The Project Gutenberg EBook of Ma captivite en Abyssinie, by Dr. Henri Blanc

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Title: Ma captivite en Abyssinie
       ...sous l'empereur Theodoros

Author: Dr. Henri Blanc

Release Date: September, 2005 [EBook #8876]
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[This file was first posted on August 21, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ISO Latin-1

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CAPTIVITE EN ABYSSINIE ***




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MA CAPTIVITE EN ABYSSINIE SOUS L'EMPEREUR THEODOROS

PAR

LE DR H. BLANC

CHIRURGIEN DE L'ARMEE ANGLAISE AUX INDES

Ouvrage traduit de l'anglais par Madame ARBOUSSE-BASTIDE


[Illustration: VUE DE MAGDALA]


AVEC DES DETAILS SUR L'EMPEREUR THEODOROS

SA VIE, SES MOEURS, SON PEUPLE, SON PAYS




PREFACE DE L'AUTEUR


J'entreprends la tache d'ecrire le recit de notre captivite en
Abyssinie, afin de satisfaire la curiosite naturelle qui m'a ete
temoignee par un grand nombre de connaissances et d'amis desireux
d'obtenir des details tant sur les causes memes de cette captivite
que sur la maniere dont nous avons ete traites, les evenements de
notre vie quotidienne, et le caractere et les habitudes de
l'empereur Theodoros.

J'ai essaye de donner une esquisse exacte de la carriere de ce
souverain, ainsi qu'une description de son pays et de son peuple.
J'ai parle encore de ses amis et de ses ennemis.

Afin de familiariser davantage le lecteur avec le sujet, j'ai juge
necessaire de dire quelques mots des Europeens qui out joue un role
dans cet etrange imbroglio de _l'affaire abyssinienne_. Ces diverses
informations m'ont ete fournies soit par mon experience personnelle
et les evenements survenus pendant ma captivite, soit par les
communications de certains indigenes bien informes. J'ai eu, pour
preparer ce travail, les loisirs forces de plusieurs mois de prison.

Les souffrances des captifs abyssiniens seront toujours associees,
dans les annales britanniques, au succes triomphant de l'expedition si
habilement organisee par le commandant lord Napier _de Magdala_. Ce
dernier titre, donne a l'honorable general anglais, a ete le digne
couronnement d'une longue et glorieuse carriere.




MA CAPTIVITE EN ABYSSINIE




I


L'empereur Theodoros.--Son elevation a l'empire et ses conquetes.--Son
armee et son administration.--Causes de sa chute.--Sa personne et son
caractere.--Sa famille et sa vie privee.

Lij-Kassa, plus connu sous le nom de l'empereur Theodoros, etait ne
dans le Kouara, vers l'an 1818. Son pere etait un noble d'Abyssinie,
et son oncle, le celebre Dejatch Comfou, pendant plusieurs annees,
avait gouverne les provinces de Dembea, Kouara, Ischelga, etc., etc.
A la mort de son oncle, Lij-Kassa fut nomme par la mere de Ras-Ali,
Waizero Menen, gouverneur de Kouara. Mais mecontent de ce poste qui
n'offrait qu'un petit champ a son ambition, il se degagea de son
serment et occupa la ville de Dembea, capitale de la province de ce
nom. Plusieurs generaux furent envoyes pour chatier le jeune soldat;
mais tantot il evitait leurs poursuites et tantot battait leurs
troupes. Toutefois sur la promesse solennelle qu'il serait bien recu,
il revint au camp de Ras-Ali. Ce chef tres-bienveillant, mais faible,
eut la pensee de rattacher a sa cause le jeune chef rebelle en lui
donnant sa fille Tawaritch, qui etait d'une grande beaute. Lij-Kassa
revint a Kouara et pendant quelque temps parut fidele a sa souveraine.
Il fit plusieurs expeditions de pillage dans le bas pays, mit a feu et
a sang les huttes des Arabes, et revint toujours de ces expeditions
trainant apres lui des bandes de prisonniers et d'esclaves, et des
troupeaux de betail.

Les succes de Kassa, le courage qu'il manifesta en toute occasion,
la vie sobre qu'il menait et l'affection qu'il montrait a ceux qui
servaient sa cause, rassemblerent bientot autour de lui une bande de
vagabonds hardis et entreprenants. D'un caractere ambitieux, il
forma des lors le projet de se tailler un empire dans ces plaines si
fertiles qu'il avait si souvent devastees. Eleve dans un couvent, il
avait etudie les sujets theologiques, mais il s'etait particulierement
rendu familiere l'histoire de l'Abyssinie. Son education, superieure
a celle de son entourage, exerca une grande influence sur son avenir.
Tous ses rapports avec les autres hommes avaient un caractere
religieux, et il etait profondement penetre de l'idee, que la race
musulmane ayant, depuis des siecles, empiete sur les pays chretiens,
le but de sa vie devait etre desormais le retablissement de l'ancien
empire d'Ethiopie. Sollicite a la fois par son ambition et son
fanatisme, il s'avanca dans la direction de Kedaref, a la tete de
16,000 guerriers; mais il connut bientot la superiorite d'une
petite troupe bien armee et bien conduite, sur de nombreuses bandes
indisciplinees. Pres de Kedaref, il se trouva face a face avec ses
mortels ennemis, les Turcs, qui n'etaient qu'une poignee, mais encore
trop nombreux pour lui; car, au premier choc, ses soldats furent
demoralises et battus. Il dut, pour quelque temps au moins, renoncer a
son reve cheri.

Au lieu de retourner au siege du gouvernement, il fut oblige, a cause
d'une grave blessure recue pendant le combat, de s'arreter sur les
frontieres du Dembea. De son camp, il informa sa belle-mere de l'etat
dans lequel il se trouvait, la priant de lui envoyer une vache
(salaire exige par les docteurs abyssiniens). Waizero Menen, qui avait
toujours deteste Kassa, saisit avec empressement l'occasion que lui
offrait l'humble condition dans laquelle ce dernier etait tombe pour
abaisser son orgueil, et an lieu d'une vache, elle lui fit parvenir un
petit morceau de viande, accompagne d'un message insultant. Pres de
la couche du chef blesse, se tenait la courageuse compagne qui avait
partage ses infortunes, la femme qu'il aimait. A l'ouie du message
ironique de la reine, son sang bouillant de Galla s'enflamma et elle
fut prise d'une grande indignation. Elle se leva et dit a Kassa
qu'elle aimait les braves, mais qu'elle detestait les poltrons, et
qu'elle ne resterait pas aupres de lui s'il ne vengeait cette insulte
dans le sang. Ces paroles passionnees tomberent dans des oreilles bien
preparees pour les recevoir, et la soif de la vengeance penetra dans
le coeur de Kassa. Aussitot qu'il eut recouvre assez de forces, il
retourna a Kouara et se proclama ouvertement independant.

Ras-Ali lui enjoignit une seconde fois de rentrer a sa cour; mais la
sommation fut renvoyee avec un refus cruel. Plusieurs officiers furent
expedies pour forcer Kassa a se soumettre, mais le jeune commandant
battit facilement tous ces envoyes; tandis que leurs compagnons
d'armes, charmes par les manieres insinuantes du jeune chef et
alleches par ses splendides promesses, s'enrolaient sous les drapeaux
de Kassa. La femme de ce dernier exercait toujours une grande
influence sur lui, lui montrant qu'il pouvait aisement s'emparer du
pouvoir supreme; et, comme il hesitait encore, elle le menaca de
l'abandonner. Kassa ne resista pas plus longtemps; il marcha vers
Godjam, entrainant tout sur son passage. La bataille de Djisella,
livree en 1853, decida du sort de Ras-Ali. Son armee etait a peine
engagee qu'une terreur panique saisit ses soldats, et Ras-Ali
abandonna le champ de bataille avec un corps de 500 cavaliers, tandis
que le reste de ses troupes allait grossir les rangs du conquerant.
Au bout de peu d'annees, de Shoa a Metemma, de Godjam a Bagos, tout
tremblait devant l'empereur Theodoros et obeissait a son commandement.
Pour consacrer son nouveau titre, il desira se faire couronner; ce
fut apres la bataille de Deraskie, livree en fevrier 1855, qui lui
soumettait le Tigre et reduisait son plus formidable ennemi Dejatch
Oubie. Apres cette nouvelle victoire, Theodoros tourna ses armes
redoutees contre les Wallo-Gallas; il occupa lui-meme Magdala; il
ravagea et detruisit si completement les riches plaines des Gallas,
qu'en desespoir de cause, plusieurs des chefs de ces tribus entrerent
dans les rangs de son armee et tournerent leurs armes contre leurs
concitoyens. Non-seulement, le nouvel empereur voulait venger la
longue oppression des chretiens depuis si longtemps victimes des
frequentes incursions des Gallas, mais il voulait aussi humilier
l'esprit hautain de ces hordes. Malheureusement, au faite de son
ambition, il perdit sa courageuse et bien-aimee femme. Il sentit
profondement son malheur. Elle avait ete son fidele conseiller, la
compagne inseparable de sa vie aventureuse, l'etre qu'il avait le plus
aime; et tant qu'il vecut, il cherit sa memoire. En 1866, un de ses
partisans m'ayant supplie, en sa presence, de demeurer quelques jours
aupres de sa femme mourante, Theodoros baissa la tete et pleura au
souvenir de la sienne morte depuis plusieurs annees et qu'il avait
aimee si profondement.

La carriere de Theodoros peut se diviser en trois periodes distinctes:
la premiere, de son enfance jusqu'a la mort de sa premiere femme; la
seconde, depuis la chute de Ras-Ali jusqu'a la mort de M. Bell; la
troisieme depuis ce dernier evenement jusqu'a sa propre mort. La
premiere periode que nous avons decrite fut la periode des promesses;
la seconde, qui s'etend de 1853 a 1860, renferme bien des choses
louables dans la conduite de l'empereur, quoique plusieurs de ses
actions soient indignes de la premiere partie de sa carriere. De 1860
a 1866, il semble avoir abandonne petit a petit toute retenue, au
point de se rendre remarquable par sa luxure et ses cruautes inutiles.
Ses principales guerres, pendant la seconde periode, furent
dirigees contre Dejatch Goscho-Beru, gouverneur de Godjam, contre
Dejatch-Oubie, qu'il vainquit, ainsi que nous l'avons deja raconte a
la bataille de Deraskie, et enfin contre les Wallo-Gallas. Toutefois,
il se montra encore magnanime, et bien qu'il fit prisonniers plusieurs
chefs importants, il leur promit de les relacher aussitot que son
empire serait entierement pacifie.

En 1860, il marcha contre son cousin Garad, le meurtrier du consul
Plowden, et il eut les honneurs de la journee; mais il perdit
son meilleur ami et son conseiller, M. Bell, qui sauva la vie de
l'empereur en sacrifiant la sienne. En janvier 1861, Theodoros
s'avanca avec des forces accablantes contre un puissant rebelle, Agau
Negoussie, qui s'etait rendu maitre de tout le nord de l'Abyssinie;
par son habile et intelligente tactique, il abattit son adversaire,
mais il ternit sa victoire par d'horribles cruautes et par des
violations de la foi juree. Il fit couper les pieds et les mains a
Agau Negoussie, et quoique celui-ci ait souffert encore bien des
jours, le cruel empereur lui refusa toujours une goutte d'eau pour
rafraichir ses levres enfievrees. Sa cruelle vengeance ne s'arreta
pas la. Plusieurs des chefs compromis, qui s'etaient soumis sur
la promesse solennelle d'une amnistie, furent livres aux mains du
bourreau ou envoyes charges de chaines pour languir toute leur vie
dans quelque prison de province. Pendant pres de trois ans, l'autorite
de Theodoros fut reconnue par tout le pays. Une petite poignee de
rebelles s'etaient bien leves ici et la, mais a l'exception de Tadla
Gwalu, qui ne put etre chasse de sa forteresse, dans le sud du Godjam,
tous les autres ne furent que de peu d'importance et ne troublerent
nullement la tranquillite de son regne.

Quoique conquerant et doue du genie militaire, Theodoros fut mauvais
administrateur. Pour attacher de nouveaux soldats a sa cause, il leur
prodigua d'immenses sommes; il fut alors force d'imposer a ses sujets
des impots exorbitants, epuisant ainsi le pays de ses dernieres
ressources, afin de satisfaire ses rapaces compagnons. A la tete d'une
puissante armee, effraye a la pensee de congedier tous ses hommes, il
se sentit entraine a etendre ses conquetes. Le reve de ses plus jeunes
ans devint une idee fixe, et il se crut appele de Dieu a retablir,
dans sa premiere grandeur, le vieil empire ethiopien.

Il ne pouvait toutefois oublier qu'il etait incapable de se battre,
avec les forces dont il disposait, contre les troupes bien armees et
disciplinees de ses ennemis; il se souvenait trop bien de sa defaite a
Kedaref; il songea donc a obtenir ce qu'il desirait par la diplomatie.
Il avait appris par M. Bell, M. Plowden et d'autres etrangers, que
la France et l'Angleterre etaient fieres de la protection qu'elles
accordaient aux chretiens dans toutes les parties du monde. Il ecrivit
alors aux souverains de ces deux pays, les invitant a se joindre a lui
dans une croisade contre la race musulmane. Quelques passages choisis
de sa lettre a la reine d'Angleterre prouveront l'exactitude de cette
assertion: "Par son pouvoir (le pouvoir de Dieu), j'ai reduit les
Gallas. Mais quant aux Turcs, je leur ai enjoint de quitter le pays de
mes ancetres. Ils refusent." Il mentionne la mort de M. Plowden et de
M. Bell, et il ajoute: "J'ai extermine leurs ennemis (ceux qui avaient
tue ces deux messieurs). Par la puissance de Dieu, ce qui me reste a
gagner: c'est votre amitie." Il conclut en disant: "Voyez combien les
mahometans oppriment les chretiens!"

L'armee de Theodoros a cette epoque etait composee de cent a cent
cinquante mille hommes, et si l'on compte quatre serviteurs par
soldat, son camp devait se composer environ de cinq a six cent mille
personnes. En admettant que la population de l'Abyssinie fut de 3
millions d'ames, il fallait donc qu'un quart de cette population fut
payee, nourrie, vetue par le reste des habitants.

Pendant quelques annees, le prestige de Theodoros etait tel, que cette
terrible oppression fut tranquillement acceptee; a la fin cependant
les paysans, a moitie affames et a demi-vetus, trouvant qu'avec tous
leurs sacrifices ils etaient loin de satisfaire a l'accroissement
journalier des exigences d'un si terrible maitre, abandonnerent leurs
plaines fertiles, et, sous la conduite de quelques-uns des chefs
qui restaient encore, ils se retirerent sur les plateaux eleves ou
s'enfermerent dans des vallees perdues. A Godjam, Walkait, Shoa et
dans le Tigre, la rebellion eclata simultanement. Theodoros avait
abandonne depuis quelque temps son idee de conquete a l'etranger, et
il avait fait tout son possible pour ecraser l'esprit de rebellion
de son peuple. Tandis que les provinces rebelles etaient mises an
pillage, les paysans, proteges par leurs hautes montagnes, ne
purent etre attaques; ils attendirent tranquillement le depart de
l'envahisseur, et puis retournerent a leurs huttes desolees, cultivant
juste ce qu'il leur fallait pour vivre. C'est ainsi que, a quelques
exceptions pres, les paysans eviterent la vengeance terrible de leur
nouvel empereur. Son armee eut bientot a souffrir de cette facon de
guerroyer. Le nombre des provinces a devaster diminuait d'annee a
annee; une grande famine eclata; d'immenses territoires, tels que ceux
de Dembea, de Gondar, le grenier et le centre de l'Abyssinie, apres
avoir ete pilles, ne furent plus cultives. Les soldats, autrefois bien
entretenus, rodaient maintenant a demi affames et mal vetus, ayant
perdu toute confiance dans leurs chefs, les desertions devinrent
nombreuses, et plusieurs retournerent dans leurs provinces natales se
joindre au nombre des mecontents.

La chute de Theodoros fut plus rapide que son elevation. Il ne fut
jamais vaincu sur le champ de bataille; car depuis l'exemple de
Negoussie, personne n'osa lui resister; mais il etait impuissant
contre la passivite et la tactique a la Fabius de leurs chefs. Ne se
fixant jamais, toujours en marche, son armee diminuait de force de
jour en jour. Il allait de province en province, mais en vain: tout
disparaissait a son approche. Il n'y avait pas d'ennemis; mais il n'y
avait pas de nourriture! A la fin, pousse a la derniere extremite,
il n'eut d'autre alternative, pour conserver quelques restes de son
ancienne armee, que de piller les provinces qui lui etaient restees
fideles.

Lorsque je rencontrai pour la premiere fois Theodoros, en janvier
1866, il devait avoir environ quarante-huit ans. Il avait le teint
plus noir que la plupart de ses concitoyens, le nez legerement courbe,
la bouche grande et les levres si minces, qu'elles etaient a peine
visibles. De taille moyenne, bien pris, vigoureux plutot que
musculeux, il excellait dans les exercices a cheval, dans l'usage de
la lance, et a pied fatiguait ses plus hardis compagnons. L'expression
de ses yeux noirs, a demi fermes, etait etrange; s'il etait de bonne
humeur, cette expression etait tendre, accompagnee d'une douce
timidite de gazelle, qui le faisait aimer; mais lorsqu'il etait en
colere, ses yeux farouches et injectes de sang semblaient lancer du
feu. Dans ses moments de violente passion, sa personne entiere etait
effrayante: son visage noir prenait une teinte cendree, ses levres
minces et comprimees ne tracaient qu'une ligne legere autour de sa
bouche, ses cheveux noirs se herissaient, et sa maniere d'agir tout
entiere etait un terrible exemple de la plus sauvage et de la plus
ingouvernable fureur.

De plus, il excellait dans l'art de tromper ses compagnons. Peu de
jours avant sa mort, quand nous le rencontrames, il avait encore
toute la dignite d'un souverain, l'amabilite et la bonne education
du gentleman le plus accompli. Son sourire etait si attrayant, ses
paroles etaient si douces et si persuasives, qu'on ne pouvait croire
que ce monarque si affable fut un fourbe consomme.

Il ne commit jamais un meurtre, soit par tromperie soit par cruaute,
sans alleguer quelque excuse specieuse, de maniere a faire croire que,
dans toutes ses actions, il ne se laissait guider que par la justice.
Par exemple, il pilla Dembea, parce que ses habitants etaient trop
favorables aux Europeens, et Gondar, parce qu'un de nos envoyes avait
ete trahi par les habitants de cette ville. Il detruisit Zage, grande
et populeuse cite, _parce qu_'il pretendait qu'un pretre de cette
ville avait ete grossier a son egard. Il fit charger de chaines son
pere adoptif, Cantiba Hailo, _parce qu_'il avait pris a son service
une servante que lui, Theodoros, avait renvoyee. Tesemma Engeddah,
chef hereditaire de Gahinte, encourut sa disgrace _parce que_, apres
une bataille contre les rebelles, il s'etait montre trop severe;
tandis que notre geolier en chef fut pris an milieu du camp et jete
dans les fers, _parce qu_'il avait ete autrefois l'ami du roi de Shoa.
Je pourrais encore citer cent exemples de son hypocrisie habituelle.
Quant a nous, il nous arreta sous pretexte que nous n'avions pas amene
les premiers captifs avec nous. M. Stern fut presque tue, simplement
pour avoir porte la main a son visage, et il emprisonna le consul
Cameron pour etre alle chez les Turcs, an lieu de lui avoir rapporte
une reponse a sa lettre.

Theodoros avait tous les gouts du Bedouin rodeur. Il aimait la vie des
camps, l'air libre de la plaine, l'aspect de son armee gracieusement
campee autour d'une colline qu'il avait lui-meme choisie; et il
preferait au palais que les Portugais avaient erige a Gondar pour un
roi plus sedentaire que lui, les delices des courses imprevues pendant
les magnifiques et fraiches nuits de l'Abyssinie. Sa maison etait
parfaitement reglee; le meme esprit d'ordre qui lui avait fait
introduire comme une sorte de discipline dans son armee, se montrait
aussi dans l'arrangement de ses affaires domestiques. Chaque
departement etait sous le controle d'un chef qui etait directement
responsable devant l'empereur de tout ce qui dependait du departement
qui lui etait confie. Parmi ses officiers, tous hommes de position
elevee, les uns etaient les surintendants des cuisiniers, des femmes
qui preparaient les grands et insipides pains de l'Abyssinie, des
porteuses de bois et des porteuses d'eau, etc. D'autres, appeles
_Balderas_, avaient la surveillance des haras royaux, les Azages,
celle des serviteurs; les Bedjerand, du tresor, des approvisionnements,
etc. Il y avait encore les Agafaris ou introducteurs, les _Likamaquas_
ou chambellans; l'Afa-Negus ou bouche du roi etait l'interprete.

Une chose etrange, c'est que Theodoros preferait pour son service
personnel, ceux qui avaient servi des Europeens. Son laquais, le
seul qui soit reste avec lui jusqu'a la fin, avait ete serviteur de
Barroni, vice-consul a Massowah. Un autre, un jeune homme nomme Paul,
etait un ancien serviteur de M. Walker, d'autres encore avaient ete au
service de MM. Plowden, Bell et Cameron. A l'exception de son valet,
qui etait assidument aupres de lui, les autres, quoique demeurant dans
la meme enceinte, etaient plus specialement charges du soin de ses
fusils, de ses sabres, de ses lances, de ses boucliers, etc. Il avait
aussi autour de lui un grand nombre de pages; non pas, je crois qu'il
reclamat souvent leur presence; mais c'etait un honneur qu'il
donnait aux chefs auxquels il confiait certains commandements ou le
gouvernement de quelque province eloignee. Tout le service de la
maison etait confie a des femmes. Elles cuisaient, elles charriaient
l'eau et le bois, elles nettoyaient la tente ou la hutte de Theodoros,
selon qu'elles en avaient besoin. La plupart d'entre elles etaient des
esclaves, qu'il avait enlevees a un marchand d'esclaves, au temps meme
ou il faisait de vaillants efforts pour mettre un terme a la traite
des noirs. Une fois par semaine, ou plus souvent selon le cas, un
officier superieur et son regiment avaient l'honneur de proceder, dans
le ruisseau le plus rapproche, an lavage du linge de l'empereur, ainsi
qu'a celui de la maison imperiale. Personne, pas meme le plus petit
page, ne pouvait, sous peine de mort, penetrer dans son harem. Il
avait un grand nombre d'eunuques, la plupart etaient des Gallas; des
soldats ou des chefs qui avaient subi la mutilation que les Gallas
infligent a leurs ennemis blesses. La reine, ou la favorite du moment,
avait une tente ou une maison a elle; et plusieurs eunuques la
servaient; la nuit venue, ces serviteurs couchaient a la porte de sa
tente, et etaient responsables de la vertu de la dame confiee a leur
soin. Quant a ses autres femmes, qui furent autrefois l'objet de ses
vives et passageres affections, delaissees maintenant, elles etaient
entassees dix ou vingt ensemble dans la meme tente ou la meme hutte.
Un ou deux eunuques et quelques femmes esclaves, etaient tout ce qu'il
accordait a ces pauvres abandonnees.

Theodoros etait plus bigot que religieux. Avant tout, il etait
superstitieux, et cela a un degre incroyable pour un homme si
superieur a tous ses concitoyens. Il avait toujours avec lui plusieurs
astrologues, qu'il consultait dans toutes les occasions importantes,
surtout avant d'entreprendre ses expeditions, et dont l'influence
sur lui etait etonnante. Il haissait les pretres, meprisait leur
ignorance, dedaignait leurs doctrines et se raillait des histoires
merveilleuses contenues dans leurs ouvrages; et pourtant il ne se
mettait jamais en marche sans se faire accompagner d'une tente-eglise,
d'une armee de pretres, de desservants, de diacres, et ne passait
jamais devant une eglise sans en baiser le seuil.

Quoiqu'il sut lire et ecrire, jamais il ne s'abaissa a correspondre
personnellement avec quelqu'un; mais il se faisait toujours
accompagner par plusieurs secretaires auxquels il dictait ses lettres;
sa memoire etait si prodigieuse qu'il pouvait dicter une reponse a une
lettre recue des mois et meme des annees auparavant, ou discourir
sur des sujets ou des evenements arrives dans un passe
tres-eloigne.--Supposons-le en campagne. Sur une colline eloignee
s'eleve une petite tente en flanelle rouge: c'est la que Theodoros a
fixe sa demeure et celle de sa maison: A sa droite est l'eglise; pres
de sa tente celle de la reine, ou de la favorite du jour. Puis a cote,
une autre tente destinee a sa precedente favorite, qui voyage avec lui
jusqu'a ce qu'une occasion favorable s'offre pour l'envoyer a Magdala,
ou des centaines d'entre elles sont retenues prisonnieres, s'occupant
a filer du coton pour les _shamas_[1] de leur maitre et pour leurs
propres vetements. Tout autour se dressent plusieurs tentes destinees
a ses secretaires, a ses pages, a ses domestiques, ainsi qu'aux
provisions qui l'accompagnent. Lorsqu'il faisait un long sejour a un
endroit, ses soldats construisaient des huttes pour lui et pour son
peuple, et l'on entourait le tout d'une double ligne de defense. Bien
que ne manquant pas de bravoure, il ne laissa jamais rien au hasard.
Pendant la nuit, la colline sur laquelle il etait etabli etait
entouree de mousquetaires, et il ne dormait jamais sans ses pistolets
sous son oreiller et plusieurs fusils charges a ses cotes. Il avait
une grande peur du poison et ne prenait aucune nourriture qui n'eut
ete preparee par la reine ou sa remplacante, et goutee soit par ses
domestiques, soit par la reine elle-meme. Il en etait de meme pour
sa boisson: que ce fut de l'eau, du tej ou de l'arrack, jamais on ne
presentait la coupe a Sa Majeste sans que l'echanson et plusieurs de
ceux qui etaient presents, eussent bu avant lui. Il fit cependant une
exception en notre faveur un jour qu'il visitait M. Rassam a Gaffat.
Pour montrer combien il respectait et estimait les Anglais, il accepta
du brandy, et sans souffrir que personne y goutat avant lui, il avala
sans hesiter le breuvage tout entier.

C'etait un mari tres-jaloux, que l'empereur Theodoros. Non-seulement
il prenait les precautions que j'ai mentionnees plus haut, mais il ne
permettait jamais que la reine ou d'autres de ses femmes voyageassent
avec le camp, excepte cependant les derniers mois de sa vie, et
lorsqu'il ne pouvait faire autrement. Il marchait toujours de nuit
bien cache, et accompagne d'une forte garde d'eunuques. Malheur a
celui qui les rencontrait sur la route, et qui ne se hatait pas de
leur tourner le dos jusqu'a ce qu'ils fussent passes! Une fois, un
soldat, qui etait de garde, se glissa pres de la tente de la reine, et
s'enhardissant dans les tenebres de la nuit, il murmura a l'une des
servantes la demande d'un verre de tej. La servante le lui fit passer
par-dessous la tente. Malheureusement il fut apercu par un des
eunuques, qui le saisit et l'amena immediatement aupres de Sa Majeste.
Apres avoir entendu le recit de cette aventure, Theodoros, qui etait
par bonheur bien dispose en ce moment, demanda an coupable s'il aimait
passionnement le tej; le pauvre malheureux tout tremblant repondit que
oui.--"Bien: donnez-lui-en deux wanchas[2] pleines, afin de le rendre
heureux,--ensuite administrez-lui cinquante coups de giraf,[3] pour
lui enseigner a ne pas aller une autre fois pres de la tente de la
reine." L'empereur Theodoros, qui avait une grande connaissance des
femmes de son pays, etait convaincu que ces precautions n'etaient pas
inutiles. Dans l'une de ses visites a Magdala, l'un des chefs de cette
province, se plaignit a lui de ce qu'on avait trouve, dans la chambre
de sa femme, un des officiers de la maison de l'empereur. Theodoros se
mit a rire et lui dit: "Quoi d'etonnant, fou que vous etes; je ne suis
pas sur de ma femme, moi, et pourtant je suis roi!"

Theodoros se levait toujours de grand matin; il ne consacrait que bien
peu d'instants au sommeil. Quelquefois a deux heures, le plus tard a
quatre, il sortait de sa tente et jugeait les causes qui lui etaient
presentees. Vers la fin, son caractere s'etait tellement aigri qu'il
tenait les plaideurs a distance; toutefois il garda ses anciennes
habitudes, et l'on pouvait le voir tous les matins avant l'aurore,
assis solitaire sur une pierre, plonge dans de profondes meditations,
ou dans une priere silencieuse. Il fut toujours tres-sobre pour sa
nourriture et ne supporta jamais les exces de table. Il faisait
rarement plus d'un repas par jour; lequel etait compose d'_injera_[4]
et de poivre rouge les jours de jeune; de _wat_ (sorte de plat compose
de poisson, de volaille ou de mouton) les jours ordinaires. Les jours
de fetes, il donnait habituellement de grands diners a ses officiers
et quelquefois meme a toute son armee. Dans ces festins, le
_brindo_[5] etait aussi bien accueilli par le souverain que par les
officiers. Dans ces repas publics, l'empereur etait habituellement
assis sur une estrade elevee au bout de la table. Personne, excepte
peut-etre M. Bell, n'a ete vu mangeant des memes mets apportes expres
pour Theodoros; mais lorsqu'il voulait specialement honorer quelqu'un
de ses officiers, il lui envoyait de la nourriture servie devant lui,
ou les faisait placer sur son estrade a cote de lui, ou bien encore,
ce qui etait un grand honneur, il faisait passer au favori les restes
de son propre diner.

Cet infortune Theodoros, quelques annees avant sa mort, prit
l'habitude de s'enivrer. Jusqu'a trois ou quatre heures apres-midi, il
etait en possession de lui-meme et recevait les affaires du jour; mais
apres sa sieste, invariablement il etait ivre. Quant a ses vetements,
ils etaient tres-simples: ils se composaient seulement du _shama_
ordinaire, du pantalon en usage dans le pays et d'une chemise blanche
a l'europeenne, mais pas de chaussure ni de coiffure. Ses cheveux,
trop longs pour un Abyssinien, etaient partages en trois parties qui
tombaient sur son cou en trois longues tresses. Vers la fin de sa vie,
sa chevelure avait ete fort negligee; depuis des mois, elle n'avait
pas ete tressee. C'etait pour temoigner la douleur qu'il ressentait a
cause de la mechancete de son peuple; il ne voulut jamais se
laisser enduire les cheveux de beurre, ce qui fait les delices des
Abyssiniens. Un jour, il s'excusa de la simplicite de sa toilette.
Il nous dit que pendant le peu d'annees de paix qui avaient suivi la
conquete du pays, il avait l'habitude de paraitre en public comme un
roi doit le faire; mais depuis qu'il avait ete force, par le mauvais
vouloir de son peuple, a etre en guerre constante avec ses sujets, il
avait adopte le costume des soldats, comme etant plus en rapport avec
sa mauvaise fortune. Cependant, apres meme que sa chute fut devenue
imminente dans plusieurs circonstances, il se montra magnifiquement
vetu d'une chemise et d'un manteau de soie richement brodes, enrichis
de velours et chamarres d'or. Il agissait ainsi, je pense, pour
eblouir son peuple. Celui-ci savait qu'il etait pauvre, et quoique
Theodoros detestat la pompe on elle-meme, il desirait laisser cette
impression sur ce qui lui restait de compagnons, que, quoique bien
dechu, il etait toujours--le roi.

Tout le temps que vecut sa premiere femme, Theodoros non-seulement
eut une conduite exemplaire, mais il ne souffrit jamais qu'aucun
des officiers de sa maison ni des chefs qui etaient aupres de lui
vecussent dans le concubinage. Un jour, au commencement de 1860,
Theodoros apercut, dans une eglise, une belle jeune fille, priant
silencieusement sa patronne, la Vierge Marie. Frappe de sa modestie
et de sa beaute, il s'enquit d'elle et apprit qu'elle etait la fille
unique de Dejatch Oubie, prince du Tigre, son ancien rival, qu'il
avait detrone et qui etait en ce moment son prisonnier. Il demanda sa
main et recut un refus poli. La jeune fille desirait se retirer dans
un couvent et se consacrer au service de Dieu. Theodoros n'etait
pas un homme a se laisser facilement contrarier dans ses desirs. Il
proposa a Oubie de le mettre en liberte, a la seule condition qu'il le
retiendrait comme officier, et que le prince userait de son influence
pour decider sa fille a accepter la main de Theodoros. A la fin,
Waizero Terunish (tu es pure) se sacrifia pour le bien de son vieux
pere, et accepta la main d'un homme qu'elle ne pouvait pas aimer.
Cette union fut malheureuse; Theodoros, a son grand desappointement,
ne trouva pas, dans cette seconde femme, la fervente affection,
l'aveugle devouement qu'il avait rencontre dans la compagne de sa
jeunesse. Waizero Terunish etait fiere, et elle considera toujours
son mari comme un parvenu. Elle ne lui temoigna jamais ni respect ni
affection. Theodoros, ainsi qu'il en avait l'habitude du vivant de sa
premiere femme, se retirait toutes les apres-midi, lorsqu'il etait
ennuye et fatigue, dans la tente de la reine, mais il n'y trouva
pas un cordial accueil. Le regard de sa femme etait froid et plein
d'arrogance, et elle alla jusqu'a le recevoir sans la courtoisie
ordinaire due a son rang. Un jour meme elle eut l'air de ne pas
l'apercevoir, ne lui offrit pas de siege, et lorsqu'il s'informa de sa
sante, elle ne daigna pas lui repondre. Elle tenait, en ce moment,
un livre de Psaumes dans ses mains, et lorsque Theodoros lui demanda
pourquoi elle ne lui repondait pas, elle repliqua avec calme et
sans detourner les yeux de dessus son livre: "Parce que je suis en
conversation avec un homme bien plus grand et bien meilleur que vous,
le pieux roi David."

Theodoros finit par l'envoyer a Magdala avec son nouveau-ne, Alamayou
(j'ai vu le monde), et il prit pour sa favorite une veuve de Yedjou,
nommee Waizero Tamagno, femme grossiere, aux regards lascifs et mere
de cinq enfants. Elle prit un tel ascendant sur l'esprit de Theodoros,
que celui-ci declara publiquement qu'il repudiait Terunish et
divorcait avec elle, et que, desormais, Tamagno devait etre consideree
par tous comme la reine. Cependant Tamagno eut bientot de nombreuses
rivales; mais en femme habile, au lieu de se plaindre, elle poussa
Theodoros dans ses debauches, et le recut toujours avec un gracieux
sourire. Elle repondit on jour a son volage seigneur, qui s'etonnait
de sa _complaisance:_ "Pourquoi serais-je jalouse? Je sais bien que
vous n'aimez que moi; qu'est-ce que cela peut me faire que vous vous
arretiez, de temps en temps, aupres des quelques fleurs, que vous
embaumez de votre souffle?"

Bien que Theodoros ait eu plusieurs enfants, Alamayou est le seul
legitime. Le plus age de tous ses enfants est un garcon d'environ
vingt-deux ans, appele le prince Meshisho; il est gros, mechant et
paresseux. Quoique Theodoros nous l'ait presente a Zage pour qu'il
devint ami des Anglais, cependant il ne l'aimait pas. Ce jeune homme
etait si different de Theodoros, que celui-ci avait doute serieusement
qu'il fut son fils. Ses cinq ou six autres enfants, issus de ses
relations illegitimes avec ses concubines, residaient a Magdala et
etaient eleves dans le harem. Il s'etait fort peu enquis d'eux: mais
toutes les fois qu'il passait a Magdala, il envoyait chercher Alamayou
et passait des heures entieres a jouer avec lui. Quelques jours avant
sa mort, il le presenta a M. Rassam en disant: "Alamayou, pourquoi ne
saluez-vous pas votre pere?" Puis a la fin de l'audience, il l'envoya
pour nous accompagner jusqu'a notre quartier.

La mere d'Alamayou ne se plaignit jamais; quoique delaissee par son
mari, elle lui fut toujours fidele. Elle employait habituellement
toutes ses journees a lire le livre qu'elle aimait par-dessus tout,
les Psaumes, ou bien la _Vie des Saints_ et de la Vierge Marie. Elle
n'avait d'autre distraction que d'elever a ses cotes ce fils unique
et bien-aime, pour lequel elle ressentait une si profonde affection.
Lorsque Menilek, roi de Shoa, fit sa manifestation devant l'Amba, une
trahison etant a craindre, elle renvoya son fils, et faisant appeler
les officiers et les soldats, elle leur fit jurer fidelite an trone.
Deux jours avant sa mort, Theodoros fit venir sa femme qu'il n'avait
pas vue depuis plusieurs annees, et passa une apres-midi entiere avec
elle et son fils.

Apres la prise de Magdala, Waizero Terunish et Waizero Tamagno sa
rivale furent envoyees a notre premiere prison, ou elles furent
protegees et traitees avec sympathie. Il m'echut en partage de les
recevoir a leur arrivee; et je fis mes efforts pour leur inspirer
toute confiance, apaiser leur terreur, et les assurer que sous le
pavillon britannique, elles seraient traitees avec honneur et respect.

C'etait le 13 avril 1866 que Theodoros, alors puissant, nous avait
traitreusement arretes dans sa propre maison; et chose etrange, ce fut
le 13 avril, deux ans plus tard, que son corps fut porte dans notre
tente, pendant que sa femme et sa favorite recevaient l'hospitalite
sous le toit de ceux memes qu'il avait si longtemps maltraites.

Les deux reines et le jeune Alamayou accompagnerent l'armee anglaise
dans sa retraite. Waizero Tamagno, des qu'elle put retourner
prudemment chez elle a Yedjow, nous quitta avec beaucoup de
temoignages de sensibilite et de gratitude pour toutes les boutes et
les attentions dont elle avait ete l'objet, surtout de la part du
commandant en chef. Mais la pauvre Terunish mourut a Aikullet.
Sou fils Alamayou, fils de Theodoros et petit-fils d'Oubie, vient
d'atteindre, orphelin et exile, le rivage britannique, ou il est
certain de trouver les egards et les soins affectueux dus a son
infortune.


Notes:

[1] Shamas, vetement bland de colon, brode de rouge, tisse dans le
pays.

[2] La wancha est une grande coupe de corne.

[3] Giraf, fouet de peau d'hippopotame.

[4] L'injerna est une espece de gateau fait de petites graines de
teff.

[5] Brindo, boeuf cru.




II


Les Europeens en Abyssinie.--M. Bell et M. Plowden.--Leur vie et leur
mort.--Le consul Cameron.--M. Lejean.--M. Bardel et la reponse de
Napoleon III a Theodoros.--Le peuple de Gaffat.--M. Stern et la
mission de Djenda.--Etat des affaires a la fin de 1863.

L'Abyssinie semble avoir ete, de tout temps, un objet de fascination
pour les Europeens. Les deux premiers, dont le nom est lie aux
dernieres affaires d'Abyssinie, sont MM. Bell et Plowden, qui
entrerent dans ce pays en 1842. M. John Bell, plus connu dans ce
pays sons le nom de Johannes, fut le premier attache a la fortune de
Ras-Ali. Il prit du service sous ce prince et fut eleve au rang de
basha (capitaine); mais il parait que Ras-Ali ne lui accorda jamais
une grande confiance. Il le tolera plutot a cause de l'amitie que M.
Bell avait inspiree a son ami, M. Plowden, que pour la propre personne
du capitaine. Bell, peu de temps apres, epousa une jeune demoiselle
d'une des meilleures familles de Begemder. Il eut trois enfants de
cette union; deux filles, mariees toutes les deux a des serviteurs de
souverains europeens, et un fils, qui quitta le pays en meme temps
que les captifs. Bell combattit a cote de Ras-Ali a la bataille
d'Amba-Djisella, qui fut si fatale a ce prince; mais il se retira vers
la fia du combat dans une eglise, pour y attendre, en priere, l'issue
des evenements. Theodoros ayant eu connaissance de sa presence dans le
sanctuaire, lui lit dire de venir et lui promit solennellement et
par serment qu'il serait traite en ami. Bell obeit, et desormais une
etroite amitie se forma et grandit entre l'Anglais et l'empereur.

Bell, au bout de peu d'annees, s'etait tellement identifie aux
Ethiopiens, qu'il eu avait pris tous les usages, tant pour les
vetements que pour la nourriture. C'etait un homme d'un jugement sain,
courageux, bien eleve, et qui appreciait tout ce qui est grand et bon.
Il avait vu en Theodoros un ideal qu'il avait souvent reve, et il
s'etait attache a lui d'une affection tout a fait desinteressee,
poussee presque jusqu'a l'adoration. Theodoros l'eleva au rang de
_likamaquas_ (chambellan) et le garda toujours aupres de lui. Bell
dormait a la porte de la tente de son ami, mangeait du meme plat que
lui, l'accompagnait dans toutes ses expeditions, et souvent, a la
sollicitation de l'empereur, il passait des heures a lui raconter
les merveilles de la vie civilisee, les avantages de la discipline
militaire ou bien les actes d'un bon gouvernement. Theodoros plusieurs
fois le pria d'essayer de discipliner une centaine de jeunes gens;
mais les Abyssiniens etaient tellement reveches a la tactique
europeenne, que les resultats qu'il obtint furent a peu pres
insignifiants, et que l'empereur finit par y renoncer lui-meme.
Theodoros manifesta le desir a son ami de le voir marie selon le rite
de l'Eglise cophte. Bell finit par y consentir; mais, lorsqu'il fut
decide, ce fut la famille de sa femme qui, a sa grande surprise,
refusa son consentement. Alors l'empereur se presenta avec une esclave
galla qui etait mariee, et il remplit l'office de pere de la fiancee.

Bell se fit aimer de tous; ceux qui le connurent, et tous les
Europeens qui penetrerent a cette epoque dans le pays, etaient surs de
trouver en lui un ami devoue. L'amitie fraternelle qui unissait Bell
et Plowden ne fit que croitre avec le temps. Lorsque Bell apprit le
meurtre de son ami, il fit le serment de venger sa mort. Environ
sept mois plus tard, l'empereur, marchant contre Garad, se trouva
inopinement pres du lieu ou Plowden avait ete tue. Theodoros se
promenait a cheval, un peu en avant de son armee, avant a ses cotes
son fidele chambellan, lorsqu'a l'entree d'un petit bois, les deux
freres Garad apparurent tout a coup au milieu du chemin, a quelques
pas seulement devant eux. Voyant le danger qui menacait son maitre,
Bell se precipita entre lui et l'ennemi, pour lui faire un rempart de
son corps, puis visant avec assurance, il fit feu sur le meurtrier
de son ami Plowden. Garad tomba. Mais aussitot l'autre frere, qui
surveillait les mouvements de l'empereur, se tourna contre Bell et lui
perca le coeur. Theodoros fut prompt a venger son ami, car a peine
Bell etait-il couche dans la poussiere, que son meurtrier etait
mortellement blesse par l'empereur lui-meme. Theodoros ordonna que la
place fut assiegee, et tous les compagnons d'armes de Garad (au
nombre de 1,600, je crois) furent faits prisonniers et massacres
de sang-froid. Theodoros porta le deuil de son fidele ami pendant
plusieurs jours. Il perdit en lui plus qu'un vaillant chef et un hardi
soldat, il perdit pour ainsi dire son royaume; car personne n'osa plus
l'avertir honnetement ni le conseiller hardiment, comme l'avait fait
Bell, et personne ne jouit jamais plus de la confiance qu'il avait
montree a Bell, confiance si necessaire pour rendre les conseils
profitables.

Il semble que Plowden ait eu plus d'ambition que son ami. Tandis que
Bell adoptait l'Abyssinie simplement comme sa patrie, et se contentait
de servir le souverain regnant, il est evident que Plowden s'evertuait
a se faire nommer representant de l'Angleterre dans ce pays encore
inconnu, et qu'il aurait voulu etre traite par le gouverneur de
l'Abyssinie comme les consuls le sont dans les Etats de l'Est, un
petit _imperium in imperio_. Il ne fut pas toujours droit dans ses
entreprises. Il suggera a Ras-Ali d'envoyer des presents a la reine et
les porta lui-meme; il s'efforca de representer a lord Palmerston
les avantages qui resulteraient d'un traite avec l'Abyssinie, parla
longtemps des musulmans qui pratiquaient la traite des noirs et
opprimaient les chretiens, etc., etc. Il finit par persuader le
secretaire des affaires etrangeres de le nommer consul d'Abyssinie.
C'est une justice a lui rendre que personne mieux que lui n'etait
capable d'occuper ce poste: il etait estime de tout le monde, et son
nom sera toujours prononce avec respect. Il ne s'identifia pas, comme
Bell, a la nation. Il se vetit toujours a l'europeenne, et sa maison
fut toujours tenue a l'anglaise. D'un autre cote, il montra un grand
amour pour le ceremonial. Il ne voyageait jamais sans etre accompagne
de plusieurs centaines de serviteurs, tous armes: vaine parade; car,
le jour de sa mort, ce nombreux personnel ne fut pour lui d'aucun
secours.

Plowden rentra en Abyssinie comme consul, en 1846. Il fut bien recu
par Ras-Ali, qui en fit son favori, et avec lequel il conclut un
traite. Ras-Ali etait un debauche, un esprit faible: tout ce qu'il
desirait, c'etait qu'on le laissat agir a sa guise, et, par la meme
raison, il laissait chacun autour de lui faire ce qui lui plaisait.
Un jour, Plowden lui demanda la permission de dresser un etendard.
Ras-Ali lui donna son acquiescement; mais il ajouta: "N'exigez pas que
je le protege; je ne me soucie pas de ces choses-la, et je ne crois
pas que mon peuple l'aime." Plowden eleva l'etendard britannique
au-dessus du consulat; quelques heures plus tard, tout etait mis en
pieces par la populace. "Ne vous le disais-je pas?" Ce fut toute la
consolation qu'il recut du gouverneur du pays. Apres la disgrace de
Ras-Ali, ainsi que je l'ai deja raconte, Bell, qui avait accompagne
Theodoros, ecrivait a ses amis dans des termes pleins d'enthousiasme
et depeignait dans un langage vraiment eloquent les qualites
excellentes de cet homme qui grandissait, et devant lequel, selon
lui, Plowden devait se presenter au plus tot, attendu que le puissant
capitaine serait avant peu le maitre de toute l'Abyssinie.

Cette reception de Theodoros fut tout a fait courtoise, mais bien
differente des precedentes. Theodoros fut on ne peut plus aimable; il
offrit de l'argent, mais il refusa de reconnaitre M. Plowden comme
consul et ne ratifia point le traite passe entre Plowden et Ras-Ali.
Pendant quelque temps, Plowden partagea l'enthousiasme de Bell au
sujet de Theodoros: c'etait le reformateur du pays; il avait introduit
une certaine discipline dans son armee, et, selon les propres paroles
de Plowden: "c'etait un honnete homme, pratiquant la justice, et,
quoique ferme, point du tout cruel."

Pendant les dernieres annees de sa vie, l'opinion de Plowden changea
completement. Theodoros ne l'aimait pas; il le craignait, et ce ne
fut que par egard pour son ami Bell qu'il n'usa point de violence
vis-a-vis de lui. Une fois, Sa Majeste pria Plowden de l'accompagner a
Magdala; arrive au but de son voyage, Theodoros fit appeler le chef du
pays, Workite, fils de la reine de Galla, et lui demanda son avis sur
son projet de charger de chaines Plowden. Ce prince, qui avait une
grande estime pour Plowden, fit observer a Sa Majeste qu'il lui
suffisait de faire surveiller de pres l'etranger, et qu'il serait
ainsi moins compromis aupres de son prisonnier. Plowden retourna donc
dans le pays d'Amhara; mais il fut, depuis lors, constamment entoure
d'espions. Tout ce qu'il faisait etait rapporte a l'empereur, et
pendant quelque temps, sous un pretexte ou sous un autre, il ne lui
fut point permis de retourner en Angleterre. Cependant, se sentant
decourage et sa sante ayant ete ebranlee, Plowden insista pour partir.
Sa Majeste ceda a sa requete; mais il l'avertit en meme temps que
les routes etaient infestees de rebelles et de voleurs, et l'engagea
fortement a retarder son retour. Il m'a ete dit, par quelqu'un de bien
informe, que Theodoros n'accorda la demande a Plowden, que parce qu'il
etait persuade que ce voyage etait impossible.

Toutefois Plowden confiant dans sa popularite, et aussi dans sa
prudence, partit pour retourner chez lui. A peu de distance de Gondar
il fut attaque et fait prisonnier par un rebelle nomme Garad, cousin
de Theodoros. Il est probable qu'il aurait ete relache moyennant une
rancon, sans une circonstance tout a fait malheureuse. Plowden malade
et fatigue s'etant assis au pied d'un arbre pour se reposer, tandis
que Garad lui parlait, porta la main a son ceinturon pour prendre son
mouchoir de poche, ainsi que l'a raconte son domestique; mais le chef
rebelle croyant qu'il cherchait son pistolet, le frappa de la lance
qu'il tenait a la main et le blessa mortellement. Plowden fut achete
par des marchands de Gondar, mais il mourut bientot apres des suites
de sa blessure en mars 1860.

Pendant notre sejour a Kuarata, au temps ou nous etions en grande
faveur, une copie des lettres officielles de Plowden, datees de
l'annee qui avait precede sa mort, nous furent apportees. Comme ses
impressions et son opinion etaient changees! Il savait maintenant ce
que valaient les belles paroles de l'empereur; il prevoyait qu'avant
peu de temps une haissable tyrannie remplacerait la conduite ferme
mais juste, qu'il avait autrefois tant admiree. Je me souviens
parfaitement qu'a Zage, lorsque notre bagage nous fut apporte quelques
instants apres notre arrestation, avec quelle hate et quelle anxiete
Prideaux, qui avait le manuscrit dans ses effets, ouvrit sa malle
devant son lit, afin que les gardes ne pussent apercevoir le dangereux
papier avant qu'il fut detruit.

Si Bell et Plowden eussent ete en vie, on se demande si Theodoros
ne les aurait pas fait intervenir en dernier lieu pour arranger les
differends entre l'Abyssinie et le gouvernement anglais. Pour mon
compte je le crois. Le roi, ainsi que je l'ai deja dit, n'aimait pas
Plowden; il remboursa, il est vrai, sa rancon aux marchands de Gondar,
mais ce ne fut qu'une ruse politique; il savait fort bien a qui il
comptait cet argent et il le rattrapa quelques annees plus tard et
_avec interet_. On le vit plus d'une fois ricaner eu parlant de la
maniere dont Plowden etait mort, et il avait l'habitude d'ajouter:
"Les hommes blancs sont poltrons; voyez Plowden; il etait arme, et il
s'est laisse tuer sans se defendre." C'etait une mechante accusation
de la part de Theodoros, qui savait fort bien que Plowden etait si
malade a cette epoque qu'il pouvait a peine marcher, et que s'il
portait un pistolet, ce pistolet n'etait pas charge. Peu de temps
avant sa mort, Theodoros, en plusieurs circonstances, ayant parle dans
des termes trop durs de l'ainee des filles de Bell, quelques-uns de
ses amis lui representerent qu'il ne devait pas oublier qu'elle
etait la fille d'un homme mort en le protegeant. Theodoros repondit
tranquillement: "Bell etait un poltron, il n'eut jamais porte un
bouclier!"

Quelques mois apres que la nouvelle de la mort du consul Plowden eut
ete repandue en Angleterre, le capitaine Charles Duncan Cameron
fut nomme an poste vacant de consul, mais pour plusieurs motifs il
n'arriva a Massowah qu'en fevrier 1862, et a Gondar qu'au mois de
juillet de la meme annee. Le capitaine Cameron, non-seulement avait
servi avec distinction pendant la guerre contre les Caffres, et
traverse seul plus de deux cents milles de pays ennemi, mais il avait
ete employe dans l'etat-major du general William et avait ete attache
plusieurs annees au consulat. Il etait vraiment bien qualifie pour ce
poste; mais malheureusement pour lui, lorsqu'il arriva en Abyssinie il
eut a faire a un homme seduisant, orgueilleux et ruse, et qui cachait
ses artifices sous une apparence de modestie, en un mot il se trouva
en presence de Theodoros devenu un vrai despote. A sa premiere visite
Cameron fut recu avec honneur et traite par l'empereur avec beaucoup
de respect, et lorsqu'il s'eloigna en octobre 1862, il fut charge de
presents, escorte par les serviteurs memes de l'empereur et _presque_
reconnu comme consul. Comme tous les autres, je dirai meme comme M.
Rassam et moi, tout d'abord il se laissa completement seduire par les
bonnes manieres de Theodoros et ne sut pas discerner le vrai caractere
de l'homme avec lequel il avait eu a faire, et ce ne fut que trop tard
qu'il apprit a connaitre la valeur reelle de cette gracieuse reception
et de ces flatteries dont on l'avait si liberalement gratifie.

D'Adowa, le capitaine Cameron envoya une lettre de Theodoros a la
reine Victoria par un messager indigene, et il partit pour la province
de Bogos ou il avait juge sa presence necessaire. Pendant son sejour
dans cette province, il decouvrit que Samuel, le _balderaba_[6] que
Theodoros lui avait donne, homme fin plutot que traitre, intriguait
avec les chefs du voisinage, tributaires de la Turquie, en faveur
de son maitre imperial. Le capitaine Cameron pensa qu'il serait
convenable, pour eviter plus tard d'avoir des difficultes avec le
gouvernement turc, de laisser Samuel en arriere avec les serviteurs
dont il n'avait que faire. Samuel fut blesse de n'avoir pas ete
choisi pour accompagner M. Cameron a travers le desert du Soudan, et
quoiqu'il pretendit etre bien aise de cet arrangement, il ecrivit
peu de temps apres une longue lettre a son maitre, dans laquelle il
parlait de M. Cameron dans des termes tout a fait defavorables.

Arrive a Kassala, un soir que le capitaine Cameron se trouvait chez
des amis, il demanda a ses serviteurs abyssiniens de leur montrer leur
danse de guerre, quelques-uns refuserent, d'autres consentirent,
mais comme les spectateurs n'eurent pas l'air d'apprecier cette
rejouissance, ils cesserent bientot. (Je mentionne ce fait parce que
Theodoros le considera comme une offense a sa personne, et que ce fut
un pretexte dont il se servit plus tard pour expliquer sa conduite
vindicative.) Arrive a Metemma, M. Cameron qui souffrait alors de la
fievre, ecrivit a Sa Majeste pour l'informer de son arrivee, et lui
demanda la permission de se rendre a la station missionnaire de
Djenda; ce qui lui fut accorde.

M. Bardel, Francais d'origine, avait accompagne M. Cameron, dans son
premier voyage en Abyssinie: ils ne purent s'entendre et M. Bardel
quitta le consul Cameron pour entrer au service de Theodoros. A
cette epoque Theodoros envoya a M. Cameron une lettre pour la reine
d'Angleterre, il en remit aussi une a M. Bardel pour l'empereur des
Francais. Pendant l'absence de M. Bardel, M. Lejean, consul francais a
Massowah, arriva en Abyssinie; il etait porteur de lettres de creance
pour l'empereur Theodoros; il apportait aussi avec lui de petits
presents destines a Sa Majeste au nom de l'empereur Napoleon III. M.
Lejean ne fut traite comme consul, qu'au retour de M. Bardel, qui
revint a Gondar seulement en septembre 1863. Il apportait une reponse
du secretaire des affaires etrangeres qu'il remit a Theodoros, comme
une piece emanant de l'empereur Napoleon lui-meme (un Afa-Negus). Tous
les Europeens de Gondar furent sommes d'assister a la lecture de la
lettre. Apres cette lecture, le roi assis a la fenetre de son palais
demanda a M. Bardel comment il avait ete recu.

"Tres-mal, repondit M. Bardel, j'avais obtenu une entrevue de
l'empereur, lorsque M. d'Abbadie souffla a l'oreille de Sa Majeste
que vous aviez l'habitude de faire couper les pieds et les mains aux
etrangers. Sur ce, sans plus de facons, l'empereur me tourna le dos."

Theodoros a ces mots prit la lettre et la dechira a morceaux en
disant: "Quel est ce Napoleon? Est-ce que mes ancetres ne sont pas
plus grands que les siens? Si Dieu l'a eleve si haut, ne peut-il pas
m'elever aussi?" Apres cela il fit delivrer un sauf-conduit a M.
Lejean avec ordre de quitter immediatement le pays.

--L'Abouca,[7] en faveur en ce moment, craignant quelque tentative de
la part des catholiques-romains, pressa l'empereur de laisser partir
M. Lejean, de peur que les Francais ne trouvassent un pretexte pour
s'etablir quelque part dans la contree et que leurs pretres n'en
profitassent pour propager leur doctrine. Mais deux jours apres le
depart de M. Lejean, Theodoros regrettant d'avoir favorise ce depart,
envoya des messagers sur sa route pour l'arreter et le ramener a
Gondar.

Dans l'automne de 1863, les Europeens etablis en Abyssinie etaient au
nombre de vingt-cinq, savoir: M. Cameron et ses serviteurs venus avec
lui, la mission de Bale, la mission d'Ecosse, les missionnaires de
la societe de Londres pour la conversion des Juifs et quelques
aventuriers.

En 1855, le docteur Krapf et M. Flad, entraient en Abyssinie, comme
pionniers d'une mission que l'eveque Gobat desirait fonder dans ce
pays. Il avait l'intention d'envoyer des ouvriers qui feraient en meme
temps une oeuvre missionnaire, et qui seraient censes suffire a leurs
besoins par leur travail, mais auxquels cependant on accorderait une
petite remuneration si la chose etait jugee necessaire. Ils devaient
ouvrir des ecoles et saisir toutes les occasions de precher la Parole
de Dieu. M. Flad fit plusieurs voyages dans differentes directions.
Lors des premieres difficultes qui survinrent au commencement du regne
de Theodoros, le nombre des missionnaires laiques et des aventuriers
qui s'etaient joints a eux (generalement designes sous le nom de _gens
de Gaffat_ du nom de la ville ou ils residaient), s'elevait a huit. M.
Flad, quelque temps auparavant, avait abandonne la mission de Bale en
faveur de la mission de Londres pour la conversion des Juifs.

Les _gens de Gaffat_ jouerent un role important dans les difficultes
qui, en 1863, surgirent entre Sa Majeste abyssinienne et les Europeens
etablis dans le pays. Leur position n'etait nullement enviable:
non-seulement ils devaient plaire a Sa Majeste, mais surtout ils
etaient preoccupes d'eviter l'emprisonnement et les chaines. Afin de
s'attacher le caractere changeant du souverain, ils l'interessaient a
leurs travaux en fabriquant toujours quelques nouvelles babioles, en
rapport avec ses gouts d'enfant pour la nouveaute. A leur arrivee dans
le pays, ils firent tous leurs efforts pour remplir les instructions
de l'eveque de Jerusalem. Mais Theodoros ayant appris qu'ils etaient
de bons ouvriers, leur envoya dire: "Je n'ai pas besoin de professeurs
chez moi, mais d'ouvriers: voulez-vous travailler pour moi?" Ils se
soumirent de bonne grace et se mirent a la disposition de Sa Majeste.
Gaffat, situe a la distance environ de quatre milles de Debra-Tabor,
leur fut designe comme lieu de residence. Ils batirent la des maisons
a moitie europeennes, ils y ouvrirent des magasins, etc., etc.
Sachant qu'il aurait ainsi un plus grand empire sur eux, et qu'ils
quitteraient plus difficilement le pays, Theodoros leur ordonna de
se marier. Ils y consentirent tous. La petite colonie prospera, et
l'empereur pendant longtemps fut tres-liberal a leur egard. Il leur
donna a profusion de l'argent, du grain, du miel, du beurre, enfin
toutes les choses de premiere necessite. Il leur fit aussi present de
boucliers d'argent, de selles brodees d'or, de mules, de chevaux, etc.
Leurs femmes brodaient magnifiquement leurs burnous avec des fils d'or
ou d'argent. Mais ce qui surtout rehaussait leur position dans la
contree, c'est qu'ils jouissaient de tous les privileges d'un ras
(gouverneur).

Theodoros les appelait _ses enfants_, toutes les fois qu'il esperait
quelque chose de leur part. Mais il se fatigua bientot de tout ce
qu'ils fabriquaient, voitures, pioches, portes et autres objets, et il
concut la pensee d'avoir des canons et des mortiers dans son
empire. Il insinua doucement son desir aux Europeens qui refuserent
formellement en declarant qu'ils n'avaient aucune idee d'un pareil
travail. Theodoros connaissait parfaitement le moyen infaillible
d'obtenir ce qu'il desirait. Il se montra fort mecontent et fronca
les sourcils. Alors ils demanderent en tremblant quel serait le bon
plaisir de Sa Majeste. Theodoros exigea des canons: ils essayerent
aussitot d'en fondre. Sa Majeste sourit; il savait quels etaient les
hommes auxquels il avait affaire. Apres les fusils et les canons, ils
firent des mortiers; puis de la poudre; puis de l'eau-de-vie; puis
encore des canons, des bombes et des boulets, etc., etc. Les uns
furent charges de faire des routes, les autres d'etablir des
fonderies, etc., etc. Les plus intelligents parmi les indigenes leur
etaient confies, pour qu'ils leur apprissent toutes ces choses. Il
est de fait qu'avec leur concours ils executerent plusieurs travaux
remarquables. J'ai ete un jour temoin de la durete avec laquelle ils
etaient traites. Theodoros leur parlait d'un ton menacant, parce
qu'une pure bagatelle l'avait contrarie. Je ne comprends pas leur
complete soumission a cette volonte defer; mais je ne puis les blamer.
Ils avaient plie une premiere fois et avaient accepte ses bontes; et
maintenant qu'ils avaient femmes et enfants, ils desiraient plus que
jamais ne pas lui deplaire, afin de rester en possession de leurs
biens et de leurs familles.

Une autre station de missionnaires avait ete etablie a Djenda. Ceux-ci
ne s'occupaient que de la lecture des Ecritures, ne se familiarisant
avec personne, et ne travaillant que pour une chose: la conversion
des Fellahs ou des Juifs indigenes. Ils refuserent tout travail a
Theodoros. L'empereur ne comprit point leur refus. Il etait persuade
que tout Europeen est apte a toute sorte de travail. Il attribua leur
refus a un mauvais vouloir a son egard, et il attendit une occasion de
faire eclater son mecontentement. Ces missionnaires ne s'entendaient
pas tres-bien avec les _gens de Gaffat_: toutefois ils avaient des
egards les uns pour les autres et un esprit fraternel regnait entre
les deux stations.

Le personnel de la mission de Djenda se composait de deux
missionnaires de la Societe ecossaise, d'un homme nomme Cornelius,[8]
amene en Abyssinie par M. Stern, lors de sa premiere tournee; de M. et
Madame Flad et de M. et Madame Rosenthal, qui avaient accompagne M.
Stern dans son second voyage. Le reverend Henri Stern fut reellement
un martyr de sa foi. Veritable type du courageux renoncement
missionnaire, il avait expose sa vie en Arabie, ou, avec conviction
et s'oubliant completement, il avait entrepris un voyage dangereux
et impossible, dans le seul but d'apporter _la bonne nouvelle_ a ses
freres les Juifs du Yemen et du Sennaar. Il s'etait a peine echappe et
comme par miracle des mains des fanatiques Arabes, lorsqu'il entreprit
un premier voyage en Abyssinie, dans l'intention d'etablir une mission
dans ce pays ou vivait encore un millier de Juifs.

M. Stern arriva en Abyssinie en 1860 et il fut bien recu et bien
traite par Sa Majeste. A son retour en Europe il publia une relation
de ce voyage sous ce titre: _Excursion parmi les Fellahs d'Abyssinie_.
Dans cet ouvrage, M. Stern parle tres-favorablement de Theodoros; mais
comme c'etait un historien tres-veridique, il donna sur la famille de
l'empereur quelques details qui, jusqu'a un certain point, furent la
cause des souffrances auxquelles il fut expose plus tard. Peu de temps
apres, quelques articles parurent dans un journal egyptien, et on les
attribua a M. Stern. L'on y faisait des reflexions severes sur le
mariage des _gens de Gaffat_, M. Stern a toujours nie etre l'auteur de
ces articles. Bien que plusieurs d'entre nous, connaissant M. Stern,
ayons cru a sa parole, cependant les _gens de Gaffat_ n'ont jamais
ajoute foi a son dementi. Jusqu'a la fin ils l'ont accuse d'etre
l'auteur des articles en question, et ils lui en ont toujours conserve
du ressentiment.

M. Stern partit pour son second voyage en Abyssinie dans le courant de
l'automne de 1862, accompagne cette fois de M. et Madame Rosenthal.
Ils arriverent a Djenda en avril 1863.

Aussitot que les _gens de Gaffat_ apprirent l'arrivee de M. Stern
a Massowah, ils se rendirent en corps aupres de Theodoros et le
supplierent de ne pas laisser s'etablir M. Stern en Abyssinie. Sa
Majeste donna une reponse evasive et n'accorda point la demande; au
contraire, il se rejouissait a la pensee de voir naitre l'inimitie
entre les Europeens vivant dans son royaume, et il etait plein de joie
a la pensee des avantages qu'il pourrait retirer de leur jalousie et
de leur rivalite. M. Stern s'apercut bientot du grand changement
qui s'etait produit dans le caractere de Theodoros et pendant ses
differents voyages missionnaires, il eut plus d'une fois l'occasion
de constater la cruaute de cet homme, qu'il avait peu auparavant
tant estime et admire. L'Abouna, a cette epoque, avait de frequents
froissements avec l'empereur parce qu'il reprochait ouvertement a ce
dernier ses vices, et comme il avait toujours estime M. Stern, il le
visitait souvent en se reposant chez lui. Cette amitie etait connue
de l'empereur qui l'attribua a des intelligences entre l'eveque et le
pretre anglais, dans le dessein de lui nuire. Il s'etait imagine que
ces entrevues avaient pour but de mettre a la disposition de l'Abouna,
moyennant une certaine somme, le terrain d'une eglise, situee en
Egypte.

Pour nous resumer, tel etait l'etat des differents partis quand
l'orage eclata sur la tete de l'infortune M. Stern, M. Bell et M.
Plowden, les seuls Europeens qui aient eu quelque influence sur
l'esprit de l'empereur, etaient morts. Les _gens de Gaffat_
travaillaient pour le roi, et naturellement se trouvaient souvent en
sa presence, ce dont ils profitaient pour l'entretenir _en amis_ de
leurs sentiments envers M. Stern et la mission de Djenda. Pendant ce
temps, le capitaine Cameron et ses gens etaient retenus a Gondar,
et ne pouvaient etre informes des differends qui, malheureusement,
divisaient les autres Europeens.


Notes:

[6] Interprete, generalement donne aux etrangers pour remplir le role
d'espions.

[7] Eveque abyssinien.

[8] Il mourut a Gaffat au commencement de 1865.




III


Emprisonnement de M. Stern.--M. Kerans arrive avec des lettres et un
tapis.--M. Cameron et ses compagnons sont charges de chaines.--Retour
de M. Bardel du Soudan.--Procedes de Theodoros vis-a-vis des
etrangers.--Le patriarche cophte.--Abdul-Rahman-Bey. La captivite des
Europeens expliquee.


Tel etait l'etat des affaires, lorsque M. Stern obtint la permission
de retourner a la cote. Malheureusement il lui fut impossible de se
servir de cette permission. M. Stern, avant son depart, fut passer
quelques jours a Gondar. Il eut la pensee, mais trop tard, d'aller
presenter ses respects a Sa Majeste. Pendant son court sejour dans
cette ville, il avait accepte l'hospitalite de l'eveque. Le 13
octobre, le consul Cameron et M. Bardel l'ayant accompagne une partie
du chemin, il entreprit son voyage de retour. En arrivant dans la
plaine de Waggera, M. Stern apercut la tente royale. Ce qui se passa
ensuite est tres-connu: comment cet homme malheureux fut presque mis
a mort, et, des cette heure, sans aucune pitie charge de chaines,
torture et traine de prison en prison, jusqu'au jour de sa delivrance
a Magdala par l'armee britannique.

A propos de la conduite de Theodoros vis-a-vis des etrangers, je dois
a la verite de faire connaitre la cause des malheurs survenus a
M. Stern. Il fut la victime des circonstances: c'est un fait
incontestable. Les extraits de son livre et les notes de son journal,
produits comme charge contre lui, furent seulement decouverts
plusieurs semaines apres les premieres cruautes qui lui avaient
ete infligees. Mais je crois que plusieurs incidents, en apparence
insignifiants, contribuerent a faire de M. Stern la premiere victime
du monarque abyssinien. L'empereur ne pouvait supporter la pensee
qu'un Europeen dans son pays fut occupe a autre chose qu'a travailler
pour lui. A sa premiere entrevue avec M. Stern, au retour de celui-ci
en Abyssinie, Theodoros, apprenant le vrai motif de ce voyage, s'ecria
dans un mouvement de colere: "J'en ai assez de vos Bibles." De plus,
Theodoros pensait qu'en maltraitant M. Stern, il ferait plaisir a ses
_enfants de Gaffat_. Aussi, immediatement apres l'emprisonnement de M.
Stern, leur ecrivait-il: "J'ai enchaine votre ennemi et le mien."

Ce furent les mechantes insinuations des _gens de Gaffat_
qui determinerent la conduite de Theodoros. Nous en avons eu
accidentellement la preuve a notre retour d'Abyssinie. A Antalo,
j'avais quelques amis a diner, parmi lesquels M. Stern, lorsque le
soir, Pierre Beru, Abyssinien eleve a Malte, et qui avait ete un des
interpretes du livre de M. Stern dans son proces a Gondar, entra dans
la tente, et etant un peu excite, il dit a M. Stern que trois choses
avaient appele sur lui la vengeance de Theodoros. Premierement,
la haine des _gens de Gaffat_; secondement, l'amitie qu'il avait
temoignee a l'Abouna; troisiemement, son manque d'egards vis-a-vis de
l'empereur pendant son sejour a Gondar.

Le 22 novembre, M. Laurence Kerans arrivait a Gondar. Il venait pour
remplir les fonctions de secretaire prive du capitaine Cameron. Il
apportait quelques lettres a M. Cameron, parmi lesquelles il y en
avait une du comte Russell, ordonnant au consul de retourner a son
poste a Massowah. De tous les captifs, aucun ne merite une plus grande
sympathie que le pauvre M. Kerans. Tout jeune encore quand il entra en
Abyssinie, il eut a supporter pendant quatre annees la prison et les
chaines, sans aucun motif, si ce n'est qu'il arrivait dans un temps
malheureux. Il est vrai de dire que, selon son habitude, Theodoros
donnait pour pretexte a sa conduite qu'on l'avait insulte en lui
offrant un tapis representant Gerard, le tueur de lions. "Gerard dans
son costume de zouave, disait Theodoros, represente les Turcs;
le lion, c'est moi-meme, que les infideles veulent abattre; le
domestique, un Francais;" mais il ajoutait: "Je ne vois pas les
Anglais qui devraient etre pres de moi." Le pauvre M. Kerans jouit
seulement quelques semaines a Gondar d'une demi-liberte. Il avait
donne en son nom un fusil a Sa Majeste (le tapis avait ete envoye par
le capitaine Speedy, qui avait ete precedemment en Abyssinie); chaque
matin, Samuel, qui etait le _balderaba_ des Europeens, se presentait
avec les compliments plus ou moins sinceres de Theodoros. A sa
premiere visite, il lui demanda: "L'empereur desire savoir ce qui vous
ferait plaisir?" M. Kerans repondit: "Un cheval, un bouclier et
une lance." Le matin suivant, Samuel lui demanda, de la part de Sa
Majeste, quel genre de cheval il prefererait; et ainsi de suite,
jusqu'a ce que le pauvre garcon, qui etait oblige chaque jour de se
courber jusqu'a terre en reconnaissance du don suppose, commenca a
supposer qu'on se jouait de lui.

Peu de jours apres l'arrivee de M. Kerans, le consul Cameron fut
appele au camp du roi, et il lui fut enjoint de rester la jusqu'a
nouvel ordre. Il se considerait si peu comme prisonnier, bien qu'il ne
lui fut pas permis d'aller a Gondar, que pretextant sa mauvaise sante,
il demanda la permission de se retirer dans cette ville. M. Cameron
attendit jusqu'au commencement de janvier, esperant tous les jours
recevoir une lettre de l'empereur. Mais enfin comme rien n'arrivait,
il se vit oblige d'obeir aux instructions qu'il avait recues; il
informa Theodoros que, d'apres les ordres de son gouvernement qui lui
prescrivaient de retourner a Massowah, il priait Sa Majeste de lui
accorder cette permission.

Dans la matinee du 4 janvier, M. Cameron, ses serviteurs europeens,
les missionnaires de Gondar et MM. Stern et Rosenthal (ces deux
derniers, retenus dans les chaines depuis quelque temps), furent
mandes par Sa Majeste. Ils furent introduits dans une tente renfermee
dans l'enceinte particuliere de Theodoros, ayant deux pieces de douze
placees a l'entree et pointees dans la direction de la tente.
L'enceinte etait pleine de soldats, et tout etait arrange pour rendre
la resistance impossible. Peu d'instants apres l'arrivee de M. Cameron,
Theodoros lui envoya plusieurs messagers charges de differentes
questions, telles que: "Ou est la reponse a la lettre dont je vous
avais charge pour votre souveraine?... Pourquoi vous alliez-vous a mes
ennemis les Turcs? ... Etes-vous consul?..." Le dernier message, qui
lui fut adresse, fut celui-ci: "Je vous garderai prisonnier jusqu'a ce
que j'aie recu une reponse, et que je sache si vous etes oui ou non
consul." Aussitot les soldats saisirent violemment M. Cameron; il fut
jete par terre, on lui arracha la barbe et on lui mit de lourdes
chaines aux pieds. Les captifs furent tous places dans une tente situee
dans l'enceinte imperiale. Pendant quelque temps, a part leurs fers,
ils n'eurent a subir aucun mauvais traitement.

Le 3 fevrier suivant, M. Bardel rentrait d'une excursion faite au nom
de l'empereur, et qui avait pour but de surveiller le pays et d'epier
un general egyptien, qui, a la tete de forces considerables, occupait,
depuis quelque temps, le pays de Metemma, poste situe sur les
frontieres du nord-ouest et le plus rapproche de l'Abyssinie. Le jour
suivant les _gens de Gaffat_ furent mandes par l'empereur pour etre
consultes sur la question de rendre la liberte aux captifs europeens.
D'apres leurs conseils, deux missionnaires de la societe d'Ecosse,
deux chasseurs allemands, MM. Flad et Cornelius furent delivres de
leurs fers, et il leur fut permis de retourner a Gaffat parmi les
ouvriers. Le chef des _gens de Gaffat_ dit alors au capitaine Cameron
qu'il solliciterait son elargissement, ainsi que l'autorisation de
son depart, si lui, Cameron, voulait s'engager par ecrit, qu'aucune
demarche ne serait faite de la part de I'Angleterre pour venger
l'insulte qui lui avait ete faite dans la personne de son
representant. M. Cameron, ne se croyant pas autorise a prendre une
telle responsabilite, refusa. Quelques jours plus tard, M. Bardel
ayant offense Sa Majeste, ou plutot Sa Majeste n'ayant plus besoin de
M. Bardel, celui-ci fut envoye rejoindre ceux qu'il avait contribue,
pour sa bonne part, a faire emprisonner.

Le reverend M. Stern a tres-bien decrit la douloureuse captivite
que lui et ses compagnons ont eu a supporter avant leur premier
elargissement, lors de leur arrivee dans la mission an commencement de
1865; comment ils furent traines de Gondar a Azazo; l'horrible torture
qui leur fut infligee le 12 du mois de mai; leur longue marche dans
les chaines d'Azazo a Magdala; leur emprisonnement a l'Amba (nom
general donne aux forteresses eu Abyssinie) dans la prison commune,
et la multiplicite des souffrances qu'ils eurent a supporter ainsi
pendant plusieurs mois. Nous nous bornerons a dire que le 14 fevrier
1864, date de la lettre du capitaine Cameron, qui donne le premier
avis de leur emprisonnement, les captifs, an nombre de huit, etaient:
le capitaine Cameron et ses compagnons, Kerans, Bardel, Mac Kilvie,
Makerer, Pietro et MM. Stern et Rosenthal.

Tout ce que j'ai dit jusqu'a present et la plus grande partie de ce
que j'ai a raconter serait inintelligible, si je n'expliquais pas la
conduite de Theodoros vis-a-vis des etrangers. Il est certain (un
grand nombre de faits sont la pour l'attester) que Theodoros, pendant
plusieurs annees, les insulta systematiquement. Il agissait ainsi
soit pour eblouir son peuple par son pouvoir, soit aussi parce qu'il
croyait a la complete impunite de ses plus grossieres iniquites.

En decembre 1856, David, le patriarche cophte d'Alexandrie, arriva
en Abyssinie, porteur de certains presents pour Theodoros, et de
l'expression bienveillante du pacha d'Egypte. La reputation de
Theodoros s'etait repandue an loin du cote du Soudan, et probablement
les autorites egyptiennes, dans la pensee de sauver cette province du
pillage, ou bien, voulant eviter une guerre dispendieuse avec leur
puissant voisin, adopterent cet expedient comme le meilleur a suivre
pour apaiser la colere de leur ancien ennemi. Selon son usage,
Theodoros trouva encore une excuse aux mauvais traitements qu'il
infligea au respectable patriarche, sur ce pretexte que la croix
en diamants, qui lui etait presentee, etait une insulte: "C'est la
preuve, disait-il, qu'ils me considerent comme vassal." Le patriarche
alors proposa d'envoyer une lettre accompagnee de presents convenables
an pacha d'Egypte, promettant qu'en retour le pacha enverrait a
Theodoros des armes a feu, des canons et des officiers pour dresser
ses troupes; Sa Majeste aussitot se recria en disant: "Je comprends,
ils desirent maintenant me declarer leur tributaire."

Il est tres-probable que Theodoros, toujours jaloux du pouvoir de
l'Eglise, profita de la presence de son plus haut dignitaire pour
montrer a son armee qui elle avait a craindre et a qui elle devait
obeir. Sous le pretexte mentionne plus haut, il fit un jour batir une
baie autour de la residence du patriarche, et l'on vit ainsi pendant
plusieurs jours, le fils aine de l'Eglise cophte, tenir son Pere en
prison. Theodoros, plusieurs fois, avait ete excommunie par l'eveque,
aussi se rejouissait-il beaucoup de la honteuse querelle qui surgit
a cette occasion, parce qu'il voulait, par la crainte, persuader le
patriarche d'enlever l'excommunication lancee par son inferieur.
Toutefois, au bout d'un certain temps, Theodoros absous laissa partir
le vieillard qu'il avait epouvante.

Le patriarche, a son retour, fit son rapport: mais la reputation de
justice et de sagesse du bienveillant descendant de Salomon etait si
grande que, loin d'etre cru, le gouvernement turc attribua l'echec
survenu, dans les negociations a l'inaptitude de son agent; et bientot
apres, il organisa une autre ambassade sur une plus grande echelle, la
faisant accompagner de nombreux et magnifiques presents, et la mettant
sous les ordres d'un officier experimente et fidele, Abdul Rahman-Bey.

Ces envoyes egyptiens arriverent a Dembea en mars 1859. Tout d'abord
Theodoros, satisfait de recevoir de si magnifiques dons, traita les
ambassadeurs avec courtoisie et distinction; mais craignant qu'en ce
moment le pays ne fut pas sur, il prit son hote avec lui et partit
pour Magdala, qu'il estimait etre une residence plus conforme a ses
projets, et il y laissa l'ambassadeur. Il l'oublia meme completement,
et le malheureux y demeura pres de deux ans, a demi prisonnier. Mais
ayant recu plusieurs lettres ou des menaces etaient energiquement
exprimees de la part du gouvernement egyptien, Theodoros permit a
son prisonnier de partir, mais il lui annonca qu'il serait vole, en
touchant a la frontiere, par le gouverneur de Tschelga. Theodoros,
apres le depart d'Abdul-Rahman-Bey, ecrivit an gouvernement egyptien,
niant d'avoir aucune connaissance du vol commis au prejudice de
l'ambassadeur et accusant celui-ci de crimes graves. En apprenant cela
l'infortune bey, craignant que ses denegations ne tournassent contre
lui, s'empoisonna a Berber.

Sa troisieme victime fut le naib d'Arkiko. Il avait accompagne
l'empereur a Godjam, lorsque, sans raison connue, celui-ci le fit
mettre en prison et le fit charger de chaines. Ce ne fut que sur les
remarques de quelques marchands influents qui lui firent observer
qu'on pourrait se venger sur ses caravanes d'Abyssinie et leur rendre
la pareille, que Sa Majeste comprit la prudence de ces avis et permit
a son prisonnier de retourner dans son pays.

Le meme jour que le naib d'Arkiko etait fait prisonnier, M. Lejean,
membre du service diplomatique francais, degoute de l'Abyssinie et du
manque de confort de la vie des camps, se presentait devant l'empereur
pour le supplier de le laisser partir. Theodoros ne voulant pas
accorder l'entrevue desiree et M. Lejean persistant dans sa demande,
il lui fut repondu que Sa Majeste etait en route pour Godjam. Chaque
jour accroissait ainsi les difficultes de son retour. Une telle
arrogance ne pouvait etre toleree. Theodoros avait defie l'Egypte; et
maintenant il allait defier la France. M. Lejean fut saisi et eut a
demeurer en plein uniforme dans les fers pendant vingt-quatre heures.
Il ne fut relache qu'en envoyant une humble excuse et en renoncant
an desir de quitter le pays. Il fut envoye a Gaffat avec l'ordre de
rester la jusqu'au retour de M. Bardel.

Theodoros semblait faire fi de tout le monde; il emprisonnait le
patriarche d'Alexandrie, l'ambassadeur d'Egypte etait garde a demi
prisonnier pendant plusieurs annees; il enchainait le naib, il
insultait et enchainait le consul francais et le chassait du pays; et
pourtant rien de mal ne lui etait arrive; an contraire, son influence
au camp etait bien plus grande. Dans de semblables circonstances tous
les barbares auraient fait et pense exactement comme lui. Il en arriva
bientot a cette conviction que soit par crainte de son pouvoir, soit
dans l'impossibilite ou l'on etait d'arriver jusqu'a lui, quels que
fussent les mauvais traitements qu'il infligeat aux etrangers, aucune
punition ne pouvait l'atteindre. Que telle fut sa conviction, la chose
est parfaitement demontree par sa brutalite toujours plus grande et
sa conduite toujours plus mechante, et toujours plus outrageante a
l'egard des captifs britanniques. Theodoros a la fin ne prit
aucune peine pour cacher son mepris pour les Europeens et leurs
gouvernements.

Il savait qu'an mois d'aout 1864, il y avait deja un mois, une reponse
de sa lettre a la reine d'Angleterre etait arrivee a Massowah: "Qu'on
attende mon bon plaisir," fut la seule reponse qu'il fit lorsqu'on le
lui annonca. Il est probable qu'il n'aurait jamais pris connaissance
de cette lettre et du message qui lui avait ete envoye, si sa chute
rapide, n'avait "vers la fin" modifie sa conduite. Lorsque nous
arrivames a Massowah en juillet 1864, Theodoros etait encore
tout-puissant, a la tete d'une grande armee, et maitre de la plus
grande partie du pays. Sa campagne du Shoa en 1365 fut des plus
desastreuses. Il perdit la non-seulement son eclat royal, mais aussi
une grande partie de son armee. Les Gallas profiterent de l'occasion
et inquieterent sa retraite. Il pressentit alors sa chute, et
probablement il pensa que l'amitie de l'Angleterre pouvait lui etre
utile, peut-etre meme entrevit-il la possibilite d'amener cette
puissance a une capitulation en s'emparant de nous comme otages. Quoi
qu'il en soit, et bien qu'avec une apparente repugnance, il nous
accorda la permission si longtemps desiree d'entrer dans le pays. Nous
pouvons comprendre maintenant jusqu'a un certain point, cet etrange
caractere d'homme si remarquable sous tant de rapports. Ayant quelques
notions des moeurs europeennes, Theodoros eut desire ardemment posseder
les avantages qu'elles procurent et dont il avait entendu parler: mais
comment y reussir? L'Angleterre et la France lui rendraient-elles son
amitie en paroles, il avait besoin de faits, il ne pouvait se payer de
phrases. Il fut bientot convaincu qu'il pouvait impunement insulter
les etrangers ou les envoyes d'un Etat allie et il finit par croire,
apres avoir maltraite les Europeens, qu'il pouvait tout aussi bien
garder en otage un homme aussi important qu'un consul.




IV


La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.--M.
Rassam est choisi pour aller a la cour de Gondar, ou il est accompagne
par le docteur Blanc.--Delais et difficultes pour communiquer avec
Theodoros.--Description de Massowah et de ses habitants.--Arrivee
d'une lettre de l'empereur.

Au printemps de 1864, une rumeur vague se repandit qu'un potentat
africain avait emprisonne un consul britannique. Le fait parut si
etrange que peu de personnes crurent a cette nouvelle. Il fut bientot
certain cependant qu'un empereur d'Abyssinie, nomme Theodoros, avait
enferme et charge de chaines le capitaine Cameron, consul accredite
a cette cour, et avec lui plusieurs missionnaires etablis dans cette
contree. Une petite note au crayon du capitaine Cameron, fut portee a
M. Speedy, vice-consul a Massowah; elle renfermait le nombre et le nom
des captifs et donnait a entendre que leur elargissement dependait
entierement de la reception d'une lettre officielle, en reponse a
celle que le roi avait envoyee quelques mois auparavant a la reine
Victoria.

Il est evident que beaucoup de difficultes se presentaient au sujet
de la demande exprimee par le consul Cameron. Peu de personnes
connaissaient l'Abyssinie, et la conduite de son gouverneur etait si
singuliere, si contraire a tous les precedents, qu'il y avait de
quoi reflechir pour savoir comment se mettre en communication avec
l'empereur abyssinien sans exposer la liberte de ceux qu'on enverrait.

Dans la correspondance officielle de l'Abyssinie se trouve une lettre
de M. Colquhoun, agent de Sa Majeste et consul general d'Egypte, datee
du Caire (10 mai 1864), dans laquelle ce Monsieur informe le comte
Russell, "qu'on aura beaucoup de difficultes pour arriver jusqu'a
Theodoros." Il attendait en ce moment-la des nouvelles du gouvernement
de Bombay, pour savoir quels etaient les moyens qu'il pourrait mettre
a la disposition de l'Angleterre, l'Egypte n'en ayant aucun de
praticable; il ajoutait: "Excepte par Aden je ne vois reellement
aucune autre voie possible. Si seulement nous avions affaire a une
nature douce comme le dernier roi! mais il parait qu'il (Theodoros)
est sujet a des acces de rage qui parfois le privent de sa raison et
rendent _son approche dangereuse_."

Le 16 juin, le ministere des affaires etrangeres choisit, pour la
tache difficile et perilleuse de mandataire aupres de Theodoros,
M. Hormuzd Rassam, representant politique residant a Aden. Des
instructions furent envoyees a ce delegue afin qu'il se tint
promptement pret a partir pour Massowah, pour aller solliciter
l'elargissement du capitaine Cameron, ainsi que des autres Europeens
detenus par le roi Theodoros. Une lettre de Sa Majeste la reine
d'Angleterre, une autre du patriarche cophte d'Alexandrie pour
l'Abouna, et une autre du meme au roi Theodoros, furent envoyees en
meme temps a M. Rassam dans le but de faciliter sa mission. M. Rassam
devait etre transporte a Massowah sur un vaisseau de guerre; il devait
a la fois informer Theodoros de son arrivee, lui porter une lettre de
la reine d'Angleterre, et par la meme occasion, faire remettre les
lettres du patriarche a l'Abouna et a l'empereur. Il devait attendre
une reponse a Massowah, avant de decider s'il irait lui-meme ou s'il
enverrait la lettre de la reine pour la delivrance du capitaine
Cameron. Les instructions ajoutaient que M. Rassam devait toutefois
adopter n'importe quelle demarche qui lui paraitrait la plus favorable
pour reussir, mais il devrait surtout prendre garde de ne pas se
placer dans une position qui put causer des embarras an gouvernement
britannique.

Or il arriva que, juste au moment ou M. Rassam apprenait qu'il avait
ete choisi pour remplir la tache difficile, de transmettre une lettre
de la reine d'Angleterre a l'empereur d'Abyssinie, nous devions aller
ensemble faire une excursion a Lahej, petite ville arabe, situee
environ a vingt-cinq milles d'Aden. Nous causames longtemps sur
cette etrange contree, et comme j'avais manifeste un grand desir
d'accompagner M. Rassam a la cour d'Abyssinie, cet ami proposa
aussitot au colonel Merewether, representant politique a Aden, de
me le laisser accompagner dans sa mission; demande que le colonel
Merewether accorda immediatement et qui fut promptement sanctionnee
par le gouverneur de Bombay et le vice-roi de l'Inde. Nous dumes
attendre quelques jours la lettre de la reine Victoria, cette lettre
avait ete retenue en Egypte pour etre traduite. Ce ne fut donc que le
20 juillet 1864 que M. Rassam et moi quittames Aden pour nous rendre a
Massowah, sur le steamer de Sa Majeste le _Dalhousie_.

Le 23 au matin, a une distance d'environ trente milles de la cote,
nous apercumes le haut pays d'Abyssinie, forme de plusieurs chaines
de montagnes superposees, courant toutes du nord au sud; les plus
eloignees etaient les plus elevees. Quelques pics, entre autres le
Taranta, s'elevent a la hauteur d'environ 12 a 13 mille pieds.

A mesure que nous approchions, les contours du rivage devenant de plus
en plus distincts, nous apercumes une petite ile semee de blanches
maisons entourees de vertes pelouses et reflechissant leur ombre
protectrice dans l'eau tranquille de la baie, ce spectacle nous fit
eprouver une sensation delicieuse; on eut dit que nous touchions
a l'un de ces lieux enchantes de l'Orient, si souvent decrits, si
rarement apercus, et vers lequel l'impatience de nos coeurs nous
poussait si ardemment, que l'allure vive de notre steamer nous
semblait trop lente encore. Mais petit a petit, comme nous approchions
de la cote, nos illusions disparurent une a une; les gracieuses
images s'evanouirent, et la realite toute crue ne nous offrit que des
buissons marecageux, une berge sablonneuse et calcinee, des huttes
sales et miserables.

Au lieu du demi-paradis que la distance avait fait miroiter devant
notre imagination, nous trouvames (et malheureusement, nous restames
assez longtemps pour constater le fait) que le pays de notre residence
temporaire pouvait se decrire en trois mots: soleil brulant, salete et
desolation.

Massowah (latitude 15,36N., longitude 39,30E.), est une de ces iles
de corail qui abondent dans la mer Rouge; elle n'est elevee que de
quelques pieds au-dessus du niveau de la mer; elle a un mille de
longueur et un quart de largeur. Vers le nord elle est separee de
la terre ferme par une petite baie d'environ 200 pas de largeur; sa
distance d'Arkiko, petite ville situee a l'extremite ouest de la baie,
est d'environ deux milles. A un demi-mille au sud de Massowah, une
autre petite ile de corail tout a fait parallele a la premiere,
couverte de buissons et de plusieurs autres genres de vegetation, est
toute fiere de posseder la tombe d'un chelk venere: elle est entre
Massowah et le pic Ajdem, la plus haute montagne formant la limite
meridionale de la baie.

Toute la partie occidentale de l'ile de Massowah est couverte de
maisons; quelques-unes hautes de deux etages, sont baties en rocher de
corail, le restant se compose de petites huttes de bois avec des toits
en chaume. Les premieres sont habitees par les plus riches negociants,
les representants de la Turquie, quelques Banians, les consuls
europeens, et enfin quelques marchands que leur malheureuse destinee
a jetes sur cette cote inhospitaliere. Il n'y a pas un edifice digne
d'etre mentionne: la residence du pacha n'est qu'un grand hotel lourd
et remarquable seulement par sa salete. Pendant notre sejour, les
mauvaises odeurs produites par l'accumulation des saletes dans la cour
et dans l'escalier du palais, n'etaient pas supportables; il est plus
facile de se les imaginer que de les decrire. Les quelques mosquees
qui se trouvent a Massowah sont sans importance, ce sont de miserables
edifices en corail blanchi. L'une d'elles toutefois, en construction
en ce moment, promet d'etre un peu mieux que les precedentes.

Les rues, si toutefois on peut donner ce nom aux ruelles etroites
et irregulieres qui serpentent entre les maisons, sont tenues assez
proprement; est-ce par l'intervention municipale ou en son absence? je
ne saurais le dire. Excepte devant la residence du pacha, aucun espace
n'est ouvert auquel on puisse donner le nom de place. Les maisons sont
pour la plupart baties les unes contre les autres, quelques-unes meme
sont construites sur pilotis. Le terrain a une telle valeur dans ce
pays si peu connu, qu'il donne lieu a de nombreuses contestations.

Le port est situe au centre de l'ile, du cote oppose aux portes de la
ville, qui sont regulierement fermees a huit heures du soir; la raison
de cette mesure, je ne saurais la dire, car il est impossible de
debarquer dans aucune autre partie de l'ile que sur la sale jetee. Sur
le port, quelques huttes avaient ete baties par le douanier et ses
employes; puis autour de ces dernieres il s'en eleva d'autres,
construites par les marchands et les Bedouins parfumes au suif. Ce
sont eux qui enregistrent les entrees, et exigent les impots selon
leur caprice, avant meme que les marchandises soient expediees aux
_Banians_, ou consignees dans le bazar pour la vente. Ce dernier est
une vilaine chose, bien que la partie importante de l'est de la ville.
Le beau Bedouin, le bashi-bozouk, la jeune fille indigene et les
flaneurs de la ville, doivent trouver grand plaisir a hanter cet
endroit de la ville; car quoique _parfume_ d'exhalaisons impossibles a
decrire, et tout fourmillant de mouches, cependant, toute une partie
de la journee c'est le rendez-vous d'une foule joyeuse et pressee.

La partie est de la ville renferme le cimetiere, les fontaines
publiques, la maison de la mission catholique-romaine et un petit
fort.

Le cimetiere commence a la derniere maison de la ville; les limites
entre les vivants et les morts ne sont pas visibles. Pour profiter
de l'espace entre les sepultures, les reservoirs publics sont places
parmi les tombes! Et il n'y eu a que quelques-uns qui soient en bon
etat. Apres les fortes pluies, le terrain dechire ouvre une issue aux
eaux qui se rendent dans les reservoirs, entrainant les saletes et les
detritus accumules pendant un an ou deux, et auxquels s'ajoutent
des fragments de corps humains presentant tous les degres de
decomposition. L'eau n'en est pas moins estimee et, chose etrange, ne
produit aucun mauvais effet.

A l'extremite nord et a l'extremite sud de l'ile, deux edifices ont
ete batis, l'un l'embleme de l'amour et de la paix, l'autre celui de
la haine et de la guerre: la maison des missions et le fort. Mais il
serait difficile de dire quel est celui qui a fait le plus de mal;
plusieurs inclinent a croire que c'est la demeure des reverends Peres.
Le fort parait considerable, mais seulement a une grande distance; car
plus on approche plus il ressemble a un debris des derniers ages, une
ruine croulante deja trop ebranlee pour supporter plus longtemps ses
trois vieux canons, couches sar le sol. Ce n'etait pas la peur des
ennemis qui les avait fait placer la, mais la frayeur du canonnier qui
avait perdu un bras en essayant de mettre le feu aux pieces.--Du cote
oppose, la maison des missions conservant la blancheur immaculee,
semble faire rayonner autour d'elle un sourire, invitant plutot que
repoussant l'etranger. Mais a l'interieur, est-ce que ce ne sont que
des paroles d'amour qui ebranlent les echos de leurs domes? Est-ce que
les paroles de paix sont les seules que laissent echapper ses murs?
Quoique des volumes temoignent de son passe, et bien que l'histoire
de l'Eglise romaine soit ecrite en lettres de sang sur toute la terre
d'Abyssinie, nous voulons esperer que les craintes du peuple sont
sans fondement et que les missionnaires actuels, comme tous les
missionnaires chretiens, s'efforcent de faire prosperer une seule
chose: la cause du Christ.

Massowah, de meme que tous les pays environnants, depend de
l'Abyssinie, surtout par les secours qu'elle en recoit. Le _jovaree_
est la principale nourriture; le ble est peu en usage; le riz est la
nourriture favorite de la haute classe. Des chevres et des moutons
sont tues journellement au bazar, quelques vaches aussi dans de rares
occasions; la viande de chameau est la plus estimee, mais, a cause de
la cherte de cet animal, ce n'est que dans les grandes circonstances
qu'il est permis d'en tuer.

Les habitants etant musulmans, l'eau est leur boisson ordinaire; le
tej et l'araki (boisson faite avec du miel) sont cependant vendus au
bazar. La quantite d'eau fournie par les quelques reservoirs, en
assez bon etat pour la contenir, etant insuffisante pour toute la
population, on en apporte journellement des puits situes a quelques
milles au nord de Massowah et d'Arkiko. Une partie est transportee
dans des outres par les jeunes filles du village; l'autre partie est
amenee dans des barques a travers la baie. D'ou qu'elle vienne, cette
eau est toujours saumatre, surtout celle d'Arkiko. C'est pour cette
raison et aussi a cause d'une plus grande facilite dans le transport,
que cette derniere est meilleur marche et achetee seulement par les
plus pauvres habitants.

Afin d'eviter d'inutiles repetitions, avant de parler de la
population, du climat, des maladies, etc., etc., il est necessaire de
dire quelque chose du pays voisin.

Environ a quatre milles nord de Massowah se trouve _Haitoomloo_,
grand village d'environ mille feux, le premier endroit ou nous avons
rencontre de l'eau douce; un peu plus d'un mille plus loin dans les
terres, nous rencontrames _Moncullou_, village plus petit, mais mieux
bati. A un mille encore vers l'ouest se trouve le petit village de
_Zaga_. Ces quelques villages, y compris un petit hameau a l'est de
Haitoomloo, composent toute la partie habitee de cette region sterile.
Le plus rapproche des villages est ensuite _Ailat_, situe a environ
vingt milles de Massowah et bati sur la premiere terrasse des
montagnes de l'Abyssinie, a environ 600 pieds au-dessus du niveau de
la mer. Tous les autres villages dont nous avons parle sont situes an
milieu d'une plaine sablonneuse et desolee; quelques mimosas, quelques
aloes, de rares plantes de sene et de maigres cactus s'efforcent de
chercher leur nourriture dans ce sable brule. La residence des consuls
anglais et francais dans cette region brille comme une oasis dans le
desert; ils y ont transporte de grands pins afin d'acclimater cet
arbre dans ce pays, ou du reste il pousse tres-bien.

Les puits sont la richesse des villages, leur veritable existence.
Tres-probablement, les huttes ont ete ajoutees aux huttes dans leur
voisinage jusqu'a ce que des villages entiers se sont eleves, toujours
entoures par une etendue deserte et brulee. Les puits y sont au nombre
de vingt. Plusieurs anciens puits sont fermes, souvent de nouveaux
puits sont creuses afin d'entretenir un approvisionnement constant
d'eau. La raison pour laquelle on abandonne les anciens puits, c'est
qu'au bout d'un certain temps l'eau en devient saumatre, tandis que
dans ceux qu'on a nouvellement creuses l'eau est toujours douce. Cette
eau provient de deux sources differentes: d'abord des hautes montagnes
du voisinage. La pluie qui filtre et impregne le sol ne peut penetrer
que jusqu'a une certaine profondeur a cause de la nature volcanique de
la couche inferieure, et forme une nappe qui toujours se rencontre a
une certaine profondeur. Ensuite, l'eau vient aussi par infiltration
de la mer. Les puits, quoique creuses a environ quatre milles de
la cote, sont profonds d'environ vingt ou vingt-cinq pieds et par
consequent au-dessous du niveau de la mer.

La preuve d'un courant souterrain, du a la presence des hautes chaines
de montagnes, devient plus evidente a mesure que le voyageur avance
dans l'interieur du pays; quoique le terrain soit toujours sablonneux
et sterile, cependant on apercoit une certaine vegetation, les arbres
et les arbrisseaux deviennent de plus en plus abondants et d'une plus
haute taille. A quelques milles dans l'interieur des terres, pendant
les mois d'ete, il est toujours possible de se procurer de l'eau en
creusant a quelques pieds dans le lit desseche d'un torrent.

Il m'est souvent venu a la pensee que le bien qu'avaient produit les
puits artesiens dans le Sahara, ils pouvaient aussi le produire dans
ces regions. La localite semble meme plus favorable, et j'espere que
ces pays desoles du Samhar, de meme que le grand desert africain,
seront un jour transformes en une fertile contree.

Tels qu'ils sont, ces puits peuvent encore etre d'une grande utilite.
A notre arrivee a Moncullou, nous trouvames l'eau des puits dependant
de la residence du consul a peine potable, a cause de son gout
saumatre; nous nettoyames le puits, une grande quantite de sable d'un
gout sale en fut extraite et nous creusames jusqu'a ce que le roc
apparut. Le resultat de nos travaux fut que nous eumes le meilleur
puits du pays, et que plusieurs demandes de notre eau nous furent
faites, de la part meme du pacha. Malheureusement, les ancetres des
Moncullites actuels n'avaient jamais fait une semblable chose, et
comme toute innovation est toujours detestee par les races a demi
civilisees, le fait fut admire mais non imite.

Arkiko, a l'extremite de la baie, est plus pres des montagnes que les
villages situes au nord de Massowah, mais le village est entierement
bati sur la berge; les puits, qui ne sont pas a cent pas de la
mer, sont tous beaucoup moins profonds que ceux du cote nord, par
consequent, les eaux de la mer, ayant un trajet beaucoup plus court a
parcourir, retiennent une plus grande quantite de particules salines,
de sorte que, s'il ne s'y melait une petite quantite d'eau douce des
montagnes, elle serait tout a fait impotable.

Dans le voisinage de Massowah se trouvent plusieurs sources d'eaux
thermales. Les plus importantes sont celles d'Adulis et d'Ailat.
Pendant l'ete de 1865 nous fimes une petite excursion dans la baie
d'_Annesley_, pour visiter le pays. Les ruines d'_Adulis_ sont a
plusieurs milles de la cote, et a l'exception de quelques fragments de
colonnes brisees, elles ne renferment aucune trace des premieres et
importantes colonies. Cette localite est beaucoup plus chaude que
Massowah; on ne voyait aucune vegetation, ni aucune trace d'habitation
sur ces bords desoles. Figurez-vous quelle fut notre surprise, en
traversant le meme pays an mois de mai 1868, d'y trouver des ports,
des chemins de fer, des bazars, etc., etc., enfin, une ville bruyante
qui avait surgi an milieu du desert.

Les sources d'Adulis[9] sont seulement a quelques centaines de pas des
bords de la mer; elles sont environnees de champs de verdure couverts
d'une puissante vegetation et sont le rendez-vous de myriades
d'oiseaux et de quadrupedes, qui, matin et soir, arrivent par essaims
pour se desalterer.

A Ailat[10] les sources chaudes surgissent d'un rocher basaltique,
sur un petit plateau, entre de hautes montagnes taillees a pic. A sa
source la temperature est de 141 degres Fahrenheit[11], mais comme ses
eaux serpentent le long de differents ravins, elles se refroidissent
graduellement jusqu'a ce qu'elles ne different presque pas des
ruisseaux qui coulent des autres montagnes. Elles sont bonnes a boire,
et employees par les habitants d'Ailat pour tous leurs besoins
usuels; elles sont meme tres-estimees des Bedouins. A cause de leurs
proprietes medicales, un grand nombre de personnes affluent a
ces bains naturels, qui naissent an milieu de rochers ravines et
volcaniques, et qui contribuent au soulagement d'une grande variete
de maladies. Par ce que j'ai pu recueillir, il parait qu'elles sont
surtout bonnes dans les rhumatismes chroniques et les maladies de la
peau. Probablement, dans ces cas, toute espece d'eaux chaudes agirait
de la meme maniere, vu l'etat morbide des teguments chez ces races
sales et qui ne se lavent jamais.

La population de Massowah, y compris les villages environnants (autant
que j'en puis etre certain), s'eleve a environ 10,000 habitants. Le
peuple de Massowah est loin d'etre une race pure; an contraire, c'est
un melange de sang turc, de sang arabe et de sang africain. Les traits
sont generalement bons, le nez est droit, les cheveux chez la plupart
sont courts et boucles; la peau est brune, les levres souvent
epaisses, les dents egales et blanches. Les hommes sont d'une taille
moyenne; les femmes sont au-dessous de la moyenne, beaucoup trop
petites pour leur grosseur. Au point de vue moral ce peuple est
ignorant et superstitieux, n'ayant conserve que quelques-unes des
vertus de ses ancetres, mais ayant garde tous leurs vices. Il y a une
grande difference chez ces hommes entre ceux qui portent le turban et
de longues chemises blanches, et les malheureux qui s'occupent des
travaux grossiers, qui ne sont ceints que d'un simple tablier de cuir,
et vont par bandes a la recherche de leur nourriture et de leur eau.
Les premiers vivent je ne suis comment. Ils se donnent le titre de
marchands! Il est vrai que trois ou quatre fois par an une caravane
arrive de l'interieur, mais d'ordinaire, sauf une ou deux outres de
miel et quelques sacs de _jovaree_, ils n'apportent rien avec eux.
Quelles peuvent etre les affaires de cinq cents marchands! Comment la
valeur de cinquante francs de miel environ, et 250 a 300 francs de
grain peuvent-ils procurer un benefice suffisant pour babiller et
nourrir non-seulement les negociants eux-memes, mais aussi leur
famille? C'est un probleme que j'ai en vain cherche a resoudre.

Dans les pays orientaux, les enfants, loin d'etre une charge pour les
pauvres, sont souvent une source de richesses; il en est ainsi du
moins a Massowah; les jeunes filles de Moncullou rapportent un joli
revenu a leurs parents. J'ai connu des gros et forts compagnons, mais
paresseux, se trainant tout le jour a l'ombre de leur hutte, et
qui vivaient du charriage de deux ou trois petites filles qui
journellement faisaient plusieurs fois le voyage a Massowah, pour
porter des outres pleines d'eau. Les porteuses d'eau out en general de
huit a seize ans. Les plus jeunes sont assez jolies, petites mais bien
faites, leurs cheveux, proprement tresses, tombent sur les epaules.
Une petite etoffe de coton, partant de la ceinture jusqu'au genou, est
le seul ornement des plus pauvres. Celles qui sont plus aisees portent
de plus une autre etoffe gracieusement attachee a leurs epaules comme
le plaid ecossais. Leur narine droite est ornee d'un petit anneau de
cuivre; lorsqu'elles peuvent remplacer le plaid par une chemise ornee
de boutons, c'est beaucoup plus estime; aussi pendant notre sejour,
nos boutons furent-ils mis a contribution.

Si nous considerons que Massowah est situee sous les tropiques,
qu'elle ne possede aucun courant d'eau, qu'elle est entouree de
deserts brulants, et que de plus il y pleut rarement, nous arriverons
a cette conclusion que le climat doit en etre brulant et aride.

De novembre a mars, les nuits sont froides et pendant le jour, dans
une maison ou sous une tente, la temperature est agreable; mais du
mois d'avril au mois d'octobre, les nuits sont lourdes et souvent
etouffantes. Pendant ces mois de chaleur, deux fois par jour, le matin
avant le reveil de la brise de mer et le soir lorsqu'elle est tombee,
tous les animaux de la creation, betes et gens, sont saisis d'une
sorte d'engourdissement. Le calme parfait qui regne alors vous saisit
de crainte et il produit un douloureux effet.

Du mois de mai an mois d'aout, il y a de frequents ouragans de sable.
Ils commencent d'habitude a quatre heures de l'apres-midi (quelquefois
cependant le matin), et leur duree peut varier de quelques minutes
seulement a une couple d'heures. Longtemps avant que l'ouragan eclate,
l'horizon vers le nord-nord-ouest est tout a fait sombre; un nuage
noir s'etend de la mer a la chaine de montagnes, et, en avancant, il
obscurcit le soleil.

Quelques minutes d'un calme profond s'ecoulent, puis tout a coup la
noire colonne s'approche; tout semble disparaitre devant elle, et le
rugissement de la terrible tempete de vent et de sable dechainee sur
la terre est vraiment sublime dans son horreur. Le vent chaud et
sec qui souffle apres le vent de la mer parait froid, bien que le
thermometre monte a 100 ou 115 degres. Apres la tempete, une douce
brise de terre se fait sentir et dure quelquefois toute la nuit. On ne
peut se figurer la quantite de sable transportee par ces ouragans. Il
est de fait que, pendant la tempete, nous ne pouvions distinguer a
une tres-courte distance les plus gros objets, comme une tente, par
exemple.

Il pleut rarement; seulement en aout et novembre il fait quelques
ondees.

En ce qui concerne les Europeens, le climat, tel que nous I'avons
decrit, ne peut etre considere comme nuisible; il debilite et
affaiblit le systeme, et predispose aux maladies des tropiques, mais
il les engendre rarement. J'ai ete temoin de quelques cas de scorbut
dus a l'eau saumatre et a l'absence de vegetaux; mais ces cas ne se
propagerent pas, ou du moins je n'en ai pas connaissance, et, pendant
tout mon sejour, je n'en ai compte que trois ou quatre cas. Les
fievres sont communes parmi les naturels apres la saison des pluies;
mais bien qu'il y ait de temps a autre quelques cas de fievres
pernicieuses, cependant le plus souvent ce ne sont que des fievres
intermittentes qui cedent promptement au traitement ordinaire.

La petite verole de tout temps y fait de terribles ravages.
Lorsqu'elle eclate, un cas benin est choisi, et l'on inocule le virus
a une grande quantite de gens. La mortalite est considerable parmi
ceux qui subissent l'operation. Plusieurs fois en ete j'ai recu du
virus, et j'ai essaye de l'inoculer. Dans aucun cas il n'a pris; je
l'attribuais a l'extreme chaleur du climat, mais pendant les froids je
renouvelai l'operation, et je ne reussis pas davantage. Les cas les
plus nombreux de mortalite sont dus aux accouchements, chose etrange,
ainsi que dans toutes les contrees de l'est, ou la femme est
sedentaire. Les usages du pays sont aussi pour beaucoup dans ce
resultat. Apres son accouchement, la femme est placee sur un _alga_
ou petit lit indigene, sous lequel est entretenu un feu de plantes
aromatiques, capable de suffoquer la femme nouvellement delivree.
Les cas de diarrhee furent frequents pendant l'ete de 1865, et la
dyssenterie, a la meme epoque, causa plusieurs morts. Ou rencontre
rarement des maladies des yeux, excepte de simples inflammations
produites par la chaleur et l'eclat du soleil. Je souffris moi-meme
d'une ophthalmie, et je fus oblige de retourner a Aden pendant
quelques semaines. Je n'ai rencontre aucun cas de maladie de poumons,
et les affections des bronchites semblent entierement inconnues. J'ai
soigne un cas de nevralgie et un de rhumatisme goutteux.

Pendant plusieurs annees, les sauterelles avaient cause de grands
dommages aux recoltes. En 1864, elles amenerent une telle disette,
une telle cherte des objets de premiere necessite, qu'en 1865 les
provinces du Tigre, de l'Hamasein, du Bogos, etc., qui avaient ete
entierement ravagees par les essaims de sauterelles, se trouverent
sans aucun approvisionnement de l'interieur. Le gouverneur du pays
envoya a Hodeida et dans d'autres ports pour demander des grains et
du riz, afin d'echapper a l'horreur d'une famine complete. Toutefois,
beaucoup d'habitants moururent, car une grande partie de ces
miserables a moitie affames furent victimes d'une maladie semblable au
cholera. Ce dernier fleau fit son apparition en octobre 1865, comme
nous faisions nos preparatifs pour un voyage a l'interieur. L'epidemie
se fit cruellement sentir. Tous ceux qui avaient souffert de
l'insuffisance de nourriture ou de sa qualite inferieure devinrent
aisement la proie du fleau; un bien petit nombre de ceux qui furent
atteints en rechapperent. Pendant notre residence a Massowah, cinq
membres de la petite communaute d'Europeens moururent; deux furent
frappes d'apoplexie, deux s'eteignirent de faiblesse, et un autre
mourut du cholera. Je ne soignai aucun de ces malades. Le pacha
lui-meme fut plusieurs fois sur le point de mourir d'une grande
faiblesse et d'une perte complete de forces dans les organes
digestifs. Il fut gueri par des bains de mer pris a propos.

Les Bedouins du Samhar, comme tous les sauvages bigots et ignorants,
ont une grande confiance dans les charmes, les amulettes et les
exorcismes. L'homme qui exerce la medecine est generalement age;
c'est un cheik, respectable voyant, grand belitre a la mine beate. Sa
prescription habituelle consiste a ecrire quelques ligues du Koran sur
un morceau de parchemin, puis il en lave l'encre avec de l'eau, qu'il
fait boire an malade. D'autres fois, le passage est ecrit sur un
petit carre de cuir rouge et applique sur le siege de la maladie. Le
_mullah_ est un rival du cheik, bien qu'il s'applique aussi l'entiere
efficacite des Paroles de la Vache revelee, il opere plus rapidement
son traitement en crachant plusieurs fois sur la personne malade,
ayant soin, entre chaque expectoration, de marmotter des prieres
favorables pour chasser le malin esprit, qui, s'il n'avait ete
combattu auparavant, essayerait d'empecher l'effet bienfaisant du
crachat. Massowain se flatte eu outre d'avoir un praticien _selon la
formule_, dans la personne d'un vieux bashi-bozouk. Bien que superieur
en intelligence au cheik et au mullah, ses connaissances medicales
sont bien restreintes. Il possede quelques remedes qui lui out ete
donnes par des voyageurs; mais comme il ignore completement leurs
proprietes et la quantite voulue a employer, aussi les garde-t-il fort
sagement sur une etagere, pour la grande admiration des indigenes, et
fait usage de quelques simples avec lesquelles, s'il n'opere pas de
merveilleuses cures, du moins il ne fait pas de mal. Notre _confrere_
n'est pas beaucoup recherche, quoiqu'il en impose a la credulite des
gens du pays. Lorsque nous nous sommes rencontres en _consultation_,
il a toujours temoigne une grande modestie, reconnaissant parfaitement
son ignorance.

Massowah, ainsi que je l'ai deja constate, est batie sur un rocher
de corail. La plus grande partie de la cote est formee de pareils
rochers, qui s'elevent en falaises quelquefois a la hauteur de 30
pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus loin dans les terres[12],
les rochers volcaniques commencent a se montrer, semes de tout cote et
comme jetes negligemment sur la plaine sablonneuse; d'abord isoles et
comme servant de limite dans les champs, ils se rapprochent bientot,
croissant en nombre et en hauteur, jusqu'a ce qu'ils atteignent la
montagne elle-meme, ou chaque pierre atteste sa provenance volcanique.

La flore de ce pays est peu variee et appartient, sauf quelques
rares exceptions, a la famille des legumineuses.--Plusieurs varietes
d'antilopes rodent dans le desert. Les perdrix, les pigeons et
quelques especes de palmipedes y arrivent en grand nombre a certaines
saisons de l'annee. A part ces derniers, on ne rencontre aucun autre
animal utile a l'homme. Les principaux hotes de ces contrees sont
les hyenes, les serpents, les scorpions et une quantite innombrable
d'insectes.

Nous demeurames a Massowah du 23 juillet 1864 au 8 aout 1865, date de
notre depart pour l'Egypte, ou nous allions dans le but de recevoir
des instructions, lorsque nous recumes une lettre de l'empereur
Theodoros. Massowah ne nous offrait aucune attraction; la chaleur
etait si intense parfois, que nous ne pouvions pas respirer; nous
soupirions ardemment apres notre retour a Aden et aux Indes, car nous
avions abandonne tout espoir de faire accepter notre mission par
l'empereur d'Abyssinie. Aucune peine n'avait ete epargnee, aucun
obstacle ne s'etait presente qu'on n'eut essaye de le vaincre,
aucune chance possible pour obtenir des informations sur l'etat des
prisonniers ou pour les secourir n'avait ete negligee. Tous les moyens
avaient ete employes pour persuader l'obstine monarque de reclamer la
lettre qu'il affirmait etre si desireux de recevoir. Le jour meme
de notre arrivee a Massowah, nous avions fait tous nos efforts pour
engager des messagers a partir pour la cour abyssinienne et informer
Sa Majeste ethiopienne, que des officiers etaient arrives a la cote,
porteurs d'une lettre de Sa Majeste la reine d'Angleterre. Mais telle
etait la crainte du nom de Theodoros, que ce ne fut qu'avec beaucoup
de difficultes et sur la promesse d'une large retribution, que nous
pumes decider quelques personnes a accepter cette mission. Le soir du
24, le lendemain de notre arrivee, nos messagers partirent charges de
remettre a l'Abouna et a l'empereur des lettres du patriarche et de M.
Rassam. Nos envoyes promirent d'etre de retour avant la fin du mois.

M. Rassam, dans sa lettre a l'empereur Theodoros, l'informait fort
convenablement qu'il etait arrive a Massowah le jour precedent,
porteur d'une lettre de Sa Majeste la reine d'Angleterre a l'adresse
de Sa Majeste l'empereur Theodoros, et qu'il desirait la remettre en
main propre. Il l'informait egalement qu'il attendait la reponse a
Massowah, et qu'il desirait, si Sa Majeste voulait qu'il l'apportat
lui-meme, qu'on lui fournit une escorte sure. Toutefois il laissait
le choix a Theodoros de faire prendre la lettre ou de renvoyer les
prisonniers accompagnes d'une personne digne de confiance, a laquelle
on delivrerait la lettre de la reine d'Angleterre. Il terminait en
avertissant Sa Majeste que son ambassade a la reine Victoria avait ete
agreee, et que si elle atteignait la cote avant le depart de M. Rassam
pour Aden, il prendrait toutes les mesures necessaires pour qu'elle
parvint en Angleterre en surete.

Un mois, six semaines, deux mois s'ecoulerent dans l'attente
incessante du retour de nos messagers. Toutes les suppositions furent
epuisees. Peut-etre, disait-on, les messagers n'ont pu arriver; il est
possible que le roi les ait retenus; peut-etre ont-ils perdu ce qui
leur avait ete remis, en traversant quelque riviere, etc., etc. Mais
comme aucune nouvelle positive ne pouvait etre obtenue sur l'exacte
condition des captifs, il etait impossible de rester plus longtemps
dans un tel etat d'incertitude. Cependant M. Rassam tenta encore
une fois d'expedier de nouveaux messagers, non sans de grandes
difficultes, leur remettant une copie de sa lettre du 24 juillet,
accompagnee d'une note explicative. D'un autre cote, des envoyes
secrets etaient en meme temps expedies an camp de l'empereur, pour
s'informer du traitement subi par les captifs, ainsi que dans
differentes parties du pays, d'ou nous supposions qu'il etait possible
d'obtenir quelques renseignements. Peu de temps apres, ayant reussi a
nous assurer du nom de quelques-uns des _gens de Gaffat_ qui avaient
ete autrefois en relation avec le capitaine Cameron, nous leur
ecrivimes une lettre en anglais, en francais et en allemand, ne
sachant quelle langue ils parlaient, les suppliant de nous informer
quelles mesures il y aurait a prendre afin d'obtenir l'elargissement
des prisonniers.

Nous attendimes encore sur cette plage deserte de Massowah, esperant
toujours cette reponse tant desiree; rien n'arriva, mais le jour de
Noel nous recumes quelques lignes de MM. Flad et Schimper, les deux
Europeens auxquels nous avions ecrit. Ils nous informaient tous les
deux, que les infortunes qui avaient fondu sur les Europeens etaient
dues a ce qu'il n'avait pas ete repondu a la lettre de l'empereur, et
ils suppliaient M. Rassam d'envoyer au plus tot la lettre qu'il avait
apportee pour Sa Majeste. Cependant M. Rassam pensait qu'il n'etait
pas convenable que le gouvernement britannique forcat l'empereur a
recevoir une lettre signee par la reine d'Angleterre, lorsque ce
dernier, par son refus constant de prendre connaissance de cette
susdite lettre, montrait clairement que ses dispositions etaient
changees et qu'il ne s'en souciait plus.

Sur ces entrefaites arriverent quelques serviteurs des prisonniers,
porteurs de lettres de leurs maitres; d'autres personnes avaient ete
expediees de Massowah et des lettres, des provisions, de l'argent
etaient ainsi regulierement envoyes aux captifs qui, en retour, nous
informaient de leur etat et des faits et gestes de l'empereur. Notre
presence a Massowah n'avait pas eu peut-etre une grande importance
politique; cependant sans les secours et l'argent que nous envoyames
aux prisonniers, leur misere aurait ete decuplee, si meme ils
n'avaient pas succombe aux privations et aux souffrances.

Les amis des captifs et le public lui-meme, presque partout, sans
tenir compte des efforts faits par M. Bassam pour accomplir sa
mission, et des grandes difficultes qu'il avait rencontrees,
attribuaient le manque de reussite a l'inactivite du representant de
l'Angleterre. Plusieurs conseils furent donnes, quelques-uns furent
suivis, mais on n'obtint aucun resultat. Le bruit circulait que l'une
des raisons de Sa Majeste pour ne pas nous donner une reponse, c'etait
que notre mission n'avait pas une importance suffisante, et qu'il se
regardait comme offense et ne consentirait jamais a nous reconnaitre.
Pour obvier a cette difficulte, en fevrier 1865, le gouvernement
decida d'adjoindre a notre ambassade an autre officier militaire;
ainsi que les journaux de cette epoque le rapportaient, on esperait
obtenir beaucoup de ces nouvelles demarches. En consequence le
lieutenant Prideaux, du corps de reserve de Sa Majeste Britannique a
Bombay, arriva en mai a Massowah. Comme ou devait s'y attendre, sa
presence sur la cote n'eut aucune influence sur l'esprit de Theodoros.
Le seul avantage que nous acquimes par sa presence a la mission, ce
fut d'avoir un agreable compagnon, qui fut ainsi condamne a passer
avec moi, dans une tente, sur le rivage de la mer, les mois les plus
chauds de l'annee, dans le brulant climat de Massowah. Plusieurs mois
s'ecoulerent; toujours point de reponse. La condition des prisonniers
etait des plus precaires; c'etait avec beaucoup d'apprehension qu'ils
voyaient venir une autre saison de pluie. Leurs lettres etaient
desesperees, et bien que nous eussions fait tous nos efforts pour leur
fournir de l'argent et un peu de confort, cependant la distance et la
rebellion de quelques provinces du pays, nous rendirent impossible de
les approvisionner selon leurs besoins.

A la fin de mars, nous nous determinames a tenter un dernier effort,
et a demander notre rappel si la chose echouait. Nous avions entendu
raconter par Samuel, comment il avait ete mele a cette affaire, et
nous savions qu'il jouissait sous quelque rapport de la confiance de
son maitre. Des que nous l'eumes informe que nous desirions faire
parvenir une lettre, il nous assura qu'avant quarante jours nous
aurions une reponse. Encore une fois nos esperances se reveillerent
et nous crumes a une reussite. Les quarante jours s'ecoulerent, puis
deux, puis trois mois et nous n'entendimes parler de rien. Il semblait
qu'une fatalite atteignit tous nos messagers; quelle que fut la classe
a laquelle ils appartinssent, simples paysans, serviteurs du naib, ou
attaches a la cour de Theodoros, le resultat etait toujours le meme,
non-seulement ils ne rapportaient aucune reponse, mais nous ne les
revoyions plus.

Le temps designe pour la mission de M. Rassam a Massowah etant passe,
sans avoir donne aucun resultat satisfaisant, il fut decide a la fin
que l'on recourrait a un autre moyen.

Au mois de fevrier 1865, un Cophte, Abdul Melak, se presenta an
consulat de Jeddah, pretendant arriver d'Abyssinie porteur d'un
message de l'Abouna an consul general anglais en Egypte. Il affirmait
que s'il obtenait du consul general une declaration par laquelle
on s'engagerait, si l'empereur relachait les prisonniers, a ne pas
poursuivre l'offense qui avait ete faite a la nation anglaise,
l'Abouna de son cote se faisait fort d'obtenir la liberation des
prisonniers et garantissait leur securite. Cet imposteur, qui n'avait
jamais ete en Abyssinie, donna des details si etonnants qu'il en
imposa completement an conseil de Jeddah et au consul general. Le fait
cependant qu'il pretendait avoir traverse Massowah sans se presenter
a M. Rassam, etait deja suspect; si ces messieurs avaient possede les
plus legeres connaissances sur l'Abyssinie, ils auraient decouvert la
supercherie, lorsque le soi-disant delegue acheta quelques presents
_convenables_ pour l'Abouna, avant de partir pour sa mission. En
Abyssinie, le tabac est regarde comme impur par les pretres; aucun
d'eux ne fume, et en admettant meme, que dans sa vie privee, l'Abouna
eut de temps en temps quelque faiblesse pour ce vegetal, toutefois il
aurait pris grand soin de garder la chose aussi secrete que possible.
Ainsi lui presenter une pipe d'ambre aurait ete une insulte gratuite
faite a un homme, qui etait suppose devoir rendre un service
important. C'etait la marque la plus irrecusable d'un manque complet
de connaissance des usages des pretres d'Abyssinie. Cependant on fit
partir cet homme, qui vecut plusieurs mois parmi les tribus arabes,
situees entre Kassala et Metemma, protege par le certificat qui le
declarait ambassadeur et le recommandait a la protection des tribus
qu'il traversait. Nous le rencontrames non loin de Kassala. Il
confessa la trahison dont il s'etait rendu coupable, et fut tout
rejoui en apprenant que nous n'avions pas l'intention d'en appeler aux
autorites turques pour le faire prisonnier.

Le gouvernement decida enfin de nous rappeler et designa pour nous
remplacer M. Palgrave, le voyageur arabe si distingue.

Au commencement de juillet, nous fimes une courte excursion dans
le pays d'Habab, situe au nord de Massowah; a notre retour nous
rencontrames dans le desert de Chab des parents du naib, qui nous
informerent qu'Ibrahim (de la famille de Samuel) etait de retour avec
une reponse de Sa Majeste et qu'il nous attendait impatiemment; que
nos premiers messagers avaient obtenu l'autorisation de partir; mais
ce qui etait encore plus rejouissant, c'etait la nouvelle apportee
par eux que Theodoros, par egard pour nous, avait relache le consul
Cameron et ses compagnons de captivite. Le 12 juillet, Ibrahim arriva.
Il nous donna de nombreux details touchant l'elargissement du consul;
recit qui fut confirme quelques jours apres par un ami de ce dernier
ainsi que par nos premiers delegues. Je crois, d'apres ce que j'ai
appris plus tard, que Theodoros fut le premier auteur du mensonge,
eu donnant ordre a ses officiers, publiquement et en presence des
messagers, de delivrer de ses fers le consul Cameron. Seulement les
messagers ajouterent d'eux-memes a ceci, qu'ils avaient vu le consul
Cameron _apres_ son elargissement.

La reponse que Theodoros a la fin accordait a toutes nos demandes
repetees, n'etait ni courtoise, ni meme polie; elle n'etait ni
scellee, ni signee. Il nous ordonnait de partir par la route longue
et malsaine du Soudan, et arrives a Metemma, il nous ordonnait de
l'informer de notre presence, afin qu'il nous fournit une escorte.
Nous ne fimes pas du tout ce que nous disait la lettre. Cette lettre
semblait plutot l'oeuvre d'un fou, que d'un etre raisonnable. J'en
choisis quelques extraits comme curiosite dans son genre. Il disait:

"L'Abouna Salama, un juif nomme Kokab (M. Stern), et un autre appele
consul Cameron (envoye par vous) sont la cause que je ne vous ai pas
ecrit en mon nom. Je les ai traites avec honneur et avec amitie
dans ma capitale. Et lorsque je les traitais ainsi en ami et que je
m'efforcais de cultiver l'amitie de la reine d'Angleterre, ils m'ont
trahi.

"Plowden et Johannes (John Bell), qui etaient aussi Anglais, out ete
tues dans mon pays. Par le pouvoir que j'ai recu de Dieu, j'ai venge
leur mort sur leurs meurtriers. A cause de cela les trois personnages
deja nommes abuserent de cela et me denoncerent comme meurtrier
moi-meme. Ce Cameron, (qui s'appelle consul) se presenta a moi comme
serviteur de la reine d'Angleterre. Je lui fis present d'une robe
d'honneur de mon pays et lui fournis les provisions de son voyage. Je
lui demandai de me mettre en relation d'amitie avec sa reine.

"Lorsqu'il partit pour sa mission, il alla sejourner quelque temps
parmi les Turcs, puis revint vers moi.

"Je lui demandai alors des nouvelles de la lettre que j'avais envoyee
par son entremise a la reine d'Angleterre. Il me repondit qu'il
n'avait aucune connaissance de cette lettre. Qu'ai-je fait, je vous le
demande, pour qu'ils me haissent et me traitent de la sorte? Par le
pouvoir de Dieu, mon Createur, je garde le silence."

Sur ces entrefaites, le steamer _Victoria_ arriva a Massowah le 23
juillet; nous n'avions encore recu aucune lettre du consul Cameron
ni des autres captifs. Par le _Victoria_ nous fumes informes que M.
Rassam etait rappele et que M. Palgrave le remplacait. Mais les choses
avaient soudainement change et M. Rassam ne pouvait qu'en referer au
gouvernement pour de nouvelles instructions. Nous partimes alors pour
l'Egypte, ou nous arrivames le 5 septembre.

Par l'intermediaire du consul general de Sa Majeste, le gouvernement
avait appris que nous avions recu une lettre de Theodoros, nous
accordant la permission d'entrer en Abyssinie; que la lettre manquait
de courtoisie et n'etait pas signee; que le consul Cameron avait ete
mis en liberte, et, bien que M. Cameron eut toujours insiste aupres de
nous pour que nous ne partissions pas pour l'interieur de l'Abyssinie
sans un sauf-conduit, nous dumes promptement partir, le gouvernement
considerant la chose comme opportune. On donna ordre a M. Palgrave de
rester et a M. Rassam, son compagnon, de partir; une certaine somme
nous fut remise pour des presents; des lettres du gouverneur du Soudan
furent obtenues; et les provisions et les objets necessaires au voyage
etant achetes, nous retournames a Massowah ou nous arrivames le 25
septembre. La nous apprimes que des envoyes des prisonniers etaient
arrives; qu'ils avaient ete pris par des soldats; et qu'ils avaient
rapporte verbalement que, loin d'avoir ete relaches, les captifs
avaient vu de nouvelles chaines s'ajouter aux premieres. Comme nous ne
pouvions trouver personne pour nous accompagner a travers le desert du
Soudan, (le climat en etant tres-malsain a cette epoque de l'annee,
nous etions an milieu d'octobre), nous pensames qu'il etait convenable
d'aller a Aden, afin d'obtenir des informations exactes sur les
lettres des captifs ainsi que sur leur condition actuelle. La nous
tinmes conseil avec le representant politique de ce poste sur la
convenance de condescendre a la requete de l'empereur, vu l'aspect
nouveau et tout different sous lequel se presentaient les choses.

Quoique le capitaine Cameron, dans toutes ses premieres lettres, eut
constamment insiste aupres de nous pour nous engager a ne pas entrer
en Abyssinie, toutefois dans le dernier billet recu il nous suppliait
de venir tout de suite; que si nous condescendions a ce desir nous
aurions la preuve des grands perils que couraient les prisonniers. Le
resident politique alors, prenant en consideration le dernier appel du
capitaine Cameron a M. Rassam, consentit a la demande de Theodoros et
nous engagea a partir, esperant un bon resultat de ce voyage.

Apres un court sejour a Aden, nous entrames encore a Massowah, et le
plus promptement possible, nous fimes nos arrangements pour le long
voyage que nous avions en perspective. Malheureusement le cholera
venait de faire son apparition, les indigenes n'etaient pas disposes
a traverser les plaines de Braka et de Taka, a cause de la fievre
pernicieuse, jamais aussi mortelle qu'a cette epoque de l'annee, et il
fallut requerir toute l'influence des autorites locales pour assurer
notre prompt depart.


Notes:

[9]Peu de temps avant notre depart pour l'interieur de l'Abyssinie,
plusieurs echantillons de ces eaux avaient ete recueillis et envoyes a
Bombay pour etre analyses.

[10] Ces eaux out ete envoyees a Bombay en novembre 1864.

[11] 78 deg., 34 centigrades.

[12] Au dela de Moncullou et de Haitoomloo.




V.


De Massowah a Kassala.--Une digression.--Le nabab.--Aventures de
M. Marcopoli.--Le Beni-Amer.--Arrivee a Kassala.--La revolte
nubienne.--Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie
dans le Soudan.

Dans l'apres midi du 15 octobre, tous nos preparatifs etant a peu pres
complets, la mission, composee de M. H. Rassam, du lieutenant W.-F.
Prideaux, de l'etat-major de Sa Majeste a Bombay, et de moi-meme,
partit pour cette dangereuse entreprise. Nous etions accompagnes par
un neveu du naib d'Arkiko. Une escorte de Turcs irreguliers avait ete
gracieusement envoyee par le pacha, pour proteger nos six chameaux
charges de notre bagage, de nos provisions et des presents destines au
monarque ethiopien. Nous primes aussi avec nous quelques Portugais,
des serviteurs indiens et des indigenes de Massowah, comme muletiers.

Au commencement d'un voyage, il manque toujours quelque chose. Dans
cette circonstance, plusieurs chameliers se trouverent depourvus de
cordes. Les malles, les porte-manteaux furent semes sur la route,
et la nuit etait deja avancee, lorsque le dernier chameau atteignit
Moncullou. Une halte devint de toute necessite. Cet arret momentane
fut fait dans l'apres-midi du 16. De Moncullou, notre route traversait
vers le nord ouest le pays de Chob, triste desert de sable, coupe par
deux torrents, generalement a sec; n'importe dans quelle saison, on
peut obtenir une eau bourbeuse en creusant leur lit de sable.
La rapidite avec laquelle ces torrents se forment est des plus
etonnantes.

Pendant l'ete de 1865, nous fimes une excursion a Af-Abed, dans le
pays de Habab. A notre retour, tandis que nous traversions le desert,
nous eumes a supporter une forte tempete. Nous avions a peine atteint
notre campement sur la rive meridionale du courant d'eau, la moitie
de nos chameaux avaient deja traverse le lit desseche de la riviere,
lorsque soudainement nous entendimes un rugissement epouvantable,
immediatement suivi d'un affreux torrent. Dans ce lit que nous venions
de voir vide, maintenant coulait un fleuve puissant, entrainant les
arbres, les rochers et meme tous les etres vivants qui, en ce moment,
essayaient de le traverser. Notre bagage et nos serviteurs se
trouvaient precisement sur la rive opposee, et bien que nous ne
fussions qu'a un jet de pierre du bord si soudainement separe de
nous, nous dumes passer la nuit sur la terre nue, n'ayant pour toute
couverture que nos habits.

Au centre du desert de Chob s'eleve l'_Amba-Goneb_, roche basaltique
en forme de cone, qui compte plusieurs centaines de pieds de hauteur
et qui est placee la comme une sentinelle avancee des montagnes
voisines. Le soir du 18, nous atteignimes _Ain_, et d'un desert
affreux, a la reverberation fatigante, nous passames dans une
charmante vallee arrosee par un petit ruisseau, frais et limpide,
serpentant a l'ombre des mimosas et des tamarins, et unissant sa
fraicheur a l'ardente et luxuriante vegetation des tropiques.[13]

Nous fumes assez heureux pour laisser le cholera derriere nous. A
part quelques cas de diarrhee, facilement arretes, la compagnie tout
entiere jouit d'une excellente sante. Chacun de nous etait plein
d'ardeur a la perspective de visiter des regions presque inconnues,
surtout apres avoir dit adieu a Massowah, ou nous avions passe de
longs et tristes mois dans une attente pleine d'anxiete.

D'Ain a Mahaber[14] la route est des plus pittoresques; elle suit
le courant de la petite riviere d'Ain, tantot emprisonnee par
des murailles perpendiculaires de basalte ou de trachyte, tantot
serpentant sur un petit plateau tout verdoyant et borde de hauteurs
coniques, couvertes jusqu'a leur sommet de mimosas, d'enormes cactus,
animees par des hordes d'antilopes, qui, bondissant de rochers en
rochers, effarouchent par leurs caprices les innombrables hotes de ces
contrees, les gigantesques babouins. La vallee elle-meme, embellie
par la presence de nombreux oiseaux, au riche plumage et a la voix
enchanteresse, retentit des cris percants des nombreuses pintades, si
familieres que le bruit repete de nos armes a feu ne les derangeait
pas le moins du monde.

A Mahaber, nous fumes obliges de demeurer plusieurs jours pour
attendre de nouveaux chameaux. Les Hababs, qui devaient nous
les fournir, effrayes par le neveu chevelu du naib et par les
bashi-bozouks, se cachaient, et ce ne fut qu'apres beaucoup de
pourparlers et l'assurance repetee que chacun d'eux serait paye, que
les chameaux firent leur apparition. Les Hababs sont de grandes tribus
pastorales, habitant le Ad-Temariam, pays montagneux et arrose, situe
a environ cinquante milles an nord-ouest de Massowah, entre le 38e et
le 39e degre de longitude, et 16e et 16,30 degre de latitude. C'est
la qu'on rencontre le plus beau type du Bedouin errant: de taille
moyenne, musculeux, bien fait, il pretend etre d'origine abyssinienne.
A l'exception de la teinte un peu plus sombre de la peau,
certainement, sous tous les autres rapports, ces Bedouins ne different
pas des habitants de la plaine, et ont quelque chose des premieres
races africaines. Il y a cinquante ans, c'etait une tribu chretienne
de nom, dernierement convertie au mahometisme par un vieux cheik
encore vivant, qui reside pres de Moncullou, et est un objet de grande
veneration dans tout le Samhar. Une fois leurs doutes tombes et leurs
soupcons _endormis_, les Hababs se montrerent serviables, obligeants,
pleins de bon vouloir.

La reconnaissance n'est pas une vertu commune en Afrique, an moins
autant que j'ai pu eu juger par ma propre experience. La chose est si
rare que je suis heureux d'en rapporter un exemple qui me revient a la
memoire. Dans notre premiere excursion dans l'Ad-Temariam, j'avais vu
plusieurs malades, parmi lesquels un jeune homme qui souffrait d'une
fievre remittente et je lui donnai quelques remedes. Apprenant notre
arrivee a Mahaber, il vint pour me remercier, m'apportant comme
offrande une petite outre de miel. Il excusa l'absence de son vieux
pere, qui, disait-il, aurait desire me baiser les pieds, mais la
distance (environ huit milles) etait trop grande pour ses forces de
vieillard.

Je dois aussi ajouter ici qu'un jeune voyageur, M. Marcopoli, nous
avait accompagnes de Massowali. Il allait a Metemma, par la voie de
Kassala, pour assister a la foire annuelle qui se tient tous les
hivers dans cette ville. Il profita de notre sejour a Mahaber pour
aller a Keren, dans le Bogos, ou l'appelaient certaines affaires,
comptant nous rejoindre quelques relais plus loin. Nous primes notre
carte pour calculer la distance de notre halte actuelle a Bogos,
qui nous parut de dix-huit milles an plus. Comme il etait pourvu
d'excellentes mules, il devait atteindre Metemma en quatre ou cinq
heures. Il partit, en consequence, a la pointe du jour, et ne s'arreta
pas une seule fois; mais la nuit etait deja fort avancee avant qu'il
apercut les lumieres du premier village sur le plateau du Bogos:
cela arrive a beaucoup de voyageurs induits en erreur par les cartes
geographiques. L'anxiete du pauvre hommes fut grande. Bientot apres
que la nuit fut venue, il apercut une bete fauve. Je suppose que c'est
son imagination, excitee an plus haut point par la peur, qui evoqua le
fantome de quelque horrible animal, un lion, un tigre, il ne sait
pas exactement; mais, quoi qu'il en soit, il vit ou crut voir, une
horrible bete de proie qui le regardait fixement a travers les
broussailles, avec des yeux rouges et ardents, guettant tous ses
mouvements pour sauter en temps opportun sur sa faible proie.
Cependant il arriva a Keren en surete.

Il apprit que nous etions attendus par les habitants du Bogos, qui
croyaient que nous passerions par la route superieure. A notre
arrivee, on devait semer des fleurs devant nous, nous souhaiter la
bienvenue par des danses et des chants a notre louange; l'officier
commandant les troupes devait nous rendre les honneurs militaires; le
gouverneur civil se proposait de nous recevoir avec somptuosite: en un
mot, une magnifique reception devait etre faite aux amis anglais du
puissant Theodoros. Le desappointement fut on ne peut plus grand
lorsque M. Marcopoli informa les Bogosites, que notre route etait
dans une direction tout opposee a leur belle province. Le commandant
militaire decida alors qu'il accompagnerait M. Marcopoli a son retour,
afin de nous payer son tribut de respect a notre station. M. Marcopoli
en fut bien rejoui; il avait garde un trop vivant souvenir de _son
lion_ pour ne pas etre heureux a la pensee d'avoir un compagnon de
route.

A la fin de la soiree, l'officier abyssinien et ses hommes partirent
ayant eu soin, avant de se mettre eu marche, de s'administrer force
rasades de tej pour se garder du froid. Une fois en marche, nos
cavaliers se mirent a caracoler de la plus fantastique maniere, tantot
courant bride abattue sur le pauvre Marcopoli, la lance eu arret, et
faisant volte-face juste lorsque la pointe de leur arme touchait deja
sa poitrine; tantot fondant sur lui et faisant feu de leurs pistolets
charges, mais a poudre et a 60 ou 80 centimetres seulement de sa
tete. Marcopoli etait fort mal a son aise avec cette escorte ivre et
belliqueuse; mais ne connaissant pas leur langue, il n'avait rien a
faire que de paraitre enchante.

De bonne heure dans la matinee, a notre seconde etape de Mahaber, ce
specimen de soldats abyssiniens firent leur apparition, c'etait une
poignee de coquins a la mine la plus scelerate que j'aie jamais
rencontree pendant tout mon sejour en Abyssinie. Evidemment Theodoros
n'etait pas tres-difficile dans le choix des officiers qu'il placait
aux avant-postes les plus eloignes; a moins qu'il ne considerat les
plus insolents et les plus desordonnes comme les plus propres a
remplir cette charge. Ils nous offrirent une vache qu'ils avaient
volee sur leur route, et nous prierent de ne pas oublier de faire
savoir a leur maitre qu'ils etaient venus au-devant de nous a une
grande distance, afin de nous presenter leurs hommages. Apres les
avoir fait rafraichir avec quelques verres de brandy, et s'etre
partages une mince collation, ils baiserent la terre eu signe de
reconnaissance pour les bonnes choses qu'ils avaient recues eu retour
de leur don, et ils partirent--a notre grande satisfaction.

Le 23, nous quittames Mahaber nous dirigeant vers l'ouest et longeant,
pendant plus de huit milles, la charmante vallee d'Ain. Ensuite, nous
tournames vers la gauche, allant ainsi dans la direction du sud-ouest
jusqu'a ce que nous arrivames dans la province de Barka; de nouveau,
notre route reprit la direction du nord-ouest jusqu'a Zaga. De
ce point jusqu'a Kassala, notre direction generale fut vers le
sud-ouest[15] De Mahaber a Adarte la route est des plus agreables;
pendant plusieurs jours, nous montames continuellement, et plus nous
avancions dans ces regions montagneuses, plus aussi nous trouvions le
pays delicieux, a la vue d'une vegetation abondante et splendide.

Le 25, nous traversames l'_Anseba_, grande riviere roulant ses eaux
dans les provinces elevees du Bogos, de l'Hamasein et du Mensa, et se
jetant dans la riviere de Barka a Tjab[16].

Nous passames une journee delicieuse dans la magnifique vallee
d'Anseba; cependant craignant le danger de rester, apres le coucher
du soleil, sur ces bords fleuris, mais malsains, nous plantames notre
tente sur un terrain plus haut, a quelque distance de la, et le matin
suivant, nous partimes pour Haboob, le point le plus haut que nous
devions atteindre avant de descendre dans le Barka, a travers le
passage difficile du Lookum. Apres une descente a pic de plus de 2,000
pieds, la route glisse vers le bas pays de Barka.

D'Ain a Haboob[17] le pays est, en general, bien boise et arrose
par d'innombrables ruisseaux. Le sol est forme de debris de roches
volcaniques, specialement de feldspath; la pierre ponce abonde
dans les ravins. Les lits des ruisseaux sont les seules routes des
voyageurs. Cette chaine de montagnes tout entiere est une region
tres-agreable, d'autant plus charmante qu'elle s'eleve entre les cotes
arides de la mer Rouge et les plaines brulees et unies du Soudan. La
province de Barka est une prairie sans fin, elevee d'environ 2,500
pieds, et parsemee de petits bois de mimosas rabougris.

De Baria a Metemma, le sol est forme generalement d'alluvion.

L'eau y est rare; presque toujours, un mois apres la saison des
pluies, toutes les rivieres sont a sec; et l'on ne peut obtenir de
l'eau qu'en creusant le sable du lit desseche de la riviere de Barka
et de ses affluents. Lorsque nous traversames ces plaines quelques
portions en etaient encore vertes; mais lorsque nous y revinmes
quelques mois plus tard, ces prairies etaient plus dessechees que le
desert lui-meme.

Nos jolis chanteurs d'Ain avaient disparu. L'oiseau de Guinee etait
devenu rare et l'on ne rencontrait que quelques chetives antilopes
errant sur l'etendue deserte. Par contre, nous etions reveilles par
le rugissement du lion et le miaulement de la byene, et nous avions
grand'peine a proteger nos moutons et nos chevres contre le leopard
tachete qui guettait autour de nos tentes.

Le 13 octobre, nous arrivames a Zaga, grande region de plaine situee a
la jonction du Barka et du Mogareib. Ici comme presque partout, on ne
trouve de l'eau qu'eu creusant des puits dans le lit des rivieres.
Mais on en a obtenu une quantite suffisante pour decider les Beni-Amer
a y etablir leur campement d'hiver.

Ce jour-la, nous avions parcouru un long trajet a cause de l'absence
de l'eau sur notre route. Nous etions partis a deux heures de
l'apres-midi, et nous n'arrivames a notre halte (situee dans le lit
meme du torrent et a quelques metres du camp des Beni-Amer), qu'une
couple d'heures avant la pointe du jour. Nous etions si endormis et si
fatigues que vers la fin de notre marche nous avions toutes les peines
du monde a nous tenir en selle, et ce ne fut pas trop tot quand notre
guide nous donna le rejouissant avertissement que nous etions arrives.
Nous etendimes aussitot sur la terre nos couvertures en peau de vache
que nous portions avec nous, et nous couvrant de nos habits, nous nous
couchames immediatement. J'avais offert a M. Marcopoli de partager ma
couche, sa couverture ne nous ayant pas encore rejoints, et an bout
de quelques minutes, nous etions tous les deux plonges dans ce lourd
sommeil qui accompagne toujours l'epuisement cause par une longue
marche. Je me souviens de l'ennui que j'eprouvai en me sentant
violemment secoue par mon compagnon de lit qui, d'une voix tremblante,
me soufflait dans l'oreille: "Regardez la!" Je compris aussitot son
regard d'angoisse et de terreur, car deux magnifiques lions, a peine
eloignes de vingt pas, buvaient pres du puits creuse par les Arabes.
Je pensai, et je le dis a M. Marcopoli, que, n'ayant pas d'armes a feu
avec nous, le plus sage etait de dormir et de rester aussi tranquilles
que possible. Je lui en donnai l'exemple et ne m'eveillai que fort
tard dans la matinee, lorsque deja le soleil lancait ses rayons
brulants sur nos tetes decouvertes. M. Marcopoli, la terreur et
l'egarement encore empreints sur sa physionomie, etait toujours assis
pres de moi. Il me dit qu'il n'avait pas dormi, mais qu'il avait
surveille les lions: ils etaient restes fort longtemps buvant,
rugissant et se battant les flancs de leurs queues, et meme lorsqu'ils
etaient partis, ils avaient continue leurs terribles rugissements,
qui allaient en s'eloignant, a mesure que les premiers rayons du jour
percaient l'horizon.

Sans aucun doute, nous venions d'echapper a un terrible danger, car
cette nuit meme, un lion avait emporte un homme et un enfant qui
etaient couches en dehors du camp des Arabes. Le cheik des Beni-Amer,
pendant les quelques jours que nous passames a Zaga, avec une
veritable hospitalite arabe, placa toujours des gardes pendant la
nuit autour de nos tentes, pour surveiller les grands feux qu'ils
allumaient, dans le but de tenir a une distance respectueuse ces
malencontreux rodeurs de nuit.

Nous etions convenus avec les Hababs, que nous changerions nos
chameaux en cet endroit, mais il nous fut impossible d'en obtenir
d'autres ni par argent ni par amitie. Il est fort heureux pour nous
que les Bedouins aient reconnu enfin que tous les hommes blancs
n'etaient pas des Turcs, autrement nous eussions ete emprisonnes,
sans espoir d'en sortir, an centre du pays de Barka. Les Beni-Amer ne
voulurent jamais avouer qu'ils avaient des chameaux, bien que nous en
vissions plus de dix mille qui paissaient sous nos yeux.

Les Beni-Amer sont Arabes, ils parlent l'arabe, et ont garde jusqu'a
present tous les caracteres de cette race. Un Bedouin rodeur et un
Beni-Amer sont tellement semblables qu'il semble incroyable que les
Beni-Amer n'aient garde aucun souvenir de leur arrivee sur les cotes
d'Afrique, et de la cause qui a pousse leurs ancetres loin de leur
pays natal. Leurs cheveux longs, noirs et soyeux n'ont pas encore
pris l'apparence laineuse de ceux des fils de Cam; leurs petites
extremites, leurs membres finement attaches, leur nez droit, leurs
levres minces, leur teint bronze, les distinguent des Shankallas, des
Barias et de toutes ces races melangees des plateaux. Ils portent un
morceau de drap long de quelques metres, jete autour de leur corps
avec l'elegance particuliere aux sauvages. Avec ce mince chiffon ils
se feront toujours remarquer comme le mendiant italien, non-seulement
par leurs formes bien prises, mais aussi par l'impudence et
l'effronterie qui se manifestent dans le brillant eclat de leurs yeux
noirs. Les Beni-Amer, comme leurs freres des cotes arabes, possedent
a un haut degre ce defaut si bien decrit par un voyageur distingue de
l'Orient et qui les appelle: une race bavarde et criarde. Ils payent
un tribut special au gouvernement egyptien, et la raison pour laquelle
nous ne pumes obtenir de chameaux etait que, les troupes etant en
mouvement, ils craignaient qu'a leur arrivee a Kassala, presses par le
service du gouvernement, non-seulement ils ne fussent pas payes par
nous, mais vraisemblablement qu'on leur enlevat un grand nombre de
leurs chameaux. Cette tribu rode le long des rives du Barka et de ses
affluents. Zaga n'est que leur station d'hiver; d'autres fois ils
parcourent les immenses plaines au nord du Barka a la recherche des
paturages et de l'eau necessaires a leurs innombrables troupeaux.
Sur tout le pays de Zaga des camps apparaissent dans toutes les
directions; leurs troupeaux de betail, particulierement de chameaux,
semblent sans nombre: tout indique que ce sont de riches et puissantes
tribus.

Nous campames pres de leur quartier general ou reside le cheik de
tous les Beni-Amer, Ahmed, entoure par ses femmes, ses enfants et
son peuple. C'est un homme d'age moyen, se distinguant de ses ruses
compagnons par un regard fin et subtil. Il fut aimable pour nous,
et nous offrit quelques moutons et des vaches. Son camp couvrait
plusieurs acres de terre, le tout etait entoure d'une forte defense.
Les huttes sont rangees en forme circulaire a quelques pieds de la
haie; l'espace ouvert au centre est reserve aux bestiaux, toujours
recueillis pendant la nuit. La petite hutte du chef entouree de bois
et de gazon, contraste agreablement avec la demeure de ses sujets. Les
plus chetives de ces huttes de forme arrondie, sont faites de pieux
piques en terre; quelques lambeaux de natte grossiere jetes par-dessus
completent la structure. Elles n'ont pas plus de quatre pieds de haut;
et leur circonference est d'environ douze pieds; toutefois, on voyait
a travers l'etroite ouverture apparaitre huit ou dix faces mal lavees,
ou brillaient des yeux noirs et effrayes, epiant les etranges hommes
blancs. La petite verole y faisait alors de grands ravages, et la
fievre journellement emportait quelque victime. Je donnai des remedes
a plusieurs malades, et de bons conseils hygieniques au cheik Ahmed.
Il ecouta avec un respect bienveillant toutes les bonnes choses qui
tombaient des levres de l'hakee. "Il verrait;" jamais ses ancetres
n'avaient fait ainsi auparavant, et avec la bigoterie et la
superstition musulmanes, il mit fin a la conversation par un
Allah-Kareem!...[18]

Le 3 novembre, nous etions encore en marche. Le 5, nous arrivames a
Sabderat, premier village _non nomade_ que nous rencontrions depuis
notre depart de Moncullou. Ce village, semblable exterieurement a ceux
du Semhar, est bati sur la pente d'une haute montagne granitique,
divisee en deux du sommet a la base. De nombreux puits sont creuses
dans le lit du torrent qui le partage. Les habitants des deux bords
sont souvent en contestation pour la possession de leur liquide
precieux; et quand l'eau jaillissante a disparu, les passions humaines
s'eveillent, le lit tranquille du torrent devient le theatre de
disputes et de guerres.

Le matin du 6 novembre, nous entrames a Kassala. Le neveu du naib nous
avait precedes, afin d'informer le gouverneur de notre arrivee et
de lui presenter la lettre de recommandation adressee pour nous aux
autorites par le pacha d'Egypte. Pour nous rendre les honneurs dus aux
porteurs d'un firman de leur maitre, le gouverneur envoya toute la
garnison a notre rencontre a quelques milles au dela de la ville,
chargee de nous presenter une excuse polie, de son absence due a la
maladie. L'ancien associe de la maison grecque, Paniotti, vint aussi
nous souhaiter la bienvenue et nous offrir l'hospitalite de sa maison
et de sa table.

Kassala, capitale du Takka, ville fortifiee, situee pres de la riviere
Gash, renferme environ 10,000 habitants; elle est batie sur le modele
le plus moderne des villes egyptiennes, les edifices publics aussi
bien que les constructions privees sont de boue. L'arsenal, les
casernes sont les seules constructions de quelque importance. De
magnifiques jardins out ete crees a peu de distance de la ville pres
de la riviere Gash par une petite communaute d'Europeens. Mais avant
et apres la saison des pluies, le pays est tres malsain. Pendant ces
quelques mois, de mauvaises fievres et la dyssenterie font beaucoup de
ravages.

Kassala etait autrefois une ville tres-prospere, le centre de tout le
commerce de cette immense etendue de pays compris entre Massowah et
Suakin jusqu'au Nil, et de la Nubie a l'Abyssinie. Mais a l'epoque
de notre passage, elle semblait deserte, couverte de ruines et d'une
abondante vegetation, et depourvue des choses les plus necessaires
a la vie. Elle n'etait plus que l'ombre d'elle-meme, frequentee
seulement par quelques fideles citoyens, semblables a des spectres
et deja atteints de la peste. Kassala avait eu a supporter l'epreuve
d'une revolte des troupes nubiennes. Les fievres pernicieuses, la
terrible dyssenterie et le cholera avaient decime egalement les
rebelles et les royalistes; la guerre et la maladie s'etaient donne
la main pour transformer cet oasis du Soudan en un desert penible
a contempler. La revolte des troupes avait eclate en juillet.
Les troupes n'avaient point touche de paye depuis deux ans, et
lorsqu'elles reclamerent cet arriere, elles essuyerent un refus
categorique. Dans ces conditions, il n'est pas etonnant que les
soldats aient ete prompts a ecouter les paroles trompeuses et les
extravagantes promesses qui leur etaient faites par un de leurs chefs
subalternes, nomme Denda, et descendant des premiers rois de Nubie.
Ils murirent leur complot en grand secret, et chacun fut terrifie un
beau matin d'apprendre que les soldats noirs venaient de se declarer
en revolte ouverte, avaient massacre leurs officiers, et ne trouvant
plus aucune contrainte, se laissaient aller a leur inclination
naturelle qui est le carnage et le pillage. Quelques Egyptiens
reguliers, par bonheur, avaient pris possession de l'arsenal, et
tinrent tete a ces sauvages furieux jusqu'a ce que des troupes
arrivassent de Kedaref et de Khartoum. Les Europeens et les Egyptiens
defendirent courageusement la partie de la ville qu'ils habitaient.
Ils eleverent des murailles et de petites defenses de terre entre eux
et les revoltes, et continuellement en alerte, a cause de leur petit
nombre, ils repousserent avec bravoure les assauts de leurs ennemis
pour defendre leurs vies et leurs proprietes. Les troupes egyptiennes
arriverent de tous cotes et secoururent la ville assiegee. Plus de
mille revoltes furent tues pres des portes de la ville; un autre
millier environ furent pris et executes, et ceux qui esperaient
echapper a la vengeance de l'impitoyable pacha, en fuyant dans le
desert, furent traques comme des betes fauves par les Bedouins
rodeurs. Bien que l'ordre fut retabli a notre passage, cependant il ne
fut pas facile d'obtenir des chameaux. Il fallut tout le pouvoir et
toute la force de persuasion des autorites pour decider les Arabes
Shukrie a nous laisser entrer dans la ville et a nous accompagner a
Kedaref.

C'est a Kassala que nous apprimes la triste fin de l'entreprise du
comte de Bisson. Il parait que le comte de Bisson, jadis officier
de l'armee napolitaine, avait epouse dans un age avance une riche
heritiere, belle et accomplie en toutes choses et fille d'un armateur.
C'etait un mariage de convenance: un titre echange contre la richesse
et la beaute. Dans l'automne de 1864, M. de Bisson arriva a Kassala,
accompagne d'une cinquantaine d'aventuriers, le rebut de toutes les
nations, qui s'etaient enroles sous l'etendard de l'ambition du comte
avec cette promesse que la richesse et le pouvoir seraient avant peu
leur partage. La pensee de M. de Bisson etait de jouer le role d'un
second Moise; il ne voulait pas seulement coloniser, mais aussi
convertir. Il ne doutait pas que le sauvage Bedouin des plaines du
Barka, non-seulement le reconnut pour son chef, mais il etait persuade
que cet etre errant, abandonnant ses fausses croyances, tomberait
prosterne devant l'autel qu'il voulait eriger dans le desert. Environ
cent villes arabes se laisserent persuader de se joindre au parti
europeen, ramassis de gens bons a rien et de vagabonds qui s'etaient
pares d'un uniforme militaire, qui avaient adopte le _rifle_, le
pistolet et l'epee, qui portaient avec eux leurs provisions, qui
etaient ponctuels dans leur service et toujours prets a faire leurs
salamalecks, mais rebelles a toute discipline et a toutes les notions
de civilisation que le comte et ses officiers s'efforcaient de leur
inculquer.

Leur depart de Kassala pour le pays decoulant de lait et de miel, fut
tout a fait theatral; en tete, a cheval sur un chameau, un galant
capitaine (il avait donne sa demission du service autrichien) jouait
sur un cor de chasse une fanfare de depart; derriere lui le second
commandant, monte sur un fougueux coursier et suivi par une portion
des forces europeennes, qui, avec une attitude militaire et marchant
en rangs serres, s'en allaient comme des hommes qui ont pour esclave
la victoire. Derriere eux venait le comte lui-meme, dans un uniforme
eclatant de general, la poitrine couverte de decorations que les
souverains avaient ete fiers de decerner a un si noble coeur; pres de
lui, sa superbe femme cavalcadait gracieusement, admirant son mari
coiffe du pittoresque kepi et vetu de l'uniforme rouge des zouaves
francais; Apres eux, fermant la marche, la masse des Arabes, le
pillage ecrit dans leurs brillants yeux noirs, marchait d'un pas
tranquille et facile aussi regulierement que l'on pouvait s'y attendre
d'hommes qui detestaient l'ordre et avaient ete dresses en si peu de
temps. Ai-je besoin de dire que l'expedition manqua completement? Les
Arabes de la plaine refuserent de reconnaitre un autre roi et pontife
dans la personne du comte. Ils furent meme assez mechants pour engager
ceux de leurs freres qui avaient accepte de le servir, a retourner a
leurs premieres occupations, et _oublierent de laisser_ derriere
eux leurs armes, leurs vetements, etc., etc., qui leur avaient ete
distribues lorsqu'ils s'etaient engages an service du comte.

Le retour a Kassala fut plus modeste. Les _fiers conquerants_
n'avaient plus de cor de chasse; les brillants uniformes s'etaient
salis en route et les vetements avaient ete raccommodes; le general
lui-meme avait adopte le costume civil; la dame seule etait toujours
gaie, souriante et pleine de beaute comme auparavant; mais aucun Arabe
a l'accoutrement fastueux ne fermait le cortege, epuise et mourant de
faim. M. de Bisson avait echoue. Pourquoi? Parce que le gouvernement
egyptien n'avait fourni aucun des secours qu'il avait promis de
fournir, mais an contraire, avait arrete les approvisionnements que
le comte se croyait en droit de recevoir. Une demande de je ne sais
combien de millions fut faite alors au gouvernement. Un envoye fut
depeche a cet effet; mais a ce qu'il parait la demande ne fut pas
prise au serieux, et les pretentions du comte furent declarees
absurdes et deraisonnables. Bientot apres le comte et sa femme
retournerent a Nice, laissant a Kassala les debris de l'armee
europeenne, qui consistaient en quelques hommes que n'avait pas
emportes la fievre ou toute autre maladie pernicieuse.

Pendant la revolte des troupes nubiennes, le peu de ces soldats qui
n'etaient pas a l'hopital ou sur la route de Kartoum ou de Massowah,
se battirent bien; meme deux d'entre eux payerent de leur vie leur
vaillante conduite dans une sortie; ils gagnerent ainsi par leur
bravoure dans ces temps difficiles, le respect qu'ils avaient perdu
pendant de longs jours d'inaction.

M. de Bisson s'etait montre tres-ingenieux a repandre le plus de faux
rapports possible sur la condition des captifs retenus par Theodoros;
et meme jusqu'au moment ou l'armee fut en marche pour leur delivrance,
des comptes rendus _tres-exacts_ parurent sur le relachement des
Anglais par Theodoros. Une autre fois un rapport menteur fut repandu,
pretendant qu'il avait ete livre dans le Tigre, entre Theodoros et un
puissant ennemi, une bataille qu'on disait avoir dure trois jours sans
aucune apparence de succes d'aucun cote; que Theodoros, ayant apercu
dans le camp ennemi quelques Europeens, avait aussitot envoye l'ordre
de notre execution immediate; enfin, que le porteur de la sentence
s'etant rendu aupres de l'imperatrice, qui residait alors a Gondar,
l'agent de M. de Bisson avait use de son influence pour arreter
l'execution. Tout absurdes et ridicules que fussent ces rapports, ils
n'en produisaient pas moins une grande angoisse momentanee sur les
parents et les amis des captifs.

Pendant cinq jours que nous passames a Kassala, je suis heureux de
pouvoir dire que j'ai pu soulager plusieurs malades, parmi lesquels
notre hote lui-meme, et un de ses convives, jeune officier egyptien
bien eleve, qui fut conduit aux portes du tombeau par une violente
attaque de dyssenterie. Un colonel nubien nous fit appeler un matin;
il nous engagea fortement a nous arreter avant qu'il ne fut trop tard.
Il connaissait la facon d'agir de Theodoros, et il nous assura que
nous ne rencontrerions qu'imposture et trahison aupres de lui. Nous
lui apprimes alors que nous avions un mandat officiel et que nous
etions obliges d'obeir; il n'ajouta plus rien mais il nous dit adieu
d'une voix pleine de tristesse.


Notes:

[13] La distance de Massowah a Ain est environ de 44 milles.

[14] D'Ain a Mahaber on compte environ 30 milles.

[15] La distance de Mahaber a Adarte, sur la frontiere du Barka, est
environ de 50 milles, et d'Adarte a Kassala environ 130 milles.

[16] Tjab, latitude de 17 deg. 10', longitude 37 deg. 15'.

[17] L'Anseba, a l'endroit ou nous le traversumes, est a environ 4,000
pieds au-dessus du niveau de la mer, et Haboob a environ 4,500 pieds.

[18] Dieu est misericordieux.




VI


Depart de Kassula.--Le Sheik-Abu-Sin.--Rumeurs de la defaite
de Theodoros par Tisso-Gobaze.--Arrivee a Metemma.--Marche
hebdomadaire.--Manoeuvres militaires des Takruries.--Leur
emigration dans l'Abyssinie.--Arrivee de lettres de Theodoros.

Dans l'apres-midi du 10 novembre nous partimes pour Kedaref. Notre
route en ce moment avait une direction plus meridionale. Le 13,
nous traversames l'Atbara, tributaire du Nil, apportant au Pere des
fleuves, les eaux de l'Abyssinie septentrionale. Le 17, nous entrames
dans Sheik-Abu-Sin, capitale de la province de Kedaref.[19] Nos
chameliers appartenaient a la tribu des Shukrie-Arabes, tribu
semi-pastorale, semi-agricole, et qui reside principalement dans le
voisinage et le long des rives de l'Atbara, ou bien va errer sur
l'immense plaine situee entre cette riviere et le Nil. Les Shukrie
sont plus abatardis que les Beni-Amer, parce qu'ils se sont davantage
meles aux Nubiens ainsi qu'aux peuplades qui demeurent dans ces
regions. Ils parlent un mauvais arabe. Quelques-uns ont garde tous
les traits et toutes les apparences generales de la race originelle,
tandis que d'autres sont consideres comme des mulatres et que meme
quelques-uns se distinguent difficilement des Nubiens ou Takruries.

De Kassala a Kedaref, nous traversames une plaine interminable,
couverte d'une herbe haute, parsemee de bouquets de mimosas, trop
chetifs pour offrir les delices d'une ombre protectrice pendant
l'accablante chaleur de midi. De tous cotes a l'horizon on apercoit
des sommets isoles: le Djebel-Kassala a quelques milles an sud de la
capitale du Takka; vers l'orient, le Ela-Hugel et le Ubo-Gamel furent
en vue pendant plusieurs jours; tandis que vers l'ouest, perdus
presque dans la brume de l'horizon, apparaissaient successivement les
contours du Derked et du Kossanot.

La vallee de l'Atbara avec sa vegetation luxuriante, habitee par
toutes les varietes de l'espece emplumee, visitee par les puissants
quadrupedes alteres des prairies, presentait un spectacle si grand
dans sa sauvage beaute, que nous nous arrachames difficilement a ses
bosquets ombrageux: Si notre devise n'avait pas ete: "En avant!" nous
eussions, bravant la fievre, passe quelques jours dans ces regions
vertes et odoriferantes.

Sheik-Abu-Sin est un grand village; les maisons y sont en bois, baties
en rotonde et couvertes de paille. Une petite hutte appartenant a la
societe Paniotti, notre hote de Kassala, fut mise a notre disposition.
A peine arrives, nous recumes la visite d'un marchand grec qui vint me
consulter pour une roideur a la jointure du bras et de l'avant-bras,
causee par la blessure d'un coup de fusil. Il parait que quelques
annees auparavant, tandis qu'il etait a cheval sur un chameau pendant
une partie de chasse a l'elephant, son fusil charge d'une demi-once de
poudre, partit de lui-meme, il n'a jamais su comment. Tous les os de
l'avant-bras avaient ete broyes; la cicatrice de cette affreuse plaie
montrait les souffrances qu'il avait supportees, et c'etait pour moi
en verite un prodige que, residant comme il faisait dans un climat
chaud et malsain, prive de soins medicaux, non-seulement il n'eut pas
succombe aux suites de la blessure, mais encore qu'il eut sauve le
membre. Je considerais la guerison comme tres-extraordinaire et, comme
d'ailleurs il n'y avait rien a faire, je lui conseillai de laisser son
bras tranquille.

Le gouverneur vint aussi nous voir et nous lui rendimes sa politesse.
Tandis que nous savourions notre cafe avec lui et d'autres _grandeurs_
du pays, on nous annonca que Tisso-Gobaze, l'un des rebelles, avait
battu Theodoros, et l'avait fait prisonnier. Le gouverneur nous dit
qu'il croyait la nouvelle fausse, mais il nous engageait a nous en
informer en arrivant a Metemma; si la nouvelle n'etait pas vraie, de
retourner sur nos pas, mais _quoi qu'il en fut_, de ne pas entrer en
Abyssinie si Theodoros en etait encore le maitre. Il nous cita alors
plusieurs exemples de la fourberie et de la cruaute de Theodoros;
malheureusement nous ne tinmes pas compte de ses paroles, parce que
nous savions qu'une vieille animosite existait entre les chretiens
de l'Abyssinie et leurs voisins les Musulmans des plaines. A Metemma
cette rumeur ne s'etait pas encore repandue; toutefois nous n'avions
pas le choix et nous n'eumes pas la pensee un seul instant de
rebrousser chemin, mais bien au contraire d'accomplir notre mission
quels qu'en fussent les perils.

A Kedaref, nous fumes assez heureux pour tomber sur un jour de marche,
et, par consequent, avoir toutes les facilites pour echanger nos
chameaux. Le meme soir, nous etions de nouveau en route, nous
dirigeant toujours vers le sud; mais, cette fois, decrivant un angle
avec notre premiere direction et marchant juste vers le soleil levant.

Entre Sabderat et Kassala, et entre cette derniere ville et le Gash,
nous avions d'abord apercu quelque culture; mais ce n'etait rien en
comparaison de l'etendue immense de champs cultives commencant depuis
notre depart de Sheik-Abu-Sin, et s'etendant sans interruption a
travers les provinces de Kedaref et de Galabat. Des villages se
montraient, dans toutes les directions, couronnant chaque hauteur.
A mesure que nous avancions, ces eminences croissaient en elevation
jusqu'a ce qu'elles devenaient des collines, des montagnes et
finissaient par se joindre a la grande chaine a laquelle appartenaient
les pics eleves de l'Abyssinie, qui, au bout de quelques jours, se
montrerent a nous.

Nous arrivames a Metemma dans l'apres-midi du 21 novembre. En
I'absence du cheik Jumma, l'homme important de ce pays, nous fumes
recus par son _alter ego_, qui mit une des residences imperiales
(une miserable grange) a la disposition des _"grands hommes de
l'Angleterre."_ Si nous deduisons le septieme jour pendant lequel nous
dumes nous arreter a cause de la difficulte que nous eumes a obtenir
des chameaux, nous fimes notre voyage entre Massowah et Metemma
(environ 440 milles de distance) dans trente jours. Notre voyage fut
extremement triste et fatigant. A part quelques agreables regions,
telle que celle d'Ain a Haboob, les vallees de l'Anseba et d'Atbara,
et le pays qui s'etend de Kedaref a Galabat, nous ne traversames que
des savanes sans fin; nous ne rencontrames pas un etre humain, pas une
hutte, seulement, de temps a autre, quelques antilopes, des traces
d'elephants, etc., et nous n'entendimes aucun bruit, si ce n'est le
rugissement des betes sauvages. Deux fois notre caravane fut attaquee
par des lions; malheureusement nous ne les vimes pas, parce que
dans ces deux occasions nous etions couches; mais chaque nuit, nous
entendions leurs redoutables rugissements, retentissant comme un
tonnerre eloigne dans les nuits calmes de ces silencieuses prairies.

La chaleur du jour etait parfois reellement accablante. Afin de
laisser reposer nos chameaux de temps en temps, nous roulions nos
tentes de tres-bonne heure; mais quelquefois nous restions des heures
a attendre le bon plaisir de nos chameliers, a I'ombre etroite d'un
mimosa, nous efforcant vainement de trouver, sous son feuillage
rabougri, un abri contre les rayons brulants du soleil. Nuit apres
nuit, que ce fut a la clarte de la lune ou a la simple clarte des
etoiles, nous allions toujours: la tache etait devant nous, et
notre devoir nous imposait d'atteindre au plus tot ce pays ou nos
compatriotes languissaient dans les chaines. Deja en selle entre trois
et quatre heures de l'apres-midi, nous avions souvent force nos mules
harassees a marcher, jusqu'a ce que l'etoile du matin eut disparu
devant les premiers rayons du jour. Plusieurs fois nous n'avons eu a
boire que le liquide chaud et sale que nous portions dans nos outres
de cuir; et presque toujours cette eau tiede et degoutante etait si
rare et si precieuse, que nous ne pouvions en distraire une goutte
pour calmer notre peau brulee ou rafraichir notre systeme epuise par
une ablution a propos.

Malgre les privations, les inconvenients, les refus et les dangers de
toute espece que l'on rencontre dans un voyage a travers le Soudan, a
cette epoque de l'annee si malsaine, a force de soins et d'attentions
nous arrivames a Metemma, sans avoir eu une seule mort a deplorer.
Plusieurs de nos compagnons et de nos serviteurs indigenes, meme
M. Rassam, eurent a souffrir plus ou moins de la fievre. Ils se
retablirent tous insensiblement, et quelques semaines apres notre
depart pour l'Abyssinie, la majeure partie etait en meilleure sante
que lorsque nous avions quitte les cotes chaudes et etouffantes de la
mer Rouge.

Metemma, capitale du Galabat, province situee sur la frontiere
occidentale de l'Abyssinie, est batie dans une grande vallee, a
environ quatre milles d'Atbara. Un petit ruisseau serpente aux pieds
du village, et separe le Galabat de l'Abyssinie. Sur le bord qui
touche a l'Abyssinie, se trouve un petit village, habite par quelques
negociants abyssiniens qui y resident pendant les mois d'hiver, epoque
d'un grand commerce avec l'interieur du pays. Les huttes arrondies et
coniques sont encore ici les seules habitations de toutes les classes;
la dimension et certains soins apportes dans la construction, sont
les seules differences qui existent entre les demeures des riches et
celles de leurs voisins les plus pauvres. Les palais du cheik Jumma
sont inferieurs a plusieurs des huttes de ses sujets, probablement
afin de dissiper le prejuge accredite de sa richesse et des tresors
incalculables qu'il a enfouis dans le sol. Les huttes mises a notre
disposition, ainsi que je l'ai deja dit, etaient sa propriete; elles
etaient situees sur l'une des petites collines faisant face a la
ville; le cheik y demeure pendant la saison des pluies; elles sont, en
effet, un peu moins malsaines que le terrain marecageux des bas-fonds.

Bien que suivant la croyance du prophete de Medine, la capitale du
Galabat ne peut se vanter de posseder une seule mosquee.

Les habitants du Galabat sont Takruries, la race negre du Darfour. Ils
sont au nombre d'environ 10,000; 2,000 environ habitent la capitale,
le reste est dissemine dans les divers villages situes ca et la au
milieu des champs cultives et des vastes prairies. La province tout
entiere est parfaitement apte a la culture. De petites collines
arrondies, separees par des vallees inclinees et arrosees par de frais
ruisseaux, donnent un aspect agreable a la contree; et si ce n'etait
que le pays est extremement malsain, on pourrait comprendre la
preference des pelerins du Darfour; quoique ce ne soit pas un
compliment fait a leur pays natal. Les pieux Musulmans du Darfour,
dans leur pelerinage a La Mecque, remarquerent en passant cette
province si favorisee, et ils s'imaginerent que c'etait la, moins
les houris, une partie du paradis de Mahomet. Quelques pelerins s'y
etablirent d'abord, et Metemma fut batie; d'autres suivirent leur
exemple et, quoique appartenant a une race indolente et paresseuse,
ils formerent bientot, va l'extreme fertilite du sol, une colonie
prospere.

Une fois etablis, ils reconnurent le sultan, lui payerent un tribut et
furent gouvernes par un de ses officiers. Mais la colonie du Galabat
s'apercut bientot que les Egyptiens et les Abyssiniens etaient bien
plus a craindre que leur souverain eloigne, qui ne pouvait meme les
proteger contre les injures de ces peuples: alors, tranquillement, ils
tuerent le vice-roi du Darfour et elurent un cheik choisi parmi eux.
Le nouveau gouverneur fit alors ses conditions aux Egyptiens et aux
Abyssiniens, et leur offrit un tribut annuel a tous les deux.

Cette sage, mais servile politique, amena les meilleurs resultats: la
colonie s'accrut et prospera, le commerce fleurit, les Abyssiniens
et les Egyptiens vinrent en foule a leurs marches bien fournis, et,
chaque foire apporta son tribut de plusieurs milliers de dollars a ces
negres ruses et nouvellement enrichis.

Du mois de novembre au mois de mai, tous les lundis et les mardis,
le marche est tenu sur une grande place au centre du village. Les
Abyssiniens y amenent des chevaux, des mules, du betail et y apportent
du miel; le marchand egyptien deploie dans sa cahute des toiles de
l'Inde, des chemises, de la quincaillerie et de magnifiques estampes.
Les Arabes et les Takruries arrivent avec des chameaux charges de
coton et de grains. La place du marche offre alors un spectacle anime.
De partout on se presse; les chevaux sont examines par des jockeys
demi-nus qui, du fouet et du talon, forcent a une allure furieuse
leurs chetifs animaux, sans aucun souci des membres et de la vie des
spectateurs qui s'aventurent trop pres.

Ici, le coton est charge sur des corbeilles, et prendra bientot sa
route pour Tschelga et Gondar; la, passent de grosses jeunes filles
nubiennes, parfumees a l'huile de castor rancie, qui decoule de leurs
tetes laineuses sur leurs cous et sur leurs epaules, et dont la
consequence est de faire faire la grimace a une quantite de Francais.
Elles tiennent, a leurs mains, le mouchoir rouge ou jaune, objet de
leurs longs desirs et de leurs reves. La scene entiere est animee;
la gaiete y domine, et quoique le bruit soit assourdissant, que les
marches soient interminables et que chacun soit arme d'une lance ou
d'une massue, cependant tout se passe toujours pacifiquement; aucun
sang n'est jamais repandu, si ce n'est celui de quelque vache tuee
pour les nombreux visiteurs des montagnes, qui vont savourer leurs
tranches de viande crue a l'ombre rafraichissante des saules de la
riviere.

Le vendredi, la scene change completement. Ce jour-la, la colonie tout
entiere est saisie d'une ardeur martiale. N'ayant pas de mosquee,
les Takruries consacrent leur saint jour par des ceremonies plus
en rapport avec leurs gouts; ils affluent sur la place du marche
transformee, a cet effet, en terrain de parade, quelques-uns s'y
amusant, le plus grand nombre admirent. Quelques Takruries, ayant
servi dans l'armee egyptienne pendant un certain temps, s'en sont
retournes dans leur pays natal, pleins d'estime pour la discipline
militaire, et convaincus de la superiorite des mousquets sur les
lances et les batons. Ils out persuade a leurs concitoyens de former
un regiment sur le modele egyptien. De vieux mousquets ont ete
achetes, et le cheik Jumma a eu la gloire de creer pendant son regne
le premier regiment ou plutot le _Jumma_ lui-meme.

Je crois qu'il est impossible de voir rien de plus amusant. Environ
une centaine de negres grimacants, a la tete laineuse et au nez
aplati, marchaient autour d'une espece de champ de Mars, en defile
indien, c'est-a-dire sans ordre, environ dix minutes. Puis ils se
formerent en ligne; mais ils n'etaient pas encore bien familiarises
avec les paroles de commandement: Demi-tour a droite, demi-tour a
gauche. N'importe, la foule admirait toujours, et sur chaque figure se
deployait une rangee de dents allant d'une oreille a l'autre. Aussi
le chef aux yeux jaunes pensait-il qu'avec de telles troupes, rien
n'etait impossible. On n'eut pas plus tot crie: _"En place, repos!"_
que les spectateurs s'elancerent pour admirer de plus pres et
feliciter les futurs heros de Metemma.

Le cheik Jumma est un vilain specimen d'une vilaine race; il avait
alors environ soixante ans, long et mince, avec un visage ride
tres-noir, portant quelques taches grises au menton et porteur d'un
nez si aplati, qu'on se demandait parfois si reellement il en avait
un. Presque toujours il est ivre. Il passe une bonne partie de l'annee
a porter le tribut de son peuple au lion abyssinien ou a son autre
maitre, le pacha de Kartoum. Peu de jours apres notre arrivee a
Metemma, il arriva lui-meme d'Abyssinie et nous fit une visite de
politesse, accompagne d'une suite de serviteurs bigarres et hurlants.
Nous lui rendimes sa politesse; mais il sortait du bain, et il fut
tres-malhonnete, pour ne pas dire grossier.

Pendant notre sejour, nous assistames a la grande fete annuelle de
la reelection du cheik. De grand matin, une bande de Takruries
deboucherent de toutes les directions, armes de batons ou de lances,
quelques-uns sur des montures, la plupart a pied, tous criant et
hurlant (ils appellent cela chanter, je crois) tellement fort, que,
meme avant d'avoir apercu la poussiere soulevee par une nouvelle bande
d'arrivants, les oreilles etaient assourdies parleurs clameurs. Chaque
guerrier takrurie, c'est-a-dire tous ceux qui peuvent hurler et porter
un gourdin ou une lance, a le droit de voter, et il paye ce privilege
un dollar. Le droit de voter est acquis des l'instant ou l'on compte
l'argent, et c'est l'argent qui decide du sort du gouverneur. Le cheik
reelu (car, a la fete a laquelle nous assistames, l'ancien cheik fut
reelu) avait tue des vaches, fait distribuer des pains de jowaree, et
surtout il avait donne d'immenses jarres de merissa (espece de biere
aigre generalement estimee). Ce fut ainsi qu'il feta pendant deux
jours le corps entier des electeurs. Il serait difficile de dire
lequel y est du sien, de l'electeur ou du cheik. Il va sans dire que
chaque Takrurie mange et boit la valeur entiere de son dollar. Il est
satisfait d'avoir paye ... et ne desire qu'une chose: en avoir pour
son argent. La subornation y est inconnue. Les tambours, seul embleme
de la royaute, sont silencieux pendant trois jours (tout le temps que
dure l'interregne); mais les vaches ne sont pas plutot abattues et le
merissa verse a la ronde par des jeunes filles au teint d'ebene ou par
les belles esclaves gallas, que leur chant monotone se fait encore
entendre, jusqu'a ce qu'il degenere en un concert hurlant de deux
mille negres completement ivres.

Le matin suivant, l'assemblee entiere se trouva reunie, _par ordre
superieur_, sur un terrain situe aux environs de la ville. Les
guerriers, disposes en croissant, virent alors arriver le cheik Jumma,
qui les harangua en ces mots: "Nous sommes un peuple fort et puissant,
qui n'a pas son egal dans la cavalerie et dans l'usage de la massue et
de la lance." De plus, il ajouta qu'ils avaient accru leur puissance
par l'adoption des armes a feu, la force reelle des Turcs. Il etait
parfaitement convaincu que la seule vue de ses hommes armes, jetterait
la terreur parmi les tribus voisines. Il finit en proposant une
_razia_ en Abyssinie et dit: "Nous prendrons les vaches, les esclaves,
les chevaux et les mules, et en meme temps nous rejouirons le coeur
de notre maitre, le grand Theodoros, en pillant son ennemi,
Tisso-Gobaze!" Un sauvage feu de joie et un rugissement terrible de
la foule excitee apprirent au vieux cheik que sa proposition etait
acceptee. Ces bandes partirent l'apres-midi de ce meme jour pour leur
expedition, et ils durent surprendre quelque paisible province,
car ils retournerent au bout de peu de jours, chassant devant eux
plusieurs centaines de tetes de betail.

Metemma, du mois de mai au mois de novembre, est tres-malsain. Les
maladies principales sont la fievre continue ou intermittente, la
diarrhee et la dyssenterie. Les Takruries sont une race dure, qui
resiste bien a l'influence nuisible du climat, mais non pas les
Abyssiniens ni les blancs. Les premiers seraient surs de mourir des
les premiers mois qu'ils passeraient dans ces regions basses et
infectees; les seconds probablement verraient leur sante ebranlee
considerablement, mais resisteraient une ou deux saisons. Pendant
notre sejour, j'ai ete plusieurs fois appele comme medecin. C'etaient,
pour la plupart des cas, des affections de la rate, qui furent
generalement soulagees par des applications de teinture d'iode et par
l'administration interne de petites doses de quinine et d'iodure de
potassium. Les diarrhees chroniques cedaient promptement a quelques
doses d'huile de castor, accompagnee d'opium et d'acide tannique. Les
dyssenteries aigues et chroniques, je les traitais par l'ipecacuanha,
accompagne d'astringents. L'un de mes malades fut le fils et
l'heritier du cheik: il souffrait depuis deux ans d'une dyssenterie
chronique; et bien que par mes soins il eut entierement recouvre la
sante, cependant son ingrat de pere ne pensa jamais a moi pendant
tous mes malheurs. Quelques ophthalmies, des maladies de la peau, des
tumeurs glanduleuses, peuvent etre rangees aussi parmi les maladies
regnantes.

Les Takruries n'ont aucune connaissance de la medecine: les charmes
sont, dans ce pays, le grand remede, comme dans tout le Soudan. Ils
cherchent toujours a se garder des mauvais coups d'oeil et a se
preserver des mauvais esprits et des genies; c'est pour cette raison
que tous les individus, voire meme les betes, mules, chevaux, betail
de toute espece sont couverts d'amulettes de toutes formes et de toute
grandeur.

Le lendemain de notre arrivee a Metemma, nous envoyames deux messagers
porteurs d'une lettre a l'empereur Theodoros, pour l'informer que nous
venions d'arriver a Metemma, le lieu qu'il nous avait designe, et que
nous n'attendions que son bon plaisir pour nous presenter devant lui.
Nous craignions que ce mobile despote n'eut change d'intention, et
qu'il ne nous laissat un temps illimite dans ce pays malsain du
Galabat. Un mois s'etait a peine ecoule, et nous commencions a nous
desesperer, lorsqu'a notre grande joie, le 25 decembre 1865, les
envoyes que nous avions expedies a notre arrivee, ainsi que ceux que
nous avions fait partir de Massowah au moment de nous mettre en route,
revinrent nous apportant une lettre de Sa Majeste, polie et pleine
de courtoisie. Il etait aussi enjoint, par le meme message, au cheik
Jumma, de nous bien traiter et de nous fournir des chameaux jusqu'a
Wochnee. Dans ce village, nous devions rencontrer une escorte
accompagnee de quelques officiers de Theodoros, qui devaient se
charger des arrangements a prendre pour transporter nos bagages au
camp imperial.




VII


Entree en Abyssinie.--Altercation entre les Takruries et les
Abyssiniens a Wochnee.--Notre escorte et les porteurs.--Application
de la medecine.--Premiere reception de Sa Majeste.--Traduction de la
lettre de la reine Victoria et presents offerts.--Nous accompagnons Sa
Majeste a travers Metcha.--Sa conversation en route.

Fatigues de Metemma, et soupirant apres le moment ou nous franchirions
celte haute chaine qui avait ete un si formidable rempart a nos
esperances et a nos souhaits, ce fut avec une vive joie que nous fimes
nos preparatifs de depart, qui cependant fut retarde de quelques
jours, a cause des chameaux. Le cheik Jumma, probablement, fier de sa
derniere reelection, semblait prendre tres-froidement les ordres qu'il
avait recus, et si nous n'eussions pas ete plus presses de penetrer
dans l'antre du tigre qu'il ne l'etait lui de condescendre a ses
desirs, nous fussions restes probablement bien des jours encore a la
cour du cheik negre. A force de demandes polies, de promesses, de
menaces, le nombre de chameaux demandes nous fut a la fin fourni,
et dans l'apres-midi du 28 decembre 1865, nous passames le Rubicon
ethiopien et fimes halte pour la premiere fois sur la terre
d'Ethiopie. Dans la matinee du 30, nous arrivames a Wochnee et nous
plantames nos tentes sous quelques sycomores a peu de distance du
village. Ainsi, notre premiere station en Abyssinie se fit au milieu
de bois de mimosas, d'acacias et d'arbres d'encens; le terrain ondule,
s'elevait comme les vagues de la mer apres un orage, tout couvert
d'une verte pelouse. A mesure que nous avancions, le sol devenait plus
irregulier et plus accidente, et nous dumes traverser plusieurs ravins
au fond desquels couraient de petits ruisseaux d'une eau cristalline.
Petit a petit, les collines arrondies devinrent plus abruptes et plus
escarpees, l'herbe de haute et verte qu'elle etait devint courte et
seche; les sycomores, les cedres et les grands arbres pour charpente
commencerent a se montrer. A mesure que nous approchions de Wochnee,
notre route se transformait en une succession de montees et de
descentes, de plus en plus rapides et fatigantes, tantot degringolant
dans de profonds ravins, tantot grimpant les cotes les plus
perpendiculaires de la premiere chaine de montagnes de l'Abyssinie.

A Wochnee, personne ne vint nous souhaiter la bienvenue. Les
chameliers, ayant decharge leurs chameaux, allaient partir, lorsque
arriva un des serviteurs des officiers envoyes par Sa Majeste pour
nous recevoir. Il nous presenta les salutations de son maitre, qui
n'avait pu se presenter a nous etant occupe a chercher les porteurs de
nos bagages; il nous engagea en meme temps a garder nos chameaux pour
la station suivante, parce que nous ne pouvions en obtenir dans cette
contree.

Une altercation eut lieu alors entre le gouverneur de Wochnee et les
chameliers. Ceux-ci refuserent d'aller plus loin et apres qu'ils se
furent consultes, chacun d'eux prit son chameau et partit. Mais le
gouverneur et le serviteur de l'officier, s'etant entendus, apres que
les chameliers furent partis, allerent au village voisin ou se tenait
un marche et y raccolerent un certain nombre de soldats et de paysans.
Puis, lorsque les chameliers traverserent le village, a un signal
donne, la bande entiere fondit sur eux et leur enleva leurs chameaux.
Je suis fache de l'avouer a la honte des Arabes et des Takruries, ces
derniers, quoique bien armes, n'essayerent meme pas de resister, mais
au contraire s'enfuirent dans toutes les directions. Cependant, la
crainte de perdre leurs betes de somme fit que leurs possesseurs
revinrent par bandes de deux ou trois. Alors, il y eut de nouveaux
pourparlers, un pourboire d'un dollar chacun fut promis aux chameliers
ainsi qu'une vache a partager entre eux, moyennant quoi la paix et la
bonne harmonie furent retablies. Une couple d'heures plus tard, nous
arrivions a Balwaha. Je compris alors les difficultes suscitees par
les chameliers; reellement la route etait trop mauvaise pour des
chameaux: il fallait gravir deux montagnes elevees et tres-escarpees
et traverser deux profonds ravins, tous couverts de bambous hauts et
compactes.

A Balwaha, nous campames dans un petit enclos naturel forme de
magnifiques arbres au feuillage epais. Trois jours apres notre
arrivee, deux des officiers envoyes par Theodoros firent leur
apparition; mais ils n'amenaient aucune bete avec eux. Nous etions
arrives malheureusement le dernier jour de la grande fete qui precede
la Noel et, nous dit le chef de l'escorte, nous devions prendre
patience jusqu'a ce que la fete fut passee.

Le 6 janvier, environ douze cents paysans furent reunis, mais la
confusion etait si grande, que nous ne pumes partir que le lendemain
et meme ce jour-la nous ne fimes qu'une tres-courte etape d'environ
quatre milles. La plus grande partie de nos lourds bagages fut
laissee derriere, car cela aurait demande un renfort de Tschelga plus
considerable pendant notre voyage. Le 9, nous fimes une plus grande
etape et nous nous arretames pour passer la nuit sur un plateau situe
vis-a-vis le fort eleve de Zer-Amba.

Nous etions la tout a fait dans la montagne, et nous devions souvent
monter ou descendre des pentes escarpes, nous etonnant de la facilite
avec laquelle nos mules grimpaient sur ces flancs abruptes et
semblables a une muraille. Le 10, nous avions encore la meme route
qui devenait de plus en plus mauvaise a mesure que nous avancions.
Et lorsque nous eumes fait l'ascension du pic le plus escarpe qui
rejoignait le plateau abyssinien et que nous pumes admirer la belle
vue qui s'etendait a nos pieds, nous nous rejouimes de grand coeur
comme si nous avions atteint le pays de la promesse. Nous fimes halte
a quelques milles du marche de la ville de Tschelga, a un endroit
appele Wali-Dabba. La, nous eumes a echanger nos betes de somme et,
par consequent, nous dumes attendre plusieurs jours jusqu'a ce que
de nouvelles betes fussent arrivees ou que nous eussions fait un peu
d'ordre. Des cet instant, mes tracasseries commencerent.

A toute heure du jour, j'etais entoure d'une foule importune de tout
age et de tout sexe, affligee de tous les maux dont notre chair a
herite. Je n'avais plus ni retraite ni repos, si je quittais un
instant notre camp avec mon fusil, pour aller a la recherche de
quelque gibier; j'etais suivi d'une foule hurlante. Sur notre route,
a chaque halte de Wali-Dabba au camp de Theodoros dans le Damot, du
lever du soleil a son coucher, je n'entendais pas autre chose que le
cri incessant: "_Abiet, Abiet, medanite, medanite._"[20] Je faisais
tout ce que je pouvais; je recevais tous les jours pendant plusieurs
heures ceux qui avaient besoin de remedes. Mais cela ne contentait pas
la majorite composee de syphilitiques, de lepreux, ou bien de ceux qui
souffraient d'elephantiasis, d'epilepsie, de scrofules, ou bien encore
de malheureux qui avaient ete mutiles par les cruels Gallas. Jour
apres jour la foule des malades allait croissant; ceux qui n'avaient
pu etre admis attendaient dans l'espoir qu'un autre jour la boite de
medecine surprenante du _hakeem_ s'ouvrirait pour eux. De nouveaux
malades s'ajoutaient chaque jour aux autres. Quelques guerisons de cas
ordinaires de maladies, que j'avais pu operer, repandirent ma renommee
de tous cotes, elle arriva meme jusqu'a mes compatriotes a Magdala.
Ils entendirent parler d'un _hakeem_ anglais, qui etait arrive et qui
pouvait rompre les os et les remettre en place immediatement, de telle
sorte que les gens operes se mettaient a marcher comme le paralytique
des saintes Ecritures. Cependant cela finit par devenir insupportable,
et je fus oblige de tenir ma tente fermee toute la journee; quand
je la laissais ouverte, j'etais entoure d'une foule curieuse. Les
officiers de l'escorte furent obliges de placer une garde tout autour
de ma tente, ne permettant d'approcher qu'a leurs parents ou a leurs
amis. Mais il arriva que la crainte qu'inspirait le despote etait
moins grande que l'amour de la vie et de la sante; et ces cas etaient
innombrables.

Le 13 janvier, nous commencames notre voyage pour nous rendre au
camp de l'empereur; nous traversames successivement les provinces de
Tschelga, une partie du Dembea, le Dagossa, le Wandige, l'Atchefur,
l'Agau-Medar et le Damot, laissant la mer de Tana a notre gauche. Les
trois premieres provinces avaient encouru la colere de Theodoros,
quelques annees auparavant; tous les villages avaient ete brules, les
recoltes detruites, et la plupart des habitants etaient morts de
faim; ceux qui resterent furent incorpores dans l'armee imperiale.
Quelques-uns revenaient en ce moment a leurs habitations renversees,
apres avoir entendu proclamer l'amnistie de l'empereur. Ce prince, au
bout de trois ans, s'etait lasse, et avait permis a ceux qui erraient
dans les provinces eloignees, abandonnes et sans asile, de retourner
au pays de leurs peres. De tous cotes, au milieu des ruines de ces
villages autrefois en pleine prosperite, on voyait passer des paysans
presque nus et a demi affames, devant de petites huttes sur les
cendres des habitations de leurs ancetres, sur la terre qu'ils se
preparaient a cultiver de nouveau. Helas! ils ne savaient pas que
cette meme main impitoyable allait s'etendre de nouveau sur eux.
L'Atchefur avait aussi ete ravage a la meme epoque; mais leur _crime_
n'ayant pas ete aussi grand, _le pere de son peuple_ s'etait contente
de les depouiller de leurs proprietes, sans faire appel a l'incendie
pour achever sa vengeance. Les villages de l'Atchefur sont grands et
bien batis; quelques-uns, tels que Limju, peuvent etre ranges parmi
les petites villes; mais les gens ont une apparence pauvre et
miserable. Le peu de terrain en culture indique clairement qu'ils
s'attendent toujours, a quelque invasion, aussi ne travaillent-ils que
juste la portion du sol capable de fournir a leurs premiers besoins.

Le pays d'Agau-Medar fut toujours en faveur aupres de l'empereur: il
ne le ravagea jamais, ou, ce qui revient au meme, il ne fit jamais un
_sejour amical prolonge_ dans cette region. Les riches et abondantes
moissons deja pretes pour la faucille, les nombreux troupeaux de
betail paissant les prairies parsemees de fleurs, les villages vastes
et propres, le regard heureux des paysans montrent clairement ce que
l'Abyssinie pourrait devenir par le travail de ses propres enfants,
si leur riche et fertile sol n'etait pas devaste par des destructions
inutiles, et si les habitants eux-memes n'etaient pas reduits par la
guerre et l'effusion du sang, a perir de misere et de faim.

Le camp de Theodoros etait alors dans le Damot; il avait deja tant
brule, pille et ravage a coeur joie qu'il n'y avait rien d'etonnant
a ce que de la province d'Agau jusqu'a son camp nous n'eussions pas
rencontre un etre humain, a part notre escorte; pas une belle tete de
betail; pas un hameau souriant: c'etait un contraste saisissant avec
cet heureux Agau, que "saint Michel protege."

Le 25 janvier fut notre derniere journee de voyage. Nous avions passe
la nuit precedente a une distance tres-rapprochee du camp imperial.
La tente noire et blanche de Theodoros, plantee sur le sommet d'une
colline conique, se montrait dans toute sa fierte et contrastait avec
le reste du camp comme la clarte du soleil levant avec les tenebres
des bas-fonds. Un murmure faible et eloigne, tel que celui qu'on
entend a l'approche d'une grande cite, arrivait jusqu'a nous, porte
par la douce brise du soir; et la fumee qui s'elevait autour de la
noire colline, couronnee par ces tentes silencieuses, devait nous
convaincre que nous nous trouvions non-seulement dans le voisinage du
despote africain, mais encore que nous etions deja au milieu de ses
armees innombrables. A mesure que nous approchions, on nous expediait
messager sur messager; nous dumes nous arreter plusieurs fois, puis
nous remettre en marche, puis nous arreter de nouveau; enfin le chef
de l'escorte vint nous avertir qu'il etait temps de nous habiller.
En consequence, on eleva une petite tente, sous laquelle nous nous
abritames pour passer nos uniformes. Apres quoi, nous nous remimes a
monter; nous avions a peine parcouru une centaine de metres, que tout
a coup, a un coude de la route, nous nous trouvames en face d'une de
ces scenes orientales qui rappela a notre memoire les jours de Lobo et
de Bruce.

Une haute colline boisee, situee juste en face de celle ou se
deployait la tente imperiale, etait couverte jusqu'a son extreme
sommet par les fusiliers et les lanciers de Theodoros, tous en habits
de fete; ils etaient vetus de chemises de soie aux riches couleurs,
tandis que le _lamb_[21] rouge, noir ou brun tombait de leurs epaules;
l'acier brillant de leurs lances miroitait a l'eclat du soleil en
son meridien qui lancait ses rayons a travers le noir feuillage des
cedres. Dans la vallee, entre les deux collines, se tenait un corps de
cavalerie d'environ 10,000 hommes, formes sur deux rangs, au milieu
desquels nous avancions. A notre droite, vetus de magnifiques
vetements, portant des boucliers d'argent, montes sur des chevaux
ornes de brides richement plaquees, se tenaient le corps entier
des officiers de l'armee de Sa Majeste, les gens de sa maison, les
gouverneurs de province, de district, etc. Tous avaient d'elegantes
montures; la plupart etaient assis sur le fier animal a l'oeil de feu,
originaire des plateaux de l'Yedjow et des chaines du Shoa. A notre
gauche etait la cavalerie, plus sombre et aussi plus compacte que son
aristocratique vis-a-vis. Les chevaux, bien que moins gracieux dans
leur allure, etaient plus forts et bien proportionnes; et lorsque nous
vimes leurs rangs bardes de fer, nous comprimes de quelle terreur
devaient etre saisis ces pauvres paysans disperses, lorsque Theodoros,
a la tete de ses impitoyables compagnons si bien equipes et si bien
armes, apparaissait soudainement parmi leurs paisibles demeures. Avant
qu'on eut pu soupconner sa presence, il etait arrive, avait tout
ravage et etait reparti.

Au centre oppose se tenait Ras-Engeddah, premier ministre, qui se
distinguait de tous par ses manieres comme il faut et par la grande
simplicite de sa mise. Nu-tete, ceint du shama, en signe de respect,
il nous delivra le message imperial de bienvenue, qui fut traduit en
arabe par Samuel, demeure pres de lui, et dont les traits finement
decoupes et le maintien intelligent, demontraient sa superiorite sur
les ignorants Abyssiniens. Les compliments finis, le ras et nous, nous
nous mimes de nouveau en route, nous avancant toujours vers la tente
imperiale, precedes des hauts fonctionnaires a cheval et suivis par
la cavalerie. Arrives au pied de la colline, nous descendimes de nos
montures, et l'on nous conduisit a une petite tente en flanelle rouge,
dressee pour notre reception sur la pente meme de l'elevation.
Nous nous arretames la quelques instants pour partager une legere
collation. Au bout de trois heures, on vint nous annoncer que
l'empereur etait pret a nous recevoir. Nous montames la colline a
pied, escortes par Samuel et plusieurs officiers de la maison de
l'empereur. Aussitot que nous atteignimes le sommet du petit plateau,
un officier vint nous reiterer les salutations et les compliments de
Sa Majeste. Nous avancions lentement a travers de magnifiques tentes
en soie rouge et jaune, entre une double ligne de fusiliers, qui, a un
signal donne, nous saluerent par une salve de coups de fusil pas mal
reussie, vu leur ignorance dans cette science.

Arrives a l'entree de sa tente, l'empereur nous fit demander encore
des nouvelles de notre sante. Ayant repondu avec tout le respect qui
lui etait du a son message poli, nous nous avancames jusqu'a son
trone, et lui remimes en main la lettre de Sa Majeste la reine
d'Angleterre. L'empereur la recut tres-poliment et nous invita a nous
asseoir sur le splendide tapis qui couvrait le sol. Theodoros etait
assis sur un alga, enveloppe jusqu'aux yeux par le shama, signe de
grandeur et de pouvoir en Abyssinie. A sa droite et a sa gauche se
tenaient quatre de ses principaux officiers, portant des vetements de
soie riches et eclatants, et devant lui veillait un de ses affides
intimes, tenant dans chaque main un pistolet double charge. le roi se
plaignit des prisonniers europeens, regrettant que, par leur conduite,
ils eussent rompu la premiere amitie qui existait entre les deux
nations. Il etait heureux de nous voir, et il esperait que tout
s'arrangerait. Apres quelques compliments echanges, et sous le
pretexte que nous etions fatigues, venant de si loin, il nous fut
permis de nous retirer.

La lettre de la reine d'Angleterre, que nous avions remise dans les
propres mains de Sa Majeste abyssinienne, etait en anglais, et aucune
traduction n'y avait ete ajoutee. Sa Majeste n'en avait pas rompu le
sceau devant nous, probablement a cause de ses premiers officiers, car
il n'aurait pas aime qu'ils fussent temoins de son desappointement,
si la lettre n'etait pas selon ses desirs. Des que nous fumes rentres
dans nos tentes, la lettre nous fut renvoyee pour etre traduite; mais
comme nous n'avions avec nous aucun Europeen qui connut la langue du
pays, elle fut d'abord remise a M. Rassam, qui la traduisit en arabe
a Samuel, lequel la traduisit de cette langue en amharic. Il est a
regretter qu'aucun des Europeens fixes dans la contree et habitues
a parler cette langue ne nous ait accompagnes, pour interpreter ce
document important devant Sa Majeste, car je crois que non-seulement
la traduction n'en fut pas bien faite, mais encore qu'a certains
egards elle etait incorrecte. Une phrase toute simple, par exemple,
fut rendue par une autre dont le sens eut une grande importance sur
le succes de la mission: elle exprimait de telles intentions, vu la
position de Theodoros, que j'ai toujours cru qu'elle avait ete inseree
dans la traduction par les ordres de l'empereur. La lettre anglaise
s'exprimait ainsi: "Ainsi, nous ne doutons nullement que vous ne
receviez favorablement notre serviteur Rassam, et que vous ne donniez
un entier credit a tout ce qu'il vous dira de notre part." Cette
phrase avait ete ainsi traduite: "Il fera pour vous tout ce que vous
exigerez;" ou par d'autres mots ayant le meme sens. Sa Majeste fut
tres-satisfaite de ce que ses serviteurs intimes faisaient dire a la
lettre de la reine, et il donna a entendre qu'avant peu de temps les
captifs seraient relaches.

Le matin suivant, Theodoros nous envoya prendre. Il n'avait aupres
de lui que Ras-Engeddah. Il se tenait a l'entree de sa tente,
gracieusement penche sur sa lance. Il nous invita a entrer dans sa
tente, et la, devant nous, il dicta a son secretaire Samuel, en
presence de Ras-Engeddah et de notre interprete, une lettre a la
reine d'Angleterre, lettre humble, justificative, qu'il n'eut jamais
l'intention d'expedier.

Dans l'apres-midi, nous eumes l'honneur d'une autre entrevue a l'effet
de lui offrir les presents que nous lui avions apportes. Il nous
demanda aussitot si les cadeaux lui etaient faits au nom de la reine
ou au nom de M. Rassam. Ayant appris que c'etait au nom de la reine
qu'on les lui offrait, il les accepta, faisant remarquer toutefois que
ce n'etait pas a cause de leur valeur, mais comme temoignage d'une
puissance amie qui renouait des relations qu'il etait tres-heureux
de reconnaitre. Parmi les presents offerts se trouvait une glace. M.
Rassam, en la lui presentant, lui dit que Sa Majeste Britannique avait
eu l'intention de l'offrir a la reine. L'empereur l'examina avec
gravite et repondit tranquillement qu'il n'avait pas ete heureux dans
sa vie conjugale, mais qu'il etait sur le point de prendre une autre
femme, et qu'il lui offrirait le magnifique miroir. Bientot apres
notre arrivee, des vaches, des moutons, du miel, du tej, du pain, nous
furent envoyes en abondance, et chaque jour, nous et nos compagnons de
voyage fumes approvisionnes par la cuisine imperiale.

Sa Majeste nous accompagna une partie du chemin conduisant a la mer de
Tana, Kourata nous avant ete designe comme le lieu de notre residence,
jusqu'a l'arrivee de nos compatriotes de Magdala. Le premier jour de
marche, nous restames en arriere, a cause de nos bagages, et nous
fimes l'experience de ce que c'est que de voyager avec une armee
abyssinienne. Les guerriers marchaient eu tete avec le roi; les hommes
du camp (au nombre d'environ 250,000), portant les tentes et les
approvisionnements, marchaient lentement derriere nous. Il est
impossible de se faire une idee du bruit et de la confusion qui
regnaient dans le camp, lorsqu'il fallait passera a gue quelque petite
riviere, ou lorsque la route etait coupee par une pente taillee dans
le roc nu. Des milliers de gens entasses poussaient, criaient, et l'on
aurait fait de vains efforts pour penetrer dans cette masse vivante.
Le tumulte allait toujours croissant; les mules et les betes de somme
s'effrayaient, de plus la boue des rives du ruisseau devenant toujours
plus glissante, et le terrain manquant sous leurs pas. Plusieurs fois,
desesperant de voir l'ordre se retablir apres des heures d'attente,
nous allions a la recherche d'une autre route ou d'un gue ou le
bruit et la foule etaient moindres. Ce n'etait que bien tard dans
l'apres-midi que nous pouvions rejoindre notre lieu de campement; nous
avions passe la journee entiere a parcourir l'espace que l'empereur
avait franchi dans une heure et demie. Theodoros ayant eu connaissance
des inconvenients que nous avions eus en faisant transporter ainsi
nos lourds bagages, nous permit de prendre avec nous quelques objets
legers et de marcher avec lui en tete de l'armee. Pendant les quelques
jours qu'il nous accompagna, nous ne fournimes que de courtes etapes,
tout au plus dix milles par jour. Theodoros voyageait avec nous pour
plusieurs raisons: il devait nous faire prendre le plus court chemin
par la mer de Tana, et comme le pays etait entierement depeuple, il
fut oblige de faire porter nos bagages par ses soldats. Il n'avait pas
cependant pille cette partie du Damot; les habitants avaient fui, mais
la moisson, prete pour la faucille, etait debout, et sur un signe de
l'empereur, elle fut abattue par mille bras. Tandis que la plus grande
partie de ses soldats etaient ainsi occupes (le sabre, dans cette
circonstance, fut employe comme un instrument de paix), le roi et sa
cavalerie quitterent le camp, et bientot apres la fumee qui s'eleva de
tous cotes denonca leur cruelle mission.

Quelques-uns des incidents qui se passerent pendant notre commun
voyage avec Theodoros, meritent d'etre racontes, car ils peignent son
caractere et la nature de son amitie. Le second jour de notre voyage
avec Sa Majeste, le 1er fevrier, nous dumes traverser le Nil Bleu,
non loin de sa source; les bords en etaient glissants et escarpes, le
tumulte etait a son comble, et plusieurs femmes et plusieurs enfants
eussent ete inevitablement noyes ou tues, si Theodoros n'avait envoye
quelques-uns des chefs qui l'accompagnaient pour aider le passage
au moyen de leurs epees, tandis qu'il restait la jusqu'a ce que le
dernier des hommes de son camp eut traverse. Lorsque nous arrivames,
Sa Majeste nous envoya dire de ne pas descendre de nos montures.
Nous traversames donc l'eau sur nos mules, mais au moment ou nous
atteignimes le bord oppose, nous mimes pied a terre et grimpames sur
le tertre ou se tenait Sa Majeste. Le sentier etait si rapide et si
glissant que M. Rassam, qui marchait en tete, eut quelque difficulte
a atteindre le sommet; Theodoros voyant cela, s'avanca, lui prit la
main, et lui dit en arabe: "Ayez bon courage, n'ayez pas peur."

Le jour suivant, pendant la marche, Theodoros envoya Samuel, tantot en
avant, tantot en arriere pour nous poser diverses questions, telles
que: "Les Americains sont-ils en guerre?--Combien d'hommes ont ete
tues?--Combien de soldats avaient-ils?--Les Anglais se battent-ils
avec les Achantis?--Ont-ils fait leur conquete?--Leur contree est-elle
malsaine?--Ressemble-t-elle a ce pays?--Pourquoi le roi de Dahomey
met-il a mort ses sujets?--Quelle est sa religion?" Puis il nous fit
faire ses excuses de ne nous avoir pas repondu plus tot. Il avait eu
des desagrements, nous dit-il, avec tous les Europeens qui avaient
penetre dans son pays. Personne n'avait ete bon comme Bell et Plowden,
et il aurait aime de savoir si l'Anglais qui avait aborde a Massowah
etait comme ces derniers. Sa bonhomie etait telle qu'il avait suppose
qu'il etait bon, et a cause de cela, il avait decide de le faire
venir.

Le 4, il nous envoya prendre encore. Il etait seul, assis en plein
air. Il nous fit asseoir sur un tapis pres de lui, et nous parla
longuement de sa vie passee. Il nous dit comment il se conduisait avec
les rebelles. D'abord, il leur envoyait l'ordre de payer leur tribut;
s'ils refusaient, il y allait lui-meme et ravageait leur pays. Au
troisieme refus, pour employer ses propres paroles: "il envoyait leurs
corps au sepulcre et leurs ames en enfer." Il nous dit aussi que Bell
lui avait beaucoup parle de la reine d'Angleterre, et que plusieurs
fois il avait eu l'intention de lui envoyer un ambassadeur, tout etait
meme pret quand le capitaine Cameron, par son influence, changea
en ennemi son premier ami. Il avait ordonne, nous dit-il, que des
presents nous fussent offerts pour nous montrer sa consideration, car
il n'avait rien avec lui qui fut digne de nous etre presente; il avait
eu du plaisir a nous voir et nous considerait comme trois freres.
L'entrevue fut longue; lorsque enfin il nous congedia, il nous informa
que le jour suivant, il nous enverrait a Kourata pour y attendre
l'arrivee de nos compatriotes de Magdala. Bientot apres etre arrives
dans notre tente, M. Rassam recut un billet poli qui l'informait qu'il
recevrait 5,000 dollars, dont il pourrait disposer comme bon lui
semblerait, mais toujours d'_une maniere agreable au Seigneur_. Un
message verbal me fut aussi envoye pour savoir si je ne connaissais
pas l'art de fondre le fer, les canons, etc. Je repondis, d'apres
l'avis d'un ami, que je ne connaissais rien en dehors de ma profession
de medecin.


Notes:

[19] De Kassalu a Kedaref, ou compte environ 120 milles.

[20] Seigneur, seigneur, medecine, medecine.

[21] Manteau de forme particuliere en fourrure ou en velours.




VIII


Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.--La mer de Tana.--La
navigation abyssinienne.--L'ile de Dek.--Arrivee a Kourata.--Les
gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.--Accusations
portees contre ces derniers.--Premiere visite au camp de l'empereur a
Zage.--Les flatteries precedent la violence.

Le 6 fevrier, Theodoros nous envoya l'ordre de partir. Nous ne le
vimes pas, mais avant notre depart, il nous fit remettre une lettre
pour nous informer que, aussitot que les prisonniers nous auraient
rejoints, il ferait les demarches necessaires pour que notre sortie du
pays se fit avec _honneur et satisfaction_. L'officier qui avait recu
l'ordre d'aller a Magdala, afin de delivrer les captifs et de nous les
amener, faisait partie de notre escorte; nous etions porteurs d'une
humble apologie de Theodoros a notre reine; tout nous souriait; et,
heureux au dela de toute expression par l'apparence du succes complet
de notre mission, nous nous rappelions nos demarches d'un coeur leger
et reconnaissant, en traversant les plaines de l'Agau-Medar. Dans
l'apres-midi du 10 fevrier, nous campames sur les bords de la mer de
Tana, grand lac aux eaux fraiches et reservoir du Nil Bleu. Le fleuve
fait son entree par l'extremite sud-ouest du lac, et en sort par
son extremite sud-est, les deux bras n'etant separes que par le
promontoire de Zage.

Le terrain sur lequel nous etablimes notre camp n'etait pas loin de
Kanoa, joli village dans le district de Wandige; Kourata etant tout
a fait a l'oppose, au nord-nord-est. Nous dumes attendre plusieurs
jours, pendant que l'on construisait un bateau pour nous, nos bagages
et notre escorte. Ces bateaux, d'un genre de construction tout a fait
primitif, sont faits d'une espece de jonc, le papyrus des anciens. Les
joncs sont lies ensemble, de facon a former une surface d'environ
six pieds de largeur et de dix a vingt pieds de longueur. Les deux
extremites sont alors pliees en rouleau et serrees ensemble. Les
passagers et le batelier sont assis sur un grand carre de joncs en
faisceau formant la partie essentielle du bateau, lequel est tenu en
place par la cage exterieure, dont les extremites pointues servent a
avancer. Dire que ces bateaux laissent l'eau s'infiltrer ne serait pas
exact; ils sont pleins d'eau ou a peu pres, comme un morceau de liege
a demi submerge; leur flottaison est simplement une question de
gravite specifique. La maniere employee pour faire avancer les
bateaux, ajoute beaucoup au malaise du voyageur. Deux hommes sont
assis en avant et un autre en arriere. Ils se servent de longs batons,
au lieu de rames, frappant l'eau alternativement de droite et de
gauche; a chaque coup, ils font jaillir l'ecume, comme une douche par
devant et par derriere, et le malheureux passager, qui auparavant a
ete ses bas et ses souliers, et releve ses pantalons, trouve bientot
qu'il aurait ete plus sage d'adopter un costume plus simple encore,
et de suivre l'exemple des bateliers, a peu pres nus.

La marine abyssinienne ne donne pas beaucoup de travail a ses
habitants et il ne leur faut pas des annees pour construire une
flotte; deux jours apres notre arrivee, cinquante nouveaux bateaux
avaient ete lances et plusieurs centaines avaient deja fait la
traversee de Zage a l'ile de Dek.

Les quelques jours que nous passames sur les bords de la mer de Tana,
peuvent etre comptes parmi les plus heureux que nous ayons passes dans
ce pays. Samuel, devenu noire _balderaba_ (interprete) et le chef de
notre escorte, ne permettait pas a la foule d'envahir ma tente. Comme
c'etait un homme intelligent, et que ses parents et ses amis etaient
moins nombreux que ceux de ses predecesseurs, il ne laissait penetrer
que ceux auxquels une petite medecine devait suffire, ou ceux qu'il
etait force d'introduire; car en refusant a un petit chef ou a un
homme important dans quelqu'un des districts du voisinage, il se
serait fait de serieux ennemis. C'etait ainsi une recreation au lieu
d'une fatigue, que l'etude des maladies du pays, chose impossible
auparavant, lorsque je ne pouvais me defendre contre l'importunite de
la foule et examiner en paix le moindre cas. J'employais le reste de
mon temps a la chasse. Les oiseaux aquatiques tels que les canards,
les oies, etc., se montraient en abondance, et ils etaient si peu
farouches que les survivants ne s'eloignaient jamais, au contraire,
ils continuaient a se baigner, a chercher leur nourriture ou a lisser
leurs brillantes plumes, malgre le voisinage des corps morts de leurs
compagnons.

Dans la matinee du 16, nous partimes pour Dek, l'ile la plus grande et
la plus importante du lac de Tana; elle est situee environ a mi-chemin
de Kourata, notre futur lieu de residence. Nous avions environ six
heures de douches a supporter, notre marche etant de deux noeuds et
demi et le trajet de quinze milles. Dek est vraiment une belle ile;
c'est un grand rocher plat et volcanique, entoure de petites collines
formant plusieurs iles et faisant l'effet d'une couronne de perles.
L'ile entiere est bien boisee, couverte d'une vegetation puissante,
peuplee de villages nombreux et prosperes, et fiers de posseder quatre
vieilles eglises visitees des pelerins et but de leurs devotions. Nous
passames la nuit au centre meme de cette ile si pittoresque, l'ideal
d'une habitation terrestre. Helas! peu de temps apres nous apprimes
que le passage des hommes blancs avait ete la cause de bien des
larmes et d'une grande detresse pour les habitants arcadiens de cette
paisible contree! Ces populations recurent l'ordre de nous fournir
10,000 dollars. Les chefs, desesperes de l'impossibilite de lever une
somme si considerable, firent un puissant appel a tous leurs amis et
voisins, leur depeignant sous de vives couleurs la colere du despote
lorsqu'il apprendrait que ses ordres n'avaient pas ete executes,
et leur montrant en meme temps le desert succedant a ces riches et
heureuses campagnes. L'eloquence des uns, la menace des autres eurent
un plein succes. Toutes les economies de l'annee furent apportees au
gouverneur; les anneaux et les chaines d'argent, la dot et la fortune
de maintes jeunes filles, furent ajoutees au shama nouvellement tisse
par la matrone: tous furent reduits a la misere et tremblaient encore;
et pourtant, ils souriaient tout en faisant le sacrifice de tous ces
biens terrestres. Combien ils doivent avoir maudit, dans l'amertume de
leurs chagrins, ces pauvres blancs etrangers, cause innocente de leurs
malheurs!

Le lendemain matin, nous partimes pour Kourata: la distance et les
desagrements furent les memes que dans le voyage de la veille. De
retour sur la terre ferme, nous saluames avec delices la fin de notre
courte traversee. Nous fumes recus sur le rivage par le clerge, qui
avait enfreint les lois canoniques pour nous souhaiter la bienvenue
avec toutes les pompes dues a la royaute: tel avait ete l'ordre
imperial. Deux des plus riches marchands de l'ile nous reclamerent
comme leurs hotes, au nom de leur royal maitre; et montes sur de
magnifiques mules, nous grimpames la colline sur laquelle est batie
Kourata; le privilege de parcourir a cheval les rues sacrees ayant ete
accorde aux hotes honorables du souverain du pays.

Kourata est, apres Gondar, la plus importante et la plus riche cite de
l'Abyssinie; c'est une ville de pretres et de marchands, elevee sur
le penchant d'une colline baignee par les eaux de la mer de Tana.
Plusieurs de ses maisons sont baties en pierre, et la plupart etaient
bien mieux que tout ce que nous avions vu jusque-la dans la contree.
L'eglise, erigee par la reine de Socinius, est consideree comme
tellement sainte que la ville entiere est sacree, et que nul homme, a
l'exception des eveques et de l'empereur, n'est autorise a parcourir a
cheval ses ruelles etroites et sombres. Il est impossible d'apercevoir
la ville de la mer, les cedres et les sycomores la voilent
completement aux regards, sous leur feuillage sombre et touffu,
legitime orgueil des habitants. La colline tout entiere d'ailleurs est
couverte d'une telle vegetation, qu'a une certaine distance, le pays
ressemble plutot a une foret du Nouveau Monde, vierge de tout contact
humain, qu'a la demeure de plusieurs milliers d'hommes et au marche de
l'Abyssinie occidentale. Pendant quelques jours, nous residames dans
l'interieur de la ville, ou plusieurs maisons avaient ete mises a
notre disposition; mais d'innombrables hotes survinrent, je veux
parler des legions d'insectes de toutes sortes, qui nous en chasserent
bientot. Nous obtinmes la permission de planter nos tentes sur les
bords de la mer, sur une portion de terrain tres-agreable, situee a
quelques metres seulement de la ville, et ou nous jouissions du double
luxe de la fraicheur de l'air et de l'abondance de l'eau.

Quelques jours apres notre arrivee a Kourata, nous fumes rejoints
par les _gens de Gaffat_. L'empereur leur avait ecrit de venir et de
rester avec nous pendant tout notre sejour, craignant, disait-il, que
l'ennui ne nous saisit et que nous ne fussions malheureux dans ce
pays si loin de nos concitoyens. Conformement aux instructions
qu'ils avaient recues, en arrivant pres de notre campement, ils nous
informerent de leur arrivee et nous firent demander l'autorisation de
se presenter devant nous. Je n'ai jamais ete aussi surpris qu'a la vue
de ces Europeens vetus des habits de fete des Abyssiniens: une chemise
de soie aux couleurs voyantes, de larges pantalons de meme etoffe, le
shama drape sur leur epaule gauche, quelques-uns nu-pieds, la plupart
la tete decouverte. Ils etaient depuis si longtemps en Abyssinie, que
je ne doute pas qu'ils ne se considerassent comme tres-bien mis; et si
nous ne les admirames pas, certainement les Abyssiniens le firent. Ils
s'etablirent a peu de distance de notre campement. Au bout de deux
jours arriverent leurs femmes et leurs enfants, et apres quelques
instants d'intimite, nous nous apercumes que parmi eux se trouvaient
plusieurs hommes savants et bien eleves, et que ce n'etaient point des
compagnons a dedaigner dans un pays si eloigne.

Le 12 mars, nos pauvres compatriotes, depuis longtemps malheureux et
dans les chaines, arriverent enfin. Nous preparames des tentes pour
ceux qui n'en avaient pas et ils resterent dans notre campement. Tous,
plus ou moins, portaient les traces des souffrances qu'ils avaient eu
a supporter: M. Stern et M. Cameron plus encore que les autres. Nous
tachames de les rejouir en parlant de notre prompt retour en Europe,
regrettant seulement de ne pouvoir leur procurer plus de douceurs. M.
Rassam nous fit observer qu'il ne pensait pas qu'il fut convenable, a
cause du caractere soupconneux de Theodoros, de paraitre trop intimes
avec les prisonniers. Il connaissait l'empereur mieux que nous et
de temps en temps exprimait des doutes sur l'issue favorable de
l'affaire. Ils avaient appris en route qu'ils auraient a construire
des bateaux pour Theodoros, et ils etaient inquiets et anxieux chaque
fois qu'un messager arrivait du camp imperial.

Theodoros, apres avoir pille la Metcha, fertile province situee a
l'extremite sud du lac de Tana, detruisit la grande et populeuse ville
de Zage, et etablit son camp sur une petite langue de terre joignant
le promontoire de Zage a la terre ferme. L'empereur etait alors plein
d'attentions; il nous envoya 5,000 dollars, des vivres en abondance,
mit trente vaches a lait a notre disposition, nous fit parvenir de
jeunes lions, des singes, etc., et chaque deux jours il ecrivait une
lettre pleine de courtoisie a M. Rassam. Tous nos interpretes, tous
nos messagers, y compris le valet de M. Rassam, allerent l'un apres
l'autre a Zage, pour etre investis de l'_ordre de la Chemise_. Au
messager qui nous avait apporte la fausse nouvelle de l'elargissement
du capitaine Cameron, il fit present d'un _marguf_ ou shama brode
de soie, d'un titre, et du gouvernement d'une province; et reclama
l'amitie de M. Rassam, le priant de le rendre aussi l'ami de sa reine.
Son premier stratageme avait parfaitement reussi puisqu'il nous avait
fait venir jusqu'a lui. Lorsqu'un de nos interpretes, Omer-Ali,
naturel de Massowah, alla a son tour pour etre decore, il trouva Sa
Majeste assise pres du rivage et faisant des cartouches. L'empereur
lui dit: "Vous voyez mon occupation; et je n'en ai pas honte. Je ne
puis accoutumer mon esprit au depart de M. Stern et de M. Cameron;
mais par egard pour M. Rassam et son ami, j'y consentirai. J'aime vos
maitres parce qu'ils se sont toujours bien comportes, inclinant leurs
tetes dans leurs mains aussitot qu'ils s'approchaient de ma personne,
pleins de respect pour moi en ma presence, tandis que M. Cameron avait
l'habitude de se tirer les poils de la barbe a chaque instant."

Si je mentionne ces faits insignifiants, c'est pour montrer
l'hesitation qui existait dans l'esprit de Theodoros au sujet des
captifs. S'il eut ete moins hesitant, ses bonnes qualites auraient pu
prevaloir chez lui et il n'aurait pas donne le temps a des evenements
insignifiants de reveiller sa nature soupconneuse.

Theodoros, toujours preoccupe de passer pour un homme juste devant son
peuple, temoigna le desir que les premiers captifs assistassent a
une assemblee publique ou nous nous rendrions ainsi que lui et ses
soldats. La ils reconnaitraient qu'ils avaient eu tort, et ils
imploreraient le pardon de Sa Majeste. On aurait ainsi une
reconciliation publique et, apres l'offre de quelques presents, il
serait permis aux prisonniers de partir.

Mais M. Rassam croyait au contraire qu'il serait plus convenable de ne
pas mettre en presence les prisonniers et Sa Majeste, de peur que la
vue de ces derniers n'excitat de nouveau la colere du souverain. Tout
paraissant marcher d'une facon tout a fait favorable, il crut prudent
de faire son possible pour empecher une rencontre entre les deux
parties.

Peu de temps apres l'arrivee des prisonniers de Magdala, qui avaient
ete rejoints a Debra-Tabor par ceux qui etaient retenus la sur parole,
Sa Majeste, a l'instigation de M. Bassam, au lieu de les faire
paraitre en sa presence comme elle en avait primitivement l'intention,
fit appeler plusieurs de ses officiers, son secretaire, etc., etc., a
Kourata. Theodoros nous donna l'ordre egalement de nous rendre aupres
de lui, afin d'avoir une seance publique ou seraient lues certaines
accusations contre les captifs, qui alors declareraient s'ils etaient
coupables ou si c'etait l'empereur.

Tous les captifs, les _gens de Gaffat_ et les officiers abyssiniens
etant assembles dans la tente de M. Rassam, l'officier imperial lut
l'acte d'accusation. La premiere accusation etait portee contre le
capitaine Cameron. L'acte commencait par etablir que M. Cameron
s'etant presente comme envoye de la reine d'Angleterre, avait ete recu
avec tout l'honneur et le respect dus a son rang, et que le meilleur
accueil possible lui avait ete fait. L'empereur avait accepte avec
humilite les presents envoyes par la reine et d'apres l'avis du
docteur Cameron, qu'un echange de consuls entre les deux nations
serait tres-avantageux pour l'Abyssinie, Theodoros avait repondu ces
propres paroles: "Je suis enchante de vous entendre parler ainsi;
c'est tres-bien." Theodoros continuait en rapportant qu'il avait
informe le consul que les Turcs etant ses ennemis, il le priait de
proteger le message et les presents qu'il avait l'intention de faire
parvenir a la reine d'Angleterre, a laquelle il avait envoye une
lettre d'amitie; mais le capitaine Cameron, au lieu de remettre a
son adresse la lettre, l'avait envoyee aux Turcs qui haissaient
l'empereur, et devant lesquels il l'avait denigre et insulte. De plus,
au retour de M. Cameron, il lui avait demande: "Ou est la reponse a
la lettre d'amitie que je vous ai remise? qu'en avez-vous fait?" et
celui-ci avait repondu: "Je ne sais pas!" Alors je lui dis, ajoutait
Theodoros: "Vous n'etes pas le serviteur de mon amie la reine
d'Angleterre, ainsi que vous pretendiez l'etre, et par la puissance de
mon Createur, je le fis jeter en prison. Demandez-lui s'il peut nier
ces choses!"

La seconde accusation etait a l'adresse de M. Bardel; mais evidemment
Theodoros etait fatigue de son requisitoire; car les accusations
contre MM. Stern, Rosenthal, etc., ne furent pas specifiees, quoique
dans toute occasion il en ait refere plus tard a ses griefs contre
eux. Ils furent englobes dans une meme inculpation comme ayant agi en
commun.

"Les autres prisonniers m'ont trompe, poursuivait l'acte d'accusation;
je les aimais et les honorais pourtant. Un ami doit etre un bouclier
pour son ami, et ils ne m'ont pas defendu. Pourquoi ne m'ont-ils pas
defendu? A cause de cela je leur ai ote mon amitie.

"Maintenant, par la puissance de Dieu, a cause de la reine, et du
peuple britannique, et a cause de vous-memes, je leur rendrai mon
amitie. Je desire que vous puissiez operer entre nous une veritable
reconciliation de coeur. Si j'ai eu tort, dites-le-moi et je ferai mes
excuses; mais si vous trouvez au contraire que j'ai ete trompe, je
desire que vous obteniez des prisonniers qu'ils s'en humilient devant
moi."

Apres la lecture de cet acte, on interrogea les captifs pour savoir
s'ils reconnaissaient leurs torts, oui ou non. Il eut ete absurde de
leur part de ne pas reconnaitre leurs erreurs et de ne pas demander
pardon. Nous savions bien qu'ils etaient innocents, qu'on les
calomniait, et que les quelques erreurs de jugement qu'ils avaient
commises n'etaient pas a comparer aux souffrances qu'ils avaient eu
a supporter. Mais en reconnaissant qu'ils etaient dans leur tort,
ils agissaient sagement: et c'est ce que nous leur conseillames.
L'officier public termina sa lecture par la traduction en langue
amharic de la lettre de la reine d'Angleterre, et par la communication
de la reponse que Theodoros devait, disait-il, envoyer par notre
intermediaire.

Quoique tout parut marcher a souhait, cependant il n'y avait aucun
doute qu'un orage etait imminent; et bien que tout eut l'air de
marcher encore sur un pied d'amitie pendant quelque temps, nous
reconnumes que nous n'eussions pas ete si confiants, si nous avions
eu une plus grande connaissance du caractere de Theodoros.

Pendant notre voyage a Kourata, les serviteurs de Sa Majeste nous
avaient demande si nous avions quelques connaissances concernant la
construction des navires. Nous repondimes que nous n'en avions aucune.
J'avais appris que quelqu'un de l'escorte avait dit que le capitaine
Cameron serait employe a Kourata a la construction des navires. Il
n'y avait alors aucun doute sur l'intention de Sa Majeste d'avoir
une petite flotte, et le vrai motif pour lequel nous fumes envoyes a
Kourata, et les _gens de Gaffat_ expedies pour nous y tenir compagnie,
etait evident: Theodoros s'imaginait que nous avions plus de
connaissances sur la construction des bateaux que nous ne voulions
l'avouer, et esperait nous persuader d'entreprendre ce travail. Les
_gens de Gaffat_ recurent l'ordre alors de construire des bateaux; ils
repondirent qu'ils n'y entendaient rien, mais qu'ils etaient prets a
travailler sous la direction de quelqu'un qui s'y entendrait; en meme
temps, ils engageaient Sa Majeste a profiter de son amitie avec M.
Rassam, pour prier ce dernier d'ecrire qu'on lui envoyat des hommes
propres a ce travail; ils ajoutaient qu'ils ne doutaient nullement que
la demande etant faite par M. Rassam, Sa Majeste n'obtint ce qu'elle
desirait.

Peu de jours apres, en effet, Theodoros ecrivait a M. Rassam pour
le charger de demander des ouvriers, impatient de les voir arriver.
Jusque-la tout semblait marcher a souhait; mais je compris, an recu de
cette lettre, qu'un nuage se formait sur la tete de M. Rassam. Deux
voies lui etaient ouvertes: refuser dans des termes polis, et en se
placant sur ce terrain, que les instructions qu'il avait recues de son
gouvernement ne lui permettaient pas de s'occuper d'une telle requete;
ou bien accepter, a la condition que les premiers prisonniers seraient
autorises a partir, tandis qu'il attendrait, avec l'un de ses
compagnons, l'arrivee des constructeurs de navires. Au lieu de cela,
M. Rassam prit un terme moyen. Il dit a Theodoros que, dans l'interet
meme de cette expedition d'ouvriers, il vaudrait mieux que Sa Majeste
lui permit de partir, et qu'alors une fois chez lui, il pourrait
beaucoup mieux appuyer les desirs de l'empereur; que toutefois, s'il
le voulait absolument, il ecrirait.

Theodoros fut si peu convaincu qu'en envoyant M. Rassam il pourrait
obtenir des ouvriers, que la seule chose qui le fit hesiter quelques
jours, ce fut la question de savoir si, pour obtenir ce qu'il
desirait, il userait de flatteries ou de menaces. Il se mit
immediatement a l'oeuvre, et crut qu'il valait mieux commencer par
les mesures polies. A cet effet, il nous envoya une invitation, nous
priant d'aller passer un jour avec lui a Zage; il ordonna en meme
temps a ses ouvriers de nous accompagner. Le 25 mars, nous partimes
par le bateau indigene et nous atteignimes Zage apres une douche de
quatre heures; arrives a une petite distance de notre destination,
nous nous revetimes de nos uniformes. Nous fumes recus, a notre
arrivee, par Ras-Engeddah (commandant en chef), par l'intendant des
ecuries et plusieurs autres officiers superieurs de la maison de
l'empereur. Sa Majeste nous avait envoye des salutations on ne peut
plus aimables par le ras, et montes sur les magnifiques mules prises
dans les ecuries imperiales, nous partimes pour le lieu de residence
de l'empereur. Nous fumes d'abord conduits sous une tente de soie, qui
avait ete dressee a tres-peu de distance pour nous servir de salle de
festin, et ou nous devions attendre, tout en degustant une collation
que la reine nous avait fait preparer. Dans l'apres-midi, l'empereur
nous fit dire qu'il viendrait nous voir.

Peu d'instants apres nous allions a sa rencontre, lorsque, a notre
grande surprise, nous le vimes venir a nous, drape dans ses vetements
et le bras droit decouvert; signe d'inferiorite et de profond respect,
et honneur que Theodoros n'a jamais rendu a personne. Il fut souriant,
plein d'amabilite, s'assit quelques instants sur le lit de M. Rassam,
et lorsqu'il nous quitta, il toucha la main de M. Rassam de la facon
la plus affectueuse. Un instant apres, nous lui rendimes sa politesse.
Nous le trouvames dans la salle d'audience, assis sur un tapis; il
nous salua gracieusement et nous fit asseoir a son cote. A sa gauche
se tenaient son fils aine, le prince Meshisha et Ras-Engeddah. Ses
ouvriers etaient aussi presents, places au centre de la salle en face
de lui. Il avait devant lui tout un arsenal de fusils et de pistolets;
il nous parla de ceux que nous avions apportes avec nous et nous les
lui montrames, puis des fusils qui avaient ete fabriques sur son
ordre, par un ouvrier qu'il avait a son service et frere d'un armurier
residant a Saint-Etienne, pres de Lyon. Il causa sur plusieurs sujets
varies, sur les differents grades de son armee, nous presenta son
fils, et lui ordonna a la fin de l'audience d'aller, avec les _gens de
Gaffat_, nous escorter jusqu'a notre tente.

Le jour suivant, Theodoros nous envoya de nouveau ses salutations
amicales; mais nous ne le vimes pas lui-meme. Dans la matinee, il fit
venir tous ses chefs pour les consulter sur la question de savoir
s'il devait nous laisser partir ou nous garder. Tous s'ecrierent:
"Laissez-les partir." Un seul fit remarquer qu'une fois partis, nous
pourrions revenir pour les combattre: "Qu'ils reviennent, nous aurons
alors Dieu pour nous!" s'ecria l'empereur. Aussitot qu'il eut renvoye
ses chefs, Theodoros fit venir les _gens de Gaffat_ et leur demanda ce
qu'ils feraient a sa place. Ils nous ont dit depuis qu'ils l'avaient
fortement engage a nous laisser partir. Mais il nous a ete rapporte
qu'en s'en retournant chez lui son domestique lui avait dit: "Tout le
monde vous dit de les laisser partir; or, vous savez qu'ils sont vos
ennemis et vous les tenez dans vos mains." Sur le soir, l'empereur fut
tres-agite; il fit appeler les _gens de Gaffat_, et s'appuyant sur la
grossiere colonne de sa hutte, il leur dit: "Est-ce la une demeure
digne d'un roi?" Quant a la conversation qui suivit, je ne pourrais en
rien dire; sinon que quelques jours plus tard, l'un des assistants me
dit que Sa Majeste etait bien decidee a nous renvoyer, mais que M.
Rassam n'ayant pas du tout parle de ce que l'empereur avait tant a
coeur: les ouvriers et les instruments pour construire les navires, il
craignait que Sa Majeste ne vit de tres-mauvais oeil notre retour a
Kourata, que l'autorisation du depart ne nous fut refusee, et que nous
ne fussions retenus par la force.

A notre retour a Kourata, la correspondance entre Theodoros et M.
Rassam recommenca. Les lettres habituellement ne contenaient rien
d'important; mais les nouvelles qui arrivaient de divers cotes
avaient une haute importance, et concernaient surtout les premiers
prisonniers, avec lesquels Theodoros desirait se reconcilier avant
leur depart. Craignant que Theodoros ne se laissat aller a sa colere a
la vue des captifs, M. Rassam s'efforcait, par toute espece de moyens,
d'empecher l'entrevue qu'il redoutait tant; et meme Sa Majeste parut
s'etre laisse convaincre par tous les raisonnements de _ses amis_ et
consentir a leurs desseins. Cependant quelques-uns des prisonniers
etaient inquiets et auraient prefere avoir a supporter quelque rude
parole de l'empereur que d'exciter son caractere irritable. Mais il
etait alors trop tard. Theodoros avait deja arrete la resolution de
retenir par la force ces memes prisonniers qu'il consentait a ne pas
voir, et il faisait deja elever une forteresse pour les y enfermer.

Afin de detourner l'esprit de Theodoros de toutes ces preoccupations,
M. Rassam l'engagea a fonder un ordre qui porterait le nom de:
"L'ordre de la Croix de Christ et le Sceau de Salomon." Les lois et
les reglements de cet ordre furent promulgues, un ouvrier fit un
modele de medaille, sous la direction de M. Rassam, et qui fut
approuvee par Sa Majeste, et il y eut neuf ordres differents: trois
du premier rang, trois du second et trois du troisieme. M. Rassam,
Ras-Engeddah et le prince Meshisha furent crees chevaliers du premier
ordre; les officiers anglais de l'ambassade furent crees chevaliers
du second ordre; quant au troisieme, je n'ai jamais su a qui il etait
destine, a moins qu'il n'ait servi a decorer Beppo, sommelier de
l'empereur.

Malgre tout ce qui se passait autour de nous, nous nous figurames que
nous n'avions plus rien a craindre, et que toutes choses avaient ete
parfaitement arrangees; nous batissions deja des chateaux en Espagne,
revoyant en imagination les chers objets de notre affection et le
_home_ bien-aime; nous souriions aussi a la pensee d'aller griller nos
tetes dans les chaudes montagnes du Soudan: lorsque tout d'un coup nos
plans, nos esperances et nos belles visions recurent la deception la
plus cruelle.




IX


Seconde visite a Zage.--Arrestation de M. Rassam et des officiers
anglais.--Accusations contre M. Rassam.--Les premiers captifs sont
amenes enchaines a Zage.--Jugement public.--Reconciliation.--Depart
de M. Flad.--Emprisonnement a Zage.--Depart pour Kourata.

Le 13 avril, nous fimes notre troisieme experience des bateaux de
jonc, parce que l'empereur desirait voir une fois de plus ses _chers
amis_ avant notre depart. Les ouvriers europeens de Gaffat nous
accompagnerent. Tous les prisonniers de Magdala et de Gaffat partirent
le meme jour, mais par des routes differentes; le rendez-vous general
fut designe a Tankal, situe a l'extremite nord-ouest du lac, ou nos
bagages devaient aussi nous rejoindre.

A notre arrivee a Zage, nous fumes recus avec tout le respect
habituel. Ras-Engeddah et plusieurs officiers vinrent a notre
rencontre sur le rivage, et des mules richement enharnachees furent
amenees des ecuries imperiales. Nous descendimes a l'entree de la
demeure imperiale, et nous fumes conduits dans la salle d'audience
elevee dans l'enceinte fortifiee de la demeure de Sa Majeste. En
entrant, nous fumes surpris de voir la grande salle garnie des deux
cotes d'officiers abyssiniens en habits de fete. Le trone avait ete
erige a l'extremite de la salle; mais il etait vide, et l'espace qui
restait etait occupe par les pins grands officiers du royaume. Nous
avions a peine fait quelques pas, precedes de Ras-Engeddah, quand ce
dernier s'inclinant baisa le sol; nous crumes que c'etait un acte
de respect pour le trone; mais ce n'etait que le premier acte d'une
infame trahison. Aussitot que le ras se fut prosterne, neuf hommes,
places la pour l'execution de ce projet, se ruerent sur nous, et en
moins de temps que je ne mets a l'ecrire, nos epees, nos ceinturons,
nos chapeaux furent jetes a terre, nos uniformes arraches, et les
officiers de l'ambassade anglaise, saisis par les bras et le cou,
furent traines dans la partie superieure de la salle, degrades et
insultes en presence des courtisans et des grands officiers de la cour
de Theodoros.

Il nous fut permis de nous asseoir, et nos gardiens s'assirent a nos
cotes, l'empereur ne fit point son apparition, mais il nous fit poser
plusieurs questions par divers messagers, tels que Bas-Engeddah,
Cantiba Hailo (le pere adoptif de l'empereur), Samuel et les ouvriers
europeens. La plupart de ces questions, pour dire le moins, etaient
pueriles. "Ou sont les prisonniers?--Pourquoi ne les avez-vous
pas amenes?--Vous n'aviez pas le droit de les renvoyer sans ma
permission.--Je desire que vous me reconciliiez avec eux.--J'ai
l'intention de donner des mules a ceux qui n'en out pas et de l'argent
a ceux qui en manquent pour leur voyage.--Pourquoi leur avez-vous
donne des armes a feu?--Ne m'apportez-vous pas une lettre d'amitie de
la reine d'Angleterre?--Pourquoi avez-vous envoye des lettres a la
cote?" Et d'autres insignifiances.

La plupart des premiers officiers temoignerent leur approbation a
l'ouie de nos reponses, chose rare a la cour d'Abyssinie. Evidemment
ils n'aimaient pas et ne pouvaient approuver la conduite trompeuse de
leur maitre. Au milieu de ces questions, un fragment de journal fut lu
qui traitait de la genealogie de l'empereur. Comme cela n'avait aucun
rapport avec les accusations portees contre nous, je ne pus comprendre
dans quel but on nous faisait cette lecture, sinon que c'etait une
faiblesse de ce _parvenu_ pour se glorifier devant nous de ses
ancetres. Le dernier message de Sa Majeste fut celui-ci: "J'ai fait
appeler vos freres; lorsqu'ils seront arrives, je verrai ce que j'ai a
faire."

L'assemblee ayant ete dissoute, nous attendimes quelque temps, tandis
qu'on nous dressait une tente dans l'enceinte de la demeure imperiale.
Pendant que nous supportions cet ennui, les bagages qui nous avaient
suivis furent visites par Sa Majeste elle-meme. Toutes nos armes,
notre argent, nos papiers, nos couteaux, etc., furent confisques; le
restant nous fut renvoye, lorsqu'on nous eut conduits sous escorte a
notre tente. Nous fimes fierement notre entree dans notre nouvelle
demeure, et nous etions a peine remis de la premiere surprise que nous
avait causee cet imbroglio abyssinien, lorsque nous vimes arriver en
abondance des vaches et du pain, envoyes pour nous par Theodoros;
singulier contraste avec ses recents procedes!

En meme temps que nous etions les temoins de l'inconstance de
la fortune, les captifs relaches etaient appeles a un terrible
desappointement. Leur sort etait pire que le notre. Apres deux heures
de course a cheval, ils arriverent dans un village et furent laisses
a l'ombre de quelques arbres, jusqu'a ce que leurs tentes fussent
etablies; apres quoi on vint les prendre pour les conduire aupres
du chef du village. Aussitot qu'ils furent tous reunis, il entra un
certain nombre de soldats, et le chef de l'escorte, leur montrant une
lettre, leur demanda s'ils reconnaissaient le sceau de Sa Majeste. Sur
leur reponse affirmative, on leur ordonna de s'asseoir. Ils furent
d'abord inquiets; mais ils s'imaginerent que peut-etre l'empereur leur
avait envoye cette lettre pour les saluer, et qu'on leur avait ordonne
de s'asseoir a cause de leur fatigue. Toutefois leurs conjectures ne
durerent pas longtemps. A un signal donne par le chef de l'escorte,
ils furent saisis par les soldats qui remplissaient la chambre, et on
leur fit la lecture de la lettre de Theodoros. Elle avait ete adressee
au chef de l'escorte et s'exprimait ainsi: "Au nom du Pere, et du
Fils, et du Saint-Esprit, a Bilwaddad Tadla. Par la puissance de Dieu,
nous, Theodoros, le roi des rois, salut. Nous avons a nous plaindre
de nos amis et des Europeens, qui ont dit: "Nous partons peur notre
pays." Lorsque nous n'etions pas encore reconcilies. Jusqu'a ce que
j'aie decide ce que je dois faire, emparez-vous de leurs personnes;
mais ne les maltraitez pas, ne leur faites point peur et ne les
frappez pas."

Le soir, ils furent enchaines deux a deux; on veilla sur leurs
serviteurs, et l'on ne permit qu'a deux d'entre eux de preparer leur
nourriture. Le lendemain matin, ils furent amenes a Kourata. Ils
apprirent la notre arrestation, et meme on leur donna a entendre que
nous avions ete tues. Les femmes des _gens de Gaffat_ les traiterent
avec douceur; ils etaient eux-memes dans une grande inquietude au
sujet du sort de leurs parents. Le 13 au matin, ils furent conduits
par le bateau a Zage. A leur arrivee, ils furent recus par des gardes,
qui les conduisirent dans un enclos fortifie; des mules avaient ete
amenees pour le capitaine Cameron, pour M. Rosenthal et pour M. Flad;
bientot apres, l'empereur leur envoya des vaches, des moutons, du
pain, etc., etc., en abondance.

Les trois jours que nous passames sous notre tente a Zage furent trois
jours d'angoisse. Jusque-la nous n'avions vu que le beau cote
des choses, l'humeur aimable du notre hote, et nous n'etions pas
accoutumes aux changements soudains de son caractere, ni a sa
violence, ni a sa mauvaise foi. Des que nos bagages furent arrives,
nous detruisimes toutes les lettres, les papiers, les notes, les
journaux que nous possedions, et nous adressames plusieurs fois des
questions a Samuel sur notre avenir. Dans la matinee du second jour,
Theodoros nous envoya ses compliments et nous fit dire que, aussitot
que les prisonniers seraient arrives, tout irait bien. Nous lui fimes
passer quelques chemises que nous avions fait faire tout expres
pendant notre sejour a Kourata; il les recut, mais refusa le savon qui
les accompagnait, en disant qu'il pourrait nous etre utile pendant la
route. Dans l'apres-midi, nous l'apercumes a travers les interstices
de sa tente, assis sur une plate-forme elevee a l'entree de sa
residence. Il paraissait calme et demeura assez longtemps en
conversation avec son favori, Ras-Engeddah, place au-dessous de lui.

Nous etions gardes nuit et jour, et nous ne pouvions faire un pas hors
de nos tentes sans etre suivis par un soldat; la nuit, si nous avions
besoin de sortir, il nous fallait prendre une lanterne. Nos gardiens
etaient tous de vieux chefs de l'intimite de l'empereur, des hommes
ayant une position et un rang eleves, qui executaient les ordres
de leur maitre, mais qui n'abuserent jamais de leur influence pour
aggraver notre position. Dans la soiree du 15 se passa un petit
incident qui m'amusa beaucoup. Je sortis un instant, et aussitot un
soldat prit les devants portant une lanterne. Nous avions a peine
fait quelques pas, qu'un soldat saisit brusquement celui qui
m'accompagnait; aussitot un officier de garde se jeta sur lui,
jouant l'homme indigne et lui recommandant de laisser mon serviteur
tranquille; en meme temps il levait un baton et le frappait sur le dos
de plusieurs coups en disant: "Pourquoi les arretez-vous? Ils ne sont
pas prisonniers; ce sont les amis du souverain." Me retournant alors,
je vis le chef et le soldat qui etouffaient de rire. Le lendemain
matin, il etait question d'accomplir la reconciliation. Theodoros
desirait nous convaincre que nous etions toujours ses amis, et que
nous ferions mieux de ceder de bonne grace, les arrestations du 13
etant la pour nous avertir qu'il pourrait aussi nous traiter en
ennemis. Son plan n'etait pas mauvais, et tous ses projets reussirent.

Le 17, nous recumes l'ordre de Sa Majeste de nous rendre aupres
de lui, desireux qu'il etait de juger en notre presence ceux des
Europeens qui, disait-il, l'avaient insulte. Theodoros aimait beaucoup
a poser, et, dans cette occasion plus que jamais, il desirait faire
sensation sur les Europeens aussi bien que sur les indigenes, et leur
donner une haute idee de sa puissance et de sa grandeur. Il s'assit
sur un alga, en plein air, a l'entree de la salle d'audience. Tous les
grands officiers de son royaume se tenaient a sa gauche; a sa
droite etaient les Europeens; tout autour, les personnages les plus
importants: puis venait un cercle forme par les soldats et les chefs
inferieurs.

Aussitot que nous approchames, Sa Majeste se leva, nous salua et nous
assura, en peu de mots, que nous etions toujours ses hotes honorables,
et non les envoyes d'une grande puissance qui l'avait si grossierement
insulte. On nous ordonna bientot de nous asseoir; et au bout de
quelques minutes de silence, nous vimes arriver par la porte
exterieure nos pauvres compatriotes, escortes comme des criminels et
enchaines deux a deux. On les fit mettre en face de Sa Majeste, qui,
apres les avoir regardes quelques secondes, s'enquit _avec douceur_ de
leur sante, et comment ils avaient passe leur temps. Les prisonniers
temoignerent leur reconnaissance de ces compliments en baisant
plusieurs fois le sol devant cette incarnation du mal, qui tout le
temps grimaca de plaisir a la vue des souffrances et de l'humiliation
de ses victimes. On enleva les fers du capitaine Cameron et de M.
Bardel et on leur commanda d'aller s'asseoir aupres de nous. Tous les
autres prisonniers furent laisses debout an soleil et furent charges
de repondre aux questions de l'empereur. Il fut recueilli et calme;
une seule fois, en s'adressant a nous, il parut un peu agite.

Il demanda aux prisonniers: "Pourquoi voulez-vous quitter mon royaume
avant de prendre conge de moi?" Ils repondirent qu'ils avaient agi
ainsi d'apres les ordres de M. Rassam, duquel ils dependaient. Il
ajouta alors: "Pourquoi n'avez-vous pas demande a M. Rassam de vous
conduire aupres de moi, afin de nous reconcilier?" Se tournant alors
vers M. Bassam, il lui dit: "C'est votre faute. Je vous avais bien
dit de nous reconcilier? Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?" M. Rassam
repondit qu'il avait cru que l'acte ecrit de reconciliation qui avait
suivi l'assemblee publique des accusations contre les prisonniers,
etait suffisant.

L'empereur repondit a M. Rassam: "Ne vous ai-je pas dit que je voulais
leur donner des mules et de l'argent, et vous me repondites que vous
aviez amene des mules pour eux et que vous aviez assez d'argent pour
leur retour dans leur pays? Maintenant, a cause de vous, les voila
dans les chaines. Du jour ou vous m'avez dit que vous desiriez les
faire partir par une autre route que celle que je vous designais, j'ai
commence a soupconner que vous agissiez ainsi dans le but de pouvoir
dire dans votre pays, qu'ils avaient ete mis en liberte par votre
habilete et votre puissance."

Les crimes supposes des premiers prisonniers etant bien connus et
cette assemblee n'ayant ete qu'une reproduction de celle de Gondar, ce
serait du temps perdu que de la rapporter ici; il suffit de dire
que ces malheureux faussement accuses repondirent avec douceur et
humilite, s'efforcant ainsi de detourner la colere du miserable au
pouvoir duquel ils etaient tombes.

La genealogie de l'empereur fut ensuite lue: d'Adam a David, cela
marcha assez bien; de Menilek, fils suppose de Salomon, a Socinius,
on donna peu de noms, peut-etre ceux qui vecurent dans ces temps-la
etaient-ils des patriarches a leur maniere; mais quand on en vint
aux aieux de Theodoros meme, les difficultes devinrent toujours plus
grandes; en verite, la chose etait difficile, plusieurs temoignages
furent produits pour attester la descendance royale et l'on alla meme
jusqu'a invoquer l'opinion de Jean, l'empereur-comedien, pour attester
le droit legal de Theodoros au trone de ces ancetres.

Nous fumes encore appeles et la seance du 18 nous fut fatale. Apres
qu'on nous eut invites a nous asseoir, Theodoros fit venir devant lui
ses gens et leur demanda s'il devait exiger un "kassa" (c'est-a-dire
une reparation pour ce qu'il avait eu a souffrir de la part
des Europeens). Plusieurs d'entre eux ne repondirent pas
tres-distinctement; d'autres declarerent hautement que "le kassa etait
une bonne chose." Sa Majeste conclut en disant, et en s'adressant a
nous: "Seriez-vous mes maitres? Vous resterez avec moi. La ou j'irai,
vous irez; la ou je m'arreterai, vous vous arreterez." Aussitot nous
fumes renvoyes a nos tentes et le capitaine Cameron fut autorise a
nous accompagner. Les autres Europeens, toujours dans les chaines,
furent envoyes dans une autre partie du camp, ou plusieurs semaines
auparavant ou avait vu s'elever une forteresse, sans en connaitre la
destination.

Le lendemain, nous fumes encore conduits en presence de l'empereur;
mais c'etait pour une affaire privee. Les prisonniers furent d'abord
amenes sous nos tentes et leurs fers leur furent enleves. Puis on nous
conduisit en presence de Sa Majeste; les premiers prisonniers nous
suivirent et les _gens de Gaffat_ entrerent apres nous et furent
invites a s'asseoir a la droite de Theodoros. Aussitot que les
prisonniers entrerent ils inclinerent la tete jusqu'a terre et
demanderent grace. Sa Majeste leur commanda aussitot de se lever, et,
apres leur avoir dit qu'il n'avait aucun tort a leur reprocher, il les
assura qu'ils etaient ses amis; toutefois ils inclinerent encore la
tete jusqu'a terre et de nouveau demanderent grace. Ils demeurerent
dans cette attitude jusqu'a ce qu'il leur dit: "Par la grace de Dieu,
nous vous pardonnons!" Le capitaine Cameron lut alors a haute voix une
lettre du docteur Beke et la petition des prisonniers relaches. La
reconciliation operee, l'empereur dicta une lettre pour notre reine et
M. Flad fut charge de la faire parvenir. Nous eumes alors toutes nos
tentes etablies dans un meme espace entoure de fortifications qui
avaient ete elevees le matin sous la surveillance de Theodoros; nous
fumes de nouveau reunis, mais nous etions tous prisonniers. M. Flad
nous quitta; nous nous attendions a ce que sa mission ne reussirait
pas, et que l'Angleterre, degoutee de toutes ces trahisons, ne
consentirait pas a pousser plus loin les negociations, mais
insisterait sur sa premiere reclamation. Le jour du depart de M. Flad,
sa femme accompagna les ouvriers qui avaient recu l'ordre de
retourner a Kourata; nous eumes beaucoup moins de rapport avec eux
qu'auparavant, d'abord parce qu'ils etaient craintifs, et puis parce
qu'ils ne voulaient pas se compromettre par des relations avec des
_amis douteux_ du roi.

Zage etait une des principales villes du district de Metaha, et il y
avait peu de temps, tres-prospere et tres-populeuse, mais lorsque nous
y arrivames, nous ne vimes que ruines et neant; et nous n'aurions pu
croire que peu de semaines auparavant cette colline etait la demeure
de milliers d'habitants, et que ces terrains couverts de vertes
prairies et de bois, avaient abrite une population riche et
industrieuse.

Quelques jours apres l'assemblee de la reconciliation, Sa Majeste nous
renvoya nos armes et notre argent, nous fit offrir en meme temps des
mules, des epees et des boucliers montes en argent, et un peu plus
tard des chevaux. Nous vimes le souverain lui-meme a diverses
reprises; il vint deux fois dans nos tentes; une autre fois nous
allames avec lui examiner des fusils fabriques par des ouvriers
europeens; un autre jour encore, nous allames ensemble a la chasse
aux canards sur le lac; enfin, nous allames le voir jouer au
divertissement national des goucks (coucou). Il s'efforcait de
paraitre notre ami, nous fournissait des provisions en abondance, et
deux fois par jour, nous faisait saluer; il fit meme tirer des salves
d'artillerie et donna une grande fete le jour de naissance de la reine
d'Angleterre. Malgre cela, nous etions malheureux: notre cage etait
gentille, mais c'etait une cage, et l'experience que nous avions
acquise du caractere trompeur du roi nous mettait dans une crainte
constante. Lorsque nous l'avions rencontre dans le Damot, et lorsque
nous l'avions visite a Zage, nous n'avions vu que l'acteur a la
physionomie souriante; maintenant, il avait rejete toute contrainte;
des femmes etaient flagellees jusqu'a ce que mort s'ensuivit, pres de
nos tentes, et des soldats etaient enchaines ou fouettes a mort pour
le moindre pretexte. Le veritable caractere du tyran se montrait de
jour en jour davantage, et nous commencions a craindre que notre
position ne fut critique et dangereuse.

Theodoros avait toujours la pensee de se fabriquer des bateaux; voyant
que tous repugnaient a lui faire ce plaisir, il voulut se mettre a
l'ouvrage lui-meme; il fit construire un immense bateau de jonc a fond
plat, d'une grande epaisseur et capable de supporter deux grandes
roues mues par les mains. Dans le fait, il avait invente le bateau
a _aubes_, seulement l'agent moteur faisait defaut. Nous le vimes
plusieurs fois sur l'eau: les roues en etaient si grandes qu'elles
reclamaient la force de cent hommes pour les mettre en mouvement.
Il est curieux de voir que ce souverain passat son temps dans ces
frivolites, tandis qu'il ne s'enquerait nullement de l'ennemi
redoutable qui s'etait avance jusqu'a quatre milles a peine de son
camp.

Le cholera faisait des ravages dans le Tigre; et nous ne fumes
nullement surpris, lorsque nous apprimes qu'il decimait d'autres
provinces et que plusieurs cas s'etaient declares a Kourata. Le camp
imperial etait etabli dans un lieu tres-malsain, dans un terrain
has et marecageux; les fievres, la diarrhee et la dyssenterie y
sevissaient avec force. Ayant appris l'approche du fleau, Sa Majeste
ordonna tres-sagement que son camp fut transfere sur les hauteurs
de Begember. Madame Rosenthal etait en ce moment tres-malade, et ne
pouvait supporter sans danger un voyage sur la terre ferme. Elle fut
autorisee a aller a Kourata par la voie du lac, accompagnee de son
mari, du capitaine Cameron, dont la sante etait delicate, et du
docteur Blanc. Nous partimes dans la soiree du 31 mai, et nous
arrivames a Kourata de bonne heure le lendemain matin. Le vent
soufflait en ce moment et nous obligeait a de frequentes stations sur
les pointes de terre situees sous le vent, car la mer en courroux
menacait parfois d'engloutir notre faible esquif. Cette derniere
traversee fut, dans toute l'acception du mot, le _nec plus ultra du
discomfort_.




X


Seconde residence a Kourata.--Le cholera et le typhus eclatent dans
le camp.--L'empereur se decide a aller a Debra-Tabor.--Arrivee
a Gaffat.--La fonderie transformee eu palais.--Jugement public a
Debra-Tabor.--La tente noire.--Le docteur Blanc et M. Rosenthal saisis
a Gaffat.--Une autre accusation publique.--La caverne noire.--Voyage
avec l'empereur a Aibankal.--Nous sommes envoyes a Magdala: arrivee a
l'Amba.

A Kourata, quelques maisons inoccupees furent mises a notre
disposition, et nous nous mimes en devoir de rendre habitables les
sales demeures indigenes. Le bruit courait que Theodoros avait
l'intention de passer la saison des pluies dans le voisinage, et le
4, il nous fit une visite inattendue, accompagne seulement de
quelques-uns de ses chefs. Il vint par la voie du lac et s'en retourna
de meme. Ras-Engeddah etait arrive environ une heure avant lui. Je fus
averti d'aller au-devant de lui sur le rivage. J'accompagnai ainsi
les _gens de Gaffat_, qui allerent lui presenter leurs hommages. Sa
Majeste, en me voyant, me demanda des nouvelles de ma sante et comment
je trouvais le pays, etc., etc. Ou n'a jamais su pourquoi il etait
venu. Je crois que c'etait afin de juger par lui-meme des ravages du
cholera, car il fit bien des questions a ce sujet.

Le 6 juin, Theodoros quitta Zage avec son armee; M. Rassam et les
autres prisonniers l'accompagnerent; tous les lourds bagages avaient
ete envoyes par le bateau a Kourata. Le 9, Sa Majeste campa sur un
promontoire, au sud de Kourata. Le cholera venait d'eclater dans le
camp et journellement, on comptait pres de cent morts. Dans l'espoir
d'ameliorer l'etat sanitaire de l'armee, l'empereur transporta son
camp sur un terrain situe a quelques milles au nord au-dessus de la
ville; mais l'epidemie continua ses ravages avec une grande violence,
et dans le camp et dans la ville. L'eglise etait tellement pleine de
cadavres qu'on n'en pouvait plus faire entrer, et les rues adjacentes
offraient le triste spectacle de morts innombrables entoures de leurs
familles desolees, attendant des jours et des nuits que les tombeaux
eussent ete benis dans le nouveau cimetiere encombre par la foule. La
petite verole et la fievre typhoide firent aussi leur apparition, et
frapperent plusieurs de ceux qui avaient echappe au cholera.

Le 22 juin, nous recumes l'ordre d'aller rejoindre le camp, Theodoros
ayant l'intention de partir le jour suivant pour se rendre dans la
province plus saine et plus elevee de Begember. Le 13, de grand matin,
le camp fut leve et nous campames, le soir meme, sur le rivage du
Gumare tributaire du Nil. Le lendemain, le trajet a parcourir touchait
a sa fin. Nous avions constamment monte depuis notre depart de
Kourata, et Outoo (magnifique plateau et le lieu de notre halte du
14) etait deja eleve de plusieurs milliers de pieds au-dessus du
lac; malgre cela le cholera, la petite verole et la fievre typhoide
continuaient leur oeuvre terrible. Sa Majeste s'informa de quels
moyens on se servait dans nos pays, dans des circonstances semblables.
Nous lui conseillames de partir immediatement pour les plateaux plus
eleves de Begember, de laisser ses malades a quelque distance de
Debra-Tabor, de disperser son armee, aussi loin que possible, sur
toutes ses provinces, choisissant les localites les plus saines et les
plus isolees pour y envoyer les cas nouveaux qui se declareraient. Il
agit selon nos conseils et avant peu, nous eumes la satisfaction de
voir les epidemies perdre de leur violence, et an bout de quelques
semaines disparaitre entierement.

Le 16, nous fournimes une tres-longue marche. Nous partimes environ
a six heures de l'apres-midi et nous ne fimes aucune halte jusqu'a
Debra-Tabor, ou nous arrivames environ deux heures avant midi.
Aussitot que nous touchames le pied de la colline sur laquelle
s'elevait la demeure imperiale, nous recumes l'ordre de l'empereur de
descendre de nos montures, et immediatement, nous le vimes venir a
nous accompagne de quelques-uns de ses gardes du corps. Nous nous
rendimes tous a Gaffat, station europeenne situee a trois milles
a l'est de Debra-Tabor. En route, nous fumes surpris par le plus
terrible orage de grele que j'aie jamais vu; telle en etait la
violence, que Theodoros fut oblige plusieurs fois de s'arreter. La
grele tombait en masse si compacte, et les grelons etaient d'une telle
dimension, qu'il etait presque impossible de les supporter. Enfin,
nous arrivames a Gaffat geles et trempes jusqu'aux os; mais l'empereur
paraissait n'avoir souffert en aucune facon de cette douche, il nous
servait de cicerone, nous montrant le lieu ou nous etions, et nous
donnant des explications sur les ateliers, les roues a eau, etc., etc.
Quelques planches furent transformees en sieges, un feu fut allume par
ses ordres, et nous demeurames seuls avec lui pendant plus de trois
heures, discutant sur les lois et les coutumes anglaises. Les tapis
et les coussins avaient ete oublies a Debra-Tabor, et il renvoya
Ras-Engeddah pour les faire apporter. Aussitot que ce dernier revint
avec les porteurs, Theodoros montra la route de la colline de Gaffat,
et de ses propres mains etendit les tapis, et placa le trone dans la
maison choisie pour M. Rassam. D'autres maisons furent assignees aux
autres Europeens, apres quoi Theodoros nous quitta.

Le 17 juin, les ouvriers europeens qui etaient restes a Kourata,
arriverent a Debra-Tabor. Nous ne primes pas garde qu'ils s'etaient
plaints de ce que nous occupions leurs maisons; mais l'empereur
reconnut, d'apres leur conduite, qu'ils etaient mecontents; cependant
il les accompagna a Gaffat, et, en quelques heures, au moyen des
shamas, des gabis, des tapis, la fonderie fut transformee en une
demeure convenable. Le trone y fut aussi place, et lorsque tout fut
arrange, on nous fit appeler. Theodoros s'excusa de ce qu'il etait
oblige de nous donner pour quelques jours une maison ainsi organisee,
ajoutant qu'il retournait a Debra-Tabor, mais que le lendemain, il
tacherait de se procurer une demeure plus convenable pour ses hotes.
Conformement a cette promesse, le lendemain matin, il vint pour nous
offrir plusieurs maisons situees sur une hauteur, en face de Gaffat,
et qui avaient ete preparees pour nous recevoir. Comme la maison de
M. Rassam etait plus petite, il profita de cela pour demander que
l'empereur retirat le trone de sa chambre. Sa Majeste y consentit,
bien qu'il eut garni la chambre de tapis, et recouvert les murs et
le plafond de drap blanc. A cause de tous ces changements, nous nous
figurames que nous etions la etablis pour toute la saison des pluies.
Le cholera et la fievre typhoide venaient de se manifester a Gaffat,
et du matin an soir, j'etais constamment reclame par des malades. L'un
d'eux, la femme d'un Europeen, me prit beaucoup de temps; elle eut
d'abord une attaque de cholera, suivie de la fievre typhoide qui la
mit aux portes du tombeau.

Dans la matinee du 25 juin, nous recumes l'ordre de l'empereur, M.
Rassam, ses compagnons, les pretres et quelques autres, de nous rendre
a Debra-Tabor pour assister a une accusation politique. Les ouvriers
europeens, Cantiba Hailo et Samuel nous accompagnerent. Arrives a
Debra-Tabor, nous fumes surpris de n'etre pas recus avec la politesse
habituelle, et d'etre immediatement conduits en presence de
l'empereur; nous fumes introduits dans une tente noire etablie dans
l'enceinte imperiale. Nous pensames que cette accusation politique
nous concernait, et nous etions assis depuis quelques minutes
seulement, lorsque les ouvriers europeens furent appeles par Sa
Majeste. Ils revinrent bientot apres, suivis de Cantiba Hailo,
de Samuel et d'un Aia-Negus (bouche du roi), porteurs du message
imperial.

La premiere et la plus importante des accusations etait celle-ci:
"J'ai recu une lettre de Jerusalem dans laquelle il est dit que
les Turcs font des chemins de fer dans le Soudan pour attaquer mon
royaume, de concert avec les Anglais et les Francais." La seconde
accusation portait sur le meme sujet; seulement, on ajoutait que
M. Rassam devait avoir vu les chemins de fer et qu'il aurait du en
avertir Sa Majeste. La troisieme accusation etait celle-ci: "N'est-il
pas vrai que les chemins de fer egyptiens sont construits par les
Anglais?"

Quatriemement: "N'avait-il pas donne une lettre au consul Cameron
pour la reine d'Angleterre, et le consul n'etait-il pas revenu sans
reponse? M. Rosenthal n'avait-il pas dit que le gouvernement anglais
s'etait moque de sa lettre?" Il y avait encore sept ou huit autres
accusations, mais elles etaient insignifiantes et je ne m'en souviens
pas. Peu de jours auparavant, un pretre grec etait arrive de la cote
porteur d'une lettre pour Sa Majeste: ces faits etaient-ils contenus
dans cette lettre, ou bien etait-ce seulement un pretexte invente
par Theodoros pour s'excuser des mauvais traitements qu'il avait
l'intention d'infliger a ses hotes innocents; c'est ce qu'il serait
impossible d'affirmer. La conclusion du message accusateur etait
celle-ci: "Vous devez rester ici; Sa Majeste ne peut pas plus
longtemps laisser vos armes entre vos mains, mais tous vos autres
objets vous seront rendus."

M. Rosenthal obtint la permission de retourner a Gaffat pour voir sa
femme, je fus autorise a le suivre, a cause de l'etat critique
dans lequel se trouvait Madame Waldemeier. M. Rassam et les autres
Europeens demeurerent dans la tente. M. Waldemeier, a cause de la
maladie de sa femme, etait reste a Gaffat; il fut effraye lorsqu'il
apprit nos contrarietes, craignant que cela ne privat sa femme des
secours medicaux dont elle avait tant besoin dans l'etat desespere ou
elle se trouvait. Il me pria de retourner aupres d'elle, ne serait-ce
qu'une heure, tandis qu'il courait a Debra-Tabor pour supplier
Theodoros de me laisser avec lui jusqu'a ce que sa femme fut hors de
danger. Madame Waldemeier etait une fille de ce M. Bell que Theodoros
aimait tant. Non-seulement il consentit a la demande de M. Waldemeier,
mais il ajouta que si M. Bassani n'y voyait aucun inconvenient, il me
permettrait de rester a Gaffat, les malades y etant nombreux, tandis
qu'il executerait l'expedition qu'il avait projetee. Comme j'etais
affaibli par une grande irritation d'entrailles et par une forte
surexcitation, je fus enchante de ce projet de me laisser rester
Gaffat tout le temps de la saison des pluies. M. Bassani lui-meme,
le jour suivant, demandait a Theodoros que cette autorisation fut
accordee, non-seulement a moi, mais aussi a quelques autres de nos
compagnons. A cause de ma sante et de la position de M. Rosenthal, la
permission nous fut accordee a tous les deux, mais elle fut refusee
aux autres.

Nous nous attendions chaque jour a entendre dire que le camp avait
ete leve, mais Sa Majeste n'en faisait rien. Chaque jour Theodoros
envoyait prendre des nouvelles de Madame Waldemeier et me faisait
saluer. Il visita Gaffat deux fois pendant le peu de jours que je
l'habitai, et dans plusieurs occasions m'envoya ses compliments et
recut mes salutations. M. Rassam et les autres Europeens furent
autorises a venir nous voir a Gaffat; et quoique de temps en temps le
nom de _Magdala_ fut prononce, cependant il nous semblait que l'orage
s'etait dissipe et nous esperions avant peu etre tous reunis a Gaffat,
et y passer en paix la saison des pluies.

Le 3 juillet un officier de Sa Majeste m'apporta les salutations de
l'empereur, ajoutant que Sa Majeste devait venir inspecter les travaux
et qu'il fallait que j'allasse au-devant de lui. Je me rendis a la
fonderie et sur la route je rencontrai deux ouvriers de Gaffat qui s'y
rendaient aussi. Un petit incident eut lieu, qui amena plus tard
de terribles consequences. Nous rencontrames l'empereur pres de la
fonderie marchant a la tete de son escorte: il nous demanda comment
nous allions, et nous le saluames en otant nos chapeaux. Comme il
repassait, les deux Europeens avec lesquels j'avais fait la route, se
couvrirent; sans songer combien Sa Majeste etait susceptible pour tout
ce qui concernait l'etiquette; je restai la tete decouverte, quoique
le soleil fut chaud et dangereux. Arrive a la fonderie, l'empereur
me salua encore cordialement; il examina pendant quelques minutes
l'ebauche d'un fusil que ses ouvriers se proposaient de lui donner, et
ensuite nous quitta. Dans la cour il passa pres de M. Rosenthal, qui
ne s'inclina pas, Theodoros ne s'informant pas de lui.

Comme l'empereur sortait de l'enceinte de la fonderie, un pauvre vieux
mendiant lui demanda l'aumone en disant: "Mes seigneurs (gaitotsh) les
Europeens out toujours ete bons pour moi. O mon roi, ne voulez-vous
pas aussi soulager ma misere!" En entendant l'expression de
_seigneur_, appliquee aux ouvriers, Theodoros entra dans une terrible
colere: "Comment osez-vous appeler seigneur tout autre que moi?
Frappez-le, frappez-le, par ma mort!" Deux individus de sa suite se
precipiterent sur le mendiant et se murent a le frapper de leurs
batons; Theodoros criait toujours: "Frappez-le, frappez-le, par ma
mort!" Le pauvre vieux impotent demandait grace, avec une expression
a fendre le coeur; mais sa voix allait s'affaiblissant toujours et au
bout de quelques minutes nous n'eumes devant nous qu'un cadavre etendu
qui ne pouvait plus remuer ni prier. La byene rugissante cette nuit-la
put se repaitre, sans etre troublee, de ses restes abandonnes.

Toutefois la rage de Theodoros ne fut point encore calmee; il s'avanca
de quelques pas, pais s'arretant il se retourna la lance en arret, les
regards errants autour de lui; il etait la personnification de la rage
indomptable. Ses yeux rencontrerent M. Rosenthal: "Saisissez-le!"
s'ecria-il. Immediatement plusieurs soldats se ruerent sur lui pour
obeir an commandement imperial. "Saisissez l'homme qu'ils appellent le
_hakeem_ (medecin)." Aussitot une douzaine de scelerats tomberent sur
moi et m'empoignerent par les bras, l'habit, le pantalon, par tous les
endroits qui offraient une prise. Theodoros s'adressa ensuite a M.
Rosenthal en disant: "Ane que vous etes, pourquoi m'appelez-vous le
fils d'une pauvre femme? Pourquoi m'insultez-vous?" M. Rosenthal
repondit: "Si je vous ai offense, j'en demande pardon a Votre
Majeste." Pendant ce temps l'empereur brandissait sa lance d'une
facon inquietante, et je croyais a chaque instant qu'il allait nous
transpercer. Je craignais que, aveugle par la colere, il ne fut plus
maitre de lui-meme, et je comprenais que si une fois il se laissait
dominer par ses passions, c'en etait fait de nous.

Heureusement pour nous Theodoros se tourna vers les ouvriers
europeens, les insultant dans des termes grossiers; "Vils esclaves! ne
vous ai-je pas envoye de l'argent? Qui etes-vous que vous vous donniez
le titre de _seigneurs_? Prenez garde!" Puis, s'adressant aux deux
ouvriers que j'avais rencontres sur la route de la fonderie, il leur
dit: "Vous etes fiers! qui etes-vous? Des esclaves! des l'eumes! des
anes galeux! vous vous couvrez la tete en ma presence! est-ce que vous
ne me voyez pas! Le hakeem n'est-il pas reste la tete decouverte?
Pauvres creatures que j'ai enrichies!" Se tournant alors de mon cote
et voyant qu'une douzaine de soldats m'avaient saisi, il leur cria:
"Laissez-le aller; amenez-le-moi." Tous me lacherent hormis un
seul, qui me conduisit devant l'empereur. Il me demanda alors:
"Connaissez-vous l'arabe?" Quoique je comprisse un peu cette langue,
je pensai qu'il etait plus prudent, vu les circonstances, de repondre
negativement. Alors il commanda a M. Schimper de traduire ce qu'il
allait dire: "Vous, hakeem, vous etes mon ami. Je n'ai rien a dire
contre vous; mais les autres m'ont insulte et vous allez venir avec
moi pour assister a leur jugement." Il commanda ensuite a Cantiba
Hailo de me donner sa mule, il monta a cheval, moi et M. Rosenthal
allant a sa suite; ce dernier a pied, traine sur toute la route par
les soldats qui l'avaient saisi.

Aussitot apres notre arrivee a Debra-Tabor, l'empereur envoya l'ordre
a M. Rassam, de venir avec les autres Europeens; il avait quelque
chose a leur dire. Theodoros s'assit sur un rocher a environ trente
pas en face de nous; entre lui et nous se tenaient quelques officiers
superieurs et derriere nous une ligne pressee de soldats. Il etait
toujours en colere, faisant sauter des pointes de rocher avec
l'extremite de sa lance, et crachant constamment entre chaque parole.
Il s'adressa une fois a M. Stern et lui demanda: "Est-ce d'un
chretien, d'un paien ou d'un juif, quand vous m'insultez? Quand vous
avez ecrit votre livre, par quelle autorite l'avez-vous fait? Ceux
qui m'ont insulte en votre presence, etaient-ils mes ennemis ou les
votres? Pourquoi ont-ils dit du mal de moi devant vous?" etc. Puis il
dit a M. Rassam: "Vous aussi vous m'avez manque de respect. "Moi?"
repondit M. Rassam. "Oui! quatre fois. Premierement, vous avez lu le
livre de M. Stern, dans lequel je suis insulte; secondement vous ne
m'avez pas reconcilie avec les prisonniers, lorsque vous avez voulu
les faire partir du pays; troisiemement: votre gouvernement permet
aux Turcs de garder Jerusalem, qui est mon heritage. La quatrieme
accusation je l'ai oubliee." Il demanda ensuite a M. Rassam s'il
savait que Jerusalem lui appartenait, et que les couvents abyssiniens
avaient ete pris par les Turcs. En vertu de sa descendance de
Constantin et d'Alexandre le Grand, l'Inde et l'Arabie lui
appartenaient. Il fit encore plusieurs autres folles questions.
Enfin il dit a Samuel qui etait l'interprete "Que diriez-vous si je
chargeais de chaines vos amis?" "Rien," repondit Samuel; "n'etes-vous
pas le maitre?" Des chaines avaient ete apportees, mais cette reponse
l'avait calme. Il s'adressa alors a l'un des chefs et lui dit:
"Pouvez-vous surveiller ces gens dans la tente?" L'autre, qui savait
ce qu'il fallait repondre, lui dit: "Majeste, la maison vaudrait
mieux." Il donna alors des ordres pour que nos effets nous fussent
envoyes de la tente noire a la maison attenant a la sienne, et nous
recumes l'ordre de nous y transporter.

La maison qui nous etait destinee, servait primitivement de
pied-a-terre: elle etait batie en pierre, entouree d'une grande
verandah, et fermee seulement par une petite porte sans fenetre ni
aucune autre ouverture. Ce ne fut que lorsqu'on eut allume plusieurs
bougies que nous pumes nous reconnaitre an milieu des profondes
tenebres qui regnaient en ce lieu, ce qui rappela, a mon souvenir,
plusieurs scenes du drame terrible de Calcutta: _La Caverne noire_.
Quelques soldats apporterent nos couches, et une douzaine de gardiens
s'assirent pres de nous, tenant dans leurs mains des chandelles
allumees. L'empereur nous envoya plusieurs messages. M. Rassam en prit
occasion pour se plaindre amerement des mauvais traitements qu'il
nous infligeait. Il dit: "Dites a Sa Majeste que j'ai fait tout mon
possible pour etablir de bons rapports entre ma patrie et lui; mais
lorsque les evenements d'aujourd'hui seront connus, quelles qu'en
soient les consequences, le blame n'en retombera pas sur moi."
Theodoros nous renvoya ces paroles: "Que je vous traite bien ou que je
vous traite mal, cela revient au meme; mes ennemis diront toujours que
je vous ai maltraites; ainsi cela ne fait rien."

Un peu plus tard, nous fumes troubles par un message de l'empereur,
nous faisant savoir qu'il ne pouvait etre indifferent au bien-etre de
ses amis et qu'il viendrait nous voir. Quoi que nous fissions pour
le dissuader d'une telle demarche, il arriva bientot accompagne par
quelques esclaves, portant de l'arrack et du tej. Il nous dit: "Ce
soir, ma femme me disait de ne pas sortir, mais je ne voulais pas que
vous fussiez fachas, et je suis venu boire avec vous." A ces mots, il
nous presenta de l'arrack et du tej, et nous donna lui-meme l'exemple.

Il fut calme et tres-serieux, bien qu'il voulut paraitre gai. Il resta
environ une heure causant de choses insignifiantes: le pape de Rome
fit le principal sujet de la conversation. Entre autres choses,
il nous dit: "Mon pere etait fou, et quoique mon peuple ait dit
quelquefois que j'etais fou moi-meme, je ne l'ai jamais cru; mais
maintenant je crois que je le suis." M. Rassam repliqua: "Je vous en
prie, ne dites pas de semblables choses." Sa Majeste reprit: "Oui,
oui, je suis fou." Un instant apres, il nous dit en nous quittant: "Ne
vous arretez pas a la forme, et ne tenez pas compte de ce que je vous
dis devant mon peuple, mais regardez a mou coeur. J'ai un motif pour
cela." En partant, il donna l'ordre aux gardes de s'etablir dehors et
de ne point nous deranger. Bien que depuis nous l'ayons vu une ou
deux fois a une certaine distance, cependant ce fut la derniere
conversation que nous eumes avec lui.

Les deux jours que nous passames dans la caverne noire a Debra-Tabor,
tous reunis, obliges d'avoir des chandelles allumees nuit et jour,
dans l'angoisse de l'incertitude de notre avenir, furent certainement
des jours de torture morale et physique. Nous recumes avec joie
l'annonce que nous allions etre changes; toute alternative etait
preferable a notre position actuelle; que nous fussions enfermes dans
une vieille tente, laissant couler la pluie, ou bien que nous
fussions enchaines dans un amba, tout valait mieux que ce sombre
emprisonnement, prive de tout comfort, meme de la chere clarte du
jour.

A midi, le 5 juillet, nous fumes informes que Sa Majeste etait deja
partie, et que notre escorte attendait l'ordre du depart. Nous etions
tous rejouis a la pensee de respirer l'air frais, et d'admirer les
champs couverts de verdure et illumines par un brillant soleil.
Nous ne nous fimes pas repeter deux fois l'ordre de partir, nous ne
donnames pas meme une pensee aux inconvenients du voyage, tels que la
pluie, la boue, etc., etc. Le premier jour, nous ne fournimes qu'une
petite course, et nous campames sur un plateau appele Janmeda, a
quelques milles an sud de Gaffat. Le lendemain matin, de bonne heure,
l'armee se mit en marche, mais nous attendimes a l'arriere-garde trois
heures avant de recevoir l'ordre de marcher. Theodoros, assis sur un
rocher, avait commande a toutes ses forces, y compris sa suite, de
prendre les devants, et comme nous, expose a la pluie qui tombait
et paraissant plonge dans des pensees profondes, il contemplait les
differents corps de son armee a mesure qu'ils passaient devant lui.
Nous etions severement surveilles; plusieurs chefs, et les hommes
qu'ils commandaient, nous gardaient jour et nuit, un detachement
marchait en tete, un autre suivait et un grand nombre de soldats ne
nous perdaient jamais de vue.

Nous fimes halte, cette apres-midi, dans une grande plaine, pres d'une
eminence appelee Kulgualiko, sur laquelle s'elevaient les tentes
imperiales. Le lendemain, on adopta le meme mode de depart et apres
avoir voyage toute la nuit, nous nous reposames a Aibankab, an pied du
mont Guna, le pic le plus eleve du Begember, tres-souvent couvert de
neige dans la saison pluvieuse.

Nous passames la journee du 8 a Aibankab. Dans l'apres-midi, Sa
Majeste nous fit inviter a gravir la colline ou il etait etabli, afin
de contempler le sommet couvert de neige du Guma, ne pouvant, de notre
position basse, jouir d'une belle vue. Quelques messages polis furent
echanges, mais nous ne vimes pas l'empereur.

Le 9, de bonne heure, Samuel, notre balderaba, nous fut envoye.
Il s'arreta longtemps, et, a son depart, il nous avertit que nous
marcherions en tete et que nos effets embarrassants nous seraient
envoyes plus tard, que nous ne prendrions avec nous que quelques
articles indispensables, que les soldats de notre escorte et nos mules
nous porteraient. Plusieurs officiers de la maison de l'empereur, pour
lesquels nous avions eu quelques politesses, vinrent nous souhaiter
le bonjour, nous regardant avec tristesse, l'un d'eux meme avec
des larmes dans les yeux. Quoique nous ne connussions point notre
destination, nous soupconnions tous que Magdala et les chaines
seraient notre lot.

Bitwaddad-Tadla et les hommes qu'il commandait furent des lors charges
de nous garder. Nous nous apercumes bientot que nous etions traites
plus severement; un ou deux soldats a cheval avaient la garde speciale
de chacun de nous, fouettant les mules lorsqu'elles n'allaient pas
assez vite, ou courant, en tete de l'escorte, pour attendre l'arrivee
de ceux qui etaient moins bien montes. Nous fimes une tres-longue
etape ce jour-la, de neuf heures apres-midi a quatre heures avant
midi, sans une seule halte. Les soldats qui portaient une partie de
nos effets arriverent bientot apres nous, mais les mules chargees des
bagages n'arriverent qu'au coucher du soleil et mortes de fatigue.
N'ayant rien a manger, nous tuames un mouton et le fimes griller
devant le feu, a la facon abyssinienne; affames et fatigues comme nous
l'etions, il nous parut que c'etait le repas le plus exquis que nous
eussions jamais fait.

Au lever du soleil, le lendemain matin, nos gardes nous avertirent de
nous tenir prets, et quelques instants plus tard nous etions en selle.

Notre route se dirigeait vers l'est-sud-est. Quelles qu'eussent
ete nos esperances jusqu'alors sur notre destinee, elles etaient
evanouies; les premiers prisonniers connaissaient trop bien le chemin
de Magdala pour avoir aucun doute la-dessus. Le commencement de la
journee ne fut qu'une facile ascension dans un pays populeux et bien
cultive; mais le 10, le pays prit un aspect sauvage, envoyait ca et
la quelques villages; de sombres touffes de cedres embellissaient les
sommets des collines eloignees, et annoncaient la presence de quelque
eglise. Le paysage etait beau et certainement plein d'attrait pour
un artiste, mais pour des Europeens, traines comme du betail par des
barbares, les montees abruptes et les profondes vallees n'avaient
aucun charme. Apres quelques heures de marche, nous arrivames en face
d'un precipice a pic (plus de 1,500 pieds de hauteur et pas plus d'un
quart de mille de largeur), que nous devions descendre et remonter,
afin d'atteindre le plateau voisin. Nous marchames encore environ deux
heures et nous atteignimes les portes de Begember. En face de nous
s'elevait le plateau du Dahonte, a environ deux milles de distance,
mais nous avions a monter une cote plus rapide encore que celle que
nous laissions derriere nous, et un abime plus profond aussi a passer
pour atteindre cette colline. La vallee du Jiddah, affluent du Nil,
etait entre nous et notre lieu de halte. C'etait comme un mince fil
d'argent, que nous voyions courir au-dessous de nous dans un espace
etroit entre les colonnes basaltiques du Begember oriental, dont le
sommet s'eleve a trois mille pieds. Nous achevames notre course,
fatigues et n'en pouvant plus.

Cette nuit-la, nous stationnames a Magot, sur la premiere terrasse
du plateau du Dahonte, environ a 500 pieds du sommet de la montagne.
Notre tente fut la en meme temps que nous, nos serviteurs apportaient
quelques provisions, et nous nous arrangeames pour faire un frugal
repas; mais nos bagages arriverent trop tard, et nous nous vimes
obliges de coucher sur la terre nue ou sur des peaux. Ce fut cinq
jours apres notre arrivee a Magdala que l'autre partie de nos bagages
nous atteignit. Jusque-la nous ne pumes changer d'habits, et nous
n'eumes rien pour nous defendre contre le froid des nuits de la saison
des pluies. Dans la matinee du 11, de bonne heure, nous continuames
notre ascension, et nous arrivames enfin sur le magnifique plateau du
Dahonte. Cette petite province n'est qu'une plaine d'environ douze
milles de diametre, couverte, a l'epoque de notre voyage, de produits
differents et de magnifiques prairies, ou paissaient des milliers
de tetes de betail et ou les mules, les chevaux et d'innombrables
troupeaux se montraient a chaque pas. De tous cotes, a l'horizon de
cette plaine, s'elevent de petites collines qui sont garnies de leur
pied a leur sommet, de nombreux villages charmants et bien batis.
Le Dahonte est certainement la province la plus fertile et la plus
pittoresque que j'aie rencontree en Abyssinie.

Vers midi, nous arrivions a l'extremite est du plateau, et la devant
nous, apparut un de ces abimes imposants, comme nous en avions deja
rencontre deux fois depuis notre depart de Debra-Tabor. Nous n'etions
pas du tout rejouis a la pensee d'avoir a le descendre, pour passer
a gue le large et rapide Bechelo, et de grimper encore le precipice
oppose, veritable muraille, pour completer notre etape de la journee.
Heureusement nos mules etaient si fatiguees que le chef de notre garde
decida de s'arreter pour la nuit a mi-cote, dans un des villages
qui sont perches sur les differentes terrasses du ces montagnes
basaltiques. Le 12, nous continuames notre descente, nous traversames
le Bechelo et fimes l'ascension du plateau oppose, le Watat, ou nous
arrivames a onze heures du soir. La, nous fimes une bonne halte et
nous partageames un frugal dejeuner envoye par le chef de Magdala a
Bitwaddad-Tadla, qui gracieusement nous en fit part.

De Watat a Magdala la route est une plaine inclinee, descendant
constamment et graduellement a travers les plateaux eleves de la
province de Wallo. Ce fut la fin de notre voyage, Magdala etant sur
les limites de cette province. L'Amba, avec ses quelques montagnes
isolees, perpendiculaires et coupees a pic comme des murailles de
basalte, semble une miniature des provinces du Dahonte et du Wallo, ou
quelque portion detachee de la gigantesque masse voisine.

La route, en approchant de Magdala devient abrupte, il faut traverser
encore une on deux collines en forme de cones pour y arriver. Magdala
est batie sur deux hauteurs, separees par le petit plateau d'Islamgie,
les deux cones sont distants seulement d'une centaine de pieds. La
pointe nord est la plus elevee, mais a cause de l'absence d'eau et du
peu d'espace, elle n'est pas habitee. C'est a Magdala que se trouve la
plus importante forteresse de Theodoros, qui renferme ses tresors et
sa prison.

A Islamgee, l'ascension devint plus penible; cependant, nous pumes
arriver a la seconde porte en demeurant sur selle. Comme nous n'avions
plus du tout a descendre, mais que nous etions obliges, a cause de
l'ascension, de quitter nos mules, nous les abandonnames et allames
a pied tous les quatre, laissant les betes trouver leur chemin comme
elles pouvaient; nous n'avions pu faire cela a la montee du Bechelo et
du Jiddah. Le trajet de Watat a Magdala se fait generalement en cinq
heures, mais nous en mimes pres de sept, parce que nous faisions de
frequentes haltes, des messagers allant et venant de notre escorte a
l'Araba. Plusieurs des chefs de la montagne vinrent a la rencontre de
Bitwaddad-Tadla. C'etait sans doute afin d'examiner notre lettre de
cachet. Enfin, un a un, comptes comme des moutons, nous franchimes
la porte, et nous fumes conduits dans an espace ouvert en face de
l'habitation imperiale. La, nous rencontrames le ras (la tete de la
montagne) et les six chefs superieurs, qui president toujours avec lui
le conseil dans les affaires de haute importance.

Aussitot qu'ils eurent salue le Bitwaddad, ils se retirerent un peu a
l'ecart, ainsi que Samuel, afin de se consulter. Au bout de quelques
minutes, Samuel nous appela, et accompagnes par les chefs, escortes de
leurs inferieurs, nous fumes conduits dans une maison situee pres de
l'enceinte imperiale. Un feu y etait allume. Fatigues et abattus, la
perspective d'un abri, apres plusieurs jours passes a la pluie, nous
rejouit, malgre nos malheurs, et lorsque les chefs se furent retires,
laissant des gardes a la porte, nous nous mimes a causer, a fumer et a
dormir pres du feu, oubliant entierement que nous etions les victimes
innocentes d'une infame trahison. Deux maisons furent mises a notre
disposition. L'une d'elles nous fut designee pour y coucher et nous
servir particulierement d'habitation, et l'autre fut destinee aux
domestiques et regardee comme notre cuisine.




XI


Notre premiere maison a Magdala.--Le chef a une petite affaire avec
nous.--Impressions d'un Europeen charge de chaines.--L'operation
decrite.--La toilette du prisonnier.--Comment nous vivions.--Defection
de notre premier messager.--Comment nous obtinmes de l'argent et des
lettres.--Un journal a Magdala.--Une saison des pluies dans le Gedjo.

Il faisait completement nuit a notre arrivee, la veille au soir. Notre
premiere affaire, le lendemain matin, fut d'examiner notre demeure.
Elle consistait en deux buttes circulaires, entourees d'une forte haie
epineuse attenante a l'enceinte imperiale. La plus grande etait dans
un mauvais etat, et comme le toit, au lieu d'etre appuye sur un pilier
central, etait supporte par une douzaine de colonnes laterales,
formant ainsi plusieurs petites cases, nous la destinames a nos
serviteurs et a notre _balderaba_ Samuel. Celle que nous gardames
pour nous avait ete batie par Ras-Hailo, lorsqu'il etait le favori de
Theodoros, mais qui depuis etait tombe en disgrace. Ras-Hailo ne fut
pas mis dans les fers pendant qu'il habitait cette maison, et meme, au
bout de peu de temps, il avait ete pardonne par son maitre et elu chef
de la Montagne; mais Theodoros, quelque temps apres, lui retira encore
son commandement, le priva de sa confiance et l'envoya a la prison
commune, enchaine comme tous les autres prisonniers. Pour une maison
abyssinienne, cette hutte n'etait pas mal batie; le toit etait le
mieux construit que j'aie vu dans tout le pays; il etait fait de
bambous tresses, arranges et assujettis par des cercles de la meme
matiere. Lorsque Ras-Hailo eut ete envoye en prison, sa maison fut
offerte au favori du jour, Ras-Engeddah; mais, selon la coutume,
Theodoros s'en servit pour loger ses hotes anglais.

Pour nous tous, elle etait petite; nous etions huit, et cette demeure
ne pouvait contenir commodement que quatre personnes. Les soirees et
les nuits etaient cruellement froides, et le feu occupant le centre
de la chambre, quelques-uns d'entre nous etaient couches la moitie du
corps dans la chambre, et l'autre moitie dans un enfoncement humide.
Tout d'abord nous sentimes amerement notre triste position. La saison
des pluies etait arrivee, et chaque jour la voix de l'orage se
faisait entendre. Plusieurs d'entre nous (M. Prideaux entre autres et
moi-meme) ne pouvions meme pas changer de vetements, et, couches, nous
n'avions rien pour nous couvrir et nous garantir du froid si aigu
pendant la nuit. Je me souviendrai toujours de la conduite charitable
de Samuel qui, imitant le bon Samaritain, vint me couvrir de l'un de
ses shamas.

Nous avions bien quelque argent, mais nous ne savions comment nous
procurer quoi que ce fut. On nous annonca que des provisions avaient
ete envoyees des greniers imperiaux; les premiers captifs anglais
souriaient a ces paroles, sachant par une amere experience que les
prisonniers de l'Amba de Magdala etaient regardes comme devant donner
et ne jamais recevoir. L'avenir prouva que leurs previsions etaient
justes: nous ne recumes rien qu'une jarre de tej du gouverneur qui,
en toute occasion, se proclamait hautement notre ami; je crois qu'il
s'imagina meme que ce tej etait pour lui, car a chaque instant il en
buvait avec ses camarades. Nous recumes aussi, un jour de fete, deux
vaches maigres a l'air affame, et desquelles, je puis le dire, je
refusai le moindre morceau.

Pour un Europeen accoutume a trouver sous la main tous les objets
necessaires a la vie, il peut paraitre invraisemblable que dans toute
l'Abyssinie il ne se trouve pas une seule boutique pour acheter quoi
que ce soit; et c'est un fait vrai cependant. Nous avions pour nous
un boucher et un boulanger, et pour ce qui est des provisions
d'epiceries, nous nous adressions a eux. Notre nourriture etait
abominablement mauvaise; les moutons que nous achetions etaient un peu
meilleurs que les chats de Londres, et comme on ne trouve pas, dans
tout le pays, d'autre moulin a farine que ceux des boulangers, nous
fumes obliges d'acheter du grain, de le battre pour en chasser la
balle, et de l'ecraser entre deux pierres, non pas avec les grosses
meules plates de l'Inde ou de l'Egypte, mais sur de petits fragments
de rochers creuses, ou le grain est reduit en farine, au moyen d'une
espece de caillou grand et lourd que l'on tient dans la main. C'etait
bien le pain amer de la vengeance! Etant dans la montagne, nous
pouvions acheter des oeufs et de la volaille; mais comme les premiers
etaient toujours gates lorsqu'on nous les livrait, nous en fumes
bientot degoutes, et quoique nous eussions aime a varier notre
nourriture au moyen de volailles, leur maigreur les aurait fait
rejeter de tout le monde. A cause de la saison des pluies, nous ne
pouvions qu'a grand'peine nous procurer un peu de miel. Nous pouvions
bien nous fournir de cafe en tout temps, mais nous n'avions pas de
sucre; et pris sans lait ou avec du lait fume, c'etait une boisson
si amere et si repugnante, que, au bout d'un certain temps, nous
preferames nous en passer. Voici les details du luxe de table que
nous eumes pendant toute notre captivite: un pain grossier, fort mal
prepare, que l'on eut dit fait avec du verre pile, et des plats qui
revenaient toujours les memes: du mouton coriace, quelques vieux coqs,
du beurre rance et du cafe amer. Le the, le sucre, le vin, le poisson,
les legumes, etc., etc., c'etaient choses impossibles a trouver
meme avec de l'argent. La mauvaise qualite et l'uniformite de notre
nourriture n'etaient rien encore devant la perspective que nous avions
de mourir de faim. Quelque grossieres et insuffisantes que fussent
ces choses, elles devaient nous manquer, des que nous n'aurions plus
d'argent.

J'etais tres-mal vetu. Avant de quitter Debra-Tabor, j'avais eu la
pensee de laisser mes effets aux soins des _gens de Gaffat_, et je
n'avais pris avec moi que ce qui etait indispensable pour la route.
Mon unique paire de souliers, portee a la pluie, au soleil, dans la
boue, etait litteralement percee a jour; ils etaient tellement roidis,
qu'ils me firent aux pieds une blessure qui mit plus d'un mois a
guerir; aussi jusqu'a l'arrivee de l'un de mes serviteurs, plusieurs
mois plus tard, je marchai, ou plutot je me trainai les pieds nus.

La vie en commun avec des hommes d'habitudes et de gouts differents
est vraiment penible. Nous etions huit Europeens, grouillant tous dans
un petit espace qui nous servait a la fois d'antichambre, de salle a
manger et de dortoir; la plupart etrangers les uns aux autres, et unis
seulement par une commune infortune. L'adversite est peu propre
a ameliorer les caracteres; au contraire, elle nuit aux rapports
sociaux; c'est tout an plus si l'education et la naissance vous
apprennent a supporter et a accepter les plus grandes difficultes.
Nous redoutions sur toutes choses cette familiarite qui se glisse si
naturellement entre des hommes d'une position sociale tout a fait
differente et vous expose a entendre des expressions grossieres et
avilissantes. Nous devions vivre sur un pied d'egalite avec l'un
des premiers serviteurs du capitaine Cameron. Nous eussions ete
tranquilles, si une partie de la nuit n'eut ete employee a parler, et
si chacun de nous eut voulu pardonner silencieusement les defauts de
ses camarades, sachant bien qu'il pouvait avoir besoin de la meme
indulgence.

Une compagnie de soldats d'environ quinze a vingt hommes arrivaient
chaque soir, un peu avant le crepuscule, et plantaient une petite
tente noire de l'autre cote de notre porte. Comme il pleuvait souvent
la nuit, la plus grande partie des soldats demeuraient dans la tente;
deux ou trois seulement, qui etaient censes veiller, sortaient pour
dormir sons la partie du toit formant auvent. Ils ne nous derangeaient
jamais, et si nous sortions dans la nuit, ils surveillaient seulement
ou nous allions, mais ne nous suivaient jamais. A cette epoque, nous
avions quatre gardes, dont deux remplissaient leur office en se
promenant devant la porte de notre enceinte. Ces hommes ne furent
jamais changes pendant notre sejour; nous n'eumes pas lieu d'etre
satisfaits de leur facon d'agir; il n'y eut qu'une exception. Nos
gardiens de jour n'etaient que des scelerats poltrons et des espions
dangereux.

Nous avions deja passe trois jours a Magdala, et nous commencions a
esperer que notre disgrace se bornerait a un simple emprisonnement,
lorsque environ vers midi, le 16, nous apercumes le chef, accompagne
d'une nombreuse escorte, se dirigeant vers notre prison. Samuel fut
appele, et une longue conversation eut lieu entre lui et le chef de
l'autre cote de la porte. Nous ignorions encore ce qui se passait, et
nous commencions a etre inquiets, lorsque Samuel revint vers nous avec
une physionomie serieuse, et nous dit que nous devions rentrer dans
la chambre, que l'officier _avait a faire quelque petite chose avec
nous._ Nous obeimes et, au bout de quelques instants, le ras (le
chef de la montagne), cinq membres du conseil et huit ou dix autres
personnes entrerent aussi. Le ras et les chefs principaux, tous armes
jusqu'aux dents, s'etablirent dans la chambre; les autres demeurerent
dehors. La conversation abyssinienne ordinairement consiste en grands
temoignages de religion et force expressions devotes; a chaque minute,
les noms de Dieu et du Seigneur sont repetes et pris en vain. J'etais
assis pres de la porte, et la conversation m'interessant peu, je
regardais la foule melee du dehors, lorsque tout d'un coup j'apercus
deux ou trois hommes portant d'enormes chaines. Je les montrai a M.
Bassam et lui demandai s'il croyait qu'elles nous fussent destinees;
il s'adressa en arabe, a ce sujet, a Samuel, et sur la reponse
affirmative de ce dernier, nous comprimes quel avait ete le sujet de
la longue consultation entre le chef et Samuel.

Le ras alors mit fin a la conversation insignifiante qu'il avait tenue
depuis son arrivee, et nous informa, dans des termes mesures et polis,
que c'etait l'usage d'enchainer tous les prisonniers envoyes dans ce
lieu; il n'avait recu aucune instruction de l'empereur; mais il en
verrait un messager a Theodoros pour l'informer qu'il nous avait mis
dans les fers, et il ne doutait nullement que son maitre n'expediat
aussitot l'ordre de nous les enlever; en attendant nous devions nous
soumettre aux lois de l'Amba; il regrettait bien, ajouta-t-il, d'etre
oblige de nous enchainer. Le pauvre homme nous voulait reellement du
bien; il avait une voix douce, et, pour un Abyssinien, des manieres
comme il faut; il croyait que Theodoros regrettait deja l'ordre
inutile et cruel qu'il avait donne, et que peut-etre, il saisirait
l'occasion qu'il lui offrait et donnerait contre-ordre. Je dois
ajouter ici que, quelques mois plus tard, le pauvre ras fut accuse
d'avoir une correspondance avec le roi de Shoa, qu'il fut mis dans les
fers an camp, ou il mourut bientot apres des tortures qui lui furent
infligees.

Les chaines furent apportees, et la grande affaire du jour commenca.
Les uns apres les autres, nous eumes a subir l'operation, les premiers
captifs etant les premiers servis et favorises des chaines les plus
lourdes. A la fin mon tour arriva. L'on me fit asseoir par terre, je
retroussai mes pantalons, et je placai ma jambe droite sur une pierre
mise la a cet effet. L'un des anneaux fut alors pose sur ma jambe, a
deux pouces environ de la cheville droite, et alors un grand marteau
tomba sur le fer dur et froid: chaque coup vibrait dans le membre tout
entier, et lorsque le marteau ne tombait pas d'aplomb, l'anneau de fer
frappait contre l'os et me causait une douleur plus aigue. Il fallut
environ dix minutes pour fixer convenablement le premier anneau. Il
fut travaille jusqu'a ce qu'il n'y eut que l'epaisseur d'un doigt
entre l'anneau et la jambe; alors les deux bouts se croisant l'un
sur l'autre furent encore marteles jusqu'a ce qu'ils se joignirent
parfaitement. L'operation fut ensuite pratiquee a la jambe gauche. Je
craignais toujours que le noir forgeron, venant a manquer le fer, ne
me broyat la jambe. Tout d'un coup, je sentis comme si le membre etait
ecrase; l'anneau s'etait casse juste quand l'operation allait finir.
Pour la seconde fois, je dus subir le travail du martelage; mais cette
fois, les fers furent rives a l'entiere satisfaction du forgeron et du
chef.

On me dit alors que je pouvais me lever et aller m'asseoir; mais la
chose n'etait point facile; n'ayant jamais, pour mon compte, pratique
ce nouveau systeme de locomotion, je ne pus faire seulement que trois
on quatre pas. Cependant, je souffrais personnellement et je sentais
profondement l'humiliation a laquelle nous etions soumis; mais je
n'aurais pas voulu que les officiers de l'homme qui nous traitait de
la sorte, pussent croire que nous souffrions dans notre amour-propre.
Aussi, bondissant sur mes jambes, j'elevai mon bonnet et m'ecriai a
leur grand etonnement: "_God save the queen!_"(Dieu sauve la reine!)
et m'en fus riant et chantant, comme si j'etais parfaitement heureux.
Comme chaque detail de notre vie etait rapporte a Theodoros, mon
mepris pour ses chaines devint public, et il en fut informe; mais il
ne mentionna la chose que vingt et un mois plus tard, en y faisant
allusion dans une conversation avec M. Waldemeier, auquel il dit que
nous nous etions tous laisse enchainer sans dire une parole; que meme
M. Rassam avait souri; mais que le docteur et M. Prideaux avaient subi
les fers avec colere.

Apres l'operation, et lorsque chaque assistant de cette scene nous eut
fait la politesse d'un: "_Que Dieu les ouvre!_" le messager que les
chefs voulaient envoyer a Theodoros (un quidam du nom de Leh, grand
espion et confident de l'empereur, le meme qui avait apporte nos
lettres de cachet) fut introduit pour recevoir les messages que M.
Rassam pourrait desirer envoyer a Sa Majeste. Celui-ci, en termes
mesures et polis, se plaignit de la trahison de l'empereur, et rejeta
sur lui la responsabilite des consequences d'un traitement si injuste
qui pouvait amener de terribles represailles. Malheureusement, Samuel,
toujours craintif et tremblant que des chaines ne lui fussent aussi
reservees, refusa d'interpreter ce discours, et n'envoya que les
compliments ordinaires.

Lorsque nos geoliers furent, sortis, nous nous regardames les uns les
autres, et nous nous trouvames si droles, que, malgre notre
chagrin, nous ne pumes nous empecher d'eclater de rire. Les chaines
consistaient en deux lourds anneaux, joints ensemble par trois autres
plus petits, ayant juste une main ouverte d'un anneau a l'autre; nous
les portames bien pres de vingt-deux mois! D'abord, nous ne pumes
pas marcher; nos jambes etaient brisees et meurtries par suite du
ferrement, et le fer, portant sur les chevilles, nous causait une
telle douleur, que nous fumes obliges d'introduire pendant le jour des
bandages sous les chaines. La nuit, je les enlevais, a cause de la
constante pression qu'ils produisaient sur la circulation, et qui
faisait enfler nos pieds; nous sentions encore plus le poids la nuit
que le jour. Il nous semblait que nos jambes ne pourraient jamais etre
soulagees; nous ne pouvions les remuer et lorsque, en dormant, nous
nous retournions d'un cote ou de l'antre, les chainons, en heurtant
l'os de la jambe, nous causaient une douleur si vive que nous nous
eveillions subitement. Bien qu'au bout d'un certain temps nous nous y
fussions accoutumes et que nous pussions nous promener autour de notre
enceinte plus commodement, cependant encore, de temps en temps, nous
etions obliges de prendre du repos des journees entieres, sans quoi,
nos jambes s'enflaient et de petites plaies se formaient sur la partie
de l'os la plus exposee an frottement des fers. Plusieurs mois meme
apres que les fers m'eurent ete otes, mes jambes etaient plus faibles
qu'auparavant, mes chevilles plus amincies et mes pieds enfles.

Le soir ou nous fumes charges de chaines, nous dumes couper nos
pantalons sur le cote, afin de pouvoir les oter. Pendant leur premiere
captivite a Magdala, MM. Cameron, Stern et les autres prisonniers
portaient des jupons ou des calecons, a la facon indigene, qu'on leur
avait enseigne a passer entre les jambes et les chaines. Mais nous
n'avions pas des vetements semblables sous la main pour faire comme
eux, et meme, vu l'etat de souffrance de nos jambes, il n'aurait pu
etre question de passer sous les anneaux la plus fine batiste. La
necessite, dit-on, est la mere de l'industrie: dans cette occasion,
j'inventai _les pantalons a la Magdala._ En otant les miens ce
meme jour, je les ouvris tout le long de la couture exterieure, et
ramassant tous les boutons que je pus trouver, je les cousis d'un
cote, tandis que je faisais de l'autre des boutonnieres aussi
rapprochees que mes ressources me le permettaient. Peu de semaines
apres, j'etais capable, aide d'un indigene, de passer sous les anneaux
des calecons de calicot, et comme mes jambes se desenflaient, je pus
mettre par-dessus mes pantalons en drap fin d'Abyssinie. Telle est la
force de l'habitude, qu'a la fin, je quittais et mettais mes pantalons
aussi facilement que si mes jambes eussent ete libres.

Ne sachant que faire, nous allions habituellement nous coucher de
bonne heure. Nous entendimes le soir de l'operation une discussion an
dehors de notre hutte entre Samuel et le chef, de garde cette nuit,
nomme Mara, descendant d'un Armenien et grand admirateur de Theodoros.
Samuel entra enfin, et nous dit qu'il s'etait efforce de persuader
l'officier de ne point nous deranger, mais qu'il insistait pour
examiner nos chaines et se convaincre qu'elles etaient comme elles
devaient. Nous refusames d'abord de subir cette inspection; nous ne
consentimes qu'afin de nous debarrasser de cet homme, et nous nous
mimes a secouer nos chaines sous le shama qui nous servait de
couverture, a mesure qu'il passait devant nous.

Nous nous attendions a demeurer an moins six mois a Magdala; il
fallait donner le temps aux nouvelles d'arriver eu Angleterre, et
aussi le temps de venir aux troupes qu'on expedierait pour nous mettre
en liberte et punir le despote. M. Rassam fit tout ce qu'il put, par
l'entre-mise de Samuel, pour obtenir quelques huttes de plus, si
necessaires a notre commodite. Samuel parla an ras et aux autres
chefs, qui consentirent a nous donner une petite hutte et deux
_godjos_ lorsqu'ils auraient assez rassemble de bois pour construire
une nouvelle enceinte. Le _godjo_ est une espece de petite cabane,
dont le toit est fait de bouts de tiges liees ensemble a leur
extremite, et tout entieres recouvertes de paille. En attendant, on
persuada a deux d'entre nos compagnons, Pietro et M. Ecrans, d'aller
s'etablir a la cuisine, ou ils auraient plusieurs chambres et nous
laisseraient ainsi plus d'espace.

Notre premiere pensee, en arrivant a Magdala, avait ete de communiquer
la nouvelle a nos amis et au gouvernement; une fois que nous eumes ete
enchaines, nous comprimes que chaque heure perdue etait une journee
ajoutee a notre misere et a notre _discomfort_, et que nous ne devions
perdre aucun temps pour envoyer un fidele messager a Massowah. Il nous
etait tres-difficile d'ecrire, mais surtout dans le commencement, ou
nous redoutions Samuel. Plus tard, nous fumes plus habitues a tout
ce qui concernait nos envoyes. Toute la contree jusqu'au Lasta
etait soumise encore a Theodoros, et nous etions obliges d'etre
tres-circonspects dans nos expressions, dans le cas ou la depeche
tomberait entre les mains d'un chef ou lui serait envoyee. Le 18,
notre paquet etait pret; mais, chose etonnante, ce fut la seule fois
que la maniere d'envoyer notre lettre nous inquieta. Nous ne pouvions
nous confier qu'a un homme qui eut demeure quelque temps avec nous. A
la fin, nous nous souvinmes d'un vieux serviteur de M. Cameron,
qui avait ete autrefois, en plusieurs circonstances, employe comme
delegue, et nous fixames notre choix sur lui. C'etait un bon homme, un
marcheur de premiere force, mais tres-querelleur, et capable de tout
pour contrarier son adversaire. Pour le guider, a travers le pays
rebelle, nous obtinmes le serviteur d'un prisonnier politique, Dejutch
Maret; ils devaient partir ensemble et revenir avec une reponse de
M. Munzinger. Bientot apres avoir quitte Magdala, nos deux envoyes
commencerent a se quereller, et en arrivant aux avant-postes des
rebelles, une question de preseance entre eux fit decouvrir la
missive; nos deux messagers furent saisis, lies de chaines pendant
quelques jours, et lorsqu'ils furent relaches, on nous renvoya notre
serviteur elles lettres furent brulees. Plus tard, nous primes plus de
precautions; les envoyes porterent, dans leur ceinturon, les lettres
dont la connaissance pouvait etre dangereuse; d'autres fois, nous les
cousimes dans le cuir, sous forme d'amulettes et de charmes, comme
en portent les indigenes; ou bien encore, nous les piquames dans la
partie de leurs vieux pantalons, pres des coutures. Ceux qui nous
repondaient de la cote usaient des memes precautions; et quoique nous
ayons envoye, pendant notre captivite, au moins quarante messagers,
porteurs de lettres, sans compter ceux qu'on nous renvoyait, nous
n'avons eu qu'un message, celui dont nous venons de parler, qui ne
soit pas arrive a destination.

Bientot se posa la question si importante pour nous de savoir comment
nous procurer de l'argent. Il fut fort heureux que Theodoros, a
cette epoque donnat un millier de dollars a chacun de ses ouvriers.
Plusieurs d'entre eux connaissant l'etat politique de la contree, et
comprenant que le pouvoir de l'empereur touchait a sa fin, voulurent
envoyer leur argent hors du pays et comme nous etions fort embarrasses
pour nous en procurer, la chose fut bientot arrangee a notre
satisfaction mutuelle. Nous envoyames des gens a Debra-Tabor et comme
la route etait sure, et que par des presents agreables nous nous
etions faits des amis des chefs de districts traverses par la route de
nos delegues, ceux-ci ne furent ni inquietes ni voles. Ils porterent
les dollars dans des valises sur des mules chargees du grain ou de la
fleur de farine que les _gens de Gaffat_ nous envoyaient de temps
a autre, ou bien serres dans les longues echarpes de coton que les
Abyssiniens portent en forme de ceinture. Des instructions furent
aussi donnees a M. Munzinger pour qu'il envoyat de l'argent a Metemma,
ou nous pouvions le faire prendre en envoyant des serviteurs. Ce ne
fut que la seconde annee de notre captivite que nous rencontrames de
serieuses difficultes de ce cote. La puissance de l'empereur diminuait
de jour en jour; les rebelles et les voleurs infestaient les routes;
le chemin de Metemma a Magdala fut interdit; les _gens de Gaffat_
n'etaient pas epargnes; un moment il parut impossible de nous faire
parvenir aucun message. Aussi pendant plusieurs mois eumes-nous
beaucoup de peine a nous procurer une somme quelconque, ayant employe
pour cela les serviteurs des prisonniers parents et amis des rebelles;
mais ensuite ayant eu recours a l'influence de l'Eveque et a la
protection de Wagshum Gobaze, l'argent reprit facilement le chemin
de Magdala et nous delivra de nos craintes. Theodoros savait
indirectement que nous envoyions des serviteurs a la cote, mais comme
c'etait l'usage de permettre aux serviteurs des prisonniers d'aller
aupres des familles de leurs maitres pour tacher d'en obtenir quelques
secours, il ne pouvait pas trop nous le defendre, surtout ne nous
ayant jamais rien fourni. Si nos messagers etaient tombes entre ses
mains, il leur eut probablement vole leur argent mais il ne les aurait
point insultes. Quant aux lettres c'est une autre affaire: si celles
que nous avons ecrites etaient arrivees a sa connaissance, les envoyes
eussent eu bien vite leur compte, et quant a nous notre sort eut ete
bien vite decide aussi.

Cela peut paraitre invraisemblable, mais les Abyssiniens qui sont
une race de voleurs, se sont montres parfaitement honnetes dans ces
circonstances, et ne se sont jamais enfuis avec les centaines de
dollars qui leur avaient ete confies: c'etait pourtant une fortune
pour de pauvres domestiques. Je ne voudrais pas etre ingrat vis-a-vis
de ces hommes qui s'exposant a de grands dangers, la plupart du temps,
faisaient leur trajet de Massowah a Magdala, pendant la nuit, et, par
ce service rendu, nous empechaient de mourir de faim: mais cependant
je crois qu'ils agissaient d'apres le vieil adage: que l'honnetete est
plutot une bonne politique qu'une vertu innee. D'abord ils etaient
largement retribues, bien traites, et ils s'attendaient a une
recompense ulterieure (qu'ils ont fidelement recue) dans le cas ou
la fortune nous sourirait encore. Puis, tous les grands chefs des
rebelles se disaient nos amis, et nous n'aurions eu qu'a les avertir,
ou bien encore qu'a le faire savoir a l'Eveque pour qu'on eut arrete
les delinquants, qu'on leur eut enleve le bien mal acquis, et qu'on
les eut encore punis severement. Tout cela leur etait parfaitement
connu.

En considerant le passe je ne puis comprendre comment j'ai pu passer
ces longs jours d'oisivete si ennuyeux, toujours les memes pendant
vingt-deux mois. Les chaines n'etaient rien comparees au manque
d'occupation. Supposez que nous eussions tenu un journal de notre vie
journaliere, le contenu eut ete invariablement celui-ci: "Pris un bain
(operation douloureuse a cause des chaines qui n'etant plus entourees
de bandages, nous blessaient horriblement) un petit garcon tenait mes
pantalons pour les passer entre les chaines. Aujourd'hui le temps
etant sec, nous avons fait nos cinquante pas de promenade. Nous avons
dejeune de meilleur appetit apres cette tache remplie. Des malades
viennent voir le medecin. Comme je suis medecin et apothicaire, je
prescris les medecines et les ordonnances moi-meme. Samuel ou tel
autre ami indigene qui sait que mon tej est pret, vient m'en demander
un verre ou deux. Je suis alle fumer une pipe avec M. Cameron. Je me
suis couche et j'ai lu le Dictionnaire commercial de Mac-Culloch,
livre tres-interessant, mais fait expres pour m'endormir. Cette
apres-midi je me suis couche, j'ai lu encore le Dictionnaire
commercial. Nous avons dine. (Je voudrais bien savoir quel etait l'age
du coq que nous avons mange?) Nous nous sommes traines une heure entre
les huttes; je me suis couche; j'ai pris l'_Appendix_ de Gadby; mais
comme je le sais par coeur, ses plus curieuses descriptions meme n'ont
plus d'attrait pour moi. Un petit garcon a allume le feu, le bois
etait vert et tout s'est rempli de fumee. J'ai joue une partie de
whist avec M. Rassam et M. Prideaux. Je ne crois pas qu'ils jouassent
avec des cartes aussi sales dans une salle des gardes. Perdu vingt
points. Un petit garcon m'a tenu mes pantalons. Les gardes nous out
injuries parce qu'ils avaient couche dehors et qu'il a plu. Bravo
Samuel, vous etes un fidele ami."

Cette page imaginee aurait pu se representer _ad infinitum_. Pour
faire diversion, quelquefois nous ecrivions a nos amis, ou bien
nous recevions des lettres ou quelques fragments de journaux. Jours
delicieux, mais trop rares. Le dimanche nous avions le service
religieux: M. Stern quoique malade et faible faisait regulierement
le culte afin de nous fortifier et de nous encourager. Telle etait
invariablement notre vie journaliere. Il faut dire qu'a la fin nous
en etions excedes. Nous eumes aussi de temps en temps d'autres
occupations, comme de batir une hutte, de creer un jardin, d'exciter
sans le vouloir une querelle entre nos serviteurs; details qui
trouveront leur place dans ce recit.

Je rappellerai que les chefs nous avaient promis d'agrandir notre
residence: ils tinrent leur parole. Quatre ou cinq jours apres que
l'on nous eut mis dans les fers, ils nous firent une visite, se
consulterent, discuterent pendant longtemps et enfin se deciderent a
ouvrir une breche dans l'enceinte afin de faire place aux trois
huttes qu'ils nous avaient promises. Samuel, qui etait charge de la
distribution des nouvelles demeures, donna la petite maison a M.
Rassam, prit un des _godjos_ pour lui-meme, et donna la troisieme a
M. Prideaux et a moi. Kerans et Pietro resterent dans la cuisine,
et notre premiere habitation fut laissee a MM. Cameron, Stern et
Rosenthal.

Le 23 juillet 1866, M. Prideaux et moi, nous primes possession de
notre nouvelle demeure. Sans exageration, si a Londres un chien etait
enferme dans une semblable loge, je puis affirmer que son proprietaire
serait poursuivi par la Societe protectrice des animaux. Telle qu'elle
etait nous fumes tres-heureux de la posseder, et nous nous mimes a
l'ouvrage, non pour la rendre plus confortable, il ne pouvait en etre
question, mais pour nous preserver de la pluie.




XII


Description de Magdala.--Climat et provision d'eau.--Les maisons
de l'empereur.--Son harem et ses magasins.--L'eglise.--La
prison.--Gardes et geoliers.--Discipline.--Visite prealable de
Theodoros a Magdala.--Massacre des Gallas.--Caractere et antecedents
de Samuel.--Nos amis Zenab l'astronome et Meshisba le joueur de
luth.--Gardes de jour.--Nous batissons de nouvelles huttes.--Les
serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.--Notre enceinte
est agrandie.

L'Amba[22] de Magdala, situe a environ 320 milles de Zulla, et environ
180 milles de Gondar,[23] s'eleve dans la province de Worihaimanoo,
sur la frontiere de la province de Wallo-Galla. Il est d'un acces
difficile a cause des vallees profondes et des ravins etroits et
perpendiculaires qui le separent des rivieres de Bechelo, de Jiddah et
de la plaine de Wallo. Il est isole an milieu des gigantesques masses
qui l'environnent, et vu du cote ouest il ressemble a un croissant. A
l'extreme gauche de cette courbe apparait le petit plateau des Fahla,
qui rejoint par une petite langue de terre, un pic plus eleve que
l'Amba et appele Selassie (Trinite) a cause de l'eglise qui y a ete
erigee et qui porte ce nom. De Selassie a l'Amba de Magdala se trouve
la grande plaine d'Islamgee; a plusieurs centaines de pieds au-dessous
des pics qu'elle separe, plusieurs villages ont ete batis par les
paysans qui cultivent le terrain pour l'empereur, les chefs et les
soldats de l'Amba. Les domestiques des prisonniers ont aussi la
quelques portions de terre qui leur ont ete donnees et ou ils peuvent
elever des huttes pour eux et pour leur betail. Le samedi un marche
hebdomadaire, autrefois bien approvisionne, y est tenu au pied meme du
Selassie. De nombreux puits y ont ete creuses pendant la secheresse
pres des sources d'Islamgee, lesquels fournissent une petite provision
d'eau qui ne tarit jamais. D'Islamgee jusqu'a Magdala la route est
tres-escarpee et tres-penible. A partir de la premiere barriere, elle
suit le flanc de la montagne parfois tres-abrupte. Du cote droit, les
parois de l'Amba s'elevent comme une gigantesque muraille surplombant
sur un abime. De la premiere a la seconde porte la route est
excessivement etroite et escarpee, coupant a angle droit la premiere
partie. De petites defenses de terre ont ete elevees sur les flancs
de la route pres des portes pour proteger tous les points faibles. Le
sommet de la hauteur est fortement defendu et entoure de meurtrieres.
Deux autres portes conduisent a l'Amba du pied de la montagne; l'une
d'elles a ete condamnee il y a quelque temps, mais l'autre appelee
_Kafir Ber_, est ouverte du cote du pays de Galla. L'Amba est fortifie
par la nature elle-meme, et Theodoros a ajoute a la nature par des
travaux considerables.

Le plateau de Magdala est plus long que large, quelque peu irregulier,
d'environ un mille et demi de longueur, et, dans sa partie la plus
large, d'un mille de largueur. C'etait une des plus puissantes
forteresses de l'Abyssinie, et, par sa position entre les plus riches
plateaux du Dahonte, du Dalanta et du Worihaimanoo, tres-facile a
approvisionner. Magdala est a plus de 9,000 pieds au-dessus du niveau
de la mer, elle jouit d'un magnifique climat. Tous les soirs pendant
toute l'annee sans exception, il faut allumer du feu, et quoique
pendant les quelques mois qui precedent la saison des pluies la
temperature s'eleve beaucoup, cependant dans nos huttes nous n'avons
jamais ete incommodes par la chaleur. Les terres elevees qui entourent
l'Amba a une certaine distance sont froides et steriles, ce qui est du
a l'altitude de ces parages; meme plusieurs des pics du district de
Galla sont pendant quelques mois, couverts de neiges et de frimas.
Pendant les pluies et aussi pendant les mois qui suivent les pluies,
l'eau y est abondante, mais de mars aux premieres semaines de juillet
elle devient de plus en plus rare, jusqu'a ce qu'on ne l'obtient
qu'avec beaucoup de difficulte. Pour remedier a cet inconvenient,
Theodoros, avec sa prevoyance habituelle, a fait construire plusieurs
citernes sur la montagne, et creuser des puits dans les endroits
favorables. Ses efforts ont ete couronnes de succes; les puits ne
donnent, il est vrai, qu'une petite provision d'eau, mais cette
provision est constante et ne diminue pas de toute l'annee. L'eau
recueillie dans les citernes est de peu de ressource; ces reservoirs
n'etant pas recouverts apres les pluies, et l'eau entrainant toute
espece de detritus, devient bientot tout a fait impotable. Les sources
principales sont a Islamgee, il y en a bien quelques-unes a l'Amba
lui-meme; mais elles sont peu de chose quant a l'importance et au
nombre de celles qui sortent sur les flancs de la montagne depuis son
sommet jusqu'a sa base. Magdala n'etait pas seulement une forteresse
pour Theodoros, c'etait aussi une prison, un arsenal, un grenier et un
lieu de protection pour ses femmes et sa famille. L'habitation du roi
et le grenier etaient au centre de l'Amba; en face, vers l'ouest,
un grand espace bien eclaire avait ete laisse ouvert; derriere se
trouvaient les maisons des officiers et de la suite de l'empereur; a
gauche, les huttes des chefs et des soldats; a droite, sur une petite
eminence les pied-a-terre et les magasins, le quartier des soldats,
l'eglise, la prison; et par derriere encore un autre grand espace
ouvert, regardant le plateau du Galla, le _Tanta_.

Les habitations de Theodoros n'avaient rien de royal autour d'elles,
elles etaient baties sur le meme modele que les huttes ordinaires,
seulement dans de plus grandes proportions. Du reste, je crois qu'il
y tenait tres-peu; il preferait sa tente plantee a Islamgee ou sur
quelque sommet voisin, a la demeure la plus vaste et la plus commode
de l'Amba. A sa repugnance pour toute espece de maison, en general
s'est ajoute depuis un motif particulier contre l'Amba. La plus grande
partie de ses maisons etait occupee par ses femmes, ses concubines,
ses eunuques et ses servantes. Les huttes pour le tef et pour le grain
etaient dans la meme enceinte, mais separees des appartements de
ses femmes par une forte defense. Les greniers consistent en une
demi-douzaine de huttes tres-elevees, et protegees de la pluie par
un double toit. Ils contiennent de l'orge, du tef, des haricots, des
pois, et quelque peu de froment. Tous les grains sont conserves dans
des sacs de cuir empiles les uns sur les autres jusqu'aux toits. On
dit que lors de la prise de Magdala par nos troupes, le grain y avait
ete amasse en quantite suffisante pour alimenter toute la garnison et
tous les habitants de l'Amba au moins pendant six mois. Les demeures
des chefs et des soldats etaient baties sur le modele des maisons
circulaires de l'Amhara avec un toit de forme aigue. Les huttes des
soldats de la classe inferieure etaient baties sans ordre dans un
espace etroit afin que si un incendie venait a eclater, ces huttes
toujours au nombre de vingt ou trente et baties sous le vent, une fois
brulees jusqu'au sol, devinssent ainsi un obstacle au fleau. Les chefs
principaux avaient plusieurs maisons pour leur usage, toutes situees
dans une meme enceinte, entourees et separees de celles des soldats
par une forte haie. Environ un an avant sa mort, Theodoros avait
amasse a Magdala tous les debris de ses premieres richesses. Quelques
hangars renfermaient des mousquets, des pistolets, etc., etc.;
d'autres des livres, des papiers, etc., etc.; d'autres des tapis, des
shamas, de la soie, de la poudre, du plomb, des fleches, des chapeaux,
et aussi le peu d'argent qu'il possedait et dont il s'etait empare a
Gondar; les biens memes de ses ouvriers furent aussi envoyes a Magdala
pour y etre gardes. Tous les magasins d'approvisionnement furent
couverts d'une espece de drap noir, appele _mak_, et fabrique dans le
pays. Une ou deux fois par semaine les chefs se donnaient rendez-vous
dans une petite maison batie a cet effet dans l'enceinte des magasins
pour discuter, soi-disant, les affaires publiques, mais je crois
que c'etait plutot pour s'assurer personnellement que les _tresors_
confies a leurs soins etaient en parfait etat et bien gardes.

L'eglise de Magdala, consacree an Sauveur du Monde (Medani Alum),
n'etait pas, sous plusieurs rapports, digne d'un tel lieu. Elle etait
de recente construction, petite, sans aucun des ornements ordinaires
tels que les Saints, la Vie des Apotres, la Trinite, Dieu le Pere et
le Diable. On ne voyait aucun saint Georges sur son blanc cheval de
bataille, percant le dragon de sa lance, aucun martyr ne souriait
benignement a ses hypocrites tourmenteurs. Les murs nus n'avaient
jamais ete blanchis et toutes les ames pieuses priaient pour
l'accomplissement des promesses de Theodoros qui devait batir une
eglise digne du nom qu'elle portait. L'enceinte etait aussi nue que
le saint lieu lui-meme; aucun gracieux genevrier, aucun sycomore a la
taille gigantesque, aucun _guicho_ au vert sombre n'embellissait le
terrain qui l'entourait; pas d'arbres qui offrissent leurs frais
ombrages aux centaines de pretres, de desservants, de diacres qui
journellement officiaient au service divin, et qui ne pouvaient se
reposer apres la fatigante ceremonie des psaumes de David, hurles en
dansant. Sur la meme ligne, mais plus bas que la colline sur laquelle
etait batie l'eglise, l'Abouna possedait quelques maisons et un
jardin; mais malheureusement pour lui, quelques annees plus tard, son
pied-a-terre devint sa prison.

La prison, geole commune aux detenus politiques, aux voleurs et aux
meurtriers, consistait en cinq ou six huttes defendues par une
forte enceinte, et entourees des demeures privees des plus riches
prisonniers et de celles des gardes. Ces habitations s'etendent du
penchant est de la colline, pres du precipice, jusqu'a l'espace ouvert
du cote du sud. A l'epoque de notre captivite, elles ne contenaient
pas moins de six cent soixante prisonniers. Environ quatre-vingts
moururent des fievres, cent soixante-quinze furent relaches par Sa
Majeste, trois cent sept furent executes, quatre-vingt-onze durent
leur liberte a l'assaut de Magdala. Les lois de la prison sous
certains rapports etaient tres-severes, sous d'autres elles etaient
douces et a la hauteur de notre monde civilise. Au coucher du soleil,
les prisonniers etaient conduits au centre de l'enclos. A mesure
qu'ils passaient la porte on les comptait et leurs fers etaient
examines. Les femmes avaient une hutte a part, mais seulement depuis
de recents changements; auparavant elles couchaient dans les memes
huttes que les hommes. L'espace y etait tres-limite et les prisonniers
y etaient entasses comme des harengs dans un baril. Les Abyssiniens
eux-memes, cruels comme ils le sont, nous ont decrit des scenes
nocturnes d'une facon terrible. Les huttes, emplies jusqu'a
l'entassement, etaient fermees, l'atmosphere devenait fetide et les
odeurs insupportables. La etaient couches cote a cote, et souvent
assujettis par le cou a une fourche de bois, et pour des annees, le
pauvre vagabond affame, et le guerrier victorieux qui avait verse son
sang sur le champ de bataille; le gouverneur de province, ainsi que le
fils de roi et le legislateur conquerant. Au centre se tenaient les
gardes, surveillant les chandelles allumees toute la nuit, riant et
s'amusant a quelque jeu insignifiant et indifferents aux souffrances
des malheureux qu'ils gardaient. A la naissance du jour (vers six
heures avant midi dans ces regions), la porte de la prison etait
ouverte et ceux qui etaient assez riches pour posseder quelque chose
allaient se restaurer dans des huttes elevees a cet effet dans le
voisinage des dortoirs, tandis que les plus pauvres s'assemblaient en
foule dans la cour de la prison attendant leur pain avec l'impatience
de gens affames que la _bonte_ de l'empereur empechait tout juste de
mourir de faim. D'autres rodaient par couples demandant l'aumone a
leurs compagnons plus favorises, et lorsqu'ils y etaient autorises,
allaient de maison en maison demander l'aumone au nom du Sauveur du
Monde.

Les gardes de la prison etaient les plus grands scelerats que j'aie
jamais connus. Pendant plusieurs annees ils avaient ete en contact
avec la misere sous ses plus tristes formes, et la derniere etincelle
du respect humain s'etait eteinte dans ces coeurs de pierre. Au lieu
de montrer de la pitie pour leurs prisonniers, qui etaient pour la
plupart les victimes innocentes d'une indigne trahison, ils ajoutaient
a la misere des captifs par la durete et la cruaute de leur conduite
envers eux. Un chef recevait-il une petite somme de son pays eloigne,
aussitot ils l'informaient qu'il devait satisfaire l'avarice de ses
rapaces geoliers. Mais ce n'etait rien compare aux tortures morales
qu'ils infligeaient a leurs prisonniers. Plusieurs d'entre eux etaient
enfermes dans l'Amba depuis des annees et y avaient amene leurs
familles pour les avoir aupres d'eux. Malheur aux femmes qui
resistaient aux sollicitations de ces infames scelerats! Menacees
et meme battues, il y en avait peu qui resistassent; quelques-unes
allaient volontairement au-devant des avances; et lorsqu'un chef, un
homme d'un rang eleve ou un riche marchand quittait sa maison de jour,
il savait que sa femme recevrait immediatement l'amant de son choix,
ou chose plus horrible a dire, l'homme qu'elle detestait mais qu'elle
craignait.

Telle etait la vie quotidienne de ceux dont le tort avait ete
d'ecouter les paroles mielleuses de Theodoros, erreur qui pesait plus
lourdement sur eux qu'un crime. Mais lorsque Theodoros se rencontrant
dans le voisinage, s'arretait quelques jours a Magdala, quelle
anxiete, quelle angoisse, regnaient dans cette maudite place! Plus de
maison de reunion, plus d'heures passees en famille ou avec les amis,
plus de nourriture prise avec gaiete; les prisonniers devaient rester
dans les huttes servant de dortoir, car l'empereur d'un moment a
l'autre pouvait les faire appeler, soit pour leur rendre la liberte,
soit pour mettre fin a leur existence. Laissez-nous prendre pour
exemple la visite qu'il fit a Magdala aux premiers jours de juillet
1865, a son retour de son infructueuse campagne dans le Shoa. Il est
certain qu'une longue suite de malheurs peut alterer les meilleures
qualites d'un homme, et le porter a accomplir des actes dont l'idee
seule le ferait rougir dans d'autres temps. Tel etait le cas de Beru
Goscho, autrefois gouverneur independant du Godjam. Depuis des
annees il languissait dans les chaines. Dans l'espoir d'ameliorer sa
position, il eut la bassesse de rapporter a Sa Majeste que lorsque le
bruit avait couru, que lui, Theodoros, avait ete tue a Shoa, la plus
grande partie des prisonniers s'en etaient rejouis. Sa Majeste, en
apprenant cela, donna aussitot l'ordre que tous les prisonniers
politiques enchaines par les pieds seulement le fassent aussitot
par les mains, exceptant seulement Beru Goscho. Toutefois ce chef,
quelques jours plus tard, ayant envoye l'un de ses serviteurs pour
demander comme recompense qu'il lui fut permis d'avoir sa femme
aupres de lui, l'empereur qui n'aimait pas la trahison,--chez les
autres,--declara qu'il etait ennuye de cette demande, et donna des
ordres pour qu'on lui chargeat aussi les mains de chaines. Mais ce
n'etait rien, en comparaison du massacre des Gallas qui eut lieu
pendant cette meme visite de Theodoros. Apres avoir soumis le pays de
Galla, il reclama des otages. Pour repondre a cette exigence, la reine
Workite lui envoya son fils, l'heritier du trone; et plusieurs chefs
confiants dans la probite de Theodoros voulurent accompagner le jeune
prince. Le futur heritier fut d'abord bien traite et meme nomme chef
de la montagne; mais bientot, sous un pretexte quelconque, il tomba en
disgrace; on le fit prisonnier libre au commencement, et plus tard
on l'envoya a la geole commune charge de chaines, ou il souffrit
plusieurs annees.

Menilek, petit-fils de Sehala Selassie, avait ete amene aupres de
l'empereur pendant sa jeunesse; il fut eleve par son ordre en liberte,
et afin de donner plus de force a ses conquetes, il lui donna sa fille
en mariage. Au milieu de ses reves Theodoros apprit tout a coup que
Menilek avait pris la fuite avec ses compagnons, et qu'il etait deja
sur le point d'atteindre l'heritage de ses peres. Je ne saurais vous
peindre la colere, la rage de l'empereur a cette nouvelle. Au moyen
d'un telescope il put voir Menilek dans la plaine eloignee de Wallo,
recu avec honneur par la reine de Galla, Workite. Aveugle par la rage
il ne pensa qu'a se venger. Il n'osa pas s'aventurer a poursuivre
Menilek et s'attaqua a ses allies; il avait sous la main ses victimes:
le prince de Galla et ses chefs. Theodoros, monte sur son cheval,
fit venir ses gardes du corps, envoya chercher ces hommes qui
languissaient depuis longtemps dans la prison, parce qu'ils avaient
eu foi en sa parole, et alors se passa une scene horrible, dont je ne
pourrais ecrire les details. Tous furent tues, ils etaient au nombre
d'environ trente-deux, je crois; ces malheureux se virent lances
vivants dans le precipice. Theodoros regretta plus tard ce moment de
rage. Avec Menilek il avait perdu Shoa; par le meurtre du prince de
Galla il fit de ces tribus ses plus mortels ennemis. Il envoya dire a
l'eveque: "Pourquoi, si vous croyiez que j'avais tort, n'etes-vous
pas venu avec le Fitta Negust (Code abyssinien) dans vos mains, et
pourquoi ne m'avez-vous pas dit que j'avais tort?" La reponse de
l'eveque fut simple et juste: "Parce que je voyais le sang ecrit sur
votre visage." Toutefois Theodoros fut bien vite console. La pluie
s'etait fait attendre, l'eau devenait rare dans l'Amba; mais le jour
suivant il plut. Theodoros, tout souriant, s'adressa a ses soldats en
leur disant: "Voyez la pluie; Dieu est avec moi, parce que j'ai fait
mourir les infideles."

Telle est Magdala, cette roche nue et brulee par le soleil, cette
terre aride et deserte ou nous avons passe pres de deux ans captifs et
enchaines.

Nous montames notre maison a peu de frais: deux peaux de vaches
tannees furent tout ce que nous demandames. Celles-ci ajoutees a deux
vieux tapis que Theodoros nous avait offerts a Zage, etaient a peu
pres toute notre richesse. J'avais une petite table pliante et un lit
de camp. Quelques-unes de nos connaissances etant arrivees peu de
jours auparavant, notre cahute fut insuffisante pour eux et pour nous.
La saison des pluies avait ete abondante, et le toit de notre godjo
pliant sous le poids du chaume mouille avait permis a l'eau de
s'ouvrir un chemin dans notre hutte; nous remediames a cela aussi bien
que nous pumes au moyen d'un long baton, mais c'etait encore bien
branlant et la gouttiere coulait toujours plus fort. La terre
detrempee ressemblait tout a fait a un marais irlandais, et si la
paille que nous mettions sous les peaux afin de rendre notre lit un
peu plus moelleux, n'avait pas ete remuee tous les jours, l'humidite
aurait penetre meme a travers le vieux tapis qui ornait notre demeure.
Je ne pus rester plus longtemps ainsi; je craignais de tomber malade.
Je trouvais qu'avec mes chaines et ma cahute j'en avais assez, sans
que la maladie par-dessus le marche vint me jeter dans le desespoir.
J'envoyai mes serviteurs abyssiniens couper du bois et je fis un petit
plancher eleve, irregulier et dur; mais preferable pour y dormir a la
terre toujours mouillee.

Je me souviendrai toujours de cette longue et ennuyeuse saison des
pluies, et avec quelle impatience nous attendions la fete de la Croix,
le 25 septembre; car les indigenes nous avaient dit que cette saison
prenait fin vers cette epoque. J'avais apporte avec moi de Gaffat une
grammaire amharie. Faute de mieux, je m'efforcais de l'etudier, mais
mon esprit ne pouvait se fixer a un tel travail; et le livre dans
les mains j'etais, par la pensee, a mille lieues de la, revoyant le
_home_, ou revant eveille des chers amis absents, ou bien encore
d'independance et de liberte. Vers la fin du mois d'aout, bientot
apres le retour de notre malheureux messager, nous ecrivimes encore et
nous envoyames un autre homme; nous eumes alors d'abondantes preuves,
que Samuel, d'abord notre interprete et maintenant notre geolier,
prenait tout a fait nos interets. Par ses bons arrangements le
messager partit sans que personne en eut connaissance et il le fit
arriver a Massowah avec ses lettres.

J'ai parle souvent de Samuel et son nom reviendra bien des fois dans
ce recit. Il fut, des le commencement, mele aux affaires des Europeens
et a cette epoque il se montra plutot leur ennemi que leur ami, mais
depuis notre arrivee et pendant notre sejour il fut extremement bon
a notre egard. C'etait un homme fin et ruse, qui s'apercut un des
premiers que la puissance de Theodoros allait en decroissant. Il
l'appelait deja familierement par son nom, et avait sa confiance; mais
il nous servit toujours et nous facilita les communications avec les
rebelles et avec la cote.

Dans sa jeunesse il avait eu la jambe gauche cassee et mal arrangee;
aussi, bien que Theodoros l'aimat beaucoup, il ne lui avait jamais
confie aucune affaire militaire, mais il l'employait toujours pour le
civil. Samuel n'aimait pas a parler de l'accident qui avait ete cause
de son infirmite, et repondait toujours d'une facon evasive aux
questions qui lui etaient faites a ce sujet. Pietro, un Italien, grand
blagueur, dont toutes les histoires n'etaient pas dignes de foi, nous
racontait que Samuel avait eu la jambe cassee a son arrivee a Shoa,
par un Anglais, qui lui ayant donne un coup de pied l'avait envoye
rouler dans un fosse au fond duquel en tombant il s'etait casse la
jambe. C'etait a cause de ce coup de pied, ajoutait Pietro, que Samuel
haissait tant les Anglais et qu'il s'etait tourne si fortement contre
eux; tout d'abord cela dut etre ainsi; mais je crois que ce sentiment
ne dura pas.

Samuel se figurait qu'il etait un homme important dans sa patrie. Son
pere avait ete un petit cheik; et Theodoros, apres la revolte des
concitoyens de Samuel, avait nomme celui-ci gouverneur de son pays.
Avec toute l'apparence d'une grande humilite, Samuel etait tres-fier,
et en le traitant comme si reellement il eut ete un grand personnage,
on lui faisait faire tout ce qu'on voulait aussi aisement qu'a un
enfant. Il avait souffert d'une forte attaque de dyssenterie pendant
notre sejour a Kourata. Je le visitai soigneusement, et il conserva
depuis une profonde reconnaissance pour toutes nos attentions a son
egard. Lorsque chacun de nous vecut dans une hutte separee, il ne
permit jamais que les gardes dormissent dans l'interieur de nos
huttes. Il est vrai que la chose eut ete difficile. Mais les
Abyssiniens ne s'embarrassent pas pour si peu; ils dorment n'importe
ou; sur le lit de leurs prisonniers, s'il n'y a pas d'autre place, et
se servent de ces derniers comme de coussins. Quant a M. Rassam il
n'avait point de gardes dans sa chambre, c'etait l'homme important,
le dispensateur des faveurs. Mais MM. Stern, Cameron et Rosenthal,
n'etant ni riches, ni en faveur, avaient l'avantage de posseder la
compagnie de deux ou trois de ces scelerats; ceux qui se trouvaient
dans la cuisine n'etaient pas mieux partages, parce que la nuit on
leur envoyait toujours quelques soldats, non pas pour surveiller MM.
Kerans et Pietro, mais la _propriete_ du roi (c'est ainsi qu'ils
designaient nos amis).

Samuel se fit bientot des amis de quelques chefs. Au bout d'un certain
temps deux d'entre eux furent toujours dans notre enceinte, et sous
pretexte de venir voir Samuel ils passaient des heures avec nous.
M. Kerans, un bon savant Amharie, fut notre interprete dans ces
occasions; l'un d'eux, Deftera Zenob, premier notaire du roi
(maintenant le tuteur d'Alamayou), etait un homme intelligent et
honnete, mais enrage d'astronomie et passant des heures a s'informer
de tout ce qui concerne le systeme solaire. Malheureusement, ou les
explications n'etaient pas justes, ou il comprenait difficilement,
car chaque fois qu'il venait nous voir il avait besoin de recommencer
l'explication, jusqu'a ce qu'a la fin notre patience fut poussee a
bout et que nous l'envoyames promener. L'autre etait un jeune homme
d'un bon naturel, appele Afa-Negus-Meshisha, fils du precedent
gouverneur de l'Amba; Theodoros a la mort du pere de ce dernier, avait
donne le titre a Meshisha, mais rien de plus. Sa passion etait de
jouer du luth ou d'un instrument qui lui ressemblait beaucoup. Samuel
pouvait l'ecouter pendant des heures, mais deux minutes suffisaient
pour nous faire fuir. Il nous etait pourtant utile, car il nous
donnait de bons renseignements sur ce qui se passait au camp de
Theodoros, favorise qu'il etait par sa position de membre du conseil.

Telle etait notre seule societe, a part nos propres personnes. Il
est vrai que le ras et les hommes importants faisaient appeler plus
souvent M. Rassam depuis qu'il leur donnait du tej et de l'arrack, au
lieu du cafe qu'il leur offrait primitivement; mais a moins que
l'un d'eux eut besoin d'un remede, il etait tres-rare qu'ils nous
honorassent d'une visite; ils pensaient qu'ils avaient assez fait pour
nous (grand honneur en effet et pour lequel nous leur devions une
profonde reconnaissance!) lorsque passant pres de nos huttes, ils nous
gratifiaient d'un aimable: "Puisse Dieu te delivrer!"

Notre plus grand ennemi etait un garde de jour, nomme Abu-Falek, vieux
scelerat qui n'etait heureux que lorsqu'il pouvait faire du mal a
quelqu'un; il etait hai de tout le monde sur la montagne, et a cause
de cela on le respectait. Le jour ou il etait de garde, il nous etait
tres-difficile d'ecrire, parce qu'il mettait constamment sa vilaine
tete grise entre la porte entrebaillee pour voir ce que nous faisions.
Il fit tout ce qu'il put pour nous ennuyer, mais il n'atteignit que
nos domestiques; nos ecus nous preserverent de sa mechancete.

Cependant, tout a une fin. Avec le Maskal (fete de la Croix) arriva le
brillant soleil et l'hiver frais et agreable. Il y avait alors deux
mois et demi que nous etions dans les chaines, et nous nous attendions
a chaque instant a recevoir quelque nouvelle _reconfortante_, qui nous
dirait: "Ne craignez rien; nous arrivons."

Depuis notre arrivee a Magdala, nous n'avions recu qu'une seule
lettre, et plus de six mois s'etaient ecoules sans nouvelles de nos
amis et sans aucun rapport quelconque avec l'Europe.

Immediatement apres les pluies, M. Rassam avait repare et arrange sa
maison, et bati une nouvelle hutte. M. Rosenthal etant sur le point
de nous rejoindre, Samuel obtint pour ce dernier un espace de terrain
attenant a notre haie, et il y batit, pour cet ami et pour sa famille,
une hutte qui fut plus tard entouree par la palissade commune. Samuel
m'avait plusieurs fois parle d'abattre notre vieux godjo, et de batir
une plus grande demeure; mais je croyais que ce serait du temps perdu,
m'attendant, avant quelques mois, a un changement quelconque dans
notre position; j'avais aussi une autre raison, c'est que la partie de
la vieille enceinte, en face de mon godjo, ne m'aurait alors laisse
qu'un pied de terrain. Samuel me promit de faire tous ses efforts pour
obtenir que l'enceinte fut reculee si je batissais. J'y consentis, et
il se mit en devoir de remplir sa promesse; mais il echoua. Cependant,
quelques semaines plus tard, un des chefs, que j'avais soigne depuis
mon arrivee, dans le premier feu de sa reconnaissance pour sa
guerison, prit sur lui d'abattre l'enceinte, et me promit d'envoyer
ses hommes pour m'aider.

Tous les materiaux, le bois, les bambous, les peaux de vache, le
chaume, furent achetes au bas de la montagne, et, au bout de quelques
jours, tout fut pret. Je le fis savoir a mon malade. Il arriva
avec une cinquantaine de soldats, qui, par son ordre, renverserent
l'enceinte et jeterent a bas mon godjo. Le terrain fut alors nivele,
la circonference de la hutte tracee avec un baton, fixe au centre par
un bout de corde, et l'on creusa un fosse profond d'environ un pied et
demi. Deux gros batons furent places a l'endroit ou devait se trouver
la porte, et chaque soldat se mit a charrier des branches avec
lesquelles les murs furent eleves; on les placa dans le fosse, et
l'espace vide entre elles fut garni avec de la terre qu'on etait alle
chercher; ils avaient auparavant lie avec des lanieres de cuir de
vache des branches flexibles transversales, afin de leur conserver
la ligne verticale, et la premiere partie de cette construction fut
finie. Quelques jours plus tard, ils revinrent pour faire la charpente
du toit et le placer sur les murs; il ne manquait plus que de couvrir
de chaume notre demeure pour la rendre habitable. Les serviteurs
apporterent de l'eau et firent de la boue, avec laquelle ils
recouvrirent toutes les parois du mur, et, une semaine apres que notre
godjo eut ete demoli, M. Prideaux et moi nous donnames notre festin
de prise de possession. Les soldats furent tres-contents de leur
_pourboire_, et ils arrivaient toujours en grand nombre lorsque nous
reclamions leur aide, parce que nous les retribuions tres-largement;
pour citer un exemple, les materiaux de notre hutte nous avaient coute
huit dollars, et nous en depensames quatorze pour feter ceux qui nous
avaient aides. Nous avions a present sept pieds de terrain chacun;
la table pouvait etre dressee au milieu et le pliant offert a un
visiteur. M. Rassam avait reussi a enduire l'interieur de sa hutte
au moyen d'une pierre sablonneuse et douce, d'une couleur un peu
jaunatre, que l'on rencontre dans le voisinage de l'Amba; nous
mimes aussi nos serviteurs a l'oeuvre, mais nous dumes auparavant
barbouiller nos murs a plusieurs reprises avec de la bouse de vache,
afin de faire adherer l'enduit plus fortement. Nous fumes tres-heureux
de l'apparence propre et claire qu'avait notre hutte. Malheureusement,
comme elle etait placee entre deux enceintes elevees et entouree
par les autres huttes, elle etait tres-sombre. Pour obvier a cet
inconvenient, nous coupames une partie de la charpente du mur, et nous
fimes quatre fenetres; c'etait certainement une grande amelioration,
mais, la nuit, le froid s'y faisait sentir bien vivement. Par bonheur,
notre ami Zenab nous donna quelques parchemins; au moyen d'une
vieille boite, nous fimes quelques cadres grossiers, et le parchemin,
prealablement imbibe d'huile, nous servit de vitres.

Nous fumes obliges de garder une grande quantite de serviteurs, afin
de nous preparer ce dont nous avions besoin. Quelques femmes furent
chargees de nous moudre notre farine, d'autres de nous apporter l'eau
et le bois. Des serviteurs allerent an marche, ou dans les districts
voisins, pour acheter le grain, les moutons, le miel, etc.; d'autres
furent employes comme messagers a la cote ou a Gaffat. J'avais avec
moi deux Portugais qui faisaient le tourment de ma vie, parce qu'ils
se querellaient toujours, qu'ils buvaient souvent, et qu'ils etaient
impertinents et paresseux. Les Portugais vivaient dans la cuisine;
mais comme ils se battaient sans cesse avec les autres domestiques,
et que nous etions ainsi prives de tout secours, parce que nous ne
pouvions faire entendre nos ordres, je leur elevai une petite hutte.
L'enceinte ayant encore ete elargie par le chef, M. Cameron s'etait
bati une maison pour lui, et M. Rosenthal en avait eleve une autre
pour ses serviteurs; celle de mes Portugais etait sur la meme portion
de terre, et avant la saison des pluies, j'en elevai encore une autre
pour mes serviteurs abyssiniens, qui grommelaient et menacaient de me
quitter s'ils etaient obliges de passer encore une saison semblable
sous une tente.

Tous ces arrangements nous avaient pris quelque temps; nous avions ete
contents d'avoir quelque chose a faire, car ainsi les jours passaient
plus vite, et le temps pesait moins lourdement sur nous. Notre Noel
ne fut pas tres-joyeux, et un nouvel an, nous ne nous fimes pas des
souhaits de retour d'annees semblables; cependant, nous etions plus
accoutumes a notre captivite, et, sous certains rapports, bien plus
confortablement etablis.


Notes:

[22] La forteresse.

[23] D'apres M. Markham.




XIII


Theodoros ecrit a M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers.
--Ses deux lettres comparees.--Le general Merewether arrive a
Massowah.--Danger d'envoyer des lettres a la cote.--Ras-Engeddah
nous apporte quelques provisions.--Notre jardin.--Resultats pleins
de succes de la vaccine a Magdala.--Encore notre sentinelle de
jour.--Seconde saison des pluies.--Les chefs sont jaloux.--Le ras et
son conseil.--Damash, Hailo, etc., etc.--Vie journaliere pendant la
saison des pluies.--Deux prisonniers tentent de s'echapper.--Le knout
en Abyssinie.--Prophetie d'un homme mourant.

Un serviteur de M. Rassam, que celui-ci avait envoye a Sa Majeste
quelques mois auparavant, revint, le 28 decembre, porteur d'une lettre
de Theodoros, qui en renfermait une autre de la reine d'Angleterre.
L'empereur informait M. Rassam que M. Flad etait arrive a Massowah, et
etait charge d'une lettre dont nous devions prendre connaissance.
Sa Majeste engageait M. Rassam a attendre son arrivee, qui serait
prochaine, pour se consulter avec lui sur la reponse a faire. Nous
fumes bien heureux du contenu de la lettre de la reine; il etait
clair qu'a la fin on avait pris un ton plus haut, que le caractere
de Theodoros etait mieux connu, et que tous ses projets chimeriques
echoueraient devant l'attitude prise par le gouvernement anglais.

Le 7 janvier 1867, Ras-Engeddah arriva a l'Amba, conduisant une
fournee de prisonniers. Il nous envoya ses compliments et une lettre
de Theodoros. La lettre de Theodoros etait imperieuse et vaine;
d'abord, il donnait un compte rendu sommaire de la lettre que M.
Flad lui avait ecrite; tout ce qu'il avait demande avait ete d'abord
accepte, mais sur ces entrefaites, il avait change sa maniere de faire
a notre egard; Theodoros nous donnait sa reponse projetee: il disait
que l'Ethiopie et l'Angleterre avaient ete primitivement sur un pied
d'amitie, et que, pour cette raison, il avait excessivement aime
les Anglais. Mais, depuis lors, ajoutait il, "ayant appris qu'ils
m'avaient calomnie aupres des Turcs et qu'ils me haissaient, je me
suis dit: Est-ce que cela peut etre? et le doute est entre dans
mon coeur." Il voulait evidemment passer sous silence les mauvais
traitements qu'il nous avait infliges, car il ajoutait: "J'ai recu
dans ma maison, dans ma capitale, a Magdala, M. Rassam et sa suite,
que vous m'avez delegues, et je les traiterai avec egards jusqu'a
ce que j'aie obtenu un gage d'amitie." Il terminait sa lettre en
ordonnant a M. Rassam d'ecrire aux autorites elles-memes, afin que les
ouvriers lui fussent envoyes; il voulait que cette lettre de M. Rassam
lui fut expediee promptement, et que M. Flad arrivat sans retard.

Cette lettre probablement n'avait ete qu'un ballon d'essai; ce n'etait
pas la ligne de conduite qu'il devait adopter: il savait trop bien
que sa seule chance etait de flatter, de paraitre humble, doux et
ignorant; il savait qu'il pouvait gagner la sympathie de l'Angleterre
en prenant cette voie, et qu'un ton imperieux ne servirait nullement
ses projets et ne lui serait d'aucun secours pour le but qu'il
poursuivait depuis longtemps. Le lendemain, de bonne heure, un envoye
arriva du camp imperial avec une lettre du general Merewether, et une
autre de Theodoros. Qu'elle etait differente, cette derniere lettre,
de celle qu'avait apportee Ras-Engeddah! Elle etait insinuante,
courtoise: il n'ordonnait plus, il demandait humblement; il suppliait,
il implorait avec douceur; il commencait ainsi: "Maintenant, pour me
prouver que vous voulez etablir de bonnes relations d'amitie entre
vous et moi, promettez-moi, dans votre reponse, de m'envoyer d'habiles
ouvriers; que M. Flad vienne aussi par la route de Metemma. Ce sera le
gage de notre amitie." Il citait l'histoire de Salomon et d'Hiram, a
l'occasion de l'incendie du temple, puis il ajoutait: "Et maintenant,
quand je me jetterais aux genoux de la grande reine, de ses nobles, de
son peuple, de ses hotes, m'humilierais-je davantage?" Il decrivait
ensuite la reception qu'il avait faite a M. Rassam, la facon dont il
l'avait traite, comment il avait relache les premiers prisonniers le
jour meme de son arrivee, afin de condescendre aux desirs de notre
reine; il expliquait la cause de notre emprisonnement en reprochant
a M. Rassam d'avoir fait partir les prisonniers sans les lui avoir
presentes auparavant; et terminait en disant: "Comme Salomon tomba aux
pieds d'Hiram, moi aussi, sous le regard de Dieu, je tombe aux pieds
de la reine, de son gouvernement et de ses amis. Je desire que vous
me les expediiez (les ouvriers) par la via Metemma, afin qu'ils
m'enseignent la science et qu'ils me montrent les beaux-arts. Lorsque
ces choses seront terminees, je vous remercierai et vous renverrai par
le pouvoir de Dieu."

M. Rassam repondit a Sa Majeste, en lui annoncant qu'il avait consenti
a sa demande. L'envoye, a son arrivee au camp de l'empereur fut
bien recu, on lui offrit une mule et on le depecha promptement a sa
destination. Pendant plusieurs mois nous n'entendimes plus parler de
rien.

Le general Merewether, dans sa lettre a Theodoros, informait celui-ci
qu'il etait arrive a Massowah avec les ouvriers et les presents, et
que si les captifs lui etaient envoyes il permettrait aux ouvriers de
rejoindre le camp de l'empereur. Nous fumes bien heureux lorsque nous
apprimes que le general Merewether etait charge des negociations; nous
connaissions son habilete; nous avions pleine confiance en son tact et
en sa discretion. Vraiment il merite notre reconnaissance, car il fut
l'ami des prisonniers; du moment ou il debarqua a Massowah jusqu'au
jour de notre liberte, il ne s'epargna aucune peine et aucun
desagrement pour obtenir notre delivrance.

Les messages circulaient maintenant plus regulierement; nous ecrivimes
de longs details, touchant Theodoros, et la necessite d'employer la
force pour obtenir notre elargissement. Nous connaissions le danger
auquel nous nous exposions; mais nous preferions mourir plutot que de
vivre d'une telle existence. Nous informames nos amis de tout ce
que nous avions decide; le soin de notre vie ne devait pas peser un
instant dans la balance; aussi bien l'emploi de la force etait la
seule chance que nous eussions d'echapper a la mort et nous insistames
pour qu'elle fut tentee. Nous donnames toutes les informations
que nous pumes sur les ressources du pays, sur les mouvements de
Theodoros, la puissance de son armee, la route qu'il ferait suivre
probablement a ses troupes sur la terre ferme, les moyens a prendre
pour negocier avec lui et s'assurer le succes. Nous savions que si
quelqu'une de ces lettres tombait entre les mains de Theodoros, nous
n'aurions ni pitie, ni merci a attendre; mais nous considerions que
notre devoir etait de nous soumettre a toute eventualite et d'aider de
toute notre habilete ceux qui travaillaient a nous delivrer.

A cette epoque nous recumes souvent des nouvelles de nos amis, des
journaux ou des articles detaches et mis sous enveloppe. On y parlait
fort peu de la guerre; la presse, a quelques exceptions pres, semblait
considerer la chose comme une folle entreprise qui ne pouvait reussir.
Les journalistes, a notre grand desespoir, discutaient sur les
insectes, le poison subtil, l'absence d'eau, et de semblables
vetilles. Deux mois et demi se passerent encore dans une vie monotone.
Mes remedes tiraient a leur fin et le nombre de mes malades etait
grand. J'aurais bien voulu me procurer d'autres remedes.

Le 19 mars Ras-Engeddah arriva a l'Amba avec un millier de soldats.
Ils apportaient avec eux de l'argent, de la poudre et d'autres
provisions diverses que Theodoros envoyait a Magdala pour y etre plus
en surete. En meme temps il nous fit parvenir les provisions et les
remedes que le capitaine Goodfellow avait apportes a Metemma bientot
apres l'arrivee de M. Flad. Je rendrai cette justice a Theodoros, que
dans cette circonstance, il se conduisit bien. Aussitot que nous fumes
informes que plusieurs objets etaient arrives pour nous a Metemma, M.
Rassam ecrivit a l'empereur, lui demandant la permission d'envoyer
des serviteurs et des mules, afin de les faire transporter a Magdala.
Theodoros repondit qu'il les aurait apportes lui-meme, et donna
l'autorisation. Il envoya l'un de ses officiers a Wochnee avec des
instructions pour les differents chefs des districts, d'avoir a nous
faire porter ce qu'on nous envoyait a Debra-Tabor. J'avais depuis
longtemps epuise mes ressources et je fus bien heureux lorsque ces
quelques objets nous parvinrent. Pendant plusieurs jours nous nous
regalames de pois verts, de viandes confites, de cigares, etc.,
etc., et nous fumes plus gais; non pas tant a cause des provisions
elles-memes, qu'a cause de la conduite de notre hote a notre egard.

Je me souviens que les mois qui suivirent, le fardeau de notre
existence nous parut bien plus lourd. Nous nous attendions a des
evenements importants, et rien ne se manifestait; a notre arrivee a
Magdala nous n'eussions jamais cru possible d'y passer une seconde
saison des pluies; nous n'aurions jamais pu croire qu'an temps si
long s'ecoulerait sans amener un evenement quelconque. Ce dont nous
souffrions par-dessus tout, c'etait de l'incertitude dans laquelle
nous vivions; nous tremblions a la pensee des cruautes et des tortures
que Theodoros infligeait a ses victimes; et chaque fois qu'un messager
royal arrivait, on aurait pu nous voir allant d'une hutte a l'autre,
echangeant des regards d'angoisse, et demandant plusieurs fois a nos
compagnons de souffrance: "N'y a-t-il rien de nouveau? N'y a-t-il rien
qui nous concerne?"

Le general Merewether avec une douce prevoyance, nous avait envoye
quelques graines, et nous nous en procurames quelques autres a Gaffat.
L'enceinte de M. Rassam avait ete elargie considerablement par les
chefs, et il put se creer un joli jardin. Il avait auparavant seme
quelques graines de tomates; ces plantes pousserent admirablement
bien, et M. Rassam avec beaucoup de gout, fit, au moyen de bambous,
un tres-joli treillage qui fut bientot recouvert par ces plantes
grimpantes. Entre notre hutte, l'enceinte et les huttes opposees a
la notre, se trouvait une portion de terrain d'environ huit pieds de
large et dix pieds de long. M. Prideaux et moi nous la labourames,
enchantes d'avoir quelque chose a faire. Avec des bambous refendus
nous fimes aussi un petit treillage, divisant notre petit jardin en
carres, en triangles, etc., et le 24 mai, en l'honneur de la fete
de notre reine, nous semames nos graines. Quelques-unes sortirent
promptement; les pois en six semaines furent hauts de sept ou huit
pieds. La moutarde, les cressons, les radis prospererent. Mais notre
jardin de fleurs, situe au centre, resta longtemps sterile et lorsqu'a
la fin quelques plantes germerent, ce furent seulement quelques
especes biennales qui ne fleurirent que le printemps suivant. Quelques
pois, juste assez pour les gouter (notre jardin etait trop petit pour
pouvoir nous en fournir plus d'une ou deux petites corbeilles) des
laitues que nous mangions sans assaisonnement (nous n'avions pas
d'huile et rien qu'un mauvais vinaigre fait de _tej_) de temps
en temps quelques radis, ce fut la tout le luxe qui nous rendit
immensement joyeux, apres une nourriture uniquement composee de
viande. Lorsqu'un second envoi de semences nous arriva, nous
transformames en jardin toutes les portions de terrain aptes a cela
et nous eumes le plaisir de manger quelques navets, passablement de
laitues, et quelques choux. Bientot apres la saison des pluies, tout
fut desseche; le soleil brula nos tresors et nous laissa encore a
notre eternel mouton et a nos volailles.

Environ un mois avant les pluies de 1867, la fievre, ayant un
caractere malin, se declara dans la prison commune. Le lieu etait deja
assez sale, aussi lorsque la maladie fit son apparition, l'horreur de
cette demeure n'aurait pu se decrire; lorsque environ cent cinquante
hommes de tous rangs se trouverent couches sur le terrain dans un etat
de prostration, en proie a la maladie, empoisonnant cette atmosphere
deja si impure, la scene etait affreuse a voir, et digne du lieu de
tourment decrit par le Dante. L'epidemie sevit jusqu'aux premieres
pluies. Environ quatre-vingts prisonniers moururent, et bien d'autres
auraient succombe, si heureusement quelques-unes des sentinelles
n'eussent ete atteintes. Tant qu'il n'y eut que les prisonniers de
malades, leurs gardiens firent les sourds a toutes mes observations;
mais des qu'ils furent atteints eux-memes ils suivirent promptement
mes conseils et ils purifierent bien vite le lieu. A tous ceux qui
reclamaient mes services je leur envoyais aussitot un remede; et
lorsque quelques-unes des sentinelles vinrent a moi pour etre soignees
je leur donnai aussi ce qu'il fallait, mais a une condition: traiter
avec plus de douceur les malheureux qui leur etaient confies.

Le general Merewether, toujours prevenant et bon, sachant que notre
bien-etre dependait des termes d'amitie dans lesquels nous vivions
avec la garnison, m'envoya du virus de vaccine dans de petits tubes.
J'expliquai a quelques-uns des indigenes les plus intelligents la
merveilleuse propriete de cette substance et les engageai a m'apporter
leurs enfants pour etre inocules. Parmi les races demi-civilisees
il est souvent tres-difficile d'introduire les bienfaits de la
vaccination; mais ici ils furent acceptes par tous. Environ pendant
six semaines une foule compacte obstruait notre porte les jours ou je
vaccinais; tellement qu'il nous etait tres-difficile de les contenir
hors de chez nous tant ils etaient desireux de posseder ce fameux
remede qui empechait de mourir du _koufing_ (petite verole). Mais il
arriva que parmi les enfants qui me furent apportes, se trouva le fils
du vieux Abu Falek (ou plutot le fils de sa femme) le garde de jour
dont j'ai deja parle. Il etait d'un mauvais caractere et point
complaisant; voulant s'epargner l'ennui d'apporter son enfant pour
fournir du virus a d'autres, et en meme temps afin de n'etre pas
accuse d'attachement trop fort a ses interets, il repandit le bruit
que les enfants auxquels on prenait du virus mouraient bientot apres.
C'etait la mort de mon entreprise. Un grand nombre furent encore
vaccines, mais personne ne vint nous donner du virus et comme je
n'avais plus de tubes, je fus oblige d'interrompre une entreprise qui
avait jusque-la si merveilleusement reussi.

Les pluies de 1867 arriverent vers la fin de la premiere semaine
de juillet. Nous etions mieux abrites et nous avions pris des
arrangements pour nos provisions et celles de nos serviteurs avant
que les pluies ne commencassent a tomber; aussi etions-nous mieux que
l'annee precedente. Mais sous d'autres rapports: par exemple, les
difficultes rendues chaque jour plus grandes pour communiquer avec la
cote, a cause de l'etat politique du pays, cette seconde saison fut
peut-etre plus penible et nous eprouva davantage.

Les chefs de la Montagne n'avaient pas ete longtemps a s'apercevoir
que les captifs anglais avaient de l'argent. Ils s'etaient presentes
souvent avec _douceur_ dans l'espoir d'obtenir quelques dollars pour
eux, ou des _shamas_ et des ornements pour leurs femmes; ainsi que du
tej, de l'arrack, qui etait brasse par Samuel sous la direction de
M. Bassam, qui partageait frequemment et librement avec lui les plus
penibles travaux. Les chefs essayerent de se nuire l'un l'autre.
Chacun d'eux, dans sa visite privee pretendait etre _notre meilleur
ami_; mais ils ne pouvaient pas quitter ouvertement la salle du
conseil, et sortir pour un verre de tej ou d'arrack sans etre aussitot
suivis par toute la foule, aussi voulurent-ils faire defendre que l'on
nous visitat. Pauvre Zenob, pendant plusieurs mois il ne prit plus
aucune lecon d'astronomie, et Mesbisha ne joua plus du luth que devant
ses femmes ou ses serviteurs! Ils allerent meme jusqu'a defendre aux
soldats et aux chefs inferieurs de venir me demander des remedes. Les
soldats alors envoyerent en corps leurs chefs inferieurs an ras et aux
membres du conseil; ils reclamerent meme que la chose fut exposee a
Theodoros; et, comme les chefs etaient loin d'etre innocents et qu'ils
ne craignaient rien tant que d'en referer a l'empereur, ils furent
obliges de consentir a ce que chacun fut libre de venir et retirerent
leur interdiction.

Theodoros, apres la prise de Magdala, avait nomme un chef comme
gouverneur de l'Amba, lui donnant un pouvoir illimite sur la garnison;
mais quelques annees plus tard il lui adjoignit quelques autres chefs
a titre de conseillers, laissant une grande partie de son pouvoir an
chef de la Montagne. Toujours soupconneux, mais dans l'impossibilite
de satisfaire ses soldats comme autrefois, l'empereur prit les plus
grandes precautions pour prevenir toute trahison, et pour etre sur
que, s'il etait oblige de s'eloigner pour une expedition lointaine, il
pouvait compter sur la forteresse de Magdala. A cet effet il
ordonna que le conseil s'assemblerait dans toutes les circonstances
importantes et se consulterait sur ce qu'il y aurait a faire touchant
l'economie interieure de la Montagne. Chaque chef de departement et
chaque chef de corps avait droit a une voix; les officiers commandant
les troupes seraient choisis pour etre messagers prives; le ras
devait etre considere toujours comme le chef de la Montagne, mais son
autorite limitee et sa grande responsabilite, devaient l'empecher
de tyranniser ses subordonnes. Vu ces circonstances, il n'est pas
etonnant que, quoique legislateur, il suivit l'avis des chefs
subalternes qu'il savait etre de grands adorateurs de Theodoros, ses
fideles espions et ses bien-aimes rapporteurs. Le chef de la Montagne
a notre arrivee etait Ras-Kidana-Mariam, dont les relations de
famille et la position dans le pays le faisaient considerer comme
_dangereux_ par Theodoros, et qui, ainsi que je l'ai deja rapporte,
fut conduit an camp sur un faux rapport. Peu de temps auparavant,
l'empereur enlevant le commandement et le titre de dedjazmatch (titre
qui fut donne seulement dans les premiers jours aux gouverneurs d'une
province grande ou petite) a Kidana-Mariam, l'avait promu an rang de
ras. Tous les umbels (colonels) avaient ete nommes bitwaddad (quelque
chose comme general de brigade), les bachas (capitaines) furent faits
colonels, et ainsi de suite pour la garnison tout entiere; de sorte
qu'apres ces nominations la garnison ne se composait que d'officiers
ou de sous-officiers, l'officier le moins eleve en grade etait le
sergent. Theodoros leur ecrivit a tous pour les informer qu'ils
recevraient la paye et les rations dues a leur rang et que, ainsi
qu'il l'esperait, lorsqu'il les verrait sous peu, il les traiterait
si genereusement que meme l'_enfant a naitre s'en rejouirait dans le
ventre de sa mere_. Theodoros dans trois ou quatre circonstances, des
quelques dollars qui lui restaient, leur fit une petite avance sur
leur paye. Une quarantaine de dollars fut tout ce qu'ils toucherent
pendant notre sejour; le sergent eut pour son compte environ huit
dollars, je crois. Ils devaient avec cela se nourrir, se vetir, eux,
leurs familles et leurs serviteurs; aucune ration ne leur ayant ete
fournie. Ils avaient d'abord ete tous rejouis de leur elevation, la
seule chose que Sa Majeste put distribuer d'une main liberale; mais
ils s'apercurent bientot que leurs dignites consistaient a etre
affames, a avoir froid et aller presque nus, et ils furent les
premiers a se moquer de leurs titres vains et sonores.

Un parent eloigne de Theodoros, du cote de sa mere, et nomme
Ras-Bisawar, fut choisi pour le poste laisse vacant par la demission
de Ras-Kidana-Mariam. Dans sa jeunesse il avait eu du penchant pour
l'Eglise, il avait meme ete desservant, lorsque le brillant exemple
de son parent lui fit quitter la vie de paix et de tranquillite qu'il
s'etait choisie pour se jeter an milieu du tourbillon de la vie des
camps. C'etait un grand, gros et lourd compagnon, a la tete pelee et
d'un bon caractere; mais pour tout ce qui concernait le sabre et le
pistolet, il ne put s'y habituer a cause du premier choix de sa vie,
il demeura desservant d'Eglise. Son defaut fut toujours d'etre trop
faible; il n'eut jamais de decision dans le caractere, et se laissa
influencer par le dernier qui lui parlait.

Apres ce dernier, le plus rapproche de lui en importance etait
Bitwaddad-Damash, le plus vain, le plus orgueilleux faquin ainsi que
le plus grand vaurien de toute la Montagne. Il fut tres-malade quand
nous arrivames, mais quoiqu'il ne put venir lui-meme il s'interessa
toujours trop a nos affaires, s'informant a toute heure du jour de ce
que nous faisions. A cet effet il envoyait l'aine de ses fils,
garcon d'environ douze ans, plusieurs fois par jour nous porter ses
compliments et nous demander des nouvelles de notre sante. Aussitot
qu'il put marcher tant soit peu, il vint lui-meme a chaque instant me
consulter, jusqu'a ce qu'enfin sa sante fut retablie. Dans le premier
feu de sa reconnaissance, il voulait batir notre maison. Mais la
gratitude n'est pas une qualite persistante, en Abyssinie elle y est
meme assez rare; bientot apres Damash nous donna a entendre que si
nous avions besoin de lui il nous servirait, mais qu'il ne fallait pas
l'_oublier_. M. Prideaux et moi avions peu d'argent a depenser; mais
comme on le connaissait pour un grand scelerat, nous pensames qu'il
serait sage de ne pas s'en faire un ennemi et nous lui envoyames,
comme un gage d'amitie, un petit fragment de glace appartenant a M.
Prideaux, la seule chose presentable que nous eussions en ce moment.
La glace fortifia notre amitie pendant quelque temps; mais lorsqu'une
seconde demande d'_un gage d'amitie_ nous fut faite, nous fimes la
sourde oreille a ses douces paroles, il n'eut plus les memes rapports
avec nous; il nous appela des hommes mechants, il se moqua de nous,
nous fit arracher nos chapeaux devant lui, et alla meme jusqu'a
insulter M. Cameron et M. Stern, secouant sa tete d'une facon
menacante; et, plus ou moins ivre, il quitta une apres-midi la
chambre de son bien-aime et genereux ami M. Rassam. Damash avait
le commandement de la moitie des fusiliers, environ deux cent
soixante-dix hommes, le ras commandait les autres au nombre de deux
cents.

Le troisieme membre du conseil etait Bitwad-dad-Hailo, le meilleur de
tous; il etait charge de la prison, mais je n'ai jamais su qu'il eut
abuse de sa position. Ses deux freres avaient commande notre escorte
de la frontiere an camp imperial dans le Damot; sa mere, personne agee
et belle encore, nous avait aussi suivis une partie du chemin. Les
freres et la mere avaient ete traites convenablement par nous, aussi
etions-nous connus d'eux tous avant d'arriver a l'Amba. Ce chef se
conduisit toujours tres-poliment envers nous et se montra complaisant
dans plusieurs occasions. Lorsqu'il apprit l'arrivee de Theodoros,
comme il savait que sa conduite a notre egard serait une charge contre
lui, il s'enfuit an camp des Anglais.

Il prepara sa fuite d'une maniere tres-intelligente. Selon les lois
de la Montagne, un bitwad-dad meme ne peut passer la porte sans
l'autorisation du ras, et depuis qu'il y avait eu quelques desertions,
la permission n'etait plus accordee. Sa femme et ses enfants etaient
avec lui dans l'Amba, et depuis cette epoque le chef etait soupconne;
si sa famille etait partie, il aurait ete strictement surveille. Sa
mere avait suivi le camp de Theodoros, desireuse qu'elle etait de
voir son fils. Lorsque l'armee de Theodoros campa dans la vallee
de Bechelo, elle demanda la permission d'aller a Magdala, et a son
arrivee a Islamgee, elle envoya dire a son fils de donner l'ordre de
la laisser passer a la porte, mais il refusa, declarant publiquement
que le motif de son refus etait qu'il n'avait recu aucun ordre de Sa
Majeste pour accorder cette demande, qu'il ne pouvait prendre sur
lui de l'introduire dans la forteresse. La mere avait ete auparavant
instruite du complot et joua tres-bien son role, c'etait jour de
marche et a cause de cela la foule remplissait l'endroit ainsi que les
soldats et leurs chefs inferieurs. En apprenant le refus de son fils
de la faire entrer, elle poussa des cris de desespoir, s'arracha les
cheveux et se desola de l'ingratitude de ce fils, pretendant que
c'etait uniquement pour l'embrasser qu'elle avait fait un si long
voyage. Les spectateurs s'interesserent a elle et en son nom
envoyerent encore vers le chef.

Il demeura ferme: "Demain, dit-il, j'enverrai un mot a l'empereur;
s'il vous permet d'entrer je serai tres-heureux de vous recevoir,
aujourd'hui tout ce que je puis faire, c'est de vous envoyer ma femme
et mes enfants qui resteront avec vous jusqu'au soir." La vieille dame
alors, avec la femme et les enfants de Hailo, se retira dans un coin
tranquille, et lorsqu'il n'y eut plus personne ils s'enfuirent tous
precipitamment. Environ vers dix heures du soir, accompagne par un de
ses hommes et aide de quelques amis, Hailo passa la porte et rejoignit
sa famille.

Un autre membre du conseil s'appelait Bitwad-dad-Vassie; il etait
aussi charge de la surveillance de la prison alternativement avec
Hailo.

C'etait une bonne nature d'homme, toujours souriant, mais il parait
qu'il n'etait pas aime par les prisonniers, car apres la prise de
Magdala, les femmes se jeterent sur lui et lui administrerent une rude
bastonnade. Il etait remarquable sous ce rapport qu'il n'acceptait
jamais rien, et bien qu'a plusieurs reprises de l'argent lui ait
ete offert il a toujours refuse. Dedjazmatch-Goji, qui avait le
commandement de 500 lanciers, etait aussi grand qu'il etait gros; il
n'aimait qu'une chose, le tej, et n'adorait qu'un etre, Theodoros.
Bittwaddad-Bakal, bon soldat, mais faible d'esprit, charge de la
maison imperiale, vieux homme un peu insignifiant, completait le
conseil.

Quelles longues et tristes journees que ces journees de pluie de
l'annee 1867! Notre argent etait devenu alors tres-rare, et toute
communication avec Massowah, Metemma et Debra-Tabor etait completement
interrompue. On parlait plus serieusement de guerre dans le _home_, et
sans nouvelle de nos amis, nous etions dans l'anxiete et tres-desireux
de connaitre ce qui serait decide. L'hiver ne nous permit pas de
jardiner et nos autres occupations etaient insignifiantes. Nous
ecrivions (tache plus facile pendant la pluie, les gardes se tenant
dans leurs huttes); nous etudiions l'amharie, nous lisions le fameux
Dictionnaire commercial, ou bien nous visitions l'un des notres, et
fumions du mauvais tabac, simplement pour tuer le temps. M. Rosenthal,
tres-savant en linguistique, pourvu d'une Bible italienne, tantot
etudiait cette langue, tantot chassait l'ennui si lourd, en apprenant,
dans ses soirees, le francais an moyen d'un fragment de l'_Histoire
de la civilisation_ par M. Guizot. Si le ciel s'eclaircissait un peu,
nous allions patauger quelques instants dans la boue sur le petit
chemin laisse entre nos nouvelles huttes; mais au bout de quelques
instants nous etions arretes subitement par un: "Le ras et les chefs
arrivent." Si nous pouvions courir, nous le faisions; mais si nous
etions apercus, nous prenions notre plus gracieux sourire et nous
etions salues par un grossier: "Comment vas-tu? Bonne apres-midi pour
toi!" (la seconde personne du singulier est employee comme signe
d'humiliation vis-a-vis d'un inferieur) et, o misere! il nous fallait
oter nos chapeaux delabres et rester la tete decouverte. Nous les
voyions se dandinant, prets a crever d'orgueil, lorsque nous savions
que les habits qu'ils portaient, et la nourriture qu'ils venaient de
se partager, avaient ete achetes avec l'argent anglais; c'etait je
puis vous le dire depitant. Comme ils acceptaient les moindres
choses, c'eut ete bien le moins qu'ils eussent ete polis; or, tout au
contraire, ils nous regardaient du haut de leur grandeur comme si nous
eussions ete des idiots ou bien une race entre eux et le singe, des
_anes blancs_ comme ils nous appelaient lorsqu'ils causaient entre
eux. Aides de Samuel ils firent tout pour M. Rassam; ils etaient bien
plus honnetes avec lui qu'avec nous, et ils lui juraient constamment
une amitie eternelle. J'ai souvent admire la patience de M. Rassam. Il
s'asseyait, causait et riait avec eux pendant des heures; les gorgeant
de rasades de tej, jusqu'a ce qu'ils roulaient de leur place, et
qu'ils devenaient un objet de risee, peut-etre meme un objet d'envie,
pour les soldats qui devaient les aider a regagner leur maison. Avec
tout cela c'etaient de viles creatures; pour plaire a Theodoros ils
n'auraient recule devant aucune infamie et ne se seraient laisse
arreter par aucun crime. Lorsqu'ils pouvaient supposer que quelque
acte de cruaute plairait a leur maitre ou plutot a leur dieu, aucune
consideration d'amitie ou de famille ne pouvait retenir leurs mains ou
attendrir leurs coeurs. Ils etaient bons pour M. Rassam parce que
cela faisait partie de leurs instructions et qu'ils pouvaient ainsi
satisfaire leur gout pour les boissons spiritueuses; mais si,
n'ayant pas d'argent, nous eussions ete reduits a faire appel a leur
generosite, je doute qu'ils eussent fait quelque chose pour nous,
desquels ils recevaient beaucoup. Ils ne nous eussent pas meme fourni
la miserable nourriture journaliere des prisonniers abyssiniens.

Ce fut vers cette epoque que ces scelerats eurent l'occasion de
montrer leur devouement a leur maitre. Un samedi deux prisonniers
profiterent de l'encombrement du marche pour essayer de se sauver.
L'un d'eux, Lij Barie, etait le fils d'un chef du Tigre; il y avait
quelques annees qu'il avait ete emprisonne comme "_suspect_", ou
plutot parce qu'il pouvait devenir dangereux, etant beaucoup aime dans
sa province. Son compagnon de fuite etait un jeune garcon, demi-Galla,
de la frontiere de Shoa, qui etait depuis plusieurs annees dans les
chaines, attendant son jugement. Un jour, comme il coupait du bois,
un eclat vola et alla frapper sa mere en pleine poitrine, et la tua.
Theodoros etait alors en expedition et pour se concilier l'eveque, il
le chargea de ce jugement; celui-ci refusa de faire aucune enquete,
disant que ce n'etait pas dans sa juridiction. Theodoros, vexe du
refus de l'eveque, envoya le jeune homme a Magdala, ou il fut charge
de chaines et dut attendre le bon plaisir de ses juges. Lij Barie,
lorsqu'il avait voulu fuir n'avait pu forcer qu'un anneau de ses
chaines, l'autre etant beaucoup trop fort; alors il assujettit les
chaines avec l'autre anneau aussi bien qu'il put a une seule jambe
au moyen d'un bandage, mit la chemise et les vetements d'une jeune
servante, qui etait dans sa confidence, et placant sur ses epaules le
_gombo_ (espece de jarre pour l'eau) il quitta l'enceinte de la prison
sans etre apercu. L'autre jeune homme heureusement etait parvenu a
se debarrasser des deux anneaux, et s'etait glisse sans avoir ete
remarque; n'ayant pas mis beaucoup de vetements et ayant les membres
libres, il atteignit bientot la porte, et passa avec les gens de
la suite d'un chef. Il etait deja loin et en surete lorsque sa
disparition fut signalee.

Lij Barie fut trompe dans son espoir. Avec ses fers assujettis sur une
seule jambe, embarrasse par ses vetements de femme et le _gombo_ sur
les epaules, il ne put avancer promptement. Il etait cependant deja a
mi-chemin de la porte et non loin de l'enceinte, lorsqu'un jeune homme
apercevant une jeune fille de bonne apparence, qui venait vers
lui, s'avanca pour lui parler: mais comme il s'approchait ses yeux
tomberent sur le bandage, et a son grand etonnement il apercut une
portion de la chaine qui se montrait au travers. Il comprit aussitot
que c'etait un prisonnier qui tachait de s'echapper, et il suivit
l'individu jusqu'a ce qu'il rencontrat quelques soldats; il leur
communiqua ses soupcons et ceux-ci se precipiterent sur Lij Barie et
l'arreterent. La foule fut bientot ramassee autour de l'infortune
jeune homme, et l'alarme ayant ete donnee qu'un prisonnier avait
ete pris comme il tentait de s'echapper, plusieurs des gardes se
precipiterent vers le lieu ou on le gardait et aussitot qu'ils eurent
reconnu leur ancien pensionnaire, ils le reclamerent comme leur
propriete. En un instant tous ses vetements lui furent dechires sur le
dos, et ces laches le frapperent du bout de leurs lances et avec le
dos de leur sabre jusqu'a ce que son corps tout entier ne fut qu'une
plaie et qu'il tombat sans connaissance, presque mourant sur la terre.
Ce n'etait pas encore assez pour satisfaire leur sauvage besoin de
vengeance; ils le porterent a la prison enchaine des pieds et des
mains, placerent un long et dur morceau de bois sous sa nuque, mirent
ses pieds dans les ceps et le laisserent la plusieurs jours, jusqu'a
ce qu'on connut la volonte de l'empereur a son egard.

Une recherche immediate fut ordonnee concernant son compagnon de fuite
ainsi que la jeune fille, sa complice. Le premier etait deja hors de
leur atteinte, mais ils s'en vengerent en s'emparant de la malheureuse
jeune femme. Le ras et son conseil s'assemblerent immediatement et la
condamnerent a recevoir une centaine de coups de la lourde giraf (fouet
a lanieres de cuir) en face de la maison de l'empereur. Le lendemain
matin le ras, accompagne d'un grand nombre de chefs et de soldats,
arriva sur le lieu designe pour l'execution de la sentence. La jeune
fille fut etendue sur la terre, on dechira ses vetements et on lui lia
avec des lanieres de cuir les pieds et les mains pour lui conserver la
position horizontale. Un miserable fort et puissant fut charge de mettre
a execution la condamnation. Chaque coup de fouet qui tombait resonnait
comme un coup de pistolet (nous pouvions l'entendre de nos huttes) et
dechirait un lambeau de chair; tous les dix coups la _giraf_ devenait
si lourde de sang qu'on etait oblige de la nettoyer pour continuer.
La pauvre patiente ne se plaignit jamais et ne dit pas un mot.
Lorsqu'elle fut relevee apres le centieme coup, les cotes etaient a nu
et l'epine dorsale pouvait s'apercevoir a travers les flots de sang
qui ruisselaient, la chair du dos ayant ete entierement enlevee par
morceaux.

Quelques instants plus tard un messager arriva apportant la reponse
de Theodoros. Lij Barie fut le premier a avoir les mains et les pieds
coupes en presence de tous les prisonniers abyssiniens. Ils devaient
ensuite etre precipites tous les deux du haut de la montagne. Les
chefs se firent un jour de fete de cette execution; ils envoyerent
meme une personne pour dire poliment a Samuel: "Venez et assistez a
notre rejouissance." Lij Barie fut apporte, une douzaine des plus
forts soldats se jeterent sur lui et de leurs sabres degaines ils
lui couperent les pieds et les mains avec toute la delicatesse
d'Abyssiniens habiles a repandre le sang. Pendant qu'il etait soumis a
cette agonie, Lij Barie ne perdit jamais courage et conserva toujours
sa presence d'esprit. Ce qu'il y a de plus remarquable c'est que,
tandis qu'il etait si cruellement meurtri, il _prophetisait_, a la
lettre, le sort qui etait reserve a ses meurtriers: "Laches poltrons
que vous etes! vils serviteurs d'un scelerat! Ils ne peuvent s'emparer
d'un homme que par trahison; et ils ne peuvent le tuer que lorsque
celui-ci est desarme et en leur pouvoir! Mais prenez garde! avant peu
les Anglais viendront pour delivrer les leurs: ils vengeront dans
votre sang les mauvais traitements que vous avez infliges a leurs
concitoyens, et ils vous puniront vous et votre maitre de toutes
vos lachetes, de toutes vos cruautes et de tous vos meurtres." Les
scelerats ne firent que peu d'attention au brave garcon mourant; ils
le precipiterent dans l'abime et puis tous ensemble se rendirent, pour
finir une journee si bien commencee, chez M. Rassam et se partagerent
les faveurs de sa genereuse hospitalite.




XIV


Fin de la seconde saison pluvieuse.--Rarete et cherte des
approvisionnements.--Meshisha et Comfou complotent leur fuite.--Ils
reussissent.--Theodoros est vole.--Dainash poursuit les
fugitifs.--Attaque de nuit.--Le cri de guerre des Gallas et le sauve
qui peut.--Les blesses laisses sur le champ de bataille.--Hospitalite
des Gallas.--Lettre de Theodoros a ce sujet.--Malheurs de
Mastiate.--Wakshum, Gabra, Medhim.--Recit de la vie de Gobaze.--Il
sollicite la cooperation de l'eveque pour s'emparer de Magdala.--Plan
de l'eveque.--Tous les chefs rivaux intriguent a l'Amba.--L'influence
de M. Rassam exageree.

Une autre _Maskal_ (fete de la Croix) etait arrivee, et septembre
promettait un bel et agreable hiver. Aucun changement ne s'etait
opere dans notre vie journaliere; c'etait toujours la meme routine,
seulement nous commencions a etre tres-anxieux au sujet du retard de
nos delegues a la cote, car notre argent touchait a sa fin, et
tous les objets necessaires a la vie s'elevaient a des prix
extraordinaires. Cinq morceaux de sel de forme oblongue nous
coutaient, a cette epoque, un dollar, tandis que, primitivement, a
Magdala, pendant leur premiere captivite, nos compagnons en avaient de
quinze a dix-huit du meme poids pour trente sous. Bien que la valeur
du sel se fut tant accrue, cependant les autres denrees n'avaient pas
suivi la meme proportion: elles avaient seulement baisse de qualite et
de quantite. Quand le sel etait abondant, nous pouvions avoir quatre
vieilles volailles pour le meme pris, qu'un morceau de sel Maintenant
qu'elles etaient rares, nous ne pouvions en avoir que deux. Toutes
choses etaient dans la meme proportion, de sorte que nos depenses
s'etaient elevees de deux cents pour cent. Les approvisionnements des
marches avaient aussi diminue, et souvent nous ne pumes acheter du
grain pour nos serviteurs abyssiniens. Les soldats de la montagne
souffraient beaucoup aussi de cette rarete et de ces prix, eleves; ils
mendiaient continuellement, et plusieurs furent arraches a la mort
par la generosite de ceux qu'ils gardaient comme prisonniers.
Heureusement, j'avais mis de cote une petite somme en cas d'accident;
je croyais que le differend abyssinien touchait a sa fin en ce qui
nous concernait. J'en gardai pour moi une petite partie et je remis le
reste a M. Rassam, parce que, habituellement, il nous faisait part
des sommes qui lui etaient envoyees par l'agent de Massowah. Nous
congediames autant de serviteurs qu'il nous fut possible, nous
reduisimes nos depenses an minimum, et nous envoyames messagers sur
messagers a la cote, pour nous apporter autant d'argent qu'ils le
pourraient. A cette epoque, si nous avions ete pourvus d'une plus
grande somme, je crois reellement que nous eussions pu acheter la
montagne, tant les soldats de la garnison etaient decourages et prets
a se revolter, apres les longues privations dont ils avaient souffert
pour un maitre avec lequel ils n'avaient aucune relation. L'agent de
la cote fit tout ce qu'il put. Hotes et messagers furent expedies,
mais l'etat du pays etait tel, qu'ils avaient du cacher l'argent
qu'ils portaient dans la maison d'un ami, a Adowa, et y demeurer
plusieurs mois, jusqu'a ce que, avec beaucoup de prudence et en ne
voyageant que la nuit, ils purent s'aventurer a passer a travers les
districts infestes de voleurs et en proie a la plus grande anarchie.

Dans la matinee du 5 septembre, tandis que nous etions a dejeuner,
l'un de nos interpretes entra precipitamment dans la hutte, et nous
annonca que notre ami l'Afa-Negus Meshisha, le joueur de luth,
et Bedjeram Gomfou, un des officiers qui avaient la charge des
pied-a-terre, avaient pris la fuite. Leur plan avait ete longuement
premedite et habilement execute. Au commencement des pluies, du
terrain avait ete alloue aux differents chefs et aux soldats dans la
plaine d'Islamgee, an pied de la montagne. Quelques chefs s'etaient
arranges avec les paysans pour qu'ils restassent dans la plaine, et
qu'ils ensemencassent le sol pour leur compte; eux devaient fournir
le grain, et la recolte etre partagee. D'autres, qui avaient des
serviteurs, cultiverent leur part eux-memes. Les lots de Bedjeram
Comfou et de l'Afa-Negus Meshisha etaient tout a fait an pied de
la montagne. Ils se chargerent eux-memes de la culture, visiterent
parfois leur champ, et, deux ou trois fois par semaine, ils envoyerent
leurs serviteurs et leurs servantes pour arracher les mauvaises herbes
sons la surveillance de leurs femmes. Tout le terrain qu'ils avaient
recu n'avait pas ete mis en culture. Quelques jours auparavant, Comfou
avait parle, a ce sujet, au ras, qui l'engagea a semer du _tef;_ vu la
rarete de ce produit, il serait bien aise, disait-il, que l'on fit une
seconde recolte. Comfou approuva fort l'idee et demanda au ras de lui
envoyer, dans la matinee du 5, un permis pour passer aux portes. Le
ras accepta. Dans cette meme matinee, Meshisha alla trouver le ras
et lui dit qu'il avait aussi besoin de semer du tef, et lui demanda
l'autorisation de sortir. Le ras, qui n'avait pas le moindre soupcon,
accorda la demande. Les deux amis, le meme jour, envoyerent plusieurs
serviteurs pour preparer le champ; et afin de ne pas exciter les
soupcons, ils avaient aussi envoye leurs femmes, mais par une autre
porte et sous le meme pretexte. Comme les Gallas attaquaient souvent
les soldats de la garnison, an pied de la montagne, les sentinelles
des portes ne furent pas surprises de voir les deux officiers bien
armes et precedes de leurs mules; ils ne firent pas non plus attention
aux sacs que leurs domestiques portaient, quand ou leur dit que
c'etait du tef qu'ils allaient semer, recit qui concordait avec celui
des serviteurs du ras lui-meme. Ils partirent ainsi ouvertement, eu
plein jour, se croisant sur leur chemin avec plusieurs des soldats de
la montagne. Arrives au champ, ils ordonnerent a leurs serviteurs de
les suivre, et marcherent promptement vers la plaine de Galla. Des
soldats, qui travaillaient en ce moment a leurs champs, soupconnerent
quelque ruse, et aussitot retournerent a l'Amba et communiquerent
leurs soupcons au ras. Je n'eus qu'a prendre un telescope pour voir
les deux amis poursuivant leur chemin dans l'eloignement, sur la
route qui menait a la plaine de Galla. Toute la garnison fut
aussitot appelee, et une poursuite immediate fut ordonnee; mais dans
l'intervalle, les fugitifs gagnerent du terrain, et ils furent enfin
apercus, tranquillement arretes dans la plaine, en compagnie d'un
corps de cavalerie galla d'un aspect si respectable, que la prudence
des braves de Magdala les engagea a ne pas courir la chance de
l'aborder. A leur retour, ils trouverent, se cachant derriere les
buissons, la femme de Comfou, son petit enfant dans les bras. Il
parait que, effrayee et agitee, elle n'avait pu trouver le lieu du
rendez-vous, et qu'elle se cachait pour attendre que les soldats
eussent passe, lorsque les cris de son enfant attirerent leur
attention. Elle fut triomphalement ramenee, enchainee pieds et mains,
et jetee dans la prison commune pour _attendre des ordres_.

Pendant que la garnison etait envoyee a cette expedition infructueuse,
les chefs s'etaient rassembles, et comme l'un des fugitifs etait le
surintendant des greniers et des magasins, une recherche immediate
fut ordonnee, afin de s'assurer si ce fuyard n'avait pas emporte une
partie des tresors avant de prendre son conge sans ceremonie. A leur
grande terreur, ils s'apercurent bientot que des etoffes de soie, des
chapeaux, de la poudre, et meme l'habit de gala de l'empereur, son
fusil et son pistolet favoris, ainsi qu'une somme assez grande,
avaient disparu; dans le fait, les sacs de tef etaient pleins de
depouilles. Le ras comprit toute la gravite de sa position; il n'avait
pas seulement ete grossierement trompe, mais des objets de la plus
grande valeur parmi les richesses de l'empereur, objets confies a ses
soins, avaient ete voles par son premier ami. Il perdit aussitot la
tete; il se peignit la rage de Theodoros en apprenant la nouvelle; il
se vit pensionnaire de la prison, charge de chaines, et peut-etre meme
condamne a une prompte et cruelle mort. Il assembla le conseil
et exposa le cas devant les chefs; les plus sages et les plus
experimentes lui conseillerent d'avoir confiance dans ses relations
d'amitie avec l'empereur, et dans son affection bien connue pour lui;
d'autres proposerent une expedition dans le pays de Galla, une attaque
de nuit dans le village ou l'on supposait que les fugitifs avaient
du se refugier; quelques centaines d'individus partiraient dans la
soiree, disaient-ils, surprendraient les fugitifs, les rameneraient,
reprendraient leur bien perdu, et en meme temps, massacreraient
les Gallas et pilleraient tout ce qu'ils pourraient. Ces exploits
compenseraient les pertes subies par leur royal maitre, et feraient
oublier l'autorisation trop facilement accordee.

Ce dernier conseil prevalut; malgre l'opposition de quelques-uns,
le ras ecarta leurs objections; il etait d'ailleurs si grandement
compromis, qu'il saisit la premiere chance qui s'offrit a lui de se
rehabiliter. Bitwaddad Damash, l'ami et le compatriote de Theodoros,
le brave guerrier, fut charge du commandement; apres lui, venaient
Bitwaddad Hailo, Bitwaddad Wassie, et Dedjaymatch Goje, tous de nos
vieux amis, dont j'ai parle plus haut. Deux cents fusiliers de Damash
et deux cents lanciers de Goje, soldats choisis, bien armes et bien
montes, composaient ce corps d'attaque. Vers le coucher du soleil, ils
s'assemblerent. Avant de partir, Damash, vetu d'une chemise de soie,
les epaules couvertes d'une elegante peau de tigre, arme d'une paire
de pistolets et d'un fusil a deux coups, vint dans notre prison pour
nous souhaiter le bonjour, ou plutot pour satisfaire sa vanite, en
se proposant a notre admiration de commande et pour obtenir _la
benediction du depart_ de son cher ami M. Rassam, qui s'executa
courtoisement.

Deux fois deja, pendant notre sejour a Magdala, Damash etait parti
pour Watat, village situe a environ douze milles de Magdala, non loin
de l'endroit ou le Bechelo separe la province de Worahaimanoo du
plateau de Dahonte. C'etait la qu'etait garde le betail de l'empereur,
et des messagers avaient ete envoyes a l'Amba par les paysans
reclamant des secours immediats; une bande de Gallas s'etaient
montres, et ils se sentaient eux-memes incapables de proteger les
vaches de Theodoros. Dans ces circonstances, la vue seule de Damash a
la tete de ses fusiliers avait chasse les Gallas, disaient ceux-ci a
leur retour; mais les mauvaises langues assuraient que c'etait
une ruse des gens de ce pays, qui desiraient qu'il fut rapporte a
l'empereur combien ses sujets lui etaient fideles, et combien ils
etaient soigneux de proteger le betail dont ils etaient charges.
Quelques-uns des soldats les plus jeunes et les plus inexperimentes
assuraient que, le cas se presentant, le resultat serait le meme; les
fugitifs seraient surpris, les Gallas s'enfuiraient dans toutes
les directions, a la vue de Damash et de ses vaillants compagnons,
abandonnant leurs demeures et leurs biens a la merci des envahisseurs.

Le ras passa une nuit sans sommeil et pleine d'anxiete; a la pointe du
jour il alla avec ses amis sur la petite colline, pres de la prison,
et le telescope en main il examina soigneusement la plaine de Galla.
Les heures passaient et ils ne voyaient rien. Qu'etait-il arrive?
Pourquoi Damash et ses hommes ne rentraient-ils pas? Telles etaient
les questions que chacun se posait: les hommes ages secouaient la
tete; ils avaient combattu dans leur temps dans la plaine de Galla, et
ils connaissaient la valeur de leurs sauvages cavaliers. Et meme notre
vieil espion, Abu Falek, probablement pour voir ce que nous dirions,
s'ecria: "Ce fou de Damash a eu l'imprudence de faire une pointe dans
le pays de Galla, lorsque Theodoros lui-meme n'aurait pas voulu y
aller!" A la fin la nouvelle tant desiree que Damash et ses hommes
revenaient, se repandit comme un eclair sur la montagne; on les avait
vus descendant un profond ravin, ils ne suivaient pas la route qu'ils
avaient prise en allant, mais une autre plus courte. Les chevaux et
les hommes furent bientot apercus dans la plaine; mais on remarqua
qu'ils arrivaient en desordre comme on troupeau qui se sauve. On ne
put s'en rendre compte qu'au moyen du telescope. Les troupes de la
garnison furent apercues faisant halte a une petite distance du ravin
qu'ils avaient descendu; ils marchaient tres-doucement. Quelque chose
allait de travers evidemment; des cavaliers furent alors expedies par
le ras afin de s'informer du resultat de l'expedition. Ils revinrent
apportant une nouvelle douloureuse et l'Amba retentit bientot des
gemissements des veuves et des orphelins; onze morts, trente blesses,
des armes a feu perdues, les fugitifs en liberte: telles etaient, en
somme, les nouvelles qu'ils rapporterent an ras desespere.

La nuit precedente un Galla renegat avait conduit directement Damash
et ses hommes, au village du chef, dans la compagnie duquel on avait
vu les fugitifs dans la matinee. Ils pensaient bien que c'etait sous
son toit hospitalier que ceux que l'on recherchait passeraient la
nuit. D'abord tout marcha selon leurs desirs. Ils atteignirent le
village en question une heure avant l'aurore, ils entourerent aussitot
la maison du chef, tandis qu'un petit corps de troupes etait envoye
pour fouiller et piller le village. Un terrible massacre eut lieu;
surpris dans leur sommeil les hommes furent tues avant d'etre avertis
de la presence de l'ennemi. Quelques femmes et quelques enfants
seulement furent epargnes par ceux de ces assassins nocturnes qui
etaient moins alteres de sang. Avant de s'etablir pour y sejourner,
Meshisha et Comfou, pensant bien que peut-etre une tentative serait
faite pour les capturer, avertirent le chef d'etre sur ses gardes, et
lui proposerent d'aller dormir tous ensemble dans une petite hutte
delabree, a quelque distance de sa maison. Heureusement pour eux et
pour le chef, ils adopterent ce prudent moyen; eveilles par les cris
et les bruits qui venaient du village, ils briderent leurs montures,
se mirent promptement en selle et furent prets an combat avant meme
que leur presence eut ete soupconnee.

Damash rassembla ses hommes et ses prisonniers, et il marqua son
passage par le pillage, se glorifiant deja de son elevation future et
trop fier de ses succes. Il est vrai qu'il n'avait pas capture les
fugitifs; mais apres tout c'etait l'affaire du ras. Il avait conduit
l'expedition, porte le fer et le feu dans le pays de Galla, et sans
avoir perdu un seul homme il retournait a l'Amba avec des prisonniers,
des chevaux, des vaches, des mules et autres depouilles de guerre. Il
savait combien Theodoros s'en rejouirait, et il esperait deja etre
l'heureux successeur du ras disgracie. Il etait a peine a cent pas
de la route plus courte qu'il se proposait de prendre a son retour
conduisant du plateau de Tanta a la vallee, au-dessous de Magdala,
lorsqu'il apercut a l'horizon quelques cavaliers galopant vers lui a
franc etrier. Le betail et les prisonniers sous la conduite de Goje et
de quelques hommes etaient deja engages dans la route etroite et
la retraite etait impossible. Il placa ses fusiliers en face des
cavaliers, au nombre de douze, esperant ainsi effrayer vivement ces
derniers par la vue de ses grandes forces; mais il se trompait. Le
brave Mahomed Hamza avait a venger le sang de sa famille, et quoique a
la tete de douze hommes seulement, il chargea les quatre cents soldats
amharas. Il recut un coup violent a la tete et tomba mort de son
cheval. Ses compagnons toutefois, avant que les Amharas pussent se
rallier firent une seconde et brillante charge pour venger leur
chef, et emporterent son corps que tous craignaient de voir mutiler.
Plusieurs cavaliers se precipitant dans toutes les directions,
jeterent leur cri de guerre qui fut entendu au loin et de tous cotes;
des hommes, des femmes, des enfants assaillirent les Amharas avec
des lances et des pierres. Les freres de Mahomed soutenus alors par
cinquante lances chargerent a plusieurs reprises l'ennemi effraye, et
les chasserent comme des moutons jusqu'au bord du precipice.

Damash cependant n'etait pas venu pour se battre, mais pour tuer; il
n'etait brave que lorsqu'il avait des prisonniers a maltraiter, des
hommes sans defense a tuer, et des enfants a reduire en esclavage. Le
betail avait atteint la vallee basse et la route etait libre, aussi
jetant sa peau de tigre, son bouclier, ses pistolets, son fusil, et
abandonnant ses chevaux, Damash donna l'exemple du sauve qui peut et
roula plutot qu'il ne descendit dans le profond ravin. Son exemple fut
suivi par tous ses Amharas. Ce fut une deroute complete. Le terrain
etait jonche de mousquets, d'epees et de boucliers; les blesses et les
morts furent abandonnes sur le champ de bataille. Les Gallas ne les
poursuivirent pas dans le ravin, ils ne pouvaient les charger a cause
de l'inegalite du terrain. Ils en tuerent quelques-uns cependant avec
des pierres pointues, arme dangereuse dans la main d'un Galla;
leurs ennemis terrifies, se precipitaient dans l'etroit passage, se
bousculant l'un l'autre dans leur empressement a gagner la vallee, ou
ces laches poltrons savaient bien qu'ils seraient en surete.

Alors tous les blesses me furent apportes et pendant douze heures je
fus occupe a preparer des bandages et a soigner les blessures. Dans
plusieurs cas ou je savais que la guerison etait impossible j'en
informai les parents des malades de peur que leur mort ne me fut
attribuee, chose serieuse dans notre position critique. Ceux qui
etaient ainsi avertis cherchaient des remedes indigenes, mais ils
trouvaient bientot que les charmes et les amulettes n'etaient pas
efficaces et que ma prediction n'avait ete que trop vraie. Je me
souviens d'un cas: un chef, qui avait ete souvent de garde la nuit a
notre prison, avait eu la jambe gauche completement ecrasee, par une
pierre; sans entrer dans les details techniques qu'il me suffise de
dire que je declarai l'amputation le seul remede possible, mais pour
plaire aux chefs qui lui portaient un grand interet je consentis a
soigner sa blessure pendant une semaine; au bout de ce temps j'etais
toujours du meme avis et je les en informai. Le malade avait un petit
_godjo_ bati dans notre enceinte et il y demeura jusqu'a ce que je
l'avertis pour la seconde fois que rien ne pouvait le sauver qu'une
amputation immediate. Sa famille l'emmena alors et fit venir un
medecin de Shoa, qui promit non-seulement de lui sauver la vie mais
aussi de lui conserver le membre. Le pauvre homme fut torture par ce
charlatan ignare pendant huit ou dix jours, jusqu'a ce que la mort mit
fin a ses souffrances.

Deux jours apres la sortie des troupes, une femme servant d'espion
raconta que dans le ravin ou les Amharas avaient ete culbutes, elle
avait apercu deux hommes blesses caches parmi les buissons, et encore
vivants. Un vieux chef, un Galla renegat, accompagne de cent hommes,
recut l'ordre de partir, de tacher de les ramener et d'enterrer les
morts; ils craignaient d'etre attaques par les Gallas et s'attendaient
a une certaine resistance. Ils n'apercurent rien si ce n'est leur
vieux camarade, Comfou, qui d'un roc voisin tira sur eux avec son
_rifle_ sans atteindre personne. Ils lui rendirent son coup de
fusil, mais ne l'atteignirent pas et ayant rempli leur mission ils
rapporterent les deux blesses, qui moururent tous les deux bientot
apres. L'un avait la jambe gauche et le bras droit brises; de plus,
un coup d'epee lui avait ouvert le ventre et les boyaux sortaient; il
nous raconta qu'il avait beaucoup souffert de la soif, mais ce qui lui
avait cause encore une plus grande angoisse, c'etait la peine qu'il
avait eue d'empecher les vautours, avec sa main gauche, de se repaitre
de ses entrailles.

Le ras se trouvait alors dans une plus triste position qu'auparavant;
mais il n'y etait pas seul. Damash avait abandonne ses hommes, il
avait pris la fuite, il avait perdu son fusil, ses pistolets, le
cheval que l'empereur lui avait donne, ou plutot prete. Plusieurs
chefs inferieurs et quelques soldats avaient suivi l'exemple de
Damash, environ vingt-cinq mousquets ne purent etre retrouves, et le
nombre des lances et des boucliers qui avaient disparu etait encore
plus grand. Plus tard Damash pretendit avoir ete blesse, et nous ne le
vimes pas de longtemps, ce dont nous fumes fort aises; mais ses amis
nous apprirent qu'il souffrait tout au plus de quelques ecorchures
gagnees dans sa retraite un peu trop precipitee.

La ou la force avait fait defaut on pensa que les negociations
reussiraient. On savait que les fugitifs habitaient toujours dans l'un
des villages appartenant aux parents de Mahomed, et qu'ils attendaient
le retour du messager envoye a Mastiate, reine de Galla, dont le
camp etait a quelques journees de distance. Les officiers de Magdala
proposerent aux prisonniers gallas de leur rendre la liberte a tous,
hommes, femmes, enfants et de leur restituer leur betail enleve, a la
condition qu'on leur livrerait les fugitifs ainsi que les objets
dont ces derniers s'etaient empares. La femme de l'un des principaux
prisonniers consentit a porter la proposition. On doit dire a
l'honneur des Gallas qu'ils refuserent fierement et meme avec mepris,
de livrer leurs hotes, preferant, disaient-ils, voir leurs parents
languir dans les chaines, leur laisser supporter les tortures et meme
la mort, plutot que de devoir leur liberte a une action deshonorante.

Les grands de Magdala avaient desormais perdu tout espoir de justifier
leur conduite aux yeux de Theodoros; la bonne entente n'existait plus
dans leurs assemblees, ils s'accusaient l'un l'autre avec lachete, et
ils envoyaient chacun separement a Theodoros message sur message,
se rejetant la faute mutuellement. Ils vivaient dans une terreur
continuelle, s'attendant toujours a l'arrivee d'une depeche imperiale.
Mais Theodoros environne de difficultes, presque prive de son Amba,
etait par trop habile pour montrer son ennui; sa lettre a ce sujet
etait parfaite. Si deux de ses officiers avaient pris la fuite c'est
qu'ils etaient infideles, dans ce cas il etait bien aise qu'ils
eussent quitte l'Amba; quant aux armes perdues, qu'est-ce que cela lui
faisait? il en avait encore a leur donner, et quand il viendrait il
prendrait sa revanche. Quelques-uns, tres-peu, se laisserent prendre
a ce langage, mais tous eurent l'air d'y croire, toutefois plusieurs
attendirent une occasion favorable pour suivre l'exemple de ceux
qu'ils s'etaient efforces de ramener.

Tout le monde soupconnait Mastiate, la reine de Galla, de garder
rancune de l'injure faite a son pays et de vouloir venger la mort de
ses sujets massacres par trahison. On craignait qu'elle ne detruisit
la recolte du pied de l'Amba, n'empechat le marche et n'affamat ainsi
la place. On savait qu'elle avait deux puissants allies avec Comfou
et Meshisha et comme ce dernier avait deja ete sur la montagne il
connaissait les differents passages par ou conduire a la faveur de la
nuit, les hotes des Gallas. Une grande anxiete s'empara alors des gens
de l'Amba et des precautions furent prises pour le defendre d'une
surprise.

Je crois que c'etait vraiment le plan de Mastiate, et qu'elle etait
sur le point de le mettre a execution lorsqu'un danger serieux reclama
sa presence sur un autre point. Wokshum Gobaze, a la tete d'une
puissante armee, envahissait son royaume.

Nos jours de calme et de repos touchaient a leur fin; si aucun chef
rebelle ne menacait plus l'Amba, la bonne nouvelle qu'enfin une
expedition pour notre delivrance avait ete decidee dans la patrie, et
de plus l'information moins rejouissante que Theodoros marchait dans
notre direction, tout cela nous avait jetes dans un etat d'excitation
qui allait croissant. Un jour nous etions pleins d'espoir et le
lendemain abattus et desesperes.

La carriere de Wokshum Gobaze avait ete pleine d'aventures. Dans sa
jeunesse il avait accompagne son pere Wakshum Gabra Medhin, chef
hereditaire du Lasta, au camp imperial a la premiere campagne de
Theodoros dans le Shoa, qui se termina par la soumission de la
contree. Le pere de Gobaze encourut la colere de l'empereur et il
etait sur le point d'etre execute lorsque l'eveque interceda, et selon
son habitude Theodoros accorda sa grace. Peu de temps apres Gobaze
et son pere saisirent une occasion favorable, deserterent l'armee de
Theodoros et se retirerent dans le Lasta. Ils n'eurent pas beaucoup
d'efforts a faire pour persuader les montagnards d'epouser leur
querelle, et ils se declarerent independants. Theodoros pour vaincre
cette insurrection envoya le propre cousin du rebelle, appele Wakshum
Teferi, brave soldat et magnifique cavalier. Celui ci poursuivit son
parent, defit completement son armee et conduisit son cousin lui-meme
enchaine aux pieds du trone. Theodoros etait alors a Wadela, haut
plateau situe entre le Lasta et le Begemder. Il condamna a mort le
chef rebelle; et comme sur ce plateau eleve les seuls arbres que l'on
put trouver etaient pres de son camp, Wakshum Gabra Medhin fut pendu a
l'un de ceux qui ombrageaient la tente imperiale, ou le corps de cet
ennemi pouvait etre apercu au loin dans toutes les directions.
Gobaze s'echappa, et quelques jours plus tard Theodoros, craignant
l'influence de Wakshum Teferi, qui etait tres-aime et admire des
soldats, le fit enchainer, oubliant que c'etait ce meme Teferi qui
s'etait montre fidele jusqu'a conduire a l'echafaud, son propre
cousin. L'empereur donna pour pretexte que c'etait lui qui avait
favorise la fuite de Gobaze.

Pendant quelque temps Gobaze se tint cache dans les forteresses du
haut pays du Lasta; mais il comprit bientot que la puissance de
l'empereur allait s'affaiblissant et que les paysans etaient
mecontents de ses lois despotiques. Il sortit alors de sa retraite et
ayant rassemble autour de lui quelques-uns des premiers sujets de son
pere, il leva l'etendard de la revolte, et se proclama hautement le
vengeur de sa race. Tout le Lasta bientot le reconnut pour son chef.
Sa legislation etait douce et avant peu il se trouva a la tete d'un
parti considerable. Il avanca vers le Tigre, subjugua les provinces
de Enderta et de Wojjerat, penetra dans le Tigre meme, s'empara
du lieutenant de Theodoros et laissa la le sien Dejatch Kassa. Il
retourna ensuite dans le Lasta parce qu'il avait concu le plan
d'etendre ses possessions du cote du Yedjow et du pays de Galla, afin
de proteger le Lasta de l'invasion de ces tribus pendant la conquete
qu'il se proposait de faire de la province de l'Amhara. Les evenements
le favoriserent et pendant quelque temps l'Abyssinie le regarda comme
son futur legislateur. A son retour du Lasta il fut proclame chef par
les habitants de Wadela et en meme temps de puissants fugitifs du
Yedjow vinrent le trouver implorant son secours et insistant pour
qu'il devint leur maitre. Cependant il rencontra des ennemis dans
l'execution de ce projet, car une portion assez considerable de ceux
qu'il commandait etaient pour une alliance avec les Wallo-Gallas:
toutefois il lui parut que le moyen le plus sage serait d'attendre
apres les pluies pour envahir la province de Wallo. Il envoya en
consequence l'un de ses parents a la tete d'une petite troupe pour
soumettre le Dalanta; et presque aussitot le Dahoute fut evacue par
les Gallas et occupe par ses troupes. Au commencement de septembre
Gobaze entra enfin dans le pays de Wallo-Galla, par la frontiere
nord-est non loin du lac Haik. Des que la reine Mastiate apprit cette
nouvelle elle se hata de s'opposer a la marche du conquerant et fit
camper son armee a quelques milles en avant de celle de Gobaze
dans une grande plaine ou sa splendide cavalerie devait avoir tout
l'avantage du combat. Pendant environ quinze jours ou trois semaines
les deux armees resterent en presence l'une de l'autre: Gobaze
attendait son ennemi sur un terrain montueux et ravine ou les chevaux
des Gallas ne pouvaient charger ses fantassins qui devaient ainsi
avoir tout l'avantage, tandis que Mastiate de son cote ne voulait
point abandonner la position qu'elle s'etait choisie et ou elle etait
sure d'ecraser son ennemi.

Longtemps auparavant Gobaze s'etait mis en communication avec l'eveque
et avec M. Rassam. Avant les pluies de 1867, le jeune prince avait
envoye dire a l'eveque qu'il allait marcher sur Magdala, et lui ayant
fait offrir quelques centaines de dollars il lui fit demander eu meme
temps s'il l'aiderait de tout son pouvoir dans le cas ou lui, Gobaze,
marcherait vers la place. L'eveque repondit qu'il ferait tout ce qu'il
pourrait et que aussitot que l'Amba serait investi il agirait des
pieds et des mains pour la reussite de ses plans. Gobaze lui renvoya
son message pour lui dire que s'il lui promettait son secours celui de
Damash, celui de Gogi, et celui du ras (les trois chefs puissants
qui avaient toute la garnison sous leur commandement) il viendrait
aussitot. Cette demande etait simplement absurde; si nous avions pu
gagner ces trois hommes a notre cause nous pouvions parfaitement nous
dispenser de la presence de Gobaze. L'eveque proposa ceci; Gobaze
camperait a Islamgee; au moment ou il paraitrait au bas de la
montagne, l'eveque nous livrerait, ainsi qu'a quelques autres hommes,
des armes a feu et des munitions. Nous ouvririons nos chaines, aides
de quelques serviteurs sur la fidelite desquels nous pouvions compter
et nous les armerions ensuite; puis une fois toutes ces choses pretes,
l'eveque sortirait revetu de la pompe de l'Eglise portant la sainte
croix, et excommunierait Theodoros et ses adherents, placant sous une
irrevocable malediction tous ceux qui tenteraient de nous arreter. Nos
forces, y compris les Portugais, les indigenes de Massowah, et
les envoyes, s'elevaient a environ vingt-cinq hommes; l'eveque en
conduisait cinquante et etait entoure d'environ deux cents pretres ou
desservants. Tous ces hommes, quelle qu'en fut la nationalite,
etaient prets a se battre au besoin. Par persuasion ou par menaces
l'avant-garde devait s'ouvrir le chemin de la porte et gagner toujours
le bas de la montagne malgre ceux qui tenteraient d'arreter les plus
avances. L'eveque et les pretres se tiendraient a la porte interieure,
tandis que les autres hommes s'empareraient de la porte exterieure
et la garderaient jusqu'a ce que le Wakshum et ses hommes, prets a
marcher, avancassent et prissent possession du fort.

Le plan etait excellent et nul doute qu'il n'eut reussi. Nous savions
bien que nous n'avions a attendre ni grace ni merci si nous etions
repris, et nous nous serions laisse tuer tous jusqu'au dernier plutot
que de nous laisser faire prisonniers. En presence d'une bonne poignee
d'hommes, determines a vendre cherement leur vie, bien peu de soldats
se seraient aventures a nous attaquer ouvertement; la marche aurait
ete soudaine et la garnison eut ete enlevee par surprise: de plus nous
avions en notre faveur la bigoterie du peuple: ceux qui auraient pu
avoir le courage de se jeter sur nous, auraient ete retenus par la
presence de l'eveque, et auraient plutot baise la terre sous ses pas,
que d'encourir sa mortelle excommunication. L'eveque communiqua son
plan a Gobaze et pendant quelques jours nous vecumes dans un etat
d'excitation tres-grande, esperant toujours que les envoyes allaient
arriver porteurs de l'excellente nouvelle que Gobaze avait tout
accepte. Mais nous fumes decus dans nos esperances. Gobaze n'approuva
nullement nos plans; il envoya dire a l'eveque: "Il est plus
avantageux pour moi d'aller a Begember et d'attaquer la mon ennemi
mortel: donnez-moi votre benediction. A la chute de Theodoros, l'Amba
m'appartiendra; il vaut mieux que j'aille le battre, que d'attaquer
Magdala, car vous savez bien que le fort est imprenable." La
benediction fut donnee, mais Gobaze fit de nouvelles reflexions; il
n'osa pas aller attaquer le meurtrier de son pere, et nous apprimes
bientot qu'il avait marche vers le Yedjow. Gobaze nous fut toujours
favorable; il nous aida de tout son pouvoir; il protegea nos messagers
dans leurs voyages a la cote, et fut toujours preoccupe de notre
delivrance; malheureusement il n'eut jamais assez de courage pour se
battre avec Theodoros lui-meme.

Gobaze et Mastiate avaient fini par se fatiguer de s'attendre l'un
l'autre. Cette derniere avait ete avertie que sous peu elle aurait
a combattre un plus puissant ennemi dans la personne de sa rivale
Workite et elle fit les premiers pas d'une reconciliation. Elle envoya
a Gobaze un cheval a titre de _Gage de paix_, mais Gobaze lui renvoya
son present accompagne d'une pelote de cotou et d'un fuseau, avec ces
paroles: "qu'elle n'avait que faire des chevaux, que son occupation
etant de filer le coton, il lui envoyait les instruments necessaires a
cela." Cependant Gobaze apprenant que Dejatch Kassa l'avait abandonne
depuis quelques mois, qu'il etendait sa puissance et marchait sur
Adowa, quitta son poste et retourna vers Yedjow. D'ailleurs les
provisions se faisaient rares dans son camp, tandis que Mastiate
etant dans ses Etats pouvait se procurer tout ce qu'elle desirait
tres-facilement. Mastiate suivit Gobaze dans sa retraite, attendant
qu'une circonstance favorable lui permit de l'attaquer. Gobaze
comprenant les difficultes de sa position fit des avances a Mastiate
qui, voyant cela, dicta les conditions de la paix. Elle promit de
ne pas s'ingerer dans les affaires du Yedjow a la condition que les
provinces nouvellement occupees du Dahonte et du Dalanta lui seraient
cedees. Gobaze accepta ces conditions et la paix fut signee; il fut
meme convenu qu'il y aurait entre les deux parties jadis ennemies,
alliance offensive et defensive. Mais cette derniere condition ne
fut pas tenue, car bien peu de temps apres Mastiate etant fortement
inquietee par Menilek ne put obtenir aucun secours de son nouvel
allie.

Quant a nous, ces changements continuels nous contrariaient d'autant
plus que notre argent touchant a sa fin, nous etions cependant obliges
de faire des presents aux nouveaux chefs etablis par le conquerant
du jour. Nous nous etions faits des amis des gouverneurs (Shums) que
Theodoros avait laisses dans ces provinces, lorsque nous avions essaye
de communiquer avec les deputes de la reine de Galla. Nous nous etions
aussi lies avec les envoyes de Gobaze lors de l'evacuation de ces
districts par les Gallas, et de nouveau encore lorsque les Gallas
y revinrent; nous finimes par nous assurer non-seulement de leur
neutralite (car ils avaient deja pille plusieurs fois nos messagers)
mais aussi nous obtinmes la promesse qu'ils seraient favorables
a notre cause, en leur faisant force presents et encore plus de
promesses. Sous ce rapport nous fumes tres-heureux; a notre arrivee
nous fumes preserves de beaucoup d'ennuis, et peut etre d'accidents
plus graves par l'argent que Theodoros donna aux ouvriers et qu'ils
nous cederent. Plus tard, pendant la saison des pluies nous fumes
empeches de mourir de faim par les quelques dollars que j'avais mis de
cote; et enfin pour la troisieme fois lorsque tout nous faisait defaut
et que nous etions reduits a quelques sous provenant de la vente de
nos selles ou de divers objets de peu de valeur, un messager nous
arriva porteur de plusieurs centaines de dollars.

Tandis que Mastiate traitait avec Gobaze, son fils ecrivait a M.
Rassam et a l'eveque. Il demandait a celui-ci d'user de son influence
pour l'aider a s'emparer de la montagne, lui promettant en retour de
nous traiter honorablement si nous consentions a rester dans le pays,
ou bien de nous mettre a meme d'atteindre la cote si nous desirions
retourner dans notre patrie. Quant a l'eveque il lui promettait sa
protection, la permission de reprendre tous ses biens, l'assurant
qu'aucune injure ne serait faite a ce qu'il appelait _ses Idoles_.

Pourvu que nous pussions nous echapper des griffes de Theodoros, peu
nous importait dans quelles mains nous tomberions. Sans doute, nous
n'avions pas conserve l'espoir de quitter le pays; telle n'etait pas
du moins l'opinion de la majorite parmi nous; quels que fussent les
evenements, nous preferions tout a cette crainte journaliere de la
mort par la faim, la torture ou les mille angoisses dont nous avions
ete tourmentes jusqu'alors. Nous n'aurions certes pas aime de tomber
entre les mains des paysans ou de quelques officiers inferieurs. Les
premiers nous auraient probablement mis a mort, par haine contre
les blancs; les seconds nous auraient maltraites ou vendus au plus
offrant. Les grands chefs revoltes auraient agi differemment: nous
aurions ete presque libres en leur pouvoir et il est probable qu'on
nous eut permis de partir, des que nous aurions compte une rancon
convenable.

Toutefois a Ali, a Gobaze, a Ahmed, fils de Mastiate, ou a Menilek,
roi de Shoa, la reponse de M. Rassam fut la meme: "Venez, envahissez
la place, et alors nous verrons ce que nous pouvons faire pour vous."

Cela nous amusa parfois de suivre ces differents rivaux de Theodoros
qui s'efforcaient de s'emparer de Magdala pendant que l'empereur
etait absent. Gobaze et Menilek avaient eu la pensee tous les deux
de s'assurer le gouvernement de l'Abyssinie par la prise de Magdala.
Menilek avait ecrit a l'eveque avant les pluies, pour l'informer qu'il
allait venir prendre possession de _son_ Amba, et le prier en meme
temps de prendre soin de _sa_ propriete. A part l'honneur que leur
aurait valu cette possession, ils devaient par ce moyen obtenir les
trois choses qu'ils estimaient etre les plus favorables a leurs vues
ambitieuses; le trone, la faveur de l'eveque, et les prisonniers
anglais. Tous avaient besoin de M. Rassam, non pas seulement pour les
aider, mais, comme ils disaient, pour leur livrer la montagne; ils
etaient convaincus que nous vivions dans des termes d'amitie avec les
chefs, et ils croyaient que nous avions en notre possession des sommes
fabuleuses, de sorte que soit par amitie, soit par des presents, nous
pouvions ouvrir les portes au candidat de notre choix.

Magdala ne pouvait tomber en leur pouvoir que par trahison: dans leurs
armees innombrables ils n'auraient pu trouver vingt hommes assez
courageux pour tenter l'assaut. Magdala avait la reputation d'etre
imprenable, et vraiment avec ces armees indigenes si mal organisees,
la chose pouvait etre vraie. Theodoros lui-meme ne s'en etait rendu
maitre que parce que la garnison galla, saisie d'une frayeur panique,
avait evacue la place pendant la nuit. Theodoros avait etabli son
camp au pied de l'Amba, et tente un assaut: mais bientot il renonca
a atteindre sa tache desesperee avant les pluies; et ce ne fut que
plusieurs jours apres que les Gallas se furent retires, qu'un des
chefs, soupconnant que le fort avait ete abandonne, s'aventura a
s'assurer du fait, et revint en informer Theodoros qui put alors
entrer dans la place d'ou avait fui l'ennemi.




XV


Mort de l'Abouna Salama.--Esquisse de sa vie.--Griefs de Theodoros
contre lui.--Son emprisonnement a Magdala.--Les Wallo-Gallas.--Leurs
moeurs et leurs coutumes.--Menilek parait avec une armee dans le
pays de Galla.--Sa politique.--Avis envoye a lui par M. Rassam.--Il
investit Magdala et fait un feu de joie.--Conduite de la reine.
--Precautions prises par les chefs.--Notre position n'est pas
meilleure.--Les effets de la fumee sur Menilek.--Desappointement suivi
d'une grande joie.--Nous recevons des nouvelles du debarquement des
troupes britanniques.

Le 25 octobre, l'Abouna Salama, l'eveque d'Abyssinie, mourut apres une
longue et douloureuse maladie.

L'Abouna Salama etait, sous certains rapports, un homme remarquable.
Deux caracteres comme le sien et celui de Theodoros se rencontrent
rarement a la fois dans ce pays eloigne. Tous les deux ambitieux,
fiers, passionnes, ils devaient inevitablement, tot ou tard, se
heurter, et le plus fort ecraser le plus faible.

L'Abyssinie, pendant quelques annees, avait ete privee d'eveque. Les
pretres ne pouvaient plus etre consacres ni aucune eglise dediee an
culte chretien, l'arche sainte ne pouvant contenir un autre
tabernacle que celui beni par l'eveque du pays. Quoique Ras-Ali fut
exterieurement chretien et appartint a une famille convertie, il avait
cependant conserve trop de relations parmi les musulmans Gallas, ses
veritables amis et allies, pour s'inquieter, autrement que par un
culte tout exterieur, de l'etat religieux et des inconvenients
auxquels etait exposee la pretrise par suite de la longue vacance de
l'eveche.

Dejatch Oubie etait, a cette epoque, gouverneur semi-independant du
Tigre. D'une position de simple gouverneur, il s'etait insensiblement
eleve au pouvoir et se trouvait alors a la tete d'une grande armee,
intriguant pour le titre de ras. Quoique toujours, en apparence, dans
des termes d'amitie avec Ras-Ali, le reconnaissant meme, jusqu'a
un certain point, comme son superieur, cependant, il travaillait
constamment et secretement a detruire le pouvoir du ras, afin de
regner a sa place. Pour servir ses plans, il envoya en Egypte quelques
chefs accompagnes de Mgr de Jacobis, Italien noble, catholique
romain et eveque a Massowah, afin d'obtenir un eveque selon le rite
abyssinien,[24] et afin de s'assurer un appui aussi puissant que le
soutien du clerge, il se chargea de la grande depense qu'entraine la
consecration d'un abouna. De Jacobis fit de prodigieux efforts,
afin d'obtenir un eveque consacre qui favorisat l'Eglise catholique
romaine; mais il fut decu dans son attente, car le patriarche choisit
pour cette dignite un jeune homme qui avait ete eleve en partie dans
une ecole anglaise, au Caire, et dont les croyances etaient plus
favorables au protestantisme qu'a l'Eglise romaine, depuis si
longtemps connue comme l'adversaire des cophtes.

Andraos, ce jeune pretre, etait seulement dans sa vingtieme annee.
Lorsqu'il fut averti qu'il devait quitter son monastere et la
compagnie des moines, ses freres, pour aller vivre dans le pays
d'Abyssinie, a demi civilise et si eloigne, tout d'abord, il refusa
l'honneur qui lui etait fait. Il engagea ses superieurs a porter leur
choix sur un autre plus digne que lui, declarant qu'il se sentait peu
propre a cette oeuvre. Ses objections ne furent point ecoutees, et
comme il persistait toujours dans son refus, le superieur de son
couvent le fit mettre aux fers; il y resta, m'a-t-on dit, jusqu'a ce
qu'il consentit a se mettre a la tete de l'Eglise cophte. Il accepta
enfin, et il fut oint et consacre eveque d'Abyssinie, sous le nom
d'Abouna Salama, avec toutes les pompeuses ceremonies en usage. Il
partit immediatement apres sur un batiment de guerre anglais, et
arriva a Massowah au commencement de l'annee 1841.

Dejatch Oubie le recut avec de grands honneurs, ajouta de nombreux
villages et tout un district aux autres possessions de l'eveque, et
fit tous ses efforts pour le gagner a sa cause. Il y reussit au dela
de ses esperances. L'Abouna Salama, bien loin d'avoir besoin d'etre
gagne a la cause d'Oubie contre Ras-Ali, proposa l'attaque des son
arrivee. Par son intermediaire, une alliance fut conclue entre son ami
Oubie et Goscho Beru, gouverneur de Godjam. Les deux chefs convinrent
de marcher sur Debra-Tabor, d'attaquer Ras-Ali, de lui arracher le
pouvoir qu'il avait usurpe, et de se partager le gouvernement de
l'Abyssinie, sans oublier les droits attribues a l'eveque, et qui
consistaient dans le tiers du revenu de la contree.

Oubie et Goscho Beru, selon que c'etait convenu, livrerent bataille a
Ras-Ali, pres de Debra-Tabor, et mirent son armee en complete deroute;
Ras-Ali ne put s'echapper que tres-difficilement du champ de bataille,
accompagne de quelques guerriers heureusement bien montes. Mais il
arriva qu'Oubie celebra ses succes par des rasades trop multipliees et
trop considerables. Quelques-uns des soldats fugitifs de l'armee de
Ras-Ali etant entres dans sa tente, et trouvant le vainqueur de
leur maitre ivre-mort, profiterent de son triste etat pour le faire
prisonnier. Ce revirement soudain changea completement la face des
evenements. Quelques cavaliers partirent aussitot au galop de leurs
montures pour aller avertir leur maitre, qu'ils rejoignirent vers le
soir. Tout d'abord, le vaincu ne pouvait croire a sa bonne fortune;
mais d'autres soldats etant venus confirmer la bonne nouvelle, Ras-Ali
retourna aussitot a Debra-Tabor, rassembla ses compagnons de detresse,
et dicta lui-meme les conditions du traite a son vainqueur captif.
Oubie fut pardonne, et il lui fut permis de retourner dans le Tigre,
l'eveque etant responsable de sa fidelite. Ras-Ali traita l'eveque
avec toutes sortes de respects, et il se jeta a ses pieds, le
suppliant de ne point tenir compte des calomnies de ses ennemis,
l'assurant que l'Eglise n'avait pas de plus fidele disciple ni de
volonte plus devouee aux desirs de son chef. L'eveque, desormais par
ses relations d'amitie avec tout le monde, adore de tous, ne tarda
pas a faire sentir son autorite; et si Theodoros eut ete un homme
ordinaire, l'Abouna Salama eut ete l'Hildebrand de l'Abyssinie.

Pendant la campagne de Lij-Kassa contre le gouverneur de Godjam,
et pendant la periode de revolution qui se termina par la chute de
Ras-Ali, l'Abouna Salama se retira dans ses proprietes du Tigre,
vivant la en paix sous la protection de son ami Oubie. Des son
arrivee en Abyssinie, il avait manifeste la plus amere opposition
aux catholiques romains, inimitie provenant non pas tant de ses
convictions que du fait que quelques-unes de ses proprietes avaient
ete saisies a Jeddah, a l'instigation des pretres romains. Il est vrai
que ces pretres, par son influence, avaient ete ranconnes, voles,
maltraites et expulses de l'Abyssinie. Lorsque la nouvelle parvint a
l'Abouna que Lij-Kassa marchait contre le Tigre, Salama excommunia
publiquement ce dernier, sous pretexte que Kassa etait l'ami des
catholiques romains, qu'il protegeait leur eveque de Jacobis, et qu'il
ruinait la religion du pays en faveur de la croyance de Rome. Mais
Kassa se montra l'egal de l'Abouna: il nia l'accusation et repondit
"que si l'Abouna Salama pouvait excommunier, l'Abouna de Jacobis
pouvait oter l'excommunication." L'eveque, alarme de l'influence
qu'aurait pu obtenir le prelat ennemi, offrit de retirer son anatheme,
a condition que Kassa expulserait de Jacobis. Ces conditions ayant ete
acceptees, l'Abouna Salama consentit bientot apres a placer sur
la tete de l'usurpateur, sous le nom de Theodoros II, la couronne
d'Abyssinie, dans la meme eglise qu'Oubie avait fait eriger pour son
propre couronnement.

Satisfait des complaisances de l'eveque, Theodoros lui temoigna les
plus grands respects. Il portait son siege ou marchait devant lui
portant une lame et un bouclier, comme s'il n'etait que son serviteur,
et, en toute occasion, se prosternait jusqu'a terre et lui baisait la
main. L'Abouna Salama, au bout de quelque temps, finit par croire que
son influence sur Theodoros etait sans bornes, comme sur Ras-Ali
et sur Oubie; il fut trompe par l'apparence d'humilite, de sincere
admiration et de devotion de Theodoros. Et plus ce dernier se montrait
humble, plus aussi l'eveque se montrait publiquement arrogant. Mais
il n'avait pas connu encore le caractere de cet empereur qu'il
avait sacre, et se surfaisant son importance, il finit par se faire
ouvertement de Theodoros un ennemi redoutable. La chose eut lieu au
moment ou l'Abouna Salama s'y attendait le moins. Un jour, Theodoros
alla pour lui presenter ses salutations; arrive a la tente de
l'Abouna, il le fit avertir de sa visite; l'eveque lui envoya dire
qu'il le recevrait quand cela lui conviendrait, et il le fit attendre
longtemps. Theodoros attendit; mais comme le temps s'ecoulait et que
l'eveque ne paraissait jamais, il s'en retourna irrite: il etait
desormais l'ennemi du prelat, et brulait de se venger.

A partir de ce moment, ils vecurent dans une inimitie ouverte ou
legerement masquee, travaillant a l'abaissement l'un de l'autre. Si le
regne de Theodoros eut ete un regne pacifique, l'Abouna l'eut emporte;
mais l'empereur, entoure comme il l'etait d'une forte armee composee
d'hommes qui lui etaient devoues, trouva parmi eux des oreilles toutes
pretes a croire les recits qui lui etaient faits sur la conduite de
l'eveque. L'Abouna Salama, d'ailleurs, ne fut jamais tres-populaire;
sans etre avare, il n'etait pas liberal. L'amitie se temoigne, en
Abyssinie, an moyen de presents; c'est ainsi pour tout le monde;
chaque chef, chaque homme un peu important qui recherche la
popularite, les prodigue d'une main genereuse. L'empereur profita de
ce manque de liberalite chez l'eveque pour faire valoir sa generosite
a lui. Il insinua que l'Abouna n'avait que le negoce a coeur; que, au
lieu de rendre le tribut qu'il recevait en dons au peuple du pays,
comme c'etait autrefois la coutume, il envoyait son argent, par des
caravanes, a Massowah, en trafiquant avec les Turcs et expediant son
gain en Egypte. Petit a petit, Theodoros agit sur l'esprit de son
peuple et finit par le persuader que, apres tout, l'eveque n'etait
qu'un homme comme tous les autres. Deja, dans le camp de l'empereur,
il avait perdu beaucoup de son prestige, lorsque Theodoros se plaignit
que son honneur avait ete attaque par ce meme eveque que tous
adoraient.

Theodoros, en nous racontant ses ennuis un jour sur le chemin
d'Agau-Medar, nous parla du sujet de leur malentendu avec l'Abouna. Il
nous dit que leur querelle venait de ce qu'un jour qu'il avait invite
ses officiers a un dejeuner public, l'eveque, profitant de son
absence, et sous pretexte de confesser la reine, etait entre dans sa
tente. Lorsque Theodoros revint, apres le dejeuner, s'etant presente a
la porte de l'appartement de sa femme, on l'avertit qu'elle etait en
conference religieuse avec l'Abouna, et qu'il devait s'en retourner.
Le soir, il se presenta encore a la tente de sa femme. Lorsqu'il
entra, elle s'elanca vers lui, et, tout en sanglotant sur son sein,
elle lui raconta qu'elle lui avait ete involontairement infidele dans
la journee, mais elle n'avait pu resister a la violence de l'eveque.
Il l'avait pardonnee, disait-il, parce qu'elle etait innocente; quant
an suborneur, il n'avait pu le punir: la mort seule pouvait le venger
d'un tel crime, et il ne pouvait porter la main sur un dignitaire de
l'Eglise. Il n'y a aucun doute que tout cela etait de l'invention de
Theodoros; mais celui-ci avait evidemment repete la meme histoire tout
autour de lui, jusqu'a ce qu'il avait fini par y croire lui-meme.

L'Abouna Salama perdit de son credit, quoique probablement bien peu
de personnes ajoutassent foi aux recits de l'empereur. D'apres le
proverbe, "Calomnions, il en restera toujours quelque chose," le
caractere de l'Abouna perdit de sa dignite, et desormais, il ne compta
ses amis que dans le camp des ennemis du roi, tandis que ses ennemis a
lui etaient tous des amis intimes de Theodoros. En public, ce dernier
le traita toujours avec respect, bien qu'il ne montrat pas la meme
humilite qu'auparavant; par egard pour son peuple, il faisait une
difference entre la personne de l'Abouna et son caractere officiel, le
respectant a cause de la foi chretienne, mais montrant le plus grand
mepris pour sa conduite privee.

Pendant longtemps la question des possessions de l'Eglise fut un grand
sujet de dissentiments entre eux. Theodoros ne pouvait souffrir une
puissance quelconque rivale de la sienne dans ses Etats. Il s'etait
battu avec rage pour arriver a etre le seul dominateur de l'Abyssinie;
il fit tous ses efforts pour jeter le mepris sur l'Abouna, et des
qu'il vit l'occasion favorable pour en finir avec le pouvoir et
l'influence de son rival, il confisqua toutes les terres et tous les
revenus de l'Eglise, et aussi par la meme occasion quelques biens
hereditaires de l'eveque, et se declara ouvertement le chef de
l'Eglise. La colere de l'Abouna ne connut plus de bornes. D'un
temperament naturellement violent, il insulta grossierement Theodoros
dans plusieurs occasions. Quelques-unes de leurs querelles furent meme
indecentes, la haine intense qui brulait dans le coeur du prelat se
manifesta plusieurs fois par des expressions qui n'eussent jamais du
sortir de sa bouche. L'eveque n'avait jamais eu un caractere tolerant.
J'ai raconte deja plus d'un cas de ses intolerances vis-a-vis des
catholiques romains. Il les persecuta chaque fois qu'il le put;
ainsi pendant qu'il etait prisonnier a Magdala, il ne voulut jamais
s'employer a obtenir la liberte d'un malheureux Abyssinien qui depuis
des annees avait ete jete dans les chaines sur ses instances, par la
seule raison que cet infortune avait visite Rome et en etait revenu
converti. Il etait plus favorable aux protestants, quoiqu'il ne
voulut pas entendre parler de _conversions_ au protestantisme. Les
missionnaires pouvaient instruire, mais la finissait leur tache; et
lorsqu'il arriva que des juifs, a la suite des instructions de nos
missionnaires furent amenes a accepter le christianisme, ils ne purent
etre baptises que dans l'eglise abyssinienne, dans laquelle ils furent
recus comme membres. Salama se montra en toute occasion l'ami des
Europeens, a moins qu'ils ne fussent romains, et pendant la guerre il
rendit de grands services aux captifs; il leur fit meme parvenir de
petites sommes a l'epoque de leur plus grande penurie, et lorsqu'ils
etaient dans une grande detresse. Mais son amitie etait dangereuse.
Theodoros soupconnait et haissait tous ceux qui etaient dans des
relations amicales avec son grand ennemi; l'horrible torture que les
Europeens eurent a supporter a Azzazoo ne fut due qu'a cette cause; et
les querelles et les reconciliations au sujet de l'Eglise et de l'Etat
ne furent pas etrangeres aux traitements dont nous fumes les victimes.
L'Abouna quitta Azzazoo en meme temps que le camp imperial, apres les
pluies de 1864.

Une grave rebellion venait d'eclater dans le Shoa et Theodoros,
laissant ses prisonniers, ses femmes et le camp de ses soldats a
Magdala, voulait faire une petite excursion a travers le pays des
Wallo-Gallas; mais il trouva les rebelles trop puissants pour tenter
une attaque. Il avait ete fort contrarie du refus de l'eveque de
l'accompagner dans cette expedition. Les gens de Shoa sont les plus
bigots de tous les Abyssiniens et ceux qui ont le plus de respect
pour l'Abouna; si donc l'Abouna avait ete vu dans la compagnie de
Theodoros, il est probable que plusieurs des chefs revoltes auraient
depose les armes et fait leur soumission. Mais l'eveque, qui ne
pensait qu'a son fertile district du Tigre, proposa a l'empereur
de l'accompagner tout d'abord dans cette province; et apres que la
rebellion serait reprimee dans cette partie du royaume ils
devaient partir ensemble pour Shoa. Leur entrevue a cet effet fut
tres-orageuse; et Theodoros se contint plus d'une fois pour ne pas en
venir aux partis extremes. L'Abouna Salama resta a Magdala, selon son
desir; mais comme prisonnier. Il ne fut jamais charge de chaines; bien
qu'il m'ait ete raconte que plusieurs fois Theodoros avait ete sur le
point de le commander, les fers etant deja prets; mais il fut toujours
retenu par la crainte de l'effet produit par cette mesure, sur la foi
de son peuple. Il fut permis a l'eveque d'aller jusqu'a l'eglise, s'il
le desirait; mais la nuit une sentinelle veillait toujours a sa
porte; quelquefois meme plusieurs soldats passerent la nuit dans
l'appartement de l'Abouna. Tous ses serviteurs n'etaient que des
espions du roi. Il ne put en trouver aucun de fidele, si ce n'est
quelques esclaves, jeunes Gallas qui lui avaient ete donnes a son
arrivee par Theodoros, et un cophte qui, avec quelques pretres,
avait accompagne le patriarche David dans sa visite en Abyssinie;
quelques-uns de ces gens entrerent au service du roi, tandis que
d'autres, comme le cophte dont j'ai parle, se vouerent a leur
compatriote et eveque.

Pendant l'emprisonnement des premiers captifs a Magdala, leurs
relations avec l'eveque furent tres-limitees. Ils ne se virent jamais;
mais de temps en temps un jeune esclave de l'eveque portait ou un
message verbal, ou une courte note en arabe, renfermant quelque
fragment de nouvelles, la plupart du temps exagerees, sur les faits et
gestes des rebelles, toujours acceptees comme vraies par le credule
eveque, ou encore quelques simples informations sur la medecine, etc.

Le jour de notre arrivee et pendant que les chefs lisaient a Theodoros
les instructions nous concernant, le jeune esclave dont j'ai parle
vint aupres de M. Rosenthal, porteur de salutations polies de
l'Abouna, et l'informant qu'autant que son maitre pouvait le prevoir,
nous n'avions rien de mauvais a craindre pour le present, mais que
l'avenir n'etait pas rassurant. Nous savions que l'eveque entretenait
de frequentes relations avec les grands chefs en revolte. Theodoros
aussi connaissait le fait et n'en haissait que plus l'eveque. Celui-ci
s'etait toujours montre bien dispose a notre egard; et, comme il etait
aussi desireux que nous d'echapper au pouvoir de Theodoros, nous
jugeames de la plus haute importance d'entrer en relation avec lui.
Mais les difficultes etaient enormes. Rien n'aurait pu porter plus
de prejudice a nos projets que la denonciation a l'empereur de nos
communications avec l'eveque. Samuel en cette occasion ne pouvait nous
servir, car une profonde inimitie existait entre lui et l'eveque. Il
fallut toute la force de persuasion de M. Rassam pour amener une bonne
entente entre les deux parties. Toutefois il conduisit cette affaire
si sagement que non-seulement il reussit, mais que, apres une mutuelle
explication, les deux ennemis devinrent des amis devoues. Mais jusqu'a
ce que cette difficulte eut ete surmontee, nous dumes agir avec de
grandes precautions.

Le petit esclave devint bientot suspect a notre sentinelle. Il eut ete
dangereux de lui confier quelque chose d'important, car il pouvait
d'un moment a l'autre etre arrete et fouille. Nous employames alors
une servante qui etait connue de l'eveque pour avoir habite la
montagne avec les premiers captifs. L'eveque accepta avec joie notre
proposition de nous echapper de l'Amba et, temeraire autant qu'il
etait prompt, il nous donna tout de suite de grandes esperances; mais
quand nous en vinmes aux details du complot, tout autant que cela
nous concernait, nous le trouvames tout a fait impraticable. D'abord
l'eveque avait besoin de nitrate d'argent pour se noircir le visage
afin de passer inapercu aux portes. Une fois libre, il devait
rejoindre Menilek ou le Wakshum, excommunier et deposer Theodoros,
et proclamer empereur le chef rebelle. Il avait oublie evidemment
qu'Oubie et Ras-Ali etaient ages, que l'homme qui possedait Magdala
se souciait fort peu d'une excommunication et que, depose on non,
Theodoros serait toujours le veritable roi. L'eveque aurait pu
reussir; mais eut-on su, ou bien eut-on ignore que nous avions pris
part a sa fuite, aucune puissance n'aurait pu nous sauver de la colere
furieuse du monarque.

Apres la reconciliation de l'eveque et de Samuel, nos relations avec
le premier furent plus frequentes et plus intimes. Il fut toujours
dispose a nous aider de toutes ses connaissances; il nous preta
quelques dollars lorsque nous etions en peine pour nous en procurer;
il ecrivit aux rebelles de proteger nos envoyes, les invitant a venir
a notre secours, leur promettant de les aider de son appui, et je
crois meme qu'il eut accepte une reconciliation avec l'homme par
lequel il avait ete injurie, si seulement cela eut pu nous etre utile.

Trompe dans son ambition, prive de ses biens, humilie, sans pouvoir,
sans liberte, l'Abouna Salama succomba a la tentation trop commune aux
hommes qui souffrent beaucoup. Sans societe, menant une vie dure et
misanthropique, il oublia que la sobriete en toute circonstance est
necessaire a la sante et que les exces de la table ne conviennent
nullement a une reclusion forcee. Un ennui constant ajoute a des
habitudes d'intemperance ne pouvait qu'amener une maladie. Dans le
courant de notre premier hiver, je le soignai par l'intermediaire
d'Alaka-Zenab, notre ami et le sien, et il recouvra la sante par
mes soins. Malheureusement il oublia mes conseils et ne suivit
mes prescriptions que tres-peu de temps; bientot se fit sentir la
privation des excitants auxquels il etait habitue depuis des annees,
et il eut de nouveau recours a ces stimulants. Il eut une plus
serieuse attaque durant les pluies de 1867. A cette epoque Samuel
pouvant le visiter pendant la nuit nous servit d'intermediaire,
et comme il etait tres-intelligent il pouvait me rendre un compte
tres-exact de son etat. Pendant quelque temps la sante de l'eveque
s'ameliora; mais il fut encore plus deraisonnable qu'au commencement.
A peine etait-il convalescent qu'il m'envoya demander la permission
plusieurs fois dans un jour de boire un peu d'arrack, de prendre un
peu d'opium, ou quelqu'une de ses boissons favorite. Il n'est pas
etonnant qu'une rechute ait ete la consequence d'une telle conduite;
bien que je lui eusse montre le danger d'agir de la sorte, il n'en
tint aucun compte.

Au commencement d'octobre l'etat de sante de l'eveque empira
tellement, qu'il fit demander au ras et aux chefs de me permettre de
le visiter. Ils se reunirent pour se consulter, et a l'unanimite
en refererent a M. Rassam, et me firent appeler pour savoir si je
voudrais aller le soigner. Je repondis qu'autant que je le pourrais,
j'y consentais volontiers. Les chefs alors se retirerent pour
reflechir sur cette affaire, lorsque l'un d'eux insinua que Theodoros
ne serait pas fache que son ennemi mourut, et qu'il pourrait au
contraire se mettre en colere s'il apprenait que l'eveque avait ete
mis en rapport avec les Europeens; sur quoi on decida de lui refuser
sa demande, lui permettant toutefois d'avoir recours a la vache
sacree. Avec l'Abouna nous perdimes un puissant allie et un bon ami;
le seul que nous eussions dans le pays. Si le chef rebelle avait
reussi a devenir le maitre de l'Amba, la protection de Salama eut ete
d'une valeur inappreciable; non pas que son influence eut suffi a
assurer notre elargissement, je ne le crois pas; mais avec lui nous
n'aurions rencontre aupres des grands chefs rebelles que de bons
traitements et des egards de politesse.

Le messager envoye pour annoncer la mort de l'Abouna a l'empereur,
etait fort inquiet des termes dans lesquels il s'exprimerait, ne
sachant pas de quelle maniere Theodoros recevrait la nouvelle. Il
choisit un terme moyen et decida qu'il ne paraitrait ni triste ni
joyeux. Theodoros en apprenant la chose, s'ecria: "Dieu soit beni! mon
ennemi est mort!" Puis s'adressant au messager, il ajouta: "Vous etes
fou! Pourquoi en arrivant ne vous etes-vous pas ecrie: "Miserach!
(bonne nouvelle!)" Je vous eusse donne ma meilleure mule!"

Avec la mort de l'eveque, nos esperances deja si faibles, semblerent
s'evanouir pour jamais. Wakshum Gobaze, par son traite avec Mastiate,
avait renonce a ses pretentions sur Magdala; et quand bien meme
Menilek aurait voulu remplir ses engagements et venir tenter le siege
de l'Amba, nul doute qu'il ne fut retourne sur ses pas des qu'il
aurait appris la mort de son ami qu'il etait si desireux de mettre en
liberte. Nous n'avions aucun renseignement precis sur les demarches
tentees par les notres pour notre delivrance; et bien que certains
du debarquement des troupes, nous craignions toujours que quelque
contre-temps ne fut survenu dans les derniers moments qui eut fait
abandonner l'expedition, ou ne l'eut fait remplacer par quelque
nouveau projet plus ou moins chimerique. Nous avions recu une petite
somme en dernier lieu; mais comme tout etait rare et cher, nous etions
tres-avares de notre argent, et nous refusames de donner plusieurs
_temoignages d'amitie_, bien que ce fut une chose dangereuse dans
notre position.

Nous croyions (les evenements se chargerent de nous prouver que nous
nous etions trompes), que si quelqu'un des puissants rebelles, ou
quelque chef haut place et d'une grande influence se presentait au
pied de l'Amba, les miserables mecontents et a demi affames qui
l'habitaient seraient heureux de lui ouvrir les portes et de le
recevoir comme un sauveur. Nous savions que la garnison ne se rendrait
jamais aux Gallas. Ils etaient leurs ennemis depuis des annees, et la
derniere expedition de pillage que les soldats de la montagne avaient
operee sur leur territoire avait accru cette inimitie et detruit toute
chance de reconciliation. Ce qu'il y avait le plus a craindre, c'est
que Mastiate qui par son traite avec Gobaze, venait d'entrer en
possession de tous les districts environnant Magdala et y avait etabli
une garnison, ne voulut naturellement s'emparer d'une forteresse tout
entouree de ses possessions. Peu de jours apres le depart de Gobaze
pour Yedjow, elle donna l'ordre aux gens du voisinage de cesser
d'approvisionner l'Amba et defendit a ses sujets de fournir le marche
hebdomadaire; elle fixa meme un jour de rendez-vous non loin de
Magdala, aux troupes qu'elle avait envoyees en detachement dans le
Dahonte et le Dalanta; afin de ravager la contree a plusieurs milles a
la ronde et de reduire ainsi la garnison par la famine.

Les Wallo-Gallas sont une belle race, superieure aux Abyssiniens en
elegance, en bravoure et en courage. Originaires de l'interieur de
l'Afrique, ils firent leur premiere apparition en Abyssinie, vers
le milieu du seizieme siecle. Ces hordes envahirent les plus belles
provinces en grand nombre; ils surpassaient tellement les Amharas en
courage et en equitation, que non-seulement ils parcoururent tout le
pays, mais ils y vecurent plusieurs annees des seuls produits du
sol dans une imprudente securite. Au bout d'un certain temps ils
s'etablirent sur le magnifique plateau qui s'etend de la riviere de
Bechelo aux collines elevees de Shoa, et du Nil au bas pays habite par
les Adails. Bien que conservant encore plusieurs caracteres de leur
race, ils adopterent cependant en partie les moeurs et les coutumes
des peuples qu'ils soumirent. Ils perdirent presque entierement leurs
habitudes de pillage et leurs moeurs pastorales, labourant le sol,
se batissant des demeures permanentes, et jusqu'a un certain point
adoptant dans leurs vetements et leur nourriture, le genre de vie et
les usages des premiers habitants.

En general le Galla est grand, bien fait, elance, nerveux; les cheveux
des hommes et des femmes sont longs, epais, ondules plutot que crepus,
et ressemblent assez aux cheveux des Europeens mal peignes, mais
ils n'ont rien de la texture demi-laineuse qui couvre le crane des
Abyssiniens. Les vetements des deux races sont identiques a peu de
chose pres; ils portent tous de grossiers pantalons, seulement ceux
des Gallas sont plus courts et plus etroits que ceux des habitants du
Tigre. Ils portent un grand vetement de coton, qui leur sert de robe
pendant le jour et de couverture pendant la nuit; la seule difference,
c'est que les Gallas brodent rarement sur le cote de leur vetement la
rayure rouge qui est l'orgueil de l'Amhara. La nourriture des deux
peuples est tout a fait semblable, tous les deux font leurs delices de
la viande de vache crue, du _shiro_, plat de pois epice et chaud, du
wat, et du teps (viande rotie), seulement ils different dans le grain
qu'ils emploient pour leur pain: l'Amhara aime passionnement le pain
fait de graines de tef, tandis que le pain des Gallas est semblable
a notre pain et se prepare avec la fleur de froment ou d'orge, seuls
grains qui prosperent dans ces hautes regions. Les femmes des Gallas
sont belles en general; et lorsqu'elles ne sont pas exposees au soleil,
leurs grands yeux noirs et brillants, leurs levres roses, leurs
cheveux longs, noirs et elegamment tresses, leurs petites mains, leurs
formes arrondies et gracieuses, en font les rivales des plus belles
filles de l'Espagne ou de l'Italie. Une longue chemise tombant du
cou a la cheville et retenue a la taille par les plis amples d'une
ceinture de coton blanche; des anneaux auxquels pendent de fines
petites clochettes, un long collier de perles ou d'argent, des anneaux
blancs et noirs couvrant leurs petits doigts effiles, sont les objets
reconnus comme indispensables a la toilette d'une amazone galla aussi
bien que d'une dame amhara.

La difference la plus grande est dans la religion. Lors de leur
premiere apparition, les Wallo-Gallas, ainsi que plusieurs autres
branches de la meme famille, qui vivent encore solitaires dans
l'interieur des terres sans relations avec les etrangers, etaient
plonges dans la plus grossiere idolatrie, adorant meme les arbres
et les pierres; cependant plusieurs d'entre eux, sous cette forme
materielle de leur culte, adressaient leurs adorations a un etre
appele _inconnu_, qu'ils tachaient de se rendre propice par des
sacrifices humains. Il est impossible de se procurer une information
precise sur l'epoque de leur conversion a l'islamisme; ce qu'il y a
de certain c'est que cette religion est universellement reconnue par
toutes les tribus des Gallas. Aucun Galla aujourd'hui ne pratique le
culte idolatre, et tres-peu de familles ont adopte la foi chretienne.

Si nous prenons les deux races ennemies et que nous comparions leurs
habitudes morales et sociales, a premiere vue elles nous paraitront
aussi dissolues, aussi licencieuses l'une que l'autre. Mais un examen
plus approfondi nous montrera que la degradation de l'une d'elles
n'est pas si profonde, et meme par contraste elle nous paraitra
presque pure dans sa simplicite. La vie de l'Amhara est une vie toute
sensuelle, toute de debauche; rarement la conversation a pour sujet
des choses innocentes; il n'y a pas de titre mieux porte que celui
de _libertin_ et les femmes elles-memes sont fieres d'une telle
distinction; une prostituee n'est pas regardee comme telle. Les plus
riches, les plus nobles, les plus haut placees sont sans pudeur en
amour et meme mercenaires, si elles ne sont pas les deux choses a la
fois. Rien ne blesse plus une dame abyssinienne que d'entendre repeter
quelle est _vertueuse_; il lui semblerait qu'on veut dire par la
qu'elle est desagreable a voir, ou de quelque autre defaut nuisible a
la multiplicite des intrigues.

Dans quelques localites du pays des Gallas, la famille a conserve les
moeurs patriarcales. Le pere est aussi absolu dans son humble hutte
que le chef a la tete de sa tribu. Si un homme marie est oblige de
quitter son village pour un voyage a l'etranger, sa femme aussitot est
recueillie par le frere de son mari qui se charge de lui servir de
protecteur jusqu'au retour de l'absent. Cet usage a prevalu pendant
longtemps. Aujourd'hui il n'est suivi que dans tres-peu de localites;
il est partout pratique sur le plateau qui s'eleve entre le Bechelo,
le Dalanta et le Dahonte, ou les familles gallas isolees des autres
tribus, ont conserve plusieurs des usages de leurs ancetres. Un
etranger invite sous le toit d'un chef galla trouverait dans la meme
hutte enfumee des individus de plusieurs generations. Le lourd toit de
chacune d'elles, supporte par dix ou douze piliers, laisse au milieu
un espace ouvert ou se tiennent les matrones pres du feu pour preparer
le repas du soir; autour d'elles se joue un essaim d'enfants.

La porte est faite de bouts de tiges retenus ensemble par de petites
branches coupees a l'arbre le plus voisin; en face est place le
simple alga du _seigneur du manoir_. Pres de son lit hennit sa cavale
favorite, l'enfant gatee des jeunes et des vieux. Dans une autre
partie separee de la hutte se trouvent les provisions de froment et
d'orge. Apres le repas du soir, lorsque les enfants se sont endormis,
fatigues de leurs jeux bruyants, et que le chef a vu que la compagne
de son foyer etait couchee, il conduit alors son hote dans la partie
de la hutte qui lui est reservee et ou un lit d'herbes parfumees lui a
ete prepare sur une peau de vache.

Tout Galla est cavalier, et tout cavalier est soldat et n'est tenu
qu'a suivre son chef. Cet etat de choses constitue une milice
permanente, une armee toujours prete, mais sans discipline. Aussitot
que le cri de guerre s'est fait entendre, ou que le signal des feux
est apparu sur la cime de quelque pic lointain, le coursier est selle,
le jeune fils s'elance au-devant de son pere pour lui tenir sa seconde
lance, et de chaque hameau, de chaque demeure a l'apparence pacifique,
se precipitent de braves soldats courant au rendez-vous. Lorsque
Theodoros en personne envahit leur pays a la tete de ses milliers de
soldats, ils dirent adieu a leurs foyers. Sa main impitoyable mit le
feu a leurs fermes et a leurs villages partout ou il comptait des
ennemis. Les paysans sans defense s'enfuirent pour sauver leur vie,
sachant bien qu'ils n'avaient a attendre ni grace ni merci s'ils
tombaient en son pouvoir.

Les Gallas sont divises en sept tribus. Elles ne different en rien
entre elles, la seule chose qui les separe ce sont les guerres
civiles. Si ces braves guerriers comprenaient le proverbe: _l'union
fait la force_, ils pourraient s'emparer du pays entier de l'Abyssinie
tout aussi aisement que leurs peres s'emparerent des plateaux qu'ils
habitent en ce moment. Lorsqu'ils voudront vivre d'accord entre
eux ils pourront porter leurs armes victorieuses dans tout le pays
environnant. Issus de leurs races, les Gooksas, les Maries, les Alis,
ont tenu le pouvoir dans leurs mains et ont gouverne le pays pendant
plusieurs annees. Malheureusement, a l'epoque de notre captivite,
comme cela avait ete trop souvent le cas auparavant, ils etaient en
proie a de vaines jalousies, a de mesquines rivalites, qui les avaient
affaiblis au point que, pouvant imposer leurs lois a l'Abyssinie
entiere, ils etaient au contraire tout simplement des instruments de
vengeance entre les mains des rois et des chefs chretiens. Toujours
une moitie des leurs s'est battue contre l'autre moitie; aussi ne
pouvaient-ils songer a des guerres eloignees, leurs ennemis etant a
leurs portes.

Abusheer, le dernier Iman des Wallo-Gallas, laissa deux fils, de deux
femmes, Workite (Or fin) et Mastiate (Miroir). Le fils de la premiere
dont il a ete question dans un chapitre precedent, fut tue par
Theodoros dans la fuite de Menilek a Shoa, et Workite n'eut d'autre
alternative que d'implorer l'hospitalite du jeune roi qu'elle avait
sacrifie.

Deux ans a peine s'etaient ecoules que Mastiate se trouvait
en possession du pouvoir supreme qui lui avait ete confie, du
consentement unanime des chefs, comme regente de son fils jusqu'a ce
qu'il eut atteint sa majorite.

Menilek, apres sa fuite, n'eut pas une tache facile a remplir: le chef
qui s'etait mis a la tete de la rebellion, et qui apres avoir repousse
Theodoros lui avait inflige un honteux echec, se declara independant
et devint le Cromwell de l'Abyssinie. Cependant Menilek fut bien recu
par une petite portion de ses fideles partisans; Workite aussi etait
accompagnee de quelques guerriers fideles; et plus tard un assez grand
nombre de chefs ayant abandonne l'usurpateur pour se ranger sous
l'etendard de Menilek, celui-ci marcha contre le puissant rebelle,
qui tenait toujours la capitale et plusieurs places fortes, defit
completement son armee et le fit lui-meme prisonnier.

Cette victoire fut suivie de pres par la soumission de Shoa; chefs
apres chefs vinrent deposer leurs armes et reconnaitre pour leur
roi le petit-fils de Sabela Selassie. Une fois ses droits reconnus,
Menilek conduisit son armee contre les nombreuses tribus de Gallas,
qui habitent les belles provinces situees entre la frontiere sud-est
de Shoa et le lac pittoresque de Guaraque. Mais au lieu de ranconner
ces races agricoles, comme avait fait son pere, il leur promit de les
traiter honorablement, en vassaux soumis a un pouvoir bienveillant,
moyennant un tribut annuel. Les Gallas surpris de cette clemence, de
cette generosite inattendue, accepterent volontiers ses conditions;
et, d'ennemis qu'ils etaient primitivement, ils devinrent ses fideles
guerriers, et l'accompagnerent dans toutes ses expeditions. Theodoros
avait laisse une forte garnison dans un amba declare imprenable et
situe sur la frontiere nord de Shoa dans une position qui dominait
le passage conduisant du pays de Galla aux collines elevees de Shoa.
Menilek, avant sa campagne dans la province de Galla, avait investi
cette derniere forteresse de Theodoros, et apres un mois de siege, la
garnison, qui avait supplie plusieurs fois son maitre de lui envoyer
du renfort, finit par ceder et ouvrit ses portes an jeune roi. Menilek
traita tous ces guerriers avec douceur, plusieurs furent honores de
charges dans sa maison, d'autres recurent des titres et des places, ou
bien furent places dans des postes de confiance.

Menilek devait beaucoup a Workite; sans sa protection opportune,
il eut ete poursuivi, et comme Shoa lui avait ferme ses portes, sa
position lui eut fait courir de grands dangers. Il n'avait point
oublie cela, ni que pour lui sauver la vie elle avait sacrifie son
fils unique et perdu son royaume: sa dette de reconnaissance etait
immense, et rien ne pouvait dedommager la reine de son devouement.
Mais s'il ne pouvait lui rendre son fils massacre, il pouvait et
voulait marcher contre sa rivale et, par la force des armes, retablir
la reine dechue sur le trone qu'elle avait perdu a cause de lui. A la
fin d'octobre 1867, Menilek a la tete d'une armee d'environ quarante
a cinquante mille hommes, dont trente mille cavaliers, deux a trois
mille mousquetaires et le reste de lanciers, fit son entree dans la
plaine de Wallo-Galla: il declara qu'il ne venait pas en ennemi, mais
en ami; non pour detruire et piller, mais pour retablir dans ses
droits Workite, la reine depossedee. Celle-ci etait accompagnee d'un
jeune garcon qu'elle assurait etre son petit-fils, fils du prince qui
avait ete tue deux ans auparavant a Magdala; elle prouva qu'il etait
ne dans le pays de Galla, avant qu'elle partit pour Shoa, et qu'il
etait le fruit d'une de ces unions si frequentes dans le pays; elle
l'avait emmene, disait-elle, lorsqu'elle etait allee chercher un
refuge aupres de celui qu'elle avait sauve. Afin d'empecher toute
tentative de sa rivale contre son petit-fils, elle avait tenu la chose
secrete. Cependant son histoire ne fut admise que par tres-peu de
personnes; j'ai su que dans l'Amba les soldats en riaient; ce fut
toutefois un pretexte offert a la plupart de ses premiers partisans
pour s'attacher a sa cause, et s'ils n'accepterent pas le conte dans
leur for interieur, du moins ils eurent l'air d'y ajouter foi.

Les chefs des Gallas hesiterent quelque temps. Menilek garda sa
parole; il ne pilla jamais ni n'inquieta personne et recueillit
bientot la recompense de sa sage politique. Cinq des tribus envoyerent
leur soumission et reconnurent Workite comme regente de son
petit-fils. Mastiate, en presence d'une telle defection, adopta la
conduite la plus prudente en se retirant avec les restes de son armee,
devant les forces puissantes de son adversaire, qui la poursuivit
quelques jours mais sans jamais l'attaquer. Menilek voyant qu'il n'y
avait plus rien a craindre de ce cote, et que les droits de Workite
avaient ete aussi bien etablis que possible, partit accompagne d'une
partie des troupes de sa nouvelle alliee et marcha contre Magdala.

Menilek evidemment comptait beaucoup sur le mecontentement si connu de
la garnison, et il esperait, par l'intermediaire de l'eveque dont il
ne connaissait pas la mort, de son oncle Aito-Dargie et de M. Rassam,
qu'il trouverait a son arrivee un parti qui l'aiderait du moins, s'il
ne lui livrait pas l'Amba tout de suite. Sans aucun doute, si l'eveque
eut vecu, il aurait reussi, soit par la crainte, soit par la menace,
a ouvrir les portes de l'Amba a son ami bien-aime. Aito-Dargie avait
bien, je n'en doute pas, la promesse de quelques chefs, d'etre assiste
dans cette entreprise; mais ils n'etaient pas assez forts et au
dernier moment ils manquerent de courage.

Quant a M. Rassam il adopta la conduite la plus prudente en mettant
sa politique en rapport avec les mouvements de Menilek. On ne pouvait
prendre trop de precautions, car il y avait beaucoup de raisons de
craindre que cette grande entreprise ne se terminat en une vaine
demonstration. Il donna toutefois de grands encouragements a Menilek,
lui offrant l'amitie de l'Angleterre, et meme l'assurant qu'il serait
reconnu roi du pays par notre gouvernement, si nous lui devions jamais
notre delivrance. Il l'engagea a camper a Selassie, a tirer deux
charges de coups de fusil contre les portes, et si la garnison ne
se rendait pas, a aller camper entre Arogie et le Bechelo, afin
d'empecher Theodoros d'entrer dans l'Amba avant l'arrivee de nos
troupes.

Nous fumes bien trompes par Wakshum Gobaze qui pendant six semaines
fut toujours sur le point de venir et qui n'arriva jamais. D'un autre
cote nous nous attendions a ce que Mastiate s'efforcerait de s'emparer
de _son_ Amba; mais elle ne parut jamais; et pour achever de nous
mettre dans un etat penible d'attente journaliere, Menilek se fit
desirer plus d'un mois. Nous avions deja renonce a le voir, lorsqu'a
notre grande surprise, dans la matinee du 30 novembre, nous apercumes
un camp etabli sur le penchant nord du Tenta; et a l'extremite d'une
petite eminence dominant le plateau oppose a Magdala, nous vimes se
dessiner les tentes rouges, blanches et noires du roi de Shoa; ce
jeune prince ambitieux s'intitulait deja le _Roi des rois_. Mais notre
etonnement fut bien plus grand, lorsque vers midi, nous entendimes le
bruit retentissant d'un feu de mousqueterie mele aux decharges d'un
petit canon. Nous eumes alors plus de confiance dans le courage de
Menilek que nous n'en avions eu jusque-la, croyant que, protegee par
le feu de ses mousquets, l'elite de ses troupes assaillirait la
place. Sachant le peu de resistance qu'il rencontrerait nous nous
rejouissions deja a la perspective de notre delivrance, ou tout au
moins a l'avantage d'un changement de maitre. Nous n'avions pas encore
fini de nous feliciter, lorsque le feu cessa tout a coup; comme tout
etait parfaitement calme sur l'Amba nous ne savions ce qu'il etait
arrive; quelques-unes de nos sentinelles entrerent dans notre hutte
et nous demanderent si nous avions entendu la _prouesse_ de Menilek.
Helas! il n'etait que trop vrai que c'etait une vaine fanfaronnade:
Menilek avait fait feu des hauteurs du plateau de Galla, hors de
portee, pour effrayer la garnison et l'amener a se soumettre.
Satisfait ensuite du travail de sa journee, il avait fait retirer ses
troupes dans leurs tentes, attendant le resultat de leur manifestation
martiale.

Le campement de Menilek dans la plaine de Galla etait plein de peril
pour nous, et ne pouvait lui etre d'aucun avantage. Le lendemain matin
il nous envoya une depeche par l'intermediaire de Aito-Dargie, nous
demandant ce qu'il devait faire. Nous lui demontrames encore fortement
la necessite d'attaquer l'Amba du cote d'Islamgee; et dans le cas ou
un assaut lui paraitrait impossible, nous le pressames d'arreter toute
communication entre la forteresse et le camp imperial. Notre plus
grande crainte etait que Theodoros, venant a apprendre que Menilek
donnait l'assaut a son Amba, n'envoyat l'ordre immediat d'executer
tous les prisonniers de quelque importance, nous autres y compris.
Sans contredit, une grande inimitie existait dans l'Amba contre
Theodoros, et si Menilek avait donne suite a ses projets, sous peu de
jours il eut vu l'Amba tomber en son pouvoir. Mais il demeura campe
sur le terrain qu'il s'etait d'abord choisi, et ne fit aucune
tentative pour nous delivrer.

Waizero Terunish se conduisit tres-bien en cette occasion; elle donna
un adderash (festin public), preside par son fils Alamayou, a tous
les chefs de la montagne. Comme c'etait un festin de jour il ne
fut compose que de pain de tef et de sauce au poivre; et comme
les provisions de tej se faisaient rares dans le cellier royal,
l'enthousiasme ne fut pas considerable. Cela eut pourtant pour effet
de forcer les chefs et les soldats a proclamer ouvertement leur
fidelite a Theodoros; avec ces partisans toujours assez forts et
desquels elle n'avait pas a craindre de trahison, elle se prepara
a s'emparer des mecontents, avant qu'ils eussent eu le temps de se
declarer en rebellion ouverte comme partisans de Menilek. Tous ceux
dont les allures etaient deja suspectes et ceux qui avaient pris des
engagements avec Menilek et accepte ses presents, prirent peur. On
envoya appeler Samuel; il trembla; nous-memes nous fumes pleins de
crainte pour lui comme pour nous, et notre joie fut grande lorsque
nous le vimes revenir. S'etant apercue que quelques chefs ne s'etaient
pas montres, la reine s'informa quelle avait ete la cause de leur
absence. Comprenant qu'ils ne pouvaient former un parti assez fort
en faveur de Menilek, ceux-ci donnerent des explications qui furent
acceptees a condition que le lendemain ils se trouveraient dans
l'enceinte royale et que la en presence de la garnison entiere, ils
proclameraient leur fidelite. Ils s'y rendirent ainsi qu'ils l'avaient
promis, et furent les plus bruyants dans leurs applaudissements, dans
leurs expressions de devouement a Theodoros, et dans leurs outrages
_au gros garcon_ qui s'etait aventure pres d'une forteresse confiee a
leurs soins.

La reine avait celebre sa fete d'une facon tres-convenable. Le ras et
les chefs se consulterent pour savoir s'il ne serait pas bon de
faire quelque chose de leur cote pour montrer leur affection et leur
devouement a leur maitre. Mais que faire? Ils avaient deja place des
gardes extraordinaires la nuit aux portes, et protege tous les points
faibles de l'Amba; il n'y avait plus qu'a inquieter les prisonniers.
Le second jour apres l'arrivee de Menilek en face de la montagne,
Samuel recut l'ordre des chefs de nous envoyer coucher tous dans une
hutte; une seule exception fut faite en faveur de l'ami du roi, M.
Rassam. Mais le pauvre Samuel, quoique malade, alla trouver le ras et
insista pour que l'ordre fut retire. Je crois que son influence
fut secondee en cette circonstance par _une douceur_ qu'il glissa
delicatement dans la main du ras. Les chefs dans leur sagesse avaient
aussi decide, et le lendemain matin l'ordre fut confirme, que tous les
serviteurs, excepte ceux de M. Rassam, seraient renvoyes au bas de la
montagne. Les messagers ainsi que les serviteurs ordinaires employes
par M. Rassam furent aussi obliges de partir. Ils me permirent ainsi
qu'a M. Prideaux, a part nos serviteurs portugais, d'avoir chacun
une porteuse d'eau et un petit garcon. Je n'avais pas de maison a
Islamgee; Samuel ne crut pas qu'il me fut permis d'y planter une
tente, aussi nos pauvres compagnons eussent ete tres-mal si le
capitaine Cameron ne les eut admis, avec sa bienveillance ordinaire,
a partager le quartier de ses propres domestiques. Nous fumes
tres-contraries par cet ordre absurde et vexatoire, et j'eus encore
bien de l'ennui lorsque tout fut redevenu comme auparavant, pour
retrouver des serviteurs; il me fallut toute l'influence de Samuel et
une _douceur_ au ras, pour obtenir ce que je voulais.

Comme l'on peut s'y attendre les detenus abyssiniens ne furent pas non
plus epargnes; presque tous leurs serviteurs furent envoyes au bas
de la montagne, on ne leur en laissa qu'un par trois ou quatre
prisonniers qui fut charge journellement de leur porter le bois, l'eau
et de preparer leur nourriture. Ils ne furent pas obliges de quitter
les dortoirs, mais ils durent rester jour et nuit dans le meme lieu
tout encombre. Tout le monde etait dans l'attente de savoir si Menilek
se deciderait a quelque chose, et mettrait fin ainsi a cet etat
d'anxiete.

De grand matin, le 3 decembre, nous apprimes, par nos domestiques,
que Menilek avait leve son camp et qu'il se mettait en marche. Ou
allait-il? nous ne le savions pas; mais comme nous croyions avoir sa
confiance, nous nous flattames qu'il avait suivi nos conseils, et que
nous le verrions bientot a Selassie ou sur le plateau d'Islamgee. Nous
passames une matinee pleine d'angoisses: les chefs paraissaient
fort inquiets; evidemment, ils s'attendaient a un assaut dans cette
direction, et nous fumes avertis que nous serions appeles a renforcer
les fusiliers si l'Amba etait attaque. Toutefois, notre attente fut
courte. Une fumee s'elevant au loin et dans la direction du chemin de
Shoa nous montra clairement que le futur conquerant, sans tenter le
moindre assaut, s'en retournait dans son pays, et, pour tout exploit,
avait brule quelques miserables villages, dont les habitants etaient
des partisans de Mastiate.

L'excuse que Menilek donna de sa retraite precipitee fut que ses
provisions s'achevaient, et que, n'ayant pas un camp de serviteurs
avec lui, il ne pouvait se faire preparer du pain; ses troupes etant
affamees et mecontentes, il s'etait decide a retourner a Shoa pour se
procurer un camp de serviteurs, et revenir mieux approvisionne dans
le voisinage de Magdala, jusqu'a ce que la forteresse se rendit. La
verite etait, qu'a son grand desappointement, il avait entendu de
son camp un feu de mousqueterie tire pendant qu'il faisait sa
demonstration; il etait persuade que, pour aussi bien que le plan eut
ete concerte, sa seule chance de reussite etait dans la longueur du
temps et dans les effets produits par la famine qu'amene toujours un
long siege. Il pouvait obtenir des provisions en abondance, car il
etait l'allie de Workite et dans une contree amie. Il aurait pu meme
en obtenir beaucoup des districts sans defense de Worahaimanoo,
Dalanta, etc., etc., qui auraient ete tout a fait disposes a lui
envoyer d'abondantes provisions dans son camp, sur la simple assurance
qu'il ne les inquieterait pas. Mais si cette fusillade derangea un peu
ses plans, quelque chose qu'il vit le soir du second jour, une faible
vapeur de fumee, le fit lachement s'enfuir. Qui sait? Cette fumee
venait peut-etre du camp du terrible Theodoros. Il etait, il est vrai,
toujours tres-loin. Mais Menilek savait bien que son beau-pere etait
un homme de longues marches et de soudaines attaques. Sa puissante
armee ne serait-elle pas dispersee comme la balle par le vent, au cri
de: "Theodoros arrive!" C'etait bien a craindre, et il conclut que le
plus tot qu'il pourrait s'eloigner serait le meilleur.

Notre desappointement fut indescriptible. Je ne saurais exprimer notre
rage, notre indignation, notre mepris, devant une telle lachete.
Ce _gros garcon_, comme nous l'appelions aussi maintenant, nous le
meprisions, nous le haissions. Si nous avions ete assez imprudents
pour nous montrer ouvertement ses partisans, que serions-nous devenus?
Menilek, sans doute bien renseigne, aurait probablement reussi si
l'eveque eut vecu seulement quelques semaines de plus. Les choses,
telles qu'elles etaient, nous laissaient dans une grande douleur; s'il
n'avait jamais quitte Shoa, ainsi que Workite, Mastiate aurait mis
le siege devant l'Amba. Un peu plus tot ou un peu plus tard, la
forteresse aurait ete entouree, et jamais Theodoros ni ses envoyes ne
se seraient aventures au sud du Bechelo, si Mastiate se fut trouvee la
avec ses vingt mille cavaliers.

Apres la retraite de Menilek, je me jurai, pour une bonne fois, de ne
plus avoir aucune confiance dans les promesses des chefs indigenes,
qui toujours s'en allaient en fumee. A partir de cette epoque,
j'entendis dire avec la plus grande indifference que tel ou tel
marchait dans telle direction, qu'il ou qu'elle attaquerait Theodoros,
envahirait l'Amba, intercepterait toute communication entre les
gens de la forteresse et _notre ami_ Theodoros. Nous etions depuis
longtemps sans messagers, et le dernier ne nous avait pas apporte la
nouvelle que nous attendions avec tant d'anxiete. Notre impatience
devint encore plus grande lorsque nous vimes que nous n'avions rien
a attendre des indigenes. Nous pensions bien que l'expedition de
l'Angleterre etait en voie d'execution; nous sentions que quelque
chose devait se passer, mais nous soupirions apres la certitude.

Oh! comme je me souviens du 13 decembre, glorieux jour pour nous!
Jamais amant n'a lu le billet longtemps attendu de sa bien-aimee avec
plus de joie et de bonheur que nous ne lumes, ce jour-la, la bonne et
chere lettre de notre excellent ami le general Merewether! Les troupes
anglaises avaient debarque. Depuis le 6 octobre, nos compatriotes
etaient dans le meme pays qui nous voyait captifs! Rades et jetees
etaient franchies, regiment apres regiment avait quitte les cotes de
l'Inde, et quelques-uns deja marchaient vers les Alpes de l'Abyssinie,
pour nous delivrer ou nous venger! C'etait trop delicieux pour etre
cru: nous ne pouvions y ajouter foi. Avant peu, tout devait donc
etre termine par la liberte ou par la mort! Tout etait preferable au
prolongement de notre esclavage. Theodoros arrivait.--Qu'importe?
Merewether n'etait-il pas la, le brave commandant, le galant officier,
le politique accompli! Avec des hommes comme un Napier, un Staveley, a
la tete des troupes britanniques, impossible d'etre plus longtemps
en butte a l'injure de mesquines vexations. Nous etions meme prets a
subir un sort pire, si tel devait etre notre lot; mais le prestige de
l'Angleterre serait retabli, et le sang de ses enfants ne resterait
pas sans vengeance. Ce fut un de ces moments d'exaltation que nul
n'a connu, sinon celui qui a passe des mois entiers d'agonie morale,
suivis d'une joie soudaine. Nous riions a coeur joie d'avoir eu
seulement un moment l'idee de nous fier a des poltrons comme Gobaze et
Menilek. L'espoir de revoir nos braves compatriotes nous reconfortait.
Nous les suivions par la pensee, et dans nos coeurs, nous souffrions
de toutes les fatigues, de toutes les privations qu'ils auraient a
supporter avant d'avoir pu rendre _libres les captifs_. De nouveau, la
Noel et le nouvel an nous trouverent dans les fers a Magdala; mais,
cette fois, nous etions heureux; cette fois etait la derniere, et,
quels que fussent les evenements, nous etions pleins d'espoir dans
notre delivrance: nous nous transportions, par la pensee, aux fetes de
Noel de l'annee suivante, que nous passerions au _home_.


Note:

[24] Selon les lois de l'Eglise d'Abyssinie, l'evoque doit etre pretre
cophte, ordonne an Caire. La depense occasionnee par la consecration
d'un eveque est d'environ 10,000 dollars.




XVI


Ce que faisait Theodoros pendant notre sejour a Magdala.--Sa conduite
a Begemder.--Une rebellion eclate.--Marche forcee sur Gondar.--Les
eglises sont pillees et brulees.--Cruautes de Theodoros.--L'insurrection
croit en forces.--Les desseins de l'empereur sur Kourata echouent.--M.
Bardel trahit les nouveaux ouvriers.--Ingratitude de Theodoros envers
les gens de Gaffat--Son expedition sur Foggera echoue.

Theodoros ne demeura a Aibankak que quelques jours apres notre depart,
puis il retourna a Debra-Tabor. Il nous avait dit une fois: "Vous
verrez quelles grandes choses j'accomplirai pendant la saison des
pluies," et nous croyions qu'il marcherait sur le Lasta ou le Tigre
avant que les routes fussent rendues impraticables par les pluies,
pour soumettre la rebellion qu'il avait laisse s'agiter plusieurs
annees sans s'en inquieter. Il est tres-probable que s'il eut adopte
ce plan, il aurait regagne son prestige et facilement reduit ces
provinces a l'obeissance. Nul ne fut plus ennemi de Theodoros que
lui-meme; il semblait parfois possede d'un malin esprit qui le faisait
etre l'instrument de sa propre destruction. Il aurait pu maintes
fois regagner les provinces qu'il avait perdues, et circonscrire la
rebellion dans une certaine etendue; mais toutes ses actions, du jour
ou nous le quittames jusqu'a son arrivee a Islamgee, semblaient etre
calculees pour accelerer sa chute.

Le Begemder est une province grande, riche et fertile, la _terre des
moutons_, ainsi que son nom l'indique; c'est un beau plateau eleve de
sept ou huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, bien arrose,
bien cultive et tres-peuple. Les habitants en sont belliqueux et
braves pour des Abyssiniens, et jusque-la avaient ete fideles
a Theodoros. Ils ont plus d'une fois repousse les rebelles qui
s'aventuraient sur leurs terres pour les envahir. Quelques mois
auparavant Tesemma Engeddah, jeune gouverneur de Gahin, district du
Begemder sur la frontiere de l'est, attaqua une armee, envoyee a
Begemder par Gobaze, la battit completement et en mit a mort tous
les hommes, excepte quelques chefs, reserves pour etre envoyes a
l'empereur qui en disposerait selon son bon plaisir.

Le Begemder paye un tribut annuel de trois cents mille dollars, et
approvisionne constamment le camp de la reine, de grains, de vaches,
etc. etc., de plus, quand l'empereur sejourne dans cette province,
elle fournit au camp tous ses approvisionnements. Elle fournit encore
dix mille hommes a l'armee, tous bons lanciers, mais mauvais tireurs.

Aussi Theodoros leur prefere-t-il les hommes de Dembea, qui se
montrent plus adroits dans l'usage des armes a feu.

Le Begemder, dit le proverbe, _est_ le faiseur et le destructeur des
rois. Ce fut bien le cas pour Theodoros. Apres la bataille de Ras-Ali,
le Begemder le reconnut pour son maitre et fut ainsi la cause qu'on
le regarda desormais comme le futur legislateur de toute la contree.
Theodoros connaissait parfaitement les difficultes qu'il avait a
surmonter, et ayant pris ses precautions il se crut maitre du succes.
D'abord ce ne furent que sourires: il recompensa les chefs, flatta les
paysans; assurant que son sejour serait court, qu'il allait partir
d'un jour a l'autre. Le tribut annuel fut paye, l'empereur fit de
magnifiques presents a plusieurs chefs; il leur donna une quantite de
chemises de soie, et declara qu'aussitot que les Europeens auraient
fini les canons qu'ils lui fabriquaient, il partirait pour Godjam
et avec ses nouveaux mortiers il detruirait le repaire du principal
rebelle, Tadla Gwalu. Il invita tous les chefs a venir s'etablir dans
son camp: cela le rendrait heureux, disait-il. Il s'en etait fait
des amis, lorsque surgirent plusieurs difficultes qui lui furent
nuisibles. Theodoros leur demanda s'ils ne lui avanceraient par le
tribut d'une annee, et s'ils ne pourraient pas aussi approvisionner
plus amplement son armee. Il devait partir pour longtemps et ne les
importunerait plus ni pour tribut ni pour approvisionnement. Les chefs
firent d'abord de leur mieux; tout ce qui valait quelques dollars,
le ble, le betail, tout ce dont les paysans purent disposer, prit le
chemin du camp et des tresors du roi. Mais les paysans finirent par se
fatiguer et refuserent d'ecouter plus longtemps les sollicitations de
leurs chefs. Theodoros s'apercevant qu'il n'obtenait plus rien par de
bonnes paroles, prit un ton menacant et imperieux. L'un apres l'autre
il emprisonna tous les chefs, toujours sous quelque bon pretexte;
c'etait pour eprouver leur fidelite. Il savait bien qu'ils finiraient
par lui fournir ce dont il avait besoin, alors non-seulement il les
relacherait, mais il les traiterait avec les plus grands honneurs. Ces
malheureux firent tout ce qu'ils purent et les paysans, afin d'obtenir
la delivrance de leurs chefs, apporterent tout ce qu'ils avaient comme
rancon. A la fin, chefs et paysans s'apercurent que tous leurs efforts
etaient impuissants pour satisfaire leur insatiable maitre.

Cet etat de choses dura plus de huit mois, et pendant ce temps,
d'abord par des paroles doucereuses, puis par intimidation, Theodoros
vecut lui et son armee sans difficulte et sans inquietude. Il ne fit
d'autre expedition que celle de Gondar. Il haissait cette cite de
pretres et de marchands, toujours prete a recevoir a bras ouverts
quelque rebelle, quelque chef de voleurs qui s'asseyait sans crainte
d'etre inquiete dans les salles du vieux roi abyssinien et y recevait
les hommages et les tributs des pacifiques habitants. Plusieurs fois
deja Theodoros avait exhale sa rage contre cette malheureuse cite, il
avait envoye a differentes reprises ses soldats pour la piller, et les
riches marchands musulmans n'avaient echappe a la destruction, eux et
leurs maisons, qu'en comptant des sommes enormes. Ce n'etait plus la
fameuse cite de Fasilodas, la ville riche et commerciale decrite par
les anciens voyageurs; la confiance avait foi par suite des extorsions
si souvent repetees du roi. Cette metropole abyssinienne ne pouvait
plus repondre aux appels faits a sa richesse. Mais restent encore
debout ses quarante-quatre eglises, entourees de magnifiques arbres
qui donnaient a la capitale un aspect tout a fait pittoresque.
Nul n'avait ose etendre une main sacrilege sur ces sanctuaires et
jusqu'alors Theodoros lui-meme avait recule devant une telle action.
Mais maintenant il avait habitue son esprit a la pensee du sacrilege;
l'or de Kooskuam, l'argent de Bata, les tresors de Selassie
rempliraient ses coffres vides; ces eglises devaient perir avec la
riche cite; rien ne serait laisse que le souvenir de son passage,
aucun toit n'abriterait plus le peuple depossede.

Dans l'apres-midi du 1er decembre, Theodoros partit pour son
expedition meurtriere, prenant avec lui seulement ses hommes d'elite,
ses meilleurs cavaliers et ses premiers ouvriers. Il ne s'arreta pas
jusqu'a son arrivee, le lendemain matin, an pied de la colline sur
laquelle s'elevait Gondar; il avait fait plus de quatre-vingts milles
dans seize heures. Mais quoiqu'il fut tombe soudainement sur son
ennemi, c'etait deja trop tard; la nouvelle de son approche avait
couru plus vite que lui. Le _joyeux elelta_ retentissait de maison en
maison; les habitants, epouvantes a la pensee de la terrible calamite
que leur presageait une telle visite, affectaient cependant de
paraitre heureux. Les deputes des rebelles avaient en ce moment quitte
la ville, et accompagnes de quelques centaines de cavaliers, ils
attendaient a peu de distance le resultat de la venue de Theodoros.
Ils n'attendirent pas longtemps. L'envahisseur fouilla toutes les
maisons, pilla toutes les demeures, depuis l'eglise jusqu'a la hutte
la plus miserable, et chassa devant lui, comme un vil betail, les dix
mille habitants qui etaient restes dans cette grande cite. Puis le
travail de destruction commenca: des feux furent allumes de maison en
maison; les eglises, les palais, les habitations les plus remarquables
du pays, ne furent bientot plus qu'un monceau de ruines noircies par
la fumee. Les pretres regardaient ce sacrilege d'un oeil desole;
quelques-uns priaient, d'autres murmuraient; d'autres meme etaient
alles jusqu'a maudire! Sur un ordre donne par Theodoros cent des
pretres les plus ages furent jetes dans les flammes! Mais sa fureur
insatiable demandait d'autres victimes. Ou etaient les jeunes filles
qui lui avaient souhaite la bienvenue a son arrivee? N'etaient-ce pas
leurs joyeux refrains qui avaient averti les rebelles? "Qu'on les
amene!" s'ecria le feroce tyran, et toutes ces malheureuses furent
jetees vivantes dans le foyer de l'incendie.

L'expedition avait _fait merveille_: Gondar etait entierement detruit.
Quatre eglises d'un rang inferieur avaient seules echappe a la ruine.
L'or, la soie, les dollars abondaient maintenant au camp royal.
Theodoros fut recu a son retour de Debra-Tabor, avec tous les honneurs
du triomphe qui accompagnent une victoire. Les _gens de Gaffat_
vinrent au-devant de lui avec des torches allumees, le comparant an
pieux Ezechias. Si l'etoile de Theodoros avait pali devant ses actes
de barbarie, elle se voila completement a partir de ce jour; tout lui
fut desormais contraire; le succes ne connut plus ses armes.

L'incendie de Gondar augmenta puissamment le pouvoir des rebelles. Ils
avancerent sans bruit mais surement, s'emparant des districts les uns
apres les autres, jusqu'a ce que toutes les provinces accepterent
leur autorite, s'accordant dans un commun anatheme contre le monarque
sacrilege, qui n'avait pas hesite a detruire des eglises que les
musulmans Gallas eux-memes avaient respectees. Tant que les soldats
eurent de l'argent, les paysans leur vendirent tout ce qu'ils
voulurent: mais'cela ne pouvait durer et les choses de premiere
necessite devinrent rares au camp imperial. Theodoros s'adressa aux
chefs: ils devaient employer leur influence et forcer les mauvais
paysans a apporter des provisions. Mais les paysans ne les ecouterent
pas, ils repondirent aux chefs: "Que le roi vous mette en liberte et
alors nous ferons tout ce que vous nous direz; mais nous voyons bien
que vous agissez par contrainte." Theodoros ordonna alors qu'on
torturat les chefs: "S'ils n'ont pas de grain, qu'ils donnent de
l'argent," disait-il. Quelques-uns d'entre eux avaient des epargnes,
ils les envoyerent; car la torture est pire que la pauvrete; mais cela
n'ameliora pas leur condition. Theodoros croyait qu'ils en avaient
davantage; mais comme il ne leur restait plus rien, ils ne purent rien
envoyer et plusieurs moururent dans les tourments qui leur etaient
journellement infliges; parmi ces morts se trouvaient les meilleurs
soldats, les plus fermes soutiens et les amis les plus intimes du
despote.

Les desertions devinrent plus frequentes; les chefs partaient
ouvertement de jour suivis par leurs compagnons d'armes. Le fusilier
jetait son arme offensive et allait rejoindre ses freres opprimes, les
paysans; une grande partie des troupes de Begemder abandonnerent une
cause si injuste pour retourner dans leurs villages. Theodoros, dans
cet etat de choses, en revint a ses moeurs primitives. Il pilla
et nourrit son armee de son pillage. Mais les gens de Begemder ne
voulurent pas inquieter leurs compatriotes, et l'empereur n'avait
pas grande confiance dans la bravoure des hommes de Dembea; alors il
depecha les gens de Gahinte contre les paysans d'Yfag, les fils de
Mahdera-Mariam contre ceux de Este, les districts d'une province
contre ceux d'une autre plus eloignee, choisissant si possible des
hommes qui eussent quelque animosite entre eux. D'abord il reussit
et revint de ses expeditions avec de grandes provisions; mais ses
terribles cruautes finirent par lasser les paysans. Se joignant aux
deserteurs ils se battirent contre les maraudeurs et les chasserent
hors de chez eux, puis ils envoyerent leurs familles dans des
provinces eloignees et cesserent de cultiver le sol a plusieurs milles
au dela de Debra-Tabor.

En mars 1867 Theodoros partit pour Kourata, la troisieme ville de
l'Abyssinie par son importance, et le plus grand centre de commerce
apres Gondar et Adowa. Mais cette fois il echoua completement. Depuis
son expedition de Gondar tous les paysans etaient toujours en alerte
dans tous les districts environnants: des feux de signaux etaient
allumes, ils s'avertissaient les uns les autres, et les victimes
echappaient an tyran.

A Kourata il ne trouva personne que quelques maraudeurs; les riches
negociants, les pretres, tout le monde s'etait embarque emportant son
avoir dans de petits bateaux indigenes, hors de portee des fusils de
Theodoros, attendant tranquillement son depart pour retourner dans
leur _home_. Theodoros eut un grand desappointement; il s'attendait
a rapporter une riche moisson, et il ne trouva rien. Il voulut se
venger, mais il fut encore decu. Ses soldats desertaient en masse;
bien peu lui restaient encore, il commanda de detruire Kourata. La
ville sacree, ses maisons, ses rues, ses arbres meme avaient ete
consacres au service de Dieu; un tel sacrilege etait au-dessus meme de
la sceleratesse des soldats abyssiniens. Theodoros dut s'en retourner
a Debra-Tabor. Pendant une semaine ou deux il continua a ravager les
campagnes, mais avec bien peu de succes; chaque fois les difficultes
etaient plus grandes; les paysans avaient perdu leur premiere frayeur;
ils se defendaient chez eux et defiaient meme les chefs elegamment
equipes; quelques partisans encore restaient fideles a leur souverain;
mais le jour n'etait pas eloigne ou tout prestige etant tombe il se
trouverait un homme qui braverait son roi, bien que sacre.

La position des Europeens etait vraiment penible. Rien n'est a
comparer a tout ce qu'ils ont eu a souffrir pendant la derniere annee
de leur sejour, pour plaire a ce tigre feroce, enrage et furibond.
Theodoros etait completement change; quiconque l'eut connu dans les
premiers jours de sa puissance n'eut plus reconnu le jeune prince
elegant et chevaleresque, ou le fier et juste empereur, dans
l'homicide monomane de Debra-Tabor.

Peu de jours avant notre depart pour Magdala (apres l'assemblee
politique), MM. Staiger, Brandeis et les deux chasseurs primitivement
arretes, prevoyant que nous serions bientot jetes en prison et
probablement enchaines, profiterent d'une permission anterieure qui
les autorisait a rester aupres de Madame Flad pendant l'absence de son
mari, afin de se tenir loin de l'orage qui les menacait. Mackelvie,
l'un des premiers captifs et serviteur du capitaine Cameron, se
pretendant malade, demeura aussi en arriere, et bientot apres prit du
service aupres de Sa Majeste. Mackerer, autre prisonnier, serviteur
aussi du capitaine Cameron, etait deja au service de l'empereur,
preferant cette position a une seconde captivite a Magdala. Ils
s'inquietaient fort peu alors du temps qu'ils avaient a passer a ce
service.

Madame Rosenthal, a cause de sa sante, ne put alors nous accompagner.
Plus tard elle demanda plusieurs fois l'autorisation d'aller rejoindre
son mari, mais toujours sous quelque pretexte specieux cette
autorisation lui fut refusee jusqu'a deux mois avant notre
elargissement. Madame Flad et ses enfants eurent le meme sort, ayant
ete confies aux _gens de Gaffat_ par son mari au moment de son depart.

Le nombre des Europeens retenus par Theodoros pendant notre captivite
a Magdala, y compris M. Bardel, etait de quinze, sans compter deux
dames et plusieurs personnes d'une classe inferieure.

Theodoros ne fut pas plutot retourne a Debra-Tabor, apres nous avoir
envoyes a Magdala, qu'il crea, avec l'aide des Europeens, une fonderie
de canons, de grosseurs et de poids differents, ainsi que des mortiers
de fort calibre. Gaffat, ou la fonderie avait ete etablie, etait
situee a quelques milles de Debra-Tabor, et chaque jour Theodoros
avait l'habitude d'y venir avec une petite escorte et accompagne
du surintendant des travaux. Ces jours-la les quatre Europeens
qui n'avaient pas ete conduits a Magdala (M. Staiger et ses amis)
habituellement venaient presenter leurs hommages a l'empereur; mais
ne travaillaient pas. Mackerer et Mackelvie avaient ete mis en
apprentissage chez les _gens de Gaffat_ et s'efforcaient de plaire a
l'empereur qui, pour les encourager, leur fit present d'une chemise de
soie et de 100 dollars a chacun.

Un matin que, selon leur usage, ils etaient venus, Theodoros d'une
voix pleine de colere leur demanda pourquoi ils ne travaillaient pas
comme les autres. Ils s'apercurent aussitot a son ton, a ses manieres,
qu'il serait imprudent de refuser sa demande, et s'inclinant sous
cet ordre ils se mirent a l'ouvrage. Theodoros, pour temoigner sa
satisfaction, ordonna qu'ils fussent revetus de robes d'honneur et
leur envoya 100 dollars. Pendant quelque temps ils travaillerent a la
fonderie, mais plus tard ils furent envoyes avec M. Bardel pour
faire des routes pour l'artillerie; Theodoros, selon sa precaution
ordinaire, en faisait faire deux a la fois, une dans la direction de
Magdala, l'autre conduisant a Godjam; c'etait afin que tout son peuple
aussi bien que les rebelles ignorassent ses mouvements.

A cette meme epoque M. Brandeis et M. Bardel se rencontrerent a des
sources thermales, situees non loin de Debra-Tabor, ou ils s'etaient
rendus avec l'autorisation de Sa Majeste, pour le retablissement de
leur sante. Bien que M. Bardel ne fut pas le bienvenu, etant justement
deteste de tout le monde, cependant une douce intimite s'etablit entre
ces messieurs, et dans une heure d'epanchement M. Brandeis revela a M.
Bardel un complot d'evasion projete avec ces messieurs, lui offrant
en meme temps d'en faire partie. Au bout de quelques jours ils
retournerent a Debra-Tabor ou du moins a quelque distance de cette
ville ou etait leur chantier de travail.

Ils se mirent alors a l'oeuvre pour completer les divers arrangements
a prendre, et enfin tout etant pret, ils choisirent la nuit du 25
fevrier pour leur evasion. Vers les dix heures du soir M. Bardel ayant
jete un coup d'oeil dans la tente ou tous se trouvaient assembles, et
voyant que tout etait pret, pretendit avoir oublie quelque chose chez
lui, et pria ces messieurs de l'attendre quelques minutes. Ils y
consentirent; mais M. Bardel etant monte a cheval, partit au galop
pour aller trouver Theodoros. Cet homme sans principes, que les
Abyssiniens eux-memes regardaient avec defiance, avait bassement
trahi, sans pitie pour leur malheur, ces pauvres gens qui s'etaient
fies a lui. Theodoros fut tout surpris lorsque M. Bardel lui dit que
les quatre Europeens qu'il avait pris a son service, ainsi que M.
Mackerer, etaient sur le point de deserter: "Mais n'etes-vous pas
aussi un des leurs?" lui demanda Theodoros. M. Bardel avoua qu'en
effet il faisait partie du complot; mais que c'etait afin de prouver
son attachement a son maitre en le lui revelant; que d'ailleurs
il pouvait s'en assurer de ses propres yeux. Theodoros aussitot
l'accompagna a la tente ou les autres attendaient avec anxiete le
retour de leur compagnon. Quel ne fut pas leur etonnement et leur
effroi lorsqu'ils virent arriver l'empereur en compagnie du traitre!

Theodoros avec calme leur demanda pourquoi ils se montraient si
ingrats et pourquoi ils voulaient s'enfuir. Ils repondirent qu'il leur
tardait de revoir leur patrie. Ils furent alors livres aux soldats
qui accompagnaient sa Majeste, et chacun d'eux lie a l'un de ses
serviteurs, se vit mettre les chaines aux pieds et aux mains. Tous
leurs compagnons furent depouilles de leurs vetements, frappes de
verges, et plusieurs meme en moururent. Leur position des ce jour-la
fut des plus terribles, ils furent enfermes d'abord avec une centaine
d'Abyssiniens tout nus et mourants de faim, et furent temoins de
l'execution d'un millier d'entre eux. Plusieurs avaient ete leurs
camarades de lit, aussi s'attendaient-ils a chaque instant a payer de
leur vie la faute de leur folle entreprise. Cependant au bout d'un
certain temps Theodoros les traita un peu mieux que les autres
prisonniers: il leur donna une petite tente pour eux seuls, leur
permit de mettre leurs vetements et les autorisa a avoir des
serviteurs pour leur preparer leur nourriture.

En avril 1867 la rebellion avait pris une telle extension, que, a part
quelques provinces voisines de Magdala, cette forteresse et une autre,
_le Zer Amba_, pres de Tschelga, Theodoros ne pouvait pas meme dire
sienne la portion de terrain sur laquelle sa tente etait plantee. Les
ouvriers europeens avaient fabrique quelques fusils pour lui; mais
craignant qu'a Gaffat ils ne fussent enleves par des rebelles,
Theodoros se decida a les faire transporter a son camp. Il prit
pour pretexte la reception d'une lettre de M. Flad, parut fache des
nouvelles qu'il avait recues, et couvrit ainsi son ingratitude envers
ses fideles serviteurs d'une excuse specieuse.

Le 14 avril, Theodoros alla a Gaffat, s'arreta au pied de la colline
sur laquelle cette ville est batie, fit appeler les Europeens et leur
dit qu'il avait recu une lettre de M. Flad, traitant des questions
serieuses, et que, ne pouvant se fier a eux, comme ils etaient si
eloignes de lui, ils iraient a Debra-Tabor jusqu'au retour de M. Flad,
qu'alors tout s'expliquerait; il ajouta qu'il avait appris que des
preparatifs etaient faits pour la reception des troupes anglaises a
Kedaref, mais que s'il etait tue ils mourraient les premiers. L'un
des Europeens, M. Moritz Hall, se plaignit des traitements injurieux
auxquels ils etaient soumis apres de longs et fideles services:
"Tuez-nous tout a fait, s'ecria-t-il, mais ne nous deshonorez pas de
cette maniere; si dans la lettre que vous avez recue il y a quelque
chose qui nous accuse, pourquoi ne la faites-vous pas lire devant
votre peuple? La mort est preferable a d'injustes soupcons."
Theodoros, en colere, lui ordonna de se taire, et les envoya tous,
sous escorte, a Debra-Tabor; leurs femmes et leurs familles les
suivirent; toutes leurs proprietes furent confisquees, mais plus tard
elles furent rendues en partie, et leurs outils et leurs instruments
de travail leur ayant ete renvoyes, l'ordre leur fut donne de se
remettre a l'ouvrage. Une fois les Europeens et les fusils en surete
dans son camp, Theodoros quitta Debra-Tabor pour une expedition de
maraudage; mais a Begemder il rencontra une resistance si opiniatre de
la part des paysans, que ses soldats finirent par murmurer.

Afin de les calmer, il les conduisit vers Foggara, plaine fertile
situee an nord-ouest de Begemder; mais il n'y trouva absolument rien.
Tout le grain avait ete enfoui, et le betail transporte dans une autre
partie eloignee de la contree. L'un de nos delegues, que M. Rassam
lui avait envoye, le trouva dans cette plaine et a son retour il nous
donna les plus tristes details sur la conduite de l'empereur: les
flagellations, la bastonnade, les executions etaient journellement
employees, et il etait devenu si avide d'argent, qu'il avait
emprisonne plusieurs de ses propres serviteurs, fixant la rancon de
chacun d'eux a 100 dollars. Pendant son absence les _gens de Gaffat_
se consulterent pour savoir quel serait le meilleur moyen de regagner
les faveurs de l'empereur, et ils deciderent de lui fabriquer un
immense mortier. Theodoros en fut tout rejoui. Une fonderie fut
etablie et le _Grand Sebastopol_ qui etait destine a l'ecraser et a
etre notre moyen de salut, fut commence.




XVII


Arrivee de M. Flad de l'Angleterre.--Il remet une lettre et un message
de la reine d'Angleterre.--L'episode du telescope.--On prend soin
de nos interets.--Theodoros ne cedera qu'a la force.--Il recrute son
armee.--Ras-Adilou et Zallallou desertent.--L'empereur est repousse
a Belessa par Lij-Abitou et les paysans.--Expedition contre
Metraha.--Ses cruautes dans cette localite.--Le _Grand Sebastopol_
est fabrique.--La famine et la peste obligent l'empereur a lever son
camp.--Difficultes de sa marche vers Magdala.--Son arrivee dans le
Dalanta.

Peu de temps apres que les _gens de Gaffat_, eurent ete diriges sur
Debra-Tabor, M. Flad arriva d'Angleterre et alla trouver Theodoros a
Dembea, le 26 avril. Leur premiere rencontre ne fut pas tres-aimable.
M. Flad remit a Sa Majeste la lettre de la reine d'Angleterre ainsi
que celles du general Merewether, du docteur Beke et des parents des
premiers prisonniers. En presentant la lettre du general Merewether
a Theodoros, M. Flad lui dit qu'il lui apportait un present de ce
Monsieur, un excellent telescope. Theodoros lui demanda de le voir. Le
telescope fut difficile a mettre a la portee de la vue de Theodoros,
et comme cela prenait du temps M. Flad ne put achever de le mettre en
place a cause de l'impatience de Sa Majeste qui lui dit: "Emportez-le
dans votre tente, nous l'examinerons demain; mais je vois bien que ce
n'est pas un bon telescope: je sais qu'il m'a ete envoye parce qu'il
n'etait pas bon."

Theodoros ensuite ordonna a chacun de se retirer et ayant invite M.
Flad a s'asseoir, il lui demanda: "Avez-vous vu la reine?" M. Flad lui
repondit affirmativement, ajoutant qu'il avait ete gracieusement recu
et qu'il avait a communiquer a Sa Majeste un message verbal de la part
de la reine. "Qu'est-ce que c'est?" demanda aussitot Theodoros. M.
Flad repondit: "La reine d'Angleterre m'a charge de vous informer,
que si vous ne renvoyez pas au plus tot dans leur pays ceux que vous
retenez captifs depuis si longtemps, vous ne devez vous attendre
a aucun temoignage d'amitie de sa part." Theodoros ecouta fort
attentivement et meme se fit repeter le message plusieurs fois.
Apres un certain silence, il dit a M. Flad: "Je leur ai demande un
temoignage d'amitie, et ils me l'ont refuse. S'ils veulent venir et se
battre, qu'ils viennent, et qu'on m'appelle _femme_ si je ne les bats
pas."

Le lendemain, M. Flad lui offrit plusieurs presents de la part
du gouvernement anglais, du docteur Beke, et de quelques autres
personnes; il avait mis a part les provisions qu'il avait apportees
pour nous, mais tout fut envoye dans la tente royale, ainsi que 1,000
dollars qui nous etaient destines. Theodoros s'empara de tout sous
pretexte que les routes etaient dangereuses, et qu'il enverrait un
mot a M. Rassam a Magdala a ce sujet. Le 29, Theodoros fit prendre de
nouveau le telescope: l'un de ses officiers l'ayant examine le trouva
excellent, mais Theodoros pretendit qu'il ne pouvait rien apercevoir
au travers: "Il m'a ete envoye parce qu'il n'etait pas bon,"
repetait-il, "c'est la meme histoire qu'il y a quelques annees lorsque
Basha Falaka (le capitaine Speedy) m'envoya un tapis par M. Kerans;
mais par la puissance de Dieu j'enchainai le porteur du tapis.
L'individu qui m'envoie le telescope a voulu se moquer de moi, c'est
comme s'il me disait: Parce que tu es roi je t'envoie un excellent
telescope avec lequel tu ne verras rien." M. Flad fit tout ce qu'il
put pour desabuser Sa Majeste et la convaincre que le telescope lui
avait ete envoye comme temoignage d'amitie; mais Theodoros devenant de
plus en plus colere, M. Flad pensa qu'il valait mieux se taire.

Le mardi 30, Theodoros fit encore appeler M. Flad et lui annonca qu'il
allait l'envoyer rejoindre sa famille a Debra-Tabor. M. Flad saisit
cette occasion pour lui faire le recit complet des rapports que
les rebelles avaient avec la France, et leur desir de se mettre en
relation avec nous; il assura a Theodoros que s'il ne se conformait
pas a la demande de la reine, il attirerait sur lui une guerre
desastreuse. Theodoros ecouta avec beaucoup de froideur et
d'indifference et lorsque M. Flad eut fini de parler, il lui repondit
tranquillement: "N'ayez nulle crainte; la victoire vient de Dieu. J'ai
foi dans le Seigneur et j'espererai en lui; je ne me confie pas en
ma puissance. J'ai foi en Dieu qui dit: Si vous aviez de la foi gros
comme un grain de moutarde, vous transporteriez les montagnes." Il
ajouta que bien qu'il n'eut pas enchaine M. Rassam, cela revenait au
meme; que celui-ci ne lui aurait jamais envoye des ouvriers. Il savait
deja du temps de Bell et de Plowden que les Anglais n'etaient pas ses
amis, seulement s'il en avait bien agi avec ces derniers c'etait parce
qu'il leur devait personnellement des egards. Il finit en disant:
"Je remets tout au Seigneur: c'est lui qui decidera sur le champ de
bataille."

Theodoros avait exhale sa colere a propos du telescope afin de cacher
son desappointement sur la question politique. Il avait dit une fois
a l'un des ouvriers, an moment ou il ecrivait a M. Flad de lui amener
des artisans: "Vous ne me connaissez pas encore; mais je veux que vous
me traitiez de fou, si par mon habilete je ne les oblige pas a faire
ce que je veux." Au lieu d'ouvriers, d'hommes blancs qu'il eut gardes
comme otages, Theodoros recut une depeche categorique declarant "qu'il
ne devait esperer aucun temoignage d'amitie qu'il n'eut d'abord mis
en liberte tous ceux qu'il avait si longtemps et si deloyalement
detenus." Sa reponse, pleine d'humilite, devait plaire a ses
partisans; ils etaient superstitieux et ignorants et avaient une
certaine confiance en ses paroles pleines d'esperance.

Les desertions avaient considerablement amoindri les troupes de
Theodoros. Il connaissait tres-bien la fascination qu'exerce une
nombreuse armee dans un pays comme l'Abyssinie; aussi afin d'augmenter
ses forces affaiblies, apres avoir pille quatre ou cinq fois Dembea
et Taccosa, il depecha une proclamation aux paysans dans les termes
suivants: "Vous n'avez plus ni toit, ni grain, ni betail. Ce n'est pas
moi qui vous en ai prives: c'est Dieu qui l'a fait. Venez avec moi et
je vous conduirai dans des lieux ou vous aurez de quoi manger et du
betail en abondance, et je punirai ceux qui sont la cause que la
colere de Dieu est venue sur vous." Il fit de meme pour le district
de Begemder qu'il avait completement detruit; et plusieurs de ces
malheureux affames et miserables, ne sachant ou aller ni comment
vivre, furent bien aises d'accepter ses offres.

La position de Theodoros n'etait pas une position enviable. Dans le
mois de mai, Ras-Adilou, et tous les hommes de Yedjow, les seuls
cavaliers qui lui restassent, quitterent son camp ouvertement en
plein midi, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs
serviteurs. Theodoros craignit en poursuivant les deserteurs de
fournir une nouvelle occasion de desertion a une partie des soldats
qui lui restaient et qui probablement auraient profite de la
circonstance, non pour poursuivre, mais pour rejoindre les fuyards.
Peu de temps auparavant un jeune chef de Gahinte, nomme Zallallou, a
la tete de deux cents cavaliers, s'etait enfui dans sa patrie, et par
son influence, tous les paysans de ce district s'etaient armes et
s'etaient prepares a defendre leur pays contre Theodoros et son armee
affamee. Le meme jour qu'il quittait le camp imperial, Zallallou
rencontra quelques-uns de nos serviteurs en route pour Debra-Tabor, ou
ils allaient se procurer quelques provisions; tout ce qu'ils avaient
leur fut enleve, leurs vetements leur furent arraches et ils furent
faits prisonniers pendant quelques jours.

Ce fut environ vers cette epoque que les provinces de Dahonte et de
Dalanta prirent parti pour les Gallas, chasserent les gouverneurs que
Theodoros leur avait imposes et s'emparerent des bestiaux, des mules,
des chevaux appartenant a la garnison de Magdala et qui avaient ete
envoyes dans ces provinces, selon la coutume, avant la saison des
pluies, a cause de la rarete de l'eau sur l'Amba. Theodoros pouvait
a peine appeler _son empire_ la petite portion de terrain qui lui
restait encore de cette vaste contree qu'il possedait au commencement,
en juin 1867; on pouvait dire de lui que c'etait un roi sans royaume
et un general sans armee. Magdala et Zer-Amba etaient toujours occupes
par ses troupes; mais a part ces deux forts, il ne lui restait plus
rien; son camp ne se composait que de soldats mutines ou la desertion
avait fait de tels vides qu'a peine pouvait-il compter six a sept
mille hommes, dont la majorite se composait de paysans qui l'avaient
suivi uniquement pour ne pas mourir de faim. A plusieurs milles autour
de Debra-Tabor le pays ne presentait qu'un desert et Theodoros voyait
arriver avec effroi la saison des pluies; car il n'avait aucune
provision dans son camp et il avait a nourrir un grand nombre de
serviteurs, le peuple de Gondar et une armee innombrable de bouches
inutiles.

Il ne fallait pas songer a piller le Begemder; les paysans etaient
toujours sur le qui-vive et au moindre signe ils etaient sur pied,
tuant les maraudeurs, et se tenant hors de portee des fusiliers qui
accompagnaient l'empereur. Theodoros se souvint alors d'un district
qui n'avait pas encore ete pille, c'etait le Belessa, situe an
nord-est de Begemder. Afin d'en surprendre completement les habitants,
quelques jours auparavant il annonca qu'il allait faire une expedition
dans une direction tout a fait opposee et pour que son armee eut
une apparence plus formidable, il donna l'ordre que tous ceux qui
possedaient un cheval, une mule ou un serviteur les envoyassent,
sous peine de mort, pour accompagner l'expedition. Les habitants de
Belessa, loin d'etre surpris, avaient ete informes de ses projets par
leurs espions, et Theodoros, a son grand desappointement, s'apercut
avant d'arriver que leurs villages etaient en feu, les paysans ayant
prefere detruire eux-memes leurs demeures que de les voir devaster.
Sous la conduite d'un chef intrepide, Lij-Abitou, jeune homme d'une
bonne famille, officier fugitif de la maison de l'empereur, les
paysans bien armes avaient pris position sur un petit plateau, separe
seulement par un ravin etroit de la route que devait suivre Theodoros.
Au grand etonnement de celui-ci, au lieu de se sauver a la vue des
chevaux de bataille du souverain, les paysans non-seulement ne
reculerent pas, mais quelques-uns de leurs chefs bien montes
s'avancerent hors des rangs pour defier Theodoros lui-meme. Les
astrologues devaient lui avoir dit que le jour n'etait pas favorable,
car apres que plusieurs des chefs qui avaient porte le defi eurent ete
tues sur le champ de bataille, Theodoros refusa de conduire ses hommes
en personne, et sans essayer meme de resister, il donna l'ordre de se
retirer. Belessa etait sauve; ces voleurs affaiblis, mourants de
faim, que Theodoros appelait des soldats passerent une nuit pleine
d'angoisses; fatigues, affames et geles, ils n'oserent dormir, car les
paysans auraient pu les surprendre et les attaquer a tout moment. Les
cruautes exercees par Theodoros apres son retour de Debra-Tabor furent
terribles; elles sont trop horribles meme pour etre racontees. A la
fin fatigue de se venger sur des innocents, sa pensee se tourna vers
un lieu qu'il pourrait aisement piller; c'etait l'ile de Metraha.

Cette ile, situee dans la mer de Tana, a vingt milles environ an nord
de Kourata, est separee de la terre ferme seulement par quelques
centaines de metres. C'etait un asile protege par le caractere sacre
des pretres et des moines qui y residaient en paix; et en meme temps
les marchands et les proprietaires y envoyaient leurs biens et leurs
provisions pour y etre plus en surete. Theodoros n'eut aucun scrupule
de violer le sanctuaire de l'ile. Depuis longtemps il avait viole
l'asile que l'eglise offre a tous et il n'hesita pas a ajouter un
autre sacrilege a ses crimes si nombreux. A son arrivee a Metraha
il ordonna a ses gens de lui construire des radeaux. Tandis qu'ils
etaient occupes a ces constructions, un pretre arriva dans un bateau,
et s'approchant a portee de la voix s'informa de ce que desirait
l'empereur. Theodoros lui dit que c'etait le grain qu'ils avaient dans
leurs greniers. Le pretre repondit qu'ils le lui enverraient; mais
Theodoros voulant autre chose que le grain dit au pretre qu'il n'avait
rien a craindre, mais de lui faire envoyer les bateaux des insulaires.
Il s'engagea solennellement a ne pas les inquieter, et a n'emporter
rien que le grain qu'ils avaient. Le pretre retourna dans l'ile,
informa les habitants de la conversation qu'il avait eue avec
l'empereur, et la majorite s'etant prononcee pour satisfaire a la
requete du souverain, il fut decide que tous les bateaux convenables
seraient conduits vers la terre ferme. Les quelques personnes qui
n'avaient pas eu confiance dans la parole de l'empereur descendirent
dans leurs canots, et ramerent dans une direction opposee. Theodoros
ordonna aussitot que l'on fit feu sur eux avec les petits canons qu'on
avait apportes; on obeit; mais on manqua les fugitifs, ce qui irrita
encore plus l'empereur. Des que Theodoros et la meilleure partie de
son armee eurent aborde dans l'ile, ils enfermerent tous les habitants
qui etaient restes, dans les plus grandes maisons, et apres s'etre
empares de tout l'or, de l'argent, du grain et des marchandises qu'ils
avaient pu trouver, ils mirent le feu au village et brulerent vivants
les pretres, les marchands, les femmes et les enfants. Pendant quelque
temps l'abondance regna de nouveau au camp. L'ordre de fondre le grand
canon avait ete mis a execution; le jour ou il devait etre termine
arriva enfin et l'empereur et les ouvriers attendirent avec anxiete
le resultat de leurs travaux. Les Europeens, consternes, apercurent
bientot qu'ils avaient manque leur affaire. Theodoros pourtant ne se
montra point fache, il leur dit de ne pas craindre mais d'essayer
encore, que peut-etre ils reussiraient mieux une seconde fois. Il
examina soigneusement chaque partie de la fabrication, afin de trouver
la cause de l'insucces; et il s'apercut bientot qu'il etait du a la
presence de l'eau autour du moule. On se remit aussitot a l'ouvrage,
Theodoros fit ouvrir une grande et profonde tranchee sur le bord du
moule. Ce drainage enleva toute humidite et une seconde tentative
reussit completement. Theodoros fut transporte de joie; il fit de
magnifiques presents aux ouvriers et fit preparer tout ce qui etait
necessaire pour porter avec lui cette immense piece.

Pendant les pluies de 1867 les ennuis de Theodoros ne firent que
croitre; en verite le chatiment de sa conduite perverse se faisait
sentir bien lourdement, et pour sa fiere nature ce devait etre une
agonie constante. Les rebelles maintenant craignaient si peu Theodoros
que chaque nuit ils attaquaient son camp, et veillaient constamment
pour s'emparer des maraudeurs ou des soldats qui montaient la garde.
Ils avaient fini par inspirer une telle terreur a ces soldats que pour
les proteger et en meme temps pour empecher la desertion jusqu'a un
certain point, Theodoros avait fait elever une grande defense au pied
de la colline sur laquelle son camp etait etabli. Les deux ennemis se
livraient une guerre d'extermination; Theodoros n'avait aucune pitie
pour les paysans dont il parvenait a s'emparer; de leur cote ceux-ci
torturaient et mettaient a mort tous les hommes du camp de l'empereur
qu'ils pouvaient surprendre. Le recit detaille des atrocites commises
par l'empereur pendant le dernier mois de son sejour a Begemder serait
trop horrible pour des oreilles humaines; qu'il nous suffise de dire
qu'il brula vivants ou condamna a des morts plus cruelles encore dans
ce court espace de temps plus de trois mille personnes! Sa rage etait
si forte alors que ne pouvant satisfaire sa vengeance en punissant
ceux qui l'insultaient chaque jour et le volaient, il passa sa colere
sur les quelques compagnons qui lui etaient restes fideles et qui
partageaient son sort. C'etaient des chefs qui avaient vecu des annees
aupres de lui, des amis qui le connaissaient depuis son enfance, des
hommes ages et respectables qui l'avaient protege aux premiers jours
de son regne, tous gens qui avaient plus ou moins souffert a cause de
leur fidelite, et qui tombaient, innocentes victimes, pour satisfaire
ses injustes violences. Plusieurs succomberent a des maladies lentes,
dans les chaines ou dans la torture, sans autre crime que celui
d'avoir aime leur maitre.

Les desertions continuaient toujours, mais les difficultes pour
s'echapper devenaient toujours plus grandes, les paysans souvent
mettaient a mort les fugitifs et les depouillaient de tout ce qu'ils
avaient. Les portes de l'enceinte etaient gardees nuit et jour par
des hommes fideles, et souvent il fallait beaucoup d'habilete et de
perseverance pour pouvoir se frayer un passage. Il m'a ete raconte une
anecdote qui montre a quels stratagemes les soldats etaient obliges de
recourir pour passer aux portes et fuir le camp. Un soir, une heure et
demie environ avant le coucher du soleil, une femme se presenta a la
porte, ayant sur la tete un grand panier plat semblable a ceux dont on
se servait pour porter le pain; elle raconta avec des larmes dans les
yeux, que son frere etait couche a tres-peu de distance de l'enceinte,
si dangereusement blesse qu'il ne pouvait marcher, qu'elle voudrait
bien lui porter un peu de pain et de l'eau, etc., etc. La sentinelle
lui permit de passer. Quelques minutes plus tard un soldat se presenta
a la porte et demanda si l'on n'avait pas vu sortir une femme, faisant
en meme temps le portrait de celle qui venait de sortir. La sentinelle
lui dit qu'en effet elle venait de passer; alors le soldat parut
entrer dans une grande colere, disant que c'etait sa femme qui s'etait
donne un rendez-vous avec son amant; et il menaca de le denoncer a
l'empereur. La sentinelle lui dit alors qu'elle ne pouvait etre loin
et qu'il lui serait facile d'aller doucement surprendre les coupables;
le soldat sortit aussitot; mais comme on devait s'y attendre il ne
reparut plus.

Aux difficultes et aux ennuis suscites par un grand corps de paysans
armes, qui jour et nuit harcelaient le camp, vint encore s'ajouter le
fleau de la famine: un petit pain abyssinien coutait un dollar; un
kilo et demi de sel, un dollar; on ne pouvait absolument pas se
procurer du beurre, et journellement cent personnes mouraient de faim.
Lorsque le grain que l'on avait derobe a Metraha fut acheve, il n'y
eut plus moyen de s'en procurer d'autre; de nouveaux pillages etait
chose impossible, et tant que Theodoros ne changerait pas son camp,
il ne devait pas esperer de se procurer les moindres provisions. Deja
toutes les mules, les chevaux et quelques moutons qui restaient encore
etaient morts faute de nourriture; ils ne pouvaient paitre dans
l'enceinte de ce camp vicie, l'herbe y ayant deja ete broutee; et
quant a les conduire dans un champ de verdure, loin de la, c'etait
tout a fait impraticable. Les pauvres betes tombaient l'une apres
l'autre et infectaient le camp par les exhalaisons qui s'elevaient de
leurs cadavres. Toutes les vaches avaient ete tuees auparavant par
ordre de Theodoros. Un jour, apres une de ses razzias, il avait ramene
a Debra-Tabor plus de quatre-vingt mille vaches; la nuit venue les
paysans s'approcherent a une certaine distance et se mirent a implorer
la pitie de l'empereur, le suppliant de leur rendre leurs bestiaux,
sans lesquels ils ne pouvaient cultiver le sol. Theodoros allait leur
accorder leur demande lorsqu'un de ces miserables qui le servaient lui
dit: "Votre Majeste ignore-t-elle qu'il y a une prophetie dans le
pays disant qu'un roi s'emparera de tout le betail; quand les paysans
viendront et le supplieront de leur rendre leur betail, le roi se
laissera toucher; mais bientot apres il mourra?" Theodoros repondit:
"C'est bon, la prophetie ne s'applique pas a moi." Et immediatement il
donna ordre que toutes les vaches, celles qu'il avait amenees comme
celles qui etaient encore dans les champs autour du camp, fussent
abattues. L'ordre fut promptement execute et l'on m'a dit que ce
jour-la on abattit plus de cent mille vaches, qui furent toutes
brulees dans la plaine a tres-peu de distance du camp.

Le lendemain Theodoros, assis devant sa hutte, apercut un homme qui
gardait une vache dans les champs; il le fit appeler et lui demanda
s'il n'avait pas entendu l'ordre donne la veille. Le paysan repondit
que oui, mais qu'il n'avait pas tue sa bete parce que sa femme etant
morte la veille en donnant le jour a un enfant, il l'avait gardee a
cause de son lait. Theodoros lui dit: "Pourquoi cela, ne saviez-vous
pas que je serais un pere pour votre enfant? Mettez cet homme a mort,
dit-il a ceux qui l'entouraient, et prenez soin de son enfant pour
moi."

Les fourgons etant prets, Theodoros se decida a marcher vers Magdala.
La peste engendree par la famine et par les miasmes qui provenaient
des monceaux de cadavres non enterres, aggravait le mauvais etat
des troupes de l'empereur; et l'on pouvait prevoir qu'avant peu de
semaines l'armee tout entiere aurait peri de maladie ou de besoin. Le
10 octobre, Sa Majeste commanda a ses soldats de mettre le feu a leurs
tentes a Debra-Tabor et de detruire entierement toute trace de leur
passage: ne laissant pour souvenir de son sejour qu'une seule eglise
elevee en expiation du sacrilege de Gondar. Cette expedition fut la
plus penible qu'il eut jamais faite; nul ne se fut aventure dans une
semblable entreprise, et aucun homme n'eut tente le rude voyage
qu'il avait en perspective; il lui fallut toute l'energie, toute
la perseverance, toute la volonte de fer dont il etait doue, pour
surmonter de si effrayantes difficultes.

Theodoros n'avait alors que cinq mille soldats, tous plus ou moins
affaiblis par la faim ou la maladie, mecontents et n'attendant qu'une
occasion favorable pour prendre la fuite. Le nombre des serviteurs
au contraire etait de quarante a cinquante mille, tous gens sans
esperance et inutiles, qu'il fallait proteger et nourrir. Il avait
encore plusieurs centaines de prisonniers a surveiller, beaucoup de
bagages a porter, quatorze fourgons, des canons et des mortiers; l'un
d'eux, le fameux _Sebastopol_, pesait a lui seul de quinze a seize
mille livres; il etait escorte de dix chariots et le tout traine par
des hommes dans un pays qui n'avait pas de route. Theodoros ne se
laissa pas abattre par ces circonstances defavorables; il sembla
pendant quelque temps avoir repris sa premiere energie, et traita
ses serviteurs avec plus d'egards. Son etape journaliere n'etait pas
longue, il ne faisait qu'un mille et demi ou deux milles tout au plus.
Une partie du camp partait de grand matin, trainant les chariots, et
protegeant les serviteurs contre les attaques des rebelles, qui
les suivaient toujours a une certaine distance, epiant l'occasion
favorable de se venger sur eux de tous les mauvais traitements qui
leur avaient ete infliges par l'empereur; une autre partie restait en
arriere pour garder tout ce qu'on n'avait pu transporter, et au retour
de la premiere escouade, tous partaient pour le lieu de halte du jour,
emportant ce qui avait ete laisse dans la matinee. L'oeuvre de la
journee n'etait point encore accomplie: le ble n'etant pas encore mur
et couvrant les champs qu'ils traversaient, Theodoros les engageait,
en leur montrant l'exemple, a arracher les epis encore verts, a les
froisser entre les mains et a se rassasier ainsi par ce frugal repas;
puis ils allaient se desalterer a la source voisine. De Debra-Tabor
a Checheo, telle fut la tache journaliere de cette faible armee de
Theodoros: des soldats atteles aux fourgons et aux chariots a la place
des chevaux et des mules qui manquaient, toujours en alerte, tonte
la contree ayant pris les armes contre eux, sans autre ressource que
l'orge non muri qu'ils arrachaient sur leur chemin, sans repos ni jour
ni nuit: telle fut la retraite de cette armee qui ne trouverait pas
son egale dans toutes les annales de l'histoire.

Les prisonniers furent les plus maltraites; plusieurs etaient
enchaines des pieds et des mains, meme les Europeens; pour faire une
courte promenade dans ces conditions c'est deja fatigant; mais faire
un mille et demi ou deux milles, sur une route inegale, avec les mains
et les pieds charges de fer, c'est une des plus cruelles tortures
qu'on puisse imaginer. Chaque jour, Madame Flad et Madame Rosenthal,
des qu'elles arrivaient au lieu de la station, renvoyaient leurs mules
aux Europeens pour qu'ils n'allassent pas a pied. Au bout de quelque
temps, M. Staiger ayant a faire un habit de gala pour l'empereur, les
fers lui furent otes des mains ainsi qu'aux cinq autres Europeens.
Les prisonniers indigenes reclamerent qu'on les autorisat a avoir une
monture. Sa Majeste, ayant su qu'ils avaient de l'argent, leur fit
dire qu'ils recevraient l'autorisation demandee moyennant un dollar
chacun. Theodoros devait etre bien gene en verite pour exiger une
telle misere. Plusieurs de ces prisonniers accepterent la condition et
moyennant quelques petits presents offerts aux chefs possesseurs de
mules, ils voyagerent plus commodement.

A Aibankab, Theodoros s'arreta quelques jours afin de laisser reposer
son armee. Pres de la s'elevent deux monceaux de pierres qui ont fait
donner a ce lieu le nom de Kimer-Dengea[25]. Voici l'histoire racontee
dans le pays a ce sujet. Une reine a la tete de son armee fit une
expedition contre les Gallas; en partant elle ordonna a chacun de ses
soldats de jeter en passant une pierre sur cette portion de champ,
et au retour elle donna encore l'ordre a ceux qui restaient de jeter
chacun une pierre a cote du premier monceau. Le premier tas est
tres-grand et le second tres-petit; on dit que la reine, jugeant par
la difference combien grandes etaient les pertes qu'elle avait faites,
ne s'aventura plus contre les Gallas.

A Kimer-Dengea Theodoros rencontra une caravane de marchands de sel
en route pour Godjam. Il leur demanda pourquoi ils portaient leurs
marchandises aux rebelles au lieu de les lui porter. Le chef de la
caravane lui repondit poliment, qu'il avait entendu dire par des
marchands que Sa Majeste avait l'habitude de bruler les gens vivants
et que par consequent il avait eu peur de se rendre aupres de lui.
Theodoros lui dit: "Il est vrai que je suis un mechant homme, mais si
vous aviez eu confiance en moi je vous aurais bien traites; mais comme
vous preferez les rebelles, j'aurai soin qu'a l'avenir vous n'alliez
plus les trouver." Puis il s'empara du sel et des mules, envoya tous
les marchands dans une maison vide; la fit entourer de bois sec, mit
des sentinelles a la porte et ensuite y fit mettre le feu.

Les paysans de Gahinte auxquels Theodoros fit offrir une amnistie
refuserent son offre; trois fois il fit une proclamation pour leur
offrir un pardon complet, a condition qu'ils retourneraient a lui.
Ils finirent par lui envoyer quelques pretres pour voir comment se
conduirait Sa Majeste. Theodoros les recut tres-bien, et leur promit
qu'il n'entrerait pas a Gahinte; il leur demandait seulement quelques
vivres; mais pour lui prouver leur sincerite ils devaient lui envoyer
de chaque village une personne influente qui residerait dans son camp
jusqu'a son depart de Begemder. Heureusement pour eux les habitants
n'accepterent pas ces conditions; Theodoros etait trop prudent pour
s'aventurer dans leur vallee; il se contenta de ravager autour de
son camp; et avant de partir fit jeter tout vivants dans les flammes
quelques pauvres miserables qui avaient ete assez simples pour aller
le rejoindre sur la foi de sa proclamation.

Theodoros arriva au pied d'une montee rapide qui mene de Begemder a
Checheo, le 22 novembre. Jusque-la la route n'avait pas ete mauvaise;
mais maintenant se dressait devant lui une cote perpendiculaire, ou
il fut oblige d'abattre d'enormes rochers pour s'ouvrir une route a
travers le basalte afin de pouvoir trainer ses chariots, ses fusils,
ses mortiers sur le Zebite, plateau situe au-dessus de la colline.

C'est vers cette epoque qu'il recut la premiere nouvelle du
debarquement des troupes britanniques a Zulla. Une apres-midi il dit
aux Europeens: "Ne vous effrayez pas si je vous envoie appeler cette
nuit. Vous veillerez, car j'apprends que quelques anes veulent me
voler mes esclaves." Les Europeens agirent comme d'habitude, et se
retirerent dans leurs tentes. Au milieu de la nuit, a l'exception d'un
homme age appele Zander et de M. Mac Kelvie, qui avait ete souffrant
de la dyssenterie pendant quelque temps, tous furent eveilles par des
soldats, d'apres l'ordre de l'empereur, qui leur avait commande de
les lui amener. Ils furent tous enfermes dans une petite tente sous
l'accusation de frivoles mefaits. Il ne leur fut pas permis de
retourner chez eux cette nuit-la; un lourd paquet de chaines furent
apportees, mais quelques chefs ayant represente a Sa Majeste que sans
le secours des prisonniers il leur serait excessivement difficile de
faire la route et de conduire les chariots; qu'ou pourrait d'ailleurs
les enchainera leur arrivee a Magdala, Theodoros consentit a ce qu'on
les laissat libres. Il leur permit meme de se retirer de jour dans
leurs tentes, lorsqu'ils ne seraient pas de service; mais la nuit,
pour leur propre surete, leur dit-il, et a cause des mauvaises
dispositions de son peuple, il les fit tous retirer dans une seule
tente a quelques metres de la sienne; sauf les quelques premiers jours
ils furent toujours traites comme des prisonniers pendant la nuit, et
le jour comme des esclaves, jusqu'au commencement d'avril.

Depuis le grand matin jusqu'a la nuit Theodoros travaillait rudement;
de ses propres mains il remuait les pierres, nivelait le terrain, ou
aidait ses gens a combler quelque ravin. Nul n'eut ose se retirer
tandis qu'il restait; et personne ne songeait ni a boire ni a manger
lorsque l'empereur montrait l'exemple et partageait la fatigue. Quand
il pouvait s'emparer de quelques paysans ou de quelques rebelles qui
erraient sur la hauteur, nuit et jour il riait a leurs depens et les
insultait, puis il les faisait perir cruellement d'une facon ou d'une
autre; mais, vis-a-vis des soldats, depuis son depart de Debra-Tabor,
il se montrait meilleur, et il s'abstint de les faire frapper de
verges et de les emprisonner comme c'etait son habitude auparavant.
Dans une ou deux circonstances il les rassembla autour de lui et se
placant sur une roche escarpee, il s'adressa a eux dans ces termes:
"Je sais que vous me haissez tous; vous voudriez tous prendre la
fuite. Pourquoi ne me tuez-vous pas? Au milieu de vous je suis seul
et vous etes des milliers." Apres un silence de quelques secondes,
il ajouta: "Eh bien! ai vous ne me tuez pas je vous tuerai tous l'un
apres l'autre."

Le 15 decembre la route etant terminee, il amena ses chariots sur la
plaine de Zebite, et y campa pendant quelques jours. Les paysans de
ce district croyant que Theodoros ne pourrait jamais atteindre leur
plateau avec tous les embarras qu'il trainait a sa suite, bien
qu'ils fussent prets a s'enfuir an moindre avertissement, n'avaient
transporte ni grains ni bestiaux; aussi Theodoros pour la premiere
fois depuis des mois, put fournir de vivres sa petite armee, et meme
faire quelques provisions pour l'avenir. De Zebite a Wadela la route
est bonne, de sorte que jusqu'aux limites du district la tache etait
facile. Ce fut le 25 de ce mois qu'il arriva sur le plateau et il
s'etablit a Bet-Hor.

Mais les difficultes de son entreprise etaient loin de toucher a leur
fin, et il avait devant lui une route qui aurait decourage un tout
autre homme que lui; quoiqu'il ne fut pas a plus de cinquante milles
de son Amba de Magdala, il avait la perspective de se tracer sa route
sur la pente escarpee de deux precipices, de traverser deux rivieres,
et de gravir deux collines a pic. Il se mit sans broncher a l'ouvrage.
Petit a petit il fit une route digne d'un ingenieur europeen, y
conduisit ses mortiers, ses canons, etc.; il pilla en meme temps, et
tint eloignes par la terreur de son nom, Wakshum Gobaze et son oncle
Meshisha, qui tous les deux surveillaient ses mouvements; non qu'ils
eussent l'intention de l'attaquer, mais parce qu'ils etaient inquiets
sur la direction qu'il prendrait, et tout disposes pour leur compte
a decamper an premier signe qui leur ferait croire que Theodoros
marchait dans la direction des provinces qu'ils _protegeaient_. Le 10
janvier il commenca a operer sa descente; il atteignit la vallee de
Jeddah le 28 du meme mois, remonta la cote opposee, et campa dans la
plaine de Dalanta le 20 fevrier 1868.


Note:

[25] Monceau de pierres.




XVIII


Theodoros dans le voisinage de Magdala.--Nos sentiments a cette
epoque.--Une amnistie accordee au Dalanta.--La garnison de Magdala
rejoint l'empereur.--M. Rosenthal et les autres Europeens sont envoyes
dans la forteresse.--Conversation de Theodoros avec M. Flad et M.
Waldmeier sur l'arrivee des troupes.--La lettre de sir Robert Napier
a Theodoros tombe entre nos mains.--Theodoros ravage le Dalanta.--Il
trompe M. Waldmeier.--On arrive au Bechelo.--Correspondance entre
M. Rassain et Theodoros.--Les fers sont otes a M. Rassam.--Theodoros
arrive a Islamgee.--Sa querelle avec les pretres.--Sa premiere visite
a l'Amba.--Jugement de deux chefs.--Il nomme un nouveau commandant a
la garnison.

Nous avons suivi l'empereur depuis le jour de notre depart de
Debra-Tabor jusqu'a son arrivee dans le voisinage de l'Amba. Pendant
tout ce temps, sauf quelques billets adressees a M. Rassam touchant la
lettre de la reine Victoria, et ceux adresses a M. Flad au sujet des
ouvriers, nous n'eumes que tres-peu de relations avec lui. Pendant
quelque temps les porteurs de depeches rencontrerent tant de
difficultes que Theodoros craignant que ses messages ecrits ne
tombassent entre les mains des rebelles, n'envoya plus que des
messages verbaux. Chaque envoye nous apportait les salutations de Sa
Majeste; avant de repartir de l'Amba il venait nous trouver par ordre
du chef, et M. Rassam renvoyait un message de politesse en reponse a
celui qu'il avait recu.

La tenue officielle des courriers de l'empereur etait trop connue pour
qu'ils pussent traverser les districts en rebellion; aussi nous
nous rejouissions de ce que toute communication etait pour jamais
interrompue entre le camp et la forteresse, lorsqu'un jour un jeune
Galla, serviteur de l'un des prisonniers politiques, arriva a l'Amba
porteur d'une lettre de Sa Majeste. Le jeune garcon avait erre de
droite et de gauche pendant assez longtemps; et cependant a part ce
qu'il recut de nous je ne crois pas qu'il ait jamais touche la moindre
chose pour avoir expose sa vie; quelques individus qui avaient des
amis et des connaissances sur la route purent aussi passer. Tous
furent tres-polis pour nous, ils portaient notre correspondance avec
celle de M. Flad, et comme ils etaient bien recompenses, nous pouvions
leur confier les lettres les plus dangereuses. C'etait pour nous un
amusement que d'avoir pour intermediaire, entre nous et nos amis du
camp imperial, le messager de l'empereur lui-meme; c'etait une petite
trahison bien permise.

Apres son arrivee a Bet-Hor, Theodoros envoya une declaration aux
districts rebelles de Dahonte et de Dalanta, leur offrant un pardon
complet pour le passe, s'engageant, _par la Mort du Christ_, a ne plus
piller ni inquieter les habitants de ces provinces s'ils rentraient
sous sa domination. Gobaze ayant promis de defendre ces districts,
ils refuserent pendant deux jours; mais ensuite le peuple de Dalanta
voyant que Gobaze au lieu de venir vers eux se tournait du cote de
Theodoros, penserent qu'apres tout c'etait peut-etre le meilleur
parti a prendre que d'accepter les offres de la depeche. Ne pouvant
resister, il valait mieux montrer de la confiance en la parole du
maitre. Mais le Dahonte ne se soumit pas, et se decida a s'opposer par
la force des armes a toute attaque de l'empereur qui aurait pour objet
de ravager la province. L'empereur ayant toujours parle, a tous ses
gens, de M. Rassam, dans des termes tres-affectueux, celui-ci fut
charge, par le chef de l'Amba, d'ecrire a Theodoros pour le feliciter
de son arrivee dans le voisinage. Cette circonstance se repeta dans
toutes les occasions semblables; les messagers qui portaient ces
lettres furent toujours bien traites par Sa Majeste. Theodoros ecrivit
aussi une ou deux fois a M. Rassam, et nous eumes une repetition de la
correspondance edifiante et polie qui s'etait echangee deja entre eux
dans les beaux jours qui suivirent notre arrivee.

Le mois de janvier 1868 fut pour nous une periode de grande
preoccupation morale, qui dura jusqu'a la fin de l'affaire
abyssinienne. Cette angoisse croissait en intensite a mesure que nous
touchions an denoument, car nous savions bien que c'etait notre vie
qui etait en jeu. Mais il y a quelque chose dans la duree meme des
evenements trop preoccupants, qui emousse la sensibilite et endurcit
le coeur. Est-ce un effet physique ou moral? Je ne sais, mais a la
longue on arrive a tout supporter pour ainsi dire avec indifference
et impassibilite. Nous avions eprouve tant de secousses depuis trois
mois, tant de fois nous nous etions attendus a etre tortures ou tues,
que les jours ou nous fumes en realite places entre l'espoir d'une
delivrance ou la mort, la crise terrible ne nous affecta pas beaucoup,
et une fois passee, nous n'y avons en quelque sorte plus pense.

Theodoros, etant reconcilie avec _ses enfants_ du Dalanta, la tache
lui devint plus facile. Plusieurs milliers de paysans lui aiderent
dans la construction de ses routes, d'autres lui apporterent une
partie de leurs provisions a Magdala, et sa bonne garnison de l'Amba
pouvant desormais traverser le plateau du Dalanta sans aucune crainte,
ils se rendirent aupres de lui, ne laissant sur la montagne que
quelques hommes ages et les sentinelles ordinaires pour garder les
prisonniers. Le 8 janvier le commandant Bitwaddad Damash et son brave
lieutenant Goji, accompagnes de sept ou huit cents hommes, partirent
pour Wadela. Plusieurs d'entre eux ne s'eloignerent pas sans battement
de coeur a la perspective de la reception qui leur serait faite par
Theodoros. Ils adoraient a distance leur empereur, mais le redoutaient
en s'approchant de lui. Sa Majeste cependant les recut tres-bien; mais
ne fut pas aimable avec tous. Il traita Damash un peu froidement;
pourtant comme il avait besoin de tout son monde, il ne fit paraitre
en aucune facon son mecontentement a regard de quelques-uns.

Quelques jours plus tard, etant arrive dans le Dalanta, il renvoya sa
garnison de Magdala, pour accompagner a l'Amba les prisonniers qu'il
avait avec lui, y compris les Europeens, et par la meme occasion il
envoya de la poudre, du plomb et des instruments appartenant aux
ouvriers. Il fut aussi permis a Madame Rosenthal d'accompagner
l'expedition, et tous arriverent a l'Amba dans l'apres-midi du 26
janvier. Les cinq Europeens etant arrives on donna la hutte de
l'interprete a M. et a Madame Rosenthal; la plus grande dont on put
disposer fut reservee pour les autres. Nous etions bien heureux d'etre
tous reunis. Les nouveaux venus avaient beaucoup de choses a nous
raconter, et nous avions aussi beaucoup a leur dire sur notre facon
de vivre. Nous etions surtout tout joyeux de l'arrivee de Madame
Rosenthal, car notre crainte mortelle etait qu'une colonne flottante
de notre armee ne fut detachee du corps principal, pour etre envoyee
au-devant de Theodoros afin de lui couper la retraite vers la
montagne; et nous craignions dans ce cas pour le sort de Madame
Rosenthal et de son enfant, connaissant le caractere de Theodoros, qui
avait probablement garde ces prisonniers comme une garantie contre la
fuite de ses captifs de Magdala.

Les envoyes allaient et venaient maintenant journellement, quelquefois
meme deux fois dans un jour, du camp a l'Amba. Tout d'abord nous
avions vu avec crainte l'arrivee de Theodoros dans le voisinage a
cause de la facilite des communications; mais comme c'etait un mal
contre lequel nous ne pouvions rien, nous nous consolames comme nous
pumes, et tout en craignant un sort pire nous nous repetames qu'il
fallait en esperer un meilleur. Nous y gagnions d'ailleurs l'avantage
de correspondre plus facilement avec M. Flad, qui avait montre
toujours beaucoup de courage et qui, depuis son retour d'Angleterre,
nous avait tenus an courant de ce que faisait Theodoros et de toutes
leurs conversations. Il nous ecrivit au commencement de fevrier pour
nous informer que, d'apres certains entretiens qu'il avait eus avec
les officiers de la maison de l'empereur, il etait certain que Sa
Majeste connaissait le debarquement de nos troupes. De plus, M. Flad
avait recu un chef venant de la part du souverain de l'Abyssinie,
pour s'informer des instructions de notre gouvernement et savoir si
Theodoros pouvait esperer que les intentions de l'Angleterre a son
egard etaient toujours pacifiques.

Nous ne doutions nullement que depuis plusieurs mois Sa Majeste ne fut
an courant du debarquement de nos troupes par ses espions; mais, vu
sa position difficile en ce moment, il lui parut plus sage de garder
le silence sur ce sujet. Cependant depuis qu'il etait arrive dans le
voisinage de l'Amba, dans sa conversation avec ses chefs, il avait
souvent donne des preuves qu'il s'attendait sous peu a se rencontrer
avec des soldats europeens. Le 8 fevrier, Theodoros dit a M.
Waldmeier, le chef des ouvriers, homme bien eleve et tres-intelligent
(pour lequel l'empereur avait eu certains egards, bien que plus tard
il l'ait mene un peu rudement), qu'il avait recu des nouvelles de la
cote qui l'informaient du debarquement de nos troupes a Zulla. Le
lendemain il fit venir M. Flad, l'attira pres de lui et lui dit: "Les
gens dont vous m'avez apporte une lettre, et que vous disiez devoir
venir sont arrives et out debarque a Zulla. Ils sont venus par la
plaine salee. Pourquoi n'ont-ils pas pris une meilleure route? celle
de la plaine salee est tres-malsaine."

M. Flad lui expliqua que, pour des troupes qui arrivaient de l'Inde,
c'etait la plus commode; que dans trois ou quatre jours ils pouvaient
atteindre la chaine de montagnes d'Agame, Theodoros lui repondit:
"Nous, nous avons fait nos routes avec de grandes difficultes, mais
pour eux c'aurait ete un jeu que de faire des routes. Il me semble que
c'est la volonte de Dieu qu'ils soient venus. Si Lui ne veut pas que
je meure, nul ne pourra me tuer; s'il a dit: Vous mourrez, nul ne
pourra me sauver. Souvenez-vous de l'histoire d'Ezechias et de
Sennacherib." Theodoros paraissait d'un calme affecte pendant cette
conversation. Deux jours apres il dit a quelques ouvriers: "Il n'y
en a pas pour longtemps avant que je voie une armee europeenne
disciplinee. Je suis comme Simeon: il etait vieux, mais avant de
mourir il eut le coeur rejoui en tenant le Sauveur dans ses bras. Je
suis bien vieux; mais j'espere que Dieu m'epargnera pour voir ces
soldats europeens. Mes soldats ne sont rien compares a une armee
disciplinee dans laquelle mille hommes obeissent an commandement
d'un seul." Evidemment il conservait l'espoir que les evenements qui
allaient se passer tourneraient a son avantage. Une autre fois il dit
a M. Waldmeier: "Nous avons une prophetie dans le pays qui dit qu'un
roi europeen doit se rencontrer avec un roi abyssinien, et que, apres
cela, un roi regnera en Abyssinie, plus grand qu'aucun autre qui y ait
jamais regne. Cette prophetie est sur le point de s'accomplir, mais je
ne sais si je sois le roi designe ou si ce sera un autre."

Nous fumes tres-heureux en recevant toutes ces nouvelles; nous avions
toujours pense qu'il connaissait le debarquement de nos troupes; mais
comme il n'avait jamais fait mention de ce fait nous etions dans le
doute a cet egard, et nous craignions sa premiere colere lorsqu'il
apprendrait cet evenement.

Le 15 fevrier une lettre du commandant en chef, adressee a Theodoros,
nous fut remise par le delegue qui en avait ete charge, parce qu'il
redoutait de la remettre a main propre. Cela nous mettait dans une
position difficile. Cependant, en ce qui concerne la traduction en
amharie, il valait mieux qu'elle ne fut pas arrivee entre les mains
de Theodoros, attendu que sur plusieurs points tres-importants, cette
traduction avait, dans une autre circonstance, donne un sens tout
different de l'original. J'etais tout rejoui du langage plein de
fermete du commandant.

La lettre etait aussi ferme que polie, et je me sentais heureux et
fier, meme dans ma captivite, qu'un general anglais eut enfin dechire
le voile de fausse humilite qui trop longtemps avait obscurci le genie
fier et intrepide de l'Angleterre. Nous nous sentions fortifies par
la conviction que l'heure avait sonne ou le droit prevaudrait sur
l'injustice, et ou l'impitoyable despote qui avait agi a notre egard
avec tant de perfidie, allait enfin recevoir le juste salaire de son
iniquite.

Vu les dernieres nouvelles que nous avions recues du camp imperial,
nous craignimes que Theodoros voulut se venger sur nous de tous
ses desappointements et se mit en fureur eu voyant tous ses plans
renverses par le debarquement de notre armee; c'est pourquoi nous
decidames de garder le document important qui nous etait tombe
accidentellement entre les mains. Il pouvait nous servir comme une
arme defensive toute puissante, dans le cas ou un changement aurait
lieu dans la conduite que Theodoros avait adoptee, depuis que nous
avions appris l'arrivee des hommes envoyes pour effectuer notre
delivrance. Nous connaissions trop bien l'empereur pour n'avoir pas a
craindre constamment.

La conduite pacifique de Theodoros ne pouvait pas durer longtemps. Les
habitants du Dalanta, confiants dans ses promesses, et desireux de lui
prouver leur devouement, firent tout ce qui etait en leur pouvoir,
charriant ses provisions a l'Amba, ou travaillant sur ses routes sous
sa direction. La fidelite avec laquelle il avait garde sa parole
vis-a-vis des habitants du Dalanta decida d'autres districts du
voisinage a lui envoyer des deputations pour implorer leur pardon, lui
offrant de payer un tribut et de lui fournir des approvisionnements,
s'il voulait leur accorder les memes faveurs qu'an peuple du Dalanta.
Si Theodoros avait ete sage, il avait la une excellente occasion de
regagner une portion de ce royaume qui lui echappait; et s'il eut
toujours ete fidele a sa parole, toutes les provinces l'une apres
l'autre, degoutees de la pusillanimite de leurs chefs de revolte,
seraient venues se remettre sous son joug. Mais l'empereur etait trop
amateur de razzias et d'ailleurs, selon son opinion, les paysans ne
lui fournissaient pas assez de vivres. Comme il n'ignorait pas que le
district etait excessivement riche en grain et en betail, insouciant
de son veritable interet, le 17 fevrier il donna l'ordre a ses soldats
d'aller fouiller les maisons des paysans.

Pris a l'improviste, un tres-petit nombre d'entre eux chercherent a
resister. Theodoros reussit donc an dela de son attente: grains et
bestiaux affluaient an camp; et afin d'economiser ses provisions,
Theodoros autorisa les habitants de Gondar, qui etaient encore avec
lui, a s'en aller vivre ou bon leur semblerait, avec leurs femmes et
leurs enfants, y compris les soldats et les chefs fugitifs. Depuis son
depart de Checheo, il avait organise une bande de pillards composee
uniquement des femmes les plus fortes et les plus hardies de son camp:
Theodoros etait tout rejoui de leur air martial, et l'une d'elles
ayant tue un chef inferieur et lui ayant apporte le sabre de son
adversaire, il en fut tellement enchante, qu'il lui donna un
commandement et lui offrit un de ses pistolets. Nous connaissions
assez le caractere de l'empereur pour savoir que si une fois encore
il se remettait au pillage et au massacre, il perdrait aussitot cette
politesse, cette amenite qu'il nous avait montree dans ces derniers
temps, et que probablement le debarquement de nos troupes changerait
ses dispositions a notre egard. Nous ne fumes donc pas etonnes
d'entendre dire qu'il s'etait pris de querelle avec les Europeens qui
se trouvaient encore aupres de lui. Il est probable aussi que vers
cette epoque quelque copie du manifeste du commandant envoyee aux
differents chefs, lui etait tombee entre les mains, attendu qu'on
l'a retrouvee parmi ses papiers apres sa mort. Sans cela on ne
comprendrait pas le motif de son changement soudain. Sans aucune autre
raison il commenca a suspecter ses ouvriers, et tout en leur ordonnant
de se tenir prets a travailler pour lui, pendant plusieurs jours il ne
leur permit pas de se rendre a leur ouvrage.

Un jour, M. Waldmeier en rentrant pour prendre son repas du soir, se
mit a causer avec un espion de l'empereur, sur la marche de l'armee
anglaise. M. Waldmeier entre autres choses, lui dit que ce serait
un acte de sagesse de la part de Sa Majeste de se rendre favorable
l'Angleterre, attendu qu'il ne comptait pas un seul ami dans toute
l'Abyssinie. L'officier s'etant hate de rapporter cette conversation a
Theodoros, celui-ci entra dans une grande colere et fit appeler tous
les Europeens; pendant quelques instants sa fureur fut si grande,
qu'il ne put parler, et qu'il allait et venait regardant avec des yeux
ardents ces pauvres etrangers et tenant son epee a la main d'une facon
menacante. A la fin il s'arreta devant M. Waldmeier, et l'interpella
dans des termes insolents: "Qui etes-vous? chien que vous etes. Rien
qu'un ane, un miserable venu d'un pays eloigne pour etre mon esclave,
que j'ai paye et nourri des annees? Que pouvez-vous comprendre, vous,
mendiant, a mes affaires? Est-ce que vous pretendez m'enseigner ce que
je dois faire? Un roi vient pour s'entendre avec un roi. Est-ce que
vous comprenez quelque chose a cela?" Puis il se jeta sur le sol et
lui dit: "Prenez mon epee et tuez-moi; mais ne me deshonorez pas," M.
Waldmeier tomba alors a ses pieds et lui demanda pardon; l'empereur se
leva mais refusa son pardon, puis l'avant fait relever a son tour, il
lui ordonna de le suivre.

Le 18 fevrier Theodoros etablit son camp sur le plateau du Dalanta,
et le lendemain les chefs de l'Amba, avec leur telescope, pouvaient
suivre une partie de l'armee en marche sur la route qui descend
jusqu'an Bechelo. Theodoros avait capture environ un millier de
prisonniers lorsqu'il avait devaste le Dalanta, et c'etaient ces
hommes qui, accompagnes d'une forte escorte, marchaient vers le
Bechelo; mais ils etaient a peine a mi-chemin, que l'empereur leur fit
dire de retourner dans leur province.

Pendant quelque temps encore les communications entre l'Amba et le
camp furent interrompues. Les quelques chefs et les soldats qui
etaient restes a Magdala, ne voyaient pas sans crainte ce dernier acte
de trahison de la part de leur maitre, car cela ne presageait rien de
bon pour eux malgre les privations qu'ils avaient eu a supporter, dans
l'accomplissement des charges dont ils avaient ete investis. Nous
eumes beaucoup de peine a trouver des messagers qui voulussent
traverser la vallee du Bechelo a cause de l'etat de trouble du pays,
depuis le pillage du Dalanta. Les nouvelles qu'ils nous apporterent
etaient assez bonnes. Sa Majeste s'etait reconciliee avec M. Waldmeier
et traitait de nouveau ses ouvriers avec egard et douceur. Cependant
Theodoros ne les avait pas encore autorises a aller travailler, et
ils couchaient tous ensemble dans une tente voisine de la sienne,
precaution a laquelle il avait renonce pendant quelque temps. Il
causait souvent, soit avec ses soldats, soit avec les Europeens, de
l'arrivee de nos troupes; parfois il temoignait le desir de se battre
avec elles, tandis que d'autres fois il avait des paroles tout a fait
conciliantes. Il avait parle de nous en dernier lieu avec durete;
mais contrairement a son habitude il ne parlait plus de M. Stern avec
colere. Il mentionnait souvent une lettre de Madame Flad, qui l'avait
grandement offense quelques annees auparavant. Cette dame y faisait
allusion a l'invasion probable des Anglais et des Francais, et
ajoutait qu'elle ne croyait pas que Theodoros en eprouvat de la
crainte. Celui-ci disait alors: "Madame Flad a raison: ils approchent,
et je ne les crains pas."

Le 14 mars, Sa Majeste suivie de tous ses chariots, ses canons, ses
mortiers, arriva dans la vallee du Bechelo. D'apres une lettre que
nous recumes de M. Flad, il paraissait que Sa Majeste avait grande
hate d'arriver a Magdala. Les Europeens etaient toujours traites
convenablement, mais strictement surveilles jour et nuit. Evidemment
l'empereur recevait des informations exactes de ce qui se passait dans
le camp britannique. Il dit une fois a M. Waldmeier, en qui il avait
plus de confiance qu'en personne: "Par la charite et par l'amitie ils
auraient obtenu de moi tout ce qu'ils aurait voulu; mais ils viennent
avec d'autres dispositions et je sais qu'ils ne m'epargneront pas. Eh
bien, j'en ferai un grand carnage et puis je mourrai."

Le 16 il depecha un envoye a l'Amba pour annoncer a ses gens la bonne
nouvelle de son approche et nous envoyer ses salutations. M. Bassani
aussitot lui ecrivit pour le feliciter de ses succes. M. Rassam
certainement merite des eloges quant aux efforts constants qu'il a
faits, pour faire naitre chez Theodoros cette amitie que notre consul
ressentait a l'egard de ce souverain, et afin de le convaincre de la
sincere admiration et du profond devouement que le temps n'avait pas
affaiblis, et que meme la captivite et les chaines ne purent
detruire. La position officielle de M. Rassam l'avait place bien plus
avantageusement que les autres prisonniers a la cour d'Abyssinie, elle
lui permettait de se faire des amis de tous les delegues royaux, et de
tout le personnel specialement attache a Sa Majeste; aussi, soit an
camp, soit a l'Amba, tons n'avaient que de bonnes paroles pour lui.
Ne connaissant pas la source des liberalites de M. Rassam, les
courtisans, et Sa Majeste elle-meme, finirent par croire que M.
Prideaux et moi, etions des etres inferieurs, des individus sans
importance qu'il serait parfaitement absurde de placer sur un pied
d'egalite avec l'homme eminent, liberal et beau parleur, qui seul et
en dehors de toute consideration, complimentait Sa Majeste.

Theodoros fut si heureux de la lettre de M. Rassam que, de grand
matin, le 18, il expedia M. Flad, son secretaire et plusieurs
officiers, porteurs d'une lettre pleine d'amities pour ce consul, afin
d'avertir le chef de l'Amba qu'il eut a oter les fers de _son ami_.
Theodoros dans cette lettre a M. Rassam, oubliant sans doute que
plusieurs fois deja il avait fait mention de ses fers, lui disait
qu'il n'avait rien contre lui, et que lorsqu'il l'avait envoye a
Magdala il avait simplement charge ses gens de le surveiller, mais non
de le charger de chaines. Il lui fit passer egalement 2,000 dollars,
et lui fit dire qu'a cause de l'etat de revolte du pays il n'avait pu
aller le saluer, et qu'il esperait qu'il voudrait bien accepter, en
meme temps que les dollars, un present de cent moutons et de cinquante
vaches. Il n'etait fait mention d'aucun de nous dans cette lettre, et
j'avoue que nous fumes assez fous pour nous sentir fort malheureux de
cela. Probablement que vingt mois de captivite avaient affaibli
aussi bien notre esprit que notre corps, et que dans telle autre
circonstance nous n'y eussions pas seulement pris garde. Au reste,
nous eumes bientot oublie cette impression, a la pensee que
l'independance et la liberte allaient etre notre partage des que le
drapeau britannique flotterait sur notre prison. Il parait que notre
mecontentement avait ete remarque et un espion etait parti aussitot
pour le camp de Sa Majeste afin de l'informer que nous avions ete
tres-faches que l'ordre n'eut pas ete donne de nous oter nos fers.

Le meme soir M. Flad retourna au camp imperial, qui etait deja etabli
sur le penchant de la montagne, an nord du Bechelo. Le lendemain
matin, l'empereur fit appeler M. Flad pour lui demander s'il nous
avait tous vus et si nous paraissions contents. Il s'informa surtout
de M. Prideaux et de moi; M. Flad repondit a Sa Majeste que nous
etions en bonne sante, mais faches qu'il eut fait une difference entre
nous et M. Rassam. L'empereur sourit tout le temps de la conversation,
puis il repondit a M. Flad: "J'ai su que lorsqu'on les mit dans les
chaines M. Rassam n'avait absolument rien dit, mais que ces Messieurs
avaient ete tres en colere. Je ne suis pas fache contre eux, ils ne
m'ont fait aucun tort; des que je serai aupres de M. Rassam, je leur
oterai aussi leurs chaines.

M. Flad expliqua alors a Sa Majeste combien nous avions ete decus; que
des gens qui avaient entendu l'ordre apporte d'enlever les fers de
M. Rassam, avaient conclu que le consul, le Dr Blanc et M. Prideaux
etaient compris dans cette faveur, et avaient aussitot couru pour nous
annoncer le Misciech (bonne nouvelle). Il ajouta que M. Rassam avait
ete aussi tres-fache que ses compagnons n'eussent pas le meme sort que
lui, qu'ils lui en avaient demande la raison, mais que ne connaissant
pas les motifs de Sa Majeste, il n'avait pu leur repondre. Theodoros
toujours souriant repondit: "S'il y a seulement un peu d'amitie, tout
ira bien."

Le 25 mars, dans la soiree, l'empereur etablit son camp sur le plateau
d'Islamgee. Il avait avec lui ses canons et le monstrueux mortier qui
avait ete traine jusqu'au pied de la montagne; et certes c'avait ete
un rude travail.

De bonne heure, dans la matinee du 26, les pretres de l'Amba et tous
les dignitaires de l'Eglise, portant le dais pompeusement orne,
se rendirent a Islamgee pour feliciter l'empereur de son arrivee.
Theodoros les recut avec beaucoup d'affabilite et les renvoya en leur
disant: "Retournez chez vous; ayez bon courage; si j'ai de l'argent je
le partagerai avec vous. Vous serez vetus comme moi-meme et je vous
nourrirai de mon ble." Ils etaient sur le point de partir lorsqu'un
vieux pretre bigot, qui s'etait toujours montre notre ennemi, se
retournant, s'adressa a Sa Majeste dans les termes suivants: "Oh! mon
souverain, n'abandonnez pas votre religion!" Theodoros tout a fait
surpris lui demanda le motif de son exclamation. Le pretre aussitot
s'ecria d'un ton eleve et avec vivacite: "Vous ne jeunez plus, vous
n'observez plus les fetes des saints; je crains que vous ne suiviez
bientot la religion des Francais." Theodoros se tournant alors vers
quelques-uns des Europeens qui etaient pres de lui, leur dit: "Tous
ai-je jamais parle de votre religion? Vous ai-je jamais montre
quelques desirs de suivre votre croyance?" Ils lui repondirent:
"Certainement non." Puis s'adressant aux pretres qui ecoutaient avec
mecontentement cette conversation, il leur dit: "Jugez cet homme."
Les pretres ne se consulterent pas longtemps et ils s'ecrierent d'un
commun accord: "L'homme qui insulte son roi est digne de mort." Les
soldats aussitot se jeterent sur lui, lui dechirerent les vetements et
l'auraient tue sur place si Theodoros n'eut modifie le jugement. Il
ordonna qu'on le mit dans les fers, qu'on l'envoyat a l'Amba et que
pendant sept jours il ne lui fut donne nipain ni eau.

Un autre pretre qui, dans une autre circonstance avait aussi insulte
Sa Majeste fut envoye en prison en meme temps. Ce pretre avait dit
a quelques-uns des espions de l'empereur maitre portait trois
_matabs_[26]: l'un parce qu'il etait musulman ayant brule les eglises;
le second parce qu'il etait Francais, n'observant plus les jours
de jeune; le troisieme pour faire croire a son peuple qu'il etait
chretien.

Le lendemain matin nous fumes eveilles par le joyeux _elelta_, espece
de cri aigu pousse par le beau sexe en Abyssinie, pour annoncer un
grand et heureux evenement. Dans cette circonstance quelque chose
de plaintif et de tremblant etait mele a ce cri de joie oblige qui
accueillit Theodoros dans l'Amba. Des tapis furent etendus sur
l'espace ouvert devant son habitation, le trone fut apporte et
somptueusement pare de soie, et le parasol imperial fut deploye pour
proteger Sa Majeste des rayons brulants du soleil. En voyant tous ces
preparatifs et le grand nombre de courtisans et d'officiers assembles
au-devant de la maison imperiale, nous nous attendions a etre appeles
bientot pour une assemblee semblable a celle de la reconciliation de
Zage. Nous fumes trompes dans notre attente; ce n'etait que pour une
affaire privee que l'empereur avait quitte son camp et avait convoque
une cour de justice.

Depuis longtemps plusieurs accusations avaient ete insinuees contre
deux des chefs de l'Amba, Ras Bisawur, et Bitwaddad Damash. Sa
Majeste desirait faire une enquete; elle ecouta tranquillement les
accusateurs, et ayant egalement entendu la defense, elle demanda
l'opinion des chefs presents. Ils lui conseillerent d'oublier les
accusations en vertu des bons services anterieurs rendus par les
accuses; ajoutant que toutefois on ne pourrait desormais avoir
confiance eu eux pour rien. Pas un chef n'avait deserte auparavant,
et un tel fait, disaient-ils, ne peut du reste se produire qu'autant
qu'il y a quelqu'un dans la garnison qui favorise la fuite. De plus
si l'ennemi se presentait devant l'Amba pendant l'une des absences de
l'empereur, il est probable que ces chefs iraient combattre l'ennemi
au lieu de defendre la place. L'empereur accepta cette decision et
declara qu'il enverrait une nouvelle garnison, et que la garnison
actuelle partirait le meme jour pour le camp. Mais comme les
provisions de grain pouvaient etre un fardeau pour eux, on les
laisserait; il donnerait egalement l'ordre aux ecrivains de faire un
recit detaille de tout ce qu'ils avaient delibere, et pour que la
chose se fit ainsi qu'il l'avait decide, il les payerait en argent et
garderait le grain. Il fit aussi venir les deux pretres condamnes la
veille, les fit mettre en liberte, et leur dit qu'il les pardonnait,
mais qu'ils devaient quitter le pays immediatement. Avant de partir
Theodoros envoya dire a M. Rassam, par Samuel, qu'il avait eu
l'intention d'aller le voir, mais qu'il se sentait trop fatigue; il
ajouta: "Vos gens sont tout pres, ils viennent pour vous delivrer."
Les soldats de la garnison etaient fort mecontents de partir, aussi
furent-ils tres-rejouis lorsque le lendemain de bonne heure ils
apprirent que Theodoros avait donne contre-ordre. Il leur pardonnait,
disait-il, a cause de leurs longs et fideles services. Le ras fut mis
a la demi-solde et un nouveau commandant, Bitwaddad Hassanee, fut
envoye pour prendre sa place, tandis que la garnison etait renforcee
de quatre cents mousquetaires.

Il est probable que Theodoros desirait connaitre la quantite de ble
que possedait la garnison, car il pouvait en avoir besoin sous peu. Il
est probable aussi que la clemence dont il usa vis-a-vis des soldats,
etait due a la complaisance avec laquelle ils avaient rempli ses
ordres de pillage; ils etaient d'ailleurs bien disposes a son egard vu
l'argent qu'il leur avait distribue peu de temps auparavant.


Note:

[26] Le matab est un cordon de soie bleue, que l'on porte autour du
cou et qui est un signe que l'on appartient a la religion chretienne
d'Abyssinie.




XIX.


Nous sommes comptes par le nouveau gouverneur et obliges de dormir
tous dans la meme hutte.--Seconde visite de Theodoros a l'Amba.--Il
fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons
delivres de nos chaines--L'operation decrite.--Notre reception
par l'empereur.--On nous envoie visiter le _Sebastopol_ arrive a
Islamgee.--Conversation avec Sa Majeste.--Les prisonniers encore
enchaines sont delivres de leurs fers.--Theodoros ne peut voler ses
propres bestiaux.

Le 28 mars, nous tous, a l'exception de M. Rassam, fumes appeles et
places en ligne pour etre comptes par le nouveau ras; pais, environ
vers les dix heures du soir, comme nous etions a nous deshabiller,
Samuel vint nous informer qu'il avait recu des ordres pour nous
entasser tous, excepte H. Rassam, dans une meme hutte pour cette nuit;
toutefois comme aucune d'elles n'etait assez spacieuse, il avait
obtenu que nous en eussions deux. M. Cameron, M. Rosenthal et
M. Kerans furent places ensemble et quatre miserables de triste
apparence, tenant toute la nuit des chandelles allumees, furent postes
de chaque cote de la porte pour prevenir toute evasion. Samuel et deux
chefs dormirent dans la meme chambre que M. Rassam et j'ai toujours
soupconne que Samuel cette fois etait la plutot comme prisonnier que
comme gardien.

Nous dormimes fort peu, nous nous attendions a un changement
quelconque dans la matinee. Dix ou quinze soldats, les plus grands
scelerats du camp, avaient ete ajoutes a notre garde de jour, et nous
fumes encore plus inquiets lorsque, dans la matinee du lendemain,
nous apprimes que Theodoros avait fait savoir qu'il viendrait dans le
courant de la journee pour passer en revue la garnison.

Environ vers trois heures de l'apres-midi quelques-uns de nos
domestiques se precipiterent dans notre tente pour nous dire que
Theodoros venait d'arriver a l'Amba et qu'il paraissait un peu ivre.
Un instant apres M. Flad arriva porteur d'un message pour M. Rassam de
la part de l'empereur, l'informant que si Sa Majeste avait le temps
en sortant de l'eglise elle le ferait appeler. Une tente en flanelle
rouge, embleme de la royaute, fut dressee aussitot et des tapis furent
etendus tout autour. Mais lorsque Theodoros sortit de l'eglise il
etait dans une grande colere; il saisit un pretre par la barbe et lui
dit: "Vous dites que je veux changer de religion; avant que personne
puisse m'engager a le faire, je me couperai la gorge." Il jeta ensuite
son epee sur le sol avec violence, gesticula, insulta l'eveque, en un
mot se conduisit tout a fait comme un homme ivre ou un fou. Il appela
M. Meyer qui se tenait a quelque distance, et lui commanda d'aller
aupres de M. Rassam pour lui dire de sa part: "Vos troupes arrivent.
Je vous ferai mettre dans les fers a cause de cela. Je n'ai pas obtenu
ce que je voulais. Tenez aupres de moi avec le meme vetement que vous
portiez auparavant.

Nous etions tous tres-craintifs an sujet de cette entrevue, Theodoros
etant dans de tres-mauvaises dispositions; toutefois tout se passa
bien. Aussitot que M. Rassam s'approcha de la tente imperiale,
Theodoros alla a sa rencontre, lui toucha la main et le pria de
s'asseoir. Il lui dit alors: "Je ne vous dirai pas que je n'ai pu
apporter mon trone puisque vous savez qu'il est a Magdala, mais par
egard pour mon amie la reine d'Angleterre que vous representez aupres
de moi, je desire etre assis sur le meme tapis que vous." Au bout d'un
instant il dit a M. Rassam: "Ces deux personnes qui sont venues avec
vous ne sont ni mes amis ni mes ennemis, mais si vous voulez repondre
d'elles, je ferai ouvrir leurs chaines." M. Rassam se leva et lui dit:
"Non-seulement je reponds de ces personnes; mais si elles faisaient
quelque chose qui deplut a Votre Majeste, ne dites pas, c'est M. Blanc
ou M. Prideaux qui l'a fait, mais dites que c'est moi." Theodoros
alors dit a M. Rassam d'envoyer deux personnes pour donner l'ordre
qu'on nous delivrat de nos chaines, et comme Sa Majeste insista, M.
Bassam nomma M. Flad et Samuel.

Nos serviteurs ayant entendu cet ordre coururent au-devant de M. Flad
pour nous annoncer l'heureuse nouvelle. A l'arrivee de M. Flad et de
Samuel on nous conduisit dans la demeure de M. Rassam ou M. Flad nous
fit de la part de Sa Majeste la communication suivante: "Vous n'etes
ni mes amis ni mes ennemis. Je ne sais qui vous etes. Je vous ai
charges de chaines parce que j'en avais fait autant a M. Rassam;
maintenant je vous delivre de ces chaines parce que ce dernier veut
bien repondre de vous. Si vous prenez la fuite ce sera une honte pour
vous et pour moi."

Apres cela on nous fit asseoir; un coin de fer fut enfonce a l'endroit
ou les anneaux se rejoignaient, et lorsque l'espace intermediaire fut
juge suffisant, trois ou quatre anneaux de fortes courroies de cuir
furent passees an dedans du fer et l'on nous fit placer l'une de nos
jambes sur une grande pierre apportee la tout expres. De chaque cote
un grand baton fut fixe dans les boucles de cuir et cinq ou six hommes
se mirent a marteler de toute leur force se servant de la pierre comme
point d'appui. Les courroies tirant les anneaux de fer, petit a petit
les chainons s'ouvrirent jusqu'a ce que l'espace fut assez grand pour
passer le pied.

La meme operation se fit sur l'autre jambe, Il fallut environ une
demi-heure pour ouvrir mes chaines et un peu plus de temps pour ouvrir
celles de M. Prideaux. Bien que tres-heureux a la perspective d'avoir
le libre usage de nos membres, toutefois l'operation qu'il nous avait
fallu souffrir avait ete rude. Comme nous etions en faveur, les
soldats firent bien tout ce qu'ils purent pour ne pas nous blesser,
cependant la douleur etait parfois intolerable, car de temps en temps
le point d'appui manquant et les anneaux glissant sur la cheville, la
pression etait si forte qu'il nous semblait que notre jambe fut mise
en pieces.

Nous nous mimes aussitot a marcher. Nos jambes nous paraissaient aussi
legeres que des plumes, mais nous ne savions plus les guider, nous
vacillions comme un homme ivre; si nous venions a rencontrer une
petite pierre nous levions involontairement le pied a une hauteur
ridicule. Pendant plusieurs jours nos membres furent endoloris et le
plus leger exercice etait suivi d'une grande fatigue.

Theodoros ayant temoigne le desir que nous lui fussions presentes en
uniforme, nous nous habillames aussitot que nous fumes libres. Comme
j'avais ete le premier debarrasse de mes fers, j'etais pret lorsque
M. Prideaux entra; mais il etait a peine delivre, et il prenait ses
vetements pour s'habiller, que messages sur messages furent envoyes
par Theodoros pour nous faire hater.

Connaissant l'humeur changeante de leur maitre, tous les chefs
presents, Samuel, les gardes, interpellaient continuellement M.
Prideaux par un: "Hatez-vous, hatez-vous!" Agite, et depuis des mois
ayant perdu l'habitude des vetements civilises, et de plus, incapable
de diriger promptement ses pieds, dans sa precipitation il dechira
ses pantalons d'uniforme en deux endroits. Mais personne ne voulant
attendre plus longtemps nous dumes partir. Heureusement que nous
avions quelques epingles sous la main; et que le chapeau faisant
office d'ecran, l'accident fut cache, sinon repare. A notre arrivee
dans la tente imperiale, Sa Majeste, apres nous avoir cordialement
salues, nous dit.

"Je vous ai enchaines parce que votre peuple croyait que je n'etais
pas un roi puissant; maintenant que vos maitres vont arriver je vous
ai relaches pour leur montrer que je n'ai pas peur. Ne craignez rien;
Christ m'est temoin et Dieu sait, que je n'ai rien dans mon coeur
contre vous trois. Vous etes venus dans mon pays connaissant la
conduite du consul Cameron. Ne craignez pas, il ne vous arrivera rien.
Asseyez-vous."

Lorsque nous fumes assis, il commanda qu'on nous servit du tej, et se
mit a causer avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit: "Je suis
comme une femme en travail d'enfantement, je ne sais si ce sera un
avortement, une fille ou un garcon; j'espere que ce sera un garcon.
Quelques hommes meurent, quand ils sont jeunes, d'autres a la fleur de
leur age, d'autres dans la vieillesse, quelques-uns sont prematurement
retranches; quant a ma fin, Dieu seul la connait." Il presenta ensuite
son fils a M. Rassam. Il lui demanda si nous avions des tapis, si
notre demeure etait confortable: M. Rassam lui ayant repondu que grace
a sa protection nous avions tout ce que nous desirions, et que Sa
Majeste serait contente si elle voyait la gentille habitation que
nous occupions. Theodoros levant les yeux an ciel lui dit: "Mon
ami, croyez-moi, mon coeur vous aime; demandez-moi tout ce que vous
voudrez, meme ma propre chair, et je vous le donnerai."

Sa Majeste pendant tout le temps de l'entrevue, fut tres-polie;
Theodoros nous parut enchante des reponses de M. Rassam et rit a
coeur joie plus d'une fois. Lorsque nous le quittames il nous fit
accompagner a nos tentes par son fils et quelques-uns des Europeens.

J'ai entendu dire par deux des Europeens qui etaient presents,
qu'avant, comme pendant notre entrevue, Theodoros s'etait montre plus
cordial et plus doux que jamais. Tandis qu'on nous otait nos fers, il
eut une conversation avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit:
"M. Stern m'avait blesse, mais il faudrait qu'il arrivat bien des
choses avant que je le blessasse, lui." Il lui dit encore: "Je me
battrai; vous pourrez voir mon corps etendu sans vie et vous direz
alors: Voila un homme mechant qui m'a deshonore moi et les miens, et
peut-etre que vous ne m'ensevelirez pas."

Apres qu'il nous eut quittes, Theodoros passa en revue ses troupes et
leur parla de nous: "Quoi qu'il arrive, je ne tuerai pas ces trois-la;
ce sont des delegues; mais parmi ceux qui arrivent, et aussi parmi
ceux qui sont ici, j'ai des ennemis; ceux-la je les tuerai s'ils
m'insultent." Comme il passait la porte pour retourner a son camp, il
appela le ras et lui dit: "M. Rassam et ses compagnons ne sont pas
prisonniers; ils peuvent s'amuser et courir; surveillez-les des yeux
seulement."

Cette nuit-la nous n'eumes aucun garde dans l'interieur de notre
chambre, ils dormirent dehors. Nous n'abusames point de la permission
de nous promener dans tout l'Amba, nous restames tranquillement dans
notre enceinte.

En arrivant a son camp, Theodoros rassembla ses gens et leur dit:
"Vous avez appris que les hommes blancs venaient pour me battre; ce
n'est point un faux bruit, c'est la verite." Un soldat etant sorti des
rangs, s'ecria: "Il n'en sera pas ainsi, mon roi, nous les battrons."
Theodoros regarda cet homme et lui dit: "Vous etes fou! vous ne savez
ce que vous dites. Ces gens out de grands canons, des elephants, des
fusils, des mousquets sans nombre. Nous ne pouvons nous battre contre
eux. Vous croyez que nos mousquets sont bons: s'il en etait ainsi, ils
ne nous les vendraient pas. J'aurais pu mettre a mort M. Rassam, parce
qu'il a appele ses soldats contre moi. Je ne lui ai fait aucun tort:
il est vrai que je l'ai charge de chaines, mais c'est votre faute a
vous, gens de Magdala, vous auriez du me donner de meilleurs conseils.
Je pourrais le tuer, mais ce n'est qu'un homme; et puis ceux, qui
arrivent me prendraient mes enfants, ma femme, mes tresors et me
tueraient ainsi que vous."

Le lendemain matin, 30, un message fut envoye aux ouvriers europeens
demandant qu'ils vinssent travailler pour l'empereur, attendu qu'il
y avait encore bien des rochers a franchir. En partant pour aller
travailler on leur enleva les chaines des pieds, ou les enchaina deux
a deux par les mains, et ils furent conduits ainsi an camp. Une tente
fut dressee pour eux, et a leur arrivee on leur donna du tej, de la
viande et du pain, de la part de Sa Majeste.

Nous ne nous flattions pas plus qu'il ne fallait de la bonne reception
que venait de nous faire l'empereur; sachant comme il changeait
subitement de dessein, et que souvent meme il temoignait une grande
amitie, tout en avant an fond l'intention de maltraiter et de mettre
a mort ses pauvres dupes. Cependant nous etions assez heureux et nous
avions assez de courage, sachant que la fin etait proche; nous avions
tout remis entre les mains de Dieu, et nous esperions que tout irait
bien.

Le 1er avril nous apprimes que la veille Theodoros s'etait enivre et
avait beaucoup bavarde. Vers dix heures du matin un grand nombre de
soldats arriverent en toute hate du camp. (Ces mouvements brusques des
soldats nous deplaisaient toujours.) Mais an lieu de se diriger vers
notre enceinte, ainsi que nous l'avions craint, ils allerent dans
la direction des magasins, et bientot apres nous les vimes passer
revenant sur leurs pas et portant les canons que Theodoros avait
sur la montagne, la poudre, les balles, etc. Nous supposames que
l'empereur avait decide de defendre Selassie, ou qu'il avait envoye
prendre ses armes parce qu'il avait l'intention, c'etait l'opinion
generale, de faire un grand deploiement de forces.

Le 2 au matin, quelques chefs furent envoyes par l'empereur pour nous
informer que Sa Majeste nous ordonnait de partir immediatement pour
Islamgee. D'apres ce que nous connaissions de l'humeur changeante de
Theodoros, nous ne savions ce qui nous attendait, si ce serait une
bonne reception, un emprisonnement ou pis encore; mais comme nous n'y
pouvions rien, nous nous habillames, et, accompagnes des chefs, nous
quittames nos huttes, peut-etre pour ne plus les revoir, et nous
descendimes an camp situe an pied de la montagne. C'etait pour la
premiere fois, excepte le jour ou l'on nous delivra de nos chaines,
que nous sortions de notre enceinte. Nous n'avions qu'une idee
imparfaite de l'Amba, et nous fumes etonnes de le trouver si grand.
L'espace compris entre les portes etait plus vaste, le passage sur
la pente de l'Amba etait plus abrupt et plus large que nous ne nous
l'etions imagine d'apres nos souvenirs de vingt et un mois.

Nous trouvames Theodoros assis sur un monceau de pierres, a environ
vingt metres au-dessous d'Islamgee, a cote de la route que l'on venait
de terminer et sur laquelle on allait trainer les canons, les mortiers
et les fourgons. Du lieu qu'il s'etait choisi il pouvait voir toute
la route jusqu'an pied d'Islamgee ou tous ses gens travaillaient avec
ardeur a attacher de longues courroies de cuir aux fourgons, et,
sous la direction des Europeens, arrangeaient tout pour l'ascension.
L'empereur etait vetu tres-simplement, la seule difference qu'il y eut
dans ses vetements entre lui et ses officiers places a dix metres plus
loin, consistait dans la soie avec laquelle etait brode son shama;
il tenait une epee dans sa main et deux pistolets pendaient a sa
ceinture. Il nous accueillit cordialement et nous fit asseoir derriere
lui. Il nous donnait la une grande preuve de confiance, qu'il n'aurait
certainement pas accordee a son plus cher ami abyssinien; car nous
n'aurions en qu'a lui donner soudainement une poussee et il eut roule
an fond du precipice.

La route qui avait ete faite pour monter la cote d'Islamgee etait
large mais tres-rapide, et la pente moyenne etait d'un metre sur
trois; a mi-chemin elle tournait a angle droit, et nous avions de
serieuses craintes pour ce bout de route a cause des lourds fourgons
qu'il fallait y faire passer. A notre arrivee l'empereur nous parla
peu etant tres-occupe a regarder les fourgons au bas de la cote; mais
des que le plus lourd mortier fut en vue, il nous le montra et demanda
a M. Rassam ce qu'il en pensait. Nous admirames tons la lourde piece,
et M. Rassam, apres avoir complimente Sa Majeste sur ce travail
important, ajouta que sous peu nos concitoyens auraient le plaisir de
l'admirer comme nous. Samuel qui etait notre interprete en ce moment,
devint tout pale, mais comme l'empereur comprenait un peu l'arabe, il
fut oblige de traduire exactement la pensee de M. Rassam, bien que
cela le contrariat Theodoros sourit et envoya Samuel dire a M.
Waldmeier que M. Rassam avait dit vrai. Quelques minutes plus tard Sa
Majeste s'etant levee, nous nous levames aussi, et M. Rassam lui dit
par l'intermediaire de Samuel, que pour rejouir tout a fait son coeur,
il le suppliait d'etre assez aimable pour delivrer de leurs fers ses
compagnons restes enchaines a l'Amba. Pour le coup non-seulement
Samuel palit, mais il secoua la tete refusant de parler d'an tel
sujet. M. Rassam alors repeta sa requete et sur un ton de voix plus
eleve, ce qui fit que Theodoros, ayant cherche l'interprete autour
de lui, Samuel fut oblige de remplir son office. Sa Majeste parut
mecontente et meme un peu ennuyee; mais au bout d'un instant elle
donna l'ordre a quelques hommes de sa suite, ainsi qu'a Samuel, de
partir pour l'Amba afin de faire delivrer les cinq Europeens qui
etaient encore dans les fers.

L'empereur ensuite alla se promener au-dessous de l'angle que formait
la route et dirigea le rude travail occasionne par le transport de si
lourdes masses sur un plan incline. Il nous envoya de l'autre cote du
chemin, ou nous pouvions bien embrasser toute la scene, et ordonna a
plusieurs de ses premiers officiers de nous surveiller. Nul mieux que
Theodoros n'eut pu diriger une si difficile operation; les courroies
de cuir ayant deja beaucoup servi, cassaient toujours et nous
craignions a chaque instant que quelque accident n'arrivat, et qu'an
dernier moment le lourd mortier _Sebastopol_ ne roulat an fond de
l'abime. Nous nous representions alors quelle serait la colere de
Sa Majeste; et notre proximite de sa personne nous faisait prier
interieurement que rien de semblable n'arrivat. Nous etions bien
places pour voir l'operation: Theodoros se tenant sur un fragment de
rocher en saillie, penche sur son epee, envoyait a chaque instant son
aide de camp avec des instructions pour ceux qui dirigeaient les cinq
ou six cents hommes atteles aux courroies. Parfois lorsque le bruit
etait trop grand ou qu'il avait besoin de donner quelque instruction
generale, il n'avait qu'a elever la main et aussitot tout bruit
cessait an milieu de cet essaim d'ouvriers, et la voix claire de
Theodoros se faisait seule entendre dans ce profond silence produit
par un seul geste de l'empereur.

Enfin le lourd mortier atteignit le plateau d'Islamgee. Nous nous
batames de rejoindre Sa Majeste pour la feliciter sur l'achevement de
sa grande entreprise, Theodoros nous engagea alors a mieux examiner
cette forte piece. Sautant aussitot sur le fourgon, nous l'admirames
beaucoup, exprimant en meme temps a haute voix notre etonnement et
notre plaisir aux spectateurs. Sa Majeste etait evidemment enchantee
des eloges que nous donnions a son oeuvre favorite. Il nous engagea a
nous asseoir pres de lui sur le bord du plateau d'Islamgee, tandis que
l'on acheverait d'amener les antres canons et les autres fourgons. Le
travail considerable qu'il avait fallu pour trainer le _Sebastopol_ du
poids de seize mille livres, bien que quelques autres canons fussent
encore assez lourds, fit considerer le restant de l'operation comme un
jeu d'enfant, et quoique presente Sa Majeste n'intervint plus.

Nous demeurames encore avec l'empereur plusieurs heures a causer
tranquillement et amicalement. Comme le soleil devenait de plus en
plus chaud, Sa Majeste insista pour que nous nous couvrissions la
tete, et au bout de quelques instants M. Bassam ayant demande la
permission d'ouvrir son parasol, non-seulement il l'y autorisa, mais
voyant que je n'en avais pas il envoya prendre le sien par l'un de ses
serviteurs, l'ouvrit et mele fit passer. Il nous parla de toutes
les difficultes qu'il avait rencontrees et comment les paysans lui
refusaient absolument leur concours. Il nous dit: "J'ai ete oblige
d'ouvrir mes chemins et de trainer mes fourgons pendant le jour, et
de ravager le pays pendant la nuit, mes gens n'ayant rien a manger."
Toute la contree, disait-il, etait en rebellion. Lorsqu'on parvenait
a s'emparer de quelqu'un de sa suite, immediatement on le mettait a
mort; en retour quand il faisait quelque prisonnier, il les
brulait vivants pour venger les siens. Il nous disait cela le plus
tranquillement du monde, comme s'il avait fait la chose la plus juste.
Ensuite il nous demanda le nombre de nos troupes, de nos elephants, de
nos fusils, etc., etc. M. Rassam lui dit tout ce que nous savions; que
douze mille hommes de troupes avaient debarque, mais que cinq ou six
mille seulement s'avancaient sur Magdala; et il ajouta: "Mais tout se
passera pacifiquement." Theodoros lui dit: "Dieu seul le sait: Il y
a quelque temps, lorsque les Francais entrerent dans le pays sous le
regne de ce voleur Agau Negoussie, je marchai promptement contre eux,
mais ils prirent la fuite. Croyez-vous que je ne fusse pas alle a la
rencontre de vos troupes et que je ne leur eusse pas demande ce qu'ils
venaient faire dans mon pays? Mais comment le puis-je? Vous avez va
toute mon armee et, nous montrant l'Amba, voila tout mon empire. Mais
je les attendrai ici, et apres cela, que la volonte de Dieu soit
faite."

Il nous parla ensuite de la guerre de Crimee, du dernier differend
survenu entre la Prusse et l'Autriche, des fusils a aiguille, et
nous demanda si les Prussiens avaient fait prisonnier l'empereur
d'Autriche, ou s'ils s'etaient empares de son pays. M. Rassam lui dit
que les fusils a aiguille, par la promptitude de leurs coups, avaient
decide la victoire en faveur des Prussiens; que la paix ensuite
ayant ete conclue, l'empereur d'Autriche avait du compter une large
indemnite, et qu'une partie de son territoire avait ete annexee a la
Prusse, tandis que ses allies avaient perdu leurs Etats. Sa Majeste
ecouta avec beaucoup d'attention; mais quand on lui dit que seulement
cinq mille hommes approchaient de Magdala, le pli de fierte de ses
levres exprima combien il sentait l'humiliation de sa position
actuelle, que si peu d'hommes fussent consideres comme suffisants pour
le vaincre. Il nous parla ensuite de ses anciens griefs contre MM.
Cameron, Stern et Rosenthal. Mais il ajouta: "Vous ne m'avez fait
jamais aucun tort. Je sais que vous etes de grands hommes dans votre
patrie, et je suis tres-fache de vous avoir maltraites sans cause."

Lorsque le dernier fourgon eut ete mis en place, Theodoros se leva et
nous invita a le suivre; nous marchames a quelques metres derriere
lui, et lorsque Samuel, qui etait alle donner des ordres a l'effet de
nous dresser une tente, fut de retour, l'empereur nous fit, par son
intermediaire, plusieurs questions touchant l'epaisseur de son gros
mortier, la charge qu'il fallait, etc. A toutes ces questions, M.
Rassam repondit qu'il n'etait qu'un employe civil, et qu'il ne savait
rien de ces choses. Alors il s'adressa a moi, mais M. Rassam lui ayant
dit encore que je n'avais etudie que la medecine, des lors il cessa
ses questions, nous conduisit a la tente preparee pour nous, et
nous ayant souhaite une bonne apres-midi, il se retira. Un dejeuner
abyssinien nous fut servi; du tef et quelques plats et des gateaux
europeens, que Madame Waldmeier avait prepares d'apres les ordres de
l'empereur, nous furent envoyes pour etre distribues entre nous. Peu
d'instants plus tard, M. Waldmeier et Samuel furent appeles.

On aurait dit que deja Theodoros avait trop bu, tant il parlait avec
volubilite, s'informant pourquoi il n'avait recu aucun avertissement
du debarquement de nos troupes, et si ce n'etait pas l'usage qu'un roi
avertit un autre roi lorsqu'il envahissait son pays, etc. Lorsque M.
Waldmeier et Samuel revinrent, ils avaient l'air tres-alarmes, comme
s'il etait rare de voir Theodoros plein d'affabilite le matin, et puis
le soir, lorsqu'il avait bu, maltraitant ceux qu'il avait caresses
quelques instants auparavant! Samuel et M. Waldmaier furent de nouveau
appeles. Theodoros alors accusa beaucoup Samuel, lui disant qu'il
avait plusieurs griefs contre lui, mais qu'il laissait ce compte a
regler pour un autre jour; puis il lui ordonna de nous ramener dans le
fort, donna ses ordres pour que nous eussions trois mules, et ajouta
que le nouveau commandant de l'Amba, ainsi que l'ancien, devaient nous
escorter. Il dit a M. Waldmeier: "Dites a M. Rassam qu'un petit feu de
la grosseur d'un pois, s'il n'est pris a temps, peut causer une grande
catastrophe. C'est a M. Rassam a l'eteindre avant qu'il ne prenne de
l'extension." Nous fumes bien aise de retourner sains et saufs dans
notre ancienne prison, et heureux de voir nos compagnons libres de
leurs fers, l'air content et pleins d'esperance.

Le lendemain matin, M. Rassam fit demander a l'empereur qu'il voulut
bien lui accorder la permission d'informer le commandant en chef de
l'armee britannique, des bonnes dispositions de Sa Majeste vis-a-vis
des Europeens en son pouvoir; mais Theodoros repondit qu'il ne
desirait pas qu'on lui ecrivit, attendu qu'il n'avait pas delivre les
captifs de leurs fers par un sentiment de crainte, mais simplement par
pure amitie pour M. Rassam.

Comme Theodoros, en maintes circonstances, avait exprime son
etonnement de n'avoir recu aucune communication du commandant en
chef, nous pensames qu'il serait bon de prier Sir Robert Napier, par
l'intermediaire de nos amis, d'envoyer one lettre polie a l'empereur,
pour l'informer du motif de l'expedition. Nous fimes savoir a Sir
Napier que la lettre qu'il avait adressee a Theodoros avant le
debarquement avait ete gardee par M. Rassam; et que, plus tard,
l'_ultimatum_ envoye par lord Stanley, denoncant notre intervention
armee, etait tombe encore entre les mains de M. Rassam, et qu'an lieu
de remettre cette piece a l'empereur, notre ami l'avait aneantie.

Les cinq Europeens, savoir: M. Staiger et ses amis, furent charges de
faire des boulets pour les canons de Sa Majeste; mais comme aucun des
Europeens ne voulut repondre d'eux, tous les soirs, ils avaient les
mains enchainees, et, le jour suivant, on enlevait leurs fers pour le
travail. Dans la soiree du 16, Theodoros envoya demander a M. Rassam
s'il voulait repondre d'eux. Ce dernier refusa, disant qu'il ne
pouvait en repondre tant qu'ils travailleraient pour Sa Majeste, et
qu'ils resideraient ainsi loin de lui. Cependant, M. Flad et un autre
Europeen ayant consenti a repondre d'eux, leurs mains ne firent plus
enchainees, et les captifs furent simplement gardes la nuit dans leurs
tentes.

Les approvisionnements commencant a diminuer, pendant quelques jours
il fut question d'une expedition dans le voisinage. Le Dahonte fut
considere comme le lien le plus propice. Toutefois, Theodoros ne
voulant pas exposer sa petite armee a une defaite, ne s'aventura
pas si loin; mais un matin, le 4 avril, il vola ses propres gens,
c'est-a-dire qu'il ravagea les quelques villages situes au pied de
l'Amba, et tenta inutilement de saccager le village de Watat, ou
etaient gardes ses bestiaux. Theodoros rencontra plus de resistance
qu'il ne s'y serait attendu de la part des paysans gallas; il eut
plusieurs soldats tues, et le butin qu'il remporta fut insignifiant.

Les soldats qui gardaient la montagne etaient plus decourages que
jamais; ayant peu l'idee des grands evenements qui se preparaient, ils
voyaient venir avec consternation la perspective de mourir de faim
sur leur rocher si l'empereur s'eloignait. De temps en temps, nous
recevions de petits billets de M. Munzinger, qui nous arrivaient
cousus dans les pantalons uses de quelque paysan; ainsi, nous savions
que nos liberateurs approchaient, et nous attendions le jour peu
eloigne ou notre sort se deciderait. Nous souffrions beaucoup plus de
cette incertitude constante sur ce qui pouvait nous arriver a chaque
instant, que nous n'eussions souffert de la certitude de mourir.




XX


Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.--Notre reception
par Theodoros.--Il harangue ses troupes et relache quelques-uns
des prisonniers.--Il nous informe de la marche des Anglais.--Le
massacre.--Nous sommes renvoyes a Magdala.--Effets de la bataille de
Fahla.--MM. Prideaux et Flad sont envoyes pour negocier.--Les captifs
relaches.--Ils l'echappent belle.--Leur arrivee an camp britannique.

Dans la soiree du 7 avril, nous apprimes indirectement que, dans la
matinee du lendemain, tous les prisonniers devaient etre appeles
devant Sa Majeste, qui, en ce moment, campait an pied de Selassie, et
qui, selon toute probabilite, ne retournerait pas a l'Amba. A la chute
du jour, un envoye arriva de la part de Theodoros, nous ordonnant de
descendre et de prendre avec nous nos tentes, et tout ce dont
nous pourrions avoir besoin. Selon l'usage, dans de semblables
circonstances, nous revetimes nos uniformes, et nous partimes pour
le camp de l'empereur, accompagnes des premiers prisonniers. En
approchant de Selassie, nous apercumes Theodoros entoure de plusieurs
officiers et de soldats se tenant pres de leurs fusils, et causant
avec quelques-uns des ouvriers europeens. Il nous salua poliment et
nous pria de nous avancer et de nous tenir pres de lui. M. Cameron
etait tres-incommode par le soleil; il pouvait a peine se tenir
debout, et nous craignions a chaque instant qu'il ne se laissat
tomber. En le voyant si fatigue, Theodoros nous demanda ce qu'il
avait. Nous lui repondimes qu'il se trouvait mal, et qu'il voulut bien
l'autoriser a s'asseoir, ce qu'il accorda immediatement. Theodoros
salua ensuite les autres prisonniers et leur demanda comment ils se
trouvaient; puis, apercevant le reverend M. Stern, il lui dit en
souriant: "Okokab (etoile), pourquoi vous etes-vous tresse les
cheveux?"[27] Avant qu'il put repondre, Samuel dit a l'empereur:
"Majeste, ils ne sont pas tresses, ils tombent naturellement sur ses
epaules."

L'empereur ensuite se retira un peu en arriere de la foule, et nous
dit a nous trois et a M. Cameron de le suivre. Il s'assit sur une
grande pierre et nous invita aussi a nous asseoir, puis il nous dit:
"Je vous ai envoye prendre, parce que je desirais m'occuper de votre
surete. Lorsque vos concitoyens seront la et qu'ils feront feu, je
vous mettrai en lieu sur; et si vous veniez a etre aussi en danger, je
vous ferais changer de nouveau." Il nous demanda si nos tentes etaient
arrivees, et sur notre reponse negative, il ordonna aussitot que l'on
dressat l'une des siennes en flanelle rouge. Il demeura avec nous
environ une demi-heure, causant sur divers sujets; il nous raconta
l'anecdote de Damocles, nous questionna sur nos lois, cita les
Ecritures, en un mot, sauta d'un sujet a un autre, parlant de
toute espece de choses parfaitement etrangeres a ce qui, an fond,
l'inquietait le plus. Il faisait tous ses efforts pour paraitre calme
et aimable, mais nous decouvrimes bientot qu'il etait travaille par de
grandes preoccupations. En janvier 1866, lorsqu'il nous avait recus
a Zage, nous avions ete frappes de la simplicite de sa mise,
qui ressemblait, sous bien des rapports, a celle de ses soldats
ordinaires; depuis quelque temps, il avait cependant adopte des
vetements plus fastueux, mais rien ne peut etre compare a l'habit
d'arlequin qu'il portait ce jour-la.

Apres nous avoir renvoyes, il remonta la colline sur laquelle etaient
etablies nos tentes, et pendant deux heures, a environ cinquante
metres plus loin, entoure de son armee, il bavarda a coeur joie. Il
discourut d'abord sur ses premiers exploits, sur ce qu'il comptait
faire lorsqu'il rencontrerait les hommes blancs, employant constamment
des termes de dedain vis-a-vis de ses ennemis qui s'avancaient.
S'adressant aux soldats qu'il envoyait dans un poste avance a Arogie,
il leur dit: qu'a l'approche des hommes blancs, ils devaient attendre
jusqu'a ce que ceux-ci eussent tire, et, avant que l'ennemi eut eu le
temps de recharger, ils devaient leur tomber dessus avec leurs epees;
puis, leur montrant les vetements somptueux qu'il avait mis dans cette
occasion, il ajouta: "Votre valeur aura sa recompense; vous vous
enrichirez de depouilles, dont les riches vetements que je porte
ne peuvent vous donner qu'une faible idee." Lorsqu'il eut fini sa
harangue, il renvoya ses troupes et fit appeler M. Rassam. Il lui dit
de ne pas faire attention a tout ce qu'il avait pu dire; que cela ne
signifiait rien; mais qu'il etait oblige de parler ainsi publiquement
afin d'encourager ses soldats. Il monta ensuite sur sa mule et grimpa
au sommet du Selassie, pour examiner la route du Dalanta au Bechelo et
s'assurer des mouvements de l'armee anglaise.

Le lendemain 8, nous vimes Sa Majeste, mais seulement a distance,
assise sur une pierre au-devant de sa tente, et causant tranquillement
avec ceux qui l'entouraient. Dans l'apres-midi, l'empereur monta
encore au sommet du Selassie et nous fit dire qu'il n'avait rien
apercu; mais que nos compatriotes ne pouvaient etre loin, car une
femme etait venue l'informer, le soir precedent, qu'on avait apercu
des mules et des chevaux qu'on abreuvait au bord du Bechelo.

La veille, en quittant l'Amba, nous avions rencontre sur la route tous
les prisonniers descendant en foule, plusieurs d'entre eux avant les
mains et les pieds enchaines et etant obliges, dans ces conditions,
de parcourir cette descente rapide et irreguliere. Leur aspect eut
inspire de la pitie aux coeurs les plus durs; plusieurs d'entre
eux n'avaient pour tout vetement qu'une loque autour des reins, et
ressemblaient a de vrais squelettes vivants et recouverts d'une peau
rendue degoutante par la maladie. Chefs, soldats ou mendiants, tous
avaient une expression d'angoisse; ils n'avaient, helas! que trop
raison de craindre que ce ne fut pas pour un bon motif qu'on les eut
arraches de leur prison, ou ils avaient passe des annees de misere;
cependant ce meme jour Theodoros donna l'ordre qu'on en relachat
environ soixante-quinze, tous anciens serviteurs ou officiers
qui avaient ete emprisonnes sans cause, pendant une des crises
d'emportement de ce tyran, si communes dans ces derniers temps.

Bientot apres son retour de Selassie, sa clemence etant epuisee,
Theodoros ordonna l'execution de sept prisonniers, parmi lesquels se
trouvaient la femme et l'enfant de Comfou (le gardien des greniers
qui avait fui en septembre); pauvres etres innocents sur lesquels le
despote se vengeait de la desertion de leur pere et de leur mari! Ils
furent lances par les _braves Amharas_ et leurs corps roulerent au
fond du precipice le plus voisin. Theodoros ensuite m'envoya dire
d'aller visiter M.Bardel, dangereusement malade dans une tente
voisine. L'ayant vu et lui ayant laisse mes prescriptions, je visitai
ensuite quelques-uns des Europeens et leurs familles; je les trouvai
tous extremement inquiets, car nul ne pouvait dire quel serait le
parti qu'adopterait Theodoros.

Dans la matinee du 9, de bonne heure, quelques-uns des ouvriers
europeens nous avertirent que Theodoros faisait faire une route pour
transporter une partie de son artillerie a Fahla, sur la pointe qui
commandait le Bechelo; ils ajouterent qu'avant de partir, il avait
donne l'ordre de relacher environ cent prisonniers, surtout des
femmes ou de pauvres gens. Environ vers deux heures de l'apres-midi,
l'empereur etant revenu, nous envoya dire par Samuel qu'il avait vu
une quantite de bagages descendant du Dalanta vers le Bechelo, et
quatre elephants, mais tres peu d'hommes. Il avait aussi remarque,
disait-il, quelques petits animaux blancs, a tete noire, mais il
n'avait pu savoir ce que c'etait. Nous ne le savions pas, cependant
nous le conjecturames aussitot et nous repondimes que probablement
c'etaient des moutons de Barbarie. De nouveau il nous envoya dire:
"Je suis fatigue de regarder si longtemps. Je ne vais plus regarder
pendant quelque temps. Pourquoi etes-vous des gens si lents?"

Une tempete terrible eclata; elle avait deja considerablement diminue
lorsque nous vimes des soldats se dirigeant de tous les cotes vers
le precipice, situe a deux cents metres a peine de notre tente. Nous
apprimes bientot que Sa Majeste, dans un moment de forte colere, avait
quitte sa tente et s'etait rendue a la maison des serviteurs de M.
Rassam ou l'on avait enferme les prisonniers de Magdala depuis qu'ils
avaient ete amenes a Islamgee.

Ainsi que je l'ai deja raconte, le meme jour Theodoros avait fait
mettre en liberte un grand nombre de prisonniers. Ceux qui restaient,
croyant pouvoir compter sur les bonnes dispositions de l'empereur, se
mirent a demander a grand cris le pain et l'eau, dont ils avaient ete
prives depuis deux jours, les gens qui les servaient etant partis et
ne s'etant plus montres depuis leur depart de Magdala. Aux cris de:
"Abiet, Abiet,"[28] Theodoros, qui se reposait en se permettant
d'abondantes libations, ayant demande a ceux qui l'entouraient ce que
c'etait, on lui repondit que les prisonniers demandaient du pain et de
l'eau. Theodoros alors saisissant son sabre, et ordonnant a ses hommes
de le suivre s'ecria: "Je leur apprendrai a demander de la nourriture,
lorsque mes fideles soldats meurent de faim!" Arrive au lieu ou
etaient enfermes les prisonniers, ivre et aveugle de colere, il
ordonna aux gardes de les lui amener. Il coupa en morceaux les deux
premiers avec son sabre; le troisieme etait un jeune enfant: sa main
s'arreta un instant, mais cela ne sauva pas la vie de la pauvre
creature, il fut jete vivant au fond du precipice par les ordres de
Theodoros. Il parut en quelque sorte un peu calme apres les deux
premieres executions, et il y eut un certain ordre dans celles qui
suivirent. A chaque prisonnier qui lui etait amene il s'enquerait de
son nom, de son pays et de _son crime_. Le plus grand nombre furent
juges coupables et precipites dans l'abime; la se tenaient des
mousquetaires qui avaient ete envoyes tout expres pour achever ceux
qui donnaient encore quelques signes de vie, car il y en avait
toujours quelques-uns qui echappaient a la mort malgre leur terrible
chute; environ trois cent sept victimes furent mises a mort, et
quatre-vingt-onze reservees pour une autre fois! Ces derniers, chose
etrange, etaient tous des officiers importants, dont la plupart
s'etaient battus contre l'empereur, et qui, tous, Sa Majeste le savait
bien, etaient ses ennemis mortels.

La crainte qui nous avait saisis est facile a comprendre; nous
pouvions voir la ligne epaisse de soldats qui se tenait derriere
l'empereur, et dont les decharges d'armes a feu se comptaient au
nombre de deux cents, et nous nous demandions avec angoisse combien
grand etait le nombre des victimes! Un chef s'approcha avec interet de
nous et nous supplia de rester bien tranquilles dans nos tentes, car
c'eut ete peut-etre dangereux pour eux, que Theodoros se fut souvenu
des Europeens dans de telles dispositions. Vers le soir, l'empereur
s'en retourna, suivi par une grande foule. Toutefois, il ne parla
point de nous; aussi, an bout d'un certain temps, n'entendant aucun
bruit, une douce confiance sur notre sort commenca a renaitre, a la
pensee que nous etions sauves encore pour cette fois.

Nous n'avons jamais doute que, lorsque Theodoros nous fit venir avec
tous les autres prisonniers, son intention ne fut de nous mettre tous
a mort. Sa clemence apparente n'etait qu'un voile pour masquer ses
intentions, et faire naitre des esperances de liberte dans les coeurs
memes de ceux dont il avait resolu le supplice.

Le 10, de bonne heure, Sa Majeste nous fit ordonner de nous tenir
prets pour retourner a Magdala. Peu d'instants apres, un autre message
nous fut envoye pour nous dire: "Quelle est cette femme qui envoie ses
soldats pour combattre contre un roi? N'envoyez plus de depeches a vos
concitoyens, car si l'un de vos serviteurs est surpris en mission,
l'alliance d'amitie entre vous et moi sera rompue." Nous avions
depeche, quelques jours auparavant, an general Merewether, un jeune
garcon, pour le prier d'envoyer une lettre a Theodoros, qui, dans
plusieurs circonstances, avait temoigne son etonnement de ne recevoir
aucune communication de l'armee. A peine avions-nous recu le premier
message, que ce jeune homme arriva porteur d'une lettre du general
en chef pour l'empereur. Cette lettre etait parfaite, telle que nous
l'avions desiree; ferme et polie, elle ne contenait ni menaces ni
promesses, si ce n'est que Theodoros serait traite honorablement s'il
remettait les prisonniers sains et saufs entre ses mains. Aussitot,
nous envoyames Samuel pour avertir l'empereur qu'une lettre de M. R.
Napier etait arrivee, qui lui etait destinee: "Ce n'est pas l'usage,
dit-il; je sais ce que j'ai a faire." Toutefois, an bout de quelques
instants, il fit venir secretement Samuel et lui en demanda le
contenu; et comme celui-ci l'avait traduite, il lui en indiqua les
principaux points. Sa Majeste ecouta attentivement, mais ne fit aucune
remarque. Une mule des ecuries imperiales fut envoyee a M. Rassam, et
l'on fit dire au lieutenant Prideaux, au capitaine Cameron et a moi
de nous servir de nos propres mules, tandis que cette faveur etait
refusee aux autres prisonniers. A notre retour a Magdala, nous fumes
salues par nos serviteurs et les quelques amis que nous avions sur
la montagne, comme des gens qui sortent de leurs tombes. Nous fimes
apporter nos tentes, nos lits, etc., et nous attendimes avec crainte
les nouveaux caprices de ce despote inconstant.

Vers midi, la garnison entiere de l'Amba recut l'ordre de prendre les
armes et de partir pour le camp de l'empereur. Quelques hommes ages et
les gardiens ordinaires des prisonniers seulement, demeurerent sur la
montagne. Entre trois et quatre heures de l'apres-midi, un terrible
ouragan se dechaina sur l'Amba. Il nous semblait de temps en temps que
nous distinguions, an milieu des roulements du tonnerre, des coups de
fusil eloignes et quelques autres plus sourds, mais plus rapproches.
Parfois, nous nous croyions bien surs d'avoir entendu le bruit de
quelque decharge, mais nous riions de cette pensee, et nous nous
moquions de ce que les roulements prolonges du tonnerre pussent agir
de telle sorte sur notre imagination surexcitee, an point de nous
faire prendre le bruit de l'orage pour la musique tant desiree d'une
attaque de notre armee. Un peu apres quatre heures, l'orage diminua,
et alors la meprise ne fut plus possible; le son dur et prolonge des
fusils, et le bruit aigu de petites armes, nous arrivaient pleinement
et distinctement. Mais qu'est-ce que c'etait? Nul d'entre nous ne le
savait. Deux fois, pendant l'heure qui suivit, le joyeux _elelta_
retentit d'Islamgee a l'Amba, ou il fut repete par les familles des
soldats. les doutes alors s'evanouirent; evidemment, le roi s'amusait
seulement a _parader_: aucun combat ne pouvait avoir eu lieu, et
l'_elelta_ n'eut point retenti si Theodoros s'etait aventure a la
rencontre des troupes britanniques.

Nous etions profondement endormis, tout a fuit ignorants de la
glorieuse bataille qui venait d'etre remportee a quelques milles de
notre prison, lorsque nous fumes eveilles par un domestique, qui nous
dit de nous habiller promptement et de nous rendre a la demeure de M.
Rassam, ou des messagers venaient d'arriver de la part de Theodoros.
Nous trouvames, en entrant dans la chambre de M. Eassam, MM. Waldmeier
et Flad, accompagnes de plusieurs officiers de l'empereur, venus pour
porter la depeche. Ce fut la que nous entendimes parler, pour la
premiere fois, de la bataille de _Fahla_, et que nous apprimes, en
meme temps, que nous etions hors de danger: le despote humilie ayant
reconnu la grandeur du pouvoir qu'il avait meprise pendant des
annees. La depeche imperiale etait ainsi concue: "Je croyais que vos
compatriotes, qui viennent d'arriver, n'etaient que des femmes; mais
maintenant, je vois que ce sont des hommes. J'ai ete vaincu par
l'avant-garde seulement. Tons mes mousquetaires sont morts. Faites-moi
faire la paix, avec votre peuple."

M. Rassam lui fit dire aussitot qu'il etait venu en Abyssinie
pour unir les deux peuples par un traite de paix, et qu'apres ces
evenements, il desirait plus que jamais arriver a cet heureux
resultat. Il proposa d'envoyer an camp britannique le lieutenant
Prideaux comme son representant a lui, et M. Flad, ou tout autre
Europeen qui attrait sa confiance, comme representant de Sa Majeste;
ils pourraient aussi etre accompagnes de l'un de ses chefs superieurs;
mais il ajoutait que si Sa Majeste voulait remettre immediatement tous
ses prisonniers entre les mains du commandant en chef, cette demarche
deviendrait tout a fait inutile. Les deux Europeens et les autres
delegues resterent quelques instants pour se restaurer et se
rafraichir; ils nous apprirent que Sa Majeste avait pris une batterie
d'artillerie pour du bagage, et que, voyant seulement quelques hommes
a Aregu, elle avait cede a l'importunite des chefs, et leur avait
permis d'aller ou bon leur semblait. Un canon ayant fait feu, les
Abyssiniens, pousses par la perspective d'un grand butin, avaient
descendu precipitamment la colline. Sa Majeste commandait
l'artillerie, qui etait servie par les ouvriers europeens, sous la
direction d'un cophte, autrefois domestique de l'eveque, et de Ly
Eugeddad Wark, fils d'un juif converti du Bengale. A la premiere
decharge, la plus grosse piece, _le Theodoros_, avait eclate, les
Abyssiniens ayant par megarde mis deux boulets pour la charger. A la
tombee de la nuit, l'empereur avait envoye des hommes pour rapatrier
son armee, mais de nombreux messagers furent expedies sans resultat;
a la fin de la journee, quelques restes de l'armee furent apercus se
glissant lentement le long de la pente escarpee, et, pour la premiere
fois, Theodoros entendit le recit de son desastre. Fitaurari[29]
Gabrie, son ami, qu'il aimait depuis longtemps, le plus brave des
braves, etait couche sur le champ de bataille; il s'informa de tous
ses autres officiers, et la seule reponse qu'on lui fit, fut: "Mort!
mort! mort!" Abattu, vaincu enfin, Theodoros, sans prononcer une
parole, revint a sa tente, n'ayant d'autre pensee que d'en appeler a
l'amitie de ses captifs et a la generosite de ses ennemis.

En retournant a la tente de l'empereur, MM. Flad et Waldmeier le
firent avertir par l'un des eunuques qui les avaient accompagnes
dans leur expedition. Il parait que, tout le temps de leur absence,
Theodoros n'avait fait que boire; il sortit de sa tente tres-agite et
demanda aux Europeens: "Que voulez-vous?" Ils lui repondirent que,
d'apres ses ordres, ils avaient parle a son ami M. Rassam, et que ce
dernier avait conseille d'envoyer M. Prideaux, etc., etc. L'empereur
leur coupa la parole et, d'un ton de colere, s'ecria: "Melez-vous
de vos propres affaires et allez a vos tentes!" Les deux Europeens
attendaient toujours, esperant que Sa Majeste reprendrait son calme;
mais l'empereur voyant qu'ils ne bougeaient pas, entra dans une
violente colere et, d'une voix eclatante, leur ordonna de se retirer
tout de suite.

Environ vers quatre heures de l'apres-midi, l'empereur fit appeler
MM. Flad et Waldmeier. Des qu'ils furent en sa presence, il leur dit:
"Entendez-vous ces gemissements? Il n'y a pas un soldat qui n'ait
perdu quelque frere ou quelque ami. Que sera-ce quand l'armee anglaise
tout entiere sera arrivee? Que dois-je faire? Donnez-moi un conseil."
M. Waldmeier lui repondit: "Majeste, faites la paix.--Et vous,
Monsieur Flad, que me dites-vous?--Majeste, repondit M. Flad, vous
devez accepter la proposition de M. Rassam." Theodoros demeura
quelques minutes enseveli dans de profondes reflexions, la tete cachee
entre les mains, puis il ajouta: "Tres-bien; retournez a Magdala, et
dites a M. Bassam que je compte sur son amitie pour me faire conclure
la paix avec ses concitoyens. J'agirai selon ses conseils." M. Flad
nous apporta ces paroles, tandis que M. Waldmeier restait aupres de
l'empereur.

Lorsque le lieutenant Prideaux et M. Flad arriverent a Islamgee, ils
furent conduits aupres de l'empereur, qu'ils trouverent assis hors de
sa tente sur une pierre, et vetu comme a l'ordinaire. Il les recut
tres-gracieusement, et ordonna aussitot qu'on sellat une de ses plus
belles mules pour M. Prideaux. Remarquant qu'ils etaient fatigues de
leur course rapide, il leur fit apporter une corne de tej pour les
rafraichir pendant leur route. Puis il les renvoya porteurs des
paroles suivantes: "J'avais pense, avant ces derniers evenements, que
j'etais un souverain puissant et fort; mais j'ai decouvert a present
que vous etes plus forts; maintenant, faisons la paix." Ils partirent
donc accompagnes de Dejatch Alame, gendre de l'empereur, et se
dirigerent vers Arogie, ou etait le camp britannique. Ils y arriverent
apres avoir galope pendant deux heures, et furent chaudement
accueillis et salues par tous. Ils s'arreterent fort peu de temps au
camp et s'en retournerent avec une lettre de Sir Robert Napier, qui
s'exprimait dans des termes conciliants, mais avec autorite; il
assurait Theodoros que, s'il se soumettait aux desirs de la reine
d'Angleterre et renvoyait tous les prisonniers europeens au camp
britannique, il serait traite honorablement, lui et sa famille.

Sir Robert Napier recut Dejatch Alame avec beaucoup de courtoisie
(ce qui fut immediatement communique a l'empereur par un messager
special). Il le fit entrer dans sa tente et lui parla ouvertement. Il
lui dit que, non-seulement tous les Europeens devaient etre envoyes
immediatement au camp, mais que l'empereur devait venir lui-meme
reconnaitre ses torts vis-a-vis de la reine d'Angleterre. Il ajouta
que, si Sa Majeste acceptait ces conditions, elle serait traitee avec
tous les lui, honneurs dus a son rang, mais que, si un seul Europeen
venait a etre maltraite entre ses mains, il ne devait s'attendre a
aucune pitie, et que Sir Robert Napier, ne partirait pas sans que le
dernier meurtrier fut puni, devrait-il demeurer cinq ans dans le pays,
devrait-il aller le chercher sur le sein de sa mere. Il montra ensuite
a Alame quelques-uns des _jouets_ qu'il avait apportes avec lui, et
lui en expliqua les effets.

An retour de Prideaux et de ses compagnons an camp de Theodoros, ils
trouverent ce dernier assis sur le pic de Selassie, surveillant le
camp britannique, et rien moins que de bonne humeur. Ils furent
rejoints, a leur arrivee, par M. Waldmeier, et ils se dirigerent tous
ensemble vers Sa Majeste, pour lui presenter la lettre de Sir Robert
Napier. On la lui traduisit deux fois; a la fin de la seconde lecture,
l'empereur demanda d'un ton decide: "Que veulent-ils dire par etre
traite avec tous les honneurs? Est-ce que les Anglais entendent que je
me soumette a mes ennemis, ou qu'ils me rendront les honneurs dus a
un prisonnier?" M. Prideaux repondit que le commandant en chef ne lui
avait rien dit, que toutes ses conditions etaient contenues dans
la lettre, et que l'armee anglaise etait entree dans la contree
uniquement pour delivrer leurs concitoyens: cette mission une fois
remplie, ils s'en retourneraient chez eux. Cette reponse ne lui plut
pas du tout. Evidemment, ses mauvais instincts reprenaient le dessus;
mais se maitrisant,il pria ces messieurs de se retirer a quelques pas,
et il dicta une lettre a son secretaire. Cette lettre, commencee avant
l'arrivee de Prideaux, n'etait qu'une page incoherente, non scellee,
et dans laquelle il declarait, entre autres choses, qu'il ne s'etait
jamais soumis a aucun homme, et qu'il n'etait pas pret a le faire.
Il mit avec sa lettre celle qu'il venait de recevoir de Sir Robert
Napier, la remit aux mains de M. Prideaux, et lui ordonna de
s'eloigner au plus tot, ne voulant pas meme lui permettre de prendre
un verre d'eau, sous pretexte qu'il n'avait pas de temps a perdre.

Deux heures de course a cheval ramenerent encore MM. Prideaux et Flad
au camp britannique. Sir Robert Napier, malgre tout le regret qu'il
en eprouvait, apres les avoir laisses reposer quelques instants, les
renvoya a Theodoros. C'etait bien la vraie maniere d'en user avec lui;
la fermete seule pouvait nous sauver. Nous avions assez de preuves
que l'espece d'adoration dont on l'avait entoure, etait la cause que
toutes nos demarches n'avaient abouti qu'a une correspondance absurde
et sans aucun resultat. Il ne pouvait etre donne aucune reponse a la
folle communication que Theodoros avait envoyee; une depeche verbale,
en tout conforme an premier message du commandant en chef, etait tout
ce qu'il y avait a faire.

Nous etions toujours au pouvoir de Theodoros; nous n'etions pas encore
libres; cependant, bientot notre sort devait etre decide: nous ne
pouvions rien, et nous etions prets a nous soumettre d'aussi bonne
grace que possible a ce qui pouvait nous arriver d'un instant a
l'autre. M. Flad ayant laisse sa femme et ses enfants a Islamgee, il
ne pouvait faire autrement que de revenir; mais pour M. Prideaux, le
cas etait different: il etait revenu, cependant, comme un honnete
homme et un compagnon devoue, pret a sacrifier sa vie en s'efforcant
de nous sauver, et en allant volontairement au-devant d'une mort
presque certaine, pour obeir a son devoir. Aucun des braves soldats
qui out vaillamment sacrifie leur vie an service de la reine Victoria
n'est alle plus noblement au-devant dela mort. Heureusement, comme
ils approchaient de Selassie, ils rencontrerent M. Meyer, ouvrier
europeen, qui leur apprit l'heureux evenement auquel nous devions
tous notre liberte et notre depart pour le camp. Ils firent faire
volte-face a leurs montures avec beaucoup de joie, et allerent
apporter la bonne nouvelle a nos compatriotes inquiets.

Mais il nous fallait cependant retourner encore a Magdala. Nous
demeurames tout le jour dans une grande preoccupation, ne sachant,
pour le moment, quelle conduite Theodoros adopterait a notre egard.
Je soignai plusieurs des blesses, et je vis plusieurs des soldats
qui avaient pris part an combat de ce funeste jour. Ils etaient tous
abattus et declaraient qu'ils ne se battraient pas de nouveau: "Quelle
est, disaient-ils, la facon de se battre de vos concitoyens? Lorsque
nous sommes en guerre avec des gens de nos pays, chacun a son tour;
avec vous, c'est toujours votre tour. Aussi ne voyez-vous que morts et
blesses parmi nous, tandis que, chez vous, nous ne voyons personne de
tue, et puis pas un soldat ne prend jamais la fuite." Les aboyeurs
(canons) les epouvantaient beaucoup, et si la description qu'ils en
faisaient etait exacte, c'etaient, en verite, de puissantes armes.

Au bout de peu de temps, Theodoros, ayant recu une reponse de Sir
Robert Napier, et ayant envoye MM. Flad et Prideaux pour la seconde
fois, appela aupres de lui ses principaux officiers et quelques
ouvriers europeens, et tint une espece de conseil; mais il s'echauffa
tellement et il finit par etre si exalte et si fou, qu'a grand'peine
put-on l'empecher de se suicider. Ses officiers le blamerent de sa
faiblesse et lui proposerent de nous mettre immediatement a mort, ou
de nous enfermer dans une tente an milieu du camp, et de nous y
bruler vivants a l'approche de nos soldats. Sa Majeste ne fit aucune
attention a ces conseils; il renvoya ses officiers et commanda a MM.
Meyer et Saalmueller, deux ouvriers europeens, de se tenir prets a nous
accompagner an camp anglais. En meme temps, il envoya deux de ses
principaux chefs, Bitwaddad Hassenie et Ras-Bissawur, aupres de
nous pour nous dire: "Partez immediatement pour aller trouver vos
concitoyens; vous enverrez prendre vos effets demain."

Ce message nous inspira beaucoup de crainte. Les deux chefs etaient
tristes et abattus, et Samuel etait si agite, qu'il ne sut nous donner
l'explication de cette subite decision. Nous appelames nos serviteurs
pour nous faire un petit paquet de quelques-unes de nos hardes, et ils
nous souhaiterent le bonjour avec des larmes dans les yeux. Le moins
affecte de nos gardes paraissait encore triste et melancolique;
l'impression generale, tant des officiers que la notre, etait que nous
etions conduits, non au camp britannique, mais a une mort certaine. Il
n'eut servi a rien de se lamenter et de se plaindre; aussi nous nous
habillames, heureux encore de voir finir notre captivite, quelle que
dut en etre la fin. Nous saluames nos serviteurs, et nous partimes
pour l'Amba sous bonne escorte. Pendant que nous nous habillions,
Samuel et les chefs eurent un petit entretien ou ils deciderent que,
Theodoros etant tout a fait fou de colere, ils ne negligeraient rien
pour retarder notre entrevue, afin de donner le temps de se refroidir
a cette colere qui l'aveuglait. A cet effet, ils devaient envoyer un
soldat en avant-garde et porteur d'un message de notre part, pour
demander a Sa Majeste la faveur d'une derniere entrevue, declarant que
nous ne saurions le quitter sans l'avoir saluee auparavant.

Arrives au pied de l'Amba, nous trouvames les mules que l'empereur
nous avait envoyees, selon sa coutume, et nous fimes seller les notres
par les ouvriers europeens. Le lieu paraissait desert, et, jusqu'a la
tente imperiale, nous ne rencontrames que quelques soldats; mais en
avancant, nous apercumes les hauteurs du Selassie et du Fahla, toutes
couvertes des miserables restes de l'armee de Theodoros.

A environ cent metres de la tente imperiale, nous rencontrames le
soldat envoye par les officiers et par Samuel, pour demander une
derniere entrevue, qui revenait vers nous. Il nous dit que le roi
n'etait pas dans sa tente, mais entre Fahla et Selassie, et qu'il ne
recevrait que son ami bien-aime, M. Rassam. Des ordres alors furent
donnes par les officiers qui nous servaient d'escorte, de conduire
M. Rassam par une route, et d'en faire prendre une autre aux autres
prisonniers. Nous devions suivre un petit sentier du cote de Selassie,
et M. Rassam devait passer par un chemin, a cinquante metres environ
plus loin. Nous avancions ainsi depuis quelques minutes, lorsque
nous recumes l'ordre de nous arreter. Les soldats nous apprirent que
l'empereur, allant au-devant de M. Rassam, nous devions attendre
jusqu'a ce que l'entrevue eut eu lieu.

Au bout de quelques instants, on nous invita a avancer, l'empereur
ayant quitte M. Rassam, et ce dernier etant deja en route.

Je marchais en tete de notre troupe, lorsque je fus tout stupefait,
apres avoir fait quelques pas, de me trouver, au detour du chemin,
face a face avec Theodoros. Je m'apercus aussitot qu'il etait fort eu
colere. Derriere lui se tenaient une vingtaine d'hommes, tous armes
de mousquets. L'endroit ou il s'etait arrete formait une petite
plate-forme si etroite, que j'aurais pu le toucher en passant. D'un
cote de la plate-forme, s'ouvrait un profond abime, et a l'autre
extremite, le roc s'elevait taille a pic comme une haute muraille:
evidemment, il n'aurait pu choisir un lieu plus propice, s'il eut
nourri contre nous de sinistres projets.

Il n'avait pu m'apercevoir le premier, ayant la tete tournee de
l'autre cote: il parlait a voix basse au soldat le plus rapproche de
lui et etendait la main pour s'emparer de son mousquet. J'etais, en ce
moment, pret a tout, et je ne doutai pas on instant que notre derniere
heure ne fut venue.

Theodoros, la main toujours sur son mousquet, se retourna; il
m'apercut aussitot, me contempla deux on trois minutes, me tendit la
main, et, d'une voix basse et triste, me demanda comment je me portais
et me souhaita le bonjour.

Le lendemain, le principal officier me dit qu'a l'instant de notre
rencontre, Theodoros etait indecis s'il nous mettrait a mort. Il avait
permis a M. Rassam de partir, a cause de son amitie personnelle pour
loi, et quant a nous, nous avions la vie sauve grace a ce que les yeux
de Sa Majeste s'etaient d'abord arretes sur moi, duquel il n'avait
jamais eu a se plaindre, mais que les choses eussent tourne autrement
si sa colere avait ete eveillee par la vue de ceux qu'il haissait.

Quelques minutes plus tard, nous rejoignimes M. Rassam, et nous
marchames aussi vite que nous le permit le pas de nos mules. M. Rassam
me raconta ce que Theodoros lui avait dit: "Il se fait nuit: vous
feriez peut-etre mieux d'attendre ici jusqu'a demain." M. Rassam lui
avait repondu: "Comme voudra Votre Majeste.--Ne tergiversez jamais;
allez." L'empereur et M. Rassam se serrerent tous deux la main,
regrettant l'un et l'autre leur separation, et M. Rassam ayant promis
de revenir le lendemain de bonne heure.

Nous avions deja atteint les postes avances du camp imperial, lorsque
quelques soldats nous crierent de nous arreter. Theodoros aurait-il
encore change d'idee? Si pres de la liberte, la mort ou la captivite
devaient-elles etre notre partage? Telles furent les pensees qui
assaillirent notre esprit; mais notre doute fut de courte duree, car
nous apercumes, courant vers nous, l'un des serviteurs de l'empereur
portant le sabre de M. Prideaux ainsi que le mien, dont Sa Majeste
s'etait emparee a Debra-Tabor, il y avait vingt et un mois. Nous les
renvoyames a l'empereur, en le remerciant, et nous achevames notre
voyage.

Nous nous doutions fort peu alors combien nous l'avions echappe belle.
Il parait qu'apres notre depart, Theodoros s'etant assis sur une
pierre, la tete entre les mains, s'etait mis a pleurer. Ras-Engeddah
lui dit alors: "Etes-vous une femme pour pleurer? Rappelez ces hommes
blancs, mettez-les tous a mort, et enfuyez-vous ensuite, ou bien
combattez et mourez." Theodoros lui repondit brusquement par ces
paroles: "Tous n'etes qu'un ane! N'en ai-je pas mis assez a mort
ces deux derniers jours? Pourquoi voulez-vous que je tue ces hommes
blancs, et que je couvre de sang toute l'Abyssinie?"

Bien que tres-loin deja du camp imperial, et en vue presque de nos
sentinelles, nous ne pouvions croire que nous ne fussions pas victimes
de quelque illusion. Involontairement, nous nous retournions toujours,
craignant a chaque instant que Theodoros, regrettant sa clemence, ne
nous eut fait suivre pour nous faire arreter avant que nous eussions
atteint le camp anglais. Mais Dieu, qui nous avait deja delivres une
fois dans ce jour, comme par miracle, nous protegea jusqu'a la fin;
nous arrivames enfin, et nous penetrames dans les rangs de l'armee
britannique, le coeur joyeux et plein de reconnaissance. Nous
entendimes alors le son si doux a nos oreilles des voix anglaises, les
temoignages affectueux de nos chers compatriotes, et nous pressames
les mains de ces chers amis, qui avaient travaille avec tant de zele a
notre delivrance.


Notes:

[27] Les soldats seuls se tressent les cheveux; les paysans et les
pretres se rasent la tete une fois par mois.

[28] Abiet, maitre, seigneur; expression habituelle employee par les
mendiants pour demander l'aumone.

[29] Fitaurari, le commandant de l'avant-garde.




CONCLUSION


Dans la matinee du 12, le lendemain de notre delivrance, Theodoros
envoya une lettre d'excuse, exprimant ses regrets d'avoir ecrit la
depeche impertinente du jour precedent. En meme temps il priait le
commandant en chef d'accepter un present de mille vaches. D'apres la
coutume abyssinienne, c'etait une proposition de paix qui, une fois
acceptee, aneantissait toute disposition d'hostilite.

Les cinq captifs qui nous avaient rejoints en 1868 (M. Staiger et ses
amis), mistress Flad et ses enfants, plusieurs autres Europeens avec
leurs familles etaient toujours entre les mains de Theodoros. Les
Europeens qui nous avaient accompagnes la veille et qui avaient
passe la nuit an camp, furent renvoyes de bonne heure le lendemain a
Theodoros; et Samuel qui en faisait partie, fut charge de demander
la liberte de tous les Europeens et de toutes leurs familles. Une
_chaise_ et des porteurs furent envoyes en meme temps pour mistress
Flad dont la sante ne lui permettait pas d'aller a cheval. Avant son
depart, Samuel fut instruit par M. Rassam que le commandant en chef
avait accepte les vaches; a ce propos il y eut une malencontreuse
erreur qui egara et decut Theodoros, mais qui arriva tellement a
propos qu'elle sauva probablement la vie aux Europeens encore en son
pouvoir.

Lorsque les Europeens etaient revenus a Selassie pour y conduire leurs
familles, Samuel s'etant avance vers l'empereur, celui-ci lui fit
aussitot cette question: "Mes vaches sont-elles acceptees?" Samuel,
s'inclinant respectueusement lui dit: "Le ras anglais vous fait dire:
J'ai accepte votre present; puisse Dieu vous le rendre!" En entendant
cela, Theodoros fit un long soupir comme s'il etait delivre d'une
grande angoisse, et il dit aux Europeens: "Prenez vos familles et
partez." Puis, se tournant vers M. Waldmeier, il lui dit: "Vous aussi,
vous pouvez me quitter; allez-vous-en; a present que j'ai l'amitie de
l'Angleterre, si j'ai besoin de dix Waldmeier, je n'ai qu'a les
leur demander." Dans l'apres-midi, les ouvriers europeens et leurs
familles, M. Staiger et sa suite, mistress Flad et ses enfants, Samuel
et nos serviteurs, enfin tous les prisonniers firent leur entree au
camp britannique. Il leur avait ete permis de prendre tout ce qui leur
appartenait et au moment de leur depart, Theodoros etait si joyeux
qu'il les salua.

Le samedi 11, Sir Robert Napier avait clairement explique a Dejatch
Alame quel etait le plan qu'il avait adopte; il desirait non-seulement
que les captifs fussent renvoyes mais que Theodoros lui-meme vint au
camp britannique avant vingt-quatre heures, sans quoi les hostilites
recommenceraient; mais Dejatch Alame, connaissant les difficultes
qu'il y aurait a faire consentir Theodoros a cette derniere condition,
insista tellement aupres de Sir Napier, que celui-ci etendit jusqu'a
quarante-huit heures le terme de son ultimatum.

Dans la matinee du 13, l'empereur n'ayant pas encore reparu an camp,
il devint urgent de le forcer a le faire, et des mesures etaient
prises pour achever le travail si bien commence, lorsque plusieurs des
plus grands officiers de l'armee de Theodoros firent leur apparition,
declarant qu'ils venaient en leur propre nom et en celui des soldats
de la garnison, pour deposer les armes et rendre la forteresse; ils
ajoutaient que Theodoros, accompagne d'une cinquantaine d'hommes,
avait pris la fuite pendant la nuit.

Il parait que le soir, en apprenant que les vaches n'avaient pas ete
acceptees, mais se trouvaient au dela des sentinelles anglaises,
Theodoros crut qu'il avait ete trompe, et que s'il tombait entre les
mains des Anglais, il serait enchaine ou mis a mort. Toute la nuit, il
marcha vers Selassie, anxieux et abattu, et de bonne heure, dans la
matinee, il ordonna a ses gens de le suivre. Mais au lieu de lui
obeir, ceux-ci se retirerent dans une autre partie de la plaine.
Theodoros en arreta deux des plus rapproches; mais ce dernier acte
n'empecha pas la defection; seulement ils s'enfuirent plus loin.

Avec le peu d'hommes qui le suivaient, il passa par le Kafir-Ber,
mais il n'avait fait que quelques pas lorsqu'il apercut les Gallas
s'avancant de tous cotes dans l'intention de l'entourer, lui et sa
suite. Il dit alors a ses quelques fideles compagnons: "Laissez-moi,
je mourrai seul." Ceux-ci refuserent; alors il leur dit: "Vous avez
raison; retournons a la montagne; il vaut mieux mourir de la main des
chretiens."

La soumission de l'armee, l'assaut de Magdala, le suicide de
Theodoros, sont des faits trop bien connus pour que j'en fasse ici le
recit. J'entrai dans la forteresse bientot apres que les troupes s'en
furent emparees. Un des premiers objets qui attira mon attention fut
le cadavre de Theodoros. Il avait sur les levres ce meme sourire que
nous avions vu si souvent, et qui donnait un air de grandeur calme au
visage de celui dont la carriere avait ete si remarquable et dont les
cruautes ne pourront jamais etre effacees de sa biographie. Mais dans
ses derniers moments il retrouva l'ardeur des jours de sa jeunesse,
combattit avec courage et prefera la mort a l'humiliation d'etre fait
prisonnier.

Je restai cette nuit-la a Magdala. Il me parut etrange de passer un
jour en homme libre, dans cette meme hutte ou j'avais ete si longtemps
enferme comme prisonnier. Les soldats anglais gardaient maintenant nos
anciennes prisons; le cadavre de Theodoros etait couche dans l'une de
ces huttes. Dans l'espace seulement de quarante-huit heures, notre
position avait tellement change, qu'il etait difficile de s'en rendre
compte. Je craignais tant d'etre victime d'une illusion, et j'etais
tellement emu, que je ne pus dormir.

Le general Wilby, son aide de camp le capitaine Cappel et son
commandant de brigade, le major Hicks, partagerent ma tente; affames
et fatigues, ils s'accommoderent aussi bien que nous du simple plat de
teps abyssinien, de la sauce au poivre et du tej, que nous nous etions
procures dans les greniers de la demeure royale. Le lendemain, nous
retournames a Arogie, et la, pendant tout mon sejour, je recus
l'hospitalite du general Merewether. Le 16, nous partimes pour
Dalanta, avec quelques-uns des captifs liberes, et nous y attendimes
quelques jours le reste des troupes; enfin, le 21, apres que Sir
Robert Napier nous eut presentes a nos liberateurs, nous partimes pour
la cote, et nous arrivames a Zulla le 28 mai.

En faisant un retour sur le passe, moi, homme libre, dans un pays
libre, ce passe m'apparait comme un songe horrible, un faible anneau
dans la chaine de ma vie; et lorsque je me souviens que notre
delivrance fut suivie immediatement du suicide de ce despote aux
grandes passions, qui nous avait tenus en son pouvoir, je ne puis
trouver de meilleure explication, pour resoudre ce probleme difficile,
que les paroles inscrites par notre vaillant compatriote de Kerans,
sur la banniere qui flotta a Ahascragh, lors de son bienheureux
retour: "Dieu est amour, il nous a donne la liberte."

FIN.




TABLE DES CHAPITRES


CHAPITRE PREMIER.

L'empereur Theodoros.--Son elevation a l'empire et ses conquetes.--Son
armee et son administration.--Causes de sa chute.--Sa personne et son
caractere.--Sa famille et sa vie privee.

CHAPITRE II.

Les Europeens en Abyssinie.--M. Bell et M. Plowden.--Leur vie et leur
mort.--Le consul Cameron.--M. Lejean.--M. Bardel et la reponse de
Napoleon III a Theodoros.--Le peuple de Gaffat.--M. Stern et la
mission de Djenda.--Etat des affaires a la fin de 1863.

CHAPITRE III.

Emprisonnement de M. Stern.--M. Kerans arrive avec des lettres et un
tapis.--M. Cameron et ses compagnons sont charges de chaines.--Retour
de M. Bardel du Soudan.--Procedes de Theodoros vis-a-vis des
etrangers.--Le patriarche cophte.--Abdul-Rahman-Bey. La captivite des
Europeens expliquee.

CHAPITRE IV.

La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.--M.
Rassam est choisi pour aller a la cour de Gondar, ou il est accompagne
par le docteur Blanc.--Delais et difficultes pour communiquer avec
Theodoros.--Description de Massowah et de ses habitants.--Arrivee
d'une lettre de l'empereur.

CHAPITRE V.

De Massowah a Kassala.--Une digression.--Le nabab.--Aventures de
M. Marcopoli.--Les Beni-Amer.--Arrivee a Kassala.--La revolte
nubienne.--Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie
dans le Soudan.

CHAPITRE VI.

Depart de Kassala.--Sheik-Abu-Sin.--Rumeurs de la defaite de
Theodoros par Tisso-Gobaze.--Arrivee a Metemma.--Marche
hebdomadaire.--Manoeuvres militaires des Takruries.--Leur emigration
dans l'Abyssinie.--Arrivee de lettres de Theodoros.

CHAPITRE VII.

Entree en Abyssinie.--Altercation entre les Takruries et les
Abyssiniens a Wochnee.--Notre escorte et les porteurs.--Application
de la medecine.--Premiere reception de Sa Majeste.--Traduction de la
lettre de la reine Victoria et presents offerts.--Nous accompagnons Sa
Majeste a Metcha.--Sa conversation en route.

CHAPITRE VIII.

Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.--La mer de Tana.--La
navigation abyssinienne.--L'ile de Dek.--Arrivee a Kourata.--Les
gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.--Accusations
portees contre ces derniers.--Premiere visite au camp de l'empereur a
Zage.--Les flatteries precedent la violence.

CHAPITRE IX.

Seconde visite a Zage.--Arrestation de M. Rassam et des officiers
anglais.--Accusations contre M. Rassam.--Les premiers captifs sont
amenes enchaines a Zage.--Jugement public.--Reconciliation.--Depart de
M. Flad.--Emprisonnement a Zage.--Depart pour Kourata.

CHAPITRE X.

Seconde residence a Kourata.--Le cholera et le typhus eclatent dans
le camp.--L'empereur se decide a aller a Debra-Tabor.--Arrivee a
Gaffat.--La fonderie transformee en palais.--Jugement public a
Debra-Tabor.--La tente noire.--Le docteur Blanc et M. Rosenthal faits
prisonniers a Gaffat.--Une autre accusation publique.--La caverne
noire.--Voyage avec l'empereur a Aibankab.--Nous sommes envoyes a
Magdala; arrivee a l'Amba.

CHAPITRE XI.

Notre premiere maison a Magdala.--Le chef a une petite affaire avec
nous.--Impressions d'un Europeen charge de chaines.--L'operation
decrite.--La toilette du prisonnier.--Comment nous vivions.--Defection
de notre premier messager.--Comment nous obtinmes de l'argent et des
lettres.--Un journal a Magdala.--Une saison des pluies dans le Godjo.

CHAPITRE XII.

Description de Magdala.--Climat et provision d'eau.--Les maisons
de l'empereur.--Son harem et ses magasins.--L'eglise.--La
prison.--Gardes et geoliers.--Discipline.--Visite prealable de
Theodoros a Magdala.--Massacre des Gallas.--Caractere et antecedents
de Samuel.--Nos amis Zenab l'astronome et Meshisba le joueur de
luth.--Gardes de jour.--Nous batissons de nouvelles huttes.--Les
serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.--Notre enceinte
est agrandie.

CHAPITRE XIII.

Theodoros ecrit a M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers.
--Ses deux lettres comparees.--Le general Merewether arrive a
Massowah.--Danger d'envoyer des lettres a la cote.--Ras-Engeddah
nous apporte quelques provisions.--Notre jardin.--Resultats pleins
de succes de la vaccine a Magdala.--Encore notre sentinelle de
jour.--Seconde saison des pluies.--Les chefs sont jaloux.--Le ras et
son conseil.--Damash, Hailo, etc., etc.--Vie journaliere pendant la
saison des pluies.--Deux prisonniers tentent de s'echapper.--Le knout
en Abyssinie.--Prophetie d'un homme mourant.


CHAPITRE XIV.

Fin de la seconde saison pluvieuse.--Rarete et cherte des
approvisionnements.--Meshisha et Comfou complotent leur
fuite.--Ils reussissent.--Theodoros est vole.--Damash poursuit les
fugitifs.--Attaque de nuit.--Le cri de guerre des Gallas et le sauve
qui peut.--Les blesses laisses sur le champ de bataille.--Hospitalite
des Gallas.--Lettre de Theodoros a ce sujet.--Malheurs de
Mastiate.--Wakshum Gabra Medhim.--Recit de la vie de Gobaze.--Il
sollicite la cooperation de l'eveque pour s'emparer de Magdala.--Plan
de l'eveque.--Tous les chefs rivaux intriguent pour l'Amba.
--L'influence de M. Rassam exageree.

CHAPITRE XV.

Mort de l'Abouna Salama.--Esquisse de sa vie.--Griefs de Theodoros
contre lui.--Son emprisonnement a Magdala.--Les Wallo-Gallas.--Leurs
moeurs et leurs coutumes.--Menilek parait avec une armee dans le
pays de Galla.--Sa politique.--Avis envoye a lui par M. Rassam.--Il
investit Magdala et fait un feu de joie.--Conduite de la reine.
--Precautions prises par les chefs.--Notre position n'est pas
meilleure.--Les effets de la fumee sur Menilek.--Desappointement suivi
d'une grande joie.--Nous recevons des nouvelles du debarquement des
troupes britanniques.

CHAPITRE XVI.

Conduite de Theodoros pendant notre sejour a Magdala.--Sa conduite
a Begemder.--Une rebellion eclate.--Marche forcee sur
Gondar.--Les eglises sont pillees et brulees.--Cruautes de
Theodoros.--L'insurrection croit en forces.--Les desseins de
l'empereur sur Kourata echouent.--M. Bardel trahit les nouveaux
ouvriers.--Ingratitude de Theodoros envers les gens de Gaffat.--Son
expedition sur Foggera echoue.

CHAPITRE XVII.

Arrivee de M. Flad de l'Angleterre.--Il remet une lettre et un message
de la reine d'Angleterre.--L'episode du telescope.--On prend soin
de nos interets.--Theodoros ne cedera qu'a la force.--Il recrute son
armee.--Ras-Adilou et Zallallou desertent.--L'empereur est repousse
a Belessa par Lij-Abitou et les paysans.--Expedition contre
Metraha.--Ses cruautes dans cette localite.--Le grand _Sebastopol_
est fabrique.--La famine et la peste obligent l'empereur a lever son
camp.--Difficultes de sa marche vers Magdala.--Son arrivee dans le
Dalanta.

CHAPITRE XVIII.

Theodoros dans le voisinage de Magdala.--Nos sentiments a cette
epoque.--Une amnistie accordee au Dalanta.--La garnison de Magdala
rejoint l'empereur.--M. Rosenthal et les autres Europeens sont envoyes
dans la forteresse.--Conversation de Theodoros avec MM. Flad et
Waldmeier sur l'arrivee des troupes.--La lettre de Sir Robert Napier
a Theodoros tombe entre nos mains.--Theodoros ravage le Dalanta.--Il
trompe M. Waldmeier.--On arrive au Bechelo.--Correspondance entre
M. Rassam et Theodoros.--Les fers sont otes a M. Rassam.--Theodoros
arrive a Islamgee.--Sa querelle avec les pretres.--Sa premiere visite
a l'Amba.--Jugement de deux chefs.--Il nomme un nouveau commandant a
la garnison.

CHAPITRE XIX.

Nous sommes comptes par le nouveau gouverneur et obliges de dormir
tous dans la meme hutte.--Seconde visite de Theodoros a l'Amba.--Il
fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons
delivres de nos chaines.--L'operation decrite.--Notre reception
par l'empereur.--On nous envoie visiter le _Sebastopol_ arrive a
Islamgee.--Conversation avec Sa Majeste.--Les prisonniers encore
enchaines sont delivres de leurs fers.--Theodoros ne reussit point a
se voler lui-meme.

CHAPITRE XX.

Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.--Notre reception
par Theodoros.--Il harangue ses troupes et relache quelques-uns
des prisonniers.--Il nous informe de la marche des Anglais.--Le
massacre.--Nous sommes renvoyes a Magdala.--Effets de la bataille de
Fahla.--MM. Prideaux et Flad sont envoyes pour negocier.--Les captifs
relaches.--Ils l'echappent belle.--Leur arrivee au camp britannique.


CONCLUSION.







End of Project Gutenberg's Ma captivite en Abyssinie, by Dr. Henri Blanc

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CAPTIVITE EN ABYSSINIE ***

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