour, comme si cette noble image allait s'animer pour lui repondre.

Noble image, en effet, et l'epithete semblait faite pour elle.

Le peintre avait represente un jeune homme de vingt-huit a trente ans,
couche a moitie nu sur un lit de repos; de son sein entr'ouvert tombaient
encore quelques gouttes de sang; une de ses mains, la main droite, pendait
mutilee, et cependant elle tenait encore un troncon d'epee.

Ses yeux se fermaient comme ceux d'un homme qui va mourir; la paleur et la
souffrance donnaient a cette physionomie un caractere divin que le visage
de l'homme ne commence a prendre qu'au moment ou il quitte la vie pour
l'eternite.

Pour toute legende, pour toute devise, on lisait sous ce portrait, en
lettres rouges comme du sang:

  _Aut Cesar aut nihil._

La dame etendit le bras vers cette image, et lui adressant la parole comme
elle eut fait a un dieu:

" Je t'avais supplie d'attendre, quoique ton ame irritee dut etre alteree
de vengeance, dit-elle; et comme les morts voient tout, o mon amour, tu as
vu que je n'ai supporte la vie que pour ne pas devenir parricide; toi
mort, j'eusse du mourir; mais, en mourant, je tuais mon pere.

Et puis, tu le sais encore, sur ton cadavre sanglant j'avais fait un voeu,
j'avais jure de payer la mort par la mort, le sang par le sang; mais alors
je chargeais d'un crime la tete blanchie du venerable vieillard qui
m'appelait son innocente enfant.

Tu as attendu, merci, bien-aime, tu as attendu, et maintenant je suis
libre; le dernier lien qui m'enchainait a la terre vient d'etre brise par
le Seigneur, au Seigneur graces soient rendues. Je suis tout a toi: plus
de voiles, plus d'embuches, je puis agir au grand jour, car, maintenant,
je ne laisserai plus personne apres moi sur la terre, j'ai le droit de la
quitter. "

Elle se releva sur un genou et baisa la main qui semblait pendre hors du
cadre.

" Tu me pardonnes, ami, dit-elle, d'avoir les yeux arides, c'est en
pleurant sur ta tombe que mes yeux se sont desseches, ces yeux que tu
aimais tant.

Dans peu de mois j'irai te rejoindre, et tu me repondras enfin, chere
ombre a qui j'ai tant parle sans jamais obtenir de reponse. "

A ces mots, Diane se releva respectueusement, comme si elle eut fini de
converser avec Dieu; elle alla s'asseoir sur sa stalle de chene.

-- Pauvre pere! murmura-t-elle d'un ton froid et avec une expression qui
semblait n'appartenir a aucune creature humaine.

Puis elle s'abima dans une reverie sombre qui lui fit oublier, en
apparence, le malheur present et les malheurs passes.

Tout a coup elle se dressa, la main appuyee au bras du fauteuil.

-- C'est cela, dit-elle, et ainsi tout sera mieux. Remy!

Le fidele serviteur ecoutait sans doute a la porte, car il apparut
aussitot.

-- Me voici, madame, repondit-il.

-- Mon digne ami, mon frere, dit Diane, vous la seule creature qui me
connaisse en ce monde, dites-moi adieu.

-- Pourquoi cela, madame?

-- Parce que l'heure est venue de nous separer, Remy.

-- Nous separer! s'ecria le jeune homme avec un accent qui fit tressaillir
sa compagne. Que dites-vous, madame?

-- Oui, Remy. Ce projet de vengeance me paraissait noble et pur, tant
qu'il y avait un obstacle entre lui et moi, tant que je ne l'apercevais
qu'a l'horizon; ainsi sont les choses de ce monde: grandes et belles de
loin. Maintenant que je touche a l'execution, maintenant que l'obstacle a
disparu, je ne recule pas, Remy; mais je ne veux pas entrainer a ma suite,
dans le chemin du crime, une ame genereuse et sans tache: ainsi, vous me
quitterez, mon ami. Toute cette vie passee dans les larmes me comptera
comme une expiation devant Dieu et devant vous, et elle vous comptera
aussi a vous, je l'espere; et vous, qui n'avez jamais fait et qui ne ferez
jamais de mal, vous serez deux fois sur du ciel.

Remy avait ecoute les paroles de la dame de Monsoreau d'un air sombre et
presque hautain.

-- Madame, repondit-il, croyez-vous donc parler a un vieillard trembleur
et use par l'abus de la vie? Madame, j'ai vingt-six ans, c'est-a-dire
toute la seve de la jeunesse qui parait tarie en moi. Cadavre arrache de
la tombe, si je vis encore, c'est pour l'accomplissement de quelque action
terrible, c'est pour jouer un role actif dans l'oeuvre de la Providence.
Ne separez donc jamais ma pensee de la votre, madame, puisque ces deux
pensees sinistres ont si longtemps habite sous le meme toit: ou vous irez,
j'irai; ce que vous ferez, je vous y aiderai; sinon, madame, et si, malgre
mes prieres, vous persistez dans cette resolution de me chasser....

-- Oh! murmura la jeune femme, vous chasser! quel mot avez-vous dit la,
Remy?

-- Si vous persistez dans cette resolution, continua le jeune homme, comme
si elle n'avait point parle, je sais ce que j'ai a faire, moi, et toutes
nos etudes devenues inutiles aboutiront pour moi a deux coups de poignard:
l'un, que je donnerai dans le coeur de celui que vous connaissez, l'autre
dans le mien.

-- Remy, Remy! s'ecria Diane en faisant un pas vers le jeune homme et en
etendant imperativement sa main au-dessus de sa tete, Remy, ne dites pas
cela. La vie de celui que vous menacez ne vous appartient pas: elle est a
moi, je l'ai payee assez cher pour la lui prendre moi-meme quand le moment
ou il doit la perdre sera venu. Vous savez ce qui est arrive, Remy, et ce
n'est point un reve, je vous le jure, le jour ou j'allai m'agenouiller
devant le corps deja froid de celui-ci....

Et elle montra le portrait.

-- Ce jour, dis-je, j'approchai mes levres des levres de cette blessure
que vous voyez ouverte, et ces levres tremblerent et me dirent:

-- Venge-moi, Diane, venge-moi!

-- Madame!

-- Remy, je te le repete, ce n'etait pas une illusion, ce n'etait pas un
bourdonnement de mon delire: la blessure a parle, elle a parle, te dis-je,
et je l'entends encore murmurer:

" Venge-moi, Diane, venge-moi. "

Le serviteur baissa la tete.

-- C'est donc a moi et non pas a vous la vengeance, continua Diane;
d'ailleurs, pour qui et par qui est-il mort? Pour moi et par moi.

-- Je dois vous obeir, madame, repondit Remy, car j'etais aussi mort que
lui. Qui m'a fait enlever du milieu des cadavres dont cette chambre etait
jonchee? vous. Qui m'a gueri de mes blessures? vous. Qui m'a cache? vous,
vous, c'est-a-dire la moitie de l'ame de celui pour lequel j'etais mort si
joyeusement; ordonnez donc, j'obeirai, pourvu que vous n'ordonniez pas que
je vous quitte.

-- Soit, Remy, suivez donc ma fortune; vous avez raison, rien ne doit plus
nous separer.

Remy montra le portrait.

-- Maintenant, madame, dit-il avec energie, il a ete tue par trahison;
c'est par trahison qu'il doit etre venge. Ah! vous ne savez pas une chose,
vous avez raison, la main de Dieu est avec nous; vous ne savez pas que,
cette nuit, j'ai trouve le secret de l'_aqua tofana_, ce poison des
Medicis, ce poison de Rene, le Florentin.

-- Oh! dis-tu vrai?

-- Venez voir, madame, venez voir.

-- Mais Grandchamp, qui attend, que dira-t-il de ne plus nous voir
revenir, de ne plus nous entendre? car c'est en bas, n'est-ce pas, que tu
veux me conduire?

-- Le pauvre vieillard a fait a cheval soixante lieues, madame; il est
brise de fatigue, et vient de s'endormir sur mon lit.

-- Venez.

Diane suivit Remy.




LXII

LE LABORATOIRE


Remy emmena la dame inconnue dans la chambre voisine, et, poussant un
ressort cache sous une lame du parquet, il fit jouer une trappe qui
glissait dans la largeur de la chambre jusqu'au mur.

Cette trappe, en s'ouvrant, laissait apercevoir un escalier sombre, raide
et etroit. Remy s'y engagea le premier et tendit son poing a Diane, qui
s'y appuya et descendit apres lui.

Vingt marches de cet escalier, ou, pour mieux dire, de cette echelle,
conduisaient dans un caveau circulaire noir et humide, qui pour tout
meuble renfermait un fourneau avec son etre immense, une table carree,
deux chaises de jonc, quantite de fioles et de boites de fer.

Et pour tous habitants, une chevre sans belements et des oiseaux sans
voix, qui semblaient dans ce lieu obscur et souterrain les spectres des
animaux dont ils avaient la ressemblance, et non plus ces animaux eux-
memes.

Dans le fourneau, un reste de feu s'en allait mourant, tandis qu'une fumee
epaisse et noire fuyait silencieuse par un conduit engage dans la
muraille.

Un alambic pose sur l'atre laissait filtrer lentement, et goutte a goutte,
une liqueur jaune comme l'or.

Ces gouttes tombaient dans une fiole de verre blanc, epais de deux doigts,
mais en meme temps de la plus parfaite transparence, et qui etait fermee
par le tube de l'alambic qui communiquait avec elle.

Diane descendit et s'arreta au milieu de tous ces objets a l'existence et
aux formes etranges sans etonnement et sans terreur; on eut dit que les
impressions ordinaires de la vie ne pouvaient plus avoir aucune influence
sur cette femme, qui vivait deja hors de la vie.

Remy lui fit signe de s'arreter au pied de l'escalier; elle s'arreta ou
lui disait Remy.

Le jeune homme alla allumer une lampe qui jeta un jour livide sur tous les
objets que nous venons de detailler et qui, jusque-la, dormaient ou
s'agitaient dans l'ombre.

Puis il s'approcha d'un puits creuse dans le caveau touchant aux parois
d'une des murailles, et qui n'avait ni parapet, ni margelle, attacha un
seau a une longue corde et laissa glisser la corde sans poulie dans l'eau,
qui sommeillait sinistrement au fond de cet entonnoir, et qui fit entendre
un sourd clapotement; enfin il ramena le seau plein d'une eau glacee et
pure comme le cristal.

-- Approchez, madame, dit Remy.

Diane approcha.

Dans cette enorme quantite d'eau, il laissa tomber une seule goutte du
liquide contenu dans la fiole de verre, et la masse entiere de l'eau se
teignit a l'instant meme d'une couleur jaune; puis cette couleur
s'evapora, et l'eau, au bout de dix minutes, etait devenue transparente
comme auparavant.

La fixite des yeux de Diane donnait seule une idee de l'attention profonde
qu'elle donnait a cette operation.

Remy la regarda.

-- Eh bien? demanda celle-ci.

-- Eh bien! trempez maintenant, dit Remy, dans cette eau qui n'a ni saveur
ni couleur, trempez une fleur, un gant, un mouchoir; petrissez avec cette
eau des savons de senteur, versez-en dans l'aiguiere ou l'on puisera pour
se laver les dents, les mains et le visage, et vous verrez, comme on le
vit naguere a la cour du roi Charles IX, la fleur etouffer par son parfum,
le gant empoisonner par son contact, le savon tuer par son introduction
dans les pores. Versez une seule goutte de cette huile pure sur la meche
d'une bougie ou d'une lampe, le coton s'en impregnera jusqu'a un pouce a
peu pres, et pendant une heure, la bougie ou la lampe exhalera la mort,
pour bruler ensuite aussi innocemment qu'une autre lampe ou une autre
bougie.

-- Vous etes sur de ce que vous dites la, Remy? demanda Diane.

-- Toutes ces experiences, je les ai faites, madame; voyez ces oiseaux qui
ne peuvent plus dormir et qui ne veulent plus manger, ils ont bu de l'eau
pareille a cette eau. Voyez cette chevre qui a broute de l'herbe arrosee
de cette meme eau, elle mue, et ses yeux vacillent; nous aurons beau la
rendre maintenant a la liberte, a la lumiere, a la nature, sa vie est
condamnee, a moins que cette nature a laquelle nous la rendrons ne revele
a son instinct quelques-uns de ces contre-poisons que les animaux
devinent, et que les hommes ignorent.

-- Peut-on voir cette fiole, Remy? demanda Diane.

-- Oui, madame, car tout le liquide est precipite, a cette heure; mais
attendez.

Remy la separa de l'alambic avec des precautions infinies; puis, aussitot,
il la boucha d'un tampon de molle cire qu'il aplatit a la surface de son
orifice, et, enveloppant cet orifice d'un morceau de laine, il presenta le
flacon a sa compagne.

Diane le prit sans emotion aucune, le souleva a la hauteur de la lampe,
et, apres avoir regarde quelque temps la liqueur epaisse qu'il contenait:

-- Il suffit, dit-elle; nous choisirons, lorsqu'il sera temps, du bouquet,
des gants, de la lampe, du savon ou de l'aiguiere. La liqueur tient-elle
dans le metal?

-- Elle le ronge.

-- Mais alors ce flacon se brisera, peut-etre.

-- Je ne crois pas; voyez l'epaisseur du cristal; d'ailleurs nous pourrons
l'enfermer ou plutot l'emboiter dans une enveloppe d'or.

-- Alors, Remy, reprit la dame, vous etes content, n'est-ce pas?

Et quelque chose comme un pale sourire effleura les levres de la dame, et
leur donna ce reflet de vie qu'un rayon de la lune donne aux objets
engourdis.

-- Plus que je ne fus jamais, madame, repondit celui-ci; punir les
mechants, c'est jouir de la sainte prerogative de Dieu.

-- Ecoutez, Remy, ecoutez!

Et la dame preta l'oreille.

-- Vous avez entendu quelque bruit?

-- Le pietinement des chevaux dans la rue, ce me semble; Remy, nos chevaux
sont arrives.

-- C'est probable, madame, car il est a peu pres l'heure a laquelle ils
devaient venir; mais, maintenant, je vais les renvoyer.

-- Pourquoi cela?

-- Ne sont-ils plus inutiles?

-- Au lieu d'aller a Meridor, Remy, nous allons en Flandre; gardez les
chevaux.

-- Ah! je comprends.

Et les yeux du serviteur, a leur tour, laisserent echapper un eclair de
joie qui ne pouvait se comparer qu'au sourire de Diane.

-- Mais Grandchamp, ajouta-t-il, qu'allons-nous en faire?

-- Grandchamp a besoin de se reposer, je vous l'ai dit. Il demeurera a
Paris et vendra cette maison, dont nous n'avons plus besoin. Seulement
vous rendrez la liberte a tous ces pauvres animaux innocents que nous
avons fait souffrir par necessite. Vous l'avez dit: Dieu pourvoira peut-
etre a leur salut.

-- Mais tous ces fourneaux, ces cornues, ces alambics?

-- Puisqu'ils etaient ici quand nous avons achete la maison, qu'importe
que d'autres les y trouvent apres nous?

-- Mais ces poudres, ces acides, ces essences?

-- Au feu, Remy, au feu!

-- Eloignez-vous alors.

-- Moi?

-- Oui, du moins mettez ce masque de verre.

Et Remy presenta a Diane un masque, qu'elle appliqua sur son visage.

Alors, appuyant lui-meme sur sa bouche et sur son nez un large tampon de
laine, il pressa le cordon du soufflet, aviva la flamme du charbon; puis,
quand le feu fut bien embrase, il y versa les poudres qui eclaterent en
petillements joyeux, les unes lancant des feux verts, les autres se
volatilisant en etincelles pales comme le soufre; et les essences, qui, au
lieu d'eteindre la flamme, monterent comme des serpents de feu dans le
conduit, avec des grondements pareils a ceux d'un tonnerre lointain.

Enfin, quand tout fut consume:

-- Vous avez raison, madame, dit Remy, si quelqu'un, maintenant, decouvre
le secret de cette cave, ce quelqu'un pensera qu'un alchimiste l'a habite;
aujourd'hui, on brule encore les sorciers, mais on respecte les
alchimistes.

-- Eh! d'ailleurs, dit la dame, quand on nous brulerait, Remy, ce serait
justice, ce me semble: ne sommes-nous point des empoisonneurs? Et pourvu
qu'au jour ou je monterai sur le bucher, j'aie accompli ma tache, je ne
repugne pas plus a ce genre de mort qu'a un autre: la plupart des anciens
martyrs sont morts ainsi.

Remy fit un geste d'assentiment, et, reprenant sa fiole des mains de sa
maitresse, il l'empaqueta soigneusement.

En ce moment on heurta a la porte de la rue.

-- Ce sont vos gens, madame, vous ne vous trompiez pas. Vite, remontez et
repondez, tandis que je vais fermer la trappe.

La dame obeit.

Une meme pensee vivait tellement dans ces deux corps, qu'il eut ete
difficile de dire lequel des deux pliait l'autre sous sa domination.

Remy remonta derriere elle, et poussa le ressort.

Le caveau se referma.

Diane trouva Grandchamp a la porte; eveille par le bruit, il etait venu
ouvrir.

Le vieillard ne fut pas peu surpris quand il connut le prochain depart de
sa maitresse, que lui apprit ce depart sans lui dire ou elle allait.

-- Grandchamp, mon ami, lui dit-elle, nous allons, Remy et moi, accomplir
un pelerinage, vote depuis longtemps; vous ne parlerez de ce voyage a
personne, et vous ne revelerez mon nom a qui que ce soit.

-- Oh! je le jure, madame, dit le vieux serviteur. Mais on vous reverra
cependant?

-- Sans doute, Grandchamp, sans doute; ne se revoit-on pas toujours, quand
ce n'est point en ce monde, dans l'autre au moins? Mais, a propos,
Grandchamp, cette maison nous devient inutile.

Diane tira d'une armoire une liasse de papiers.

-- Voici les titres qui constatent la propriete: vous louerez ou vendrez
cette maison. Si d'ici a un mois, vous n'avez trouve ni locataire, ni
acquereur, vous l'abandonnerez tout simplement et vous retournerez a
Meridor.

-- Et si je trouve acquereur, madame, combien la vendrai-je?

-- Ce que vous voudrez.

-- Alors je rapporterai l'argent a Meridor?

-- Vous le garderez pour vous, mon vieux Grandchamp.

-- Quoi! madame, une pareille somme?

-- Sans doute. Ne vous dois-je pas bien cela pour vos bons services,
Grandchamp? et puis, outre mes dettes envers vous, n'ai-je pas aussi a
payer celles de mon pere?

-- Mais, madame, sans contrat, sans procuration, je ne puis rien faire.

-- Il a raison, dit Remy.

-- Trouvez un moyen, dit Diane.

-- Rien de plus simple. Cette maison a ete achetee en mon nom; je la
revends a Grandchamp, qui, de cette facon, pourra la revendre lui-meme a
qui il voudra.

-- Faites.

Remy prit une plume et ecrivit sa donation au bas du contrat de vente.

-- Maintenant, adieu, dit la dame de Monsoreau a Grandchamp, qui se
sentait tout emu de rester seule en cette maison, adieu, Grandchamp;
faites avancer les chevaux tandis que je termine les preparatifs.

Alors Diane remonta chez elle, coupa avec un poignard la toile du
portrait, le roula, l'enveloppa dans une etoffe de soie et placa le
rouleau dans la caisse de voyage.

Ce cadre, demeure vide et beant, semblait raconter plus eloquemment
qu'auparavant encore toutes les douleurs qu'il avait entendues.

Le reste de la chambre, une fois ce portrait enleve, n'avait plus de
signification et devenait une chambre ordinaire.

Quand Remy eut lie les deux caisses avec des sangles, il donna un dernier
coup d'oeil dans la rue pour s'assurer que nul n'y etait arrete, excepte
le guide; puis aidant sa pale maitresse a monter a cheval:

-- Je crois, madame, lui dit-il tout bas, que cette maison sera la
derniere ou nous aurons demeure si longtemps.

-- L'avant-derniere, Remy, dit la dame de sa voix grave et monotone.

-- Quelle sera donc l'autre?

-- Le tombeau, Remy.




LXIII

CE QUE FAISAIT EN FLANDRE MONSEIGNEUR FRANCOIS DE FLANDRE, DUC D'ANJOU ET
DE BRABANT, COMTE DE FLANDRE


Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner le roi
au Louvre, Henri de Navarre a Cahors, Chicot sur la grande route, et la
dame de Monsoreau dans la rue, pour aller trouver en Flandre monseigneur
le duc d'Anjou, tout recemment nomme duc de Brabant, et au secours duquel
nous avons vu s'avancer le grand amiral de France, Anne Daigues, duc de
Joyeuse.

A quatre-vingts lieues de Paris, vers le nord, le bruit des voix
francaises et le drapeau de France flottaient sur un camp francais aux
rives de l'Escaut.

C'etait la nuit: des feux disposes en un cercle immense bordaient le
fleuve si large devant Anvers, et se refletaient dans ses eaux profondes.

La solitude habituelle des polders a la sombre verdure etait troublee par
le hennissement des chevaux francais.

Du haut des remparts de la ville, les sentinelles voyaient reluire, au feu
des bivouacs, le mousquet des sentinelles francaises, eclair fugitif et
lointain que la largeur du fleuve jete entre cette armee et la ville
rendait aussi inoffensif que ces eclairs de chaleur qui brillent a
l'horizon par un beau soir d'ete.

Cette armee etait celle du duc d'Anjou.

Ce qu'elle etait venue faire la, il faut bien que nous le racontions a nos
lecteurs. Ce ne sera peut-etre pas bien amusant, mais ils nous
pardonneront en faveur de l'avis: tant de gens sont ennuyeux sans
prevenir!

Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps a feuilleter la
_Reine Margot_ et la _Dame de Monsoreau_, connaissent deja M. le duc
d'Anjou, ce prince jaloux, egoiste, ambitieux et impatient, qui, ne si
pres du trone dont chaque evenement semblait le rapprocher, n'avait jamais
pu attendre avec resignation que la mort lui fit un chemin libre.

Ainsi l'avait-on vu d'abord desirer le trone de Navarre sous Charles IX,
puis celui de Charles IX lui-meme, enfin celui de France occupe par son
frere, Henri, ex-roi de Pologne, lequel avait porte deux couronnes, a la
jalousie de son frere qui n'avait jamais pu en attraper une.

Un instant alors il avait tourne les yeux vers l'Angleterre, gouvernee par
une femme, et pour avoir le trone, il avait demande a epouser la femme,
quoique cette femme s'appelat Elisabeth et eut vingt ans de plus que lui.

Sur ce point, la destinee avait commence de lui sourire, si toutefois
c'eut ete un sourire de la fortune, que d'epouser l'altiere fille de Henri
VIII. Celui qui, toute sa vie, dans ses desirs hatifs, n'avait pu reussir
meme a defendre sa liberte; qui avait vu tuer, fait tuer peut-etre, ses
favoris La Mole et Coconnas, et sacrifie lachement Bussy, le plus brave de
ses gentilshommes: le tout sans profit pour son elevation et avec grand
dommage pour sa gloire, ce repudie de la fortune se voyait tout a la fois
accable des faveurs d'une grande reine, inaccessible jusque-la a tout
regard mortel, et porte par tout un peuple a la premiere dignite que ce
peuple pouvait conferer.

Les Flandres lui offraient une couronne, et Elisabeth lui avait donne son
anneau.

Nous n'avons pas la pretention d'etre historien; si nous le devenons
parfois, c'est quand par hasard l'histoire descend au niveau du roman, ou,
mieux encore, quand le roman monte a la hauteur de l'histoire; c'est alors
que nous plongeons nos regards curieux dans l'existence princiere du duc
d'Anjou, laquelle ayant constamment cotoye l'illustre chemin des royautes,
est pleine de ces evenements, tantot sombres, tantot eclatants, qu'on ne
remarque d'habitude que dans les existences royales.

Tracons donc en quelques mots l'histoire de cette existence.

Il avait vu son frere Henri III embarrasse dans sa querelle avec les
Guises et il s'etait allie aux Guises; mais bientot il s'etait apercu que
ceux-ci n'avaient d'autre but reel que celui de se substituer aux Valois
sur le trone de France.

Il s'etait alors separe des Guises; mais, comme on l'a vu, ce n'etait pas
sans quelque danger que cette separation avait eu lieu, et Salcede, roue
en Greve, avait prouve l'importance que la susceptibilite de MM. de
Lorraine attachait a l'amitie de M. d'Anjou.

En outre, depuis longtemps deja, Henri III avait ouvert les yeux, et un an
avant l'epoque ou cette histoire commence, le duc d'Alencon, exile ou a
peu pres, s'etait retire a Amboise.

C'est alors que les Flamands lui avaient tendu les bras. Fatigues de la
domination espagnole, decimes par le proconsulat du duc d'Albe, trompes
par la fausse paix de don Juan d'Autriche, qui avait profite de cette paix
pour reprendre Namur et Charlemont, les Flamands avaient appele a eux
Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et l'avaient fait gouverneur general
du Brabant.

Un mot sur ce nouveau personnage, qui a tenu une si grande place dans
l'histoire et qui ne fera qu'apparaitre chez nous.

Guillaume de Nassau, prince d'Orange, avait alors cinquante a cinquante et
un ans; fils de Guillaume de Nassau, dit le Vieux, et de Julienne de
Stolberg, cousin de ce Rene de Nassau tue au siege de Saint-Dizier, ayant
herite de son titre de prince d'Orange, il avait, tout jeune encore,
nourri dans les principes les plus severes de la reforme, il avait,
disons-nous, tout jeune encore, senti sa valeur et mesure la grandeur de
sa mission.

Cette mission, qu'il croyait avoir recue du ciel, a laquelle il fut fidele
toute sa vie, et pour laquelle il mourut comme un martyr, fut de fonder la
republique de Hollande, qu'il fonda en effet.

Jeune, il avait ete appele par Charles-Quint a sa cour. Charles-Quint se
connaissait en hommes; il avait juge Guillaume, et souvent le vieil
empereur, qui tenait alors dans sa main le globe le plus pesant qu'ait
jamais porte une main imperiale, avait consulte l'enfant sur les matieres
les plus delicates de la politique des Pays-Bas. Bien plus, le jeune homme
avait vingt-quatre ans a peine, quand Charles-Quint lui confia, en
l'absence du fameux Philibert-Emmanuel de Savoie, le commandement de
l'armee de Flandre. Guillaume s'etait alors montre digne de cette haute
estime; il avait tenu en echec le duc de Nevers et Coligny, deux des plus
grands capitaines du temps, et, sous leurs yeux, il avait fortifie
Philippeville et Charlemont; le jour ou Charles-Quint abdiqua, ce fut sur
Guillaume de Nassau qu'il s'appuya pour descendre les marches du trone, et
ce fut lui qu'il chargea de porter a Ferdinand la couronne imperiale, que
Charles-Quint venait de resigner volontairement.

Alors etait venu Philippe II, et, malgre la recommandation de Charles-
Quint a son fils, de regarder Guillaume comme un frere, celui-ci avait
bientot senti que Philippe II etait un de ces princes qui ne veulent pas
avoir de famille. Alors s'etait affermie en sa pensee cette grande idee de
l'affranchissement de la Hollande et de l'emancipation des Flandres, qu'il
eut peut-etre eternellement enfermee en son esprit, si le vieil empereur,
son ami et son pere, n'eut point eu cette etrange idee de substituer la
robe du moine au manteau royal. Alors les Pays-Bas, sur la proposition de
Guillaume, demanderent le renvoi des troupes etrangeres; alors commenca
cette lutte acharnee de l'Espagne, retenant la proie qui voulait lui
echapper; alors passerent sur ce malheureux peuple, toujours froisse entre
la France et l'Empire, la vice-royaute de Marguerite d'Autriche et le
proconsulat sanglant du duc d'Albe; alors s'organisa cette lutte a la fois
politique et religieuse, dont la protestation de l'hotel de Culembourg,
qui demandait l'abolition de l'inquisition dans les Pays-Bas, fut le
pretexte; alors s'avanca cette procession de quatre cents gentilshommes
vetus avec la plus grande simplicite, defilant deux a deux et venant
apporter au pied du trone de la vice-gouvernante l'expression du desir
general, resume dans cette protestation; alors, et a la vue de ces gens si
graves et si simplement vetus, echappa a Barlaimont, un des conseillers de
la duchesse, ce mot de _gueux_, qui, releve par les gentilshommes flamands
et accepte par eux, designa des lors, dans les Pays-Bas, le parti
patriote, qui, jusque-la, etait sans appellation.

Ce fut a partir de ce moment que Guillaume commenca de jouer le role qui
fit de lui un des plus grands acteurs politiques qu'il y ait au monde.
Constamment battu dans cette lutte contre l'ecrasante puissance de
Philippe II, il se releva constamment, et toujours plus fort apres ses
defaites, toujours levant une nouvelle armee, qui remplace l'armee
disparue, mise en fuite ou aneantie, il reparait plus fort qu'avant sa
defaite, et toujours salue comme un liberateur.

C'est au milieu de ces alternatives de triomphes moraux et de defaites
physiques, si cela peut se dire ainsi, que Guillaume apprit a Mons la
nouvelle du massacre de la Saint-Barthelemy.

C'etait une blessure terrible et qui allait presque au coeur des Pays-Bas;
la Hollande et cette portion des Flandres qui etait calviniste perdaient
par cette blessure le plus brave sang de ses allies naturels, les
huguenots de France.

Guillaume repondit a cette nouvelle, d'abord par la retraite, comme il
avait l'habitude de le faire; de Mons ou il etait, il recula jusqu'au
Rhin; il attendit les evenements.

Les evenements font rarement faute aux nobles causes.

Une nouvelle a laquelle il etait impossible de s'attendre, se repandit
tout a coup.

Quelques gueux de mer, il y avait des gueux de mer et des gueux de terre,
quelques gueux de mer, pousses par le vent contraire dans le port de
Brille, voyant qu'il n'y avait aucun moyen pour eux de regagner la haute
mer, se laisserent aller a la derive, et, pousses par le desespoir, ils
prirent la ville qui avait deja prepare ses potences pour les pendre.

La ville prise, ils chasserent les garnisons espagnoles des environs, et
ne reconnaissant point parmi eux un homme assez fort pour faire fructifier
le succes qu'ils devaient au hasard, ils appelerent le prince d'Orange;
Guillaume accourut; il fallait frapper un grand coup; il fallait, en
compromettant toute la Hollande, rendre a tout jamais impossible une
reconciliation avec l'Espagne.

Guillaume fit rendre une ordonnance qui proscrivait de Hollande le culte
catholique, comme le culte protestant etait proscrit en France.

A ce manifeste, la guerre recommenca: le duc d'Albe envoya contre les
revoltes son propre fils, Frederic de Tolede, qui leur prit Zutphen,
Narden et Harlem, mais cet echec, loin d'abattre les Hollandais, sembla
leur avoir donne une nouvelle force: tout se souleva; tout prit les armes,
depuis le Zuyderzee jusqu'a l'Escaut; l'Espagne eut peur un instant,
rappela le duc d'Albe, et lui donna pour successeur don Louis de
Requesens, l'un des vainqueurs de Lepante.

Alors s'ouvrit pour Guillaume une nouvelle serie de malheurs: Ludovic et
Henri de Nassau, qui amenaient un secours au prince d'Orange, furent
surpris par un des lieutenants de don Louis, pres de Nimegue, defaits et
tues; les Espagnols penetrerent en Hollande, mirent le siege devant Leyde
et pillerent Anvers.

Tout etait desespere, quand le ciel vint une seconde fois au secours de la
republique naissante. Requesens mourut a Bruxelles.

Ce fut alors que toutes les provinces, reunies par un seul interet,
dresserent d'un commun accord et signerent, le 8 novembre 1576, c'est-a-
dire quatre jours apres le sac d'Anvers, le traite connu sous le nom de
paix de Gand, par lequel elles s'engageaient a s'entr'aider a delivrer le
pays de la servitude des Espagnols _et des autres etrangers_.

Don Juan reparut, et avec lui la mauvaise fortune des Pays-Bas. En moins
de deux mois, Namur et Charlemont furent pris.

Les Flamands repondirent a ces deux echecs en nommant le prince d'Orange
gouverneur general du Brabant.

Don Juan mourut a son tour. Decidement Dieu se prononcait en faveur de la
liberte des Pays-Bas. Alexandre Farnese lui succeda.

C'etait un prince habile, charmant de facons, doux et fort en meme temps,
grand politique, bon general; la Flandre tressaillit en entendant pour la
premiere fois cette mielleuse voix italienne l'appeler amie, au lieu de la
traiter en rebelle.

Guillaume comprit que Farnese ferait plus pour l'Espagne avec ses
promesses que le duc d'Albe avec ses supplices.

Il fit signer aux provinces, le 29 janvier 1579, l'union d'Utrecht, qui
fut la base fondamentale du droit public de la Hollande.

Ce fut alors que, craignant de ne pouvoir executer seul ce plan
d'affranchissement pour lequel il luttait depuis quinze ans, il fit
proposer au duc d'Anjou la souverainete des Pays-Bas, sous la condition
qu'il respecterait les privileges des Hollandais et des Flamands et
respecterait leur liberte de conscience.

C'etait un coup terrible porte a Philippe II. Il y repondit en mettant a
prix a 25,000 ecus la tete de Guillaume.

Les Etats assembles a la Haye declarerent alors Philippe II dechu de la
souverainete des Pays-Bas, et ordonnerent que dorenavant le serment de
fidelite leur fut prete a eux, au lieu d'etre prete au roi d'Espagne.

Ce fut en ce moment que le duc d'Anjou entra en Belgique et y fut recu par
les Flamands avec la defiance dont ils accompagnaient tous les etrangers.
Mais l'appui de la France promis par le prince francais leur etait trop
important pour qu'ils ne lui fissent pas, en apparence au moins, bon et
respectueux accueil.

Cependant la promesse de Philippe II portait ses fruits. Au milieu des
fetes de sa reception, un coup de pistolet partit aux cotes du prince
d'Orange; Guillaume chancela: on le crut blesse a mort; mais la Hollande
avait encore besoin de lui.

La balle de l'assassin avait seulement traverse les deux joues. Celui qui
avait tire le coup, c'etait Jean Jaureguy, le precurseur de Balthasar
Gerard, comme Jean Chatel devait etre le precurseur de Ravaillac.

De tous ces evenements il etait reste a Guillaume une sombre tristesse
qu'eclairait rarement un sourire pensif. Flamands et Hollandais
respectaient ce reveur, comme ils eussent respecte un Dieu, car ils
sentaient qu'en lui, en lui seul, etait tout leur avenir; et quand ils le
voyaient s'avancer, enveloppe dans son large manteau, le front voile par
l'ombre de son feutre, le coude dans sa main gauche, le menton dans sa
main droite, les hommes se rangeaient pour lui faire place, et les meres,
avec une certaine superstition religieuse, le montraient a leurs enfants
en leur disant:

-- Regarde, mon fils, voila le Taciturne.

Les Flamands, sur la proposition de Guillaume, avaient donc elu Francois
de Valois duc de Brabant, comte de Flandre, c'est-a-dire prince souverain.

Ce qui n'empechait pas, bien au contraire, Elisabeth de lui laisser
esperer sa main. Elle voyait dans cette alliance un moyen de reunir aux
calvinistes d'Angleterre ceux de Flandre et de France: la sage Elisabeth
revait peut-etre une triple couronne.

Le prince d'Orange favorisait en apparence le duc d'Anjou, lui faisant un
manteau provisoire de sa popularite, quitte a lui reprendre le manteau
quand il croirait le temps venu de se debarrasser du pouvoir francais,
comme il s'etait debarrasse de la tyrannie espagnole.

Mais cet allie hypocrite etait plus redoutable pour le duc d'Anjou qu'un
ennemi; il paralysait l'execution de tous les plans qui eussent pu lui
donner un trop grand pouvoir ou une trop haute influence dans les
Flandres.

Philippe II, en voyant cette entree d'un prince francais a Bruxelles,
avait somme le duc de Guise de venir a son aide, et cette aide, il la
reclamait au nom d'un traite fait autrefois entre don Juan d'Autriche et
Henri de Guise.

Les deux jeunes heros, qui etaient a peu pres du meme age, s'etaient
devines, et, en se rencontrant et associant leurs ambitions, ils s'etaient
engages a se conquerir chacun un royaume.

Lorsqu'a la mort de son frere redoute, Philippe II trouva dans les papiers
du jeune prince le traite signe par Henri de Guise, il ne parut pas en
prendre ombrage. D'ailleurs a quoi bon s'inquieter de l'ambition d'un
mort? La tombe n'enfermait-elle pas l'epee qui pouvait vivifier la lettre?

Seulement un roi de la force de Philippe II, et qui savait de quelle
importance en politique peuvent etre deux lignes ecrites par certaines
mains, ne devait pas laisser croupir dans une collection de manuscrits et
d'autographes, attrait des visiteurs de l'Escurial, la signature de Henri
de Guise, signature qui commencait a prendre tant de credit parmi ces
trafiquants de royaute, qu'on appelait les Orange, les Valois, les
Hapsbourg et les Tudor.

Philippe II engagea donc le duc de Guise a continuer avec lui le traite
fait avec don Juan; traite dont la teneur etait que le Lorrain
soutiendrait l'Espagnol dans la possession des Flandres, tandis que
l'Espagnol aiderait le Lorrain a mener a bonne fin le conseil hereditaire
que le cardinal avait jadis entre dans sa maison.

Ce conseil hereditaire n'etait autre chose que de ne point suspendre un
instant le travail eternel qui devait conduire, un beau jour, les
travailleurs a l'usurpation du royaume de France.

Guise acquiesca; il ne pouvait guere faire autrement; Philippe II menacait
d'envoyer un double du traite a Henri de France, et c'est alors que
l'Espagnol et le Lorrain avaient dechaine contre le duc d'Anjou, vainqueur
et roi dans les Flandres, Salcede, Espagnol, et appartenant a la maison de
Lorraine, pour l'assassiner.

En effet un assassinat terminait tout a la satisfaction de l'Espagnol et
du Lorrain.

Le duc d'Anjou mort, plus de pretendant au trone de Flandre, plus de
successeur a la couronne de France.

Restait bien le prince d'Orange; mais, comme on le sait deja, Philippe II
tenait tout pret un autre Salcede qui s'appelait Jean Jaureguy.

Salcede fut pris et ecartele en place de Greve, sans avoir pu mettre son
projet a execution.

Jean Jaureguy blessa grievement le prince d'Orange, mais enfin il ne fit
que le blesser.

Le duc d'Anjou et le Taciturne restaient donc toujours debout, bons amis
en apparence, rivaux plus mortels en realite que ne l'etaient ceux memes
qui voulaient les faire assassiner.

Comme nous l'avons dit, le duc d'Anjou avait ete recu avec defiance.
Bruxelles lui avait ouvert ses portes, mais Bruxelles n'etait ni la
Flandre ni le Brabant; il avait donc commence, soit par persuasion, soit
par force, a s'avancer dans les Pays-Bas, a y prendre, ville par ville,
piece par piece, son royaume recalcitrant; et, sur le conseil du prince
d'Orange, qui connaissait la susceptibilite flamande, a manger feuille a
feuille, comme eut dit Cesar Borgia, le savoureux artichaut de Flandre.

Les Flamands, de leur cote, ne se defendaient pas trop brutalement; ils
sentaient que le duc d'Anjou les defendait victorieusement contre les
Espagnols; ils se hataient lentement d'accepter leur liberateur, mais
enfin ils l'acceptaient.

Francois s'impatientait et frappait du pied en voyant qu'il n'avancait que
pas a pas.

-- Ces peuples sont lents et timides, disaient a Francois ses bons amis,
attendez.

-- Ces peuples sont traitres et changeants, disait au prince le Taciturne,
forcez.

Il en resultait que le duc, a qui son amour-propre naturel exagerait
encore la lenteur des Flamands comme une defaite, se mit a prendre de
force les villes qui ne se livraient point aussi spontanement qu'il eut
desire.

C'est la que l'attendaient, veillant l'un sur l'autre, son allie, le
Taciturne, prince d'Orange; son ennemi le plus sombre, Philippe II.

Apres quelques succes, le duc d'Anjou etait donc venu camper devant
Anvers, pour forcer cette ville, que le duc d'Albe, Requesens, don Juan,
et le duc de Parme avaient tour a tour courbee sous leur joug, sans
l'epuiser jamais, sans la faconner a l'esclavage un instant.

Anvers avait appele le duc d'Anjou a son secours contre Alexandre Farnese;
lorsque le duc d'Anjou, a son tour, voulut entrer dans Anvers, Anvers
tourna ses canons contre lui.

Voila dans quelle position s'etait place Francois de France, au moment ou
nous le retrouvons dans cette histoire, le surlendemain du jour ou
l'avaient rejoint Joyeuse et sa flotte.


FIN DE LA DEUXIEME PARTIE




TABLE DES MATIERES


CHAPITRE
XXXII.   Messieurs les Bourgeois de Paris
XXXIII.  Frere Borromee
XXXIV.   Chicot latiniste
XXXV.    Les quatre Vents
XXXVI.   Comment Chicot continua son voyage et ce qui lui arriva
XXXVII.  Troisieme Journee de voyage
XXXVIII. Ernauton de Carmainges
XXXIX.   La Cour aux Chevaux
XL.      Les sept Peches de Madeleine
XLI.     Bel-Esbat
XLII.    La Lettre de M. de Mayenne
XLIII.   Comment don Modeste Gorenfiot benit le roi a son passage devant
         le prieure des Jacobins
XLIV.    Comment Chicot benit le roi Louis XI d'avoir invente la poste et
         resolut de profiter de celte invention
XLV.     Comment le roi de Navarre devina que _Turennius_ voulait dire
         Turenne et _Margota_ Margot
XLVI.    L'Allee des trois mille pas
XLVII.   Le Cabinet de Marguerite
XLVIII.  Composition en version
XLIX.    L'ambassadeur d'Espagne
L.       Les Pauvres du roi de Navarre
LI.      La vraie Maitresse du roi de Navarre
LII.     De l'etonnement qu'eprouva Chicot d'etre si populaire dans la
         ville de Nerac
LIII.    Le Grand-Veneur du roi de Navarre
LIV.     Comment on chassait le loup en Navarre
LV.      Comment le roi de Navarre se comporta la premiere fois qu'il vit
         le feu
LVI.     Ce qui se passait au Louvre vers le meme temps ou Chicot entrait
         dans la ville de Nerac
LVII.    Plumet rouge et Plumet blanc
LVIII.   La Porte s'ouvre
LIX.     Comment aimait une grande dame en l'an de grace 1586
LX.      Comment Sainte-Maline entra dans la tourelle et de ce qui
         s'ensuivit
LXI.     Ce qui se passait dans la maison mysterieuse
LXII.    Le Laboratoire
LXIII.   Ce que faisait en Flandre M. Francois de France, duc d'Anjou et
         de Brabant, comte de Flandre





End of the Project Gutenberg EBook of Les Quarante-Cinq, by Alexandre Dumas

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ ***

This file should be named 7lqc210.txt or 7lqc210.zip
Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lqc211.txt
VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lqc210a.txt

Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso and the Online Distributed Proofreading Team.

Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
unless a copyright notice is included.  Thus, we usually do not
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

We are now trying to release all our eBooks one year in advance
of the official release dates, leaving time for better editing.
Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
even years after the official publication date.

Please note neither this listing nor its contents are final til
midnight of the last day of the month of any such announcement.
The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
Midnight, Central Time, of the last day of the stated month.  A
preliminary version may often be posted for suggestion, comment
and editing by those who wish to do so.

Most people start at our Web sites at:
http://gutenberg.net or
http://promo.net/pg

These Web sites include award-winning information about Project
Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).


Those of you who want to download any eBook before announcement
can get to them as follows, and just download by date.  This is
also a good way to get them instantly upon announcement, as the
indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.

http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or
ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03

Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90

Just search by the first five letters of the filename you want,
as it appears in our Newsletters.


Information about Project Gutenberg (one page)

We produce about two million dollars for each hour we work.  The
time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
searched and analyzed, the copyright letters written, etc.   Our
projected audience is one hundred million readers.  If the value
per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
files per month:  1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
If they reach just 1-2% of the world's population then the total
will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.

The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
which is only about 4% of the present number of computer users.

Here is the briefest record of our progress (* means estimated):

eBooks Year Month

    1  1971 July
   10  1991 January
  100  1994 January
 1000  1997 August
 1500  1998 October
 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

http://www.gutenberg.net/donation.html


***

If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart <hart@pobox.com>

Prof. Hart will answer or forward your message.

We would prefer to send you information by email.


**The Legal Small Print**


(Three Pages)

***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.

*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
sending a request within 30 days of receiving it to the person
you got it from. If you received this eBook on a physical
medium (such as a disk), you must return it with your request.

ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
through the Project Gutenberg Association (the "Project").
Among other things, this means that no one owns a United States copyright
on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
distribute it in the United States without permission and
without paying copyright royalties. Special rules, set forth
below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.

Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
any commercial products without permission.

To create these eBooks, the Project expends considerable
efforts to identify, transcribe and proofread public domain
works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
medium they may be on may contain "Defects". Among other
things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged
disk or other eBook medium, a computer virus, or computer
codes that damage or cannot be read by your equipment.

LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES
But for the "Right of Replacement or Refund" described below,
[1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may
receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims
all liability to you for damages, costs and expenses, including
legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR
UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT,
INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE
POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES.

If you discover a Defect in this eBook within 90 days of
receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
you paid for it by sending an explanatory note within that
time to the person you received it from. If you received it
on a physical medium, you must return it with your note, and
such person may choose to alternatively give you a replacement
copy. If you received it electronically, such person may
choose to alternatively give you a second opportunity to
receive it electronically.

THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A
PARTICULAR PURPOSE.

Some states do not allow disclaimers of implied warranties or
the exclusion or limitation of consequential damages, so the
above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you
may have other legal rights.

INDEMNITY
You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation,
and its trustees and agents, and any volunteers associated
with the production and distribution of Project Gutenberg-tm
texts harmless, from all liability, cost and expense, including
legal fees, that arise directly or indirectly from any of the
following that you do or cause:  [1] distribution of this eBook,
[2] alteration, modification, or addition to the eBook,
or [3] any Defect.

DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm"
You may distribute copies of this eBook electronically, or by
disk, book or any other medium if you either delete this
"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
or:

[1]  Only give exact copies of it.  Among other things, this
     requires that you do not remove, alter or modify the
     eBook or this "small print!" statement.  You may however,
     if you wish, distribute this eBook in machine readable
     binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
     including any form resulting from conversion by word
     processing or hypertext software, but only so long as
     *EITHER*:

     [*]  The eBook, when displayed, is clearly readable, and
          does *not* contain characters other than those
          intended by the author of the work, although tilde
          (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
          be used to convey punctuation intended by the
          author, and additional characters may be used to
          indicate hypertext links; OR

     [*]  The eBook may be readily converted by the reader at
          no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
          form by the program that displays the eBook (as is
          the case, for instance, with most word processors);
          OR

     [*]  You provide, or agree to also provide on request at
          no additional cost, fee or expense, a copy of the
          eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
          or other equivalent proprietary form).

[2]  Honor the eBook refund and replacement provisions of this
     "Small Print!" statement.

[3]  Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
     gross profits you derive calculated using the method you
     already use to calculate your applicable taxes.  If you
     don't derive profits, no royalty is due.  Royalties are
     payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
     the 60 days following each date you prepare (or were
     legally required to prepare) your annual (or equivalent
     periodic) tax return.  Please contact us beforehand to
     let us know your plans and to work out the details.

WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of
public domain and licensed works that can be freely distributed
in machine readable form.

The Project gratefully accepts contributions of money, time,
public domain materials, or royalty free copyright licenses.
Money should be paid to the:
"Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

If you are interested in contributing scanning equipment or
software or other items, please contact Michael Hart at:
hart@pobox.com

[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
when distributed free of all fees.  Copyright (C) 2001, 2002 by
Michael S. Hart.  Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
they hardware or software or any other related product without
express permission.]

*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*